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Formes urbaines, sens et représentations :


l'interférence des modèles

Nassima Dris
 Dans Espaces et sociétés 2005/3 (no 122), pages 87 à 98

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1 S i nous admettons que la spatialisation (création et usage de la forme) résulte de l’image


que la société se fait d’elle-même, l’espace urbain ne peut être ni un simple support des
pratiques ni un simple produit. Il est une des formes d’expression de la société dans toute sa
complexité. En tant que forme spatiale où se rencontrent et s’entremêlent différentes stratégies
du social, la ville nécessite une réflexion ancrée dans la pluralité du vécu quotidien. Les
formes urbaines traduisent des représentations contrastées marquées par l’interférence des
modèles sociaux et architecturaux. La pluralité des représentations concerne aussi bien
l’héritage colonial, la production étatique (monument, places publiques, espaces de
promenade, galeries marchandes, etc.) que la production privée des formes spatiales
(mosquées, maisons individuelles, complexes touristiques, etc.). Dans ce contexte, les
présupposés idéologiques de certaines réalisations architecturales façonnent de façon concrète
l’image urbaine et participent à l’émergence d’un débat marqué par la prise de pouvoir sur la
ville. C’est ainsi que ces dernières années, les islamistes, en tant que groupe politique
identifié, développent un discours sur la « ville idéale » avec pour fondement une organisation
sociale « nécessaire et naturelle » à l’image mythifiée de Médine des premiers temps de
l’Islam. L’acceptation ou le rejet des formes urbaines témoigne à la fois de leur force
symbolique et de l’impact social et politique qu’elles peuvent avoir en fonction des
contingences du présent.

Sens et usages des formes urbaines

2Il est généralement admis aujourd’hui que les formes urbaines n’affectent pas de façon
mécanique le changement social. Il apparaît surtout que les modes de gestion urbaine sont
« aveugles à la complexité et incapables de comprendre à quel point le “désordre” est une
ressource dans la ville » (Sennett, 1991). Si l’urbanisme en tant que discipline n’a pas accédé
au statut d’une pensée de la ville (Lefebvre, 1981), l’urbanisme technocratique et
bureaucratique s’érige, le plus souvent, en censeur des pratiques réelles. Les nouvelles
conceptions de l’espace (voies piétonnières, espaces de loisirs, centres commerciaux...)
auxquelles répondent les usagers par leur capacité à produire leur propre langage sont autant
d’exemples édifiants sur l’inadéquation des formes avec les usages.

3Dans les travaux de Sylvia Ostrowetsky et Jean Samuel Bordreuil (1975), la réciprocité des
relations est traduite par les notions de « ville offerte » en tant que dimension du
fonctionnement et « ville pratiquée » comme dimension du social au sein du spatial.
Autrement dit, le rapport entre ces deux aspects d’une même réalité, donnerait à l’urbain son
effet global. L’opposition « ville offerte »/« ville pratiquée » prend tout son sens dans une
ville comme Alger marquée par des formes spatiales héritées d’un processus d’urbanisation
exogène et l’urbanisme volontariste, des années 1970 à ce jour, prônant de nouvelles formes
d’usage.

4Si les formes urbaines ont un sens, il faut reconnaître que ce sens est nécessairement pluriel
et que la vraie valeur du sens est indéniablement dans son perpétuel changement. Certaines
constructions à Alger donnent à penser que la ville a été édifiée comme un monument à la
gloire de la colonisation. La ville apparaît comme lieu majeur d’un moment de l’histoire et
d’une forme de pouvoir. En effet, le monumentalisme fut l’apanage de l’urbanisme colonial
dans ses différentes phases d’évolution, surtout lors de la célébration en 1930 du centenaire de
la colonisation, qui se voulait une démonstration de la puissance coloniale et de sa pérennité.
C’est en partie grâce à l’esprit triomphaliste [1][1]Par exemple, M. Rotival dans sa
« Contribution à l’aménagement… de cette époque que la ville a connu des réalisations
architecturales et urbanistiques d’une qualité exceptionnelle, comme en témoignent le front de
Mer, la Grande Poste (1910), le Gouvernement Général (1930), l’esplanade du Forum et le
boulevard Laferrière (1935), pour ne citer que les plus célèbres d’entre elles. L’attrait d’Alger
se trouve dans cette monumentalité urbaine qui puise son sens dans l’imaginaire colonial
associant les signes et les symboles d’une culture affaiblie (architecture néo-mauresque dite
« algérianiste ») aux effets de la modernité que le système colonial voulait instaurer. Ainsi les
formes spatiales dessinent une véritable théâtralisation où l’art de la mise en scène de
l’architecture et de l’urbanisme s’inscrit dans des perspectives de pérennisation du pouvoir
politique. Par ce maniement des symboles, la monumentalité suggère que la permanence du
pouvoir est assurée, une idée que l’on retrouve dans les motivations actuelles.

