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Libris Dipulación
Biblioteca Provincial
Central Barcelona

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L'ILIADE

ET

L'ODYSSEE

D'HOMÈRE ,

TRADUITES DU GREC,

PAR LE PRINCE LE BRUN.

PLAN

A PARIS ,

CHEZ LEFEVRE , ÉDITEUR ,


RUE DE L'ÉPERON , N° 6.

1836.

66 IMPRIMERIE DE CRAPELET , BUE DE VAUGIRARD, x 9.


* PRICE
BIBLIOTHÈQUE

D'AUTEURS CLASSIQUES .
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET ,

RUE DE VAUGIRARD , Nº 9.
L'ILIADE

ET

L'ODYSSÉE

D'HOMERE ,

TRADUITES DU GREC,

PAR LE PRINCE LE BRUN.

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A PARIS ,

CHEZ LEFEVRE , LIBRAIRE ,


RUE DE L'EPERON , N° 6.

M DCCC XXXVI.

DIALOGUE .

POLYDORE , Alcime et moi , nous allions à l'autel de Cérès ,


offrir à la Déesse les sacrifices accoutumés . En entrant dans le
bois sacré , nous trouvâmes Mélésigène assis sous le platane.
Je l'aborde : O Vieillard ! lui dis-je , tes chants sont agréables
aux Dieux ; implore pour nous la faveur de Cérès , demande-lui
d'agréer nos offrandes et de récompenser nos travaux. Lui ,
d'un air recueilli , la tête appuyée sur ses mains , il paroît un
moment absorbé dans une rêverie profonde. Enfin , il s'écrie :

Econte , ὁ Jupiter ! ὃ Maitre souverain de la nature ! car tout émane de


toi, tout rentre dans ton sein .
Ο Diea supreme ! inspire à ces mortels l'amour du bien , l'amour de
leurs semblables.
Que dans leurs utiles travaux ils trouvent la richesse et le bonheur!
Que toujours loin des combats, au sein de leur patrie , ils cultivent les
vertas , la justice et les arts.

ΔΙΑΛΟΓΟΣ .

Ηρχομεθα προς τον της Δημητρος βωμον , να τα ειωθοτα ροξαιμεν


ιερά , εγώ μεν και ο Αλκιμος ο του Δρακίου , και ο Πολύδωρος ο του
Αμφικλου . Ως δε εις το τέμενος εισηλθομεν , τον Μελησιγενην ευρομεν
υπο του πλατανου καθημενον.
Καγω προς αυτόν· ω γερον οισθα γαρ ου χαριζόμενα τοις θεοις
αειδειν ), είπε ο , τι την Δημητρα ιλααν ημιν ποιήσει , ωστε τα ημων
ιερα δέχεσθαι , και καλην την των ημετέρων εργων χαριν αποδούναι .
Εκεινος δε τυτθον μέλλησας , και κεφαλην μετα χερσι λαβων, εδοκει
μεγα τι μερμηρίζειν· επειτα δ ' ηρχεν αειδόμενος ·
Κλυθι μευ , ο Ζευ αναξ , υπατε , κυδιστε , μεγιστα .
Πάντα γαρ εκ σεθεν ερχεται , ες δε σε παντ' αναλύνται·
Αλλά συ τους δ' αγαθους τε φίλους τ' εμεν ανθρωποισι
Θείας , ου δ' απογνου τε βίου και ανολβου επαυρείν ,
Δος δ' αει απτολεμους ναιειν ενι πατρίδι γαιη ,
Παντοίας δ ' αρετας τε δίκαια τε παντα μάθησαι .
a
ij DIALOGUE .

Moi , qui n'entendois point le nom de Céres : Ο Mélésigène !


lui dis-je , tu chantes des merveilles de Jupiter ; mais la Déesse
dont nous avons besoin , tu l'as parfaitement oubliée .
-
- Non , je ne l'ai point oubliée . Mais je ne connois de ta
Cérès que le nom . Qu'en dire ? tu ne veux pas sans doute que
j'invoque un mot comme je ferois une Divinité.
- Que dis-tu là ? que Cérès n'est point une Déesse , ou que
tu ignores si elle l'est ?
Non pas que je l'ignore , mais que je le nie .
Voilà qui est étrange , incroyable dans un homme dont la
sagesse et la science sont si vantées .
Moi sage ! je n'en sais rien ; mais ce que je sais à iner
veille , c'est que ta Cérès et tous ces milliers de Dieux qui rem
plissent notre Olympe ne sont rien moins que des Dieux.
! - De tes discours à tes poëmes , quelle différence ! Eh ! que
rencontre-t-on dans ton Iliade , que ces Divinités , leurs que
relles , leurs combats , leurs conseils , ou dans le Ciel ou dans
l'Olympe? Toujours au milieu des humains , elles donnent , tantôt

Εγω δ ' ως της Δήμητρος ηκουον ουδεν αλλα συ μεν , ω γερον ,


εφην , παντά περί Διος αειδεις καλα , της δε Δήμητρος , ης μάλλον
επιδεόμεθα , ελαθου πανυ .
Αλλ ' ουκ ελαθόμην , ω' γαθε . Της δ ' ην Δημήτρα καλείς , αλλο τι
ουκ οίδα ει μη τ' ούνομα , ωστε χαλεπον ειναι τι περι αυτής λεγειν ·
ου γαρ αν εθελοις εμε φωνη τιν ευχεσθαι , ωσπερ θεω
Πως είπες , ω Μελησιγενες ; η την Δήμητρα ουκ είναι θεαν, η ου
γινωσκειν ει θεά εστιν αυτή ;
Ου μόνον ου γιγνώσκειν ει θεα εστιν , αλλά και ουκ είναι θεάν ου
δαμώς.
Δεινον μεν τούτο , και εν τη δοκούμενη σοφια ταυτή , απισζώτατον .
·
Ταυτης ην λεγεις σοφιας ουκ οίδα ει τι μοι μετέσης αλλά του το
γε οιδα σαφώς , οτι ουδε η Δημητηρ καλούμενη , ουδε οι μύριοι των
θεων ονομαζόμενων , ως αληθως θεοι εισι.
Αλλα τονδε τον νυν λογον θαυμαζω , ὅσον δοκεί των σων ποιημάτων
διαφέρειν · εν γαρ τε Ιλιαδι , τι μαλλον ειδειν εσηι , η τουτους νομιζο
μενους θεους , και τας αυτών ερίδας , και μάχας , και τας εν Ολυμπο ,
1
DIALOGUE . iij
à l'un , tantôt à l'autre , ou la force ou la. peur. Cérès elle-même
que tu viens d'abjurer , combien de fois ne l'as-tu pas chantée
comme la mère de la richesse et de la prospérité ! Trouves-tu
donc qu'il soit beau de dire une chose en public et une autre à
l'oreille ?
- Moi ! non , par Jupiter ! Je déteste à l'égal des Enfers le
mortel qui cache dans son cœur des pensées que sa langue dés
avoue.
Mais j'ai cru pouvoir , dans un poëme , employer des fictions
qu'avoient employées mes devanciers ; j'ai cru pouvoir user des
opinions publiques , mais en montrant moi-même l'idée que
j'avois de ces opinions .
En effet , cette foule de Dieux , qui ne voit pas que je n'en
tiens aucun compte ? Leurs querelles , leurs combats , leurs par
tialités , leurs blessures , déposent de mes sentiments .
Je serai imbécille , aveugle tant que tu voudras ; encore ne
pourras-tu pas dire que je connois et que j'ignore tout ensemble
quelle est la nature des Dieux . Quoi ! j'en aurois fait tantôt des
êtres immortels , impassibles , tantôt des êtres aussi misérables

η εν ουρανό αγοράς ; Αει δε τι εισιν ανθρωποις ομιλούντες , εκατέροις


τε η κρατος η φοβον εγγυαλίζοντες ; Την δε ην νυν απείπες θεάν , που
σακις πειδες ως την του πλούτου και ολβου μητέρα ; η καλον σοι δοκει ,
αλλο μεν λεγειν εν φαει , αλλο δ ' εν σκιᾳ διαγορεύειν ;
Ου μα Δία , ώ γαθε · εχθρος γαρ μοι κείνος όμως Αιδαο πύλησιν ,
ος χ' ετερον μεν κευθεί ενι φρεσιν , αλλο δε βαζει.
Αλλ ' εν τοις ποιήμασιν οὐκ αλογον εσεσθαι ηγούμην , εἴ τα μεν α
κοινος ο λόγος κατέχει , οις τε των ποιητών οι προτεροι εχρήσαντος
και αυτος χρησαιμην ' των δε τουτων ευρημάτων τον νοον , οιον εμοι γε
εδοκει ειναι , δηλωσαιμι.
Και πρωτον μεν παντοια ταυτα των θεων φυλα οτι ουδενος ωμην
αξία , ραδίως αν τις τεκμαιροι εκ των επ' αλληλους ερίδων , και μαχων ,
και εκ του εν πολεμοις μετ' ανθρωποις ομιλειν , και υπ' αυτων βε
βλήσθαι.
Ου γαρ αν εμε φανής ούτω αφρονα και τυφλον είναι , ωστε την των
θεων φυσιν οια εστι γινωσκειν όμου και αγνοειν πανυ ' αυτους δ ' αλλοτε
iv DIALOGUE .

que des hommes , soumis à la douleur, et plus vils que les plus
vils des humains .
Jupiter , ou s'il est un autre nom plus digne de l'Étre suprême,
je l'ai peint si différent des Dieux du vulgaire , qu'il n'y a trait
qui leur ressemble .
En lui seul réside la toute-puissance : il étoit avant qu'ils
existassent ; il n'est point d'intelligence égale à la sienne . Tou
jours il est assis loin des autres Divinités , au sommet de la
voûte azurée. Il donne à son gré la victoire . Il donne ou il ôte
à son gré le courage. Le sort , le destin est dans ses mains ; il
est l'arbitre souverain de la mort ou de la vie . Sa providence
veille sur tous les êtres ; il tient la balance de la guerre ; jamais
il ne se mêle dans les combats ; son œil compatissant est ouvert
et sur les vaincus et sur les vainqueurs ; mais l'homme vertueux ,
l'homme juste , est le premier objet de son intérêt et de sa pitié.
Son courroux ne s'allume que contre ces mortels odieux dont les
arrêts outragent la justice et font gémir les lois .
Voilà sans doute l'idée que nous devons avoir de l'Être su
prême , de la divine Intelligence . Mais les Dieux du peuple ,

μεν αθανατους και μακαριους , αλλοτε δε θνητων ομοιους , οδύνησι TE


πεπαρμένους , και φαύλων ανθρωπων φαυλότερους ποιησαι.
Τον μεν Δία , η ει οι βελτιον εστίν όνομα , εποίησα τοσουτον των
αλλων νομιζόμενων θεων διαφέροντα , ωστε μηδε της αυτης γενέσεως ,
μηδε της αυτής φύσεως ων , δήλος είναι.
Και γαρ πασα δυναμις εν αυτῷ , και προτερος γεγονεί , και πλείονα
ειδει, αει δ ' εστιν ημενος των αλλων απανευθε θεων , εν ακροτατη κορυφή
πολυδειράδος ουλυμποιο των δ ' ανδρων οις βούλεται δίδωσι νίκην ·
μενος τε και αρετήν οις εθέλει η εμπνευει , η και αφαιρεί . Η δε μοιρα
και αι χήρες εν αυτού χερσι , και το των ανθρώπων η απολεσθαι με
βιωναι · τα δε παντα αυτῷ μελει , και πολεμοιο ταμιας τετυκται ·
ουδέποτε τοις μαρνάμενοις μισγεται, αλλα τους όλλυντας τε και τους
ολλυμένους εισορων συμπαντας ελεει όμως εσθλοις και αγαθοις συμπ
πασχει μαλιστα , ανδρεσσι δε κοτεσσάμενος χαλεπαινει τοις δε μονον ,
οι βιη ειν αγορή σχολιας κρίνωσι θεμιστας , εκ δε δίκην ελασωσι.
Ταυτα μεν ειη περισσου τινος και πανυ θείας φύσεως γνωρίσματα .
DIALOGUE .

qu'est-ce autre chose que les folles passions des hommes , ou les
agents , les ministres des volontés divines ?
Mars , le destructeur des humains , dont la fureur inconstante
promène le désastre dans tous les partis , tu m'étonnerois fort si
tu ne reconnoissois pas à de pareils traits ces monstres insa
tiables de combats , toujours altérés de sang , toujours avides de
le répandre .
Et cette impudente Vénus , si fatale à Troie , et qui paya
d'un si funeste présent la complaisance de Paris , n'est-ce pas
évidemment le grand fléau des hommes , cette mollesse volup
tueuse qui les énerve , et ces honteuses passions qui les asser
vissent ?
Ces deux Divinités , je les ai jetées dans le parti des Troyens.
Encore à Troie , comme dans le camp des Grecs , elles n'ont
point d'autels , on ne leur offre ni vœux ni sacrifices . Junon
elle-même , ai-je besoin de dire que je ne l'ai jamais regardée
comme une Déesse ? Dans toute l'Iliade , on ne lui adresse ni
· encens ni prières . C'est Jupiter , Jupiter seul que les Troyens et
les Grecs implorent comme le roi et le père des mortels et des
Dieux .

αλλοι δε των ονομαζόμενων θεων τι μαλλον δοκουσιν είναι , η των


ανθρώπων αφραδίαι, η της θείας βουλης υπουργοι τινες και υπηρεται ;
Αρην γε τον βροτολοιγον , τουτον μαινόμενον , τυκτον κακον , αλλο
προσαλλον , θαυμασαιμι αν ει αλλο τι ηγήσαιτο τις είναι , η το του
πολεμειν ακόρητον , αφρονα τε και θηριώδη του αιματος διψαν.
Η δε Αφροδίτη , ης ου κύντερον αλλο , η τους μεν Τρωας βλαπτουσα
τοσουτον , αλεγεινην δε πορουσα τῷ Αλεξανδρῳ μαχλοσύνην , δηλον οτι
το των ανθρώπων μεγα πημα εσηι , ραθυμειν ηδυπαθοντας , ασέλγεια
τε και ηδοναις αισχρως δουλεύοντας .
και αμφω μεν τοις Τρωσιν αρηγους εποίησα και συμμαχους · αλλ '
ουδ' εν Τροίη , ουδ' εν τῷ των Αχαιων στρατό εστιν ουδέτερος βωμος ,
ουδε τις αυτοις ευχεται πανυ . Ηρην δε αυτην οτι θεαν ουκ ωμην είναι ,
τεκμαίρειν εστι εκ του , εν τη Ιλιάδι , μηδε θυσίαις μηδε ευχαίς τετι
μησθαι. Διι μονῳ , ως των θεων και ανδρών ανακτι και πατερες ευχε
ταωνται οι Τρώες όμως και Αχαιοι .
1
vj DIALOGUE .
La Discorde , l'Injure , les Prières , les Furies , vains noms ,
fantômes chimériques , heureusement inventés pour embellir un
poëme ou pour effrayer les méchants ....
A merveille , ô Mélésigène ! Mais les amours de Jupiter et
de Junon , sur le sommet de l'Ida , le sommeil du Maître des
Dieux , son ignorance de l'avenir , comment pourras - tu les
justifier ?
. Mais je n'en ai pas besoin . Toutes ces fictions , d'autres
encore que tu oublies : par exemple , Junon suspendue dans les
airs , les enclumes attachées à ses pieds , cette chaîne d'or qui
lui lie les mains ; si tu veux en pénétrer le sens , va t'initier aux

mystères de l'Égypte . C'est de là que j'ai rapporté ces allégo


ries ; mais il m'est défendu de révéler les vérités qu'elles enve
loppent .
-- Passe pour tes Dieux ; mais tes hommes , tu ne les a pas

faits tels que tu voudrois que nous fussions , vertueux , justes ,


amis des autres hommes . En vérité , Mélésigène m'étonne . Un
sage qui veut nous apprendre à l'être , il ne chante dans ses

Αλλα δη των θεων ονοματα , Ερις , Ατη , Λιται και Εριννυες , κενα
μεν εσης και αδυνατα γενεσθαι, αλλα μεντοι προς το την διηγησικ
θαυματοποιησαι ποικίλως , η και τους πονηρους εκφοβήσαι , ουκ ατόπως
ευρημένα .
Ταυτα μεν , ω Μελησιγενες , ορθώς μεν εμοι δοκεις απολογήσασθαι·
αλλα * τα του Διος και Ηρας εν Ιδης κορύφησι, και τον εν Γαργαρο
υπνον , και την των επόμενων αγνοιαν , ουκ οιδα οπως αν επανορθώσεις .
Ταυτα μεν, ω'γαθε, απολογίας ουκ ενδειται, αλλ ' οσα μεν αινιττο
μενος , και αλληγορων ηειδον , οια νυν ελεγες , και την Ηρην υψοθε
κρεμωμένην , και τους εκ ποδοιν ακμονας , και τον χρυσεον άρρηκτον
τε περι χερσι δεσμον , και τ' αλλα παραπλησίως εικασμένα , ει τις
ειδειν βούλεται σαφως , εις Αιγυπτον πλευσαντα κελευω τους ενταυθα
ιερέας ερωταν. Εγω γαρ τουτους εντευθεν εξηνεγκα μυθους · ες φάος
δε προφέρειν , ου θεμις .
Δόξει μεν ισως ταυτα περι της των θεών φύσεως ευσεβως έχειν , πια
θανως τε λέγεσθαι· αλλα και ανθρωπους ου ποιους εποίησας , στους αν
ήμας εθελοις είναι σοφους και αγαθους , και τους ανθρώπους φιλους .
8
DIALOGUE . vij
vers que les fléaux de la guerre , les querelles et le carnage. Tes
héros , tes enfants des Dieux , ce sont bien les plus méchants
des hommes , si ce n'est qu'il ne faille pas appeler méchants les
destructeurs de l'humanité . Achille est un tigre en furie , in
flexible , inexorable ; il ne sait qu'égorger et s'enivrer de sang.
La pitié est éteinte dans son ame .
Le roi des rois , le puissant Atride , c'est un tyran , le fléau
de ses sujets , qui , pour une misérable captive , sacrifie et ses
soldats et l'intérêt de toute la Grèce. Et la première cause de
cette guerre , cette impudente Hélène qui fit les malheurs des
Grecs et des Troyens , comment as-tu osé la chanter ?
-Si j'eusse trouvé un sujet plus noble , plus intéressant , je
l'aurois préféré ; mais en reportant mes regards sur le passé , je
ne trouvai point d'évènement plus grand ni plus fécond en
grands exemples.loanga
Et d'abord , la cause de la guerre , tu conviendras qu'elle

Εγωγε θαυμαζω μαλιστα τον Μελησιγενην , ότι αγαθος τε ων, και αλλους
διδάσκων είναι αγαθους , όμως εν τοις αυτου ποιημασι τα του πολεμου
κακα , και τας εριδας , και τας ανδροκτασίας σεμνως αείδει και μεγα
λοπρεπως · ους δ ' ηρωας και Διος υιους ονομάζει , τουτους επι το
πολυ των ανθρωπων κακις τους αποφαίνει , πλην ει το τους ανθρωπους
βλαπτειν, τουτο μη κακον είναι λίγοι τις· και γαρ ο Αχιλλευς μαίνεται
θηρι εοικως ,
– Ουθ' οι φρένες εισιν εναισιμοι , ουδα νόημα
Γναμπτον ενι στήθεσσι , λέων δ' ως αγρια ηδη ·
ελεον τ ' απωλεσεν .
Ο δε αναξ ανδρών Ατρείδης , ευρυκρείων Αγαμεμνων, δημοβόρος τις
εσης βασιλεύς , πασαν την των λαων και των κοινη συμφερόντων , κουρης
ενεκα , μνήμην αποβαλων . Την δε του πολεμου αιτιαν , πως αν ετολμας
ταύτην Ελένην, την κυνωπίδα , Τρωων τε και Αχαιων βλαβην, αείδειν ;
Εγω μεν ει τις αξιώτερα πως ετυχε του ποιήματος υλή , της Ελένης
και των επί Τροιαν , ταχ ' αν τα βελτιονα προειλόμην ασμένως· αλλά
προς τα παλαι αφορωντι ουδεν εδοκει , η μειζον γενεσθαι πράγμα , η
μειζοσι γεμον παραδειγμασι .
Και πρωτον γε την του πολεμειν αιτίαν μεγαλην τινα και ευπρεπη
;

viij DIALOGUE .
étoit assez importante . En ravissant la fille et la soeur des héros ,
la femme et la belle-fille des rois , ce n'étoit pas seulement
Ménélas et les Atrides que Pâris avoit outragés ; cette injure
intéressoit toutes ces peuplades qui , sorties d'une même tige ,
ayant et la même langue et les mêmes usages , formoient natu
rellement une nation distincte et rivale des autres nations : en
punissant le ravisseur d'Hélène , en vengeant ses malheurs ,
chaque citoyen de la Grèce se défendoit d'avance contre un
semblable outrage .
D'ailleurs Pâris ramenoit un brigandage odieux qui avoit
long-temps déshonoré nos contrées , et qu'à peine on étoit par
venu à détruire. En effet , le brigandage avoit été le métier de
nos aïeux. Dans la foiblesse de nos petits états , dans l'indigence
générale , ce métier n'avoit , pour ainsi dire , rien de honteux.
Mais quand les richesses se furent accrues , le goût de la pro
priété se fortifia . Au plaisir d'avoir se joignit le désir d'avoir
encore davantage. Aussi les Grecs , furieux de voir renaître ce
fléau commun , volèrent-ils avec plus d'ardeur à la punition du
brigand qui en avoit donné l'exemple .
Hélène elle-même n'étoit point un prix indigne de tant de

εύροις αν ειναι . Αλέξανδρος γαρ , την των ηρωων θυγατερα και αυτοκα
σιγνητην , των δε βασιλέων την γυναικα και νυον εξαρπαξας , ου τον
Μενέλαον ητιμησε μόνον και τους Ατρείδας· αλλα τι της αδικίας
αυτής και πασι τοις έθνεσι προσηκεν , οσα τη αυτή φωνή , τοις αυτοις
επιτηδεύμασι χρωμενα , συγγενείᾳ τε συνεχομένα , τοις αλλοδαποις
ηδη τι υπηρχεν αντιπαλα . Εν δε τῳ της Ελενης ορμήματα τε , στοναχάς
τε τισασθαι, ομοιαν τινα υβριν αφ' εαυτων απαντες έφθανον αμυνοντες .
1 Ετι δε προς τουτοις ο Αλέξανδρος το της ληστείας κακον πολλον
μεν χρόνον τοις ενθένδ ' ανθρωποις εμπεφυκος , μολις δε πεπαυμενον
επανηγεν αυτις · ταύτην δε μοχθηρίαν κοινῇ βλαβεραν νεωχμούσθαι πως
αγανακτούντες , μείζονι τινι οργῇ εις την του λήσπου κολάσιν εφαρμο
θησαν· ην γαρ το ληστικόν εμπροσθεν ημιν πατρώον , και εν τη των
πολεων ασθενεια και απορια αισχύνης , ως επος ειπειν , ουδεν ειχεν .
Αυξηθεντων δε των χρημάτων , τοτε δ ' εκαστος τα εαυτου μαλλον ηγά
πησεν επί τε το εχειν , και το πλεονεκτειν επεγενετο .
Ελενη δ ' αυτή ου φαύλον τι και ανάξιον ην του αμιλλήματος αεθλον .
1
DIALOGUE . ix
combats. Beauté rivale des Déesses , elle fait pardonner aux
Grecs et aux Troyens tous les travaux et tous les malheurs
qu'elle leur a coûtés .
Ce n'étoit point une femme sans pudeur , une femme ennemie
de la vertu . En effet , Pâris l'avoit enlevée malgré elle ; du
moins Ménélas le croyoit , et tous les Grecs le croyoient avec
lui. Partout elle regrette et son premier époux , et ses parents et
sa patrie .

Malheureuse ! Ah ! que ne cessai-je de vivre le jour où je suivis ton fils ;


abandonnant et la couche nuptiale et mes parens , et une fille encore au
berceau, et les compagnes chéries de ma jennesse ! mais les Dieux ne l'ont
pas voulu ; et je ne consume dans les regrets et dans les larmes.

Toujours la honte sur le front , elle se croit un objet d'horreur


pour tout l'univers . Si ses yeux ne rencontrent point ses frères
dans l'armée grecque ,

Peut-être , dit-elle , leurs vaisseaux les amenèrent sur ces bords ,


Mais chargés de ma honte , rougissant de mes faiblesses ,
Ils n'osent montrer, au milieu des guerriers , leurs fronts humiliés .

Θεσεις γαρ το πρώτον εις ωπα εοικεν , ωστε ου νεμεσιν είναι τοι αμφι
γυναικι Τρώας και Αχαιους πολυν χρονον αλγεα πάσχειν .
Έπειτα δε ουκ αναιδής καὶ μισαρετης · και γαρ υπ' Αλεξανδρου
εξήρπαστο αεκουσα · ογε Μενέλαος και των Αχαιων οι αλλοι αεκουσαν
εξήρπασθαι δοξαζουσ :. Πανταχου δε φαίνεται τον ανδρα τον πρότερον ,
και αυτό , και τους τοκήας ποθέουσα ·

Ως οφελεν θανατος μοι αδειν κακος , οπποτε δεύρο


Υπει σε επόμην , θαλαμον γνωτους τε λίπουσα ,
Παιδα το τηλυγέτην , και ομηλικίην ερατεινην ·
Αλλα τα γ' ουκ εγενοντο · το και κλαίουσα τετηκα .

Αει τ' ιδείν εσης ταυτην αισχυνομενην, πασι τε απεχθάνεσθαι οιόμε


ι
νην. Τους μεν αδελφούς εν τῳ των Αχαιων στρατό ως ου δύνατα
ειδείς ,

Η δεύρο μεν εποντο ( έφη ) νεέσσ' ενι ποντοποροισι ,


Νυν δ' αυτ' ουκ εθέλουσι μάχην καταδύμεναι ανδρων ,
Αισχία δειδιότες και ονείδεα πολλα μοι εστι .
X DIALOGUE .
Elle déplore la mollesse de Pâris , elle l'excite à combattre :

Par ses tendres discours , Hélène me rappelle aux combats.

Et ce qu'elle dit à Hector :

Ο toi que je n'ose appeler mon frère ! ...... malheureuse ! l'opprobre et le


fléau de l'univers ! Ah ! que n'ai-je péri le jour même où je commençai de
respirer ! Plat aux Dieux qu'une affreuse tempête m'eut jetée sur unemon
tagne déserte ou précipitée dans les flots ! Que la mer ne m'engloutit-elle
dans ses abimes , avant que tant d'horreurs eussent empoisonné ma vie!
Mais enfin , puisque les Dieux avaient ourdi pour moi une si funeste des
tinée , que ne fus-je du moins unie à un mortel plus généreux , qui connût
la honte , et sit rougir d'un affront ! Le läche ! il est , il sera toujours in
sensible à l'honneur. Aussi bientôt il jouira du sort qu'il a mérité ......

La tendresse de Priam et d'Hector pour Hélène atteste qu'elle


fut innocente des malheurs de la Grèce et de Troie , qu'elle
n'étoit point indigne d'être estimée . Le gardien , le vengeur de
Troie , le guerrier qui protégeoit et les chastes épouses et les
enfants encore au berceau ; le meilleur des époux , le meilleur

Την τε του Αλεξανδρου μεθημοσύνην οδύρεται και αυτον ες το πο


λεμειν οτρυνει.

Νυν δε με παρειπούσ' αλοχος μαλακοις επέεσσι ,


Ωρμησ' ες πολεμον .

Και ταυτα προς τον Έκτορα


Δαηρ εμείο κυνος , κακομηχάνου , οκρυοεσσης ,
Ως μ' οφελο ηματι της , ότι με πρώτον τεκέ μητήρα
Οιχεσθαι προφερουσα κακη ανεμοιο θύελλα
Εις ορος , η εις κυμα πολυφλοίσβοιο θαλασσης ,
Ενθα με κυμ' αποερσε , παρος ταδε εργα γενεσθαι .
Αυταρ έπει ταδε γ ' ωδε θεοι κακα τεκμήραντο ,
Ανδρος επειτ' ωφέλλον αμείνονος είναι ακοιτις ,
Ος ρ' ηδη νέμεσιν τε και αισχεα πολλ' ανθρώπων.
Τουτῳ δ ' ούτ' αρ νυν φρενες εμπεδοι , ούτ' αρ' οπίσσω
Εσσονται , τῷ κεν μιν επαυρησεσθαι οίω .
Οτι δε αναιτια τε ην και του ευδοκιμείν ουκ αναξία , δηλοι το
Πριαμῳ τε και Εκτορι φιληθηναι . Ο γαρ της Τροιας επίσκοπος , ος κε
μεν αυτήν φύσκετο , εχενδ ' αλοχους πεδίας και νήπια τέκνα , ο τως
DIALOGUE . xj
des pères , le meilleur des citoyens , le plus accompli des héros ,
Hector enfin , s'intéressoit à Hélène ; il la défendoit des injures
et des outrages .

Si d'autres me reprochoient les communes disgraces ,


Par tes discours tu prenois soin de les contenir.

Mon Achille , je le sais , n'est ni parfaitement bon ni parfai


tement vertueux. Mais falloit- il faire un homme accompli , un
sage , d'un jeune guerrier qui n'avoit été ni éprouvé par les
revers , ni instruit à l'école du malheur ? Si je voulois garder la
vraisemblance , devois-je peindre un homme si fameux sous des
traits si différents de ceux que lui donne la Renommée ? Enfin ,
je voulois montrer , par un grand exemple , combien la discorde
est funeste. Il me falloit des hommes d'un caractère altier, aisés
à s'enflammer ; autrement mon édifice crouloit jusque dans ses
fondements .
Mais encore l'ame d'Achille n'est-elle pas aussi farouche ,
aussi sauvage que tu te plais à la faire. Sa colère fut injuste ;

ανδρων τε , και των πατέρων , και των πολιτων , αμα δε και των ηρώων
βελτιστος , της Ελένης υπ ' αλλων ονειδιζόμενης ουκ αμελεί , αλλά
κηδόμενος , αφηγωντε παρίσταται .

- Ει τις με και άλλος ενί μεγάροισιν ενιστή ,


Αλλα συ τον γ ' επέεσσι παραιφάμενος κατέρυκες .
ουδε πανα •
Τον δ' Αχιλλήα εν μην οιδα οτι ουδε παναρετης εστιν ,
γαθος αλλα και ουκ εδει τελειον ανδρα και σοφον αποφαινεσθαι, τον
γε νεανιαν δυστυχίαις ουπω δοκιμασθεντα , μητε σωφρονειν υπο συμ
φοράς τινος εκμαθοντα . Επειτα δε, ουκ εμελλον ανδρα περιβόητον , του
πασι δοκοῦντος πολύ διαφέροντα ποιησαι, πλην ει περι αυτου πιθανώς
λέγειν ου βουλομενος. Τελευταιον δε , τα των εριδων κακα μεγάλῳ τινι
παραδειγματι δεικνυειν επιχειρούντα πολλη γουν αναγκη μεγαλόψυχους
ανδρας εισάγειν , και διοργίζεσθαι προπετείς , επειδή περ ελλειπούσης
της δὲ της υποθέσεως , ευθυς αν η κατασκευη πασα και προαίρεσις
αρδην απώλετο .
Ου μην αλλα του Αχιλλέως φυσις , ουχ στον κατηγορείς αγρια και
θηριώδης η γαρ αυτου μηνος , είπερ τι προς τους άλλους των Αχαιων
xij DIALOGUE .

mais elle aura toujours , dans l'effervescence de l'âge , dans l'ou


trage que lui fit Agamemnon , une excuse légitime . Eh ! quel
autre , insulté comme lui , eût su mieux que lui maîtriser son
ressentiment?
. Combien , peut-être , eussent été plus extrêmes
dans leur vengeance !
D'ailleurs , avant que Patrocle fut descendu dans la tombe ,
Achille aimoit à épargner les Troyens ; souvent il leur couser
voit la vie , et les vendoit à des maîtres. Mais quand il a perdu
son compagnon , son ami , la pitié , l'humanité s'éteignent dans
son ame ; la rage y entre avec toutes ses fureurs ; il n'est plus
affamé que de meurtres , il n'est plus altéré que de sang .
Mais comme il est déchiré par le repentir ! avec quelle éner
gie il déteste , il abjure et la colère et la discorde !

