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Revue internationale de

l'enseignement

De la division du travail social, par Émile Durkheim. Paris, 1893,


Félix Alcan, éditeur
Gaston Richard

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Richard Gaston. De la division du travail social, par Émile Durkheim. Paris, 1893, Félix Alcan, éditeur. In: Revue internationale
de l'enseignement, tome 28, Juillet-Décembre 1894. pp. 188-191;

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188 REVUE INTERNATIONALE DE L’ENSEIGNEMENT.
Précis des littératures étrangères anciennes et modernes, par Eugène
Bouchet. Paris, Hetzel, grand in-8 de 424 pages. — Si le titre de cet
ouvrage est ambitieux (il nous conduit d’Homère à la poésie annamite, et
des Védas a la littérature japonaise en passant par les littératures an¬
ciennes, modernes, italiennes, slaves, etc., etc. !), la Préface est modeste,
et elle a bien raison. L’auteur nous prévient lui-même que tant de sujets
n’ont pu être traités que « très superficiellement » ; de plus, qu’il s’adresse
notamment aux femmes et aux jeunes filles. Nous croyons qu’il aurait
pu offrir à un public aussi pénétrant et malicieux autre chose qu’une
faible compilation écrite d’un style plus faible encore. On jugera des
notes par cet échantillon : « On dit Style pindarique du style qui pré¬
sente la plus haute expression de la forme lyrique. » Quant au texte,
voici un portrait d’Ulysse : « Ulysse est un type qui a traversé les âges
sans subir d’altération; physiquement, il est moins jeune, moins grand
que quelques autres chefs, mais il a une large poitrine ; il semble repré¬
senter la forme ramassée. » Décidément, M. Bouchet s’est réglé sur de
bien méchants modèles, et surtout bien arriérés.
S. R.
De la division du travail social, par Émile Durkheim. 1 vol. in-8 de
471 pages.unParis,
présente double
1893,
caractère;
Félix Alcan,
d’un côté,
éditeur.
c’est
— l’étude
Le livre méthodique
de M. Durkheim
d’un
des faits sociaux les plus généraux ; de l’autre, c’est un puissant et
heureux effort pour mettre fin au conflit de la science et de la morale.
C’est à la fois une contribution à la sociologie positive et une œuvre
philosophique.
S’il existait un conflit irrémédiable entre la science et la morale,
la raison humaine y trouverait son tombeau. Il est impossible que les
conceptions qui nous rendent intelligibles les phénomènes physiques,
organiques et psychologiques nous rendent inintelligible notre devoir;
il est impossible que pour justifier l’honnête homme il faille nier l’évi¬
dence et croire que la nature et l’activité humaine sont sans lois. C’est
cependant
comme unecefinque
de non-recevoir
font ceux quià toute
opposent
extension
l’existence
des méthodes
du libre scienti¬
arbitre
fiques à l’étude de l’homme moral. — Selon fauteur, le conflit une fois
soulevé ne peut être résolu que par la constitution d’une science posi¬
tive de la morale, et telle est précisément la tâche de la sociologie.
M. Durkheim ne pense pas, en effet, qu’il y ait lieu de faire un choix
entre les diverses hypothèses philosophiques professées jusqu’ici sur
l’origine du devoir. Toutes lui paraissent mutiler la moralité afin d’en
donner une explication systématique. Il repousse également et la mo¬
rale de la perfection, et la morale de l’impératif catégorique et la mo¬
rale utilitaire et la morale évolutionniste. Dès lors, vu l’impossibilité
d’appliquer
croit devoir au
se contenter
discernement
d’un des
critère
faits externe.
moraux Lesun critère
faits moraux
subjectif,
sontil
des règles de conduite de telle nature que celui qui s’en écarte est
frappé par la société d’une sanction répressive nécessairement consé¬
cutive à l’acte. Au premier abord cette définition parait convenir égale¬
ment au droit et à la morale, et en effet les phénomèmes juridiques
et les phénomènes moraux sont inseparables. — Cependant la violation
des règles proprement morales n’est frappée que d’une sanction ré-
BIBLIOGRAPHIE. 189