5Or, les significations de l’espace


changent en fonction des groupes sociaux qui en font usage et de l’évolution sociale qui les
affecte. Même si la rigidité du cadre physique est imposante, il n’en demeure pas moins que le
vécu quotidien renseigne sur la nature des rapports à l’espace. Dans la ville héritée,
différentes typologies valorisées ou stigmatisées se côtoient car cette catégorie d’espace n’est
pas homogène. Parmi les formes spatiales valorisées, citons les immeubles d’habitation du
centre-ville, du Télemly et des « hauteurs d’Alger ». Convoités aujourd’hui par les catégories
aisées de la population, leur valeur marchande atteint des sommes faramineuses. Les formes
urbaines remarquables qui singularisent Alger, sont représentées par le front de mer, les
jardins publics, les bâtiments administratifs abritant la Wilaya (Préfecture), l’Hôtel de Ville,
l’Assemblée Nationale, le Palais du Gouvernement, les banques et bien sûr l’exemple le plus
éloquent, la Grande Poste. Véritable monument à mi-chemin entre l’architecture néo-
mauresque et le monumentalisme du XIXe siècle, la Grande Poste est un point de repère
essentiel dans la ville. Il est intéressant de souligner ici, l’intériorisation profonde de cet
élément urbain par les Algérois à tel point que pour certains, la Grande Poste est antérieure à
la colonisation. Cette ambiguïté dans la perception de l’espace colonial est plutôt fondatrice,
me semble-t-il, parce qu’elle renvoie à la fois à une forme matérielle identifiable et à une
dimension sociale qui inconsciemment, peut-être, intègre les rapports à l’altérité. Cette
variation du sens réside d’une part, dans l’expression d’une forme spatiale comme signe d’une
appartenance socio-historique et d’autre part, dans les capacités de celle-ci à intégrer d’autres
formes de sociabilité. Mieux, de ce rapport entre une forme spatiale spécifique et une
composante sociale émergent des sociabilités nouvelles comme signe d’une convergence de
valeurs différentes. L’espace hérité tel qu’il est perçu aujourd’hui, c’est-à-dire comme un tout
constituant de la réalité urbaine, favorise l’intégration urbaine dans le sens où il peut être pour
ceux qui y vivent, éminemment valorisant. Pourtant, les appréciations de la ville par les
habitants ne font pas référence à son origine historique mais surtout à ses valeurs intrinsèques
et à ses qualités fonctionnelles qui sont reconnues et appréciées par l’ensemble des groupes
sociaux même si, ça et là, des marquages s’y inscrivent. Les habitants évacuent l’histoire
coloniale pour ne retenir de la ville que ses formes architecturales prestigieuses et l’usage aisé
de ses espaces.

La dématérialisation de la ville

6L’identification des groupes sociaux confirme l’idée selon laquelle la ville est un ensemble
d’interactions qui permet de saisir ce qui fonde les rapports à l’espace. Alors que l’espace est
qualifié de « colonial » ou « européen » et abordé, le plus souvent, comme un produit
exogène, il n’en est pas moins le cadre de la vie quotidienne où s’inscrivent des usages
différenciés. L’espace urbain algérois est constitué, en son centre, par la « ville utile » qui
demeure le lieu où s’élabore l’essentiel des relations et des rôles sociaux par opposition aux
importantes extensions urbaines réalisées depuis les années 1970 à ce jour. Ces dernières,
conçues comme des cités d’habitations pour le grand nombre, avec des insuffisances
techniques et environnementales, ne sont pas considérées comme de véritables lieux urbains
mais comme le reflet d’une « ville inachevée ». Toutefois, cette diversité typologique
n’aboutit pas à une division de la ville en deux entités antagoniques. En réalité, une seule ville
subsiste dans toute sa complexité et ses contradictions spatiales, sociales et culturelles.