Ah ! que n'ai- je péri plus tôt ! malheureux ! qui n'ai point défendu les
jours de mon ami ! Il est tombé loin de son cher pays, et ses derniers vœux
ont vainement imploré ma vengeance ! .....
Je ne reverrai plus mon heureuse patrie ! J'ai été inutile à Patrocle ! j'ai
été inutile à tant de guerriers qui ont mordu la poussière sous les coups de

ενδειται δίκης , καλην ομως εχει εν τη φλογώδει αυτου ηλικία και τη


του Αγαμεμνονος υπεροπλία , και υβρει , δίκης προφασιν. Αλλα μην
ολίγοι των ουτως ητιμημένων αντικρυς ουκ ομοιον τι πάθοιεν , μαλλον
δε και επι πλείον της τιμωρήσεως ουκ αν επιθειεν.
Προς τούτοις δε , πριν Πατροκλον επισπειν ασιμον ημαρ , το φρα
τ' Αχιλληι πεφιδεσθαι φιλτερον ηε , Τρωων και πολλους ζωους ελεν ηδ '
επερασσε · αλλ' επει φιλον ωλεσ' εταιρον , τοτε και τον ελεον απώλεσε ,
και την φιλανθρωπιαν , τοτε κακα φρεσι μηδετο εργα , ουδεν δ ' αυτῷ
μεμηλέ , πλην η ο φόνος τε και αιμα και αργαλέος στονος ανδρων.
Η δε αυτου μεταμελεια και μήνιος απορρησις οιαν εχει δυναμιν και
των εριδων καταγνωσιν και απέχθειαν !

Aυτικα τεθναίην , έπει ουκ αρ εμελλον εταιρῳ


Κτεινόμενη επαμυναι ! Ο μεν μαλα τηλοτε πάτρης
Εφθιτ', εμειο δε δησεν ατης αλκτηρα γενεσθαι .
Νυν δ' επεί ου νεομαι γε φιλην ες πατριδα γαιαν ,
Ουδε τι Πατροκλῳ γενομην φαος , ουδ' επαρουσι
Τοις άλλοις , οι δη πολεις δαμεν Έκτορι δι
1
DIALOGUE . xiij
Thomicide Hector, et près de mes vaisseaux , je langnis , vil fardean de la
rre.

Périsse la Discorde et dans le ciel et sur la terre !


Périsse la Colère ! .....

On ne doit pas louer , sans doute , tout ce que lui fait faire
l'ardeur de venger son ami . Un autre le pardonneroit peut-être.
Moi , loin de louer des actions aussi atroces , je me suis attaché
à les peindre des couleurs les plus noires.
Mais quand il a dompté son ressentiment , quand il n'est plus
aveuglé par la rage , Achille redevient un homme sensible , l'ami
des hommes , le bienfaiteur de ses ennemis mêmes. Il a pour
Priam le respect qu'on doit à un infortuné ; il l'honore comme
un roi ; il pleure avec lui ; il lui rend son fils ; il remplit , en un
mot , les devoirs de l'ami le plus tendre , de l'hôte le plus
attentif .
Le roi des rois , Agamemnon , cède à son orgueil et à son
empressement. Sa foiblesse fait le malheur des Grecs et sa honte.

Αλλ' ομαι παρα νηυσιν ετώσιον αχθος αρούρης .

Ως ερις εκ τε θεων εκ τ' ανθρώπων απόλοιτο


Και χόλος !

Οσα δε Πατροκλου κταμένοιο χολωθείς επραξεν , επαίνειν μεν ουκ


εστιν , αλλα συγγνώμης ταχ' αν , ως εοικε , τυγχανοι ταυτα ♫ εμπης
ουκ επήνεσα , πολλουγε δει αλλα και απανθρωπως τε και ανοσίως
εἰργασμένα μαλλον επεδειξα .
Ως δ ' επαύσατο χαλεπαίνων και μαινόμενος , ου φιλανθρωπος μονον , ο
αλλά και προς τους πολεμίους επιεικής τε και ευεργετης εγενετο
παλιν . Τον γαρ Πρίαμον ης εοικε παναποτμον αιδέσεως , και βασιλέα
τιμης αξίωσας , αυτῷ τε συνοδυρόμενος , τον υιον απέδωκεν· όλως δε
παρεσχεν εαυτόν , μητε λογοις , μητ' εργοις , του φιλτάτου των ξενων
υποδεέστερον .
Ο δ ' αναξ ανδρών Αγαμεμνων , τῷ εαυτού μεγαλήτορι θυμῷ είξας ,
πολλήν μεν τοις Αχαιοις εσέθηκε βλάβην , πολλην δ ' αυτος αισχύνην
xiv DIALOGUE .
Mais après son erreur , et grace à son erreur même , il devient
un plus grand roi , un homme plus estimable .
Les conseils le trouvent plus docile. Il dépouille l'orgueil de
son rang , il abaisse le sourcil impérieux de la royauté. Le salut
de son armée l'occupe tout entier ; toujours il demande à être
éclairé . Il excite la valeur des autres ; mais lui-même il vole aux
dangers , aux combats , le premier . Pour la gloire commune ,
pour le salut de la Grèce , il s'abaisse à la prière , il s'humilie
presque aux genoux d'Achille. Rien ne lui paroît plus honteux
et indigne d'un roi que d'errer et de ne pas se commander à soi
même .
Tout l'ensemble de mon , poëme tend à l'instruction des
hommes ; tout y a pour objet de les rendre et meilleurs , et plus
justes , et plus sages .
C'est moi qui , le premier , ai appris aux nations que la guerre
n'étoit légitime que contre un injuste agresseur ; que la guerre
même finissoit à la victoire . Dans l'Iliade , les Grecs , après

ανεκομίσατο . Και τοι εκ του γε αμαρτειν βασιλευς τε αγαθος και ανηρ


πολλῷ αμείνων εγενετο .
Εκ τουτου γαρ ακουειν τε και πείθεσθαι ρρων ηδη , και την του
κράτους υπεροχήν , και τας της βασιλικής τιμής , ως ειπειν , οφρυάς
χαλαζων υφιησι · αει δ' εσηι φροντιζων οπως αυτῷ σοος εσται ο στρα
τος, αλλους τε των βουλευμάτων τα αριστα διερευνων, και πολεμίζειν
οτρύνων · αυτος dε εν τοις της μάχης κινδύνοις , αινη τε δηιοτητι
πολυς. Τελευταιον δε τῷ Αχιλλει , κοινης ενεκα δόξης και της των λαων
σωτηρίας , λίσσεται , και μονον ου γουνάζεται · ταπεινον και βασιλέως
ανδρος αναξιον ηγουμενος ουδεν , πλην το αμαρτάνειν και τον θυμον ουκ
ισχειν .
Πασα ουν του ποιηματος κατασκευη δηλον οτι εις το τους ανθρώπους
4 παιδεύσαι οικοδόμηται , και προς το ποιησαι αυτους αμείνονας , ωσης
σοφωτέρους και δικαιοτερους αν γιγνεσθαι αναγινώσκοντας.
Ετι δε και μιαν του πολέμου δίκαιαν ειναι προφασιν εδίδαξα , το
αδικεισθαι· το δε πολεμου τέλος , το νικησαι. Και γαρ , εν τη Ιλιάδι,
οι Αχαιοι εννεα ηδη ετεσι τοις Τρωσι πολεμησαντες , καν δεκατῷ περ
DIALOGUE . XV
neuf années de combats , consentent encore à un traité ; et à ce
traité , ils n'attachent point d'autre condition que la restitution
' d'Hélène , la restitution des trésors ravis avec elle , et un tribut
qui compense leurs pertes et atteste leur triomphe . ...

Mais ce n'est point pour de simples particuliers , c'est pour


les peuples que j'ai écrit . A peine sorti de l'enfance , je conçus
que je n'étois pas né pour moi seul ; que je me devois tout à
l'univers , du moins à cette partie de l'univers que le Ciel avoit
placée plus près de moi.
Je commençai par méditer dans le silence sur la nature des
hommes , sur leurs rapports , sur l'intérêt des individus , sur
l'intérêt des sociétés . Je promenai ensuite mes regards sur notre
continent et sur les iles qui l'environnent ; j'étudiai la consti
tution , les lois , les usages des peuples qui les habitent ; je re
cherchai quelle étoit la puissance , la richesse , le revenu de
chacun de ces états.
Dans le continent , je vis des gouvernements mobiles et mal
affermis ; presque partout des dissensions intestines ; point de
police , des lois sans accord et sans vigueur ; les grands en

ενιαυτῷ ποιεῖσθαι διαλλαγας ουκ ανενευον , των δε σπονδων αλλος ου


νόμος εσης , πλην η την Ελένην και τα ηρπασμένα συν αυτή χρήματα
παλιν αποδούναι , τοις δ ' Αχαιοις , ην είκος , τιμην αποτιννυναι....

Αλλ ' η μεν Ιλιας παντι τῷ δήμῳ μαλλον η τοις ιδιωταις γεγραπται.
Εγω γαρ , ευθυς εκ του παιδος , ουκ εμοι γε μόνον εμε γεγενησθαι
ησθόμην , αλλα και πασιν , ως ειπειν , τοις γ' εν αυτη χωρα κατοικουσι .
Ηρχομην ουν ησυχη τα των ανθρωπων οποία ην , και α μεν ιδια
χρήσιμα , αδε κοινή συμφέροντα σκεπτόμενος· επειτα δε των εν τη
ηπειρο τηδε , και ταις περιξ νησοις πολέων οποία μεν η πολιτεία , οι
νόμοι, και τα επιτηδεύματα , οσα δ ' η δυναμις , τα τε χρήματα , και
πρόσοδοι.
Και τα μεν πλείστα εν ηπειρο εωρων οτι ου βεβαίως πεπολιτευται ,
ατε στασιάζοντα το πολυ · ην δε τις αταξία τε και των νόμων , ως
είπειν , ανομία , των τε δυνατων προς τους αδυνατους αγωνισμα και
xvj DIALOGUE .
guerre avec les petits ; les premiers aspirant à la tyrannie , les
seconds amoureux d'une liberté indéfinie et sans bornes.
D'un côté , les Lacédémoniens , déjà puissants , menaçoient
de le devenir encore davantage. Leur caractère dur et agreste
ne sembloit formé que pour la guerre .
De l'autre , Athènes florissante annonçoit une rivale à Lacé
démone ; je crus voir ces deux états prêts à se disputer l'em
pire , et les autres , déterminés par des intérêts divers , s'attacher
à l'une ou à l'autre de ces deux puissances , se mêler dans leur
choc ; et de là , le feu de la discorde et de la guerre embraser
toute la contrée .
Les peuples voisins de la mer, tels que les Corinthiens , ne
songeoient qu'au commerce et aux richesses . Les insulaires ,
tranquilles au milieu des eaux qui les environnent , voyoient
dans la mer et dans leurs vaisseaux une barrière impénétrable ;
les uns et les autres étoient indifférents aux mouvements qui
• agitoient l'intérieur du continent .
Les colonies transplantées dans l'Asie et dans l'Hespérie
avoient presque oublié leur métropole . Aux mœurs , aux usages

μαχη των μεν τη τυραννιδί επιβουλευοντων , των δε αοριστου και


απειρεσίου τινος ελευθερίας επιθυμούντων.
Όμως δε η Λακεδαιμονιων δυναμις ηδη μεγα τι , και αυξάνειν
επίδοξον , αλλ ' η φύσις αγρια , και εις το πολεμειν διατεινόμενη .
Αθηναίοι δ' ωσπερ ηβωντες ηδη , και νεαζοντες , τοις Λακεδαιμο
νιοις ησαν αντιπαλοι , ωστε δήλον είναι γενησόμενον αμφοτέροις περί
της αρχής αμιλλημα . Και τ ' αλλα δήπου των εθνων εκατεροις ιδια τιν
• προαιρέσει συναπτόμενα , μετα χρονον ου πολυν εδοκει συγκρουσεσθαι ,
και ολην διασπασαντα την χώραν πολεμῳ συνταραξεσθαι .
Οι δε παραθαλασσιοι , οιους περ αν Κορινθίους είπης , τα περι της
εμπορίας και των χρημάτων φροντιζοντες μονον · οι δε νησιωται τη
θαλασση και ταις αυτών ναυσιν , ωσπερ τείχει τινι , πιστεύοντες , τα εν
ηπειρου περιωρων.
Οι δε αποικοι και εν της Ασίας η της Εσπερίας γης πειρασιν ενοι
κουντες , την των μητροπολεων μνήμην μόνον ουκ απέβαλον , νεωτεροις
DIALOGUE . xvij
de leur ancienne patrie , elles avoient substitué des mœurs et
des usages nouveaux , et affectoient l'indépendance .
De là , point de liaison de peuple à peuple ; partout des disso
nances , et bientôt la haine et la guerre ; des gouvernements sans
vigueur et sans stabilité au dedans , sans force et sans ressource
contre l'étranger .
Dans cette lutte , dans cette division , rien d'assuré , rien de
permanent ; il falloit que les États périssent , et , avec les États ,
le bonheur des individus .
J'imaginai un moyen de donner à la félicité des peuples et
des particuliers une base solide et durable . Des nations sorties ,
il est vrai , d'une même tige , mais dissemblables et divisées , ne
pouvoient point être contenues et enchaînées les unes aux autres
par ces liens fragiles que forme l'humanité. Il falloit , pour les
rapprocher , pour les unir , des nouds plus étroits , une même
patrie , une même religion , un même gouvernement , un intérêt
commun .
Je conçus qu'il n'étoit ni utile ni possible de réunir en un
seul État tant de petits États qui couvroient la face de cette

τε διαιτήμασι και επιτηδεύμασι χρωμενοι , αυτόνομοι ηδη τι και εκλε


λύμενοι διηγον .
Ωστε ουκ αμιξίαν μόνον των πολεων είναι , αλλα και αναρμοστίαν
τινα και πάντα τα πολεμῳ παραπλησια . Και δια τουτο προς τα ενδοθεν
ασθενείς ημεν και αβέβαιοι, τοις δε αλλοδαποις εύληπτοι και ευκα
ταγωνισμού.
Εν τούτῳ δε των παντων αγωνι και διχοστασία , μονιμον και ασφαλες
ουδεν , αλλα τα μεν κοινα ταχέως απολείσθαι, προσδοκιμα , τα δε των
ιδιότων αμα και συντρίβείσθαι .
Παντα δε ορθως ομην εξειν , ευδαιμονίαν τε ου των πολεων μόνον ,
αλλα και εκαστων εν αυταις ανθρώπων εσεσθαι , ει ταυτα τα εθνη συγ
γενή μεν , αλλα διαφέρονται πολύ και αφεστηκοτά , ου λεπτῳ γ ' εκείνῳ
της φιλανθρωπίας , αλλα κρατερῳ τουτό της αυτής πατρίδος , των τ
αυτων ιερων και διαιτημάτων , ετι δε και των αυτων κοινῇ συμφερόντων
και βλαπτοντων δεσμῳ αν συνεχοιντο .
Ου μεν τοι εκ τοσων πολεων μιαν τινα ποιησαι ρᾴδιον η χρησιμον

xvij DIALOGUE .
contrée ; mais je crus qu'on pouvoit les amener à établir entre
eux une confédération , et à se faire d'une alliance générale un
rempart contre les invasions de l'étranger. Mais ce projet deve
noit encore impraticable , si tous ces États n'adoptoient une
même forme de gouvernement.
J'étudiai la nature des différentes constitutions . La monar
chie , bonne en elle- même , me parut encore adaptée au carac
tère et à la situation des peuples que je voulois déterminer à
s'unir.
En effet , ils n'étoient pas murs pour la démocratie . L'établis
sement même de la démocratie exige du temps , et ne se fait
qu'après une longue lutte et de pénibles combats . Formée une
fois , les divisions , les querelles , lesmouvements aveugles d'une
foule ignorante , l'ébranlent et la retiennent long-temps dans
un état de foiblesse . Elle éprouve mille chocs avant que d'arri
ver à cette coalition de toutes les parties qui en fait la force et
la durée . Dans ces fermentations , dans ces convulsions , la
constitution périra peut -être ; les citoyens , fatigués , décourages ,
tomberont sous le joug d'un tyran domestique , ou sous les lois
d'un conquérant étranger .
Dans l'oligarchie , trop de maîtres , et des maîtres trop voisins

ηγούμην , ουκ αδυνατον δε πασας πειθειν , ενσπονδους τε ειναι , και προς


τους αλλοδαπους , τη παντων συμμαχία ωσπερ τειχει τινι , περιβαλ
λεσθαι. Αλλ' ανενδεκτον και τουτο , ει μη κοινή εν τοις απασι πολιτεία
καταστήσεται.
Πασων δε των πολιτειων φυσιν επισκοπούντι η βασιλεία μεν εδόκει
μοι και αυτη αγαθη τυγχανουσα , και τοις ενθενδε εθνεσι προσηκουσα .
Ουκ ετι γαρ προς το δημοκρατείσθαι ακμαζει · το τε δημοκρατιαν
καταστησαι πολλου μεν χρονου , πολλου δ' αγωνισματος ενδείται. Κα
θισταμενη δε , δια το στασιάζειν και ερίζειν και αφρονειν , σφαλερα δεν
εσται και ασθενής , πολλα δε πείσεται, πριν ευπήκτως συναρμόζεσθαι .
Ταχ' αν δ ' εν τῷ κλονείσθαι και αγωνίζειν , ολιγοχρονια πανυ διαλυ
σεται· οι γαρ πολιται , κάμνοντες τε και ανελπιστοι, τινα που δεσποτην
οικείον ευρήσουσιν , η πείσονται υπ ' αλλόφυλον.
Εν δε τη ολιγαρχία , ανεκτον τι των βασιλισκων πλήθος , οι τ' αρ
DIALOGUE . Xix

de leurs sujets. L'autorité s'y compose des volontés , souvent


des caprices et des folies de tous ces maîtres ; de là , plus de
haine , plus de jalousie contre l'autorité . Le gouvernement ,
toujours inquiet et soupçonneux , craindra ses sujets et se crain
dra lui-même.
Ces deux espèces de gouvernements tendent toujours à s'iso
ler. S'ils peuvent s'allier un moment pour repousser le danger
qui les menace , ils ne formeront point une confédération per
manente. Une vague de la démocratie engloutira les projets
qu'une autre vague avoit enfantés ; un soupçon dans l'oligarchie
fera évanouir les déterminations les plus sages.
Reste la monarchie . C'étoit le gouvernement de nos pères ;
on en retrouve l'image dans nos maisons , les vestiges dans nos
mœurs , dans nos usages et dans nos lois . Mais pour entrer dans
une confédération , il ne faut à mes rois ni une grande étendue
de terre , ni une étendue illimitée d'autorité.
Ce ne sera point ce que j'ai vu dans presque toute l'Asie , où

χοντες τοις αρχομενοις εγγύτεροι . Αυτη δ ' εκ πλειόνων θελησεων τε


και αφραδίων συγκεκροτημένη δυναστεία , εχθρώδες τι μαλλον και
επίφθονον εχει ταυτη γαρ εοικε πολυ τι κηδοσυνων και υποψιων
εμπεφυκέναι , και τοις κρατουσι διηνεκες απ' αλληλων τε και απο των
υποχειρίων δέος .
Αλλα και τωνδε των πολιτειών εκαστη μεν , πετρας αποτομου δίκην ,
ερημος καθ' εαυτήν , και ασυνακτος διαμενει · καν περ εν τοις τυγ
χανουσι των κινδυνων ολιγοχρονιαν τινα ποιήσωνται συμμαχίαν, το επι
σχεδον εισπονδους είναι ουκ ενδεχονται. Δημοκρατουμενοις γαρ ηντινα
το νυν κυμα βουλην εισενεγκε , το παραυτικό αποφερον οιχεται , τα
δ ' ολιγαρχουσι προβεβουλευμένα τουλαχιστον υποψιας πνευμα δια
φθείρει.
Ούκουν προς την βασιλειαν τρέπεσθαι λοιπόν εσηι· ην δε τουτο
πατρώον ημιν , ετι δε και της δε πολιτείας σκια τις εν οίκοις , τι δε
και εν τοις έθεσι και νόμοις διαμενει. Αλλα τους βασιλεας εχρην , τους
γε κοινην τινα συμμαχίαν ποιησόμενους , ους ευρείας πανω χωρας αρ
χειν , ουδε ανόμους και αυτοκράτορας είναι .
Ου μεν γαρ ομοιον τι ενεθυμήσαμην εις ορώμεν επί το πολυ εν τη
Ασία δυναστείαις , ινα του βουλεσθαι συμπαντας το τινα μόνον εθέλεις
XX DIALOGUE .

un seul veut pour tous ; il faudra qu'un seul commande ce que


tous auront voulu . J'ai tracé , dans l'Iliade , une ébauche de
cette monarchie paternelle. Agamemnon n'ordonne rien qu'il
n'en ait été délibéré . Dans les occurrences communes , il con
sulte les rois et les grands. Dans les affaires qui intéressent la
gloire et le salut de tous , il consulte toute l'armée .
Pour gouverner les mouvements d'une multitude souvent mal
instruite , plus souvent emportée par la fougue d'une première
sensation , il faut des orateurs. Les rois , les grands apprendront
à régner par la parole . A l'exemple d'Achille , ils s'instruiront
à parler dans les assemblées et à combattre dans les champs de
la gloire .
J'ai cru que plusieurs monarchies , toutes constituées sur ce
plan , tendroient naturellement à s'unir , et qu'une confédération
solide en formeroit une puissance unique. Des rois seuls pour
roient dégénérer en conquérants ; mais leurs volontés , balancées
par le contre-poids de tant d'autres volontés , doivent se fixer à
un état de paix et de défense .

περικρατει , αλλ ' οπως αν βουλωνται παντες , ουτως ενα δηθεν αρχειν
λυσιτελει. Της δε πατρικης βασιλείας ταυτης το παραδειγμα εν τη
Ιλιαδι απεικονισθεν ἴδοι τις · ο γαρ Αγαμεμνων ου πριν τι δημοσία
κελευει , η βεζουλευται· περι δε των μικρων και τυγχανοντων οι μεν
βασιλεις και αριστοι , περι δε των μειζόνων και τη κοινή δόξη η σωτη
μια προσηκόντων , η των παντων αγορα συγκαλείται .
Τούτου γε μην του οχλου την αμαθιαν και αφραδιαν ουκ εστιν ο στις
αν δύναται κυβερναν , ει μη δεινος λέγειν . Τους ουν βασιλέας και
αριστους χρη της δημηγορίας απτεσθαι , τοιους δ' εἶναι οιον Αχιλλέα
γενέσθαι ο Φοινιξ εδίδασκε ,
Μυθων τε ρητήρ' είναι , πρηκτηρα τε έργων .

Καγω μεν ηγούμην εκ πολλων πόλεων ουτω πεπολιτευμενων μιαν


ραδίως αν γενησεσθαι , δια το ενσπονδους είναι , δυναμιν . Οι μεν βασι
λεις , ην αρχουσι και βουλευουσι μόνοι , ταχ' αν τα εαυτών αυξειν

πολεμιζοντες επιθυμοιεν · αλλ ' αντιρροποις των πολλων θελημασι κατε
χόμενους αναγκη επι την ειρηνην , και το την αδικιαν αμυνεσθαι πλεο
νακις αποκλίνειν.
DIALOGUE . XX
Voilà les raisons qui m'ont fait célébrer des monarques ; voilà
pourquoi j'en ai fait des enfants de Jupiter , pourquoi j'ai fait
descendre de Jupiter même , et le sceptre qu'ils portent , et le
droit qu'ils ont de commander.
Il ne seroit pas étonnant qu'un jour des usurpateurs voulus
sent s'appuyer de ma doctrine , et que mes poëmes entrassent
-
dans nos cités avec des tyrans¹ . Mais quiconque saura les en
tendre , n'y trouvera rien qui favorise la tyrannie .
Si j'étois né dans l'opulence , j'aurois voulu influer sur les
assemblées par mon éloquence ; je me serois établi peut-être
maître en législation et en gouvernement.
Mais dans un citoyen obscur et pauvre , une pareille entre
prise n'eût été qu'une folie ridicule. Je vis que la poésie étoit
honorée , que les poètes étoient considérés comme les organes de
la Divinité , qu'on croyoit à leurs oracles ; je me fis poète pour
être oracle aussi .


Ταυτα σοι εστιν , ων ενεκα την τε βασιλειαν επηνεσα πανταχού , τους
δε βασιλεας διογενεις ωνόμαζον , το τε σκήπτρον και την βασιλικήν
τιμην εκ Διος είναι εδιδαξα .
Και μην δεινον ουδεν ει , μετελθοντος χρονου , τους εν Ιλιαδι λόγους
ενιοι των τυραννιδας καταστησαι γλιχομενων συνηγορους επικαλοιεν ,
τα δε μου ποιηματα εις τας πολεις αμα τοις τυραννοις εισερχοιντο .
αλλα τεις αναγινωσκουσιν , οσον αισθανεσθαι, ουδεν ουδαμου εν αυτοις
δόξει 행 τυραννίδι συνεπιμαρτυρεῖν .
Εγω μεν ει πολυχρήματος και ολβιος αν εγενόμην , ίσως αν έβουλο
μην σεμνος τις εν ταις αγοραις των περι της πολιτειας και νομοθεσίας
είναι διδάσκαλος .
Αλλ' εν μικρό και ταπεινῳ γενομενος , πολλοις αν γέλωτα και μω
μιαν οφελειν δοξαιμι τουτο επιχειρησας . Αλλα το ποιητικόν ορων ότι
τιμης πολυ μεν είχε , τους δε ποιητας ωσπερ τινας των θεων αγγελους
ακουειν τε και πιστευεσθαι , ποιητής εγενομην , ενεκα του χρήσαι και
αυτός .

· Allusion à Pisistrate , tyran d'Athènes , qui le premier y fit connoitre


les poënes d'Homère. Tyran , usurpateur de l'autorité . Tyrannie , autorité
usurpée .
xxij DIALOGUE .

Je me flatte que mes poëmes auront quelque célébrité ; je me


flatte qu'ils ne seront point inutiles à ma patrie : mais combien Ε
de temps durera ma réputation , c'est ce que j'ignore.
A voir les progrès de la puissance et du luxe , les change こ
ments qui sont arrivés dans nos manières , dans nos mœurs , D
dans nos ames , il faut bien m'attendre à perdre beaucoup un
jour de cette gloire où je me promets d'atteindre . Η
Déjà la hauteur de nos esprits s'abaisse ; ce que nous croyons
encore de la fierté va s'altérant par degrés , et finira par
s'éteindre. Ces passions fortes et énergiques qui élevoient les
ames des vieux temps , qui exaltent encore quelques ames pri
vilégiées , se décomposeront , et iront mourir dans le misérable
cercle de quelques coteries obscures et dans de sourdes intrigues.
Ainsi des fleuves majestueux , après avoir désolé quelquefois ,
et souvent fécondé les campagnes , se divisent en ruisseaux , et
se perdent dans les sables.
Mon Achille sera un géant dont toutes les affections paroîtront
exagérées. Son amitié pour Patrocle sera une fureur , sa ven

Ου δ' ακλέα μεν εσεσθαι ελπίζω τα εμου ποιηματα , ουδε ταις


ενθενδε πολεσιν ανωφέλιμα , αλλ ' οσον ευδοκιμήσει χρονον ουκ οιδα .
Θεωρούντι γαρ εις οσον επήλθομεν ηδη χρημάτων , πολυτέλειας τε
και τρυφης , οσα δε νεωχμωται και εν τῳ των ανθρώπων βιῳ καὶ διαιτη
μασι και θυμῷ , δηλον οτι πολλου μετελθοντος χρονου φανούμαι της
εμπροσθεν δόξης υποδεέστερος .
Το γαρ μεγα φρονειν ηδη καθ ' ημας υποστελλεται πολυ ,, η δε δο
κουσα και νυν μεγαλοψυχία βαδην ελαττωμένη , μικρου δειν , αποσβε
σεται , και υπερφυής εκείνος των παθών όγκος , α την παλαί , και των
νον , εσιν οτ' , ανδρων ψυχάς επαιωρει μαλα ψιλως διαλυθήσεται ,
μέχρι του εν σκιεροις τισι μηχαναις και μικρῳ τινι και ψυχρολογί
των ομιλημάτων κυκλῳ διαχυδην απολεται · καταπερ οι θεσπέσιοι των
ποταμων ενιοτε μεν τῷ των υδατων πληθει βλάψαντες , πολλακις δε
και ωφελησαντες , υστερον εις ρυακια διῃρημενοι , σχεδόν ελλείπουσι και
τελευταίον εν ψαμάθοις αφανίζονται .
Ο μεν ουν Αχιλλευς ποτε δόξειεν αν παρα φυσιν μεγας γενεσθαι , και
παντα εν αυτώ της φυσίως μείζονα εν τῷ τον εταιρον φιλειν μαινόμενα
DIALOGUE . xxiij
geance une atrocité , la simplicité de ses moeurs une bassesse
ridicule . Je crois voir ces humbles arbrisseaux qui rampent
dans nos jardins accuser la hauteur de ces chênes audacieux
qui couronnent les montagnes de la Thessalie ....

Je te remercie , ô Mélésigène ! des lumières que tu m'as don


nées ; je vais partout chanter tes vers , et révéler les vérités qui
y sont cachées ¹.

εοικως , εν δε τῷ τον αυτου θανατον τισασθαι θηριώδης , εν δε τῃ των


επιτηδευμάτων και του βιου απλοσυνη ταπεινότερος καὶ καταγελαστος .
Ομοιον δε τι δοκεω μοι παύειν αν , οιον ει τα χθαμαλα και λεπτοφυή
των κήπων δενδρια τας υψικόμους εν τοις Θεσσαλιας ορεσι δρυάς του
μεγέθους αν κατηγοροίεν .

Τούτων περι πολλήν εγώ σοι , ω Μελησιγενες , αποδίδωμι χάριν ,


ειμι δε τα σου ποιηματα και πανταχου ᾅδων και τον εν αυτοίς νουν ,
οιος εσήι πασιν αποκαλύψων.

'On peut croire que ce dialogue a été composé par un de ces rhapsodes
qui alloient dans la Grèce chanter les vers d'Homère. Ils ne se bornoient pas
à les chanter ; Platon nous apprend qu'ils en développoient le sens , et qu'ils
s'attachoient à faire sortir les leçons que ces poemes renferment.
‫י‬
‫ןי‬
Do yo
L'ILIADE .

0000000000

CHANT PREMIER .

