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Le marché et le Forum 

:
trois variétés de théorie politique*

Jon Elster

Je souhaite comparer, à la fois d’un point de vue général et du point de vue plus particulier du
système démocratique, trois conceptions distinctes de la politique Je vais me pencher tout
d’abord sur la théorie du choix social, prise comme exemple d’un ensemble plus vaste de
théories comportant des traits communs. Toutes ces théories partagent en particulier l’idée
que le processus politique est de nature instrumentale et n’est pas une fin pour lui-même, ainsi
que l’idée que l’acte politique essentiel est un acte privé et non un acte public : l’action
individuelle et secrète consistant à voter. Ces deux idées s’accompagnent ordinairement d’une
troisième affirmant que le but de la politique consiste à parvenir à un compromis optimal
entre des intérêts privés donnés et irrémédiablement opposés les uns aux autres. Les deux
autres conceptions apparaissent lorsqu’on refuse, en premier lieu, l’idée du caractère privé de
la conduite politique et, en second lieu, lorsqu’on refuse en outre d’admettre la nature
purement instrumentale du politique. Ainsi, d’après la théorie habermassienne, le but de la
politique doit être l’accord rationnel et non le compromis, tandis que l’acte politique essentiel
est celui qui consiste à engager un débat public avec pour ambition de faire émerger un
consensus. Selon les théoriciens de la démocratie participative, de John Stuart Mill à Carole
Pateman, le but de la politique est la transformation et l’éducation des participants. Dans cette
conception, la politique est une fin pour elle-même et, au demeurant, beaucoup d’auteurs ont
même soutenu qu’elle incarnait la vie bonne pour l’homme. Je vais discuter ces différentes
conceptions dans l’ordre que j’ai indiqué. Je vais les présenter sous une forme un peu stylisée
mais j’espère néanmoins que mes arguments ne s’adresseront pas à des hommes de paille.

I.

On s’accorde généralement à dire que la politique s’occupe du bien commun et en particulier


des cas où ce bien commun ne peut se réaliser sous la forme de la somme cumulée des
résultats produits par les individus poursuivant leurs intérêts privés. Des choix privés non
coordonnés peuvent en particulier aboutir à des résultats qui sont, pour tout le monde, pires
que d’autres résultats auxquels on aurait pu aboutir en empruntant la voie de la coordination.
Les institutions politiques sont donc établies pour remédier à de tels échecs du marché,
expression que l’on peut prendre soit dans le sens statique d’une incapacité à produire des
biens publics, soit dans le sens plus dynamique d’une rupture des propriétés autorégulatrices
ordinairement attribuées au mécanismes du marché1. En outre, la politique a pour tâche de
redistribuer les ressources en se déplaçant le long de la frontière de la Pareto-optimalité

*
Traduit de l’anglais par Jean-Fabien Spitz.
1
Dans Jon Elster, Logic and Society, Chichester, Wiley, 1978, chap. 5, ces deux types de défaut du marché sont
désignés sous le nom de suboptimalité et de contrefinalité respectivement et sont reliés tous deux à l’action
collective

1
une fois que celle-ci a été atteinte2. Selon cette première conception de la politique, la tâche de
redistribution relève essentiellement de la lutte des intérêts et du compromis. Ce qui s’oppose
à un consensus n’est pas seulement que la plupart des individus veulent que la redistribution
s’exerce en leur faveur ou du moins qu’elle ne s’exerce pas en leur défaveur3. Plus
profondément, la voie du consensus est bloquée parce qu’il n’y a aucune raison de s’attendre
à voir naître une convergence entre les diverses idées que les individus se font de ce qui
constitue une redistribution juste.
Je vais étudier la théorie du choix social comme une illustration de la conception selon
laquelle la politique est un instrument au services de buts privés, parce que je pense qu’elle
fait très bien ressortir à la fois la logique et les limites d’une telle approche. D’autres
variantes, comme les théories schumpeteriennes et néo-schumpeteriennes, sont plus proches
du processus politique réel, mais elles sont aussi, pour cette même raison, moins bien adaptées
à mon propos. Par exemple, lorsque Schumpeter souligne que les préférences des électeurs
sont modelées et manipulées par les politiciens4, cela tend à brouiller la distinction – qui est
centrale dans ma propre analyse – entre la politique comme agrégation des préférences
données et la politique comme transformation des préférences par le biais de la discussion
rationnelle. Et même si les néo-schumpeteriens ont raison de souligner le rôle des partis
politiques dans le processus d’agrégation des préférences5, je ne me préoccupe pas ici de tels
mécanismes de médiation. Dans tous les cas, les problèmes politiques surgissent aussi à
l’intérieur des partis, et ma propre analyse peut donc être considérée comme s’appliquant
également à de tels processus politiques de second rang. D’ailleurs une grande partie de ce
que je vais dire possède une pertinence accrue lorsqu’on l’applique à la politique qui se
déroule à une échelle plus petite – par exemple à l’intérieur des entreprises, ou de
l’organisation des communautés locales – que lorsqu’on l’applique aux systèmes politiques
nationaux.
Tracée à très gros traits, la structure de la théorie du choix social se présente de la manière
suivante6 :
(1) Nous partons d’un ensemble donné d’agents, en sorte que la question normative des
frontières de la communauté politique ne se pose pas.

2
Il s’agit là d’une simplification Tout d’abord, comme cela est affirmé par Samuelson, il peut y avoir des
contraintes politiques qui empêchent d’atteindre la frontière de la Pareto-optimalité. Paul A. Samuelson, « The
evaluation of real national income », Oxford Economic Papers, 2, 1950, p. 1-29. Et en second lieu, l’existence
même de plusieurs points qui sont Pareto-supérieurs au statu quo tout en impliquant des avantages différents
pour les participants, peut empêcher qu’aucun d’entre eux ne se réalise.
3
Hammond propose une analyse très utile des conséquences des préférences égoïstes sur la distribution des
revenus, en montrant que « sans comparaisons interpersonnelles, tout classement des préférences sociales
couvrant tout l’éventail des répartitions possibles des revenus est nécessairement dictatoriale ». Peter J.
Hammond, « Why ethical measures need inter personal comparisons », Theory and Decision, 7, 1976, p. 263-74.
4
Joseph, Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. G. Fain, Paris, Payot, 1990, p. 347 : « La
volonté du peuple est le produit, et non pas la force motrice, de l’action politique ». Il ne faut cependant pas en
conclure (comme le fait Jack Lively, Democracy, Oxford, Blackwell, 1975, p. 38) que Schumpeter abandonne
de ce fait l’analogie avec le marché parce que, dans sa conception les préférences des consommateurs ne sont pas
moins manipulables (Joseph Schumpeter, Business Cycles, New York, McGraw-HiIl, 1939, p. 73) - avec
toutefois certaines nuancés énoncées dans Jon Elster, Sour Grapes, Cambridge, Cambridge University Press,
1983, chap. 5.
5
Voir en particulier Anthony Downs, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper, 1957.
6
Pour des formulations plus complètes, voir Kenneth Arrow, Choix collectif et preferences incividuelles, Paris,
Clamann-Lévy, 1974 ; Jerry Kelly, Arrow Impossibility Theorems, New York, Academic Press, 1978, Amartya
K. Sen, Collective Choice and Social Welfare, San Francisco, Holden-Day, 1970 ; ainsi que la contribution de
Aanund Hylland dans J. Elster et A. Hylland (dir.), Foundations of Social Choice Theory, Cambridge,
Cambridge University Press, 1986.

2
(2) Nous supposons que les agents ont en face d’eux un ensemble donné de choix, en sorte
que, par exemple, la question de la manipulation de l’ordre du jour [agenda] ne se pose pas.
(3) Nous supposons que les agents sont dotés de préférences qui sont elles aussi données et
qui ne sont pas sujettes à varier dans le cours du processus politique. En outre ces préférences
sont censées être causalement indépendantes de l’ensemble des choix que les agents ont en
face d’eux.
(4) Dans la version la plus courante qui, jusqu’à présent, est la seule version opérationnelle de
la théorie, les préférences sont censées être purement ordinales, en sorte qu’il n’est pas
possible, pour un individu, d’exprimer l’intensité de ses préférences ni, pour un observateur
extérieur, de comparer les intensités des préférences d’un individu à l’autre.
(5) Les préférences individuelles sont censées êtres définies pour toute paire d’individus,
c’est-à-dire être complètes et elles sont en outre censées être transitives, en sorte que si l’on
préfère A à B et B à C, cela implique nécessairement que l’on préfère A à C.
Ce contexte étant donné, la tâche de la théorie du choix social est d’aboutir à classement des
préférences sociales pour les différents choix possibles. Il pourrait sembler que l’objectif ici
décrit va au-delà de ce dont nous avons besoin : pourquoi ne pas se fixer comme but d’aboutir
à la sélection de l’un des choix possibles ? Il se trouve cependant que, normalement, il existe
une certaine incertitude sur la question de savoir quels sont les possibles réellement faisables
et que, par conséquent, il est utile d’avoir un classement au cas où le choix classé en tête se
révélerait non-disponible.
(6) À l’instar du classement des préférences individuelles, ce classement des choix possibles
doit être complet et transitif.
(7) Il doit être Pareto-optimal, ce qui signifie que jamais il n’arrivera qu’un choix soit
socialement préféré à un autre alors même que chacun préfère individuellement cet
autre choix [jamais il ne se produira qu’un choix socialement préféré à un autre sera
pourtant tel que la totalité des individus, pris chacun à part, préféreraient cet autre
choix].
(8) Le choix social entre deux options données ne doit dépendre que de la manière dont les
individus classent ces deux options l’une par rapport à l’autre et, par conséquent, il ne doit pas
être sensible aux changements qui pourraient affecter leurs préférences pour d’autres options.
(9) Le classement des préférences sociales doit respecter les préférences individuelles et en
être le reflet ; cette condition doit l’emporter sur la condition de Pareto-optimalité. Cette idée
recouvre toute une série de notions, dont les plus importantes sont les notions d’anonymité
(tous les individus doivent être comptés également), de non dictature (a fortiori, aucun
individu ne doit dicter le choix social), de libéralisme (tous les individus doivent disposer
d’un domaine privé à l’intérieur duquel leurs propres préférences sont décisives), et
d’immunité aux stratégies [de contrôle des stratégies] (il ne doit pas être payant de mentir
sur ses préférences).
La substance de la théorie du choix social nous est donnée dans une série de théorèmes
d’impossibilité ou de solutions exclusives de toute autre ; ces théorèmes affirment soit qu’un
sous ensemble donné de ces conditions n’est pas susceptible d’être simultanément satisfait,
soit qu’ils décrivent de manière originale une méthode spécifique d’agrégation des
préférences. On a accordé beaucoup d’importance aux théorèmes d’impossibilité et pourtant,
du point de vue qui est le nôtre ici, ces théorèmes ne possèdent pas une importance cruciale.