7Car les formes urbaines héritées ne résistent pas aux usages d’une société en recomposition.
Bien au contraire, elles offrent aux habitants des opportunités de marquage et de formation de
territoires adaptés aux nouvelles exigences. L’appropriation spatiale se fait par la
dématérialisation de la ville en donnant du sens non pas à la forme, mais à l’usage. La société
inscrit ses référents dans l’espace et s’inspire pour cela d’une temporalité longue, celle de la
mémoire et de l’histoire. De ce fait, la ville se structure à partir d’une forme sociale
traditionnelle, la houma [2][2]El-houma (le quartier) est une expression typique de la…. Cette
notion, liée à la proximité spatiale, donne au voisinage un sens sacré où le code de l’honneur
en tant qu’indice de la présentation de soi est omniprésent et rigoureux [3][3]L’honneur et la
fierté, en tant que référents de la face…. Le balisage du territoire se concrétise par le contrôle
qu’exercent les jeunes, mais aussi les moins jeunes, devant les immeubles, dans la cité et dans
le quartier. La houma est ainsi un espace protégé mais aussi contrôlé. C’est ainsi que « la
présence d’un homme dans un lieu particulier signifie soit qu’il a quelque chose de très
spécifique à y faire et qu’il est lié à un individu ou un groupe donné, soit qu’il a un droit
reconnu à être là et à y être vu » (Gilsenan, 1982). L’espace n’est perçu qu’en termes de
relations, sans lesquelles il y aurait une sorte d’altération de sens. Par conséquent, le quartier
ou houma peut être abordé en tant que processus dynamique d’appropriation de l’espace
urbain : c’est à la fois inventer, créer son espace quotidien et se retrouver inséré dans un vaste
cercle de relations, de paysages familiers et cependant toujours à découvrir (Clavel, 1982).
8La qualité urbaine tient justement au regard que portent les habitants sur les lieux dans
lesquels ils vivent. Si certains habitants ont quitté les quartiers du centre (le plus souvent
contraints et forcés d’ailleurs par les opérations de relogement), ils y reviennent quasi
quotidiennement pour vivre « leur quartier » : on reste toujours de Bab-El-Oued, de Belcourt,
de Soustara, de la Grande Poste… Cette identification au quartier révèle non seulement un
sentiment d’appartenance à un lieu dans la ville mais aussi à la ville-centre en tant qu’espace
où se manifeste l’urbanité, antithèse de périphéries où les relations sociales sont confuses et
désordonnées. Par ailleurs, la relation à l’espace est inséparable de la représentation sociale du
lieu. Marqué par l’histoire des « Pieds-noirs » et une symbolique historique, le quartier de
Bab-El-Oued conserve encore aujourd’hui, malgré le changement de population, une image
de quartier stigmatisé et stigmatisant. Il est par là même le symbole de la revendication
sociale, comme il l’a toujours été. Les jeunes de Bab-El-Oued ont leur façon de parler, des
attitudes et des comportements spécifiques, reflets d’une identité liée à un territoire. En
réalité, ces jeunes ne connaissent de leur quartier que les limites de leur univers quotidien.
L’histoire coloniale du quartier n’est pas mobilisée.

9Dans l’imaginaire collectif, la houma est l’espace communautaire idéal, un espace d’inter-


connaissance qui identifie le semblable. Or, la mobilité accrue des populations détériore
l’image idéalisée de la houma et provoque la restriction des formes de solidarité
traditionnelle [4][4]F. Navez-Bouchanine note, à propos du Maroc, que le brassage,….
Toutefois, ces pratiques persistent dans les quartiers à forte densité dont les caractéristiques
s’apparentent à celles des « aires de ségrégations » (Park, 1926). Il apparaît que certains
comportements issus de la tradition s’enracinent dans le social en dépit des changements
sociaux comme l’a montré R. Hoggart (1970) pour les « milieux populaires » en Angleterre.
Dès lors, la houma puise son sens dans les conditions de vie difficiles de ses habitants.
L’identité des jeunes de ces quartiers se confond avec celle du lieu où ils vivent : « Bab-El-
Oued ech-chouhada » (Bab-El-Oued des martyrs), un des slogans des émeutes de 1988, en est
l’expression la plus dramatique. Les bandes d’adolescents se forment autour de cette identité
du quartier (Bab-El-Oued, Belcourt, Casbah, etc.) qui n’existe que dans l’opposition, parfois
violente, à d’autres quartiers (surtout lors des rencontres sportives et en particulier le football).
Cette forme de revendication territoriale se manifeste « comme si le stigmate avait acquis ses
lettres de noblesse […] dans une sorte de demande de droit de cité à la déviance généralisée »
(Ostrowetsky, 1995). Le sens donné aux espaces renvoie à des indicateurs sociaux qui
dépassent le cadre physique. D’une façon plus large, l’enracinement dans la ville se réalise
par l’inscription des référents sociaux dans l’espace. De ce fait, le rapport aux formes
spatiales trouve son sens dans un ensemble d’idées (famille, rites, croyances, proximités…) en
perpétuelle recomposition et qui fait la société urbaine.
Les effets du contexte local