MUSE , chante la colère d'Achille , cette colère funeste qui


plongea les Grecs dans un abîme de douleurs ; qui , avant le
temps , précipita dans les sombres demeures une foule de
héros , et de leurs cadavres sanglants fit la pâture des chiens
et des vautours. Ainsi s'accomplirent les décrets de Jupiter,
depuis qu'une fatale querelle divisa le fils d'Atrée , le mo
narque des rois , et le divin Achille.
Quel Dieu alluma le flambeau de ces tristes discordes ?
Le fils de Jupiter et de Latone. Pour venger l'outrage fait
par Agamemnon à Chrysès son prêtre , Apollon , enflammé
de courroux , lança sur l'armée des Grecs la contagion et
la mort , et les peuples périrent.
Chrysès étoit venu pour racheter une fille chérie , et ap
portoit des trésors pour prix de sa rançon : dans ses mains
étoient un sceptre d'or et des bandelettes sacrées. Il implo
roit tous les Grecs ; il imploroit surtout les deux Atrides ,
les chefs suprêmes des guerriers : « Fils d'Atrée , et vous ,

généreux vengeurs de la Grèce , puissent les Dieux im
« mortels livrer à vos coups la ville de Priam ! Puissiez-vous
« retourner dans votre patrie , vainqueurs et riches de ses
«
dépouilles ! Rendez , rendez - moi une fille tendrement
"
aimée , et recevez la rançon que je vous offre. Respectez ,
« dans son prêtre , le fils de Jupiter , le Dieu qui lance au
« loin d'inévitables traits. »
Il dit ; et tous les guerriers , avec un murmure favorable ,
accueillent son discours ; tous veulent qu'on cède à sa prière ,
1
2 L'ILIADE .

et qu'on accepte les trésors qu'il apporte. Mais le fier Aga


memnon les désavoue ; et , par cette cruelle réponse , il
ajoute encore à la dureté du refus : « Fuis , vieillard ; fuis ,
« et garde que mes yeux ne te rencontrent encore sur ces
rives ! Ni ton sceptre , ni tes bandelettes , ne pourroient te
་་« dérober à mon ressentiment. Je ne te la rendrai point : la
་་ vieillesse , au sein d'Argos , flétrira ses appas ; captive dans
« mon palais , loin de sa patrie , elle tournera le fuseau , et
« servira sous mes lois. Pars , crains d'allumer mon cour
« roux , si tu veux sauver tes jours. »
Il dit ; le vieillard tremblant obéit à ses ordres. Morne et
pensif, il suivoit le rivage de la mer mugissante. Enfin ,
quand il a laissé loin derrière lui la flotte des Grecs , il
adresse cette prière au fils de Latone : « O Dieu, dont l'arc
«་་ d'argent lance les traits de la mort ; Dieu puissant , dont
<< la force environne Chrysa et la divine Cyllo ; Dieu de
" Sminthe , Dieu protecteur de Ténédos , écoute la prière

« de ton prêtre si jamais j'ornai ton temple d'agréables


" festons, si l'odeur de mes sacrifices a jamais pu te plaire,
" daigne exaucer mes vœux ; que tes flèches fassent payer

aux Grecs les pleurs que je répands ! »


Il dit ; le Dieu , du haut de l'Olympe , entendit sa prière.
Le cœur brûlant de courroux , il descend de la voûte azu
rée : son arc et son carquois sont sur ses épaules ; ses traits
qui retentissent annoncent sa présence et sa fureur. Il s'a
vance , semblable à la nuit , et s'arrête loin encore de la
flotte dévouée à sa vengeance. Son are est tendu , le trait
part avec un horrible sifflement. Les mulets , les chiens
fidèles , sont les premières victimes ; un second trait porte
la mort aux guerriers mêmes. Des bûchers s'allument dans
tout le camp , et , pendant neuf jours entiers , les flèches
du Dieu volent dans l'armée , et la dévorent.
Enfin , à la dixième aurore , Achille convoque une as
semblée : c'est Junon qui l'inspire , l'auguste Junon , qui
plaint le sort des Grecs et s'intéresse à leur malheur. Tous
CHANT I. 3

sont réunis ; Achille se lève au milieu d'eux : « Fils d'Atrée ,


" il faudra donc qu'après d'inutiles travaux nous retour
«" nions honteusement dans notre patrie ; si cependant nous
« pouvons échapper à la mort ! car enfin et la guerre et la
*C peste nous consument. Allons , consultons du moins des

prêtres , des augures ou quelque interprète des songes ;


"
les songes aussi nous viennent de Jupiter : sachons quel
" motif alluma le courroux d'Apollon ; sachons s'il nous
#t punit d'avoir négligé son culte , et si nos sacrifices pour
" ront apaiser sa colère. »
Il dit , et s'assied . Calchas , le fils de Thestor, le favori
d'Apollon , qui mieux qu'aucun mortel connoît le vol des
oiseaux et leur langage , dont l'œil voit , tout à la fois , le
passé , le présent et l'avenir, et dont la science dirigera la
flotte des Grecs jusqu'aux rivages troyens , Calchas se lève :
« Achille , tu demandes quel motif alluma le courroux d'A
" pollon. Je le dirai ; mais jure avant tout de me défendre.
# Promets-moi le secours de ta langue et l'appui de ton
" bras. J'irriterai , j'en suis sûr , le monarque qui commande
dans Argos , et dont les Grecs reconnoissent les lois. La
" colère d'un roi est toujours funeste à un simple mortel ;
( quand il pourroit , un moment , mettre un frein à ses
默 transports, toujours le ressentiment habite dans son ame ,

« et s'en échappe enfin avec éclat. Achille , me réponds


#t tu de ma vie?
- « Parle avec assurance et prononce tes oracles. J'en
R jure par Apollon , par ce Dieu qui t'inspire : tant que la
AL lumière des cieux brillera pour moi , tant qu'il me restera

un souffle de vie , personne de tous les Grecs n'appesan


« tira sur toi sa main ; non , personne , pas même Agamem
" non , qui se glorifie d'être notre chef suprême. »
Rassuré par ce discours , Calchas délie cette langue qui
ne trompa jamais : «< Apollon ne nous punit point d'avoir
« négligé son culte et dédaigné ses autels ; c'est son prêtre
M qu'il venge des outrages que lui fit Agamemnon , du refus
1.
4 L'ILIADE .

« de lui rendre sa fille et d'accepter ses présents . De là , tous


« les fléaux dont il nous accable , et tous ceux qu'il nous
« réserve encore : il ne retirera point cette main qui porte
« la contagion et la mort , que nous n'ayons rendu , sans
« rançon , la belle Chryséis à son père, et conduit à Chrysa
« une hécatombe sacrée. »
Il se tait ; Agamemnon se lève la rage dans le cœur, et ,
les yeux étincelants , il porte sur Calchas un regard sinis 9
tre : « Malheureux augure ! tu ne m'as encore annoncé que
« des désastres ; toujours tu te plais à prédire des événe
« ments funestes. Tes paroles , tes discours , n'ont jamais
«་་ rien que de triste et d'affreux . Aujourd'hui tu viens en 40
« core alarmer les Grecs par tes vains oracles : à t'entendre ,
་་ Apollon ne les poursuit que parceque j'ai refusé de rendre
la belle Chryséis et d'accepter sa rançon. Oui , sans doute ,
་་ je la préfère à tous les trésors , je la préfère à Clytem
« nestre elle-même. Elle a , comme elle , la beauté , les
« graces et les talents ; mais enfin je la rendrai s'il le faut :
« le salut de mon peuple sera toujours le plus cher de mes
« vœux ; vous, donnez un autre prix à ma valeur. Il ne faut
" pas que , seul de tous les Grecs , je reste sans récompense.
«< Décidez entre vous le dédommagement qui m'est dû .
-- « O de tous les mortels le plus ambitieux
et le plus
« avide ! lui répond Achille. Hé ! quel prix pourroient , en ce
« moment, te donner les Grecs ? Nous n'avons point mis en
« réserve les dépouilles des villes que nous avons conquises ;
« le sort en a fait le partage . Tu ne veux pas sans doute
« que chacun rapporte ce qu'il en a reçu pour le partager
« encore. Rends, rends Chryséis au Dieu qui la redemande ,
« et si jamais Jupiter livre à nos efforts la superbe Troie ,
« les Grecs te paieront avec usure le sacrifice que tu vas
<< leur faire .
- « Ne t'abuse point , Achille ; tu ne pourras ni me per
« suader par tes discours , ni m'imposer par ta fierté. Faut
« il que pendant que tu jouis du fruit. de nos conquêtes ,
CHANT I. 5
04 inoi seul je sois privé de la récompense qui m'est due ? Tu

« veux que je rende Chryséis ; j'y consens , si les Grecs


u m'offrent , à sa place , un prix qui puisse plaire à mon

« cœur mais s'ils me le refusent , j'irai , j'irai t'arracher à


" toi-même la beauté qui t'échut en partage , ou bien je
« prendrai celles qui furent la récompense d'Ajax et d'U

« lysse. Celui qui éprouvera cet affront en sera outré de fu


« reur.... Mais d'autres soins, en ce moment , doivent nous
« occuper : armons un vaisseau , rassemblons des rameurs ;
que Chryséis parte , et avec elle une hécatombe. Un de
nos chefs , Ajax , Idoménée , Ulysse , ou le fils de Pélée
« lui-même , ira , par des sacrifices , désarmer la colère d'A
# pollon. »

Achilie , lançant sur lui de farouches regards : «་་ Vil ty


" ran , qui unis l'insolence à l'avarice , comment les Grecs
# ont-ils pu se soumettre à tes lois , et venir, sur tes pas ,

« combattre pour ta querelle ? Que m'avoient fait à moi les


#5 Troyens pour m'armer contre eux ? Jamais dans la Phthio

« tide ils n'ont enlevé mes troupeaux , ni détruit mes mois


sons. Les mers et les montagnes mettoient entre eux et
# moi un immense intervalle. C'est toi que nous avons
#1 suivi ; c'est pour venger l'honneur de Ménélas et le tien
« que nous avons juré la ruine de Troie : barbare ! et tu
« nous méprises ! et tu me menaces , moi , de m'enlever le
" prix de mes travaux , le prix que les Grecs ont accordé à

<< ma valeur ! Si quelque ville troyenne cède à nos efforts ,


" jamais je n'obtiens une récompense égale à la tienne :
Ex les dangers , les fatigues , sont pour moi ; mais quand il

<< faut partager le butin , on te comble de trésors . Moi ,


« après m'être épuisé dans les combats , à peine j'obtiens
<< un prix léger, mais qui du moins suffit à mes yeux . Ah !
(1 plutôt que d'essuyer ici l'injustice et les affronts , il vaut
« mieux retourner dans sa patrie. Je pars , je te laisse jouir
# de tous tes triomphes , et dévorer en idée les richesses
a de Troie.
6 L'ILIADE .
--- «< Va, fuis, lui répond Agamemnon , obéis à ton noble
" transport je ne te retiens point , ma gloire aura d'autres
་་ soutiens ; Jupiter veillera sur elle. De tous les rois , il
« n'en est point qui me soit plus odieux que toi. Ton cœur
" n'aime que les querelles , les combats et la guerre. Cette
« valeur dont tu t'enorgueillis , c'est aux Dieux que tu la
« dois. Pars avec tes vaisseaux , tes soldats , et va régner
་་ parmi tes Myrmidons ; je dédaigne ton secours , je mé
" prise ton ressentiment. Je te le répète encore , puisqu'A
" pollon redemande Chryséis , je la renvoie sur un
de mes
«་་ vaisseaux . Mais j'irai dans ta tente , et , à tes yeux , je
« t'enlèverai ta Briséis . Tu sentiras combien Agamemnon
" est plus puissant que toi ; les autres apprendront à res
«< pecter mes lois , et à ne pas marcher mes égaux . >>
Il dit ; Achille est transporté de fureur. Il balance incer
tain s'il saisira son épée , s'il la plongera dans le sein d'A
tride , ou si , maître de sa colère , il en modérera les trans
ports. Pendant qu'il hésite , partagé entre la réflexion et le
ressentiment ; pendant que son épée , à demi nue , brille
déja dans sa main , Minerve descend du haut des cieux .
C'est Junon qui l'envoie , Junon qui les aime et s'intéresse
également à tous deux.
Invisible à tous les Grecs , visible pour le seul Achille ,
Minerve s'arrête derrière lui et saisit sa blonde chevelure .
Le héros frémit , il se retourne , et reconnoît la Déesse ; la
fureur et l'étonnement sont dans ses yeux : « O fille de Ju
་་ piter, s'écrie-t-il , pourquoi as-tu quitté le séjour des im
" mortels? Étoit-ce pour être témoin des affronts que me
« fait le fils d'Atrée? Bientôt , et j'en jure par toi-même , il
me paiera de son sang ses injures et ses outrages.
- " Arrête ; je viens calmer, si je le puis , le transport
* qui t'agite c'est Junon qui m'envoie. Tous deux elle
« vous aime , elle s'intéresse à tous deux mets fin à cette
" triste querelle ; quitte ce fer meurtrier, et contente-toi
14 d'exhaler en paroles ton ressentiment. Je t'annonce , et
CHANT I. 7

" ma promesse ne peut te tromper, je t'annonce qu'un jour,
pour effacer cet affront , les Grecs te rendront trois fois
寫 plus que tu ne vas perdre aujourd'hui : commande à tes
" passions , et obéis aux Dieux .
« Il le faut bien , ô Déesse , quoiqu'il en coûte à mon

« cœur indigné. Oui , les Dieux sont propices au mortel qui


« les révère. » Il dit ; et sa main saisit la poignée de son
épée et la repousse dans le fourreau. La Déesse s'envole ,
et dans le céleste séjour se mêle au reste des immortels. .

Achille , toujours furieux , exhale en ces mots sa colère :


« Lâche ! dont l'ame grossière est pétrie de vices et de bas
# sesse ! jamais tu n'osas ceindre la cuirasse , ni marcher
" avec tes guerriers aux combats et aux dangers. Sans doute
« il vaut mieux régner dans un camp , et ravir à ceux qui
" ont l'audace de défendre leurs droits contre toi , les ré
L compenses qu'a obtenues leur courage. Fléau de ton

peuple, si tu ne commandois pas à des hommes vils , l'ou


# trage que tu m'as fait seroit le dernier de tes outrages.
E Mais je t'annonce , et j'en fais le serment le plus solennel ;

« oui , j'en jure par ce sceptre , qui ne peut plus reverdir


# depuis que le fer l'a séparé de la terre et dépouillé de son
« écorce ; par ce sceptre , emblême du souverain pouvoir ;
« un jour viendra que les Grecs redemanderont Achille , et
« le redemanderont en vain . Ni tes larmes , ni ta douleur ,
<< ne pourront obtenir son retour ; non , dussent tous nos
* guerriers tomber sous les coups de l'homicide Hector ,

« dans ta fureur , tu gémiras alors d'avoir outragé le plus


*E vaillant des Grecs. »

Il dit , jette son sceptre et s'assied . Atride , de son côté ,


est en proie à son ressentiment ; Nestor se lève , l'éloquent
Nestor qui règne dans Pylos ; de ses lèvres coulent des pa
roles plus douces que le miel. Déja , dans ses États , il a vu
passer deux générations , et il commande à la troisième.
" Dieux ! s'écrie-t-il , quelle douleur pour la Grèce ! certes

" Priam et tous ses Troyens seroient transportés de joie ,


8 L'ILIADE.

« s'ils apprenoient que les deux héros qui président à nos


< conseils , et qui nous guident aux combats , s'abandonnent
«
<< à ces tristes querelles. Ecoutez Nestor : vous êtes tous
« deux plus jeunes que moi ; j'ai vécu avec des guerriers
« plus fameux encore que vous , et ils ne dédaignoient pas
« de m'entendre. Non , jamais je ne vis , je ne verrai jamais
« des héros tels que Pirithoüs , Drias le pasteur des peuples ,
« Cénée , Exadius , le divin Polyphême , et Thésée sem
" blable aux Dieux. De tous les humains ils étoient les plus
" vaillants : ils combattoient les monstres et en purgeoient
« la terre. Appelé par eux , je partis de Pylos , et j'allai
« m'associer à leurs exploits . Il n'est point de mortel au
«< jourd'hui qui osât se mesurer avec eux. Ils m'instruisoient

« de leurs projets , ils écoutoient mes conseils. Vous aussi ,


« écoutez Nestor , et croyez à ses avis. Agamemnon , quel
« que soit ton pouvoir , tu ne dois point ravir au fils de

« Pélée une beauté que les Grecs lui ont donnée pour prix
« de son courage. Fils de Pélée , tu ne dois point lutter
«< contre le monarque des rois ; c'est de Jupiter qu'il tient
« son sceptre et son pouvoir , et il n'est point ici de gran
« deur rivale de la sienne. Tu es vaillant , sans doute ; une
« Déesse t'a donné le jour : mais Atride est plus puissant
« que toi et commande à des peuples plus nombreux .
«< Atride , modère tes transports : Achille , je t'en conjure ,
<< toi qui es le rempart de la Grèce , n'écoute plus ton res
« sentiment.
- « Sage vieillard , dit Agamemnon , la raison toujours
« règne dans tes discours : mais ce mortel orgueilleux veut
« tout subjuguer ; il veut que tout cède à ses caprices , et
" qu'il n'y ait ici d'égards que pour lui. Les Grecs ne l'en
« croiront pas sans doute ; si les Dieux lui donnèrent la va
« leur et l'audace , lui donnèrent-ils aussi le droit de distri
« buer à son gré les injures et les affronts? >>
Achille tournant sur lui de sombres regards : « Je serois
« en effet le plus lâche et le plus vil des humains , si j'obéis
CHANT I. 9

" sois en esclave à tes caprices. Commande aux autres en


« tyran , mais respecte Achille ; jamais je ne ploierai sous
« tes lois. Ecoute , et souviens-toi de ma promesse : je ne
« défendrai ni contre toi , ni contre tes satellites , la beauté
બ que tu veux me ravir ; mais de tout ce qui est sur mes
« vaisseaux , tu n'en prendras rien malgré moi. Si tu l'oses...
❝ bientôt mon épée sera teinte de ton sang. »
L'assemblée se sépare : le fils de Pélée retourne dans sa
tente avec Patrocle et ses guerriers. Atride fait équiper une
nef légère , choisit vingt rameurs , fait embarquer les vic
times , et lui-même confie aux flots la belle Chryséis . Le
prudent Ulysse est chargé de conduire au temple d'Apollon
cette précieuse offrande , et déja le vaisseau vogue sur la
plaine liquide . Agamemnon ordonne aux Grecs de se puri
fier: ils obéissent et jettent dans les flots ce qui a servi à
leurs purifications. Ils immolent au Dieu protecteur de Dé
los des hécatombes de chèvres et de chevreaux ; l'odeur de
leurs sacrifices s'élève jusqu'au ciel dans des tourbillons de
fumée.
Atride cependant est toujours plein de son ressentiment
contre Achille , et de sa fatale menace . Il appelle Talthybius
et Eurybate , ses hérauts , les ministres fidèles de ses vo
lontés : « Allez à la tente d'Achille , saisissez Briséis et l'ame
« nez en ces lieux . S'il refuse , j'irai moi-même , à la tête
" d'une troupe de guerriers , l'arracher de ses bras. L'af

" front en sera plus sanglant ..... »


Il dit ; les deux hérauts obéissent à regret. Ils marchent
d'un pas tardif le long du rivage de la mer mugissante . Ils
arrivent enfin aux tentes des Thessaliens. Achille étoit assis
à l'entrée de la sienne : son cœur se serre à leur aspect ;
eux-mêmes tremblent à sa vue ; ils s'arrêtent d'un air res
pectueux et n'osent lui parler. Lui , trop sûr du motif qui
les amène : Je vous salue , dit-il , hérauts , ministres fidèles

" de Jupiter et des mortels. Approchez , ce n'est point vous
ર que j'accuse : c'est Agamemnon seul qui m'outrage ; c'est

T
10 L'ILIADE .
lui qui , par vos mains , me ravit ma Briséis. Va , Patrocle ;
་་ conduis hors de ma tente cette jeune captive ; qu'ils l'em
« mènent. Vous , témoins de mon injure , soyez-le de mes
་་ serments ; attestez -les aux Dieux , aux mortels , à ce ty

<< ran farouche qui me brave et m'insulte . Dussent périr


« tous les Grecs , jamais Achille ne leur prêtera le secours
« de son bras. L'insensé monarque ! il ne sait que se livrer
་་ à ses fureurs ; jamais ses regards ne se portent sur le
་་ passé et ne percent dans l'avenir ; jamais il ne songe aux
a moyens d'assurer le salut et la victoire des Grecs. » Il dit ;
fidèle à ses ordres , Patrocle amène la belle Briséis et la re
met aux deux hérauts. Ils reprennent leur route ; la jeune
captive marche à regret avec eux , l'air morne et la tête
baissée.
Achille , les yeux baignés de larmes , va loin de ses guer
riers s'asseoir sur le bord de la mer. Là, les regards attachés
sur les flots , et les bras étendus , il implore la déesse qui
lui donna le jour : « O Thétis ! ô ma mère , puisque ton fils
(( étoit destiné à ne vivre que quelques instants , Jupiter de
" voit du moins répandre quelque gloire sur sa courte exis
"< tence ; mais il l'a livré à l'opprobre : le fils d'Atrée m'ou
(( trage , et m'enlève à mes yeux le prix que les Grecs
"( donnèrent à ma valeur. »
Il dit , et verse un torrent de larmes. La Déesse l'entend
de son humide palais : soudain elle quitte le vieux Nérée ,
et telle qu'une vapeur légère , elle s'élève sur la surface des
eaux. Elle approche de son fils éploré , le caresse de la
main , et l'appelant par son nom : « O mon fils , mon cher
Achille ! pourquoi ces pleurs ? quelle douleur te consume?
" parle , ne cache rien à ta mère ; cherchons tous deux
un
« remède à tes maux.
-«Ah ! tu le sais, lui dit Achille en poussant un profond
"( soupir pourquoi te retracer des affronts qui te sont con
nus ? Vainqueurs de Thèbes , où régnoit Héétion , nous
" revinmes chargés de ses dépouilles ; les Grecs en firent
CHANT I. 11

« un juste partage , et donnèrent la belle Chryséis au fils


E d'Atrée. Chrysès , père de la jeune captive et prêtre
EL d'Apollon , vint pour briser ses fers et apporta des trésors

" pour prix de sa liberté. Dans ses mains étoient un sceptre


« d'or et des bandelettes sacrées ; il implora tous les Grecs ,
« il implora surtout les deux Atrides , les chefs suprêmes
" des guerriers. Tous les Grecs , avec un murmure favo
"
rable , accueillent ses supplications , tous veulent qu'on
« exauce sa prière et qu'on accepte ses présents : mais le
K fier Atride les désavoue. Il refuse , et à son refus il ajoute
<< la menace et l'outrage. Le vieillard se retire désespéré , la
« rage dans le cœur ; Apollon , qui
l'aime , entend ses im
# précations
et ses plaintes. Soudain il lance sur les Grecs
* un trait funeste , nos guerriers meurent , et les flèches du
" Dieu dévorent notre armée. Un augure , interprète fidèle
« des oracles divins , nous révèle et son courroux et les
" moyens de l'apaiser. Moi , je conseille de désarmer sa
vengeance mais le fils d'Atrée furieux , hors de lui
même , me menace , et déja ses menaces sont accomplies .
"
Un vaisseau conduit à Chrysès sa fille et des offrandes
# pour son Dieu ; et dans ce moment même des hérauts

" viennent d'arracher de ma tente la jeune Briséis , cette


" beauté dont les Grecs avoient payé mon courage.
" O ma mère , aie pitié de ton fils ! Monte dans l'O
« lympe , et si jamais
par tes actions , par tes discours , tu
acquis des droits sur Jupiter, implore en ma faveur le
" pouvoir
de ce Dieu. Souvent , il m'en souvient , tu nous
« racontois avec complaisance , dans le palais de mon père ,
« que toi seule tu avois sauvé le monarque des cieux , quand
« Junon , Minerve et Neptune tentèrent de l'enchaîner : tu
" appelas , pour le défendre , le géant aux cent bras. Bria
« rée , plus redoutable que son père , s'assit auprès de Ju
་ piter, et les Dieux conjurés tremblèrent à son aspect . O

" ma mère ! rappelle-lui ce bienfait , embrasse ses genoux ,


"
« conjure-le de seconder les efforts des Troyens ; qu'ils
12 L'ILIADE.
" fondent sur les Grecs , qu'ils les mettent en fuite et les
་ égorgent au milieu de leurs vaisseaux. Que ces malheu
« reux expirant jouissent de la sagesse de leur roi ! que le
་་ puissant Atride gémisse d'avoir outragé le héros de la
"( Grèce !
- " O mon fils ! lui répond Thétis en l'arrosant de
ses
་་ pleurs , falloit-il te donner le jour, et te voir croître pour

« une si triste destinée ! puisque le sort avoit marqué un


<< terme si court à ta vie , tu n'aurois au moins jamais dû
« connoître le malheur ni les larmes. Mais , hélas ! né pour
« vivre si peu , tu es encore le plus infortuné des mortels .
« En te donnant le jour, je te fis en effet un trop funeste
་ présent. Oui , je monterai dans l'Olympe , je porterai à
«< Jupiter tes vœux , tes prières et les miennes. Toi , reste
« sur tes vaisseaux , et , obstiné dans ton ressentiment ,
« abandonne la guerre et les combats . Hier, Jupiter des
«< cendit dans l'Éthiopie , pour y jouir de l'encens et des
K respects des peuples qui l'habitent ; tous les Dieux de
་་ l'Olympe y sont avec lui. A la douzième aurore il remon
་་ tera dans les cieux ; j'irai alors dans son immortel palais ,
(( j'embrasserai ses genoux ; sans doute il se laissera fléchir
« à mes prières. » Elle dit , et disparoît : Achille reste seul,
pleurant la beauté que lui a enlevée le fier Atride.
Cependant Ulysse voguoit sur les flots ; déja sa nef est
entrée dans le port on ploie les voiles , et à force de rames
on aborde au rivage. On débarque les victimes , et la belle
Chryséis foule enfin cette terre chérie. Ulysse la conduit au
temple , et la remettant dans les bras de son père : « O
« Chrysès , lui dit-il , Agamemnon , le chef suprême des
་་ Grecs , m'ordonne de te rendre ta fille , et d'immoler une
« hécatombe pour apaiser le courroux d'Apollon, déja trop
« funeste à ses guerriers. »>
Il dit ; le vieillard , avec transport , serre sa fille dans ses
bras les Grecs amènent les victimes au pied de l'autel , la
vent leurs mains dans une onde pure , et prennent l'orge
CHANT I. 13
sacrée. Chrysès au milieu d'eux , les mains au ciel , implore
Apollon. « O Dieu , dont l'arc d'argent lance les traits de
५ la mort ! Dieu puissant , dont la force environne Chrysa
« et la divine Cyllo , daigne écouter ton prêtre ; déja tu as
« entendu ma prière , tu as vengé mon injure et frappé l'ar
« mée des Grecs ; exauce encore les vœux que je t'adresse ,
« éloigne d'eux les fléaux dont ta main les accable. » "
Il dit ; et Phébus entendit sa prière. On consacre les vic
times , on les égorge , et le temple est inondé de leur sang.
Les cuisses sont coupées ; le prêtre lui-même les fait brûler
sur l'autel , et offre des libations . Déja l'offrande est con
sumée par le feu sacré , on fait cuire la chair des victimes ,
des tables sont dressées , le sacrificateur et les Grecs se
rangent autour, et tous , dans un commun repas , goûtent
les douceurs de l'égalité. Les ministres du temple remplis
sent les urnes de vin , et pour offrir des libations , ils en
versent à tous dans de larges coupes. Tout le jour, les
Grecs implorent la clémence d'Apollon , ils le célèbrent
dans leurs concerts sous les noms de Péan , du Dieu qui
lance au loin d'inévitables traits. Leurs chants s'élèvent jus
qu'aux cieux , et flattent le cœur de l'Immortel.
Le soleil se plonge dans les eaux , et la nuit , de son lu
gubre voile , enveloppe la terre. Les Grecs , près de leur
vaisseau , se livrent aux douceurs du sommeil ; mais dès
que l'Aurore , aux doigts de rose , ramène la lumière , ils
s'embarquent et dirigent leur course vers les rivages
troyens. Apollon lui-même leur envoie un vent favorable ,
ils déploient leurs voiles pour recevoir sa douce haleine :
le vent souffle , la mer écume et mugit sous le vaisseau qui
la sillonne. Déja ils ont atteint les bords où sont rassem
blés les Grecs , ils tirent leur nef sur l'arène , l'appuient sur
des rouleaux , et rentrent sous leurs tentes.
Cependant le fils de Pélée , toujours plein de sa colère ,
languissoit oisif dans son camp. Jamais il ne se mêloit aux
Grecs assemblés ; jamais il n'alloit aux combats ; mais son
14 L'ILIADE .
cœur, dévoré d'ennuis , soupiroit après la guerre et le car
nage. L'Aurore avoit douze fois redonné la lumière au
monde ; Jupiter remonte enfin dans l'Olympe , et tous les
Dieux avec lui. Thétis n'a point oublié la prière de son fils ;
elle s'élève du fond des eaux , fend les airs , et vole aux cé
lestes demeures. Au sein d'une éternelle clarté , dans la
partie la plus élevée de l'Olympe , elle trouve le fils de Sa
turne assis loin des autres Divinités. Elle s'assied devant
lui ; de la main gauche elle embrasse ses genoux , de la
main droite elle presse son menton ; et dans cette attitude ,
elle adresse ce discours à l'arbitre du monde , au monarque
des Dieux : « O Jupiter ! ô mon père ! si jamais , ou par mes
" paroles , ou par mes actions , j'ai mérité de te plaire , sois
"( propice à mes voeux ! Sauve la gloire d'un fils à qui le
« sort a marqué la carrière la plus courte. Agamemnon , le
«་ chef des Grecs , lui a fait le plus cruel affront : il lui a
« ravi une beauté qui lui fut donnée pour prix de son cou
<< rage ! O puissant Jupiter ! venge - nous , donne , aux
«< Troyens une force nouvelle ; que les Grecs , vaincus par
« eux , viennent implorer mon fils , et réparent l'outrage
་་ qu'il a reçu. »
Elle dit ; Jupiter garde un profond silence. La Déesse
une seconde fois embrasse ses genoux , et les serrant avec
་ Daigne , lui dit-elle , daigne exaucer mes vœux ;
effort : «
་་ daigne m'accorder la grace que sollicite ma tendresse ;
" ou du moins qu'un dur refus m'apprenne que de toutes
« les Divinités je suis la plus dédaignée et la plus avilie. »
Jupiter soupire : « Il faudra donc , ô Déesse ! que , pour
" te plaire, j'irrite l'auguste Junon , que j'allume entre nous
« une fatale querelle ! Toujours elle m'importune par ses
་་ aigres discours , toujours elle me reproche de seconder
«
< les Troyens ; mais pars , garde qu'elle ne te sache en ces
« lieux , tes vœux seront exaucés. Tu en auras pour garant
« le mouvement de mes sourcils , le signe infaillible et irré
" vocable de ma volonté suprême. » Il dit , et fronça ses
CHANT I. 15
noirs sourcils sa chevelure parfumée d'ambroisie flotta
sur sa tête immortelle , et les sphères célestes tremblèrent
sur leurs pôles .
Thétis , du sein de l'Olympe radieux , se précipite dans
l'océan , et Jupiter rentre dans son palais . Tous les Dieux
se lèvent à son aspect ; tous , d'un air respectueux , s'avan
cent pour recevoir et leur père et leur roi. Il s'assied
sur son trône. Cependant Junon n'ignore point l'entretien
mystérieux qu'il a eu avec la fille de Nérée ; soudain , par
ce discours piquant , elle tente de lui arracher son secret :
« Grand artisan de complots , quel Dieu vient d'ourdir avec
« toi une trame que j'ignore ? Toujours , loin de mes yeux,.
« tu te plais à former de secrètes intrigues ; jamais tu ne
connus avec moi l'épanchement et la confiance.
- « Junon, luirépond le maître des hommes et des Dieux ,
« ne te flatte point de connoître tous mes desseins. Le
" nœud qui nous unit ne te donne pas le droit de pénétrer
« dans toutes mes pensées. S'il en est que tu ne doives pas
" ignorer, aucun des Dieux n'en est instruit avant toi :
{ mais n'interroge pas ma sagesse , ne tente pas de sur
« prendre mes secrets.
-« Trop impérieux époux ! pourquoi ce discours qui
" m'outrage? Jamais je n'interrogeai ta sagesse , je ne ten
« tai jamais de surprendre tes secrets . Toujours je te laisse
" à ton gré méditer les projets qui te flattent : mais aujour
" d'hui , des soupçons trop fondés me font craindre que la
« fille de Nérée ne t'ait inspiré de sinistres desseins . Ce ma
a tin , assise près de toi , elle embrassoit tes genoux ; sans
« doute tu lui a promis d'honorer Achille , et d'immoler les
« Grecs à sa vengeance .
- « Déesse inquiète, lui répond Jupiter , le soupçon t'agite
« sans cesse ; sans cesse tes yeux sont ouverts sur moi ;
" mais tes impuissants efforts n'obtiendront de Jupiter que
" la haine et les dégoûts. Tu gémiras de mes rigueurs ;
糕 mais quels que soient mes projets , ma volonté seule en
16 L'ILIADE .

«་་ réglera le cours . Si jamais j'appesantis mon bras sur toi ,


<< tous les Dieux de l'Olympe s'uniront en vain pour te dé
« fendre. »
Il dit ; l'auguste Junon tremble de frayeur . Elle s'assied ,
et dévore en silence son chagrin et son humiliation ; les
Dieux soupirent et partagent sa peine. Vulcain , pour cal
mer sa douleur , lui adresse ce discours : « Eh ! que de
« viendra l'Olympe , si vous vous divisez pour les intérêts
<< des mortels ! Nous ne connoîtrons plus les plaisirs ni la
" joie. O ma mère ! pardonne au zèle d'un fils qui rend
" hommage à ta prudence ; que ta douceur désarme Jupi
<< ter ; sauve-toi de ses outrages , sauve-nous du trouble
« que son courroux répandroit dans nos fêtes. Arbitre des
་ cieux , moteur des célestes globes , son bras peut nous
к précipiter du séjour des immortels : il n'est point de pou
<< voir qui ne ploie sous le sien. Fléchi par tes soumissions ,
<< il rendra la paix et la sérénité à l'Olympe. >>
Il dit , et offre à sa mère une coupe pleine de nectar :
« Aie le courage de souffrir , lui dit-il , et dans ton cœur
« renferme tes chagrins. Si je te voyois encore maltraiter à
« mes yeux..... Ah ! je ne pourrois t'offrir qu'une douleur
«< inutile. Rien ne résiste au bras de Jupiter il t'en sou
"( vient , je voulus autrefois te défendre contre lui ; il me
" saisit et me précipita de la voûte azurée . Pendant un jour
❤ «" entier, je roulai dans l'espace ; enfin , épuisé , demi-mort ,
" je tombai , avec la nuit , dans l'ile de Lemnos . Là , les
" Sintiens me recueillirent et me donnèrent un asile . »
" Il dit ; la Déesse sourit , déploie un bras d'albâtre , et re
çoit de sa main la coupe immortelle : il court , en chance
lant , offrir le nectar aux autres Dieux. A l'aspect de Vul
cain , mal né pour cet emploi , un rire inextinguible éclate
dans le céleste palais. Le reste du jour ne fut plus qu'une
fête ; Apollon charma l'Olympe par les sons de sa lyre , et
les Muses marièrent leurs voix à ses divins accords. Enfin
le soleil se cache au fond des eaux : tous les Dieux vont
CHANT I. 17
reposer dans les secrets asiles que fit pour eux l'industrieux
Vulcain ; Jupiter lui-même se retire dans le réduit solitaire
qu'il choisit pour son sommeil , et l'auguste Junon s'y
couche auprès de lui .

