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Yves Brunsvick

et André Danzin
avec les commentaires
de Jacques Delors,
Thierry de Montbrial,
Yves Quéré
et Jacques Rigaud

Naissance d’une
civilisation
Le choc de la mondialisation

Préface
de Jean Favier

Postface
de Federico Mayor

Collection DÉFIS
ÉDITIONS UNESCO
Naissance
d’une civilisation
Dans la collection « Défis » :
La mémoire de l’avenir
La nouvelle page
Science et pouvoir
Naissance
d’une civilisation
Le choc de la mondialisation

Yv e s B r u n s v i c k
A n d r é D a n z i n

Avec les commentaires de


Jacques Delors
Thierry de Montbrial
Yves Quéré
Jacques Rigaud

Préface de Jean Favier


Postface de Federico Mayor

Collection DÉFIS
É D I T I O N S U N E S C O
Commission de la République française pour
l’éducation, la science et la culture
La présentation des faits figurant dans cet ouvrage, ainsi que les opinions
qui y sont exprimées, ne sont pas nécessairement celles de l’UNESCO,
ni celles du Coéditeur, et n’engagent ni l’Organisation ni ce dernier.
Les appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurent n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise
de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones
ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.

Publié en 1998 par l’Organisation des Nations Unies


pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP

Conception graphique : Jean-Francis Chériez


Impression : Imprimerie des Presses Universitaires de France, Vendôme

ISBN 92-3-203503-0
© Commission de la République française pour
l’éducation, la science et la culture/UNESCO 1998
Préface

La Commission de la République française pour la science, la


culture et l’éducation a le caractère d’un carrefour de rencontre
de personnalités venues de tous les horizons de la connaissance et
de l’esprit. Cette conjonction est inhabituelle et unique. Parmi
nous sont représentés les sciences exactes et naturelles comme les
sciences humaines et sociales, la création artistique, la poésie et la
littérature, et les milieux de la culture, de la communication, du
droit et de l’éducation. Nos membres sont des personnalités mar-
quantes par leurs engagements professionnels et leur notoriété et
par les responsabilités qu’ils assument dans la haute administra-
tion de notre pays. Tous sont unis par leur volonté de contribuer
au progrès de l’humanité et par leur souci de recherche éthique.
Nous disposons ainsi d’un vivier de compétences croisées,
intersectorielles, complémentaires, doté d’une capacité exception-
nelle de réaction pour l’analyse et la synthèse des problèmes
actuellement les plus délicats de notre civilisation.
Lorsque les réflexions parviennent à leur aboutissement,
elles débouchent sur une force de proposition particulièrement
précieuse pour l’opinion publique avertie et pour les décideurs
économiques et politiques, et cela parallèlement à notre mission
de recommandation à l’usage de l’UNESCO.
L’année 1997 marquait les cinquante ans de notre
Commission. Parmi les manifestations de cet anniversaire, nous
avons choisi de mettre à l’épreuve notre capacité de jugement en
constituant un groupe de travail sur le sujet particulièrement dif-
ficile et complexe de la mondialisation. Le résultat final est
l’ouvrage présenté ici sous le titre Naissance d’une civilisation : le
choc de la mondialisation.
L’initiateur du projet et l’organisation de ses moyens fut
Yves Brunsvick, ministre plénipotentiaire, dont on sait qu’il a
consacré la plus grande partie de sa carrière, en qualité de secré-
taire général, à l’édification de notre Commission et à sa constitu-
tion comme instrument de la concertation pluridisciplinaire.
André Danzin, ancien vice-président directeur général de
Thomson-CSF et ancien directeur de l’INRIA, qui a de tels pro-
blèmes une longue et riche expérience, accepta de présider les
réunions de travail. Une bonne partie de la période 1996-1997 fut
consacrée à cette tâche avec l’appui d’un noyau permanent de
membres choisis par notre Commission et grâce à l’audition de
nombreux spécialistes extérieurs.
Une première synthèse des travaux fut soumise aux réac-
tions de MM. Jacques Delors, Thierry de Montbrial, Yves Quéré
et Jacques Rigaud lors d’un débat public organisé le 20 octobre
1997 à l’occasion des manifestations entourant le cinquantenaire
de la Commission.
Plutôt qu’un rapport collectif qui aurait accepté des com-
promis afin d’atténuer les divergences d’opinion éveillées inévita-
blement par la sensibilité du sujet, nous avons confié à Yves
Brunsvick et à André Danzin le soin de présenter leur version
personnelle des conclusions de cette analyse. Les auteurs ont
insisté pour porter seuls la responsabilité de leurs propos qui
n’engagent donc pas officiellement la Commission. L’ouvrage
n’en constitue pas moins une pièce maîtresse dans notre contri-
bution à la compréhension d’un mouvement de mondialisation
que le succès récent du réseau Internet vient encore d’amplifier.
La thèse soutenue par les auteurs répond au consensus des
membres du groupe de réflexion : la mondialisation s’inscrit dans
l’avènement d’une nouvelle civilisation. Cette métamorphose de
la société touche tous les aspects de la vie personnelle et collec-
tive, les rapports de l’homme à l’espace et au temps, la fécondité
et la démographie, les relations sociales dans le travail et le temps
libre, la condition féminine, les mœurs, les valeurs et les rapports
de pouvoir. Elle puise ses origines dans la généralisation des
applications de la science à toutes les activités humaines et dans
l’explosion des nouvelles technologies. Elle soulève des pro-
blèmes aigus de régulation touchant l’économie et les équilibres
écologiques. Elle appelle des progrès fondamentaux sur l’éthique.
Elle entraîne l’acceptation d’un aggiornamento culturel et l’évo-
lution des liens sociaux. Elle nécessite une réforme en profondeur
de la pensée sur les systèmes organisationnels, politiques et édu-
catifs.
Dans cet éclairage, la mondialisation cesse d’être un événe-
ment circonstanciel susceptible d’être circonscrit dans l’espace et
dans le temps. Elle n’est pas placée sous la domination de forces
financières et économiques. Elle est la conséquence d’une pro-
fonde évolution de la vision du monde, des relations transaction-
nelles, des conditions de vie et des rapports entre les peuples. Ce
mouvement demande la participation de chaque citoyen du
monde et non des seuls détenteurs des pouvoirs politiques, éco-
nomiques et informationnels. Cet appel fonde l’originalité de
cette réflexion dont on devine qu’elle n’est qu’à ses débuts et à
laquelle seront consacrés d’autres travaux.

Jean Favier,
membre de l’Institut,
président de la Commission française
pour l’UNESCO
Remerciements

Les auteurs expriment leurs vifs remerciements aux membres du


groupe de réflexion appartenant à la Commission nationale fran-
çaise pour l’UNESCO, qui ont apporté une contribution si pré-
cieuse au cheminement de leur enquête et à l’élaboration des
conclusions. Une partie du texte a été repris de rédactions qu’ils
ont produites. Il s’agit en particulier de Mesdames Anne de Beer,
membre du comité de rédaction de la revue Futuribles, Isabelle
Deblé, chercheur à l’Institut du développement économique et
social de l’Université de Paris-I, et Anne-Marie Laulan, profes-
seur émérite à l’Université de Bordeaux-III, et de Messieurs
Michel Batisse, ancien sous-directeur général (Secteur des
sciences) de l’UNESCO, Jean-Pierre Boyer, secrétaire général de
la Commission nationale, André Larquié, ancien président de
Radio France International, Jean Leclant, membre de l’Institut,
Christian Lévêque, délégué à l’environnement à l’ORSTOM, le
bâtonnier Louis-Edmond Pettiti, juge à la Cour européenne des
droits de l’homme, Georges Poussin, ancien secrétaire général de
la Commission nationale, René Rémond, président de la
Fondation nationale des sciences politiques, Jean Sirinelli, profes-
seur émérite à l’Université de Paris-IV - Sorbonne, et Gérard
Toulouse, directeur de recherche au CNRS, membre correspon-
dant de l’Académie des sciences.
Un devoir particulier de reconnaissance est dû aux person-
nalités qui ont apporté le fruit de leur expérience et de leur pen-
sée lors des auditions et qui ont pris ainsi part au travail d’analyse
et de discernement auquel nous nous livrions sur le phénomène
de la mondialisation et sur son environnement économique,
social, politique et culturel : Madame Monique Hirschhorn, pro-
fesseur des Universités, directeur du Département de sociologie
de Paris-V (Confiance et liens sociaux) et Messieurs Nadir Aziza,
recteur de l’Université Euro-Arabe (Nation et intégration), Alain
Bourdin, directeur de recherche au CNRS (Les enjeux de la mon-
dialisation des villes), Bernard Clergerie, ancien directeur de
l’AUDECAM (Culture, développement et mondialisation), Paul
Germain, de l’Institut (Biotechnologies et conséquences de la
mondialisation), Francis Godard, directeur de recherche au
CNRS (Les enjeux du devenir de nos villes), Pierre Hubert, pré-
sident du Comité français du PHI (Les ressources en eau),
Lucien Laubier, ancien président du Comité français de la COI
(L’environnement océanographique), Jacques Lecomte, président
du Comité français du MAB (Biosphère et environnement natu-
rel), Jacques Lesourne, professeur au Conservatoire national des
arts et métiers (Économie et mondialisation - Penser la société de
l’information), Jean Michel, de l’École nationale des ponts et
chaussées (Formation et développement des systèmes d’informa-
tion), Michel Mousel, de l’association 4D (Développement
durable), Dominique Peccoud, s.J, conseiller du Président du
Bureau international du travail (Structuration sociale de la
France), Claude Rivière, professeur à l’Université de Paris-V
(Concomitances religieuses de la mondialisation), Philippe Saint-
Marc (La ville, problèmes liés à l’urbanisation), et Bertrand
Schneider, secrétaire général du Club de Rome (Économie et
mondialisation : l’analyse du Club de Rome).
Notre gratitude s’adresse également aux quatre personnali-
tés, Messieurs Jacques Delors, Thierry de Montbrial, Yves Quéré
et Jacques Rigaud, qui ont accepté de faire connaître leurs réac-
tions personnelles au relevé des premières conclusions au cours
d’un débat public à l’occasion de la célébration du cinquantenaire
de notre Commission. D’amples prélèvements ont été faits à leurs
interventions dans le texte définitif qui s’est ainsi enrichi de
témoignages particulièrement qualifiés.
Les auteurs tiennent également à remercier les lecteurs de la
première version de leur ouvrage dont les observations ont élargi
leur connaissance du sujet. Ils signalent, notamment, les conseils
ou les contributions qu’ils ont reçus de Madame Jacqueline
Baudrier, ancienne directrice de Radio France, et de Monsieur
Pierre-Michel Eisemann, professeur à l’Université de Paris-XIII.
Yves Brunsvick et André Danzin n’ignorent pas que leur
rédaction ne donne qu’une image incomplète de la richesse des
remarques formulées au cours des débats et de la communication
d’expériences venues des horizons multiples qui rattachent la
Commission nationale pour l’UNESCO aux mondes de la
science, de la création artistique, de la culture, de la communica-
tion et de l’éducation. Ils savent aussi qu’ils n’ont pas pu faire
complètement abstraction de leurs sentiments personnels à
l’égard de problèmes qui touchent l’intimité de chaque personne
et qui s’interprètent à la lumière de la culture dont chacun de
nous est imprégné. Ils espèrent que ces défauts inévitables de
subjectivité leurs seront pardonnés, particulièrement par ceux qui
les ont assisté avec tant de confiance lors de l’élaboration de leur
réflexion et auxquels ils ont fait tant d’emprunts.
Ils expriment leur amicale reconnaissance aux collaborateurs
de la Commission nationale qui ont procédé à l’organisation des
réunions, à la préparation des débats et aux travaux de secrétariat
avec une mention particulière pour Monsieur Jean-Paul Martin,
qui a bien voulu remplir si efficacement le rôle de rapporteur des
débats.
Sommaire

Le sentiment partagé d’une métamorphose des civilisations 15


La responsabilité des nouvelles technologies 25
Vers une nouvelle vision du monde 31
La culture des Lumières est-elle dépassée ? 37
La question du développement durable 45
Mutation linguistique et culture 51
L’affirmation du pouvoir autonome de l’information 63
La mondialisation et le rôle des États 69
La mondialisation : les valeurs et l’éthique 79
Mondialisation et lien social 83
L’éducation ouverte sur la nouvelle civilisation 89
Passeport pour l’ère du virtuel 99
Postface 109
15

Le sentiment
partagé
d’une métamorphose
des civilisations

La mondialisation doit être comprise comme la poussée, à


l’échelle mondiale, des interactions qui relient entre elles
l’ensemble des activités humaines. Cette montée des interdépen-
dances ne connaît plus de frontières en raison de l’abolition des
obstacles dus à l’espace et au temps. Non seulement l’économie
est globalisée, mais les cultures ancestrales sont bousculées par les
flux d’informations qui pénètrent les esprits du fait des progrès
foudroyants de la technique.
La mondialisation n’est qu’une manifestation, parmi beau-
coup d’autres, d’une transformation de la société dont la rapidité
et la profondeur ne peuvent se comprendre que comme une rup-
ture. C’est pourquoi l’unanimité se fait autour de l’idée que notre
époque coïncide avec une véritable métamorphose des relations
humaines, autrement dit avec une mutation de civilisation.
Cette mutation se traduit par de multiples symptômes dont
l’accumulation engendre un malaise particulièrement sensible
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N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

parmi les vieux pays favorisés au cours des derniers siècles par
leurs supériorités économiques et militaires. Pour d’autres zones
géographiques, notamment l’Afrique, le dénuement économique
et l’insuffisance des qualifications humaines font craindre l’exclu-
sion des avantages de la nouvelle civilisation en émergence. La
métamorphose prend plusieurs visages et affecte tant les repères
chronologiques que spatio-temporels.
Les déséquilibres démographiques en sont une première
illustration : l’excès de croissance chez les plus démunis et la
défaillance des taux de remplacement des générations chez les
plus riches avec une accumulation de personnes âgées, ajoutée au
doublement de l’espérance de vie à la naissance, phénomène posi-
tif considérable en soi, conduisent à des structures de la pyramide
des âges inconnues dans le passé. Les progrès de la médecine et
de la biologie démontrent qu’il est possible d’agir sur les régula-
tions de la démographie.
On peut par ailleurs observer des modifications notables de
l’utilisation de l’espace : les migrations vers les grandes agglomé-
rations, l’abandon des espaces ruraux, l’excès des prélèvements
sur la nature (déforestation, désertification, érosion des sols
arables, destruction des paysages, dégradation de la diversité bio-
logique, pénurie d’eau, etc.), mais aussi les progrès considérables
dans la productivité de l’agriculture et dans l’usage des richesses
naturelles.
Les facilités de transport des biens et des personnes ampli-
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L E S E N T I M E N T P A R T A G É D ’ U N E M É T A M O R P H O S E
D E S C I V I L I S A T I O N S

fient les mouvements. Flux et reflux quotidiens massifs domicile-


travail, foules en quête de lieux de vacances, tourisme de masse,
poussées incompressibles de migrations des pays démunis vers les
pays riches, errances de masses prises dans les conflits locaux et
les « épurations ethniques ». Ce nomadisme affecte également le
monde du travail : délocalisation des industries et des services,
fusions, restructurations, mortalité des plus puissantes entre-
prises, conversion de compétences professionnelles, abandon des
liens de fidélité employeurs-employés, nomadisme des capitaux.
Les sédentarités sur lesquelles était construite la société s’effon-
drent. En contrepartie, les hommes prennent une conscience plus
aiguë de leur solidarité universelle et de leur responsabilité indivi-
duelle.
Un nouveau rapport au temps s’affirme : le temps de la sco-
larité et celui de la retraite font plus que doubler. Le temps de tra-
vail en période active se trouve réduit et il est de plus en plus
question de temps choisi. Le temps libre pendant lequel la per-
sonne, se prenant en charge elle-même, peut assurer son perfec-
tionnement et sa joie de vivre est en augmentation considérable.
On assiste alors au développement de nouveaux loisirs (audiovi-
suel, ordinateur personnel, réseaux). Le rythme des saisons est
atténué dans l’artificiel du milieu urbain, et la préférence est sys-
tématiquement accordée aux pressions du court terme : en témoi-
gnent les résultats trimestriels des entreprises et l’abandon des
projets à long terme. On se trouve en situation de jouissance
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N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

avant d’avoir eu le temps de désirer, symptôme d’une civilisation


de l’immédiat typique d’une période de transition.

