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A l'image
de l'Homme
Du Golem aux créatures virtuelles
Seuil
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PHILIPPE BRETON
À L'IMAGE
DE L'HOMME
DU GOLEM AUX CRÉA TURES VIRTUELLES
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EDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VI'
ISBN 2-02-013416-0
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que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du codede la propriété intellectuelle.
Introduction
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A l'image de l'Homme
1. Outre l'ouvrage de John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la
science, Paris, Vrin, 1968, on citera ici Jean-Claude Beaune, L' Automate et ses mobiles,
Paris, Flammarion, 1980; Robert Escarpit, Théorie générale de l'information et de la
communication, Paris, Hachette Université, 1976; Juliette Grange,« L'ange automate»,
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Introduction
Mais, pour ce qui nous concerne, nous avons voulu voir aussi,
dans le thème de la créature artificielle, ce miroir essentiel dans
lequel l'homme est confronté à sa propre image. Ce n'est sans
doute pas un hasard si l'une des premières créatures artificielles,
la statue antique de Galatée devenant femme, attire l'attention sur
cette qualité jugée essentielle en son temps, la beauté. De la même
façon, les ordinateurs modernes tentent de simuler l'intelligence
et la décision. Autres temps, autres mœurs, certes, mais souci
identique de capturer l'humain en l'imitant, de le représenter dans
un dispositif artificiel, façonné, selon l'époque, par le mythe, la
technique, l'art, le roman, la science ...
John Cohen avançait l'hypothèse que les robots humains cor-
respondaient au désir de l'homme de se poser comme un créateur
égal à un Dieu. Cette notation était certes incontournable : créer un
être à son image suppose résolu et surtout reproductible le secret
de la vie, de la beauté, de l'intelligence. Mais un tel projet recèle
moins d'orgueil qu'il n'y paraît. Parce que la créature met en scène
une réplique de l'homme, les questions qu'on peut lui poser
concernent plutôt l'homme lui-même qu'une quelconque divinité,
d'ailleurs rapidement absente du tableau de la création artificielle.
Dans le même temps, on voit bien comment le thème de la créa-
ture se passe fort mal de l'idée selon laquelle elle doit toujours
sa vie et son autonomie à un processus qui lui est extérieur : la
créature artificielle, et l'humain dont elle est l'image relèvent
d'une création qui' fait toujours appel à un « niveau supérieur».
L'intelligence artificielle n'échappera pas à ce paradigme, prou-
vant qu'elle se situe plus dans une continuité que dans une rupture.
On ne se débarrasse pas si facilement de la transcendance, et nous
verrons ici qu'elle resurgit au cœur même des sciences modernes,
réputées pourtant indemnes de toute croyance dans ce domaine.
Culture technique, mars 1982; Abraham Moles,« Le judaïsme et les choses, le golem
une attitude juive par rapport aux choses» in Tentation et action de la conscience juive,
Paris, PUF, 1971 ; Jasia Reichardt, Les Robots arrivent, Paris, Le Chêne, 1978; Uri
Zelbstein, L'Univers des machines, del' électronique des automates et des robots, Paris,
Albert Blanchard, 1986.
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1. Steve Heims, John Von Neumann and Norbert Wiener, Cambridge, Mass., The
MIT Press, 1982.
2. Certains arguments développés ici l'ont déjà été dans un article intitulé« L'oubli
de la tortue», Alliage, n°' 7 et 8, « L'animal, l'homme», 1991.
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1. Voir sur ce point Philippe Breton, La Tribu informatique, Paris, Métailié, 1990.
2. Extrait de l'article de Jin Oshige « Un microrobot dans la tête», Libération,
10 octobre 1990.
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1. Isaac Asimov, Le Grand Livre des robots, Paris, Presses de la Cité, coll.
« Omnibus », 1990, p. 936.
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Un golem équivoque
La légende du golem, à laquelle Norbert Wiener fait référence,
est très présente dans les deux premières décennies du xxe siècle.
Le thème est à l'origine d' œuvres dont les significations sont très
diverses. L'histoire est celle de la création, par un rabbin, d'une
créature de glaise animée, à l'image de l'homme. L'une des
variantes de cette histoire va être très largement connue par l'inter-
médiaire d'un livre qui, pourtant, en parle assez peu en tant que
tel : Le Golem de Gustav Meyrink, paru en 1915 1• Il est d'ailleurs
tout à fait paradoxal que ce livre ait pu constituer la culture de base
sur le golem d'une partie du public,jusqu'à aujourd'hui, alors qu'il
ne donne que peu d'indications sur la légende proprement dite et
qu'il est la source d'un certain nombre de déformations ambiguës.
Gustav Meyrink reprend à son compte l'une des histoires qui
auraient, semble-t-il, circulé à Prague depuis la Renaissance sur le
golem, et qui en font une créature redoutée, revenant « tous les
trente-trois ans » hanter la ville sur les lieux mêmes de l'ancien
ghetto de Prague. Cette histoire n'a que peu à voir avec les diffé-
rentes versions des légendes juives originelles (comme l'indique
d'ailleurs, entre autres notations, le chiffre trente-trois, qui fait
référence à l'âge du Christ à sa mort). Les appréciations sur cet
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Généalogie
ouvrage doivent tenir compte aussi du fait qu'il est perçu par cer-
tains spécialistes, notamment André Neher, comme profondément
antisémite. A ses yeux, le livre représente en effet « l'une des
armes les plus sournoises, et partant, les plus dangereuses de
l'arsenal antisémite de l'époque pré-nazie en Allemagne 1 ». Il
aurait inspiré plusieurs films de propagande nazie dont Le Juif
Süss. Il est vrai que la présentation du golem comme « monstre
juif» ou « monstre créé par les juifs » est assez peu ambiguë.
La vague des films expressionnistes des années vingt qui
s'inspireront du thème feront du golem un être échappant à son
créateur alors que cette problématique n'est jamais centrale dans
les légendes d'origine 2 • Le thème est passé ici par le XIXe siècle qui
fait souvent de la créature artificielle un monstre.
Dans un tout autre registre, Chaïm Bloch publie, en 1928, un
recueil d'histoires intitulé Le Golem, présenté comme la retrans-
cription d'un manuscrit daté de 1583 et qui aurait été rédigé par
Isaac Cohen, le gendre du Maharal de Prague (le rabbin Loew) 3 •
L'authenticité du manuscrit a été largement contestée depuis. Il
s'agirait, d'après Gershom Scholem, d'un faux créé en 1880 4 • Ce
qui est en cause ici n'est pas l'existence d'une légende autour du
golem - celle-ci est attestée dans des textes très anciens -, mais le
lien spécifique qui aurait existé entre un personnage historique, le
rabbin Loew, qui a sa tombe au vieux cimetière juif de Prague, et
le thème légendaire du golem. Quoi qu'il en soit, la légende du
golem de Prague exerça, dans les années vingt, une certaine
attraction et il ne manqua pas de curieux pour tenter de retrouver,
tantôt les restes du golem dans le grenier de la synagogue
Altneuschul de Prague, tantôt sa propre tombe. Celle du Maharal,
1. André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, Paris, PUF, 1987,
p. 127.
2. Der Golem (Paul Wegener et Henrik Galeen, 1914), Der Golem und die Tanzerin
(Paul Wegener, Allemagne, 1917), Der Golem (Paul Wegener et Carl Boese, Allemagne,
1920), Le Golem (Julien Duvivier, France, 1936).
3. Chaim Bloch, Le Golem, Strasbourg, Heitz, 1928.
4. Cité par André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, op. cit.,
p. 129.
