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Jean-Paul Aron

Le pluriel et le singulier
In: Communications, 12, 1968. pp. 113-117.

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Aron Jean-Paul. Le pluriel et le singulier. In: Communications, 12, 1968. pp. 113-117.

doi : 10.3406/comm.1968.1176

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1968_num_12_1_1176
Jean-Paul Aron

Le pluriel et le singulier

Révolution de mai ? Révolution qui maintient un régime, qui s'exténue avec


les vacances de la civilisation des loisirs ; révolution sans morts ou presque...
S'il appartient à l'histoire de discerner le jeu du sérieux, les barricades dressées
pour dire l'obstacle, des barricades du xixe siècle destinées à contenir les chevaux
de la répression, la sémiologie n'est pas tenue à de pareilles nuances. Rarement
vit-on plus clairement l'équation de la culture et du langage mais rarement les
signes parlèrent plus subversivement. Peut-être est-il prématuré de trancher sur
le caractère insurrectionnel ou anecdotique du mouvement étudiant ; il n'est
pas trop tôt pour affirmer que notre paysage sémiologique s'est trouvé par lui
bouleversé de fond en comble, que nous n'y repérons pas les ordonnances aux
quelles la civilisation industrielle nous a habitués depuis bientôt vingt ans.
Brusquement, la culture s'est déclinée au pluriel. Pluriel qui ne renvoie pas au
singulier comme la pluralité à l'unité. Parler au pluriel, en mai, ne consiste pas à
multiplier les points de vue, à intégrer dans des ensembles les cas particuliers.
Le pluriel s'y énonce non dialectiquement comme l'impossibilité de la désignation,
comme l'épuisement du concept, comme l'absurdité de l'institution. Et le singul
ier se volatilise du même coup avec l'alibi de notre autonomie dans une société
du conditionnement. Ceux qui furent emportés par ces grands remous perçurent,
dans une confusion joyeuse, l'inconfort et l'invention de ce discours insolite où
tout était transparent, où rien n'était cohérent. A tenter d'en produire une version
thématique, on risquerait de le trahir gravement. Mieux vaut le présenter dans
ses rythmes et dans son ton.

Le passage.

Ne pas demeurer sous une forme quelconque. Être ensemble sans se lier à tous.
L'espace, la forme du mouvement incessamment remis en cause sans que meure
le mouvement qui renaît à tout moment de son propre éclatement : résurgence
du vieux complexe libertaire? Oui, s'il est vrai que le refus est ici souverain.
Non, si la souveraineté est seulement déplacée, arrachée aux pouvoirs statutaires
pour être dévolue à l'initiative des individus. Anarchisme, si ce transfert est à
la charge des imaginations. En aucun cas, s'il est compris dans un plan de restaura
tion de valeurs : la justice, l'égalité, le bonheur ne sont pas visés en tant qu'objectifs
qui s'inscriraient dans une prospective révolutionnaire. Le plan est récusé avec tout
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principe de décision ; le morcellement et la dispersion des actions s'accomplissent