◆ Nous avons connu la société industrielle, grosso modo


fondée sur trois temps de la vie : le temps pour apprendre,
le temps pour travailler et le temps assez court où l’on
espérait bénéficier de sa retraite. Aujourd’hui, ce n’est plus
le cas, le temps nécessaire pour produire les biens et
les services diminue sans cesse. De 100 000 heures par
personne en 1945, nous sommes actuellement descendu à
70 000 heures dans une vie. Rien n’interdit d’envisager
45 000 heures dans un avenir pas très lointain, et la société
n’est pas préparée à cette situation. Comment maintenir
la centralité du travail dans une utilisation si vaste du
temps libre ?
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

De nombreuses interrogations restent sans réponse sur


l’emploi. Les machines remplaçant les hommes vont-elles tarir les
offres de travail ou, au contraire, les gains de productivité, procu-
rant des surplus, vont-ils déboucher sur de nouvelles consomma-
tions engendrant de nouveaux emplois ? La masse de travail,
devenue insuffisante, doit-elle être rationnellement partagée dans
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L E S E N T I M E N T P A R T A G É D ’ U N E M É T A M O R P H O S E
D E S C I V I L I S A T I O N S

une perspective de temps libre accru ou bien, excitant des désirs


toujours plus aigus et sophistiqués, le travail est-il générateur
d’emplois en créant les richesses nécessaires à la satisfaction des
nouveaux désirs ? La dérive de l’effort humain vers des activités
de nature de plus en plus immatérielle poussera-t-elle vers
l’exclusion une partie notable de la population ? L’incertitude qui
pèse sur les réponses pertinentes à ces questions engendre, sur-
tout en Europe, une baisse du tonus moral et un doute sur la
valeur sociale du travail. Le contraste est saisissant avec les com-
portements observés en Amérique du Nord, où ces défis sont
compris comme autant de chances à gagner.
La mutation de la condition féminine est également un
témoignage de cette métamorphose : se basant sur la disparition
du travail musculaire et sur les contrôles de la fécondité, la reven-
dication féminine de l’égalité des sexes, notamment pour l’accès
au travail, aux postes de responsabilité et de commandement,
pour l’autonomie et la liberté, s’étend progressivement au monde
entier à partir de l’Occident nordique. De ce fait, les femmes
apparaissent, en maints endroits, comme les agents les plus actifs
de la transformation sociale et de l’adaptation aux nouvelles
conditions de vie d’une humanité mondialisée.
Des interrogations sont par ailleurs formulées sur la capacité
de gouverner et sur le rôle de l’État : la mondialisation expose les
États-nations à des champs de forces d’interdépendances si
contraignantes que l’on ne sait plus quelles sont les marges de
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N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

manœuvre des pouvoirs centraux sur l’économique (flux finan-


ciers et taux de change échappant aux banques centrales, liberté
d’action et de localisation des entreprises transnationales, etc.),
sur le social (concurrence sur le coût du travail et les conditions
d’emploi, etc.) et sur le culturel (afflux d’informations, de forma-
tions et de spectacles sans obstacles aux frontières).

◆ Alors que les inégalités de la société industrielle se


transforment et qu’apparaissent de nouvelles formes
d’inégalité devant l’emploi et l’accès à l’information, le
pouvoir se dilue et la société devient à la fois transparente,
complexe et peu lisible. On assiste également à une
désacralisation des experts et au développement d’une
vision systémique, avec pour conséquence les phénomènes
d’incompréhension et de méfiance et la multiplication
de revendications d’identités culturelles, linguistiques ou
religieuses.
Jacques Lesourne
exposé devant la Commission française sur le thème
« Économie et mondialisation »

La complexité sociétale, dans sa poussée de croissance, sera-


t-elle encore maîtrisable dans les pays réticents à modifier les
structures et les modes de management ?
L’humanité a souvent rêvé d’être guidée par de grands pro-
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L E S E N T I M E N T P A R T A G É D ’ U N E M É T A M O R P H O S E
D E S C I V I L I S A T I O N S

jets, par des supports religieux ou idéologiques tels qu’en ont


portés les vagues de la chrétienté et de l’expansion islamique, la
Révolution française et les différentes propositions socialistes. La
fin du XXe siècle tourne le dos à ces modèles de pensée et assiste
au déclin des idéologies : trop d’échecs économiques et sanglants
dans les aventures du fascisme, de l’hitlérisme et du marxisme-
léninisme. Le vide dogmatique n’est compensé que par le prag-
matisme du libéralisme. Mais la course à l’enrichissement par la
loi des marchés est-elle un mode de régulation suffisant pour
gouverner des systèmes économiques et sociaux interconnectés à
l’échelle mondiale ? Où se définissent les règles du jeu ? L’huma-
nité peut-elle être soumise à la seule sanction de la sélection dar-
winienne sans construire les symbioses qui fondent l’harmonie
sociale, protègent les plus faibles, corrigent les exclusions ?

◆ Je ne crois pas à la fin des idéologies. L’homme est un


animal fondamentalement pétri d’idéologies. Nos
raisonnements sont fondés sur des réalités, sur des faits,
mais ils passent par le prisme déformant des idéologies.
Les hommes les plus intelligents ne pensent par
eux-mêmes que sur des domaines restreints. Pour le reste,
ils sont tributaires des autres. L’idéologie hyperlibérale
est bien vivante, bien qu’en France on en donne le plus
souvent une bien étrange description, et pour ma part
je ne crois pas à la mort de l’idéologie marxiste, même si
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N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

l’on convient que le marxisme-léninisme, tel qu’il a


été pratiqué dans certains pays, notamment en Union
soviétique, fut un échec.
Thierry de Montbrial
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Le communisme ayant échoué par excès de régulation, le


capitalisme ne risque-t-il pas de mourir par insuffisance de régu-
lation ? Les pratiques religieuses, les idées sur la cellule familiale,
sur la sexualité, les valeurs civiques et le patriotisme, sur le rôle
du travail comme ciment social et sur l’égalité des chances sont
profondément bouleversées. Apparaissent des phénomènes de
compensation : développement des fondamentalismes ou des
intégrismes religieux, multiplication des sectes, réseaux interna-
tionaux de mafias, drogues, tourisme sexuel, etc. En contrepartie,
de nombreux observateurs décrivent la jeunesse comme avide de
spiritualité.

◆ Il est clair que l’on voit réapparaître le phénomène


religieux comme un besoin fondamental de l’homme.
Les institutions telles que l’Église catholique seront
peut-être mises à mal, mais les grands messages religieux
du christianisme, du bouddhisme, de l’islam ou de
l’hindouisme sont appelés à connaître de nouveaux
23

L E S E N T I M E N T P A R T A G É D ’ U N E M É T A M O R P H O S E
D E S C I V I L I S A T I O N S

développements. Ces références fondamentales conduiront


peut-être à une remise en cause de l’idée simpliste de
laïcité... A force de vouloir organiser les sociétés en faisant
abstraction de toute valeur transcendante, on s’apercevra
peut-être que l’on va dans le décor.
Thierry de Montbrial
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Cette mutation sociétale remet en question l’ensemble des


pouvoirs : rivalités mal arbitrées entre les pouvoirs des élus dans
les démocraties, les pouvoirs de l’argent et des détenteurs de
l’information ; transfert des hégémonies économiques vers de
nouvelles zones (rives de l’océan Pacifique) ; poids de la démo-
graphie (Chine, Inde) comme contrepoids de la puissance capita-
listique (États-Unis d’Amérique, Europe) en présence d’une
transmission rapide des connaissances, des savoir-faire et des
faire-savoir. La primauté de l’économie dans un système global
d’échanges interdépendants renforce l’hypothèse d’une logique
de paix militaire entre les concurrents compensée par une logique
de guerre économique pour la conquête des places commerciales
et la division internationale du travail. Les conflits armés sont
localisés ; ils témoignent d’un mal-être de nombreuses popula-
tions ; ils sont violents, nationalistes, racistes, religieux, instables.
Les conflits économiques sont mondialisés.
24

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

L’humanité dans sa longue histoire a connu bien d’autres tri-


bulations. Chaque signe de mutation décrit ci-dessus contient des
menaces mais aussi des raisons d’espérer. Ces signes de progrès
sont nombreux : maîtrise de la fécondité conduisant à de meil-
leurs équilibres démographiques ; capacité d’intervenir dans la
gestion de l’espace et du temps ; doublement de l’espérance de vie
à la naissance, amélioration radicale de la santé ; moyens de lutte
contre la souffrance physique ; émancipation féminine ; transfor-
mations qualitatives du travail dont les machines éliminent la
sueur et le sang ; nouvelles techniques d’éducation et de diffusion
de la connaissance et de la culture ; organisation sociale fondée
sur l’initiative et la responsabilité ; retour au développement
d’une part considérable de l’humanité, etc. La métamorphose en
cours ne doit pas faire peur. Il appartient aux hommes de s’y
adapter pour le meilleur : la refuser est impossible.
25

La responsabilité des
nouvelles
technologies

◆ Dans le jardin d’Éden, Yahvé ordonne à Adam de


« nommer tous les oiseaux du ciel et toutes les bêtes de la
Terre », ce qui désigne en Adam, symboliquement ou
poétiquement, comme vous voudrez, le premier homme
de science. En effet, nommer est l’acte élémentaire par
lequel nous inaugurons ce grand dialogue avec la nature
que nous appelons maintenant la science, car c’est notre
façon de mettre de l’ordre dans l’apparent chaos qui nous
entoure. Nommer la nature et parler avec elle dans sa
propre langue qui est, selon le mot de Galilée, la
« géométrie », c’est instituer cette science-dialogue, ou
cette « science-discours » que nous appelons maintenant
« science fondamentale ». Dans le même temps, Yahvé
ordonne à Adam de « dominer la Terre », désignant là,
symboliquement ou poétiquement, Adam comme le
premier ingénieur. Nous voyons ici apparaître le second
26

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

volet de la science, cette « science-domination » que nous


appelons maintenant « science appliquée ». Et voici donc
installés, dès les premières pages de la Genèse, ces deux
pôles entre lesquels tout homme de science évolue et, peu
ou prou, oscille.
Yves Quéré
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

En cette fin de XXe siècle, le changement est général, mais on


peut plaider que son origine se situe fondamentalement dans
l’invasion des activités humaines par les applications de la science.
Rien n’y échappe : les nouvelles sources d’énergie, l’automatisa-
tion et la scientisation de l’agriculture et des manufactures, les
transports, la conquête de l’espace, la santé, les mœurs. La res-
ponsabilité principale de la mutation est attribuée aux nouvelles
technologies de l’information et de la communication, les NTIC,
qui, par la numérisation, transforment les conditions de saisie, de
mémorisation, de traitement, de présentation et de transmission
de l’information, et touchent, de ce fait, à la connaissance et à son
utilisation. Ainsi apparaît un renversement dans l’offre du tra-
vail : les bureaux vident les usines de la main-d’œuvre qui avait
précédemment déserté les champs. Le support principal de l’acti-
vité humaine se déplace vers l’immatériel. Quantité de services
nouveaux apparaissent alors que le travail musculaire disparaît.
27

LA RESPONSABILITÉ DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

Un système nerveux universel s’installe sur la planète, dont le


fonctionnement d’Internet est un exemple emblématique.

◆ Les conséquences de la relation image/écrit font qu’il


devient difficile de choisir dans l’information reçue ce qui
doit être éliminé, que la façon de réfléchir en faisant la
part du réel et du virtuel devient totalement différente et
que la société d’information est une société dans laquelle
le niveau moyen de connaissances augmente en même
temps que le savoir devient de plus en plus flou.
Jacques Lesourne
exposé devant la Commission nationale sur le thème
« Penser la société de l’information »

Jamais les relations entre les scientifiques et les techniciens


n’ont connu une telle efficacité dans les échanges internationaux,
et jamais les facteurs de supériorité technologique n’ont joué un
aussi grand rôle dans les rapports de forces économiques et mili-
taires entre les peuples. Mais la propriété intellectuelle de la
connaissance se dilue dans les facilités offertes à la reproduction
des documents, aux renseignements par les concours des réseaux
de télécommunications et par la difficulté de contrôler les flux de
l’« immatériel ».
Dans le même temps s’accroît la dépendance des sociétés à
l’égard des sources d’énergie, notamment du pétrole et du gaz
28

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

naturel, qui sont devenues des enjeux géopolitiques majeurs au


plan mondial, entretenus notamment par la généralisation de
l’utilisation de l’automobile. Cet accroissement rapide de l’utili-
sation des combustibles fossiles menace la stabilité du climat
(effet de serre) et impose à l’humanité de reconsidérer ses rap-
ports avec l’énergie. Mais le recours généralisé à l’énergie
nucléaire demande lui aussi un contrôle mondial encore impar-
fait.
Plus chargé encore de préoccupations pour l’avenir est l’avè-
nement spectaculaire des biotechnologies, qui révolutionne
l’agriculture, la médecine et nombre d’industries, et qui peut
conduire à des situations de monopoles génératrices de tensions
commerciales et économiques, tout en posant de redoutables
problèmes éthiques.

◆ L’exemple des déchets nucléaires introduit dans le champ


de l’éthique un homme nouveau, totalement inhabituel,
un homme qui vivra dans cinq cent mille ans. L’éthique
n’a jamais jusqu’ici pris en compte cet homme-là, limitant
son horizon du prochain à ceux qui vivent sur la planète
aujourd’hui et demain, nos enfants, nos petits-enfants.
Ces déchets qui seront encore nocifs dans un demi-million
d’années nous rendent responsables de nos descendants
lointains, exclus de notre visage, totalement
inimaginables. La relance des termes de l’éthique vient
29

LA RESPONSABILITÉ DES NOUVELLES TECHNOLOGIES

aussi des progrès de la médecine, de la procréation


médicalement assistée et des clonages qui engendrent des
désirs nouveaux sur lesquels l’éthique doit statuer
formellement.
Yves Quéré
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

La diffusion rapide des nouvelles technologies de l’informa-


tion, de la production d’énergie ou de la microbiologie sont au
cœur même du phénomène de mondialisation technique, support
et complément de la mondialisation économique.
Les organisations nationales et internationales, les ONG, les
associations privées sans but lucratif gagneraient à développer des
programmes d’études sur les aspects éthiques de ces transforma-
tions technologiques, notamment sur les nouvelles technologies
de l’information et de la communication, rendues très impor-
tantes par la croissance des télé-activités (télé-travail, télé-méde-
cine, télé-enseignement, commerce électronique, etc.) et appelées
à jouer un grand rôle dans les opérations de codéveloppement au
profit des pays les moins avancés en permettant leur décloisonne-
ment1. L’essor des multimédias appuyés sur les réseaux et sur les

1. Jean-Yves Babonneau, Co-développement et inforoute, Paris, Commis-


sion française pour l’UNESCO, juin 1996.
30

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

cédéroms, en associant les technologies de l’audiovisuel et des


images de synthèse aux télécommunications et à l’informatique,
apportera des modifications profondes mais aujourd’hui encore
difficilement prévisibles à la diffusion de la culture et des ensei-
gnements comme à la délocalisation des activités économiques et
sociales.
31

Vers une
nouvelle vision
du monde

Fernand Braudel, dès les années 1960, pressentit l’émergence


d’une nouvelle explication du monde en remplacement de celle
de Descartes, de Newton (appuyée sur celle de Copernic) et de
Galilée (XVe-XVIIe siècles), qui avait succédé à la vision transmise
de l’antiquité grecque depuis Aristote et Ptolémée1.
En dépit de risques d’erreurs souvent dénoncés, les connais-
sances acquises par les progrès des sciences exactes et naturelles
ont toujours alimenté, par la métaphore et par la recherche d’iso-
morphismes, la réflexion sur la condition humaine. Exposés à la
controverse dans une situation d’immaturité évidente, des idées

1. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion, 1987 :


« pas de progrès, pas de raisonnement ou d’hypothèse fructueuse s’il
n’existe un système général de références par rapport auquel se situer puis
s’orienter ».
32

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

neuves sont en cours d’émergence, qui confirment le sentiment


d’éclairage novateur exprimé en son temps par Fernand Braudel.
Les sources d’inspiration viennent de l’accumulation des décou-
vertes accomplies au cours de notre siècle par les mathématiques
théoriques, l’astrophysique, la physique quantique, la physique
des états éloignés de leur position d’équilibre et, plus encore, du
développement de la connaissance fondamentale concernant le
traitement de l’information (cybernétique, automatique, informa-
tique) et provenant de l’immense domaine de la biologie qui se
ramène essentiellement à la recherche de la connaissance du trai-
tement de l’information par le vivant1.

