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Transhumaniser et organiser les multitudes

Pascal Houba
Après des études de physique théorique, il a étudié l’analyse cinématographique, l’écriture de scénario et la
philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. Il vit actuellement à Bruxelles où il enseigne les sciences et les
mathématiques. Il est membre du comité de rédaction de Multitudes et Webmaster du site Multitudes Web.

Les jeunes paysans frioulans, les sous-prolétaires romains, les habitants du 1

tiers-monde sont autant de personnages rencontrés inlassablement dans l’œuvre de


Pasolini à différents moments de son développement. Ceux-ci ne sont pourtant
jamais décrits comme des individus faisant partie de telle ou telle classe - ce sont à
proprement parler des déclassés, des hors-normes. Sont-ils pour autant la
préfiguration des multitudes ?
En prenant la vie de ces « corps étrangers »( [1] ) de la société comme objet privilégié,
Pasolini réalise dans l’ensemble de son œuvre ce que Foucault proposait dans son
texte « La vie des hommes infâmes », c’est-à-dire de mettre au jour ces existences
obscures qui n’apparaissent en principe que lorsqu’elles sont confrontées aux
instruments coercitifs du pouvoir.( [2] ) D’où le paradoxe d’une telle démarche :
comment montrer que l’expérience singulière est virtuellement en chacun de nous,
tout en conservant à cette expérience son incommunicabilité qui en fait la force, la
vitalité ?
Pourtant Pasolini parvient à amener ces vies en pleine lumière - ce qui a souvent
suscité le scandale - , et cela sans tomber dans un voyeurisme malsain, mais plutôt en
faisant ressentir l’attachement - Pasolini dirait plus simplement l’amour - de l’auteur
pour son personnage. En effet, l’apparition d’un nouveau personnage dans l’œuvre de
Pasolini prend à chaque fois la forme d’une rencontre singulière avec l’autre. Il n’y a
pas chez lui de description pure mais toujours des « descriptions de descriptions ».(
[3] ) Pasolini a développé différentes techniques, poétiques, littéraires,
cinématographiques, permettant de rendre compte de ces rencontres sans en trahir
l’incommunicabilité inévitable : écriture de poésies en dialecte frioulan, de romans
utilisant le discours indirect libre, de films transposant cette technique en

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« subjective indirecte libre », technique poussée à sa limite dans son dernier film,
Salò.( [4] )
La force de l’œuvre de Pasolini provient justement de sa capacité à matérialiser le
caractère insaisissable de ces formes de vie en faisant de sa relation singulière à
l’autre le cadre (presque au sens cinématographique du terme) de cette opération.
Face aux dominations exercées par le pouvoir, Pasolini nous montre qu’il existe
d’autres formes de contraintes qui, plutôt que de reproduire les formes existantes,
s’opposent à la normalisation et tendent à produire de nouvelles formes de vie. Ces
contraintes se constituent parce que l’auteur et son personnage sont pris par
l’obsession d’un fantasme simulant la domination de la norme sociale, comme en
témoigne l’œuvre de Klossowski.( [5] ) Ainsi, comme Deleuze l’analysait dans un
entretien à propos de Foucault, « il s’agit de règles facultatives qui produisent
l’existence comme œuvre d’art, de règles à la fois éthiques et esthétiques qui
constituent des modes d’existence ou des styles de vie ».( [6] )
Nous pouvons nous inspirer de cet « empirisme hérétique » pour nous confronter à la
difficulté de saisir les multitudes. En effet, contrairement aux peuples ou aux classes,
les multitudes n’existent pas en soi mais, à notre sens, elles forment l’agencement
mouvant des rencontres entre formes de vie potentiellement hétérogènes, celles-ci
étant forcément saisies à travers le prisme de subjectivités (qui peuvent être
collectives). La vie et l’œuvre de Pasolini témoignent d’un attachement désespéré( [7]

) à rencontrer et faire se rencontrer ces formes de vie, à croiser ces lignes de fuites. À
propos de chaque œuvre de Pasolini, et pas seulement ses films, nous ne pouvons
nous empêcher de penser à la réflexion de Serge Daney : « la force du cinéma, c’est
qu’il nous a donné de magnifiques accès à d’autres expériences que les nôtres, nous a
permis de partager, ne serait ce que quelques secondes, quelque chose de très
différent. Et ce que l’on a en commun, ce sont justement ces quelques secondes ».( [8]

) « Transhumaniser »( [9] ), susciter le désir de construire des expériences communes


