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Philippe Breton

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A l'image
de l'Homme
Du Golem aux créatures virtuelles

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PHILIPPE BRETON

À L'IMAGE
DE L'HOMME
DU GOLEM AUX CRÉA TURES VIRTUELLES

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EDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI'
ISBN 2-02-013416-0

© ÉDITIONS DU SEUIL, NOVEMBRE 1995

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Introduction

Les créatures artificielles peuplent une zone particulière de


notre imaginaire, nourrie de vieilles légendes, d'espoirs et de peurs
ancestrales. Elles sont aussi largement présentes dans notre envi-
ronnement quotidien. Le voudrait-on, qu'il serait difficile d'éviter
tout contact avec le projet d'une« intelligence artificielle » simulant
l'intelligence humaine. Les « autoroutes de données » de demain ne
nous promettent-elles pas aussi des « créatures virtuelles» qui
matérialiseraient nos fantasmes d'une rencontre sans risque avec
des succédanés d'humains appelés à jouer tous les rôles?
Malgré l'allure de modernité dont se parent ces promesses, bien
connues des amateurs de science-fiction, les créatures artificielles
constituent une réalité ancienne, qui a été portée successivement
aussi bien par la mythologie, la religion ou la magie, que par la
littérature et le cinéma, ou encore l'univers des sciences et des
techniques. Y a-t-il un lien, autre qu'apparent, entre toutes ces
créatures, la statue animée dont Pygmalion tombe amoureux, le
golem, figure de glaise qui traverse le Moyen Age et la Renais-
sance, le monstre du or Frankenstein, les robots et autres ordina-
teurs intelligents du xxe siècle ? Le premier objectif de ce livre est
de montrer qu'un tel lien existe et que sa signification joue peut-
être un rôle essentiel dans l'histoire des cultures humaines.
John Cohen publia, en 1968, un livre étrange sur ce sujet, inti-
tulé Les Robots humains dans le mythe et dans la science. Son
essai, consacré « à traquer l'automate », se présentait comme une
contribution« à l'histoire des idées». Pour la première fois peut-

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A l'image de l'Homme

être un auteur traitait sur le même plan des récits relevant de


mythes anciens, de croyances religieuses, de réalisations tech-
niques, jusqu'à l'ordinateur, qui commence à faire parler de lui à
la fin des années soixante.
Les robots de la littérature commençaient, alors, à prendre forme
et l'on parlait de plus en plus de la possibilité de créer en labora-
toire une intelligence artificielle. Herbert Simon, prix Nobel d'éco-
nomie qui s'était récemment converti à ces nouvelles croyances,
n'hésitait pas à parler de l'homme et des machines comme de deux
sous-ensembles d'une même espèce, les dispositifs à traiter de
l'information.
C'est dans ce contexte que John Cohen n'hésita pas à établir un
lien entre tous les récits qui, depuis la nuit des temps, évoquaient
la tentative de certains hommes de créer artificiellement un être
« à l'image de l'homme». Le sujet lui apparaissait toutefois si
vaste, si complexe, qu'il méritait, selon lui, une« encyclopédie».
Le livre qui suit s'inscrit dans cette perspective. Mais l'objectif
n'était pas seulement de confirmer, en l'approfondissant, l'exis-
tence de ce lien par-delà les sciences et les cultures. Il fallait aussi
sortir de l'encyclopédie et aller plus loin dans l'explication. Une
hypothèse simple s'est alors imposée: à travers les créatures,
façonnées justement à l'image de l'homme, on peut discerner les
multiples représentations de l'humain qui ponctuent, en les struc-
turant, les cultures, essentiellement occidentales. Cette hypothèse
n'a pu être formulée qu'au prix du renoncement à une tentation,
celle de porter sur les créatures artificielles un regard qui insiste-
rait sur leur caractère étrange, exotique. Il était tentant en effet de
considérer les statues animées, les golems et les automates comme
autant de fictions aux frontières de l'imagination humaine.
Beaucoup d'auteurs ont travaillé dans ce sens et ont ainsi pu explo-
rer plusieurs dimensions essentielles de l'imaginaire 1•

1. Outre l'ouvrage de John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la
science, Paris, Vrin, 1968, on citera ici Jean-Claude Beaune, L' Automate et ses mobiles,
Paris, Flammarion, 1980; Robert Escarpit, Théorie générale de l'information et de la
communication, Paris, Hachette Université, 1976; Juliette Grange,« L'ange automate»,

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Introduction

Mais, pour ce qui nous concerne, nous avons voulu voir aussi,
dans le thème de la créature artificielle, ce miroir essentiel dans
lequel l'homme est confronté à sa propre image. Ce n'est sans
doute pas un hasard si l'une des premières créatures artificielles,
la statue antique de Galatée devenant femme, attire l'attention sur
cette qualité jugée essentielle en son temps, la beauté. De la même
façon, les ordinateurs modernes tentent de simuler l'intelligence
et la décision. Autres temps, autres mœurs, certes, mais souci
identique de capturer l'humain en l'imitant, de le représenter dans
un dispositif artificiel, façonné, selon l'époque, par le mythe, la
technique, l'art, le roman, la science ...
John Cohen avançait l'hypothèse que les robots humains cor-
respondaient au désir de l'homme de se poser comme un créateur
égal à un Dieu. Cette notation était certes incontournable : créer un
être à son image suppose résolu et surtout reproductible le secret
de la vie, de la beauté, de l'intelligence. Mais un tel projet recèle
moins d'orgueil qu'il n'y paraît. Parce que la créature met en scène
une réplique de l'homme, les questions qu'on peut lui poser
concernent plutôt l'homme lui-même qu'une quelconque divinité,
d'ailleurs rapidement absente du tableau de la création artificielle.
Dans le même temps, on voit bien comment le thème de la créa-
ture se passe fort mal de l'idée selon laquelle elle doit toujours
sa vie et son autonomie à un processus qui lui est extérieur : la
créature artificielle, et l'humain dont elle est l'image relèvent
d'une création qui' fait toujours appel à un « niveau supérieur».
L'intelligence artificielle n'échappera pas à ce paradigme, prou-
vant qu'elle se situe plus dans une continuité que dans une rupture.
On ne se débarrasse pas si facilement de la transcendance, et nous
verrons ici qu'elle resurgit au cœur même des sciences modernes,
réputées pourtant indemnes de toute croyance dans ce domaine.

Culture technique, mars 1982; Abraham Moles,« Le judaïsme et les choses, le golem
une attitude juive par rapport aux choses» in Tentation et action de la conscience juive,
Paris, PUF, 1971 ; Jasia Reichardt, Les Robots arrivent, Paris, Le Chêne, 1978; Uri
Zelbstein, L'Univers des machines, del' électronique des automates et des robots, Paris,
Albert Blanchard, 1986.

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A l'image de l'Homme

Les sciences confirment ainsi à leur façon la très ancienne propo-


sition qui veut que l'humain soit un« créé».
Le premier chapitre du livre est un résumé chronologique du
texte qui raconte l'histoire de ces créatures. Celui-ci se déploie, à
travers les siècles, au sein d'une douzaine de variantes dans les-
quelles le lecteur retrouvera des personnages qui ont pu lui être
familiers à un moment ou à un autre, comme la fameuse créature
du or Frankenstein. Ce chapitre, qui réorganise en un seul récit
des données connues, permet de circonscrire le thème.
Le deuxième chapitre est consacré presque entièrement à révo-
quer l'exotisme du regard. Il y a finalement peu de mystère dans
ces créatures, du moins à ce stade, car elles ont une histoire et une
structure communes qu'il importait de décrire. Les récits, au sens
fort, se répètent. Ils portent tous la marque, c'est l'objet du troi-
sième chapitre, d'une représentation de l'humain qui le définit
comme un être créé. C'est à ce point précis que nous retrouvons
le mystère de l'homme tentant de sortir de lui-même pour se
comprendre, jusqu'à imaginer une créature qui s'organiserait et
échapperait ainsi à son créateur.
Les quatrième et cinquième chapitres approfondissent la ques-
tion de l'origine de l'ordinateur comme créature pensante et donc
son inscription dans une filiation deux fois millénaire. Le projet
d'une intelligence artificielle est traité ici non pas sous l'angle de
l'innovation technologique, mais sous celui de sa continuité avec
une tradition ancienne. Le regard qui est porté sur les techniques
les plus contemporaines de l'informatique est moins consacré à
l'outil qu'au projet qui lui a donné naissance et à sa signification
dans un récit global qui voit de l'humain dans l'artifice.
La signification du projet des pères fondateurs de ce domaine,
Alan Turing, John Von Neumann et Norbert Wiener s'éclaire tout
aussi bien d'une comparaison avec le récit de la Genèse dans
l'Ancien Testament que des critères du choix concret de telle ou
telle technologie pour réaliser le premier ordinateur. Dans tous les
cas il s'agit plus de l'homme et de son cerveau, que d'une simple
machine.
Le dernier chapitre ouvre sur des questions plus vastes, comme
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Introduction

celle des résonances psychologiques d'une telle conception de


l'artifice, ou de la signification du projet contemporain de voir
dans l'homme un « être informationnel » universel. Les créatures
artificielles ont toujours été en correspondance avec les problèmes
les plus aigus du moment. Elles nous parlent aujourd'hui, en
contrepoint, de ce problème crucial qu'est l'émergence du
racisme, définition restrictive de l'humain qui énonce que tous les
hommes ne sont pas des hommes, là où les créatures nous annon-
cent que les frontières de l'humain peuvent être étendues. Une
conclusion, enfin, met en scène les êtres artificiels de demain, les
créatures virtuelles dont on nous dit qu'elles peupleront bientôt
les autoroutes de l'information.
Ce livre, à cheval entre la science et la culture, entre la politique
et la théologie, est sans doute difficile à classer. La recherche d'un
ancrage disciplinaire assuré s'est effacée ici devant l'objet même
de la recherche, aux frontières de l'humain et de l'artificiel. Dans
ce sens, il relève peut-être d'une anthropologie fondamentale, qui
va chercher l'humain à ses limites les plus lointaines.
Cette introduction serait incomplète si elle ne rendait pas hom-
mage à ceux qui ont été associés de près au long travail prépara-
toire qui a conduit à ce livre. Je tiens à souligner la contribution
essentielle de Daniel Lemoine et d'Annie Bousquet, avec qui j'ai
conçu, parallèlement au livre, une exposition et un catalogue sur
le thème des créatures artificielles, ainsi que celle de Bernard
Maitte qui a été la cheville ouvrière de ce projet d'exposition, dans
le cadre du Centre de culture scientifique et technique qu'il dirige
à Lille. Je remercie les étudiants du DEA d'anthropologie des
techniques de Paris-! et du DEA interdisciplinaire sur les sciences
et les techniques de Strasbourg, avec qui j'ai pu discuter active-
ment les principales thèses de ce livre. Annie a relu entièrement le
manuscrit, qui lui doit ainsi beaucoup d'améliorations. Jean-Marc
Lévy-Leblond, dont la présence intellectuelle a toujours été un
soutien pour ceux qui s'aventurent entre science et culture, a per-
mis que ces idées deviennent un livre.
1. Généalogie

Le thème des créatures artificielles construites par l'homme à son


image est porté par un ensemble de récits, empruntant aussi bien
au langage de la littérature, de la religion ou de l'art, qu'à celui des
sciences et des techniques. Un fil conducteur relie ces différentes
strates : il est tissé par différents auteurs, qui se citent les uns les
autres avec une continuité obsédante. Les récits évoquant la fabri-
cation de créatures à l'image de l'homme s'inscrivent donc dans
une généalogie particulière que ce chapitre tente de reconstituer.
Ils s'étendent sur environ deux mille ans, et le corpus qu'ils consti-
tuent est formé d'une douzaine de grands textes qui mettent en
scène des êtres aussi divers que Pygmalion, le golem, les automates
de Jacques de Vaucanson, la créature du or Frankenstein, les
robots de science-fiction ou l'ordinateur.
Pour établir les différentes lignées des créatures, nous partons
ici des plus contemporaines pour remonter petit à petit dans le
temps. Cet « arbre généalogique » est reproduit page suivante. La
méthodologie utilisée est simple : il nous suffit, à quelques excep-
tions près, de suivre les indications données par les auteurs de ces
récits eux-mêmes. Il est rare en effet que ceux-ci ne se situent pas
explicitement par rapport aux créateurs précédents et qu'ils ne les
citent pas abondamment. Le ressort de ces citations est souvent le
même : on évoque le projet précédent de construire une telle créa-
ture, mais on en critique les moyens primitifs et inadaptés. Chaque
époque apporte sa solution « moderne » au problème posé par une
telle construction. La modernité sera ainsi tour à tour assumée

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A l'image del' Homme

par la magie, la mécanique, l'automatique, l'informatique, la bio-


logie. Le projet en lui-même fait preuve à travers le temps d'une
remarquable permanence.

Ordinateurs, robots et animaux artificiels

Les sciences et les technologies les plus modernes constituent le


lieu privilégié où les créatures artificielles trouvent, en quelque
sorte, leur niche écologique actuelle. Les sciences de l'informa-
tique et l'intelligence artificielle constituent un point de départ
idéal pour retracer l'histoire des créatures. La deuxième moitié du
xxe siècle est littéralement peuplée de créatures artificielles.
Celles-ci naissent presque exclusivement à l'intérieur du monde
des sciences et des techniques ou dans l'univers périphérique de la
science-fiction écrite par des scientifiques et conçue comme une
autre manière de vulgariser la science. La créature artificielle qui
se trouve au centre de ce dispositif est le cerveau électronique,
autrement dit l'ordinateur comme intelligence artificielle.

Les créatures virtuelles


L'ordinateur est en effet de plus en plus présent aujourd'hui
sous la forme d'un partenaire, discret, mais susceptible d'établir
des relations sophistiquées avec les humains. Aussi est-il de plus
en plus regardé comme un être à l'image de l'homme, capable de
le remplacer en toute circonstance. Depuis peu, un nouveau récit
s'est installé dans notre imaginaire sur cette base, qui fait de
l'ordinateur le support d'un autre ordre de réalité, dite virtuelle.
L'un de ses traits les plus frappants est qu'il nous promet l'émer-
gence de nouvelles créatures avec lesquelles nous pourrions éta-
blir une continuité de perception et d'action. Les médias se sont
emparés du thème à partir de son aspect le plus spectaculaire,
celui des relations sexuelles que l'homme pourrait établir avec de
telles créatures.
12
Généalogie


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A l'image de l'Homme

Ce thème, connu depuis peu sous le nom de« cybersexe », est


déjà l'objet de multiples spéculations. La présence de ces créa-
tures d'un nouveau genre, virtuelles, interactives et habitant les
autoroutes de données transformerait à terme toute la sexualité
humaine. Arthur C. Clarke, auteur de science-fiction à qui nous
devons le livre 2001, l'odyssée del' espace, soutient à ce sujet que
« le sexe tel que nous le pratiquons aujourd'hui n'existera plus
dans soixante-dix ans » 1• La créature artificielle comme partenaire
sexuel est d'ailleurs un thème très ancien, qui renoue avec celui
des relations entre Pygmalion et la femme artificielle qu'il a créée
sous la forme d'une statue. L'imaginaire des créatures virtuelles
fait appel ici à une synthèse entre les récits de robots à l'image de
l'homme et les réalisations concrètes de l'ordinateur. Il n'est peut-
être pas inutile de rappeler que ce dernier est né lui aussi sous les
auspices du projet de construire un être à l'image de l'homme.

L'ordinateur et le cerveau artificiel


En juin 1945, le mathématicien John Von Neumann décrit
l'architecture logique d'une nouvelle machine, l 'EDV AC, qui sera
la base de l'ordinateur moderne. On peut l'analyser à travers ce
qu'elle est devenue, c'est-à-dire un outil qui sert essentiellement
à la gestion, au calcul, au traitement du texte ou de l'image. Cette
approche rend en partie justice à l'histoire de l'informatique
depuis 1945 2 , mais elle constitue aussi un prisme déformant pour
le regard que l'on peut porter à la fois sur les circonstances pré-
cises de l'invention de l'ordinateur et sur l'investissement imagi-
naire dont cette machine va être d'emblée l'objet.
Machine concrète et fonctionnelle dans le domaine du calcul
digital, l'ordinateur électronique est aussi le support d'une famille
de projets qui ont en commun la volonté de construire un équiva-
lent artificiel du cerveau humain, ou, ce qui revient au même dans
1. Dossier « Cyber-Sex, Wollust mit dem Computer», Der Spiegel, n 2 45,
15 novembre 1993.
2. Philippe Breton, Histoire de l'informatique, Paris, Le Seuil, coll. « Points
Sciences», 1990.

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Généalogie

l'esprit de ses promoteurs, de simuler le fonctionnement de l 'intel-


ligence humaine à l'extérieur du cerveau humain. L'ordinateur,
de ce point de vue, se présente comme une première étape vers un
but autrement plus ambitieux : une réplique artificielle de l'homme
intelligent. C'est dans ce sens qu'il est regardé par ses inventeurs
comme une créature artificielle, au moins autant, sinon plus que
comme une simple machine à calculer.
Outre John Von Neumann, qui travaille à construire l'équivalent
d'un cerveau humain, les deux autres artisans du projet de faire de
l'invention de l'ordinateur une étape décisive dans la venue au
monde d'un tel être sont le mathématicien américain Norbert Wie-
ner (1894-1964), et le mathématicien anglais Alan Turing (1912-
1954). Le premier est l'inventeur de la cybernétique, matrice de
l'informatique et de l'intelligence artificielle; le second est,
depuis sa thèse en 1936, et sans doute bien avant, à la recherche de
deux secrets : le mécanisme de la pensée et les ressorts de la vie.
Pour lui le secret de la vie est codé, et c'est donc sous l'angle du
décodage qu'il faut l'aborder. Selon l'un de ses biographes
actuels, Andrew Hodges, Turing racontait à ses proches que « ce
qu'il voulait par-dessus tout, c'était "construire un cerveau"» 1•
Bien que fonctionnant au sein d'un univers de règles si stricte-
ment déterministes que toute comparaison avec le cerveau humain
s'avère d'emblée hasardeuse, l'ordinateur est immédiatement
investi, à l'extérieur même du cercle de spécialistes qui l'ont vu
naître, d'une potentialité qui en fait pour beaucoup, selon l'ex-
pression de Dominique Dubarle, une « machine à exécuter les
tâches de la pensée», premier pas effectif vers une réplique de
l'intelligence humaine.
Le public français, qui apprend le 28 décembre 19481 'existence
de nouvelles machines, est immédiatement sensibilisé au parallèle
que l'on cherche à établir entre le modèle naturel et ce que l'on
appelle alors les « premiers grands relais du cerveau humain » :

l. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence, Paris, Payot, coll.


« Bibliothèque scientifique», 1988, trad. d'Alan Turing, the enigma, New York, Simon
et Schuster, 1983, p. 247.

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A l'image del' Homme

« Ainsi la machine à calculer électronique se révèle-t-elle éton-


namment apparentée au système nerveux lui-même.( ... ) L'analo-
gie n'est même pas seulement organique, elle est aussi fonction-
nelle et quasi mentale : les machines ont pour ainsi dire comme
leurs réflexes, leurs troubles nerveux, leur logique, leur psychologie
et même leur psychopathologie. Un claquage de circuit se traduit
par un résultat faux, des erreurs dans les circuits de contrôle peu-
vent désorganiser tout le fonctionnement d'un organisme partiel de
calcul, des failles dans le programme peuvent retentir sous forme
d'une véritable folie de la part de la machine, s'emportant alors
dans un travail absurde jusqu'à ce qu'on y remédie 1• »
Quelques années plus tard, en 1957, au moment où naît formel-
lement une nouvelle discipline distincte de l'informatique, l'intel-
ligence artificielle, l'un de ses chercheurs les plus éminents, le prix
Nobel Herbert Simon, n'hésite pas à déclarer« qu'il existe désor-
mais au monde des machines capables de penser, d'apprendre et de
créer. Qui plus est, le champ de leurs possibilités est appelé à s' élar-
gir à une cadence rapide jusqu'au jour où - dans un avenir qui n'est
pas lointain - la gamme des problèmes qu'elles seront à même de
traiter équivaudra à celle que peut appréhender l'esprit humain » 2 •
L'ordinateur s'installe donc, potentiellement, comme une créa-
ture intelligente, susceptible, à court terme, de remplacer l'homme
dans ses fonctions les plus essentielles, et capable d'être dotée, dans
cette perspective, d'une « conscience artificielle». Alan Turing
ira même jusqu'à proposer des critères précis qui permettraient
d'affirmer qu'une machine peut penser.

Les animaux synthétiques


Le projet de construire un « homme artificiel » ou même, sim-
plement, une intelligence artificielle, n'est cependant pas si aisé à
mettre en œuvre. Certains chercheurs se sont orientés vers la mise
1. Dominique Dubarle, « Vers la machine à gouverner», Le Monde, 28 décembre
1948.
2. Cité par Hubert Dreyfus, in Intelligence artificielle, mythes et limites, Paris,
Flammarion, 1984, p. 21 et 22.

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Généalogie

au point d'êtres vivants selon eux plus aisément reproductibles:


tortues, renards ou perroquets. Ce projet n'est pas si éloigné de
son point de départ, car, dans l'esprit de beaucoup, il y a conti-
nuité, non seulement entre le vivant et l'artificiel, mais, à l'inté-
rieur du vivant, entre l'homme et l'animal. Il n'y aurait, entre ces
deux catégories d'êtres, de tous ces points de vue, qu'une diffé-
rence, non de nature, mais de niveau de complexité. La famille
des créatures artificielles se dote ainsi d'animaux domestiques.
Le thème de l'animal artificiel doit être regardé comme l'une
des lignes de recherche qui conduit au projet consistant à transférer
les qualités du vivant humain vers l'artificiel. Les travaux dans ce
domaine tentent de progresser dans deux directions étroitement
solidaires : reproduire le comportement d'un animal, et tout faire
pour que puisse advenir une conscience équivalente à celle du
modèle naturel.
Dès 1946, selon Steve Heims 1, John Von Neumann trouva que
le système nerveux était trop complexe pour être compris immé-
diatement et s'intéressa, parallèlement à ses recherches, aux bacté-
riophages, organismes vivants plus simples. Ce type de projet a
connu son heure de gloire dans les années cinquante, avec la mise
au point de plusieurs modèles de tortues synthétiques. Les
recherches dans cette direction semblent avoir été accompagnées
d'une intense charge émotive au sein de la communauté scienti-
fique concernée 2 • Le créateur le plus fameux d'animaux artificiels
est un chercheur anglais, Grey Walter, qui était alors bien connu
dans les milieux scientifiques, non seulement comme concepteur
des fameuses« tortues cybernétiques», mais également pour ses
travaux sur l'activité électrique du cerveau et ses innovations tech-
niques dans le domaine de l'électroencéphalogramme.
La démarche de Grey Walter était motivée par le désir de lutter
contre le « découragement des physiologistes » devant « l'énorme
complexité du système nerveux», aussi le chercheur de Bristol

1. Steve Heims, John Von Neumann and Norbert Wiener, Cambridge, Mass., The
MIT Press, 1982.
2. Certains arguments développés ici l'ont déjà été dans un article intitulé« L'oubli
de la tortue», Alliage, n°' 7 et 8, « L'animal, l'homme», 1991.

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A l'image del' Homme

proposa-t-il de travailler plutôt sur des modèles de comporte-


ments. Comme John Von Neumann, il est persuadé que c'est
moins le nombre d'unités (du système nerveux) qui compte, que
la richesse de leur interconnexion 1• Là où le cerveau humain
compterait environ, selon les calculs de l'époque des tenants de
l'intelligence artificielle, un millier d' «éléments»,« six éléments
(seulement) suffiraient à fournir une nouvelle expérience chaque
dixième de seconde pendant une longue vie » à un animal artifi-
ciel. Grey Walter se demande même s'il y a« d'autres fonctions
nécessaires à une théorie générale de la pensée » 2• Ces tortues
d'un genre nouveau firent beaucoup parler d'elles. L'information
à leur sujet transite par deux canaux privilégiés : les publications
scientifiques proprement dites - Grey Walter sera par exemple
amené à faire une présentation d'animaux artificiels au colloque
du CNRS de janvier 1951 consacré aux derniers progrès en
matière de ce qui sera plus tard l'informatique 3 - et la littérature
de vulgarisation, relais privilégié vers l'opinion publique.
Pierre de Latil raconte ainsi, au fil d'un livre écrit en 1953, sa
rencontre, dans le « charmant cottage » des Grey Walter à Bristol,
avec ces étranges créatures : « Ce ne sont pas chiens, chats, perro-
quets, canaris ou même tortues de chair et de corne. De métal et de
bobinages électriques, ils ne figurent pas dans la nomenclature lin-
néenne; ils sont de main d'homme; mais l'homme qui les a créés
a baptisé leur genre et leur espèce selon les plus purs canons zoo-
logiques : Machina speculatrix4. » Quoique mues par un disposi-
tif assez simple sur un plan technique, les tortues artificielles n'en
sont pas moins impressionnantes sur le plan de leur comportement
tant elles ont l'air, effectivement, d'avoir une« vie propre». Grey
Walter soutiendra à leur propos avoir réussi à reproduire artifi-
ciellement certains réflexes conditionnés propres aux animaux.
Cette proximité par rapport à la vie est probablement le point

l. Pierre de Latil, La Pensée artificielle, Paris, Gallimard, 1953, p. 420.


2. Ibid., p. 407.
3. Colloque international du CNRS, Les Machines à calculer et la pensée humaine,
Paris, éditions du CNRS, 1953.
4. Pierre de Latil, op. cit., p. 192 et suiv.

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Généalogie

qui bouleverse le plus ceux qui, dans la communauté scientifique,


s'intéressent aux tortues synthétiques. Le but leur a semblé sans
doute bien proche, tellement proche que certains, comme Warren
S. McCulloch, pouvaient sentir, avec un peu de témérité, les
prémisses de la conscience émerger de la carapace polie d'Elsie
ou d'Elmer.
Les années cinquante sont propices à la croyance selon laquelle
la saisie par la science du mécanisme de la vie est proche.
Plusieurs scientifiques de renom s'engagent, à cette époque, dans
la production d'un argumentaire légitimant la création par la
science d'êtres artificiels 1• Loin d'avoir été marginales, les tortues
synthétiques ont constitué une étape importante dans l'existence
d'un projet de créature artificielle.
Ce projet continue d'ailleurs sous cette forme, puisqu'on signale
régulièrement des tentatives renouvelées dans cette voie. Ainsi le
public apprit-il récemment que Rodney Brooks, chercheur au
MIT, s'était attelé à la conception d'un perroquet artificiel, un arti-
ficial pet : « Cet oiseau, composé de circuits intégrés, devrait être
conscient de la présence des gens dans une pièce et essayer
d'attirer l'attention sur lui. ( ... ) Ce perroquet artificiel essaiera
d'imiter les gens, de les suivre, d'avoir ses propres humeurs, bref,
d'avoir une vraie personnalité. Poussant encore plus loin Brooks
le voit également susceptible d'interagir avec des oiseaux réels » 2 •

Les robots de la science-fiction


Les créatures artificielles à l'image de l'homme sont massive-
ment présentes dans la littérature de science-fiction ou d'antici-
pation. La richesse de ce domaine est telle sur la question des
robots, des androïdes ou des cyborgs qu'il est difficile de faire un
choix entre les multiples histoires qui évoquent la création et
l'existence de tels êtres. D'autant que, pour la plupart des auteurs
de science-fiction, la question de la créature artificielle est réglée

1. Voir sur ce point Philippe Breton, La Tribu informatique, Paris, Métailié, 1990.
2. Extrait de l'article de Jin Oshige « Un microrobot dans la tête», Libération,
10 octobre 1990.

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A l'image del' Homme

et son existence considérée le plus souvent comme un acquis sur


lequel il n'y a guère à s'expliquer. Le robot est devenu un tel lieu
commun de ce type de littérature que très souvent c'est bien sa
présence qui permet d'identifier le genre littéraire d'un texte.
L'ordinateur intelligent le plus connu du grand public, compte
tenu de l'adaptation cinématographique dont il a fait l'objet, est
sans doute HAL (initiales décalées dans l'alphabet des trois lettres
IBM), l'un des personnages du film de Stanley Kubrick, 2001,
l'odyssée del' espace.
Cet ordinateur, chargé d'une mission dont il est le seul à
connaître les enjeux, juge que les humains qui l'accompagnent
dans le vaisseau spatial développent un point de vue en conflit
avec cette mission. Il décide alors de les éliminer. L'un des
humains réussit à déconnecter petit à petit les circuits vitaux de
l'ordinateur, fournissant ainsi l'occasion d'une des plus belles
scènes du genre, qui nous introduit au cœur des croyances de
l'intelligence artificielle. La séquence montre en effet l'ordinateur
retournant en enfance et régressant vers les phases les plus signi-
ficatives de l'apprentissage qui l'a rendu intelligent. Le dernier
plan met en scène la machine, désormais inoffensive, chantant
avec une application naïve une comptine enfantine qui était
enfouie dans le lieu le plus archaïque de sa conscience artificielle.
Deux des plus grands auteurs de science-fiction, Isaac Asimov
et Philip K. Dick, voient leur œuvre traversée de part en part par
le thème de la créature artificielle. Là où, dans l'univers noir de
Dick, les robots sont volontiers assassins, Asimov y verra un~
figure positive, pourvu que l'on accepte de fixer des règles du jeu
claires aux relations entre les hommes et leurs sosies artificiels. Il
inventera pour cela les« trois lois de la robotique», qui balisent un
territoire bien déterminé pour l'action des créatures. Le travail
d'Asimov s'inscrit moins dans le contexte de la littérature propre-
ment dite que dans une tentative plus militante de faire partager au
monde une certaine forme d'optimisme technologique 1•

1. Voir à ce sujet Jacques Goimard, « L'aventure intellectuelle de la science-fiction


classique», Quaderni, n2 5, 1988.

20
Généalogie

L'inscription dans une tradition ancienne


Même s'ils ne se situent pas formellement au même niveau de
récit, ces trois thèmes (l'ordinateur, les animaux artificiels et les
robots de science-fiction) sont liés par un courant de pensée dont
chacun des auteurs cités est proche, la cybernétique, créée par
Norbert Wiener, entre 1942 et 1948. Le nom cybernétique servira
d'ailleurs de signifiant pour les projets actuels de créatures
virtuelles (cyberspace, cybersexe, etc.). Wiener, qui a été profes-
seur au MIT toute sa carrière, est bien, comme nous le verrons, le
metteur en scène de toutes ces tentatives et, en même temps, celui
qui leur donne tout leur sens. Wiener situe le projet de créer un être
artificiel, au moins autant par rapport à la nouveauté scientifique
et technique que constituent les nouvelles machines, qu'en fonc-
tion de la tradition des créateurs dans ce domaine. Isaac Asimov,
de son côté, cite l'influence qu'a eue sur lui la pièce de l'intellec-
tuel tchèque Karel Capek, Rossum Universal Robots, jouée dans
les années vingt et le roman de Mary Shelley, La Créature du
D' Frankenstein, écrit au XIXe siècle sur un sujet similaire. Face à
ces présentations négatives du thème de la créature artificielle,
Asimov éprouve le besoin de lutter « contre cette interprétation
purement faustienne de la science » 1•
Norbert Wiener, quant à lui, situe son travail dans la lignée des
créateurs du golem, qui constitue une des figures les plus
anciennes et les plus permanentes de créature artificielle. Le plus
étrange dans cette affaire est l'affirmation du mathématicien selon
laquelle l'un de ses ancêtres directs, par le biais de la branche espa-
gnole de sa famille, ne serait autre que le rabbin Loew. Or, le nom
de ce dernier est attaché à la légende de la création d'un golem à
Prague au XVIe siècle. Wiener est également hanté par le thème du
pygmalionisme, c'est-à-dire de l'emprise que tout créateur exerce
sur sa créature.

1. Isaac Asimov, Le Grand Livre des robots, Paris, Presses de la Cité, coll.
« Omnibus », 1990, p. 936.

21
A l'image del' Homme

Les robots de fiction au début du xxe siècle

La naissance de l'ordinateur, dans les années quarante, inter-


vient dans un climat intellectuel marqué par cet idéal de créatures
faites de la main de l'homme et qui, parfois, se substituent à lui.
Les deux grands récits dans ce domaine font référence l'un au
robot industriel et à la problématique du machinisme, l'autre à un
faisceau de légendes anciennes à propos d'une créature de glaise
à l'image de l'homme.

Un golem équivoque
La légende du golem, à laquelle Norbert Wiener fait référence,
est très présente dans les deux premières décennies du xxe siècle.
Le thème est à l'origine d' œuvres dont les significations sont très
diverses. L'histoire est celle de la création, par un rabbin, d'une
créature de glaise animée, à l'image de l'homme. L'une des
variantes de cette histoire va être très largement connue par l'inter-
médiaire d'un livre qui, pourtant, en parle assez peu en tant que
tel : Le Golem de Gustav Meyrink, paru en 1915 1• Il est d'ailleurs
tout à fait paradoxal que ce livre ait pu constituer la culture de base
sur le golem d'une partie du public,jusqu'à aujourd'hui, alors qu'il
ne donne que peu d'indications sur la légende proprement dite et
qu'il est la source d'un certain nombre de déformations ambiguës.
Gustav Meyrink reprend à son compte l'une des histoires qui
auraient, semble-t-il, circulé à Prague depuis la Renaissance sur le
golem, et qui en font une créature redoutée, revenant « tous les
trente-trois ans » hanter la ville sur les lieux mêmes de l'ancien
ghetto de Prague. Cette histoire n'a que peu à voir avec les diffé-
rentes versions des légendes juives originelles (comme l'indique
d'ailleurs, entre autres notations, le chiffre trente-trois, qui fait
référence à l'âge du Christ à sa mort). Les appréciations sur cet

1. Gustav Meyrink, Le Golem, Paris, Marabout, 1969.

22
Généalogie

ouvrage doivent tenir compte aussi du fait qu'il est perçu par cer-
tains spécialistes, notamment André Neher, comme profondément
antisémite. A ses yeux, le livre représente en effet « l'une des
armes les plus sournoises, et partant, les plus dangereuses de
l'arsenal antisémite de l'époque pré-nazie en Allemagne 1 ». Il
aurait inspiré plusieurs films de propagande nazie dont Le Juif
Süss. Il est vrai que la présentation du golem comme « monstre
juif» ou « monstre créé par les juifs » est assez peu ambiguë.
La vague des films expressionnistes des années vingt qui
s'inspireront du thème feront du golem un être échappant à son
créateur alors que cette problématique n'est jamais centrale dans
les légendes d'origine 2 • Le thème est passé ici par le XIXe siècle qui
fait souvent de la créature artificielle un monstre.
Dans un tout autre registre, Chaïm Bloch publie, en 1928, un
recueil d'histoires intitulé Le Golem, présenté comme la retrans-
cription d'un manuscrit daté de 1583 et qui aurait été rédigé par
Isaac Cohen, le gendre du Maharal de Prague (le rabbin Loew) 3 •
L'authenticité du manuscrit a été largement contestée depuis. Il
s'agirait, d'après Gershom Scholem, d'un faux créé en 1880 4 • Ce
qui est en cause ici n'est pas l'existence d'une légende autour du
golem - celle-ci est attestée dans des textes très anciens -, mais le
lien spécifique qui aurait existé entre un personnage historique, le
rabbin Loew, qui a sa tombe au vieux cimetière juif de Prague, et
le thème légendaire du golem. Quoi qu'il en soit, la légende du
golem de Prague exerça, dans les années vingt, une certaine
attraction et il ne manqua pas de curieux pour tenter de retrouver,
tantôt les restes du golem dans le grenier de la synagogue
Altneuschul de Prague, tantôt sa propre tombe. Celle du Maharal,

1. André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, Paris, PUF, 1987,
p. 127.
2. Der Golem (Paul Wegener et Henrik Galeen, 1914), Der Golem und die Tanzerin
(Paul Wegener, Allemagne, 1917), Der Golem (Paul Wegener et Carl Boese, Allemagne,
1920), Le Golem (Julien Duvivier, France, 1936).
3. Chaim Bloch, Le Golem, Strasbourg, Heitz, 1928.
4. Cité par André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, op. cit.,
p. 129.

23
A l'image de l'Homme

en tout cas, est encore, à l'heure actuelle, l'objet d'un grand inté-
rêt et de multiples actes de dévotion, dont certains sont peut-être
encore reliés au golem 1•
Le thème du golem constitue encore de nos jours une source
littéraire fertile si l'on en juge le livre écrit en 1984 par Isaac
Bashevis Singer, Le Golem, qui reprend, à destination des enfants,
l'histoire de la créature artificielle qui aide les juifs de Prague à
sortir des difficultés dans lesquelles les plongent les tensions
sociales et politiques de la Renaissance en Europe centrale 2 •

Les robots de RUR


Dans les années vingt, à l'époque où Chaïm Bloch remet la
légende du golem sur ses rails, par rapport aux interprétations dont
elle avait été l'objet, c'est un autre Praguois, l 'écrivain Karel
Capek (1890-1938), qui invente le mot « robot » pour désigner ce
qu'il appelle lui-même, sans doute pour le distinguer d'un simple
automate, « un être artificiel - au sens biologique et chimique, et
non pas au sens mécanique » 3 • Le mot «robot», d'après John
Cohen, serait étymologiquement apparenté au vieux gothique
arbaiths qui signifiait tout à la fois « travail, peine, chagrin,
détresse » 4 • Quoi qu'il en soit, le mot connaît depuis une certaine
fortune.
Karel Capek décrit, dans une pièce de théâtre qui sera jouée au
Garrick Theatre de New York, le 9 octobre 1922, la conquête du
monde par des robots construits sur le modèle de l'homme. La
pièce, intitulée RUR, est située dans un pays industriel indéter-
miné, sur une île lointaine dominée par l'usine Rossum Universal
Robots. Le thème est classique : un grand savant physiologiste,

1. Philippe Breton, « A la source du golem », Prague, voyage privé, Museart, hors-


série, 1994.
2. Singer Isaac Bashevis, L 'Histoire du golem, Paris, Stock, 1984.
3. Karel Capek « La signification de RUR », Saturday Review, 21 juillet 1923, cité
dans son intégralité in William E. Harkins, Karel Capek, New York et Londres,
Columbia University Press, 1962.
4. John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit., p. 9.

24
Généalogie

Rossum, essaie de trouver un composé chimique qui imiterait le


protoplasme. Il découvre une extraordinaire substance reproduisant
parfaitement les réactions de la matière vivante, bien que sa com-
position soit différente. D'abord, il crée un chien artificiel, mais
cette expérience s'avère peu concluante, puis il s'attaque à la
conception d'êtres humains artificiels.
Rossum réussit à créer des robots de taille normale et à l'aspect
étonnamment humain, mais chez qui le savant va supprimer toutes
les activités qui ne semblent pas indispensables pour un travailleur
artificiel, telles que jouer du violon, faire une promenade, se sentir
heureux ou même avoir une enfance.
Les robots sont alors fabriqués industriellement en plusieurs
versions de complexités différentes. Dotés d'une espérance de vie
de vingt ans, ils sont vendus par milliers pour travailler la terre et
servir d'ouvriers dans les usines du monde entier. Mais les robots
finissent pas se soulever et exterminer leurs maîtres. La race des
êtres humains disparaît pour être remplacée par celle des robots,
qui tendent alors à devenir comme des humains. La pièce de Karel
Capek n'est pas la seule histoire de ce genre, qui sert à avertir le
lecteur de catastrophes imminentes. Selon Jasia Reichardt, Capek
se serait inspiré en partie d'une autre pièce, A Ticket to Tranaï, de
Robert Sheckley, écrite vingt-cinq ans avant RUR 1•
Le thème du robot est également présent, dans les années vingt,
dans une œuvre cinématographique encore diffusée aujourd'hui,
Metropolis, qui met en scène une « femme artificielle», Maria.
Celle-ci n'est rien d'autre qu'un robot créé grâce à l'électricité.
Le thème de Maria emprunte à la créature du D' Frankenstein et
aux récits du même type qui parcourent le x1XCsiècle. Il est décliné
ici dans le contexte d'une culture industrielle.
Nous sommes donc appelés à suivre, au-delà des ruptures litté-
raires et des révolutions techniques, un fil conducteur qui nous fait
passer, à travers le temps, des créatures virtuelles, de l'ordinateur
et des robots, vers des récits plus anciens. Norbert Wiener, Isaac
Asimov, Karel Capek, comme d'autres, évoquent Mary Shelley,

1. Jasia Reichardt, Les Robots arrivent, op. cit., p. 36 et suivantes.

25
A l'image del' Homme

Pygmalion, ou encore les automates du xvrnesiècle. En suivant un


tel fil, nous remontons une tradition deux fois millénaire qui, par-
delà ses modalités concrètes de réalisation, ou même des diffé-
rentes significations qu'elle a pu prendre à travers l'histoire, nous
indique la voie d'un seul et même projet.

Un XIXe siècle prolixe

La nouveauté du thème des robots n'est effectivement qu'appa-


rente. Son inspiration emprunte largement à plusieurs créatures
techniques que la littérature du x1xesiècle a généreusement pro-
duites. Le monstre célèbre du D' Frankenstein côtoie en effet bien
d'autres récits du même type, comme celui d'Olympia, héroïne
mécanique de L'Homme au sable d'Emst Hoffmann, ou celui de
L' Ève future 1, roman beaucoup plus largement méconnu et qui
met en scène le récit complexe de la création d'une femme artifi-
cielle grâce aux ressources conjuguées de la technique et des
forces surnaturelles. A côté de ces créatures présentées comme
néfastes ou monstrueuses, on trouvera cependant, même si très
souvent on hésite à les rapprocher des premières, quelques figures
positives, par exemple celle de Pinocchio, véritable créature façon-
née par la main de l'homme et dotée d'une vie propre.
John Cohen remarque la présence, chez les écrivains de cette
période, d'un élément« qui permet l'interprétation du contenu de
l'imagination: celle-ci cherche et trouve le dépaysement dans la
relation érotique avec un automate » 2 • Beaucoup de golems décrits
par des auteurs romantiques sont d'ailleurs des femmes, comme
celui d'Heinrich Heine qui le décrit ainsi:« Un golem, c'est une
figure d'argile qui a l'apparence d'une belle femme et qui se com-
porte comme telle. Sur son front, caché sous ses boucles brunes,

1. Auguste Villiers de l'Isle-Adam, L'Ève future, Œuvres complètes, Paris,


Gallimard, 1986.
2. John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit., p. 63.

26
Généalogie

elle porte, écrit en caractères hébraïques, le mot « vérité » et, si on


l'efface, la figure tombe sans vie, comme une vaine poussière. » 1

L'Èvefuture
Le livre d' Auguste Villiers de l'Isle-Adam, publié en 1886 après
une longue maturation, est probablement l'ouvrage le plus complet
et le plus représentatif de l'ensemble des discussions que soulève
la création d'un sosie artificiel de l'homme. Il constitue de ce point
de vue une formidable synthèse du thème, du moins jusqu'aux pro-
fondes transformations que celui-ci subira au milieu du xx" siècle.
Selon Robert de Pontavice, Auguste Villiers de l'Isle-Adam
aurait conçu l'idée de son livre après avoir entendu raconter l'his-
toire réelle d'un jeune homme qui se serait suicidé à la suite d'un
amour déçu et que l'on aurait retrouvé mort à côté d'un mannequin
de cire représentant sa bien-aimée 2. Villiers de l'Isle-Adam aurait
alors été témoin de la réaction d'un ingénieur exprimant en public
son regret que le jeune homme ne se soit pas adressé à lui car il
aurait pu le guérir« en mettant dans sa poupée la vie, l'âme, le
mouvement et l'amour ».
De fait, l'histoire de L'Ève future commence par la mise en
scène du désir de suicide d'un jeune lord anglais, amoureux d'une
femme, miss Alicia Clary, extrêmement belle, mais à l'âme infi-
niment vulgaire. Pour résoudre ce paradoxe, le personnage de
l'ingénieur, appelé volontairement Edison, en référence au grand
inventeur, annonce pouvoir reproduire, sur le modèle de l'ingé-
nue, une créature « mue pour la première fois par ce surprenant
agent vital que nous appelons l 'Électricité, qui lui donne, comme
vous le voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l'illusion
de la vie » 3• Cette « andréïde » (le terme est d 'Auguste Villiers de

1. Heinrich Heine, Die Romantische Schule, 3° édition, cité par Chaïm Bloch in
Le Golem, op. cit., p. 11.
2. Robert de Pontavice, Villiers del' Isle-Adam, p. 168-171, cité dans Auguste Villiers
de l'Isle-Adam, L' Ève future, op. cit., p. 1460.
3. Auguste Villiers de l'Isle-Adam, L'Èvefuture, op. cit., p. 832.

