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Pier Paolo Pasolini •

La disparition des lucioles

Luciole du fleuve —
mon âme
entre les feuilles du gattilier.
Giuseppe Scarane

Un homme peut être l’ennemi d’autres hommes, d’autres moments d’autres hommes, ma
pas d’un pays : pas des lucioles, des mots, des jardins, des cours d’eau, des
couchers de soleil
Jorge Luis Borges

Texte de 1975 (Écrits corsaires), notre tentative de traduction.

« La distinction entre fascisme adjectif et fascisme substantif remonte à rien


moins qu’au journal Il Politecnico, c’est-à-dire à l’immédiat après-guerre… » Ainsi
commence une intervention de Franco Fortini sur le fascisme (L’Europeo, 26-12-1974)
: intervention à laquelle, comme on dit, je souscris complètement et pleinement. Je
ne peux pourtant pas souscrire à son tendancieux début. En effet, la distinction
entre « fascismes » faite dans le Politecnico n’est ni pertinente ni actuelle. Elle
pouvait encore être valable jusqu’à il y a environ une dizaine d’années : quand le
régime démocrate-chrétien était encore la continuation pure et simple du régime
fasciste.

Mais il y a une dizaine d’années il s’est passé « quelque chose ». « Quelque chose
» qui n’existait pas et qui n’était pas prévisible du temps du Politecnico, ni même
une année auparavant (et encore moins pendant).

La vraie confrontation entre les « fascismes » ne peut donc pas être «


chronologiquement » entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien,
mais entre le fascisme fasciste et le fascisme radicalement, totalement et
imprévisiblement nouveau qui est né de ce « quelque chose » qui est advenu il y a
une dizaine d’années.

Puisque je suis écrivain, et que je polémique, ou tout du moins que je discute avec
d’autres écrivains, qu’on me permette une définition de caractère poético-
littéraire de ce phénomène qui est survenu en Italie il y a une dizaine d’années.
Cela permettra de simplifier et d’abréger notre discussion (et probablement aussi
de mieux la comprendre).

Au tout début des années soixante, à cause de la pollution et, surtout, dans les
campagnes, à cause de la pollution de l’eau (les fleuves d’azur et les canaux
limpides) les lucioles ont commencé à disparaître. Le phénomène a été rapide et
fulgurant. Au bout de quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Elles sont
devenues un souvenir, assez déchirant, du passé, et l’homme mûr qui a un tel
souvenir ne peut se reconnaître jeune lui-même dans la jeunesse, et il ne peut donc
plus avoir les beaux regrets d’autrefois.)
Ce « quelque chose » qui est survenu il y a une dizaine d’années, je l’appellerai
par conséquent « disparition des lucioles ».

Le régime démo-chrétien a eu deux phases absolument distinctes, qui non seulement


ne peuvent pas être rapprochées l’une de l’autre, ce qui impliquerait une certaine
continuité, mais qui de plus sont devenues littéralement historiquement
incomparables.

La première phase de ce régime (comme les radicaux ont justement insisté à le


dénommer) est celle qui court de la fin de la guerre à la disparition des
lucioles ; la deuxième phase court de la disparition des lucioles à nos jours.
Observons-les l’une après l’autre.

Avant la disparition des lucioles. La continuité entre fascisme fasciste et


fascisme démocrate-chrétien est totale et absolue. Je ne parlerai pas de ce dont on
parlait d’ailleurs alors, peut-être même au sein du Politecnico : l’épuration
ratée, la continuité des codes, la violence policière, le mépris de la
Constitution. Je m’arrête sur ce qui est pertinent du point de vue d’une conscience
historique rétrospective. La démocratie, que les antifascistes démocrates-chrétiens
opposaient à la dictature fasciste, était effrontément formelle.