CHANT DEUXIÈME .

LES Dieux dormoient , les guerriers dormoient aussi :


Jupiter seul ne se livroit point aux douceurs du repos. Le
dessein de venger Achille et de faire périr une partie des
Grecs occupoit sa pensée ; enfin il s'arrête à l'idée d'envoyer
au fils d'Atrée un songe imposteur. Il appelle le fantôme :
« Descends , lui dit-il , sur les vaisseaux des Grecs ; entre
dans la tente d'Atride ; dis-lui qu'il arme ses guerriers ,
<< que le moment est arrivé où Troie doit tomber sous ses
" coups ; qu'aucun des immortels ne combat plus pour elle ,

« que les prières de Junon les ont tous détachés de ses in


" térêts , et qu'une perte inévitable menace les Troyens . >>

Il dit ; le Songe obéit à sa voix. Déja il est au milieu de


la flotte des Grecs et dans la tente d'Agamemnon . Le mo
narque étoit couché ; le doux sommeil lui versoit ses pavots.
Le Songe s'arrête sur sa tête ; il a pris la figure et les traits
de Nestor , ce vieillard qu'Atride révère plus que tous les
autres : « Fils du sage , du vaillant Atrée , lui dit-il , tu dors !
" Un monarque , un mortel chargé du destin des humains

« et de tant de soins importants , ne doit pas donner les


«< nuits entières au repos. Prête l'oreille à ma voix : c'est
« Jupiter qui m'envoie , Jupiter , qui du sein de l'Olympe
་་ veille sur ta gloire et s'intéresse à ton sort. Arme tes guer
" riers , le moment est arrivé où Troie doit tomber sous tes

« coups ; aucun des immortels ne combat plus pour elle ;


« les prières de Junon les ont tous détachés de ses intérêts ;
« une perte inévitable menace les Troyens : grave ces ordres
2
18 L'ILIADE.

<< dans ton esprit , garde que l'oubli ne les efface ; et dès que
« le sommeil abandonnera tes paupières , songe à les exé
cuter. »
A ces mots il s'envole , et laisse Agamemnon tout plein
d'un succès qu'il ne doit point obtenir. Il croit , l'insensé ,
que ce jour est le dernier jour de Troie ; mais les desseins.
de Jupiter sont cachés pour lui. Ce Dieu réserve encore
aux Grecs et aux Troyens de funestes combats et de dou
loureux gémissements.
Atride s'éveille ; les accents de la voix divine retentissent
encore à son oreille ; il s'assied sur son lit , revêt une su
perbe tunique , se couvre d'un manteau de pourpre , ceint
ses brodequins et prend son baudrier , d'où pend une riche
épée ; armé du sceptre antique de ses aïeux , il s'avance vers
les vaisseaux des Grecs.
Déja l'Aurore s'élançoit dans les cieux , et annonçoit le
jour à Jupiter et aux immortels. Atride ordonne à ses hé
rauts de convoquer l'assemblée : ils obéissent , et tous les
Grecs se réveillent à leur voix . Un premier conseil , com
posé des guerriers les plus sages , se forme dans la tente de
Nestor : «< Amis , leur dit Agamemnon , un Songe envoyé
« des Dieux m'est apparu cette nuit au milieu de mon som
« meil : il avoit du divin Nestor la taille , la figure et la voix ,
«< il s'est arrêté sur ma tête : « Fils du sage , du vaillant Atrée ,
« m'a-t-il dit , tu dors ! Un monarque , un mortel chargé du
" destin des humains et de tant de soins importants, ne doit
« pas donner les nuits entières au repos : réveille-toi ; c'est
" Jupiter qui m'envoie , Jupiter , qui du sein de l'Olympe
« veille sur ta gloire et s'intéresse à ton sort. Arme tes guer
་་ riers , le moment est arrivé où Troie doit tomber sous tes
« coups ; aucun des immortels ne combat plus pour elle ;
« les prières de Junon les ont tous détachés de ses intérêts ;
« une perte inévitable menace les Troyens : grave ces ordres
« dans ton souvenir, garde que l'oubli ne les efface ; et dès
« que le sommeil abandonnera tes paupières , songe à les
CHANT II. 19
« exécuter. » A ces mots il s'envole , et le sommeil m'aban
« donne. Essayons si nous pourrons armer nos guerriers.
a Moi , d'abord , je sonderai leur courage ; j'annoncerai
« qu'il faut fuir et retourner dans notre patrie. Vous , par

« vos discours , ayez soin de les arrêter. »


Il dit , et s'assied ; le vieillard qui règne sur Pylos se lève :
« Sages guerriers , dit-il , dans une bouche vulgaire , ce
« songe ne seroit à nos yeux qu'illusion et imposture ; mais
« c'est au puissant Agamemnon , c'est au chef des Grecs
qu'il est apparu : tâchons d'armer nos guerriers et de les
« entraîner aux combats. »
Il dit , et sort du conseil : tous les héros sortent après lui
et marchent sur ses traces. La foule court à l'assemblée .
Tels , au jour du printemps , on voit , du creux d'un ro
cher, sortir des essaims nombreux d'abeilles , s'attacher en
festons aux fleurs naissantes , et en extraire leurs liquides
trésors tels les Grecs s'avançoient à flots pressés. Au mi
lieu d'eux la renommée vole et håte leurs pas. Ils se ramas
sent en pelotons serrés , la terre gémit sous leur poids , un
murmure confus trouble les airs ; neuf hérauts , à grands
cris , leur imposent silence.
Tous sont assis , le silence règne , Agamemnon se lève ;
dans sa main est un sceptre , ouvrage du Dieu que Lemnos
révère. Vulcain le fit pour Jupiter, Jupiter le donna à Mer
cure ; de Mercure il passa dans les mains de Pélops , le
dompteur des coursiers ; Pélops , à son tour, le remit au
puissant Atrée ; Atrée , en mourant , le laissa à Thyeste ,
Agamemnon le reçut des mains de Thyeste , avec l'empire
d'Argos et des îles nombreuses qui lui obéissent. Appuyé
sur ce sceptre , il prononce ce discours :
« Généreux enfants de la Grèce , favoris du Dieu des
« combats , Jupiter , le fils de Saturne , a tissu pour moi une
« chaîne de malheurs. L'impitoyable Dieu m'avoit promis ,
« m'avoit juré que je retournerois dans Argos , vainqueur
« de Troie , et riche de ses dépouilles. Aujourd'hui il trompe
2.
20 L'ILIADE .
« cruellement mon espoir ; il m'ordonne de partir couvert
« de honte et d'ignominie , après avoir vu périr , sous mes
«< yeux , une foule de nos guerriers. Mais telle est la volonté
« de ce Dieu , arbitre suprême de nos destins , qui a détruit ,
« qui détruira encore tant de puissantes cités .
«< Quelle honte pour nous , pour nos neveux , quand on
« saura que la Grèce entière a vainement combattu contre
« un peuple moins nombreux ! Car enfin , si , réunis aujour
" d'hui par un traité avec les Troyens , nous nous parta
" gions par dizaines , quand chaque dizaine ne prendroit
་་ qu'un seul Troyen pour échanson , plusieurs dizaines en 1
«་་ manqueroient encore. Mais ils ont pour alliés des peuples #E
ཡ guerriers qui renversent mes projets , et arrachent de nos
« mains la conquête que nous nous étions promise. Déja
« neuf longues années se sont écoulées dans d'inutiles tra
« vaux : le temps a détruit nos vaisseaux et usé nos corda
« ges. Nos femmes , nos enfants , dans nos demeures soli
« taires , attendent notre retour ; et nous voyons s'éloigner
« encore la fin de l'entreprise qui nous amena sur ces rives.
«< Allons , puisqu'il le faut , obéissons à une cruelle néces
་་ sité , fuyons dans notre patrie jamais Troie ne sera
« notre conquête . »
Il dit ; son discours émeut les cœurs de tous ceux qui A
n'ont point assisté au premier conseil. L'assemblée se sé C
pare : tels on voit s'agiter les flots de la mer Icarienne , lors
1
que les vents opposés combattent sur son sein ; ou telles
encore , au souffle impétueux du zéphyr , on voit ondoyer
les moissons , et les épis se courber.
2
Ainsi s'ébranlent les Grecs . Avec des cris tumultueux ils
se précipitent vers leurs vaisseaux ; des tourbillons de pous
sière s'élèvent sous leurs pas tous s'exhortent à lancer
1
leurs nefs à la mer , tous hâtent les apprêts du départ ; déja
leurs vaisseaux s'ébranlent , dégagés des appuis qui les sou
tiennent , et des cris de joie portent jusqu'au ciel l'ardeur
qu'ils ont de revoir leur patrie.
CHANT II. 21
Ils l'auroient revue en effet avant le temps marqué par
les destins , si Junon n'eût adressé ce discours à Pallas :
" O fille invincible de Jupiter ! nos Grecs retourneront donc
« dans leur patrie ? ils fuiront sur le vaste sein des mers , et
« laisseront à Priam et à ses Troyens cette Hélène , pour
« laquelle tant de Grecs ont péri loin des climats qui les ont
« vus naître ! Va , descends au milieu d'eux ; par tes puis
<< sants discours , arrête ces mouvements , et ne souffre pas
« ce trop honteux départ. >>
Elle dit , et Pallas obéit. D'un vol rapide elle franchit
l'espace et s'arrête au milieu des Grecs ; ses yeux y ren
contrent le sage Ulysse il étoit debout , le cœur dévoré
d'ennuis , et ne donnoit aucun ordre pour son départ.
Minerve approche : « Généreux fils de Laërte , vous re
« tournerez donc dans votre patrie ! Vous fuirez sur le vaste
" sein des mers? Vous laisserez à Priam et à ses Troyens la

« victoire , et cette Hélène , pour laquelle tant de héros ont


« péri sous les murs de Troie , loin des climats qui les vi
rent naître? Cours , vole , par tes discours persuasifs
K arrête ces mouvements , ne souffre pas ce honteux dé
« part. "
Elle dit ; Ulysse reconnoît la voix de la Déesse. Soudain
il quitte sa tunique , que reçoit de sa main le fidèle Eury
bate , vole au fils d'Atrée , prend le sceptre immortel de ses
aïeux , et , armé de cet emblême du souverain pouvoir, il
parcourt toute la flotte . S'il rencontre un roi , un guerrier
distingué, il l'aborde , et par des discours caressants , il tente
de l'arrêter : « Généreux mortel , lui dit-il , il est indigne de
<< toi de céder comme un lâche à de vaines terreurs . Arrête ,
« et que ce peuple s'arrête à ta voix. Tu ne connois pas en
« core la pensée d'Atride. Nous n'avons pas tous entendu
« au conseil les secrets qu'il y a dévoilés. Craignons que son
" courroux ne s'appesantisse sur les enfants de la Grèce. Le
« courroux des rois est redoutable ; ils tiennent leur pou
<< voir de Jupiter , et sa providence veille sur eux. »
>
22 L'ILIADE.

S'il entend aboyer un soldat vulgaire , de son sceptre il


frappe le mutin , et le gourmande en ces mots : « Malheu
« reux ! tais,toi ; écoute ceux qui valent mieux que toi.
« Lâche , inhabile aux combats , on ne compta jamais , ni
« ton bras à la guerre , ni ta tête au conseil. Nous ne serons
" pas ici autant de rois. C'est un grand mal qu'une autorité
" partagée. N'ayons qu'un seul chef , qu'un seul roi , celui
«< auquel Jupiter a donné le sceptre et le droit de com
« mander. »
Ainsi , avec le ton de l'autorité , il parcouroit toute l'ar
mée. A sa voix , tout s'élance , et des vaisseaux et des tentes ,
pour retourner à l'assemblée ; tout se presse à flots tumul
tueux telles sur un vaste rivage grondent les vagues écu
mantes , et la mer retentit au loin de leurs mugissements.
Ils sont assis et gardent le silence ; le seul Thersite sème,
au milieu d'eux , ses indiscrets murmures : Thersite , qui ,
sans respect et sans frein , prodigue aux rois la satire et
l'outrage : orateur scandaleux , dont le triomphe est d'exci
ter de vaines risées. Dans toute l'armée grecque , il n'est
point de monstre plus difforme : ses yeux louches sont ca
chés sous une épaisse paupière , il chancelle sur ses jambes
inégales , ses épaules ramassées se courbent sur son dos ,
quelques cheveux , à peine , voltigent sur sa tête pointue.
Il est surtout l'ennemi d'Achille et d'Ulysse , toujours il les
outrage par ses aigres discours . C'est Agamemnon , aujour
d'hui , qu'il déchire , au milieu d'une foule en secret irritée
contre lui.
་་ Atride , lui crie-t-il d'une voix glapissante , de quoi te

«་ plains-tu ? que te manque-t-il encore? Tes tentes regor


" gent de richesses , elles sont pleines de beautés que nous
« avons choisies pour toi dans toutes les villes que nous
« avons conquises . Est-ce de l'or que tu demandes ? Faut
< il qu'un Troyen vienne d'Ilion mettre à tes pieds la ran
«
« çon d'un fils qu'Ajax ou moi nous aurons pris dans les
« combats ? Veux-tu encore quelque nouvelle captive pour
CHANT II. 23

- amuser , loin de nous , ta voluptueuse mollesse ? Ne com


" mandes-tu aux Grecs que pour les accabler ? Lâches , vil
" rebut des humains , guerriers dégénérés , ou plutôt femmes
a timides , fuyons sur nos vaisseaux ! Laissons-le devant

« Troie jouir de ses conquêtes , qu'il sache enfin si nous


<< sommes d'inutiles instruments de sa gloire. L'ingrat ! il
« a outragé Achille , un guerrier mille fois plus vaillant
« que lui. Il jouit du prix dont nous avions payé la valeur
de ce héros. Ah ! si le sang d'Achille eût été plus bouil
« lant , s'il n'étoit pas en effet trop modéré , cet outrage ,
« Atride , eût été le dernier de tes outrages. »
Ainsi , contre Agamemnon , Thersite vomissoit les in
jures. Soudain Ulysse approche , et lançant sur lui un si
nistre regard : « Discoureur importun , lui dit-il , arrête , et
* quand tous les Grecs obéissent , ne viens pas , seul , in
" sulter à ton maître. De tous les guerriers qui ont suivi les
EL
Atrides , il n'en est point de plus lâche que toi. Que ta
" langue ne profane plus le nom sacré des rois ; garde-toi
⚫ de presser notre retour par des cris séditieux . Savons
« nous quel est l'ordre des destins ? Savons-nous si ce re
« tour seroit heureux ou funeste? Tu outrages Agamem
« non , notre monarque et le tien ? Tu lui reproches les
« dons que lui prodiguent les héros de la Grèce ! De toi ,
« qu'a-t-il reçu , que des injures ?... Ecoute , et crois à mes

« menaces : si jamais tu oses t'oublier encore , je veux pé


« rir , je veux n'être plus appelé le père de Télémaque , si
« je ne te saisis , si je ne te dépouille tout nu , si , honteuse
ment fustigé , je ne te chasse de l'assemblée. »
Il dit , et lui laisse tomber sur le dos le sceptre dont il est
armé. Le lâche ploie sous le coup , des larmes coulent de
ses yeux , une tumeur livide s'élève sur ses épaules , il s'as
sied éperdu , demi-mort , et tout en sanglotant il essuie ses
inutiles pleurs. Les Grecs , quoique affligés , sourioient à ce
spectacle. Ils se disent à l'oreille : Ulysse , dans les conseils ,
dans les combats , fit toujours des prodiges , mais jamais il
24 L'ILIADE .

n'a fait mieux que quand il a puni ce harangueur insolent ;


il ne viendra plus , sans doute , insulter à nos rois.
Cependant Ulysse étoit debout , le sceptre à la main : Mi
nerve auprès de lui , sous la figure d'un héraut , imposoit
silence aux guerriers : « Fils d'Atrée , dit le héros , les
«< Grecs veulent , à la face de l'univers , te couvrir de honte
« et d'ignominie. Ils violent la promesse qu'ils te firent , en
« partant , de ne rentrer dans la Grèce qu'après avoir dé
<< truit la superbe Troie. Aussi foibles que des enfants ou
« des veuves désolées , ils demandent , en pleurant , à re
<< voir leur patrie. Nos longs travaux , sans doute , justifient
« leur douleur et leurs larmes. Le nautonnier , que depuis
" un mois l'océan jaloux retient loin d'une épouse chérie ,
« est souvent dévoré d'impatience et d'ennui et nous , de
«< puis neuf années révolues , nous nous consommons sur
« ces rives. Ne condamnons point de trop justes regrets.
" Mais avoir attendu si long-temps , et retourner vaincus ,
"( humiliés ! ah ! la honte en seroit éternelle ! Guerriers , re
prenons courage , que le temps nous apprenne quelle foi
« nous devons aux oracles de Calchas. Il nous en souvient,
« vous vous en souvenez tous ; il me semble que c'étoit
་་ hier , nous étions rassemblés dans l'Aulide , nous y ju
«<
« rions la perte de Priam et de ses Troyens. Près d'une
« fontaine d'où couloit une eau limpide , au pied d'un autel
«་་ élevé sous un superbe platane , nous immolions des héca
« tombes aux immortels . Soudain un dragon , marqué d'une
१९ tache rouge et sanglante , sort de dessous l'autel et s'élance
« sur le platane sur une des branches les plus élevées
« étoient huit jeunes passereaux avec leur mère cachés sous
« le feuillage ; le monstre les dévore à nos yeux . La mère ,
« avec des cris plaintifs , voltigeoit autour d'eux pour les
" défendre ; il se retourne , la saisit elle-même , et la dévore
« à son tour .
« Par un prodige soudain , Jupiter transforme le dragon
« en pierre ; nous restons immobiles d'étonnement. Mais
CHANT II. 25
f! Calchas, plein du Dieu qui l'inspire : Enfants de la Grèce,

« nous dit-il , pourquoi cette vaine terreur ? Jupiter,


« dans ce prodige , nous montre le succès lent et tardif
« d'une entreprise qui nous couvrira d'une immortelle
K gloire. Le dragon a dévoré huit passereaux et leur
# mère ; et nous , nous consumerons dix années devant
" Troie mais la dixième , Troie sera notre conquête.

« L'oracle s'accomplit ; attendez encore , et le trône de


« Priam tombera sous vos coups. >> Il dit , tous les Grecs
applaudissent. Le rivage retentit de leurs cris et des louanges
qu'ils donnent au roi d'Ithaque.
Le vieux Nestor les gourmande à son tour : « Comme
des enfants , vous vous épuisez en discours , et vous ou
« bliez les combats. Que sont devenus nos promesses et
nos serments ? Nos conseils , nos projets , cette foi jurée ,
tout s'est-il évanoui avec la flamme de nos sacrifices ?
Nous perdons en stériles débats les plus précieux instants ,
« et notre proie nous échappe. Allons , Atride , déploie ton
pouvoir ; guide-nous aux combats. S'il est un ou deux
« lâches qui osent se séparer de nous , qu'ils se consument
« sur ces rives dans une honteuse oisiveté. Ils ne partiront
« pour Argos que quand nous aurons reconnu si Jupiter
" est fidèle à ses promesses. Oui , Jupiter nous a promis la
«" victoire le jour même où les Grecs s'armèrent pour la
转 ruine de Troie , il lança des éclairs à notre droite , et par

cet heureux présage il garantit nos succès. Ne songeons


« à retourner dans notre patrie qu'après avoir vengé , sur
« les beautés troyennes , l'injure faite à Hélène et les larmes
qu'elle a versées. Si quelque séditieux veut fuir encore ,
" qu'il monte sur son vaisseau , il y trouvera la mort.
" Grand roi, consulte ta prudence , mais écoute nos avis .

« Je t'en offre un que tu ne dois pas dédaigner. Divise tes


« guerriers par nations et par tribus , afin qu'ils se donnent
" un mutuel secours ; tu distingueras mieux le mérite des
56 chefs et la valeur des soldats. Si tu n'es pas vainqueur de
26 L'ILIADE .

« Troie , tu sauras du moins si c'est aux Dieux ou à notre


" lâcheté que tu dois ta disgrace .
- « Généreux vieillard , lui répond Agamemnon , tu es
" toujours le plus éloquent et le plus sage de tous les Grecs .
" Ah ! que les Dieux ne m'ont-ils donné encore dix conseil

«< lers tels que toi ! Bientôt nous verrions s'écrouler les murs
« de Troie , et ses richesses devenir le prix de notre cou
« rage. Mais le fils de Saturne m'environne de douleurs : il
« me livre aux querelles et à la discorde. Pour une misé
" rable captive nous nous sommes divisés , Achille et moi :

«་་ je l'avoue , je provoquai son ressentiment. Ah ! si jamais


<< un heureux accord nous réunit , rien ne pourra reculer la
"
perte des Troyens ! Que nos guerriers aillent réparer
« leurs forces et s'apprêtent au combat ; que tous préparent
« leurs lances et leurs boucliers ; que tous fassent repaître
<< leurs chevaux ; que tous les chars soient prêts à voler : ce
«" jour tout entier sera un jour de sang et de carnage. La
« nuit seule mettra fin au combat ; la sueur coulera sur nos
« armes ; nos mains fatiguées ploieront sous le poids de la
« lance , et le coursier épuisé ne pourra plus traîner son
«< char. Si quelqu'un ose , loin du danger, se reposer sur nos
་་ vaisseaux , il sera bientôt la pâture des chiens et des vau
<< tours. >>
Il dit ; et les Grecs , qu'enflamme son discours , lui ré
pondent par des clameurs guerrières . Telles , autour d'un
rocher sourcilleux , mugissent les vagues émues , lorsque
l'aquilon est déchaîné sur les mers. Ils se lèvent , se préci
pitent vers leurs tentes ; le feu s'allume et le repas s'apprête.
Chacun offre des sacrifices au Dieu qu'il adore , et lui de
mande de le sauver du danger et du trépas.
Agamemnon lui - même immole à Jupiter un taureau de
cinq ans ; il invite à son sacrifice les chefs de l'armée ; Nes
tor le premier, Idoménée ensuite , les deux Ajax et le fils
de Tydée , Ulysse enfin , que sa prudence égale à Jupiter.
Ménélas vient de lui-même s'associer à une offrande dont il
CHANT II. 27

sait qu'il est le premier objet. Ils environnent la victime ;


dans leurs mains est l'orge sacrée. Agamemnon , les yeux
au ciel : « Dieu puissant , s'écrie-t-il , souverain maître de
«g l'Olympe , qui règnes sur les nuages , ne permets pas que
« le Soleil se couche dans les eaux avant que le superbe pa
<< lais de Priam soit tombé sous mes coups , avant que moi
« même j'aie embrasé ses portes , et déchiré les flancs
« d'Hector, avant que ses guerriers aient mordu la pous
" sière , étendus autour de lui. » Il dit ; Jupiter est sourd à

sa prière ; il reçoit son sacrifice , mais il lui apprête les plus


cruels travaux .
Cependant ils consacrent la victime , lui tournent la tête
vers le ciel , et l'égorgent. Les cuisses sont coupées et jetées
sur un brasier ; quand elles sont consumées par le feu sacré,
on fait cuire les autres parties : les tables sont dressées , et
les chefs , rangés autour, y prennent un commun repas.
Quand il est fini : « Puissant Atride , dit le vénérable Nes
( tor, allons , et , sans différer , volons au combat : c'est un

Dieu qui nous appelle ; que tes hérauts rassemblent nos


" guerriers ; nous-mêmes marchons à leur tête et allumons
« le carnage . »
Il dit ; docile à ses conseils , Atride ordonne à ses hérauts
de faire armer les Grecs ils partent ; soudain tous les
guerriers se rassemblent à leur voix. Agamemnon et les
autres rois les rangent en ordre de bataille . Minerve est au
milieu d'eux ; dans sa main brille l'immortelle , l'impéné
trable Égide : une frange d'or pend autour , et jette au loin
un formidable éclat. La Déesse parcourt tous les rangs , et
allume dans le cœur des guerriers l'ardeur des combats.
Pleins d'une nouvelle audace , ils oublient leur patrie , et ne
respirent que la guerre. Tel , sur le sommet d'une mon
tagne , on voit un vaste incendie dévorer une forêt , et de
ses flammes éclairer les campagnes lointaines tels brillent
ces guerriers sous les armes qui les couvrent ; des éclairs
en jaillissent , et l'air en est allumé. Tels encore , dans les
28 L'ILIADE .

prairies qui bordent le Caystre , on voit des milliers de cy


gnes ou de grues voler , s'abattre , et de leurs cris remplir
tous les marécages : tels les Grecs , des rives de la mer,
roulent à flots pressés vers les bords du Scamandre : la terre ,
au loin , gémit sous leurs pas et sous le poids de leurs cour
siers.
Ils s'arrêtent sur ces rives fleuries : le printemps étale
moins de feuilles et de fleurs ; des essaims moins nombreux
de mouches assiégent une étable quand la bergère exprime
le lait de ses brebis : leur impatience appelle le combat , ils
se rangent sous leurs chefs . Tels , à la voix de leurs ber
gers , des troupeaux confondus se divisent et se séparent.
Agamemnon est au milieu d'eux ; il a la tête et le regard de
Jupiter, la taille du Dieu des combats , et la force de Nep
tune. Tel , au milieu d'un troupeau nombreux , domine le
taureau qui en est le roi , Jupiter lui-même imprime sur son
front un éclat et une majesté qui effacent tous les autres
héros.
Muses , Divinités présentes à tous les événements , vous
qui les sauvez de l'abîme de l'oubli , inspirez votre élève et
présidez à mes chants. Placé loin de ces faits célèbres , à
peine la Renommée en a porté quelques détails jusqu'à
nous. O Muses ! dites-moi quels furent les chefs et les rois.
Les soldats , je ne pourrois jamais les nommer : non , je ne
le pourrois jamais , quand j'aurois dix langues , dix bouches ,
une voix infatigable et une poitrine d'airain ; à moins que
vous-mêmes , ô filles de Jupiter ! vous ne me disiez tous
ceux qui s'armèrent contre Ilion. Je compterai seulement
les chefs et leurs vaisseaux .
Sous Pénélée , sous Letus , Arcésilas , Prothoënor et Clo
nius , marchent les Béotiens : ils ont quitté les plaines d'I
rié , les rochers d'Aulis , Schænos , Scolos , le sol humide
d'Etéone , Thespie , Graie et les vastes plaines de Myca
lesse. On compte parmi eux les peuples qui habitent Armé,
Ilèse , Erythres , Eléone , Hylé , Pétéone , Ocalée , la su
CHANT II. 29
perbe Médéone , Copes , Entrèse , Thisbé séjour aimé des
colombes , Coronée , Aliarte et ses pâturages , Thèbes et
ses murs fameux , Platée , Glissa , Oucheste connue par son
temple consacré à Neptune , Arné et ses riches coteaux ,
Midée , la divine Nissa , et Anthédon , qui voit non loin de
ses remparts finir la Béotię. Cinquante vaisseaux les con
duisirent aux rivages troyens ; cent vingt guerriers mon
toient chaque vaisseau.
Les enfants d'Asplédon et d'Orchomène sont commandés
par Ascalaphe et par Jalménus , fils tous deux du Dieu des
combats tous deux doivent la vie aux secrètes amours de
ce Dieu pour la fille d'Actor, la jeune Astioche , qui défen
dit en vain contre lui les prémices de sa virginité. Trente
vaisseaux avoient fendu , sous eux , le sein azuré des mers.
Sous Epistrophe , sous Schédius , tous deux fils du géné
reux Iphitus , marchent les Phocéens : ce sont les habitants
de Cyparisse , de Pythone , de Crissa , de Daulis , de Pano
pée , d'Anémorée , d'Hyampolys , des bords qu'arrose le Cé
phise , et de Lilée , où ce fleuve prend sa source. Quarante
vaisseaux avec eux abordèrent aux rives de la Phrygie : ils
se forment sous leurs chefs , à la gauche des Béotiens.
Ajax , fils d'Oilée , commande aux Locriens ; moins in
trépide qu'un autre Ajax , fils de Télamon , il n'est couvert
que d'une cotte de mailles : il sait mieux qu'aucun des Grecs
lancer le javelot. Les peuples de Cynus , d'Opunte , de Cal
liare , de Bessa , de Scarphé , de la délicieuse Augée , de
Tarphé , de Thronion , et ceux qui boivent les eaux du Boa
grius , ont vogué avec lui sur quarante vaisseaux , du fond
de la Locride et des régions voisines de l'Eubée.
Les belliqueux Abantes , les enfants de l'Eubée , qui ha
bitent Calcis , Iretrée , Histiée et ses coteaux chéris de Bac
chus , Cérinthe et ses murs que la mer baigne de ses ondes,
le sourcilleux Dios , Carysthe et Styre enfin , obéissent à
Eléphénor, le fils de Calcodon et le favori du Dieu des
combats. De longues chevelures flottent sur leurs épaules ;
30 L'ILIADE .
armés de piques , ils brûlent de baigner leurs mains dans le
sang , et de s'enivrer de carnage. Avec quarante vaisseaux
ils quittèrent leur patrie , pour venir combattre sous les
murs d'Ilion .
On voit marcher après eux les habitants de la superbe
Athènes , le peuple d'Erechthée , les enfants de la Terre ,
les nourrissons chéris de Minerve. Placés par cette Déesse
dans un lieu consacré à son culte , leur reconnoissance per
pétue leurs hommages , et les années , dans leur révolution,
ramènent , pour leur protectrice , les offrandes et les fêtes.
Le fils de Pétéus , Ménesthée , les commande ; Ménesthée ,
de tous les guerriers le plus savant dans l'art de former et de
faire mouvoir des soldats. Nestor, le seul Nestor , pourroit
être encore son rival ; mais cette gloire qui couronne ses
vieux ans , Ménesthée l'a obtenue au commencement de sa
carrière.
Sous Ajax , douze vaisseaux partirent de Salamine. Ses
guerriers se rangent auprès des phalanges athéniennes.
Les peuples d'Argos , cette jeunesse guerrière qui sortit
des murs de Tyrinthe , d'Hermione , d'Asine , de Trésène ,
d'Héione , d'Epidaure , lieu chéri du Dieu des vendanges ,
d'Egine , de Masette , marchent sous le vaillant Diomède ,
sous Sthénélus , le fils chéri de Capanée , et sou ; Euryale ,
fils de Mécistée , et petit-fils de Taléon : mais Diomède est
leur chef suprême , et quatre-vingts vaisseaux obéissent à
ses lois.
Viennent ensuite les enfants de la superbe Mycène , de
l'opulente Corinthe , de l'altière Cléone , d'Ornie , de l'heu
reuse Aréthurée , de Sicyone , où Adraste régna le premier;
les habitants d'Hypérésie , de la sourcilleuse Gonôesse , de
Pellène , d'Egion , des plaines d'Hélice , et de ces contrées
que la mer baigne de ses flots . Agamemnon les guide et
commande aux vaisseaux qui les apportèrent. Chef intré
pide de la milice la plus fière et la plus nombreuse , Aga
memnon a ceint une brillante armure , et au milieu de tant
CHANT II. 31
de héros il déploie l'orgueil de son rang et de l'autorité
suprême.
Les guerriers qui ont quitté les vallons de Lacédémone ,
Pharis , Sparte , Messé , lieu cher à l'oiseau de Vénus , Bry
sée , Angée et son délicieux séjour , Amicle , Hélos dont la
mer vient baigner les remparts , Etile et Lâa , marchent sous
le vaillant Ménélas. Soixante vaisseaux les amenèrent à
Troie. Ils se rangent en bataille ; leur roi est à leur tête , et
les remplit du feu qui l'anime. Il brûle de venger l'injure
d'Hélène et les larmes qu'elle a versées.
Le vieux Nestor commande à quatre-vingt-dix vaisseaux :
on compte sous ses ordres les peuples de Pylos , de la char
mante Arené , de Thrion où l'amoureux Alphée offre au
voyageur un facile passage. On y compte les enfants d'Epy,
de Cyparisse , d'Amphigénie , de Ptéléon , d'Elos , de Do
rion , lieu fameux par les vengeances des Muses et par les
malheurs de Thamyris. Ce chantre de la Thrace revenoit
d'OEchalie , et , fier de l'accueil d'Eurytus , il se vantoit
qu'ilremporteroit le prix du chant sur les Muses elles-mêmes :
ces déesses , irritées de son orgueil , le privèrent de la voix ,
et la lyre sous ses doigts oublia ses accords.
Le fils d'Ancée , le vaillant Agapénor, guide au combat
les peuples belliqueux que nourrit l'Arcadie. Ils ont quitté ,
pour le suivre , le sommet du mont Cyllène , et les lieux
voisins du tombeau d'Epitus , les plaines de Phénée , les pâ
turages d'Orchomène , Ripa , Stratia , Enispé , où grondent
toujours les vents et les orages , Tégée , Mantinée , Stym
phale et Parrhasie . Les Arcadiens n'avoient point appris à
lutter contre les flots , ni à braver les tempêtes sur une nef
légère; inhabiles à la mer, mais savants dans l'art des com
bats , Agamemnon leur avoit fourni soixante vaisseaux , et
dans chaque vaisseau on comptoit une foule de guerriers.
Quarante vaisseaux ont amené les Épéens des plaines de
Buprase et d'Hélis , et des contrées que bornent Hyrminé ,
Myrsine , Alisium , et les rochers d'Olénie. Quatre chefs
32 L'ILIADE .