10Selon Tarde (1890), l’évolution sociale se fonde sur l’invention et l’imitation en tant
qu’actes individuels dont l’intelligibilité n’est possible que située dans le contexte social de
l’individu. Les croyances et les désirs des individus peuvent fonctionner comme résistance ou
comme adaptation dans un contexte spécifique aux individus. Ainsi les individus et les
groupes disposent de capacités qui leur sont propres pour intégrer ou refuser des éléments
susceptibles de provoquer l’évolution sociale. Loin de nous l’idée d’opposer deux modes
d’existence appelés communément « moderne » et « traditionnel », il s’agit surtout de donner
à voir des formes sociales où le temps présent et le temps passé s’entremêlent, se croisent, se
tolèrent ou s’opposent.

11La problématique de la distanciation spatio-temporelle, c’est-à-dire une mise en relation


des formes d’organisation de la vie sociale dans l’espace et dans le temps, suppose une mise
en lumière de la complexité des relations entre les implications locales et l’interaction à
distance (Giddens, 1994). Les implications entre le niveau local et le niveau global concernent
précisément ce processus d’étirement des relations sur lequel les réseaux s’organisent et
s’intensifient à l’échelle planétaire. Dans cette perspective, la tradition ne résiste pas au
changement, car elle ne se reproduit pas à l’identique à travers les générations, mais
s’accommode d’éléments nouveaux. C’est ainsi que dans toutes les cultures, « les pratiques
sociales sont quotidiennement modifiées à la lumière des découvertes en cours qui leur
injectent leur apport » (Giddens, 1994). De même, les transformations qui affectent les villes
aujourd’hui, dans n’importe quelle partie du monde, sont susceptibles d’être influencées par
des facteurs survenant à une distance indéterminée du contexte local. Les effets conjugués du
contexte culturel et social s’imbriquent de façon subtile et complexe, même si ces deux
niveaux peuvent être dans une relation conflictuelle. Or, le dispositif de gestion mis en œuvre
par les pouvoirs publics se fonde généralement sur un assemblage de procédés techniques
sans prise en compte de l’ambivalence des référents sociaux et culturels.

12Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les mouvements contemporains de l’islam


politique se présentent comme une forme de rupture par rapport aux sociabilités
traditionnelles fondées sur l’autorité des anciens et le culte du consensus. Leur adaptation au
monde moderne est réelle et parfois même surprenante [5][5]C’est ainsi que J.-N. Ferrié dans
son article intitulé…. L’islam est défini en termes d’idéologie politique plus que de religion.
Mieux, il est présenté comme une réponse crédible à la question du modernisme. En tant
qu’instrument de la contestation, il introduit la rationalité comme moyen de légitimation. Si
les expressions d’usage sont bien issues de la tradition religieuse (da’awa ou
prédication, amir ou chef de la communauté, etc.), le cadre conceptuel est celui des grandes
idéologies politiques occidentales et particulièrement du marxisme, dans une vision politique
du monde où la prise du pouvoir d’État par la révolution est la clé de la mise en œuvre d’une
société réellement islamique (Roy, 1987). L’idéologie affirmée est dirigée contre le mode
archaïque de fonctionnement des classes politiques qui, précisément, s’appuie sur un
clientélisme politique, comme « forme de tribalisme moderne » axée sur les réseaux
familiaux, le parrainage et les loyautés personnelles [6][6]Le mode de fonctionnement des
classes politiques a confiné la….