pressive diffuse. Par exemple, tandis que la sanction juridique sera un


bannissement, la sanction morale consistera à tenir le coupable à dis¬
tance ; entre l’une et l’autre peine, il n’y a qu’une différence de degré
et de précision.
La division du travail est aujourd’hui imposée par la sanction dif¬
fuse à l’activité de tout homme, même du savant et de l’artiste; elle a
progressé depuis des siècles. A-t-elle une valeur morale ? L’auteur fait
remarquer qu’elle ne saurait être indifférente. Elle s’empare trop pro¬
fondément de la personne pour n’être pas immorale si elle ne sert pas
la moralité. Telle est la position du problème.
Voyons maintenant la sociologie à l’œuvre pour le résoudre. La
société a pour fonction d’adoucir la concurrence vitale. Tel est le rôle
de la solidarité. La forme la plus simple de celle-ci est la solidarité par
similitude ou solidarité mécanique. Elle repose sur la communauté des
sentiments, des traditions et des croyances. C’est la seule que nous
trouvions dans les sociétés du type segmentaire. Elle y règne d’autant.
plus facilement que, selon M. Durkheim, la conscience collective ou
conscience de dépendre d’un groupe serait, pour l’humanité, antérieure
à la conscience que chacun a de sa propre individualité. C’est même
pourquoi, dans de telles sociétés, l’individu ne souffre nullement de
son absorption dans le groupe. — Mais sous l’aiguillon de la concur¬
rence vitale qui se développe avec l’accroissement de la population, le
groupe se dilate; la solidarité mécanique se réduit à des similitudes
de plus en plus vagues. Du type segmentaire, il ne subsiste que des
coutumes locales toujours moins impératives. Dès lors la fonction même
de la vie sociale cesserait et entraînerait la disparition des individus, si
une nouvelle forme de la solidarité n’apparaissait. Celle-ci est la soli¬
darité organique qui suppose la division du travail social. Les théories
des économistes sont insuffisantes à rendre compte d’un tel phénomène;
sa généralité leur échappe; elles n’ont, en effet, considéré que la spé¬
cification des fonctions industrielles; or la même loi régit et l’activité
intellectuelle et les fonctions domestiques. Où en trouvons-nous le
type le plus parfait si ce n’est dans la distinction des attributions des
deux sexes dans le mariage et la famille?
La division du travail social croît en proportion de l’affaiblissement
de la solidarité mécanique. Elle n’a pas pour fonction d’accroître le
bonheur, et on ne l’expliquerait pas par la recherche d’un tel idéal; en
revanche, elle répond à la prédominance croissante de la capacité sur
l’hérédité. Plus les aptitudes sont spécifiées, et par conséquent com¬
plexes, moins elles sont susceptibles de se transmettre héréditaire¬
ment. Au régime des castes fermées, sorte de combinaison de l’hérédité
et de la division du travail, se substitue, par un mouvement historique
lent et incoercible, le régime des classes ouvertes à l’entrée desquelles
la capacité
Ces transformations
est le seul titre
naturelles
exigé. et nécessaires de la solidarité rendent
compte des transformations du droit et de la moralité. A la solidarité
mécanique répond la prédominance du droit pénal et de la morale
religieuse. A la solidarité organique répond un droit nouveau dont les
sanctions sont non pas répressives, mais restitutives, le droit des obliga¬
tions. Celui-ci devient d’autant plus volumineux que le droit criminel
perd de son importance et que la liste des actes incriminés tend à deve-
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nir plus brève. De même, si la morale religieuse régit des classes


d’actions toujours moins nombreuses, elle est remplacée dans sa re¬
traite par une morale professionnelle toujours plus obéie : « Mets-toi
en état de remplir utilement une fonction déterminée . » Telle est la for¬
mule du devoir que tend à faire prévaloir la division du travail so¬
cial (p. 40).
Cependant la division du travail social ne produit pas dans tous les
cas les conséquences juridiques et morales attachées naturellement à
la solidarité organique. Il faut pour cela qu’elle mette en présence, non
des personnes, mais des fonctions. Trois modes de la division du tra¬
vail sont impropres à rapprocher les hommes ; le premier est la division
anomique, celle qui met en présence des personnes libres et oublie de
régler l’accord des fonctions ; c’est le régime que nous connaissons de¬
puis la suppression prématurée des corps de métiers. Le deuxième
mode consiste dans la division contrainte , qui résulte du partage de la
société en classes auxquelles appartient chacun par le fait de la naissance.
Le troisième est caractérisé par une division excessive correspondant à
une activité fonctionnelle insuffisante. Ces cas exceptés, l’elfet de la
division du travail est à la fois de consacrer la dépendance de chaque
homme à l’égard de tous les autres et d’assurer à chaque personnalité de
la société un respect suffisant.
Exposer cette œuvre, même en se bornant à une analyse rapide des
idées essentielles, suffit à en montrer la portée scientifique et surtout
philosophique. M. Durkheim nous paraît, comme d’ailleurs avant lui
M. Espinas, avoir assigné à la sociologie son véritable objet. Celui-ci
n’est autre que de mettre fin au divorce inauguré par Kant entre la
science et la morale, divorce qui est la cause principale de notre anar¬
chie intellectuelle. La sociologie reçoit ainsi une destination plus large
queluicelle
en demandant
que lui avait
seulement
assignéedel’auteur
terminer
du laCours
luttedeentre
philosophie
le droitpositive
divin
et la souveraineté du peuple. M. Durkheim marche vers ce but philo¬
sophique en suivant une méthode rigoureusement scientifique. On ne le
voit pas faire appel à une ethnographie de fantaisie. En revanche il
fait un usage constant des conclusions les mieux établies de l’histoire
et des données les plus précises de la statistique morale. Cette sévérité
scientifique le conduit à une morale aimable.
Le songe que nous lisons dans les Epreuves de M. Sully Prudhomme
n’est-il pas comme une formule poétique de la morale professionnelle
et de son aptitude à rapprocher les hommes? Ce frais sonnet pourrait
servir d’épilogue au livre dont nous venons de résumer l’idée.
L’œuvre de M. Durkheim laisse cependant un doute dans l’esprit de
ses lecteurs. La division du travail, il l’avoue, ne produit la solidarité
organique et ses conséquences morales que si elle n’est ni contrainte ni
anomique. Or l’humanité n’a connu et ne connaît encore que la division
du travail contrainte, celle des castes de l’Inde, des classes du moyen
âge et de la
conditions l’ancien
libertérégime,
du travail
ou laet la
division
concurrence
anomique,
illimitée.
celle Dès
qui lors
a pour
on
est porté à douter de l’efficacité de ce grand fait social à engendrer,
par lui-même, un droit et une morale. Sans doute il a existé un état
social reposant sur une division du travail qui n’était ni anomique,
puisqu’elle mettait des fonctions en présence, ni contrainte puisqu’elle
BIBLIOGRAPHIE. 191

