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2Il est généralement admis aujourd’hui que les formes urbaines n’affectent pas de façon
mécanique le changement social. Il apparaît surtout que les modes de gestion urbaine sont
« aveugles à la complexité et incapables de comprendre à quel point le “désordre” est une
ressource dans la ville » (Sennett, 1991). Si l’urbanisme en tant que discipline n’a pas accédé
au statut d’une pensée de la ville (Lefebvre, 1981), l’urbanisme technocratique et
bureaucratique s’érige, le plus souvent, en censeur des pratiques réelles. Les nouvelles
conceptions de l’espace (voies piétonnières, espaces de loisirs, centres commerciaux...)
auxquelles répondent les usagers par leur capacité à produire leur propre langage sont autant
d’exemples édifiants sur l’inadéquation des formes avec les usages.
3Dans les travaux de Sylvia Ostrowetsky et Jean Samuel Bordreuil (1975), la réciprocité des
relations est traduite par les notions de « ville offerte » en tant que dimension du
fonctionnement et « ville pratiquée » comme dimension du social au sein du spatial.
Autrement dit, le rapport entre ces deux aspects d’une même réalité, donnerait à l’urbain son
effet global. L’opposition « ville offerte »/« ville pratiquée » prend tout son sens dans une
ville comme Alger marquée par des formes spatiales héritées d’un processus d’urbanisation
exogène et l’urbanisme volontariste, des années 1970 à ce jour, prônant de nouvelles formes
d’usage.
4Si les formes urbaines ont un sens, il faut reconnaître que ce sens est nécessairement pluriel
et que la vraie valeur du sens est indéniablement dans son perpétuel changement. Certaines
constructions à Alger donnent à penser que la ville a été édifiée comme un monument à la
gloire de la colonisation. La ville apparaît comme lieu majeur d’un moment de l’histoire et
d’une forme de pouvoir. En effet, le monumentalisme fut l’apanage de l’urbanisme colonial
dans ses différentes phases d’évolution, surtout lors de la célébration en 1930 du centenaire de
la colonisation, qui se voulait une démonstration de la puissance coloniale et de sa pérennité.
C’est en partie grâce à l’esprit triomphaliste [1][1]Par exemple, M. Rotival dans sa
« Contribution à l’aménagement… de cette époque que la ville a connu des réalisations
architecturales et urbanistiques d’une qualité exceptionnelle, comme en témoignent le front de
Mer, la Grande Poste (1910), le Gouvernement Général (1930), l’esplanade du Forum et le
boulevard Laferrière (1935), pour ne citer que les plus célèbres d’entre elles. L’attrait d’Alger
se trouve dans cette monumentalité urbaine qui puise son sens dans l’imaginaire colonial
associant les signes et les symboles d’une culture affaiblie (architecture néo-mauresque dite
« algérianiste ») aux effets de la modernité que le système colonial voulait instaurer. Ainsi les
formes spatiales dessinent une véritable théâtralisation où l’art de la mise en scène de
l’architecture et de l’urbanisme s’inscrit dans des perspectives de pérennisation du pouvoir
politique. Par ce maniement des symboles, la monumentalité suggère que la permanence du
pouvoir est assurée, une idée que l’on retrouve dans les motivations actuelles.
La dématérialisation de la ville
6L’identification des groupes sociaux confirme l’idée selon laquelle la ville est un ensemble
d’interactions qui permet de saisir ce qui fonde les rapports à l’espace. Alors que l’espace est
qualifié de « colonial » ou « européen » et abordé, le plus souvent, comme un produit
exogène, il n’en est pas moins le cadre de la vie quotidienne où s’inscrivent des usages
différenciés. L’espace urbain algérois est constitué, en son centre, par la « ville utile » qui
demeure le lieu où s’élabore l’essentiel des relations et des rôles sociaux par opposition aux
importantes extensions urbaines réalisées depuis les années 1970 à ce jour. Ces dernières,
conçues comme des cités d’habitations pour le grand nombre, avec des insuffisances
techniques et environnementales, ne sont pas considérées comme de véritables lieux urbains
mais comme le reflet d’une « ville inachevée ». Toutefois, cette diversité typologique
n’aboutit pas à une division de la ville en deux entités antagoniques. En réalité, une seule ville
subsiste dans toute sa complexité et ses contradictions spatiales, sociales et culturelles.