1. Parmi les avertissements à la prudence lorsqu’on transfère vers le domaine


des sciences humaines des notions acquises dans le domaine des sciences
exactes et naturelles, le lecteur trouvera intéressants les arguments d’Alan
Sokal et Jean Bricmont (Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob,
1997), mais il pourra compléter sa documentation par la consultation de
Trinh Xuan Thuan (Le chaos et l’harmonie, Paris, Fayard, 1998), qui fait
une vaste synthèse des nouvelles connaissances scientifiques et conclut
(p. 438) : « au cours de nos pérégrinations dans le monde de la science,
nous avons été témoins de l’émergence d’une nouvelle vision du monde.
Cette vision ne peut être plus différente de celle qui émergea avec Newton
au XVIIe siècle et qui a dominé le monde pendant trois cents ans ».
33

V E R S U N E N O U V E L L E V I S I O N D U M O N D E

◆ En sciences, si les cinquante dernières années ont été


l’ère de la physique, les cinquante prochaines seront celle
de la biologie.
William J. Clinton
The four guideposts of science, communication à
la Morgan State University, 1997

La vision nouvelle a été décrite dans une formule remarqua-


blement ramassée de Tresmontant1 : « L’univers doit se com-
prendre comme un système historique, évolutif, épigénétique et
non préformé, à l’information croissante. » Ici, chaque mot
compte comme un éclairage novateur par rapport à l’héritage des
siècles passés, chaque mot approche un concept nouveau, ouvre
un débat. Cette définition attire particulièrement l’attention sur
l’importance de l’information inscrite dès l’origine dans les lois
qui conditionnent les comportements des rayonnements et des
particules — pour autant que l’on accepte l’hypothèse du big
bang, provisoire peut-être mais très caractéristique de notre
époque —, information qui se développe au cours du temps par
le phénomène de la mémorisation présent dans les évolutions du
monde minéral, puis vivant, puis humain, évolutions dont
l’observation des fossiles physiques, biologiques et archéolo-

1. Cité dans P. Chaunu, L’axe du temps, Paris, Julliard, 1994.


34

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

giques commence à nous donner une vision de plus en plus pré-


cise. Sans prétendre que la science nous renseigne davantage
aujourd’hui qu’hier sur le problème métaphysique du détermi-
nisme de la Création, la vision se modifie par le constat qu’un
faisceau de causes peut conduire à plusieurs solutions, par la
considération des limites d’accès à la connaissance, par la restau-
ration de l’importance, en des circonstances critiques, de petites
actions aléatoires apparentées au hasard, capables de déclencher
de grands phénomènes, par la plongée dans la complexité dont la
lisibilité paraît échapper aux ressources de l’analyse. Ainsi, au
moment même où l’homme acquiert un pouvoir inégalé dans sa
capacité d’agir sur la nature et sur lui-même, il est ramené à une
humilité fondamentale qui l’enseigne sur la part d’imprévisibilité
de l’avenir.

◆ La science véhicule des valeurs de vérité, de rigueur,


de liberté de pensée. Elle a revendiqué d’être elle-même
une éthique car elle donnait, pensait-elle, le bonheur
à l’homme. Il a suffi de deux éclairs dans le ciel japonais
pour que vacille cette croyance un peu simplette et que
soient mis en question radicalement les bienfaits et même
l’innocuité de la science.
Yves Quéré
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française
35

V E R S U N E N O U V E L L E V I S I O N D U M O N D E

Nous sommes bien loin du scientisme auquel le XIXe siècle


semblait conduire.

◆ Puisque c’est dans l’esprit des chercheurs que naissent


les inventions potentiellement dangereuses des sciences et
des techniques, c’est aussi dans l’esprit des chercheurs
que doivent être élevées les barrières de l’éthique.
En d’autres termes, les chercheurs ont un devoir d’alerte.
Gérard Toulouse
exposé devant la Commission nationale sur
le thème « Éthique et science »

Retournant à l’humilité, les scientifiques sont inquiets de


leurs découvertes et réclament un consensus sur l’éthique de la
connaissance et de ses applications, particulièrement dans les
domaines du nucléaire et de la biologie. Face à cette situation, le
public se sent étranger au débat. Ses réactions sont curieusement
contrastées selon que l’on vit dans les pays orientés vers l’avenir,
particulièrement les États-Unis d’Amérique, où les proclama-
tions officielles chantent comme des hymnes au progrès scienti-
fique1, ou que l’on se trouve en Europe, où prévaut la nostalgie
d’un passé en voie de disparition.

1. Voir la déclaration du Président Clinton citée supra.


36

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Tous les moyens de concertation possibles doivent aider à


formuler un consensus sur l’éthique de la recherche et à promou-
voir des politiques des applications scientifiques conformes aux
besoins matériels et moraux de l’humanité. Par cette voie, on
veillerait à réduire le fossé qui sépare le monde de la science et de
la technologie de la société en général. La civilisation nouvelle en
émergence ne pourra pas trouver son harmonie s’il subsiste plu-
sieurs cultures si faiblement capables de communiquer entre elles,
celle des hommes de science et des ingénieurs et celle des litté-
raires et des hommes de loi, celle des hommes d’entreprise et celle
des hommes d’administration.
37

La culture
des Lumières est-elle
dépassée ?

Les Européens sont légitimement fiers du rôle qu’ils ont joué


dans l’élaboration de la culture des Lumières. Ils y voient un fac-
teur de supériorité. Cette attitude est-elle justifiée ? La question
mérite d’être posée à un moment où tout change dans l’environ-
nement, les concepts, la vision du monde.
Dans la mesure où les Lumières donnaient une première
place à la rationalité, appuyaient les activités humaines sur le
développement de la connaissance scientifique, recherchaient
l’harmonie sociale par l’éducation et la participation de tous les
citoyens, on doit reconnaître que le XXIe siècle s’engage dans les
mêmes intentions et, poursuivant les mêmes buts, assure la conti-
nuité avec la pensée des philosophes du XVIIIe siècle. Ce qui a
fondamentalement changé cependant, ce sont les outils intellec-
tuels au moyen desquels on peut espérer trouver des solutions
aux problèmes économiques, sociaux et culturels que pose la
métamorphose de la civilisation.
38

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Le phénomène majeur est la poussée de la complexité. Les


flux d’information sont devenus torrentueux. Ils portent la com-
plexité au-delà du seuil où l’analyse des causes principales et la
résolution par parties distinctes cessent d’être praticables. La phi-
losophie de la certitude qui a sous-tendu la plupart des idéologies
sociales cède la place à la philosophie de l’incertitude.

◆ Les certitudes des Lumières s’estompent. Je me réfère


à Edgar Morin qui a dit : « les Lumières ont échoué parce
qu’elles ne pouvaient pas voir l’ombre au cœur de leur
propre prévoyance ». Derrière les Lumières, il y a
eu le capitalisme. Le capitalisme est flexible, il épouse
différentes formes, mais les Lumières, l’individualisme et
le capitalisme marchent ensemble vers la maturité. Ces
certitudes des Lumières en voie d’effacement constituent
un phénomène sans doute essentiel pour analyser
le monde des idées et la vie politique.
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Les modèles mentaux des Lumières tendaient à résoudre la


complexité par la simplification. Peu à peu, le cartésianisme, ver-
sion appauvrie de la pensée du philosophe, avait conduit à raison-
ner par division des problèmes en donnant la préférence aux
39

L A C U L T U R E D E S L U M I È R E S E S T - E L L E D É P A S S É E ?

traitements séparés des parties. Aujourd’hui, l’interdépendance


des questions oblige de préférer les relations des parties entre
elles et avec le tout. Pascal l’emporte sur Descartes. Nous aime-
rions raisonner en causalités linéaires, alors que l’on ne peut par-
ler que de causalités bouclées en réactions et contre-réactions.
Nous assistons à la fin du positivisme comme système d’ordre et
de progrès, à la désuétude des classifications qui stérilisent les
emprunts d’inspirations, si nécessaires aujourd’hui, à la systé-
mique, à la cybernétique et à la biologie. Le vocabulaire social
s’enrichit de termes auxquels on avait rarement recours : amplifi-
cation, résonance, catalyse, effets pervers, diversité, sélection,
symbioses, synergies, etc.
Dans l’incertitude, on ne peut plus dire que gouverner c’est
prévoir. Ce ne peut-être que faire des hypothèses sur l’avenir,
pratiquer un essai, examiner les conséquences, corriger les erreurs
et pratiquer un nouvel essai. Ce processus essai - erreur - correc-
tion d’erreur ne peut plus être arbitré par des références fixées a
priori, lesquelles ont généralement disparu. La décision s’opère
alors par la sélection, les formules les mieux adaptées aux change-
ments étant les seules finalement retenues par les utilisateurs.
Cette démarche de tâtonnements soumis à la concurrence
explique la préférence affirmée par beaucoup d’observateurs pour
le recours au marché, lieu de l’arbitrage des valeurs d’échanges
par la loi d’airain de la sélection. Dans cette conception, le mar-
ché n’est pas seulement le territoire où se rencontrent les produits
40

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

ou services commercialisables, mais le lieu où sont condamnées


ou magnifiées les solutions que différents acteurs proposent pour
les activités humaines quelle qu’en soit la nature. Il y a un marché
des télécommunications, des transports aériens, maritimes et fer-
roviaires, et non plus des services garantis par des monopoles
publics. La mondialisation, mettant tout en vase communicant,
impose des marchés pour l’éducation, les produits culturels, la
santé, l’information, sans que le pouvoir politique puisse s’oppo-
ser à ce mouvement. A une rationalité basée sur des systèmes de
régulation régaliens, rationalité qui obéissait aux principes de la
philosophie des Lumières, se substituent les lois des marchés qui
appartiennent davantage à la complexité biologique qu’à des lois
de simplification mécanique.
Les Européens, surtout les continentaux, manifestent une
difficulté particulière à entrer dans cette nouvelle dialectique.
Dans la mesure où l’impuissance politique de l’Union euro-
péenne ne permet pas d’influencer les règles du jeu, on peut se
demander s’il n’est pas suicidaire de refuser l’obstacle alors que
tout se passe comme si les systèmes de régulation et de protection
étaient, de facto, obsolètes. Mais nous voyons bien que le refus
s’alimente à plusieurs siècles d’élaboration de philosophie sociale1
et à l’attachement à des instruments de redistribution considérés

1. Voir Michel Albert et sa définition du capitaliste rhénan par opposition au


capitalisme anglo-saxon.
41

L A C U L T U R E D E S L U M I È R E S E S T - E L L E D É P A S S É E ?

comme de précieuses conquêtes humanistes, comme des fonde-


ments de la culture sociale européenne.
Ces considérations théoriques ont des retombées directes
dans le management des entreprises et le gouvernement des États.
Toute recherche de solution étant, par nature, interdisciplinaire,
intersectorielle, interministérielle, les organisations des systèmes
humains en hiérarchie pyramidale, et, dans l’industrie, le taylo-
risme où quelques-uns décident pour un grand nombre qui exé-
cutent, deviennent inopérants. Les informations circulent trop
rapidement pour être portées au sommet. Elles doivent être trai-
tées sans délais, là où elles parviennent dans les échanges avec
l’extérieur. Ainsi, à des organisations construites depuis l’origine
des systèmes humains sur l’obéissance se substituent des fonc-
tionnements confiés à l’initiative et à la responsabilité de tous les
agents1. Cette mutation conduit à l’exercice de la subsidiarité
sous forme de structures en réseaux. C’est d’ailleurs une structure
de cette nature qui se met spontanément en place dans la distri-
bution de pouvoirs efficients sur les réseaux de communication
du genre Internet.
L’adaptation est particulièrement difficile pour les pays
comme la France qui, par leurs traditions et leur culture, ont vécu
sur des organisations centralisées au sommet de l’État. La struc-

1. F. Guiraud et O. Lecerf, Institut de l’entreprise.


42

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

ture en départements ministériels responsables de leur territoire


de pouvoirs s’oppose aux traitements intersectoriels et intermi-
nistériels et aux initiatives des agents les plus actifs de la méta-
morphose, à savoir les petits groupes humains (PME, associations
sans but lucratif, etc.) avec lesquels une concertation continue est
indispensable dans un climat de grande liberté. Des signes d’évo-
lution apparaissent, qui inclinent cependant à l’optimisme. Le
rapport L’État en France présenté par Jean Picq en 1994 propose
des réformes de l’administration qui vont dans le sens de la nou-
velle culture. Jean Saint-Geours1 montre l’intérêt des autorités de
régulation indépendantes telles que la Federal Communication
Commission (FCC) aux États-Unis d’Amérique, ou la Commis-
sion des opérations de bourse (COB), la Commission nationale
de l’informatique et des libertés (CNIL) et le Conseil supérieur
de l’audiovisuel (CSA) en France, dont la constitution et les mis-
sions garantissent la capacité d’intervention interdisciplinaire.
L’exemple est donné par les Anglo-Saxons, qui n’hésitent pas à
conférer des pouvoirs étendus à des task-forces chargées de
résoudre un problème chaque fois qu’il peut être délimité et qu’il
se tient aux frontières de plusieurs départements ministériels.
Dans ces circonstances, les hommes les plus précieux ne sont
pas ceux qui ont atteint le degré le plus avancé dans la perfection

1. Jean Saint-Geours, Éthique aux énarques, Paris, PUF, 1997.


43

L A C U L T U R E D E S L U M I È R E S E S T - E L L E D É P A S S É E ?

de la connaissance d’une spécialité, mais les hommes-carrefours


capables de traiter des problèmes à l’interface de plusieurs disci-
plines et d’en orienter les solutions vers les applications les plus
utiles à l’humanité, notamment au regard des valeurs éthiques.
Dans cet esprit, les organisations nationales et internatio-
nales gagneraient à consacrer leurs moyens principaux à l’étude
des problèmes transversaux dans l’intersection des territoires de
leurs secteurs opérationnels. Elles définiraient des objectifs glo-
baux ayant effets fédérateurs pour éclairer les problèmes interdis-
ciplinaires les plus urgents. Elles procèderaient à des distributions
souvent renouvelées des responsabilités et constitueraient des
groupes de réflexion et d’action temporaires chargés de gérer les
programmes d’interventions correspondants.
45

La question
du développement
durable

Notre génération est la première dans l’histoire à prendre


conscience de la fragilité de la biosphère et à exprimer la crainte
que l’activité humaine n’en provoque des dysfonctionnements
dont nous serions les premières victimes. Dans chacune de ses
expressions, cette tension nouvelle des rapports humanité/nature
possède une dimension mondiale, soit par essence (changement
climatique, couche protectrice d’ozone, diversité biologique, pol-
lution marine, etc.), soit par expansion de certaines atteintes
locales à l’environnement et aux ressources naturelles (déforesta-
tion, désertification, pollution des nappes aquifères, réduction
des espaces naturels, accumulation de déchets domestiques et
industriels, etc.).
Dans ce processus de changement, la mondialisation techno-
logique et économique tend à uniformiser le cadre de vie et à
effacer les marques de la mémoire patrimoniale, qu’il s’agisse du
patrimoine culturel (monuments, centres historiques urbains,
46

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

etc.) ou du patrimoine naturel (diversité des espèces et des pay-


sages). Les efforts pour préserver ce patrimoine culturel et natu-
rel sont systématiquement contrecarrés au nom de l’économie et
du profit.