les commandent , Amphimaque , fils de Ctéatus ; Thalpius ,


fils d'Euryte; Diorès , fils d'Amaryncée , et le divin Polyxène ,
un petit-fils du roi Augée. A chacun d'eux obéissent dix
vaisseaux et de nombreux soldats .
Paroissent ensuite les habitants de Dulichium et des îles
Echines , de ces îles sacrées que la mer d'Elide environne
de ses eaux. Mégès les conduit ; Mégès , le rival du Dieu
des combats. Il doit le jour à un mortel chéri de Jupiter ,
au brave Phylée , que le courroux d'un père bannit de sa
patrie , et qui trouva dans Dulichium un asile et un trône.
Quarante vaisseaux , sous ses ordres , ont vogué sur l'Hel
lespont.
Ulysse commande aux généreux Céphalléniens , qui avec
lui ont abandonné Ithaque , Crocylée , Nérite et ses bois ,
Égylippe et ses rochers , Zacynthe , Samos et l'Epire. Douze
vaisseaux ont amené le sage Ulysse et ses guerriers aux
rives de la Phrygie.
Les Étoliens obéissent à Thoas pour combattre les
Troyens , ils ont quitté Pleurone , Olène , Pylène , Chalcis ,
et les rochers sourcilleux qui environnent Calydon . OEnéus
n'est plus ; ses enfants ont péri , le blond Méléagre , lui
même , est descendu chez les morts ; Thoas , après eux , est
devenu le chef de l'Étolie. La mer , sur quarante vaisseaux ,
a vu flotter ses pavillons.
Sous le vaillant Idoménée, sous Mérion , un guerrier aussi
terrible que le Dieu des combats , marchent les Crétois :
leurs nombreux bataillons sont sortis de Gnosse , de Gor
tyne , de Lictos , de Milète , de Lycaste , de Phestos , de
Risios , des cent villes enfin dont s'enorgueillit la Crète.
Quatre-vingts vaisseaux avoient fendu , sous eux , les ondes
écumantes.
Tlépolême , un fils d'Hercule , robuste et vaillant comme
son père , avoit , sur neuf vaisseaux , conduit ses Rhodiens
aux bords de la Phrygie. Rhodes voit fleurir dans son sein
trois cités , Lindus , Jalyse et Camire : toutes trois doivent
CHANT II 33
leur naissance à Tlépolême. Ce héros est le fruit des amours
d'Hercule pour la belle Astyoché , qu'au milieu de ses vic
toires ce demi-Dieu ravit dans Éphyre, aux bords du Selléis .
A peine sorti de l'enfance , par une erreur fatale , Tlépo
lême ravit le jour au vieux Licymnius , un oncle maternel
de son père. Pour se dérober à la fureur et aux menaces
des autres enfants d'Hercule , il arma des vaisseaux , et ,
suivi d'une jeunesse guerrière , il fuit sur le vaste sein des
mers. Enfin , après bien des revers et de longues erreurs ,
il arrive à Rhodes , peuple cette île , et partage sa colonie
en trois cités. Jupiter sourit à son entreprise , et prodigue à
ses sujets les richesses et les trésors.
Nirée , avec trois vaisseaux , a quitté l'île de Symé , Nirée ,
fils de Charops et de la nymphe Aglaë, Nirée , après Achille ,
le plus beau de tous les Grecs ; mais il est inhabile aux com
bats , et peu de guerriers ont suivi sa fortune.
Les habitants de Nisyre , de Crapathe , de Case, de Cos ,
où régna jadis Euryple , et des Calydnes , que la mer em
brasse dans son sein , marchent sous Phidippe et sous
Antiphus , tous deux fils de Thessalus , un descendant
d'Hercule. Avec eux , trente vaisseaux fendirent les plaines
liquides.
Les peuples de Pélasgie , d'Alos , d'Alope , de Trachine ,
de la Phthiotide et de l'Hellade , cette contrée féconde en
beautés , les Myrmidons , les Hellènes et les Achéens ,
avoient armé cinquante vaisseaux. Ils obéissent au divin
Achille ; mais ils n'ont plus de chef qui les guide aux com
bats , et leur valeur languit inutile.
Achille est dans sa tente , toujours brûlant de courroux ,
toujours pleurant la jeune Briséis , le prix des travaux que
lui coûtèrent les conquêtes de Lyrnesse et de Thèbes , où
Minée et Epitrophe , fils du roi Evénus , périrent sous ses
coups. Furieux , il s'est renfermé dans sa tente : mais bientôt
un autre ressentiment viendra l'arracher au repos , et le
rendre aux combats.
3
L'ILIADE.
34
Quarante vaisseaux avoient apporté les guerriers qui
habitoient Phylacé , Pyrrhase et ses plaines chéries de la
blonde Cérès , Iton et ses riches pâturages , Antron et ses
rochers , Ptéléon et ses champs couronnés de verdure . Jadis
ils obéissoient à Protésilas : mais ce héros n'étoit plus. Le
premier des Grecs il s'élança sur le rivage phrygien ; il y
expira le premier sous le fer ennemi . Son épouse chérie
pleure son absence , et dans son palais attend en vain son
retour . Ses bataillons marchent sous un de ses parents , sous
Podarcès , le fils d'Iphiclus . Podarcès étoit plus jeune que
Protésilas , mais Protésilas étoit plus intrépide . Sous leur
nouveau chef , ses guerriers regrettent encore le chef qu'ils

ont perdu .
Eumélus , un fils d'Admète et de la divine Alceste , la
plus belle des filles de Pélias , a vu , sous ses ordres , voguer
onze vaisseaux . Phères , Bébé , Glaphyres , Yaolcos , ont
nourri les guerriers qui reconnoissent ses lois.
Les peuples de Méthone , de Thaumacie , de Mélibée ,
d'Olizone , avoient suivi Philoctète . Il commandoit à sept
vaisseaux . Chaque vaisseau portoit cinquante soldats , qui ,
comme leur chef, excelloient à lancer des traits . En proie
à la douleur , dévoré de la cruelle blessure que lui fit un
serpent , Philoctète gémissoit , étendu dans l'île de Lemnos ,
où les Grecs l'avoient abandonné . Mais bientôt les malheurs
des Grecs devoient venger Philoctète , et le rappeler à leur
souvenir . Ses guerriers obéissent à Médon , qui doit le
jour aux amours secrètes d'Oïlée et de la jeune Rhéné . Sous
ce chef ils regrettent toujours le chef qu'ils n'ont plus.
Deux fils d'Esculape , Podalire et Machaon , tous deux
savants dans l'art inventé par leur père , guident les habi
tants de Trica , d'Ithome et d'OEchalie , où régna jadis Eu
rytus. Trente vaisseaux , sous eux , abordèrent aux rivages

troyens.
Les enfants d'Ormène , d'Hypérée , d'Astérie , et les ha
bitants du mont Titan , obéissent à Eurypyle , fils d'Evé
CHANT II . 35
mon. Eurypyle compte sous ses ordres quarante vais
seaux .
Sous Polypètes , un fils de Pirithous , un petit-fils de Ju
piter , se forment des guerriers qu'ont nourris Argissa ,
Gyrtone , Orthée , Hélone et Oloosson . La belle Laodamie
donna la vie à Polypètes , le jour même où , vainqueur des
Centaures , Pirithoüs les chassoit du mont Pélion . Le brave
Léontée , un fils de Cromus , commande avec lui aux qua
rante vaisseaux qui ont vogué sous leurs ordres.
Gunée , avec vingt vaisseaux , abandonna les rives de
Cyphos . Sous ses drapeaux vont combattre les Eniens , les
Pérèbes , peuple guerrier, qui , pour le suivre , a quitté les
lieux voisins de la froide Dodone , et les bords du Titarèse.
Le Titarèse porte au Pénée le tribut de ses ondes ; mais ses
flots argentés ne se mêlent point aux flots du Pénée , tou
jours ils surnagent , et les mortels , à ce signe , reconnois
sent les eaux du fleuve terrible que craignent d'attester les
Dieux .
Prothoüs , le fils de Tenthédon , guide aux combats les
Magnètes , qui , des rives du Pénée et des sommets du Pé
lion , se sont , avec lui , embarqués sur quarante vaisseaux .
Tels étoient et les rois et les chefs des Grecs. O Muse !
de tous ces guerriers , dis-moi quel étoit le plus vaillant.
Dis-moi quels étoient les meilleurs coursiers.
De coursiers , il n'en est point de plus agiles que les ca
vales d'Eumélus toutes deux de même couleur, de même
àge , de même taille ; Apollon lui-même prit soin de les
nourrir sur le mont Piérius. Plus vites que l'éclair, elles
portent partout la terreur et l'effroi.
· Des héros , le plus intrépide , le plus grand , c'est Ajax ,
fils de Télamon , tant qu'Achille, loin des combats , s'aban
donne à son ressentiment. Achille est le plus brave des
Grecs ; les coursiers d'Achille sont les plus beaux , les plus
légers de toute l'armée ; mais ce guerrier, toujours irrité
contre Atride , languit inutile auprès de ses vaisseaux . Ses
3.
36 L'ILIADE.
soldats , sur le bord de la mer , s'amusent à tendre l'arc , à
lancer des javelots et des flèches. Leurs chevaux , près de
leurs chars , paissent l'herbe tendre et le lotos ; les chefs ,
errants sans armes au milieu des guerriers , demandent en
vain le combat et le héros qui doit guider leur audace.
Cependant l'armée s'avance : tel un vaste incendie s'é
tend sur la terre et la dévore ; la plaine gémit au loin sous
leurs pas. Ainsi ce mont , qui de sa masse brûlante presse
le géant Typhée , mugit sous les foudres dont le frappe la
céleste vengeance . Tels , dans leur marche rapide , les Grecs
franchissent la plaine . La messagère du maître des Dieux ,
Iris , va porter cette funeste nouvelle aux Troyens , qui, tous
réunis , tiennent conseil à la porte du palais de Priam. Elle
a pris la figure et la voix du jeune Politès , un fils de ce mal
heureux monarque , qui , sur le tombeau d'Esyétès , avoit
été observer les mouvements des Grecs.
« O mon père ! dit-elle , vous perdez en discours inutiles
« de précieux instants : il semble que vous soyez dans une
к paix profonde, et la guerre approche avec toutes ses hor
« reurs. J'ai souvent affronté les combats , jamais encore je
« n'ai vu l'ennemi si formidable ni si nombreux . Ils s'avan
«< cent aussi serrés que les feuilles des forêts ou les sables
« de la mer. Hector, c'est à toi que je m'adresse , prête l'o
« reille à ma voix : Troie a un grand nombre d'alliés ; tous
་་ parlent des langues différentes . Que chaque chef rassem
<<
« ble ses guerriers ; qu'il marche à leur tête et les guide au
« combat. » Elle dit ; Hector reconnoît la voix de la Déesse.
Soudain il sépare l'assemblée. On court aux armes , les
portes s'ouvrent ; cavaliers , fantassins , tous se précipitent
dans la plaine , et l'air retentit de leurs cris. Non loin des
murs s'élève une humble colline. Les mortels la nomment
Batiée , et les Dieux , le Tombeau de l'agile Myrinne.
Là , les Troyens et leurs alliés se forment en ordre de ba
taille.
Le fils de Priam , Hector, commande les Troyens. L'or
CHANT II. 37
gueil est sur son front , un horrible panache flotte sur sa
tête ; sous lui , une jeunesse intrépide appelle le carnage et
la mort.
A la tête des Dardaniens est le vaillant Énée , le fils d'un
mortel et d'une Déesse. Vénus , sur le mont Ida , reçut
l'heureux Anchise dans ses bras ; Énée fut le gage de leur
mutuelle ardeur. Deux fils d'Anténor, Archiloque et Aca
mas , tous deux grands capitaines , et soldats intrépides ,
commandent avec lui.
Les habitants de la riche Zélée , les Troyens qui , au pied
de l'Ida , boivent les eaux de l'Ésèpe , marchent sous Pan
darus , le fils de Lycaon , Pandarus à qui Apollon lui-même
donna un arc et des flèches.
Les enfants d'Adrastée , d'Apèse , de Pityée , de l'altière
Térée, obéissent aux deux fils de Mérops , Adrésus et Am
phius. Mérops est , de tous les devins , le devin le plus
fameux. Il avoit défendu à ses fils d'aller à cette funeste
guerre ; ils méprisèrent ses lois , et leur destinée les y en
traîna malgré lui.
Les habitants de Percote , de Praction , de Sestos , d'A
bydos , d'Arisbe , vont combattre sous l'intrépide Asius ;
Asius , fils d'Hyrtacus , qui des bords du Selléis a volé vers
Troie , sur des coursiers plus agiles que les vents.
Hippothoüs conduit les braves Pélasgiens , qui cultivent
les fertiles plaines de Larisse ; Hippothoüs et avec lui Pylée
son frère , tous deux fils de Léthus , et petits-fils de Theu
tamas. Sous Acamas , sous Piros , marchent les Thraces ,
que l'Hellespont environne de ses eaux. Euphène , le fils de
Thrésénus , commande aux belliqueux Ciconiens. Des bords
lointains que baigne l'Axius , l'Axius , dont les flots argen
tés inondent les campagnes, Pyrechmès amène les Péoniens ,
qui , l'arc à la main , menacent l'ennemi .
Du pays des Hénètes , de cette contrée qui s'enorgueillit
de ses mulets sauvages , l'intrépide Pylémènes avoit amené
les Paphlagoniens : sous ses drapeaux on compte les habi
38 L'ILIADE .
tants du Cyth orus , du Sésame , des bords fortunés qu'ar
rose le Parthénius , de Cromna , d'Égiale et d'Érythine .
Du fond de l'Alybe , de ce pays qui voit croître l'argent
dans son sein , Épistrophe et Odius avoient guidé les Ali
soniens . Chromis et Ennomus commandent aux enfants de
la Mysie. Ennomus connoît le langage des oiseaux et l'art
des augures ; mais sa science ne pourra le défendre du tré
pas. Il tombera sous les coups d'Achille , sur les bords du
fleuve où ce héros immolera mille autres Troyens . Sous
Phorcys , sous Ascagne , marchent les Phrygiens , qui ont
quitté les contrées lointaines de l'Ascanie : tous brûlent de
combattre et de vaincre .
Mestlès et Antiphus , tous deux fils de Pylémènes , et nés
sur les bords du lac Gygès , conduisent les Méoniens , qui
habitent au pied du Tmolus . Sous Nastès , sous Amphi
maque , tous deux fils de Nomion , s'avance un peuple bar
bare, les Cariens , qui habitent Milète, les forêts de Phthire ,
les bords du Méandre et les sommets du Mycale . Amphi
maque est tout brillant d'or ; il marche aux combats avec le
luxe d'une femme ; mais ces vains ornements ne le garan
tiront point de la mort ; Achille l'immolera sur les bords du
Scamandre , et l'or qui le couvre sera sa conquête . Des
sources lointaines du Xanthe et du fond de la Lycie , Sar
pédon et Glaucus ont amené des guerriers intrépides
comme eux .

CHANT TROISIÈME .

RÉUNIES Sous leurs chefs , les deux armées s'étendent


dans la plaine. Les Troyens s'avancent en poussant d'hor
ribles clameurs ; tels on voit des bataillons de grues, fuyant
l'hiver et ses frimas , voler vers les rivages de l'Océan , et ,
du sein des airs , porter aux Pygmées et la guerre et la mort.
CHANT III. 39
Les Grecs marchent en silence , pleins d'un tranquille
courage , résolus de se soutenir et de se venger : la terre
disparoît , des nuages de poussière s'élèvent sous les pas
des guerriers , et obscurcissent les airs. Ainsi lorsqu'au
souffle des aquilons se rassemblent les vapeurs qui forment
les tempêtes , à peine on voit luire un foible crépuscule ; le
pasteur frémit , et , protégé par les ténèbres , plus favo
rables que la nuit, le voleur s'apprête à fondre sur sa proie.
Déja les deux peuples se menacent et s'approchent. Sem
blable à un Dieu , Pàris brille à la tête des Troyens ; la dé
pouille d'un léopard flotte sur son armure ; à son côté pend
une superbe épée ; un arc , un carquois et des flèches ré
sonnent sur ses épaules ; dans ses mains étincellent deux
javelots ; il défie les héros de la Grèce. A sa démarche vaine
et altière , Ménélas le reconnoît , et son cœur palpite de
fureur et de joie . Tel , à la vue d'un cerf ou d'une chèvre
sauvage , le lion affamé sent redoubler son ardeur : en vain
des chiens le poursuivent , en vain d'intrépides chasseurs
le menacent et le pressent : tranquille , à leurs yeux même ,
il dévore sa proie . Tel est , à l'aspect de Pâris , le transport
de Ménélas : déja il se promet de venger l'affront qu'il en
a reçu. Soudain il s'élance de son char ; Pâris le reconnoît ,
et son cœur est glacé d'effroi pour éviter la mort , il re
cule , et se rejette au milieu des siens. Tel , dans une som
bre forêt , à la vue d'un serpent menaçant , le voyageur re
cule épouvanté , ses genoux fléchissent , et la pâleur s'étend
sur ses joues. Ainsi , dans sa frayeur, le foible Pâris fuit et
se perd dans la foule des Troyens.
Hector, indigné : « Malheureux Pâris ! s'écrie-t-il , vile
« idole des femmes ! trop fait pour leur plaire et assez lâche
«" pour les séduire ! Ah! plût aux cieux que jamais tu ne
«" fusses né ! que ne péris-tu du moins avant ton fatal hy
" ménée ! Plus heureux mille fois que d'avoir vécu pour
« être la fable de l'univers et la honte de ton pays ! Dieux !
" qu'ils doivent bien triompher, les Grecs , qui , à ta dé
40 L'ILIADE .
" marche altière , t'ont cru le plus redoutable des Troyens !
« Vain fantôme d'un guerrier ! ton corps est sans force et
« ton ame sans vigueur. Lâche ! étoit-ce là ce Pâris qui ,
« sur des vaisseaux , affronta les tempêtes ; qui , chef d'une
་་ troupe brillante , alla , dans des climats lointains , con
« quérir une beauté trop fameuse , et ravir à des héros et
« leur femme et leur sœur ? Exploit funeste ! la ruine de ton
« père , de son peuple et de tout son empire ; le triomphe
« de nos ennemis , et ta honte à toi-même. Tu ne veux
<< donc point combattre Ménélas ? Ah ! tu saurois quel
« homme tu as outragé ! Étendu à ses pieds , sur la pous
« sière , ta lyre , tes cheveux blonds , ta vaine beauté , tous
« ces dons de Vénus , ne pourroient te défendre du trépas .
к Va , si les Troyens étoient moins lâches , il y a long-temps
« que , pour expier les maux que tu leur as faits , le beau
« Pâris seroit la pâture des vers.
-- « Hector, j'ai mérité ton courroux et tes reproches.

" Ton courage , à toi , est toujours avide de périls. Il res


« semble à l'acier tranchant qui dévore les arbres des forêts
« et devance l'impulsion du bras qui le guide. Rien ne peut,
« un moment , étonner ton grand cœur. Ne me reproche
་ point les dons de Vénus ; ne méprise point les présents
" des Dieux , ces présents que leur faveur seule nous donne ,
« et auxquels ne sauroient atteindre tous nos desirs. Mais
་<< si tu veux que je combatte , arrête les Troyens et les
« Grecs Ménélas et moi , au milieu des deux armées ,
<< nous lutterons ensemble. Hélène et ses trésors seront le
prix du vainqueur ; un traité réunira les deux nations ;
«
< les Troyens vivront tranquilles dans leurs foyers , les
« Grecs retourneront aux rives d'Argos , dans ces heureux
climats où règnent l'Amour et la Beauté. » Hector ap
plaudit à ce noble retour. Soudain il s'avance , et , la
pique à la main , il arrête les phalanges troyennes . Cepen
dant les Grecs font pleuvoir sur lui des flèches et des pier
res ; mais Agamemnon leur crie : « Grecs , arrêtez : Grecs ,
CHANT III . 41
« ne frappez pas ! Hector demande à parler. » Il dit , et •
tous , immobiles , obéissent à sa voix.
" Écoutez , Troyens ; Grecs , écoutez , dit Hector,
ce que
« demande Pâris , le premier auteur de notre fatale que
« relle. Que tous les Grecs , que tous les Troyens posent les
<« armes ; seul , avec Ménélas seul , Pâris va combattre au
«' milieu des deux nations : Hélène et ses trésors seront le
" prix du vainqueur ; un heureux traité nous rendra la con
« corde et la paix . » Il dit ; dans les deux armées règne un
tranquille silence.
« Ecoutez-moi , s'écrie Ménélas à son tour : Mon injure
« alluma le flambeau de la guerre , c'est à moi de l'éteindre .
« Grecs et Troyens , ma vengeance et le crime de Pâris
" firent trop long- temps vos communes disgraces ; elles fini
" ront aujourd'hui . Périsse de nous deux celui que la Par

« que a marqué pour le trépas. Vous , dès ce moment, ces


" sez d'être ennemis. Troyens , faites apporter deux agneaux ,
« l'un mâle et blanc , pour le Soleil ; l'autre femelle et noir,
pour la Terre les Grecs en immoleront un à Jupiter.
« Que Priam vienne ici jurer la paix , et attester les Dieux
« vengeurs. Qu'il y vienne lui-même ; ses enfants ne sont
«R que des impies , des perfides. La jeunesse est toujours flot
« tante et légère , la vieillesse , plus sage , reporte ses re
" gards sur le passé , les enfonce dans l'avenir , et , par une
« utile prévoyance , fixe la destinée . »
Il dit ; les Troyens et les Grecs croient toucher enfin au
terme de cette funeste guerre , et leurs cœurs s'ouvrent à la
joie. Sur des lignes parallèles , ils arrêtent leurs coursiers
et leurs chars. Eux-mêmes ils s'avancent , quittent leurs ar
mes et les posent à terre ; il ne reste entre les deux nations
qu'une étroite arène. Deux hérauts vont à Troie chercher
deux agneaux et inviter Priam à descendre dans la plaine.
Talthibius court aux vaisseaux des Grecs pour y prendre
les victimes qu'ils doivent offrir.
Cependant Iris , la messagère de Jupiter, descend du
44 L'ILIADE.

« au milieu des Troyens assemblés , Ménélas surpassoit


་་ Ulysse de toutes les épaules ; assis , Ulysse avoit plus de
་་ grandeur et de dignité. Ils parlent ; quoique plus jeune ,
« Ménélas est serré , concis , nerveux , avare de paroles , et
«< prodigue de sens . Ulysse se lève après lui : ses yeux sont
« collés contre terre ; son sceptre est immobile dans sa
« main on le croiroit stupide , inanimé ; mais dès que sa
« voix éclate , c'est un torrent qui nous entraîne. Un autre
«< Ulysse apparoît à nos regards étonnés : il n'est plus de

« mortel qui ose lutter contre lui.


- ( Et cet autre, dit Priam , qui élève au-dessus de tous

« les Grecs sa tête altière et ses vastes épaules ? - C'est


" Ajax , le rempart de la Grèce. Cet autre qui a l'air d'un
« Dieu , c'est Idoménée au milieu de ses Crétois . Je le vis
« jadis dans mon palais ; souvent Ménélas le reçut à Lacé
« démone.
« Tous ces guerriers , je les reconnois encore , je pour
« rois te dire et leur naissance et leurs noms. Mais il est
« deux héros que mes yeux ne peuvent rencontrer. Castor !
« Pollux ! hélas ! ils sont mes frères , tous trois nous fumes
< conçus dans les mêmes flancs. Peut - être rassasiés de
«
" gloire ils vieillissent en paix dans l'heureuse Lacédémone .
Peut-être leurs vaisseaux les amenèrent sur ces rives ; mais
« honteux de mes foiblesses, ils n'osent montrer, au milieu
« des guerriers , un front déshonoré. » Elle ignoroit leur
destinée. Tous deux ont terminé leur carrière, et leurs cen
dres reposent au sein de leur patrie.
Déja les deux hérauts rapportent d'Ilion le vin , et les
victimes dont le sang doit sceller l'union de la Grèce et de
l'Asie. Idée , tenant dans sa main une urne d'argent et une
coupe d'or , s'avance vers Priam : « Lève-toi , lui dit-il , ô
« fils de Laomédon ! Les chefs des Troyens et des Grecs
« t'invitent à descendre dans la plaine , pour y jurer une
«< paix solennelle. Pâris et Ménélas vont combattre : Hélène
<<
« et ses trésors seront le prix du vainqueur ; un traité finira
CHANT III. 45
« la guerre ; nous vivrons tranquilles dans nos foyers , et
« les Grecs retourneront au sein d'Argos , dans ces climats
❝ où naissent des guerriers trop fameux et de trop fatales
" beautés. >>>

Il dit ; le vieillard sent palpiter son cœur paternel. Il or


donne cependant qu'on attelle ses coursiers, monte sur son
char et saisit les rênes ; Anténor monte avec lui. Ils fran
chissent la porte de Scée , bientôt ils sont dans la plaine.
Là , ils descendent du char , et d'un pas majestueux ils
s'avancent au milieu des Troyens et des Grecs. Le monar
que suprême , Agamemnon , se lève , et Ulysse avec lui.
Les hérauts amènent les victimes , versent le vin dans
l'urne , et de l'eau sur les mains des rois.
Atride prend un couteau qui toujours étoit attaché à son
baudrier : il en coupe de la laine sur la tête des agneaux ;
les hérauts la distribuent aux chefs des Troyens et des
Grecs. Les mains au ciel , Agamemnon s'écrie : « O père
« des immortels , ô toi qui du sommet de l'Ida veilles sur
« l'univers et sur nous ! Dieu puissant ! Dieu terrible ! et
a toi , Soleil , œil du monde , à qui rien n'est caché dans la
" nature ! ô Terre , ô Fleuves ! et vous , divinités de l'Enfer !
" divinités vengeresses du parjure , soyez témoins de nos
« serments et garantissez la foi de nos traités !
"
Si Pâris est vainqueur , Hélène et ses trésors seront à
« lui ; nous fuirons loin de ces rivages. Si Ménélas triom
" phe, les Troyens lui rendront Hélène et ses richesses ; un
"
tribut attestera aux siècles à venir la dépendance d'Ilion
" et le triomphe de la Grèce . Si , après la chute de Paris ,
« Priam et ses enfants refusent de subir ces lois , je reste
dans ces lieux , jusqu'à ce que j'aie puni leur parjure , et
« satisfait ma vengeance. » Il dit , et plonge son fer au sein
des victimes elles tombent palpitantes sur la terre. Les
coupes sont remplies de vin , et on offre aux Immortels des
libations et des prières.
« Père des Dieux , s'écrient les Grecs et les Troyens :
46 L'ILIADE .
« Dieu puissant ! Dieu terrible ! et vous , habitants de l'O
" lympe , écoutez nos serments : que les parjures tombent
« comme ces victimes ! que leur sang coule comme ce vin ,
་་ qu'eux et leurs enfants périssent , et que leurs femmes
« soient la proie de l'étranger ! » Inutiles prières ! Jupiter
les laisse se perdre dans les airs.
Priam se lève : « Grecs , Troyens , dit-il , écoutez un père
« infortuné je retourne à Troie , mes yeux ne peuvent
<< soutenir le spectacle d'un fils qui m'est cher , exposé au
« hasard d'un combat. Jupiter et les Dieux tiennent dans
« leurs mains ou sa mort ou sa victoire. » Il dit , et place
les victimes sur son char. Il monte lui-même , et Anténor
après lui sa main guide ses agiles coursiers , et bientôt il
est rentré dans ses murs .
Cependant Hector et Ulysse avec lui mesurent le champ
du combat : les noms des deux guerriers sont jetés dans un
casque. Le sort va décider qui des deux portera le premier
coup. Les mains au ciel, Grecs et Troyens s'écrient : « Dieu
་་ puissant , qui du sommet de l'Ida veilles sur l'univers et

« sur nous , puisse l'auteur de nos tristes discordes périr et


« descendre chez les morts ! puisse un heureux traité nous
« rendre l'union et la paix ! » Hector détourne la tête et se
coue le casque. Le nom de Pâris en sort le premier. Des
deux côtés , les guerriers s'asseyent ; auprès d'eux reposent
leurs armes et leurs coursiers .
Pâris revêt sa brillante armure : autour de ses cuisses se
replie un mobile rempart qu'y fixent des agrafes d'argent.
Il ceint la cuirasse de Lycaon , son frère ; une épée magni
fique pend à son côté ; son bras est chargé d'un énorme
bouclier ; sur sa tête brille un casque surmonté d'une queue
de cheval qui flotte sur ses épaules , et lui donne un air plus
terrible. Dans sa main étincelle un javelot meurtrier.
Ménélas a ceint une armure moins superbe : tous deux
ils s'avancent sur le champ de bataille. Leurs regards sont
des éclairs ; les spectateurs sont remplis de terreur et d'ef
CHANT III. 47
froi. La rage dans le cœur, les deux rivaux s'approchent et
agitent leurs javelots. Pâris lance le sien ; il atteint le bou
clier de Ménélas, mais il ne peut le percer ; la pointe ploie,
et s'arrête émoussée.
Avant de lancer le sien , le fils d'Atrée invoque Jupiter :
" O maître des Dieux , dit-il , fais que je punisse l'insolent
« qui m'outragea le premier ! qu'il expire sous mes coups !
" que dans les siècles les plus reculés son exemple effraie
" quiconque seroit tenté de violer les droits de l'amitié et

« de l'hospitalité! » A ces mots le javelot part , et va percer


le bouclier de Pâris et sa cuirasse : sa cotte de mailles est
déchirée ; mais il se courbe , et se dérobe au trépas.
Ménélas saisit son épée et frappe le casque de son en
nemi ; son fer se brise et vole en éclats : il en gémit , et le
vant les yeux au ciel : « O Jupiter ! il n'est point, dit-il, de
«" Dieu plus cruel que toi. Je m'étois promis de punir le
# traître ; et mon épée se rompt dans mes mains ! et mon
" javelot inutile l'atteint sans le percer ! >>
A ces mots il s'élance , saisit le panache du Troyen , et
le tire avec effort du côté des Grecs . La courroie qui at
tache le casque offense la peau délicate de Pâris ; Ménélas
l'entraîne ; déja il étoit vainqueur : mais Vénus s'en aper
çoit , et soudain elle coupe ce lien funeste. Le casque suit
la main qui le tire ; le héros , en tournant sur lui-même , le
jette au milieu des Grecs. Ses compagnons le saisissent et
le ramassent. Ménélas revient encore , et de sa lance il es
saie de percer son ennemi ; mais Vénus une seconde fois
l'arrache de ses mains , l'enveloppe d'un nuage épais , le
reporte dans son palais , et le cache dans un réduit em
baumé de parfums. Elle-même va chercher Hélène : cette
princesse étoit encore sur la tour , environnée d'une foule
de Troyennes. Le front chargé de rides , Vénus lui appa
roît sous la figure d'une de ses femmes , qui , dès son en
fance attachée auprès d'elle, partagea ses travaux , et mérita
sa tendresse. D'une main légère la Déesse la tire par son
48 L'ILIADE.
voile : « Venez , venez , lui dit-elle Pâris vous attend avec
<< une impatiente ardeur . Il est sur son lit ; jamais il n'eut
« tant d'éclat et de beauté . Ce n'est point un guerrier qui
<< revient du combat , c'est un danseur qui vole à une fête ,
«
" ou qui ne fait que la quitter . » Elle dit ; Hélène est émue ;
mais bientôt elle reconnoît les yeux enflammés de la Déesse ,
sa peau voluptueuse , et ce sein qui appelle le plaisir . Elle
se trouble , elle s'écrie : « O Déesse ! ennemie de mon re
« pos, pourquoi chercher encore à me séduire ? Dans quelle
« contrée conduis-tu mes pas ? Est-il dans la Phrygie , ou
« dans la Méonie , quelque autre Pâris à qui tu me destines
<< encore ?
« Ménélas , vainqueur , vient reprendre sa trop indigne
«< épouse : et , par une nouvelle ruse , tu veux l'arracher de
« ses mains. Va toi-même auprès de ton héros , renonce à
་་ l'Olympe radieux , oublie ta divinité , sois sa gardienne
" fidèle , et , pleurant à ses pieds , attends qu'il fasse de toi
«< ou sa femme ou son esclave . Moi , je ne veux plus le re
voir. Ciel ! quelle infamie , si j'allois encore me jeter dans
<< ses bras ! les Troyennes insulteroient à ma foiblesse.
» Non.... je suis en proie au plus affreux désespoir. >>
Vénus , indignée : « Malheureuse , lui dit-elle, n'irrite point
« une Déesse qui te protége ! crains que je ne t'abandonne :
" crains que je ne te haïsse autant que je t'aimai . Je vais
« rallumer le flambeau de la discorde entre les Grecs et les
" Troyens tu périras victime de leur fureur. » Elle dit :
Hélène est glacée d'effroi. Morne, et couverte de son voile,
elle marche en silence sur les pas de la Déesse qui la guide,
et échappe aux regards des Troyennes.
Déja elles sont dans le palais de Pâris : les suivantes re
prennent leurs ouvrages ; la princesse monte au réduit vo
luptueux où l'attend son époux ; Vénus elle-même lui offre
un siége auprès de lui. Hélène s'y place , et détournant les
yeux : « Te voilà donc , lui dit-elle , revenu du combat ? Ah !
« que n'y périssois-tu sous les coups du héros qui le pre
CHANT III . 49
" mier eut ma foi ! Tu te vantois jadis que Ménéla n'avoit
s
" ni ta force ni ton courage ; va donc le défier encore ! Mais
糕 non , ne te mesure plus avec lui . Bientôt , si tu l'osois , tu
K expirerois de sa main.
- Chère épouse, ne m'accable point de tes reproches.
« Ménélas ne m'a vaincu que par le secours de Minerve ;
er moi, je le vaincrai à mon tour. Des Dieux aussi daignent

« me protéger. Viens , que dans tes bras l'Amour me con


« sole de ma disgrace : viens.... ses feux me dévorent ; je
« ne les sentis jamais si brûlants : oui , ma flamme étoit
« moins vive lorsque , fuyant avec toi de Lacédémone , l'île
« de Cranaé fut témoin de mes ardeurs et de nos embras
« sements, » A ces mots il l'entraîne sur son lit : elle le suit
les yeux baissés , et tous deux ils s'y enivrent de plaisirs.
Cependant Ménélas , farouche , étincelant , cherche sa
proie dans la foule ; mais ni les Troyens , ni leurs alliés, ne
peuvent lui montrer son ennemi . Aucun n'eût tenté de le
cacher à ses yeux : tous le haïssent à l'égal de la mort. Aga
memnon s'écrie : « Écoutez, Troyens , Dardaniens, et vous
« leurs fidèles alliés : la victoire est à Ménélas , rendez-nous
« Hélène et ses trésors ; soumettez-vous à un tribut qui at
« teste aux siècles à venir la dépendance d'Ilion et le triom
« phe de la Grèce. » Il dit ; les Grecs applaudissent, et leurs
cris s'élèvent jusqu'aux cieux.