à partir d’expériences singulières, voilà une tâche « prophétique »( [10] ) qui nous
semble essentielle à l’organisation des multitudes.
Pour comprendre la valeur de l’œuvre de Pasolini pour cette tâche, il est important de
dépasser un certain nombre de critiques se basant sur une connaissance superficielle
de celle-ci. Par exemple, ses critiques acerbes envers le néo-capitalisme furent
généralement prises pour de la nostalgie pour un monde archaïque. En accordant son
attention quasi-exclusivement aux sous-prolétaires dès les années 50( [11] ), alors que
les marxistes de l’époque se focalisaient sur la figure de l’ouvrier, Pasolini souleva un
problème dont les autonomes italiens furent les premiers à tirer les implications
politiques, et que Deleuze formulera après-coup très simplement : « Nous ne
disposons plus d’une image du prolétaire auquel il suffirait de prendre conscience. »(
[12] ) Les conséquences politiques de ce problème n’allaient pas échapper à Pasolini
lui-même qui en fera un thème récurrent de ces écrits politiques en privilégiant les
aspects liés à la normalisation idéologique : « À présent que le modèle social à

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réaliser n’est plus celui de la classe, mais un autre imposé par le pouvoir, beaucoup de
personnes ne sont pas en mesure de le réaliser ; et cela les humilie terriblement. »(
[13] ) Ou encore : « Aujourd’hui, l’émigration, pareille à des alluvions, a rompu les
digues qui retenaient le peuple des pauvres dans les anciennes réserves. Des fleuves
de jeunes pauvres sont passés par ces digues emportées pour peupler d’autres
mondes : des mondes de prolétaires ou de bourgeois. Un type nouveau d’
« inadapté » s’est créé, qui n’a pas de modèle auquel se conformer, ce qui lui aurait
donné une sorte d’équilibre consacré. [...] Une fois détruits (aussi bien de l’intérieur
que de l’extérieur) les murs qui divisaient la ville des riches de la ville des pauvres, la
mentalité de la classe dominante s’est répandue. [...] C’est ainsi que les pauvres se
sont tout d’un coup retrouvés privés de leur culture, privés de leur langue, privés de
leur liberté : en un mot, privés des modèles dont la réalisation représentait la réalité
de la vie sur cette terre. »( [14] )
Dans ce contexte, nous pouvons mieux comprendre que, pour Pasolini, la défense du
dialecte( [15] ) n’est pas une lutte de repli sur une identité déterminée, mais qu’elle se
constitue en fonction d’un refus d’une normalisation imposée de l’extérieur,
l’unification nationale, promulguée dans un premier temps par le pouvoir fasciste et
par la suite par le néo-capitalisme (malgré le fait que le développement
néo-capitaliste ait ensuite permis de dépasser les frontières nationales au profit d’une
mondialisation, puisque ce fut au prix d’une normalisation encore plus forte). Cela
explique également les positions de Pasolini envers la télévision( [16] ), qui fut l’outil
par excellence de l’unification italienne, notamment par l’imposition d’une langue
unique artificielle. Cette utilisation du dialecte en tant que moteur de changement,
plutôt que de fidélité à une langue idéale, est d’ailleurs cohérent avec un des grands
principes de Pasolini qui est « la condamnation de la fixité des genres, de la fixité de
la langue ( ...) au profit d’un plurilinguisme constant ». ( [17] )
Ce travail de pionnier lui valut une réputation de populiste allant jusqu’à proposer
une mythologisation du sous-prolétariat. Selon ce reproche répétitif de la critique
(marxiste notamment), ce peuple mythique fantasmé ne serait que le reflet de la
vision angoissée du poète (« Pasolini recherche dans le monde l’image de son drame
intérieur »( [18] )). Ironiquement, cette façon d’envisager le travail de Pasolini n’est
pas très éloignée de sa définition de la « subjective indirecte libre »( [19] ),
transposition au cinéma du discours indirect libre. Cette mythologisation ne
dénoterait donc pas le détachement de la réalité sous-prolétarienne décrite par un
petit-bourgeois, mais bien le regard inévitablement déformé qu’un petit-bourgeois
conscient de sa différence porte sur cette réalité.
Selon cette logique, Pasolini a élevé le discours indirect libre au statut d’une véritable
éthique, et c’est sur la base de cette éthique qu’il condamne le mode de vie bourgeois,
pas sur un rapport d’exploitation qui, lui, est essentiellement valable pour un
travailleur, alors que l’expérience de vie est un bien commun : « La chose la plus
odieuse et intolérable, même chez le plus innocent des bourgeois, c’est de ne pas

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savoir reconnaître d’autres expériences de vie que la sienne, et de ramener toutes les
autres expériences de vie à une analogie substantielle avec la sienne. C’est une
véritable atteinte qu’il porte aux autres hommes se trouvant dans des conditions
sociales et historiques différentes. »( [20] ) Il s’agit là d’une analyse proprement
bio-politique.