spontanément, le seul modèle régulateur étant l'épouvantail de la régulation.
Ainsi se créent les comités qui se renouvellent chaque jour et souvent plusieurs
fois par jour, le temps étant le péril majeur, la permanence, le phantasme où
s'exaspèrent toutes les angoisses : de l'autorité, de l'ordre, du programme, de
l'efficacité. Comités d'action qui se proposent des tâches sans jamais se prévaloir
de fonctions et s'intitulent parfois d'action et de réflexion, la risque d'usurpation
se trouvant dilué entre la théorie et la pratique, attentive chacune à endiguer les
présomptions de l'autre. Comités d'occupation, malhabiles à tenir leur rôle de
gestion et de surveillance sans s'arroger d'intolérables prérogatives. Ce qui
éclaire, par exemple, sur l'expulsion de la Sorbonne des célèbres Katangais, tant
de tergiversations. L'entreprise ne semblait-elle pas un abus de pouvoir? Quelques
étudiants en histoire, à l'origine de l'opération, ne pensaient -ils pas détenir une
autorité qui n'appartenait en fait à personne ?
Partout, après le 13 mai, presque simultanément, on vit ces groupements
éclore comme s'ils avaient été prévus de longue date. Mais ils n'avaient pas été
prévus, non plus que le mouvement lui-même, ni les langages par lesquels il s'est
sans trêve contesté. Certes les comités se forment dans le cadre d'activités pro
fessionnelles définies : Médecine, Droit, Lettres, et à l'intérieur des divisions tradi
tionnelles : Histoire, Grammaire, Philosophie, etc. Toutefois si la spécialisation
les régit au départ, à l'horizon de leur travail il y a l'évanouissement de la spécial
ité,son ouverture à toutes les interdépendances, à tous les rapprochements et
d'abord avec les ouvriers : les comités d'action et de réflexion ne prennent leurs
sens qu'à la lumière de ce passage qui mêle les travailleurs de différentes catégories.
De sorte que ce pluriel de l'activité se joue dans un pluriel des lieux et des situa
tions. Les comités s'étendent aux quartiers. Ils viennent fréquemment se fondre
dans les assemblées pour signifier solennellement l'abdication de leurs privilèges
éphémères et se retremper dans un pluriel des pluriels, effaçant les appartenances
qui ne sont plus ni évoquées ni souhaitées. Les assemblées, à la façon des comités,
peuvent se tenir partout. Plus ou moins assigné à l'espace universitaire, le mou
vement désire désacraliser cet espace. L'occuper, c'est justement l'abolir. Des
facultés à la rue, de la rue aux usines, c'est un immense réseau d'équivalences,
de convergences et d'échos qu'il prétend tisser.
Cependant ces signes permutables ne paraissent pas s'organiser dans un code.
Il serait imprudent de les lire sous l'éclairage savamment monté de nos systèmes.
Ils ressemblent plutôt à ces formes vides dont parlait Focillon, chiffres errant
à la recherche de nombres qui les fuient. Mais l'errance ici est créatrice et le
nombre inapte à la réduire. Dans l'indistinction du pluriel de mai, le signifiant
n'est plus donné comme un signal, les articulations ni les oppositions ne struc
turent le message. Ainsi les manifestations de rue ne nient-elles pas toutes les
perspectives? L'extérieur et l'intérieur, les observateurs et les combattants, la
population et le mouvement ? Dès lors elles excluent toute organisation : « Nous
disions : « les types qui sont dans la manifestation sont capables de se défendre
eux-mêmes et nous avions décidé que le 10 mai il n'y aurait pas de service d'ordre
afin que chacun se mette dedans. Dany s'était posté avec deux copains au coin
du boulevard Saint-Michel et du boulevard Saint-Germain, disant : Coupez les
chaînes, pas de chaînes latérales, que la population puisse entrer dans la foule...
tout le monde devient son propre service d'ordre, etc 1. »

1. Mouvement du 22 mars : Ce n'est qu'un début, continuons le combat, F. Maspero, p. 7.

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L'immersion.

