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La résurgence perpétuelle des

apocalypses postcoloniales
Une étude des Sept solitudes de Lorsa Lopez
de Sony Labou Tansi

xavier garnier

Qu’est-ce que l’Empire fait à la mémoire? Le type de résurgence mémo-


rielle que mettent en œuvre les écritures de l’Apocalypse n’est-il pas une
conséquence d’un régime particulier de mémoire généré par le dispositif
impérial? Telles sont les questions que je voudrais soulever à partir d’une
lecture des Sept solitudes de Lorsa Lopez, le roman de l’écrivain congolais
Sony Labou Tansi (1985).1 Mon hypothèse est que l’horizon apocalyptique
qui s’est installé en contexte colonial naı̂t d’un rapport au temps propre à
la domination impériale, et a évolué d’une façon singulière au cours la
lente décomposition postcoloniale de l’Empire.
Parce que l’Apocalypse s’accompagne d’un Jugement dernier, sonnera
l’heure de l’apurement de tous les comptes, et les événements passés,
dûment enregistrés, seront convoqués au tribunal ultime. Face aux bureau-
craties des empires terrestres, mises au service des puissants, les subalternes
en appellent aux registres de Dieu, où tout a été consigné, et qui doivent
servir à l’ultime Jugement divin. Si l’enregistrement administratif semble
permettre l’oubli ici-bas, par la façon dont il classe les affaires, le Jugement
attendu à la fin des temps vaudra comme résurgence. La dialectique de la
résurgence et de l’oubli passera donc par un jeu d’écritures. Les rôles sem-
blent donc bien répartis entre un présent voué à l’oubli d’affaires classées
et un avenir apocalyptique promis aux résurgences et aux règlements de
compte.
Mais c’est sans compter sur les inévitables lenteurs administratives qui
viennent troubler les temps présents dans le contexte de décomposition
postcoloniale. Au cœur des Sept solitudes de Lorsa Lopez, il y a les quarante-
sept années que va mettre la police à arriver pour faire le constat du
meurtre d’Estina Benta par son mari Lorsa Lopez. C’est dans cette vacance
entre l’événement et son recouvrement administratif que va se jouer la

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nouveauté de l’écriture apocalyptique de Sony Labou Tansi. Les plus infi-


mes faits divers, les fausses nouvelles, tous les micro-événements qui peu-
vent mettre en émoi les quartiers populaires des grandes métropoles
postcoloniales, sont la matière narrative des romans. Sony Labou Tansi,
qui a l’ambition d’écrire par la rumeur publique, est un démultiplicateur
d’événements, tous annonciateurs de l’effondrement apocalyptique final.
Rien, dans cette perspective d’écriture, n’est donc voué à l’oubli puisque
tout ce qui se passe est tendu vers l’avenir. Les romans de la trilogie, écrits
sur fond de rumeurs publiques, sont tendus par une dynamique de résur-
gences en cascade, qui interdit l’oubli et la constitution d’intériorités fon-
dées sur le partage du secret. Il en résulte une littérature de l’extraversion
généralisée, qui hystérise le lien social et favorise l’émergence de figures
messianiques, caractéristiques des modalités de la résistance en contexte
postcolonial. La dynamique de la résurgence semble avoir pris le dessus
sur celle de l’oubli dans une littérature en phase avec un monde postcolo-
nial hanté par des revenants, zombis, et autres figures chargées d’une
inquiétante intensité.
Je propose de distinguer trois moments dans cette économie impériale
de l’événement: 1) la gestion mémorielle des faits divers comme matrice de
la diversité culturelle; 2) l’impossible oubli ou l’impact intensif de l’événe-
ment en milieu subalterne; 3) l’attente comme mode d’appréhension apo-
calyptique d’un temps de la résurgence généralisée.

