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Perfectionnisme et capabilités
SOLANGE CHAVEL
1. Précisément, le concept apparaît pour la première fois sous la plume d’Amartya Sen
en 1979 dans l’article fameux « Equality of What? ». (À l’origine une conférence prononcée
lors des Tanner Lectures for Human Values, le texte est reproduit dans Choice, Welfare and
Measurement, Oxford, Blackwell, 1982, p. 353-369).
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1. M. Nussbaum, Hiding from Humanity. Disgust, Shame and the Law, Princeton, Princeton
University Press, 2004, p. 6.
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1. Voir S. M. Okin, « Le multiculturalisme nuit-il aux femmes ? », tr. fr. Solange Chavel,
in Raison publique, octobre 2008, no 9, 1997, p. 11-27.
2. M. Nussbaum, Sex and Social Justice, Oxford/New York, Oxford University Press, 1999,
p. 43.
3. M. Nussbaum, « Social Justice and Universalism: In Defense of an Aristotelian Account
of Human Functioning », in Modern Philology, vol. 90, 1993, p. S49-S50.
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être vaguement dans le vrai plutôt que précisément dans l’erreur1 : c’est-
à-dire pour que l’on prenne le risque de discuter, de manière toujours
perfectible et ouverte à révision, des conditions de la vie bonne pour un
être humain, au lieu de refuser tout simplement d’en parler en préten-
dant respecter une neutralité illusoire. Une conception vague et dispu-
tée du bien est le socle imparfait, mais néanmoins indispensable, d’une
société qui ne veut pas garantir ses biens et ses droits à l’aveuglette. D’où
la recherche d’une théorie « épaisse et vague »2 du bien humain, par
opposition à la théorie « fine » de la moralité promue par Rawls.
au contraire que notre dignité est celle d’un certain type d’animal. Elle
cite donc en bonne place ces passages des Politiques où Aristote rappelle
que le maintien des conditions matérielles de la vie est un devoir du
bon gouvernement, par exemple : « Les choses dont l’action s’exerce
sur le corps le plus fréquemment et le plus largement, ont aussi le plus
d’influence sur la santé ; et telle est précisément l’action naturelle de
l’air et des eaux »1. Les dimensions pertinentes du bien humain s’éten-
dent largement au-delà de la raison mais doivent englober notre vie
matérielle d’animal : la manière dont nous mangeons, dont nous dépen-
dons matériellement et affectivement des autres, dont nous répartissons
temps de travail et temps de loisir, notre rapport à un corps à la fois
puissant et vulnérable, etc. La réflexion sur la vie bonne est guidée par
une interrogation dont Nussbaum trouve un écho dans le Marx des
Manuscrits de 18442 : pour que notre vie soit pleinement humaine, il faut
non seulement que nous puissions exercer notre raison, mais que tous
les aspects de notre vie, même les plus humbles et matériels, même ceux
que nous avons en commun avec les autres êtres vivants, prennent une
allure humaine.
Le recours à Aristote sert également à justifier l’idée que les capa-
bilités ne sont pas substituables les unes aux autres : il invite alors à
considérer une conception du bien humain qui ne réduise pas indû-
ment les différentes dimensions devant être développées pour qu’une
vie humaine puisse être considérée comme véritablement bonne. C’est
une manière d’attirer l’attention sur la variété des dimensions de la
vie qu’une société juste et décente doit prendre pour objet. Après
avoir énoncé les dix capabilités qu’elle considère comme fonda-
mentales et que nous allons commenter dans un instant, Nussbaum
1. Aristote, Politiques, 1330b11. Cité dans « Aristotelian Social Democracy », art. cité,
p. 203.
2. Ainsi Martha Nussbaum cite-t-elle souvent ce passage fameux des Manuscrits de 1844 :
« On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que
dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation,
qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. Manger, boire et procréer,
etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement
du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles
sont bestiales » (p. 57, tr. fr. É. Bottigelli).
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Les principes sont donc posés : d’une part, fidélité à la liberté indi-
viduelle ; de l’autre, établissement d’une liste des conditions essentiel-
les sans lesquelles l’homme ne peut mener une vie bonne, en fonction
de la conception qu’il aura lui-même défini. La tâche consiste alors
pour Nussbaum à élaborer la liste de ces capabilités fondamentales qu’il
reviendra à une société juste et décente de garantir à ses membres. La
liste a pour projet explicite d’embrasser des conceptions du bien diffé-
rentes, culturellement et substantiellement, tout en repérant les condi-
tions fondamentales : cette liste de capabilités
offre une conception compréhensive (partielle) du bon fonctionnement
humain (par opposition avec la théorie « fine » de Rawls), mais à un niveau
élevé de généralité, qui admet un grand nombre d’applications particulières.
Je montre que cette conception de l’être humain n’est pas métaphysique,
dans l’acception de ce terme qu’adoptent souvent les penseurs libéraux
pour opposer leur théorie à celle d’Aristote2.
Mais comment doit-on procéder, quelle méthode le philosophe
doit-il employer pour établir une telle liste ? La réponse de Nussbaum
consiste à souligner qu’il s’agit, en un sens, d’un travail dans lequel nous
sommes toujours déjà engagés, à travers la littérature, l’art, l’expression
quotidienne, etc. Ce travail n’est pas de fondation logique, comme s’il
était possible d’isoler, au terme d’une argumentation d’une pureté cris-
talline, les éléments qui font d’une vie humaine ce qu’elle est. Il s’agit
1. Ibid, p. S58-S59.
2. Voir par exemple « Capabilities as Fundamental Entitlements », p. 14.
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