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en tout cas, est encore, à l'heure actuelle, l'objet d'un grand inté-
rêt et de multiples actes de dévotion, dont certains sont peut-être
encore reliés au golem 1•
Le thème du golem constitue encore de nos jours une source
littéraire fertile si l'on en juge le livre écrit en 1984 par Isaac
Bashevis Singer, Le Golem, qui reprend, à destination des enfants,
l'histoire de la créature artificielle qui aide les juifs de Prague à
sortir des difficultés dans lesquelles les plongent les tensions
sociales et politiques de la Renaissance en Europe centrale 2 •
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Généalogie
L'Èvefuture
Le livre d' Auguste Villiers de l'Isle-Adam, publié en 1886 après
une longue maturation, est probablement l'ouvrage le plus complet
et le plus représentatif de l'ensemble des discussions que soulève
la création d'un sosie artificiel de l'homme. Il constitue de ce point
de vue une formidable synthèse du thème, du moins jusqu'aux pro-
fondes transformations que celui-ci subira au milieu du xx" siècle.
Selon Robert de Pontavice, Auguste Villiers de l'Isle-Adam
aurait conçu l'idée de son livre après avoir entendu raconter l'his-
toire réelle d'un jeune homme qui se serait suicidé à la suite d'un
amour déçu et que l'on aurait retrouvé mort à côté d'un mannequin
de cire représentant sa bien-aimée 2. Villiers de l'Isle-Adam aurait
alors été témoin de la réaction d'un ingénieur exprimant en public
son regret que le jeune homme ne se soit pas adressé à lui car il
aurait pu le guérir« en mettant dans sa poupée la vie, l'âme, le
mouvement et l'amour ».
De fait, l'histoire de L'Ève future commence par la mise en
scène du désir de suicide d'un jeune lord anglais, amoureux d'une
femme, miss Alicia Clary, extrêmement belle, mais à l'âme infi-
niment vulgaire. Pour résoudre ce paradoxe, le personnage de
l'ingénieur, appelé volontairement Edison, en référence au grand
inventeur, annonce pouvoir reproduire, sur le modèle de l'ingé-
nue, une créature « mue pour la première fois par ce surprenant
agent vital que nous appelons l 'Électricité, qui lui donne, comme
vous le voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l'illusion
de la vie » 3• Cette « andréïde » (le terme est d 'Auguste Villiers de
1. Heinrich Heine, Die Romantische Schule, 3° édition, cité par Chaïm Bloch in
Le Golem, op. cit., p. 11.
2. Robert de Pontavice, Villiers del' Isle-Adam, p. 168-171, cité dans Auguste Villiers
de l'Isle-Adam, L' Ève future, op. cit., p. 1460.
3. Auguste Villiers de l'Isle-Adam, L'Èvefuture, op. cit., p. 832.
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Olympia
Le thème de l'automate et de sa transformation possible en véri-
table créature artificielle douée de vie est très présent déjà dans la
littérature romantique du XIXe siècle. L'histoire la plus embléma-
tique de ce point de vue est sans doute celle racontée par Ernst
Hoffmann dans L'Homme au sable. Ce texte, paru en 1816,
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Le docteur et sa créature
L'année même de la publication de L'Homme au sable, est écrit
un autre récit qui va connaître un succès sans précédent. L'histoire
du or Frankenstein et de sa création a été inventée par Mary
Shelley (1797-1851), la femme du grand poète anglais 2. Celui-ci
aurait, semble-t-il, contribué à sa conception, en même temps que
Byron. Selon Jean-Jacques Lecercle, le conte est conçu en 1816,
alors que Mary Shelley n'a que dix-neuf ans 3 •
L'histoire est celle d'un jeune étudiant en médecine, obsédé par
le désir de trouver le « secret de la vie » et qui met un jour en chan-
tier, avec succès, la création d'un être vivant artificiel. La créature
du or Frankenstein va profondément influencer les créatures arti-
ficielles ultérieures. Le mythe de Frankenstein est même devenu
une sorte de lieu commun de la pensée moderne qui sert à désigner
le fait que la science peut aussi produire des monstres et en perdre
le contrôle. La force de ce lieu commun est telle, nous l'avons dit,
qu'il a fait oublier la signification première du conte.
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l. John Cohen, Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit., p. 72.
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Le golem de la magie
L'histoire du golem, qui a connu différentes formes jusqu'au
xxe siècle, est née au sein de pratiques religieuses. Certaines men-
tions du Talmud à propos de rabbins des nt" et ive siècles (après
J.-C.) peuvent être interprétées comme faisant référence au thème
d'un homme artificiel. Le rabbin Rabha est censé avoir créé un
homme muet, et le rabbin Zera, à qui cet homme avait été envoyé,
l'aurait fait retourner à la poussière, détail qui atteste ici son carac-
tère artificiel. D'autres textes du Talmud indiquent la possibilité
de la création d'un veau - au tiers de sa grandeur - à l'aide de
prescriptions religieuses ou magiques.
Mais c'est surtout dans les commentaires du Sefer Jezira (Livre
de la création), rédigé, selon Gershom Scholem, entre le meet le
VIe siècle après J.-C., que le thème de la création, dans un sens qui
va nous conduire directement au golem, est évoqué pour la pre-
mière fois avec précision. Ce livre, qui va jouer un grand rôle dans
la tradition kabbalistique, s'attache à présenter une explication de
la création de l'univers comme une combinaison de lettres.
Le Sefer Jezira, qui ne fait pas directement mention de la créa-
tion d'un homme artificiel, a été interprété comme un manuel
magique, fournissant des prescriptions précises en vue de repro-
duire l'acte de création. C'est dans ce contexte que de nombreux
commentaires de ce livre font référence à la fabrication d'un
golem. Les premiers commentaires connus datent de la fin du
xne siècle - ce qui ne veut pas dire que d'autres, plus anciens,
n'aient pas existé - et ont été produits dans les cercles juifs français
et allemands. Ces pratiques, visant à faire advenir un golem, figure
artificielle à l'image de l'homme, intervenaient ici dans un
contexte religieux précis. Il ne nous est pas possible de dire
aujourd'hui si, par rapport au cadre mental dans lequel l'expé-
rience intervenait, la création d'un golem a pu constituer ou non
une réalité tangible. On ne peut en effet pas plus nier dans ce
contexte l'existence du golem que la réalité existentielle de l'ex-
tase mystique dont le golem était, d'une certaine façon l'un des
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Généalogie
noms. Dans tous les cas, nous n'avons donc pas affaire à une
légende, comme celle du golem de la Renaissance, mais bien à
une pratique magico-religieuse effective, mettant en œuvre des
récitatifs formalistes tendant à la méditation. Certains liens avec
les pratiques issues du yoga, qui auraient été répandues dans le
judaïsme par l'intermédiaire d'Abraham Aboulafia, ne sont pas,
selon Gershom Scholem, à exclure.
Pygmalion et Galatée
La création du golem fait écho à cet autre grand récit de
l 'Antiquité qu'est l'histoire de Pygmalion et Galatée. Celle-ci
recueille les grands traits de croyances antiques plus anciennes
dans la vie des statues, mais elle en diffère sur un point essentiel :
dans le récit, c'est bien un mortel, et non plus un dieu, qui, en la
sculptant dans l'ivoire, façonne lui-même une femme artificielle à
l'image de celle qu'il souhaiterait pour épouse, même s'il faut une
intervention divine pour lui donner, in fine, la vie.
L'histoire, telle que nous la rapporte Ovide, est celle du jeune roi
de Chypre, Pygmalion, qui, « avec un art et un succès merveilleux,
( ... )sculpta dans l'ivoire à la blancheur de neige un corps auquel
il donna une beauté qu'aucune femme ne peut tenir de la nature.
( ... )Elle avait toute l'apparence d'une véritable vierge, que l'on
eût crue vivante et, si la pudeur ne l 'ep. empêchait, désireuse de se
mouvoir : tant l'art se dissimule grâce à son art même » 1•
L'intervention d'Aphrodite donnera la vie à la statue, promue ainsi
au rang de premier être artificiel conçu par un homme à l'image de
l'homme (en l'occurrence une femme).
Ce récit peut être considéré, au même titre que celui du golem,
comme un des premiers thèmes connus de créature artificielle au
sens où nous l'entendons ici. Son influence au sein de la culture occi-
dentale, comme métaphore élargie de l'influence affective et péda-
gogique qu'un être peut exercer sur un autre, va être considérable.