3
Ils dérivent pour une large part de la rareté des informations disponibles portant sur les
préférences, c’est à dire du fait que l’attention se concentre exclusivement sur le classement
ordinal des préférences7. Il est vrai que, en l’état actuel des choses, nous ne savons guère
comment aller au-delà de l’ordinalité. Les échanges abusifs de bons procédés et la corruption
électorale nous permettent de saisir certains aspects cardinaux des préférences, mais cela ne
va pas sans certains coûts8. Cependant, même si l’on parvenait à surmonter les obstacles
conceptuels et techniques à la comparaison intra- et inter-individuelle des préférences du
point de vue de leur intensité 9, il resterait encore de nombreuses objections à l’approche en
termes de choix social. Je vais analyser deux ensembles d’objections, tous deux liés au
postulat selon lequel les préférences sont données. Je vais soutenir en premier lieu que les
préférences que les gens choisissent d’exprimer peuvent très bien ne pas être de bons
indicateurs de ce qu’ils préfèrent réellement ; et en second lieu, que ce que les gens préfèrent
réellement pourrait très bien, de toute manière, n’être qu’une base trop fragile pour opérer un
choix social.
Dans les faits, les préférences ne sont jamais « données » au sens où elles seraient
directement observables. Si l’on veut qu’elles fonctionnent comme matériau d’un processus
de choix social, il faut que, d’une manière ou d’une autre, elles soient exprimées par les
individus. Or l’expression des préférences est une action dont on peut supposer qu’elle est
guidée par ces mêmes préférences10. Dès lors, il est loin d’être évident que, du point de vue de
l’individu, l’action rationnelle consiste à exprimer ses préférences telles qu’elles sont
effectivement. Certaines méthodes d’agrégation des préférences sont en effet telles que, pour
l’individu, il peut être payant d’exprimer de fausses préférences ; en d’autres termes, dans
certains cas, le résultat sera plus conforme à ses préférences réelles s’il choisir de ne pas
exprimer sincèrement ces dernières. La condition qui exige que les mécanismes du choix
social soient protégés contre les effets de stratégie a précisément été conçue pour exclure ce
genre de possibilité. Mais il s’avère néanmoins que les systèmes dans lesquels la sincérité est
payante sont des systèmes dont les autres aspects sont peu séduisants11. Nous devons donc
affronter la possibilité que, même si nous exigeons que les préférences sociales soient Pareto-
optimales eu égard aux préférences exprimées, elles ne possèdent cependant pas cette
caractéristique de Pareto-optimalité eu égard aux préférences réelles. La protection du choix
social contre les effets de stratégie et la rationalité collective partagent donc le même destin :
c’est ensemble qu’elles survivent ou succombent. Or, dans la mesure où il apparaît que la
première doit succomber, la seconde succombe aussi. Il devient dès lors très difficile de
7
Claude d'Aspremont et Louis Gevers, « Equity and the informational basis of collective choice », Review of
Economic Studies, 44, 1977, p. 199-210.
8
William Riker et Peter C. Ordeshook, An Introduction to Positive Political Theory, Englewood Cliffs, N.J.,
Prentice Hall, 1973, p. 112-13.
9
Voir les contributions de Donald Davidson et Allan Gibbard dans J. Elster et A. Hylland (dir.), Foundations of
Social Choice Theory, op. cit.
10
On peut le supposer, mais cela n’est pas évident, puisque l’agent peut avoir plusieurs classements de ses
propres préférences et il peut faire fond sur ses préférences de plus haut rang pour déterminer quelle est celle de
ses préférences de premier ordre qu’il veut exprimer ; c’est ce que suggère par exemple Amartya K. Sen,
« Liberty, unanimity and rights », Economica, 43, 1976, p. 217-45.
11
Pattanaik propose une vue d’ensemble des résultats connus. Les seuls mécanismes de choix social à l’épreuve
des stratégies se révèlent être d’une part le mécanisme dictatorial (le dictateur n’a aucune incitation à représenter
faussement ses préférences) et d’autre part le procédé aléatoire consistant à faire en sorte que la probabilité
qu’une option soit choisie soit égale à la proportion des électeurs qui font de cette option leur premier choix.
Prasanta K. Pattanaik, Strategy and Croup Choice, Amsterdam, North-Holland, 1978.

4
défendre l’idée selon laquelle le résultat du mécanisme de choix social représente le bien
commun, dans la mesure où il est parfaitement possible que ce résultat soit tel que chaque
membre individuel de la société pris à part en préférerait un autre.
Amos Tversky a mis en lumière une autre raison pour laquelle il est impossible de postuler
que les choix – c’est à dire les préférences exprimées – représentent dans tous les cas les
préférences réelles12. D’après son hypothèse des préférences cachées, les choix dissimulent
souvent les préférences réelles sous jacentes. Tout d’abord, il y a des cas de regret anticipé
associé à des décisions risquées. Considérons l’exemple suivant (emprunté à Tversky) :
« Le jour de son douzième anniversaire, Judy se voit offrir le choix entre passer un week end
avec sa tante en ville (V) ou inviter l’ensemble de ses amis à une réception. Cette réception
peut avoir lieu soit dans le jardin (RJ), soit à l’intérieur de la maison (RI). Organiser la
réception dans le jardin serait beaucoup plus agréable, mais il est toujours possible qu’il
pleuve ce jour-là, auquel cas il serait plus intelligent d’organiser la réception dans la maison.
En évaluant les conséquences de ces trois options, Judy note que les conditions
atmosphériques n’affectent pas le choix V de manière significative. En revanche, si elle choisit
la réception, la situation est différente. La réception dans le jardin sera très amusante s’il fait
beau, mais ce sera un désastre s’il pleut, auquel cas une réception organisée dans la maison
serait une solution plus acceptable. L’ennui, c’est que, si la réception est organisée à l’intérieur
de la maison, et le temps est beau ce jour-là, Judy s’attend à éprouver un regret considérable
Supposons maintenant que, pour une raison ou pour une autre, la possibilité d’organiser une
réception dans le jardin disparaisse. Dès lors le regret qui peut être associé au fait d’organiser
la réception à l’intérieur de la maison un jour où il fait beau disparaît lui aussi puisque,
maintenant, Judy ne dispose que d’une seule option concernant l’endroit où organiser sa
réception. On voit que l’élimination de l’une des options (organiser la réception dans le jardin)
fait disparaître le regret associé à l’organisation de la réception à l’intérieur de la maison, et
qu’elle accroît par conséquent le plaisir que l’on peut attendre de cette dernière. Dans un cas
de ce genre, la raison veut que si Judy était indifférente entre V et RI lorsque l’option RJ
existait, elle doive préférer RI à V maintenant que l’option RJ est exclue ».

Nous observons ici que la huitième des conditions évoquées ci-dessus est violée dans ce cas,
à savoir la condition qui exige l’indépendance des options alternatives non pertinentes. Les
préférences que nous exprimons dépendent causalement de l’ensemble des options ouvertes.
Nous pouvons postuler que les préférences réelles, définies par rapport à l’ensemble des
résultats possibles, demeurent constantes, contrairement au cas que j’analyse ci dessous.
Cependant les préférences que l’on exprime en présence d’une paire d’options (composée
d’un choix et d’un résultat) dépendent de l’ensemble des options disponibles, parce que les
« coûts de la responsabilité » - qui varient en fonction de chaque paire – associés à de tels
choix dépendent de ce que l’on aurait pu faire d’autre. Même si Judy ne pouvait résoudre son
problème en faisant délibérément en sorte qu’il soit physiquement impossible d’organiser la
réception à l’extérieur13, elle pourrait très bien pu se féliciter d’un événement indépendant qui
aurait les mêmes conséquences.
12
Tversky (1981).
13
Cf. Jon Elster, « La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes », in Le laboureur et ses enfants. Deux essais
sur les limites de la rationalité, trad. A. Gerschenfeld, Paris, Minuit, 1986, p. 101-190. Voir aussi Thomas C.
Schelling, « The intimate contest for self command », The Public Interest, 60, 1980, p. 94-118, pour l’idée
consistant à restreindre délibérément l’ensemble des choses faisables dont dispose un individu afin de rendre
certaines conduites indésirables ultérieurement impossibles. La raison pour laquelle ceci ne marche pas est que,
dans cette hypothèse, le regret ne serait pas éliminé.

