Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
sociométrique ?
Alexandre Obœuf, Luc Collard, Benoît Gérard
Dans Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale 2008/1 (Numéro 77), pages
87 à 100
Éditions Presses universitaires de Liège
ISSN 0777-0707
DOI 10.3917/cips.077.0087
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Résumé : Nous cherchons à savoir si le jeu de la « balle assise », en raison mis à Pierre Parlebas (1992) de mettre en évidence
de sa structure d’ambivalence et d’instabilité, permet l’actualisation des que les sports de combat comme les sports collec-
relations socio-affectives des protagonistes. Deux groupes de 23 et 26 étu-
diants sont sollicités et nous comparons les résultats de questionnaires socio-
tifs, qui sont des « jeux à deux joueurs et à somme
métriques avec les communications motrices observées au cours du jeu. Notre nulle », encore nommés « jeux strictement compéti-
étude révèle une corrélation prononcée entre les relations socio-affectives et tifs » (Von Neumann et Morgenstern, 1944), ne peuvent viser un
les relations fonctionnelles (p<.01). Les relations socio-affectives semblent objectif d’accroissement de la solidarité. Dans ces
être omniprésentes dans tous les choix décisionnels des protagonistes. Dans « duels » (football, tennis, rugby, badminton, etc.),
la mesure où nos résultats seraient généralisables, le jeu traditionnel de la
« balle assise », pourtant souvent jugé désuet, offrirait des ressources in-
tout ce qu’un joueur ou une équipe gagne, l’autre le
soupçonnées. Sur le vif, il permettrait au pédagogue de saisir la personnalité perd (Shubik, 1982). Ils magnifient l’antagonisme. La
des acteurs et les relations socio-affectives du groupe. Il pourrait ainsi se coopération n’y est qu’un sous-produit, ce qui com-
« substituer » -dans une certaine mesure- au questionnaire sociométrique et promet fortement la finalité d’altruisme poursuivie.
deviendrait un outil d’intervention psycho-sociologique. Il ne suffit pas d’être en présence d’autrui pour déve-
Mots-clés : sociométrie, socio-affectivité, communication motrice, jeu lopper des relations d’affinité à son égard, le contrai-
sportif, socialisation. re étant tout aussi plausible, notamment au cœur des
activités portant au pinacle les structures clairement
tranchées, dichotomiques (Parlebas, 1999 ; Oboeuf et Collard,
2006).
Motivation de la recherche
Si les psychosociologues peuvent explorer la richesse
Tout enseignant le sait bien : le temps qui lui est im-
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Pour que cette émergence soit validée, il est néces- tie d’aucune équipe désignée et les joueurs ont la
saire de savoir si les relations fonctionnelles pouvant possibilité, lorsqu’ils sont en possession de la balle,
être observées in situ (sous forme de passes, de tirs) de choisir sur qui ils vont tirer ou vers qui ils vont
coïncident avec les relations socio-affectives, mises faire une passe. Un joueur voulant faire une passe à
en évidence à l’aide d’un questionnaire sociomé- un autre réalise celle-ci à l’aide d’un rebond au sol,
trique. Pour savoir si ces deux types de relations se alors qu’un tir se fera de volée. Si un joueur est tou-
superposent, il est nécessaire d’engager une compa- ché, il devient prisonnier et doit s’asseoir sur place.
raison. A-t-on les moyens de la réaliser ? Il devra alors attendre d’être délivré par la passe
Comme le souligne avec force Serge Moscovici, d’un participant ou par le hasard des rebonds.