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que le livre de John Cohen nous éclaire le moins. Celui qui vou-
drait se convaincre que tous ces récits de création composent bien
un texte unique, révélateur d'une continuité essentielle, doit donc
aller plus loin dans ses investigations.
La question est d'autant plus inévitable que, a priori, plusieurs
arguments sérieux s'opposent à l'idée selon laquelle Pygmalion, le
golem ou l'ordinateur relèvent d'une même logique ou d'un même
ordre de signification. Il paraît donc impossible de progresser dans
notre enquête sans aborder ces objections. Leur discussion va nous
permettre une première délimitation du sujet, avant même que soit
proposée une définition positive du lien qui réunit en un même
genre toutes ces créatures.
Trois objections
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La créature, métaphore de/' humain
1. John Cohen. Les Robots humains dans le mythe et dans la science, op. cit .• p. 15.
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elles sont faites, ajoute-t-il, de même que les avatars de leur ani-
mation appartiennent au domaine du métaphorique et de l'imagi-
naire et que, somme toute, les seuls matériaux effectivement
employés à leur fabrication sont ceux du langage 1• » Cette
remarque, faite dans le cadre des automates romantiques, vaut sans
doute pour l'ensemble de notre analyse. Même lorsqu'un objet
concret est produit, dans le cas de l'automate ou de l'ordinateur,
c'est le langage, porteur de l'imagination, qui l'affublera de poten-
tialités anthropomorphiques.
On a pourtant du mal à distinguer parfois entre ce qui relève
d'une réalisation effective et ce qui tient simplement de la fiction.
Les troublants androïdes du film Blade runner n'existent pas
autrement que dans l'imagination de leur créateur, Philippe K.
Dick. Mais l'ordinateur têtu du film 2001, l'odyssée del' espace,
capable de« comprendre » le langage des humains, pourrait appa-
raître comme semblable à l'une de ces intelligences artificielles,
expérimentées dans des laboratoires de recherche américains,
japonais, ou même français.
Les automates-robots qui remplacent systématiquement
l'homme et prennent le pouvoir sur l'humanité étaient un sujet lit-
téraire. Mais les métros ne fonctionnent-ils pas sans conducteur
comme demain peut-être les avions ou les automobiles? La litté-
rature de vulgarisation nous promet pour bientôt l'invention d'une
« conscience artificielle » qui est déjà, depuis bien longtemps, un
motif central de la science-fiction. L'unité du thème des créatures
artificielles que nous tentons d'établir ici n'est-elle pas menacée
par le fait qu'au récit imaginaire mythique de l'ancien temps se
substituerait maintenant une réalisation effective? Nous n'aurions
donc pas une continuité au sein d'un texte unique, mais une pre-
mière période mythique, suivie d'une période littéraire, et enfin
d'une période où la science, comme dans d'autres domaines, réa-
liserait enfin les rêves imaginés jusque-là.
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1. Auguste Villiers del 'Isle-Adam, L' Ève future, op. cit., p. 765.
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1. Norbert Wiener, Gad and Golem Inc., Cambridge, Mass., The MIT Press, 1964.
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La créature, métaphore del' humain
1. Abraham Moles, « Le judaïsme et les choses, le golem, une attitude juive par rap-
port aux choses», in Tentation et action de la conscience juive, op. cit., p 241-252.
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l. Abraham Moles, « Le judaïsme et les choses, le golem une attitude juive par rap-
port aux choses» in Tentation et action de la conscience juive, PUF, op. cit., p 241-252.
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La créature, métaphore de l'humain
Un matériau de base
Les matériaux de base utilisés pour façonner la créature sont très
divers: l'argile pour le golem, l'ivoire pour la statue de Galatée,
les rouages ou les circuits imprimés pour les automates modernes.
L'essentiel est que nous n'assistons jamais à une génération
spontanée ou à une apparition mystérieuse et évanescente, comme
dans les histoires de créatures fantastiques. La base matérielle est
toujours présente, y compris lorsque le sosie de l'homme est créé,
comme dans le cas du IY Frankenstein, avec des morceaux de
cadavres humains, matériau naturel s'il en est.
La légende que retranscrit Chaïm Bloch à propos de la création
du golem est un bon exemple de cette utilisation constante d'un
matériau de base. L'officiant, aidé par ses assistants, emploie de
l'argile pour fabriquer une réplique humaine : « Ils sortirent de la
ville et allèrent au bord de la Moldau. Là, ils cherchèrent un
endroit où il y avait du limon et se mirent immédiatement au tra-
vail.( ... ) Le rabbin Loew ( ... )acquit la conviction qu'il pourrait
créer avec de la terre un corps vivant ( ... ) Il dit: "Je veux créer
un golem et ( ... ) pour cette création il faut les quatre éléments :
Esch, Majim, Ruach, Aphar, c'est-à-dire: le feu, l'eau, l'air et la
terre." 1 »
Cet exemple est évidemment très clair, mais il faut faire atten-
tion toutefois à ne pas prendre trop au pied de la lettre l 'expres-
sion matériau de base. Jusqu'à une période récente, il s'agissait de
matières concrètes comme l'argile ou l'ivoire. Dans le cas des
techniques modernes qui vont être associées au projet de
construire un ordinateur, l'idée d'un matériau de base se concré-
tise dans le fait que le fonctionnement ad hoc d'une telle machine
va dépendre d'un agencement d'éléments premiers. Telle en tout
cas était la croyance de John Von Neumann pour qui les capacités
intelligentes du cerveau étaient le fruit de la combinaison d 'élé-
ments primaires simples. La complexité de la pensée pouvait
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L'homme pétrisseur
Dans l'acte de fabrication concrète de la créature, l'homme est
toujours l'artisan de l'opération. C'est lui qui assemble les maté-
riaux de base et leur donne une forme humaine. Personne d'autre,
jamais, ne se substitue à cette fonction essentielle. Les métaphores
artisanales ou techniques sont très souvent utilisées pour décrire
le façonnage des créatures. Les récits de création sont souvent
prodigues en détails précis sur les modalités de sculpture, de
pétrissage, d'assemblage, de boulonnage ou de programmation,
qui conduisent à la mise au point du sosie artificiel.
Ainsi, le pétrissage joue un grand rôle dans la fabrication d'un
golem : « A la lueur des torches ils le poursuivirent avec une hâte
fébrile tout en récitant des psaumes. Ils pétrirent dans de l'argile
un corps humain de trois aunes de long, avec tous ses membres. »
Mais cette opération est en elle-même insuffisante, car ce n'est
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1. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée des temps modernes, op. cit., p. 38.
2. Ibid., p. 40.
3. Ibid., p. 42.
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La créature, métaphore de l'humain
Unfil d'Ariane
Nous pouvons risquer l'hypothèse selon laquelle la créature
artificielle est l'une des voies par lesquelles ce que l'on appellera
ici la « représentation de l'humain » se forme et se diffuse dans la
société. Une société qui, à l'instar de celle du xvme siècle occi-
dental, se représente l'homme comme une machine concevra des
créatures artificielles sous la forme de machines. Ou, en renver-
l. Il faut signaler sur ce point l'apport essentiel du travail de Martine Naegelin, qui a
consacré une partie de ses travaux de doctorat (en cours) à une recherche sur le rôle de
la métaphore cerveau/ordinateur.
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A l'image del' Homme
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L'homme en tant que création
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Un objet mixte
C'est dans cet ensemble complexe qu'il faut sans doute situer la
représentation de l'humain que portent les créatures artificielles.
Le récit de la création d'un être à l'image de l'homme occupe dans
ce dispositif social et culturel une place originale. Il est souvent
présent à la fois dans le discours savant et dans l'imagination
populaire, qui se nourrit fréquemment de ce sujet. Toutes les créa-
tures artificielles ont été en effet des créatures peuplant l'imagi-
naire quotidien, que l'on pense aux statues animées, aux automates
ou au monstre du or Frankenstein. Ces récits sont à la fois point
de passage, dans les deux sens, du savant au populaire, et synthèse
des points de vue. La créature est l'occasion d'une mise en scène
du savoir savant au sein du savoir populaire, mais elle est aussi
le relais de questions populaires dans le monde savant. Son évoca-
tion a servi à construire une certaine image du savant, qu'elle soit
positive ou négative.