◆ La recherche d’un développement durable — c’est-à-dire


économiquement viable, socialement acceptable et
respectueux de l’environnement — demande un
changement profond des pratiques et des comportements
qui ont prévalu jusqu’ici. Les problèmes de
l’environnement se situent en effet à l’intersection de
l’écosphère (ensemble constitué par la biosphère,
l’hydrosphère et l’atmosphère) et de la technosphère,
ensemble des techniques agricoles, industrielles, médicales
ou autres qui véhiculent ce que l’on appelle le
développement. Mais cette technosphère est le produit de
la sociosphère, ensemble des institutions et mécanismes
économiques, juridiques et politiques qui gouvernent
le monde, qui procède elle-même de la noosphère, c’est à
dire ce qui naît dans l’esprit des hommes.
Michel Batisse
exposé devant la Commission française sur le thème
« Les rapports homme-nature dans la mondialisation »

Ainsi, le développement durable ne peut-il se décréter au


47

L A Q U E S T I O N D U D É V E L O P P E M E N T D U R A B L E

seul niveau technique, mais relève surtout de facteurs décisifs de


dimension mondiale dans l’environnement humain. Le premier
est démographique : l’humanité doit se préparer à être riche de 8
à 10 milliards de personnes, la plupart dans des pays encore peu
développés, avant la moitié du siècle prochain. « Le développe-
ment ne sera durable que s’il l’est pour tous les passagers de notre
seule terre1. » Le deuxième concerne la poussée de l’urbanisa-
tion : la ville, et plus particulièrement la grande ville, engendre
une série de pathologies médicales, sociales et environnementales2
qui doivent être explicitées et combattues. L’artificialisation de
l’espace, enfin, tant du fait urbain que de l’industrialisation, des
transports et de l’agriculture intensive, perturbe les fonctions
écologiques et hydrologiques de la biosphère.

◆ En 2025, 60 % des habitants du monde vivront dans


les villes. D’ores et déjà, on peut distinguer l’émergence
d’une géopolitique urbaine. Aujourd’hui, il n’y a pas
d’États-nations riches vivant à côté d’États-nations
pauvres. Richesse et pauvreté se trouvent étroitement
mêlés partout à l’intérieur d’une même ville. Compte tenu

1. Federico Mayor, La Conférence de la biosphère vingt-cinq ans après,


Paris, UNESCO, 1993.
2. Philippe Saint-Marc, Secrétaire général de la Société internationale de
recherches pour l’environnement de la santé (SIRES).
48

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

de ce brouillage kaléidoscopique, l’urbanisation doit être


considérée comme un fait politique majeur.
Thierry de Montbrial
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Des incertitudes scientifiques pèsent sur les dangers encou-


rus par l’environnement humain, exagérés par les uns, mis en
doute par les autres, parfois dans la considération d’intérêts caté-
goriels. L’exemple du problème de l’accès aux ressources en eau
montre que de telles questions peuvent dégénérer en casus belli
dans certains points du monde.

◆ Je suis persuadé que si l’on répondait pleinement à


cette question du développement durable, il n’y aurait
plus de chômage, au sens actuel du terme. Il y aurait
une place pour tout le monde dans la société.
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Des programmes remarquables tels que la Commission


océanographique intergouvernementale (COI), le MAB (L’hom-
me et la biosphère), le Programme hydrologique international
(PHI) et le Programme international de corrélation géologique
49

L A Q U E S T I O N D U D É V E L O P P E M E N T D U R A B L E

(PICG), conduits par l’UNESCO ces dernières années, doivent


être poursuivis et amplifiés en retenant comme majeur le principe
de précaution et l’analyse prospective des éventualités. L’effort
doit continuer avec les renouvellements appropriés en coopéra-
tion avec toutes les forces qui contribuent à la solution de ces
problèmes (États, régions, Banque mondiale, ONG, etc.).
Il est apparu en outre que l’importance prise par les pro-
blèmes de la ville et de l’urbanisation justifiaient le développe-
ment d’un programme interdisciplinaire particulier, associant des
spécialistes des sciences naturelles, des sciences sociales, de la
culture et de la communication avec l’appoint d’experts des
transports, de lutte contre la pollution, de l’urbanisme, de
l’aménagement du territoire, etc. Ces analyses multifactorielles
devraient porter sur des cas concrets et intéresser au premier chef
les pays à forte poussée démographique.
Les expériences de protection des écosystèmes et de la diver-
sité biologique par le biais des réserves de biosphère, qui allient
conservation et développement durable, devraient être poursui-
vies, en favorisant sur ces sites des synergies de recherche,
d’expérimentation, de formation et d’éducation.
Dans la problématique du développement durable,
l’UNESCO demeure l’organisation qui a la charge, au plan inter-
national, de la protection et de la promotion du patrimoine, qu’il
s’agisse des sites naturels ayant un caractère exceptionnel ou des
chefs-d’œuvre produits par l’art de l’homme.
51

Mutation
linguistique et
culturelle

L’abolition des obstacles de la distance et du temps dans la circu-


lation des biens, des services, de l’argent, des postes de travail et
des informations, y compris les informations qui forment les
idées et fondent la culture, provoque des malaises d’identité. Les
hommes perdent leurs racines et tissent de nouveaux liens de soli-
darité qui s’éloignent de ceux dont les États assuraient l’existence
et le contrôle. Parmi les facteurs d’identité, la langue maternelle
est l’un des plus sensibles. Les conflits linguistiques exacerbent
les poussées de nationalisme et nourrissent les séparatismes. Il est
à présumer que les langues poseront demain des problèmes poli-
tiques majeurs, porteurs d’éclatements et de conflits.
Or il est difficile de trouver des mots assez forts pour quali-
fier les phénomènes actuels de mutation dans le domaine des
langues. L’usage de l’informatique est une nouvelle écriture. Le
changement est plus profond et plus rapide que celui que provo-
qua le développement de l’imprimerie. Deux forces sont en pré-
52

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

sence : d’une part, l’utilisation des réseaux tend à favoriser le


recours à un nombre restreint de langues, et même à une langue
unique ; d’autre part, le traitement informatique du langage per-
met d’obtenir des conversions inconnues jusqu’ici aux moindres
frais : machines à transcrire en « numérique » l’oral et l’écrit,
machines à lire, à dicter, traitement sophistiqué des textes, aides
automatiques à la traduction, à l’archivage, à la recherche docu-
mentaire, à l’élaboration de résumés, à la fabrication d’hyper-
textes et de multimédias. Les langues qui ne bénéficieront pas de
ces outils nouveaux seront rejetées comme véhicules de la com-
munication mondiale.
Par ailleurs, la pénétration des sciences dans toutes les activi-
tés et la complexité des systèmes technologiques conduisent à
l’utilisation d’une langue opérationnelle, un « anglais de base »,
sorte de squelette, support des néologismes qui rendent compte
des objets et des concepts nouveaux introduits par l’usage des
techniques en enfantements de constantes évolutions. Nous
étions habitués à pratiquer une langue symbolique dont la
richesse est l’approximation, l’évocation, la flexibilité nécessaire à
la négociation, à la séduction ou à l’imagination. Par contraste, la
langue opérationnelle est un outil brutal par sa simplification, qui
ne laisse aucune place à l’interprétation tant les mots et la syntaxe
doivent éviter tout risque d’ambiguïté. Indépendamment du fait
qu’elle est pratiquée par le pays dominant en matière d’innova-
tions technologiques, il se trouve que la langue anglaise se prête
53

M U T A T I O N L I N G U I S T I Q U E E T C U L T U R E

particulièrement bien à ces exigences d’une langue de transmis-


sion schématique. Quoique l’on veuille faire aujourd’hui dans la
communication scientifique ou dans celle des affaires financières
et économiques, il est indispensable de pratiquer cet anglais fruste
qu’à certains titres on pourrait considérer comme une langue
dégénérée. Cette situation pèse sur le statut de toutes les autres
langues, pratiquées par d’importantes populations ou par des
îlots linguistiques. Elle pèse aussi sur l’anglais lui-même en tant
que langue littéraire.
La civilisation de l’information qui est aussi la civilisation de
la connaissance n’offre pas d’espérance d’emploi aux illettrés.
L’illettré n’est pas seulement l’analphabète. C’est celui qui ne sait
pas faire un bon usage des nouvelles technologies de l’informa-
tion et de la communication (NTIC) dans un cadre mondial.
Seule l’éducation peut lutter contre cette forme d’exclusion,
notamment en préparant à la pratique de plusieurs langues dès le
jeune âge. Mais le traitement informatique du langage peut aussi
faciliter l’accès aux réseaux internationaux.

◆ Pour les Européens, je crois à la théorie des trois langues :


sa propre langue maternelle, une autre langue européenne
et l’anglais, sorte de bas latin de notre époque.
Thierry de Montbrial
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française
54

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

La nécessité de prendre en compte le problème linguistique


est particulièrement présente dans la constitution des grandes
unions économiques régionales telles que l’Association de libre
échange nord-américaine (ALENA), le Mercado del Sur (MER-
COSUR), l’Association of South-East Asian Nations (ASEAN)
et, au premier chef, l’Union européenne. C’est pourquoi apparaît
l’idée de considérer la notion d’infrastructure linguistique comme
l’une des pierres angulaires des constructions régionales afin d’en
consolider les solidarités et d’éviter les conflits au même titre que
l’on porte intérêt à la mise en place, pour le bon fonctionnement
économique et social, de systèmes d’infrastructure des transports,
de l’énergie et des télécommunications. Cette infrastructure lin-
guistique permettra un jour à chacun de travailler dans sa langue
maternelle tout en ayant la faculté de communiquer avec les
citoyens d’une autre entité linguistique.
Le problème est particulièrement aigu pour l’Europe et pour
l’Asie, où des dizaines de langues devraient être maintenues dans
l’usage courant sans que, cependant, aucune infériorité n’appa-
raisse dans le domaine des échanges internationaux, notamment
dans le commerce électronique appelé à contrôler une large part
des activités de production et de distribution des biens et des ser-
vices.
Le problème linguistique est au carrefour de la science et des
techniques, de l’éducation, de la culture et de la communication.
Les effets de ces mutations ne manqueront pas d’avoir une
55

M U T A T I O N L I N G U I S T I Q U E E T C U L T U R E

influence considérable sur l’accès à la culture, sa diffusion et sa


reproduction. Mais gardons-nous de cette tendance actuelle à
diaboliser la mondialisation qui, outre qu’elle est inexorable, cor-
respond à une logique de l’histoire dont elle n’est évidemment
pas la fin mais une étape majeure. Nous avons connu d’autres
bouleversements, les grandes découvertes, la naissance de l’État-
nation ; chacune de ces grandes découvertes de l’histoire a
apporté son cortège de malheurs de souffrances, d’altération et en
même temps de formidables progrès.

◆ Toutes les cultures du monde sont désormais révélées au


monde, ce qui n’était pas le cas auparavant. Je me
souviens, à l’époque où j’étais à l’UNESCO, il y a vingt
ans, cette revendication d’identité, cette affirmation de
l’égale dignité des cultures était problématique, cela
n’était pas admis. Je ne dis pas que cela l’est beaucoup plus
maintenant, mais enfin l’existence simultanée et la
connaissance possible de toutes ces cultures du monde est
une des voies par lesquelles on peut donner un sens et une
légitimé à cette revendication de l’égale dignité des
cultures.
Jacques Rigaud
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française
56

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Que ce soit sous l’angle de l’abaissement des frontières, de


l’interdépendance des économies, de l’instantanéité ou de l’uni-
versalité des communications et des données, si l’on se rapporte à
toutes les étapes précédentes qui ont contribué à décloisonner les
sociétés humaines, la mondialisation est positive. Et sur le terrain
proprement culturel, voyons d’abord les immenses enjeux que
celle-ci comporte.

◆ Si l’on avait dit il y a deux siècles, ou un peu plus, à


Denis Diderot qu’un jour en pianotant sur un clavier
et avec un miroir, un étrange miroir, une étrange lucarne,
n’importe qui aurait accès à toutes les bibliothèques
du monde, pourrait converser avec des philosophes ou des
hommes de science à l’autre bout du monde, cet athée
de Diderot aurait crié Alléluia ! Car le rêve de tous
les philosophes depuis les origines du monde se trouvait
ainsi réalisé. Or c’est, ou ce sera très bientôt, le cas.
Jacques Rigaud
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Commençons d’abord par considérer ce fantastique bond en


avant que représentent les autoroutes de l’information. Les peurs
qui naissent de la mondialisation ont concouru à nous donner
conscience des solidarités mondiales et représentent à ce titre un
57

M U T A T I O N L I N G U I S T I Q U E E T C U L T U R E

progrès de l’humanité. D’une certaine manière, les peuples, les


individus sont peut-être plus en avance dans leurs esprits, quant à
ce phénomène de la mondialisation, que les États où les gouver-
nements font une fixation sur l’agression portée à leurs sphères
de compétence. Ne nous cachons pas que la mondialisation porte
avec elle d’immenses risques, d’abord et avant tout la tentation
du repli, de l’intégrisme, toutes les formes collectives du refus ou
de la peur de l’autre. L’équilibre entre l’acceptation de la mondia-
lisation et la recherche légitime d’identité est un des plus grand
défis culturel de notre époque.
S’oriente-t-on vers une standardisation de la culture mon-
diale ou vers un accroissement des possibilités offertes aux cul-
tures régionales ? On peut prévoir que les deux phénomènes
coexisteront. Protéger une culture n’a pas de sens et en aura
encore moins dans une société mondialisée. Seule une attitude
positive permettra d’éviter la sclérose : la tradition, mais aussi,
l’imagination et la créativité devront être activement soutenues et
développées.
On ne saurait cependant manquer de souligner que la mon-
dialisation des échanges, si l’on se place sur un terrain plus éco-
nomique, risque d’aboutir à une américanisation de la culture.
On l’a bien vu au moment de la querelle du GATT, à propos des
échanges culturels. Jacques Delors a pu dire que « la culture n’est
pas une marchandise ». Oui, la culture n’est pas une marchandise
comme les autres.
58

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

◆ Permettez-moi de parler de l’Europe : nous insistons trop


sur nos différences, sur le plan culturel, entre pays
européens. Si l’on compare le statut de la culture aux
États-Unis ou au Japon, où l’on veut la livrer à la fois au
marché et au mécénat, et le statut de la culture dans les
pays d’Europe, de grâce, n’insistons pas sur nos différences
mais sur ce qui nous rapproche. Dans tous les pays
d’Europe, sous des formes variables, à des degrés
variables, le soutien public à la culture existe. Il n’y a pas
toujours un ministère de la culture, ministère d’État,
glorieux et prestigieux, mais vous avez un soutien public,
ce qui est le fait des cantons suisses, des länder, des
autonomies espagnoles ; ou bien vous avez un système
complètement différent du système français comme celui
de la Grande-Bretagne, où jusqu’à une époque très
récente il n’y avait pas d’administration, mais un conseil
des ordres, une espèce de police culturelle qui soutenait
toute cette politique de financements publics à la culture.
On voit maintenant se rapprocher ces différents pays
puisque même l’Angleterre a un ministère de la culture
depuis M. Tony Blair. Et l’Italie est en voie d’en créer un.
Jacques Rigaud
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française
59