c’est « la banalité même que de reconnaître qu’il Le jeu sportif de la « balle assise », en laissant le
n’y a d’individus que pris dans un réseau social, et libre choix à ceux qui le pratiquent de choisir leurs
qu’il n’y a de société que fourmillant d’individus di-
partenaires et leurs adversaires (ambivalence), ain-
vers, comme le moindre morceau de matière four-
mille d’atomes » (1984, p. 5). C’est la notion de réseau si que la possibilité d’en changer au cours du jeu
(Degenne et Forsé, 2004) qui nous offrira l’opportunité de
(instabilité), offre l’ambivalence et l’instabilité de la
réaliser notre comparaison. Nous pouvons en effet vie sociale. Par conséquent, cette structure ludique
faire émerger le réseau des relations socio-affectives diffère notablement des structures sportives, où ni
à l’aide du questionnaire sociométrique et le réseau l’ambivalence ni l’instabilité n’ont droit d’entrée.
des communications motrices2 en observant ces der- C’est cette originalité structurale qui, selon nous, va
nières au cours de notre jeu (Parlebas, 1999 ; 2005). Les permettre aux individus de réinvestir dans le jeu de
deux réseaux deviennent alors comparables à l’aide la « balle assise », à leur corps défendant ou non,
de la théorie des graphes (Bornholdt et Schuster, 2003). Si les relations socio-affectives développées en d’autres
la comparaison dévoile un lien fort entre ces deux lieux.
réseaux, cela voudra dire que les acteurs réalisent
Pour réaliser cette expérience, nous sollicitons deux
des passes aux joueurs qu’ils apprécient le plus, et
groupes de Travaux Pratiques (TP) d’étudiants de
qu’ils ne la passent pas aux joueurs qu’ils apprécient
moins. Dans ce cas, nous réfléchirons sur les consé- 2ème année en Faculté des sciences du sport, dont
quences de cette corrélation. l’effectif est de 23 et 26 participants. Au sein de cha-
cun des groupes, les étudiants se connaissent déjà
Ce travail se situe donc dans une perspective psy- depuis plus d’un an. Laps de temps bien suffisant
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Tableau 1 : Ce tableau des dyades permet de calculer l’indice de cohésion d’une dyade et les indices de cohésion socio-affective
(α) intra-sous-groupaux et inter-sous-groupaux
Antoine
Pour la dyade Cyril/Marie, l’indice est nul (+1+1-1-1). Pour les indices intra-sous-groupaux et inter-sous-groupaux, on calculera la
somme des valences des différentes dyades puis on la divisera par le nombre de dyades correspondantes. Pour notre sous-groupe
Cyril/Marie/Antoine, nous obtenons un indice de cohésion socio-affective de +1,67 (α = (0+4+1) / 3 = 1,67)
Le questionnaire sociométrique et le relevé des com- p.106). La cartographie ainsi obtenue permet de faire
munications motrices seront les clés de voûte de notre émerger les sous-groupes, et l’hostilité socio-affective
travail, et permettront la comparaison souhaitée. qui les scindent.
Ces indices évaluent le « degré » de cohésion des Comment comparer les deux types de données ?
différents sous-groupes. Il en découle des renseigne- Dans un premier temps, nous calculons la distance de
ments sur la place de chaque sous-groupe dans le Hamming. Cette dernière offre la possibilité de calcu-
groupe étudié. Ce raisonnement en terme d’indice ler la différence entre deux graphes, en l’occurrence
de cohésion socio-affective intra-, mais aussi inter- ici le sociogramme (ou réseau) des choix et des rejets
sous-groupal, permet de faire émerger certains phé- réciproques et le réseau des communications motrices.
nomènes mis en évidence par la dynamique des Concrètement, la distance entre les graphes sera égale
groupes comme le conformisme, la déviance ou à l’ensemble des relations présentes dans le premier
l’agressivité envers l’extérieur. graphe (sociogramme socio-affectif) mais absentes
dans le second (réseau des communications motrices)
À présent, comment mettre en évidence, au niveau et à celles présentes dans le second graphe mais ab-
fonctionnel, des indices comparables à ceux que sentes du premier. Si Marie et Emilie se choisissent au
nous venons de décrire ? niveau socio-affectif mais ne se réalisent aucune passe
dans le jeu, et qu’il en est ainsi pour de nombreuses
Comment mettre en exergue dyades, la distance sera grande et les graphes éloignés
les relations fonctionnelles de nos groupes ? (non corrélés)6.
