Vous êtes sur la page 1sur 3

La pensée abstraite et la charge mentale

La popularité du concept de charge mentale permet à ce que des petits articles relativement
moralisateurs ressortent régulièrement dans l’espace publique. Si la charge mentale est le signe
d’une inégalité entre les tâches typiquement plus masculines et plus féminines, elle est aussi la
résultante d’une pensée abstraite de la justice qui fait fi des conditions concrètes dans lequel se
produit la charge mentale. Si la justice peut intervenir (et elle devrait récompenser davantage
l’économie informelle je crois), elle ne doit pas non plus empiéter sur le domaine privé et dire à
chacun quoi faire de sa vie.

D’abord, il serait assez facile de voir que la charge mentale n’est pas un concept objectif. Au
moins deux aspects sont déterminants : le caractère psychologique de l’individu et les
circonstances. On peut effectivement imaginer deux personnes ayant exactement les mêmes
séries de tâches à faire et à gérer, l’une le prenant comme une source plus grande de charge
mentale que l’autre. La propension à l’anxiété, à l’angoisse, la capacité de gérer le stress et ainsi
de suite font que dans une situation donnée, deux personnes ne vivront pas la même
expérience de charge mentale : l’une pourrait certainement la vivre comme plus pénible que
l’autre.

Ensuite, il faut aussi avouer que les circonstances sont principalement la source de la charge
mentale. Y a-t-il une liste « objective » de tâche à faire? Pas du tout. S’il faut faire le ménage,
cela change complètement quand on a une grande maison ou un petit appartement. Et cela
change complètement quand on a des critères de « Madame Blancheville » face à la propreté.
Qu’il y ait un partage des tâches, on peut l’encourager. Mais que le ou la plus zélé des deux ait
nécessairement raison, il n’en est pas sûr. La charge mentale s’oppose à la décharge mentale.
Pourquoi celui qui a la charge mentale la plus élevée serait nécessairement le modèle à suivre?
Si l’on examine certaines tâches du point de vue de la décharge mentale, il faudrait plutôt
recommander parfois le lâcher-prise et même, une certaine dose de paresse tout à fait saine et
légitime.

Les gens se magasinent parfois des urgences, des responsabilités et des devoirs. On valorise
l’action et cela prend toute sorte de formes. Qui veut chien/chat/animal veut les responsabilités
qui viennent avec. Qui veut enfant aussi. De même, qui veut maison bien entretenue, qui veut
jardin, qui veut cuisine palpitante, etc. Tout ceci fait partie des projets que chacun se donne
dans sa vie et contient aussi ses conséquences et ses obligations (financières notamment).
Maintenant, à deux, il faut effectivement un partage. Mais le plus zélé des deux doit avouer que
l’engagement est parfois plus d’un bord que de l’autre. Certains qui l’admettent ne ressentent
pas de frustration face au manque d’engagement dans X projet nécessitant Y responsabilité,
précisément parce que c’est clair à chacun que disons « la cuisine fancy » est davantage le
ressort d’un des deux partenaires, même si l’autre en profite indirectement. La surenchère en
termes de « don » en est un autre. Il est agréable de recevoir, mais il est aussi agréable de
donner. Si on souhaite équilibrer le partage il faut aussi avouer que la compétition autour du
don peut être malsaine et être complètement étranger à l’amour. On dit que l’amour est
désintéressé : or, le don peut surtout « paraître » désintéressé alors qu’il manifeste davantage
un fort de désir reconnaissance par l’autre. On enchaîne l’autre dans la gratitude forcée.
La représentation de l’adulte « ado » qui cherche une mère davantage qu’une blonde est sans
doute une image juste qui s’applique dans plusieurs cas. Cependant, cette image peut en cacher
une autre. Supposons un « zélé » de la lecture et de la culture. Extérieurement, il peut avoir l’air
d’un « ado » s’il fait le ménage qu’à petit coup, s’il cuisine moins, bref, si la gestion de la
maisonnée est clairement moins prioritaire que le fait de pouvoir lire, écrire et se cultiver. Il
n’est paresseux que selon l’idée que la lecture n’est qu’un divertissement. On pourrait
certainement inverser les rôles : n’y a-t-il pas des paresseux de la culture, des paresseux de
l’intelligence ou de la politique? Au lieu de faire du zèle dans le ménage/la gestion de la
maisonnée, de la cuisine ou de s’entourer de millions d’enfants/chats/chiens, ne vaudrait-il
mieux pas pour ces gens de développer leur intelligence et leur sensibilité? Comment se fait-il
que cela ne les intéresse pas? Ici, on voit clairement apparaître la relativité de la paresse. La
culture n’est pas qu’un divertissement, même si elle paraît ainsi aux esprits foncièrement
travailleurs.