5
La seconde classe de cas dans lesquels Tversky veut distinguer les préférences exprimées des
préférences réelles concerne des décisions qui sont désagréables et non plus des décisions
comportant des risques. Par exemple, « la société peut préférer sauver la vie d’une personne
plutôt que celle d’une autre et être cependant incapable de faire un tel choix ». En fait, on
préférera parfois sacrifier les deux vies en n’agissant pas plutôt que d’en sauver une seule en
recourant à une action délibérée. De tels exemples sont étroitement connectés aux problèmes
qui surgissent dans l’utilitarisme de l’acte quand on le compare à l’utilitarisme du résultat 14.
On peut très bien juger que ce serait une bonne chose si la situation A se réalisait et en même
ne pas vouloir être la personne par l’action de laquelle la situation A se réalise. Les raisons
pour lesquelles on ne veut pas être cette personne peuvent être des raisons respectables ou non
respectables. On se trouve dans ce second cas si l’on a par exemple peur d’être blâmé par les
parents de la personne à laquelle on a délibérément donné la possibilité de mourir, ou même,
plus simplement, si l’on confond le sens causal et le sens moral de la responsabilité. Dans des
cas de ce genre, les préférences exprimées peuvent conduire à un choix qui, dans un sens très
clair, va à l’encontre des préférences réelles des personnes concernées.
Il y a une seconde difficulté, sans doute plus fondamentale. Les préférences réelles peuvent
elles-mêmes avoir un rapport de dépendance causale par rapport à l'ensemble constitué de tout
ce qui est faisable. Un exemple tout à fait probant nous en est fourni par la fable du renard et
des raisins trop verts15. Pour un « utilitariste ordinal » - c’est ainsi que K. Arrow se qualifie
lui-même16 – il n’y aurait aucune perte de bien être si le renard était physiquement empêché
de consommer les raisons puisque, de toute manière, il les trouve trop verts. Mais, bien
évidemment, la raison pour laquelle le renard juge que les raisins sont trop verts, c’est qu’il
est convaincu que, de toute manière, il ne lui est pas possible de les atteindre. Dès lors, il est
difficile de justifier la répartition en invoquant les préférences. Le phénomène inverse des
préférences contre adaptatives – l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la clôture, et
le fruit défendu est toujours plus délicieux que celui que l’on peut avoir - est lui aussi un motif
de perplexité pour le théoricien du choix social, dans la mesure où il implique que de telles
préférences ne seraient pas satisfaites mêmes si elles étaient prises en compte, alors même
qu’il n’y a de sens à les prendre en compte que si elles ont une chance d’être satisfaites.
Préférences adaptatives et contre adaptatives ne sont que des cas particuliers d’une classe
plus générale de désirs, à savoir ceux qui sont incapables de satisfaire aux exigences d’un
critère substantiel qui définirait les préférences acceptables (par opposition au critère
purement formel de la transitivité). Je vais traiter de ces désirs en les considérant sous
l’éclairage de deux idées : autonomie et moralité.
L’autonomie caractérise la manière dont nos préférences sont formées plutôt que le contenu
de ces préférences. Malheureusement, je me trouve dans l’incapacité de donner une définition
positive des préférences autonomes, et je vais donc devoir m’appuyer sur deux approches
indirectes. Tout d’abord, l’autonomie est au désir ce que le fait d’ « avoir du jugement » est à
la croyance. La notion d’ « avoir du jugement » est elle aussi difficile à définir de manière
formelle, mais nous savons tout au moins qu’il existe des personnes qui possèdent cette
14
Voir par exemple Bernard Williams, « Une critique de l’utilitarisme », in J.J.C. Smart et B. Williams,
Utilitarisme. Le pour et le contre, trad. H. Poltier, Genève, Labor et Fides, 1997 ; ou Amartya K. Sen,
« Utilitarianism and welfarism », Journal of Philosophy, 76, 1979, p. 463-88.
15
Cf. Elster (l983b, Ch. III) pour une discussion de cette idée
16
Arrow (1973).

6
qualité à un plus haut degré que les autres : des gens qui sont capables de tenir compte
d’éléments de preuve plus étendus et plus diffus, qui sont plus ou moins en rapport avec le
problème dont on s’occupe ; et qui sont capables de le faire sans accorder une importance
indue à aucun élément. Chez les personnes de ce genre, le processus de formation de la
croyance n’est pas biaisé par un défaut du processus cognitif, ni par une tendance à souhaiter
certaines choses, ni par d’autres tendances de ce genre. De la même manière, on dira que des
préférences autonomes sont des préférences qui n’ont pas été formées sous l’impact de
processus causaux non pertinents ; mais cette explication ne nous aide guère. Si nous voulons
l’améliorer, penchons-nous un instant sur une courte liste de ces processus causaux non
pertinents. On va y trouver les préférences adaptatives et non adaptatives, l’obsession de la
nouveauté ainsi que la résistance – tout aussi raisonnable – à toute nouveauté. En d’autres
termes nos préférences peuvent fort bien être formées par un processus d’adaptation à ce qui
est possible, à ce que font les autres personnes, ou à ce que l’on a soi-même fait dans le
passé ; elles peuvent aussi être formées par un désir de s’éloigner du possible, de ce que font
les autres, de ce que nous avons déjà fait. Dans tous les cas, la source du changement de
préférences ne se trouve pas dans la personne mais en dehors d’elle, et elle l’éloigne ainsi de
l’autonomie.
Quant à la moralité, il va sans dire qu’il s’agit d’une notion encore plus controversée (dans la
tradition kantienne on doutera même de la possibilité de faire la distinction entre moralité et
autonomie). Les préférences sont morales ou immorales en vertu de leur contenu, et non pas
en vertu de la manière dont elles ont été formées. Nous avons des exemples tout à fait
indiscutables de désirs non éthiques, par exemple les désirs inspirés par le dépit ou les désirs
sadiques ; on pourrait en dire autant des désirs qui se portent sur des biens positionnels, c’est à
dire sur des biens tels qu’il est logiquement impossible que plus d’un nombre très restreint
d’individus les possèdent17. Le désir de disposer d’un revenu équivalent au double de la
moyenne des revenus peut aboutir à une situation où il y a moins de bien être pour tout le
monde, en sorte que des préférences de ce genre ne peuvent satisfaire au test kantien de la
généralisation18. De telles préférences sont également liées de manière étroite au dépit, parce
qu’une des façons de faire en sorte que l’on ait plus que les autres consiste à s’assurer qu’ils
auront moins ; d’ailleurs c’est souvent une bien meilleure façon d’atteindre ce genre
d’objectifs que de tenter de parvenir soi-même à surpasser les autres19.
Afin de voir comment on peut distinguer entre le manque d’autonomie et le manque de
valeur morale, permettez-moi d’introduire le mot conformité, que je vais employer comme
vocable technique pour désigner un désir causé par une aspiration à ressembler aux autres, et
le mot conformisme pour désigner un désir de ressembler aux autres ; je définis par là
même également l’anti-conformité et l’anticonformisme. La conformité implique que les
désirs des autres personnes font partie du processus de causation de mon propre désir ; le
conformisme implique quant à lui que les désirs des autres font irréductiblement partie de la
17
Hirsch (1976)
18
Haavelmo (1970) propose un modèle dans lequel tout le monde peut souffrir d’une perte de bien-être en
essayant de rester au niveau de ses voisins
19
On peut considérer les réussites des autres comme un paramètre et sa propre réussite comme une variable de
contrôle ou, à l’inverse, on peut tenter de manipuler les réussites des autres de manière à faire qu’ils ne soient
pas à la hauteur de la nôtre. La première de ces deux manières de réaliser des biens positionnels est évidemment
exposée à moins d’objections que la seconde, mais elle demeure moins pure que le désir non comparatif
d’atteindre une certaine norme d’excellence

7
description des objets de mes propres désirs. La conformité peut engendrer le conformisme,
mais elle peut aussi engendrer l’anticonformisme, comme dans la remarque de Théodore
Zeldin selon laquelle, parmi les paysans français « le prestige s’obtient dans une large mesure
en se conformant à la tradition, en sorte qu’on peut s’attendre à ce que le fils d’un non
conformiste le soit également » 20. Il est clair que la conformité peut provoquer la naissance de
désirs moralement louables et qui, pourtant, manquent de toute autonomie. Inversement, je ne
vois pas comment on peut exclure a priori la possibilité d’un dépit qui serait autonome ; mais
j’accueillerai cependant avec soulagement toute preuve de l’idée que l’autonomie est
incompatible non seulement avec l’anti-conformité mais aussi avec l’anticonformisme.

Nous pouvons maintenant énoncer l’objection contre la conception politique qui sous tend la
théorie du choix social. Cette objection est que, au fond, la théorie du choix social renferme
une confusion entre le type de comportement approprié sur le marché et celui qui est
approprié sur le forum. La notion de souveraineté du consommateur n’est acceptable que dans
le cas d’un consommateur qui choisit entre plusieurs actions possibles qui ne diffèrent que par
la manière dont elles l’affectent lui. Mais dans les situations de choix politique, on demande
au citoyen d’exprimer des préférences qui diffèrent aussi par la manière dont elles affectent
les autres personnes. Cela signifie que nous ne disposons pas de ce genre de justification si
nous parlons de la souveraineté du citoyen, car les autres peuvent légitimement faire des
objections à un choix social qui serait gouverné par des préférences présentant l’un ou l’autre
des défauts que j’ai mentionnés. Un mécanisme de choix social serait certes capable de pallier
les défauts auxquels le marché est exposé du fait de la souveraineté sans limite du
consommateur, mais, en tant que manière de redistribuer le bien être, il s’agit d’un mécanisme
désespérément inadéquat. Si les gens ne s’affectaient les uns les autres que lorsqu’ils se font
des croche-pieds ou lorsqu’ils jettent leurs ordures dans le jardin du voisin, le mécanisme du
choix social pourrait résoudre ce genre de problèmes. La tâche de la politique ne consiste
cependant pas seulement à éliminer les facteurs d’inefficacité, mais à créer la justice, but pour
lequel un mécanisme d’agrégation des préférences pré-politiques représente un moyen
singulièrement mal adapté.

Ceci nous indique que les principes du forum doivent différer de ceux du marché. Une très
ancienne tradition, qui remonte à la polis grecque suggère que la politique doit être une
activité ouverte et publique et non pas l’expression solitaire et privée des préférences que
nous éprouvons dans le cours de nos activités de vente et d’achat. Avant de poursuivre sur ce
point, je voudrais cependant m’arrêter brièvement sur l’objection que le théoricien du choix
social pourrait faire à ce que l’on vient de dire. Il peut en effet soutenir que la seule alternative
à l’agrégation des préférences données réside dans la mise en œuvre d’une forme de censure
ou de paternalisme. Il peut affirmer qu’il est d’accord pour reconnaître que le dépit et les
préférences adaptatives sont indésirables, tout en ajoutant que tout mécanisme institutionnel
destiné à éliminer de tels phénomènes serait aussitôt l’objet d’un abus et serait mis au service
des buts privés des individus à la recherche de pouvoir. Dans la réalité, tout remède serait
donc pire que le mal. Cette objection suppose (1) que la censure est la seule solution de
rechange à l’agrégation des préférences et que, (2) la censure est toujours condamnable. Dans
20
Zeldin (1973, p. 134).