1. Gestion impériale des faits divers: les mémoires alternatives


Une caractéristique de la temporalité impériale est la juxtaposition des
temporalités historiques. L’Empire n’a pas d’histoire propre, il existe
comme instance de raccordement d’une multiplicité d’histoires parallèles
et évoluant selon des temporalités différenciées. L’agent de raccordement
est l’administration impériale, qui enregistre les événements relevant de
différentes temporalités historiques dans un même registre impérial. L’idée
même de passé doit donc, dans ces conditions, être réévaluée. Le passé
semble échapper, dans la perspective impériale, à la dialectique de la
mémoire et de l’oubli qui caractérise la temporalité historique, pour faire
l’objet d’enregistrements administratifs.
Parce que l’espace impérial recouvre des territoires et des peuples variés,
il conjugue plusieurs Histoires. Il serait peut-être plus exact de dire que
l’espace impérial est le lieu de croisement entre d’une part plusieurs tem-
poralités historiques parallèles et d’autre part une temporalité transversale,

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distribuée par l’administration impériale et livrée à l’attente. La temporalité


impériale est donc nécessairement différentielle puisqu’elle suppose la
coordination d’une multiplicité d’Histoires. Si la littérature nationale a
affaire à l’Histoire de la nation, la littérature impériale s’écrit dans un
entrelacs d’Histoires. Cet aspect souvent revendiqué par les écrivains post-
coloniaux peut être mis en relation avec cette logique de la transmission
des mots d’ordre par le biais d’une bureaucratie impériale. Les actions
indigènes sont arrachées à leur histoire locale pour être enregistrées par les
écritures impériales, circuler à titre d’information, susciter des réactions
venues du centre sous forme de mots d’ordre. Les actions héroı̈ques, les
drames familiaux, les catastrophes naturelles, sont mis en circulation sous
forme de messages informatifs dans l’espace transversal impérial. De par-
tout dans l’Empire on attend des nouvelles qui entrent en résonance les
unes avec les autres.
Ce dispositif impérial a des conséquences sur la notion d’oubli dont on
connaı̂t le rôle dans la conscience historique des nations. On sait depuis
Renan qu’une nation se soude autant par ce qu’elle préfère oublier que par
ce dont elle se souvient.2 Si la temporalité historique fait sa place à l’oubli,
la temporalité bureaucratique enregistre et archive tout. Par le classement
des informations l’empire prévient toute résurgence incontrôlée. Ce qui a
été recensé et enregistré n’est plus sous le sceau de l’oubli et l’événement
de la résurgence pourra toujours être relativisé par la garantie de l’archive.
La littérature de Sony Labou Tansi explore cette zone de friction entre
un temps bureaucratique et un temps historique. Je voudrais montrer
comment, de cette friction, naı̂t le temps apocalyptique et messianique.
Pour que la cristallisation eschatologique opère, il faut que les événements
soient à la fois en relation avec la profondeur historique d’une nation et
avec la surface bureaucratique d’une administration impériale. On peut
ainsi distribuer le personnel romanesque de Sony Labou Tansi en deux
catégories: les personnages qui créent l’événement et ceux qui ont vocation
à le résorber en en faisant le constat. Les premiers existent par leurs actes,
les seconds par leur fonction sociale de maire, de policier, de juge, de prê-
tre, de photographe officiel, etc. . . . Les deux catégories de personnages
évoluent sous le regard de la foule qui construit sa fable à partir de leur
mise en contact. On retrouve une distribution de personnages souvent
identifiée chez Franz Kafka, autre grand écrivain impérial dans le contexte,
de l’Empire austro-hongrois. Chez Sony comme chez Kafka, les modalités
du contact entre le personnage lié à l’action historique et le personnage

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voué à la fonction administrative, entre le personnage agissant et le person-