Formes urbaines et réinvention des traditions


13Dans ce contexte politique quelque peu désordonné, l’idéologie islamiste est-elle porteuse
d’un projet urbain ? Y a-t-il une conception islamiste de la ville ? Il convient de souligner au
préalable, un point important sur lequel on n’insiste pas assez, à savoir l’ancrage urbain de
l’islam politique. C’est dans les villes et plus précisément dans les quartiers à forte
concentration de populations modestes et la proche banlieue que s’installe, s’organise, se
propage la contestation islamiste, avec pour objectif l’exercice du droit de regard sur la cité. Il
ne s’agit pas, comme on a tendance à le croire, d’une « haine de la ville », mais bel et bien
d’une revendication pour le « droit à la ville », c’est-à-dire une accessibilité plus grande aux
avantages de la vie urbaine et de la modernité qui aboutirait inéluctablement à l’intégration
des périphéries au sens large du terme. L’origine de la crise actuelle relève plutôt de
cette «  lumpen modernité » qui a perverti les indispensables fondements éthiques et politiques
des sociétés musulmanes en l’absence d’une pensée critique cohérente (Ghalioun, 1997).

14À cet égard, nous pouvons affirmer sans prendre trop de risques qu’aucun projet urbain
éminemment singulier n’est visible dans les pays musulmans, même dans les pays appliquant
la charria comme l’Arabie Saoudite ou l’Iran. Il s’agit plutôt de l’utilisation des technologies
les plus avancées en matière de conceptions spatiales pour aboutir à des modèles
architecturaux et urbanistiques conformes à ce qui se fait à l’échelle internationale.

15En Algérie, à l’exception de la construction des mosquées [7][7]Si la mosquée a subi les


aléas d’une urbanisation accélérée et… qui relève davantage d’un bricolage sommaire que
d’une véritable œuvre architecturale [8][8]Pour S. Mazouz, les constructeurs de mosquées de
ces dernières…, les islamistes n’ont pas eu l’occasion de réaliser de véritables projets urbains.
Leur passage dans les municipalités a été de trop courte durée pour que l’on puisse évaluer
concrètement les actions qu’ils ont entreprises à ce moment là. Toutefois, quelques initiatives
prises ça et là peuvent éclairer cette question. Dans certaines localités, les élus d’obédience
islamiste avaient organisé des Assises de l’urbanisme rassemblant des architectes et des
opérateurs publics ou privés locaux [9][9]Voir par exemple l’article de S. Belguidoum,
« Citadins en…. Sur la base de quelques discours sur la grandeur de la « ville islamique » pour
signifier la rupture politique, l’accent est mis sur la nécessité de promouvoir un « urbanisme
moderne » qui inscrit la ville dans un contexte régional. Concrètement, les objectifs portaient
sur la transformation du centre-ville en « véritable centre tertiaire » par l’implantation
d’immeubles de standing, des services tertiaires, des équipements de loisirs en intégrant tous
les ingrédients de « l’urbanisme moderne ». Fortement critiqués sur leur capacité à conduire le
développement, les élus islamistes se sont entourés d’experts formés dans les universités
algériennes et étrangères. Il en a résulté une continuité dans le processus d’urbanisation, c’est-
à-dire des opérations de promotion immobilière, des opérations de requalification des
quartiers centraux par la construction de logements de « haut standing », des commerces de
« luxe » et des équipements administratifs. Les similitudes avec le projet de restructuration
du Hamma à Alger, pourtant décidé par les hautes instances du pays, sont saisissantes. La
restructuration urbaine par le centre en est l’élément le plus flagrant. La transposition du
modèle algérois se décline avec des variantes dans de nombreuses villes de l’intérieur du
pays [10][10]Par exemple la restructuration du centre de Djelfa : « À coups… en confirmant une
logique de continuité des actions et des formes urbaines. Au regard de ce qui précède, le
ralliement de certains architectes, ingénieurs et entrepreneurs aux projets dits « islamistes » a
été la conséquence d’une situation dans laquelle le pouvoir public condamne à la marginalité
et laisse peu de place à l’émergence de compétences nouvelles. Cette façon de faire s’est
soldée par un « retour du refoulé » qui, paradoxalement, s’inscrit dans la continuité de
l’organisation sociale et spatiale.
16Certains observateurs ont vu dans l’occupation des places du centre d’Alger lors de la
grève politique illimitée déclarée par les islamistes en 1992, une forme d’appropriation de
l’espace guidée par une quête de la « Cité vertueuse » (El Madina El-fadhila) d’El-Farabi
(Hadj-Ali, 1994). En tant qu’organisation sociale « nécessaire et naturelle », cette forme
idéale de la Cité réaliserait l’harmonie entre les hommes. Cette manifestation politique
inattendue et atypique, même si elle apparaît comme une forme d’une « occupation-
habitation », ne suffit pas conclure à une transformation radicale des formes spatiales. Le but
essentiel de cette conquête provisoire était de rendre publique une revendication politique.