Il n'est bien sûr pas question de soutenir que les récits qui par-
lent d'une image de l'homme seraient le seul canal par lequel la
représentation de l'humain se formerait dans notre société. La
théologie, l'idéologie et la théorie, qui précisément trouvent à
s'incarner dans ces récits, y ont également leur part. A un autre titre,
la rumeur populaire est prompte à attribuer ou à retirer la qualité
d'humain à certains et à en désigner les contours. Mais nous avons
sans doute affaire, avec la créature artificielle, à un des miroirs pri-
vilégiés qu'une société se donne pour se représenter ses membres
sur un plan fondamental. Aussi n'est-il pas étonnant que les récits
dans ce domaine se déploient au sein de l'activité humaine la plus
légitime de chaque époque.
La créature artificielle s'est incarnée au sein de la religion tant
que celle-ci a constitué l'horizon intellectuel dominant. Elle a
investi les techniques comme support dès la Renaissance, puis, au
XIXe siècle, la littérature, dont on sait l'emprise qu'elle exerça sur
les consciences. La science moderne enfin accueille aujourd'hui ce
récit, dans ce que l'on nomme l'intelligence artificielle. Nul doute
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L'homme en tant que création
Le texte de la Bible
L'émergence de la créature artificielle est indissociable histori-
quement des traditions de réflexion sur la naissance de l'homme
et de l'univers. Les récits qui prennent pour objet la genèse
du monde entretiennent tous un rapport, même indirect, avec la
question de la créature. Dans cette perspective, le texte de l'Ancien
Testament est évidemment essentiel. Sa zone d'influence consti-
tue la deuxième aire géographique et culturelle d'où le motif de la
créature artificielle émergera progressivement.
En tant que tel, l'Ancien Testament n'évoque jamais l'existence
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Créature de Dieu
Un certain parallélisme s'impose entre les représentations domi-
nantes de l'homme comme créature de Dieu, dotée de droits et de
devoirs, telles qu'elles sont répandues dans les premiers siècles de
l'ère chrétienne, et les récits d'êtres artificiels comme objets d'un
processus de création divine. Certes, c'est l'homme qui les ima-
gine, les façonne, appelle la vie sur elles, mais cette vie va leur
venir d'une intervention explicitement divine.
La période du Moyen Age s'avérera sans doute plus critique
pour toutes les tentatives de voir dans la matière inerte un support
possible pour une création artificielle. L'avancée massive du chris-
tianisme va se faire, dans un premier temps, en opposition avec
toutes les pratiques religieuses païennes héritées de l 'Antiquité.
Ainsi assistera-t-on à une lutte acharnée contre les cultes rendus
aux statues censées porter en elles l'esprit de telle ou telle divinité.
Dès la fin de l'Empire, on signale des actions de ce type, par
exemple celle de l'évêque Porphyrius, nommé à Gaza, dont l'un
des premiers gestes fut, justement, la destruction de la statue
dédiée au culte local d'Aphrodite. Les destructions de statues
furent nombreuses par la suite, à cause de la tradition dont elles
étaient porteuses et qui les rattachait au vieux continent des statues
animées. Le fait que l'Église chrétienne soit, après coup, revenue
à une certaine forme de paganisme par le biais de l'adoration de
représentations de saints, de la Vierge, ou du Christ, montre bien
la difficulté d'une rupture complète.
89
A l'image del' Homme
90
L'homme en tant que création
L'automate,figure de l'humain
Pendant toute cette période, l'automate va prendre son essor. Il
faudra cependant attendre la Renaissance pour que l'histoire de
ces dispositifs, proprement techniques, rejoigne celle, lourdement
chargée de signification, des créatures artificielles. La figure de
l'automate est ancienne. L'idée d'une reproduction mécanique de
l'humain, ou du moins de son apparence, est déjà présente dans
L' lliade, où Héphaïstos forge des créatures à l'image del 'homme.
Certains principes techniques sont connus dès l 'Antiquité, comme
celui de la rétroaction, mis en œuvre dans les horloges à eau (les
clepsydres) 1• Ils permettront la réalisation de théâtres d'automates
dans lesquels prendront place des figurines humaines. Héron
d'Alexandrie décrit ainsi l'effet d'un tel théâtre anthropomorphe:
« On installe l'appareil automatique en un lieu déterminé dont on
s'éloigne incontinent. Peu d'instants après, le théâtre se met en
marche jusqu'à un certain endroit, où il s'arrête. Alors l'autel placé
en avant de Bacchus s'allume, et, en même temps, du lait ou de
l'eau jaillissent de son thyrse, tandis que sa coupe répand du vin
sur la patère. Les quatre faces du soubassement se ceignent de cou-
ronnes, et au bruit des tambours et des cymbales, les bacchantes
dansent en rond autour de l'édicule. Bientôt le bruit ayant cessé,
Bacchus et la Victoire, debout au sommet de la tourelle, font
ensemble volte-face. L'autel, situé derrière le dieu, se trouve alors
amené et s'allume à son tour. Nouvel épanchement du thyrse et de
la coupe ; nouvelle ronde des bacchantes au bruit des cymbales et
tambours. La danse achevée, le théâtre revient à sa station pre-
mière. Ainsi finit l'apothéose 2 • »
Héron d'Alexandrie, dont les ouvrages ont pu être conservés
à travers des traductions de l'arabe, met ainsi au point de nom-
breuses machineries scéniques utilisant les poulies, l'eau, le feu, et
91
A l'image de l'Homme
Créature de la science
Le nouvel état d'esprit qui apparaît à la Renaissance, l'émergence
d'une technique et d'une science renouvelée vont contribuer à
laïciser le thème de la créature, qui fonctionnera ainsi comme le
reflet des nouvelles conceptions. L'homme façonne les créatures
à partir d'un matériau de base. Son projet est toujours le même:
obtenir un être à son image. Il est cependant moins question de sai-
sir la beauté ou encore une stricte réplique anthropomorphe,
comme dans le cas du golem, que cette autre qualité essentielle, le
mouvement, notamment mécanique et machinal (dans un sens qui
n'est pas encore péjoratif). Et, surtout, l'instance qui va donner vie
à la créature change. Il n'est plus question d'intervention divine.
Celle-ci va être remplacée par le savoir scientifique.
On distinguera deux moments essentiels de ce procès de laïci-
sation. De la Renaissance jusqu'à la fin du xvmesiècle, le projet
d'une créature artificielle est associé au pouvoir croissant et béné-
fique de l'homme sur la Nature. A partir du début du x1xesiècle
et à travers la vague littéraire qui met en scène des créatures
monstrueuses, ce projet va être assimilé à l'insupportable préten-
tion de l'homme à se substituer, à travers la science, à la création.
C'est à cette époque que la créature artificielle devient une figure
négative, qui sert de support à une remise en question, essen-
tiellement romantique, de la science. Derrière ces débats se profile
93
A l'image de l'Homme
La laïcisation du golem
Dès la Renaissance, l'histoire du golem quitte le terrain des pra-
tiques mystiques sur lequel il était cantonné jusque-là pour devenir
un objet de légendes populaires. Le nouveau golem a une vie propre
qui s'inscrit dans la durée, là où la créature des dévots retournait
immédiatement à la poussière, et servait plutôt, d'après Gershom
Scholem, « à désigner le rang de l'adepte comme celui d'un créa-
teur». Le thème du golem perd donc sa pureté judaïque originelle,
tout en gagnant une vigueur et une signification nouvelles.