CHANT QUATRIÈME .

Assis sur des trônes d'or , Jupiter et les Dieux tenoient


conseil dans l'Olympe : la jeune Hébé leur versoit le nec
tar, et tous , les yeux attachés sur Ilion , ils s'enivroient de
l'immortel breuvage. Soudain , par ce discours oblique , le
fils de Saturne essaie d'irriter l'orgueilleuse Junon : « Deux
4
50 L'ILIADE .
« grandes Déesses , dit-il , veillent sur Ménélas : Junon , la
« protectrice d'Argos, et Minerve , que révère Alalcomène ;
" mais toujours , dans les Cieux , elles n'aiment que le spec
་་ tacle des combats. Vénus , la mère des Ris , est plus auda
« cieuse toujours auprès du mortel qu'elle protége , elle
« écarte de lui les dangers , et tout-à-l'heure encore elle
« vient de le sauver du trépas.
« Mais enfin Ménélas a vaincu. Décidons maintenant
" quel cours suivront les destinées . Rallumerons-nous en
« core le flambeau de la guerre ? ou ferons-nous descendre
« au milieu des Troyens et des Grecs la Concorde et la
« Paix. Si tout l'Olympe conspiroit avec moi , Troie sub
" sisteroit encore , et Ménélas ramèneroit à Lacédémone la
་་ beauté qui lui fut ravie. »
Il dit ; Minerve et Junon frémissent de colère. Assises
l'une auprès de l'autre , elles préparoient les malheurs des
Troyens. Minerve garde un morne silence , et la fureur
dans l'ame , elle respecte encore le Dieu qui lui donna le
jour. Junon ne peut retenir ses transports : « Cruel tyran
« des airs ! qu'ai-je entendu ! s'écrie-t-elle. Tu tromperois
<< mes projets ? tu m'arracherois le fruit de mes sueurs et de
« mes travaux ! J'aurois en vain fatigué mes coursiers pour
« rassembler les Grecs ! je leur aurois fait en vain jurer la
་་ perte de Priam et de ses enfants ! Va , tous les Dieux ne
" seront pas complices de tes lâches desseins. »
Jupiter pousse un profond soupir : « Déesse inexorable ,
་་ dit-il , quel forfait si affreux arma contre Priam et contre
« ses fils ta funeste vengeance ? Quoi ! ta haine sera trahie ,
« si la superbe Ilion ne tombe anéantie ! Va , descends dans
« ses murs , dévore Priam et ses enfants ; nage dans le sang
« de ses peuples ; que ta fureur repose satisfaite sur les dé
" bris de son empire. Je ne te retiens plus ; terminons sans
« retour une trop longue querelle. Mais écoute : si jamais
« mon courroux s'allume contre une ville qui te soit chère ,
« garde de la défendre , et d'arrêter ma foudre. Moi , je
CHANT IV. 51
"L t'abandonne Troie ; je te l'abandonne à regret. De toutes
« les cités qu'éclaire le soleil , il n'en est point que mon
« cœur préfère à Ilion ; point de roi , point de peuple que
«" je chérisse autant que Priam et les Troyens. Toujours
« leur encens fume sur mes autels ; toujours je respire
« l'odeur de leurs sacrifices ; foibles hommages ! mais les
« seuls que des mortels puissent rendre à des Dieux. »
Junon lui répond : « Il est trois villes que je chéris plus
« que toutes les autres : Argos , Sparte , et la superbe My
« cènes. Si jamais elles méritent ta haine , frappe , je ne ten
« terai point de les dérober à tes coups , je n'accuserai point
« ta vengeance. Hé ! que me serviroient mes impuissants
« efforts ? Tout plie sous ta volonté suprême : mais du moins
❝ tu ne dois pas m'envier le fruit de mes travaux. Fille de
« Saturne et femme de Jupiter, du monarque des Dieux ,
<< ton égale par ma naissance , je suis encore , par mon rang ,
«糕 la première des Déesses. Je dois respecter mon maître ,
" respecte ton épouse
; que des égards mutuels nous rap
" prochent : les autres immortels s'uniront pour nous plaire.
" Allons , ordonne à Minerve de descendre au milieu de ces
4K guerriers ; qu'elle inspire aux Troyens d'insulter les Grecs
" orgueilleux de leur triomphe , et de violer la foi des trai
" tés. » Elle dit : le père des mortels et des Dieux se rend
à ses desirs : « Va , dit-il à Minerve , vole aux champs
« d'Ilion ; que les Troyens insultent les Grecs orgueilleux
de leur triomphe , et violent la foi des traités . »
Il dit , et la Déesse à ces mots sent redoubler son impa
tiente ardeur. Soudain elle se précipite du sommet de
l'Olympe. Telle , à la voix du fils de Saturne , une fatale
comète se détache de la voûte azurée ; tels les feux que lance
sa crinière font pålir les matelots et les guerriers , et por
tent dans leurs cœurs de sinistres présages : telle , Minerve
s'élance au milieu des deux armées. A cet aspect , les
Troyens et les Grecs sont remplis d'épouvante et d'effroi :
" Ciel ! s'écrient-ils , est-ce la guerre et le carnage ? est-ce
4.
52 L'ILIADE.

«к l'union et la paix que nous envoie Jupiter , l'arbitre des


<< combats ? »
Cependant la Déesse , sous les traits de Laodocus , un fils
d'Anténor, se mêle dans la foule des Troyens , et y cherche
l'intrépide Pandarus ; elle le trouve au milieu des guerriers
qui des rives de l'Esèpe ont suivi ses drapeaux : « Géné
« reux fils de Lycaon , lui dit-elle , en croiras-tu mes con
« seils? Lance à Ménélas une flèche meurtrière ; les Troyens
<< reconnoissants applaudiront à ton adresse : Pâris surtout
<< te comblera de bienfaits , s'il voit le fils d'Atrée immolé
« de ta main , et porté sur le bûcher funèbre. Allons , perce
་་ l'orgueilleux Ménélas , invoque Apollon , le dieu de la Ly
«< cie , le dieu qui lance d'inévitables traits ; promets-lui qu'à
« ton retour dans Zelée ta patrie , tu lui sacrifieras une hé
« catombe entière des premiers-nés de tes agneaux. »
Ainsi parle Minerve. L'insensé croit à son perfide conscil
et saisit son arc. Jadis , sous une autre forme , cet arc orna
la tête d'une chèvre sauvage , qu'après une pénible attente
Pandarus perça sur la cime d'une roche. Le bois , long de
seize palmes , façonné par un ouvrier habile , et orné de
cercles d'or , fut depuis , dans sa main , le trophée et l'in
strument de sa gloire.
Penché sur son arc , il l'essaie et le courbe ; pour le dé
rober aux regards des Grecs , et le garantir de leurs coups ,
ses compagnons le couvrent de leurs boucliers . Il ouvre son
carquois , il en tire une flèche encore neuve , rapide et fu
neste instrument de la douleur et de la mort. Il l'ajuste ,
invoque Apollon , le dieu qu'adore la Lycie , le dieu qui
lance d'inévitables traits , et lui promet que , rendu à sa pa
trie, il lui sacrifiera les premiers-nés de ses agneaux.
Un de ses bras s'étend avec effort ; de l'autre il retire la
corde contre son sein : l'arc se courbe , et déja la flèche n'y
touche plus que de la pointe . Soudain il se détend , la corde
frémit , le trait siflle , et vole impatient de frapper sa victime.
Mais les Dieux , ô Ménélas ! veillent sur tes jours. La
CHANT IV. 53
fille de Jupiter vole la première au-devant du coup , et dé
tourne la flèche meurtrière. Telle une tendre mère éloigne
de son fils l'insecte importun qui vient troubler son repos .
Docile à la main qui le guide , le trait atteint le baudrier ,
perce la cuirasse et l'acier qui la double , et vient , en mou
rant , effleurer la peau du héros. Ton sang coule , ô Méné
las ! tes cuisses et ton armure en sont teintes. Tel , sous les
mains d'une esclave de Méonie , on voit s'embellir de l'éclat
de la pourpre l'ivoire destiné à parer le mors du coursier.
Les cavaliers vulgaires l'admirent et l'envient , mais il est
réservé pour des rois : il fera l'ornement du cheval , et l'or
gueil du guerrier qui doit le monter. A la vue de ce sang ,
Agamemnon pâlit ; Ménélas pâlit lui-même ; mais il voit
une partie du fer hors de la plaie ; il se rassure , et son ame
renaît dans tous ses sens .

Ses compagnons , pressés , gémissent autour de lui. Aga


memnon , le cœur gros de soupirs , le prend par la main :
« O mon frère ! lui dit-il , c'étoit donc ta mort que nous ju

rions en jurant ce fatal traité ! Seul nous te livrions à la
EL fureur de tous les Troyens
: les perfides ! ils ont violé leurs
« serments. Mais ces traités , le sang des victimes , cette foi
" jurée qui autorisa notre confiance , ne seront point vains.
« Si Jupiter s'endort
sur leur crime , il se réveillera un jour.
k Leurs têtes , leurs femmes , leurs enfants , nous paieront
«
« chèrement leur parjure.
« Oui , j'en trouve l'assurance
dans mon cœur un jour
« viendra qu'Ilion , que Priam , que son peuple tout entier
#
périra sous nos coups . Le fils de Saturne , le maître des
"
Dieux , pour venger ton injure et punir leur trahison ,
« secouera sur eux sa redoutable égide. Non , ce présage
" ne sera point une illusion ,
" Mais, ô mon cher Ménélas ! quel affreux désespoir
" pour moi , si ce coup funeste t'arrachoit à la * vie ! Les
EX
Grecs ne sentiroient plus que le regret de leur patrie. It
- faudroit , couvert d'opprobre , retourner dans Argos ; il
54 L'ILIADE .
« faudroit laisser à Priam et à ses Troyens Hélène pour
« monument de leur triomphe . Ton ombre , errante sur ces
« bords , témoins de notre honte , demanderoit une ven
geance qu'elle n'obtiendroit pas . Les Troyens fouleroient
<< ta cendre et insulteroient à nos malheurs. Ils diroient :
« Puisse Agamemnon étre toujours aussi heureux qu'il
« vient de l'être ici dans sa vengeance ! Il a vu son armée
« périr ; il retourne dans sa patrie avec ses inutiles vais
« seaux , et nous laisse , pour trophée , les cendres de
es Ménélas. Dieux ! que plutôt la terre m'engloutisse ! »
Ménélas , d'un air tranquille et serein : « Rassure-toi ,
" lui dit-il , et n'alarme point nos guerriers . Ma blessure
" n'est pas mortelle . Mon baudrier , ma cuirasse , et l'acier
• dont elle est munie , ont arrêté le coup. - Ah ! puisses -tu
« ne pas te tromper , lui répond le monarque ; qu'une main
<< habile vienne sonder la plaie et calmer la douleur ! » II
dit , et il appelle un de ses hérauts fidèles .
« Talthybius , va , cours , lui dit-il ; amène en ces lieux
« Machaon , le fils du divin Esculape . Qu'il vienne sonder
« la plaie de Ménélas , qu'a blessé un Troyen ou un Lycien ,
" trop habile à lancer des flèches. Ce coup funeste fait le
" triomphe du perfide et notre désespoir. »
Il dit ; le héraut vole au milieu des Grecs , et des yeux y
cherche Machaon. Il le trouve entouré des guerriers qui
pour le suivre , ont abandonné les plaines de Trica. Il l'a
borde : « Fils d'Esculape , lui dit-il , viens , suis-moi , Aga
" memnon t'appelle : viens sonder la plaie de Ménélas , qu'a
« blessé un Troyen ou un Lycien , trop habile à lancer des
« flèches. Ce coup funeste fait le triomphe du perfide et
« notre désespoir. >>
Il dit ; Machaon pâlit ; et , sur les pas du héraut , il vole
vers Ménélas. Les chefs de l'armée étoient autour de lui :
calme et tranquille au milieu d'eux, il ressembloit à un Dieu.
Machaon tire la flèche du baudrier; mais le fer y reste atta
ché. Il ôte le baudrier , la cuirasse et le fer dont elle est
CHANT IV . 55

munie , sonde la plaie , suce le sang , et applique des remèdes


que Chiron jadis fit connoître à son père.
Cependant les Troyens s'avancent ; les Grecs reprennent
leurs armes et s'animent au carnage. Agamemnon ne cher
che point , par des lenteurs , à éloigner les dangers , Impa
tient de combattre et de vaincre , il laisse son char et ses
coursiers. Le fidèle Eurymédon maîtrise leur bouillante
ardeur. Prêts à recevoir leur maître , s'il succombe à la fa
tigue , ils marchent , en écumant , sur ses traces.
Le monarque , à Â pied , parcourt tous les rangs ; ceux qu'il
voit pleins d'une noble ardeur , il les anime encore : « Di
« gnes enfants de la Grèce , leur dit-il , courez aux combats
« et à la victoire. Jupiter n'est point le dieu des parjures.
« Les traîtres , qui les premiers ont violé les traités , seront
# la pâture des vautours ; nous renverserons leurs murailles ;
« leurs femmes , leurs enfants , nous les emmènerons captifs
« sur nos vaisseaux, »
Ceux qu'il voit plus lents à s'armer, il les gourmande en
courroux : « Grecs dégénérés , opprobre de votre patrie ,
« vous ne rougissez pas de votre lâcheté ! Pourquoi cette
" inaction? Comme des faons timides , qui, après une longue
" course , s'arrêtent haletants et sans force , vous languissez
" abattus , et vous refusez le combat ! Attendez-vous que
« les Troyens viennent vous chercher au milieu de vos vais
" seaux? Croyez - vous qu'alors Jupiter étendra son bras
« pour vous défendre ? »
Il arrive au quartier des Crétois ; ils s'armoient. Idoménée
à leur tête , les yeux étincelants , ressemble à un lion prêt à
dévorer sa proie. Mérion est à la queue et presse les der
niers bataillons. Agamemnon , à cet aspect , est transporté
de joie : « Généreux Idoménée , dit-il , tu es , pour moi , le
« premier de nos guerriers . Au combat , au conseil , à table ,
« quand la joie pétille avec le vin , partout mes yeux aiment
" à te distinguer. Assis à côté de moi , dans nos festins , tu
11 n'en connois point les lois . Ta coupe y est remplie comme
"
56 L'ILIADE .
« la mienne , et tu la vides à ton gré. Allons , marche au
་་ combat , et sois toujours Idoménée.
-- ་ Atride , ta fortune est la mienne ; tu ne me verras
" jamais infidèle à mes serments. Va , presse nos autres guer
" riers , et guide-nous à la victoire . Les Troyens ont violé
« les traités ; le deuil et la mort puniront leur parjure. »

Il dit ; Atride enchanté passe au quartier des deux Ajax.
Ils marchoient ; un nuage d'infanterie rouloit derrière eux .
Telle , au souffle impétueux du Zéphyr, une nue , chargée
de tonnerre et de grêle , s'étend sur la mer, noircit et s'al
longe dans sa course : le pasteur , assis sur la hauteur d'un
rocher, frémit en l'observant , et sous un abri tranquille
ramène ses troupeaux . Telles , sous les pas des deux Ajax ,
s'avançoient leurs phalanges guerrières , hérissées de jave
lots et couvertes de noirs boucliers .
Agamemnon sent, à cette vue, redoubler sa fierté : « Héros
« de la Grèce , dit-il , invincibles Ajax , ce n'est pas à moi
« d'exciter votre courage ; vous brûlez déja de combattre ,
« et vous inspirez toute votre ardeur à vos guerriers . Dieux !
* « si tous nos Grecs avoient même valeur et même audace ,
« bientôt la ville de Priam tomberoit sous nos coups ; bientôt
« son peuple gémiroit dans nos fers , et nous partagerions
« ses dépouilles. >>
Plus loin le vieux Nestor dispose ses soldats et enflamme
leur valeur : sous lui commandent Alastor, Cromius , Péla
gon , Emon , et Bias , le pasteur des peuples. A la tête , le
vieillard place sa cavalerie et ses chars ; à la queue est une
infanterie nombreuse et guerrière , pour la soutenir ; les
troupes moins éprouvées sont au centre , forcées de com
battre en dépit d'elles-mêmes.
" Contenez vos chevaux , dit-il ; gardez qu'ils ne portent
« le désordre dans nos lignes : qu'aucun de vous ne s'aban
« donne à une indiscrète ardeur ; qu'aucun n'aille , hors des
« rangs , attaquer l'ennemi ; qu'aucun ne plie ; vous seriez
« bientôt rompus et défaits ! Si quelqu'un de vous est forcé
CHANT IV . 57
de quitter son char pour monter sur un autre , qu'il ne se
« serve plus que de ses javelots . C'étoit ainsi que combat
«<< toient nos maîtres ; c'étoit ainsi qu'ils triomphoient et
"( prenoient des cités. » Par son utile expérience , Nestor in
struisoit ses guerriers et les animoit encore par ses discours .
Agamemnon , qu'enchante ce spectacle : « O généreux
B vieillard ! lui dit-il ! que n'as-tu encore une vigueur égale

" à ton courage , Mais la vieillesse a épuisé tes forces : la


« vieillesse auroit dû respecter Nestor et s'appesantir sur un
a autre.
Fils d'Atrée , je voudrois être encore tel que j'étois
५« quand le divin Ereuthalion expira sous mes coups : mais

les Dieux n'accordent point aux mortels toutes leurs fa


« veurs à la fois. J'étois jeune alors ; la vieillesse aujourd'hui
a« glace mes esprits ; mais on me verra encore à la tête de mes
" guerriers. Je guiderai leur audace , j'échaufferai leur cou

" rage : c'est la seule gloire qui reste à mes vieux ans. D'au
" tres plus jeunes que moi , plus bouillants , plus vigoureux ,
# manieront le fer et frapperont l'ennemi . »

Atride s'éloigne la joie dans le cœur : il trouve plus loin


Ménesthée , fils de Pétéus , au milieu de ses braves Athé
niens. Non loin de lui le sage Ulysse et ses intrépides co
hortes sont encore immobiles. A peine les phalanges des
Troyens et des Grecs commençoient à s'ébranler ; le cri du
combat n'a point encore frappé leurs oreilles : ils attendent
que d'autres guerriers , en fondant sur l'ennemi , leur aient
donné le signal du carnage.
Agamemnon , qu'irrite leur repos : « Fils de Pétéus , dit
« il , et toi , grand artisan de ruses et de stratagèmes , pour
quoi , loin de nos guerriers , attendez - vous lâchement
« qu'ils aient porté les premiers coups ! C'étoit à vous de
" marcher devant eux , et d'allumer le feu du combat. Vous
સ êtes les premiers invités à nos fêtes ; ma table vous offre
# toujours des mets choisis ; le vin , pour vous , y coule au
@ gré de vos vœux et , tranquilles maintenant , vous ver
58 L'ILIADE .

«< riez , avec plaisir , la foule de guerriers combattre avant


" vous ! »
Ulysse lance sur lui un regard étincelant : « Atride , qu'ai
« je entendu ? Tu oses nous reprocher , à nous , de fuir le
« combat , quand les Grecs s'y précipitent? Viens , et si tu
" es jaloux de le voir, tu verras le père de Télémaque semer
« le carnage et la mort au milieu des Troyens. Porte à
« d'autres tes indiscrets reproches. >>
Le monarque sourit à ce noble transport , et pour le dés
armer : « Sage Ulysse , lui dit-il , je n'ai voulu ni blesser ta
" fierté , ni commander à ton courage. Tu es mon ami ;
« confident de mes pensées , tu partages les soins qui m'oc
« cupent. Va , je saurai tantôt réparer une involontaire of
« fense. Puissent les Dieux t'en ôter le souvenir ! ›>>
Il dit , et s'éloigne. Le fils de Tydée , le généreux Dio
mède s'offre à sa vue au milieu de ses coursiers et de ses
chars. Le fils de Capanée , Sthénélus , est debout auprès de
lui : «
< O fils de Tydée ! s'écrie-t-il , pourquoi cette honteuse
" langueur ? Spectateur oisif de nos dangers , attends-tu que
«
« le hasard offre un asile à ta lâcheté ? Ton père.... ah !
40 combien il rougiroit de ta foiblesse ! Il voloit au combat ,
« et il y voloit le premier ! Quel héros ! les témoins de sa
" gloire ont mille fois étonné ma jeunesse du récit de ses
« exploits. Trop foible encore , je ne pus m'associer à ses
travaux , ni partager ses triomphes.
« Jadis , ambassadeur pacifique , il vint à Mycènes avec
<< le divin Polynice , réclamer contre Thèbes , et notre al
་་ liance et les droits de l'hospitalité. Nos citoyens vouloient
<< s'armer ; mais par d'affreux présages Jupiter arrêta leur
"་་ ardeur.
« Les deux héros repartent de Mycènes et retournent
« aux rives de l'Ésopus. Choisi par les Grecs pour annon
« cer aux Thébains la guerre et la vengeance , Tydée entre
« dans leurs murs. Leurs chefs étoient à table dans le palais
44 d'Étéocle. Seul , étranger au milieu d'eux , leur nombre
CHANT IV . 59
" n'étonne point son courage. Il les défie tous au combat ,
" et , secondé par Minerve , il triomphe de tous.
« Irrités de leur malheur et de sa gloire , les enfants de
- Cadmus préparent une honteuse vengeance. Cinquante
« guerriers , sous les ordres de Méon et de Lycophonte ,
" vont , pour l'accabler, l'attendre dans un perfide détour.
S Tous périrent encore sous ses coups ; le seul Méon , que
" sa fureur épargna pour obéir aux Dieux , alla reporter à
Thèbes la douleur et la honte. Tel fut Tydée. Il a laissé
" un fils plus habile à discourir , mais moins ardent à com
« battre. »
Il dit ; Diomède garde un respectueux silence . Mais l'im
patient Sthénélus : « Fils d'Atrée , dit-il , du moins à tes
# reproches ne mêle point d'odieux mensonges . Nous
« avons effacé la gloire de nos pères. Cette Thèbes , qui
« brava leurs efforts , nous la conquîmes avec une armée
« moins nombreuse que la leur . Les Dieux guidèrent nos
" exploits , Jupiter seconda notre audace , et nos pères y
périrent victimes du ciel, qu'irritèrent leurs forfaits. Sois
e« juste , Atride , et ne nous dégrade pas jusqu'à eux. »
Diomède lance un sombre regard au fils de Capanée :
« Tais-toi , dit-il , et obéis à ma voix. Je pardonne à l'inté
rêt qui t'anime. Si les Troyens succombent , si Troie pé
rit sous nos coups , Agamemnon est couvert de gloire ;
« mais si les Grecs sont vaincus , la honte et la douleur se
" ront son partage. Allons , marchons au combat. » Il dit ,
et tout armé il s'élance de son char ; la terre gémit sous son
poids , l'airain qui le couvre rend des sons terribles , et
porte dans les cœurs les plus intrépides l'épouvante et l'ef
froi.
Toutes les phalanges grecques s'ébranlent. L'œil tendu ,
l'oreille attentive à la voix des chefs qui les guident , elles
marchent toutes dans un silence terrible et menaçant ; de
leurs armes jaillit le feu des éclairs. Tels , quand le fou
gueux aquilon est déchaîné sur la mer, on voit les flots
60 L'ILIADE .

blanchir , s'amonceler , et bientôt , en mugissant , se briser


sur le rivage , ou , luttant contre les écueils, les couvrir d'al
gue et d'écume. Les Troyens poussent de tumultueuses cla
meurs. Dans ce confus assemblage de mille peuples divers ,
mille sons différents se font entendre. Ainsi , dans un vaste
troupeau , les cris des tendres agneaux se mêlent au bêle
ment de leurs mères.
Mars entraîne les Troyens ; Minerve guide les Grecs.
Devant eux marchent la Terreur , la Fuite , la Discorde fu
neste , sœur de l'homicide Dieu des combats. Foible en sa
naissance , la Discorde s'élève comme un géant ; ses pieds
sont sur la terre , son front est dans les cieux. Elle s'élance
au milieu des guerriers , les embrase de ses flammes , et ap
pelle à grands cris le carnage et la mort.
On s'approche ; casque contre casque , bouclier contre
bouclier, épée contre épée , on se heurte , on s'égorge.
D'affreux mugissements épouvantent les airs ; les vaincus ,
les vainqueurs , se mêlent et se confondent ; on entend tout
à la fois les cris de la mort et les chants de la victoire ; le
sang ruisselle , et la plaine en est inondée. Tels , du haut
des montagnes , mille torrents se précipitent , et vont, avec
un horrible fracas , se perdre ensemble dans un vallon. Le
pasteur, dans les forêts , entend au loin ce bruit affreux , et
son cœur est glacé d'effroi. Ainsi se mêlent les accents de
la fureur et les cris du désespoir .
Antiloque a frappé le premier. Échépole , un fils de Tha
lysius , expire sous ses coups. Le fer meurtrier perce le
front et s'enfonce dans le crâne. La nuit du trépas couvre
les yeux de l'infortuné Troyen , et , comme une vaste tour,
il tombe au milieu de la plaine.
Le fils de Chalcodon , le chef des belliqueux Abantes ,
Éléphénor l'a vu tomber : il fond sur lui , et , pour arracher
son armure , il essaie de l'entraîner hors de la mêlée . Mais
Agénor l'aperçoit ; soudain il lui perce le flanc , qu'il dé
couvre en se courbant. Ses membres se roidissent et son
CHANT IV . 61

ame s'envole : les Troyens , les Grecs se disputent ses dé


pouilles , et , comme des loups furieux , l'un sur l'autre
acharnés , ils se déchirent et s'égorgent.
Immolé par Ajax , le beau Simoïsius expire : Simoïsius ,
un fils d'Anthémion , l'orgueil et l'espoir de son père. Des
cendue avec ses parents des sommets de l'Ida , pour voir
de nombreux troupeaux qui paissoient dans la plaine , sa
mère le mit au jour sur les rives du Simoïs , et ce fleuve lui
donna son nom. Hélas ! il ne rendra point à ceux dont il est
né les soins que leur coûta son enfance. A la fleur de ses
ans il périt sous le fer d'Ajax . La lance homicide lui perce
le sein , et ressort sanglante entre les épaules ; il roule ex
pirant sur la poussière. Tel un peuplier, l'ornement d'une
rive fleurie , tombe sous les coups de l'impitoyable cognée ,
et couvre de ses débris les bords du fleuve qu'il embellit de
son ombrage.
Antiphus , un fils de Priam , lance au vainqueur un jave
lot. Mais le fer s'égare , et va frapper le généreux Leucus ,
un compagnon d'Ulysse , pendant qu'il traîne hors de la
mêlée le corps de l'infortuné Simoïsius. Il tombe , et sa proie
échappe à ses mains défaillantes.
Furieux de la perte d'un ami qui lui est cher, Ulysse s'é
lance au milieu de la mêlée ; le fer étincelle dans sa main ,
des yeux il cherche sa victime ; les Troyens reculent à son
aspect ; mais son javelot , trop sûr, va frapper Démocoon ,
fruit malheureux de l'amour, qui des rives d'Abydos étoit
venu , sur ses rapides coursiers , combattre pour Priam ,
dont il se vantoit d'être le fils. Ulysse l'immole aux mânes
de son ami ; le fer meurtrier lui perce les deux tempes ; et
ses yeux sont couverts des ombres du trépas. Il tombe , et
l'air, au loin , retentit du bruit de sa chute.
Les Troyens reculent , et Hector avec eux . Les Grecs
poussent des cris de joie , entraînent et leurs morts et les
cadavres des ennemis qu'ils ont terrassés , et se précipitent
à de nouveaux exploits. Apollon , qui les observe du som
62 L'ILIADE .
met de Pergame , s'indigne à cette vue ; il s'écrie : « Avan
cez , Troyens ! Troyens , ne cédez pas aux Grecs ! leurs
« corps ne sont ni de marbre ni de fer pour être invulnéra
« bles à vos coups ; et le fils de Thétis , Achille , ne combat
" plus , et sur ses vaisseaux il nourrit une colère qui le dé
« vore. »
Tandis que du sein d'Ilion , le Dieu terrible fait retentir
ces accents , Minerve est au milieu des Grecs , et va partout
échauffant les courages et ranimant tout ce qu'elle voit lan
guir et s'arrêter. Le Destin a saisi Diorès , un fils d'Ama
ryncée. Il est atteint à la jambe droite d'une pierre déchi
rante lancée par Piros , un fils d'Imbrasius , qui d'Enos
amena au secours de Troie les enfants de la Thrace. Les
tendons et les os sont brisés du coup : il tombe renversé
sur la poussière , tendant les bras vers ses compagnons
[
chéris , et exhalant ses derniers soupirs ; le vainqueur ac
court , et de son épée il lui déchire le flanc ses entrailles
roulent sur la poussière , et ses yeux sont couverts de la
nuit du trépas. L'étolien Thoas a dirigé son javelot contre
Piros au moment où il fondoit sur sa proie. Le fer a percé
la poitrine et s'est enfoncé dans le poumon . Thoas accourt,
retire son javelot , saisit son épée , la plonge dans le sein de
sa victime , et l'en arrache avec la vie. Mais il ne lui ravira
pas son armure : les compagnons de Piros se sont pressés
autour de leur chef , et le couvrent de leurs épées. Tout
grand , tout vigoureux qu'il est , Thoas est repoussé ; il re
cule , chancelle et tombe. Ainsi les deux chefs des Épéens
et des Thraces sont l'un auprès de l'autre couchés sur la
poussière , et de nombreux guerriers sont égorgés ‘ autour
d'eux .
Le juge le plus sévère , si , guidé par Minerve et garanti
par elle de l'atteinte des traits , il promenoit sur cette arène
sanglante ses regards et ses pas , n'y rencontreroit rien
qu'il pût reprendre. Grecs et Troyens , tous combattent avec
une ardeur égale , et tombent confondus sur la poussière.
CHANT V. 63

CHANT CINQUIÈME .