reposait sur la proscription de l’hérédité nobiliaire. Nous voulons parler


de la société italienne du moyen âge, dont la démocratie florentine
nous offre le type. Aucune ne fut plus déchirée par les luttes sociales.
On connaît les guerres du peuple gras et du peuple maigre, et l’insurrec¬
tion
ouvrières.
des Ciompi, ce premier et immortel exemplaire des révolutions
Notre conclusion serait que la sociologie seule ne peut résoudre le
problème moral; il lui faut le concours de la psychologie. C’est dans
l’altruisme, aidé de l’inhibition qu’est la racine naturelle de cette
floraison humaine que nous appelons la moralité. Il faut qu’à la soli¬
darité, fait externe, correspondent la sociabilité et le caractère, faits
internes. La division du travail social est un puissant adrninieulum, que
l’altruisme rencontre dans sa lutte contre l’égoïsme. Cependant il estplus
que douteux que cette division, tant qu’elle n'est qu’une loi naturelle,
une loi de biologie sociale, suffise à la genèse de la moralité, ou même
d’une de ses formes. M. Durkheim ne se tire de cette difficulté qu’en
faisant de l’égoïsme un fait dérivé et récent. Mais comme on l’a prouvé,
l’égoïsme répond à la fusion de la conscience du moi avec l’image de
notre corps; il est, l’observation de l’enfant le montre, aussi ancien
que la sociabilité.
Un des esprits qui ont le plus d’influence sur la conscience contem¬
poraine, M. Léon de Rosny, a tenté d’expliquer l’histoire de l’homme
moral par une brève formule : Concurrence vitale et réaction conscie%-
tielle. Cette réaction de la conscience, M. Durkheim n’a pas prouvé
qu’elle fût inutile, et nous la croyons psychologiquement intelligible,
mais l’auteur
nécessaire à laaura
réaction
montré
de lala conscience.
condition objective qui sert d’auxiliaire
Gaston Richard.
Bernard Palissy, par M. Ernest Dupuy. Paris, Lecène, Oudin et Cie,
1894, in-18 de 334 pages. — Un livre sur B. Palissy est particulièrement
difficile à faire parce qu’on ne sait presque rien sur sa vie et que ses
livres, presque entièrement techniques, réclament pour être entendus
des connaissances diverses et rares. Mais M. Dupuy aime les tâches
malaisées et réunit deux qualités qui s’excluent d’ordinaire : c’est un
esprit curieux et souple qui cherche sans cesse des sujets nouveaux
d’étude et un esprit consciencieux qui n’écrit qu’après avoir acquis la
compétence qui donne seule le droit de se faire lire. Est-ce à un long
commerce avec Palissy qu’il doit cette ouverture et cette probité
d’esprit? Je ne sais. Du moins ce n'est pas d’aujourd’hui qu’il les pos¬
sède, puisqu’on se souvient que s’il fut un des premiers à mettre la
littérature russe à la mode, il attendit pour la recommander qu’il l’eût
étudiée dans le texte. Le livre que nous annonçons ici le montre tour
à tour biographe, critique d’art, naturaliste, philologue; à la vérité,
M.
pourMunier
ce qui
Chalmas,
touche mais
à l’histoire
le fait même
naturelle,
d'avoiril obtenu
a pris les
les conseils
conseilsd’un
de
professeur de la Faculté des sciences prouve les qualités dont nous
parlons. Il est donc piquant de voir le même homme discuter dans le
plus grand détail la date et la naissance de Palissy, puis rechercher
parmi les graveurs du xvie siècle les véritables inspirateurs du potier
de Saintonge et distinguer ses différentes manières, montrer ensuite

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