A partir de la Renaissance, mais surtout du xvne et du
xvmesiècle, l'histoire du golem va s'organiser autour de l'imagi-
naire del' automate. Une stricte équivalence va alors s'opérer entre
l'homme comme machine et la machine comme porteuse d'une
représentation de l'humain. Les pratiques magiques, les prières à
la divinité en vue d'appeler la vie sur un corps de glaise vont alors
cesser. La science moderne est censée fournir désormais, avec
Galilée, René Descartes et Antoine Lavoisier, une compréhension
extensive des ressorts de la vie. Pour les mécaniciens la vie est
contenue dans le mouvement. La créature va porter la marque de
cette nouvelle conception, qui fait de la machine le centre de t-out.
La plupart des récits dans ce domaine vont désormais tenir pour
possible que le secret de la création est maîtrisé, soit pour s'en
réjouir et se jeter au travail (ce sera le cas de Jacques de
Vaucanson), soit pour y voir là le symbole de la dégradation de
l'humain, comme les auteurs influencés par la pensée romantique.
L'homme dans cette perspective est toujours un être créé, mais la
porte est ouverte à ce qu'il soit une créature de la science plutôt
qu'une créature divine. Ces deux modalités de représentation
entrent alors en concurrence et le thème de la créature sert à nour-
rir la discussion sur la mort de Dieu et l'homme comme enjeu
du savoir.
94
L'homme en tant que création
La maîtrise de la création
L'automate, en tant qu'être artificiel, est créé de toutes pièces,
mais, n'ayant pas d'âme, il renvoie du même coup à un redoutable
problème : il faut bien en effet maintenant expliquer le mécanisme
de la création puisque l'on affirme pouvoir s'en rendre maître. La
laïcisation de la créature - et, parallèlement, de l'homme - sup-
pose un formidable projet de maîtrise del' ensemble du processus.
C'est ce point essentiel, nous allons le voir, qui va rapidement
rendre obsolète la double assimilation de l'homme et de la créature
à une simple machine.
Remarquons d'abord que l'automate du siècle des Lumières doit
cacher son mécanisme pour produire son effet en tant que créature.
Comme le soulignent très justement Alfred Chapuis et Edmond
Droz: « P. Jaquet-Droz et ses collaborateurs ont voulu que leur
automate possédât toutes les apparences d'un être humain. A cette
époque-là, il s'agissait, non pas d'exhiber un mécanisme de haute
valeur, mais de présenter un être artificiel mystérieux, un androïde.
C'est pourquoi ce mécanisme qui fait notre admiration fut très
rarement montré aux spectateurs. L'effet surtout importait, tandis
qu'aujourd'hui, c'est le moyen qui intrigue surtout 1• » De fait les
modalités actuelles de présentation au public des automates,
notamment dans le cadre des musées, mettent l'accent sur les
mécanismes. Cette perspective est cohérente avec le fait qu'ils ont
rejoint l'histoire des techniques et que celle-ci s'intéresse aux
moyens. Cela ne doit pas nous faire oublier que cette dimension était
effectivement celle que l'on devait cacher pour entretenir l'illusion.
De là viennent sans doute les ambiguïtés de Jacques de
Vaucanson à propos de son fameux canard. Ce dernier assurait en
effet, par exemple dans une lettre à l'abbé Fontaine, que les méca-
nismes de la digestion « y sont copiés d'après nature » 2 • Sur ce
1. Alfred Chapuis et Edmond Droz, Les Automates.figures artificielles d'hommes et
d'animaux, op. cit., p. 301-302.
2. « Lettre de M. Vaucanson, à M. !'Abbé D. Fontaine», in Le Mécanisme duflûteur
automate, op. cit., p. 19.
95
A l'image de l'Homme
96
L'homme en tant que création
La réaction romantique
Le remplacement d'un créateur transcendant par le savoir
scientifique se heurte, on l'a vu, à de multiples difficultés, notam-
ment quant à imaginer, sur un plan pratique, les modalités de
97
A l'image de l'Homme
101
A l'image de l'Homme
102
L'androgyne informationnel
Un récit fondateur
La représentation de l'homme que nous propose l'intelligence
artificielle est intimement liée à la naissance même de ce domaine.
Pour l'appréhender en tant que telle, il faut retourner aux sources,
c'est-à-dire aux textes initiaux qui la fondent. L'intelligence artifi-
cielle, avant que cette dénomination un peu curieuse ne soit pro-
posée en 1956, existe d'abord comme un récit dont la particularité
est d'être produit de l'intérieur du monde scientifique et, plus
particulièrement, du champ des mathématiques appliquées. Il
s'agit d'un récit à plusieurs voix, dont les trois auteurs principaux
sont Norbert Wiener, John Von Neumann et Alan Turing.
Tous les trois soutiennent que le projet de construire un cerveau
artificiel dont les performances cognitives seraient équivalentes
ou supérieures à celles du cerveau humain est un projet réalisable.
Deux d'entre eux, John Von Neumann et Alan Turing, mettront
concrètement la main à la pâte et construiront des machines qui
seront, dans leur esprit, une première étape de la réalisation de ce
103
A l'image de l'Homme
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L'androgyne informationnel
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A l'image de l'Homme
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L'androgyne informationnel
Un nouveau paradigme
Norbert Wiener se place d'emblée à un très haut niveau de géné-
ralité. Il va en effet nous parler de « phénomènes naturels»,
d' « objets », de leur « environnement », de leur « comportement » :
« Soit un objet, qu'on a relativement abstrait de son environne-
ment pour l'étudier. Le point de vue comportemental consiste à
considérer l'action-produite par l'objet et les rapports de celle-ci
avec l'action-subie par lui. Par action-produite, nous entendons
toute modification provoquée par l'objet dans son environnement.
Inversement, nous entendons par action-subie tout événement
extérieur à l'objet et qui le modifie d'une façon quelconque 1• »
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A l'image de l'Homme
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L'androgyne informationnel
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A l'image del' Homme·
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L'androgyne informationnel
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Al' image del' Homme
Un test de complexité
Une fois cette opération paradigmatique faite sur le réel, Norbert
Wiener va s'employer à rechercher d'autres distinctions entre les
êtres que celles que les sciences classiques proposaient. Le fait
que« tout est comportement» (ancêtre ici du« tout est communi-
cation») ne veut pas dire pour lui que l'univers est composé d'élé-
ments indifférenciés. Pour fonder de nouvelles différences sur le
plan informationnel, Wiener va proposer la notion de hiérarchie de
comportements, valable aussi bien pour les machines que pour les
organismes vivants, en fonction de leur complexité croissante.
Aussi, à partir de là, Norbert Wiener va-t-il proposer de porter
un autre regard sur les machines, du moins sur celles qui ont un
comportement informationnel d'un certain niveau de complexité.
Il faut absolument comprendre ce regard si l'on veut entendre quoi
que ce soit à la problématique contemporaine des créatures artifi-
cielles. A l'axe vivant/inanimé, Wiener va substituer un axe infor-
mation/entropie. Nous n'avons pas a priori, au moins dans la
culture classique, le même regard pour le vivant que pour l'inanimé
ou l'artificiel, gardant pour l'un le respect et pour l'autre plus de
froideur. Wiener transpose quant à lui ce respect essentiel à tout être
qui met en œuvre une information complexe, pour réserver sa
froideur à ce qui est hasard, désordre, entropie, qu'il désignera par
ailleurs, nous y reviendrons, comme étant l'incarnation du diable.
Comment reconnaître un être informationnel ? Le corps du texte
de Norbert Wiener est consacré à cette question. Après avoir
proposé l'idée que tout dans l'univers était comportement, le
mathématicien américain propose en effet de classer ces compor-
tements en fonction de leur complexité informationnelle. Ce clas-
sement va largement utiliser les deux notions qui feront une partie
du succès de la cybernétique par la suite - et que l'on ne peut
pas comprendre en dehors de ce contexte-, d'une part la notion
d'input/output, d'autre part la notion de rétroaction (le fameux
feed-back).
On suppose donc possible l'existence de tests de complexité
112
L'androgyne informationnel
113
Al' image del' Homme
sion a des allures théologiques - bien qu'il n'y soit jamais question
de Dieu. Ensuite il développe une argumentation qui consiste
essentiellement à évoquer lui-même les objections à sa propre
thèse et à y répondre. Enfin il propose un développement sur le
problème de l'apprentissage des machines. Ce développement va
lui servir à affirmer sa thèse et à répondre à une objection centrale,
celle du déterminisme des ordinateurs.