Une fois les observations faites, nous possédons l’en-
Cette distance reste un indicateur qui concerne le
semble des données nécessaires : qui a réalisé des groupe dans sa totalité, il ne prend pas en compte la
passes à qui, combien de passes ont été faites au sein richesse et le destin de chaque sous-groupe. Aussi, afin
d’une dyade interactionnelle, et si les passes au sein d’affiner l’analyse, il nous sera nécessaire de porter
d’une dyade émanent du même joueur ou sont ré- une attention accrue à ce niveau sous-groupal, à l’aide
ciproques. La même ambition se réalise concernant d’une comparaison entre les indices de cohésion so-
les tirs. cio-affective et fonctionnelle. Ces deux types d’indices
Nous considérons qu’une relation fonctionnelle au seront classés puis comparés à l’aide du coefficient de
sein d’une dyade est forte lorsque le nombre de pas- Kendall7.
ses au sein de celle-ci est supérieur à la moyenne glo- Quels sont les résultats obtenus lors de cette étude
bale des passes du groupe par dyade. Par exemple, comparative ?
si nous avons 100 passes au cours des 20 minutes de
jeu, et qu’il y a 60 dyades, alors la moyenne globale Résultats de l’étude
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Tableau 2 : Au sein de ce tableau sont présentés les classements de l’ensemble des indices de cohésion socio-affective et fonction-
nelle intra-sous-groupaux et inter-sous-groupaux des groupes 1 et 2
Afin d’affiner notre analyse concernant ce lien - et sion socio-affective élevé sont également ceux qui
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Figure 1 : Le coefficient de Kendall est égal à 0,73 (p<.05). Il existe, pour le groupe 2, une corrélation positive et significative entre le
tournoi des indices de cohésion socio-affective et le tournoi des indices de cohésion fonctionnelle. Le sous-groupe 3, par exemple, est
celui qui a l’indice de cohésion socio-affective le plus élevé et il a aussi l’indice de cohésion fonctionnelle le plus élevé. Ces résultats
montrent la proximité entre la cohésion socio-affective et la cohésion fonctionnelle
Indice de cohésion
socio-affective
A I,III A II,III A I,II A II AI A III
Figure 2 : Le coefficient de Kendall est égal, pour le groupe 2, à 0,91 (p<.001). Il existe une corrélation positive et significative entre
le tournoi des indices de cohésion socio-affective et le tournoi des indices de cohésion fonctionnelle. Ces résultats corroborent ceux
obtenus pour le groupe 1
pose sur la cohésion fonctionnelle. Les participants socio-affectives et fonctionnelles. Nous remarquons,
semblent réaliser préférentiellement leurs passes en comparant ces réseaux, qu’ils mettent en éviden-
vers les membres de l’endogroupe, et tirer préférentiel- ce des sous-groupes très proches. Cela ne laissera
lement sur les membres de l’exogroupe. pas de surprendre, surtout quand on sait que l’un
des réseaux est construit par le biais des question-
In fine, nous mettons en avant les réseaux, qui offrent naires sociométriques, et l’autre par l’observation
une vision schématique de l’ensemble des résultats des communications actualisées au sein d’un jeu !
que nous venons de traiter.
Le constat de cette étude est flagrant : les relations
En portant notre attention sur les sociogrammes socio-affectives investissent de plein pied le déroule-
des choix et des rejets réciproques et les réseaux des ment du jeu de la « balle assise ». Peut-on en donner
communications praxiques (schémas 1 et 2), nous une explication ?