27
A l'image del' Homme

l'Isle-Adam) s'appellera miss Hadaly Habal (hadaly signifiant,


d'après Villiers de l'Isle-Adam, «idéal» en iranien et habal
« illusion» en hébreu).
Le thème central de l'histoire, on le voit, n'est pas original. Le
corps du texte fournit de lui-même plusieurs références à des récits
similaires, notamment L'Homme au sable d'Emst Hoffmann. On
y trouve également une allusion à « la statue attendant le
Pygmalion créateur» 1• Auguste Villiers de l'Isle-Adam fait même
tenir à son héros, Edison, un discours enflammé qui situe sa créa-
ture dans une filiation familière : « Vous rappelez-vous, mon cher
lord, ces mécaniciens d'autrefois qui ont essayé de forger des
simulacres humains? Les infortunés, faute de moyens d'exécu-
tion suffisants, n'ont produit que des monstres dérisoires. Albert
le Grand, Jacques de Vaucanson, Johann Maelzel, Homer, etc.,
furent, à peine, des fabricants d'épouvantails pour les oiseaux.
Leurs automates sont dignes de figurer dans les plus hideux salons
de cire, à titre d'objets de dégoût d'où ne sort qu'une forte odeur
de bois, d'huile rance et de gutta-percha.( ... ) Rappelez-vous cet
ensemble de mouvements saccadés et baroques, pareils à ceux des
poupées de Nuremberg ! - cette absurdité des lignes et du teint !
Ces airs de devantures de perruquiers ! ce bruit de la clé du méca-
nisme! » 2 • Cette référence aux créateurs passés tisse bien la conti-
nuité essentielle dont l'auteur témoigne ici avec une conscience
aiguë. Il ne leur fait au fond que le procès des moyens utilisés, non
celui de l'intention et de la finalité.

Olympia
Le thème de l'automate et de sa transformation possible en véri-
table créature artificielle douée de vie est très présent déjà dans la
littérature romantique du XIXe siècle. L'histoire la plus embléma-
tique de ce point de vue est sans doute celle racontée par Ernst
Hoffmann dans L'Homme au sable. Ce texte, paru en 1816,

1. Auguste Villiers de l'Isle-Adam, L'Èvefuture, op. cit., p. 936.


2. Ibid., p. 832-833.

28
Généalogie

concentre toutes les craintes d'une époque envers les répliques


mécaniques del 'homme. Comme le dit Geneviève Bianquis : « Le
problème de l'automate, dont Vaucanson avait donné dans son
joueur de flûte une si élégante solution, semble avoir hanté les
hommes de l'époque [le XIXe siècle] qui se défendaient mal de voir
dans cette sorte d'hommes mécaniques un empiètement satanique
sur les droits du créateur » 1•
L'histoire du jeune Nathanaël, héros malheureux de la nouvelle,
est en effet - entre autres thèmes, car le conte est très riche - celle
d'un amour pour une femme artificielle, Olympia. Ce sentiment
l'éloigne de sa fiancée, qui représente le monde réel, et lui fait
perdre toute raison. Le créateur d' Olympia, Coppola, est une sorte
de Méphistophélès qui avait déjà entraîné le père de Nathanaël
dans des recherches en vue de créer une vie artificielle, provo-
quant ainsi sa mort dans une« explosion de laboratoire».
La créature que Coppola a finalement réussi à mettre au point est
un automate qui a l'apparence d'une femme très belle, à laquelle
le jeune étudiant finira par accorder toutes sortes de qualités, alors
même que ses amis ont tendance à ne voir en elle que son côté
mécanique : « Nous l'avons trouvée - ne te fâche pas, mon cher -
extraordinairement raide et sans âme. Elle est bien faite, elle a le
visage régulier, c'est vrai. Elle pourrait passer pour belle si son
regard n'était privé de toute flamme, de toute acuité visuelle, si je
peux m'exprimer ainsi. Sa démarche est légèrement compassée,
chacun de ses mouvements semble produit par un mécanisme
d'horlogerie. Son jeu, son chant ont le rythme odieusement régu-
lier et sans âme d'une boîte à musique, et sa façon de danser est
toute pareille( ... ); nous avons l'impression qu'elle fait seulement
semblant d'être une créature vivante et qu'il y a quelque chose de
louche dans son cas 2 • »
Mais Nathanaël ne veut rien savoir de ce doute qui s'est intro-
duit dans la société où Olympia évolue. Il lui trouve bien la main

l. Geneviève Bianquis, «avant-propos» à l'édition bilingue de Ernst Hoffmann,


Contes, Paris, Aubier-Flammarion, 1968.
2. Ernst Hoffmann, Contes, op. cit., p. 102-103.

29
A l'image del' Homme

« froide comme de la glace», mais, par une sorte d'inversion de la


perception, il s'enthousiasme que cette main se réchauffe, que
« les artères se mettent à battre et (que) le torrent du sang passe
plus chaud» dès lors qu'il prend cette main dans la sienne.
La créature n'existe donc dans l'histoire qu'à travers l'illusion
donnée à toute la société dans laquelle elle est plongée d'être une
vraie femme. Il n'en reste pas moins qu'elle est bien créature arti-
ficielle, conçue en laboratoire à l'image de la femme naturelle,
dont elle réussit à prendre la place. Dans son analyse des sources
auxquelles Ernst Hoffmann a fait appel pour écrire son conte,
Geneviève Bianquis 1 le situe au cœur d'autres récits, notamment
de Jean Paul et de Goethe.

Le docteur et sa créature
L'année même de la publication de L'Homme au sable, est écrit
un autre récit qui va connaître un succès sans précédent. L'histoire
du or Frankenstein et de sa création a été inventée par Mary
Shelley (1797-1851), la femme du grand poète anglais 2. Celui-ci
aurait, semble-t-il, contribué à sa conception, en même temps que
Byron. Selon Jean-Jacques Lecercle, le conte est conçu en 1816,
alors que Mary Shelley n'a que dix-neuf ans 3 •
L'histoire est celle d'un jeune étudiant en médecine, obsédé par
le désir de trouver le « secret de la vie » et qui met un jour en chan-
tier, avec succès, la création d'un être vivant artificiel. La créature
du or Frankenstein va profondément influencer les créatures arti-
ficielles ultérieures. Le mythe de Frankenstein est même devenu
une sorte de lieu commun de la pensée moderne qui sert à désigner
le fait que la science peut aussi produire des monstres et en perdre
le contrôle. La force de ce lieu commun est telle, nous l'avons dit,
qu'il a fait oublier la signification première du conte.

l. Geneviève Bianquis, «avant-propos» à l'édition bilingue de Ernst Hoffmann,


Contes, op. cit., p. 19.
2. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée des temps modernes, Paris, Albin
Michel, 1984 (trad. de 1821).
3. Jean-Jacques Lecercle, Frankenstein : mythe et philosophie, Paris, PUF, 1988.

30
Généalogie

L'histoire de Frankenstein et de sa créature a été déformée, par


vagues successives, au fur et à mesure que le thème inspirait le
cinéma. On ne retient, au bout du compte, de ce récit originel pour-
tant subtil et complexe, que le lieu commun du savant fou créant
un monstre meurtrier qui s'attaque en particulier à de jeunes
enfants. Il suffira de savoir que, dans le conte original, la créature
est née bonne et qu'elle est abandonnée par son créateur, pour
mesurer toute la distance que les déformations ultérieures ont
introduite. La dernière version, réalisée par Kenneth Branagh,
n'échappe pas, malgré sa rigueur, à cette tendance. De plus le
public fait souvent la confusion entre le nom de la créature (qui n'en
a justement pas) et le nom de son créateur, Victor Frankenstein.

Une créature artisanale


A peu près à la même période, mais dans un tout autre contexte,
une créature originale fait son apparition au sein d'une œuvre de
fiction populaire qui sera appelée à connaître elle aussi un
immense succès : l'histoire de Pinocchio. Curieusement pris au
piège des apparences, beaucoup d'auteurs qui traitent du thème
des créatures artificielles font l'impasse sur ce personnage que l'on
se représente habituellement, et assez improprement, comme une
marionnette. Pourtant, il offre bien toutes les caractéristiques
d'une créature artificielle, bien distincte d'un simple pantin que
l'on agiterait à sa guise.
L'histoire est celle d'un menuisier qui rêve de fabriquer de ses
propres mains un compagnon avec qui il ferait « le tour du
monde » et qui l'aiderait à gagner sa vie. Le menuisier hérite, d'un
autre confrère qui ne sait quoi en faire, d'un morceau de bois qui
a des caractéristiques bien singulières. Cette büche parlante est
dotée d'une vie propre: « Tandis qu'il le rabotait de haut en bas
(pour lui retirer son écorce) il entendit la petite voix qui lui disait
en riant: "Arrête! eh, tu me fais des chatouilles." 1• »

l. Carlo Collodi, Les Aventures de Pinocchio, Paris, Gallimard, 1985.

31
A l'image del' Homme

Pinocchio va ensuite être fabriqué à l'image d'un petit garçon,


avec, comme seule différence notable, à part qu'il est en bois, son
fameux nez, qui s'allonge sous l'effet du mensonge et qui semble
« fait exprès pour être attrapé par les carabiniers». Pinocchio,
enfant sans mère, prend rapidement son autonomie et échappe à
son créateur. Une lecture attentive de l'histoire montre bien
qu'avant même de devenir un être sculpté à l'image de l'homme,
le morceau de bois dont il est issu témoignait déjà d'une volonté
propre. Les notations ne manquent pas dans ce sens, dès les pre-
mières lignes du texte. Non seulement cette matière animée parle
et se plaint, mais en plus elle donne des coups et sème la zizanie
entre les personnages.
Pinocchio, une des rares créatures artificielles du XIXe siècle qui
ne soit pas représentée sous des traits négatifs, a donc un statut
d'exception. Cette raison explique sans doute en partie le fait que
le pantin de bois ait rarement été perçu comme appartenant à la
même famille que la créature du or Frankenstein ou des robots
menaçants qui suivront.

L'homme artificiel des mécaniciens des Lumières

Comme on le voit d'après les notations des auteurs du XIXe siècle,


ceux-ci s'inscrivent dans une tradition de réflexion ancienne sur
le thème de la créature artificielle. C'est dans cette perspective
que les mécaniciens des Lumières sont très souvent cités, notam-
ment Jacques de Vaucanson (1709-1782) qui tente, dès 1730, la
réalisation d' « anatomies mouvantes» reproduisant les princi-
pales fonctions de la vie : respiration, digestion, circulation. Le
xvmesiècle est incontestablement le grand siècle de l'automate. Le
désir de créer un homme artificiel s'y incarne clairement au sein
du monde des réalisations techniques, et, en particulier, de la
mécanique, qui est alors en pleine expansion. Ce projet est perçu
comme étant, grâce à ces nouvelles technologies, sur le point de
se réaliser.

32
Généalogie

A cette époque, Pierre Jaquet-Droz et son fils Henri réalisent


des automates célèbres, comme }'écrivain, le dessinateur ou la
musicienne. L'exemple de l'automate écrivain montre bien,
comme le remarquent Alfred Chapuis et Edmond Droz, comment
la réalisation technique la plus sophistiquée rejoint la ligne, elle
aussi technique, de l'évocation d'une créature artificielle:« Pierre
Jaquet-Droz, après une minutieuse et savante étude de la question,
réussit à créer l'androïde écrivain le plus perfectionné qui fût. Ce
joli bambin, en bois sculpté, haut de soixante-dix centimètres, a
une mine très éveillée et donne une curieuse impression de vie
( ... ). La tête est mobile ainsi que les yeux qu'il peut tourner dans
tous les sens. Au déclenchement, l'enfant trempe sa plume dans
l'encrier placé à sa droite, la secoue deux fois, puis pose sa main
au haut de la page et s'arrête. Une nouvelle pression sur un levier
met alors l'androïde en mouvement et il commence à écrire. Il
forme ses lettres soigneusement, observant les pleins et les déliés.
(Remarquons que c'est le seul automate écrivain possédant cette
particularité.) Il respecte aussi les espaces et change de ligne au
moment voulu. Après la dernière lettre du texte, le laborieux éco-
lier met un point final, puis s'arrête » 1•
A la fin du siècle, des tentatives importantes concernent la
reproduction de la voix humaine : l'abbé Mical met au point ses
fameuses « têtes parlantes » et le baron Von Kempelen fabrique sa
« machine à parler». Dans ce contexte, Jacques de Vaucanson, qui
est à la fois un mécanicien hors pair et un organisateur renommé,
réalise trois automates anthropomorphes, le joueur de flûte, le
joueur de tambourin et de galoubet, et un automate zoomorphe, le
canard. De Vaucanson est, selon Bruno Jacomy, porteur d'un
« grand projet», celui de construire un« homme artificiel » 2 , dont
on voit bien qu'il s'inscrit pour lui dans la continuité de ses
autres réalisations.

1. Alfred Chapuis et Edmond Droz, Les Automates.figures artificielles d'hommes et


d'animaux, Neuchâtel, Le Griffon, 1949, p. 301-302.
2. Bruno Jacomy, Une histoire des techniques, Le Seuil, coll. « Points Sciences»,
1990, p. 240.

33
A l'image del' Homme

Fontenelle, secrétaire perpétuel de l'Académie royale des


sciences, signe, le 3 mai 1738, un certificat qui rend compte, en
l'approuvant, d'une extraordinaire invention présentée dans un
mémoire intitulé: Le mécanisme duflûteur automate. L'académi-
cien situe ainsi d'emblée cette étrange invention comme une « sta-
tue de bois » qui imite certaines fonctions humaines. Il établit de
ce fait une filiation qui situe plus l'automate par rapport à la tradi-
tion des statues animées qu'à celle des automatismes classiques. Ce
certificat, inscrit sur les registres de l'Académie, la décrit en ces
termes : « L'Académie ayant entendu la lecture d'un Mémoire de
M. de Vaucanson, contenant la description d'une Statue de bois,
copiée sur le Faune en marbre de Coysevaux, qui joue de la flûte
traversière, sur laquelle elle exécute douze airs différents, avec une
précision qui a mérité l'admiration du public, & dont une grande
partie de l'Académie a été témoin ; elle a jugé que cette machine
était extrêmement ingénieuse ( ... ) en imitant par art tout ce que
l'homme est obligé de faire » 1• L'imitation fonctionne d'ailleurs
dans les deux sens puisque, d'après Fred Dijs, la bourgeoisie
parisienne d'alors, « impressionnée par les automates danseurs,
commençait à trouver chic de danser comme des poupées 2 • »
Ces différents automates relèvent de significations multiples et
peuvent être interprétés aussi bien comme des réalisations rele-
vant de la mécanique que comme des amusements de salon dans
un siècle qui en raffole et qui multiplie les « cabinets de phy-
sique». On peut également les considérer comme autant d'étapes
vers la réalisation d'un être artificiel à l'image de l'homme.
Jacques de Vaucanson essaiera d'aller plus loin dans cette voie en
concevant un animal artificiel, le fameux «canard», à propos
duquel le mécanicien soutiendra qu'il a réussi à reproduire le
mécanisme de la digestion, proche donc de celui de la vie.
L'animal ingérait en effet des grains et déféquait quelque temps
après. Ce canard, dont la trace se perd au milieu du XIXe siècle,
l. Jacques de Vaucanson, Le Mécanisme du flûteur automate, bibliothèque du
CNAM, éditions des Archives contemporaines, 1985, orthographe d'époque.
2. Fred Dijs (sous la direction de), Natuurwetenschap in het Theater, Amsterdam,
Van Gennep, 1987, p. 17.

34
Généalogie

imitait aussi certains mouvements du modèle naturel, en parti-


culier le battement des ailes qui était, selon les témoignages
d'époque, reproduit de façon saisissante.
Le xvme siècle est bien le siècle d'or des automates, mais il
hérite cependant dans ce domaine d'une tradition plus ancienne.
Selon John Cohen, René Descartes avait imaginé, et construit, une
femme automate, du nom de Francine 1• Le père Athanase Kircher
(1601-1680) avait lui aussi réalisé une tête automate qui émettait
des sons. Hans Slottheim et Achille Langenbuscher, horlogers à
Augsbourg, fabriquaient des instruments de musique automa-
tiques. Les premiers automates construits à l'image de l'homme
dateraient du xmesiècle. On cite un homme artificiel, construit
par Albert le Grand, fait de métal, bois, cire et cuir, ainsi qu'un
homme de fer, sorte de robot fabriqué par Roger Bacon et qui lui
aurait valu d'être accusé de pratiquer la magie.
Léonard de Vinci, à travers ses découvertes techniques, s'inté-
ressa également au mouvement de la vie. Il fabriqua un lion animé
particulièrement saisissant de vérité (1499). Ces réalisations s'ins-
crivent dans la mode des jeux d'eau avec automates, oiseaux chan-
teurs dans les jardins princiers et les cours, comme cette femme
jouant de l'orgue dans les grottes de Saint-Germain (XVIe siècle).

Le golem au cœur de la Renaissance

Mais la forme de l'automate n'est pas la seule à travers lequel fut


imaginée, à cette époque, la création d'un homme artificiel. En fait,
la magie et certaines pratiques religieuses avaient auparavant fourni
le ressort concret d'une telle création. Vers 1625, par exemple, se
répand en Allemagne l'histoire de Salomon Ibn Gabirol qui aurait
créé une femme artificielle pour le servir. Plusieurs récits font état
de la création d'un être artificiel, un golem, par des rabbins.
Ces légendes semblent concerner essentiellement le judaïsme
d'Allemagne, de Pologne ou de Tchécoslovaquie. Les juifs séfa-

l. John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit., p. 72.

35
A l'image del' Homme

rades n'ont apparemment pas repris ce thème à leur compte.


Plusieurs sources attestent la présence de l'histoire du golem dans
les milieux populaires du judaïsme et, bien au-delà, dans les
milieux chrétiens. Christophe Arnold évoque, en 1674, l'une des
premières versions du golem comme créature au service de
l'homme : « Ils fabriquent, après certaines prières et quelques jours
de jeûne, la forme d'un homme en glaise et lorsqu'ils prononcent
au-dessus de lui le schem hamephorasch, la figure s'anime et,
quoiqu'elle ne sache pas parler, elle comprend pourtant ce qu'on
lui dit et lui commande et elle fait toutes sortes de travaux à la
maison chez les juifs polonais ; mais elle ne doit pas sortir de la
maison. Sur le front de la figure ils écrivent emeth, "vérité" 1• »
Cette légende est très proche de celle du rabbin polonais
Chelmer, qui circulera peu après. L'histoire est probablement à
l'origine de celle du golem de Prague, censé avoir été créé à la fin
du xvf siècle par le Maharal de Prague. L'histoire du golem n'est
toutefois pas née à la Renaissance. Cette légende s'appuie sur
d'anciennes pratiques religieuses effectives qui visaient à l'évo-
cation spirituelle d'une telle créature. D'après Gershom Scholem
« les kabbalistes de Safed au xvf siècle ( ... ) parlent d'une telle
création du golem ( ... ) de la manière dont on discute théorique-
ment d'un événement passé depuis longtemps» tandis que« dans
le judaïsme allemand et polonais, la représentation du golem( ... )
tombe ( ... ) dans le légendaire » 2 • Ces pratiques religieuses, qui
auraient donné naissance plus tard à des légendes populaires, date-
raient des débuts de l'ère chrétienne.

Les créatures de l' Antiquité

Le thème des créatures fabriquées à l'im;ige de l'homme est en


effet bien antérieur à la Renaissance, comme en témoigne, entre
autres, la figure de Simon le Magicien dont la légende est rappor-

1. Gershom Sholem, La Kabbale et sa symbolique, Paris, Payot, 1966, p. 192.


2. lbid., p. 192,209 et 210.

36
Généalogie

tée dans les Recognitiones de Clément d'Alexandrie. Ce magicien


est censé, dans ce récit, daté du mesiècle après J.-C., avoir créé de
toutes pièces un « petit garçon». Il aurait pour cela transformé
successivement l'air en eau, puis en sang et enfin en chair humaine
qu'il aurait alors dotée d'une âme. Deux siècles plus tôt, Ovide
avait livré au public la légende de Pygmalion, créateur passionné
d'une femme artificielle.
Selon Moshe Idel 1, le thème de la création artificielle, sous la
forme du golem, émerge bien pour la première fois à cette même
période au sein de la tradition hébraïque. Les liens entre le thème
du golem et celui de Pygmalion ne sont pas simples à reconsti-
tuer. Les canaux concrets par lesquels les influences réciproques
- non seulement entre le golem et Pygmalion, mais plus générale-
ment entre la réflexion juive sur ces sujets et les thèmes propres à
l 'Antiquité gréco-romaine - ont pu se faire sentir nous sont pour
l'instant en grande partie inconnus.
Moshe ldel, en évoquant le rapport, qui lui semble établi, entre
un thème grec proche de Pygmalion, l'histoire de Prométhée, créa-
teur lui aussi d'une femme artificielle, et les premières incidences
du thème dans les textes juifs, formule l'hypothèse que « cette
fable d'origine grecque était connue des rabbins palestiniens avant
même que Phèdre ne s'en inspirât au 1er siècle de l'ère courante » 2 •
Cet auteur est frappé par certaines ressemblances dans les deux
récits, notamment la matière première (argile ou poussière) et la
vie présentée comme « un souffle qu'on insuffle à l'intérieur de la
créature». On peut également faire l'hypothèse selon laquelle le
récit mettant en scène Pygmalion et Galatée était lui aussi large-
ment connu au moins des érudits juifs.
Le golem et Pygmalion font figure de récits prototypiques dans
un contexte fortement marqué par la croyance dans le caractère
animé et vivant de certaines statues, dont Platon, quelques siècles
plus tôt, disait déjà qu'il fallait les enchaîner la nuit pour les empê-
cher de partir.

1. Moshe Ide!, Le Golem, Paris, Le Cerf, 1992.


2./bid.

37
A l'image del' Homme

Le golem de la magie
L'histoire du golem, qui a connu différentes formes jusqu'au
xxe siècle, est née au sein de pratiques religieuses. Certaines men-
tions du Talmud à propos de rabbins des nt" et ive siècles (après
J.-C.) peuvent être interprétées comme faisant référence au thème
d'un homme artificiel. Le rabbin Rabha est censé avoir créé un
homme muet, et le rabbin Zera, à qui cet homme avait été envoyé,
l'aurait fait retourner à la poussière, détail qui atteste ici son carac-
tère artificiel. D'autres textes du Talmud indiquent la possibilité
de la création d'un veau - au tiers de sa grandeur - à l'aide de
prescriptions religieuses ou magiques.
Mais c'est surtout dans les commentaires du Sefer Jezira (Livre
de la création), rédigé, selon Gershom Scholem, entre le meet le
VIe siècle après J.-C., que le thème de la création, dans un sens qui
va nous conduire directement au golem, est évoqué pour la pre-
mière fois avec précision. Ce livre, qui va jouer un grand rôle dans
la tradition kabbalistique, s'attache à présenter une explication de
la création de l'univers comme une combinaison de lettres.
Le Sefer Jezira, qui ne fait pas directement mention de la créa-
tion d'un homme artificiel, a été interprété comme un manuel
magique, fournissant des prescriptions précises en vue de repro-
duire l'acte de création. C'est dans ce contexte que de nombreux
commentaires de ce livre font référence à la fabrication d'un
golem. Les premiers commentaires connus datent de la fin du
xne siècle - ce qui ne veut pas dire que d'autres, plus anciens,
n'aient pas existé - et ont été produits dans les cercles juifs français
et allemands. Ces pratiques, visant à faire advenir un golem, figure
artificielle à l'image de l'homme, intervenaient ici dans un
contexte religieux précis. Il ne nous est pas possible de dire
aujourd'hui si, par rapport au cadre mental dans lequel l'expé-
rience intervenait, la création d'un golem a pu constituer ou non
une réalité tangible. On ne peut en effet pas plus nier dans ce
contexte l'existence du golem que la réalité existentielle de l'ex-
tase mystique dont le golem était, d'une certaine façon l'un des
38
Généalogie

noms. Dans tous les cas, nous n'avons donc pas affaire à une
légende, comme celle du golem de la Renaissance, mais bien à
une pratique magico-religieuse effective, mettant en œuvre des
récitatifs formalistes tendant à la méditation. Certains liens avec
les pratiques issues du yoga, qui auraient été répandues dans le
judaïsme par l'intermédiaire d'Abraham Aboulafia, ne sont pas,
selon Gershom Scholem, à exclure.

Pygmalion et Galatée
La création du golem fait écho à cet autre grand récit de
l 'Antiquité qu'est l'histoire de Pygmalion et Galatée. Celle-ci
recueille les grands traits de croyances antiques plus anciennes
dans la vie des statues, mais elle en diffère sur un point essentiel :
dans le récit, c'est bien un mortel, et non plus un dieu, qui, en la
sculptant dans l'ivoire, façonne lui-même une femme artificielle à
l'image de celle qu'il souhaiterait pour épouse, même s'il faut une
intervention divine pour lui donner, in fine, la vie.
L'histoire, telle que nous la rapporte Ovide, est celle du jeune roi
de Chypre, Pygmalion, qui, « avec un art et un succès merveilleux,
( ... )sculpta dans l'ivoire à la blancheur de neige un corps auquel
il donna une beauté qu'aucune femme ne peut tenir de la nature.
( ... )Elle avait toute l'apparence d'une véritable vierge, que l'on
eût crue vivante et, si la pudeur ne l 'ep. empêchait, désireuse de se
mouvoir : tant l'art se dissimule grâce à son art même » 1•
L'intervention d'Aphrodite donnera la vie à la statue, promue ainsi
au rang de premier être artificiel conçu par un homme à l'image de
l'homme (en l'occurrence une femme).
Ce récit peut être considéré, au même titre que celui du golem,
comme un des premiers thèmes connus de créature artificielle au
sens où nous l'entendons ici. Son influence au sein de la culture occi-
dentale, comme métaphore élargie de l'influence affective et péda-
gogique qu'un être peut exercer sur un autre, va être considérable.

1. Ovide, Les Métamorphoses, liv. X, versets 243-297: « De Pygmalion, épris d'une


statue d'ivoire dont Aphrodite fit pour lui une femme», Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

39
A l'image de l'homme

La carte d'une présence durable

Un regard d'ensemble sur le corpus que nous venons de présen-


ter montre que certaines histoires ont, à travers les siècles, une pré-
sence durable. Elles témoignent des possibilités de réplique d'une
métaphore primitive. Les deux grands récits initiaux, celui de la
statue animée et celui de la créature de glaise, vont garder chacun
une vie propre, en plus de générer, par croisement pourrait-on dire,
d'autres départs de tradition, comme celle des automates humains
et des robots. L'inusable figure du golem, portée par la tradition
religieuse et culturelle juive, imprègne toujours les consciences. La
figure de l'être de glaise, décrite par Isaac Bashevis Singer dans un
conte pour enfants, garde une sorte de pureté, qui n'a rien à voir
avec les monstres du XIXe siècle ou les êtres électroniques du siècle
suivant. La fable nous ramène à l'effort originel de la magie juive
pour trouver une solution aux menaces qui pèsent sur les commu-
nautés en proie à l'antisémitisme.
Dans le même esprit, quoique dans un contexte culturel et tradi-
tionnel différent, la nouvelle de Prosper Mérimée, La Vénus d' Ille,
publiée pour la première fois dans la Revue des deux mondes en
1837, nous rappelle fort à propos que les légendes antiques ont
continué à se transmettre. Ce récit garde la forme primitive des
histoires antiques de statues animées. Il a probablement traversé
tout le Moyen Age et constitue ainsi un récit à vie longue, qui
coexiste, sur le plan de son évolution propre, avec les thèmes
qu'elle a engendrés et qui ont pris, au fil des siècles, une forme
plus moderne.
La nouvelle de Prosper Mérimée reprend l'histoire classique de
la statue au doigt de laquelle un jeune homme passe une bague de
fiançailles qui ne lui est bien sûr pas destinée. Cette statue s'anime
alors pour faire valoir ses droits d'épouse. Selon Antonia Fonyi,
cette légende « était fort répandue au Moyen Age et à l'époque de
la Renaissance » et elle aurait été consignée par écrit pour la pre-

40
Généalogie

mière fois, vers 1125, dans le De gestibus regum anglorum de


Guillaume de Malmesbury 1•
La Vénus d 'Ille est une « grande femme noire plus qu'à moitié
nue » réalisée en bronze et dotée de deux yeux blancs. La statue
frappe par « l'exquise vérité des formes, en sorte qu'on aurait pu
les croire moulées sur nature», mais aussi par son « expression
d'ironie infernale » 2 • A peine exhumée, la statue témoigne d'une
remarquable aptitude à intervenir dans la vie des hommes. Après
avoir blessé un des terrassiers à qui elle devait d'être sortie de
terre, elle s'en prend à un jeune garçon qui avait agressé l'idole :
« Il se baissa, et, probablement, ramassa une pierre. Je le vis
déployer le bras, lancer quelque chose, et aussitôt un coup sonore
retentit sur le bronze. Au même instant, l'apprenti porta la main à
sa tête en poussant un cri de douleur. "Elle me l'a rejetée ! s'écria-
t-il." 3.» La statue finira par tuer, en l'écrasant de tout son poids la
nuit dans son lit, le jeune homme qui, pour mieux jouer à la paume,
avait confié un instant sa bague de fiançailles à la Vénus diabolique.
Prosper Mérimée semble témoigner une sensibilité particulière
au thème de la statue animée, qui revient par exemple dans une
autre nouvelle, Il Vicolo di madama Lucrezia. L'un des person-
nages raconte l'histoire d'une statue qui a étranglé celui qui la
possédait: « C'était un milord qui avait fait des fouilles à Tivoli.
Il avait trouvé une statue d'impératrice, Agrippine, Messaline ...
peu importe. Tant il y a qu'il la fit porter chez lui, et qu'à force de
la regarder et de l'admirer, il en devint fou ( ... ) il l'appelait sa
femme, sa milady, et l'embrassait, tout de marbre qu'elle était. Il
disait que la statue s'animait tous les soirs à son profit. Si bien qu'un
matin on trouva mon milord roide mort dans son lit. Eh bien le croi-
riez-vous, il se trouva un autre Anglais pour acheter cette statue 4.»

1. Antonia Fonyi, «notice» de Prosper Mérimée,La Vénus d'/lle et autres nouvelles,


Paris, Flammarion, 1982.
2. Prosper Mérimée, La Vénus d'/lle et autres nouvelles, op. cit., p. 40.
3. Ibid., p. 38.
4. Prosper Mérimée, Il Vico/a di madama Lucrezia, in La Vénus d' Ille et autres nou-
velles, op. cit.

41
A l'image del' Homme

Les statues et les mannequins de plastique qui les incarnent


aujourd'hui gardent toujours un pouvoir d'évocation puissant, sus-
ceptible d'attirer sur ces dépôts de vie, immobiles mais saisissants,
une attention parfois trouble. Il faut un Roger Peyrefitte pour oser
décrire, sous couvert de littérature, ces pratiques hors du temps
qui font s'unir dans un baiser curieusement métissé les beautés de
pierre et les corps de chair 1•
On se rappellera, pour terminer cette description au point de sa
plus grande marge, cette formidable inversion qui structure les
sentiments des deux héros du film de François Truffaut, Jules et
Jim, et qui les fait aimer une femme parce qu'elle ressemble à une
statue : « Ils restèrent une heure avec la statue. Elle dépassait
encore leur espérance. Ils tournèrent très vite autour d'elle en
silence. Ils n'en reparlèrent que le lendemain.
-Avaient-ils jamais rencontré ce sourire?
-Jamais.
-Que feraient-ils s'ils le rencontraient un jour?
- Ils le suivraient.
Jules et Jim rentrèrent chez eux plein de la révélation reçue. »

1. Roger Peyrefitte, Les Amitiés singulières, Paris, Livre de Poche.


2. La créature, métaphore de l'humain

Comme nous venons de le voir, la plupart des auteurs qui abor-


dent la question de la créature artificielle tiennent eux-mêmes à éta-
blir un lien entre tous ces récits. Ils n'hésitent pas, dans cette pers-
pective, à se citer mutuellement ou à citer leurs prédécesseurs.
Est-ce cependant suffisant pour qu'un tel lien soit effectivement
établi? On pourrait là voir simplement une sorte de coquetterie lit-
téraire, un désir de filiation qui se superposerait à des tentatives dont
le sens serait propre à chaque œuvre et à son contexte immédiat.
Que Norbert Wiener affirme être le descendant direct de la
famille du créateur du golem n'est pas forcément en rapport avec
le rôle décisif de ce grand scientifique dans l'avancée des nou-
velles technologies informatiques qui visent à produire l'équiva-
lent du cerveau humain. La référence permanente à Pygmalion,
commune à beaucoup d'inventeurs de créatures, est peut-être une
simple révérence polie à la mythologie, une sorte de lieu commun
que se sentiraient obligés, par convention, d'employer tous ceux
qui se préoccupent un tant soit peu d'artifice. Tous les créateurs ne
postulent d'ailleurs pas explicitement une telle unité. En outre,
même si les liens souterrains qui s'établissent entre elles semblent
sans équivoque, nous avons perdu pour l'instant la trace des cor-
respondances et des réseaux d'influence mutuelle qui relient les
premières créatures.
La plupart des chercheurs ayant accordé quelque attention à ce
thème sont assez discrets sur un tel lien, qu'ils ont tendance à pos-
tuler plutôt qu'à argumenter. C'est d'ailleurs sur ce point précis
43
A l'image de l'Homme

que le livre de John Cohen nous éclaire le moins. Celui qui vou-
drait se convaincre que tous ces récits de création composent bien
un texte unique, révélateur d'une continuité essentielle, doit donc
aller plus loin dans ses investigations.
La question est d'autant plus inévitable que, a priori, plusieurs
arguments sérieux s'opposent à l'idée selon laquelle Pygmalion, le
golem ou l'ordinateur relèvent d'une même logique ou d'un même
ordre de signification. Il paraît donc impossible de progresser dans
notre enquête sans aborder ces objections. Leur discussion va nous
permettre une première délimitation du sujet, avant même que soit
proposée une définition positive du lien qui réunit en un même
genre toutes ces créatures.

Trois objections

Trois arguments s'opposent à l'idée d'un lien fort entre les


créatures artificielles et à la prétention même d'utiliser un terme
commun pour désigner des réalités apparemment hétérogènes.
Le premier argument est que, malgré le caractère réaliste de la
plupart des récits, les frontières de l'artifice restent floues. Toutes
les créatures imaginaires inventées par l'homme, chimères, farfa-
dets et fantômes, mais aussi demi-dieux et autres créatures fantas-
tiques, pourraient, après tout, à un titre ou à un autre, prétendre
rejoindre la famille de ceux que John Cohen appelait les robots
humains. Quelle serait donc, au sein de la grande famille des fic-
tions humaines, la spécificité de ces créatures que leurs auteurs
enchaînent les unes aux autres ?
Le deuxième argument tient à la différence des formes d' expres-
sion qu'empruntent ces récits. Qu'y a-t-il de commun en effet
entre la légende, le récit religieux, la littérature, ou le monde
concret et rationnel de la science ? Or c'est bien à travers ces diffé-
rents horizons de pensée - que tout sépare habituellement - que
nos récits se déploient. Peuvent-ils passer aussi allégrement à tra-
vers la frontière qui sépare la création littéraire et la recherche
44
La créature, métaphore de l'humain

scientifique? Peuvent-ils rester les mêmes en quittant l'univers


religieux pour rejoindre celui des récits laïques ? 11nous faut donc
préciser à quel niveau homogène d'expression se·situent les récits
que nous avons évoqués au chapitre précédent. L'enjeu est ici de
voir si, dans l'histoire humaine, un récit a perpuré au-delà de
modes d'expression historiquement datés.
Le troisième argument tient au fait que chacune des histoires et
chacun de ces personnages imaginaires semble 1épuiser entière-
ment sa signification au sein de l'univers qui l'a ptoduit. Le thème
du golem, par exemple, prend tout son sens à l'Ïtlltérieur de l'his-
toire religieuse et culturelle du judaïsme, et il n'dst apparemment
nul besoin d'aller chercher des comparaisons e~ des rapproche-
ments en quelque sorte externes pour en comprendre les ressorts.
De la même façon, les automates ont leur propre !histoire, intime-
ment liée à celle des techniques qui, depuis l' Anitiquité, font une
certaine place aux dispositifs auto-contrôlés.
Leur signification résonne au sein d'univers clulturels souvent
étanches entre eux : les rapports entre la littérature romantique du
XIXe siècle et la culture talmudique du Moyen ~ge, aussi bien
qu'entre la culture scientifique contemporaine cit la mythologie
grecque, ne sont pas si clairement établis qu'on p~urrait leur trou-
ver immédiatement une intersection commune. cdmme il n'est pas
dans notre propos de forcer les frontières de ces $nivers culturels
pour tenter de les faire communiquer entre eux, il ~ous faudra bien
trouver un lien qui dépasse ce premier niveau de lecture.
1

Une créature à l'image de l'homme


1

La première objection porte sur la spécificité d~s créatures arti-


ficielles par rapport à tous les êtres que l' imaginatibn humaine, très
vive dans ce domaine, a produits. Depuis toujours~ l'esprit humain
a tenté de compléter par la fiction une nature pQurtant déjà pro-
digue. Notre monde rêvé - toujours plus peuplé que notre monde
matériel - s'est doté d'animaux étranges, de chtmères diverses,
mais aussi, plus loin du règne animal, de créatures bénéfiques ou
maléfiques comme les gnomes ou les farfadets, les fantômes ou les
45
A l'image del' Homme

esprits. L 'Antiquité gréco-romaine a été prolixe en créatures mi-


divines, mi-humaines, les demi-dieux. La science-fiction moderne,
sans innover totalement, a renouvelé le genre en peuplant à son
tour le cosmos de multiples créatures autres qu'humaines.
Ainsi la démographie imaginaire de l'homme est-elle singuliè-
rement généreuse en êtres dits fantastiques. Dans un certain sens,
il s'agit là de créatures artificielles, tant du point de vue de leur
mode d'invention que de leur statut existentiel. Si l'on suit cette
voie, nos créatures ne seraient qu'une variante de cette littérature
fantastique. Le golem prendrait place dans l'ensemble des créa-
tures que la magie se propose d'évoquer et Pygmalion ne serait
que le relais des multiples créations dont l'univers des dieux et
déesses était coutumier dans le bassin méditerranéen. De la même
façon, à l'autre bout de la chaîne historique, le récit d'un ordina-
teur devenu intelligent et autonome le fera exister comme un élé-
ment de l'imaginaire de la science-fiction, comme une sorte d'être
extraterrestre.
Pour saisir les créatures artificielles dans leur unité profonde, et
mieux appréhender la frontière qui les sépare d'autres créatures
de fiction, la méthode la plus simple consiste peut-être à prendre
les différents récits au pied de la lettre, au niveau où ils sont le
plus explicite. Dans cette perspective concrète, qui mobilise
simplement une compétence de lecteur, elles se différencient assez
bien des autres créatures fantastiques. D'une part, ces créatures ne
sont ni des hommes, ni des dieux, et, d'autre part, elles sont
conçues par les hommes à l'image de l'homme.
Tout en étant à l'image de l'homme, elles ne sont ni le produit
des modalités habituelles de la reproduction, ni spontanément
créées par les dieux. L'homme a toujours, dans toutes les histoires
de ce type, l'initiative de la création. C'est lui qui met la main à la
pâte et l'être qu'il a ainsi contribué à mettre au monde est systé-
matiquement le fruit de son imagination. Il fait certes appel, dans
cette tentative, à des forces supranaturelles, à la magie, ou encore
aux ressources de la technique, censée permettre d'atteindre le
secret de la vie, mais cet appel à l'extérieur vient toujours après
l'intention de conception elle-même.

46
La créature, métaphore de/' humain

L'originalité des créatures artificielles est de se situer à l'inter-


section d'un no man's land- elles ne sont pas des hommes au sens
de la reproduction biologique - et d'un no god' s land - car elles
ne sont pas non plus assimilables à des dieux, des divinités ou
même des demi-dieux, pas plus qu'à des anges ou des êtres démo-
niaques. Ce sont bien des créatures de l'entre-deux, qui sont dotées
d'un statut existentiel très particulier. Là est sans doute une de leur
originalité majeure.
La tension créatrice qui va leur donner naissance a comme but
une réplique, une sorte de sosie artificiel dont les traits sont, volon-
tairement, ceux du modèle naturel d'humanité. Pygmalion sculpte
une statue à l'image d'une beauté féminine dont il a le modèle
idéal en tête. Le golem est lui aussi une réplique d'humanité. La
créature du D' Frankenstein, même si elle est épouvantablement
laide, n'en est pas moins, justement, une sorte d'homme, avec des
bras, des jambes, un tronc et une tête qui proviennent tous de restes
humains. Pinocchio est construit à l'image d'un petit garçon. La
plupart des robots du xx" siècle ont une allure anthropoïde, comme
leurs ancêtres automates.
Le motif enregistrera toutefois plusieurs variations. Lorsqu'au
cœur des recherches scientifiques du xxesiècle, ! '.attention se por-
tera sur ce qui est considéré alors comme caractérisant le mieux
l'humanité - sa capacité à traiter intelligemmep.t de l'informa-
tion-, le projet de créatures 'incarnera et se conc~ntrera dans celui
d'une intelligence artificielle. Celle-ci va être dépouillée de tout
autre forme d'anthropomorphisme, en particulien du point de vue
de son apparence ou de sa nature matérielle, mais elle sera censée
capter, avec l'intelligence, l'essentiel de l'humanité. Nous avons
là le strict pendant des conceptions de l 'Antiquité qui voyait la
femme tout entière condensée dans l'image des~ beauté, thème,
d'ailleurs, qui n'est pas absent aujourd'hui du domaine des créa-
tures virtuelles.
Une autre variation a nourri toutes les tentatives de créer des
animaux artificiels comme première étape pour reproduire le
secret de l'humain. Cette variation ne nous intéresse que dans la
mesure où, à travers l'animal, c'est bien le modèle de l'homme
47
A l'image de l'Homme

qui est recherché, à l'instar de la tentative de Jacques de


Vaucanson de reproduire un canard, ou de celle des cybernéticiens
contemporains de construire une tortue synthétique.

Une limite temporelle


Ce premier travail de définition permet du même coup de situer
historiquement l'apparition du thème. Trop largement définie et
étendue à tous les êtres investis par la fiction, la créature artifi-
cielle se perdrait dans la nuit des temps, et remonterait aussi loin
probablement que l'imagination humaine. Mais, si l'on délimite
strictement le contenu de nos récits comme une mise en scène de
la création par l'homme d'un être à son image, alors notre corpus
s'arrête à l'histoire de Pygmalion telle que nous la livre Ovide, et
à celle du golem de la période talmudique.
Plusieurs auteurs, dont John Cohen, n'hésitent pas pourtant à
ranger certaines statues animées égyptiennes dans cette catégorie
des robots humains. Ces statues disposeraient d'un ka, sorte de
double qui représenterait un dieu ou un mort. Une cérémonie
appropriée permettait aux prêtres de faire rentrer le ka dans la
matière inanimée de la statue et de lui donner ainsi vie. Cet auteur
élabore l'hypothèse selon laquelle le thème du robot humain
remonterait à une « origine orientale » 1•
Mais parle-t-on vraiment de la même chose lorsque l'on évoque
une idole, dans laquelle certains sont fondés de reconnaître une
divinité qui leur est chère, et par exemple la statue créée par
Pygmalion, à l'image de la femme idéale qu'il souhaite pour com-
pagne ? Le critère déterminant est que nous avons affaire à un acte
de création par l'homme d'un être à son image, même si, au bout
du compte, les raisons pour lesquelles cet être prend vie lui restent
en partie cachées. Dans le récit qui la met en scène, l'idole égyp-
tienne n'est en dernier ressort ni à l'image de l'homme, ni créée
par l'homme.

1. John Cohen. Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit .• p. 15.

48
La créature, métaphore de l'humain

De la même façon, nous devons écarter le récit mythologique


de la création de Pandora par Héphaïstos, qui présente pourtant
d'importantes similitudes formelles avec les histoires postérieures
de créatures artificielles. Celle-ci prend place, comme élément
secondaire, au sein du mythe complexe de Prométhée. Zeus
aurait ordonné à Héphaïstos de fabriquer une femme en argile.
Les « quatre vents » lui auraient insufflé la vie et les déesses de
l 'Olympe l'auraient parée pour en faire la plus belle femme jamais
créée. Ce n'est toutefois pas un humain qui est à l'origine de cette
création, mais un dieu, excluant ainsi cette histoire de notre champ
d'investigation, bien qu'elle ait, comme nous le verrons plus tard,
un rôle à jouer dans la genèse des créatures artificielles.
Nous sommes en effet proches de notre thème, comme nous le
sommes également avec les nombreux oracles, têtes parlantes
énonçant l'avenir, dont l' Antiquité grecque est familière. Mais,
peut-être, avons-nous aussi intérêt à nous en tenir à la définition
qui fait de la créature artificielle, plus modestement, une créature
construite par l'homme, à son image et douée d'une vie propre.
Dans cette perspective, une statue porteuse de l'esprit d'une divi-
nité, par exemple, est en dehors de notre champ. Notre généalogie
des créatures artificielles est ainsi mieux circonscrite et nous avons
au moins répondu à l'objection du caractère flou et de l'origine
incertaine de ces êtres.