8
un article intitulé « Le blanchiment des préférences » Robert Goodin conteste cette seconde
affirmation en montrant que le blanchiment ou le filtrage des préférences par le biais de
l’autocensure peut constituer une alternative acceptable à l’agrégation. Mais je vais discuter
maintenant une mise en cause de la première affirmation, à savoir l’idée que les préférences
peuvent être transformées grâce à une discussion publique et rationnelle.

II.

Aujourd’hui, cette conception est plus particulièrement associée aux travaux de Jurgen
Habermas sur « l’éthique de la discussion » et « la situation idéale de discours ». Comme je
l’ai dit plus haut, je vais présenter une version quelque peu stylisée des conceptions de
Habermas, même si j’espère qu’elles conservent quelque ressemblance avec l’original 21. Le
cœur de la théorie est donc que, au lieu d’agréger ou de filtrer des préférences, le système
politique devrait être institué avec pour objectif de changer ces préférences par le moyen du
débat et de la confrontation publics. Dès lors ce qui doit alimenter le mécanisme de choix
social, ce ne sont pas les préférences pures qui opèrent sur le marché, lesquelles peuvent très
bien être des préférences égoïstes et irrationnelles, mais les préférences informées et qui
considèrent les autres. Ou plutôt, nous n’aurions dans ce cas aucunement besoin d’un
mécanisme d’agrégation, dans la mesure où la discussion rationnelle aurait tendance à générer
des préférences unanimes. Une fois que les désirs privés et idiosyncratiques ont été corrigés et
expurgés dans le cours d’un débat public portant sur le bien public, seuls peuvent émerger des
désirs rationnellement définis. L’objectif de la politique n’est donc pas le compromis
optimum mais le consensus unanime.
Il semble que cette théorie soit sous-tendue par deux prémisses essentielles. La première est
qu’il y a certains arguments qu’il n’est pas possible d’énoncer de manière publique. Dans un
débat politique, il est pragmatiquement impossible de soutenir qu’il conviendrait de choisir
telle ou telle solution parce qu’elle est bonne pour celui qui parle. Par le fait même que nous
nous engageons dans le contexte d’un débat public – c’est à dire par le fait même que nous
argumentons au lieu de négocier – nous excluons la possibilité de recourir à certains types de
raisons22. S’engager dans un débat peut donc en fait être conçu comme une forme
d’autocensure, une sorte d’engagement préalable envers l’idée d’une décision rationnelle.
Certes, il est possible que cette conclusion soit trop forte. Le premier argument démontre
seulement que, dans le contexte d’un débat public, nous sommes tenus de rendre verbalement
hommage au bien commun. Mais c’est une prémisse additionnelle qui affirme que, avec le
temps, nous en arrivons en fait à être conquis par les considérations portant sur le bien
commun. Il n’est pas indéfiniment possible de se contenter de faire l’éloge du bien commun
« du bout des lèvres »23 car, comme le dit Pascal dans le cas du pari, on finira par avoir
effectivement les préférences que l’on feint d’avoir24. Mais il s’agit là d’une prémisse
psychologique et non conceptuelle. Si nous voulons expliquer pourquoi le fait de s’engager
dans une discussion rationnelle doit tendre à faire advenir en nous un véritable souci du bien
21
Je m’appuie ici essentiellement sur Habermas (1982). Je remercie également Helge Hoibraaten, Rune Slagstad,
et Gunnar Skirbekk pour avoir eu la patience de m’expliquer divers aspects de l’oeuvre de Habermas
22
Midgaard (1980).
23
En français dans le texte.
24
Pour l’argument de Pascal, voir J. Elster « La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes », op. cit., section 3.

9
commun, il faut soutenir que les gens ont tendance à mettre leurs pensées en accord avec leurs
paroles dans le but de réduire les dissonances ; mais l’emploi de cet argument est dangereux
dans le contexte présent. La réduction des dissonances ne tend en effet pas à engendrer des
préférences autonomes. Il faudrait plutôt invoquer pour cela le pouvoir que la raison possède
de briser les préjugés et l’égoïsme. Lorsqu’on parle avec la voix de la raison, on s’expose
aussi soi-même à la raison.
Résumons : si l’on joint l’impossibilité conceptuelle d’exprimer des arguments égoïstes dans
un débat portant sur le bien public à la difficulté psychologique d’exprimer des préférences
visant l’intérêt des autres sans finir par les acquérir, ces deux arguments, pris ensemble,
engendrent l’idée selon laquelle le débat public tend à favoriser le bien commun. La volonté
générale25 ne sera donc pas simplement la réalisation Pareto-optimale des préférences données
(ou exprimées), mais le résultat de préférences qui sont elles-mêmes formées par une
préoccupation pour le bien commun26. Par exemple, dans le contexte de la simple agrégation
des préférences données, il serait certes possible de tenir compte de certaines externalités
négatives, mais pas de celles qui affectent les générations futures. Un mécanisme de choix
social est en mesure d’empêcher les membres actuels de la société de jeter leurs ordures dans
la cour du voisin, mais pas de les empêcher d’en disposer d’une manière qui nuise à l’avenir.
En outre, les considérations de justice internes à la contrainte de Pareto peuvent désormais
recevoir un fondement plus solide, en particulier dans la mesure où l’on est désormais capable
d’éviter le problème de l’immunité aux stratégies. On peut donc faire d’une pierre deux
coups, parvenir à des préférences plus rationnelles et garantir que ces préférences seront
effectivement exprimées.

Je veux maintenant examiner un ensemble d’objections – il y en a sept au total – dirigées


contre la conception énoncée ci dessus. Je dois tout d’abord expliquer que le but de cette
critique n’est pas de démolir la théorie, mais au contraire de localiser quelques points sur
lesquels elle a besoin d’être renforcée. Je suis au demeurant très largement d’accord avec les
thèses essentielles de cette conception, tout en redoutant qu’on puisse les rejeter en les taxant
d’utopie, à la fois au sens où elles ignoreraient le problème du passage de l’état présent à
l’état idéal qu’elle décrive [le problème du passage de l’une des thèses à l’autre], et au
sens où elles négligeraient certains faits élémentaires de la psychologie humaine.

La première objection exige que l’on revienne sur le problème du paternalisme. Est-ce que le
fait d’imposer aux citoyens l’obligation de participer au débat politique ne constitue pas une
interférence injustifiée ? On peut répondre qu’il y a un lien entre le droit de voter et
l’obligation de prendre part au débat, exactement au même titre qu’il y a, dans d’autres cas, un
lien entre les droits et les devoirs. Pour acquérir le droit de vote, chacun est obligé
d’accomplir certains devoirs civiques qui vont au delà de l’acte consistant à appuyer sur un
bouton de vote annexé au poste de télévision. Il semble qu’une telle réponse soit sous-tendue
par deux idées différentes. La première consiste à dire que seuls devraient posséder le droit de
vote ceux qui s’intéressent assez à la politique pour être prêts à lui consacrer une partie de
leurs ressources (en particulier de leur temps). La seconde idée consiste à dire que l’on doit
25
En français dans le texte.
26
Comme cela est suggéré par Runciman et Sen (1965).

10
essayer de faire en sorte que le matériau du processus électoral soit constitué de préférences
informées. Le premier de ces deux arguments entend favoriser la participation politique et le
débat en tant que ce sont des signes qui prouvent l’intérêt des électeurs pour la politique, mais
sans leur accorder de valeur instrumentale en eux-mêmes. Dans l’optique de cet argument, on
pourrait tout aussi bien demander aux gens de payer pour acquérir le droit de vote. Le second
de ces arguments, en revanche, favorise le débat en tant qu’instrument d’amélioration : le
débat ne va pas seulement permettre de sélectionner les gens qu’il faut, mais il va aussi faire
d’eux des participants plus qualifiés.
Ces arguments pourraient avoir une certaine validité dans un monde quasi-idéal où l’intérêt
pour la politique serait réparti également dans touts les secteurs de la société. Mais, dans le
contexte de la politique contemporaine, ils sont dépourvus de pertinence. Les gens capables
d’un niveau élevé de participation politique [Les gens qui sont capables de supporter un
seuil élevé de participation politique] sont proportionnellement beaucoup plus nombreux
dans les couches privilégiées de la population. Au mieux, cela peut donc conduire au
paternalisme ; au pire ces idéaux élevés de discussion rationnelle peuvent créer une élite
autoproclamée dont les membres consacrent du temps à la politique parce qu’ils aspirent au
pouvoir et non pas parce qu’ils s’intéressent aux questions politiques. Comme dans d’autres
cas que nous analyserons plus loin, le mieux peut être l’ennemi du bien. Je ne dis pas qu’il est
impossible de modifier cet idéal de manière à permettre à la fois la discussion rationnelle et
une participation plus modeste, mais je dis seulement que tout projet institutionnel doit
respecter un équilibre entre ces deux considérations.

Ma seconde objection est que même en supposant que l’on dispose d’un temps illimité pour
la discussion, il est fort possible que l’on ne parvienne pas nécessairement à un accord
unanime et rationnel. Ne peut il se produire que, touchant la question de la nature du bien
commun, il demeure des divergences d’opinion à la fois légitimes et insolubles ? Ne peut-il y
avoir un pluralisme des valeurs ultimes ?