7Car les formes urbaines héritées ne résistent pas aux usages d’une société en recomposition.
Bien au contraire, elles offrent aux habitants des opportunités de marquage et de formation de
territoires adaptés aux nouvelles exigences. L’appropriation spatiale se fait par la
dématérialisation de la ville en donnant du sens non pas à la forme, mais à l’usage. La société
inscrit ses référents dans l’espace et s’inspire pour cela d’une temporalité longue, celle de la
mémoire et de l’histoire. De ce fait, la ville se structure à partir d’une forme sociale
traditionnelle, la houma [2][2]El-houma (le quartier) est une expression typique de la…. Cette
notion, liée à la proximité spatiale, donne au voisinage un sens sacré où le code de l’honneur
en tant qu’indice de la présentation de soi est omniprésent et rigoureux [3][3]L’honneur et la
fierté, en tant que référents de la face…. Le balisage du territoire se concrétise par le contrôle
qu’exercent les jeunes, mais aussi les moins jeunes, devant les immeubles, dans la cité et dans
le quartier. La houma est ainsi un espace protégé mais aussi contrôlé. C’est ainsi que « la
présence d’un homme dans un lieu particulier signifie soit qu’il a quelque chose de très
spécifique à y faire et qu’il est lié à un individu ou un groupe donné, soit qu’il a un droit
reconnu à être là et à y être vu » (Gilsenan, 1982). L’espace n’est perçu qu’en termes de
relations, sans lesquelles il y aurait une sorte d’altération de sens. Par conséquent, le quartier
ou houma peut être abordé en tant que processus dynamique d’appropriation de l’espace
urbain : c’est à la fois inventer, créer son espace quotidien et se retrouver inséré dans un vaste
cercle de relations, de paysages familiers et cependant toujours à découvrir (Clavel, 1982).
8La qualité urbaine tient justement au regard que portent les habitants sur les lieux dans
lesquels ils vivent. Si certains habitants ont quitté les quartiers du centre (le plus souvent
contraints et forcés d’ailleurs par les opérations de relogement), ils y reviennent quasi
quotidiennement pour vivre « leur quartier » : on reste toujours de Bab-El-Oued, de Belcourt,
de Soustara, de la Grande Poste… Cette identification au quartier révèle non seulement un
sentiment d’appartenance à un lieu dans la ville mais aussi à la ville-centre en tant qu’espace
où se manifeste l’urbanité, antithèse de périphéries où les relations sociales sont confuses et
désordonnées. Par ailleurs, la relation à l’espace est inséparable de la représentation sociale du
lieu. Marqué par l’histoire des « Pieds-noirs » et une symbolique historique, le quartier de
Bab-El-Oued conserve encore aujourd’hui, malgré le changement de population, une image
de quartier stigmatisé et stigmatisant. Il est par là même le symbole de la revendication
sociale, comme il l’a toujours été. Les jeunes de Bab-El-Oued ont leur façon de parler, des
attitudes et des comportements spécifiques, reflets d’une identité liée à un territoire. En
réalité, ces jeunes ne connaissent de leur quartier que les limites de leur univers quotidien.
L’histoire coloniale du quartier n’est pas mobilisée.
10Selon Tarde (1890), l’évolution sociale se fonde sur l’invention et l’imitation en tant
qu’actes individuels dont l’intelligibilité n’est possible que située dans le contexte social de
l’individu. Les croyances et les désirs des individus peuvent fonctionner comme résistance ou
comme adaptation dans un contexte spécifique aux individus. Ainsi les individus et les
groupes disposent de capacités qui leur sont propres pour intégrer ou refuser des éléments
susceptibles de provoquer l’évolution sociale. Loin de nous l’idée d’opposer deux modes
d’existence appelés communément « moderne » et « traditionnel », il s’agit surtout de donner
à voir des formes sociales où le temps présent et le temps passé s’entremêlent, se croisent, se
tolèrent ou s’opposent.