Elle se fondait sur une majorité absolue obtenue à travers le vote des énormes
couches de classes moyennes et des énormes masses paysannes, organisé par le
Vatican. Une telle organisation de la part du Vatican n’était possible qu’à travers
un régime totalement répressif. Dans un tel monde, les « valeurs » qui comptaient
étaient les mêmes que pour le fascisme : l’Église, la patrie, la famille,
obéissance, la discipline, l’ordre, l’épargne, la moralité. Ces « valeurs » (comme
du reste pendant le fascisme) étaient d’ailleurs « réelles » : elles appartenaient
aux différentes et concrètes cultures qui constituaient l’Italie de jadis, agricole
et postindustrielle. Mais du moment qu’elles furent associées aux « valeurs »
nationalistes, elles ne pouvaient que perdre toute réalité, et devenir l’atroce, le
stupide et le répressif conformisme d’État : le conformisme du pouvoir fasciste et
démocrate-chrétien. Provincialisme, grossièreté et ignorances, de la part aussi
bien des élites que, à un autre niveau, des masses, étaient aussi importants sous
le fascisme que dans la première phase du régime démocrate-chrétien. le pragmatisme
et le formalisme du Vatican représentaient les paradigmes de cette ignorance.

Avant de passer à la deuxième phase, je dédie maintenant quelques lignes à la phase


de transition.

Pendant la disparition des lucioles. À ce moment-là, la distinction entre fascisme


et fascisme opérée dans le Politecnico pouvait encore fonctionner. En effet, aussi
bien le grand pays qui était en train de se former à l’intérieur du pays – c’est-à-
dire la masse ouvrière et paysanne organisée par le PCI – que les intellectuels les
plus informés et les plus critiques ne s’étaient rendu compte que « les lucioles
étaient en train de disparaître ». Ceux-ci étaient assez au courant de la
sociologie (qui dans les mêmes années remettait en question la méthode de l’analyse
marxiste) : mais c’étaient des connaissances non vécues, essentiellement formelles.
Personne n’était en mesure de prévoir ce que serait la réalité historique du futur
proche, ni identifier ce qu’on appelait alors « bien-être » avec le « développement
» qui devait accomplir pour la première fois pleinement l’Italie ce « génocide »
dont parle Marx dans son Manifeste.

Après la disparition des lucioles. Les valeurs nationalistes et donc


falsificatrices du vieux monde agricole et paléocapitaliste, tout d’un coup, ne
comptent plus pour rien. Église, patrie, famille, obéissance, ordre, épargne,
moralité, ne compte plus pour rien. Et elles ne servent plus à rien, puisqu’elles
sont devenues fausses. Elles survivent dans le fascisme clérical marginalement
(même le MSI, finalement, les répudie). Se substituent à elles les valeurs d’un
nouveau type de civilisation, totalement « autre » au regard de la civilisation
paysanne et paléoindistrielle. Cette expérience, d’autres états l’ont déjà
éprouvée. En Italie toutefois, celle-ci est véritablement singulière, parce qu’il
s’agit de la première unification « réelle » qu’a vécu notre pays ; tandis que dans
d’autres pays ces valeurs se superposent, avec une certaine logique, à
l’unification monarchique puis aux successives unifications des révolutions
bourgeoises et industrielle. Le trauma italien du contact entre l’archaïcité
plurielle et le nivellement industriel ne connaît peut-être qu’un seul précédent :
l’Allemagne pré-Hitler. Là aussi, les valeurs des nombreuses cultures singulières
ont été détruites par la violente homogénéisation voulue par l’industrialisation :
avec la formation nécessaire de ces masses énormes, qui ne sont plus anciennes
(paysannes, artisanes), mais qui ne sont pas encore modernes (bourgeoises), masses
qui ont formé le corps sauvage, aberrant, imprévisible des troupes nazi.

L’Italie vit la même chose, et avec encore plus de violence, dans la mesure où
l’industrialisation des années soixante-dix constitue une « mutation » décisive au
regard de celle qui a eu lieu en Allemagne dans les années cinquante. Chacun sait
que nous ne sommes plus devant les « temps nouveaux », mais à une nouvelle époque
de l’histoire humaine : de cette histoire humaine dont les cycles sont millénaires.
Les Italiens n’auraient pas pu réagir plus mal à ce trauma historique.