M U T A T I O N L I N G U I S T I Q U E E T C U L T U R E

Ce qui signifie l’acceptation d’une certaine intégration de la


culture des biens et des services engendrés par l’activité de
l’esprit, l’acceptation de l’entrée de ces biens et services, dans une
certaine mesure et dans certaines limites, dans l’économie géné-
rale, dans l’économie de marché, mais en revendiquant sa spécifi-
cité. Car il faut bien voir que pour les Américains auxquels
l’Union européenne était confrontée au moment des négociations
du GATT, la culture est une marchandise comme les autres, sou-
mise aux règles du marché, même si l’on fait exception pour ce
qu’on appelle la high culture qui est beaucoup plus financée par
le mécénat des particuliers et des entreprises. Mais pour tout le
reste c’est une marchandise. Et nous n’avons pas suffisamment,
semble-t-il, réfléchi sur le fait que contrairement à ce qu’on croit,
les Américains ont une politique culturelle, peut-être la meilleure
de toutes, sans administration et sans budget, et aussi la plus effi-
cace. Les États-Unis ont une politique culturelle qui est la
défense systématique et fort efficace des intérêts des industries
culturelles, ou plus exactement des industries de l’entertainment
aux États-Unis.
Il y a un mot fréquemment évoqué quand il s’agit de la
mondialisation, c’est le mot « réseau », et il possède un sens tout
à fait particulier dans le domaine de la culture. L’heure de l’État-
nation et de cette autorité verticale, imposée par les États sur une
société civile, est une heure dépassée. Nous sommes dans un
monde multiforme, multipolaire. Dans la vie culturelle, l’État, les
60

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

associations, les entreprises culturelles, les institutions, les entre-


prises mécènes sont des lieux d’initiatives. Dans le domaine
social, de l’environnement, de la culture, l’État n’est plus à l’ori-
gine des initiatives et des innovations ; c’est très largement la
société civile. Ainsi se constituent dans tous ces domaines des
réseaux qui ignorent les frontières et qui donnent à la vie cultu-
relle internationale, que ce soit dans le domaine des archives, des
musées, du théâtre, de l’opéra, bref dans tous les domaines, une
formidable solidarité, une interconnexion qui fait que la mondia-
lisation et en tout cas l’ouverture des frontières sont réalisées et
que l’Europe de la culture, qui n’a attendu ni le traité de Rome, ni
le traité de Maastricht pour exister, est en train de prendre corps.
Tout ce qui unifie le monde et tend à lui donner une vision ras-
semblée renforce le mouvement naturel vers une culture univer-
selle d’échanges à condition que soit maintenue le respect de la
diversité.
Culture et langage ne sauraient être isolés de la transforma-
tion des systèmes de communication. On n’a pas assez
conscience que le rayonnement linguistique ne peut se concevoir
sans le rayonnement culturel et sans prise sur les réalités techno-
logiques et économiques. On a du mal à appréhender l’impor-
tance des enjeux qui justifieraient l’adoption d’une stratégie
adaptée aux mutations prévisibles.
Les industries culturelles vont être dévoreuses de pro-
grammes. Il va falloir multiplier par vingt au moins les capacités
61

M U T A T I O N L I N G U I S T I Q U E E T C U L T U R E

de création et de production si l’on veut que celles-ci ne soient


pas concentrées pour l’essentiel dans un ou deux pays. Les com-
pagnies de distribution seront demain de grands producteurs de
biens culturels, se faisant transporteurs et opérateurs de réseaux ;
leur comportement essentiellement commercial n’aura cure des
habitudes et des pratiques professionnelles de mise dans la vie
culturelle, la commercialisation à bas prix de produits déjà amor-
tis sur plusieurs marchés envahira les voies électroniques. Les
programmes susceptibles d’intéresser des publics transnationaux
retiendront l’attention au détriment de la qualité et de l’origina-
lité des œuvres. L’avenir du français, comme celui de toutes les
langues de culture, sera fonction des possibilités qu’auront les
créateurs francophones d’être présents sur les nouveaux réseaux
qui sont appelés à véhiculer au-delà de toute frontière la pensée
du monde.
Face au développement d’une culture globale, la langue et la
culture de chaque pays seront demain ce que l’on aura su faire
d’elles.
Les enjeux sont graves pour la majorité des pays et ils le sont
encore plus pour un pays qui fait de la culture, avec l’économie et
la politique, une des trois composants de sa présence dans le
monde. Il semble de plus en plus urgent dans ces conditions que
soient prises en compte la nature des relations à venir et l’intégra-
tion de leurs conséquences, faute de quoi la francophonie de la
pensée et de l’expression aura cessé d’exister.
63

L’ a f f i r m a t i o n
du pouvoir autonome
de l’information

Jusqu’à un passé récent, le pouvoir politique parvenait à contrô-


ler les sources d’information à la manière dont il conservait, sans
toujours en user, la haute main sur le pouvoir financier et les
mouvements de capitaux. Un première rupture s’était toutefois
produite lors du développement de l’imprimerie. Le livre, éven-
tuellement édité à l’étranger, répandait, sans qu’on puisse y faire
complètement obstacle, des idées considérées comme inoppor-
tunes voire séditieuses par l’autorité régnante. Dès le XVIe siècle et
surtout au XVIIIe, cependant, un courant de liberté d’expression se
manifesta au nom des droits de l’homme, qui donna à la presse
écrite des plages de liberté. Néanmoins, lorsqu’apparut en
Europe la radio puis la télévision, il sembla naturel que l’État y
prit une place prépondérante et considérât que les principales
émissions seraient rattachées à un service public contrôlé de près
par l’autorité politique.
Au cours des dernières décennies, cette intention des États
64

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

démocratiques de contrôler les moyens d’information à été atté-


nuée en raison de la multiplicité des sources, sous la poussée de la
mondialisation des médias audiovisuels relayés par les satellites
indifférents aux frontières géographiques, et sous l’influence des
centrales d’information et de spectacles organisées en puissantes
entreprises multinationales.
Un degré supplémentaire dans la mutation a été franchi
depuis 1990 par l’avènement d’Internet, qui donne à chaque pos-
sesseur d’un site Web la possibilité individuelle de s’adresser
comme émetteur et comme auteur à une audience illimitée. Ainsi,
à des relations organisées précédemment par des responsables de
médias, qui constituaient un milieu connu de personnes morales
saisissables, s’ajoutent d’innombrables personnes physiques
capables de lancer à des correspondants inconnus mais réactifs
des messages de formats illimités dans le monde entier. Nous
sommes en présence d’une mutation de la possibilité d’expression
qui appelle une repensée de l’exercice de cette nouvelle liberté.
Dans une optique optimiste, cet événement peut être regardé
comme une extension du rayonnement personnel, comme une
sorte de dilatation de la dignité et de la responsabilité indivi-
duelle, qu’il est permis d’assimiler à un progrès humain fonda-
mental.
L’information, grâce aux nouvelles techniques de la numéri-
sation, permet de transférer, pour un coût négligeable en temps et
en argent, un mélange complexe et volumineux de données, de
65

L ’ A F F I R M A T I O N D U P O U V O I R A U T O N O M E D E
L ’ I N F O R M A T I O N

sons, de paroles, d’écrits, d’images fixes et animées, réelles ou de


synthèse. Ce contenu est la plus précieuse des matières premières,
car il livre l’accès au savoir, au savoir-faire et au faire-savoir, for-
midable machine à désenclaver les isolés, à lancer des opérations
de co-développement1, à faire travailler en réseau, où qu’ils soient
situés, les centres de conception et les fabrications et à promou-
voir les télé-activités dans une accélération extraordinaire des
échanges à l’échelle mondiale. A contrario, les « inforoutes » faci-
litent la circulation des idées perverses et la désinformation, les
spéculations financières déstabilisantes, la propagande des sectes,
les trafics de la drogue et du sexe, la violence et le terrorisme.
Elles internationalisent la corruption et soutiennent de nouvelles
agressions : vols de logiciels, pillage de la propriété individuelle,
viols de la vie privée et des secrets industriels, introduction à dis-
tance de virus informatiques.
Ainsi se développe, en marge des États, un pouvoir auto-
nome de l’information qui appelle des règles du jeu dont la for-
mulation est loin d’être définie et dont les applications sous
forme de contraintes juridictionnelles seront, à l’évidence, d’une
difficile mise en œuvre.

1. Jean-Yves Babonneau, Co-développement et inforoute, Paris, Commis-


sion nationale pour l’UNESCO, juin 1996.
66

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

◆ Il reste à l’homme de l’an 2000 à apprendre à se servir de


ses immenses pouvoirs. Cela implique un consensus des
diffuseurs pour l’autorégulation, à l’image de ce qui a été
mis en place en France pour les programmes violents. Mais
les responsables politiques doivent être conscients qu’il
leur incombe aussi de favoriser un apprentissage du public
adapté à la société virtuelle. Former le regard. Enseigner à
vivre dans le monde des images.
Hervé Bourges
cité par Louis-Edmond Pettiti dans
« Liberté d’expression dans le champ de l’audiovisuel »,
L’Observatoire européen de l’audiovisuel, Strasbourg, 1996.

La juste voie est l’ouverture vers l’avenir. Il ne saurait être


question de pratiquer des contraintes qui priveraient la popula-
tion de la puissance d’innovation des nouvelles technologies et de
la mutation des liens économiques et sociaux qu’elles engendrent.
Des solutions régulatrices sont à l’œuvre, là où la responsabilité
des acteurs est saisissable sous la forme d’autorités de régulation
indépendantes qui ont reçu la mission de garantir les comporte-
ments. Telles sont, en France, la Commission nationale informa-
tique et libertés pour la protection de la vie privée et le Conseil
supérieur de l’audiovisuel pour la radio et la télévision. La régula-
tion dans les domaines techniques, par exemple pour l’attribution
des fréquences d’émission, rencontre seulement l’obstacle de la
67

L ’ A F F I R M A T I O N D U P O U V O I R A U T O N O M E D E
L ’ I N F O R M A T I O N

complexité de l’existant et des ambitions. En revanche, l’interven-


tion dans le domaine du contenu des programmes est beaucoup
plus délicate. Elle se heurte aux limites de la liberté d’expression à
laquelle les responsables des médias et l’opinion publique sont
légitimement attachés.
Sur Internet, le problème n’est pas sous contrôle. Les tech-
niques de chiffrement, de filtrage et de logiciels de sûreté offrent
des possibilités presque illimitées, mais elles ne pourront être
appliquées que dans le cadre d’une coordination internationale
forte.
Seule l’éthique permettra de rerspecter l’égalité des chances
de manière à éviter que l’humanité ne se sépare entre « info-
riches » et « info-pauvres ». Elle sollicite la mise en place de for-
mules de régulations normatives dont la définition exigera de
longues et délicates négociations internationales tant la question
est loin d’avoir atteint sa maturité. Les codes de déontologie
seront difficilement acceptés par les acteurs. Les systèmes éduca-
tifs auront à être mobilisés afin de préparer le public à refuser les
pollutions par les messages pernicieux et à lutter contre la désin-
formation et la surinformation. Chacun devra apprendre à se
défendre contre la fascination de l’écran, réveiller l’esprit critique
sur la validité des messages, particulièrement des images, cultiver
sa capacité de réflexion en profondeur contre la tentation de tout
absorber superficiellement. L’entrée dans l’ère du virtuel appelle
des progrès de l’esprit.
69

La mondialisation
et le rôle
des États

L’internationalisation des affaires et des idées a toujours été très


active, mais elle change de nature. Elle devient mondialisation et
globalisation lorsque la croissance des échanges appuie son déve-
loppement sur la dématérialisation des activités et sur l’explosion
de la complexité sociale. Dans la transparence des réseaux, les
mouvements et les interactions s’effectuent sans obstacles. Tout
se passe comme si cette prise en masse devait être arbitrée par le
seul effet des concurrences. Les néolibéraux se satisfont de la pré-
dominance des marchés ; les partisans d’une régulation à finalités
sociales s’en inquiètent. Ces deux politiques s’affrontent depuis
plusieurs siècles ; l’une et l’autre pouvaient coexister dans la pro-
tection des frontières. La mondialisation pousse aujourd’hui à un
choix universel unique alors que des incertitudes fondamentales
obèrent la validité de l’un et l’autre de ces projets sociaux. Un
marché ouvert sans limites ni frontières conduit-il à une société
acceptable ? Quel sera le coût social de la transition ?
70

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Inversement, quelles mesures imaginer pour contrôler les circula-


tions numérisées de l’argent, des programmes, des logiciels, des
outils du savoir et de la culture, qui constituent d’ores et déjà les
parts déterminantes du travail et du pouvoir des hommes alors
que ces circulations sont insaisissables aux frontières ?
Les guides théoriques et les moyens pratiques font défaut.
Les économistes, dans leurs disputes, ont plus de passion que de
raison, quand ils ne sont pas les porteurs d’intérêts particuliers.
Les gouvernements sont, provisoirement au moins, désemparés.
Sous la pression des économies d’échelle, des oligopoles se
constituent. De nombreuses entreprises multinationales et de
puissantes centrales d’achat acquièrent une puissance d’argent et
d’influence supérieure à celle de la plupart des États. L’évolution
requiert des mesures à l’échelle mondiale, mais l’idée d’une régu-
lation universelle fait difficilement son chemin alors que l’hégé-
monie américaine se satisfait de cet arbitrage par les marchés.
C’est pourquoi la majorité des observateurs regardent la mondia-
lisation comme un faisceau de forces imparables qui autogénèrent
leurs développements pour le meilleur et pour le pire.
La démocratie est mal à l’aise. Comment faire comprendre
aux citoyens la métamorphose en cours à laquelle rien ne les a
préparés, notamment en Europe où chacun attendait le confort
d’un État providence ? Il est exclu de gouverner par extrapolation
du passé : l’avenir ne peut se construire que dans le risque d’anti-
cipations hardies marquées du sceau de l’incertitude. Comment
71

L A M O N D I A L I S A T I O N E T L E R Ô L E D E S É T A T S

réunir une majorité des opinions pour promouvoir une démarche


de tâtonnements : essai - erreur - correction d’erreur - nouvel
essai ? Cet évanouissement du consensus social s’ajoute aux diffi-
cultés de la représentativité des électeurs par leurs mandataires
aux prises avec la complexité technique et multifactorielle des
problèmes qui leur sont soumis. Ce devrait être le temps des
experts, mais les experts sont eux-mêmes contestés.
La conception régalienne de l’État est en difficulté. La pres-
sion de la mondialisation casse les monopoles des services
publics. Les contrôles, toujours exercés dans l’histoire par le pou-
voir politique sur l’argent, l’information et la formation des
esprits, sont inopérants. Le centralisme est inadapté à l’expéri-
mentation par les pionniers. L’État est contraint de redéfinir ses
missions en les réduisant à l’essentiel. Il est soumis à l’effet de
taille : trop petit, il ne pèse d’aucun poids dans les négociations à
l’échelle du monde, d’où l’inévitable poussée des regroupements
régionaux. Mais comment préserver les identités nationales qui
ont jusqu’ici fondé la solidarité des citoyens ? Pour construire
quelle société ? Pour gouverner comment la diversité des tradi-
tions et des intérêts ? Et comment faire naître une culture identi-
taire nouvelle, à l’intérieur de quelles frontières virtuelles ?
L’humanité va poursuivre quelques temps sa marche dans
cette obscurité. Les fruits heureux et vénéneux s’annoncent
considérables : décollage vers un haut degré de développement
d’une partie importante de l’Asie et de zones d’Amérique latine,
72

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

et promesses en Afrique du Sud ; consolidation du sous-dévelop-


pement de l’Afrique tropicale et équatoriale ; désarroi des popu-
lations issues du démembrement de l’Union soviétique ;
apparition de taches étendues et profondes de pauvreté dans les
pays les plus industrialisés.