nage enregistreur, sont la clé de l’événement eschatologique.
Pour bien comprendre la nature des événements auxquels Sony Labou
Tansi nous convie dans sa littérature, il faut expliquer en quoi ils se distin-
guent de simples faits divers. Dans son article sur la structure du fait divers,
Roland Barthes remarque que celui-ci se distingue de l’information par le
fait qu’il ne s’insère pas dans une structure supérieure (ordre politique,
ordre historique, etc . . .) mais est porteur de sa propre structure imma-
nente. C’est ce principe de déconnexion structurale du fait divers qui pro-
voque l’étonnement: “Causalité aléatoire, coı̈ncidence ordonnée, c’est à la
jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers; tous deux
finissent en effet par recouvrir une zone ambiguë où l’événement est pleine-
ment vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain” (Barthes
196–97). Le trouble provoqué par le fait divers dans l’ordre normal des
causalités est une façon pour l’homme de déborder l’artifice culturel.
L’article de Barthes nous permet de comprendre comment, notamment
en contexte postcolonial, des mémoires alternatives peuvent se construire
à partir d’événements que l’administration impériale se contente d’enregis-
trer. C’est dans la structure propre au fait divers que va puiser la structure
mémorielle intégratrice. On sait que la rumeur a une formidable capacité
d’explication des phénomènes, dût-elle passer par la fable la plus extrava-
gante. Si “les histoires poussent comme des champignons” (SLT, 1988: 143)
dans les livres de Sony Labou Tansi, c’est parce que beaucoup d’événe-
ments restent en suspens, en manque d’explication officielle et que les fou-
les doivent se débrouiller pour leur donner un sens. Les mondes invisibles
sont des structures explicatives capables de se modifier pour intégrer cha-
que nouvelle microstructure apportée par un fait divers. D’une certaine
façon il n’y a pas à proprement parler de fait divers dans le monde dont
rend compte Sony, mais des rumeurs. Le fait divers est immédiatement
investi par la rumeur, qui reprend sa structure pour développer une fable.
Ces récits véhiculés par la rumeur sont la mémoire de faits dont ils
tirent leur structure. En ce sens Barthes a raison de dire que, dans la logi-
que du fait divers, si un crime reste inexpliqué, il s’oublie faute d’avoir pu
se doter d’une structure à partir de laquelle se développerait une mémoire,
fût-elle alternative. L’oubli d’un crime inexpliqué est dû, selon Barthes, à
son absence de structure interne.
Les rumeurs sont des extensions fabulatoires du fait divers qui esquis-
sent, le temps de leur développement, un horizon culturel d’interprétation
à partir duquel une mémoire historique pourra se construire. Chaque fait

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divers, avec sa structure immanente, est le germe actif d’une dynamique


culturelle locale qui prévient la sclérose de sociétés prises au piège de l’Em-
pire. Par les rumeurs fabulatoires, les sociétés administrées marquent leur
autonomie interprétative et leur différence culturelle, mais on sait que les
dispositifs impériaux se nourrissent d’une telle diversité. La prolifération
des rumeurs en contexte impérial n’est donc pas a priori une menace pour
la stabilité de l’Empire. Le retard que met la police à arriver pour faire le
constat du meurtre d’Estina Benta par son mari dans Les sept solitudes de
Lorsa Lopez, fait partie de la règle du jeu en ce qu’il permet de maintenir
en vie le principe d’exception culturelle: il faut bien que les peuples s’expri-
ment à leur façon sur ce qui leur arrive, avant que n’ait lieu le classement
officiel des faits. Le principe des mémoires alternatives fait l’objet d’un
large consensus dans tout dispositif impérial.
Le “roman-trottoir” qu’invente Sony Labou Tansi ne pourra trouver
son régime subversif qu’à condition de désolidariser la rumeur du fait
divers (compris comme embryon structurel de la fable) pour la connecter
sur l’intensité de l’événement.

2. De l’impossible oubli de l’acte excessif à l’écriture de la honte


Il y a une autre raison par laquelle un crime peut échapper à l’oubli, qui
ne serait pas liée aux propriétés extensives de sa structure, mais à l’intensité
de l’acte. Roland Barthes exclut du fait divers les anecdotes qui ne peuvent
être ramenées à une structure immanente minimale:
[. . .] on peut présumer qu’il n’y a aucun fait divers simple, constitué
par une seule notation: le simple n’est pas notable; quelle que soit la
densité du contenu, sa surprise, son horreur ou sa pauvreté, le fait
divers ne commence que là où l’information se dédouble et com-
porte par là-même la certitude d’un rapport; [. . .] (Barthes 190)
De cette remarque adjacente de Barthes, où il esquisse une sorte d’en-
vers du fait divers, nous pouvons tirer une autre ligne de lecture des phéno-
mènes de rumeur. Ce qu’il appelle la “densité du contenu” ne suffit certes
pas à constituer un fait divers, mais peut par contre être un puissant
moteur pour la propagation de rumeurs.
Tout le monde sait que Lorsa Lopez tue Estina Benta par jalousie et qu’il
s’agit d’un crime passionnel. Cet acte a sa place dans l’ordre du monde, il
devrait être considérés comme une simple information, et pourtant cela ne
l’empêche pas de faire événement. Nous ne sommes donc plus dans la