Le récit d'un acte de création


Un deuxième argument s'oppose cette fois-ci plus nettement à
l'existence des créatures artificielles comme entités spécifiques,
dotées d'une généalogie et d'une dynamique propre. Le motif est
repérable à travers des modes d'expression qui ne sont pas homo-
gènes, puisqu'ils relèvent à la fois de mythes ou de textes reli-
gieux, d'éléments appartenant à la littérature et au roman, ou
encore de projets scientifiques et techniques.
Notons tout d'abord ce point essentiel: Ces créatures n'ont
jamais existé que sur le registre de l'imaginaire. Comme le rap-
pelle fort opportunément Bemhild Boie : « Les bois et argiles dont

49
A l'image de l'Homme

elles sont faites, ajoute-t-il, de même que les avatars de leur ani-
mation appartiennent au domaine du métaphorique et de l'imagi-
naire et que, somme toute, les seuls matériaux effectivement
employés à leur fabrication sont ceux du langage 1• » Cette
remarque, faite dans le cadre des automates romantiques, vaut sans
doute pour l'ensemble de notre analyse. Même lorsqu'un objet
concret est produit, dans le cas de l'automate ou de l'ordinateur,
c'est le langage, porteur de l'imagination, qui l'affublera de poten-
tialités anthropomorphiques.
On a pourtant du mal à distinguer parfois entre ce qui relève
d'une réalisation effective et ce qui tient simplement de la fiction.
Les troublants androïdes du film Blade runner n'existent pas
autrement que dans l'imagination de leur créateur, Philippe K.
Dick. Mais l'ordinateur têtu du film 2001, l'odyssée del' espace,
capable de« comprendre » le langage des humains, pourrait appa-
raître comme semblable à l'une de ces intelligences artificielles,
expérimentées dans des laboratoires de recherche américains,
japonais, ou même français.
Les automates-robots qui remplacent systématiquement
l'homme et prennent le pouvoir sur l'humanité étaient un sujet lit-
téraire. Mais les métros ne fonctionnent-ils pas sans conducteur
comme demain peut-être les avions ou les automobiles? La litté-
rature de vulgarisation nous promet pour bientôt l'invention d'une
« conscience artificielle » qui est déjà, depuis bien longtemps, un
motif central de la science-fiction. L'unité du thème des créatures
artificielles que nous tentons d'établir ici n'est-elle pas menacée
par le fait qu'au récit imaginaire mythique de l'ancien temps se
substituerait maintenant une réalisation effective? Nous n'aurions
donc pas une continuité au sein d'un texte unique, mais une pre-
mière période mythique, suivie d'une période littéraire, et enfin
d'une période où la science, comme dans d'autres domaines, réa-
liserait enfin les rêves imaginés jusque-là.

1. Bernhild Boie, L'Homme et ses simulacres, essai sur le romantisme allemand,


Paris, José Corti, 1979, p. 15.

50
La créature, métaphore del' humain

Les cartes sont parfois brouillées, et il ne manque pas d'esprits


forts pour croire et tenter de faire croire, à chaque étape historique,
à la réalité de certaines légendes, à la concrétisation de l'imagi-
naire. L'impatience à réaliser certains projets conduit parfois à des
confusions linguistiques qui n'éclairent pas vraiment la route à
suivre. L'expression même d'intelligence artificielle, critiquée
d'ailleurs par de nombreux informaticiens, laisserait ainsi
entendre, au-delà des cercles spécialisés, que ce projet n'en est
plus un et aurait connu un commencement de réalisation.
Les ordinateurs, les robots, les machines dites intelligentes en
tout genre, font partie aujourd'hui de la vie quotidienne. Mais
sont-ils des créatures artificielles? Il faut sans doute distinguer
entre l'usage effectif qui est fait de ces dispositifs et l'investisse-
ment imaginaire dont ils peuvent être l'objet. Leur mode d 'exis-
tence est en effet assez particulier et se déploie sur plusieurs
niveaux complémentaires.
Le problème est que l'on ne sait plus clairement ce qui a été fait,
ce qui est en train de se faire, ou ce qui a déjà été longuement décrit
sur le mode de la fiction. Auguste Villiers de l'Isle-Adam avait
clairement vu l'intérêt de ce curieux mélange des niveaux. Le per-
sonnage central de L' Ève future est un ingénieur américain nommé
Edison, qui vient, à cette époque, d'inventer la lampe à incandes-
cence et le phonographe. Dans un« avis au lecteur», qui a ici toute
son importance, Villiers de l'Isle-Adam nous indique que s'est
construit « dans l'imagination de la foule » 1, en Europe et aux
États-Unis, un personnage de légende à partir du personnage réel
d 'Edison. Celui-ci était plus connu sous le nom de Sorcier de
Menlo Park ou de Magicien du siècle. Villiers de l'Isle-Adam se
demande si le personnage « n'appartient pas à la littérature
humaine». Cette transformation d'un personnage historique en un
héros de fiction est ce qui nous permet de passer, par un habile
tour de passe-passe, de l'univers bien réel de la technique à celui
de la créature artificielle imaginaire.

1. Auguste Villiers del 'Isle-Adam, L' Ève future, op. cit., p. 765.

51
A l'image de l'Homme

Tout s'entremêle donc, dans un continuum qui ne s'embarrasse


guère de la frontière entre ce qui est réalisable et ce qui est réalisé,
entre ce qui est fait aujourd'hui et ce qui sera peut-être fait demain.
La prospective dans ce domaine a souvent des allures d'anticipa-
tion, et la science-fiction emprunte souvent à des recherches en
cours, du moins à des projets de recherche.
En fait, une grande confusion règne actuellement. Quel que soit
leur indice de réalité, ce que l'on voit à travers l'ordinateur ou le
robot moderne, c'est leur capacité potentielle, accessible sans rup-
ture majeure, à devenir un être autonome, susceptible de prendre
des décisions, d'émettre des jugements, de disposer d'une sorte
de conscience. Une machine bien concrète, un micro-ordinateur
par exemple, peut donc parfaitement être investie sur un plan ima-
ginaire. Elle fonctionne alors pour son utilisateur comme un
partenaire presque humain, comme un matériel qui serait déjà
chargé d'un potentiel mental, et qui ne serait plus tout à fait de
l'ordre de l'imaginaire. Dans ce sens, les ordinateurs et les robots
sont bien le support de la croyance dans l'existence de créatures
artificielles et le regard que l'on porte sur ces outils concrets est
fortement imprégné du futur immédiat qu'on leur suppose. Une
bonne partie de la rhétorique à la fois des publicitaires dans ce
domaine et de celle des laboratoires de recherche en quête de
financement porte son effort sur l'effacement et le brouillage de la
frontière entre le réalisé et le projeté.
La réalité est pourtant à la fois plus simple et plus riche qu'il n'y
paraît au premier abord. Il n'y a pas plus aujourd'hui d'intelligence
artificielle qu'il n'y avait de statues animées dans les rues
d'Athènes ou de golem dans les rues de Prague. Reconnaître le
caractère strictement imaginaire et métaphorique des créatures arti-
ficielles ne conduit pas à en diminuer l'importance conceptuelle,
mais tout au contraire permet de libérer la richesse de leurs signi-
fications et les place à un niveau d'existence peut-être plus profond
que celui du réel réalisable où certains s'acharnent à les placer.
En caractérisant ainsi les créatures artificielles, nous nous
situons exclusivement au niveau du contenu des récits qui sont
proposés, contenu toujours réaliste. Ce récit raconte toujours la
52
La créature, métaphore de l'humain

même histoire, sous des formes différentes, celle de la genèse


d'une créature, artificielle au sens où elle n'est ni humaine sur un
plan biologique, ni divine dans la mesure où elle serait l'incarna-
tion matérielle d'une divinité. Ces récits sont donc originaux et se
distinguent assez nettement de tout autre littérature, d'autant plus
qu'ils n'appartiennent pas uniquement à la littérature au sens strict.
Ces récits, qui transcendent leur mode d'expression, peuvent
s'incarner aussi bien dans un mythe, une légende, un roman, que
des articles décrivant un projet technique ou scientifique.

Une pertinence locale


La troisième objection à ce que puisse être établi un véritable
lien entre tous ces récits est que chacun de ceux-ci épuiserait sa
pertinence à l'intérieur des différents milieux qui lui ont donné
naissance. On ne pourrait donc pas comparer les récits religieux
ou mythiques avec ceux qui parlent de la réalisation effective,
technique, d'un automate. De la même façon, l'attrait en quelque
sorte émotionnel pour ce thème renverrait à une catégorie psy-
chologique, celle de l'attraction quasi érotique pour des créatures
exotiques, substitut d'hommes ou de femmes. Le fait que tous les
récits de création portent sur un même motif, comme nous venons
de le voir, est déjà en soi une réponse à cette objection. Mais nous
pouvons encore aller plus loin dans l'argumentation.
La dimension psychologique joue sans conteste un rôle impor-
tant dans le développement de ces récits. Le trouble, souvent éro-
tique, induit par l'artifice de la vie, l'amour éprouvé par certains
pour ces créations d'un genre nouveau sont autant de ressorts qui
rendent compte du phénomène. John Cohen n'hésitait pas à évo-
quer, à ce propos, le « pygmalionisme », sorte de déviation
sexuelle qui fait s'attacher le désir à l'effigie plutôt qu'au modèle,
à la statue plutôt qu'à celle qu'elle représente. Cette dimension,
très présente dans maints récits - surtout ceux qui mettent en scène
des femmes artificielles (Galatée, Olympia, l'Ève future) -,
n'apparaît pourtant pas centrale, et, en tout cas, pas première du
point de vue de l'interprétation que l'on peut en faire. Elle consti-
53
A l'image de l'Homme

tuerait plutôt, comme nous le verrons au dernier chapitre, une


modalité d'appropriation psychologique a posteriori du thème de
la créature. Nul doute également que le désir masculin de maîtri-
ser l'acte de reproduction n'ait son mot à dire dans cette affaire. La
créature serait dans cet esprit l'expression concrète du fantasme de
la reproduction artificielle, contournant les modalités biologiques
habituelles de la « fabrication » de l'humain.
La présence permanente de la question de la création, d'une
façon plus générale, pose le problème de la signification religieuse
et donc du statut de la créature comme incarnant une parcelle de
transcendance divine. Il est tentant en effet de regarder les créa-
tures, et pas seulement bien sûr dans leur version primitive,
comme un prolongement de la réflexion théologique sur la créa-
tion de l'homme et celle de l'univers. N'y a-t-il pas là, comme le
suggérait Norbert Wiener avec un brin d'humour, une affaire qui
concerne Dieu lui-même, comme l'annonce le titre d'un de ses
derniers livres 1 ? Mais il faut prendre garde aux effets d'une inter-
prétation naïve qui verrait dans les formes contemporaines prises
par les créatures artificielles un simple prolongement du passé,
analysable dans les catégories de l'histoire des religions. On décri-
rait alors l'ordinateur comme objet d'un culte ou ses servants
comme constituant une nouvelle prêtrise. De telles formulations ne
conduisent pas très loin.
S'il est incontestable que la créature renvoie à une dimension
religieuse, celle-ci ne saurait toutefois en épuiser entièrement
la signification. Très rapidement en effet, dans l'histoire des
créatures, elles ne devront plus la vie à une intervention divine.
Une originalité du thème de la créature est justement qu'elle va
progressivement témoigner, du moins dans les représentations
qu'elle véhicule, d'une laïcisation du processus par lequel elle
est créée, sans que cela affecte fondamentalement la nature du
récit de base.

1. Norbert Wiener, Gad and Golem Inc., Cambridge, Mass., The MIT Press, 1964.

54
La créature, métaphore del' humain

Un mythe pour les techniques


Certains auteurs ont par ailleurs insisté sur le rôle mythique - au
sens de récit fondateur - que la créature semble avoir dans le
monde des techniques et dans l'imaginaire des ingénieurs. Dans
cet esprit, il est légitime de se demander si ce projet de créature
artificielle, profondément ancré dans l'univers matériel, n'a pas
justement une signification propre à l'intérieur du monde des tech-
niques, par exemple un rôle de moteur de l'innovation. Ce pas a
été franchi par Abraham Moles. Celui-ci rappelle à quel point le
golem est lié à l'automate. Pour lui, le rabbin Loew « donne à
l'idée d'ordre un sens extrêmement moderne, en l'opposant dia-
lectiquement au désordre, préfigurant le sens que les thermodyna-
miciens lui attribueront quatre siècles plus tard». Moles insiste,
dans cette perspective qui vise à rapatrier un motif apparemment
religieux dans le domaine de l'histoire des sciences et des tech-
niques, sur le fait que le golem, c'est-à-dire « la création par
l'homme d'artifices lui permettant de tourner les lois de la nature »
est« l'illustration du rationnel et non de l'irrationnel, de la domi-
nation que l'homme possède sur les choses, dans la mesure où il
veut en étudier les lois » 1•
Abraham Moles va plus loin en interprétant ce motif comme fai-
sant partie des « mythes dynamiques » qui suggèrent à l'homme
de réaliser ses rêves en asservissant la nature à la Loi. A toute
réalisation scientifique, ajoute-t-il, « correspond donc un mythe
dynamique : Icare est le mythe de l'aviation, Prométhée celui de
l'énergie atomique dérobant aux étoiles leur secret pour le donner
aux hommes, le golem est le mythe de l'automate, le mythe de la
cybernétique. Les mythes dynamiques n'agissent pas au niveau
du conscient dans notre société : ( ... ) le mythe dynamique émerge
au niveau de la société scientifique globale, comme une tendance
organisatrice qui module le flux des découvertes et oriente de

1. Abraham Moles, « Le judaïsme et les choses, le golem, une attitude juive par rap-
port aux choses», in Tentation et action de la conscience juive, op. cit., p 241-252.

55
A l'image de l'Homme

façon inconsciente les démarches individuelles. ( ... ) Ainsi, le


mythe du golem se trouve attaché au rabbin Loew, non pas,
comme le suggère la légende populaire, au niveau magique, mais
très précisément au niveau rationnel : il illustre sa connaissance
de la Loi, puisque, sans la Loi, le monde n'est que chaos » 1•
Cette explication ne manque pas d'intérêt, en particulier celui de
fournir un cadre au mouvement technique qui intègre à la fois une
dimension rationnelle et les nombreux éléments mythiques. Ainsi
cette thèse gagnerait à être élargie. Il n'y aurait pas d'un côté un
mythe archaïque et daté historiquement, et, de l'autre, une tech-
nique contemporaine, propre au xx• siècle qui, tout en se nourris-
sant de la tradition, la dépasserait dans le mouvement d'innovation.
On remarquera en effet à ce sujet que les créatures artificielles
sont toujours représentatives des techniques les plus avancées de
leur temps. Ce point est essentiel car il nous oblige à renoncer à
une représentation des créatures du passé comme archaïques et
incarnant une technique primitive. Rien ne serait sans doute plus
faux que cette vision rétroactive. Le récit de Pygmalion a une
signification profondément enracinée dans la culture technique de
son temps, où le rapport à la statuaire se transforme, au sein d'un
univers matériel en pleine mutation. La révolution technique qui
affecte le bassin méditerranéen du v• au 1•' siècle met en œuvre à
la fois le savoir-faire des sculpteurs et des artisans, mais aussi celui
des premiers automaticiens. Or ceux-ci font des progrès fulgu-
rants. Les automates de l' Antiquité, aussi bien que les techniques
de sculpture par exemple, qui servent à renouveler la statuaire
grecque sous l'impulsion de Daedale, sont au cœur des techniques
les plus avancées de l 'Antiquité. Ces automates, ainsi que ceux
décrits par Héron d'Alexandrie, sont pour leur époque de véri-
tables innovations de pointe, comme plus tard les ordinateurs.
Grâce à leur filiation technique, et avec la prudence qu'il faut pour
employer a posteriori ce terme, les réalisations concrètes de

l. Abraham Moles, « Le judaïsme et les choses, le golem une attitude juive par rap-
port aux choses» in Tentation et action de la conscience juive, PUF, op. cit., p 241-252.

56
La créature, métaphore de l'humain

figures à l'image de l'homme font, sans doute, partie de la moder-


nité de chaque moment historique.
Le projet d'une créature artificielle incarne ainsi depuis toujours
un projet moderne. Il y a un rapport étroit, comme le suggère
Abraham Moles, entre le mythe et la technique. Le projet de faire
de l'ordinateur une intelligence artificielle à l'image de l'intelli-
gence humaine montre bien que mythe et technique sont aussi
étroitement entrelacés aujourd'hui qu'il y a deux mille ans et que
l'un n'est pas la première étape de l'autre.
Il ne saurait donc être question d'éviter de voir la composante
technique, prise ici au sens fort, qui traverse les récits de part en
part. Mais, trop étroitement cantonnée au sein de ce monde res-
treint, l'analyse du thème s'épuiserait presque entièrement avec
les catégories, à peine renouvelées pour l'occasion, de l'histoire
des techniques. Là aussi, s'enfermer dans un seul ordre d'explica-
tion ne nous offrirait qu'un lien partiel entre des créatures dont la
signification apparaît toujours plus riche.
Les approches qui viennent d'être proposées constituent autant
d'ancrages de la créature dans des lieux symboliques essentiels de
notre société : le religieux, le psychologique et le technique. Elles
fournissent un premier niveau de lecture de nos récits, surface à
travers laquelle une signification plus profonde trouve à s'expri-
mer. Par leur diversité même, ces modes d'expression suggèrent
une universalité de toutes ces histoires. Si nous voulons en saisir
le mouvement essentiel, nous ne pouvons pas nous contenter de
leur signification formelle.

La structure permanente des récits

L'analyse du contenu commun aux différents récits auxquels


nous avons affaire constitue un deuxième niveau de lecture pos-
sible. La question est de savoir s'il est possible de déterminer une
structure stable, indépendante du temps et de l'espace, présente
de façon incontestable à l'intérieur de tous ces récits, et qui justi-
57
A l'image del' Homme

fierait que l'on puisse les présenter comme formant un seul et


même texte. Nous verrons que si une telle structure existe réelle-
ment, elle n'est pas forcément antagoniste avec les significations
culturelles que le motif d'une créature à l'image de l'homme peut
avoir superficiellement et localement.
Au-delà des apparences et des formes prises -qui toutes dépen-
dent des matériaux et des connaissances disponibles à une époque
et dans une culture données -, le récit de la création d'un être arti-
ficiel semble obéir à des règles constantes et suivre un rythme à
trois temps.
Dans un premier temps, la créature est issue d'un matériau
de base, clairement identifiable et le plus souvent primaire. La
présence systématique de ce matériau de base est un élément
important car il enracine concrètement dans la matière l'être nou-
veau. Cette matière n'est jamais surnaturelle et renvoie très sou-
vent, comme nous allons le voir, à des éléments de base qui sont
combinés entre eux.
Dans un deuxième temps, c'est toujours l'homme qui fabrique,
ou qui modèle, la créature. Jamais celle-ci n'acquiert spontané-
ment une forme par elle-même ou par un autre processus. On
notera, par comparaison, que la plupart des créatures fantastiques
relèvent d'une « génération spontanée». Cette intervention
humaine essentielle situe elle aussi la créature dans l'univers maté-
riel du façonnage, de la construction, et donc de l'acte technique.
Mais, à ce stade, on remarquera que cette entreprise de mise en
forme humaine de la créature n'est jamais suffisante: une inter-
vention extérieure à l'univers strictement humain est toujours
nécessaire, dans un troisième temps, pour que la créature « prenne
vie». Le point le plus délicat ici est que cette intervention peut
prendre des formes très variées, allant de la présence divine jus-
qu'à la mise en œuvre de certaines modalités scientifiques. Cette
structure ternaire se répète à chaque récit évoquant la création d'un
être artificiel.

58
La créature, métaphore de l'humain

Un matériau de base
Les matériaux de base utilisés pour façonner la créature sont très
divers: l'argile pour le golem, l'ivoire pour la statue de Galatée,
les rouages ou les circuits imprimés pour les automates modernes.
L'essentiel est que nous n'assistons jamais à une génération
spontanée ou à une apparition mystérieuse et évanescente, comme
dans les histoires de créatures fantastiques. La base matérielle est
toujours présente, y compris lorsque le sosie de l'homme est créé,
comme dans le cas du IY Frankenstein, avec des morceaux de
cadavres humains, matériau naturel s'il en est.
La légende que retranscrit Chaïm Bloch à propos de la création
du golem est un bon exemple de cette utilisation constante d'un
matériau de base. L'officiant, aidé par ses assistants, emploie de
l'argile pour fabriquer une réplique humaine : « Ils sortirent de la
ville et allèrent au bord de la Moldau. Là, ils cherchèrent un
endroit où il y avait du limon et se mirent immédiatement au tra-
vail.( ... ) Le rabbin Loew ( ... )acquit la conviction qu'il pourrait
créer avec de la terre un corps vivant ( ... ) Il dit: "Je veux créer
un golem et ( ... ) pour cette création il faut les quatre éléments :
Esch, Majim, Ruach, Aphar, c'est-à-dire: le feu, l'eau, l'air et la
terre." 1 »
Cet exemple est évidemment très clair, mais il faut faire atten-
tion toutefois à ne pas prendre trop au pied de la lettre l 'expres-
sion matériau de base. Jusqu'à une période récente, il s'agissait de
matières concrètes comme l'argile ou l'ivoire. Dans le cas des
techniques modernes qui vont être associées au projet de
construire un ordinateur, l'idée d'un matériau de base se concré-
tise dans le fait que le fonctionnement ad hoc d'une telle machine
va dépendre d'un agencement d'éléments premiers. Telle en tout
cas était la croyance de John Von Neumann pour qui les capacités
intelligentes du cerveau étaient le fruit de la combinaison d 'élé-
ments primaires simples. La complexité de la pensée pouvait

1. Chaïm Bloch, Le Golem, op. cit.

59
A l'image del' Homme

donc être appréhendée pour lui sous l'angle d'une combinatoire.


C'est pour cette raison qu'au moment de concevoir les plans
d'une machine sur le modèle du cerveau humain, le mathémati-
cien chercha l'équivalent matériel de l'atome de base du cerveau,
le neurone, et qu'il choisit dans cette perspective le tube à vide à
fonctionnement binaire.
Alan Turing, de son côté, calculera précisément le nombre idéal
de ces éléments de base : « Les estimations de la capacité de
stockage du cerveau varient de 1 010 à 1 015 chiffres binaires. Je
penche pour les valeurs les plus basses, et je crois que seule une
très petite partie en est utilisée pour les types les plus élevés de
pensée. La plus grande partie sert probablement à la conservation
des impressions visuelles. Je serais surpris que plus de 109 soient
nécessaires ( ... ) Les pièces des machines modernes qui peuvent
être considérées comme analogues aux cellules nerveuses fonc-
tionnent à peu près mille fois plus vite que ces dernières 1• »

L'homme pétrisseur
Dans l'acte de fabrication concrète de la créature, l'homme est
toujours l'artisan de l'opération. C'est lui qui assemble les maté-
riaux de base et leur donne une forme humaine. Personne d'autre,
jamais, ne se substitue à cette fonction essentielle. Les métaphores
artisanales ou techniques sont très souvent utilisées pour décrire
le façonnage des créatures. Les récits de création sont souvent
prodigues en détails précis sur les modalités de sculpture, de
pétrissage, d'assemblage, de boulonnage ou de programmation,
qui conduisent à la mise au point du sosie artificiel.
Ainsi, le pétrissage joue un grand rôle dans la fabrication d'un
golem : « A la lueur des torches ils le poursuivirent avec une hâte
fébrile tout en récitant des psaumes. Ils pétrirent dans de l'argile
un corps humain de trois aunes de long, avec tous ses membres. »
Mais cette opération est en elle-même insuffisante, car ce n'est

1. Alan Turing, « Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, Champ


Vallon, coll.« Milieux», 1983.

60
La créature, métaphore de l'humain

pas le façonnage qui crée la vie : « Et le golem gisait devant eux,


la face tournée vers le ciel. ( ... ) Il gisait comme un cadavre sans
mouvement 1• »
Le pétrissage peut prendre une forme plus sophistiquée comme
dans le cas du récit concernant l 'Ève future, qui, tout en foisonnant
de détails« scientifiques», rappelle les descriptions d'Ovide, dix-
neuf siècles plus tôt: « Voulez-vous me dire quelle impression
produit sur vous ce spectacle-ci?», demanda-t-il en montrant le
pâle et sanglant bras féminin posé sur le coussin de soie violâtre.
( ... ) L' Anglais semblait comme fasciné ; il avait pris le bras et
comparait avec sa propre main la main féminine. - La lourdeur !
le modelé ! la carnation même! ... continuait-il avec une vague
stupeur. N'est-ce pas, en vérité, de la chair que je touche en ce
moment ? La mienne en a tressailli, sur ma parole ! - Oh ! c'est
mieux ! dit simplement Edison. La chair se fane et vieillit : ceci est
un composé de substances exquises, élaborées par la chimie, de
manière à confondre la suffisance de la "Nature".( ... ) Cette copie,
disons-nous, de la Nature-pour me servir de ce mot empirique -
enterrera l'original sans cesser de paraître vivante et jeune. Cela
périra par un coup de tonnerre avant de vieillir. C'est de la chair
artificielle 2• »

Une intervention extérieure


Mais l'acte de façonnage ne suffit jamais en lui-même, bien
qu'il constitue un deuxième temps essentiel à donner la vie à la
créature. Il y faut une troisième étape, souvent la plus mystérieuse.
Même si l'homme en est le porteur ou l'interprète, la vie dont la
créature va être dotée lui vient toujours de l'extérieur, tout en étant
appelée par l'homme.
Dans l'histoire de Pygmalion, le jeune roi s'est enflammé pour
le simulacre de corps qu'il a façonné. Mais, malgré les multiples
attentions dont il la couvre, il n'en est pas moins désespéré de

1. Chaïm Bloch, Le Golem, op. cit.


2. Auguste Villiers del 'Isle-Adam, L' Ève future, op. cit., p. 830.

61
A l'image del' Homme

constater que la statue reste immobile. Il fait donc appel à la déesse


de l'amour, à laquelle il adresse une prière insistante. Pygmalion
agit d'une part comme sculpteur compétent et d'autre part comme
auteur d'une prière suffisamment convaincante pour appeler l'acte
de création. Sa prière prend d'ailleurs l'allure d'une argumenta-
tion : « Pygmalion, nous rapporte Ovide, ( ... ) se tint debout devant
les autels et, d'un ton craintif: "s'il est vrai, ô dieux, que vous
pouvez tout accorder, je forme le vœu que mon épouse soit - et
comme il n'ose dire: la vierge d'ivoire - semblable à la vierge
d'ivoire", dit-il. Aphrodite, qui assistait en personne, resplen-
dissante d'or, aux fêtes données en son honneur, comprit ce que
voulait dire ce souhait 1• »
La déesse, émue par le jeune homme, céda à ses instances et
donna la vie au corps d'ivoire:« Rentré chez lui, Pygmalion se rend
auprès de sa statue de fille et, se penchant sur le lit, il lui donna des
baisers. Il lui sembla que sa chair devenait tiède. Il approche de nou-
veau sa bouche; de ses mains il tâte aussi la poitrine: au toucher,
l'ivoire s'amollit, et, perdant sa dureté, il s'enfonce sous les doigts
et cède, comme la cire de l 'Hymette redevient molle au soleil et
prend docilement sous le pouce qui la travaille toutes les formes,
d'autant plus propre à l'usage qu'on use davantage d'elle. Frappé
de stupeur, plein d'une joie mêlée d'appréhension et craignant de
se tromper, l'amant palpe de nouveau de la main et repalpe encore
l'objet de ses vœux. C'était un corps vivant: les veines battent au
contact du pouce 2 • » Ce texte essentiel montre bien que la compé-
tence du sculpteur est nécessaire, mais non suffisante.
Cette structure ternaire hérite du dualisme de l'esprit et du corps
que les conceptions antiques avaient projeté sur le thème des sta-
tues animées. L'homme technicien façonne le corps, mais il doit
faire appel à un autre type de savoir, spécifiquement consacré à
l'univers spirituel de la création.
De la même façon, il faut une série d'actes magico-mystiques
pour faire passer le golem du statut de simple simulacre de glaise

1. Ovide, Les Métamorphoses, liv. X, versets 243-297, op. cit.


2./bid.

62
La créature, métaphore del' humain

à celui de créature vivante : « Et le rabbin ordonna au prêtre de


faire sept fois le tour du corps d'argile, en commençant par la
droite, et il lui confia en secret les Zirufim qu'il fallait prononcer.
Quand ce fut terminé, le corps d'argile devint rouge comme le feu.
Et le rabbin ordonna au lévite de faire comme le prêtre, mais en
commençant par la gauche et il lui communiqua, à lui aussi, les
Zirufim qui convenaient pour l'élément qu'il représentait. Et
lorsque celui-ci eut terminé, la rougeur s'éteignit et l'eau afflua
dans le corps d'argile ; les cheveux poussèrent sur la tête et les
ongles aux doigts et aux orteils. Cette fois le rabbin fit lui-même
la ronde autour du corps d'argile ; il lui mit dans la bouche un
se hem ( « un nom ») écrit sur du parchemin et tous les trois s 'incli-
nant du côté de l'Orient et de l'Occident, du sud et du septentrion,
prononcèrent ensemble ces paroles : "Et il lui fit passer le souffle
de vie dans les narines et l'homme devint ainsi un être vivant
( ... ). " Et les trois éléments : le feu, l'eau et l'air opérèrent et firent
que le quatrième élément, l'argile, devînt vivant. Le golem ouvrit
les yeux et regarda autour de lui d'un air étonné ... Et le rabbin lui
dit: "Lève-toi sur tes jambes!" Et il se leva( ... ) et devint bientôt
semblable à un autre homme 1• »
L'Ève future, on le sait, a été fabriquée dans un esprit d'extra-
ordinaire perfection technique par Edison. Mais, lorsqu'il s'agira
de lui donner une «âme», il faudra, une fois de plus, des res-
sources proches de la magie et du spiritisme pour achever l 'œuvre.
Le récit de la création du sosie artificiel obéit particulièrement bien
ici aux trois temps qui sont communs à toutes les histoires de ce
type. Il y a bien, notamment, une claire distinction entre le temps
où l'homme, comme créateur, façonne l'être artificiel, et celui où
cet être, du fait d'une intervention extérieure mystérieuse, prend
une vie réelle. Ces deux temps correspondent à celui où Hadaly
existe en tant que simple réplique, mannequin sans âme quoique
corps parlant, et celui où Edison, ayant touché la limite de son
talent, constate:« Une âme qui m'est inconnue s'est superposée à

1. Chaïm Bloch, Le Golem, op. cit., p. 37, 42.

63
A l'image del' Homme

mon œuvre. » Cette caractéristique fait de l'Ève future un des


prototypes universels de la créature artificielle.
L'histoire du or Frankenstein est construite sur le même
modèle : « Après des jours et des nuits d'un travail et d'une fatigue
incroyables, je parvins à connaître la cause de la génération et de
la vie; je devins même capable d'animer une matière inerte.» 1 A
la différence des autres histoires de ce type, le matériau utilisé
pour façonner la créature est de la matière humaine elle-même. Le
Dr Frankenstein hante en effet les cimetières pour obtenir des mor-
ceaux de cadavres.« Maître d'un pouvoir étonnant( ... ) j'avais, il
est vrai, la faculté d'animer ; mais il restait encore un ouvrage
d'une difficulté et d'une peine inconcevables, c'était de préparer
un corps destiné à recevoir la vie, avec toutes ses combinaisons de
fibres, de muscles et de veines. J'hésitais d'abord, si j'essayerais
de créer un être semblable à moi-même ou d'une organisation plus
simple 2 • » Le or Frankenstein finit par choisir de créer une
réplique de l'homme, mais d'une plus grande stature, afin de faci-
liter la tâche : « Ce fut en novembre, pendant une nuit affreuse, que
je vis l'accomplissement de mes travaux. Dans une inquiétude
proche de l'agonie, je rassemblais autour de moi les instruments
propres à donner la vie, pour introduire une parcelle d'existence
dans cette matière inanimée qui était à mes pieds ( ... ) ; ma lumière
était près de s'éteindre, lorsqu'à cette lueur vacillante, je vis
s'ouvrir l 'œil jaune et stupide de la créature : elle respira avec
force, et ses membres furent agités d'un mouvement convulsif 3• »
L'histoire bascule à ce moment précis, puisque, horrifié par son
acte, le or Frankenstein choisira la fuite et la démission, abandon-
nant à son sort incertain l'être dont il était pourtant le créateur.
Nous retrouvons bien, dans ce récit, la structure classique de la
création d'un être artificiel. Le fait que la matière de base soit
constituée de chairs mortes n'est pas un obstacle à l'établissement
d'une filiation directe, ni avec le golem, ni avec les projets

1. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée des temps modernes, op. cit., p. 38.
2. Ibid., p. 40.
3. Ibid., p. 42.

64
La créature, métaphore de l'humain

d'homme artificiel issu de l'automatisme. Tout autre serait l'his-


toire, en effet, s'il s'agissait d'une transmutation d'hommes en
créatures. Or les hommes qui fournissent la matière première, les
chairs dont l'être nouveau est formé, n'existent plus en tant que tels.
D'une part ils sont morts et rien ne subsiste de leur identité initiale,
et d'autre part ils sont découpés en morceaux et recomposés selon
une pure logique de création. Dans ce sens, nous avons bien affaire
à un matériau naturel : la chair humaine comme élément de base
d'un puzzle auquel seule l' « étincelle de vie » peut donner un sens.
On remarquera que Mary Sheliey n'a guère été prolixe en indica-
tions sur les moyens que son héros s'est donnés pour capturer
et reproduire le secret de la vie, sinon qu'ils proviennent de la
médecine comme science.
Les metteurs en scène de la science la plus contemporaine,
l'informatique, ne pourront pas éviter non plus d'imaginer une
étape de leur acte de création, qui, en dernière instance, échappe à
toute compréhension et à toute intervention humaine. Dans le cas
des tortues artificielles des années cinquante on retrouve la même
problématique : les ingénieurs qui mettent au point ces tortues
essaient de trouver la bonne combinaison, la bonne combinatoire
électronique qui va permettre à la créature de parvenir au stade de
la conscience, sans que l'on sache exactement comment cela va se
produire. L'idée d'un moment où l'étincelle de la création vient
d'un extérieur inconnaissable est donc présente également au cœur
des sciences modernes.
Ce point va être fondamental d'ailleurs pour comprendre les res-
sorts de l'intelligence artificielle et de ses projets. John Von
Neumann était persuadé que la pensée et la conscience dépen-
daient de l'existence d'un seuil minimal de combinaisons pos-
sibles entre des éléments de base d'un dispositif, qu'il soit naturel
ou artificiel. La détermination de ce seuil et la construction de la
machine adéquate relevaient bien pour lui du travail de l 'ingé-
nieur. Mais le dispositif ainsi construit devait, pour correspondre
à l'idéal, prendre son «autonomie», développer des capacités
d'apprentissage toujours décrites de telle façon que l'homme n'ait
plus de prise sur le mécanisme qui permet à la machine de devenir

65
A l'image del' Homme

intelligente. Alan Turing lui aussi était particulièrement sensible


à l'idée selon laquelle la machine devait échapper à sa propre
programmation pour faire la preuve qu'elle « pensait comme
l'homme». Il comptait pour cela sur les vertus mystérieuses de
l'apprentissage et de ce que l'on appellera plus tard, tout aussi
mystérieusement d'ailleurs, l'auto-organisation.

Une représentation métaphorique

L'existence de cette structure ternaire constitue évidemment un


argument de poids pour attester l'unité et l'importance en quelque
sorte universelle de la créature artificielle. Mais ce deuxième
niveau de lecture n'en reste pas moins essentiellement descriptif.
Nous tenons là un mode d'organisation qui se répète, mais rien
qui nous permette de mieux comprendre la signification que les
créatures artificielles pourraient bien avoir prise, tout au long de
l'histoire humaine. Si nous voulons interpréter et éventuellement
comprendre la signification de ce projet de faire venir au monde
une telle créature, nous devons pousser plus loin encore notre
investigation.
Un troisième niveau de lecture est maintenant nécessaire, qui
dépasse le contenu explicite du récit comme celui de sa structure
permanente. Nous allons pour cela suivre l'intuition qui nous
guide depuis le début de cet ouvrage. Les créatures artificielles ne
sont pas seulement l'occasion d'histoires étranges et à peine
croyables. Elles ne sont pas non plus seulement un cas particulier
de l'histoire des techniques ou des religions, une modalité parti-
culière de la relation psychologique. Elles pourraient jouer un rôle
plus fondamental et d'une certaine façon plus central dans les
sociétés humaines.
Du point de vue de leur signification, nous nous trouvons à pré-
sent face à deux grandes options, à deux grands cadres de compré-
hension. On pourra, comme l'ont fait la plupart de ceux qui ont
abordé le thème, insister sur l'exotisme de la créature, sur son
66
La créature, métaphore de l'humain

caractère mythique, merveilleux et extra-humain, même s'il n'est


pas toujours surnaturel. Le fait que nous ne sachions jamais rien
de la façon dont la créature a, en quelque sorte, pris son autonomie
ouvre évidemment la voie à des recherches de significations qui
mettent l'accent sur cette dimension extraordinaire.
Dans cet esprit, la créature nous intéresserait pour sa différence
avec l'humain. Si nous voulons simplement décrire les créatures,
dans le prolongement du premier chapitre, cette approche exotique
s'impose. Toute la symbolique dont elles sont parées va en effet
dans le sens d'une étrangeté mythique par rapport à l'humain.
Mais les traiter comme une espèce nouvelle serait accréditer le
mythe plutôt que l'analyser véritablement. Si nous voulons com-
prendre leur signification, au-delà du rideau de fumée que dresse
cet exotisme, il faut revenir à l'homme et se dégager du mythe.
Une autre direction s'offre à nous qui consiste, plus simplement,
à prendre au pied de la lettre le projet de concevoir une créature
à l'image de l'homme. Dans cette optique nous regarderons la
créature sur le plan de la ressemblance avec l'humain qu'elle nous
propose explicitement. Sans s'opposer radicalement à la thèse de
l'exotisme, celle qui voit dans la créature une métaphore de
l'homme, c'est-à-dire la réponse à la question: qu'est-ce qu'un
homme ? , nous permettra d'avancer sur une piste nouvelle, qui a
été peu empruntée jusqu'à présent.
Derrière l'exotisme apparent des statues animées, des golems et
des femmes artificielles, il ne faut jamais oublier qu'ils sont le pro-
duit d'une recherche de similitude, qui passe nécessairement par
la compréhension du modèle humain. Comment, sans connaître
l'homme, pourrait-on en construire une réplique? Cet homme
n'est pas philosophiquement abstrait car le projet de construire
une créature artificielle possède d'emblée une dimension concrète
qui ne souffre pas d'à peu près. Il y a, comme on dit aujourd'hui,
obligation de résultat. Le moindre réGit littéraire dans ce domaine
est contraint de fournir un minimum de descriptions de l'acte de
création ou de supposer, par un quelconque artifice littéraire, le
problème résolu.
C'est d'ailleurs sur ce point précis que réside l'essentiel de la
67
A l'image de l'Homme

folie d'un tel projet. Quiconque s'engage dans la construction


d'une créature artificielle est contraint d'affirmer dans le même
temps qu'il a réglé d'abord ce point majeur: la connaissance du
secret de fabrication de l'humain. Nous devons donc bien, pour les
comprendre, oublier les créatures en tant que telles, et voir d'abord
en elles le miroir des représentations de l'homme dont les socié-
tés humaines sont porteuses. Là sans doute réside leur véritable
signification, car, à travers elles, l'homme se contemple et tente de
discerner les contours exacts de son humanité.
Le fait que certaines histoires se concluent par une métamor-
phose de la créature en un homme naturel nous indique que les
auteurs de ces récits ont une claire conscience que c'est bien la
saisie de l'humain que permet en dernière instance la mise en
scène de la créature. Pinocchio finit en effet par devenir un véri-
table petit garçon, de la même façon que Galatée devient une vraie
femme. A contrario, la créature du D' Frankenstein va échouer
malgré ses efforts, à parvenir à une telle humanité, et va, de ce fait
- et de ce fait seulement-, devenir un monstre meurtrier. Le détour
que constitue l'exotisme apparent nous ramène en fait au modèle
humain. Comme le dit fort justement Dominique Autié à propos
du mannequin, nous rencontrons là « un des principes qui régissent
les plus grandes productions de l'art humain: en déformant
le modèle, en infléchissant les normes imposées par le vivant,
l'artiste en restitue une image plus harmonieuse et de la plus haute
séduction » 1•
Un autre indice du caractère finalement assez secondaire de la
dimension exotique des créatures est que ces dernières ne parlent
jamais une autre langue que celle des hommes. Le langage qui en
général permet la médiation avec les créatures est toujours celui
des humains. Même lorsqu'elles sont muettes, comme certaines
versions du golem, les ordres lui sont transmis en langage humain.
La constance de ce trait essentiel plaide largement en faveur d'un
regard qui s'attarde sur la fonction de métaphore de l'humain que
semblent remplir les créatures artificielles.

1. Dominique Autié, Mannequins, Paris, Catherine Donzel, 1981.

68
La créature, métaphore de l'humain

La représentation de l'humain, via la créature, ne saurait être


précise et fidèle. Celle-ci apparaît d'ailleurs plutôt comme une
métaphore que comme une véritable réplique, construite à l'iden-
tique 1• Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement? La méta-
phore, qui est fondamentalement un passage, est le tissage d'une
correspondance souterraine entre deux mondes, formellement
distincts, mais secrètement réunis. Là est la force, en même temps
que la faiblesse, de ce formidable outil de connaissance qu'est la
métaphore. Dans ce sens, la statue de Galatée n'est pas une femme,
mais une métaphore de femme. Elle en suggère la beauté, placée
ici au rang de qualité essentielle, dans un contexte où la représen-
tation de la femme dans l' Antiquité associe étroitement beauté et
féminité.
Cette remarque pourrait bien entendu être faite à propos de cha-
cune des créatures. Chacune fonctionne comme métaphore de
l'humain et c'est d'ailleurs sans doute pour cela qu'elles sont
différentes les unes des autres et qu'elles empruntent tour à tour
la forme d'une statue, d'un automate ou d'une machine informa-
tionnelle. En somme, la donnée permanente serait que les créatures
artificielles sont tout au long de l'histoire une métaphore de l'hu-
main, tandis que le changement de leur apparence au fil du temps
serait lié au fait qu'elles portent des représentations historique-
ment variables, liées à une culture donnée.

Unfil d'Ariane
Nous pouvons risquer l'hypothèse selon laquelle la créature
artificielle est l'une des voies par lesquelles ce que l'on appellera
ici la « représentation de l'humain » se forme et se diffuse dans la
société. Une société qui, à l'instar de celle du xvme siècle occi-
dental, se représente l'homme comme une machine concevra des
créatures artificielles sous la forme de machines. Ou, en renver-

l. Il faut signaler sur ce point l'apport essentiel du travail de Martine Naegelin, qui a
consacré une partie de ses travaux de doctorat (en cours) à une recherche sur le rôle de
la métaphore cerveau/ordinateur.

69
A l'image del' Homme

sant la proposition, une société qui porte des créatures artificielles


ayant la forme de machines porte en même temps et par l'inter-
médiaire de cette représentation une image de l'homme comme
machine.
Si une telle hypothèse s'avérait valide, cela signifierait qu'à
travers les récits de créatures artificielles nous pouvons suivre, à
livre ouvert, ce que chaque culture nous dit de l'homme. Il ne
s'agira plus, dès lors, d'un motif marginal ou divertissant, fruit
intéressant mais mineur de l'imagination humaine, mais d'un des
grands signes qui nous ouvrent à une meilleure compréhension de
la perception que les sociétés ont d'elles-mêmes.
On voit que derrière la créature, thème assez modeste en surface
et discret quant à son influence réelle, se dissimule peut-être un
ressort fondamental de l'histoire humaine. Les créatures, méta-
phores de l'humain, constituent une manifestation bien lisible et
aisément « décryptable » d'une représentation qui serait diffuse,
d'autant plus discrète qu'elle joue un rôle déterminant dans l 'équi-
libre social et le progrès de la civilisation.
Si l'on admet cette hypothèse forte sur la signification des créa-
tures artificielles, nous devons alors admettre que leur étude ne
relève pas de la simple monographie d'un phénomène culturel, lit-
téraire ou scientifique, isolé par sa modestie même, mais que nous
tenons là un des fils d'Ariane qui nous mènent à une compréhen-
sion plus globale des sociétés. En procédant ainsi, nous voulons
considérer les créatures non comme un épiphénomène, mais bien
comme une disposition centrale pour la culture humaine.
Pourquoi, malgré sa discrétion apparente, ce thème n'occuperait-
il pas une position stratégique dans la genèse et le maintien même
des civilisations ?
3. L'homme en tant que création

De multiples indices nous désignent la question: qu'est-ce


qu'un homme? comme présente au cœur de toutes les cultures. Les
représentations qu'une société se forme de l'homme l'irriguent
dans ses moindres recoins et jouent probablement un rôle d'autant
plus important qu'elles sont souterraines et discrètes. On pourrait
même se demander, bien que cela déborde les frontières de ce
livre, si la naissance de l'humanité n'est pas liée d'une façon ou
d'une autre à l'avènement de la conscience de ces représentations.
L'émergence de l'humain suppose une interrogation de l'homme
sur lui-même qui est peut-être le point de départ de toute culture
en même temps que le fondement du lien social.
Malgré les enjeux importants que recouvre une telle interro-
gation, les réponses qui y sont apportées ne se laissent pas saisir
facilement. Comment une société humaine porte-t-elle cette repré-
sentation anthropologique, ou, autrement dit, quelles sont les voies
par lesquelles ces réponses irriguent la culture ? La représentation
de l'humain est sans doute rarement univoque et entière. Il serait
plus exact de la décrire comme le lieu d'une dispute, au sens fort,
entre différentes conceptions de l'humain, des plus archaïques aux
plus progressistes, des plus religieuses aux plus athées, qui se
mêlent, s'affrontent et s'entrecroisent.
On peut se rappeler à ce sujet qu'au moment où la controverse
théologico-anthropologique de Valladolid était l'occasion, pour
les catholiques espagnols, de se demander si les Indiens avaient
une âme - donc s'ils étaient des hommes-, les mêmes Indiens
71
A l'image de l'Homme

immergeaient pendant de longues périodes des cadavres de


conquistadores, afin de voir s'ils se décomposaient, donc pour
déterminer, là aussi à partir de leurs propres critères culturels, s'ils
étaient des hommes. On se souviendra également des débats ayant
pour objet de déterminer si les femmes avaient une âme, donc si
elles avaient un statut d'humain à part entière.
Ces représentations se déploient plutôt sur le long terme et ne
donnent que peu de prise aux effets de mode. Nul doute qu'elles
ne composent, à l'intérieur de chacun d'entre nous, un objet
complexe et pluriel. Beaucoup d'éléments de la culture humaine
concourent à sa formation. La définition de l'humain n'est pas
qu 'affaire de théorie ou de philosophie. On pourrait même soute-
nir qu'elle ne l'est finalement qu' assez marginalement. Elle est
autant une réalité anthropologique que théorique, une donnée
sociale et quotidienne qu'une discussion intellectuelle. Les discours
savants aussi bien que la littérature ou les savoirs populaires nour-
rissent cette interrogation fondamentale. Mais le sens commun
n'est pas en peine de points de vue sur le sujet, sans doute plus
dominants, pour le pire comme pour le meilleur, que ceux que la
raison propose.