Ceux-ci sont devenus, en quelques années, spécialement dans le centre et le sud, un


peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel. Il suffit de sortir dans la rue
pour le comprendre. Mais naturellement, pour comprendre les changements chez les
gens, il faut les aimer. Moi, malheureusement, ces Italiens, je les avais aimés :
dégagé aussi bien des schèmes du pouvoir (et même, en opposition désespérée avec
eux) que des schèmes populistes et humanitaires. Il s’agissait d’un amour
véritable, enraciné dans mon mode de vie. J’ai vu donc « avec mes propres sens » le
comportement imposé par le pouvoir de la consommation recréer et déformer la
conscience du peuple italien, jusqu’à son irréversible dégradation, chose qui ne
s’était pas produite durant le fascisme fasciste, période durant laquelle le
comportement était totalement dissocié de la conscience. Le pouvoir « totalitaire »
répétait à outrance ses injonctions de comportement en vain : la conscience n’était
pas concernée. Les « modèles » fascistes n’étaient que des masques qu’on mettait et
ôtait tour à tour. Quand le fascisme fasciste est tombé, tout est redevenu comme
avant. On a constaté la même chose au Portugal : après quarante années de fascisme,
le peuple portugais a célébré le premier mai comme si le dernier remontait à
l’année précédente.

Il est donc ridicule que Fortini fasse remonter la distinction entre fascisme et
fascisme au tout début de l’après guerre : la différence entre fascisme fasciste et
fascisme de cette deuxième phase, celle du pouvoir démocrate-chrétien, ne souffre
d’aucune comparaison dans notre histoire, ni probablement dans l’histoire entière.

Mais je ne suis pas en train d’écrire cet article pour polémiquer sur ce seul
aspect, même si celui-ci me tient beaucoup à cœur. J’écris cet article pour une
raison très différente. Je vous la livre.

Tous mes lecteurs se seront sans aucun doute rendu compte du changement chez les
responsables démocrates-chrétiens ; en quelques mois, ils sont pris l’aspect de
masques funéraires. C’est un fait : ils continuent à se fendre de sourires radieux,
d’une incroyable sincérité. Dans leur pupille scintille la véritable, la béate
lumière de la bonne humeur. Pour ne pas parler de la chaleur truculente et de la
rouerie. Chose qui plaît aux électeurs, à ce qu’il paraît, au moins autant que le
bonheur. Nos élites, en outre, continuent imperturbablement leurs discours
incompréhensibles où flottent les flatus vocis des sempiternelles promesses
stéréotypées.

En réalité ils sont bel et bien des masques. Je suis certain que si on soulevait
l’un de ces masques, on ne trouverait ni os ni chair, mais le vide, seulement le
vide.

L’explication est aisée : en vérité, aujourd’hui, en Italie, il y a un dramatique


vide de pouvoir. Et voilà où je veux en venir : ce n’est pas un vide de pouvoir
législatif, pas un vide de pouvoir des dirigeants, ni même enfin un vide de pouvoir
politique, quelque sens commun on donne à ces mots. Mais un vide du pouvoir en tant
que tel.

Comment sommes-nous arrivés à ce vide ? Ou, mieux, « comment y sont parvenus les
hommes de pouvoir » ?

Une fois encore l’explication est simple : les hommes de pouvoir sont passés de la
« phase des lucioles » à la « phase de disparition des lucioles’ sans même s’en
apercevoir. Pour autant que cet état de fait soit presque criminel, leur
inconscience en l’espèce a été totale : ils n’ont pas le moins du monde perçu que
le pouvoir, qu’ils détenaient et géraient, n’était pas seulement en train d’évoluer
‘naturellement’, mais était en train de changer radicalement de nature.