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catégorie du fait divers à la structure atypique et de son extension fabula-


trice par la rumeur.
En régime impérial, seule l’administration peut valider les processus
mémoriels, puisque les Histoires locales n’ont plus l’autonomie suffisante
pour classer elles-mêmes leur propre passé. Or, du fait des dysfonctionne-
ments de l’autorité postcoloniale, un retard entre l’événement et son recou-
vrement social par l’enregistrement administratif, retard qui disqualifie
l’oubli. Dans cet intervalle l’événement va gonfler et prendre toute sa
mesure collective, notamment par le biais de la rumeur. Tant que la police
n’est pas venue faire le constat, le corps dépecé d’Estina Benta est maintenu
à la vue de tous comme l’onde de choc des coups de bêche et de pioche
que lui a administrés Lorsa Lopez:
Et il a sorti tous les engins de sa porcherie: crocs, pics, fourches,
cognées, machettes . . . meule. Il achève son crime avec la pioche. Un
dernier coup qu’on entendit dans toute la ville. Jusqu’à l’heure de la
sieste le corps étendu sur la place publique criait: “A moi, à l’aide, il
me tue”;
Dépecé, étripé, tout couvert de glaise rose, sous les mouches qui se
gavaient de sang et de popote, le corps enguirlandé de tripes gémis-
sait. Personne ne lui apporta ce qu’elle avait voulu: l’aide. La voix
s’éteignait lentement: “A moi, à l’aide, il me tue.” Des cordes exsan-
gues partait un son de métal, dur comme un grincement. Jusqu’à
deux heures du matin: “A moi, à l’aide . . .” (SLT, 1985: 29)
La violence du crime est propagée par la vibration des cris d’appel à
l’aide de la victime. Le temps historique n’est plus assez puissant pour
intégrer cet événement et lui donner sa place dans une succession chrono-
logique. La scène du crime, les cris d’Estina Benta, enveloppent la ville de
Valancia et la mettent en état de crise. La parole historique ne parvient pas
à couvrir l’événement, tandis que la rumeur le propage, lui donne toujours
plus d’intensité, le démultiplie au sein des foules assemblées.
L’extrême violence qui caractérise l’écriture de Sony Labou Tansi est
l’effet de cette impossibilité d’oublier des événements d’autant plus trau-
matisants qu’ils ne sont pas immédiatement classés par l’administration.
Or si ce crime a un besoin urgent de faire l’objet d’un constat et d’un
classement administratif, ce n’est pas parce qu’il est saillant du point de
vue de sa structure causale, mais parce qu’ils témoignent d’un excès, il
passe la mesure. On attendait bien de Lorsa Lopez qu’il exprimât sa jalou-
sie, mais non qu’il équarrı̂t son épouse. L’acte démesuré se fait au vu et au

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su de toute la collectivité, qui reste passive et détourne le regard. L’événe-


ment chez Sony ne semble donc pas obéir à la structure du fait divers, telle
que l’analyse Barthes, mais naı̂tre de la conjonction d’un excès et d’une
passivité.
La ville de Valancia est restée sourde aux appels à l’aide d’Estina Benta.
Le cri qui plane sur la ville de Valancia depuis le meurtre répercute et
démultiplie l’intensité du crime. La parole n’a aucune fonction explicative,
elle relaie à travers le temps les vibrations de la chair. Le crime s’étale à la
surface du monde. Tout comme le Christ après sa sortie du tombeau
exhibe ses plaies à ceux qui le croisent, le cadavre exhumé d’Estina Benta
existe par la dispersion de ses membres résultant de l’équarrissage dont elle
a été victime.
Une clé nous est donnée ici pour mieux comprendre ce motif très
important de l’écriture de Sony Labou Tansi qu’est la honte. La honte naı̂t
de la sidération face à un acte qui dépasse toute mesure. Le problème des
collectivités qui s’expriment dans les derniers romans de Sony Labou Tansi
est d’avoir laissé se faire ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Le temps ne
saurait donc réduire l’événement faute de la mise en place d’un dispositif
interprétatif. L’acte est posé sur le monde comme une fascinante plaie vive.
Il hérite de tous les pouvoirs de l’horreur, tels que les a décrits Julia Kris-
teva dans son livre sur l’abjection (Kristeva 1980). L’intensité des actes qui
se sont produits a désarmé toute capacité d’intervention de ceux qui en
ont été les témoins, les plongeant dans une honte qui sera l’interface collec-
tive de l’expérience intime des protagonistes de l’acte.
C’est ainsi que Lorsa Lopez, le criminel, devient la mauvaise conscience
de toute la ville, qui le voit errer, fou de douleur. Tous savent que ce crime
ne lui revient pas à lui tout seul et que son acte a ouvert un espace de honte
partagée. Le retard de la police, l’absence d’un classement administratif ou
juridique des affaires, ouvre un espace de honte qui est un nouvel espace
social. Les habitants de Valancia ou de Hondo-Noote ne partagent pas des
mythes ou des coutumes mais un sentiment de honte que le temps n’érode
pas, mais renforce toujours davantage. La douleur physique de Lorsa
Lopez, qui s’est planté sept clous (les “solitudes”) dans le corps enveloppe
la ville dans un halo de honte:

A l’heure de la sieste il prit la vieille machette mangée par la rouille


et les bestioles et se tailla le pied gauche pour compléter son deuil.
Quel malheur et quelle méchanceté: ils m’ont tous laissé commettre
ce crime. (SLT 1985: 36)

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Impossibilité donc de se dégager des actes commis par l’un d’entre


nous, telle est la logique collective de la honte. Vagues de douleur et vagues
de honte se répandent en cercles centrifuges à partir de l’acte et font exister
la collectivité. C’est ainsi que Valancia se développe et devient une grande
ville autour de la silhouette douloureuse de Lorsa Lopez:
Les six premières années qui suivirent l’enterrement avorté, nous le
vı̂mes, clopant, tout couvert d’aiguilles et de clous, saignant frais,
charbonné et cendré, la tête rasée comme un œuf, bouffé par la fièvre
de Baltayonsa et la gale, nous le vı̂mes aller et venir, chantant
l’hymne des Sept Solitudes jour et nuit. Valancia était redevenue une
grande ville à cause des foules qui venaient s’y arrêter pour attendre
la police et le dénouement du crime de Lorsa Lopez: “Cette histoire
est étrange, nous nous installons, ma famille et moi, pour voir com-
ment elle finira.” (SLT 1985: 36)
Une étrange vie collective se développe autour d’un acte qui, loin de
basculer dans l’oubli ou d’entrer dans la mémoire du lieu devient un point
actif de cristallisation. Ce temps vacant de l’attente du règlement des affai-
res nous fait échapper à la dialectique de la mémoire et de l’oubli. C’est le
temps étale de la propagation spatiale de la honte.

3. Genèse impériale du prophétisme eschatologique: l’attente


comme résurgence généralisée.
Le dispositif impérial a transformé l’action historique en une gestuelle
vaine, qui n’a plus de prise sur rien, et qui opère dans un espace vacant
livré à l’attente. Les données historiques locales sont enregistrées par l’Em-
pire, métamorphosées en informations et mises en circulation dans l’es-
pace impérial. La temporalité historique de l’action est phagocytée par
l’espace géographique dessiné par la circulation des nouvelles. À l’action
vécue se substitue la nouvelle attendue.
Une modalité décisive de la mise en contact entre temporalité historique
et temporalité administrative est son caractère retardataire. Il faut toujours
attendre longtemps avant que les constats soient faits, car l’administration
se doit d’être lente, et cela d’autant plus que l’Empire est grand et en voie
de décomposition. Le drame familial local du couple Estina Benta / Lorsa
Lopez attend sa validation par le constat de la police. Pendant quarante-
sept ans ce qui aurait pu être classé comme un simple fait divers, ou un
crime passionnel, va rester une plaie vive pour toute la communauté de