discernons aisément la proximité entre les relations
Schéma 1 : Nous présentons conjointement, pour le groupe 1, le sociogramme des choix et des rejets réciproques (graphe du haut)
et le réseau des communications praxiques réciproques (graphe du bas) du jeu de la « balle assise » (les choix et les passes sont en
trait plein, les rejets et les tirs en pointillé). Il est surprenant de remarquer que ce sont les mêmes sous-groupes qui émergent dans
les deux graphes. À cet égard, il semble difficile d’envisager une évolution des relations fonctionnelles en marge des relations socio-
affectives préexistantes
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Schéma 2 : Sont présentés conjointement ici, pour le groupe 2, le sociogramme des choix et des rejets réciproques ainsi que le
réseau des communications praxiques réciproques. Nous ne pouvons que constater la similarité entre les deux graphes, ainsi que
nous l’avons déjà souligné pour le groupe 1
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
Des mécanismes d’agressivité surgissent aussi au Pourquoi ces relations socio-affectives n’émer-
sein de ce jeu. Les individus renforcent la cohésion gent-elles pas au sein des sports collectifs que nous
interne de leur endogroupe en agressant les membres connaissons (football, handball, volley-ball) ?
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
bien placé, et que nous pourrons nous rapprocher laquelle des deux « méthodes » parvient au mieux à
du but adverse » est une métacommunication d’or- faire émerger les relations socio-affectives. Toutefois,
dre instrumental typique d’un sport collectif com- nous pouvons suggérer que le travestissement lu-
me le football. En revanche, la métacommunication dique est peut-être plus propice à l’expression des
symbolisant le jeu de la « balle assise » sera plutôt frustrations enfouies et des querelles passées. Si
d’ordre socio-affectif : « Je te fais la passe car tu es nous cherchons à prendre connaissance de la carto-
mon ami ». graphie groupale, il n’est donc pas nécessairement
moins pertinent de porter notre attention au jeu de
Un constat s’impose à la lecture de ce travail : le jeu
la « balle assise ». Cette recherche le met en lumière
de la « balle assise » emprunte le temps de son dé-
de manière éclatante, les jeux sportifs sont un mer-
roulement les relations socio-affectives préexistan- veilleux laboratoire in vivo d’étude des conduites hu-
tes. Pour autant, il n’en reste pas moins qu’il subsiste maines et des mécanismes groupaux.
une différence entre les résultats du questionnaire
sociométrique et les communications praxiques ac- L’ultime explication que nous donnerons à cette
tualisées au cœur de ce jeu. Peut-on donner une ex- différence semble confirmer cette hypothèse. Cette
plication à cette différence ? explication concerne le déroulement même du jeu,
ce dernier offrant l’opportunité, par la mise en jeu
La question de « la mystérieuse alchimie groupale » du « corps », d’actualiser des actes de déviance par-
Une des raisons explicatives ne surprendra sans ticulièrement originaux, qui ne peuvent que rester
doute pas les dynamiciens des groupes. Au fil du lettre morte au sein d’un questionnaire sociométri-
temps, la myriade de facteurs influençant la desti- que. En effet, bien que le questionnaire permette
née des groupes tend à cimenter, atténuer ou bri- de faire émerger ce que l’on a coutume d’appeler
ser l’hégémonie groupale. En conséquence, comme des « arrêtes déséquilibrantes »14, un certain type
toute étude sociométrique diachronique nous le ré- de mécanismes de déviance lui échappe. Ce sont
vèle, nous savons qu’entre un temps t1 et un temps les mécanismes de déviance dits « dynamiques »,
t2, il y aura quasiment toujours une évolution – sen- qui n’émergent qu’au cœur de l’action. Ces « ab-
sible ou marquée - des relations socio-affectives d’un sences » ne sont d’ailleurs pas surprenantes puis-
groupe. Ainsi, le creux temporel entre la passation que le questionnaire cherche juste à dresser, à un
du questionnaire et l’observation ludique a pu être moment t, un état des lieux des relations groupales.
« mise à profit » par le groupe pour soit renforcer les L’aspect statique du questionnaire inhibe donc dans
une large mesure l’émergence de ces mécanismes
© Presses universitaires de Liège | Téléchargé le 15/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.48.126.222)
100 Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2008, N°77, pp. 87-100