Ils se sont leurrés que tout dans leur régime serait resté essentiellement
identique : que, par exemple, ils auraient pu compter éternellement sur le Vatican,
sans se rendre compte que le pouvoir, qu’ils continuaient à détenir et à organiser,
ne savait plus quoi faire du Vatican en tant qu’organe central de la vie paysanne,
rétrograde, misérable. Ils se sont leurrés de pouvoir compter éternellement sur une
armée nationaliste (comme justement le faisaient leurs prédécesseurs fascistes), et
ils ne voyaient pas que le pouvoir, qu’ils continuaient à détenir et à organiser,
manœuvrait déjà à jeter les bases d’armées nouvelles, parce que transnationales,
quasiment des polices technocratiques. Et on peut dire la même chose pour ce qui
concerne la famille, contrainte, sans solution de continuité depuis l’époque
fasciste, à l’épargne, à la moralité ; maintenant le pouvoir de la consommation lui
ont imposé des changements radicaux, au point d’accepter le divorce, puis,
potentiellement, tout le reste, sans limite aucune (ou du moins dans les limites
consentis par le nouveau pouvoir, non pas seulement totalitaire, mais violemment
totalisant).

Les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont subi tout cela, alors qu’ils pensaient
l’administrer. Ils ne se sont pas rendu compte que celui-ci était devenu « autre »,
incomparable au leur, mais aussi à toute forme de civilisation. Comme d’habitude
(cf. Gramsci), c’est dans la langue seule qu’on a pu en entrevoir les symptômes.
Dans la phase de transition – c’est-à-dire pendant la disparition des lucioles –
les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont presque brutalement changé leur mode
d’expression, et ont adopté un langage complètement nouveau (incompréhensible, du
reste, comme le latin). En particulier Aldo Moro, c’est-à-dire (par une corrélation
énigmatique à celui qui apparaît comme le moins impliqué de tous dans les horribles
choses qui ont été organisées depuis 1969, dans la tentative, jusqu’ici
formellement réussie, de conserver malgré tout le pouvoir.

Je dis formellement parce que, je le répète, dans la réalité, les puissants


démocrates-chrétiens ne cachent, avec leurs gestes d’automates et leurs sourires,
que le vide. Le pouvoir véritable procède sans eux, et eux n’ont plus entre leurs
mains que cet appareil inutile que ne produit d’eux plus seulement que leur funèbre
complet veston.

Dans l’histoire, toutefois, le vide ne peut subsister: : il ne peut être prêché que
par abstraction ou par l’absurde Il est probable en effet que le « vide » dont je
parle soit déjà en train de se combler., à travers une crise et un nouvel équilibre
qui ne peut que bouleverser l’entière nation. L’attente « morbide » d’un coup
d’état en est un indice. Comme s’il s’agissait seulement de « replacer » le groupe
d’hommes qui nous a effroyablement gouvernés pendant trente ans, menant l’Italie au
désastre économique, écologique, urbanistique, anthropologique. En réalité, le
remplacement fictif de ces « têtes de bois » par d’autres « têtes de bois » (pas
moins, sinon plus carnavalesques encore), opéré à travers l’artificiel renforcement
des vieux appareils du pouvoir fasciste, ne servirait à rien (et qu’il soit bien
clair que, dans ce cas, la « troupe’ serait, déjà, par complétion, nazie). Le
pouvoir véritable que les « têtes de bois » ont servi depuis une dizaine d’années
sans se rendre compte des réalités : voilà ce qui a peut-être déjà rempli le vide
(rendant vain également la possible participation au gouvernement du grand pays
communiste qui est né dans le démembrement de l’Italie : parce qu’il ne s’agit pas
de « gouverner »). Nous autres avons, de ce pouvoir véritable, que des images
abstraites et, au fond, apocalyptiques ; nous ne savons pas quelles « formes » il
pourrait prendre, une fois qu’il s’est substitué directement aux serfs qui l’ont
pris pour une simple « modernisation » technique. En tout état de cause, pour ce
qui me concerne (si ceci a un quelconque intérêt pour le lecteur), que ce soit bien
clair : je donnerais toute la Montedison, encore que ce soit un multinationale,
pour une seule luciole.

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