Les enjeux de la représentation de l'humain

Pour qui douterait de l'importance au quotidien de ce que l'on


appelle ici la représentation de l'humain, on rappellera que toute
définition de l'homme qui n'inclut pas tous les hommes porte en
germe l'exclusion et le meurtre. Les modèles racistes, qui ont
émergé au XIXe siècle montrent que les variations dans la réponse
à la question: qu'est-ce qu'un homme?, ont, en retour, des consé-
quences toujours fondamentales sur l'évolution des sociétés
humaines. Là où la représentation civilisée de l'humain est une
représentation englobant tous les hommes, l'idéologie nazie, en
déclarant que« tous les hommes ne sont pas des hommes», c'est-
à-dire en instituant le racisme au cœur de la représentation de
72
L'homme en tant que création

l'humain, apporte une réponse hors limite à cette question fonda-


mentale. La « purification » de la race, surtout lorsqu'elle tente de
se donner des bases légales, n'est rien d'autre qu'une volonté de
faire correspondre exactement les hommes avec la représentation
restreinte que l'on en a, au prix du meurtre, ou de l'illusion,
comme le dit Pierre Legendre, de pouvoir tuer sans être appelé
meurtrier.

Les réponses savantes


La question de la représentation de l'humain peut être appré-
hendée à travers deux axes le long desquels elle se répartit en de
multiples interrogations. C'est le long d'un de ces axes que nous
retrouverons la créature. D'abord un axe diachronique: d'où vient
l'homme, quelle est son origine? Et, à l'autre bout de l'échelle
temporelle, quel est son avenir? Est-il condamné à rester lui-
même ou est-il perfectible? Ensuite un axe synchronique où la
question de l'humain sera posée à travers un jeu de différences :
l'humain se distingue-t-il de l'animal, de la machine? Est-il
plutôt Nature ou Culture? Quelle est sa place parmi les autres
êtres qui composent l'univers ?
Diverses théories ont été candidates, jusqu'à présent, pour four-
nir des réponses à ces grandes questions. Les religions répondent
en général à celle de l'origine. Le texte de la Genèse, dans les reli-
gions du Livre, est une longue réflexion sur ce point précis. En
outre, le texte s'interroge sur la différence synchronique entre
l'homme et les autres êtres créés. Celle-ci est interprétée stricte-
ment dans la tradition religieuse juive, qui fait du respect des
frontières entre les êtres un élément essentiel du respect de l'équi-
libre de l'univers et donc de la création. Adam nomme les autres
êtres vivants, posant ainsi une différence irréductible entre
l'homme et les animaux. Dans cette conception de la création,
l'interdit alimentaire rituel plane sur tous les êtres hybrides (les
animaux qui marchent dans l'eau par exemple), au motif qu'ils
sont impurs puisqu'ils sont en quelque sorte à cheval sur une
frontière. D'une façon générale toutes les religions du Livre sont
73
A l'image del' Homme

étroitement associées à l'idée selon laquelle l'humain est une


créature de Dieu, dotée de devoirs envers son créateur.
Partiellement en concurrence avec les conceptions religieuses,
l'anthropologie renouvelle, depuis le XIXe siècle, les interrogations
sur l'origine, notamment lorsqu'elle définit l'homme comme la
suite de l'animal dans le grand mouvement de l'évolution.
L'absence récurrente du fameux chaînon manquant laisse toutefois
ouverte cette question de l'origine. Issues de l'anthropologie
moderne, certaines réflexions sur les distinctions entre l'humain et
l'animal sont aussi une manière de poser cette question sous la
forme d'une différence synchronique. Quelle continuité existe-
t-il avec les mammifères supérieurs? L'homme, pour certains,
n'aurait plus le monopole de }'humain, puisque l'on accorderait à
certains animaux supérieurs, comme le chimpanzé ou le dauphin,
certaines des qualités de l'Homo sapiens érigées du coup comme
essentielles, comme la possession d'une intelligence ou d'un
langage symbolique. On sait que l'écologie radicale postule une
telle continuité là où d'autres théories, en faisant de la parole (et
non la «communication») le seuil de l'univers humain, l'isolent
radicalement du reste de la nature 1• Les frontières sont mouvantes
et leur déplacement est un des enjeux des conflits internes qui
animent et nourrissent la représentation de l'humain.
A l'autre bout de l'axe temporel, les spéculations sur l'avenir de
l'homme sont le lieu d'une interrogation sur sa définition :
l'homme est-il perfectible ou bien sa nature initiale le contraint-elle
à une sorte de répétition de ses données originelles ? La question
de la perfectibilité de l'homme, c'est-à-dire celle de son devenir,
est prise en compte à la fois par le discours politique et par la créa-
tivité technique. Dans ce sens, pas de citoyen grec sans l'idée qu'il
se distingue fondamentalement des barbares. Pas de rapports
sociaux féodaux sans représentation de l'homme comme« sujet».
Pas de projet social et politique dans la philosophie des Lumières,
au xvme siècle, qui ne discute la représentation de l'humain
comme naturellement bon et potentiellement libre. Pas de Révo-

1. Voir par exemple Georges Gusdorf, La Parole, Paris, PUF, 1952.

74
L'homme en tant que création

lution française, ni de révolution tout court sans la représentation


d'un « homme nouveau» à construire (ou à retrouver, pour les
révolutions conservatrices).
Toutes les grandes théories politiques s'appuient sur une repré-
sentation de l'homme. Beaucoup de projets politiques, depuis
Platon et sa République, indiquent une direction pour l'homme,
dans le sens d'un changement social radical. Les théories nationa-
listes et identitaires du XIXe siècle renvoient quant à elles l'image
d'un homme attaché à ses racines, à sa langue, à son sang et à sa
terre d'origine, en somme d'un futur qui restituerait pleinement le
passé « ethnique ».
De fait, tous les grands mythes, toutes les grandes théories, tous
les récits qui ont contribué à structurer les sociétés humaines ont
comme fondement une définition de l'homme. L'héritage huma-
niste de la Renaissance, par exemple, était arc-bouté sur une
conception de l'homme comme mesure de toute chose et donc
placé au centre du monde. Les théories de René Descartes et Julien
Offroy de La Mettrie voyaient en lui une sorte de machine
perfectionnée. Les théories de Sigmund Freud contenaient une
représentation forte de l'humain, qui s'est largement diffusée dans
la culture contemporaine: un homme dirigé de l'intérieur, par des
forces qui lui échappent en partie, localisées dans l'inconscient, et
dont l'accès ne peut être qu'indirect, par le biais du symptôme, du
rêve ou du lapsus.
Dans un autre domaine, les sciences et les techniques - notam-
ment médicales - sont elles aussi candidates à un perfectionne-
ment de l'homme afin de le rendre indemne des maladies, voire de
la mort. Les biotechnologies et le génie génétique ne proposent
rien moins que de modifier le capital initial de l'humain pour, en
quelque sorte, redéfinir son corps et son esprit. La représentation
de l'humain est ici celle d'un être modifiable et modelable à merci,
sans autre limitation que celle du savoir mis en œuvre 1•

1. Voir à ce sujet les travaux, très documentés, de David Lebreton, notamment


Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990.

75
A l'image de l'Homme

Un objet mixte
C'est dans cet ensemble complexe qu'il faut sans doute situer la
représentation de l'humain que portent les créatures artificielles.
Le récit de la création d'un être à l'image de l'homme occupe dans
ce dispositif social et culturel une place originale. Il est souvent
présent à la fois dans le discours savant et dans l'imagination
populaire, qui se nourrit fréquemment de ce sujet. Toutes les créa-
tures artificielles ont été en effet des créatures peuplant l'imagi-
naire quotidien, que l'on pense aux statues animées, aux automates
ou au monstre du or Frankenstein. Ces récits sont à la fois point
de passage, dans les deux sens, du savant au populaire, et synthèse
des points de vue. La créature est l'occasion d'une mise en scène
du savoir savant au sein du savoir populaire, mais elle est aussi
le relais de questions populaires dans le monde savant. Son évoca-
tion a servi à construire une certaine image du savant, qu'elle soit
positive ou négative.
Il n'est bien sûr pas question de soutenir que les récits qui par-
lent d'une image de l'homme seraient le seul canal par lequel la
représentation de l'humain se formerait dans notre société. La
théologie, l'idéologie et la théorie, qui précisément trouvent à
s'incarner dans ces récits, y ont également leur part. A un autre titre,
la rumeur populaire est prompte à attribuer ou à retirer la qualité
d'humain à certains et à en désigner les contours. Mais nous avons
sans doute affaire, avec la créature artificielle, à un des miroirs pri-
vilégiés qu'une société se donne pour se représenter ses membres
sur un plan fondamental. Aussi n'est-il pas étonnant que les récits
dans ce domaine se déploient au sein de l'activité humaine la plus
légitime de chaque époque.
La créature artificielle s'est incarnée au sein de la religion tant
que celle-ci a constitué l'horizon intellectuel dominant. Elle a
investi les techniques comme support dès la Renaissance, puis, au
XIXe siècle, la littérature, dont on sait l'emprise qu'elle exerça sur
les consciences. La science moderne enfin accueille aujourd'hui ce
récit, dans ce que l'on nomme l'intelligence artificielle. Nul doute
76
L'homme en tant que création

que la créature trouvera demain à s'incarner ailleurs, quand ce der-


nier support se sera essoufflé dans sa capacité à porter à travers elle
une représentation de l'humain. Cette grande adaptabilité du récit,
sa capacité à se fondre dans des supports si différents, tendrait à
accréditer l'hypothèse que la créature comme métaphore porte
bien, en tout lieu et en tout temps, une représentation de l'humain
dont la portée dépasse largement le cadre du seul récit pour lui-
même ou du support dans lequel il trouve provisoirement un
accueil. Le thème de la créature artificielle se présente ainsi
comme un objet de recherche mixte, être lui-même hybride, qui est
formé d'un récit structuré et d'un support, mythique, littéraire ou
scientifique, de ce récit.
Cette hypothèse nous permet de retourner à notre corpus autour
des créatures artificielles avec un autre regard, moins soucieux
comme nous l'avons dit, d'exotisme, moins soucieux de la forme
et de la facture du miroir que de l'image qu'il reflète, mais plus
curieux de culture humaine. Ainsi recadrée, la question qui se pose
dès lors est celle du contenu de la représentation que portent les
créatures artificielles. On remarquera dans un premier temps qu'il
existe une signification commune à toutes les créatures, mais
aussi, dans un deuxième temps, que ce paradigme a subi des varia-
tions historiques importantes à travers les deux millénaires qui
viennent de s'écouler. Aussi est-il nécessaire, avant de faire le
point de façon détaillée, dans les chapitres suivants, sur l'image de
l'homme qui s'est déposée au cœur des sciences contemporaines,
d'examiner quelques traits caractérisant le passé sous cet angle.

Le paradigme d'un être créé

Le trait commun à toutes les créatures, celui dont la signification


dépasse le caractère factuel de tous les récits, est sans doute l'iden-
tification qu'elles supposent entre l'être et la création, entre la
nature de leur être et le fait qu'elles ont été créées. Il n'y a pas,
pour elles, d'existence en dehors de l'acte de création qui les a fait

77
A l'image del' Homme

venir au monde. Ce point, qui apparaît comme tout à fait fonda-


mental, va conditionner toute l'histoire des créatures et de leur
signification. A cela il faut ajouter le caractère dual de cet être,
qui est à la fois matière et esprit. La créature est toujours, comme
nous l'avons vu, l'objet d'un double mouvement de création. D'un
côté, elle a une forme matérielle qui est façonnée par l'homme, de
l'autre, elle tient son esprit d'une intervention extérieure, qu'il
s'agisse de Dieu, du savoir scientifique ou de tout autre facteur.
Quelles que soient les réponses qui ont été apportées à la ques-
tion de l'origine de cette création, le paradigme d'un tel être, à la
fois créé et dual, semble intangible à travers l'histoire. Sil' on suit
notre hypothèse, puisque la créature artificielle est à l'image
de l'homme, elle est ici le miroir d'un homme que l'on se repré-
sente comme lui aussi créé, et doublement doté d'une matière et
d'un esprit.
L'ébranlement contemporain des conceptions religieuses qui
avaient dominé l'imaginaire occidental pendant des siècles a
certes fait trembler sur son socle la vision de l'homme comme
créature de Dieu. Mais celle-ci n'est qu'une variante d'une pro-
blématique plus vaste, car cet ébranlement n'a pas fait disparaître
l'idée selon laquelle l'homme est un être créé. Nous verrons que
cette conception nourrit les représentations les plus contempo-
raines et que la science elle-même n'a pu s'en détacher.
Il faut souligner l'originalité de cette représentation, même si,
par un effet ethnocentrique, elle peut paraître à la plupart d'entre
nous familière et évidente. Rien n'indique que l'être doive être
associé automatiquement à l'idée d'une création, et surtout pas
en termes de fabrication. A titre de contrepoint, on citera, par
exemple, les mythes des Indiens de la côte nord-ouest de l 'Amé-
rique du Nord, pour qui la venue au monde de l'humain est liée
au récit mythique du corbeau ouvrant avec son bec le coquil-
lage contenant l'homme, qui est donc, dans cette perspective,
« toujours déjà là». Ce cas, comme d'autres, nous montre que
la représentation de l'humain comme être créé n'est ni évidente,
ni universelle. Elle a sans doute constitué en son temps une nou-
veauté historique dans l'aire occidentale.

78
L'homme en tant que création

Comment s'est-elle formée? Pour comprendre l'émergence de


ce paradigme, il faut remonter, au-delà du moment de sa formation,
aux héritages de conceptions plus anciennes, dont il est probable-
ment la synthèse. On peut ainsi discerner un jeu d'influence entre
plusieurs sources antérieures distinctes, mais qui vont rapidement
fusionner dans un idéal potentiellement compatible avec toutes
les cultures du bassin méditerranéen. Trois sources principales
semblent converger, vers le I'" siècle après J.-C., pour former le récit
des premières créatures artificielles, Galatée et le golem de la
période talmudique. A travers elles se met en place la représenta-
tion de l'homme comme créé en même temps qu'une conception
dualiste de la création. Pour plusieurs auteurs, dont John Cohen, le
thème de la créature artificielle est déjà présent dans ces traditions
anciennes, datant des millénaires qui ont précédé l'ère chrétienne.

Les trois sources


L'idée de construire des êtres artificiels à l'image de l'homme
s'inscrit dans le prolongement des pratiques qui consistaient à
construire des statues ou des représentations figurées d'une divi-
nité. Autant ce dernier motif semble bien remonter loin dans le
temps, autant, comme nous l'avons vu, la créature artificielle,
stricto sensu, est d'apparition plus récente. On peut faire l'hypo-
thèse que l'on est passé de la croyance dans le fait qu'une statue
puisse posséder l'esprit d'un dieu à l'idée d'une statue créée par
l'homme et porteuse d'humanité. Dans cette perspective, l'émer-
gence du thème de la créature artificielle peut être rapporté à trois
aires culturelles et géographiques distinctes.
L' Antiquité égyptienne est prolixe en statues dotées d'une vie
spirituelle, de l'âme d'un dieu ou même d'un mortel. Parallèlement,
les premiers textes de la Bible sont l'occasion d'une réflexion, en
partie normative, sur les idoles, mais surtout sur l'humain comme
créature façonnée à son image par un Dieu unique. Cette concep-
tion va porter en creux la possibilité pour l'homme de se penser à
son tour comme créateur d'une vie similaire. Enfin l' Antiquité
gréco-romaine est familière des légendes mythologiques mettant

79
A l'image de l'Homme

en scène des créatures artificielles, statues animées et autres


servantes d'or. La synthèse de ces trois conceptions va nourrir le
nouveau paradigme qui voit l'homme comme un être créé.

Les statues égyptiennes


Selon les croyances égyptiennes antiques, l'être humain, à sa
mort, continuait à vivre à travers son double, le ka, souvent atta-
ché à la statue le représentant. Ces statues gardaient les pyramides,
les tombeaux, ou même intervenaient plus directement dans la
vie sociale et politique, en annonçant des prophéties ou en dési-
gnant le nouveau roi. Certaines de ces statues étaient simplement
animées, d'autres parlaient. Gaston Maspéro I insiste bien sur le
fait qu'il ne s'agit pas seulement de légendes, mais que les statues
pouvaient réellement se mouvoir ou émettre des sons. Les Égyp-
tiens avaient en effet conçu des systèmes mécaniques ingénieux
afin de mettre Ln mouvement des corps apparemment inanimés.
De la même façon, ils provoquaient l'ouverture dl! certaines portes
de temples.
Les fouiJles ont permis d~ rctf<'uver les mécanismes de certaines
de ces statues: des articulations de membres, ainsi que des cavi-
tés dans la tête permettant de faire passer des sons émis par une
personne dissimulée derrière la statue. On ne peut dire pour autant
qu'il s'agit de supercheries pures et simples. Les prêtres qui mani-
pulaient ces statues jouaient le rôle d'intermédiaires reconnus
entre les dieux et le peuple. Les artifices auxquels ils se livraient
n'étaient pas réellement dissimulés et étaient connus des fidèles.
Pour eux, la statue gardait pourtant son existence spirituelle et ses
prédictions étaient la parole des dieux.
Gaston Maspéro décrit les conceptions religieuses qui entourent
ces statues comme distinguant clairement entre le corps, de pierre,
de métal ou de bois (Samou) et le double divin qui s'incarnait en
lui (kôou). Cette conception dualiste se retrouvera dans la plupart

1. Gaston Maspéro, Le Double et les statues prophétiques, Bibliothèque égyptolo-


gique, t. 1 : Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes, Paris, E. Leroux, 1893.

80
L'homme en tant que création

des créatures artificielles ultérieures : un corps, en général entiè-


rement façonné par l'homme, et un principe de vie qui peut être
retiré du corps où il a été mis. Ainsi le golem, être façonné dans la
glaise, restera inanimé tant que la formule magique ne lui donnera
pas la vie. La croyance dans le fait qu'une statue peut être animée
et douée de vie ne peut pas ne pas avoir profondément influencé
les conceptions ultérieures dans la mesure où elles tissent
une représentation du monde dans laquelle les hommes - et les
animaux, bien sûr - ne sont pas les seuls porteurs de la vie. Il y a,
de ce point de vue, une continuité certaine entre l'héritage dualiste
égyptien et les conceptions ultérieures. La différence essentielle
réside toutefois dans le fait qu'il s'agit de l'esprit d'un dieu, là où
la créature artificielle aura une originalité existentielle propre.
Il faudrait, dans cette direction, s'interroger plus avant sur le
rapport que l'animisme entretiendrait avec plusieurs variantes des
récits de créatures artificielles. Cette croyance voit en effet dans
certains phénomènes naturels ou dans certains éléments de matière
inanimée des lieux dans lesquels l'âme peut trouver refuge. On
retrouvera ce motif dans l'histoire de Pinocchio : la vie est déjà
présente dans le bout de bois dont l'artisan va faire un pantin. Peut-
être l'animisme a-t-il joué un rôle important et plus ancien dans
l'émergence de l'idée selon laquelle une âme (un souffle de vie)
pouvait se glisser dans un corps à l'image d'un homme, au point de
doter cet ensemble d'une existence propre, ni divine, ni humaine.

Le texte de la Bible
L'émergence de la créature artificielle est indissociable histori-
quement des traditions de réflexion sur la naissance de l'homme
et de l'univers. Les récits qui prennent pour objet la genèse
du monde entretiennent tous un rapport, même indirect, avec la
question de la créature. Dans cette perspective, le texte de l'Ancien
Testament est évidemment essentiel. Sa zone d'influence consti-
tue la deuxième aire géographique et culturelle d'où le motif de la
créature artificielle émergera progressivement.
En tant que tel, l'Ancien Testament n'évoque jamais l'existence
81
A l'image de l'Homme

d'une créature équivalente à l'homme et fabriquée par la main de


l'homme. L'influence du texte sur les tentatives ultérieures n'en
est pas moins profonde. Il n'est sans doute pas exagéré de dire que
c'est bien la conception de l'homme comme être à la fois façonné
et rendu vivant par un Dieu unique, telle qu'elle est mise en scène
dans la Bible, qui donnera une des plus vives impulsions au pro-
jet d'une créature artificielle. Le contenu des descriptions, le jeu
des métaphores utilisées et, d'une façon générale, toutes les figures
de langage qui parlent de l'homme seront transférables par la suite
à la créature.
Le rapport de l'Ancien Testament avec des statues qui seraient
douées de vie, notamment les idoles, ne va-t-il pourtant pas nette-
ment dans le sens d'une condamnation sans appel de ces
croyances ? On se souvient, comme exemple connu de cette oppo-
sition à tout lien entre des hommes et des idoles, de l'épisode
dramatique rapporté dans l 'Exode, où le Créateur dialoguant avec
Moïse sur la montagne constate avec colère que le peuple hébreu
a trahi la Loi en cherchant à construire une idole - le fameux
« veau d'or » - pour pouvoir adorer directement et concrètement
la divinité. Le Créateur menace même, à l'occasion de cette tenta-
tive pourtant pieuse dans son intention, d'exterminer le peuple tout
entier, à l'exception de Moïse lui-même. Il faut toute la force de
conviction du prophète pour que la colère divine se calme.
Le fait que cet épisode se situe dans un passage du texte biblique
consacré à la sortie d'Égypte et à l'exode du peuple hébreu
(Exode, 32) nous indique un lien probable entre les pratiques
égyptiennes de culte des statues et la nouvelle loi que les Hébreux
reçoivent en révélation et qui implique justement une rupture
claire et nette sur ce p_ointessentiel. Dans la nouvelle conception
monothéiste, Dieu est irreprésentable et, par voie de conséquence,
tout le rapport à la statuaire change.
On pourrait croire que cette rupture empêche justement l' émer-
gence de toute idée d'une créature artificielle ou d'une statue
animée. Or, paradoxalement, il n'en est rien. Il y a en effet une dif-
férence essentielle entre une statue censée représenter une divinité
et un homme artificiel qui garderait de toute façon une position
82
L'homme en tant que création

«infra-divine» bien distincte de celle d'une idole. La frontière que


l'Ancien Testament fait exister entre ce qui relève du divin et ce
qui relève de l'humain met apparemment du même côté, comme
nous le verrons à propos du golem, l'homme et ses créations.
Par ailleurs, le texte de l'Ancien Testament est riche en références
à l'homme comme ayant été l'objet d'une création, y compris dans
le sens d'une construction. Outre les versets correspondants de la
Genèse, on cite très souvent, dans cette perspective, le psaume 139
et en particulier le verset 16 qui évoque l'homme, « fait dans le
secret» et ayant été « tissé dans une terre profonde», comme
«ébauche» ou «embryon» (traductions habituelles du terme
hébreu golem que l'on trouve une seule fois dans la Bible, à cet
endroit précis). Ce psaume est souvent interprété comme porteur
des conceptions futures sur le golem. Un commentaire du Talmud
décrira plus tard Adam, entre la deuxième et la quatrième heure de
sa vie, comme un golem, matière qui n'a pas encore d'âme 1•
Mais nous devons ici élargir notre point de vue et rechercher,
dans le texte de l'Ancien Testament, les métaphores et les figures
qui ont permis ultérieurement de penser l'existence d'une créature
artificielle. La question est bien de savoir si celle-ci est en effet
contenue comme événement possible, dans un texte qui a eu par la
suite une profonde influence sur la culture occidentale.
Le texte de la Genèse ayant fait de l'homme un être issu maté-
riellement de l'argile, beaucoup de commentaires bibliques utili-
seront le potier comme métaphore non seulement de la création,
mais du rapport de Dieu et de sa créature. Ainsi trouve-t-on, dans
Jérémie 18, 1, 2-3, l'histoire de Dieu demandant au prophète de
« descendre tout de suite chez le potier » afin de faire concrètement
la démonstration selon laquelle les gens d'Israël sont dans la main
de Dieu,« comme l'argile est dans la main du potier>>.
L'homme est bien une création divine qui, en tant que telle, n'a
rien à dire sur l'acte de création dont il a été l'objet. Dans Esaïe 45,
l'homme, assimilé à un« cruchon parmi les cruchons de glaise»,

1. Sanhedrin, 38b. Voir à ce sujet le commentaire de Gershom Scholem, La Kabbale


et sa symbolique, op. cit.

83
A l'image de l'Homme

ne peut pas plus se révolter contre son Créateur qu'une poterie ne


peut se révolter contre l'artisan. Le plus beau texte de ce point de
vue est sans doute Job 10, 8-9, et son adresse à Dieu comme ayant
construit l'homme 1 :
« Tes mains m'ont façonné; elles m'ont fait en unité tout autour;
et tu m'engloutis!
Souviens-toidonc de ce que tu m'as fait d'argile
et que tu me feras retournerà la glèbe. »

La métaphore qui tisse un lien entre les deux actes de création


est au fond ce qui autorise le passage de l'homme créé à l'homme
créateur. Elle contient en creux les gestes ultérieurs des magiciens
et des mystiques qui pétrissent l'argile pour lui donner une forme
humaine tout en cherchant, à travers la reproduction de ce geste
divin, à comprendre, sinon le secret de la création, du moins son
approche.

L' Antiquité gréco-romaine


L' Antiquité gréco-romaine va jouer un rôle important dans
l'émergence du thème de la créature artificielle et donc de celui de
l'homme comme être créé. Les sociétés de cette période connais-
sent bien les statues animées, que Platon décrivait comme « devant
être enchaînées» sous peine de les voir s'échapper. Les mythes
grecs sont largement porteurs de créatures à l'image de l'homme,
obtenues autrement que par le mécanisme de la reproduction
biologique. On retiendra, entre autres exemples, les créatures
d'Héphaïstos et le mythe de Prométhée, récit de genèse grecque,
qui met en scène lui aussi une créature féminine, Pandora. Ces
êtres fantastiques, toutefois, sont créés, comme nous l'avons vu
précédemment, par des dieux et non par des hommes. Il faudra
attendre le façonnage de Galatée par Pygmalion pour qu'appa-
raisse en tant que telle la créature artificielle au sens où nous l'en-
tendons ici, celui de créature façonnée par l'homme à son image.

1. La Bible, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 1290, trad. d'André Chouraqui.

84
L'homme en tant que création

Homère rapporte, dans L'Iliade, qu'Héphaïstos se faisait aider


pour marcher par des êtres créés de toute pièce : « Servantes en
or, mais ressemblant à des vierges vivantes; elles avaient en leur
âme l'intelligence en partage, possédaient aussi la voix et la
vigueur, et tenaient des dieux immortels eux-mêmes leur science
du travail. Elles s'essoufflaient donc en soutenant leur maître 1• »
Dieu technicien, Héphaïstos est aussi l'inventeur d'automates
qui, sans être à l'image de l'homme, reproduisent néanmoins cer-
taines de ses fonctions comme la marche. Ainsi, toujours dans le
même passage de L' /liade, Homère évoque-t-il ces « vingt tré-
pieds, qui devaient trouver place autour du mur de la salle de son
solide palais. Sous chacune de leurs bases, ajoute-t-il, il avait dis-
posé des roulettes d'or, afin qu'ils pussent à son ordre se rendre
d'eux-mêmes à l'assemblée des dieux, et, prodige admirable!
revenir ensuite au sein de sa demeure » 2 •
La femme artificielle qu'Héphaïstos fabrique doit son principe
de vie aux« quatre vents». La matière première, l'argile, est éga-
lement un motif commun aux deux autres aires culturelles. L'acte
de création est comparé à un acte technique, puisque c'est bien au
dieu forgeron que Zeus s'est adressé pour que soit construite
Pandora. Nous sommes malgré tout encore en amont du thème
d'un être artificiel créé par l'homme lui-même, bien que la plupart
des ingrédients soient déjà présents.

Une conception dualiste


Nous retrouvons, dans cette histoire, des éléments déjà rencon-
trés dans la Bible. Les « quatre vents » rappellent le souffle divin
qui donne la vie à Adam dans le texte de la Genèse 2, 7, où Dieu
« insuffle en ses narines haleine de vie » 3• Certaines interprétations
étymologiques font même du mot Adam en hébreu l'abréviation des
noms des quatre points cardinaux 4 • Le texte de l'Ancien Testament
1. Homère, L' lliade, Paris, Albin Michel, 1956, Paris; Livre de Poche, 1972, p. 445.
2. lbid., p. 443 et 444.
3. La Bible, op. cit., p. 20.
4. Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, op. cit., p. 181.

85
A l'image de l'Homme

est nourri en profondeur par cette conception dualiste entre ce qui


relève d'un côté de la poussière, de la matière et, de l'autre, du
souffle de vie, d'origine divine:« S'il ne pensait qu'à lui-même,
s'il concentrait en lui son souffle et son haleine, toute chair expi-
rerait à la fois et l'homme retournerait en poussière», dit à ce sujet
Job 34, 14-15. Même si, en première instance, Dieu est l'auteur de
l'ensemble de la création, tout indique, notamment dans le texte de
la Genèse, l'existence d'une hiérarchie entre la matière et l'esprit.
Adam, même s'il a déjà forme humaine, n'est rien d'autre que de
la poussière tant que Dieu ne lui a pas insufflé la vie.
Il faut noter que la Bible évoque la création d'Adam, avant que
celui-ci ne se sépare en mâle et femelle, comme celle d'une figure
à l'image de Dieu. Il est difficile de ne pas établir un lien avec l'idée
de la création d'un être artificiel comme réplique de l'homme.
L' Antiquité gréco-romaine appuie également ses conceptions
religieuses sur une représentation dualiste de la vie. C'est dans ce
contexte que l'esprit peut venir aux statues et que l 'Antiquité peut
mélanger allégrement les rôles entre statues porteuses de l'esprit
d'un dieu, statues qui doivent la vie à un dieu, ou même« homme-
statue » qui représente un dieu sur terre et dont il est censé porter
l'esprit. Plutarque parle à ce sujet des flamines, qui sont une
variété de prêtres romains, comme de « statues vivantes et
saintes». Georges Dumézil les qualifie de« bout sensible, humain,
d'un faisceau de corrélations mystiques dont l'autre bout est dans
la souveraineté et dans le ciel de Jupiter» 1•
John Scheid remarque à ce sujet que l'existence de ce type de
prêtres, qui n'ont d'ailleurs aucune fonction sacerdotale et dont le
rôle est d'assurer, au sein de la société des hommes, la présence
concrète d'un dieu, « peut expliquer l'absence de statues cultuelles
avant le vf siècle avant notre ère : quel besoin y a-t-il d'une statue
d'un dieu quand celui-ci possède un flamine » 2 • Le mot latin
flamen, inis a d'ailleurs un autre sens, sans doute premier, celui
de « souffle».

1. Georges Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p. 553.


2. John Scheid, Religion et piété à Rome, Paris, La Découverte, 1985.

86
L'homme en tant que création

Dans ce sens on comprend mieux l'histoire de Galatée et Pyg-


malion, dont l'une des interprétations nous dit que Galatée était
en fait Aphrodite elle-même, présente par l'intermédiaire d'une de
ses prêtresses servantes. Remarquons que dans l'histoire d'Ovide,
Galatée ne garde rien de cette origine divine, car elle devient
« comme une vraie femme ». Le sacré, en l'occurrence, ne reste
attaché à ses pas que dans la mesure où il représente la marque de
l'intervention divine dans la matière façonnée par l'homme.
Les premiers récits qui évoquent le golem ont également une
tonalité dualiste. Concrètement, le rabbin, après avoir façonné la
créature, doit, pour lui donner la vie, poser sur son front trois
lettres en hébreu :
[Ir
(emeth)
Ces lettres sacrées, qui forment le mot qui signifie vérité,
doivent être accompagnées des formules appropriées pour donner
son souffle de vie à créature de glaise qui, autrement, resterait
inanimée. Ainsi que le résume Gershom Scholem : « Le robot de
rabbin Loew était fait d'argile et avait reçu une sorte de vie qui lui
avait été infusée grâce à la concentration d'esprit du rabbin ( ... )
après avoir procédé à toutes les opérations nécessaires pour ériger
son golem, le rabbin mit pour terminer dans la bouche de celui-ci
une feuille de papier portant le Nom mystérieux et ineffable de
Dieu.»
Plusieurs textes anciens sont en effet sans équivoque sur la pré-
sence d'un tel dualisme: le texte de Juda le Pieux de Spire (mort
à Ratisbonne en 1217), le commentaire d'Elasar de Worms et un
écrit kabbalistique du début du XIIIe siècle, attribué à Juda ben
Bathyra. Ce dernier évoque les principes kabbalistiques de la
combinaison, de la synthèse et de la formation des mots, grâce
auxquels, ils créèrent un homme qui portait écrit sur son front le
texte : I H V H Elohim Emeth.

87
Al' image del' Homme

De l'intervention divine à la maîtrise de la création

Depuis l'émergence des deux premiers récits qui les portent,


les créatures artificielles incarnent donc cette représentation d'un
être à la fois créé et dual, au sens où il est formé d'un alliage de
deux couches distinctes, matière et esprit. Une fois reconnu ce
paradigme de base et son caractère permanent, il est possible de
distinguer, plus finement, des variations historiques. Ce sont ces
variations qui expliquent en grande partie les formes différentes
prises par les créatures tout au long de leur histoire.
On distinguera deux types de variations possibles. La première
concerne la forme qui est donnée, dans le processus de fabrication
lui-même, à la créature. Galatée par exemple est l'image de la
beauté féminine. Cette forme exprime le plus souvent un trait
humain particulier, ainsi mis en avant comme représentatif d'une
qualité essentielle, comme la beauté (Galatée), le mouvement (les
automates), l'intelligence (l'ordinateur). La deuxième variation,
sans doute plus déterminante, concerne la nature de l'intervention
externe qui va donner l'autonomie à la créature et qui est donc
assimilée, par translation, à la nature de l'intervention qui fait de
l'homme un humain.
D'où vient l'autonomie de la créature? D'où vient qu'à un
moment donné celle-ci développe une vie propre ? Les récits qui
sont analysés ici apportent de multiples réponses. Il est toutefois
possible de les regrouper en trois grandes catégories, que nous
allons examiner successivement. Il y a d'abord l'intervention
divine qui, appelée par l'homme, permet à la créature de prendre
son essor. Mais on va assister rapidement à une laïcisation de cette
intervention. Le savoir scientifique constituera, surtout du xvne
au début du xxe siècle, le ressort de cette intervention. Au
xxe siècle, avec l'informatique et l'intelligence artificielle, le
savoir sera départi de cette capacité et l'on verra naître l'idée d'un
être informationnel susceptible d'apprendre et de s'organiser. A
ces trois grandes modalités de vie de la créature correspondent
88
L'homme en tant que création

évidemment des représentations de l'humain bien distinctes dans


les sociétés de chacune des époques considérées. La première
modalité correspond au parcours de quelques siècles fait par la
créature au sein de la pensée religieuse, la seconde, qui prend son
essor à la Renaissance, à son passage dans l'univers des tech-
niques en pleine expansion à partir de cette époque. Nous exami-
nons rapidement ces deux premières modalités d'intervention
pour consacrer, plus longuement, les deux chapitres suivants au
xxe siècle et à l'intelligence artificielle.

Créature de Dieu
Un certain parallélisme s'impose entre les représentations domi-
nantes de l'homme comme créature de Dieu, dotée de droits et de
devoirs, telles qu'elles sont répandues dans les premiers siècles de
l'ère chrétienne, et les récits d'êtres artificiels comme objets d'un
processus de création divine. Certes, c'est l'homme qui les ima-
gine, les façonne, appelle la vie sur elles, mais cette vie va leur
venir d'une intervention explicitement divine.
La période du Moyen Age s'avérera sans doute plus critique
pour toutes les tentatives de voir dans la matière inerte un support
possible pour une création artificielle. L'avancée massive du chris-
tianisme va se faire, dans un premier temps, en opposition avec
toutes les pratiques religieuses païennes héritées de l 'Antiquité.
Ainsi assistera-t-on à une lutte acharnée contre les cultes rendus
aux statues censées porter en elles l'esprit de telle ou telle divinité.
Dès la fin de l'Empire, on signale des actions de ce type, par
exemple celle de l'évêque Porphyrius, nommé à Gaza, dont l'un
des premiers gestes fut, justement, la destruction de la statue
dédiée au culte local d'Aphrodite. Les destructions de statues
furent nombreuses par la suite, à cause de la tradition dont elles
étaient porteuses et qui les rattachait au vieux continent des statues
animées. Le fait que l'Église chrétienne soit, après coup, revenue
à une certaine forme de paganisme par le biais de l'adoration de
représentations de saints, de la Vierge, ou du Christ, montre bien
la difficulté d'une rupture complète.
89
A l'image del' Homme

La croyance populaire en la vie des statues semble être restée


vivace, même si elle a été dédiée principalement aux figures reli-
gieuses. Le fond des croyances égyptiennes avait soutenu tout au
long de l'Antiquité l'espoir dans la création par l'homme d'une
statue à son image et dotée d'un esprit. De la même façon, le chris-
tianisme, dans sa volonté affichée de ne pas se détacher complè-
tement de certaines formes de cultures populaires, a sans doute
contribué à maintenir vivant ce motif dans son aire d'influence.
L'Église, faute de pouvoir expulser des perceptions populaires
les anciennes idoles, les transforma pour la plupart en créatures
démoniaques. Les cultes d'Aphrodite, notamment, furent recadrés
comme autant d'apologie de la lubricité qui ne pouvaient avoir été
fomentés et inspirés que par le diable en personne. Le thème de la
créature artificielle diabolique et monstrueuse, inconnu apparem-
ment dans l 'Antiquité, fait donc irruption au sein de la pensée reli-
gieuse. Il connaîtra une véritable résurgence au XIXe siècle, sous la
forme des créatures monstrueuses.
Le judaïsme paraît quant à lui se tenir à l'écart de cette diaboli-
sation, tout en continuant à porter, ardemment, une réflexion sur la
création. Le récit du golem en particulier va stimuler la conscience
juive, mais sous une forme qui, à partir de la Renaissance, s'éloi-
gnera petit à petit des pratiques magiques qui avaient caractérisé
la période talmudique. La créature s'est échappée en effet des
cercles d'érudits mystiques pour nourrir des légendes populaires
où elle se voit attribuer des fonctions plus sociales que religieuses.
Il ressort de l'ensemble de cette période une adéquation presque
parfaite entre la représentation del 'humain comme être créé, sujet
de Dieu, et la croyance à la fois populaire et savante en la possible
existence de créatures à l'image de l'homme, sur lesquelles ce der-
nier a appelé l'intervention divine. Dieu, dans cette perspective, est
aussi bien l'auteur des hommes que des créatures. Celles-ci consti-
tuent donc une preuve indirecte, un miroir mythique, del 'idée que
l'homme est une création de Dieu.

90
L'homme en tant que création

L'automate,figure de l'humain
Pendant toute cette période, l'automate va prendre son essor. Il
faudra cependant attendre la Renaissance pour que l'histoire de
ces dispositifs, proprement techniques, rejoigne celle, lourdement
chargée de signification, des créatures artificielles. La figure de
l'automate est ancienne. L'idée d'une reproduction mécanique de
l'humain, ou du moins de son apparence, est déjà présente dans
L' lliade, où Héphaïstos forge des créatures à l'image del 'homme.
Certains principes techniques sont connus dès l 'Antiquité, comme
celui de la rétroaction, mis en œuvre dans les horloges à eau (les
clepsydres) 1• Ils permettront la réalisation de théâtres d'automates
dans lesquels prendront place des figurines humaines. Héron
d'Alexandrie décrit ainsi l'effet d'un tel théâtre anthropomorphe:
« On installe l'appareil automatique en un lieu déterminé dont on
s'éloigne incontinent. Peu d'instants après, le théâtre se met en
marche jusqu'à un certain endroit, où il s'arrête. Alors l'autel placé
en avant de Bacchus s'allume, et, en même temps, du lait ou de
l'eau jaillissent de son thyrse, tandis que sa coupe répand du vin
sur la patère. Les quatre faces du soubassement se ceignent de cou-
ronnes, et au bruit des tambours et des cymbales, les bacchantes
dansent en rond autour de l'édicule. Bientôt le bruit ayant cessé,
Bacchus et la Victoire, debout au sommet de la tourelle, font
ensemble volte-face. L'autel, situé derrière le dieu, se trouve alors
amené et s'allume à son tour. Nouvel épanchement du thyrse et de
la coupe ; nouvelle ronde des bacchantes au bruit des cymbales et
tambours. La danse achevée, le théâtre revient à sa station pre-
mière. Ainsi finit l'apothéose 2 • »
Héron d'Alexandrie, dont les ouvrages ont pu être conservés
à travers des traductions de l'arabe, met ainsi au point de nom-
breuses machineries scéniques utilisant les poulies, l'eau, le feu, et

1. Philippe Breton, Histoire de l'informatique, Le Seuil, coll. « Points Sciences»,


1990.
2. Héron d'Alexandrie, Traité des automates.

91
A l'image de l'Homme

où des sujets humains ou animaux sont en mouvement. Il semble


avoir été un disciple de Ktésibios qui avait mis au point une clep-
sydre comportant des oiseaux chanteurs et un orgue hydraulique.
Ces techniques très perfectionnées ont apparemment peu pro-
gressé pendant plusieurs siècles. Elles se répandent dans le monde
arabe en particulier. Les IXeet xe siècles sont connus pour les auto-
mates byzantins, en particulier de remarquables oiseaux méca-
niques chantant et des fontaines animées.
Les premières traces d'automates apparaissent en Europe seu-
lement à la fin du Moyen Age. Les premières figures d'hommes
artificiels se manifestent sous la forme de jacquemarts édifiés dans
les églises ou leurs clochers à partir du x1f siècle.
On aurait peut-être tort de voir trop rapidement dans cette his-
toire des automates anthropomorphes la trace d'un projet initial de
créature artificielle, au sens où nous l'entendons ici. L'hypothèse
serait pourtant séduisante. Elle ferait de la technique la matrice
première du désir d'imiter et de reproduire artificiellement
l'homme. Héphaïstos, le dieu technicien, deviendrait ainsi le père
spirituel de cette tradition. Capté un moment par la religion, la
volonté de connaître l'homme retournerait, à partir de la Renais-
sance et du xvne siècle, dans l'univers « naturel » qui l'a vu naître.
Les grandes analogies utilisées dans les textes sacrés pour décrire
la création comme l'acte d'un artisan seraient un argument de plus
dans cette hypothèse. Tout nous ramènerait, d'emblée, au monde
de la technique.
Cette hypothèse se heurte à deux objections majeures. La pre-
mière est que les réalisations concrètes d'automates, dans l' Anti-
quité, ne se superposent jamais à un projet d'homme artificiel (il
faudra pour cela attendre le xvne siècle). La seconde objection est
que les créatures artificielles seront, jusqu'à la même période,
toutes et toujours sous le contrôle d'une conception dualiste. René
Descartes rend bien compte de la rupture qui s'opère alors, lorsqu'il
annonce, dans le Traité des passions (article 6), « que la mort
n'arrive jamais par la faute de l'âme mais seulement parce que quel-
qu'une des différentes parties du corps se corrompt ; et jugeons que
le corps d'un homme vivant diffère autant de celui qui est mort que
92
L'homme en tant que création

fait une montre ou autre automate (c'est-à-dire autre machine se


mouvant elle-même) lorsqu'elle est montée et qu'elle a en soi le
principe corporel des mouvements pour lesquels elle est instituée,
avec tout ce qui est requis pour son action, et la même montre ou
autre machine lorsqu'elle est rompue et que le principe de son
mouvement cesse d'agir». Julien Offroy de La Mettrie, pour qui
« l'âme n'est qu'un vain terme», poussera un peu plus tard la
représentation à son extrême avec la théorie del 'homme-machine.
Cette théorie jouera un rôle particulièrement structurant dans les
perceptions de l'homme qui s'imposent alors aux milieux intel-
lectuels et savants, malgré la forte résistance des Églises.