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Valancia. Tant que la police n’est pas venue faire son constat il est impossi-
ble d’enterrer la victime et lorsqu’à partir de la treizième année un enterre-
ment illégal est décidé on entre dans un temps ponctué par les
déterrements et réenterrements du cadavre d’Estina Benta, au rythme des
annonces d’arrivée de la police depuis la capitale:
Ce matin-là, le maire avait déménagé pour la huit cent douzième
fois la place Estina-Benta. Nous le regardions remettre les os à leur
ancienne place: à leur place précise la hache, la pioche, la bêche cas-
sée, les crocs et la machette du crime. Il posa sur la pioche le vieux
blouson en cuir d’éléphant bouffé par le temps et les bestioles (on
avait beau asperger les objets de crésyl pour les protéger des souris,
rien à faire). Lorsa Manuel Yeba venait toujours aider la mémoire du
maire en retrouvant la place exacte du chignon accroché à l’occipital,
celle de l’os iliaque droit et celle toujours litigieuse du cuboı̈de gau-
che. Ce jour-là, les deux graines ophtalmiques avaient été retrouvées
du côté du bayou et rapportées par le comédien Sargnata Nola.
—Que faites-vous, monsieur le maire?
—Je reconstitue la scène du crime à cause des clairons que l’on vient
d’entendre du côté de Nsanga-Norda.
—Je les entends, dit Sargnata Nola qui alluma sa pipe et fuma une
bouffée. Mais je ne crois pas que ces clairons-là soient ceux de la
police fédérale.
Le maire ne lui répondit rien. Il continua à chercher la place de
l’appendice xiphoı̈que et celle de la malléole externe gauche qu’il
tenait encore. (SLT 1985: 71)
L’attente de la police nous installe dans un temps qui interdit l’enterre-
ment mémoriel des faits. Les processus mémoriels sont bloqués et le corps
dépecé de la victime occupe l’espace social.
On attend donc beaucoup dans les romans de Sony Labou Tansi. Toutes
les actions des personnages sont prises dans le temps désorienté de
l’attente.
Le paradoxe de toute conquête impériale est qu’à la trajectoire conqué-
rante est couplée une administration impériale qui s’étend sur tout le terri-
toire conquis et qui va être une grande machine à fabriquer de l’attente.
La bureaucratie impériale est une conséquence incontournable de la dyna-
mique impériale qui déploie un espace qu’il faut ensuite gérer. L’autorité
impériale se diffracte en un réseau de fonctionnaires. L’expérience de la
périphérie est celle du temps suspendu de l’attente. En périphérie il ne se

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passe rien, mais sa relation au centre ouvre le temps de l’attente du surgis-


sement d’un événement, qui sera nécessairement un écho de là-bas.3
L’attente est liée à la spatialisation impériale qui suppose tout un
système d’organisation et de transmission d’informations. La bureaucratie
impériale distribue l’attente dans tout l’espace impérial. Les instructions
qui viennent de la Capitale, les informations qui viennent de la périphérie
sont en perpétuelle circulation à travers l’espace impérial et y inscrivent
une temporalité qui ne relève pas de la temporalité historique.
Un des personnages des Yeux du volcan, le deuxième roman de la trilo-
gie inaugurée par les Sept solitudes de Lorsa Lopez, l’adjudant Benoı̂t Gold-
mann, garde dans une besace les télégrammes non ouverts qu’il a reçus
pendant trente-sept ans des bureaux du Haut-Commandement. L’empile-
ment des télégrammes est une matérialisation de ce grand délai qui orga-
nise l’empire entre l’émission et la réception des mots d’ordre. A la fin du
roman, un personnage fait événement en jetant à la foule les télégrammes
retenus:
Nous nous retournâmes. Et nous le vı̂mes. Vêtu de rose de la tête
aux pieds, comme un Arabe. Brandissant le mégaphone comme une
pétoire, monté sur un âne de couleur mauve. Sa barbe et ses cheveux
semblaient pousser à vue d’œil. Ses gros yeux jetaient les flammes
que jette un métal chauffé. Nu-pieds. Ce détail nous intrigua. Devant
lui, sur les épaules de la bête, était un sac postal dont les grosses
lettres blanches se lisaient à distance: US-MAIL. Alors, abandonnant
le mégaphone, il fouilla dans le sac et jeta en l’air une première, puis
une deuxième botte de télégrammes, avant de nous gratifier d’un rire
démesuré. Un rire comme lui seul pouvait avoir assez de souffle pour
le rire jusqu’au bout. Avec ses dents blanches comme neige, il déchira
une quatrième botte de télégrammes aussi propre que du linge de
noces. (SLT 1988: 187)
Ce que le personnage exhibe devant la foule et déchire à belles dents,
c’est de l’attente impériale pure. En différant l’ouverture des télégrammes,
il devient maı̂tre de l’attente. La mention de la barbe et des cheveux qui
“semblaient pousser à vue d’œil” est un motif récurrent dans toute l’œuvre
de Sony, notamment dans les textes consacrés à l’expérience carcérale. Du
fond de son cachot, le prisonnier n’a d’autre mesure du temps que celle
que lui donne son propre rythme biologique. La reprise de ce motif dans
un apparent tout autre contexte nous permet de comprendre le lien impli-
cite établi entre l’expérience carcérale et les messianismes postcoloniaux.