Je ne vais pas discuter cette objection parce que, de toute manière, elle est préemptée par une
troisième objection. Dans les faits, la discussion est toujours soumise à des contraintes de
temps – et plus les problèmes débattus sont importants plus, en règle général, ces contraintes
sont fortes ; l’unanimité va donc rarement émerger. Faute d’unanimité, nous avons donc
besoin d’un mécanisme de choix social pour procéder à l’agrégation de n’importe quel
ensemble de préférences. On ne peut continuer à discuter que pendant une période donnée, à
la suite de quoi il faut prendre une décision, même lorsqu’il continue d’y avoir de fortes
divergences d’opinion. Cette objection montre donc que la transformation des préférences ne
peut jamais qu’apporter un complément à l’agrégation des préférences ; elle ne peut pas la
remplacer complètement.
La plupart des partisans de la théorie accorderaient sans doute ce point. Ils diraient que, s’il
est vrai que la situation idéale de discours ne peut jamais se réaliser parfaitement on peut
cependant améliorer la qualité du résultat du processus politique en tentant de progresser vers
elle. La quatrième objection met en question la validité d’une telle réponse. Dans certains cas,
un début de discussion peut être une chose dangereuse, pire que pas de discussion du tout, en

11
particulier si cela a pour effet que certaines personnes seulement, et pas toutes se
convertissent au bien commun. L’histoire suivante nous en fournit une illustration :

Il était une fois deux garçons qui avaient trouvé un gâteau. L’un des deux dit : « Merveilleux,
je vais manger ce gâteau ». L’autre dit « Non ce n’est pas juste, nous avons trouvé ce gâteau
tous les deux et nous devrions non seulement le partager mais le partager en deux parts égales,
une pour moi et une pour toi » Le premier garçon répond « Non, c’est moi qui dois avoir la
totalité du gâteau ». Survient alors un adulte qui dit : « Messieurs, ne vous battez pas pour
cela, il faut faire un compromis. Donne-lui les trois quarts du gâteau27.

Ce qui pose problème ici, c’est que les préférences du premier garçon sont comptées deux
fois dans le mécanisme de choix social suggéré par l’adulte : une première fois dans
l’expression de ces préférences et une seconde fois par le biais de l’éthique intériorisée du
partage qui anime l’autre garçon. Et l’on peut soutenir que, ici, le résultat est socialement
inférieur à celui qui aurait émergé si chacun des deux garçons s’en était tenu à ses préférences
égoïstes. Lorsque Adam Smith affirme qu’il n’a jamais vu que ceux qui affectaient de
poursuivre le bien commun aient jamais fait quelque chose de bon, il est fort possible qu’il ait
eu à l’esprit les dommages que peuvent causer ceux qui tentent unilatéralement d’agir de
manière morale. Même l’impératif catégorique peut être mal servi par les gens qui le mettent
unilatéralement en application28. De la même manière, la discussion peut avoir un résultat
inférieur si elle aboutit à une adhésion partielle de l’ensemble des participants à la solution
morale au lieu d’une adhésion complète chez certains et nulle chez les autres, comme dans
l’histoire des deux garçons. S. C. Kolm soutient ainsi qu’une économie dont les agents sont
modérément altruistes fonctionne moins bien qu’une économie où tout le monde est soit
égoïste soit altruiste29.

Une cinquième objection consiste à remettre en cause le postulat implicite qui veut que le
corps politique considéré dans son ensemble soit meilleur ou plus sage que la somme de ses
parties. Est-ce qu’on ne pourrait pas dire plutôt que l’interaction politique rend les gens non
pas moins mais plus égoïstes et plus irrationnels ? L’analogie cognitive suggère que
l’interaction peut affecter la rationalité des croyances aussi bien de manière négative que de
manière positive. D’un côté nous avons ce que Janis Irving a appelé la pensée de groupe,
c'est-à-dire le préjugé qui se renforce mutuellement chez les membres du groupe30.
Inversement, les gens peuvent, de multiples façons, mettre ensemble leurs opinions et les
compenser les unes par les autres pour arriver à une meilleure évaluation 31, et c’est
effectivement ce qu’ils font. De la même manière, l’autonomie et la moralité peuvent aussi
augmenter et non décliner, par l’effet de l’interaction. Contre le pessimisme de Reinhold
Niebuhr, qui affirme que, réunis dans un groupe, les individus font preuve d’un égoïsme plus

27
Smullyan (1980, p. 56).
28
Sobel (1967).
29
Kolm (1981a, b).
30
Janis (1972).
31
Cf. Hoganh (1977) et Lehrer (1978).

12
débridé que dans leurs rapports personnels32, nous pouvons invoquer la thèse optimiste mise
en avant par Hannah Arendt :

[La] foi américaine ne se fondait pas sur une confiance quasi religieuse en la nature humaine,
mais, au contraire, sur la possibilité de freiner cette nature en sa singularité grâce à des liens
communs et des promesses mutuelles. La raison qu’il y avait à espérer pour l’homme en sa
singularité était que la terre n’était pas habitée par l’homme, mais par les hommes, qui, tous
ensemble, formaient un monde. C’est ce monde humain qui pouvait sauver les hommes des
précipices où risquait de les jeter la nature humaine33.

L’argument de Niebuhr témoigne d’un dédain aristocratique pour la masse, censée


transformer des gens individuellement convenables [respectables]– pour employer une
expression particulièrement condescendante –, en une horde dépourvue de pensée. Même si
l’on rejette cette conception sur un plan général, il faut tout autant éviter l’extrême inverse
suggéré par Arendt. Ni les assemblées grecques ni les assemblées américaines n’étaient les
modèles de raison discursive qu’elle veut y voir. Les Grecs avaient tout à fait conscience de la
possibilité des tentations démagogiques et, dans les faits, ils ont pris de nombreuses
précautions contre cette tendance à la démagogie 34. Quand aux assemblées municipales
américaines, elles n’ont certainement pas toujours incarné la liberté collective puisque, à
l’occasion, elles ont aussi servi de tremplin à la chasse aux sorcières. La simple décision de
s’engager dans un débat ne garantit pas que, dans les faits, les échanges seront conduits de
manière rationnelle ; pour une bonne part, cela dépend de la structure et du contexte dans
lequel le débat se déroule. Les erreurs aléatoires des préférences égoïstes et privées peuvent
dans une certaine mesure s’annuler les unes les autres, et elles peuvent être moins à craindre
que les erreurs massives et coordonnées qui peuvent surgir dans le contexte d’une pensée
collective. Inversement, il serait excessivement stupide de se fier exclusivement à la
compensation mutuelle des vices privés pour faire advenir le bien public en tant que règle
générale. Mon argument n’est donc pas dirigé contre la nécessité du débat public ; il souligne
seulement la nécessité de prendre très au sérieux la question de la structure constitutionnelle
et institutionnelle.

Une sixième objection est que, si l’unanimité se réalise, cela peut fort bien être dû au
conformisme plus qu’à un accord rationnel. En fait il me semble que ma propre confiance
dans une décision démocratique est plus grande lorsqu’il y a une minorité qui vote contre que
lorsque la décision est unanime. Je ne fais pas référence ici au fait que les gens peuvent
exprimer les préférences de la majorité au lieu de leurs préférences propres, puisque je postule
qu’une procédure comme le vote secret est en mesure d’empêcher un tel phénomène. Je pense
plutôt ici au fait qu’il peut arriver que les gens modifient leurs propres préférences lorsqu’ils
voient où vont les préférences de la majorité. La psychologie sociale a amplement démontré la
force de cet esprit moutonnier35 qui, en théorie politique est aussi connu sous le nom de

32
Niebuhr (1932, p. 11).
33
Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, 1967, p. 257 (modifié).
34
Finley (1973); voir aussi J. Elster, « La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes », op. cit., section 8.
35
Asch (1956) est l’étude classique ici.

13
« problème du caméléon »36. Il ne sert à rien de répondre que la majorité à laquelle le
conformiste adapte ses propres conceptions a des chances de passer avec succès le test de la
rationalité même lorsque le phénomène d’adhésion du suiviste est, quant à lui, parfaitement
irrationnel ; la majorité peut en effet fort bien être composée de conformistes dont chacun,
pris à part, romprait avec la majorité s’il existait une minorité dont il puisse épouser les vues.
Pour mieux établir ce point, analysons un cas parallèle de formation non autonome des
préférences. Nous sommes tentés de dire qu’un homme est libre s’il est en mesure d’obtenir
ou de faire tout ce qu’il veut obtenir ou faire. Mais, immédiatement, nous sommes confrontés
à l’objection selon laquelle il ne veut peut-être que ce qu’il est en mesure d’avoir, et que c’est
le résultat d’un phénomène du type « les raisins sont trop verts »37. Nous pourrions ensuite
ajouter que, toutes choses égales par ailleurs, une personne est d’autant plus libre qu’elle veut
plus de choses qu’elle n’est pas libre de faire, puisque cela démontre précisément que ses
désirs ne sont pas globalement formés par adaptation aux possibilités. Mais il est clair que
l’affirmation selon laquelle la liberté d’une personne est d’autant plus grande qu’elle a des
désirs qu’elle n’est pas libre de réaliser a un air de paradoxe ; toutefois, à la réflexion, ce
paradoxe renferme un argument tout à fait valide. Il est possible de dissoudre de la même
manière l’air de paradoxe qui s’attache à l’idée qu’une décision collective est plus digne de
confiance si elle n’est pas unanime.