Le mouvement rencontre des signes-obstacles, rémanences du singulier. Des


objets, antérieurs à l'événement. Un monde, une population étudiante, ensei
gnante, ouvrière qui lui vient de l'extérieur. Enfin il est le champ de toutes les
tangences : idéologies qui le côtoient sans l'aborder ni se laisser annexer ; partis
fraternels et méfiants... Il réagit par sa dynamique propre. Au déferlement du
pluriel dans le passage, répond symétriquement Y immersion du singulier.
Les objets : dans les cours, les amphithéâtres, les vestibules, des statues, des
peintures. Il n'est pas question de vandaliser ou de détruire. Seulement ^exprop
rier.Les bustes, les plâtres, les fresques sont recouverts, entourés par des ins
criptions, des graffiti, des affiches. Des messages qui, dans la profusion, annihilent
le passé et ses symboles : la République bourgeoise, la Marseillaise, Victor Hugo,
les Muses, Jules Ferry. L'espace est dans le même temps dépouillé et saturé.
Dépouillé de ses repères, des phares qui l'éclairaient ; saturé de parole, de bruit,
de banderoles, de placards, comblé au-dedans pour le faire mieux sortir de soi,
le rendre plus disponible au-dehors.
Les personnes : beaucoup d'entre nous, favorables mais d'un autre âge, con
nurent les émois de cette expropriation qui les concernait autant que les objets
ambiants. Sans violence mais implacable. Dans les commissions paritaires où
enseignants et étudiants se rencontraient chaque jour, la discussion toujours
déviée, court-circuitée, désarticulée, entraînait une sorte de délire auquel nous
concourions, malheureux et complices. Ce qui était visé là, c'était encore un signe,
mais exemplaire, parce qu'accroché à la parole de l'autre : le pouvoir, mal suprême
qui libère dans la relation enseignant-enseigne de redoutables charges. Toutefois
les assemblées à très forte majorité étudiante offrirent des situations assez semb
lables. Tout se passait comme si elles avaient précisément pour sens de ne débou
chersur rien qui servît de nouveau repère, de terme même provisoire, c'est-à-dire
de frein, à une entreprise qui s'est imposée comme seul principe de supprimer
tous les freins.
Les idéologies et les partis : la grande affaire, car le mouvement qui est politisé
n'est pas un parti et n'a pas d'idéologie spécifique. Le « 22 mars » lui-même, le
plus proche en esprit du mouvement étudiant de mai, ne constitue pas de parti
organisé. Alors quels rapports le mouvement va-t-il engager avec les structures
rigides des groupements aussitôt rencontrés? A nouveau, il convient de distin
guerentre l'élan de mai et ses retombées partisanes, ses organisations parallèles,
ses arrière-plans stratégiques. Or, en maintes circonstances, on vit ce dédou
blement s'opérer : Dans les comités d'action et les assemblées, les étudiants de
la J.C.R. x et de l'U. J.C.M.L. 2 jouèrent le jeu du spontanéisme révolutionnaire.
Dans les manifestations, le service d'ordre de l'U.N.E.F. fut presque entièrement
assuré par les militants de la J.C.R. Ils furent donc à leur tour immergés, entraî
nés par cette vague de contestation qui les contestait eux-mêmes dans leurs
singularismes idéologiques. On ne tarda pas à en voir la preuve dans leurs rela
tions réciproques : la fusion de quatre groupes trotskystes, frères ennemis ; leur

1. Jeunesses communistes révolutionnaires (trotskyste).


2. Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (maoïste).

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réconciliation avec les maoïstes ; la participation des uns et des autres, avec les
militants du « 22 mars » à l'action étudiante de Flins, etc.

V anonymat.

Serait-ce parce que le nom est l'ultime refuge de nos singularités qu'il fut si
profondément récusé en mai? Les petits journaux de la révolution révélèrent
l'exigence de l'anonymat. Aucun article n'était signé. Souci de la clandestinité ?
Pas uniquement. La signature isole le signe, le signale au lieu de le répandre.
Le message n'est à personne. L'émetteur s'ignore lui-même comme signe. Ce qu'il
écrit lui est communiqué par le mouvement en même temps qu'aux autres. Nul
n'est favorisé. Nul n'exprime une conscience de classe ou de groupe. Même repré
sentation du côté du récepteur. S'il n'est pas concerné par l'émetteur, c'est que
seuls importent la teneur et la propagation du message qu'il va à son tour diffu
serou rectifier en se mêlant, s'il le désire, au mouvement et à la rédaction de ses -
journaux.
L'anonymat emprunte, dans les comités et les assemblées, d'autres figures.
Ici le signal est requis. Or le nom est proscrit. Il enferme le signe dans l'état-civil
et le vole au mouvement. Alors on emploie le prénom, libéralement, au point
de susciter de continuelles méprises : qui est Olivier ? qui est Daniel ? On usera
d'adjectifs ou d'adverbes : Olivier le vieux, Olivier le jeune, Daniel en haut,
Daniel en bas.
Si Daniel ou Olivier interviennent dans le débat, ils ignorent le je, ils disent
nous. Les autres, ceux qui sont venus de l'extérieur au mouvement, les enseignants,
les amis de la deuxième heure, restent perplexes. Quel nous ? De politesse ? de
modestie? d'affectation? de solidarité? Rien de tout cela. Le nous est l'expres
sion naturelle pour un participant au mouvement de sa tâche de participant.
Le nous n'est ni tactique, ni collégial, ni rebelle. Il traduit la présence immédiate
du pluriel dans la parole politique.