17Dans un autre cas de figure, nous avons été amenée à constater que les travaux menés dans
les écoles d’architecture n’étaient pas porteurs de signes visibles, du moins en ce qui concerne
la forme, d’un contre-projet. La formation des architectes et des urbanistes dans les
universités algériennes s’inscrit dans le prolongement de ce qui se fait à l’échelle
internationale, en témoigne la coopération avec de nombreux pays (Allemagne, Canada,
France, Italie, Suède, les pays du Maghreb, les pays du Moyen Orient…).

18En revanche, si les formes urbaines demeurent inchangées pour l’essentiel, le nouveau
support discursif de la « cité idéale » est activé dans le sens d’une réinvention des traditions.
Ce discours porte communément sur la séparation des sexes, sur l’arc comme symbole et sur
la centralité liée à la symbolique de la Kaâba (Mecque) dans l’imaginaire des sociétés
musulmanes, comme élément essentiel de la structure. En réalité, les dispositifs discursifs
portent plus sur l’organisation du logement et de l’habiter que sur l’espace public. On observe
d’ailleurs une pérennisation de quelques éléments typiques de l’architecture traditionnelle
dans certains espaces de sociabilité comme le hammam, la mosquée, le salon privé des
maisons individuelles et parfois, les cafés ou les salons de thé.

Conclusion

19La ville n’est pas « un spectacle achevé, accompli, mais une œuvre dont la structure est à la
fois ferme et révisible » comme l’a affirmé R. Ledrut (1968). Dans une société où se mêlent
un désir profond d’accéder aux privilèges de la modernité et un intérêt croissant pour la
culture originelle, les interférences de modèles concernent aussi bien les formes spatiales que
les pratiques sociales. C’est ainsi que « la ville à l’œuvre », selon l’expression de J.-C. Bailly
(1992), révèle une réalité sociale où s’expriment à la fois des pratiques spécifiques liées à la
culture locale et des modes de comportements induits soit par les formes urbaines soit par les
effets de la mondialisation, cette sorte de « machine folle » (Giddens, 1994) qui poursuit son
chemin à l’insu de la volonté de chacun. La symbolique générée par les formes urbaines pose
la question des enjeux de pouvoir pour le contrôle de l’espace urbain ; elle témoigne de
l’impact social et politique qu’elles peuvent avoir (Dris, 2003). Les formes urbaines résultent
de l’interférence des modèles sociaux et architecturaux et conduisent, de ce fait, à des
représentations diverses et même opposées.

Notes

 [1]

Par exemple, M. Rotival dans sa « Contribution à


l’aménagement de l’Alger futur », dans Chantiers, Alger,
mars 1933, p. 42, définissait ce qu’il entendait par
capitale : « La ville qui recevra l’équipement, l’allure
esthétique d’une capitale, c’est-à-dire qui saura réserver
sur un plan urbanistique grandiose les monuments d’une
capitale… le rôle d’une capitale d’un Empire Africain. »
De son côté, H. Prost disait à propos de la création de la
région algéroise d’urbanisme qu’elle va permettre « un
aménagement qui doit être digne de la capitale de
l’Afrique du Nord », cf. « Le plan régional d’Alger »,
dans Chantiers, Alger, mai 1936.

 [2]

El-houma (le quartier) est une expression typique de la


spatialité arabe qui s’oppose à l’idée selon laquelle la
métropolisation signifie la disparition du quartier. Partant
de l’idée de Gaston Bardet sur la notion d’« échelon
urbain » dans l’urbanisme moderne (Le Nouvel
urbanisme, 1948 : 208 et s.), Jacques Berque estime que
« la tradition islamique » dote la recherche moderne d’un
instrument de recherche quantitative lié à la rencontre
entre la mosquée à khut’ba et la houma (le nombre de
mosquées correspondant au nombre de houma) :
cf. Maghreb, histoire et sociétés, Paris,
Duculot/Alger, SNED, 1974, p. 128. Cette délimitation par
l’impact du rayonnement de la mosquée présente
effectivement un intérêt certain mais n’en est pas moins
insuffisante aujourd’hui pour définir le quartier.

 [3]

L’honneur et la fierté, en tant que référents de la face


sociale, sont une contrainte imposée aux individus par la
société : Cf. E. Goffman, Les Rites d’interaction, Paris,
Minuit, 1974, p. 13.