Un texte translucide
Le style du texte, presque translucide, appelle un commentaire.
L'effort de clarté est repérable pour tout lecteur attentif. Tout se
passe comme s'il était écrit moins en anglais que dans une sorte
de langage logique universel. Pour Alan Turing, rendre le texte
limpide et transparent est sans doute une forme privilégiée
d'argumentation. Il croyait en effet que la forme peut convaincre.
La représentation qu'il diffuse ainsi du fonctionnement de la
langue est celle d'une machine qui emporte la conviction non pas
par le contenu d'un argument, mais par la transparence et la par-
faite maîtrise apparente avec lesquelles il se développe. Nous
tenons peut-être là la clef de lecture fondamentale des textes dans
ce domaine.
Le texte d' Alan Turing doit être tout entier considéré comme
un texte argumentatif qui, dans le même temps, renouvelle l'acte
d'argumentation en privilégiant la seule dimension information-
nelle du langage. Il serait tentant de rapporter la conception argu-
mentative de Turing à son apport théorique initial (sa thèse de
1936) sur la machine de Turing. Celle-ci est un dispositif d'écri-
ture - justement-qui permet de simuler le fonctionnement d'une
machine à états discrets, qui elle-même, nous le verrons, est la
machine idéale pour jouer au jeu de l'imitation (avec l'homme).
Le fonctionnement de sa machine, dont la finalité est de résoudre
tous les problèmes calculables, implique une définition exhaus-
tive à la fois des données et des modalités de leur traitement. Dans
ce sens, il s'agit d'une machine à information pure, sans reste ou
opacité d'aucune sorte.
116
L'androgyne informationnel
Le jeu de l'imitation
Alan Turing commence son texte par une remarque de fond sur
la signification des mots. Comme René Descartes l'avait fait pour
son Discours de la méthode, Turing critique toute conception qui
rapporterait le sens des mots à leur usage commun, mesurable sta-
tistiquement. Les mots dont il est question ici sont machine et pen-
sée. Pour poser la question initiale: les machines peuvent-elles
penser?, Turing va proposer une série de déplacements de cette
question. Ces déplacements vont nous emmener très loin, dans une
perspective en abîme qui va nous faire traverser tous les niveaux
de l'analyse jusqu'au niveau théologique.
Le point de départ de ces déplacements ne concerne en effet pas
du tout les machines - du moins formellement - mais plutôt la
question de la différence entre les sexes : « Le problème reformulé
peut être décrit dans les termes d'un jeu que nous appellerons le
"jeu de l'imitation". Il se joue à trois, un homme (A), une femme
(B) et un interrogateur (C) qui peut être de l'un ou de l'autre sexe.
( ... ) L'objet du jeu pour l'interrogateur est de déterminer lequel
des deux est l'homme et lequel est la femme 1• » Le jeu se joue
dans un local de trois pièces. Dans l'une d'entre elles, un obser-
117
Al' image del' Homme
vateur communique avec deux êtres qui sont chacun dans des
pièces séparées. L'un de ces êtres est un homme, l'autre une
femme. Il peut les interroger à sa guise, mais sans jamais les voir,
ni entendre leur voix.
Alan Turing engage, à partir de là, un travail de réduction des
messages que les interlocuteurs sont susceptibles d'échanger: le
ton de la voix doit être supprimé comme élément de jugement, de
même que tout ce qui relève de l'apparence. Il souhaite en fait tra-
cer une ligne claire de démarcation entre les qualités physiques
d'un côté, intellectuelles de l'autre, ces dernières étant pour lui
primordiales. L'observateur peut poser toutes les questions qu'il
veut, mais, sans que ce dernier le sache, (B) a pour rôle de l'aider
et (A) de le tromper. Si l'observateur n'arrive pas à distinguer (A)
de (B), c'est qu'ils sont identiques sur un plan fondamental -
même si leur apparence est différente.
Alan Turing soutient que, au-delà de l'apparence, l'observateur
ne peut que se tromper souvent. Pour lui il n'y a donc guère de
différence entre un homme et une femme, dès lors qu'on les
dépouille de leurs attributs physiques. L'homme peut imiter la
femme et la femme peut imiter l'homme, au point de confondre
l'observateur. Cette proposition arrange-t-elle Turing sur le plan
personnel dans la mesure où il ne pourrait finalement vivre et
penser qu'en « tuant » la différence entre les sexes ? Peu importe,
retenons qu'il nous propose une vérification expérimentale de la
différence fondamentale liée au sexe.
Cette partie du texte d' Alan Turing est rarement citée dans la
littérature. Que vient donc faire cette question bizarre de la diffé-
rence entre l'homme et la femme dans un article qui constitue, par
ailleurs, un des textes fondateurs de l'informatique et de l'intel-
ligence artificielle ? Cette question serait une anomalie si l'on
considérait le cadre d'analyse de Turing comme uniquement celui
d'un débat technique sur les machines et sur leurs potentialités.
La plupart des auteurs qui commentent l'article de Turing oublient
ce qui apparaît pour eux comme des prémices parasites par rapport
à l'essentiel. Mais la proposition de Turing, dans la parfaite conti-
nuité de Norbert Wiener, est bien de considérer le problème
118
L'androgyne informationnel
La question de l'androgyne
On se souvient que Norbert Wiener avait postulé, le premier, un
principe d'équivalence générale entre les êtres, pourvu que ceux-
ci se situent au même niveau de complexité informationnelle. Alan
Turing suit cette ligne en posant un principe de non-différenciation
entre homme et machine, au niveau intellectuel. Derrière ces for-
mulations, plusieurs niveaux d'existence des êtres se dessinent
119
A l'image del' Homme
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L'androgyne informationnel
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L'androgyne informationnel
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A l'image del' Homme
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L'androgyne informationnel
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7 Le rdforr qui dl ddfous b, siècle in A. Paré,
grande gafchcttc, Ccruantàla Œuvres, Paris, 1579, p. 839.
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te nant la m:iln fenn ec. © Offentliche Bibliothèque de l'université
8 L ~ rcffom de chacun dolgt,tlui ramcncnt &fontouuriI les doigtsd'euxmcûna de Bâle.
qu:and Ilslontfermei.
9 Les lamesdes doigts.
Le mécanisme de la digestion
dans le canard artificiel
de Vaucanson.
© Roger-Viollet.
Représentation du mythe de
Pygmalion (1929).
Illustration de Paul pour Kennie
McDowd in Science Wonder
Staries , juin 1929, n°1.
© ArchivesJean Clair, Paris.
Musicienne artificielle (1784 ).
Joueuse de tympanon , vue
d'ensemble du mécanisme
réalisé par Kintzing.
© Musée des Arts et Métiers-CNAM
(lnv. n' 7 . 501 ), Paris/ Photo
P. Faligot / Seventh Square.
L'androïde et son créateur dans une scène du film Metropolis de Fritz Lang (1926) .
© Coll. Cahiers du Cinéma.
Un couple de créatures artificie lles , scène du film La Fiancée de Frankenstein
de James Whale (1935 ). © D.R.
129
A l'image del' Homme
L'ordinateur et le cerveau
130
L'ordinateur comme cerveau artificiel
1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 314.
2. lbid., p. 247.
131
A l'image de l'Homme
1. John Von Neumann, « First draft for a report on the EDV AC », texte reproduit in
Philippe Breton, La Formation des valeurs et le champ de la sécurité informatique,
étude réalisée pour le département UST, France Télécom, op. cit.
132
L'ordinateur comme cerveau artificiel
133
A l'image del' Homme
1. Klara Von Neumann, « préface » à John Von Neumann, L' Ordinateur et le cer-
veau, Paris, La Découverte, 1992.