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Kimbangu, Matsoua n’auraient pas accédé au statut de prophètes kongo,


s’ils n’avaient passé de longues années en prison avant d’être éliminés par
l’administration coloniale.
Or ce que l’on attend au bout du compte, c’est toujours la fin du
monde, l’ultime moment apocalyptique, celui qui verra l’Empire s’effon-
drer. Tout fait signe dans les romans de Sony Labou Tansi: les “cris de la
falaise,” les paroles de tel ou tel personnage, les crimes passionnels. Aucune
action n’échappe au retournement en signe annonciateur d’autre chose.
Cette transformation des signes du récit en mantique est un effet de l’at-
tente. Cette mutation du signe, qui passe d’une sémiotique à une manti-
que, a des conséquences importantes sur l’économie narrative du roman.
Tous les faits racontés, du plus insignifiant au plus impressionnant, sont
pris dans cette tension de l’attente et ne sauraient à ce titre être hiérarchi-
sés. L’éboulement de telle falaise fait écho à tel drame domestique dans
une orientation commune vers l’effondrement final du monde à la fois
craint et profondément attendu. Chaque nouvel événement devient un
signe annonciateur et vient consolider la toile de l’attente. Ainsi se tissent
les romans de Sony Labou Tansi.

Conclusion
On comprend pourquoi, dans ces conditions, rien ne saurait être oublié
puisque tout ce qui arrive est susceptible d’annoncer ce qui seul importe:
la fin du monde. Pour autant la résurgence est partout, non plus sur fond
d’oubli, mais sur fond d’attente. La mémoire est devenue anticipative, cha-
que événement en rappelle d’autres au titre d’événements précurseurs. Le
roman tire son dynamisme de la perpétuelle redistribution des événements
qui ne cesse de se tirer de l’ombre les uns les autres dans l’anticipation de
la grande lueur finale: “NEXT TIME THE FIRE!”
Les figures de résistance que génère l’Empire ne sont pas des héros épi-
ques, voués à l’action, mais des figures de l’attente: des prophètes qui
annoncent des événements à venir. Le combat est mené sur le terrain de
l’Attente. A l’attente des verdicts et des mots d’ordre impériaux, le pro-
phète substitue l’attente de l’effondrement de l’Empire. Celui-ci ne sera
pas l’effet des coups de boutoir de résistances locales, mais d’un principe
de décomposition qui lui est inhérent. Sony Labou Tansi établit un lien
étroit entre l’apparente immobilité de l’attente et la décomposition.

Université Sorbonne Nouvelle—Paris 3

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62 french forum summer/fall 2016 vol. 41, nos. 1–2

Notes
1. Sony Labou Tansi a déclaré à plusieurs reprises que son livre de chevet préféré
était l’Apocalypse de Jean de Patmos. Par ailleurs, l’anthropologue Filip de Boeck insiste,
dans son ouvrage sur la ville de Kinshasa, sur la grande popularité de ce Livre et sur la
façon dont il imprègne profondément l’imaginaire collectif urbain (De Boeck & Plissart:
75–137).
2. Cf. la conférence donnée par Renan à la Sorbonne en 1882 sous le titre: “Qu’est-
ce qu’une nation?”
3. Kafka illustre de façon remarquable dans “La muraille de Chine” ce motif de
l’attente impériale.

Bibliographie
Barthes, Roland. “Structure du fait divers.” Essais critiques. Paris: Seuil, 1964. 188–197.
De Boeck, Filip et Marie-Françoise Plissart. Kinshasa. Récits de la ville invisible. Paris: La
Renaissance du livre, 2005.
Kristeva, Julia. Les pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris: Seuil, 1980.
Sony Labou Tansi. Les Sept solitudes de Lorsa Lopez. Paris: Seuil, 1985.
———. Les Yeux du volcan. Paris: Seuil, 1988.

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