 [4]

F. Navez-Bouchanine note, à propos du Maroc, que le


brassage, extrêmement important des populations urbaines
actuelles, et la disparition des anciennes formes
d’organisation tant citadines que rurales contribuent sans
doute plus que la mobilité au désarroi marquant les
processus d’identification et de structuration sociale. Cf.
« L’espace limitrophe : entre le privé et le public, un no
man’s land ? La pratique urbaine au Maroc »,
dans Espaces et Sociétés n° 62-63, 1991, p. 135-158.

 [5]
C’est ainsi que J.-N. Ferrié dans son article intitulé
« Remarques sur l’islamisation des espaces modernes au
Caire » écrit : « Penser que ces détails sont eux-mêmes
révélateurs d’autres choses que d’un rapport normal au
monde tel qu’il va, c’est être surpris de ce que la société
égyptienne et les Égyptiens partagent le même monde que
nous. D’une certaine manière, cet étonnement est déplacé.
Il indique de quelle façon nous instaurons souvent les
différences, en nous étonnant que d’autres puissent nous
ressembler », dans Maghreb-Machrek, Paris, n° 51,
janvier-mars 1996, p. 6-12.

 [6]

Le mode de fonctionnement des classes politiques a


confiné la société civile dans l’inaptitude à s’émanciper de
l’hégémonie étatique. M.-C. Ferjani écrit à ce sujet : « Les
« modernisations » entreprises dans des pays comme la
Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, beaucoup de pays arabes,
comme dans d’autres pays du Sud et de l’Est, se sont
souvent traduites par la destruction des solidarités
traditionnelles sans pour autant promouvoir les Droits de
l’Homme et les libertés collectives qui permettent la
régénérescence de la société civile et des contre-pouvoirs
nécessaires à son autonomie et à la prévention du danger
totalitaire », dans Cahiers de Recherche du  GREMMO,
n° 4, « Difficultés et conditions d’une rupture
démocratique dans les pays arabes », Université de Lyon
Lumière 2, 1995, p. 33-40.

 [7]

Si la mosquée a subi les aléas d’une urbanisation accélérée


et déficiente, l’explication n’est pas dans une quelconque
rupture par rapport aux référents religieux. Elle relève
plutôt de l’incapacité de l’urbanisme à appréhender la
place de la mosquée (absence de ratio technique, de
normes, de caractéristiques architecturales, de
références…). Face à l’urgence des réalisations
considérées comme prioritaires (logements, équipements
scolaires et sanitaires…), la construction des mosquées est
laissée à l’initiative de la population qui usera de cet
espace pour installer de nouvelles sociabilités urbaines,
exister en tant que communauté et s’affirmer
comme société civile. Cf. A. Moussaoui, « La mosquée en
Algérie : religion, politique et ordres urbains », dans
ouvrage collectif, Urbanité arabe. Hommage à Bernard
Lepetit, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1998, p. 258-295.

 [8]
Pour S. Mazouz, les constructeurs de mosquées de ces
dernières années utilisent des techniques avancées en
matière de béton armé ou de structures métalliques qu’ils
habillent d’un « costume folklorique fait d’archétypes
historicistes », dans Les Cahiers de l’EPAU, n° 5-6,
« Culture et architecture. Cas de l’architecture religieuse
en pays islamiques. Les occasions perdues », Alger,
octobre 1996, p. 64-72.

 [9]

Voir par exemple l’article de S. Belguidoum, « Citadins


en attente de la ville. Logement et politique à Sétif »,
dans Maghreb-Machrek, n° 143, janvier-mars 1994, p. 42-
55.

 [10]

Par exemple la restructuration du centre de Djelfa : « À


coups d’arrêtés d’expropriation, trois premiers hectares à
restaurer vont être dégagés en plein centre-ville. Plus de
cent locaux et logements à démolir… depuis un pan de
ville flambant neuf est sorti de terre et tout Djelfa attend
son Riadh El Feth en piaffant d’impatience »,
dans Algérie Actualité, n° 1254, semaine du 26 oct. au
1er nov. 1989. De nombreuses petites et moyennes villes
possèdent déjà, à l’image d’Alger, leur petit Makkam Ech-
Chahid (mausolée du martyrs) : Guelma, Sétif, Djelfa et
bien d’autres.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2006


https://doi.org/10.3917/esp.122.0087
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