CEPENDANT , pour élever Diomède au-dessus de tous ses


rivaux , et le couronner d'une immortelle gloire , Minerve
enflamme son courage et l'arme d'une nouvelle audace ; de
son bouclier et de son casque jaillissent des éclairs . Tel
l'astre de l'automne s'élève du sein de l'océan , et darde au
loin ses sinistres rayons .
La Déesse précipite son héros au milieu des rangs les
plus serrés. Troie comptoit parmi ses citoyens le riche,
le vénérable Darès , un prêtre de Vulcain. Il avoit deux fils ,
Idée et Phégéus , tous deux savants dans l'art des combats.
Loin des autres guerriers , et tous deux montés sur le même
char, ils fondent sur Diomède ; Diomède , à pied , fond sur
eux.
Phégéus , le premier, lui lance un javelot , qui glisse sur
son épaule gauche , sans le frapper. Le fils de Tydée lance à.
son tour ; le fer meurtrier perce le sein du Troyen : il tombe
étendu sur la poussière. Idée abandonne le char et les cour
siers , et n'ose ni défendre son frère ni le venger. Lui
même , dans sa fuite , il n'eût point évité le trépas , si Vul
cain , par pitié pour son prêtre infortuné , n'eût sauvé le
dernier de ses fils. Couvert d'un nuage épais , le Dieu le dé
robe au vainqueur. Diomède s'empare du char et des cour
siers , et ordonne à ses compagnons de les conduire à ses
vaisseaux. A la vue des deux frères , l'un fugitif, l'autre
frappé du coup mortel , les Troyens frissonnent , et leurs
cœurs sont glacés d'effroi.
Cependant Minerve prend par la main le Dieu des com
bats : « Mars , impitoyable Mars , lui dit-elle , Dieu de sang
. et de destruction , ne laisserons-nous point combattre
M seuls les Grecs et les Troyens? Que Jupiter donne , à son
gré , la victoire ; nous , quittons cette plaine sanglante , et
64 L'ILIADE .

« dérobons-nous au courroux du monarque des Dieux. »


A ces mots , elle entraîne l'Immortel loin des combats , et
le fait asseoir sur les bords du Scamandre.
Les Grecs font plier les Troyens : chacun de leurs chefs
choisit sa victime. Agamemnon , le premier , précipite de
son char le vaillant Odius , qui commande aux Alisoniens .
Il fuyoit ; le monarque lui enfonce sa pique entre les épau
les , et la fait ressortir par la poitrine. Il tombe , et l'air , au
loin , retentit du bruit de sa chute.
Phestus , un fils du méonien Borus , qui , pour voler au
secours de Troie , avoit quitté les plaines fertiles de Tarné ,
périt sous les coups d'Idoménée . Il remontoit sur son char,
le roi des Crétois l'atteint de sa lance ; il roule sur la pous
sière , et les ombres de la mort s'épaississent autour de lui.
Le vainqueur l'abandonne à ses écuyers , qui lui enlèvent ses
dépouilles .
Scamandrius , la terreur des forêts , est immolé par Mé
nélas . Diane elle-même lui avoit appris à percer de ses
⚫traits les habitants des bois ; mais ni Diane , ni son adresse
si vantée , ne peuvent le sauver du trépas. Ménélas , qui le
voit fuir devant lui , l'atteint entre les deux épaules , et lui
fait ressortir son fer sanglant par la poitrine ; il tombe , et
la terre gémit sous le poids de son armure.
Phéréclus reçoit la mort des mains de Mérion , Phéré
clus , favori de Minerve , dont l'art industrieux enfantoit
des prodiges . Il avoit construit , pour Pâris , ces vaisseaux
malheureux , source funeste de la perte des Troyens et de
la sienne. Il ignoroit , hélas ! le secret des Destins. Mérion
l'atteint dans sa fuite , et lui perce la cuisse droite : le fer
s'y enfonce , et la traverse tout entière. Il tombe sur ses ge
noux , il sanglotte , et ses yeux sont couverts des voiles du
trépas.
Mégès frappe Pédéus , un fils d'Anténor. Fruit d'un
amour que n'avoit point avoué l'hyménée , Pédéus avoit
crû sous les yeux de la sage Théano , qui , pour plaire à
CHANT V. 65
son époux , le chérissoit à l'égal de ses enfants . Mégès , par
derrière , lui enfonce sa lance dans le col ; le fer coupe la
langue , et ressort entre les dents. Le malheureux tombe
sur la poussière , et mord , en expirant , l'acier qui l'a
percé.
Eurypile immole le généreux Hypsénor , fils de Dolo
pion ; Dolopion , un prêtre du Scamandre , que les Troyens
révéroient comme un Dieu. Eurypile atteint ce guerrier
dans sa fuite , et de son épée il lui coupe la main : elle
tombe sanglante sur la terre , la mort ferme sa paupière ,
et la Parque impitoyable tranche le fil de ses jours.
Ainsi triomphoient ces héros sur cette plaine ensanglan
tée. Plus terrible qu'eux tous , le fils de Tydée porte par
tout l'épouvante et l'horreur. Tantôt au milieu des Grecs ,
tantôt au milieu des Troyens , l'œil ne peut suivre sa course
rapide , et la mort se multiplie sous ses coups . Tel , enflé
par les orages , un fleuve impétueux franchit ses digues ,
renverse les ponts qui le captivent , et vainqueur de tous
les obstacles , détruit les trésors de Cérès et les travaux du
laboureur .
Ainsi devant le fils de Tydée disparoissent les Troyens :
des phalanges entières n'osent ni le braver ni l'atteindre.
Le fils de Lycaon le voit voler dans la plaine , et semer par
tout le trépas. Soudain il bande son arc , un trait siffle , va
percer le lien qui attache la cuirasse du héros , et s'enfonce
dans son épaule : le sang coule , Pandarus s'écrie : « Arrê
tez , généreux Troyens ; revenez au combat , le plus ter
( rible des Grecs est blessé. Si le Dieu qui m'inspira de
" quitter la Lycie n'a point trompé mon espoir , il ne sur
" vivra pas long-temps à sa blessure. »
Ainsi triomphoit le fils de Lycaon : mais Diomède n'est
point accablé du coup . Il recule et s'arrête près de ses cour
siers : « Viens , fils de Capanée , dit-il à Sthénélus ; descends ,
* viens arracher le trait qui me déchire. » Il dit ; Sthénélus
s'élance , vole auprès de lui , et retire de son épaule le fer
5
L'ILIADE :
66
meurtrier . Le sang jaillit ; Diomède , les yeux au ciel :
te ter , s'écrie-t-il ; si jamais dans
«< Écou -moi , ô Fille de Jupi
« les comb ats tu daig nas seco nder mon père , viens me se
« conder à mon tour : livre à mes coups le guerrier qui m'a
blessé , qui triomphe de sa victoire , et qui se vante que
«<
« bientôt je ne verrai plus la lumière du jour. »
Il dit ; Minerve exauce sa prière : soudain elle rend à ses
membres leur vigueur et leur souplesse , et s'approchant de
lui : « Reprends , lui dit-elle , reprends toute ton audace ,
« fonds sur les Troyens ; j'ai versé dans ton ame le courage
x age dont toujours ton père fut animé ;
" de tes aïeu , ce cour
« j'arr ache de tes yeux le voile qui les couvre : ils sauront
rmais distinguer les mortels et les Dieux . Respecte les
" déso
« autres habitants de l'Olympe ; mais si Vénus ose affronter
« la mêlée , perce-la de ta lance. »
A ces mots elle disparoît , et Diomède revole au milieu
des guerriers . Le feu qui échauffa son courage est trois fois
plus brûlant encore . Tel , blessé par le berger , au moment
où il va dévorer un troupeau , le lion sent croître sa rage ,
et revient plus terrible fondre sur sa proie ; le pasteur im
puissant va , dans son asile , cacher sa frayeur ; les moutons
frémissent pressés les uns contre les autres ; le monstre ,
avide de carnage , franchit les barrières et s'enivre de sang.
Tel , et plus formidable encore , Diomède s'élance au mi
lieu des Troyens : Astinoüs et Hypénor tombent sous ses
coups à l'un , il perce le sein ; de son épée , il atteint l'autre
:
à l'épaule , et la sépare de son corps . Il les laisse expirants
sur la poussière , et fond sur Abas et sur Polyide , fils du
vieil Eurydamas , savant dans l'art d'interpréter les songes .
Il n'avoit point prédit à ses fils leur triste destinée : tous
deux ils sont immolés par le fer de Diomède .
Il court sur Xanthus et sur Thon , fils de Phénops , et
nés dans sa vieillesse : Phénops succombe sous le poids des
années , et n'a point d'autres fils qui puissent succéder à
ses trésors . Diomède les égorge tous deux . Leur père in
CHANT V. 67

fortuné ne les pressera - point dans ses bras au retour du


combat : ses derniers jours s'écouleront dans les larmes ,
et d'avides héritiers dévoreront ses richesses.
Échémon et Cromius , deux fils de Priam , tous deux
montés sur le même char , s'offrent à la fureur du héros :
tel , au fond des bois , le lion affamé s'élance au milieu d'un
troupeau , et déchire ou le taureau menaçant , ou la timide
génisse : tel , le fils de Tydée immole ces deux jeunes guer
riers , les précipite de leur char , et leur arrache leur san
glante armure . Ses compagnons , par ses ordres , conduisent
leurs coursiers vers ses vaisseaux .
Énée voit ce ravage affreux ; il le voit , et soudain il
s'élance au milieu de la mêlée , à travers les piques et les
javelots. Il cherche Pandarus ; ses yeux le rencontrent en
fin ; il l'aborde : « Généreux fils de Lycaon , lui dit-il , où
«< est ton arc ? où sont ces traits plus rapides que l'éclair?
# où est cette gloire que n'ose ici te disputer aucun de nos
« guerriers , et que dans ta Lycie personne ne se vanta ja
" mais d'effacer ? Viens , invoque Jupiter , et lance un trait

« à ce guerrier terrible , à ce fléau des Troyens , qui a déja


« moissonné une foule de nos héros ..... si cependant ce
« n'est pas un Dieu en courroux qui vient venger son culte
( négligé ; le courroux d'un Dieu est funeste aux mortels.
- (({ Sage Énée , lui répond le fils de Lycaon , ce guerrier
. ressemble en tout au fils de Tdée ; je le reconnois à son
# casque , à son bouclier , à ses coursiers : mais je n'oserois
" affirmer que ce n'est pas un Dieu . Mais si c'est un simple
#« mortel , si c'est le fils de Tydée , un Dieu , sans doute ,
« anime sa fureur. Un Dieu , couvert d'un nuage , veille à
a ses côtés , et détourne les traits qui lui sont adressés .
& Déja une de mes flèches a percé le lien qui attache sa
« cuirasse , et s'est enfoncée dans son épaule ; j'ai cru qu'il
a alloit descendre chez les morts , mais il a trompé mon es
弱 poir. Ah ! sans doute , c'est un Dieu en courroux déchaîné
« contre Troie . Je n'ai point ici de char ni de coursiers ;
5.
L'ILIADE .
68
« onze chars superbes reposent dans le palais de mon père ;
« les coursiers destinés à les traîner bondissent dans ses pâ
turages . Le vieillard , en partant , vouloit que je ne vinsse
"
« affronter les combats qu'avec cet utile et pompeux ap
pareil ; mais ma jeunesse imprudente dédaigna ses avis.
་་
« Je craignis que mes coursiers ne périssent enfermés dans
« vos murs ; je les laissai et je vins à pied , avec cet arc ,
" avec ces flèches , armes impuissantes qui ont abusé ma

«< confiance .
é deux , l'une à Ménélas , l'autre à Dio
(( Déja j'en ai lanc
་་ mède : toutes deux ont été teintes de sang ; mais je n'ai
« fait qu'irriter encore le courage de ces deux guerriers .
" Ah ! ce fut un jour funeste , que le jour où , cédant aux
<< vœux d'Hector , je pris mon arc et mes traits pour venir
" combattre à la tête des Troyens . Si jamais je retourne
<< dans ma patrie , si mes yeux revoient jamais une épouse
" adorée et le palais de mes pères , je veux périr, si , de
« mes propres mains , je ne brise cet arc inutile , et si je ne
" le jette dans les flammes .
- ་་ Laisse de vains discours . Viens ; il faut que tous deux
« nous allions affronter ce guerrier . Monte sur mon char ;
« tu verras que ces chevaux divins savent , avec une égale
« vitesse , atteindre l'ennemi et l'éviter . Ils nous ramène
<< ront du moins à Troie , si Jupiter veut encore donner
«་་ la victoire au fils de Tyde . Allons , prends l'aiguillon et
« les rênes , moi je combattrai : ou combats toi-même ; moi
་་
་་ je guiderai les coursiers .
"( Énée , garde les rênes et conduis ton char . Si nous
« sommes réduits à fuir devant Diomède , il volera plus vite
« sous une main connue . Si tes chevaux n'entendoient plus
" ta voix , peut-être , égarés par la frayeur, ils ne nous sau
«< veroient pas du combat , le fils de Tydée fondroit sur
« nous , nous égorgeroit et s'empareroit de ton char. Con
« duis-le toi-même ; moi , le javelot à la main , j'attaquerai
" l'ennemi . »
CHANT V. 69
A ces mots , tous deux ils s'élancent sur le char, et ,
pleins de fureur, ils volent à Diomède. Le fils de Capanée
les aperçoit : « Cher ami , s'écrie-t-il , je vois fondre sur toi
«杯 deux guerriers intrépides, l'un savant dans l'art de lancer
«< les traits ; c'est Pandarus , fils de Lycaon ; l'autre , c'est
" Énée , qui se glorifie d'être le fils d'Anchise ,
et d'avoir
« Vénus pour mère. Allons , recule , monte sur ton char ;

« ne te précipite plus dans cette mêlée , où peut-être tu


« trouverois la mort. »
Diomède lançant sur lui un regard furieux : « Ne me
" conseille point
la fuite , je ne t'en croirois pas. Mes pères
« ne m'ont point appris à fuir, ni à me cacher : mon cou
«< rage respire tout entier. Je ne monterai point sur mon
char, à pied je cours les braver. Minerve me défend la
«< crainte. Crois-moi , ces rapides coursiers ne les remène
"
ront pas tous deux à Troie..... si cependant un seul peut
« échapper à mes coups .
a Écoute , et souviens-toi de mes ordres ; si Minerve me

a donne la gloire de les immoler tous deux , abandonne tes


" rênes , descends de mon char , vole à celui d'Énée , en

« traine-le avec ses chevaux au milieu de mes guerriers . Du


« couchant à l'aurore il n'est point de chevaux si vigoureux ;
«< ils sont enfants de ceux que Jupiter donna jadis à Tros ,
« pour prix du jeune Ganymède. Par un heureux larcin ,
« Anchise trompa la jalousie de Laomédon , et ses cavales
« lui donnèrent six chevaux issus de cette race divine.
素 Quatre furent réservés pour son char ; il en donna deux
** à Énée pour le porter dans les combats , et y semer la
« terreur et la fuite. Quelle gloire pour nous , si ces deux
« coursiers étoient notre conquête ! »
Cependant les deux guerriers approchent : « Fils du gé
« néreux Tydée , s'écrie Pandarus , mon trait n'a pu t'ôter
« la vie , essayons si mes javelots seront plus heureux . » Il
dit ; un javelot part ; le bouclier du héros est percé , et le
fer s'enfonce dans la cuirasse. « Tu es blessé , s'écrie le
70 L'ILIADE .

« fils de Lycaon , mon fer est dans ton sein ; tu vas tomber,
« et ta chute sera mon triomphe. »
Diomède , toujours intrépide : « Tu m'as manqué , dit
་་ il ; mais il faudra que l'un de nous deux enivre de son
« sang le Dieu des combats. » Il dit , et lance un javelot :
Minerve elle - même le dirige. L'arme meurtrière atteint
Pandarus au-dessous de l'œil , lui brise les dents , coupe sa
langue , et la pointe ressort sous le menton . Il tombe , et
l'air retentit du bruit de sa chute. Les coursiers bondissent
effrayés , ses forces l'abandonnent , et son ame s'envole.
Pour défendre ses dépouilles , Énée s'élance le fer à la
main. Tel qu'un lion furieux , l'œil étincelant , la voix me
naçante , il couvre le cadavre de son corps et de son bou
clier, et présente la mort à quiconque ose avancer. Le fils
de Tydée saisit une pierre énorme , vaste rocher qu'aujour
d'hui ne pourroient soulever les deux plus robustes mor
tels. Lui seul , et sans effort , il le prend , le lance contre
Énée , et du coup lui froisse la cuisse et les nerfs qui l'at
tachent à la jambe. Le Troyen tombe sur ses genoux , et
d'une main s'appuie sur la terre ; un noir bandeau s'épaissit
sur ses yeux .
Énée alloit périr , si Vénus sa mère ne fût accourue pour
le sauver. Elle serre ce fils chéri dans ses bras d'albâtre :
de sa robe elle lui fait un rempart contre les traits de la fu
reur des Grecs , et l'emporte loin des combats. Cependant
le fils de Capanée , fidèle aux ordres de Diomède , pousse
ses coursiers loin de la mêlée , arrête les guides , descend
de son char, vole à celui d'Énée, l'entraîne loin des Troyens ,
et le confie à Déipyle , son confident , son ami , pour le
conduire à la tente de Diomède . Lui-même il remonte sur
le char, et vole sur les pas du fils de Tydée.
Le fer à la main , ce héros poursuit Vénus : il sait que
c'est une Déesse foible et sans courage , non de celles qui
président aux combats , telles que Minerve , telles que Bel
d
lone. Toujours attaché à ses traces , il l'atteint enfin au mi
CHANT V. 71

lieu de la foule de sa lance il perce son voile , ce voile


brillant que les Graces ont tissu , et la blesse elle-même à
la main. Le sang de l'Immortelle coule de sa blessure.
Abreuvés de nectar et nourris d'ambroisie , les Dieux n'ont
point ce sang grossier que fournissent aux humains les
présents de Bacchus et les dons de Cérès : dans leurs sub
stances circule une liqueur divine , source de leur immorta
lité. Vénus pousse un cri , et laisse tomber son fils . Apol
lon le reçoit dans ses bras , l'enveloppe d'un nuage épais ,
et le dérobe à la fureur des Grecs ; « Fille de Jupiter, s'é
« crie Diomède , fuis les combats et les alarmes . N'est-ce
« point assez pour ta gloire de régner sur un sexe foible et
« timide ? Sans doute tu ne viendras plus affronter les ha
« sards , et le nom seul de la guerre te fera pâlir d'effroi. »
Il dit ; la Déesse fuit éperdue , hors d'elle-même ; la douleur
la dévore ; sa main devient noire et livide . Iris , la messa
gère des Dieux , la prend et l'entraîne loin de la mêlée .
Elles trouvent le dieu Mars assis aux rives du Scaman
dre sa lance et ses coursiers reposoient sur un nuage.
Vénus tombe à ses genoux , et implore sa pitié : « O mon
" frère , lui dit-elle , sauve-moi de ces lieux ; donne-moi tes
" coursiers pour remonter au céleste séjour. Je péris d'une

« blessure que m'a faite un mortel , l'impie Diomède , qui ,


« dans sa fureur, braveroit jusqu'au Maître des Dieux. »
Elle dit ; Mars cède à sa prière. Le cœur déchiré de honte
et de douleur , elle monte sur le char : Iris y monte avec
elle , prend les rênes , et de l'aiguillon presse les flancs des
coursiers. Ils volent au gré de son impatience , et déja ils
ont atteint le sommet de l'Olympe. Iris les arrête , les dé
telle , et sa main divine les nourrit d'ambroisie.
Vénus tombe dans les bras de Dioné, sa mère. La Déesse
la serre tendrement , la caresse de la main , et l'appelant
par son nom : « O Vénus ! ô ma fille ! lui dit-elle , quel Dieu
" a osé t'outrager ? - C'est Diomède , c'est le cruel fils de
" Tydée qui m'a blessée , parceque j'arrachois à sa fureur
72 L'ILIADE.
« mon fils Énée , ce fils qui , de tous les mortels , est le
" plus cher à ma tendresse. Ce n'est plus la guerre des
«་་ Troyens et des Grecs ; déja les Grecs osent défier les
« Dieux mêmes.
―――――― ་་ Calme-toi , ma fille , supporte ta douleur. Insensés !
« dans nos tristes discordes , nous soulevons les mortels
"( contre l'Olympe : plus d'un Dieu a déja éprouvé leur in
" solente audace. Enchaîné par Ottus et par Ephialte ,
« Mars a langui treize mois dans un cachot d'airain . Acca
" blé du poids de ses fers , consumé de peines et d'ennuis ,
(( il périssoit, si Mercure , instruit de son sort par la belle
« Éribée , ne l'eût dérobé au pouvoir de ses tyrans.
« D'une flèche armée de trois pointes , le fils d'Amphi
( tryon perça le sein de Junon ; et la Déesse éprouva une

« douleur que rien ne put soulager. Ce fils de Jupiter blessa


" Pluton lui-même sur son trône , et l'accabla des maux les
(( plus cruels. Souffrant , désespéré , le roi des Enfers monte
« au céleste palais ; le fer étoit encore dans son épaule , et
« la douleur le consumoit. Péon , par ses puissants secours ,
« guérit la blessure de l'Immortel.
(( Un malheureux ! un impie ose outrager les habitants de
(( l'Olympe !... C'est Minerve qui l'a déchaîné contre toi. Il

« ne sait pas , l'insensé Diomède , que le mortel qui ose at


<< taquer les Dieux voit bientôt finir sa carrière. Il n'em
<< brassera point ses enfants au retour des combats ; il ne
« s'entendra point appeler du doux nom de père . Qu'il
« craigne , ce Diomède , tout terrible qu'il est , de rencon
« trer un bras plus redoutable que le sien ! Qu'il craigne
« que la fille d'Adraste , la belle Egialé , ne réveille bientôt
« ses esclaves par ses cris , et ne leur redemande en vain le
« héros et l'époux qu'elle adore. » Elle dit , et de ses mains
elle presse la main de sa fille : le sang s'arrête , la plaie se
referme , et la douleur s'évanouit.
Minerve et Junon , témoins de cette aventure , essaient ,
par des railleries amères , d'irriter le monarque des Dieux :
CHANT V. 73
« O Jupiter ! ô mon père ! lui dit Minerve , ne seras-tu
t point offensé d'un mot échappé à ta fille? Cypris
alloit
« séduire encore une beauté grecque , et l'entraîner sur les
« pas d'un autre Pâris : mais elle s'est déchiré la main à
" l'agrafe d'or qui attachoit le voile de la nouvelle Hé
« lène. »
Elle dit ; le père des Dieux et des mortels sourit ; il ap
pelle Vénus : « Il ne t'a point été donné , ma fille , lui dit
« il , de te mêler dans les combats : préside aux plaisirs de
« l'hymen et aux amoureux travaux ; laisse à Mars et à
« Minerve la guerre et ses alarmes . >»
Cependant Diomède poursuit toujours Énée ; il voit
Apollon qui le protége contre ses efforts : mais sans respect
pour le Dieu lui-même , il brûle d'immoler son rival et de
lui arracher ses dépouilles. Trois fois il s'élance , impatient
de le frapper, trois fois le Dieu fait briller sur lui son im
mortel bouclier : il fond une quatrième fois avec la fureur
du Dieu des batailles , Apollon , l'œil en feu , la voix me
naçante , lui crie : « Rentre en toi-même , ô fils de Tydée !
<< recule , et crains de braver les Dieux ! Connois la diffé
« rence qu'il y a entre les Immortels et les insectes qui
" rampent sur cet amas de boue. >>
Il dit ; pour se dérober au courroux du Dieu , le héros
recule. Apollon emporte Énée dans ses bras , et , loin des
alarmes , il le dépose dans Pergame , à l'ombre du temple
qui lui est consacré. Latone et Diane le reçoivent au fond
du sanctuaire , et guérissent ses blessures. Cependant l'Im
mortel a formé un fantôme , auquel il a donné et l'air et
les armes d'Énée. Autour de ce fantôme , les Troyens et les
Grecs combattent et se heurtent ; les boucliers , les piques
sont brisés , et volent en éclats .
Apollon , s'adressant alors au Dieu de la guerre : « Mars,
« impitoyable Mars , lui dit-il , Dieu de sang et de carnage ,
" n'iras-tu point enfin repousser ce Diomède , qui combat
< troit contre Jupiter même ? Il a déja blessé Vénus à la
«
74 L'ILIADE.
" main , et , tout-à-l'heure, avec une audace égale à la tienne,
" il a fondu sur moi. »
Il dit , et va s'asseoir sur les tours de Pergame. Mars
prend la figure et les traits d'Acamas , le chef des Thraces ,
se jette au milieu des Troyens , les presse et les enflamme.
Il gourmande les fils de Priam : « Enfants des rois , s'écrie
к t-il , jusqu'à quand laisserez-vous égorger votre peuple !
" Attendez-vous que l'ennemi assiége vos portes , et com
« batte au milieu de vos murs ? Énée , le fils d'Anchise , ce
« héros que nous révérons à l'égal d'Hector , est étendu sur
« la poussière. Allons , sauvons cet intrépide guerrier. »
Il dit ; tous les cœurs sont remplis d'une nouvelle audace.
Sarpédon , furieux : « Hector , s'écrie-t-il , qu'est devenu
" ton courage ? Tu te vantois que , sans secours , sans al
« liés , seul avec tes parents et tes frères , tu sauverois Ilion.
« Où sont-ils ces héros ? Ni mes yeux , ni ma pensée , ne
« peuvent les rencontrer.
« Ils se cachent comme des chiens timides à l'aspect d'un
་་ lion qui les poursuit ; et nous combattons , nous qui ne

« sommes que vos alliés ! A ce seul titre , je suis venu moi


« même des rives lointaines du Xanthe et du fond de la
་་ Lycie. J'ai quitté pour toi une épouse
que j'adore , un
"( enfant au berceau , et des trésors , objets de l'envie. Tu
me vois presser toujours mes soldats , et braver ce mortel
"( furieux .
་་ Moi cependant je n'ai rien ici que puissent m'enlever

« les Grecs. Et toi tu languis loin des combats ! tu n'excites


(( pas seulement tes guerriers à se défendre , et à repousser
« un ennemi qui , bientôt , vous enveloppera dans ses filets,
«"< chargera vos mains de fers , détruira vos murs , et dévo
« rera vos richesses. Occupé jour et nuit de ces soins impor
« tants , tu devrois implorer la valeur de tes alliés , encou
་་ rager leurs efforts
, et apaiser leurs justes murmures . »
Ainsi parle Sarpédon : ses reproches déchirent le cœur
d'Hector . Soudain il s'élance de son char ; le javelot en
CHANT V. 75

main , il court dans tous les rangs , et rallume , dans tous


les cœurs , l'ardeur de combattre et de se venger.
Les Troyens reviennent sur les Grecs et les bravent. Leurs
rivaux , toujours intrépides , les attendent sans s'ébranler.
Des tourbillons de poussière s'élèvent sous les pieds des
coursiers. Le ciel en est obscurci , et les Grecs en sont cou
verts. Ainsi quand la blonde Cérès , à l'aide d'un mobile
instrument , sépare ses trésors de la paille qui les enveloppe,
la poussière blanchit son aire et vole au loin dispersée par
les vents .
Minerve est remontée dans l'Olympe. Soudain Mars
vient , au gré d'Apollon , seconder les Troyens : il couvre
d'une nuit obscure le théâtre des combats , vole dans tous
les rangs , et verse dans tous les cœurs sa fureur et sa rage.
Apollon rappelle Énée du fond de son sanctuaire , et
l'anime d'une nouvelle audace . Le héros revole au milieu
de ses guerriers : avec quels transports ils le revoient vivant
et plein d'une généreuse ardeur ! Mais au milieu de ce vaste
incendie qu'allument Apollon , Bellone et le Dieu des ba
tailles , ils ne peuvent lui demander quel heureux destin l'a
sauvé du trépas.
Les deux Ajax , Ulysse et Idoménée , réchauffent le cou
rage de leurs soldats. Sous ces chefs intrépides , les Grecs
attendent , sans effroi , les efforts et les traits de l'ennemi.
Tels on voit les nuages reposer immobiles sur le sommet
des montagnes , tandis que l'aquilon dort avec les autres
vents , qui troublent le calme des airs.
Atride est dans tous les rangs : « Amis , s'écrie-t-il, soyez
toujours les héros de la Grèce ; frappez , combattez. Que
" les regards de vos compagnons vous soutiennent et vous
.M enflamment encore. Le brave échappe au trépas , le lâche
" trouve la mort au sein de l'ignominie. >>
Il dit , et lance un javelot : du coup il atteint un des héros
de la Phrygie , un ami d'Énée , Déicoon , que les Troyens ,
épris de sa valeur , révéroient à l'égal de Priam. Le fer perce
76 L'ILIADE .
le bouclier, et s'enfonce dans le flanc , à travers le baudrier
qui le couvre. Il tombe , et la terre gémit sous son poids.
Orsiloque et Créton , intrépides enfants de Dioclès , expi
rent sous les coups d'Enée. Le riche Dioclès habitoit dans
les murs de Phéra : il descendoit du fleuve Alphée , dont
les eaux baignent les terres des Pyliens. Ce Dieu donna le
jour à Orsiloque ; Orsiloque fut père de Dioclès : Dioclès
eut deux fils jumeaux , Orsiloque et Créton , tous deux sa
vants dans l'art des combats. Au printemps de leur âge , ils
avoient ensemble affronté les mers pour venir , sous les
murs d'Ilion , venger les injures des Atrides. Une même
destinée les conduit ensemble au trépas. Tels , deux lion
ceaux nourris sur les montagnes , à l'ombre des forêts ,
abandonnent leur mère , et vont , dans les bergeries , porter
le carnage et l'effroi , et tous deux enfin succombent sous
les efforts des pasteurs ; tels , les deux frères expirent , sem
blables à deux sapins qui couvrent la terre , étonnée de leur
chute.
Ménélas les voit tomber. Il en gémit , et s'élance le fer à
la main , la fureur dans les yeux ; c'est Mars qui l'aníme ;
Mars veut qu'il périsse sous les coups d'Énée. Antiloque ,
le fils de Nestor , se précipite sur ses pas. Il craint pour les
jours du monarque , et tremble que sa mort ne ravisse aux
Grecs la vengeance et la victoire.
Déja ces fiers rivaux , le javelot à la main , le bras tendu ,
se menacent des yeux . Antiloque se place à côté de Mé
nélas , et se presse contre lui. Tout intrépide qu'il est , Énée
n'ose les affronter tous deux , et s'éloigne.
Les deux guerriers enlèvent les restes déplorables d'Or
siloque et de Créton , les remettent à leurs compagnons ,
et volent eux-mêmes à de nouveaux exploits. Là , périt
Pélymènes , le généreux chef des Paphlagoniens . Ménélas
l'atteint à l'épaule , et le renverse expirant. Antiloque im
mole le fidèle Mydon , qui guidoit ses coursiers. D'une
pierre qu'il lui lance , il le frappe au coude , tandis qu'il dé
CHANT V. 77

tourne son char. Les rênes échappent de sa main et traî


nent sur la poussière. Antiloque s'élance sur lui , et de son
épée le perce à la tempe . Mydon tombe sur la tête , et jus
qu'aux épaules s'enfonce dans le sable. Ses coursiers , que
le vainqueur pousse du côté des Grecs , le renversent et
l'étendent sur l'arène.
Hector accourt furieux , menaçant. Les phalanges troyen
nes se précipitent sur ses traces. A leur tête sont Mars et
Bellone l'une semant l'épouvante et l'horreur , l'autre agi
tant dans sa main sa redoutable lance , et volant , tantôt
devant Hector, et tantôt derrière lui. Diomède , à son as
pect , est saisi d'une subite horreur. Tel , égaré dans sa
route , le voyageur s'arrête à la vue d'un fleuve inconnu ,
qui roule , en mugissant , des flots blanchis d'écume ; tel ,
le cœur glacé d'effroi , il retourne sur ses pas.
Ainsi recule le fils de Tydée : « Amis , dit-il , nous admi
" rions la valeur d'Hector, et sa guerrière audace : eh ! tou
" jours un Dieu veille à ses côtés pour le garantir du trépas.
« C'est Mars aujourd'hui sous les traits d'un mortel. Allons ,
« reculons sans honte , et n'opposons point aux Dieux un
(E courage inutile . »
Il dit ; les Troyens fondent sur eux. Déja Ménesthés et
Anchialus , deux intrépides guerriers , montés sur le même
char, expirent aux pieds d'Hector. Le fils de Télamon gémit
de leur chute : il s'avance , et d'un javelot il immole Am
phius , le fils du riche Sélagus , dont les nombreux trou
peaux couvroient les plaines de Pèse. Une cruelle destinée
l'avoit amené au secours de Priam et de ses enfants.
H tombe; le vainqueur accourt pour lui arracher son ar
mure ; les Troyens lui lancent une grêle de traits , qui sur
son bouclier expirent émoussés. Du pied , il presse le ca
davre sanglant , et retire son javelot ; mais il ne peut enlever
les dépouilles. En butte à mille coups , il craint que les
Troyens ne l'enveloppent . Déja la pique baissée , ils le pres
78 L'ILIADE .