Créature de la science
Le nouvel état d'esprit qui apparaît à la Renaissance, l'émergence
d'une technique et d'une science renouvelée vont contribuer à
laïciser le thème de la créature, qui fonctionnera ainsi comme le
reflet des nouvelles conceptions. L'homme façonne les créatures
à partir d'un matériau de base. Son projet est toujours le même:
obtenir un être à son image. Il est cependant moins question de sai-
sir la beauté ou encore une stricte réplique anthropomorphe,
comme dans le cas du golem, que cette autre qualité essentielle, le
mouvement, notamment mécanique et machinal (dans un sens qui
n'est pas encore péjoratif). Et, surtout, l'instance qui va donner vie
à la créature change. Il n'est plus question d'intervention divine.
Celle-ci va être remplacée par le savoir scientifique.
On distinguera deux moments essentiels de ce procès de laïci-
sation. De la Renaissance jusqu'à la fin du xvmesiècle, le projet
d'une créature artificielle est associé au pouvoir croissant et béné-
fique de l'homme sur la Nature. A partir du début du x1xesiècle
et à travers la vague littéraire qui met en scène des créatures
monstrueuses, ce projet va être assimilé à l'insupportable préten-
tion de l'homme à se substituer, à travers la science, à la création.
C'est à cette époque que la créature artificielle devient une figure
négative, qui sert de support à une remise en question, essen-
tiellement romantique, de la science. Derrière ces débats se profile
93
A l'image de l'Homme

une discussion fondamentale qui agitera tout le XIXe siècle au sujet


de la représentation de l'humain. Si celui-ci n'est plus le produit
d'une création divine, alors qui est-il?

La laïcisation du golem
Dès la Renaissance, l'histoire du golem quitte le terrain des pra-
tiques mystiques sur lequel il était cantonné jusque-là pour devenir
un objet de légendes populaires. Le nouveau golem a une vie propre
qui s'inscrit dans la durée, là où la créature des dévots retournait
immédiatement à la poussière, et servait plutôt, d'après Gershom
Scholem, « à désigner le rang de l'adepte comme celui d'un créa-
teur». Le thème du golem perd donc sa pureté judaïque originelle,
tout en gagnant une vigueur et une signification nouvelles.
A partir de la Renaissance, mais surtout du xvne et du
xvmesiècle, l'histoire du golem va s'organiser autour de l'imagi-
naire del' automate. Une stricte équivalence va alors s'opérer entre
l'homme comme machine et la machine comme porteuse d'une
représentation de l'humain. Les pratiques magiques, les prières à
la divinité en vue d'appeler la vie sur un corps de glaise vont alors
cesser. La science moderne est censée fournir désormais, avec
Galilée, René Descartes et Antoine Lavoisier, une compréhension
extensive des ressorts de la vie. Pour les mécaniciens la vie est
contenue dans le mouvement. La créature va porter la marque de
cette nouvelle conception, qui fait de la machine le centre de t-out.
La plupart des récits dans ce domaine vont désormais tenir pour
possible que le secret de la création est maîtrisé, soit pour s'en
réjouir et se jeter au travail (ce sera le cas de Jacques de
Vaucanson), soit pour y voir là le symbole de la dégradation de
l'humain, comme les auteurs influencés par la pensée romantique.
L'homme dans cette perspective est toujours un être créé, mais la
porte est ouverte à ce qu'il soit une créature de la science plutôt
qu'une créature divine. Ces deux modalités de représentation
entrent alors en concurrence et le thème de la créature sert à nour-
rir la discussion sur la mort de Dieu et l'homme comme enjeu
du savoir.

94
L'homme en tant que création

La maîtrise de la création
L'automate, en tant qu'être artificiel, est créé de toutes pièces,
mais, n'ayant pas d'âme, il renvoie du même coup à un redoutable
problème : il faut bien en effet maintenant expliquer le mécanisme
de la création puisque l'on affirme pouvoir s'en rendre maître. La
laïcisation de la créature - et, parallèlement, de l'homme - sup-
pose un formidable projet de maîtrise del' ensemble du processus.
C'est ce point essentiel, nous allons le voir, qui va rapidement
rendre obsolète la double assimilation de l'homme et de la créature
à une simple machine.
Remarquons d'abord que l'automate du siècle des Lumières doit
cacher son mécanisme pour produire son effet en tant que créature.
Comme le soulignent très justement Alfred Chapuis et Edmond
Droz: « P. Jaquet-Droz et ses collaborateurs ont voulu que leur
automate possédât toutes les apparences d'un être humain. A cette
époque-là, il s'agissait, non pas d'exhiber un mécanisme de haute
valeur, mais de présenter un être artificiel mystérieux, un androïde.
C'est pourquoi ce mécanisme qui fait notre admiration fut très
rarement montré aux spectateurs. L'effet surtout importait, tandis
qu'aujourd'hui, c'est le moyen qui intrigue surtout 1• » De fait les
modalités actuelles de présentation au public des automates,
notamment dans le cadre des musées, mettent l'accent sur les
mécanismes. Cette perspective est cohérente avec le fait qu'ils ont
rejoint l'histoire des techniques et que celle-ci s'intéresse aux
moyens. Cela ne doit pas nous faire oublier que cette dimension était
effectivement celle que l'on devait cacher pour entretenir l'illusion.
De là viennent sans doute les ambiguïtés de Jacques de
Vaucanson à propos de son fameux canard. Ce dernier assurait en
effet, par exemple dans une lettre à l'abbé Fontaine, que les méca-
nismes de la digestion « y sont copiés d'après nature » 2 • Sur ce
1. Alfred Chapuis et Edmond Droz, Les Automates.figures artificielles d'hommes et
d'animaux, op. cit., p. 301-302.
2. « Lettre de M. Vaucanson, à M. !'Abbé D. Fontaine», in Le Mécanisme duflûteur
automate, op. cit., p. 19.

95
A l'image de l'Homme

point précis et important de la digestion, l'ingénieur prétendait


avoir reproduit, donc percé, l'un des secrets de la nature. Beaucoup
en furent d'ailleurs persuadés. Mais Catherine Cardinal rappelle
à ce propos que « le fonctionnement du canard reste très
mystérieux » et que de Vaucanson « en parlait de manière très
évasive» 1• Il est clair qu'il y avait un stratagème, derrière sa pré-
sentation d'un canard qui, d'un côté picorait du grain, et de l'autre
en déféquait les restes.
Jacques de Vaucanson aurait donc d'une certaine façon menti
sur son canard artificiel, qui ne se serait pas approché autant qu'il
l'aurait souhaité de son modèle naturel. Toujours d'après
Catherine Cardinal, « en 1783, un chroniqueur révéla le subter-
fuge : "Le fait est que dans le postérieur du canard, une masse est
préparée qui ressemble aux aliments digérés et qui est expulsée au
moment voulu par un mécanisme." 2 • »
Ce mensonge, ou, à tout le moins, cette importante zone d'obscu-
rité chez un homme par ailleurs responsable et peu enclin au
désordre, pourra paraître étonnante. En fait, la créature artificielle
que Jacques de Vaucanson cherchera en secret à construire jusqu'à
la fin de sa vie est sans doute tout entière contenue dans cet espace
d'incertitude et d'espoir, beaucoup plus que dans les automates
pourtant bien concrets qu'il réalisa et qui firent sa renommée.
La plupart des grands récits qui mettent en scène la créature arti-
ficielle au XIXe siècle, tout en supposant le mystère de la création
résolu, resteront très discrets sur les modalités concrètes grâce
auxquelles les bons docteurs fabriquent des créatures vivantes à
l'image de l'homme. Le roman de Mary Shelley par exemple,
pourtant peu avare en détails de toutes sortes, reste silencieux sur
la question des connaissances exactes que le or Frankenstein met
en œuvre pour donner vie à sa créature. Les interprétations ulté-
rieures, notamment cinématographiques, qui seront données de
cette histoire laissent entendre que l'électricité constitue le « fluide

l. Catherine Cardinal,« préface» au Mécanisme duflûteur automate, Jacques de


Vaucanson, op. cit., p. JO.
2. lbid.

96
L'homme en tant que création

vital » utilisé. Le genre cinématographique moderne a évidem-


ment horreur du vide et ne pouvait laisser ce point fondamental en
dehors de la mise en scène.
Ce contournement de l'automate, comme figure trop étroitement
associée à l'univers stéréotypé de la mécanique, est également fla-
grant dans la créature de Auguste Villiers de l'Isle-Adam. L'Ève
future présente certes quelques caractéristiques qui la rapprochent
des automates classiques, mais bien vite elle s'en échappe, comme
nous le rappelle l'auteur, dans ce que l'on pourrait appeler la tirade
de l'électricité: « Aujourd'hui, reprit-il, le temps a passé!. .. La
Science a multiplié ses découvertes! Les conceptions métaphy-
siques se sont affinées. Les instruments de décalque, d'identité,
sont devenus d'une précision parfaite. En sorte que les ressources
dont l'homme peut disposer en de nouvelles tentatives de ce genre
sont autres - oh ! tout autres - que jadis ! Il nous est permis de
RÉALISER désormais, de puissants fantômes, de mystérieuses
présences-mixtes( ... ) Vous avez un genre de positivisme à faire
pâlir l'imaginaire des Mille et Une Nuits, s'écria lord Ewald.
Maintenant, ajouta l'électricien, nous allons, puisque vous le dési-
rez, examiner, d'une façon sérieuse, l'organisme de la créature
nouvelle, électro-humaine, - de cette ÈVE FUTURE, enfin, qui, aidée
de la GÉNÉRATION ARTIFICIELLE ( déjà tout à fait en vogue depuis ces
derniers temps), me paraît devoir combler les vœux secrets
de notre espèce, avant un siècle, - au moins chez les peuples
initiateurs » 1• Mais, une fois l 'Ève future réalisée, l' « électricien »
sera obligé de faire appel à un autre procédé qui n'a, cette fois-ci,
plus rien à voir avec la technique, pour donner vie à la créature.

La réaction romantique
Le remplacement d'un créateur transcendant par le savoir
scientifique se heurte, on l'a vu, à de multiples difficultés, notam-
ment quant à imaginer, sur un plan pratique, les modalités de

1. Auguste Villiers de l'Isle-Adam, L' Ève future, Paris, Gallimard, coll. « La


Pléiade», 1986, p. 830 et suivantes.

97
A l'image de l'Homme

création d'un être à l'image de l'humain. Plusieurs auteurs


romantiques vont toutefois prendre au pied de la lettre cette
croyance en la possibilité de maîtriser le savoir de la création.
Leur mise en scène d'une créature monstrueuse constituera une
arme de guerre idéologique contre les prétentions de la science,
mais aussi contre la modernité issue des Lumières. Le thème du
golem va être réinterprété, dans un sens négatif cette fois-ci, qui
aboutira aux lectures antisémites du thème. Les juifs, à travers le
golem, seront ainsi visés comme porteurs de la modernité. La
créature deviendra aux yeux de certains le symbole du déracine-
ment, du cosmopolitisme et de l'universalisme.
L'histoire du D' Frankenstein se dégage de cet ensemble. Mary
Shelley va se servir du thème de la créature pour exprimer une
représentation de l'humain condamné à la solitude dès l'instant
qu'il s'en remet à la science. Ce récit est probablement celui qui
associe le mieux la question du lien social et des transformations
qu'il subit après la chute de l'Ancien Régime, avec les métaphores
qui se nouent autour des créatures artificielles.
Ce roman exprime, à tous les niveaux, un profond sentiment de
solitude. Véritable mystique parti à la recherche du secret de la Vie,
le D' Frankenstein ne peut progresser dans cette direction qu'en
rompant les uns après les autres les liens sociaux qui l'unissent aux
autres humains, à sa mère d'abord, puis à sa fiancée, enfin à ses col-
lègues. Le créateur doit ainsi se purifier dans une solitude absolue,
qui, tel un diamant, lui permettra seule d'éprouver l'essence de
l'humain, de la comprendre et donc de pouvoir la dupliquer. Mary
Shelley multiplie les procédés d'écriture pour rendre compte de
cette purification qui nous amène au cœur de cette représentation
de l'humain. Lorsqu'il parvient à son point de solitude absolue, le
D' Frankenstein peut alors créer la Vie. On voit combien il est
finalement secondaire ici de connaître le procédé exact, au regard
de la compréhension fondamentale dont le savant fait montre.
Mais, une fois la métaphore de l'humain sur pied, le D' Fran-
kenstein semble éprouver avec plus de force encore cette solitude
de l'espèce dont il est le porteur exemplaire. Il faut y voir là
l'interprétation propre du thème qu'en fait Mary Shelley, pour qui
98
L'homme en tant que création

la créature artificielle est une fausse réponse à une vraie question.


Tout son génie est toutefois de nous présenter la créature, une fois
venue au jour, comme un être qui tente désespérément de
construire un lien social avec les hommes, et qui n'y parvient pas.
Les contresens de lecture ultérieurs vont s'installer à partir de ce
point précis, qui font de la créature du or Frankenstein un monstre,
alors qu'elle ne l'est pas initialement dans le roman. Dans ses
premiers mois d'existence, celle-ci est un être fondamentalement
bon, serviable, qui va tenter de nouer des liens avec autrui. Mais
sa laideur va progressivement la priver de tout contact social.
Tous les hommes lui refusent leur amitié dès qu'ils la voient.
Folle de solitude, la bonne créature deviendra alors un monstre. La
créature est donc ici, de façon exemplaire, une métaphore de_
l'humain, qui échoue dans son rôle de rendre l'espèce moins soli-
taire. La deuxième revendication de la créature, celle pour laquelle
elle exercera un chantage meurtrier sur le D' Frankenstein, sera
d'obtenir une compagne, espoir qui lui sera refusé jusqu'au bout.
L'histoire se termine par une poursuite entre la créature et son
créateur, qui disparaissent tous deux dans les déserts glacés du
Pôle, symbole définitif si l'en est des espaces les plus glacés de
la solitude.
La question du lien social est désormais présente au cœur de la
problématique des créatures artificielles. A la représentation de
l'homme comme création et sujet divin s'est substituée une liberté
nouvelle où la question la plus urgente est désormais celle de
l'organisation collective des consciences. C'est dans ce contexte
que la nouvelle représentation de l'homme en tant qu'être infor-
mationnel va trouver tout son sens, à travers une machine commu-
nicante: l'ordinateur.
4. L'androgyne informationnel

Le thème de la créature artificielle va connaître, au milieu du


xx" siècle, un renouveau et une vigueur sans précédent. Il va désor-
mais s'incarner à travers l'innovation scientifique elle-même. Bien
que cette question ait déjà été discutée, notamment au chapitre 2,
on pourra encore s'étonner que soit établie une continuité entre
l'intelligence artificielle, comme secteur avancé de l'informatique,
et les créatures artificielles qui ont jusque-là ponctué l'histoire
humaine d'apparitions plus discrètes. Intelligence artificielle n'est-
il pas le nom donné à une discipline scientifique, proche de l'infor-
matique, née officiellement en 1956, sur des bases construites dès
1942, et qui dispose d'une reconnaissance universitaire, de chaires
en faculté, de crédits de recherche abondants? Tout cela distin-
guerait ce domaine de la littérature et des récits de fiction des
siècles précédents, et le rattacherait à peine aux tentatives propre-
ment techniques, mais modestes, des anciens automaticiens. En
outre, l'intelligence artificielle pourrait se targuer d'obtenir des
résultats concrets, par exemple les systèmes-experts, dispositifs
qui émettraient des jugements et prendraient des décisions, et donc
d'échapper à la catégorie de pur récit qui est utilisée ici.
Mais il est tout aussi vrai que l'intelligence artificielle est un
domaine dont la pertinence et même la scientificité sont contes-
tées. Le débat impulsé par le philosophe Hubert Dreyfus I ou les

l. Hubert Dreyfus, Intelligence artificielle, mythes et limites, Paris, Flammarion,


1984.

101
A l'image de l'Homme

critiques radicales portées par Joseph Weizenbaum 1, lui-même


professeur d'intelligence artificielle au Massachusetts Institute of
Technology, témoignent des résistances à accepter l'idée que
l'intelligence artificielle serait un domaine de recherche comme
les autres. Dreyfus attaque ce domaine au nom de ses prétentions
à construire une réplique de l'homme, du moins de l'intelligence
humaine, à partir du seul paradigme informatique. Curieusement
le point de vue de Dreyfus n'est pas une critique du projet de
reproduire artificiellement l'intelligence humaine, mais plutôt des
moyens proposés par l'intelligence artificielle, jugés trop réduc-
teurs. Weizenbaum, qui a personnellement mis au point un des
langages utilisés de ce domaine, LISP, part quant à lui d'une posi-
tion strictement humaniste, qui remet en question moins la faisa-
bilité d'un tel projet que sa légitimité morale.
Nous tiendrons pour acquis le fait incontestable que la commu-
nauté des chercheurs en intelligence artificielle obtient des résul-
tats tangibles. Mais ceux-ci relèvent plus de l'informatique avan-
cée que d'une étape quelconque de la réalisation d'une intelligence
artificielle. Ce projet précis n'a pas connu jusqu'à présent, à notre
connaissance, le moindre commencement de réalisation. Il
n'existe nulle part dans le monde une intelligence qui ne soit pas
humaine, et aucun programme d'ordinateur ne peut prétendre
aujourd'hui être assimilé au fonctionnement du cerveau humain.
Ceci conduit à une situation paradoxale : à chaque fois que l 'intel-
ligence artificielle obtient des résultats, ceux-ci cessent de concer-
ner le domaine en tant que tel pour prendre une signification
ailleurs, notamment en informatique.
Par contre, la formulation d'un tel projet, dans les années qua-
rante, comme sa résonance sociale et culturelle depuis, nous inté-
ressent au plus haut point et constituent un véritable objet d'étude.
Il se présente comme une étape importante de la longue histoire
des créatures. L'intelligence artificielle et l'informatique jouent
un rôle original dans cette histoire et elles sont associées au renou-

1. Joseph Weizenbaum, Puissance del' ordinateur et raison del' homme, éditions


d'informatique, 1981.

102
L'androgyne informationnel

vellement des récits dans ce domaine. La première rupture dont les


créatures témoignent il y a deux mille ans, par leur existence
même, et qui fonde la représentation de l'humain comme créé, va
trouver ici un écho original. Nous allons chercher à en caractériser
la spécificité, à partir de l'analyse de quelques textes fondateurs de
l'intelligence artificielle.
Cette spécificité, comme nous allons le voir, tient à la représen-
tation de l'humain comme être informationnel. En tant que tel il
serait une variante d'un« androgyne informationnel idéal», dont
l'ordinateur intelligent serait une autre variante. Herbert Simon
exprimera clairement cette conception en soutenant que l'homme
et l'ordinateur sont deux variétés d'un même genre: les systèmes
de traitement d'information. L'humain comme être informationnel
va être défini comme transparent et rationnel, doté d'une capacité
d'auto-organisation. Cette nouvelle représentation de l'humain va
se construire à travers le projet d'une nouvelle créature artificielle:
l'ordinateur.

Un récit fondateur
La représentation de l'homme que nous propose l'intelligence
artificielle est intimement liée à la naissance même de ce domaine.
Pour l'appréhender en tant que telle, il faut retourner aux sources,
c'est-à-dire aux textes initiaux qui la fondent. L'intelligence artifi-
cielle, avant que cette dénomination un peu curieuse ne soit pro-
posée en 1956, existe d'abord comme un récit dont la particularité
est d'être produit de l'intérieur du monde scientifique et, plus
particulièrement, du champ des mathématiques appliquées. Il
s'agit d'un récit à plusieurs voix, dont les trois auteurs principaux
sont Norbert Wiener, John Von Neumann et Alan Turing.
Tous les trois soutiennent que le projet de construire un cerveau
artificiel dont les performances cognitives seraient équivalentes
ou supérieures à celles du cerveau humain est un projet réalisable.
Deux d'entre eux, John Von Neumann et Alan Turing, mettront
concrètement la main à la pâte et construiront des machines qui
seront, dans leur esprit, une première étape de la réalisation de ce

103
A l'image de l'Homme

projet. Turing décrira avec précision les enjeux que recouvrent


selon lui la« pensée» des machines. Norbert Wiener, quant à lui,
mettra au point, dès 1942, le paradigme au sein duquel cette repré-
sentation de l'humain se forme. Plus tard il insistera sur le fait que,
pour lutter contre l'entropie qui les guettent, nos sociétés doivent
accorder une large place aux processus de communication, qui
relèveraient d'une symbiose entre les humains et les nouvelles
machines à communiquer 1•
Dans ce sens, le récit fondateur de l'intelligence artificielle, et,
d'une façon plus générale, de toutes les disciplines contempo-
raines qui s'appuient sur les notions d' « information » et de
«communication», est d'abord celui de la construction d'une
représentation de l'humain. Contrairement aux apparences, mais
aussi à ce que l'histoire des techniques en a à peine retenu, la ques-
tion centrale que posent Alan Turing et John Von Neumann n'est
pas savoir ce qu'est ou ce que serait un cerveau artificiel, mais
bien plutôt de savoir d'abord ce qu'est l'humain, à travers son
cerveau et sa capacité à échanger de l'information.
Leurs travaux portent sur les modalités d'une création dont ils
cherchent à retrouver le secret, pour le rendre définitivement trans-
parent et ainsi ouvrir la voie à toutes les re-créations. Les textes
fondateurs de l'intelligence artificielle sont donc d'une certaine
façon des textes théologiques, ou mieux « génésiaques » (qui parle
de la genèse). Ils posent moins en effet la question de Dieu que
celle de la création de l'homme et du monde. Ils vont y apporter
une réponse originale, qui exclut l'hypothèse de l'existence de
Dieu (ou du moins qui lui est indifférente), sans pour autant
d'ailleurs rejeter la présence du diable, incarné par l'entropie, et
contre lequel les nouvelles intelligences artificielles vont permettre
de lutter.
La lecture de ces textes, nous allons le voir, n'appelle, a priori,
aucune compétence spécialisée, car il ne s'agit pas de textes tech-
niques, y compris celui qui formalise les plans de l'ordinateur,

1. Voir à ce sujet, Philippe Breton, L' Utopie de la communication, l'émergence de


l'homme sans intérieur, Paris, La Découverte, 1992 et 1995.

104
L'androgyne informationnel

conçu comme première étape d'un cerveau artificiel. Le commen-


taire de ces textes - c'est en tout cas ce dont nous aimerions
convaincre le lecteur - peut se faire avec les mêmes outils que
pour ceux d'Ovide, de Prosper Mérimée, d' Auguste Villiers de
l'Isle-Adam ou de Jacques de Vaucanson: ils parlent tous de la
même chose et, sur un certain plan, de la même façon. Ces textes
continuent un récit ancien et, comme à chaque époque, celui-ci
vient se loger dans le moyen d'expression qui paraît le plus légi-
time. Il n'est pas étonnant dans cette perspective que ce récit, au
milieu du xx" siècle, se déploie dans les sciences les plus avancées.

Trois textes en rapport avec la Genèse


Comment isoler, dans un contexte aussi riche que celui des
grandes mutations paradigmatiques du milieu du xxe siècle, les
documents dont on pourrait soutenir à la fois qu'ils sont, dans leur
contenu, en continuité avec les récits deux fois millénaires qui
parlent des créatures artificielles, et qu'ils ont une influence non
contestable sur les projets contemporains d'homme artificiel ?
On retiendra ici trois textes qui nous paraissent correspondre à
ces critères. Le premier est la retranscription d'une conférence
faite par Norbert Wiener au tout début du mouvement cybernétique.
Celle-ci est prononcée en 1942, devant un public assez restreint,
mais où sont présentes plusieurs des personnes qui joueront un
grand rôle par la suite dans ce domaine, comme John Von Neu-
mann pour les sciences exactes, ou Gregory Bateson, pour les
sciences humaines. Le texte de cette conférence a été publié aux
États-Unis en 1943, puis un peu plus tard en langue française,
en 1961 1• Wiener donne à ce texte une portée très générale. Il y pro-
1. Le texte dont il est question ici a été publié pour la première fois dans la revue
Philosophy of science en 1943 à Baltimore sous le titre« Behavior, purpose and teleo-
logy ». La traduction, sous le titre « Comportement, intention et téléologie», a été
publiée en avril-juin 1962 par la revue Les Études philosophiques, Presses Universitaires
de France, dans son numéro 2 de l'année. Ce texte, comme les deux autres qui sont
commentés ici, ont été reproduits, à des fins de recherche, dans un rapport réalisé pour
le CNET : Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité infor-
matique, étude réalisée pour le département UST, France Télécom, CNET, Paris, 1993.

105
A l'image de l'Homme

pose les termes d'une comparaison entre l'homme et la machine qui


formera les bases du paradigme de l'intelligence artificielle, tout
en s'inscrivant dans une continuité de réflexion avec les tentatives
des siècles précédents. L'influence de ce texte et des idées qu'il
contient, notamment la nouvelle représentation de l'homme qui y
est argumentée, va être considérable par la suite.
Le deuxième texte, qui est signé cette fois par Alan Turing, est
publié en 1951 dans la revue Mind 1• Les idées qui y sont discutées
sont présentes depuis dans le débat entre spécialistes de l'infor-
matique. Turing y argumente, le plus solidement qu'il peut, sa
conviction que certaines machines parviendront un jour à penser
comme l'homme.
Le troisième texte, qui sera examiné au chapitre suivant, est
constitué par les « plans » de l'ordinateur rédigés par John Von
Neumann. Ces plans sont conçus non comme un travail d'ingénieur,
mais comme le produit d'une tentative de compréhension fonda-
mentale du cerveau humain. Ces trois textes, en étroite correspon-
dance les uns avec les autres, inaugurent chacun à leur manière une
vision de l'humain en tant qu'être informationnel, dont les quali-
tés essentielles seraient désormais transférables à la machine.

La nouvelle vision de Norbert Wiener

Il n'est sans doute pas trop fort de soutenir que le texte de


Norbert Wiener a valeur, dans son intention, mais aussi dans l'in-
fluence qu'il exercera par la suite, de paradigme. Le mathémati-
cien inaugure ainsi ce que l'on pourrait appeler le nouveau para-
digme informationnel, c'est-à-dire une vision du monde globale
dans laquelle l'information - et les processus de communication
- joue un rôle déterminant 2.

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.


2. Philippe Breton, Serge Proulx, L' Explosion de la communication, la naissance
d'une nouvelle idéologie, Paris, La Découverte, coll. « Science et société», 1989 et
Montréal, Boréal, 1993.

106
L'androgyne informationnel

Ce paradigme s'organise en fait autour des réponses apportées


à deux questions: qu'est-ce que le réel?; quelle différence y a-t-il
entre un être vivant et une machine? On peut d'ailleurs se deman-
der, à la lecture de Norbert Wiener, si ce n'est pas l'intérêt pour
cette deuxième question qui pilote la première, tant le texte est
parcouru par une sorte d'obsession comparative concernant les
rapports entre le vivant et l'artificiel. Cette insistance permet
d'ailleurs de classer sans ambiguïté ce texte au sein du corpus des
récits qui parlent des créatures artificielles.
Norbert Wiener va apporter une réponse ardemment négative à
la question des différences entre hommes et machines, pourvu que
ces dernières, bien entendu, aient un certain niveau d' « évolu-
tion». Il n'y a donc pas de véritable différence pour lui entre un
homme et un tel dispositif artificiel. Pour argumenter dans ce sens,
Wiener ne va pas hésiter à proposer une nouvelle définition du
réel, dans laquelle c'est moins la nature des phénomènes qui
compte, que les relations qu'ils entretiennent entre eux. C'est dans
ce contexte que Wiener va découvrir certaines notions nouvelles
comme la rétroaction.

Un nouveau paradigme
Norbert Wiener se place d'emblée à un très haut niveau de géné-
ralité. Il va en effet nous parler de « phénomènes naturels»,
d' « objets », de leur « environnement », de leur « comportement » :
« Soit un objet, qu'on a relativement abstrait de son environne-
ment pour l'étudier. Le point de vue comportemental consiste à
considérer l'action-produite par l'objet et les rapports de celle-ci
avec l'action-subie par lui. Par action-produite, nous entendons
toute modification provoquée par l'objet dans son environnement.
Inversement, nous entendons par action-subie tout événement
extérieur à l'objet et qui le modifie d'une façon quelconque 1• »

1. Norbert Wiener, « Comportement, intention et téléologie», texte reproduit in


Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
op. cit., 2° paragraphe du texte.

107
A l'image de l'Homme

Ce choix de vocabulaire est ici essentiel. D'abord, il correspond


pour lui à une perspective interdisciplinaire conçue comme la
recherche de ce qui est commun aux différentes disciplines.
Ensuite, il permet à Norbert Wiener de situer le problème au
niveau le plus élevé - celui de la représentation du monde-, et de
redescendre ensuite aux autres niveaux, jusqu'à la comparaison
de l'homme et de la machine intelligente. Soit, dit-il implicite-
ment, un monde composé d'objets - ou phénomènes naturels,
puisque les deux termes fonctionnent ici comme équivalents -
évoluant dans un environnement donné, ce dernier étant lui-même
composé d'autres objets. L'univers se réduit ainsi à une différence
entre des objets. Nous retrouverons cette notion plus tard, dans le
commentaire des passages quasi théologiques que Wiener
consacre à l'entropie dans Cybernétique et société 1• La différence
est en effet pour lui l'acte néguentropique majeur, puisque c'est
l'affaiblissement des différences qui conduit à la mort informa-
tionnelle, équivalent de la mort thermique de la thermodynamique.
Le réel est défini comme le pur jeu des différences entre les
éléments qui le composent. Plus tard Gregory Bateson définira
l'information comme la différence d'une différence et les commu-
nications entre les hommes comme des réactions à des réactions.
Cette représentation du réel appelle une méthode d'investigation
spécifique, dans la mesure où les méthodes traditionnelles utilisées
jusque-là par les sciences s'avèrent, pour Norbert Wiener, inopé-
rantes. La nouvelle méthode d'étude, valable pour l'ensemble
des phénomènes naturels, va donc être définie d'abord dans son
opposition avec la méthode classique des sciences, ensuite par la
prise en compte du « comportement » des objets, comme fondateur
de leur différence.
Il y a, pour Norbert Wiener, deux manières d'approcher le réel,
soit la méthode qu'il appelle fonctionnelle, qui étudie la structure
et les propriétés d'une réalité donnée (un objet donné), soit la
méthode qu'il appelle méthode comportementale d'étude, dont il
va faire l'axe de son nouveau paradigme : « Cet énoncé de ce que

1. Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris, Deux-Rives, 1952.

108
L'androgyne informationnel

nous entendons par méthode comportementale d'étude néglige,


dans l'objet, sa structure spécifique et son organisation propre.
Cette omission est essentielle, car c'est sur elle que se fonde la
distinction entre la méthode comportementale et son opposé : la
méthode fonctionnelle. Par opposition à l'approche comporte-
mentale, une analyse fonctionnelle porte essentiellement sur
l'organisation propre de la réalité étudiée, sur sa structure et ses
propriétés ; les relations entre l'objet et son environnement sont
relativement accessoires » 1•
C'est bien sûr cette deuxième méthode que Norbert Wiener
nous propose. Tout objet existant dans l'univers en relève, y
compris ceux que la méthode fonctionnelle analyse. Ce paradigme
comportemental remplace donc toutes les méthodes classiques
qu'utilisaient jusque-là les sciences. L'opposition que fait Wiener
entre méthode fonctionnelle et méthode comportementale est pro-
bablement tout entière de son cru. En particulier l'expression
méthode fonctionnelle, qui est sans doute une pure invention de sa
part. C'est une notion qui lui sert à globaliser les différentes
méthodes utilisées par les disciplines scientifiques classiques.
Cette globalisation permet d'opposer une méthode unique, la
méthode comportementale, à une fiction de méthode unique : la
méthode fonctionnelle.
L'axe implicite, qui nourrit les métaphores à allure scientifique
que Norbert Wiener utilise couramment, est l'axe intériorité/exté-
riorité. La méthode fonctionnelle s'occuperait de l' « intérieur »
des objets (leur organisation, leur structure, leur propriété, termes
peu précis malgré leur apparence), tandis que la méthode compor-
tementale s'occuperait de leurs relations, terme identique ici à
comportement ou encore à « modification d'une réalité par rapport
à son environnement » ou encore « modification décelable du
dehors».

l. Norbert Wiener, « Comportement, intention et téléologie », texte reproduit in


Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
op. cit., 3• paragraphe du texte.

109
A l'image del' Homme·

Les différences entre les hommes et les machines


Cette étape du raisonnement est essentielle pour comprendre
comment Norbert Wiener pose la problématique de la créature
artificielle. Là où la méthode fonctionnelle voit des différences
profondes entre hommes et machines, du fait de leur composition
matérielle, sa méthode comportementale va à l'essentiel : hommes
et machines relèvent de la même catégorie «existentielle». Ces
deux catégories d'êtres sont comparables et une même échelle
d'analyse peut leur être appliquée. Comme l'explique Wiener:
« L'analyse comportementale des machines et des organismes
vivants est, dans une large mesure, uniforme » 1•
Les frontières entre les hommes et les machines existent bien
pour lui, mais à un niveau que l'on pourrait qualifier de secondaire,
celui du support matériel. Au niveau supérieur, celui des compor-
tements, ces frontières n'existent pas. Le monde est composé en
premier lieu d'êtres dotés de comportements et c'est seulement en
deuxième lieu que ces êtres se distinguent. Pour illustrer l'impor-
tance de ce niveau informationnel, Norbert Wiener va introduire
la notion de« modèle». Selon lui, un chat, par exemple, que l'on
« synthétiserait en laboratoire » serait de même nature qu'un chat
« issu d'un congénère» : « Si un ingénieur devait concevoir un
robot dont le comportement soit, en gros, semblable à celui d'un
organisme animal, il ne chercherait pas aujourd'hui à le fabriquer
avec des protéines et des colloïdes. Il le construirait probablement
avec des éléments métalliques, des diélectriques et de nombreux
tubes électroniques à vide. Les mouvements du robot pourraient
facilement être beaucoup plus rapides et puissants que ceux de
l'organisme original. Mais apprentissage et mémoire seraient très
rudimentaires. Dans les années à venir, avec les progrès de nos
connaissances sur les colloïdes et les protéines, les ingénieurs de

1. Norbert Wiener, « Comportement, intention et téléologie», texte reproduit in


Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
op. cit., 25° paragraphe du texte.

110
L'androgyne informationnel

demain chercheront peut-être à construire des robots ayant non seu-


lement un comportement, mais aussi une structure analogue à celle
d'un mammifère. Le modèle dernier d'un chat, c'est, bien sûr, un
autre chat, que ce dernier soit issu d'un congénère, ou qu'il ait été
synthétisé en laboratoire » 1•
On constate à ce point précis une curieuse inversion : il y aurait
d'abord le modèle de l'être vivant, c'est-à-dire son mode d'exis-
tence informationnel et ensuite seulement des réalisations
concrètes de ce modèle, sous des formes matérielles qui peuvent
être variables, qui relèvent soit des principes du vivant soit de
ceux, ici, de l'électronique. La comparaison entre un chat vivant
et un chat artificiel se fait non l'un par rapport à l'autre, mais l'un
et l'autre par rapport à un modèle de comportement qui caractérise
le chat et auquel les deux chats, le vivant et l'artificiel, doivent
ressembler. Nous assistons donc à un élargissement de la problé-
matique initiale des créatures artificielles : dans le paradigme
ouvert par Norbert Wiener, celles-ci ne sont plus considérées
comme une simple réplique de l'humain, mais comme l'incarna-
tion d'un modèle d'un niveau logique supérieur, dont le vivant est
une autre incarnation. Un chat naturel est, comme le chat artificiel,
un objet mixte, composé d'un support matériel et d'un modèle
informationnel. Ce modèle informationnel est commun à l'être
vivant et à l'être artificiel.

Modèle informationnel du chat Niveau informationnel

Chat artificiel Chat vivant


} Niveau matériel

1. Norbert Wiener, « Comportement, intention et téléologie», texte reproduit in


Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
op. cit., p. 21.

111
Al' image del' Homme

Un test de complexité
Une fois cette opération paradigmatique faite sur le réel, Norbert
Wiener va s'employer à rechercher d'autres distinctions entre les
êtres que celles que les sciences classiques proposaient. Le fait
que« tout est comportement» (ancêtre ici du« tout est communi-
cation») ne veut pas dire pour lui que l'univers est composé d'élé-
ments indifférenciés. Pour fonder de nouvelles différences sur le
plan informationnel, Wiener va proposer la notion de hiérarchie de
comportements, valable aussi bien pour les machines que pour les
organismes vivants, en fonction de leur complexité croissante.
Aussi, à partir de là, Norbert Wiener va-t-il proposer de porter
un autre regard sur les machines, du moins sur celles qui ont un
comportement informationnel d'un certain niveau de complexité.
Il faut absolument comprendre ce regard si l'on veut entendre quoi
que ce soit à la problématique contemporaine des créatures artifi-
cielles. A l'axe vivant/inanimé, Wiener va substituer un axe infor-
mation/entropie. Nous n'avons pas a priori, au moins dans la
culture classique, le même regard pour le vivant que pour l'inanimé
ou l'artificiel, gardant pour l'un le respect et pour l'autre plus de
froideur. Wiener transpose quant à lui ce respect essentiel à tout être
qui met en œuvre une information complexe, pour réserver sa
froideur à ce qui est hasard, désordre, entropie, qu'il désignera par
ailleurs, nous y reviendrons, comme étant l'incarnation du diable.
Comment reconnaître un être informationnel ? Le corps du texte
de Norbert Wiener est consacré à cette question. Après avoir
proposé l'idée que tout dans l'univers était comportement, le
mathématicien américain propose en effet de classer ces compor-
tements en fonction de leur complexité informationnelle. Ce clas-
sement va largement utiliser les deux notions qui feront une partie
du succès de la cybernétique par la suite - et que l'on ne peut
pas comprendre en dehors de ce contexte-, d'une part la notion
d'input/output, d'autre part la notion de rétroaction (le fameux
feed-back).
On suppose donc possible l'existence de tests de complexité
112
L'androgyne informationnel

qui permettent de ranger tel ou tel comportement, ou groupe de


comportements, dans une échelle de complexité croissante. « La
classification( ... ) a été adoptée pour diverses raisons. Elle conduit
à dégager la classe des comportements prédictifs, qui est particu-
lièrement intéressante puisqu'elle suggère la possibilité d'ordon-
ner systématiquement des tests de complexité croissante pour le
comportement des organismes. Elle met en relief les concepts
d'intention et de téléologie, dont l'importance est avérée, bien
qu'ils soient assez discrédités aujourd'hui. Pour finir, elle révèle
qu'une analyse comportementale uniforme est applicable à la fois
aux machines et aux organismes vivants, abstraction faite de la
complexité des comportements » 1• Cette notion est essentielle
pour Norbert Wiener. Elle renvoie à une proposition insistante,
qui fait directement lien avec l'histoire des créatures artificielles :
les grandes catégories de comportements sont valables aussi bien
pour les machines que pour les organismes vivants.

Intention,Jeed-back, input et output


C'est à partir de là que Norbert Wiener introduit les notions
d'input et d'output. Elles lui servent d'appui pour proposer une
première distinction dans les comportements. Certaines actions
partent de l'objet pour modifier l'environnement, d'autres vien-
nent de l'environnement et modifient l'objet. C'est au fond le sens
d'un mouvement d'interaction qui est décrit ici. La notion de feed-
back apparaît dans le texte pour spécifier les comportements à
rétroaction. Un dispositif est intentionnel, pour Wiener, quand il
est orienté vers un but à atteindre. On pourrait dire, en simplifiant,
qu'il est intentionnel à rétroaction lorsqu'il est orienté par le but à
atteindre. L'usage de la rétroaction par un être va constituer un
élément essentiel du test qui permet de déterminer la complexité
d'un comportement. Dès lors, la différence que Norbert Wiener va

1. Norbert Wiener, « Comportement, intention et téléologie», texte reproduit in


Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
op. cit., 21° paragraphe du texte.

113
Al' image del' Homme

constater, par exemple entre les humains et les mammifères supé-


rieurs, est que les uns utilisent un système de rétroaction plus raf-
finé, plus fin, que les autres. La différence entre un homme et une
machine ne tiendra plus qu'à la capacité pour celle-ci d'être dotée
d'un système de rétroaction comparable, voire supérieure sur
l'échelle des comportements.

Un homme transparent et rationnel


Le texte de Norbert Wiener s'appuie donc sur quatre grandes
propositions. Tous les objets de l'univers existent sous une forme
informationnelle, qui leur est essentielle. L'univers est tout entier
constitué par les différences entre les objets qui le composent, ces
différences étant équivalentes à leur comportement. Les comporte-
ments de tous les objets dans l'univers sont comparables sur une
même échelle qui ne prend en compte que le critère de la com-
plexité. D'un point de vue informationnel, il n'y pas de frontière
qui sépare l'humain et les autres objets qui composent l'univers.
De ces quatre propositions naît une représentation de l'humain
comme être transparent et rationnel.
La notion de transparence a de multiples dimensions et impli-
cations. Elle signifie d'abord, pour Norbert Wiener, que l'univers
tout entier est accessible à la connaissance, puisqu'il est composé
de comportements dotés d'une forme informationnelle. Or l 'infor-
mation, par nature, est « décryptable ». Dans ce sens, elle n'oppose
aucune opacité au regard humain. La transparence, comme valeur,
est une subversion de l'axe intériorité/extériorité. Il peut bien
y avoir, en apparence, un extérieur visible et un intérieur caché,
mais à partir du moment où tout est connaissable, l'intérieur
passe potentiellement à l'extérieur : il est « retoumable » comme
un gant.
La transparence est une ancienne valeur appartenant à la famille
des valeurs utopistes. Elle renouvelle un vieux motif qui veut que
l'harmonie sociale, par exemple, soit dépendante d'une extériori-
sation de tous les comportements humains dans une « cité de
verre». Le savoir que Norbert Wiener nous propose de mettre en
114
L'androgyne informationnel

œuvre ici, grâce à sa méthode comportementale d'étude, est un


savoir pratique : comprendre un phénomène, le rendre transparent
au regard, c'est pouvoir le maîtriser, donc d'une certaine façon en
produire une réplique. Nous sommes bien, avec cette ontologie
sauvage, au cœur de la problématique de la création, propre aux
êtres artificiels.

Alan Turing et l'androgyne

Le texte d' Alan Turing, qui constitue le deuxième récit de notre


corpus contemporain, joue un rôle capital dans la mise en scène
des créatures artificielles intelligentes. La question est de savoir si
les machines peuvent penser. Turing n'a aucun doute sur la
réponse. Mais il sait que sa position relève du domaine de la
croyance, aussi propose-t-il d'emblée de déplacer la question et de
construire un test qui puisse mettre les machines - du moins
certaines d'entre elles - à l'épreuve de ce point de vue.
Ce test expérimental ne fera certes jamais la preuve que les
machines peuvent penser, mais par contre il apportera des argu-
ments solides, censés nous convaincre que les machines pourraient
se comporter comme si elles pensaient. Pour Alan Turing, cette
démonstration est largement suffisante, compte tenu de la façon
dont l'homme pense, très éloignée d'une intériorité réflexive.
Ce texte propose donc la description du fameux test de Turing,
resté très célèbre dans la littérature informatique et assez connu, en
général, des informaticiens, même s'ils n'arrivent pas toujours à le
dater ou à le situer dans l'histoire de leur domaine. L'appellation
test de Turing est d'ailleurs postérieure au texte, qui évoque
simplement ce dispositif comme le jeu de l'imitation.
Le texte est structuré en trois grandes parties. Après quelques
détours que nous aurons à commenter, il décrit un dispositif des-
tiné à tester la capacité de la machine à penser. En complément à
cette première description, il ajoute celle de la machine qui est
supposée pouvoir franchir ce test avec succès. Toute cette discus-
115
Al' image del' Homme

sion a des allures théologiques - bien qu'il n'y soit jamais question
de Dieu. Ensuite il développe une argumentation qui consiste
essentiellement à évoquer lui-même les objections à sa propre
thèse et à y répondre. Enfin il propose un développement sur le
problème de l'apprentissage des machines. Ce développement va
lui servir à affirmer sa thèse et à répondre à une objection centrale,
celle du déterminisme des ordinateurs.

Un texte translucide
Le style du texte, presque translucide, appelle un commentaire.
L'effort de clarté est repérable pour tout lecteur attentif. Tout se
passe comme s'il était écrit moins en anglais que dans une sorte
de langage logique universel. Pour Alan Turing, rendre le texte
limpide et transparent est sans doute une forme privilégiée
d'argumentation. Il croyait en effet que la forme peut convaincre.
La représentation qu'il diffuse ainsi du fonctionnement de la
langue est celle d'une machine qui emporte la conviction non pas
par le contenu d'un argument, mais par la transparence et la par-
faite maîtrise apparente avec lesquelles il se développe. Nous
tenons peut-être là la clef de lecture fondamentale des textes dans
ce domaine.
Le texte d' Alan Turing doit être tout entier considéré comme
un texte argumentatif qui, dans le même temps, renouvelle l'acte
d'argumentation en privilégiant la seule dimension information-
nelle du langage. Il serait tentant de rapporter la conception argu-
mentative de Turing à son apport théorique initial (sa thèse de
1936) sur la machine de Turing. Celle-ci est un dispositif d'écri-
ture - justement-qui permet de simuler le fonctionnement d'une
machine à états discrets, qui elle-même, nous le verrons, est la
machine idéale pour jouer au jeu de l'imitation (avec l'homme).
Le fonctionnement de sa machine, dont la finalité est de résoudre
tous les problèmes calculables, implique une définition exhaus-
tive à la fois des données et des modalités de leur traitement. Dans
ce sens, il s'agit d'une machine à information pure, sans reste ou
opacité d'aucune sorte.