134
L'ordinateur comme cerveau artificiel
élément
--------
neurone tube à vide
L'architecture de la machine
John Von Neumann peut maintenant décrire le mode d'orga-
nisation, l'architecture de la future machine. Nous l'avons dit,
celle-ci semble fonctionner comme une carte de la partie informa-
tionnelle, purifiée, du cerveau humain. Le dispositif dont il nous
parle, dans cette conception, est un cerveau sans bruit (au sens de
la théorie de l'information). Les trois parties essentielles de la
machine, que Von Neumann compare aux neurones associatifs du
cerveau humain, sont l'unité de calcul, l'unité de contrôle logique
et la mémoire.
135
A l'image del' Homme
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L'ordinateur comme cerveau artificiel
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La machine intelligente
Un modèle informationnel
Norbert Wiener, dans un texte publié en 1951, évoquera l'indi-
vidualité de l'homme comme plus proche « de la flamme que de
la pierre», n'hésitant pas d'ailleurs à utiliser un vocabulaire rele-
vant plutôt d'une pensée spiritualiste que matérialiste. L'homme,
selon lui, est tout entier contenu dans son modèle informationnel,
lui-même contenu dans les cellules comme matériau porteur.
Norbert Wiener opère une séparation très nette entre la dimen-
sion informationnelle, essentielle pour lui, et les supports maté-
riels, très largement secondaires, sans véritable importance. Il peut
donc imaginer qu'un tel modèle « peut être transmis comme un
138
L'ordinateur comme cerveau artificiel
139
A l'image de l'Homme
1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 229.
2. Ibid, p. 304.
140
L'ordinateur comme cerveau artificiel
choses qu'une telle machine ne peut pas faire. Si elle est pro-
grammée pour répondre à des questions comme dans le jeu de
l'imitation, il y aura certaines questions auxquelles soit elle don-
nera une réponse fausse, soit elle ne donnera pas de réponse du
tout, quel que soit le temps qui lui sera imparti pour répondre. Il
se peut bien sûr qu'il y ait beaucoup de questions de ce genre, et
des questions auxquelles une machine donnée ne saura pas
répondre obtiendront peut-être une réponse satisfaisante de la part
d'une autre ( ... ) 1• »
La réponse que Alan Turing donne montre à quel point sa repré-
sentation de l'humain est symétrique par rapport à celle qu'il a de
la machine: « Nous donnons nous-mêmes trop souvent des
réponses fausses à des questions pour que nous ayons le droit de
nous réjouir d'une telle preuve de la faillibilité des machines. Nous
ne pouvons de plus, en de telles occasions, ressentir notre supé-
riorité que par rapport à la machine particulière sur laquelle nous
avons remporté un triomphe insignifiant. Il ne serait pas question
de triompher simultanément de toutes les machines. En bref, il se
pourrait alors qu'il y ait des hommes plus intelligents que n'im-
porte quelle machine donnée, mais il se pourrait aussi qu'il y ait
d'autres machines encore plus intelligentes, et ainsi de suite 2. »
Alan Turing semble attaché par-dessus tout à la possibilité de
démontrer que la machine peut faire plus que ce pour quoi elle est
conçue initialement. Aussi va-t-il nous proposer une définition de
la pensée comme pouvant se prendre elle-même comme objet, du
moins pouvant - la différence est essentielle - prendre certains
éléments qui la composent pour objet. Ce processus est décrit
comme un mécanisme de rétroaction, qui permet« d'atteindre un
but de manière efficace». Une machine doit donc pouvoir« trans-
former elle-même ses programmes à partir d'une observation de
ses propres comportements. Pour Turing, il s'agit surtout d'un
« problème de programmation».
141
A l'image del' Homme
142
L'ordinateur comme cerveau artificiel
I. Ibid.
2./bid.
6. Une représentation de l'humain entre la
psychologie et la politique
145
A l'image del' Homme
147
A l'image del' Homme
dans lequel ces créatures évoluent. Bien que cette direction ait été
habituellement peu suivie par les auteurs qui ont travaillé sur ce
point, il est difficile de ne pas voir que ces récits trouvent un écho,
en tant que tel, dans le débat politique et social.
La créature est en effet souvent un prétexte, une figure méta-
phorique destinée à nous parler indirectement, mais précisément,
des problèmes sociaux et politiques qui lui sont contemporains :
« Fabrique un golem d'argile, dit la voix dans le rêve du rabbin
Loew, et tu détruiras [ce qui dans] la société ( ... ) veut retrancher
les juifs 1• » La représentation de l'humain portée par la créature
insiste sur une dimension essentielle du lien social, qu'il s'agisse
du célibat de Pygmalion qui pose le problème de la succession
royale, du golem qui implique immédiatement la question de
l'antisémitisme, du robot et de l'ordinateur censés aider l'homme
à diriger la planète ou, a contrario, suspectés de vouloir prendre
le pouvoir.
On objectera que ces questions ne paraissent pas centrales dans
des récits où l'attention est attirée par la problématique de la créa-
tion. Mais ces deux plans ne sont pas contradictoires. La question
de la finalité de la création, posée en termes de maîtrise ou de perte
de contrôle, revient comme un leitmotiv, qui nous montre du doigt
les enjeux du champ politique d'où les créatures ne sont jamais
absentes, si l'on veut bien donner au terme de « politique » une
acception suffisamment large.
A quoi servent les créatures ? Elles ont fréquemment une fonc-
tion d'aide, ou même de remplacement de l'homme. Cette idée
était déjà présente dans la tradition sous la forme par exemple des
« vierges d'or» soutenant Héphaïstos, qui est justement le« dieu
boiteux». Mais l'aide se porte assez souvent dans le domaine poli-
tique. Au premier degré, les créatures constituent des dispositifs
qui soutiennent l'homme dans un conflit ou une crise. On trou-
vera des interprétations de ce thème dans certains films récents de
science-fiction, tels Terminator ou Robocop. Dans ses versions
l. Cité par Bettina Knapp, « Lumières sur le golem », Les Nouveaux Cahiers , n2 71,
p. 30-39.
148
Une représentation del' humain entre la psychologie et la politique
Le pouvoir du créateur
Créer un être artificiel à l'image de l'homme ne servirait-il pas
à prouver le pouvoir du rabbin ou du prêtre, aussi bien que de
l'ingénieur? Il est vrai que, par exemple avec le golem, l'acte de
création témoigne de la force et du pouvoir des hommes pieux,
dans un contexte où ceux-ci jouent un rôle non négligeable au sein
d'une communauté ou de la société tout entière. On pourrait, sans
mauvais esprit, soutenir que cette signification sociale du pouvoir
créateur a été transférée - en partie du moins - des religieux aux
techniciens et aux scientifiques de l'époque moderne et contem-
poraine. Ceux-ci sont très souvent présentés comme de véritables
démiurges, pas toujours, d'ailleurs, à leur corps défendant.
Mais la réflexion, si elle devait être poursuivie dans cette direc-
tion, s'épuiserait vite, faute de matériau pour la nourrir. On trouve
très peu de traces en effet d'une prise de pouvoir qui soit la consé-
quence de l'habileté à mettre en œuvre une créature artificielle.
L'un des interdits qui accompagne, dans les légendes juives, la
création du golem, est que le rabbin ne l'utilise pas pour lui ou pour
ses propres intérêts. La création est au service de la communauté
tout entière et la Sagesse doit toujours commander au Pouvoir.
Bettina L. Knapp rappelle que, dans le texte de la légende, le
rabbin Loew « prévint tous ceux qui habitaient sous son toit ainsi
que les membres de sa communauté que le golem ne devrait
accomplir aucune mission d'ordre privé ou séculier» 1• Quand ce
n'est pas le cas (il y a toujours des exceptions) le rabbin ou le créa-
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teur est puni de son acte égoïste. En fait, il semble même que la
création d'un être artificiel qui va remplacer l'humain s'accom-
pagne, la plupart du temps, d'une volonté d'effacement de
l'homme, incompatible donc avec l'affirmation de son pouvoir.
Alan Turing aura à ce sujet les mots les plus durs et les plus
extrémistes.