Ma septième objection consiste à nier que la contrainte qui nous oblige à formuler nos
arguments dans les termes du bien commun a pour effet de purger nos désirs de toute
considération égoïste. D’une manière générale, il y a plusieurs façons de réaliser le bien
commun, du moins si le sens que nous donnons à cette expression se réduit à l’idée d’un
arrangement qui est Pareto-supérieur aux décisions non coordonnées prises par des individus.
Tout arrangement de ce genre, outre qu’il promeut l’intérêt général, confère en outre un
avantage spécifique à un groupe particulier qui a donc un grand intérêt à la réalisation de cet
arrangement38. Ce groupe va donc préférer l’arrangement en question à cause de l’avantage
qu’il en retire, mais les arguments qu’il va invoquer en sa faveur seront évidemment formulés
dans les termes du bien commun. En règle générale il va justifier l’arrangement en question
en recourant à une théorie causale – c’est à dire à une analyse du fonctionnement de
l’économie – qui montre que cet arrangement n’est pas seulement une manière de promouvoir
le bien commun, mais la seule et unique manière de le promouvoir. Les théories économiques
à la base de la politique de [implicitement présentes dans] la première administration
Reagan en sont un exemple. Je n’accuse pas les partisans de ces conceptions de ne pas être
sincères, mais il est possible qu’ils aient pris en partie leur désir pour la réalité [mais elles
peuvent comporter une part de pensée déterminée par les souhaits] Dans la mesure où les
spécialistes des sciences sociales sont en désaccord les uns avec les autres sur la question de
savoir comment fonctionnent les sociétés, il n’y a rien de plus humain que de choisir la
théorie qui, parmi toutes les autres, justifie les arrangements dont on peut s’attendre à tirer
avantage. L’opposition entre l’intérêt général et les intérêts particuliers est bien trop simpliste,

36
Voir Goldman (1972) pour une analyse et pour d’autres références
37
Berlin (1969, p. xxxviii); voir aussi Jon Elster, Sour Grapes, op. cit., chap. 3.
38
Schotter (1981, pp. 26 s., pp. 43 s.) comporte une bonne discussion de ce problème

14
parce que les avantages privés peuvent causalement déterminer la manière dont on conçoit le
bien commun.
Dans toutes ces objections, mon souci a été de faire ressortir deux idées essentielles. Tout
d’abord, on ne peut pas postuler que l’on va effectivement se rapprocher de la société bonne
en agissant comme si elle était déjà réalisée. L’erreur inhérente à ce « postulat
d’approximation »39  a été exposée il y a déjà longtemps dans la théorie économique du
« second choix » :

« Il n’est pas vrai qu’une situation dans laquelle une plus grande quantité de conditions
optimales sont réalisées (mais pas toutes) soit nécessairement ou même probablement
supérieure à une situation où un plus petit nombre de ces conditions seraient satisfaites. Il
s’ensuit par conséquent que, dans une situation comportant de nombreux obstacles à la
réalisation des conditions de Pareto-optimalité, la levée de l’un de ces obstacles peut affecter
le bien être et l’efficacité soit en les augmentant, soit en les réduisant, soit en les laissant
inchangés »40.

L’analogue éthique de ceci n’est pas l’idée familière selon laquelle certaines obligations
morales peuvent être suspendues lorsque les autres se conduisent eux-mêmes de manière non
morale41. L’idée est plutôt que la nature même de l’obligation morale est transformée dans un
environnement non moral. Lorsque les autres se comportent de façon non morale, il peut y
avoir une obligation de se démarquer non seulement de leur mode d’action, mais aussi de
celui qui aurait été optimal s’il avait été adopté par tous 42. On voit donc qu’un peu de débat
peut être dangereux, tout comme un peu de rationalité, ou un peu de socialisme 43 ! Si, comme
le suggère Habermas, la discussion libre et rationnelle n’est possible que dans une société qui
aura aboli toute domination politique et économique, il n’est nullement évident que cette
abolition puisse être produite par le biais de la discussion rationnelle. Je ne veux pas dire
qu’elle peut se produire par le biais de la force, parce que l’utilisation de la force pour mettre
un terme à l’utilisation de la force est exposée à des objections évidentes. Mais on peut avoir
besoin de l’ironie, de la rhétorique ou de la propagande, toutes choses qui impliquent, à
l’égard de nos interlocuteurs, un respect moindre que celui qui prévaudrait dans une situation
idéale de discours.

Il est clair d’après ces remarques qu’il y a une forte tension entre deux manières distinctes de
considérer le rapport, en politique, entre les fins et les moyens. D’un côté, les moyens doivent
participer de la nature des fins parce que, dans le cas contraire, l’utilisation de moyens
inadéquats risque de corrompre les fins elles-mêmes. Mais de l’autre côté, il est dangereux de
sélectionner des moyens qui dérivent immédiatement du but qu’il s’agit de réaliser parce que,
39
Margalit (1983).
40
Lipsey et Lancaster (1956-7, p. 12).
41
C’est le point qui est souligné dans Lyons (1965).
42
Cf. Hansson (1970) ainsi que Follesdal and Hilpinen (1971) pour des analyses des “obligations
conditionnelles” dans le contexte de la logique déontique. Il n’apparaît cependant pas que ce contexte puisse
aisément intégrer le genre de dilemme que je mentionne ici
43
Cf. Par exemple Kolm (1977) sur les dangers d’une introduction pièce à pièce du socialisme ; ces dangers sont
aussi mentionnés par Margalit (1983) à titre d’objection contre la stratégie poppérienne d’ingéniérie sociale
progressive

15
dans une situation non idéale, de tels moyens peuvent nous écarter de notre but au lieu de
nous y conduire. Il s’agit de trouver un fragile équilibre entre ces deux considérations
contradictoires. En fait, la question demeure ouverte de savoir s’il existe une frontière le long
de laquelle nous puissions nous mouvoir en direction de la société bonne et si, dans
l’hypothèse où une telle frontière existe, elle ressemble à une coupure nette ou à un plateau.

La seconde idée générale qui émerge de cette discussion est que, même dans une société
bonne, à supposer que nous puissions y parvenir, le processus de la discussion rationnelle
demeurerait fragile et vulnérable aux préférences adaptatives, au conformisme, à la pensée
dictée par les souhaits et aux autres phénomènes de ce genre. Pour garantir la stabilité et la
solidité, nous avons besoin de structures – des institutions ou constitutions politiques – qui
sont évidemment susceptibles de réintroduire un élément de domination. Au niveau politique
nous risquons donc fort d’être confrontés à un dilemme permanent de la conduite individuelle.
Comment est-il possible de garantir en même temps que nous soyons liés par des règles qui
nous protègent contre les comportements irrationnels ou non éthiques, et que ces règles ne se
transforment pas en prisons dont il est impossible de s’évader même lorsqu’il serait rationnel
de le faire44 ?

III.

Selon moi, la théorie habermassienne nous montre très clairement que la discussion politique
rationnelle possède un objet dans les termes duquel elle a du sens 45. La politique s’occupe de
décisions qui ont un contenu et, dans cette mesure, elle est instrumentale. Il est vrai que l’idée
d’une politique instrumentale peut aussi être prise dans un sens plus étroit, au sens où la
politique signifierait un processus dans lequel les individus poursuivent leurs intérêts
égoïstes ; mais, prise dans un sens plus large, ce caractère instrumental implique seulement
que l’action politique soit avant tout un moyen en vue d’une fin non politique et qu’elle ne
soit donc que secondairement – ou même pas du tout – une fin en elle-même. Dans la présente
section, je vais analyser des théories qui préconisent le renversement de cette priorité et qui
pensent que l’objet essentiel de la politique est l’effet éducatif, ainsi que d’autres effets
bénéfiques, qu’elle exerce sur ceux qui y participent. Et je vais m’efforcer de montrer que,
tendanciellement, cette théorie comporte des incohérences internes et qu’elle se détruit elle-
même. Les avantages de la participation sont des effets secondaires de l’activité politique.
Mieux, il s’agit d’effets qui sont secondaires par essence, dans la mesure où toute tentative
pour faire d’eux le but essentiel d’une telle activité aurait pour résultat de les faire
s’évanouir46. Il peut certes être très satisfaisant de s’engager dans une action politique, mais
uniquement à condition que cette action soit définie par un objectif sérieux qui va au delà de
cette satisfaction elle-même. Si une telle condition n’est pas remplie, nous avons une
conception narcissique de la politique (en accord avec l’apparition, au cours des dix dernières
44
cf. Ainslie (1982) et J. Elster, « La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes », op. cit., section 9.
45
En réalité, Habermas (1982) s’occupe surtout des maximes de l’action et non pas de l’évaluation des états de
choses
46
Voir J. Elster, Jon Elster, Sour Grapes, op. cit., chap. III, pour une analyse de l’idée selon laquelle certains
états psychologiques ou sociaux sont par essence des effets secondaires d’actions qui ont été entreprise dans des
buts tout autres

16
années, de différentes formes d’action dont le but est d’éveiller les consciences [stimuler la
conscience]).
Mon objet n’est cependant pas l’activisme politique mais la théorie politique. Je voudrais
soutenir que certains types d’argument en faveur de certains dispositifs politiques
institutionnels ou constitutionnels se détruisent eux-mêmes parce qu’ils ne justifient le
dispositif en question que par des effets qui sont par essence des effets secondaires. Je dois
introduire ici une distinction préliminaire et capitale entre la tâche qui consiste à justifier une
constitution ex ante et celle qui consiste à l’évaluer ex post et avec du recul. Je soutiens ci-
dessous que Tocqueville, lorsqu’il évalue la démocratie américaine, la loue pour certaines de
ces conséquences qui ne sont en fait que des effets secondaires. Dans le cas de Tocqueville,
une telle attitude était tout à fait sensée, car il s’agissait d’une attitude analytique adoptée
après coup et avec un certain recul par rapport au système politique qu’il analysait. Mais
l’incohérence surgit lorsqu’on invoque le même genre d’arguments a priori et dans le cadre
d’une discussion publique. Même si les auteurs d’une constitution peuvent avoir ce genre
d’effets secondaires à l’esprit, ils ne peuvent pas sans incohérence les invoquer en public.

