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Le pluriel et le singulier
In: Communications, 12, 1968. pp. 113-117.
Aron Jean-Paul. Le pluriel et le singulier. In: Communications, 12, 1968. pp. 113-117.
doi : 10.3406/comm.1968.1176
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1176
Jean-Paul Aron
Le pluriel et le singulier
Le passage.
Ne pas demeurer sous une forme quelconque. Être ensemble sans se lier à tous.
L'espace, la forme du mouvement incessamment remis en cause sans que meure
le mouvement qui renaît à tout moment de son propre éclatement : résurgence
du vieux complexe libertaire? Oui, s'il est vrai que le refus est ici souverain.
Non, si la souveraineté est seulement déplacée, arrachée aux pouvoirs statutaires
pour être dévolue à l'initiative des individus. Anarchisme, si ce transfert est à
la charge des imaginations. En aucun cas, s'il est compris dans un plan de restaura
tion de valeurs : la justice, l'égalité, le bonheur ne sont pas visés en tant qu'objectifs
qui s'inscriraient dans une prospective révolutionnaire. Le plan est récusé avec tout
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L'immersion.
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réconciliation avec les maoïstes ; la participation des uns et des autres, avec les
militants du « 22 mars » à l'action étudiante de Flins, etc.
V anonymat.
Serait-ce parce que le nom est l'ultime refuge de nos singularités qu'il fut si
profondément récusé en mai? Les petits journaux de la révolution révélèrent
l'exigence de l'anonymat. Aucun article n'était signé. Souci de la clandestinité ?
Pas uniquement. La signature isole le signe, le signale au lieu de le répandre.
Le message n'est à personne. L'émetteur s'ignore lui-même comme signe. Ce qu'il
écrit lui est communiqué par le mouvement en même temps qu'aux autres. Nul
n'est favorisé. Nul n'exprime une conscience de classe ou de groupe. Même repré
sentation du côté du récepteur. S'il n'est pas concerné par l'émetteur, c'est que
seuls importent la teneur et la propagation du message qu'il va à son tour diffu
serou rectifier en se mêlant, s'il le désire, au mouvement et à la rédaction de ses -
journaux.
L'anonymat emprunte, dans les comités et les assemblées, d'autres figures.
Ici le signal est requis. Or le nom est proscrit. Il enferme le signe dans l'état-civil
et le vole au mouvement. Alors on emploie le prénom, libéralement, au point
de susciter de continuelles méprises : qui est Olivier ? qui est Daniel ? On usera
d'adjectifs ou d'adverbes : Olivier le vieux, Olivier le jeune, Daniel en haut,
Daniel en bas.
Si Daniel ou Olivier interviennent dans le débat, ils ignorent le je, ils disent
nous. Les autres, ceux qui sont venus de l'extérieur au mouvement, les enseignants,
les amis de la deuxième heure, restent perplexes. Quel nous ? De politesse ? de
modestie? d'affectation? de solidarité? Rien de tout cela. Le nous est l'expres
sion naturelle pour un participant au mouvement de sa tâche de participant.
Le nous n'est ni tactique, ni collégial, ni rebelle. Il traduit la présence immédiate
du pluriel dans la parole politique.
La libre parole.
Des objets, des lieux, des rassemblements, émerge l'énoncé radical : la parole,
vecteur du pluriel. Plus que sur les barricades et dans les cortèges, qui pourtant
eux aussi cherchaient à dire, c'est par les mots que s'exprime le plus radicalement
le mouvement. Ceux qui restèrent en marge et n'en voulurent connaître que le
pittoresque furent désemparés, souvent consternés, par les déluges verbaux qui
se déversèrent pendant sept à huit semaines. Ce qui également les frappa, c'est
qu'à la proximité, à la tension, à la divagation fréquente de l'expression,
correspondît si peu de haine. A cette contradiction achoppe encore la dialectique
hiératique du même et de l'autre : les opposants n'étaient pas écartés, ils étaient
conviés à ces joutes oratoires, où ce que l'on disait comptait pour bien moins
que le fait de le formuler. Sur une inscription murale on pouvait lire : « Je n'ai
rien à dire mais j'ai envie de le dire. » L'assaut contre la contrainte, les hiérarchies,
le respect, se livra d'abord à ce niveau crucial où le désir franchit le seuil du
langage, l'envahit et l'arrache à sa vocation de rationalisation et de dialogue.
On comprend l'intérêt de la psychanalyse pour cette fête de la parole. Maud
Mannoni, dans d'excellents articles, a bien marqué la parenté de ce débat per-
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manent et de la pratique psychanalytique de la libre parole. On conçoit de même
que Jacques Lacan ait conclu un cours annuel en tirant des récents événements
la confirmation d'une idée familière : la duperie du dialogue. Mais que l'on y
prenne garde. Duperie du dialogue, éloquence du désir, faillite de la commun
ication : oui, s'il est bien posé que dans une société, dont le mouvement s'est
justement engagé à contester la légitimité, le dialogue est faussé au départ,
que le désir est un viol, que la communication s'enlise dans la ratiocination et
le bavardage. Mais le destin du désir n'est-il que de poursuivre librement son
cheminement imaginaire ? Celui de la parole de se réconcilier avec le phantasme ?
Parole fermée sur soi, sur la logique interne de l'inconscient? Dans le défou
lement verbal du mois de mai, n'y a-t-il pas quelque invitation à une interpré
tationmoins autarcique du langage?
Sur les murs, tout au long de la fresque qui parcourut Paris et même la France,
de faculté en faculté, le mouvement a marqué d'un texte indélébile l'acte de
naissance d'un discours. Discours admirable à mi-chemin de l'évidence et de
l'incantation. Évidence du sens, resurgi de l'ombre où il était traqué depuis
vingt ans. Incantation d'une culture étouffée par les conditionnements et leurs
alibis : les langages terroristes, produit de consommation de la petite bourgeoisie
intellectuelle dédouanée, sous des revêtements révolutionnaires, de ses complic
ités avec les instruments de l'aliénation. Sans que la poésie en soit jamais absente,
ce sont donc des contenus réels que livrent avec frénésie les murs de mai 68. Ils
donnent la réplique aux forums de la Sorbonne et de l'Odéon. Ceux-ci criaient
les revendications et les caprices du désir. Ceux-là lui tracent les voies d'une
histoire objective, ils sollicitent les retrouvailles de l'imagination et du monde.
Jean-Paul Aron
École Pratique des Hautes Études, Paris.