◆ L’État-nation est né des décombres de la civilisation,


de la cosmologie du Moyen-Age, en conséquence
de l’invention de l’imprimerie. Toutes les révolutions
industrielles de l’histoire ont entraîné des mutations des
organisations politiques. L’Union européenne, l’ASEAN,
le MERCOSUR sont des tentatives expérimentales,
des processus auto-organisateurs qui aboutiront dans
un certain nombre de décennies à de nouvelles formes
d’organisation des sociétés humaines. L’État-nation
apparaîtra alors comme l’expression d’une phase de
transition. Notre vocabulaire — fédération, confédération
— est malheureusement aujourd’hui impuissant à décrire
cette dynamique permanente dans laquelle l’histoire
nous entraîne.
Thierry de Montbrial
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

C’est au niveau des instances internationales concernées que


73

L A M O N D I A L I S A T I O N E T L E R Ô L E D E S É T A T S

des travaux d’étude pourront être poursuivis afin de montrer les


voies de nouveaux modes de régulation de l’essentiel des relations
humaines. Il n’est certainement pas impossible dans la civilisation
du virtuel en formation d’imaginer de nouvelles règles du jeu.
L’UNESCO ne pourrait-elle pas être la source de nouveaux
éclairages dont l’humanité a besoin ?
On pourrait citer à titre d’illustration quelques moyens
d’améliorer la gouvernance de la société par des nouveaux agents
de régulation. En ce qui concerne la gestion des solidarités
sociales, par exemple, on pourrait envisager une recomposition
du lien social en s’appuyant sur des traditions familiales revivi-
fiées et sur le tiers-secteur des associations sans but lucratif fai-
sant appel au bénévolat et aux dons de fondations et du public.
Pour concourir à la naissance et au développement des sym-
bioses dont la vie active est indispensable aux systèmes de forma-
tion, d’éducation et d’apprentissage, à la diffusion de la culture,
aux arts et aux activités ludiques et sportives, il serait utile
d’encourager le tiers-secteur des associations et les doter d’avan-
tages fiscaux et financiers favorables à leur développement non
plus sur des bases nationales mais mondiales, comme certaines
ONG en montrent le chemin.
Les activités spontanées du tiers-secteur ne suffisant pas
pour assurer certaines régulations essentielles, il faudrait mettre
en place, par délégation expresse de pouvoir, des autorités de
régulation indépendantes chargées notamment de surveiller et
74

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

d’agir dans les différents domaines de l’éthique et des


professions1.
Quant à la régulation des concurrences commerciales qui
peuvent être faussées par l’utilisation de formes particulières de
dumping sur les coûts de l’immatériel ou de contrefaçons de
marques, il serait nécessaire de concevoir des mesures fiscales
adéquates en dépit du fait que les transmissions seront incontrô-
lables sur les réseaux.

◆ Dans ma propre expérience au sein de l’Union


européenne, il me semble que si j’avais fondé mon action
sur le postulat de certains pères de l’Europe, fédéralistes,
selon lequel l’État-nation est appelé à disparaître, je
n’aurais rien pu faire. Parce que l’État-nation existe, non
seulement dans ses pratiques, mais qu’il est considéré par
beaucoup de gens dans chacun de ces pays comme un
élément de référence lorsqu’ils sont devant le vertige de
la globalisation.
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire de la
Commission française

1. Voir « La culture des Lumières est-elle dépassée ? », p. 37 ci-dessus.


75

L A M O N D I A L I S A T I O N E T L E R Ô L E D E S É T A T S

Chaque État dispose du pouvoir d’établir des normes juri-


diques, mais il ne peut les faire exécuter que dans le cadre limité
de sa souveraineté territoriale. Dans le faisceau d’interdépen-
dances qu’apporte la mondialisation, une série d’effets extraterri-
toriaux se manifestent avec une intensité jamais rencontrée
jusqu’ici. Les conflits ne pourront être évités que par une
réflexion conduite à un niveau intergouvernemental.
Plusieurs domaines sont particulièrement sensibles, notam-
ment ceux qui concernent les relations entre l’éthique et la straté-
gie mondiale des acteurs économiques, la permanence des
inégalités entre États nantis et sous-développés, les conditions du
travail, la répression des activités délictueuses (notamment cer-
taines formes nouvelles liées au développement des autoroutes de
l’information), la réglementation des espaces hors souverainetés
nationales (haute mer, Antarctique, espaces extra-atmosphé-
riques), la santé, et la protection de l’environnement.
Au-delà du phénomène de mondialisation, l’entrée dans la
civilisation du virtuel soulève des questions de droit concernant
le domaine spécifique des biens de nature immatérielle, notam-
ment les problèmes de la propriété intellectuelle et industrielle, de
protection de la vie privée, etc.

◆ S’il existe une notion qui a fait des progrès dans le monde
d’aujourd’hui, c’est la notion de droit. On ne soulignera
jamais assez combien le droit a été l’élément constitutif
76

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

essentiel sur le plan de la gestion de l’Union européenne.


Or le droit, c’est la protection de chaque citoyen. Le droit
permet de pacifier les rapports entre individus et les
rapports entre nations.
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

La période actuelle étant caractérisée par des changements


profonds et incontrôlables, l’opposition séculaire entre les tradi-
tions de Common Law et celles de droit roman se trouve relan-
cée. Il s’agit d’une différence de culture qui traverse l’Occident et,
particulièrement, l’Union européenne. L’instabilité défie le res-
pect des textes écrits, rigides et menacés d’anachronisme. Mais le
juge dispose-t-il du pouvoir de s’adapter pragmatiquement à
toutes les situations alors que les grands défis appellent une inter-
vention de l’ensemble du corps social représenté notamment par
les parlements et les Exécutifs ?
La plupart des organisations internationales sont d’ores et
déjà en prise avec ces problèmes. Il est dans la mission de
l’UNESCO de rappeler les éclairages éthiques indispensables aux
bonnes décisions à partir d’une connaissance lucide des facteurs
scientifiques et techniques, de la diversité des cultures, des limites
de la communication et de la préparation des esprits par l’éduca-
tion. La référence aux études déjà menées sur les droits de
77

L A M O N D I A L I S A T I O N E T L E R Ô L E D E S É T A T S

l’homme permettrait d’avancer dans une meilleure compréhen-


sion universelle de ces problèmes, où le droit doit chercher à fixer
des comportements dans le souci d’une harmonie globale.
79

La mondialisation :
les valeurs et
l’éthique

La capacité de gouverner serait largement facilitée si la mondiali-


sation pouvait s’appuyer sur un consensus universel en matière
de valeurs et de règles éthiques. Ainsi s’explique la cristallisation
des attentions dans le concert international sur la notion des
droits de l’homme et sur leurs formes d’application. Scientifiques,
ingénieurs, sociologues et humanistes se rejoignent aujourd’hui
pour demander que l’on unifie les bases des déontologies profes-
sionnelles ou politiques. Ils font entendre, pour les comporte-
ments, le même appel angoissé que les écologistes, les
économistes et les juristes à la recherche de moyens de régula-
tion.

◆ Il est clair que science et éthique sont désormais invitées


(doit-on dire condamnées ?) à marcher ensemble pour
avancer vers le meilleur autant que pour éviter le pire, la
science aidant l’éthique à ne pas se perdre dans
80

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

l’irrationnel, à se méfier des pseudo-sciences, des fausses


certitudes, des ignorances et des passions, l’éthique aidant
la science à définir les limites de ce qui peut être fait,
et à stimuler la mise en chantier de ce qui doit être fait.
Yves Quéré
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Ces souhaits interviennent dans une situation d’extrême


confusion, comme si, pour beaucoup de nos contemporains, la
métamorphose de civilisation devait s’accompagner inévitable-
ment d’un aggiornamento des valeurs qui, dans le passé, étaient
léguées de génération en génération. Cette rupture de continuité
se conjugue avec l’inévitable choc des cultures jusqu’alors préser-
vées dans leurs sanctuaires géographiques, brutalement mises en
vases communicants aujourd’hui.
Ce choc culturel majeur ne fait que commencer : les infor-
mations numérisées, véhiculées par un même mode de transport
qui réunit images et sons, planétaires, immatérielles et immédiates
maintiennent sous influence évolutive tous les esprits. Lors d’un
récent congrès intitulé « Infoéthique »1, Michael Nelson a rappelé

1. Congrès « Infoéthique » organisé par l’UNESCO (Monaco, 10-12 mars


1997). Plusieurs des interventions, en particulier de Michael Nelson, Jean
Michel et Ignatio Ramonet, sont évoquées dans ce qui suit.
81

LA MONDIALISATION : LES VALEURS ET L’ÉTHIQUE

que la révolution numérique allait affecter tous les aspects de


notre vie et que les anciens concepts devront être redéfinis1. L’un
des acteurs les plus engagés dans l’invention et le développement
d’Internet avouait son incapacité à imaginer les conséquences du
tournant mondial vers l’immatériel et le virtuel. Ainsi prend toute
son actualité la pensée de Paul Valéry, deux fois citée au cours du
colloque : « L’homme sait souvent ce qu’il fait mais ne sait pas ce
que fait ce qu’il fait. »
Ce que fait l’homme aujourd’hui est trop riche de menaces
et de promesses comme facteur des évolutions de la nature et de
la société pour que l’on en reste à un constat d’impuissance.
Les sciences posent les questions de leurs limites : limites de
capture des moyens financiers pour les recherches lourdes,
limites du droit d’expérimentation dans certains domaines cri-
tiques comme la reproduction ou le cerveau humains, limites
dans les programmes de développement en nucléaire ou en chi-
mie des produits toxiques, limites des applications aux arme-
ments, etc. Les ingénieurs sont demandeurs sur les usages de
l’énergie, de l’eau, sur les risques irréversibles. Ils rejoignent les
responsables des communications dans la quête d’une info-
éthique.

1. Michael Nelson (États-Unis d’Amérique), directeur du Technology


Office of Plans and Policy (Federal Communication Commission), un des
pères d’Internet.
82

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Beaucoup de ces questions sont d’ores et déjà prises en


compte par les organisations internationales. Elles méritent de
retenir une attention amplifiée. Elles sont toutes délicates et
confinent souvent au paradoxe, notamment en regard des
libertés : il est contraire à l’esprit scientifique de s’enfermer dans
une règle ; l’accès de chaque citoyen à l’information et à la com-
munication de ce que bon lui semble appartient aux droits de
l’homme ; les limites imposées par les considérations éthiques se
heurtent souvent à la logique économique.
Il faut s’attendre à rencontrer beaucoup de difficultés, avoir
la patience de conduire de nombreuses itérations avant de
conclure, accepter la considération d’idées opposées. L’effort est
indispensable : dans la mondialisation, les problèmes d’éthique
ont une étendue universelle.
83

Mondialisation et
lien social 1

Conscient que la mondialisation déborde les gouvernements, le


public commence à mettre en doute l’État-protection. Par un
effet de rétroaction, les individus cherchent à reconstruire des
zones de sécurité fondées sur la maîtrise directe de leur environ-
nement social. Les relations interpersonnelles souvent défail-
lantes tendent à être revivifiées. Les solidarités familiales se
reconstituent en dépit de l’éclatement des foyers. On voit se mul-
tiplier les affinités électives, les processus d’affiliation sur des
bases ethniques ou religieuses. La pesanteur de l’incertitude ren-
force le resserrement sur les petits groupes : retour aux sectes et
vertige de la magie mais aussi aspiration à la vie associative et aux
engagements dans le bénévolat.

1. Ce chapitre s’appuie particulièrement sur les contributions de Monique


Hirschhorn, Anne-Marie Laulan, Alain Bourdin, Francis Godard et
Claude Rivière au cours de leurs exposés devant la Commission nationale.
84

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

On assiste paradoxalement à un retour du territoire selon


Max Weber : espace mental et social dont tous les membres parta-
gent les règles, les rites, les valeurs et les projets. Les frontières
physiques s’effacent, le territoire se définit par les valeurs et les
codes culturels. D’où l’importance des diasporas (libanaise,
grecque, arménienne, chinoise, etc.) comme niche de confort et
comme système de propagation des connaissances et des compor-
tements. D’où les activités des collèges invisibles des chercheurs,
des créateurs artistiques, les identités culturelles qui s’édifient à
l’intérieur des entreprises transnationales, la création de téléports
communs à toute une région, les réunions à distance autour de
bases de données sur des communautés d’intérêt spécifique, la
multiplication des clubs sur Internet.
La mutation est particulièrement sensible en Europe, où les
États-nations s’étaient efforcés de fournir un cadre de comporte-
ments moraux et culturels identitaires, alors que l’on assiste à des
regroupements spécialisés correspondant à des fragmentations
dont les racines s’alimentent en dehors du territoire national.
Ainsi la société passe de l’image d’un liquide homogène enfermé
dans des récipients étanches à celle d’un milieu floculé dans un
vase poreux. La mayonnaise sociale ayant tourné, la capacité de
gouverner doit s’appuyer sur de nouveaux modèles. Il ne faut pas
regarder cette évolution d’un œil péjoratif tant elle contient de
germes de changements éventuellement positifs.
85

M O N D I A L I S A T I O N E T L I E N S O C I A L

◆ Le problème le plus aigu pour les hommes de notre temps,


c’est la tension entre le global et le local et comment
elle s’exprime. Dans nos démocraties modernes, nous
avons l’impression que les dirigeants pensent global et que
les citoyens pensent local. D’où un dépérissement du débat
démocratique, cette difficulté du dialogue entre les uns
et les autres au sein des entreprises, je dirais même au sein
de la société politique. Comment instaurer une dialectique
dynamisante entre global et local ? Cela reste à définir.
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

Curieusement, la mondialisation renouvelle le problème des


villes. Les mégapoles concentrent des pouvoirs politiques, finan-
ciers, économiques, culturels et de service, pouvoirs qui vont bien
au-delà des frontières des États. A l’échelle internationale, on
peut parler d’un véritable marché de l’organisation du manage-
ment urbain dans une concurrence active des modèles, notam-
ment entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique. Cette
concurrence n’exclut pas la permanence de problèmes communs
jusqu’ici mal réglés. Parmi ces problèmes, le plus important est
celui de l’unité de la ville. Faire l’unité de la ville est une affaire
d’autorité politique exercée sur un territoire doté de marges
d’autonomie qui font reculer le pouvoir des instruments centrali-
86

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

sés de l’État. C’est une affaire de production et de gestion de ser-


vices, d’aménagements culturels, de structuration de la société
urbaine : faire vivre ensemble des personnes et des groupes très
différents constitue un enjeu politique difficile mais fondamental.
On retrouve ici, sous l’éclairage du lien social1, le problème de la
ville signalé précédemment comme d’intérêt majeur2.
L’irruption des nouvelles technologies, en créant des chances
pour les télé-activités, pose par ailleurs la question de l’avenir des
mégapoles humaines. La mondialisation fait surgir de grandes
concentrations de pouvoirs dont le bon fonctionnement doit être
assuré. Ces concentrations se sont appuyées jusqu’ici sur les
proximités physiques de zones à très grande densité humaine.
Est-ce la voie de l’avenir ? N’assiste-t-on pas à un transfert de
l’exercice des pouvoirs sur les réseaux de communication qui
apportent des liens d’échanges plus efficaces que les liens de
proximité physique ? La mégapole et son cortège de zones
déshumanisées où se concentrent la pauvreté et la violence ne
serait-elle pas une forme de transition vouée à un effacement pro-
gressif par un nouvel aménagement du territoire ?