Kant propose une formule transcendantale du droit public : « toutes les actions relatives au
droit d’autrui dont la maxime n’est pas susceptible de publicité sont injustes » 47. Dans la
mesure où les exemples que Kant lui-même donne de ce principe sont peu clairs, je vais me
tourner vers Rawls qui impose lui aussi une condition identique de publicité à titre de critère
auquel devra satisfaire toute théorie susceptible d’être choisie par les partenaires dans la
position originelle48. Il soutient en outre que cette condition tend à favoriser sa propre
conception de la justice par rapport à celle des utilitaristes 49. Si les principes utilitaristes de
justice étaient ouvertement adoptés, cela entraînerait une certaine perte d’estime de soi, dans
la mesure où certaines personnes ressentiraient qu’elles ne sont pas pleinement traitées
comme des fins en elles-mêmes. Toutes choses égales par ailleurs, ceci mènerait également à
une perte d’utilité moyenne. On peut donc concevoir que l’adoption publique des deux
principes de justice de Rawls aboutirait à une utilité moyenne plus élevée que l’adoption
publique de l’utilitarisme ; la quantité d’utilité moyenne demeurerait cependant inférieure à ce
qu’elle serait dans le cas d’une constitution secrètement utilitariste autoritairement introduite
dans cette société. C’est cette dernière possibilité qui est exclue par la contrainte de publicité.
Un utilitariste ne peut donc pas plaider en faveur des deux principes de Rawls en s’appuyant
sur des arguments utilitaristes, bien qu’il puisse certes approuver leur introduction en se
fondant sur ce genre d’arguments. Le fait que les deux principes maximisent l’utilité serait
donc par essence un effet secondaire de ces deux principes, en sorte que, si les deux principes
étaient choisis parce qu’ils maximisent l’utilité, ils perdraient aussitôt cette qualité.
L’utilitarisme se détruit donc lui-même au sens de Kant : « il lui manque de manière
essentielle une certaine transparence »50.
Derek Parfit a soulevé une objection du même ordre contre le conséquentialisme de l’acte
(AC) et il a suggéré une manière d’y répondre :
47
Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. H. Wismann, in Œuvres philosophiques, t. III, Paris,
Gallimard, 1986, p. 377.
48
Rawls (1971, p. 133)
49
Rawls (1971, pp. 177 ff., esp. p. 181).
50
B. Williams, « Une critique de l’utilitarisme », op. cit., p. 112 (modifié).

17
« Ceci donne à tous le même objectif : le meilleur résultat possible. Mais si nous essayons de
le réaliser, nous pouvons souvent échouer. Même lorsque nous réussissons, le fait que nous
ayons une disposition à essayer pourrait faire que le résultat soit moins bon. Le
conséquentialisme de l’acte pourrait donc bien être auto-destructeur. Qu’est ce que cela
démontre ? Le conséquentialiste pourrait dire : « Cela démontre que AC ne doit être que l’un
des éléments qui composent notre théorie morale. Ce doit être l’élément qui s’applique aux
actions couronnées de succès. Lorsque nous sommes certains de réussir, nous devons viser le
meilleur résultat possible. Mais notre théorie générale devrait être la suivante : nous devons
avoir le but et les dispositions qui sont telles que, lorsqu’on les a, cela a pour effet que le
résultat est le meilleur possible. Cette théorie générale ne semble pas autodestructrice et, par
conséquent, nous avons répondu à l’objection. 51»

Il y a cependant une ambiguïté dans le mot « devons » qui figure dans l’avant-dernière
phrase, car on ne sait pas clairement s’il nous est dit qu’il est bien d’avoir certains buts et
certaines dispositions, ou s’il nous est dit que nous devrions avoir pour but d’avoir de tels buts
et de telles dispositions. Cette seconde réponse soulève immédiatement un problème : le fait
d’avoir certains but et certaines dispositions – c’est à dire le fait d’être un certain genre de
personne – est par essence un effet secondaire. Lorsque la rationalité instrumentale est
autodestructrice, nous ne pouvons prendre la décision de l’abandonner en nous fondant sur
des raisons instrumentales, pas plus que nous ne pouvons nous endormir en décidant de ne pas
tenter de ne pas nous endormir. Il se peut qu’il y ait de bonnes raisons utilitaristes d’accorder
une grande valeur à la spontanéité, mais « on ne peut pas à la fois posséder réellement ce
genre de qualités et se rassurer en se disant qu’elles sont libres, créatives et non calculées, et
qu’en même temps elles sont également productrices de l’état de choses le meilleur »52.
Par un apparent paradoxe, Tocqueville suggère que les démocraties sont moins bien armées
que les aristocraties pour réaliser une planification à long terme et que pourtant, elles sont
elles-mêmes intrinsèquement supérieures à ces dernières sur le long terme. Le paradoxe
disparaît à partir du moment où l’on voit que le premier énoncé porte sur la temporalité des
acteurs, et le second sur celle de l’observateur [premier énoncé implique que les acteurs
disposent de temps, tandis que le second suppose que ce soit l’observateur qui dispose de
temps]. D’un côté, toute démocratie éprouve des difficultés pour coordonner les détails d’une
vaste entreprise, pour se résoudre à un certain plan d’action et de le mener à bien avec
détermination malgré tous les obstacles. La démocratie « a peu d’aptitude à combiner des
mesures en secret et à en attendre patiemment le résultat 53». On sait d’un autre côté que, à
long terme, le gouvernement démocratique doit accroître les forces de la société, mais qu’il
est néanmoins incapable de rassembler immédiatement, en un point et à un moment donnés
« des forces équivalentes à celles dont peut disposer un gouvernement aristocratique 54 ». Cette
seconde idée est développée dans un texte du chapitre Les avantages réels que la société
américaine tire du gouvernement démocratique :
51
Parfit (1981, p. 554).
52
B. Williams, « Une critique de l’utilitarisme », op. cit., p. 119 ; voir aussi J. Elster, Sour Grapes, op. cit.,
chap. II, 3.
53
Tocqueville (1969, 229)
54
Tocqueville (1969, 224)

18
« Cette agitation sans cesse renaissante que le gouvernement de la démocratie a introduite
dans le monde politique passe ensuite dans la société civile. Je ne sais pas si, à tout prendre,
ce n’est pas là le plus grand avantage du gouvernement démocratique, et je le loue bien plus à
cause de ce qu’il fait faire que de ce qu’il fait. Il est incontestable que le peuple dirige souvent
fort mal les affaires publiques ; mais le peuple ne saurait se mêler des affaires publiques sans
que le cercle de ses idées ne vienne à s’étendre et sans qu’on ne voie son esprit sortir de sa
routine ordinaire…. La démocratie ne donne pas au peuple le gouvernement le plus habile,
mais elle fait ce que le gouvernement le plus habile est souvent impuissant à créer : elle
répand dans tout le corps social une inquiète activité, une force surabondante, une énergie qui
n’existe jamais sans elle et qui, pour peu que les circonstances soient favorables, peuvent
enfanter des merveilles. Là sont ses vrais avantages »55.

En d’autres termes, les avantages de la démocratie sont avant tout et par essence des effets
secondaires. Le but explicite d’un gouvernement démocratique est d’être un bon système de
gouvernement, mais Tocqueville soutient que, sous ce rapport le gouvernement démocratique
est inférieur à l’aristocratique considéré en tant que pur système de prise de décision. Et
cependant, l’activité même consistant à se gouverner démocratiquement a pour effets
secondaires une certaine énergie, une certaine mobilité qui bénéficie à l’industrie et engendre
la prospérité. Si l’on postule que cette observation est fondée, peut-elle servir de justification
publique à l’introduction de la démocratie dans une nation qui n’y a pas encore accédé ? La
question est plus complexe qu’on ne pourrait le croire d’après ce que j’ai dit jusqu’à présent,
parce que la qualité des décisions n’est pas la seule considération pertinente pour le choix
d’un système politique. L’argument tiré de la justice pourrait lui aussi être décisif. Il paraît
pourtant difficile d’éviter la conclusion suivante : si un système ne possède aucun avantage
inhérent du point de vue de la justice et de l’efficacité, il n’est pas cohérent d’appeler
publiquement à son introduction en invoquant les effets secondaires qui vont en résulter. Il
doit y avoir une bonne raison intrinsèque d’introduire la démocratie. Lorsque les gens ont, à
cause de ces avantages inhérents à un système politique, de bonnes raisons de s’engager dans
un tel système, il est possible que d’autres avantages en découlent ; mais ces autres avantages
ne peuvent par eux-mêmes constituer la force motrice qui conduit vers ce système. Si l’on
introduit la méthode démocratique de gouvernement dans une société uniquement en raison
des effets secondaires qu’elle est susceptible d’avoir sur la prospérité économique, et si
personne ne croit à la validité de cette méthode pour d’autres raisons, cette méthode de
gouvernement ne produira pas les effets secondaires attendus.
Tocqueville n’affirme cependant pas que l’activité politique est une fin en soi. La
justification de la démocratie se trouve bien dans ses effets, mais pas dans les effets
recherchés, comme la vision étroitement instrumentale voudrait nous le faire croire.
L’argument de Tocqueville en faveur du système du jury est plus parlant encore : « Je ne sais
si le jury est utile à ceux qui ont des procès, mais je suis sûr qu’il est très utile à ceux qui les
jugent. Je le regarde comme un des moyens les plus efficaces dont puisse se servir la société
pour l’éducation du peuple » 56. Cette conception demeure instrumentale, mais le fossé entre
55
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 2, ch. 6 (tome 1, p. 340-341)
56
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 2, ch. VIII (tome 1, p. 374)

19
les moyens et les fins est plus réduit. Tocqueville n’a jamais soutenu que la démocratie ait
pour effet d’accroître la prospérité des hommes politiques : il dit seulement qu’elle conduit à
la prospérité générale. A l’inverse, la justification du système du jury se trouve dans les effets
qu’il a sur les jurés eux-mêmes. Et, comme ci-dessus, ces effets seraient gâchés si les jurés en
question étaient convaincus que l’effet sur leur propre esprit civique est l’objet essentiel de la
procédure du jugement par jury.
Non seulement John Stuart Mill approuvait la démocratie en se fondant sur ce genre d’effets
d’éducation qu’elle peut avoir sur ceux qui y participent, mais il appelait aussi la démocratie
de ses vœux pour le même genre de raisons. Dans les débats contemporains, J.S. Mill apparaît
à la fois comme un adversaire de la théorie purement instrumentale de la politique proposée
par son père – James Mill57 – et comme un précurseur de la théorie de la démocratie
participative58. Dans sa théorie, le fossé qui, en politique, sépare les moyens et les fins est
encore moins large, parce qu’il conçoit la politique non pas seulement comme un moyen
d’épanouissement personnel, mais aussi comme une source de satisfaction et par conséquent
comme un bien en soi. Comme l’a remarqué Albert Hirschmann, cela implique que « pour un
individu, l’avantage de l’action collective n’est pas la différence entre le résultat qu’il
escompte et l’effort qu’il ou elle fournit, mais la somme de ces deux grandeurs »59. En elle-
même, cette manière de paraphraser le point de vue de Mill indique cependant l’existence
d’une difficulté. Est-ce que la participation procurerait un avantage si le résultat escompté
était nul, comme le suggère la formule de Hirschmann ? Ne doit-on pas dire plutôt que l’effort
est lui-même fonction du résultat escompté, en sorte que, pour finir, ce dernier est la seule
variable réellement indépendante ? Lorsque Mill fait référence, pour les critiquer, aux limites
de Bentham, dont la philosophie « ne peut enseigner les moyens d’organiser et de réguler que
la seule partie de l’ensemble social qui porte sur l’intérêt »60, il paraît mettre la charrue avant
les bœufs. Il est fort possible que la partie non intéressée de la politique soit celle qui ait la
plus grande valeur, mais cette valeur dépend elle-même de l’importance de la partie intéressée
de cette même politique.
Pour une version pleinement développée de cette conception non instrumentale de la
politique, nous pouvons faire référence à l’œuvre de Hannah Arendt. Parlant de la distinction
entre le domaine public et le domaine privé dans la Grèce ancienne, elle affirme que :

Si l’on ne maîtrise dans le ménage les nécessités biologiques, la vie, ordinaire ou « bonne »,
est impossible ; mais la politique n’est pas faite pour la vie. En ce qui concerne les membres
de la polis, c’est la vie familiale qui existe en vue de la « vie bonne » au sein de la polis61.

