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2020 14:41
Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines
Actualité du mythe
Numéro 209, juillet–août 2006
URI : https://id.erudit.org/iderudit/17626ac
Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.
ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)
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récit, mais la lectrice. L'attirant de son côté,
Réparation tue, vite, j'apprends, je m'intègre, et je me désap-
partageant sa vision d'un monde diffracté, Véritable roman familial, le livre de Bouraoui prends, je perds ma lumière, je perds l'odeur des
Bouraoui réussit à la tirer vers elle, dans une déploie une galerie de portraits morcelés, à champs de marguerites sauvages, je perds la cha-
spirale qui monte et descend l'axe de la mé- l'image des photographies déchirées par la nar- leur du corps. » L'arrivée à Paris correspond
moire, spirale de sa conscience réelle-fictive ratrice, et dont on arriverait finalement à recol- ainsi à une perte de soi, réelle métamorphose
figurant de nombreuses plongées et quelques ler les morceaux : portrait de la mère et de la qui inaugure l'autre, l'étrangère à elle-même
remontées. fille en couple fusionnel, portrait du père en qui oublie l'Algérie. Pour elle, l'écriture sera
Car il en faut bien, des remontées, dans cette miroir de soi, portrait des grands-parents en finalement réconciliation de toutes parts, en
écriture d'un bloc, sans paragraphe, cette masse étrangers. Autant d'instantanés par lesquels la une cohabitation constante des deux pays, des
opaque de deux cent quatre-vingt-six pages qui narratrice entreprend patiemment de défaire deux cultures, des deux familles.
rend parfaitement l'étouffement de la voix prise les nœuds de son écriture et de son être, elle qui Rompant le consensus (familial, culturel et
d'un trop-plein de souvenirs et de mots, une cherche, dans sa réalité réelle-fictive, à marquer social) voulant qu'elle demeure silencieuse et
voix également chargée de toutes celles qui l'en- des ressemblances, à tracer des lignées, à relever docile, la narratrice parle finalement d'une voix
tourent, souvent rapportées de manière indis- des parentés, à « répare[r] les liens » d'une fa- qui se fait l'écho de l'actualité française consti-
tincte. La mémoire aménage en effet quelques mille dont chaque éclat constitue un pan de son tuée de violence et de grogne périphérique. Ré-
trous de lumière : l'évocation des paysages de identité fragmentée. conciliée par l'écriture de son histoire recom-
l'Algérie ou du Sud de la France, par exemple, Œuvre de restauration, donc, s'il en est une, posée, Bouraoui forge en somme une
découpe des fenêtres, façonne des ouvertures qui passe par la commémoration des êtres et métaphore du corps social français, lui-même
par où la narratrice autant que la lectrice peu- des événements marquants. Une date s'impose marqué par une déchirure ethnique dont la ré-
vent respirer librement. d'ailleurs à la narratrice, celle de la « disparition paration demeure difficile, voire impossible. À
C'est donc prise à même la « mécanique de en [elle] de l'Algérie », quand elle arrive à Paris l'image de cet homme croisé par la narratrice
haine » de ses mauvaises pensées que la narra- « le cinq octobre mille neuf cent quatre-vingt- qui « un jour, à Barbes, [...] crie : "Je vous déteste
trice, se disant le « sujet buvard » de sa famille, un », non pas exilée, mais « déracinée ». Cette tous parce que vous avez oublié les Algériens" »,
fera le voyage au fond des mots qui donnent le date est l'emblème d'une mort au pays et d'une une voix du cœur de l'Algérie perdue, voix que
sens. Dans les interstices d'un style répétitif, sa naissance à l'écriture, d'un passage à la littéra- la France a peine à écouter, parle à travers cette
vérité toute subjective s'énonce par une écriture ture visible dans la translation même du chiffre narratrice aux mauvaises pensées. Nul ne
penchée vers l'intérieur, tournée vers l'origine en lettres. Une date en toutes lettres, emblème s'étonnera, à ce compte, qu'à six voix contre
de la blessure, de la marque de naissance qui est du rapport de la narratrice à l'écriture : l'écri- cinq, l'autofiction de Nina Bouraoui n'ait pas
aussi la signature de l'auteur Nina Bouraoui : ture sera cicatrice et réparation. fait l'unanimité du jury du Renaudot...
l'enfance en Algérie, l'amour des femmes, la Or, de ce moment décisif quant à sa trajec-
mère française et le père algérien, les grands- toire, la narratrice dit ceci : « [J]e m'achète de Eisa Laflamme
parents maternels et toute la généalogie franco- nouveaux vêtements, je change de coiffure, je 1. Eileen Gray, architecte britannique (1878-1976), citée
algérienne. perds mon accent, je change, vite ou plutôt je me par Nina Bouraoui dans Mes mauvaises pensées.
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Robbin Deyo, Wishing You Were Here (étude), 1999, encaustique sur toile, 30 x 30 cm.
Photo: Paul Litherland
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