1. Voir le Symposium Honda (Paris, 1977), interventions d’Alain Touraine


et I. de Sola Pool sur l’effet révolutionnaire des nouvelles technologies.
2. Voir « La question du développement durable », p. 45 ci-dessus.
87

M O N D I A L I S A T I O N E T L I E N S O C I A L

◆ Deux éléments sont essentiels pour reconstituer le lien


social. D’abord la culture de la responsabilité individuelle.
La déclaration des droits de l’homme, partout, appelle
une déclaration des devoirs de l’homme. Et en second lieu
la nécessité d’une certaine permanence. Et notamment
dans la culture d’entreprise, dans le lien de réciprocité qui
unit employeurs et employés et qui est rompu par
la technique de la sous-traitance, du down-sizing. Que
devient alors la conscience professionnelle, l’important
dans la vie du travail ?
Jacques Delors
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française

L’étude et la gestion du mondial et du local sont un des


thèmes du programme international en sciences sociales MOST1.
La problématique de la mondialisation renforce la réflexion sur
cette question. La considération du lien social rejoint les préoccu-
pations déjà exprimées relatives à l’éthique et à la régulation des
phénomènes économiques et sociaux. Il faudrait ainsi répondre à
l’aspiration à un monde plus riche de spiritualité que ressentent la
plupart de nos contemporains, et particulièrement la jeunesse.

1. Le programme MOST (Management of Social Transformation, en fran-


çais Gestion des transformations sociales) a été créé en 1993.
89

L’ é d u c a t i o n
ouverte
sur la nouvelle
civilisation

De nombreux travaux ont été conduits au cours des dernières


années sur l’éducation, tout particulièrement ceux de la
Commission internationale sur l’éducation pour le vingt et
unième siècle réunie à l’initiative de l’UNESCO. Les systèmes
éducatifs doivent en effet répondre aux nouvelles conditions de la
compétence professionnelle et de la culture personnelle imposées
par l’émergence de la civilisation de la communication dans une
économie mondialisée.
Progressivement, au travers de toute une série de tensions
entre le conjoncturel et la durée, le traditionnel et le moderne, le
rationnel et l’irrationnel, se construit un consensus autour de
quelques idées-forces.
L’école et l’université ne sont plus des lieux où l’on engrange
les connaissances pour toute la vie. La rapidité d’évolution des
métiers et des conditions de vie et le volume énorme des informa-
tions nécessaires à la résolution des problèmes s’opposent à
90

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

l’existence d’un temps fort, l’enfance, l’adolescence et la post-


adolescence pour remplir les têtes : l’éducation est un processus
continu tout au long de la vie.

◆ L’élargissement du concept initial d’éducation


permanente, par-delà les nécessités immédiates du
recyclage professionnel, répond donc aujourd’hui non
seulement à un besoin de ressourcement culturel, mais
encore, et surtout, à une exigence nouvelle, capitale,
d’autonomie dynamique des individus dans une société
en mutation rapide. Ayant perdu bon nombre des
références que leur fournissaient autrefois les traditions,
il leur faut en permanence mettre en œuvre leurs
connaissances et leur faculté de jugement pour se repérer,
penser et agir. Tous les temps, tous les champs de
l’activité humaine doivent y contribuer afin de faire
coïncider l’accomplissement de soi avec la participation
à la vie en société. L’éducation, décloisonnée dans
le temps et l’espace, devient alors une dimension de la
vie même.
Jacques Delors
L’éducation : un trésor est caché dedans,
Rapport à l’UNESCO de la Commission internationale sur
l’éducation pour le vingt et unième siècle, Paris,
Éditions UNESCO/Odile Jacob, 1996
91

L ’ É D U C A T I O N O U V E R T E S U R L A N O U V E L L E
C I V I L I S A T I O N

En conséquence, le mot d’ordre des premiers enseignements


et des enseignements supérieurs est « apprendre à apprendre ».
La véritable université devient l’exercice d’une responsabilité,
l’engagement dans l’accomplissement d’une tâche. Les dirigeants
de demain seront tous, à leur manière, des autodidactes. Leurs
diplômes initiaux n’auront servi qu’à les préparer à ce chemine-
ment d’ascension limité seulement par la mort.
L’éducation devra enseigner une technique du traitement de
la complexité : aptitude à rechercher les connaissances dans les
sites mondiaux de mémorisation, capacité de conduire des
concertations ouvertes à des opinions contradictoires, prépara-
tion des esprits à associer dans un système unique de raisonne-
ments la reconnaissance du concret et les supports de l’abstrait.
L’éducation doit préparer les personnes à se construire elles-
mêmes, en accumulant les perfectionnements. Elle doit donc, en
toute priorité, veiller à ne pas laisser sur le bord de la route un
trop grand nombre d’illettrés.
L’illettrisme, dans la civilisation nouvelle, devient un fléau
social, car la disparition du travail musculaire ne laisse plus de
chances de réinsertion à ceux qui ne possèdent qu’insuffisamment
les bases de leur futur perfectionnement : la lecture, l’écriture et
le calcul.
Mais l’invasion des nouvelles technologies de l’information,
d’une part, et la complexité des relations sociales, d’autre part,
annoncent de nouvelles formes d’illettrisme pour ceux qui ne
92

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

sont pas familiers avec l’emploi des nouveaux outils de traitement


et de transmission de l’information et pour ceux qui ne sauront
pas naviguer dans les complexités administratives. Le combat
contre toutes les formes d’illettrisme devient une priorité des sys-
tèmes éducatifs.
L’éducation doit apprendre à vivre ensemble, comme le sou-
ligne le rapport de la Commission internationale précitée. Les
technologies offrent un ensemble prodigieux d’ouverture au
monde et aux autres. L’éducation doit saisir ces opportunités
pour développer la connaissance des différentes civilisations et
par là même l’esprit de tolérance et le sentiment d’appartenance à
une communauté mondiale constituée de l’ensemble des êtres
humains.

◆ Pour répondre à l’ensemble de ses missions, l’éducation


doit s’organiser autour de quatre apprentissages
fondamentaux qui, tout au long de la vie, seront en
quelque sorte pour chaque individu les piliers de la
connaissance : apprendre à connaître, c’est-à-dire acquérir
les instruments de la compréhension ; apprendre à faire,
pour pouvoir agir sur son environnement ; apprendre
à vivre ensemble, afin de participer et de coopérer avec les
autres à toutes les activités humaines ; enfin, apprendre
à être, cheminement essentiel qui participe des trois
précédents. Bien entendu, ces quatre voies du savoir n’en
93

L ’ É D U C A T I O N O U V E R T E S U R L A N O U V E L L E
C I V I L I S A T I O N

font qu’une, car il existe entre elles de multiples points


de contact, de recoupement ou d’échanges.
Jacques Delors
L’éducation : un trésor est caché dedans,
Rapport à l’UNESCO de la Commission internationale sur
l’éducation pour le vingt et unième siècle, Paris,
Éditions UNESCO/Odile Jacob, 1996

L’info-éducation des élèves, des étudiants et des adultes


devient une obligation absolue afin que la nécessité de saisir rapi-
dement les flux d’information, de les comprendre, voire de réagir
à leur propos ne conduise pas à privilégier l’événementiel au
détriment de la recherche du sens et de la cohérence.
Ces considérations générales entraînent une révision radicale
des idées générales sur l’éducation qui prévalaient dans les pays
les plus développés à la fin du siècle dernier et qui ont fait la
preuve de leur incontestable validité dans la civilisation indus-
trielle en voie de disparition.
L’insertion sociale précoce, c’est-à-dire dès la fin de l’adoles-
cence, devrait être préconisée en combinaison avec une poursuite
des études théoriques. La noblesse de l’apprentissage serait alors
unanimement reconnue.
Le référence des diplômes initiaux devrait, au cours d’une
carrière, céder le pas à la compétence et aux références acquises
dans l’exercice des responsabilités. Les carrières devraient par
94

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

ailleurs comprendre des périodes sabbatiques pendant lesquelles


seraient acquises de nouvelles connaissances sanctionnées par de
nouveaux diplômes dont l’accès serait ouvert aux autodidactes.
L’éducation ne sera pas seulement l’affaire des enseignés et
des enseignants, mais le fruit d’une symbiose qui associera en
outre les familles et le milieu social (collectivités locales/profes-
sions). Les problèmes que pose la massification des enseigne-
ments supérieurs appelleront inévitablement la remise en
question des types de formation et des cursus.
L’émergence d’une société de la connaissance, de l’intelli-
gence, de la primauté des activités immatérielles et de rapports
nouveaux avec l’économie et l’environnement exigera, de l’avis
unanime des observateurs, une croissance quantitative et qualita-
tive des efforts consacrés à l’éducation. Les budgets des enseigne-
ments croîtront sans que l’on puisse a priori définir les limites de
cette croissance. La part de la richesse nationale consacrée aux
premiers enseignements mais aussi aux post-formations devien-
dra considérable, supérieure à 10 % du PIB. Cet impératif
conduira au réexamen du financement dans les pays où la gratuité
est pratiquée pour la totalité des enseignements, à la recherche de
progrès décisifs dans la productivité des systèmes éducatifs, au
recours aux outils proposés par les nouvelles technologies de
l’information et de la communication, notamment par l’introduc-
tion du télé-enseignement partout où cela sera possible. La pro-
ductivité ne pourra être perfectionnée et mesurée que par
95

L ’ É D U C A T I O N O U V E R T E S U R L A N O U V E L L E
C I V I L I S A T I O N

l’émulation, ce qui conduit à restaurer la sélection sous toutes ses


formes pour les enseignés mais aussi les enseignants et pour les
établissements qui bénéficieront de marges raisonnables d’auto-
nomie. Il est d’ores et déjà confirmé que le recours à des moyens
techniques nouveaux, notamment les ressources de l’informa-
tique et de la télématique, ne dispensera en rien les enseignants
d’une présence personnelle active auprès des enseignés, de
manière à préserver l’indispensable facteur affectif. Mais ces
contacts interpersonnels prendront surtout la forme d’un tutorat,
notamment dans les applications du télé-enseignement.
Le contenu des programmes d’enseignement devra être
repensé en vue de son adaptation aux conditions nouvelles
d’environnement. Il est indispensable que les actifs de demain
soient capables de comprendre les anticipations rendues néces-
saires par l’évolution des technologies et les contraintes imposées
par le respect de l’environnement, qu’ils soient formés à la
recherche de renseignements par un usage facile des outils infor-
matiques et qu’ils sachent trier rationnellement l’information
pertinente dans les flux du savoir et dans les pressions d’influence
excessives. Les capacités d’intuition et d’imagination, les disci-
plines de la vie en équipe, la faculté de traiter les intersections de
problèmes et non pas seulement les problèmes spécialisés devront
être développées.
L’enseignement des techniques scientifiques, administratives,
financières, juridiques n’est plus suffisant. La préparation des
96

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

citoyens à leur vie dans un monde interconnecté, dans un univers


où les relations humaines seront déterminantes, sans l’obstacle
des frontières ni des langues, devrait faire l’objet de réflexions
prioritaires. Il serait souhaitable que tous aient une approche, au
moins de sensibilité, sur les concepts de « complexité » et
d’« évolution » et sur la culture, en cours d’élaboration, de la
nouvelle ère qui s’ouvre à l’humanité.
Le métier d’enseignant lui-même n’est plus adapté aux
besoins résultant des évolutions sociales et technologiques. Un
nouveau métier est en train de se profiler, dont les qualités pre-
mières ne seront plus, pour l’enseignant, la maîtrise du savoir et
des connaissances, mais la capacité de créer les conditions du dia-
logue avec les élèves, d’établir des partenariats avec les parents et
les milieux économiques, associatifs et culturels, de proposer et
d’animer des travaux en équipe et par projet.
L’échec ou le succès des nations dans le nouveau monde en
formation seront liés à la qualité d’adaptation des systèmes édu-
catifs qui deviennent des pièces maîtresses, plus encore que par le
passé, de toute politique. Les propositions contenues dans le rap-
port à l’UNESCO, L’éducation : un trésor est caché dedans, sont
significatives à cet égard et contribueront utilement au processus
de réforme des sujets éducatifs.
Les idées générales qui précèdent, poussées dans leurs appli-
cations concrètes, constituent une véritable révolution. Le sujet
est donc d’une extrême difficulté, car il faut éviter toute anarchie
97

L ’ É D U C A T I O N O U V E R T E S U R L A N O U V E L L E
C I V I L I S A T I O N

dans la phase de transition, toute rupture qui sacrifierait une


génération d’élèves ou d’étudiants. Et cependant, il faut réformer
de fond en comble et la pensée sur l’éducation, et les structures,
et les méthodes pédagogiques, et les programmes. La voie nou-
velle ne peut être tracée que par l’expérimentation. Dans l’incerti-
tude des solutions, le processus d’évolution ne peut être que celui
de l’essai - erreur - correction d’erreur - nouvel essai. La mondia-
lisation offre l’avantage de proposer une grande variété d’expéri-
mentations à partir de situations anciennes toutes différentes
selon les situations locales.

◆ Pour ce qui concerne le centre de veille, centre de


documentation et d’information virtuel, le dispositif
éducatif doit s’appuyer sur un mariage entre un dispositif
de transmission et un dispositif d’affermissement des
connaissances. Il faut d’autre part s’élever au-dessus d’un
débat qui discute interminablement du problème
des titres et des diplômes et envisager une éducation à
la mondialisation et à la citoyenneté. Le problème majeur
sera l’adaptation de nos dispositifs à cette réalité et la
définition de référentiels non discriminatoires, d’où le rôle
de vigile de l’UNESCO.
Jean Michel
exposé devant la Commission française, « Formation et
développement des systèmes d’information »
98

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Le jeu des échanges d’expérimentations, particulièrement


dans les domaines où les nouvelles technologies interviendront
comme instruments de la productivité de « l’apprendre à
apprendre » et de la transmission des connaissances et du savoir-
faire, peut seul contribuer à inspirer et à faire accepter les adapta-
tions indispensables des systèmes éducatifs à la métamorphose
des civilisations.
99

Passeport pour
l’ère du virtuel

La mondialisation, qui est aussi la globalisation de l’économie, est


souvent considérée en elle-même : elle serait le paroxysme de
l’internationalisation des activités humaines accélérée par les
moyens techniques qui dotent les hommes d’un don d’ubiquité.
Cette vue trop courte déforme le jugement. Au terme de cette
étude, il faut le répéter, la mondialisation est une manifestation
parmi d’autres d’une mutation de civilisation. Cette métamor-
phose poursuit inexorablement son chemin. Elle change la vision
du monde, modifie les cultures et les mœurs, redistribue les
cartes de la puissance, de l’intelligence et des capacités d’initia-
tives, exige le recours à des modèles mentaux inédits, notamment
relatifs à l’organisation sociale. Le mouvement est remarquable-
ment décrit par Jean Voge1 dans le tableau ci-après.