[…] le domaine public était réservé à l’individualité ; c’était le seul qui permettait à l’homme
de montrer ce qu’il était réellement, ce qu’il avait d’irremplaçable. C’est pour pouvoir courir

57
Cf. Ryan (1972) L’opposition qu’il fait entre deux concepts de démocratie correspond en partie à la distinction
entre la première et la seconde des théories qui sont discutées ici, en partie à la distinction entre la première et la
troisième, parce qu’il ne sépare pas distinctement conception publique et conception non instrumentale de la
politique
58
Pateman (1970, p. 29)
59
Hirschmann (1982, p. 82)
60
Mill (1859, p. 105)
61
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 76.

20
cette chance, par amour d’une cité qui la leur procurait à tous, que les citoyens acceptaient de
prendre leur part des charges de la défense, de la justice, et de l’administration 62.

Nous pouvons opposer à cela la conception de la politique grecque que l’on trouve dans
l’œuvre de Moses I. Finley. S’interrogeant sur les raisons pour lesquelles le peuple athénien
réclamait le droit de chaque citoyen à parler et à faire des propositions à l’assemblée tout en
abandonnant l’exercice effectif de ce droit au petit nombre, Finley découvre qu’« une des
raisons est que le demos était conscient du rôle instrumental des droits politiques, s’intéressait
davantage au but et aux décisions concrètes, et se satisfaisait de son pouvoir d’orienter ces
décisions par le biais du pouvoir qu’il avait de choisir, renvoyer et punir ses  dirigeants
politiques »63. Ailleurs, il écrit encore plus explicitement : « à cette époque, comme à présent,
la politique était pour la plupart un moyen, et non un intérêt ou une fin en soi »64.
Contrairement à ce que suggère Hannah Arendt, la possession d’un droit politique ou la
possibilité de l’exercer peuvent avoir plus d’importance que son exercice effectif. En outre,
même l’exercice du droit ne tire sa valeur que des décisions qu’il s’agit de prendre. Arendt
affirme, à propos des assemblées municipales en Amérique, que les citoyens ne participaient
« non pas exclusivement par sens du devoir, et encore moins pour servir leurs propres intérêts,
mais principalement parce qu’ils aimaient discuter, délibérer, prendre des décisions » 65. Si
cela ne revient certes pas à mettre la charrue avant les bœufs, cela revient du moins à les
placer côte à côte. Même si, dans d’autres contextes, le débat et la délibération peuvent tout à
fait être des sources indépendantes de plaisir, la satisfaction que l’on tire de la participation à
un débat politique est parasitaire par rapport à la prise de décision. Le débat politique porte
sur ce que l’on va faire et non sur ce qui devrait exister. Un tel débat est donc défini par son
objectif pratique et non par le sujet sur lequel il porte.
A cet égard, la politique est sur le même pied que d’autres activités comme l’art, la science,
le sport ou les échecs. Le fait de s’y engager peut apporter une satisfaction profonde à
condition que l’on soit animé par la recherche d’un but défini de manière indépendante
comme le fait « de faire comme il faut » ou de « battre l’adversaire ». Un joueur d’échecs qui
prétendrait qu’il ne joue pas pour gagner, mais pour la pure élégance du jeu, serait en proie à
un narcissisme de mauvaise foi, car il n’existe pas de manière élégante de perdre : il n’existe
que des manières élégantes ou inélégantes de gagner. Si l’artiste en vient à croire que sa
finalité réelle est le processus et non le produit, et que les défauts et les irrégularités ont de la
valeur parce qu’ils nous rappellent la lutte créatrice, il perd tout droit à notre intérêt. On
pourrait dire la même chose à propos de E.P. Thompson à qui l’on demandait s’il était
réellement convaincu qu’une certaine manifestation qui avait lieu à Trafalgar Square pouvait
avoir le moindre effet, et qui répondit : « ce n’est pas vraiment la question, n’est-ce pas ?
L’essentiel est qu’elle démontre que la démocratie est vivante […] Une manifestation de ce
genre nous donne le respect de nous-mêmes. Le Chartisme était une très bonne chose pour les
chartistes, même s’ils n’ont jamais obtenu la Charte66 » Mais, à l’évidence, si l’on avait
62
Ibid., p. 80.
63
Moses I. Finley, « La liberté du citoyen dans le monde grec », in Mythe, mémoire, histoire. Les usages du
passé, trad. J. Carlier et Y. Llavador, Paris, Flammarion, 1981, p.72.
64
Moses I. Finley, « Politique », in M. I. Finley (dir.), L’héritage de la Grèce, trad. G. Ladjaj-Koenig, Paris,
Robert Laffont, 1992, p. 77.
65
H. Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit., p. 172.
66
Sunday Times,2 November 1980

21
demandé aux chartistes s’ils pensaient jamais obtenir la charte, ils n’auraient pas répondu : «
ce n’est pas vraiment la question, n’est-ce pas ? ». C’est parce qu’ils étaient convaincus que
l’obtention de la charte était possible qu’ils se sont engagés dans ce combat, et c’est parce
qu’ils ont sérieusement poursuivi cet objectif que cela leur a apporté le respect de soi à titre
d’effet secondaire67.

IV.

J’ai analysé trois conceptions différentes portant sur les rapports entre économie et politique,
entre le marché et le forum. A l’un des extrêmes, nous avons la théorie économique de la
démocratie, formulée de la manière la plus provocante par Schumpeter, mais qui, dans son
essence, se trouve aussi au fondement de la théorie du choix social. C’est une théorie de la
politique en termes de marché, au sens où l’acte consistant à voter est un acte privé semblable
à celui qui consiste à acheter et à vendre. Je ne peux donc accepter la thèse d’Alan Ryan selon
laquelle « dans toutes les conceptions possibles de la distinction entre vie publique et vie
privée, le vote est un élément de notre vie publique » 68. La distinction même entre scrutin
secret et scrutin ouvert démontre qu’il y a place pour une distinction entre public et privé à
l’intérieur du domaine de la politique. La théorie économique de la démocratie repose par
conséquent sur l’idée que le forum doit ressembler au marché, dans es objectifs comme dans
son mode de fonctionnement. L’objectif est défini en termes économiques, et le mode de
fonctionnement est celui qui consiste à agréger des décisions individuelles.
A l’autre extrême, nous avons la thèse selon laquelle le forum devrait être entièrement
distinct du marché, dans ses objectifs comme dans ses dispositifs institutionnels. Le forum
devrait être plus que la totalité distributive des individus faisant la queue devant l’isoloir. La
citoyenneté est une qualité qui ne peut s’épanouir qu’en public, c'est-à-dire au sein d’un
collectif réuni pour la poursuite d’un seul et même objectif. Le processus politique est donc
une finalité en soi ; c’est un bien et même le bien suprême pour ceux qui y participent, mais
les avantages qu’il comporte ne disparaissent pas lorsque l’éducation politique est achevée.
Tout au contraire, l’éducation du citoyen conduit à une préférence pour la vie publique
comme fin en soi. Dans cette conception, la politique n’est pas une activité qui porte sur
quelque chose d’autre. Elle n’est que l’exhibition agonistique de l’excellence 69, ou encore
l’exhibition collective de la solidarité, entièrement séparée de toute prise de décision et de
l’exercice d’une quelconque influence sur les événements.
Entre ces deux extrêmes se trouve la conception qui est la plus attirante à mes yeux. On peut
soutenir que le forum doit différer du marché dans son mode de fonctionnement, et éprouver
néanmoins un intérêt pour des décisions qui, en dernier ressort, portent sur le domaine de
l’économie. Même les décisions politiques au plus haut niveau portent sur des règles qui, à un
niveau inférieur, sont directement en rapport avec des questions économiques. Tout argument
constitutionnel portant sur la manière dont les lois doivent être faites ou modifiées invoque

67
Cf. aussi Barry (1978, p. 47).
68
Ryan (1972, p. 105).
69
Veyne (1976) donne une formulation brillante de cette attitude non instrumentale chez les élites de l’antiquité

22
donc en permanence l’impact de la stabilité des lois ou de leur changement sur les affaires
économiques. C’est l’intérêt pour le contenu des décisions qui confère toute leur urgence aux
débats politiques. La contrainte de temps, toujours présente, nous oblige à une focalisation sur
une question précise et à une concentration de l’argument qu’on ne saurait assimiler au style
d’un argument philosophique qui se fait à loisir et dans lequel on cherche plus à voyager dans
l’espoir qu’à arriver quelque part. Or ce sont des arguments soumis à de telles contraintes qui
forment le cœur du processus politique. Si on définit la politique de cette manière en disant
qu’elle est de nature publique mais que ses objectifs sont instrumentaux, je crois qu’elle
occupe alors la place qui lui revient dans la société.

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