Pour Alan Turing, selon Andrew Hodges: « La machine intel-
ligente, en reprenant le rôle des maîtres, constituerait un progrès
qui allait remettre les spécialistes intellectuels à leur place. De
même que la technologie du XIXe siècle avait mécanisé le travail
des artisans, l'ordinateur automatiserait le processus de la pensée
humaine. En ce sens il était complètement antitechnocrate et se
plaisait à réduire de façon subversive l'autorité des nouveaux
prêtres et magiciens du monde moderne. Il voulait transformer les
intellectuels en gens ordinaires » 1• On touche ici un point essentiel,
qui est lié d'ailleurs à la structure ternaire du thème des créatures
artificielles : le pouvoir créateur de l'homme est limité par le fait
qu'il est réduit à un rôle de mise en forme, de fabrication de
la créature plutôt qu'à celui de véritable créateur. La créature
est porteuse d'une représentation de l'humain où celui-ci est
«amélioré», qui met en scène un autre rapport au pouvoir et à
l'exercice du gouvernement. Dans ce sens, l'imaginaire des créa-
tures rencontre également celui de l'utopie politique.
1. Andrew Hodges, Alan Turing ou l'énigme del' intelligence, op. cit., p. 307.
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1. André Neher, Faust et le Maharal de Prague, le mythe et le réel, op. cit., p. 102.
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dieu, et d'autre part qu'il n'est ni juif, ni chrétien dans une situa-
tion de tension intercommunautaire caractérisée par la rumeur et
l'accusation. Il y a là une dimension presque sociologique du
phénomène : aucun humain n'aurait pu faire la preuve de la faus-
seté de la rumeur. La créature est ici une métaphore du savoir, de
la connaissance, qui seuls permettent de désamorcer le potentiel
explosif de la rumeur. Le savoir est, au sens strict, au milieu des
hommes. Le golem de la légende intervient dans cet espace inter-
médiaire, ce milieu qui se tient entre le ghetto et le reste de la ville.
Là est son véritable territoire et sa force est dans son pouvoir
d'intercession, de régulateur des relations entre le peuple juif et les
autres nations.
C'est d'ailleurs sans doute parce qu'il est là, entre les uns et les
autres, parce que sa présence convainc Rodolphe II de l'innocence
des juifs et que ce dernier décrète qu'on ne pourra plus désormais
les accuser de crime rituel que l'antisémitisme a transformé le
golem en monstre. Pour s'attaquer aux juifs, les antisémites s'en
prendront d'abord au golem. Il n'y a rien d'étonnant dans ce
contexte qu'une certaine haine romantique du savoir ait pris pour
cible privilégiée le golem-monstre ou les pratiques magiques de
la kabbale.
La lecture que nous pouvons dès lors faire, si nous voulons
encore une fois renoncer à toute interprétation exotique, montre
que ce qui est exalté en l'homme, à travers la créature, c'est la
fonction de médiation dont il est capable en dépassant - sans pour
autant y renoncer - les clivages identitaires ou religieux qui l' ani-
ment, pour assurer un rapport plus universel à l'humain. Le golem
désigne autant le manque d'une reconnaissance de l'humain
comme médiateur, que la tentative optimiste de le combler.
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1. Mary Shelley, Frankenstein ou le prométhée des temps modernes, op. cit., p. 42.
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La tentation du zoomorphisme
Beaucoup de chercheurs éprouvèrent, à propos des tortues syn-
thétiques, un sentiment de trouble profond, comme si la science,
au fond, était en train de parvenir à réaliser enfin ce vieux projet
bimillénaire de recréer la vie. Ce trouble s'est exprimé dans de
nombreux textes, dont le plus emblématique est sans doute le
compte rendu que Pierre de Latil fait de sa visite dans la « famille
élargie» des Grey Walter à Bristol. On peut voir, à cette occasion,
le rôle que le zoomorphisme va jouer comme premier pas vers
l'acceptation d'une démarche anthropomorphique vis-à-vis des
machines. Le trouble devant l'artifice de la vie va conduire des
scientifiques éprouvés à voir dans un objet de métal le strict équi-
valent d'un animal vivant (c'est dans ce sens que l'on peut parler
de zoomorphisme) et à retenir leur souffle devant des présentations
d'animaux artificiels.
Pierre de Latil va nous proposer une description complète de
l'activité de ces nouveaux animaux qui vaut d'être analysée car on
y discerne, sur un plan qui reste littéraire, tous les éléments d'une
croyance zoomorphe, à travers laquelle il faut toujours lire que
c'est, en dernière instance, de l'homme et de sa représentation
qu'il est question. Pierre de Latil va procéder en quatre étapes.
Après avoir décrit les tortues et leur comportement, il va nous
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Du zoomorphisme à l'anthropomorphisme
L'entreprise zoomorphique serait incomplète si ces créatures ne
troublaient pas leur spectateur par leur capacité à éprouver des
passions singulières qui définiraient ainsi leur personnalité : « Son
réglage peut être modifié d'un jour à l'autre. Ainsi, le jour où nous
sommes allés à Bristol, Elsie était affligée d'une humeur terrible-
ment instable, très féminine : son réglage était très aigu. ( ... ) Aussi
l. Toutes les citations qui suivent sont extraites de l'ouvrage de Pierre de Latil,
La Pensée artificielle Introduction à la cybernétique, op. cit., p. 192 et suivantes.
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1. Cette thèse a été largement abordée dans, Philippe Breton, La Tribu informatique,
Paris, Métailié, 1990.
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sens large, cet archétype qui nous meut « jusque dans nos plus
nocturnes entreprises ».
Production ou reproduction ?
Le dernier élément de cette implication psychologique du thème
des créatures artificielles est le sentiment de paternité que certains
créateurs disent éprouver au sujet de leurs «enfants». On voit
s'installer, à cette occasion, un jeu de métaphores sans équivoque,
où le créateur de tels êtres vit son action comme une substitution
à la reproduction biologique traditionnelle.
Ce thème est semble-t-il d'apparition plus récente. Il n'est guère
présent en tant que tel dans les premières histoires qui nous parlent
de Pygmalion ou du golem. Toutes les histoires de créatures ne le
mettent pas en scène avec la même force. Mais l'importance et la
signification de cet étrange sentiment de paternité sont telles qu'il
concerne l'ensemble des créatures.
Le terme de paternité est assez inadapté à rendre compte de la
singularité du phénomène, même si celui-ci s'impose en première
lecture. Sherry Turkle utilise par exemple cette catégorie dans ses
observations de terrain : « Le sentiment de paternité est très
répandu parmi les hackers. "Les hommes ne peuvent pas avoir
d'enfants [dit l'une des personnes concernées], c'est pourquoi ils
essaient d'en avoir par l'intermédiaire de la machine. Les femmes
n'ont pas besoin d'ordinateur, elles peuvent avoir des enfants
d'une autre manière. Pourquoi croyez-vous qu'on utilise l'expres-
sion enfanter une idée?" 1• »
Mary Shelley tisse également la métaphore de la paternité pour
décrire la nouvelle espèce en train d'advenir: « Il serait impos-
sible de se faire une idée de la diversité des sentiments qui, dans
le premier enthousiasme du succès, me poussaient en avant avec
une irrésistible vigueur » fait-elle dire au or Frankenstein, « une
espèce nouvelle me bénirait comme son créateur. Combien de
natures, heureuses et excellentes, me devraient l'existence! Aucun
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Eléments de filmographie
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Éléments de filmographie
INTRODUCTION. ................................. 5
J. GÉNÉALOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Trois objections . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Une créature à l'image de l'homme . . .... .. .. . . . .. .. .. 45
Une limite temporelle. . . . . . . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 48
Le récit d'un acte de création . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 49
Une pertinence locale. . . . . . . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 53
Un mythe pour les techniques . . . . . . .... .. .. . . . .. .. .. 55
La structure permanente des récits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
Un matériau de base. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59
L'homme pétrisseur. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
Une intervention extérieure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61
Une représentation métaphorique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Un fil d'Ariane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69
CONCLUSION.................................... 175
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