[1] Voir le texte de Pierre-Olivier Capéran dans ce numéro.

[2] « Toutes ces vies qui étaient destinées à passer au dessous de tout discours et à disparaître sans avoir
jamais été dites n’ont pu laisser de traces - brèves, incisives, énigmatiques souvent - qu’au point de leur
contact instantané avec le pouvoir », Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », Dits et écrits,
tome III, Gallimard, 1994, p. 241.

[3] C’est le titre de son recueil de critiques littéraires, publié en français chez Payot & Rivages.

[4] Nous avions développé cette évolution des pratiques dans notre article « La parole errante des corps :
pratiques de cinéma mineur », Multitudes N˚11, Hiver 2003.

[5] « Le simulacre au sens imitatif est actualisation de quelque chose d’incommunicable en soi ou
irreprésentable : proprement le “phantasme” dans sa contrainte obsédante [...]. [...] il tend à reproduire
soit l’indicible ou l’inmontrable selon la censure sociale, religieuse ou morale [...]. », « Anthologie des
écrits de Pierre Klossowski sur l’art », Pierre Klossowski, Éditions de la Différence, 1992, p. 174.

[6] Gilles Deleuze, « La vie comme œuvre d’art », Pourparlers, Minuit, 1990, p. 135.

[7] Le désespoir est une des tonalités récurrentes chez Pasolini qui remplit son œuvre de contradictions
apparentes : « Si nombreuses que soient les rencontres (...) ce ne sont que des moments de solitude »,
Pier Paolo Pasolini, « Vers du Testament », Poésies 1943-1970, Gallimard, p. 539.

[8] Serge Daney, Persévérance, P.O.L., p. 153.

[9] « Transhumaniser et organiser » est un ensemble de poèmes de Pasolini publiés en 1971. Le mot
« transhumaniser » est de Dante, Paradis, I, 70.

[10] « De nos jours, un manifeste - un discours politique - devrait aspirer à remplir la fonction prophétique
voulue par Spinoza : la fonction d’un désir immanent qui organise la multitude », Michaël Hardt et
Antonio Negri, Empire, Exils, 2000, p. 98.

[11] Pasolini « fut le premier et demeura l’un des seuls intellectuels de l’après-guerre à dénoncer le scandale
des conditions d’existence du sous-prolétariat urbain en Italie. », Pierre Mertens, « Réflexions à propos
d’une mort inéluctable » in Pier Paolo Pasolini, séminaire dirigé par M.-A. Macciocchi, Grasset, 1980,
p.161.

[12] Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 234.

[13] Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires, Flammarion, 1976, p. 96.

[14] Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires, Flammarion, 1976, p. 218 219.

[15] Pasolini écrivit des poèmes en dialecte frioulan de 1942 (Poesie a Casarsa) jusqu’en 1953 (La meglio
gioventù), créa en 1945 l’Academiuta de lenga furlana, centre d’étude philologique sur la langue et la
culture frioulane et publia en 1952 une anthologie de la poésie dialectale fort remarquée (Poesia
dialettale del Novecento).

[16] Voir le recueil de ses textes sur la politique et la société parus récemment en français, Contre la
télévision, Les Solitaires Intempestifs, 2003.

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[17] Olivier Bivort, « Le ceneri di Gramsci de Pier Paolo Pasolini et le contexte culturel, social et politique
en Italie pendant les années cinquante », mémoire de licence en philologie romane, Université Libre de
Bruxelles, 1983, p. 24.

[18] Alberto Asor Rosa, « Le scelte di Pasolini » in Mondo Operaio, décembre 1957, p. 54.

[19] Voir par exemple « Le cinéma de poésie » (1965) in Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique,
Éditions Payot, 1976, p. 15-35 de l’édition de poche.

[20] Pier Paolo Pasolini, « Sur le discours indirect libre » in L’expérience hérétique, p. 49.

L’œuvre multiforme de Pasolini prend comme objet privilégié la vie des déclassés,
des hors-normes. Nous examinons comment l’on peut envisager une organisation
des multitudes à la lumière des pratiques développées par Pasolini pour traiter ces
formes de vie singulières. Nous relevons la cohérence de l’éthique du discours
indirect libre prônée par Pasolini dans le contexte de la normalisation idéologique et
linguistique qui furent les conséquences du fascisme et du néo-capitalisme en Italie.

Pasolini’s protean oeuvre focuses particularly on lives outside the conventional class
system and its norms.This text examines how one might envisage the organization
of the multitudes in light of the practices developed by Pasolini to treat these
singular forms of life. It r e veals the ethical coherency of the « free indirect
discourse » that Pasolini deploys in the context of the ideological and linguistic
normali z ation that emerged from Italian fascism and neocapitalism.

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