La libre parole.

Des objets, des lieux, des rassemblements, émerge l'énoncé radical : la parole,
vecteur du pluriel. Plus que sur les barricades et dans les cortèges, qui pourtant
eux aussi cherchaient à dire, c'est par les mots que s'exprime le plus radicalement
le mouvement. Ceux qui restèrent en marge et n'en voulurent connaître que le
pittoresque furent désemparés, souvent consternés, par les déluges verbaux qui
se déversèrent pendant sept à huit semaines. Ce qui également les frappa, c'est
qu'à la proximité, à la tension, à la divagation fréquente de l'expression,
correspondît si peu de haine. A cette contradiction achoppe encore la dialectique
hiératique du même et de l'autre : les opposants n'étaient pas écartés, ils étaient
conviés à ces joutes oratoires, où ce que l'on disait comptait pour bien moins
que le fait de le formuler. Sur une inscription murale on pouvait lire : « Je n'ai
rien à dire mais j'ai envie de le dire. » L'assaut contre la contrainte, les hiérarchies,
le respect, se livra d'abord à ce niveau crucial où le désir franchit le seuil du
langage, l'envahit et l'arrache à sa vocation de rationalisation et de dialogue.
On comprend l'intérêt de la psychanalyse pour cette fête de la parole. Maud
Mannoni, dans d'excellents articles, a bien marqué la parenté de ce débat per-

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manent et de la pratique psychanalytique de la libre parole. On conçoit de même
que Jacques Lacan ait conclu un cours annuel en tirant des récents événements
la confirmation d'une idée familière : la duperie du dialogue. Mais que l'on y
prenne garde. Duperie du dialogue, éloquence du désir, faillite de la commun
ication : oui, s'il est bien posé que dans une société, dont le mouvement s'est
justement engagé à contester la légitimité, le dialogue est faussé au départ,
que le désir est un viol, que la communication s'enlise dans la ratiocination et
le bavardage. Mais le destin du désir n'est-il que de poursuivre librement son
cheminement imaginaire ? Celui de la parole de se réconcilier avec le phantasme ?
Parole fermée sur soi, sur la logique interne de l'inconscient? Dans le défou
lement verbal du mois de mai, n'y a-t-il pas quelque invitation à une interpré
tationmoins autarcique du langage?
Sur les murs, tout au long de la fresque qui parcourut Paris et même la France,
de faculté en faculté, le mouvement a marqué d'un texte indélébile l'acte de
naissance d'un discours. Discours admirable à mi-chemin de l'évidence et de
l'incantation. Évidence du sens, resurgi de l'ombre où il était traqué depuis
vingt ans. Incantation d'une culture étouffée par les conditionnements et leurs
alibis : les langages terroristes, produit de consommation de la petite bourgeoisie
intellectuelle dédouanée, sous des revêtements révolutionnaires, de ses complic
ités avec les instruments de l'aliénation. Sans que la poésie en soit jamais absente,
ce sont donc des contenus réels que livrent avec frénésie les murs de mai 68. Ils
donnent la réplique aux forums de la Sorbonne et de l'Odéon. Ceux-ci criaient
les revendications et les caprices du désir. Ceux-là lui tracent les voies d'une
histoire objective, ils sollicitent les retrouvailles de l'imagination et du monde.

Jean-Paul Aron
École Pratique des Hautes Études, Paris.

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