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apocalypses postcoloniales
Une étude des Sept solitudes de Lorsa Lopez
de Sony Labou Tansi
xavier garnier
Valancia. Tant que la police n’est pas venue faire son constat il est impossi-
ble d’enterrer la victime et lorsqu’à partir de la treizième année un enterre-
ment illégal est décidé on entre dans un temps ponctué par les
déterrements et réenterrements du cadavre d’Estina Benta, au rythme des
annonces d’arrivée de la police depuis la capitale:
Ce matin-là, le maire avait déménagé pour la huit cent douzième
fois la place Estina-Benta. Nous le regardions remettre les os à leur
ancienne place: à leur place précise la hache, la pioche, la bêche cas-
sée, les crocs et la machette du crime. Il posa sur la pioche le vieux
blouson en cuir d’éléphant bouffé par le temps et les bestioles (on
avait beau asperger les objets de crésyl pour les protéger des souris,
rien à faire). Lorsa Manuel Yeba venait toujours aider la mémoire du
maire en retrouvant la place exacte du chignon accroché à l’occipital,
celle de l’os iliaque droit et celle toujours litigieuse du cuboı̈de gau-
che. Ce jour-là, les deux graines ophtalmiques avaient été retrouvées
du côté du bayou et rapportées par le comédien Sargnata Nola.
—Que faites-vous, monsieur le maire?
—Je reconstitue la scène du crime à cause des clairons que l’on vient
d’entendre du côté de Nsanga-Norda.
—Je les entends, dit Sargnata Nola qui alluma sa pipe et fuma une
bouffée. Mais je ne crois pas que ces clairons-là soient ceux de la
police fédérale.
Le maire ne lui répondit rien. Il continua à chercher la place de
l’appendice xiphoı̈que et celle de la malléole externe gauche qu’il
tenait encore. (SLT 1985: 71)
L’attente de la police nous installe dans un temps qui interdit l’enterre-
ment mémoriel des faits. Les processus mémoriels sont bloqués et le corps
dépecé de la victime occupe l’espace social.
On attend donc beaucoup dans les romans de Sony Labou Tansi. Toutes
les actions des personnages sont prises dans le temps désorienté de
l’attente.
Le paradoxe de toute conquête impériale est qu’à la trajectoire conqué-
rante est couplée une administration impériale qui s’étend sur tout le terri-
toire conquis et qui va être une grande machine à fabriquer de l’attente.
La bureaucratie impériale est une conséquence incontournable de la dyna-
mique impériale qui déploie un espace qu’il faut ensuite gérer. L’autorité
impériale se diffracte en un réseau de fonctionnaires. L’expérience de la
périphérie est celle du temps suspendu de l’attente. En périphérie il ne se
Conclusion
On comprend pourquoi, dans ces conditions, rien ne saurait être oublié
puisque tout ce qui arrive est susceptible d’annoncer ce qui seul importe:
la fin du monde. Pour autant la résurgence est partout, non plus sur fond
d’oubli, mais sur fond d’attente. La mémoire est devenue anticipative, cha-
que événement en rappelle d’autres au titre d’événements précurseurs. Le
roman tire son dynamisme de la perpétuelle redistribution des événements
qui ne cesse de se tirer de l’ombre les uns les autres dans l’anticipation de
la grande lueur finale: “NEXT TIME THE FIRE!”
Les figures de résistance que génère l’Empire ne sont pas des héros épi-
ques, voués à l’action, mais des figures de l’attente: des prophètes qui
annoncent des événements à venir. Le combat est mené sur le terrain de
l’Attente. A l’attente des verdicts et des mots d’ordre impériaux, le pro-
phète substitue l’attente de l’effondrement de l’Empire. Celui-ci ne sera
pas l’effet des coups de boutoir de résistances locales, mais d’un principe
de décomposition qui lui est inhérent. Sony Labou Tansi établit un lien
étroit entre l’apparente immobilité de l’attente et la décomposition.
Notes
1. Sony Labou Tansi a déclaré à plusieurs reprises que son livre de chevet préféré
était l’Apocalypse de Jean de Patmos. Par ailleurs, l’anthropologue Filip de Boeck insiste,
dans son ouvrage sur la ville de Kinshasa, sur la grande popularité de ce Livre et sur la
façon dont il imprègne profondément l’imaginaire collectif urbain (De Boeck & Plissart:
75–137).
2. Cf. la conférence donnée par Renan à la Sorbonne en 1882 sous le titre: “Qu’est-
ce qu’une nation?”
3. Kafka illustre de façon remarquable dans “La muraille de Chine” ce motif de
l’attente impériale.
Bibliographie
Barthes, Roland. “Structure du fait divers.” Essais critiques. Paris: Seuil, 1964. 188–197.
De Boeck, Filip et Marie-Françoise Plissart. Kinshasa. Récits de la ville invisible. Paris: La
Renaissance du livre, 2005.
Kristeva, Julia. Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris: Seuil, 1980.
Sony Labou Tansi. Les Sept solitudes de Lorsa Lopez. Paris: Seuil, 1985.
———. Les Yeux du volcan. Paris: Seuil, 1988.