116
L'androgyne informationnel

Son texte fonctionne comme une machine de Turing qui pré-


voirait tous les arguments. Alan Turing consacre en effet la
majeure partie de sa démonstration à répondre à toutes les objec-
tions possibles à la thèse qui voudrait que les machines puissent
penser. Cette figure constitue l'outil rhétorique idéal pour faire du
texte le lieu d'un développement rationnel. Le style du texte de
Turing - et du coup le type d'analyse qu'il propose - n'est donc
pas un élément mineur et n'a pas le statut d'un simple outil, sauf
à conférer justement à l'outil un rôle central. Le style détermine le
contenu, ou, autrement dit, l'informationnel dirige ici le matériel
de la langue. Turing n'est-il pas, après tout, un des fondateurs du
langage informatique ?

Le jeu de l'imitation
Alan Turing commence son texte par une remarque de fond sur
la signification des mots. Comme René Descartes l'avait fait pour
son Discours de la méthode, Turing critique toute conception qui
rapporterait le sens des mots à leur usage commun, mesurable sta-
tistiquement. Les mots dont il est question ici sont machine et pen-
sée. Pour poser la question initiale: les machines peuvent-elles
penser?, Turing va proposer une série de déplacements de cette
question. Ces déplacements vont nous emmener très loin, dans une
perspective en abîme qui va nous faire traverser tous les niveaux
de l'analyse jusqu'au niveau théologique.
Le point de départ de ces déplacements ne concerne en effet pas
du tout les machines - du moins formellement - mais plutôt la
question de la différence entre les sexes : « Le problème reformulé
peut être décrit dans les termes d'un jeu que nous appellerons le
"jeu de l'imitation". Il se joue à trois, un homme (A), une femme
(B) et un interrogateur (C) qui peut être de l'un ou de l'autre sexe.
( ... ) L'objet du jeu pour l'interrogateur est de déterminer lequel
des deux est l'homme et lequel est la femme 1• » Le jeu se joue
dans un local de trois pièces. Dans l'une d'entre elles, un obser-

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.

117
Al' image del' Homme

vateur communique avec deux êtres qui sont chacun dans des
pièces séparées. L'un de ces êtres est un homme, l'autre une
femme. Il peut les interroger à sa guise, mais sans jamais les voir,
ni entendre leur voix.
Alan Turing engage, à partir de là, un travail de réduction des
messages que les interlocuteurs sont susceptibles d'échanger: le
ton de la voix doit être supprimé comme élément de jugement, de
même que tout ce qui relève de l'apparence. Il souhaite en fait tra-
cer une ligne claire de démarcation entre les qualités physiques
d'un côté, intellectuelles de l'autre, ces dernières étant pour lui
primordiales. L'observateur peut poser toutes les questions qu'il
veut, mais, sans que ce dernier le sache, (B) a pour rôle de l'aider
et (A) de le tromper. Si l'observateur n'arrive pas à distinguer (A)
de (B), c'est qu'ils sont identiques sur un plan fondamental -
même si leur apparence est différente.
Alan Turing soutient que, au-delà de l'apparence, l'observateur
ne peut que se tromper souvent. Pour lui il n'y a donc guère de
différence entre un homme et une femme, dès lors qu'on les
dépouille de leurs attributs physiques. L'homme peut imiter la
femme et la femme peut imiter l'homme, au point de confondre
l'observateur. Cette proposition arrange-t-elle Turing sur le plan
personnel dans la mesure où il ne pourrait finalement vivre et
penser qu'en « tuant » la différence entre les sexes ? Peu importe,
retenons qu'il nous propose une vérification expérimentale de la
différence fondamentale liée au sexe.
Cette partie du texte d' Alan Turing est rarement citée dans la
littérature. Que vient donc faire cette question bizarre de la diffé-
rence entre l'homme et la femme dans un article qui constitue, par
ailleurs, un des textes fondateurs de l'informatique et de l'intel-
ligence artificielle ? Cette question serait une anomalie si l'on
considérait le cadre d'analyse de Turing comme uniquement celui
d'un débat technique sur les machines et sur leurs potentialités.
La plupart des auteurs qui commentent l'article de Turing oublient
ce qui apparaît pour eux comme des prémices parasites par rapport
à l'essentiel. Mais la proposition de Turing, dans la parfaite conti-
nuité de Norbert Wiener, est bien de considérer le problème

118
L'androgyne informationnel

sous un angle qui inclut d'abord une réflexion fondamentale


sur l'homme et qui en fait découler ensuite des conclusions sur les
machines. La réflexion sur la distinction des sexes n'apparaît plus,
dans ce nouveau cadre, comme une anomalie, mais bien comme
un élément central mettant en scène la représentation de l'humain.
Le jeu de l'imitation va servir, par déplacements successifs, à
faire la preuve que les machines peuvent penser. Il va se jouer
aussi entre deux êtres et un observateur. L'un d'entre eux sera un
humain, l'autre une machine. Le montage expérimental qu'il nous
propose rend « sans intérêt » de rendre une machine pensante plus
humaine en « l'habillant d'une chair artificielle » 1• Il va suffire
qu'elle se comporte, dans la communication intellectuelle, comme
le ferait un humain, pour que l'on puisse établir une équivalence
entre les deux. C'est à ce point précis que le vieux thème des créa-
tures artificielles rencontre la problématique contemporaine de
l'intelligence artificielle et de l'informatique.
On laissera ici de côté toute discussion qui spéculerait sur le fait
que, dans l'énoncé d 'Alan Turing, la machine prend la place de
(A) et se trouve donc opposée à ce qui, dans la première variante
du jeu, correspond à la femme, (B). Le problème n'est sans doute
pas là puisqu'il y a pour Turing une absence de distinction entre
homme et femme. Le grand mystère de la différence entre les sexes
est rabattu sur cette indifférenciation, et le grand mystère (pour
lui) de la différence entre l'homme et la machine va être rabattu lui
aussi sur une indifférenciation entre le naturel et l'artificiel.

La question de l'androgyne
On se souvient que Norbert Wiener avait postulé, le premier, un
principe d'équivalence générale entre les êtres, pourvu que ceux-
ci se situent au même niveau de complexité informationnelle. Alan
Turing suit cette ligne en posant un principe de non-différenciation
entre homme et machine, au niveau intellectuel. Derrière ces for-
mulations, plusieurs niveaux d'existence des êtres se dessinent

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.

119
A l'image del' Homme

implicitement: un niveau d'équivalence, ou niveau supérieur, et


un niveau où leur différence s'exprime, mais sur un mode non
essentiel.
Formulons cet implicite de la façon suivante : il y a dans
l'homme un être informationnel qui se situe au niveau supérieur,
et un être physique secondaire, dont on peut, à la limite, se passer.
Norbert Wiener ne dit rien d'autre, même si Alan Turing parlerait
sans doute plutôt d'un être« mental» (traduction de mind, qui est
une notion plus globale) ou «intellectuel». Le même raisonne-
ment peut être tenu pour la machine qui est d'abord, dans son
essence, un être informationnel.
Cet être informationnel relève d'une curieuse androgynie puis-
qu'il peut se réaliser en deux êtres distincts par leur apparence:
l'homme d'une part, la machine de l'autre. Il faut, à ce point pré-
cis, noter que la machine est créée par l'homme - l'accord est
général sur ce point-, et qu'il s'agit à la fois d'une équivalence et
d'un rapport de création.
Un modèle de ce paradoxe apparent existe déjà : le modèle
biblique de la création de l'homme et de la femme. Ce rappel
montre, si l'on en accepte la pertinence, que nous nous situons
bien à un niveau génésiaque. Dans le récit biblique de la création
de l'homme, nous retrouvons un mouvement à trois temps :
d'abord la création d'un golem (support de ce qui va être un
homme, mais qui n'est, pour l'instant, qu'une créature inanimée et
sans langage), ensuite la transformation de ce golem en un Adam
au sexe indifférencié : « I H V H (Adonaï) Elohim crée le Glébeux
à sa réplique,/ à la réplique de I H V H (Adonaï) Elohim, il le crée,/
mâle et femelle, il les crée 1 », enfin, la scission de cet Adam en un
homme et une femme, aux sexes clairement marqués.
La femme, on le sait, est produite à partir non de la côte d'Adam
- comme le suggère une traduction inappropriée de l'hébreu -
mais de la séparation en deux d'Adam 2, comme être androgyne

1. Tora, Entête, 1 (27), La Bible, op. cit.


2. Voir à ce sujet le commentaire de Armand Abecassis et de Josy Eisenberg, A Bible
ouverte II, Et Dieu créa Ève, Paris, Albin Michel, 1992.

120
L'androgyne informationnel

mâle et femelle. Nous trouvons donc le paradoxe selon lequel la


femme, comme l'homme d'ailleurs, naît de la fin d'une indiffé-
renciation, mais dont elle garde pourtant les traces fondamentales,
si l'on veut bien lui accorder ce statut, ce que fait à l'envi Alan
Turing. Parallèlement, la machine pensante est elle aussi le produit
de la fin d'une indifférenciation, mais elle en garde la trace fon-
damentale au-delà des différences d'apparence. Elle vient elle
aussi du «côté» d'un être informationnel, l'autre côté étant
l'homme.

Adam Être informationnel

Homme Femme Humain Machine pensante

Toute la démarche de Norbert Wiener et d' Alan Turing


s'éclaire donc sur ce point précis: ils militent l'un et l'autre pour
la reconnaissance de l'être informationnel en l'homme. Cette
reconnaissance permet en retour de légitimer le projet de création
à partir du même être informationnel de base, d'une machine pen-
sante, à la fois création et équivalent de l'homme en ce qu'il
aurait de plus essentiel. C'est en découvrant ce qui est transparent
et rationnel dans l'homme que l'on atteint l'être informationnel
qui est en lui, et c'est à partir de cet androgyne informationnel
que l'on peut créer la machine. Le reste de l'homme, ce qui se
dégage lorsque l'on extrait la partie informationnelle, celle qui
est tendue vers les buts à atteindre, c'est bien sûr le bruit, le for-
tuit, le diabolique au sens que lui donne Wiener. Nous sommes ici
au cœur d'un récit à la fois ancien et en même temps fondateur
d'une nouvelle représentation de l'humain, récit qui va s'oublier
comme tel en s'intégrant dans un domaine technique. Celui-ci
sera d'ailleurs d'autant plus obsédé par la clarté qu'il lui faudra
mettre en place une véritable opacité quant à ses fondements.

121
A l'image del' Homme

La machine candidate au jeu de l'imitation


Quelle machine va pouvoir remporter avec succès les épreuves
de la comparaison avec l'humain? Alan Turing exclut d'emblée
les « hommes nés de la manière habituelle » 1, paraphrasant Faust
sans le savoir. Il se lance à ce sujet dans une série de remarques
étranges sur le « sexe des ingénieurs » (ils auraient tous le même)
et sur l'absence d'intérêt qu'il y aurait à reproduire un individu
complet« à partir d'une seule cellule de la peau d'un homme».
Pour lui, la seule machine - et il s'expliquera sur ce point - est
l'ordinateur digital : « Il est probablement possible de créer un
individu complet à partir d'une seule cellule (disons) de la peau
d'un homme. Le faire serait un exploit de la technique biologique
méritant les plus hauts éloges, mais nous ne serions pas tentés de
le considérer comme un cas de construction de machine pensante.
Ce qui nous pousse à abandonner l'idée que nous puissions accep-
ter toutes les techniques. Nous sommes d'autant plus disposés à le
faire que l'intérêt actuel pour les machines pensantes a été soulevé
par un type particulier de machine, habituellement appelé ordina-
teur électronique, ou ordinateur digital. A la suite de cette sugges-
tion, nous n'autoriserons que les ordinateurs digitaux à prendre
part à notre jeu 2 • »
Pour lui il ne fait aucun doute qu'il existe des ordinateurs ima-
ginables qui satisferont au test de l'imitation. Pour les construire,
il faut cependant que nous nous débarrassions d'une superstition,
celle qui consiste à croire que c'est le support matériel - l 'élec-
tronique par exemple - qui permettrait à cette machine d'être
candidate au jeu de l'imitation. Là aussi, Alan Turing opère une
distinction claire, en parallèle avec la distinction correspondante
qu'il a proposée pour l'homme, entre le support physique et la
capacité mentale, entre le matériel et l'informationnel.

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.


2./bid.

122
L'androgyne informationnel

La machine de Turing a comme propriété d'être une machine à


changement d'état, qui effectue les étapes d'un « raisonnement »
pas à pas, en passant d'un état complètement décrit à un autre, tout
aussi complètement décrit. La notion technique qui découle de ce
principe est l'exhaustivité dans la description d'un état. Cette
machine, notons-le, est infinie. Elle constitue un formidable outil
de connaissance puisque, à partir de la description de l'un de ses
états, on peut déduire - comme l'avait fait Pierre Laplace en son
temps - tous les états possibles de la machine, les états futurs,
comme les états passés. Cette machine est à la fois transparente
(l'ensemble des procédures qu'elle met en œuvre est connu) et sert
à rendre transparent (elle oblige à formuler entièrement les termes
du problème).
Le comportement d'une telle machine peut être simulé et l'ordi-
nateur digital est l'outil idéal de cette simulation. Nous assistons
donc à un nouveau déplacement au sein du jeu de l'imitation: au
couple homme/femme s'est substitué, dans un premier temps, le
couple humain/ordinateur digital, puis, dans un deuxième temps,
le couple ordinateur/machine à état discret.
L'imitation des comportements mentaux est à l'origine ici d'un
jeu que l'on pourrait décrire tout aussi bien comme le jeu de
la simulation: pour tromper l'observateur, l'homme simule la
femme, l'ordinateur simule l'humain et la machine à états discrets
simule l'ordinateur. Derrière l'apparence se dissimulerait un secret
qu'il faut à tout prix dévoiler. Le jeu des analogies et des dépla-
cements a pour but de nous faire remonter le long d'une chaîne:
derrière l'apparence physique, cherchez le mental, derrière le
mental, l'être informationnel et derrière celui-ci, peut-être, cette
machine à états discrets infinie, assimilable, si elle est effective-
ment exhaustive, à l'univers tout entier. Ce dernier peut se révéler
ainsi sous sa forme rationnelle. Le jeu de la transparence, celui qui
vise à lever au fur et à mesure le voile du secret, à débarrasser les
êtres du bruit informationnel, devient l'outil pour parvenir au
rationnel, c'est-à-dire au pur noyau informationnel de l'univers.

123
A l'image de l'Homme

Les objections à la thèse


Cette phase du raisonnement suffirait à elle seule à montrer
combien les fondements paradigmatiques de l'intelligence artifi-
cielle sont en rapport direct avec la construction d'une représen-
tation de l'humain. Alan Turing ne va pas en rester là, et va préci-
ser cette représentation en examinant toutes les objections qui
pourraient être faites à l'idée selon laquelle les machines peuvent
potentiellement constituer des êtres de pensée au même titre que
les autres. Avant de se lancer dans ce travail de réfutation, il nous
propose une mise au point en quelque sorte épistémologique. Il
avoue sans fard d'une part être persuadé que d'ici peu-une petite
cinquantaine d'années - une machine gagnera au jeu de l'imita-
tion, d'autre part que, d'ici là, cette idée gardera le statut d'une
croyance. La science, nous dit-il, n'avance pas, comme le croit le
commun des mortels, d'un fait bien établi à un autre, mais procède
par hypothèse.
Derrière cet argument se profile en écho celui qui met en avant
la « liberté de recherche», valeur qui interdit de condamner,
a priori, une croyance, une hypothèse ou une voie d'investigation.
Cet argument sera d'ailleurs repris très souvent par les défenseurs
de l'intelligence artificielle dès l'instant où leur domaine commen-
cera à être contesté.
Les objections que Alan Turing discute, pour les réfuter, sont de
nature assez différente. On pourrait les diviser en deux groupes :
les arguments hostiles par principe à sa thèse et ceux qui sont en
quelque sorte constitués par des problèmes internes découlant de
son hypothèse. C'est à ces derniers qu'il va consacrer les réfuta-
tions les plus élaborées. En fait, paradoxalement, il n'aura vérita-
blement rien à opposer aux arguments« inamicaux». Retenons le
premier, par exemple, qu'il appelle« l'objection théologique», où
il convoque la Bible pour réfuter l'idée qu'un savoir théologique
pourrait s'opposer à l'avancée des connaissances. L'argument uti-
lisé est ici un véritable lieu commun de la défense de la rationalité :
l'opposition de certains théologiens aux théories de Galilée, au

124
L'androgyne informationnel

nom d'une interprétation de la Bible. Turing utilise ce même lieu


commun et le transfère au cas des machines pour affirmer que
l'homme ne devrait pas avoir la position centrale qu'il revendique
au nom d'apriori théologiques.
A la prolepse qu'il énonce ainsi: « Penser est une fonction de
l'âme immortelle de l'homme. Dieu a donné une âme immortelle
à tout homme ou femme, mais à aucun animal, ni à aucune
machine. En conséquence, ni l'animal, ni la machine ne peuvent
penser», Alan Turing va répondre:« Je ne peux accepter en rien
cette objection, mais j'essaierai d'y répondre en termes théolo-
giques. Je trouverais l'argument plus convaincant si les animaux
étaient classés avec les hommes, car il y a une plus grande diffé-
rence, à mon avis, entre l'animé et l'inanimé qu'il n'y en a entre
l'homme et les autres animaux. ( ... ) Il m'apparaît que l'argument
énoncé ci-dessus implique une sérieuse restriction de la toute-puis-
sance de Dieu.( ... ) Ne devrions-nous pas croire qu'il a la liberté
de donner une âme à un éléphant si cela lui semble convenable ?
Nous pourrions nous attendre à ce qu'il exerce seulement ce pou-
voir en conjonction avec une mutation qui fournirait à l'éléphant
un cerveau convenablement amélioré pour s'occuper des besoins
de son âme. On peut imaginer un argument similaire pour le cas
des machines, qui peut sembler différent parce qu'il est plus diffi-
cile à "avaler". Mais cela signifie seulement que nous envisageons
comme moins probable l'éventualité qu'il considère que les cir-
constances sont favorables pour qu 'Il leur donne une âme. ( ... ) En
essayant de construire de telles machines, nous ne devrions pas
plus usurper irrévérencieusement Ses pouvoirs de créer des âmes
que nous ne le faisons en engendrant des enfants : nous sommes
plutôt, dans les deux cas, des instruments de Sa volonté, fournis-
sant des demeures aux âmes qu 'Il crée 1• »
Alan Turing s'en prend ainsi aux frontières qui séparent
l'homme des animaux et utilise l'argument selon lequel Dieu,
n'ayant pas de limite à son action, pourrait très bien doter les
éléphants d'une âme et d'une intelligence. Il déplace encore le

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.

125
A l'image del' Homme

problème en assimilant les machines aux « enfants » et en faisant


remarquer que « nous n'usurpons pas» les pouvoirs divins en
faisant des enfants qu 'Il dote, lui, d'une âme. Ce court texte
contient ainsi tous les déplacements de frontières que Norbert
Wiener avait opérés. Il ajoute cependant à la fin du texte l'idée
que les machines sont nos enfants et qu'il faut les« éduquer».
Alan Turing en profite pour se livrer, au passage, à une attaque
contre les intellectuels - qu'il n'aime pas, et dont il ne se cache
pas de dire qu'il aimerait bien supprimer leur fonction grâce à ses
machines - qui mettent en avant la capacité de penser comme élé-
ment de la supériorité de l'homme:« Nous aimerions croire que
l'homme est de quelque subtile façon supérieur au reste de la
création. Il serait encore mieux de pouvoir montrer qu'il est
nécessairement supérieur, car alors il n'y aurait aucun risque qu'il
perde sa position de dominateur. La popularité de l'argument
théologique est clairement liée à ce sentiment. Il sera probable-
ment plus fort parmi les intellectuels, puisqu'ils valorisent plus
que les autres la capacité de penser comme base de leur croyance
en la supériorité de l'homme. Je ne pense pas que cet argument
soit suffisamment substantiel pour rendre nécessaire une réfuta-
tion. La consolation serait plus appropriée 1• »
La réfutation de ce qu'il appelle l'argument issu de la
conscience est curieuse car il donne, sur ce point, l'impression de
ne pas avoir bien compris le contenu de la prolepse qu'il énonce
sous la forme d'une citation de Jefferson. Ce dernier soutient que
la machine ne peut pas égaler le cerveau, puisqu'il lui manque
d'éprouver, non seulement des sentiments, mais également le
savoir. A cela Alan Turing répond, indirectement, que l'on n'a de
toute façon jamais la preuve que quiconque « ressent » quelque
chose ou qu'un homme pense. Nous retombons ici dans l'argu-
ment central de Turing, celui de l'imitation. Le mental n'existe
pas dans un autre espace que celui de l'expression et le corps n'a
rien à voir dans cette affaire. Peu importe si la machine pense ou
non, l'important est qu'elle se comporte comme si elle pensait.

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.

126
L'androgyne informationnel

Dans cette perspective, Alan Turing va également utiliser une


autre analogie, celle de la« peau d'oignon». Retirez les peaux de
l'homme pour rechercher l'esprit réel, vous ne trouverez rien.
Cette analogie est particulièrement significative d'une représenta-
tion de l'humain où l'homme est assimilé à un être informationnel.
Sur un plan technique, l'oignon va prendre un nom: l'ordinateur.
Il n'est pas étonnant, dans un tel contexte, que le troisième texte
qui joue un rôle déterminant dans le renouvellement contempo-
rain du récit d'une créature artificielle soit, tout simplement, celui
qui décrit, pour la première fois, cette nouvelle machine.
L'amour pour les statues.
Pygmalion et Galatée.
Toile de Jean Léon Gérôme (1890) .
© The Metropolitan Museum of Art de New York, Legs de Louis C. Raegner, 1927.
vm.cxxxrx. VJNGTDEVXIESME LIVRE TRAITANT
Poimtaill d, /,, n:.iinartijfrùllr.

D rfiriprionde/4maindrfir.
1 Pignons fcruants à\'D chacun
Joigt ,q ui fonr de l.1.
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6 Lcboutondclaqucücdcla
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7 Le rdforr qui dl ddfous b, siècle in A. Paré,
grande gafchcttc, Ccruantàla Œuvres, Paris, 1579, p. 839.
taire retourner en fon Ucu&:
te nant la m:iln fenn ec. © Offentliche Bibliothèque de l'université
8 L ~ rcffom de chacun dolgt,tlui ramcncnt &fontouuriI les doigtsd'euxmcûna de Bâle.
qu:and Ilslontfermei.
9 Les lamesdes doigts.

Le mécanisme de la digestion
dans le canard artificiel
de Vaucanson.
© Roger-Viollet.

L 'Être artificiel créé par la science


(1891 ).
L' invention du or Varlot, Gravure
sur bois , 1891 in Léonard
de Vries, Les Folles Inventions du
XIX" siècle, Paris, Planète , 1972.
Gravure sur bois datant de 1908 et représentant une machine à prononcer des voyelles.
Poyet, Gravure sur bois , in La Nature, 1908.

Représentation du mythe de
Pygmalion (1929).
Illustration de Paul pour Kennie
McDowd in Science Wonder
Staries , juin 1929, n°1.
© ArchivesJean Clair, Paris.
Musicienne artificielle (1784 ).
Joueuse de tympanon , vue
d'ensemble du mécanisme
réalisé par Kintzing.
© Musée des Arts et Métiers-CNAM
(lnv. n' 7 . 501 ), Paris/ Photo
P. Faligot / Seventh Square.

Le créateur et sa créature : scène du film Frankenstein de James Whale (1931 ), avec


Boris Karloff dans le rôle de la créature in Bizarre, IX, J. - J. Pauvert, 1958.
La création de l'androïde dans une scène du film Metropolis de Fritz Lang (1926 ).
<l:lColl. Cahiers du Cinéma.
La créature du rabbin Lœw,
scène du film Le Golem
de Henrik Galeen (1920).
© National film archive.

L'androïde et son créateur dans une scène du film Metropolis de Fritz Lang (1926) .
© Coll. Cahiers du Cinéma.
Un couple de créatures artificie lles , scène du film La Fiancée de Frankenstein
de James Whale (1935 ). © D.R.

Robocop de Paul Verhoeven (1987 ). © Coll. Cahiers du cinéma.


Cette photo de Grey Walter,
de sa femme et de sa fille , ainsi
que de la tortue électronique
«Elsie" , a été publiée en 1953
avec comme légende «ce couple
a deux enfants , dont l'un
électronique ...
© Cliché Philippe Constantin.

Albert Ducrocq présentant


son renard artificiel.
© La Vie cathol ique illustrée ,
n°600, 10/ 02 / 5 7.
5. L'ordinateur comme cerveau artificiel

Alan Turing et John Von Neumann, chacun à leur manière,


inventent, dans les années quarante, une machine originale : l' ordi-
nateur. Aucun des deux chercheurs ne doute que l'objet concret
qu'ils ont mis au point, et qui fonctionne effectivement, ne soit un
début de réalisation de cette intelligence artificielle qu'ils appel-
lent de leurs vœux et dont la construction constitue leur motivation
première. Dans ce sens, l'ordinateur moderne est bien un objet
mixte : une réalisation concrète qui est en même temps support
d'un investissement imaginaire, celui d'une créature artificielle à
l'image de l'homme. Le projet de construire une réplique de
l'homme, via son cerveau et uniquement son cerveau, porte en lui-
même une représentation de l'humain comme variante d'un être
informationnel. Cette représentation commande une approche de
l'humain sous l'angle presque exclusif de son intelligence, définie
comme capacité à traiter et à échanger de l'information, donc à
calculer et à communiquer. L'invention de l'ordinateur va ouvrir
la voie à un paradoxe, issu directement, pour Alan Turing, de la
discussion du théorème de Godel : la preuve que l'on sera parvenu
à construire une créature à l'image de l'homme sera qu'elle
échappe, comme lui, à toute programmation.

129
A l'image del' Homme

L'ordinateur et le cerveau

Les historiens des techniques, comme les informaticiens qui se


p~nchent sur l'origine de leur domaine, ont un regard très parti-
culier sur la naissance de l'ordinateur. Certains aspects de cette
histoire semblent même les gêner au point qu'ils ne les évoquent
jamais. Ainsi, par exemple, l'importance qu'a pu avoir, dans
l'invention de l'ordinateur, le projet de construire un cerveau
artificiel est très souvent présentée discrètement, voire totalement
oubliée. Tout se passe comme si un tel projet n'était qu'un
accompagnement marginal, un commentaire littéraire ou lyrique
par rapport à une activité sérieuse et concrète. On préfère insister
sur le contexte militaire ou sur la nature et l'étendue des besoins
de calcul que l'ordinateur, une fois inventé, va pouvoir satisfaire.
Il paraît pourtant difficile, à la simple lecture des textes, de ne
pas voir combien ce projet de créature jouait un rôle central pour
des hommes aussi importants que John Von Neumann ou Alan
Turing. La plupart des grands choix qui vont guider l'invention
de l'ordinateur et lui donner sa marque de fabrique seront en fait
déterminés par les représentations que ces deux chercheurs se
font du fonctionnement du cerveau humain. Les chercheurs qui se
situent dans la lignée de Von Neumann et de Turing voient dans
cette machine bien autre chose que ce que les historiens des tech-
niques y repèrent rétrospectivement. Ce regard se focalise plus
sur ce que l'ordinateur est potentiellement que sur ce qu'il est
concrètement. Il importe donc que nous restions ici fidèles à ce
regard si nous voulons en comprendre la signification.

Le projet d'un cerveau artificiel

L'un des biographes d 'Alan Turing, Andrew Hodges, nous rap-


pelle que « ce qui préoccupait avant tout » le mathématicien
anglais« c'était de comprendre le mécanisme de la pensée. Le cer-

130
L'ordinateur comme cerveau artificiel

veau arrivait à penser, mais comment? » 1• Turing racontait que


« ce qu'il voulait par-dessus tout, c'était "construire un cerveau"
(et) le choix du mot "cerveau" était en parfaite cohérence avec sa
référence téméraire à la notion d "'états d'esprit" utilisée dix ans
plus tôt » 2 • Il est en effet persuadé que le cerveau fonctionne par
changement d'états successifs. C'est dans cette perspective qu'il
concevra sa fameuse machine. Celle-ci met en scène les grandes
caractéristiques de l'ordinateur qui sera inventé neuf ans plus tard,
en 1945, par John Von Neumann. Comme la machine de Turing,
l'ordinateur du mathématicien de Princeton ne fait pas appel à des
processus continus, mais au contraire à une succession de
séquences qui s'exécutent pas à pas. Il est important de noter ce
point car, à l'époque, les machines à calculer qui sont construites
par les ingénieurs (qui, eux, ne se souciaient guère d'un cerveau
artificiel) obéissent aux principes du calcul analogique, c'est-à-
dire à un principe continu.
Le choix de faire appel à un processus discontinu ou discret, qui
va conditionner toute l'informatique, est d'emblée lié à une
croyance que partagent Alan Turing et John Von Neumann: le
cerveau humain fonctionnerait sur un mode discret, par « change-
ment d'états successifs». Cette croyance, nous allons le voir, n'est
pas la seule que partagent ces chercheurs. La mise au point des
plans de l'ordinateur doit beaucoup à la notion de programme
enregistré que Turing avait abordée dans sa thèse.
Le choix d'une vaste mémoire pour les ordinateurs, par exemple,
semble plus lié à une représentation anthropomorphique de la
machine qu'à un simple geste relevant de la rationalité technique.
Pour bien comprendre ce point décisif, nous devons regarder le
texte de John Von Neumann dans son intégralité, sans exclure les
passages apparemment extérieurs à la « pure » technique.

1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 314.
2. lbid., p. 247.

131
A l'image de l'Homme

Les plans de l'EDVAC


Le texte de John Von Neumann 1, connu pour contenir les plans
de l'ordinateur moderne, pourra surprendre car il ne constitue pas
stricto sensu un travail d'ingénieur. Il ne contient aucun dessin ou
aucune représentation graphique de la machine. Il s'agit d'un pur
texte, écrit en anglais, dans un style certes particulier, mais qui n'a
rien à voir avec un document technique au sens classique du terme.
Formellement divisé en cinq parties, il débute par une série de
définitions, puis par une description des principales parties de la
nouvelle machine. Il continue par une mise au point sur les moda-
lités de la discussion en cours, une présentation de l'analogie entre
les éléments de la machine et les neurones synchrones, et se ter-
mine par une discussion des principes gouvernant les opérations
numériques qu'effectue la machine. A cet ordre d'exposition, il
faut sans doute substituer l'ordre du raisonnement qui sous-tend le
texte et qui n'est pas tout à fait le même. John Von Neumann fait
en effet découler, dans son raisonnement, l'architecture de la
machine et les choix afférents, de ses présupposés sur l'analogie
entre le cerveau humain et la machine qu'il est en train d'inventer.
La croyance dans cette analogie est apparemment première dans
son acte d'invention. Elle est inspirée directement du climat intel-
lectuel ambiant qu'a contribué à créer Norbert Wiener et qui ins-
taure un principe d'équivalence générale entre les êtres dont le
comportement informationnel est comparable. Von Neumann, ne
l'oublions pas, fut un des participants actifs du séminaire de 1942
où Wiener présenta ses conceptions fondamentales sur l'ordre
informationnel du monde.
John Von Neumann commence par changer, sur le plan du voca-
bulaire, le nom qu'il donne à la machine. Initialement, il s'agit
d'un« système de calcul digital automatique ultra-rapide», mais

1. John Von Neumann, « First draft for a report on the EDV AC », texte reproduit in
Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
étude réalisée pour le département UST, France Télécom, op. cit.

132
L'ordinateur comme cerveau artificiel

d'emblée Von Neumann parlera- pour ne plus employer que ce


terme dans tout le texte - d'un device, terme anglais très général
signifiant« dispositif, appareil, système». L'emploi de ce mot
témoigne de la volonté de Von Neumann de situer le problème à
un niveau d'abstraction élevé, celui d'un dispositif informationnel
de calcul et de traitement des données numériques qui fonction-
nerait, quel que soit le support matériel du dispositif en question.
Le mouvement, entamé par Norbert Wiener et Alan Turing, qui
consiste à séparer l'être informationnel de ses divers supports
matériels possibles, se poursuit chez Von Neumann. Ce dernier
cherchera d'une part à comprendre le fonctionnement de l'intelli-
gence, et d'autre part proposera de le transférer dans différents
matériaux avec, nous le verrons, une prédilection pour l'électro-
nique et les tubes à vide.
Ce texte contient - et exprime - un acte de création. Son intérêt
est de rendre évident le fait que l'ordinateur moderne est le produit
d'un système de représentation du monde et des valeurs qui en
découlent. Les choix techniques retenus - choix décisifs pour
l'avenir de cette nouvelle machine-, loin d'obéir à une stricte
rationalité interne à la technique, sont ainsi déterminés par des
conceptions qui se situent en aval.
Une lecture intuitive du texte laisse l'impression que l'obses-
sion de John Von Neumann de comprendre le fonctionnement
du cerveau humain a trouvé ici un aboutissement. Le choix de
l'architecture de la machine, des tubes à vide électroniques et d'un
fonctionnement « pas à pas » est déterminé a priori par la volonté
de construire un « cerveau » le plus proche possible du cerveau
humain. La description/création de l'architecture logique de la
nouvelle machine n'est-elle pas une cartographie, justement, du
fonctionnement du cerveau humain - du moins de la représenta-
tion que Von Neumann en a? Il est en effet persuadé que les tubes
à vide peuvent constituer un strict équivalent des neurones
humains. Il nous propos(? sans doute les plans du cerveau tels qu'il
les voit à partir d'un incroyable mélange de croyances, d'intro-
spection et de connaissances diverses, cueillies ici et là.
Obsédé par l'idée de construire ce qu'il appelait, selon Steve

133
A l'image del' Homme

Heims, une« extension de lui-même», le mathématicien courait


les congrès de psychologie et de neuro-physiologie, avide de
connaissances sur ce continent en grande partie inconnu : le cer-
veau humain. Comme le rapporte sa femme, Klara Von Neumann :
« Johnny et ses collaborateurs essayèrent d'imiter certaines des
opérations du cerveau humain. C'est cet aspect qui l'amena à étu-
dier la neurologie, à chercher des collaborateurs dans le domaine
de la neurologie et de la psychiatrie, et à fréquenter de nombreuses
réunions sur ces sujets, et enfin à donner des conférences sur les
possibilités de reproduire un modèle très simplifié du cerveau
vivant 1• » Son acte de création serait ainsi le produit d'une sorte de
formidable mouvement d' « extrospection », de projection dans la
matière de ces connaissances diverses, qui lui permettraient d'iso-
ler ce qui relèverait de la pure dimension informationnelle.

Les analogies entre neurones et tubes à vide


John Von Neumann effectue en effet une comparaison directe et
explicite entre les neurones du cerveau humain et les composants
de base de la nouvelle machine. La forme prise par cette compa-
raison nous est maintenant familière, mais elle est clairement
concrétisée dans le texte. Elle passe par l'invention d'un troisième
terme qui se situe à un niveau supérieur, le niveau informationnel.
Von Neumann pour cela emploie abondamment un mot très géné-
ral, en anglais element ... Chaque dispositif contient des éléments
de base. Ceux-ci peuvent être constitués à partir de technologies
différentes, électriques ou mécaniques, roues dentées, relais télé-
phoniques, etc. Et, ajoute-t-il, « neurons of higher animais are
definitely elements in the above sense ».
John Von Neumann va maintenant comparer, sur une même
échelle, les comportements des éléments faits de matière biolo-
gique et des éléments faits de la matière qui pourra avoir des per-
formances analogues, voire supérieures à la matière biologique,

1. Klara Von Neumann, « préface » à John Von Neumann, L' Ordinateur et le cer-
veau, Paris, La Découverte, 1992.

134
L'ordinateur comme cerveau artificiel

tout en assurant les mêmes fonctions. Cette comparaison est l 'ob-


jet d'une argumentation où il est démontré que le tube à vide est
le candidat le mieux placé pour être un élément du même type que
le neurone.

élément

--------
neurone tube à vide

Les deux arguments sont l'identité de fonction - dans la capa-


cité à faire circuler de l'information sur le mode ail-or-none - et
la vitesse, paramètre auquel John Von Neumann attache une
importance extrême. De ce point de vue, le tube à vide est, pour
lui, supérieur au neurone. Cela signifie que le choix du tube à
vide comme composant principal de la nouvelle machine n'est
pas tant lié à une option techniquement rationnelle, déterminée
par l'évolution interne de la logique des matériaux, mais qu'elle
est au contraire déterminée par une logique externe. Elle est le
produit d'une conception a priori du fonctionnement du cerveau
humain, et de la volonté de transférer cette conception vers
d'autres supports. D'ailleurs, à cette époque, les ingénieurs sont
encore en majorité hostiles à l'usage des tubes à vide, technologie
utilisée jusque-là en radiophonie, et qu'ils jugent peu fiable pour
de telles opérations.

L'architecture de la machine
John Von Neumann peut maintenant décrire le mode d'orga-
nisation, l'architecture de la future machine. Nous l'avons dit,
celle-ci semble fonctionner comme une carte de la partie informa-
tionnelle, purifiée, du cerveau humain. Le dispositif dont il nous
parle, dans cette conception, est un cerveau sans bruit (au sens de
la théorie de l'information). Les trois parties essentielles de la
machine, que Von Neumann compare aux neurones associatifs du
cerveau humain, sont l'unité de calcul, l'unité de contrôle logique
et la mémoire.
135
A l'image del' Homme

L'une des originalités de son acte d'invention a été de doter la


machine d'une vaste mémoire, conçue comme un organe englo-
bant les données calculées, mais aussi les programmes servant au
calcul et à l'organisation interne de la machine. Ce choix peut être
rapporté au fait que Von Neumann était, du point de vue de la
mémoire et de ses performances, un véritable prodige comme il y
en a seulement quelques-uns à chaque époque. Il est le premier, à
part peut-être, dans un autre contexte, Charles Babbage, à propo-
ser que la mémoire soit conçue comme le véritable siège du
raisonnement, comme le lieu où les mouvements de l'information
produisent la réflexion consciente.
Dans la nouvelle machine, le mode d'existence d'une informa-
tion s'assimile tout entier avec son mouvement. L'information,
dans la machine, n'est rien d'autre que le déplacement d'impulsions
électroniques auxquelles on a donné au préalable une signification.
Même le stockage de l'information est conçu comme un cas par-
ticulier de ce mouvement : l'horloge électronique, qui est le cœur
de l'ordinateur, réactive plusieurs milliers de fois par seconde
chacune des impulsions contenues dans les circuits de la machine,
soit en la réactivant à la même place, soit en la réactivant à la place
suivante, créant ainsi le mouvement.
La puissance de l'ordinateur tient à la gestion précise qu'il fait
des déplacements d'informations dans la machine. L'existence de
l'information sous la forme d'un mouvement continu, susceptible
de quitter la machine et de se répandre dans un réseau de trans-
missions, lui confère d'emblée une fonction de communication
évidente. Le raisonnement humain était pour lui le résultat d'un
traitement d'informations au niveau neuronal et celui qui compren-
drait les modalités de ce traitement serait capable de construire un
cerveau artificiel comparable en performance au cerveau humain
naturel. Ce cerveau serait donc capable de communiquer à travers
différents réseaux et de mêler ses informations, peut-être, avec
celles que les humains, autres catégories d'êtres informationnels,
émettraient, comme Norbert Wiener l'avait imaginé, à travers les
mêmes réseaux.
Le choix du langage binaire, pour John Von Neumann, découle

136
L'ordinateur comme cerveau artificiel

naturellement du constat que les neurones humains fonctionnent


selon le principe du« tout ou rien». Là aussi on voit que ce choix,
comme celui des tubes à vide, obéit moins à une rationalité tech-
nique interne qu'aux contraintes d'une représentation informa-
tionnelle de l'humain. Le plus étonnant peut-être est que les
connaissances sur lesquelles Von Neumann s'appuie concernant
le cerveau sont assez floues, et, pour tout dire, très intuitives.
Malgré cela, la machine qu'il construit sur cette base fonctionne
effectivement. Nous touchons là probablement un des mystères
de l'esprit humain qui fait qu'à partir de données fausses, incom-
plètes ou largement partielles, il est malgré tout possible de mettre
au point un dispositif opérationnel, mais, il est vrai, largement
investi sur un plan imaginaire. L'ordinateur fonctionnera donc,
avec le succès qu'on lui connaît, et, s'il ne« pense» pas encore,
nul ne doute, dans ces milieux, qu'il s'agisse simplement d'une
question de temps.
L'invention de l'ordinateur sera d'ailleurs rapidement présentée
au public à travers l'analogie avec le cerveau humain, comme si
cette dernière était découverte après coup, alors qu'elle est première
dans l'esprit de John Von Neumann. Ceci explique que la lecture
généralement proposée des plans de l'ordinateur oublie cette
dimension essentielle. Ainsi, dans un texte prototypique, Domi-
nique Dubarle présente-t-il, en 1949, la nouvelle machine:« Tra-
duisons maintenant en langage psychophysiologique. Organes
d'enregistrement : terminaisons nerveuses fonctionnant elles aussi
suivant la loi du tout ou rien. Circuits transmetteurs d'impulsions :
neurones. Combinateurs élémentaires de la machine : synapses
nerveuses. Organes de contrôle local : ganglions nerveux. Organes
de mémoire, de conduite, de programmage général : système ner-
veux central, aux différentes fonctions, elles aussi coordonnées et
hiérarchisées avec des bases organiques à cette coordination et à
cette hiérarchisation ( ... ) ; l'analogie n'est même pas seulement
organique, elle est aussi fonctionnelle et quasi mentale : les
machines ont pour ainsi dire comme leurs réflexes, leurs troubles
nerveux, leur logique, leur psychologie et même leur psychopa-
thologie. Un claquage de circuit se traduit par un résultat erroné,

137
A l'image de l'Homme

des erreurs dans les circuits de contrôle peuvent désorganiser tout


le fonctionnement d'un organisme partiel de calcul, des failles
dans le programme peuvent retentir sous forme d'une véritable folie
de la part de la machine, s'emportant alors dans un travail absurde
jusqu'à ce qu'on y remédie. On devine quelles perspectives de
pareils faits peuvent ouvrir à ceux qui étudient d'une part le fonc-
tionnement du système nerveux, d'autre part les possibilités de
réaliser des machines à exécuter les tâches de la pensée 1• »

La machine intelligente

Les plans de l'ordinateur sont un formidable document anthro-


pologique qu'il faut lire non pas comme un texte technique, mais
comme le reflet d'une représentation particulière de l'humain. Il
constitue le point de départ contemporain du désir de construire un
être à l'image de l'homme. Cette opération est rendue possible par
une double réduction, de l'humain à l'intelligence, et de l'intelli-
gence au traitement de l'information. Elle suppose également
l'évacuation du corps, du moins de sa dimension biologique.

Un modèle informationnel
Norbert Wiener, dans un texte publié en 1951, évoquera l'indi-
vidualité de l'homme comme plus proche « de la flamme que de
la pierre», n'hésitant pas d'ailleurs à utiliser un vocabulaire rele-
vant plutôt d'une pensée spiritualiste que matérialiste. L'homme,
selon lui, est tout entier contenu dans son modèle informationnel,
lui-même contenu dans les cellules comme matériau porteur.
Norbert Wiener opère une séparation très nette entre la dimen-
sion informationnelle, essentielle pour lui, et les supports maté-
riels, très largement secondaires, sans véritable importance. Il peut
donc imaginer qu'un tel modèle « peut être transmis comme un

1. Dominique Dubarle, « Vers la machine à gouverner», art. cit.

138
L'ordinateur comme cerveau artificiel

message » par des machines, de la même manière que « nous


employons notre radio pour transmettre des modèles de son, et
notre poste de télévision pour transmettre des modèles de
lumière». « Le fait que nous ne pouvons pas télégraphier d'un
endroit à un autre le modèle d'un homme, ajoute-t-il, est dû pro-
bablement à des obstacles techniques ... Il ne résulte pas d'une
impossibilité quelconque de l'idée elle-même 1• »
Ce modèle de l'homme s'intègre parfaitement bien dans la
tradition qui consiste à construire une créature artificielle. La
connaissance de l'homme que Norbert Wiener nous propose est
directement liée à une possibilité technique de réplique, de dépla-
cement de l'humanité dans un autre« support». Il n'est pas tant
question de construire un être exotique et différent, que de sortir
l'homme de la gangue du vivant pour le projeter dans un support
plus approprié, plus manipulable. Comme l'avait signalé Andrew
Hodges à propos d 'Alan Turing : « Pour notre mathématicien, quoi
que fasse un cerveau il le faisait en fonction de sa structuration
logique et non parce qu'il se trouvait à l'intérieur d'un crâne
humain ... sa structure logique devait parfaitement être "répli-
cable" dans un autre milieu 2 • »
L'électronique est, au xxesiècle, la candidate idéale pour consti-
tuer cet autre milieu dans lequel l'humain pourrait s'incarner,
comme la glaise puis le marbre des statues l'étaient en d'autres
temps. Le support matériel, pour ne pas s'interposer entre
l'homme et son projet, doit donc être le plus simple et le plus
manipulable possible. Quelle que soit la complexité de son orga-
nisation, la matière que constituent les composants électroniques,
stables, partagés entre deux états, est sans doute une des plus
simples que l'on puisse imaginer aujourd'hui. Dans ce sens elle est
bien l'argile des temps modernes.

1. Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris, Deux-Rives, 1952 pour la


1"'édition et Paris, 10/18, 1954 pour la 2• édition, p. 141-144.
2. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 248.

139
A l'image de l'Homme

L'auto-organisation du cerveau artificiel


Ce système de représentation, contrairement en cela à celui qui
avait marqué le xvnf et le x1x" siècle, ne se présente pas aussi sys-
tématiquement comme proposant une connaissance exhaustive des
mécanismes de la pensée. Alan Turing, d'après Andrew Hodges,
avait bien compris ce problème fondamental et, en particulier,
« avait à cœur de contrer l'objection selon laquelle une machine,
aussi complexe soit-elle, se contenterait toujours d'exécuter ce
pour quoi elle a été explicitement conçue » 1•
Dans cette perspective, il imagine que soit modifié, dans un pre-
mier temps, le rapport que nous entretenons aux erreurs que les
machines commettent:« Je dirais que justice doit être rendue aux
machines. Au lieu de laisser parfois les machines dans l'incapacité
de fournir une réponse, nous pourrions faire en sorte qu'elles nous
donnent occasionnellement des réponses erronées. Le mathémati-
cien humain commet lui-même des erreurs ... il nous paraît tout
naturel de lui donner une nouvelle chance alors que nous nous
montrerions implacables avec une machine. En d'autres termes, si
une machine n'a pas le droit à l'erreur, on ne peut attendre d'elle
qu'elle soit intelligente 2 • »
Dans sa discussion des arguments qui s'opposent à l'idée que
l'on puisse construire une machine qui pense, Alan Turing paraît
attacher le plus d'importance à celui qu'il tire lui-même du théo-
rème de Godel: « Un certain nombre de résultats de la logique
mathématique peuvent être utilisés pour montrer qu'il y a des
limites aux pouvoirs des machines à états discrets. Le plus connu
de ces résultats est connu sous le nom de théorème de Godel et
montre que, dans tout système logique suffisamment puissant, on
peut formuler des affirmations qui ne peuvent ni être prouvées, ni
être réfutées à l'intérieur du système, à moins que le système lui-
même ne soit illogique.( ... ) Ce résultat établit qu'il y a certaines

1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 229.
2. Ibid, p. 304.

140
L'ordinateur comme cerveau artificiel

choses qu'une telle machine ne peut pas faire. Si elle est pro-
grammée pour répondre à des questions comme dans le jeu de
l'imitation, il y aura certaines questions auxquelles soit elle don-
nera une réponse fausse, soit elle ne donnera pas de réponse du
tout, quel que soit le temps qui lui sera imparti pour répondre. Il
se peut bien sûr qu'il y ait beaucoup de questions de ce genre, et
des questions auxquelles une machine donnée ne saura pas
répondre obtiendront peut-être une réponse satisfaisante de la part
d'une autre ( ... ) 1• »
La réponse que Alan Turing donne montre à quel point sa repré-
sentation de l'humain est symétrique par rapport à celle qu'il a de
la machine: « Nous donnons nous-mêmes trop souvent des
réponses fausses à des questions pour que nous ayons le droit de
nous réjouir d'une telle preuve de la faillibilité des machines. Nous
ne pouvons de plus, en de telles occasions, ressentir notre supé-
riorité que par rapport à la machine particulière sur laquelle nous
avons remporté un triomphe insignifiant. Il ne serait pas question
de triompher simultanément de toutes les machines. En bref, il se
pourrait alors qu'il y ait des hommes plus intelligents que n'im-
porte quelle machine donnée, mais il se pourrait aussi qu'il y ait
d'autres machines encore plus intelligentes, et ainsi de suite 2. »
Alan Turing semble attaché par-dessus tout à la possibilité de
démontrer que la machine peut faire plus que ce pour quoi elle est
conçue initialement. Aussi va-t-il nous proposer une définition de
la pensée comme pouvant se prendre elle-même comme objet, du
moins pouvant - la différence est essentielle - prendre certains
éléments qui la composent pour objet. Ce processus est décrit
comme un mécanisme de rétroaction, qui permet« d'atteindre un
but de manière efficace». Une machine doit donc pouvoir« trans-
former elle-même ses programmes à partir d'une observation de
ses propres comportements. Pour Turing, il s'agit surtout d'un
« problème de programmation».

l. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.


2. lbid.

141
A l'image del' Homme

La métaphore de l'ordinateur-en/ ant


C'est à ce point précis que Alan Turing met en scène la compa-
raison de la machine et de l'enfant. Une machine doit pouvoir
apprendre, selon lui, comme un enfant: « En essayant d'imiter
l'esprit humain adulte, il va nous falloir beaucoup réfléchir au
processus qui l'a amené à l'état où il se trouve. Nous pouvons en
signaler trois composantes : a) L'état initial de l'esprit, disons à la
naissance. b) L'éducation à laquelle il a été soumis. c) D'autres
expériences, que l'on ne peut pas décrire comme éducatives, aux-
quelles il a été soumis. Au lieu de produire un programme qui
stimule l'esprit de l'adulte, pourquoi ne pas plutôt essayer d'en
produire un qui stimule celui de l'enfant? S'il était alors soumis à
une éducation appropriée, on aboutirait au cerveau humain. ( ... ) Il
y a un lien évident entre ce processus et l'évolution, à travers les
identités suivantes : Structure de la machine-enfant = matériel
héréditaire ; changement dans la machine = mutations ; sélection
naturelle = jugement de l'expérimentateur. On peut cependant
espérer que ce procédé sera plus expéditif que l'évolution 1• »
Le dispositif artificiel que Alan Turing imagine échappe donc
bien, lui aussi, à son créateur : « Une caractéristique importante
de la machine qui apprend est que son maître ne saura souvent que
très peu de choses de ce qui se passe à l'intérieur, bien qu'il puisse
dans une certaine mesure prévoir la conduite de son élève. ( ... )
L'opinion que "la machine peut seulement faire ce que nous
savons lui ordonner de faire" semble ici étrange. La plupart des
programmes que nous pourrons introduire dans la machine auront
pour résultat qu'elle fera quelque chose que nous ne pourrons pas
du tout comprendre ou que nous considérerons comme un compor-
tement totalement arbitraire. Le comportement intelligent consiste
probablement à s'éloigner du comportement totalement discipliné
que l'on utilise pour le calcul.( ... ) Il est probablement sage d'in-
clure un élément de hasard dans une machine qui apprend. Un élé-

1. Alan Turing,« Les ordinateurs et l'intelligence», Pensée et machine, op. cit.

142
L'ordinateur comme cerveau artificiel

ment de hasard est assez utile quand nous recherchons la solution


de certains problèmes ( ... ) 1• »
John Von Neumann avait également imaginé que la nouvelle
machine qu'il mettait au point échappe à son créateur. Le mathé-
maticien affirmait en effet que les opérations nécessaires pour
parvenir au résultat et qui se déroulent à l'intérieur de la machine
contenaient plus de matériau que le résultat lui-même (il y avait là
un argument de plus en faveur d'une vaste mémoire). Il était éga-
lement imaginable, ajoutait-il, que, « sous certaines conditions»,
la machine se corrige elle-même. Comme le disait Alan Turing, en
conclusion de son fameux article : « Nous pouvons espérer que les
machines concurrenceront finalement l'homme dans tous les
champs purement intellectuels.( ... ) Nous ne savons pas où nous
allons, mais du moins il nous reste bien des choses à faire 2 • »
Tout le paradoxe del 'intelligence artificielle est contenu dans ce
projet d'une machine qui fait plus que ce que son créateur lui
a demandé de faire. La science moderne - du moins l'intelli-
gence artificielle - n'a donc pas réussi à éliminer l'intervention
extérieure dans l'acte de création d'un être artificiel et elle n'a
d'ailleurs pas cherché à le faire, s'inscrivant ainsi dans une conti-
nuité presque parfaite avec les récits deux fois millénaires qui
racontent, sous des formes différentes, la même histoire.

I. Ibid.
2./bid.
6. Une représentation de l'humain entre la
psychologie et la politique

Plusieurs questions restent entières après cette description


des débuts de l'intelligence artificielle et de la représentation de
l'humain comme être informationnel qui s'y dépose. La première
est de savoir si ces conceptions naissent au sein du récit qui les porte
(ici, dans les textes de Norbert Wiener et d' Alan Turing), ou si ces
récits ne sont que des capteurs intelligents et sensibles de concep-
tions qui se seraient formées ailleurs, à l'extérieur de la commu-
nauté scientifique. Autrement dit, d'où viennent ces représentations
de l'humain que portent les créatures artificielles? La deuxième
question est celle de leur influence effective sur la société. Les
réponses vont évidemment être conditionnées par les choix que
l'on opérera sur le premier point. Mais, dans tous les cas, on pourra
se demander comment la représentation de l'humain que porte
l'intelligence artificielle s'est diffusée dans la culture, bien au-delà
de la communauté scientifique à l'intérieur de laquelle elle a été
formulée.
Ces deux questions, on s'en doute, dépassent largement par leur
portée le cadre de cet ouvrage. Elles ont à voir avec une réflexion
anthropologique plus large sur la représentation de l'humain et
son statut dans notre société. L'intuition qui nous guide ici, sans
que l'on puisse l'argumenter pour l'instant autrement que par
d'autres intuitions, est que le récit de Norbert Wiener, comme
celui d' Alan Turing, n'aurait pas eu autant d'importance dans le
débat contemporain sur l'humain s'il n'avait pas correspondu

145
A l'image del' Homme

initialement à un état d'esprit plus global, bien au-delà des fron-


tières de la communauté scientifique.
On argumentera cela à partir du fait que ces textes de base ne
s'appuient pas, comme le font traditionnellement les textes scien-
tifiques, sur l'énoncé d'une découverte ou sur la description d'une
invention, mais qu'ils se situent au niveau le plus général d'une
« représentation du monde». On objectera à cela que l'ordinateur
constitue une nouveauté qui permet d'appuyer la représentation
informationnelle. Certes, mais le problème est que le texte de Nor-
bert Wiener, qui date de 1942, comme les présupposés d 'Alan
Turing, dès 1936, interviennent avant l'invention de l'ordinateur en
1945. L'ordinateur est ainsi, chronologiquement et intellectuelle-
ment, le produit de ces conceptions, leur concrétisation, plutôt que
leur cause, comme le voudrait une vision déterministe de l'histoire
des techniques. Dans ce sens, la science est au moins autant ici le
porte-parole de la culture que l'inverse. C'est au fond tout ce que
nous disent les scientifiques concernés par ces récits dans leur
obsession unique, du point de vue des autres disciplines scienti-
fiques, à se situer plutôt dans une tradition que dans une rupture.
D'où viendrait alors cette représentation de l'humain que les
créatures, en quelque sorte, cristalliseraient? Nul doute qu'il y ait
là une question anthropologique majeure. On l'approchera, en res-
tant dans le cadre du commentaire de textes qui est la méthode de
ce livre, en recherchant certaines correspondances.
La première correspondance est de l'ordre du politique. La défi-
nition informationnelle de l'humain lui confère un fort caractère
d'universalité. Dans cette perspective, l'humain déborde le simple
domaine des hommes et des femmes, puisqu'il englobe potentiel-
lement, nous l'avons vu, bien d'autres êtres. De multiples indica-
tions données par Norbert Wiener lui-même nous mettent sur la
voie : cette définition selon laquelle l'humain serait plus que les
hommes est un contrepoint à l'idée que tous les hommes ne
seraient pas des hommes. L'homme informationnel n'est-il pas,
dans cette optique, un antidote au racisme, aux représentations
racistes de l'humain? Il y a là en effet une symétrie étonnante
dans le déplacement de certaines frontières. L'hypothèse vaut
146
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

d'être avancée. Nous avons déjà donné des éléments de réponse à


cette question dans un autre ouvrage. Il n'est évidemment pas
nécessaire de reproduire ici ces analyses qui mettent en corres-
pondance l'homme informationnel de Wiener et l'homme de Frie-
drich Nietzsche, comme deux figures opposées terme à terme 1•
Mais, en complément, il est possible d'analyser l'usage qui est fait,
hier comme aujourd'hui, du thème de la créature dans le domaine
politique.
La deuxième correspondance serait d'ordre psychologique.
L'évocation des créatures artificielles, sous la forme des récits que
nous avons présentés, est le lieu d'un trouble curieux. Ces récits ne
valent que parce qu'ils sont, en quelque endroit secret de chacun
de nous-mêmes, crédibles. L'imagination ne se donne au fond
qu'à ce qu'elle a déjà accepté. C'est pour cette raison que la
moindre ambiguïté de vie, comme le plus modeste mannequin de
vitrine, peut malgré tout nous provoquer, là où une perspective
strictement réaliste nous obligerait à n'y voir qu'un simple assem-
blage de mauvais plastique. Derrière ces évocations qui perdurent
depuis des siècles se profile une autre question, notamment au
sujet des créatures contemporaines : là où l'homme se reproduit
par des voies naturelles, la créature contient peut-être en germe
une alternative à ces voies naturelles. La disparition de la « mère
biologique » au profit d'autres modalités de création est à l'ordre
du jour depuis le début de nos récits. L'acceptation, dans notre
culture, de l'humain comme créé, contiendrait-il les germes de sa
propre destruction ?

La créature comme figure de la médiation

Poser la question du rôle social rempli par les créatures artifi-


cielles dans la plupart des récits qui les mettent en scène permet
d'élargir notre regard, et du même coup l'univers de significations

l. Philippe Breton, L' Utopie de la communication, l'émergence d'un homme sans


intérieur, op. cit.

147
A l'image del' Homme

dans lequel ces créatures évoluent. Bien que cette direction ait été
habituellement peu suivie par les auteurs qui ont travaillé sur ce
point, il est difficile de ne pas voir que ces récits trouvent un écho,
en tant que tel, dans le débat politique et social.
La créature est en effet souvent un prétexte, une figure méta-
phorique destinée à nous parler indirectement, mais précisément,
des problèmes sociaux et politiques qui lui sont contemporains :
« Fabrique un golem d'argile, dit la voix dans le rêve du rabbin
Loew, et tu détruiras [ce qui dans] la société ( ... ) veut retrancher
les juifs 1• » La représentation de l'humain portée par la créature
insiste sur une dimension essentielle du lien social, qu'il s'agisse
du célibat de Pygmalion qui pose le problème de la succession
royale, du golem qui implique immédiatement la question de
l'antisémitisme, du robot et de l'ordinateur censés aider l'homme
à diriger la planète ou, a contrario, suspectés de vouloir prendre
le pouvoir.
On objectera que ces questions ne paraissent pas centrales dans
des récits où l'attention est attirée par la problématique de la créa-
tion. Mais ces deux plans ne sont pas contradictoires. La question
de la finalité de la création, posée en termes de maîtrise ou de perte
de contrôle, revient comme un leitmotiv, qui nous montre du doigt
les enjeux du champ politique d'où les créatures ne sont jamais
absentes, si l'on veut bien donner au terme de « politique » une
acception suffisamment large.
A quoi servent les créatures ? Elles ont fréquemment une fonc-
tion d'aide, ou même de remplacement de l'homme. Cette idée
était déjà présente dans la tradition sous la forme par exemple des
« vierges d'or» soutenant Héphaïstos, qui est justement le« dieu
boiteux». Mais l'aide se porte assez souvent dans le domaine poli-
tique. Au premier degré, les créatures constituent des dispositifs
qui soutiennent l'homme dans un conflit ou une crise. On trou-
vera des interprétations de ce thème dans certains films récents de
science-fiction, tels Terminator ou Robocop. Dans ses versions

l. Cité par Bettina Knapp, « Lumières sur le golem », Les Nouveaux Cahiers , n2 71,
p. 30-39.

148
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

les plus dramatiques, elles protègent des communautés entières


contre la violence grâce au transfert de l'action ou de la décision
politique à une instance non humaine, quoiqu'à l'image de
l'homme. L'ordinateur, dans cette perspective, existe d'abord
comme « machine à gouverner », dont le pouvoir serait de sup-
pléer, au xxesiècle, à la défaillance des hommes politiques.

Le pouvoir du créateur
Créer un être artificiel à l'image de l'homme ne servirait-il pas
à prouver le pouvoir du rabbin ou du prêtre, aussi bien que de
l'ingénieur? Il est vrai que, par exemple avec le golem, l'acte de
création témoigne de la force et du pouvoir des hommes pieux,
dans un contexte où ceux-ci jouent un rôle non négligeable au sein
d'une communauté ou de la société tout entière. On pourrait, sans
mauvais esprit, soutenir que cette signification sociale du pouvoir
créateur a été transférée - en partie du moins - des religieux aux
techniciens et aux scientifiques de l'époque moderne et contem-
poraine. Ceux-ci sont très souvent présentés comme de véritables
démiurges, pas toujours, d'ailleurs, à leur corps défendant.
Mais la réflexion, si elle devait être poursuivie dans cette direc-
tion, s'épuiserait vite, faute de matériau pour la nourrir. On trouve
très peu de traces en effet d'une prise de pouvoir qui soit la consé-
quence de l'habileté à mettre en œuvre une créature artificielle.
L'un des interdits qui accompagne, dans les légendes juives, la
création du golem, est que le rabbin ne l'utilise pas pour lui ou pour
ses propres intérêts. La création est au service de la communauté
tout entière et la Sagesse doit toujours commander au Pouvoir.
Bettina L. Knapp rappelle que, dans le texte de la légende, le
rabbin Loew « prévint tous ceux qui habitaient sous son toit ainsi
que les membres de sa communauté que le golem ne devrait
accomplir aucune mission d'ordre privé ou séculier» 1• Quand ce
n'est pas le cas (il y a toujours des exceptions) le rabbin ou le créa-

l. Bettina Knapp, « Lumières sur le golem », art. cit.

149
A l'image del' Homme

teur est puni de son acte égoïste. En fait, il semble même que la
création d'un être artificiel qui va remplacer l'humain s'accom-
pagne, la plupart du temps, d'une volonté d'effacement de
l'homme, incompatible donc avec l'affirmation de son pouvoir.
Alan Turing aura à ce sujet les mots les plus durs et les plus
extrémistes.
Pour Alan Turing, selon Andrew Hodges: « La machine intel-
ligente, en reprenant le rôle des maîtres, constituerait un progrès
qui allait remettre les spécialistes intellectuels à leur place. De
même que la technologie du XIXe siècle avait mécanisé le travail
des artisans, l'ordinateur automatiserait le processus de la pensée
humaine. En ce sens il était complètement antitechnocrate et se
plaisait à réduire de façon subversive l'autorité des nouveaux
prêtres et magiciens du monde moderne. Il voulait transformer les
intellectuels en gens ordinaires » 1• On touche ici un point essentiel,
qui est lié d'ailleurs à la structure ternaire du thème des créatures
artificielles : le pouvoir créateur de l'homme est limité par le fait
qu'il est réduit à un rôle de mise en forme, de fabrication de
la créature plutôt qu'à celui de véritable créateur. La créature
est porteuse d'une représentation de l'humain où celui-ci est
«amélioré», qui met en scène un autre rapport au pouvoir et à
l'exercice du gouvernement. Dans ce sens, l'imaginaire des créa-
tures rencontre également celui de l'utopie politique.

La créature au secours de l'homme


Quoiqu'Ovide n'insiste pas sur ce point, il faut remarquer que
Pygmalion, en épousant une femme artificielle, assure enfin sa
descendance. Ce point n'est pas négligeable car Pygmalion est roi
de Chypre et l'on sait les désordres qu'engendrent les problèmes
de succession dans les lignées royales. La créature artificielle est
ainsi projetée au cœur d'une problématique politique et sa pré-
sence, en évitant peut-être la guerre civile, acquiert d'emblée une
signification sociale. Les anciens Égyptiens n'hésitaient pas,

1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 307.

150
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

semble-t-il, à recourir à la médiation des statues animées pour


désigner le successeur du souverain, dans les cas litigieux.
La véritable irruption des créatures artificielles dans le monde
historique, en liaison avec des événements politiques et sociaux
dramatiques, et, d'une certaine façon, une situation d'urgence, se
fera avec le golem. Sa transformation en légende, à la fin du
Moyen Age, est peut-être due, justement, à la charge dramatique
des événements qui frappent les communautés juives d'Europe,
confrontées à une vague d'antisémitisme sans précédent depuis
leur mise à l'écart par les autorités religieuses chrétiennes.
A quoi sert en effet le golem? La portée de cette question
dépasse largement le seul cadre de la légende juive, et concerne,
de manière exemplaire, toutes les créatures jusqu'aux plus
contemporaines. Bettina L. Knapp insiste 1, ainsi que d'autres
commentateurs, sur la correspondance forte qui existe entre la
création du golem à Prague et le « besoin de survivre » qui carac-
térise les communautés juives, notamment en Allemagne et en
Europe orientale. Il paraît en effet difficile de négliger le contexte
dramatique dans lequel le rabbin Loew est amené à créer cette
figure artificielle.
D'après la légende, la manière de fabriquer un golem fut révé-
lée en rêve, un jour de 1580, à celui qui était le chef religieux de
la communauté, alors qu'une nouvelle série d'accusations était
portée contre les juifs, en particulier - mais il y en avait bien
d'autres - celle de pratiquer le crime rituel sur des enfants chré-
tiens afin d'incorporer leur sang à la fabrication des matzot de
Pâque (un pain cuit sans levain). Le golem, dans ce contexte, va
jouer un rôle irremplaçable car il réussissait « en écoutant aux
portes des antisémites ( ... ) à apprendre leurs funestes intentions.
Il était également en mesure de fouiller les personnages suspects
rôdant autour du ghetto juif ( ... et. .. ) découvrait souvent des
cadavres de bébés attendant d'être placés dans des synagogues ou
dans des caves de juifs. (Quelquefois des tombes étaient ouvertes,
des corps d'enfants déplacés, ce qui permettait d'incriminer les

1. Bettina Knapp, art. cit., Les Nouveaux Cahiers, n° 71, p. 30-39.

151
A l'image del' Homme

juifs). Le golem était toujours présent pour déjouer les complots


cruellement injustes et s'emparer des coupables » 1•
Bettina L. Knapp rapporte également que l'on se servait du
golem pour goûter des matzot destinées à toute la communauté et
qu'un rêve prémonitoire avait rendues suspectes au rabbin Loew.
Les douleurs aiguës ressenties par la créature évitèrent l'empoi-
sonnement général, sans pour autant d'ailleurs, remarquons-le,
détruire le golem. Suite aux échecs des tentatives antisémites,
l'empereur Rudolf II, lors d'une audience accordée au rabbin
Loew, lui promit de décréter que désormais aucun juif ne pourrait
plus être accusé de crime rituel.
Il est clair, à travers cette partie essentielle du récit, que cette
fonction du golem est tout sauf mineure, et qu'en tout cas il repré-
sente bien plus que le niais porteur de seau ne trouvant pas l '« ins-
truction de fin» à son action, tel qu'il inspira Johann Goethe, et,
plus trivialement, Walt Disney, sur le thème de l'apprenti sorcier.
L'enjeu n'est pas la recherche de pouvoir du créateur - la person-
nalité du rabbin Loew est décrite comme celle d'une figure véné-
rée, toujours bon, compatissant et humble-, mais bien la question
de la survie de la communauté dans une situation menaçante : le
golem sert à protéger les juifs contre les agressions injustifiées.

Le golem comme médiateur


La question qui vient immédiatement à l'esprit, à la lecture
de cette histoire, est de savoir pourquoi il faut faire appel à une
créature extérieure qui n'est, nous l'avons dit, ni divine ni
humaine, pas plus qu'elle n'est juive, ou chrétienne. Le travail qui
consiste à laver la communauté de tous soupçons, alors que les
accusations reposent sur des faits réels organisés par les antisé-
mites, ne pouvait-il être effectué par des humains? L'existence du
golem constitue une réponse négative à cette question.
Celui-ci représente, paradoxalement, un constat d'impuissance
de l'homme, débouchant, de façon dynamique, sur une création

1. Bettina Knapp, art. cit., Les Nouveaux Cahiers, n° 71, p. 30-39.

152
Une représentation de l'humain entre la psychologie et la politique

artificielle. Il est intéressant de remarquer que la solution du


problème passe obligatoirement par la reconnaissance et l' accep-
tation d'une impossibilité originelle, d'une imperfection ou d'une
inadaptation de l'homme à une situation dramatique.
Arnold Mandel fait à ce sujet une remarque lumineuse :
« L'apparition du golem non seulement dans la légende juive, mais
dans cette extension, cette manière dont cette légende s'est reflé-
tée sur les gens qui ne sont pas juifs ( ... ) vous savez que la réap-
parition éternelle ou périodique signifie toujours un état d'alerte ...
[le golem, c'est] ... non pas la crainte de quelque chose mais la
signification purement et simplement de la nécessité de la crainte.
Si nous réussissions à vivre en nous le mythe du golem, nous
saurions finalement, ou nous saurons de nouveau si nous avons
oublié, que la crainte est nécessaire. Je veux dire qu'on ne peut pas
vivre sans crainte, et qu'il ne faut pas craindre la crainte 1 • »
Le thème du golem pose donc clairement, bien au-delà de sa
signification locale, la question du lien social, celle de l'exclusion
et de l'intégration, en même temps que celle des relations que les
communautés humaines entretiennent entre elles. Par quelque côté
qu'on le prenne, le golem se situe toujours, curieusement, dans un
espace intermédiaire entre des entités qu'il met en contact : milieu
entre Dieu et l'homme, milieu entre les hommes, milieu toujours
appelé à disparaître tant sa fonction de transmission, de commu-
nication, lui est consubstantielle : nulle part en effet le golem n'a
droit à la permanence. L'hébreu moderne a fait du golem l'état
intermédiaire de l'insecte : le cocon, entre la chenille et l'insecte
là où, plus significativement, le Talmud plaçait l'homme encore à
l'état de golem entre la première heure de la journée d'Adam et la
quatrième heure où une âme fut jetée en lui. Cet état de golem
n'est pas celui d'une masse brute, puisque certaines interprétations
indiquent que c'est dans cet état qu'Adam vit se dérouler devant
lui la vision de l'histoire de la création 2.
1. Arnold Mandel, discussion suite à la conférence : « Le judaïsme et les choses, le
golem une attitude juive par rapport aux choses » in Tentation et action de la conscience
juive, op. cit., p. 259.
2. Gershom Scholem, La Kabbale et sa symbolique, op. cit., p. 182.

153
A l'image del' Homme

Le golem des mystiques n'avait, comme évocation extatique,


qu'une durée éphémère. Dès que le golem était présent, le travail
de déconstruction commençait aussitôt et l 'œuvre se faisait en sens
inverse. Ces rites kabbalistiques nécessitaient toujours, semble+
il, la présence d'au moins deux personnes, sinon trois. On peut se
demander pourquoi la légende du golem a été associée si forte-
ment au Maharal de Prague. Si l'on en croit André Neher, cette
pensée est fortement marquée par ce que nous appellerions, en
termes modernes, la recherche de « la source et la racine de la
communication». Le Maharal fait de la contradiction, au sens
dialectique, cette source et cette racine. Pour lui, c'est le milieu,
émtsa, qui« apparaît comme l'éminente valeur qui donne un prix
et un sens à la communication » 1•
La réalité du golem comme milieu et espace de communication
est particulièrement claire dans tous les récits légendaires qui
suivent la période kabbalistique. La présence du golem comme
sauveur du ghetto est une source d'interrogation sans fin : pourquoi
en effet faire appel à une créature artificielle ? Compte tenu de la
nature particulière de l'agression, le golem effectue ici une tâche
vitale qu'aucun homme juif ne pouvait mener à bien. Seul quel-
qu'un d'extérieur à la communauté pouvait déjouer la ruse cruelle
qui consistait, par exemple, à suggérer un rapport immédiat entre
un cadavre d'enfant et les juifs du ghetto. Or ce quelqu'un ne pou-
vait pas non plus, semble-t-il, être un non-juif, peu d'entre eux étant
disponibles pour un tel témoignage. Le golem représente la réso-
lution métaphorique de ce problème insoluble. Son existence ren-
voie à une impossibilité originelle. Loin d'être d'abord un thème
de puissance ou de pouvoir, sa figure évoque une situation bien plus
subtile, caractérisée par le fait que les juifs sont confrontés à une
agression contre laquelle ils ne peuvent rien eux-mêmes, ensuite
par la nécessité absolue dans laquelle ils se trouvent d'y résister,
enfin par la difficulté à trouver une quelconque aide extérieure.
La force du golem, l'efficacité de son intervention, tient peut-
être au double fait, justement, qu'il n'est d'une part ni homme, ni

1. André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, op. cit., p. 102.

154
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

dieu, et d'autre part qu'il n'est ni juif, ni chrétien dans une situa-
tion de tension intercommunautaire caractérisée par la rumeur et
l'accusation. Il y a là une dimension presque sociologique du
phénomène : aucun humain n'aurait pu faire la preuve de la faus-
seté de la rumeur. La créature est ici une métaphore du savoir, de
la connaissance, qui seuls permettent de désamorcer le potentiel
explosif de la rumeur. Le savoir est, au sens strict, au milieu des
hommes. Le golem de la légende intervient dans cet espace inter-
médiaire, ce milieu qui se tient entre le ghetto et le reste de la ville.
Là est son véritable territoire et sa force est dans son pouvoir
d'intercession, de régulateur des relations entre le peuple juif et les
autres nations.
C'est d'ailleurs sans doute parce qu'il est là, entre les uns et les
autres, parce que sa présence convainc Rodolphe II de l'innocence
des juifs et que ce dernier décrète qu'on ne pourra plus désormais
les accuser de crime rituel que l'antisémitisme a transformé le
golem en monstre. Pour s'attaquer aux juifs, les antisémites s'en
prendront d'abord au golem. Il n'y a rien d'étonnant dans ce
contexte qu'une certaine haine romantique du savoir ait pris pour
cible privilégiée le golem-monstre ou les pratiques magiques de
la kabbale.
La lecture que nous pouvons dès lors faire, si nous voulons
encore une fois renoncer à toute interprétation exotique, montre
que ce qui est exalté en l'homme, à travers la créature, c'est la
fonction de médiation dont il est capable en dépassant - sans pour
autant y renoncer - les clivages identitaires ou religieux qui l' ani-
ment, pour assurer un rapport plus universel à l'humain. Le golem
désigne autant le manque d'une reconnaissance de l'humain
comme médiateur, que la tentative optimiste de le combler.

Les machines à gouverner contemporaines


L'irruption des créatures artificielles dans le domaine du poli-
tique est également particulièrement nette au xxe siècle. La pièce
de Karel Capek signe cette présence en décrivant un peuple de
robots prenant le pouvoir et dépossédant l'homme de sa capacité

155
A l'image de l'Homme

à gouverner. Dans ce sens, il s'agit bien d'une pièce politique.


Mais, là où Capek voyait dans la création des robots un acte lourd
de menaces, les inventeurs de l'informatique moderne n'hésite-
ront pas à voir dans l'être informationnel, incarné par l'ordinateur,
une machine susceptible de« prendre le relais de l'homme» dans
la gestion des affaires politiques et sociales. Le père Dubarle, à la
suite de Norbert Wiener, présente ainsi, en 1948, les nouvelles
machines.
Sous la condition qu'elles puissent égaler les performances du
cerveau humain (ce qui n'est évidemment pas tout à fait le cas) et
« exécuter les tâches de la pensée», celles-ci pourraient remplacer
l'homme aux commandes de la société : « Une des perspectives les
plus fascinantes ainsi ouvertes est celle de la conduite rationnelle
des processus humains.( ... ) Ne pourrait-on imaginer une machine
à collecter tel ou tel type d'informations, les informations sur la
production et le marché par exemple, puis à déterminer, en fonc-
tion de la psychologie moyenne des hommes et des mesures qu'il
est possible de prendre à un instant déterminé, quelles seront les
évolutions les plus probables de la situation? Ne pourrait-on
même concevoir un appareillage d'État couvrant tout le système
de décisions politiques, soit dans un régime de pluralité d'États se
distribuant la terre, soit dans le régime, apparemment beaucoup
plus simple, d'un gouvernement unique de la planète? Rien n 'em:..
pêche aujourd'hui d'y penser. Nous pouvons rêver à un temps où
une machine à gouverner viendrait suppléer - pour le bien ou pour
le mal, qui sait? - l'insuffisance aujourd'hui patente des têtes et
des appareils coutumiers de la politique 1• »
On voit bien que le projet d'un cerveau artificiel est immédiate-
ment connecté, pour ses auteurs, avec son insertion dans une
société que le maître d'œuvre informatique du Club de Rome, Jay
Forrester, qualifiera, dans les années soixante, de désormais « trop
complexe pour être dirigée par des hommes » 2 • Ainsi les thurifé-

1. Dominique Dubarle, « Vers la machine à gouverner», art. cit.


2. Cité par Joseph Weizenbaum, Puissance de l'ordinateur et raison de l'homme,
op. cit.

156
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

raires les plus radicaux de cette perspective visant à confier le pou-


voir à des machines, qui n'existent pourtant qu'à l'état de projet,
n'hésiteront pas à annoncer « pas moins [que] d'extraordinaires
machines qui, tout simplement, pourront gouverner le monde».
En commentant le projet de cerveau artificiel de William R.
Ashby, l'un des pères de la cybernétique dans les années cin-
quante, Pierre de Latil nous indique en effet qu' « il suffira de leur
faire ingérer les données du problème sous forme de données élec-
triques. La machine de l'avenir, dit Ashby, pourra explorer des
domaines trop subtils, trop complexes pour que l'homme et son
intelligence puissent les dominer. Après les machines à calculer,
les machines à peser le pour et le contre, donc à être intelligent. ..
Ashby pense surtout aux problèmes économiques et politiques
"qui, parfois, dépassent la compétence des experts". ( ... )Si une
machine reçoit tous les "éléments d'appréciation" ( ... ) ne fera-
t-elle pas d'aussi bonne besogne que les bureaucrates? Certains
prophètes annoncent une civilisation mondiale machiniste. Mais
quels gouvernants seraient capables de dominer l'économie entière
du globe? Napoléon pouvait, sur un champ de bataille, embrasser
toute la situation d'un coup d'œil. Aujourd'hui les grands chefs
militaires sont dépassés par leur champ d'action. Et quand il
s'agira de gouverner des continents mécanisés, le plus haut génie
humain ne pourra concentrer le problème dans sa tête » 1•
Et comme l'époque est aussi aux animaux artificiels, certains
imagineront même des « colonies d'animaux synthétiques » qui
dirigeront rationnellement les entreprises. Nous sommes en plein
cœur d'une utopie politique, dans laquelle les créatures artificielles
jouent un rôle central 2 • Dans cette représentation, l'humain est
appelé en quelque sorte à se dépasser, éventuellement en donnant
naissance à une nouvelle espèce d'êtres informationnels, mieux
adaptée au monde que l'homme lui-même.

1. Pierre de Latil, La Pensée artificielle, Paris, Gallimard, 1953, p. 285.


2. Cette question a été traitée dans un autre ouvrage, Philippe Breton, L' Utopie de la
communication, op. cit.

157
A l'image del' Homme

La résonance psychologique des créatures

On voit bien, à cette étape de l'interprétation, que le projet de


création d'un être artificiel a une résonance profonde avec la psy-
chologie humaine. Plusieurs indices nous indiquent avec force cette
direction. Les propos curieux de Pierre Naville par exemple, qui,
dans un plaidoyer vibrant en faveur de l' « automatisme social»,
relève que l'automatisme est, comme la symétrie et le cycle, un
« archétype antique et radical [qui] touche en nous je ne sais quelle
corde vivante du pouvoir créateur, du charme, de la volonté
de puissance, de bien d'autres engouements qui nous occupent
et nous meuvent jusque dans nos plus nocturnes entreprises » 1•
L'étymologie de l'automatisme renvoie en grec au spontané et à
ses significations multiples. Ainsi, au prix d'un retournement
étrange, l'automate serait la figure la plus spontanée qui soit, car
mue justement par un jeu de contraintes et de règles propres qui
en libérerait la substance. L'homme, soutient Pierre Naville, tire
« du spontané général qui anime l'univers, des automates en
modèle réduit, de minuscules duplicata du pouvoir autonome de
la nature » 2 •
Autre indice d'une forte présence psychologique du thème de
l'artifice, la volonté tendue de certains à communiquer avec des
partenaires d'autant plus désirables qu'ils sont artificiels et que les
règles qui ordonnent cet échange paraissent rendre les uns et les
autres plus libres. Nous sommes là dans l'épaisseur et le mystère
de l'illusion qui fait prendre le mythe pour la réalité et provoque
l'émotion, y compris érotique, devant l'artifice de la vie. La créa-
ture est tellement une représentation de l'humain que l'on peut
exercer à son endroit les mécanismes, à peine modifiés, du désir.
Comment ne pas évoquer, à ce sujet, la dimension probablement
la plus troublante du phénomène, le désir de l'homme de se passer

1. Pierre Naville, Vers l'automatisme social, Paris, Gallimard, 1963, p. 7.


2. Ibid., p. 228.

158
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

de la femme pour reproduire l'humain sous une autre forme? Der-


rière l'acte de création artificielle, il y a celui de la reproduction,
niée dans sa version biologique et maternelle. Pourquoi si peu de
ceux qui mettent en œuvre ce projet d'une créature artificielle
sont-ils des femmes (pour ne pas dire que, dans les faits, il n'y en
a pas) ? Pourquoi une recherche si exclusivement masculine ? On
le voit, toute enquête sur la signification de ce projet qui ne pren-
drait pas en compte la dimension psychologique risquerait peut-être
de passer à côté de l'essentiel.

L'émotion devant l'artifice de la vie


Dans bien des récits que nous avons évoqués jusqu'à présent, on
sent poindre, souvent explicitement, ce que l'on pourrait appeler
le trouble du créateur devant l'artifice de la vie. L'émoi suscité dans
ces circonstances est subtil et complexe, tout entier dédié au sai-
sissement. En tant que tel, il a peu à voir avec le jeu des émotions
courantes, dont il s'éloigne par la nature même de ses composés.
La fuite du or Frankenstein, à l'instant précis où il voit sa créa-
ture prendre vie, est un des témoignages les plus intenses de la
force de ce trouble primordial. Cet instantanéité de la fuite est plus
qu'un artifice littéraire de Mary Shelley pour nous faire prendre
conscience de l'incroyable événement que constitue la venue à la
vie de la créature. Le or Frankenstein est en effet saisi immédia-
tement d'un sentiment d' « horreur et de dégoût affreux ». Il quitte
son laboratoire et finit par s'endormir, non sans faire un rêve
épouvantable mettant en scène sa fiancée, Elizabeth : « Je crus
voir Elizabeth, brillante de santé, se promener dans les rues
d'Ingolstadt. Charmé et surpris, je l'embrassai; en imprimant mon
premier baiser sur ses lèvres, je les vis devenir livides comme la
mort; je vis ses traits changer, et je crus tenir entre mes bras le
cadavre de ma mère. Elle était couverte d'un linceul, dans les plis
duquel je voyais ramper les vers du tombeau. Je m'éveillais saisi
d'horreur 1. » Sans qu'il soit question ici de proposer une inter-

1. Mary Shelley, Frankenstein ou le prométhée des temps modernes, op. cit., p. 42.

159
A l'image de l'Homme

prétation psychanalytique de ce rêve, on notera qu'il témoigne,


a minima, de l'association entre un franchissement de frontière
(symbolisé par la transmutation incestueuse entre la fiancée et
la mère) et l'horreur d'un geste de création qui avait pourtant
été souhaité.
L'émotion devant l'artifice de la vie qu'éprouve le morbide doc-
teur est une émotion négative, comme le voulait Mary Shelley,
pour qui cette description d'une situation insupportable psycholo-
giquement est le point d'appui de la critique de cette prétention à
vouloir créer son semblable.
Dans le même esprit, Nathanaël, le jeune étudiant de L'Homme
au sable, éprouve des sentiments extraordinairement forts devant
une femme dont nous apprenons au fil du livre qu'elle a été « créée
en laboratoire». La source de son émotion n'est justement pas ce
type de sentiment que l'on éprouve pour une femme vivante (il se
détache d'ailleurs pour l'occasion d'une fiancée admirable), mais
bien pour ce qui, dans l'être en question, apparaît comme artifi-
ciel : « Fais-moi le plaisir, mon cher, lui dit un jour Siegmund (l'un
de ses amis) de me dire comment toi, qui es un garçon intelligent,
tu as pu t'amouracher de ce visage de cire, de cette poupée en
bois.» Nathanaël faillit éclater de fureur, mais il se contint et
répondit: « Dis-moi plutôt toi-même, Siegmund, comment le
charme céleste d'Olympia a pu échapper à ton regard, d'habitude
si prompt à saisir le beau, et à ton esprit avisé 1• »
Comme le rappelle Geneviève Bianquis : « La passivité absolue
d'Olympia qui peut écouter pendant des heures, sans donner le
plus léger signe d'approbation, de désapprobation, d'enthou-
siasme ou d'ennui, les poèmes interminables qu'il lui dédie, lui
semble au contraire riche de chaleureuse et délicate sympathie. Si
parfois il trouve à la belle un regard morne, il lui suffit de la regar-
der avec toute l'intensité de sa passion pour voir s'allumer dans
ces yeux ternes un reflet de vie humide et tendre ; si la main

1. Ernst Hoffmann, L'Homme au sable, publié en 1816, Paris, Aubier-Flammarion,


1968, 2• édition.

160
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

d'Olympia semble étrangement glacée, il n'est pas d'exemple


qu'elle ne se soit graduellement réchauffée entre les mains de son
admirateur 1• »

Une passion trouble


L'émotion pour la créature ne saurait donc être assimilée à un
sentiment de substitution, ou encore à celui qui pourrait s'éprou-
ver du fait d'une tromperie sur l'objet. Il s'agit d'un sentiment spé-
cifique et approprié, généralement ressenti sous la forme du
trouble car il porte sur un être qui, au moins dans l'imagination de
ceux qui l'éprouvent, est un être à part, à l'image de l'homme,
mais en quelque sorte par détour. Il y a donc dans ce sentiment un
mélange ambivalent d'exotisme et de réalisme. On notera égale-
ment que ce trouble, dans l'histoire de Pygmalion, est présent bien
avant que la statue ne soit transformée en femme. C'est parce qu'il
éprouve un trouble devant cette statue qu'il souhaite qu'elle ait en
quelque sorte une vie encore plus humaine.
Ce trouble devant l'artifice de la vie est bien une constante dans
l'histoire des relations entre l'homme et les créatures. Son signe,
positif ou négatif, ne change que lorsque l'auteur veut faire du
projet de création artificielle, soit un projet souhaitable et aimable,
soit un thème diabolique. L'exposé de ces sentiments bien curieux
ne vaudrait-il que pour une littérature archaïque, préhistoire de
réalisations sérieuses où il n'y aurait pas de place pour de telles
exagérations et où, pour tout dire, le réalisme scientifique l'em-
porterait sur l'exotisme magique? Si l'on en croit les textes qui
accompagnent le projet de tortue artificielle dans les années cin-
quante-soixante, ce trouble semble partagé quelle que soit l'époque.
La proximité de la vie, ou du moins de son équivalent artificiel,
que ces tortues d'un genre nouveau incarnent, semble véritable-
ment bouleverser les scientifiques rassemblés autour des animaux
synthétiques. Le but leur a semblé sans doute bien proche, telle-

1. « Avant-propos » des Contes de Ernst Hoffmann présenté par Geneviève Bianquis,


op. cit.

161
A l'image de l'Homme

ment proche que certains pouvaient sentir, avec un peu de témé-


rité, les prémices de la conscience émerger de la carapace polie
d'Elsie ou d'Elmer. Mc-Culloch, par exemple, l'homme des
« réseaux neuronaux», soutenait qu' « un animal construit de cette
manière peut légitimement bâtir une conception de la vie » 1• Le
trouble que provoque l'artifice de la vie brouille la perception et
fait advenir en imagination ce qui n'est encore que potentiel aux
yeux des plus optimistes.

La tentation du zoomorphisme
Beaucoup de chercheurs éprouvèrent, à propos des tortues syn-
thétiques, un sentiment de trouble profond, comme si la science,
au fond, était en train de parvenir à réaliser enfin ce vieux projet
bimillénaire de recréer la vie. Ce trouble s'est exprimé dans de
nombreux textes, dont le plus emblématique est sans doute le
compte rendu que Pierre de Latil fait de sa visite dans la « famille
élargie» des Grey Walter à Bristol. On peut voir, à cette occasion,
le rôle que le zoomorphisme va jouer comme premier pas vers
l'acceptation d'une démarche anthropomorphique vis-à-vis des
machines. Le trouble devant l'artifice de la vie va conduire des
scientifiques éprouvés à voir dans un objet de métal le strict équi-
valent d'un animal vivant (c'est dans ce sens que l'on peut parler
de zoomorphisme) et à retenir leur souffle devant des présentations
d'animaux artificiels.
Pierre de Latil va nous proposer une description complète de
l'activité de ces nouveaux animaux qui vaut d'être analysée car on
y discerne, sur un plan qui reste littéraire, tous les éléments d'une
croyance zoomorphe, à travers laquelle il faut toujours lire que
c'est, en dernière instance, de l'homme et de sa représentation
qu'il est question. Pierre de Latil va procéder en quatre étapes.
Après avoir décrit les tortues et leur comportement, il va nous

1. Grey Walter, « Une comparaison entre les machines à calculer et le cerveau»,


colloque international du CNRS, Les Machines à calculer et la pensée humaine, éd. du
CNRS, p. 407.