14À cet égard, nous pouvons affirmer sans prendre trop de risques qu’aucun projet urbain
éminemment singulier n’est visible dans les pays musulmans, même dans les pays appliquant
la charria comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran. Il s’agit plutôt de l’utilisation des technologies
les plus avancées en matière de conceptions spatiales pour aboutir à des modèles
architecturaux et urbanistiques conformes à ce qui se fait à l’échelle internationale.
17Dans un autre cas de figure, nous avons été amenée à constater que les travaux menés dans
les écoles d’architecture n’étaient pas porteurs de signes visibles, du moins en ce qui concerne
la forme, d’un contre-projet. La formation des architectes et des urbanistes dans les
universités algériennes s’inscrit dans le prolongement de ce qui se fait à l’échelle
internationale, en témoigne la coopération avec de nombreux pays (Allemagne, Canada,
France, Italie, Suède, les pays du Maghreb, les pays du Moyen Orient…).
18En revanche, si les formes urbaines demeurent inchangées pour l’essentiel, le nouveau
support discursif de la « cité idéale » est activé dans le sens d’une réinvention des traditions.
Ce discours porte communément sur la séparation des sexes, sur l’arc comme symbole et sur
la centralité liée à la symbolique de la Kaâba (Mecque) dans l’imaginaire des sociétés
musulmanes, comme élément essentiel de la structure. En réalité, les dispositifs discursifs
portent plus sur l’organisation du logement et de l’habiter que sur l’espace public. On observe
d’ailleurs une pérennisation de quelques éléments typiques de l’architecture traditionnelle
dans certains espaces de sociabilité comme le hammam, la mosquée, le salon privé des
maisons individuelles et parfois, les cafés ou les salons de thé.
Conclusion
19La ville n’est pas « un spectacle achevé, accompli, mais une œuvre dont la structure est à la
fois ferme et révisible » comme l’a affirmé R. Ledrut (1968). Dans une société où se mêlent
un désir profond d’accéder aux privilèges de la modernité et un intérêt croissant pour la
culture originelle, les interférences de modèles concernent aussi bien les formes spatiales que
les pratiques sociales. C’est ainsi que « la ville à l’œuvre », selon l’expression de J.-C. Bailly
(1992), révèle une réalité sociale où s’expriment à la fois des pratiques spécifiques liées à la
culture locale et des modes de comportements induits soit par les formes urbaines soit par les
effets de la mondialisation, cette sorte de « machine folle » (Giddens, 1994) qui poursuit son
chemin à l’insu de la volonté de chacun. La symbolique générée par les formes urbaines pose
la question des enjeux de pouvoir pour le contrôle de l’espace urbain ; elle témoigne de
l’impact social et politique qu’elles peuvent avoir (Dris, 2003). Les formes urbaines résultent
de l’interférence des modèles sociaux et architecturaux et conduisent, de ce fait, à des
représentations diverses et même opposées.
Notes
[1]
[2]
[3]
[4]
[5]
C’est ainsi que J.-N. Ferrié dans son article intitulé
« Remarques sur l’islamisation des espaces modernes au
Caire » écrit : « Penser que ces détails sont eux-mêmes
révélateurs d’autres choses que d’un rapport normal au
monde tel qu’il va, c’est être surpris de ce que la société
égyptienne et les Égyptiens partagent le même monde que
nous. D’une certaine manière, cet étonnement est déplacé.
Il indique de quelle façon nous instaurons souvent les
différences, en nous étonnant que d’autres puissent nous
ressembler », dans Maghreb-Machrek, Paris, n° 51,
janvier-mars 1996, p. 6-12.
[6]
[7]
[8]
Pour S. Mazouz, les constructeurs de mosquées de ces
dernières années utilisent des techniques avancées en
matière de béton armé ou de structures métalliques qu’ils
habillent d’un « costume folklorique fait d’archétypes
historicistes », dans Les Cahiers de l’EPAU, n° 5-6,
« Culture et architecture. Cas de l’architecture religieuse
en pays islamiques. Les occasions perdues », Alger,
octobre 1996, p. 64-72.
[9]
[10]
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