Par ailleurs, il est vrai que l’image de « l’ado » peut effectivement toucher le divertissement, ce
qui passera difficilement pour une activité non-paresseuse. On pense au fait de niaiser sur
facebook, au fait de jouer aux jeux vidéo ou à écouter des séries. Or, pour beaucoup, ce genre
d’activité est le verso d’une activité travaillante : c’est leur façon d’évacuer le stress de la
journée. Or, en un sens, c’est une tâche liée à leur condition. Il est vrai que c’est aussi une façon
de fuir, d’où un aspect qu’on trouve généralement condamnable moralement. Mais justement,
on peut « fuir » tout autant dans les tâches domestiques (étant workaholique) que dans les
divertissements et faire par exprès de se mettre dans les conditions pour être constamment
dans le jus et dans le rush. À ces personnes, le pire coup que vous pouvez leur faire  : c’est leur
donner rien à faire. Secrètement, ils détestent tous ceux qui aiment « ne rien faire » (selon leur
critère propre de ce qu’est « ne rien faire »). Cette ambiguïté est d’ailleurs clairement visible
dans leur rapport avec les « BS » : d’un côté ils les traitent de « gras dur » et ils les jalousent
dans leur liberté, de l’autre, ils sont fiers d’être travailleurs et ne supporteraient clairement pas
eux-mêmes de devenir « BS ». C’est la jalousie mal placée face à ceux qui en font moins qui est
l’inavouable sentiment implicite de beaucoup.

Cette psychologie ne doit pas être une excuse pour l’inexcusable : ceux qui se font vivre par leur
blonde ne me sont pas particulièrement sympathiques. Mais la danse se fait à deux. Et je ne
compte plus le nombre de personnes qui persistent dans ces situations. Pour que l’on se fasse
respecter, il faut sans doute se respecter soi-même. Et l’image de la pauvre travaillante qui
endure me semble à quelque part erronée : elle le veut aussi, peut-être inconsciemment.

Le mouvement avec lequel certains pourraient se libérer du temps pour faire des activités
plaisantes, agréables et exempt de charge mentale est connexe avec le fait d’organiser son
horaire et son temps dans un certain sens. Sans doute, la plupart du temps, il vaudrait mieux en
avoir moins pour mieux apprécier ce qu’on fait. Mais c’est un art d’équilibre qui est beaucoup
plus concret qu’une invitation abstraite à la justice entre deux partenaires. Que chacun se
regarde : d’où vient sa propre charge mentale? Elle vient aussi de moi : moi qui veux (ou qui
exige) tel ou tel type de vie, avec leurs conséquences.

Idéalement, l’amour ne mêle pas les cartes du devoir avec les cartes de la liberté  : c’est
généralement ainsi que l’amour se termine. Sans doute, pour des partenaires qui s’aiment
vraiment, il n’y a pas de friction puisque les solutions concrètes abondent (engager une
femme/homme de ménage au frais du moins zélé?) et que chacun est de bonne foi.
Évidemment que la justice devrait récompenser davantage l’économie informelle (ou la
culture?). Mais la justice n’a pas à imposer aux cigales le mode de vie et la morale suffisante et
travaillante de la fourmi.

Vous aimerez peut-être aussi