162
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

montrer comment celles-ci vont se «reconnaître», individuelle-


ment et mutuellement, puis comment elles vont se nourrir seules,
et enfin comment elles peuvent avoir des« humeurs», donc une
individualité.
Ce processus littéraire, qui a pour origine un trouble préalable,
oriente ainsi toute la description des deux créatures 1 : « Elmer
(Electro-Mechanical-Robot), premier-né de l'espèce, qui vit le
jour en 1948, et sa sœur, de quelques mois sa cadette, Elsie (Elec-
tro-Light-Sensitive-Intemal-Extemal). Des plaques de Bakélite
forment la carapace du mâle ; quant à sa compagne, plus coquette,
elle est revêtue, tout d'une pièce, de Plexiglas rouge. Au bout d'un
long cou, une espèce de tête surmonte la haute carapace comme un
phare un promontoire ( ... ) : c'est une cellule photoélectrique qui
explore l'environnement à la recherche de lumière. »
Pierre de Latil monte alors une sorte d'expérimentation
animale : « J'enferme Elsie dans un dédale de meubles. Se heur-
tant ici, reculant, se heurtant là, tournant, se cognant encore elle
finit cependant par trouver la sortie. J'ai eu l'impression de voir un
insecte qui se bute contre des obstacles avant de découvrir une
voie libre. Autre piège, un miroir est placé devant Elsie. Que
va-t-elle faire? ... Elle va vers le miroir où se reflète son ampoule
pectorale, comme attirée par son image. ( ... ) Elle se livre à une
danse devant le miroir, décrivant des dents de scie, avançant,
reculant comme pour mieux jouir de son image. »

Du zoomorphisme à l'anthropomorphisme
L'entreprise zoomorphique serait incomplète si ces créatures ne
troublaient pas leur spectateur par leur capacité à éprouver des
passions singulières qui définiraient ainsi leur personnalité : « Son
réglage peut être modifié d'un jour à l'autre. Ainsi, le jour où nous
sommes allés à Bristol, Elsie était affligée d'une humeur terrible-
ment instable, très féminine : son réglage était très aigu. ( ... ) Aussi

l. Toutes les citations qui suivent sont extraites de l'ouvrage de Pierre de Latil,
La Pensée artificielle Introduction à la cybernétique, op. cit., p. 192 et suivantes.

163
A l'image del' Homme

usait-elle fort vite ses accus à courir après un impossible idéal.


Elmer, par contre, avait été doté d'un caractère très stable, très bour-
geois : son montage électronique se trouvait en équilibre non pas
pour une luminosité précisément définie mais pour une large
plage. Aussi se trouvait-il fort satisfait de son sort, sous un fauteuil.
( ... ) Mais Grey Walter de dire : - Il manque vraiment trop de
réflexes ! Il est même totalement abruti. Durant des jours entiers,
il ne bouge pas de sous les meubles. Je lui donnerai un peu plus de
nerfs; et d'intelligence en même temps. Car, voyez-vous, si un être
est intelligent, il doit accepter la rançon d'un certain nervosisme. »
Ce texte témoigne d'un double déplacement, non seulement il
attribue à l'objet-automate une identité d'animal, mais, dans une
deuxième opération qui est ici simultanée, il fait de l'animal lui-
même le sujet de passions et d'humeurs individuelles, comme le
serait un humain. Ce double mouvement, de zoormorphisme à
propos de l'objet initial, puis d'anthropomorphisme au sujet de
l'animal ainsi constitué, tisse une continuité entre l'objet arti-
ficiel et l'humain, via l'animal qui n'est qu'un prétexte, un premier
pas vers la réalisation du but premier: une créature à l'image
de l'homme.
Il reste alors à Pierre de Latil à prouver l'autonomie de la
créature par sa capacité à avoir une vie sociale propre, en tant
qu 'espèce : « Lorsque les deux tortues sont à la recherche de la
lumière et qu'elles se trouvent face à face, elles se livrent à un
surprenant ballet. ( ... ) Dès que l'une voit la lampe pectorale de
l'autre, elle est ainsi attirée; et l'autre peut l'être aussi.( ... ) D'où
ces figures de danse où les partenaires ne se cherchent que pour se
quitter, comme des amoureux jouant avec l'amour. - Une popu-
lation de Machina speculatrix, dit Grey Walter, serait vouée à une
vie grégaire. Chacun des individus chercherait la compagnie de
l'autre.»
Les tortues artificielles peuvent bien nous paraître aujourd'hui
légèrement ridicules, et le projet qui sous-tend leur construction
un peu naïf. Mais il faut bien admettre pourtant qu'à l'époque
l'essentiel de la communauté scientifique y a cru. On a par
exemple discuté « expérimentalement » du fait de savoir si les
164
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

tortues de Grey Walter reproduisaient effectivement les réflexes


observés chez les animaux « naturels » 1• L'existence même de ce
genre de discussion prouve bien l'ancrage de la question dans les
préoccupations de la communauté scientifique d'alors. Les doutes
exprimés par les uns ou les autres ne concernent pas la faisabi-
lité du projet, mais plutôt les délais nécessaires pour parvenir à
construire de véritables animaux artificiels. Il s'agissait donc
d'une question de technique et non de principe, d'une discussion
sur les moyens et non sur les fins. La naïveté apparente du projet
tient plus à la forme concrète qu'il a trouvée pour s'incarner et sur
laquelle nous portons un jugement rétrospectif qu'au fond du
projet lui-même. Le projet d'animaux artificiels reste toujours
d'actualité, semble-t-il, si l'on en croit la publicité donnée aux
travaux d'un chercheur du MIT, Rodney Brooks, qui s'est attelé à
la construction d'animaux domestiques artificiels susceptibles de
tenir compagnie aux gens 2 •

Les relations curieuses entre l'homme et l'ordinateur


L'anthropomorphisme - et les sentiments qui accompagnent
forcément cette sorte d'hallucination - n'est pas l'apanage d'une
pensée littéraire. Il est largement partagé dans certains milieux
scientifiques qui voient, dans certaines machines contemporaines,
des êtres à part entière. Pour Pierre Naville, l'ordinatrice (fémini-
sation sans avenir du mot ordinateur) a un tempérament propre. Il
ajoute que si « les machines ressemblent de plus en plus à des
organismes vivants ( ... ) elles en manifestent aussi la pathologie,
les déficiences physiologiques. Certains systèmes cybernétiques
en arrivent à se conduire de façon aussi névrotique que des orga-
nismes vivants réagissant à des stimuli contradictoires, lorsqu'ils
affrontent des instructions mal coordonnées. L'instabilité de cer-
tains systèmes d'action et de contrôle peut être conçue, au dire des

1. Grey Walter, « Une comparaison entre les machines à calculer et le cerveau»,


art. cit.
2. Jin Oshige, « Un microrobot dans la tête», art. cit.

165
A l'image del' Homme

ingénieurs, comme une sorte de "folie". Les systèmes automa-


tiques réagissent comme des êtres surexploités, et vieillissent de
façon analogue.( ... ) C'est un fait que les ordinatrices refusent de
travailler à plus de 90 % du temps et que même alors il faut leur
"rafraîchir" la mémoire plusieurs milliers de fois par seconde.
Inutile de dire que cette "affectivité" croissante des outillages a
des incidences considérables sur les conditions de l'usure et de
l'amortissement » 1•
De fait les relations entre l'homme et l'ordinateur sont souvent
éprouvées comme une relation entre deux êtres dotés chacun d'une
relative autonomie. Ces phénomènes ont été étudiés notamment
par une psychologue américaine, Sherry Turkle. Celle-ci présente
des études de cas nombreuses qui mettent en évidence de véri-
tables phénomènes hallucinatoires à base anthropomorphique,
comme celui du jeune homme qui déclare : « Évidemment je ne
pense pas que l'ordinateur soit une personne, mais cela ne veut
pas dire pour autant que je n'aie pas l'impression que c'est une
personne ... c'est un peu comme si j'étais avec une autre personne,
mais une personne que je connais. Quelqu'un qui sait exactement
comment j'aime que le travail soit fait... ce qu'il y a, avec l'ordi-
nateur, c'est qu'on finit par ne plus savoir où est le dedans et où
est le dehors 2 • » Cette hallucination est en quelque sorte réaliste
puisque ceux qui l'éprouvent voient dans la créature ce qu'elle
porte effectivement, l'humain qui y est représenté par détour. Ce
réalisme se paie par contre du prix élevé de la croyance qu'il ne
s'agit pas d'un simple récit.
Ce sentiment trouble n'est pas l'apanage de quelques marginaux.
Il structure également les relations qu'éprouvent de nombreux pra-
ticiens dans le domaine de l'informatique. Sherry Turkle, après
avoir remarqué que« les "défenseurs impénitents" del 'intelligence
artificielle sont certains que "les machines auront une intelligence
supérieure en tout à celle del 'homme" [ou que] "l'intelligence arti-
ficielle est la prochaine étape dans l'évolution" » 1, situe clairement

1. Pierre Naville, Vers l'automatisme social, op. cit., p. 42.


2. Sherry Turkle, Les Enfants de l'ordinateur, Paris, Denoël, 1986, p. 182.

166
Une représentation de l'humain entre la psychologie et la politique

ce projet : « L'objectif réel avait des proportions mythiques : créer


une intelligence universelle, un esprit pensant. Une longue tradi-
tion de la pensée romantique et mystique veut qu'un être doté de
pouvoirs spéciaux puisse insuffler la vie aux choses inanimées ou
mortes. Au début des années cinquante, une croyance semblable se
développa parmi un groupe de mathématiciens de tendances
diverses. Ils allaient utiliser l'ordinateur pour créer l'esprit 2. »
Ce contexte ne manque pas de conditionner les formes prises
par les relations entre les hommes et les machines dans le milieu
des créateurs. Au MIT, par exemple, « les discussions les plus
techniques sur les ordinateurs utilisent des termes empruntés au
fonctionnement mental humain. Quand on écoute leurs créateurs,
les programmes ont des intentions, font de leur mieux, sont plus
ou moins intelligents, ou stupides, communiquent entre eux et
perdent le nord » 3 •
Le phénomène des hackers illustre l'intense engagement psy-
chologique dans les machines auxquelles s'adonnent les plus vir-
tuoses des techniciens, ceux qui, selon Sherry Turkle, « comparent
leur expérience de l'ordinateur au sexe, à la drogue, ou à la médi-
tation transcendantale». La psychologue cite le« cas Henry», qui
veut « devenir un homme électronique » et dont le test « révèle un
très fort besoin de croire que les choses ne lui arrivent pas, mais
que c'est lui qui les provoque.( ... ) Chaque fois qu'il le pouvait, il
augmentait "l' automaticité" de l'ordinateur ... il semblait vouloir
donner à l'ordinateur une existence aussi autonome que possible.
( ... ) On peut aussi choisir, ajoute-t-elle, comme monde relation-
nel le monde des machines. Avec l'ordinateur ces deux possibili-
tés sont encore renforcées. Il est une "machine pensante", une
machine plus sophistiquée que les autres, avec laquelle il est facile
de s'identifier. Et l'ordinateur, réactif et interactif, offre une com-
pagnie dénuée du caractère menaçant de l'intimité avec autrui » 4 •
Les créatures sont au cœur du rêve de groupes sociaux constitués
1. Sherry Turkle, Les Enfants del' ordinateur, op. cit., p. 209.
2. Ibid., p. 208.
3. lbid., p. 12.
4. lbid., p. 119.

167
A l'image de l'Homme

par les passionnés de la « tribu informatique» dont l'originalité


de ceux qui les constituent est de croire que les machines intelli-
gentes font partie de ces groupes au même titre que les humains 1•

L'amour pour les êtres artificiels


Cette dernière remarque nous introduit dans la dimension proba-
blement la plus étrange des relations psychologiques qui unissent
l'homme aux créatures artificielles, celle de l'amour, y compris
dans sa version sexuelle. Cette dimension est rarement abordée
avec enthousiasme par les auteurs qui traitent la question, tant elle
est délicate.
La première statue grecque d'Aphrodite qui fut représentée
complètement nue a été l'objet, pendant des générations, d'un
véritable pèlerinage à Knidos. Plusieurs histoires ont été rappor-
tées, à travers le Moyen Age, sur le grand trouble que cette statue
suscitait parmi les hommes qui la visitaient et que certains cou-
vraient de« baisers humides». Une légende rapporte ainsi un récit
fait par la gardienne du temple : un jeune homme de bonne famille
était souvent venu visiter le lieu sacré et était tombé amoureux de
la déesse. Toute la journée il restait assis en face d'elle et la fixait
sans cesse. On pouvait percevoir des soupirs d'amour. Un jour
pourtant la pulsion d'amour devint débordante. Le soir venu il se
laissa enfermer à l'intérieur. Le lendemain, on trouva sur la statue
une tache, témoin de l'étreinte passionnée. La tradition d'une
« étreinte passionnée » avec une statue a été reprise, sous la fonne
d'un témoignage de l'auteur, par Roger Peyrefitte, qui raconte,
dans Les Amitiés singulières, comment de jeunes hommes font
encore aujourd'hui le voyage en Grèce pour avoir de telles
étreintes avec des statues masculines.
Cette statuophilie se rapproche du« pygmalionisme », c'est-à-
dire la fascination érotique qu'exercent les partenaires passifs,
qu'il s'agisse d'humains simulant une fixité de statue, ou de man-

1. Cette thèse a été largement abordée dans, Philippe Breton, La Tribu informatique,
Paris, Métailié, 1990.

168
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

nequins à l'image des humains. Pour John Cohen, cette pratique se


rapproche de la nécrophilie, qui consiste à avoir des relations
sexuelles avec des cadavres, et dont l'ancienneté est attestée par le
témoignage d'Hérodote.
Mais la statuophilie va plus loin que ces simples définitions
et ne s'y laisse pas facilement enfermer. Il faudrait y inclure
toutes les relations de nature érotique qui peuvent se nouer entre
l'humain et l'être artificiel, y compris quand ce dernier est actif.
L'investissement imaginaire qui se porte sur les créatures, l'illu-
sion devant l'artifice de la vie impliquent qu'on puisse croire à
l'établissement de véritables relations sexuelles avec un être non
humain de ce type. Bien sûr l'interprétation clinique y verra la
recherche d'une certaine passivité, mais tel n'est pas notre propos
ici, puisque nous n'interrogeons que la résonance psychologique
du thème des créatures, c'est-à-dire, si l'on peut employer
l'expression, sa« réalité imaginaire».
Il faut dans cet esprit faire référence à la longue tradition des
« automates sexuels» en tout genre, « poupées de fornication»,
« hommes et dames de voyages», support de multiples pratiques
que la vulgaire « poupée gonflable » de plastique n'épuise pas. Sur
ce thème aussi la créativité littéraire s'est enflammée et John
Fawles rapporte, dans son roman Le Mage, l'histoire de cet auto-
mate simulacre de femme que son amoureux, par souci de fidélité,
avait fait doter d'un vagin muni d'une lame tranchante montée sur
ressort. Sans la connaissance du bon« code» (un loquet derrière
la nuque), tout emprunteur de cette dangereuse créature risquait
d'y laisser définitivement sa virilité.
La science-fiction moderne n'a pas manqué d'exploiter ce·
thème qui mélange la sexualité et les créatures artificielles dans
un cocktail accrocheur. Les enthousiasmes médiatiques actuels
autour du thème du cybersexe ou de l'amour avec des ordinateurs
sont tout à fait dans cette veine. On remarquera que sa nouveauté
n'est qu'apparente. Joris-Karl Huysmans ne suggérait-il pas que
« tout l'univers mécanique s'inspire du jeu des organes de repro-
duction»? C'est à cette aune qu'il faut sans doute mesurer la
remarque de Pierre Naville qui voyait dans l'automatisme, au
169
A l'image de l'Homme

sens large, cet archétype qui nous meut « jusque dans nos plus
nocturnes entreprises ».

Production ou reproduction ?
Le dernier élément de cette implication psychologique du thème
des créatures artificielles est le sentiment de paternité que certains
créateurs disent éprouver au sujet de leurs «enfants». On voit
s'installer, à cette occasion, un jeu de métaphores sans équivoque,
où le créateur de tels êtres vit son action comme une substitution
à la reproduction biologique traditionnelle.
Ce thème est semble-t-il d'apparition plus récente. Il n'est guère
présent en tant que tel dans les premières histoires qui nous parlent
de Pygmalion ou du golem. Toutes les histoires de créatures ne le
mettent pas en scène avec la même force. Mais l'importance et la
signification de cet étrange sentiment de paternité sont telles qu'il
concerne l'ensemble des créatures.
Le terme de paternité est assez inadapté à rendre compte de la
singularité du phénomène, même si celui-ci s'impose en première
lecture. Sherry Turkle utilise par exemple cette catégorie dans ses
observations de terrain : « Le sentiment de paternité est très
répandu parmi les hackers. "Les hommes ne peuvent pas avoir
d'enfants [dit l'une des personnes concernées], c'est pourquoi ils
essaient d'en avoir par l'intermédiaire de la machine. Les femmes
n'ont pas besoin d'ordinateur, elles peuvent avoir des enfants
d'une autre manière. Pourquoi croyez-vous qu'on utilise l'expres-
sion enfanter une idée?" 1• »
Mary Shelley tisse également la métaphore de la paternité pour
décrire la nouvelle espèce en train d'advenir: « Il serait impos-
sible de se faire une idée de la diversité des sentiments qui, dans
le premier enthousiasme du succès, me poussaient en avant avec
une irrésistible vigueur » fait-elle dire au or Frankenstein, « une
espèce nouvelle me bénirait comme son créateur. Combien de
natures, heureuses et excellentes, me devraient l'existence! Aucun

1. Sherry Turkle. Les Enfants del' ordinateur, op. rit., p. 203.

170
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

père n'aurait jamais aussi complètement mérité la gratitude de ses


enfants que moi je mériterais la leur ( ... ) ; j'allai verser un torrent
de lumière sur l'obscurité du monde. Une nouvelle génération
me bénirait comme son créateur et sa source ; une foule d'êtres
heureux et excellents me devraient leur existence. Aucun père ne
pourrait réclamer la reconnaissance de son enfant, autant que je
mériterais la sienne » 1•
Cette fierté devant un acte de paternité aussi extraordinaire se
transforme rapidement en crainte au moment de l'histoire où la
créature exige une compagne. Le or Frankenstein imagine alors
avec terreur« la naissance de leurs enfants, souche d'une race de
démons qui se propagerait sur la terre ... malédiction sur les géné-
rations à venir » 2 •
Le même jeu métaphorique, associant la paternité et la construc-
tion d'un être artificiel, se noue partout où les créatures sont
présentées comme des« enfants», dont la jeunesse seule explique
par ailleurs les performances balbutiantes. Pierre de Latil n'hésite
pas, dans le jeu d'écriture scientifico-littéraire où il nous entraîne,
à faire exister concrètement cette comparaison : « A vrai dire, dans
le living-room, il y avait trois êtres qui se traînaient sur le tapis. Le
troisième était un petit d'homme : Timothy, dit "Timo", en âge de
marcher seulement à quatre pattes, comme une tortue. Il jouait à
courir après la rouge Elsie, sa sœur. Oui, pourquoi ne pas les dire
frère et sœur, puisque tous deux ont été conçus et réalisés par M. et
MmeGrey Walter? » 3
Mais, à ce point précis, Pierre de Latil nous dit que si MmeGrey
Walter peut revendiquer avoir eu un rôle à jouer dans l'acte de
création, ce n'est pas en tant que femme de Grey Walter, mais
parce qu'elle est son assistante au laboratoire. Cette notation ne
manque pas d'intérêt. La créature en effet n'est jamais le fruit d'un
acte commis entre deux êtres humains. Si deux partenaires

l. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée des temps modernes, op. cit., p. 40


et Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, Londres, 1818, trad. de
Joe Ceurvorst, Paris, Marabout, 1978, p. 84.
2. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée des temps modernes, op. cit., p. 133.
3. Pierre de Latil, La Pensée artificielle, op. cit.

171
A l'image de l'Homme

interviennent parfois, c'est au nom de l'articulation entre le


deuxième moment de la création, où l'homme façonne, et le troi-
sième moment, où une intervention extérieure personnifiée - par
Aphrodite par exemple - se manifeste. Mais, d'une façon générale,
l'acte de création est, si l'on peut dire, hermaphrodite, et ne fait
intervenir qu'un seul partenaire humain.

Une conception sans péché


On notera à ce sujet l'étonnante interprétation que donne
Christian Meurillon de la lettre dédicatoire rédigée par Blaise
Pascal à l'attention du cardinal de Tréguier. Pascal ayant mis au
point une machine à calculer assez perfectionnée pour son époque,
dans le but d'ailleurs de soulager les peines de son père, percep-
teur des impôts à Rouen, semble s'être représenté sa machine, non
pas comme une créature artificielle, mais comme une reproduction
mécanique d'une partie du cerveau humain, ce qui n'est pas si loin
de notre thème.
Or, comme c'était l'usage, il la dédia au mécène qui avait financé
ses travaux. Selon Christian Meurillon, les termes utilisés dans
cette lettre dédicatoire plaçaient Blaise Pascal, qui, rappelons-le,
n'avait pas comme projet de vie personnel d'assurer sa descen-
dance, au moins par des voies ordinaires, dans une posture de créa-
tion comparable à celle de la Vierge Marie, qui enfante sans avoir
commis le péché de chair 1• D'une certaine façon, il y a là un lien
de parenté avec Alan Turing, dont le projet de vie n'implique pas
non plus d'autre descendance que celle des ordinateurs, et qui
finira sa vie dans un drame d'où la question de la reproduction n'est
pas absente. Le mathématicien, inculpé en raison d'une homo-
sexualité considérée alors comme un délit, se suicidera en croquant
une pomme empoisonnée, suite à une mesure judiciaire de castra-
tion chimique prise à son encontre 2 par un tribunal anglais.

1. « La machine arithmétique à la genèse des ordres pascaliens», Revue des sciences


humaines, n°' 186-187, 1982-83.
2. Voir Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme de l'intelligence, op. cit.

172
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique

Nous sommes là au cœur d'une transgression psychologique


fondamentale qui décrit une modalité possible de reproduction
comme extérieure au mécanisme d'accouplement sexuel, œuvre
d'un seul partenaire et échappant à la chair, dans un espace sym-
bolique où le péché et le sentiment de culpabilité ne sont pas
totalement absents.
Ce tableau du créateur solitaire n'a jamais été autant visible sans
doute que dans les cadrages photographiques qui ont circulé à une
certaine époque pour illustrer ces projets d'animaux synthétiques,
extraordinairement ambitieux et « en cours de réalisation».
La photographie reproduite, dans le cahier des illustrations, met en
scène Albert Ducrocq, créateur français d'un renard électronique.
Le texte du commentaire évoque « Albert Ducrocq et ses deux
enfants, dont l'un électronique». L'incongruité de la formule est
renforcée par le fait qu'il s'agit de la couverture de La Vie catho-
lique illustrée, journal peu connu pour son extrémisme scientiste
- ce qui montre d'ailleurs à quel point le thème de la créature a pu
pénétrer en profondeur dans toute la culture occidentale du
xxe siècle. Le commentaire établit ainsi une continuité entre
l'enfant biologique de Ducrocq et son enfant électronique.
Mais la signification de cette illustration réside également dans
le cadrage de la photographie, qui nous fait entrevoir dans le coin
en bas à droite un morceau de la robe jaune de la mère de
Christine. La mère n'est évidemment pas nécessaire ici à la mise
en scène de l'acte de paternité de l'ingénieur. La disparition sym-
bolique de la mère biologique indique bien quelle grille de lecture
nous est suggérée. Cette photographie n'est d'ailleurs que la ver-
sion française d'une image similaire publiée dans la presse
anglaise et qui met en scène Grey Walter, sa femme et« leurs deux
enfants dont l'un électronique». Cette illustration, où la femme
est cette fois-ci présente dans le cadre, n'en va pas moins dans la
même direction. Il y est suggéré que la femme est responsable de
la vie biologique, représentée par la petite fille qui est sous elle
dans le plan, là où le père, en tant qu'ingénieur, peut revendiquer,
à l'aide de sa femme transformée en assistante de recherche, la
création d'un être artificiel.
173
A l'image de l'Homme

On pourrait commenter à l'infini le renversement du rôle de la


femme, qui passe du statut de mère à celle d' « assistante » du
véritable créateur, l'homme. On pourrait y voir l'expression
d'une mesquine revanche masculine, voire même l'expression
d'un sexisme poussé à sa limite: le désir de voir l'autre sexe dis-
paraître. Mais cette interprétation sort du cadre du présent essai.
Au bout du compte, la revendication de la paternité comme
source exclusive de l'acte de reproduction - ainsi transformé en
acte de production - aboutit, dans ses versions les plus extrêmes,
à la disparition de l'homme lui-même, englouti dans le tourbillon
de cette nouvelle espèce. Certains radicaux n'hésitent pas en effet
à évoquer à cette occasion la mort de l'homme, espèce appelée à
disparaître après avoir créé une espèce supérieure, mieux adaptée
aux contraintes de l'environnement. Dans cet engloutissement
aux limites de l'imaginaire, les hommes, comme les femmes, sont
appelés à disparaître de la même façon, pour laisser la place au
cycle d'une nouvelle genèse.
Conclusion

Qu'en sera-t-il, demain, des créatures artificielles? L'histoire


d'un être conçu à l'image de l'homme n'est apparemment pas près
de s'interrompre. Armés des hypothèses qui ont été décrites tout
au long de ce livre, nous pouvons voir se construire, pratiquement
sous nos yeux, le nouveau récit qui les met en scène. Il s'organise
autour de plusieurs notions clés, encore bien floues malgré
l'agitation médiatique qui les amplifie.
Au centre de ces conceptions, on trouve un nouveau dispositif
technique, connu sous le nom d'autoroute de la communication
(Information Highway), qui se présente, au sens où l'entend Alain
Gras, comme un macrosystème technique 1, un réseau destiné à
couvrir la planète et, à terme, à relier point à point tous les indivi-
dus. Al 'intérieur de ce réseau, appelé parfois cyberspace, en réfé-
rence à la filiation cybernétique de ce projet, circuleraient toutes
les informations numérisables susceptibles d'être transmises ou
échangées entre les hommes.
Une partie de ce nouveau dispositif s'appuie sur le développe-
ment des techniques dites virtuelles. Celles-ci permettent de créer
artificiellement des images, et éventuellement des input de sensa-
tions. Ces images permettraient soit de simuler des scènes ou des
personnages préexistants, soit de construire de véritables fictions.
Il s'agit en somme d'une sorte de dessin animé numérique en relief.

1. Alain Gras, Grandeur et dépendance, sociologie des macrosystèrnes techniques,


Paris, PUF, 1993.

175
Al' image del' Homme

C'est à cet endroit précis que les créatures artificielles font


résurgence. Elles ont évidemment toujours partie liée avec l'infor-
matique, puisque leur fabrication et leurs évolutions dépendent
d'un calcul d'ordinateur. Mais les nouvelles créatures virtuelles
échappent à l'espace étroit dans lequel l'intelligence artificielle
avait cantonné les êtres précédents. Il n'est plus question simple-
ment de machines qui simuleraient l'intelligence, mais d'êtres
dont l'apparence et le comportement s'apparentent globalement au
modèle humain.
L'une des premières versions connues d'une telle réplique a été
- signe des temps - la construction d'un « présentateur virtuel » du
journal télévisé. Les tentatives actuelles faites à partir d'acteurs
de cinéma, comme en France Richard Bohringer, combinent le
rapport au réel et la fiction. A partir de l'image, de la voix et de la
dynamique de mouvement et d'expression de l'acteur, il est pos-
sible de construire une image virtuelle de tel ou tel acteur, presque
conforme au réel. Ce n'est donc plus l'acteur humain qui joue les
scènes, mais son double numérisé. Certains effets spéciaux ciné-
matographiques, l'un des robots du film Terminator par exemple,
s'appuient sur de telles techniques.
Ce n'est sans doute pas tout à fait un hasard si le domaine des
relations sexuelles a été l'un des premiers investis par ces poten-
tialités virtuelles. Le cybersexe désigne en effet le projet de faire
communiquer, en vue de provoquer des sensations d'ordre sexuel,
par l'intermédiaire d'un réseau informatique, un être humain et
une créature imaginaire. Cette tentative n'étonnera qu'à moitié
ceux qui savent que, de la statue grecque à l'ordinateur, seul
change le moyen qui sert à renouveler l'imagination humaine dans
ce domaine.
La notion d' «interactivité», qui désigne simplement la possi-
bilité d'intervenir sur la source des sensations éprouvées, donne
toutefois l'apparence de renouveler le débat. L'être artificiel nou-
veau serait bien différent des anciennes tentatives puisque lui,
enfin, répondrait, interviendrait, et aurait, pour tout dire, une auto-
nomie digne d'un véritable partenaire. On se souvient qu'à chaque
étape, le projet d'une créature à l'image de l'homme se situe dans
176
Conclusion

une continuité avec le passé, en même temps qu'il se vit comme


pouvant, « enfin cette fois-ci», réaliser le vieux rêve. Les créa-
tures virtuelles n'échappent pas à cette règle.
Mais, dira-t-on, maintenant, cela marche vraiment. Nous
n'avons pas manqué d'être abreuvés de reportages où l'on voit un
homme ou une femme, sanglés dans une curieuse combinaison,
reliés par toutes sortes de fils à un réseau et communiquant avec
un partenaire virtuel, pur produit d'une imagination informatique.
Il y a bien un acte sexuel au bout de cette procédure (quoique ceux
qui s'y sont livrés témoignent encore d'une sérieuse frustration).
Là non plus, il n'y a rien de nouveau par rapport aux pratiques
sexuelles effectives qui se conduisent depuis deux millénaires
avec des partenaires que l'imagination fait vivre. Un mauvais
esprit trouverait même peut-être plus de densité à la relation
concrète qui peut s'établir avec l'une de ces magnifiques statues
d'Aphrodite que l 'Antiquité a produites, qu'avec les modernes
assemblages de cuir et d'électrodes que l'on nous présente comme
le dernier cri dans ce domaine.
Le problème n'est pas là, et l'on se plaira ici à souligner laper-
manence du phénomène, sa continuité dans le temps, plutôt que les
formes techniques nouvelles qu'il emprunte tour à tour. Il est sans
doute plus intéressant des 'interroger, dans la perspective qui est la
nôtre, sur les nouvelles représentations de l'humain qui entrent en
résonance avec les formes actuelles prises par la créature artificielle.
L'hypothèse qui s'est dégagée tout au long de ce livre est que la
lecture, sous un certain angle, des modalités de ce projet nous ren-
seignait sur ce que la culture portait peut-être de plus central: la
définition de l'humain. Or, de ce point de vue, on aurait tort de
sous-estimer l'importance des mutations en cours. Les créatures
virtuelles, d'aujourd'hui et de demain, sont bien différentes des
précédentes, y compris de l'intelligence artificielle. En peu de
temps, un virage a été pris, dont il faut bien saisir l'importance.
On pourra poser cette question autrement en se demandant pour-
quoi l'intelligence artificielle incarne de moins en moins le désir
d'une créature à l'image de l'homme. Un premier élément de
réponse tient au fait que ce projet se heurte de toute façon à ce que
177
Al' image del' Homme

l'on pourrait appeler une impossibilité constitutive. Malgré les


annonces fracassantes depuis cinquante ans, ce projet n'a pas connu
le moindre commencement de réalisation. En contrepoint, les outils
informatiques que la science des ordinateurs a produits, par
exemple dans le domaine de l'aide à la décision, se sont banalisés.
Personne n'imagine plus qu'il y aurait une conscience arti-
ficielle derrière les systèmes d'aide à la décision qui régulent
nos feux de carrefour, les métros automatiques, ou les systèmes
d'aiguillages aériens. Mais l'essentiel n'est peut-être pas là. Le
changement en profondeur qui a dépossédé l'intelligence artifi-
cielle de sa mission d'incarner le projet d'une créature à l'image
de l'homme est sans doute ailleurs.
L'intelligence artificielle opérait principalement sur une repré-
sentation anthropologique de l'humain considéré comme un sujet
individuel, dont l'intériorité certes comptait peu, mais qui était
avant tout considéré sous l'angle d'une monade, échangeant avec
d'autres monades. Aussi faisait-on cercle autour d'une machine,
en attendant que la conscience lui vienne, preuve que la bonne
combinatoire aurait été trouvée. La représentation de l'humain
aujourd'hui n'est-elle pas en train de se collectiviser? L'insistance
mise depuis plusieurs siècles sur le caractère collectif de l'activité
et de la pensée humaine n'est-elle pas en train de porter ses fruits ?
La représentation de l'humain comme sujet individuel laisse ainsi
progressivement la place à une représentation de l'homme en tant
qu'être social.
Cette mutation, et son lien avec le projet de créature à l'image
de l'homme, est parfaitement bien exprimée par Harry Collins.
Celui-ci, après avoir critiqué le point de vue réductionniste, selon
lui, qui consiste à dire que les groupes sociaux sont faits d'indivi-
dus, soutient, à l'inverse, que« le lieu du savoir apparaît non pas
comme étant l'individu mais le groupe social » 1• Collins en
déduit que l'intelligence artificielle doit être une prothèse sociale:
« L'organisme à l'intérieur duquel l'ordinateur intelligent est

1. Harry Collins, Experts artificiels, machines intelligentes et savoir social, Le Seuil,


coll.« Science ouverte», 1992, p. 19.

178
Conclusion

censé s'insérer n'est pas un être humain, mais un organisme beau-


coup plus grand : un groupe social » 1•
On remarquera à quel point de lucidité on parvient, à chaque
étape où s'exprime le projet d'une créature artificielle, vis-à-vis
des erreurs du passé. L'humain n'est pas réductible, en effet, à sa
beauté, à son mouvement, à son intelligence, ni à son caractère de
sujet. Ces tentatives réductionnistes cèdent toujours devant la
recherche d'une plus grande globalité, comme si l'on découvrait
pas à pas que l'être est plus complexe que ce que l'on avait pu
croire. L'histoire des créatures artificielles est ainsi associée à la
marche du «progrès» humain vers plus de savoir, mais aussi,
d'une autre façon, vers plus d'ignorance.

l. Harry Collins, Ibid., p. 30.


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Der Golem (Paul Wegener et Henrik Galeen, Allemagne, 1914)
Homonculus (ou La Vengeance de Homonculus) (Otto Rippert,
Allemagne, 1916)
Der Golem und die Tanzerin (Paul Wegener, Allemagne, 1917)
Der Golem (Paul Wegener et Carl Boese, Allemagne, 1920)
Le Cabinet des figures de cire (Paul Leni, 1924)
Die Rache von Homonkulus (Otto Rippert, Allemagne, 1925)
Faust (Friedrich Wolhelm Murnau, Allemagne, 1926)
Metropolis (Fritz Lang, Allemagne, 1926)
La Mandragore (Henrik Galeen, 1927)
Frankenstein (James Whale, 1931)
L' Ile du Docteur Moreau (Erie C. Kenton, É-U, 1932)
Der Herr der Welt (Le Maître du monde, Harry Piel, 1934)
La Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935)
Perte de sensation (Andrievski, URSS, 1935)
Le Golem (Julien Duvivier, France, 1936)
Le Fils de Frankenstein (Rowland V. Lee, É-U, 1939)
Le Spectre de Frankenstein (Erie C. Kenton, É-U, 1942)
Frankenstein rencontre le loup-garou (Roy William Neil, É-U, 1943)
Le Créateur de monstres (Sam Newfield, É-U, 1944)
La Fille du mal (A. M. Rabenalt, Allemagne, 1952)
Planète interdite (Fred McLeod Wilcox, 1956)
Frankenstein s'est échappé (Terence Fisher, G-B, 1957)
La Revanche de Frankenstein (Terence Fisher, G-B, 1958)
Le Colosse de New York (Eugène Lourié, 1958)
Frankenstein 1970 ou Frankenstein contre l'homme invisible (Howard
W. Koch, G-B, 1958)
La Planète des tempêtes (Kasantsev, 1962)

187
Éléments de filmographie

L' Empreinte de Frankenstein (Freddie Francis, G-B, 1965)


Furankenshutain tai barugan ou Frankenstein conquers the world
(lnoshiro Honda, Japon, 1965)
Frankenstein créa la femme (Terence Fisher, G-B, 1966)
2001, l'odyssée del' espace (Stanley Kubrick, É-U, 1968)
Cerveau d'acier (The Forbin Project, Joseph Sargent, É-U, 1969)
Le Retour de Frankenstein (Terence Fisher, G-B, 1969)
Les Horreurs de Frankenstein (Jimmy Sangster, G-B, 1970)
Silent Running (Douglas Trimbull, 1971)
L'Homme Terminal (M. Hodges, 1973)
Frankenstein et le monstre del' enfer (Terence Fisher, G-B, 1973)
Mondwest (Michael Crichton, 1973)
Frankenstein Junior (Mel Brooks, 1974)
Les Femmes de Stepford (Bryan Forbes, 1975)
Island of Doctor Moreau (Don Taylor, É-U, 1976 ou 1977)
Les Rescapés du futur (Richard T. Heffron, 1977)
Blade Runner (Ridley Scott, 1982)
War Garnes (John Badham, 1983)
Frankenstein 90 (Alain Jessua, 1984)
La Promise (Franc Roddam, 1986)
Robocop (Paul Verhoeven, É-U, 1987)
Terminator 2, le jugement dernier (James Cameron, 1990)
Frankenstein (Kenneth Brannagh, 1994)
Table

INTRODUCTION. ................................. 5

J. GÉNÉALOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Ordinateurs, robots et animaux artificiels . . . . . . . . . . . . . . 12


Les créatures virtuelles . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. . .... . 12
L'ordinateur et le cerveau artificiel . . . . . . . .. .. .. . .... . 14
Les animaux synthétiques. . . . . . . . . . . . . . .. .. .. . .... . 16
Les robots de la science-fiction. . . . . . . . . . .. .. .. . .... . 19
L'inscription dans une tradition ancienne. . . .. .. .. . .... . 21
Les robots de fiction au début du xxe siècle. . . . . . . . . . . . . 22
Un golem équivoque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
Les robots de RUR............................... 24
Un XIXesiècle prolixe. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
L'Ève future . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Olympia...................................... 28
Le docteur et sa créature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
Une créature artisanale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
L'homme artificiel des mécaniciens des Lumières . . . . . . . 32
Le golem au cœur de la Renaissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Les créatures de l' Antiquité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Le golem de la magie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
Pygmalion et Galatée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
La carte d'une présence durable.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
2. LA CRÉATURE, MÉTAPHORE DEL' HUMAIN . . . . . . . . 43

Trois objections . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Une créature à l'image de l'homme . . .... .. .. . . . .. .. .. 45
Une limite temporelle. . . . . . . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 48
Le récit d'un acte de création . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 49
Une pertinence locale. . . . . . . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 53
Un mythe pour les techniques . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 55
La structure permanente des récits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Un matériau de base. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
L'homme pétrisseur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
Une intervention extérieure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Une représentation métaphorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Un fil d'Ariane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69

3. L'HOMME EN TANT QUE CRÉATION. . . . . . . . . . . . . . . 71

Les enjeux de la représentation de l'humain. . . . . . . . . . . . 72


Les réponses savantes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Un objet mixte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
Le paradigme d'un être créé......................... 77
Les trois sources . . . . . . . . . .. .. . .. .. .. . .. .. . . .. .. . 79
Les statues égyptiennes . . . . .. .. . .. .. .. . .. .. . . .. .. . 80
Le texte de la Bible . . . . . . . .. .. . .. .. .. . .. .. . . .. .. . 81
L' Antiquité gréco-romaine. . .. .. . .. .. .. . .. .. . . .. .. . 84
Une conception dualiste . . . . .. .. . .. .. .. . .. .. . . .. .. . 85
De l'intervention divine à la maîtrise de la création . . . . . . 88
Créature de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 89
L'automate, figure de l'humain. . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 91
Créature de la science. . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 93
La laïcisation du golem. . . . .. . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 94
La maîtrise de la création . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 95
La réaction romantique. . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . 97
4. L'ANDROGYNE INFORMATIONNEL................ 101

Un récit fondateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103


Trois textes en rapport avec la Genèse . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
La nouvelle vision de Norbert Wiener. . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Un nouveau paradigme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 107
Les différences entre les hommes et les machines . . . . . .. . . 110
Un test de complexité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 112
Intention, feed-back, input et output . . . . . . . . . . . . . . .. . . 113
Un homme transparent et rationnel . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 114
Alan Turing et l'androgyne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
Un texte translucide. . . . . . ........... . . . . . . . . . ... . 116
Le jeu de l'imitation. . . . . . ........... . . . . . . . . . ... . 117
La question de l'androgyne. ........... . . . . . . . . . ... . 119
La machine candidate au jeu de l'imitation. . . . . . . . . . ... . 122
Les objections à la thèse. . . ........... . . . . . . . . . ... . 124

5. L'ORDINATEUR COMME CERVEAU ARTIFICIEL...... 129

L'ordinateur et le cerveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130


Le projet d'un cerveau artificiel. . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 130
Les plans de l 'EDV AC. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 132
Les analogies entre neurones et tubes à vide . . . . . . . . . .. . . 134
L'architecture de la machine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . 135
La machine intelligente . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
Un modèle informationnel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
L'auto-organisation du cerveau artificiel . . . . . . . . . . . . . . . 140
La métaphore de l'ordinateur-enfant . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142

6. UNE REPRÉSENTATION DEL' HUMAIN


ENTRE LA PSYCHOLOGIE ET LA POLITIQUE 145

La créature comme figure de la médiation. . . . . . . . . . . . . . 147


Le pouvoir du créateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 149
La créature au secours de l'homme . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 150
Le golem comme médiateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . 152
Les machines à gouverner contemporaines. . . . . . . . . .. . . . 155
La résonance psychologique des créatures . . . . . . . . . . . .. 158
L'émotion devant l'artifice de la vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
Une passion trouble. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
La tentation du zoomorphisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162
Du zoomorphisme à l'anthropomorphisme. . . . . . . . . . . . . . 163
Les relations curieuses entre l'homme et l'ordinateur . . . . . . 165
L'amour pour les êtres artificiels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
Production ou reproduction?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
Une conception sans péché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172

CONCLUSION.................................... 175

BIBLIOGRAPHIE 181

ÉLÉMENTS DE FILMOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187

RÉALISATION: ATELIER GRAPHIQUE DES ÉDITIONS DE SEPTEMBRE À PARIS


IMPRESSION : NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A. À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL: NOVEMBRE 1995. N" U4lb {15-200D)
PhilippeBreton
À l'image de l'Homme
Du Golem aux créatures virtuelles

Les créatures artificielles peuplent une zone parti-


culière de notre imaginaire, nourrie de vieilles
légendes, d'espoirs et de peurs ancestrales .
Elles sont aussi largement présentes désormais
dans notre environnement quotidien. Les info-
routes de demain ne nous promettent-elles pas
des « créatures virtuelles » qui matérialiseraient
nos fantasmes ?
Malgré l'allure de modernité dont se parent ces promesses , les créatures arti-
ficielles constituent une réalité ancienne qu'ont porté successivement la
mythologie, la religion ou la magie, puis la littérature et le cinéma, en particu-
lier dans la science-fiction. Entre la statue animée dont Pygmalion tombe
amoureux, le Golem , figure de glaise qui traverse le Moyen Âge et la Renais-
sance , le monstre du docteur Frankenstein, les robots et autres ordinateurs
intelligents du xx• siècle, ce livre veut montrer qu'un lien existe et joue peut-
être un rôle capital dans l'histoire des cultures humaines.
Mais le thème de la créature artificielle est aussi ce miroir essentiel dans
lequel l'homme est confronté à sa propre image. L'une des premières créa-
tures artificielles, la statue antique de Galatée devenant femme , exalte cette
valeur fondatrice en son temps, la Beauté. De la même façon, les ordinateurs
modernes tentent de simuler l'lntelligence et la Décision . Autres temps , autres
mœurs , mais souci identique de capturer l'humain en l'imitant, de le repré-
senter dans un dispositif artificiel, façonné , selon l'époque , par le mythe ou la
technique .
Finalement, ce livre relève peut-être d'une anthropologie fondamentale qui va
chercher l'humain à ses limites les plus lointaines.

Philippe Breton, chercheur au CNRS en science de la communication, chargé


d'un séminaire de DEA en anthropologie des techniques contemporaines à
l'Université Paris !-Sorbonne , auteur entre autres de Une histoire de l'infor-
matique (prix du Jury de l'Association française des informaticiens), La Tribu
informatique, et L 'Explosion de la communication.

Fritz Lang, Metropolis , 1926 : La création de l'androïde.


Collection Cahiers du Cinéma
ISBN 2.02.013416 .0 / Imprimé en France 11.95 130F

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