1. Jean Voge, Le complexe de Babel. Crise ou maîtrise de l’information,


Paris, Masson, 1997. (Collection CNET/ENST.)
100

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Moyen-Age Age des Lumières Age de l’incertitude

Structure Pluralisme Unification Modularité


Chaos Ordre établi Complexe évolutif

Ingénierie Écriture Imprimerie Électronique

Cognition Entendement Raisonnement Entendement collectif


Formation Apprentissage Éducation Apprentissage collectif
Savoir-faire Savoir Savoir-interagir

Annoncé par quelques précurseurs dès 1960, le concept de


cet épisode extraordinairement actif de l’évolution humaine ne
pénètre que très lentement une opinion publique mal préparée à
recevoir le message. Curieusement, ce constat ne nourrit que
rarement le débat politique. En l’absence d’une conscience claire,
la jeunesse, surtout féminine, montre, par instinct, sa réceptivité.
Partout sur la planète les signes extérieurs du changement sont
adoptés : la manière de se vêtir, de boire et de manger, de se dis-
traire, la musique et la danse ; à quoi s’ajoute la fréquentation des
réseaux mondiaux de communication. Ainsi se forme une vague
irrésistible de propagation pour les comportements réformateurs.
L’humanité se dirige-t-elle vers l’uniformité ? Allons-nous
vers un alignement des mœurs et des cultures ? Vers une Babel
reconstruite ? Pour tous ceux qui croient à la richesse de la diver-
sité et qui voient dans le nivellement culturel une perte de sub-
stance, la menace est une préoccupation grave. Cette crainte
101

P A S S E P O R T P O U R L ’ È R E D U V I R T U E L

résiste-t-elle à l’analyse des faits ? Certes, sous l’effet des forces


d’interdépendance, les phénomènes d’hybridation des cultures se
développent plus rapidement que jamais, mais ils tendent à créer
de nouvelles diversités. Les niches d’agglomération d’identités
fortes se réorganisent, quittant le cocon des États-nations pour se
recentrer sur des traditions régionales plus étroites, plus typées,
plus intransigeantes, faisant resurgir des racines ancestrales. Par
ailleurs, de nouveaux regroupements naissent grâce aux réseaux
du genre Internet pour répondre à des communautés originales
de pensée, d’intérêts ou de spécialisation. Plutôt que de tendances
à l’uniformisation, il serait peut-être légitime de parler d’une
situation à la lisière du chaos1. Le rêve d’une hégémonie cultu-
relle, tentation permanente d’une puissance lorsqu’elle est domi-
nante, est contraire à la nature de l’humanité. Mais le combat
pour la diversité n’ira pas sans luttes contre le nivellement.
A l’image des grands traits de l’évolution du monde vivant,
la métamorphose de civilisation sera le fruit du travail des
mutants, des nucléations de pionniers poussant à leurs limites,
jusqu’au succès, l’expérimentation de solutions originales. C’est

1. Le paradigme de la situation « à la lisière du chaos » dans le domaine des


sciences exactes et naturelles est bien décrit par S. A. Kauffman dans The
origins of order, Oxford, Oxford University Press, 1993. On peut être
tenté d’utiliser cette représentation pour comprendre la situation écono-
mique et sociale actuelle.
102

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

pourquoi la crainte de l’uniformisation est probablement peu


fondée et c’est pourquoi aussi il est justifié de plaider pour le res-
pect des différences, pour les tensions d’opposition à toute forme
de pensée unique, tensions à partir desquelles s’engendre le mou-
vement. Ces nucléations de pionniers ne peuvent être, comme
dans tout phénomène d’évolution, que des agents singuliers, dis-
tincts de la masse, exceptionnellement doués pour la disconti-
nuité et l’innovation. Ces agents seront, selon les rôles à remplir,
des petites ou moyennes entreprises (PME), des écoles ou des
universités autonomes, des associations sans but lucratif direct
(ONG), des cercles de pensée, des autorités de régulation indé-
pendantes (ARI). Ces pionniers ne pourront agir que s’ils bénéfi-
cient de conditions favorables de liberté afin que leurs droits à
l’expérimentation ne soit pas entravé par des dispositions régle-
mentaires, hiérarchiques ou financières contraignantes. Il ne sera
plus question d’obéir à des orientations dictées par le plus grand
nombre, mais de suivre l’entendement collectif régnant à l’inté-
rieur de petites équipes chargées par subsidiarité de l’exécution de
tâches spécifiques où s’exerceront l’initiative et la responsabilité.
Comment s’emboîteront ces tâches subsidiarisées afin de
rejoindre l’objectif d’une optimisation sociale globale ? Ici
encore, les principales démarches observées dans les phénomènes
d’évolution des mondes minéral et vivant peuvent inspirer notre
pensée, à savoir la sanction par la sélection, d’une part, et les
coopérations de co-évolution, d’autre part. La sélection corres-
103

P A S S E P O R T P O U R L ’ È R E D U V I R T U E L

pond à ce qu’avait exprimé Darwin. Son mécanisme est redou-


table ; elle fait des gagnants et des exclus ; elle constitue, quoique
l’on fasse, une donnée incontournable. Mais elle peut être com-
pensée par les forces de symbiose, par les systèmes de coopéra-
tions, dont la présence est attestée par l’observation de l’ensemble
des phénomènes évolutifs en astrophysique, en biologie et en
sociologie. L’évolution a toujours été une co-évolution. Aucune
anomalie singulière ne peut se développer si elle ne trouve pas,
dans son environnement, des éléments d’accompagnement favo-
rables, si elle ne nourrit pas une harmonie. Ce sont ces forces
d’autocatalyse d’un système complexe d’agents du changement
qui permettent aux crises de croissance de l’évolution de faire
sortir une situation de progrès à partir d’une période où tout se
produit dans les turbulences et l’incertitude.
Ces périodes de transition sont fondamentalement inégali-
taires car elles classent les personnes, les groupes et les pays selon
leurs aptitudes à bénéficier des changements. La rupture des
équilibres ne se produit jamais sans souffrances. Cette lutte de
sélection prend aujourd’hui la forme d’une guerre économique
dont les armes sont l’innovation technologique, le contrôle des
marchés et les tentatives de domination en ressources immaté-
rielles, en informations et en produits culturels. Nous rêvions
d’un âge d’or où les machines nous débarrasseraient de la peine
du travail, où l’homme parviendrait à une réelle domination de la
nature, où les principales pandémies seraient éradiquées, où notre
104

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

liberté serait accrue dans le temps, dans l’espace et dans la diver-


sité des accès à la culture et à la distraction. Parvenant à aborder
sur ces rives si longtemps désirées, et riches des entraînements de
la croissance des pays émergents, nous sommes paradoxalement
embarrassés par nos avancées, particulièrement là où les popula-
tions ne voient, dans le processus de destruction-création, que
des pertes d’acquis au lieu d’être encouragées à agir pour bénéfi-
cier de toutes les promesses d’avantages dont l’offre nous est
faite.
Ainsi la métamorphose de la société appelle une prise de
conscience par chaque personne humaine et une repensée au
niveau de chaque centre de pouvoir, particulièrement des déten-
teurs ou des diffuseurs de l’information et des produits culturels.
L’état actuel du monde renouvelle aussi la nécessité d’une relance
des efforts internationaux au carrefour des sciences et des tech-
niques, de la culture, de l’éducation, de la communication et de
l’éthique. Il appartient aux différents gouvernements engagés
dans une relance pathétique de l’histoire humaine de poursuivre
ensemble au sein de forums de concertation, deux objectifs
majeurs. L’un est immédiat : il consiste à trouver les voies d’une
réduction des dommages de la transition. Nous devons éviter que
la rupture de civilisation n’entraîne pour aucun peuple des muti-
lations irréversibles de ses espérances d’un développement
durable. L’avenir doit rester ouvert pour tous. L’humanité ne
tolérera pas sans révoltes sanglantes une lutte des classes entre
105

P A S S E P O R T P O U R L ’ È R E D U V I R T U E L

info-riches et info-pauvres ni entre accaparateurs et pourvoyeurs


des ressources naturelles limitées de la planète. Le second objectif
vise l’horizon lointain : il s’agit de découvrir, dans l’épisode évo-
lutif actuel, le contenu du progrès culturel et spirituel qui sortira
de la chrysalide où nous sommes aujourd’hui enfermés.
L’invasion par l’immatériel est le propre de l’homme. C’est,
en quelque sorte, l’émergence de l’Esprit. Une nouvelle organisa-
tion sociale nous est proposée par les circonstances. Elle repose-
rait sur l’initiative et la responsabilité de tous les acteurs. Cette
perspective ne peut être regardée que comme étant l’annonce
d’un progrès social et moral. Ainsi l’homme du siècle prochain
aura gagné la pari qu’il a engagé par son jeu de l’apprenti-sorcier.
La responsabilité de chacun d’entre nous est de se donner
pour tâche de secouer l’inertie des mentalités et de nourrir un
projet global : celui de tracer la route de cette symbiose, généra-
trice d’harmonie, qui peut, qui doit résulter de cet effort d’inven-
tions d’une nouvelle civilisation où nous portent nos avancées
dans la connaissance scientifique et l’accroissement immense de
notre puissance technologique. Comme dans toutes les phases
historiques précédentes, cette nouvelle civilisation devra s’enri-
chir de la diversité des formes d’application dans le respect des
aspirations et des intérêts légitimes des personnes et des peuples.
Intervenant pour commenter nos conclusions, M. Jacques
Rigaud a posé le problème des permanences, permanence de la
culture, permanence de la nature humaine.
106

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

◆ Le texte qui m’a été soumis insiste tellement et si bien sur


les mutations qu’on en vient à en oublier les permanences.
Qu’est ce qui fait qu’un cri d’Électre, un sonnet de
Shakespeare ou une sonate de Mozart ait encore pour
nous un sens et que rien n’est fondamentalement changé
dans l’homme en dépit de tous ces changements. La
culture est pour moi avant tout la permanence. J’imagine
que pour les hommes de science, les étapes antérieures des
découvertes scientifiques conservent un sens et une valeur
en terme d’histoire de la mémoire et de la recherche. Mais
pour nous, dans le domaine de l’art, dans le domaine des
lettres, il y a une espèce de radioactivité permanente des
œuvres ; elles ne sont pas des étapes. Eschyle, un chapiteau
roman, une œuvre, un essai, nous disent des choses que
peut-être l’auteur n’avait pas soupçonnées. Mais qui sont
présentes en nous. Alors, les mutations en cours ont, bien
entendu, une influence considérable sur l’accès à la
culture, sa diffusion et sa reproduction. Elles engendrent
une nouvelle expression. Mais je serais tenté de dire, à
la limite, que c’est périphérique par rapport aux
permanences de la culture et de ce que j’oserais appeler
en ce sens la nature humaine.
Jacques Rigaud
intervention à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la Commission française
107

P A S S E P O R T P O U R L ’ È R E D U V I R T U E L

Quoiqu’il paraisse dans la confusion de la transition, notre


émerveillement subsiste, il est vrai, devant l’héritage transmis par
les générations passées dans les domaines de l’art, de la morale et
de l’esprit. Nous savons que nous trouvons là notre richesse et
notre sagesse. Mais nous comprenons le défi. Un homme nou-
veau s’engendre auquel il faut faire sa place. Ses prothèses senso-
rielles l’introduisent dans des univers jusqu’ici impénétrables.
Son cerveau est multiplié par les moyens de calcul, les mémoires
immenses et les procédés de traitement de la connaissance que lui
fournissent ses prolongements électroniques. Sa capacité d’inter-
vention touche à la mémoire génétique des plantes et des ani-
maux, et, peut-être, à la sienne propre. Ses relations de personne à
personne, le propre de l’humain, s’étendent dans l’abolition de la
distance et du temps. Nous étions nourris d’écrit ; nos descen-
dants seront nourris d’images. Ils rêveront devant les écrans dans
la contemplation des représentations virtuelles. Qu’en sera-t-il de
leur communion avec la nature, l’eau, le ciel, la terre et le feu ?
Perdront-ils le contact avec ce qui nous fait vivre, les achève-
ments de la pensée, de l’art, de la beauté, de l’amour transcendé,
sublimé, les entraînements du plaisir et les enseignements de la
souffrance, l’engagement dans l’action et le détachement, les
convictions et la tolérance, la sérénité, les échanges de l’huma-
nisme et l’émotion mystique, toutes ces contradictions qu’avec
beaucoup de pudeur nous comprenons comme la nature humaine
et le sens de la vie ?
108

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

Notre réflexion sur la mondialisation s’achève par un retour


sur l’éducation et sur l’Europe. L’éducation ne doit pas préparer
seulement les nouvelles générations aux projets professionnels de
demain dans un mouvement irrépressible d’évolution. Il est fon-
damental qu’elle donne aussi toute sa force à la formation des
cœurs et des esprits par l’appui sur les richesses de connaissances,
d’art, de poésie et d’espérance accumulées par l’humanité dans sa
longue histoire. Sur cette voie, elle inscrira notre rupture de civi-
lisation dans la continuité de l’essentiel.
L’Europe est, par son histoire, dépositaire d’une part
majeure de cet héritage. C’est sur ce patrimoine culturel qu’elle
doit construire sa nouvelle unité. La mondialisation ne sera réus-
sie que si elle conduit à un monde multipolaire. Le pôle européen
sera culturel et spirituel dans une projection délibérément orien-
tée vers l’avenir. C’est ce qu’en attendent les autres peuples.
L’Europe doit revendiquer sans fausse pudeur ni timidité ce rôle
conforme à ses intérêts et à sa vocation propres. Les Européens
sont bien conscients de n’être pas seuls concernés. Le choc de la
mondialisation s’étend aux différentes cultures dont la survie est
essentielle à la définition même de l’humanité.
109

Postface

En parcourant cet ouvrage, le lecteur a pu se convaincre que la


mondialisation n’est pas seulement un sujet à la mode, lié à une
actualité brûlante, mais aussi le révélateur d’un phénomène pro-
fond que les auteurs qualifient de « naissance d’une civilisation ».
A la lumière de cette analyse, la mondialisation n’est plus
réduite à sa dimension financière et commerciale. Elle apparaît
comme le fruit d’un changement de la vision du monde, d’une
modification des cultures et des mœurs : c’est l’humanité tout
entière qui est à la recherche de nouveaux équilibres.
Cette volonté de dilater à tous les horizons le champ des
observations fait l’originalité de ce livre court mais dense. A ceux
qui ne voyaient dans la mondialisation qu’un processus écono-
mique — conquêtes de marchés et spéculations sur les mouve-
ments de capitaux —, les auteurs opposent d’autres références :
l’immense progrès des connaissances scientifiques, les nouvelles
technologies qui décuplent la puissance d’intervention des êtres
110

N A I S S A N C E D ’ U N E C I V I L I S A T I O N

humains sur la nature et sur eux-mêmes, l’émergence d’une


culture de la complexité, de l’incertitude et de la solidarité globale
des nations, la disparition des sanctuaires physiques qu’offraient
aux États les frontières géographiques, l’avènement de l’infor-
mation et de la communication comme éléments majeurs du
rayonnement culturel et de la puissance économique. Ainsi,
contrairement à ce qui est le plus souvent prétendu, la mondiali-
sation ne serait pas un phénomène imposé par la volonté hégé-
monique des plus puissants sous la bannière de l’économie
libérale, mais la conséquence directe, mécanique, inéluctable du
mouvement des sciences et des techniques et de l’explosion des
moyens de communication. La source serait culturelle et non pas
marchande et spéculative.
Pour l’UNESCO, il y a, dans cette thèse, matière à ample
réflexion. La Commission de la République française pour la
science, la culture et l’éducation a produit cette étude dans la
ligne de ses travaux antérieurs, qui ont si souvent aidé notre
Organisation dans l’accomplissement de sa mission. Elle
confirme ainsi l’importance du rôle que jouent les commissions
nationales pour notre information et pour l’inspiration de nos
programmes. Le thème de la mondialisation et la voie qui a été
choisie pour le traiter constituaient un difficile défi. Il a été décidé
de confier à deux personnalités la responsabilité de la rédaction
sans chercher des formulations de consensus qui auraient pu
affaiblir la vigueur des conclusions. Nous sommes ainsi en pré-
111

P O S T F A C E

sence d’un instrument de travail pour de nouvelles consultations,


car cet ouvrage se veut, à l’évidence, plus une ouverture sur un
avenir qu’il faut continuer à déchiffrer qu’une réponse à des
questions dont les solutions iraient d’elles-mêmes.
Les deux auteurs nous sont connus de longue date. Yves
Brunsvick, en qualité de secrétaire général puis de vice-président
de la Commission française, a consacré sa carrière à cette mission
d’appui auprès de son gouvernement et auprès de l’UNESCO.
André Danzin a été à l’origine de la création du Programme
intergouvernemental d’informatique, dont il est président d’hon-
neur. Il est, par son imagination et sa rigueur, un des grands du
« regard sur le futur ».
Ayant contribué à éclairer les problématiques de notre
temps dans un esprit résolument prospectif, ils ont acquis la
conviction que nous vivons une rupture de civilisation, excep-
tionnelle par sa profondeur. En dépit de la sévérité de certains
constats, l’ouvrage débouche sur des perspectives encoura-
geantes, qui renouvellent l’espérance humaniste. Jamais peut-être
les missions attribuées à l’UNESCO par ses pères fondateurs
n’ont été plus justifiées, plus nécessaires. L’irrémédiable n’existe
pas. La capacité créatrice de l’être humain est notre espoir.

Federico Mayor
Directeur général de l’UNESCO

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