sent , et tout vigoureux , tout intrépide qu'il est , il cède à


leur nombre et à leur audace.
Cependant un destin funeste précipite le fils d'Hercule ,
le vaillant Tlépolème , contre le divin Sarpédon ; l'un fils ,
l'autre petit-fils de Jupiter : ils s'approchent , ils se bravent :
« Lâche guerrier, dit Tlépolème , pourquoi viens-tu mon
<< trer ici ta foiblesse et ta honte ? L'imposture te dit fils de
« Jupiter ; mais tu n'as rien des héros que ce Dieu jadis
« avoua pour ses enfants. Tel étoit mon père , l'intrépide ,
« le redoutable Hercule. Seul , avec six vaisseaux et quel
« ques guerriers , on le vit , autrefois , aborder sur ces rives ,
« punir le perfide Laomédon , détruire Troie , et en faire
« un vaste désert. Mais toi , soldat sans courage , tu viens ,
« du fond de la Lycie , pour voir périr ton peuple sous tes
" yeux. Eh ! quand tu serois un héros , ton bras seroit inu
« tile aux Troyens bientôt abattu sous mes coups , tu des
« cendras chez les morts .
- « Tlépolème , lui répond Sarpédon , Hercule renversa
«་ Troie , pour punir la perfidie de Laomédon , qui lui refusa
« les coursiers promis à sa valeur , et ne répondit à ses bien
« faits que par des outrages . Toi , tu recevras ici la mort
« de ma main ; ta chute sera mon triomphe , et ton ame la
" proie du tyran des Enfers. »
Il dit ; et tous deux à la fois ils lancent leurs javelots.
Tlépolème est frappé au col ; le fer le traverse tout entier ,
et ses yeux sont couverts des ombres du trépas . Sarpédon
a la cuisse percée ; l'arme meurtrière pénètre jusqu'à l'os ,
et s'abreuve de son sang. Mais Jupiter veille sur son fils.
Les Lyciens le reçoivent dans leurs bras , et l'emportent loin
des dangers. Le javelot traîne attaché à sa blessure , et irrite

sa douleur. Impatients de sauver leur maître , aucun ne
songe à retirer le fer qui le déchire.
Les Grecs enlèvent le cadavre sanglant de Tlépolème.
Ulysse le reconnoit , son cœur en est ému. Il balance s'il
poursuivra Sarpédon , ou s'il immolera une foule de Lyciens
CHANT V. 79
aux mânes de son ami : mais il n'étoit pas donné au géné
reux Ulysse de trancher les jours du fils de Jupiter. Minerve
elle-même l'entraîne au milieu des Lyciens. Là , il égorge
Céramus , Alastor, Chromius, Aléandre, Alius , Noëmon et
Prytanis.
Une foule d'autres victimes alloient tomber sous ses
coups ; mais soudain Hector s'avance , et rapporte aux Grecs
la terreur et l'effroi. Sarpédon le voit , un rayon de joie pé
nètre dans son cœur , et d'une voix mourante : « O fils de
Ú Priam ! lui dit-il , ne souffre pas que je sois la proie des
t Grecs ; repousse-les loin de moi . Ah ! puisque je ne
dois
" point revoir ma patrie , et consoler, par mon retour, une
« tendre épouse , un fils encore au berceau , que du moins
" j'expire dans vos murs ! »
Il dit ; Hector, sans lui répondre , vole impatient de re
pousser les Grecs , et de les immoler à sa vengeance. Les
compagnons de Sarpédon le déposent sous un hêtre. Péla
gon , son ami , retire de sa plaie le fer qui y est encore.
L'ame du héros est prête à l'abandonner, un nuage s'épais
sit sur ses yeux enfin il respire, et l'haleine rafraîchissante
des vents ranime sa vie presque éteinte.
Les Grecs , pressés et par Mars et par Hector , ne peu
vent plus lutter contre l'orage. A l'aspect du Dieu qui les
poursuit , ils reculent ; mais leur retraite est encore un
combat.
Quels guerriers tombèrent sous les coups du fils de Priam
et du Dieu des batailles ! Ils immolèrent le divin Teuthras ,
Oreste , le dompteur de coursiers , le vaillant Tréchus ,
OEnomaüs , Hélénus , et Oresbius ; le riche Oresbius habi
toit sur les bords du lac Céphissis , contrée féconde que cul
tivoient les Béotiens .
Junon voit périr ses Grecs dans ce funeste combat : « O
« fille de Jupiter ! dit-elle à Minerve , nous avons promis à
#
Ménélas qu'il détruiroit Ilion , qu'il retourneroit vain
queur à Lacédémone ; et nous souffrons que Mars déploie
80 L'ILIADE .
« ainsi sa fureur et sa rage ! Allons , rentrons dans cette lice
« sanglante , soutenons nos guerriers . »
Elle dit ; Minerve s'enflamme à sa voix. La fille de Sa
turne, la reine des Dieux , apprête elle-même ses immortels
coursiers . Un or céleste éclate sur les harnois qui les cou
vrent. Bientôt , à la voix d'Hébé , le char roule et s'avance .
Sur un axe de fer tournent des roues d'airain . Huit rayons
d'airain brillent enchâssés dans des moyeux d'argent ; des
bandes d'airain se replient sur le cercle d'or qui les presse
et les embrasse . Sur des lames d'or et d'argent , le char ba
lance suspendu . Deux arcs arrondis forment le trône de la
Déesse. Au timon d'argent , Hébé attache un joug d'or, des
rènes d'or flottent sous sa main. Avide de sang et de car
nage , Junon elle-même attelle ses coursiers .
Cependant la fille de Jupiter s'arme pour les combats .
Son voile , tissu pompeux , ouvrage de ses mains , tombe
ondoyant sur la céleste voûte. Elle revêt l'armure du maître
des Dieux . Sur son sein brille l'immortelle cuirasse ; sur ses
épaules pend l'impénétrable égide , affreux instrument de
colère et de vengeance ! Autour sifflent des serpents entre
lacés. Sur l'orbe étincelant s'agitent la Force et la Terreur,
la Discorde et les Alarmes . Au milieu est la tête de la Gor
gone , l'étonnement de l'Olympe et l'effroi des mortels. La
Déesse ceint enfin un casque d'or, que surmonte un hor
rible panache , et dont le vaste contour couvriroit vingt ci
tés et tous leurs guerriers. Elle monte sur le char enflammé.
Dans sa main étincelle cette lance énorme , foudroyante ,
qui moissonne les héros , et renverse les armées que pour
suit son courroux .
La reine des Dieux presse de l'aiguillon les flancs de ses
coursiers. A leur aspect, les portes du céleste palais roulent
sur leurs gonds et s'ouvrent d'elles-mêmes. Les Heures
5
veillent à ces portes ; gardiennes du Ciel et de l'Olympe ,
elles élèvent ou abaissent le nuage épais qui leur sert de
barrière.
CHANT V. 81
Le char vole : au sommet de l'Olympe , au fond d'un sanc
tuaire , où il repose loin des autres Immortels , les deux
Déesses trouvent Jupiter assis sur les nuages. Junon arrête
ses coursiers : « O Jupiter ! dit-elle , tu vois Mars et ses af
« freux ravages ! Tant de Grecs , tant de héros périssent
« victimes de sa rage insensée , et ton courroux ne s'allume
બ point encore ! Ah ! je suis en proie au désespoir ; et Phébus
( et Cypris , qui ont déchaîné le monstre , jouissent
, tran
« quilles, de mon dépit et de leur triomphe. Souffre, ô père
« des Dieux ! souffre que j'aille punir ses fureurs et l'arra
« cher aux combats . - Va : que Minerve , qui plus d'une
<< fois mit la douleur dans son sein, te venge et le châtie . »
Il dit ; la Déesse presse ses coursiers , et ils volent au gré
de son ardeur. Autant qu'un homme assis au rivage des
mers voit, d'un roc élevé, d'espace dans les airs, autant
les immortels coursiers en franchissent d'un saut. Déja
ils foulent les rivages troyens, et ces bords où le Scamandre ·
et le Simoïs roulent leurs flots mêlés et confondus. Junon
les arrête ; elle-même les dételle et les couvre d'un sombre
nuage. Le Simoïs , sur ses rives , leur offre l'ambroisie.
Impatientes de secourir les Grecs , les deux Déesses vo
lent sur la plaine avec la légèreté des colombes. Elles arri
vent aux lieux où Diomède et ses guerriers se défendent
comme des lions furieux ou des sangliers terribles , contre •
une foule d'ennemis qui les environne et les presse.
Junon prend l'air et les traits du vigoureux Stentor, dont
la voix d'airain a plus de force et d'éclat que celles de cin
quante autres mortels : «་་ Opprobre de la Grèce , s'écrie
t t-elle , vil rebut des humains , lâches qui n'avez de guer
a riers que le nom ! tant qu'Achille a combattu pour vous,
" jamais les Troyens n'ont osé sortir de leurs murailles ;
ails trembloient à son aspect. Aujourd'hui , loin de leurs
€ remparts , ils viennent vous égorger jusque sur vos vais
" seaux ! »
Elle dit , et tous les cœurs s'enflamment ; Minerve court
6
82 L'ILIADE .
au fils de Tydée , qui , épuisé de fatigue , reposoit auprès
de ses coursiers . La sueur et le poids de son bouclier
avoient irrité la blessure que lui fit Pandarus , et son bras
languissoit sans force et sans vigueur . Il soulevoit sa large
courroie , et lavoit le sang noir et livide qui couloit de sa

plaie.
La Déesse, appuyée sur son char : « Est-ce donc là , dit
« elle , le fils de Tydée ? Tydée n'avoit point cette taille al
"
tière , mais il ne respiroit que les combats . En vain je ten
"
« tois d'enchaîner son courage . Seul , au milieu des enfants
mus , je voulois qu'il s'assît avec eux, et que, tran
« de Cad
quille , il partageât leurs plaisirs et leurs fêtes. Mais , armé
"(
de cette intrépidité qui ne l'abandonna jamais , il défia tous
«< ces guerriers , et avec mon secours il les vainquit tous. Je
« suis à tes côtés , je veille sur tes jours , je t'excite à com
battre ; et tu cèdes à la fatigue ! ou tu te laisses abattre
<<
« par de vaines terreurs ! Va , tu n'es point le fils du belli

« queux Tydée.
- « O fille de Jupiter ! je sens ta présence . Ce n'est point
« une molle langueur , ce n'est point la crainte qui m'arrê
« tent ; j'obéis à tes lois. Respecte , m'as-tu dit , les habi
« tants de l'Olympe . Mais si Vénus ose affronter la
" mêlée , perce-la de ta lance. Je vois Mars soutenir les

་་ Troyens et combattre pour eux. Docile à tes ordres , je


« recule et je force les Grecs à reculer avec moi.
- « O fils de Tydée ! ô de tous les guerriers le plus cher
« à Minerve ! ne redoute ni Mars ni aucun des Immortels !
« Ma force t'environne . Viens , monte sur ton char ; fonds
« sur Mars lui-même ; frappe , n'épargne point ce monstre
« odieux. L'insensé ! l'inconstant ! il porte dans tous les
་་ partis son aveugle fureur. Il nous avoit juré , à la reine
« des Dieux et à moi , qu'il soutiendroit les Grecs , qu'il
«< combattroit les Troyens ; et ce sont les Troyens qu'il sou
46 tient , et les Grecs qu'il combat ! >»
A ces mots elle prend Sthénélus par la main et l'arrache
CHANT V. 83
du char où il est assis. Impatiente , elle y monte , et Dio
mède avec elle. L'essieu gémit sous le poids d'un si grand
héros et d'une Divinité si terrible . Minerve saisit les rênes ,
excite les coursiers , et fond sur le Dieu de la guerre. Pour
se dérober à sa vue , elle a ceint le casque du roi des Om
bres.
Mars immoloit le fils d'Ochésius , le gigantesque Péri
phas , un des héros de l'Etolie ; mais dès qu'il a vu Dio
mède , il abandonne sa proie et vole au fils de Tydée .
Avide de son sang , il lance le premier un homicide javelot .
Le fer vole en sifflant , sur la tête des coursiers. Mais la
Déesse étend le bras ; soudain le fer se détourne , et va se
perdre sur l'arène.
Diomède lance à son tour. La Déesse conduit le javelot ,
l'enfonce dans le flanc de l'Immortel , et l'en retire abreuvé
de son sang. Mars pousse un cri de douleur . On croit en
tendre deux armées qui se chargent et s'égorgent. A ce cri
terrible , les Troyens et les Grecs frémissent de terreur et
d'effroi.
Telles , sous l'astre brûlant des étés , on voit de funestes
vapeurs noircir et s'allonger dans les airs : tel , à la vue de
Diomède , le Dieu , porté sur un sombre nuage , s'élève
dans les cieux , et bientôt il est au séjour des Immortels .
En proie à sa douleur , il s'assied au pied du trône de Ju
piter ; il lui montre le sang qui coule de sa blessure ; et
d'une voix entrecoupée : « O mon père , s'écrie-t-il , quoi !
sans t'armer tu verras ces forfaits ! pour de vils mortels
«l'Olympe combat contre l'Olympe , et des Dieux sont per
#1 sécutés par des Dieux ! Ah ! c'est toi qui fis tous nos mal

« heurs. C'est de toi que naquit une déesse insensée , une


# furie qui ne respire que le crime. Tous les autres Immor
« tels obéissent à tes lois , tous reconnoissent ton souverain
* pouvoir ; elle seule , tu ne sais ni la réprimer
ni la punir ;
tu pardonnes tout à ce funeste objet de ton aveugle ten
dresse. Elle a , contre les Dieux , armé le fils de Tydée.
6.
L'ILIADE .
84
« Blessée à la main , Cypris , la première , a senti ses fu
"
« reurs . Moi-même...... tout-à-l'heure , elle a fondu sur moi
« avec une rage égale à la mienne . J'ai fui ; et si je ne me

་་ fusse dérobé à ses coups , je me serois vu sous un mon


« ceau de cadavres , exposé aux plus cruels outrages , ou
percé de mille traits ; les douleurs et les peines auroient
"
}) affligé ma triste immortalité . >>
Jupiter lance sur lui un regard menaçant : « Malheureux ,
n'as que des fureurs et des caprices , ne viens plus
" qui
m'importuner de tes plaintes . De tous les habitants de
«<
ympe , tu es le plus odieux pour moi . Tu n'aimes que
« l'Ol
« la discorde , la guerre et le carnage . Tu as le caractère
impétueux , inflexible de ta mère , dont à peine je puis
«<
« courber l'humeur altière . C'est elle , sans doute , qui te
punit aujourd'hui ; mais tu es né de mon sang , je ne te
«
« laisserai point en proie à la douleur qui t'accable . Malheu
reux ! si tu devois le jour à quelque autre Immortel , tu
rois dans les abîmes où ma vengeance a plongé les
" gémi
<< Titans . >>
Il dit , et ordonne à Péon de guérir sa blessure. Soudain
la douleur de l'Immortel cède à ses puissants secrets . Tel ,
sous la main du berger , on voit le lait , en un instant , se
coaguler et s'épaissir . Mars se plonge dans un bain qu'Hébé
lui a préparé : cette jeune Déesse le revêt d'immortels ha
bits. Plein d'une fierté nouvelle , il va s'asseoir auprès de
Jupiter . Cependant les Déesses , qui ont arrêté le cours de
ses homicides , revolent vers l'Olympe , et viennent re
prendre leurs places dans le céleste palais .

CHANT SIXIÈME .

LES Grecs et les Troyens sont abandonnés à leur propre


fureur. Mais çà et là se livrent encore d'affreux combats ,
CHANT VI. 85
et entre le Xanthe et le Simoïs les deux peuples rivaux se
poursuivent et s'égorgent. Ajax , le fils de Télamon , le
rempart de la Grèce , a rompu le premier une phalange en
nemie , et fait briller le premier , aux yeux des siens , l'es
poir de la victoire. Il a frappé le plus généreux des Thraces,
un fils d'Eusorus , le vaillant , le gigantesque Acamas. Le
casque a été percé du coup ; le fer a pénétré jusqu'au front,
s'est enfoncé dans le crâne , et ses yeux sont couverts d'une
nuit éternelle.
Le bouillant Diomède immole Axyle , un fils de Theu
thras , le riche Axyle qui habitoit dans Arisbe : il étoit l'ami
des humains , et sa maison , exposée aux regards du voya
geur , lui offroit toujours un asile hospitalier. Mais aucun
de ceux qu'il y reçut ne vient le défendre et le sauver du
trépas. Il tombe sous le fer homicide ; auprès de lui tombe
le fidèle Calésius , dont la main guidoit ses coursiers. Tous
deux , sur la même poussière , ils confondent leur sang et
leurs derniers soupirs.
Euryale égorge Drésus et Opheltius . Il fond sur Eusèpe
et sur Pédase , tous deux jumeaux , tous deux fils de Buco
lion et d'une jeune Naïade. Fruit d'un amour clandestin ,
Bucolion fut le premier qui appela Laomédon du tendre
nom de père.Tandis qu'il conduisoit un troupeau , la nymphe
Abarbarée le reçut dans ses bras , et ces deux guerriers
furent le gage de sa tendresse . Le fils de Mécisthée les perce
tous deux , et leur arrache leur armure.
Astyale périt de la main de Polypétès . Ulysse fait mordre
la poussière à Pydite. Arétaon succombe sous les coups de
Teucer. Antiloque , le fils de Nestor , plonge son fer dans
le sein d'Ablérus. Élatus , qui régnoit dans Pédas , sur les
bords du Satnios , expire sous les efforts d'Atride ; Phy
laque , qui fuit , sous ceux du vaillant Létus ; Mélanthius
est terrassé par Eurypile.
Adraste tombe vif au pouvoir de Ménélas. Ses coursiers
effrayés vont se heurter contre un tamarin , y brisent son


86 L'ILIADE .

timon , et fuient vers Troie avec la foule éperdue . Lui ,


renversé de son char , fombe la tête en bas , étendu sur la
poussière. Le fils d'Atrée fond sur lui le fer à la main.
Adraste embrasse ses genoux et implore sa pitié : « Épargne
<«< ma vie , lui dit-il ; consens à recevoir ma rançon ; le fer ,
«< l'or , l'airain , sont entassés dans le palais de mon père ;

« tous ses trésors sont à toi , s'il apprend que son fils vit
" captif sous tes lois. »

Il dit ; le héros se laisse attendrir à sa prière. Il alloit le


remettre à son écuyer , pour le conduire à ses vaisseaux ;
mais Agamemnon accourt , et furieux : « Malheureux Mé
« nélas ! s'écrie-t-il , quelle indigne pitié vient te sur
་་ prendre ? Les Troyens ont bien mérité de toi ce retour !
" Va , qu'aucun n'échappe à notre fureur et à la mort ; que

« l'enfant qui presse encore le sein de sa mère , que le lâche


་ qui fuit , que tous , enfin , périssent sans égards et sans
« pitié ! »
Il dit ; et son discours fait rentrer la haine dans le cœur
du héros. Ménélas détourne la tête, et de la main repousse
le malheureux Adraste. Agamemnon lui plonge son épée
$ dans le sein ; il tombe renversé : Atride presse du pied le
cadavre expirant , et retire son fer ensanglanté.
Cependant Nestor échauffe le carnage « Héros de la
« Grèce, s'écrie-t-il, favoris du Dieu des combats , que l'ar
•« deur du butin n'arrête point vos efforts. Frappez , égor
« gez ; bientôt tranquilles , au sein de la victoire , vous
« arracherez à vos ennemis morts leurs armes et leurs dé
་་ pouilles. » Il dit , et son discours embrase tous les cœurs.
Les Troyens abattus , consternés , plient sous les Grecs :
bientôt ils alloient se précipiter dans Ilion ; mais Hélénus ,
un fils de Priam , le plus savant des mortels dans l'art des
augures , Hélénus vole à Hector et à Énée : « Hector , Énée,
«< leur dit-il , nos héros dans les combats , nos oracles dans
« les conseils , le succès de cette journée , le sort de Troie
" et de la Lycie sont dans vos mains ; réunissez vos efforts ,
CHANT VI . 87

« courez , arrêtez nos guerriers éperdus ; sauvez-les de la


honte d'aller se jeter dans les bras de leurs femmes , et de
が devenir la fable de la Grèce. Quand vous aurez ranimé

⚫ nos phalanges , nous ramasserons , pour les soutenir , nos


a forces épuisées. Il ne nous reste plus que notre désespoir

« et les Dieux. Toi , Hector , tu rentreras dans nos murs :


« tu diras à la Reine qu'elle rassemble les plus vénérables
« des Troyennes ; qu'elle monte avec elles au temple de
" Minerve ; que , sur les genoux de la Déesse , elle pose son

« voile , le plus beau , le plus précieux , celui qu'elle pré


« fère à tous les autres ; qu'elle lui promette d'immoler sur

« ses autels douze génisses d'un an , qui n'auront point en


« core courbé la tête sous le joug , si elle regarde en pitié
« les Troyens , leurs femmes et leurs enfants ; si elle re
pousse loin d'Ilion le farouche Diomède , la terreur de
« nos guerriers. De tous les Grecs il est le plus redoutable ;
# jamais cet Achille , qu'on dit le fils d'une Déesse , ne
nous inspira autant d'épouvante et d'effroi . Diomède est
« un lion en furie ; il n'est point de force rivale de la sienne. »
Il dit ; Hector obéit à ses conseils. Soudain il s'élance de
son char ; le javelot à la main , il pareourt tous les rangs ,"
réveille, l'audace de ses guerriers , et rallume le feu des
combats. Les Troyens se retournent et revolent au carnage .
Les Grecs cèdent à leur tour. Ils croient qu'un Dieu , des
cendu de l'Olympe , vient combattre pour leurs rivaux et
ranimer leur espoir. « Généreux Troyens , s'écrie Hector ,
e et vous nos fidèles alliés , rappelez toutes vos forces , dé
B ployez toute votre valeur ; moi , je vais à Troie exciter
« nos vieillards et nos femmes à implorer la pitié des Dieux ,
« et à leur vouer une hécatombe. » Il part à ces mots : son
vaste bouclier pend sur ses épaules , et le couvre tout entier.
Glaucus , fils d'Hippoloque , et le fils de Tydée , tous deux
impatients de combattre , s'élancent au milieu des deux ar
mées. Ils s'approchent. « O le plus audacieux des mortels !
- qui es-tu ? s'écrie Diomède ; mes yeux ne t'ont point.
90 L'ILIADE .

<< ses traits Laodamie , sa fille : moi , je suis né d'Hippo


་་ loque ; c'est à lui que je dois la vie. Il m'a envoyé au se
« cours de Troie : Va , m'a-t-il dit en partant , signale-toi
<< par tes exploits ; que toujours on te distingue à la tête des
་་ plus fameux guerriers ; crains de faire rougir tes pères ,
«< ces héros qui ont illustré Éphyre et la Lycie. Voilà mes
« aïeux , voilà le sang dont je me vante d'être issu. »

A ces mots , Diomède enfonce sa pique dans la terre , et,


saisi d'un tendre transport : « Ah ! tes aïeux et les miens fu
<< rent unis par les nœuds de l'hospitalité. OEnéus reçutjadis
«< Bellerophon dans son palais , et l'y retint vingt jours en

tiers. Tous deux , en se quittant , ils se donnèrent des


« gages du droit sacré qu'ils avoient acquis l'un sur l'autre.
་ Bellerophon eut un baudrier superbe , tout brillant d'or
et de pourpre ; OEnéus un vase d'or , qu'en partant je lais
«< sai dans mon palais. Je ne te parle point de Tydée , mon
«< père ; mes yeux ne l'ont point vu ; j'étois encore au ber

«< ceau quand , avec l'armée des Grecs , il périt sous les
« murs de Thèbes .
« L'hospitalité sacrée unit nos deux maisons : moi , je te
« la dois dans Argos ; tu me la donneras en Lycie , si jamais
« le ciel me conduit dans ces contrées. Séparons-nous , et
«< gardons de nous rencontrer dans ce combat funeste. Les
་་ Troyens et leurs alliés m'offrent assez d'autres victimes ,
« que le hasard amènera sous mes coups , ou que mon bras
«< saura bien atteindre. Toi , tu as mille autres Grecs à im
«་་ moler ; échangeons nos armes l'un contre l'autre ; que
<< tout le monde sache que nous nous honorons des liens
." qui ont uni nos aïeux. »
Tous deux , à ces mots , ils s'élancent de leur char, se
serrent la main , et jurent d'être amis. Glaucus , qu'aveugle
le fils de Saturne , pour une armure de fer, pour un vil bou
clier, livre à Diomède une armure d'or et un bouclier inesti
mable.
Cependant Hector est arrivé à la porte de Scée , au pied
CHANT VI. 91
du hêtre qui l'ombrage : les mères éperdues , les filles trem
blantes , accourent , et se pressent autour de lui. Toutes , à la
fois , elles l'interrogent sur le sort de leurs enfants , de leurs
époux , de leurs frères. Combien d'entre elles , hélas ! sont
menacées des coups les plus funestes ! Il leur ordonne à
toutes d'aller offrir leurs prières aux Dieux , et lui-même il
vole au palais de Priam..
Autour de ce palais règnent de superbes portiques ; cin
quante pavillons l'environnent : là , les fils de Priam habi
tent avec leurs épouses. Plus loin , douze autres pavillons
s'élèvent , où les gendres du monarque reposent avec ses
filles,
La mère du héros , la tendre Hécube , s'offre la première
à sa vue. Laodice la suit , Laodice , la plus belle de ses filles.
La bouche collée sur sa main : « Mon fils , mon cher Hec
" tor, lui dit-elle , pourquoi as-tu quitté ce combat sanglant ?
« Le Grec , fatal à notre bonheur, égorge-t-il nos guerriers ,
« et menace-t-il nos murailles? Viens-tu dans Pergame éle
« ver au ciel des mains impuissantes ? Allons , je vais t'ap
# porter du vin pour offrir des libations à Jupiter et aux au

« tres Immortels. Toi-même , avec ce doux breuvage , tu


# répareras tes forces épuisées à la défense des Troyens. Le
« vin , présent des Dieux , rend aux mortels fatigués la vi
gueur et l'audace.
- " Non , non , ma mère ; il m'affoibliroit encore ; il
« énerveroit mon courage. Je n'ose , avec des mains im
« pures , offrir des libations à Jupiter. Souillé de sang et
" couvert de poussière , ce Dieu rejetteroit mes prières et mes
« vœux .
«c Vous , ma mère , rassemblez les plus vénérables des
et Troyennes ; prenez des parfums ; montez au temple de
" Minerve ; consacrez à la Déesse votre voile le plus beau ,
EL le plus précieux , celui que vous préférez à tous les autres :
" promettez-lui d'immoler sur son autel douze génisses d'un
« an , qui n'auront point encore courbé la tête sous le joug,
92 L'ILIADE.
« si elle prend pitié de Troie , de nos femmes , de nos en
fants ; şi elle repousse , loin de nos murailles , le farouche
་ Diomède , la terreur de nos guerriers .
«
«< Allez , ma mère ; montez au temple de Minerve ; moi ,
«< je cours vers Pâris ; j'essaierai de l'entraîner sur mes pas.

« Le malheureux ! puisse la terre s'entr'ouvrir pour le dé


« vorer ! Jupiter en a fait le fléau de Priam, de son peuple
« et de ses enfants. Ah ! si je le voyois descendre chez les
«< morts , j'aurois bientôt oublié mes cruelles douleurs ! >>
Il dit ; la Reine rentre dans son palais ; ses suivantes vont ,
par ses ordres , rassembler les Troyennes. Cependant elle
descend dans un réduit secret , où brillent des voiles de
pourpre , ouvrage des femmes de Sidon , que Pâris avoit
amenées sur les mêmes vaisseaux qui apportèrent la trop
fatale Hélène. Il en est un plus beau , plus grand , que sa
main va chercher sous tous les autres ; pompeux tissu , qui ,
comme un astre , étincelle d'or et de clarté. La Reine le
prend pour l'offrir à la Déesse.
Elle marche au temple ; une foule de Troyennes s'avan
cent sur ses pas. Déja elles touchent au sacré parvis. La
fille de Cissée , la femme d'Anténor, Théano , que les
Troyens avoient établie prêtresse dans ce temple , leur en
ouvre les portes. Toutes , avec des cris douloureux , elles
lèvent les mains vers Minerve. Théano prend le voile , et le
posant sur les genoux de la Déesse : « O fille de Jupiter !
"
s'écrie-t-elle , ô protectrice de nos murs ! brise la lance de
«< Diomède , renverse-le lui-même expirant au pied de la

porte de Scée ; prends pitié des femmes et des enfants des


་་ Troyens ; nous t'immolerons douze génisses d'un an, qui

<< n'auront point encore courbé la tête sous le joug . » Elle


dit ; mais la Déesse est inexorable , et leurs vœux inutiles
se perdent dans les airs.
Cependant Hector vole au palais de Pâris ; édifice pom
peux , que lui-même avoit construit à l'aide des artistes les
plus célèbres que Troie renfermoit dans son sein : non loin
CHANT VI. 93
des palais d'Hector et de Priam , ce monument orgueilleux
commande Ilion et ses tours.
Le héros y entre : une pique énorme est dans sa main ; le
fer, qu'attache au bois un cercle d'or, étincelle devant lui.
Pâris , en ce moment , polissoit son armure ; son arc , son
bouclier, sa cuirasse , reprenoient sous sa main leur éclat et
leur lustre. Hélène étoit assise au milieu de ses femmes , et
pressoit leurs ouvrages.
Malheureux s'écrie Hector, quel indigne courroux te
<< retient en ces lieux ? Nos guerriers périssent , le fer en
" nemi les moissonne au pied de nos murailles. C'est toi ,

« lâche ! c'est toi qui as allumé l'incendie qui nous dévore ;


« tu serois le premier à gourmander celui que tu verrois
<< abandonner le combat. Lève- toi , que cette flamme ne
« consume bientôt Troie , et toi-même avec elle.
- « Tu es juste , Hector ; j'ai mérité tes reproches. Mais
« ce n'étoit point mon ressentiment contre les Troyens ,
« c'étoit ma douleur que je cachois en ces lieux. Enfin Hé
« lène vient de rallumer en moi l'ardeur de la gloire. Je sens
« que le devoir me rappelle aux combats. La victoire incon
" stante peut me couronner à son tour. Attends que j'aie re

« vêtu mes armes ; ou bien pars , je vole sur tes traces , et


R je saurai t'atteindre. »
Il dit ; Hector ne daigne pas lui répondre. Mais Hélène
lui adresse cet humble discours : « O toi que je n'ose ap
« peler mon frère !..... Malheureuse ! née pour être le fléau
« des mortels , que n'ai-je péri le jour où je commençai de
« respirer ! Plût au ciel qu'une affreuse tempête m'eût jetée
« sur une montagne déserte , ou engloutie dans les flots ,
« avant que tant d'horreurs eussent empoisonné ma vie !
" Mais enfin , puisque les Dieux avoient tissu pour moi cette
« cruelle destinée , que n'ai-je du moins été unie à un mortel
« plus vaillant , qui sût sentir un affront , et rougir d'un re
" proche ! Mais le lâche ! il ne connoît , il ne connoîtra ja
94 L'ILIADE.

« mais ni l'honneur, ni la honte. Aussi bientôt il jouira du


" sort qu'il a mérité.....
« Mon frère , approche , et donne quelques instants au
« repos tant de fatigues , tant de travaux que t'ont coûté
« ma foiblesse et l'injurieuse ardeur de Pâris , doivent avoir
« épuisé ton courage et tes forces. Malheureux Paris ! hélas !
" les Dieux ont uni nos malheurs et notre honte. Nos noms,
« voués à l'infamie , fourniront aux races futures une ma
« tière éternelle de chants injurieux.
— ‹ Hélène , lui répond le héros , je suis touché de tes
« tendres soins ; mais il n'est point de repos pour Hector.
Les Troyens me rappellent , et je brûle de voler à leur se
« cours...... Presse-le ; qu'il se hâte , qu'il m'atteigne avant
" que je sois sorti de nos murs. Moi , j'entre un moment
« dans mon palais ; je cours embrasser une épouse et un
« fils.... Hélas ! peut-être je ne les reverrai plus.... peut
« être que les Dieux vont m'accabler sous les efforts des
« Grecs. »
Il dit , et bientôt il est dans son palais . Il n'y trouve point
sa chère Andromaque : gémissante , éplorée , elle étoit sur
la tour avec son fils et une de ses suivantes. Hector se retire ,
et prêt à franchir le seuil : « Où est Andromaque ? dit-il
<< aux femmes de la princesse. Est-elle chez ses sœurs , ou
«< bien avec les autres Troyennes ? Est-elle montée au tem
་་ ple de Minerve pour fléchir l'inexorable Déesse ?
- ( Hector, lui répondent les femmes , elle n'est point

<< montée avec les autres Troyennes au temple de Minerve


« pour fléchir l'inexorable Déesse ; mais elle a su que les
"« Troyens succomboient, que les Grecs alloient triompher,
« et soudain elle a volé vers la tour, éperdue , hors d'elle
« même; et la nourrice y a porté son fils dans ses bras. >>
A ces mots , Hector s'élance hors de son palais , et re
prend la route qu'il a déja parcourue. Déja il touche à la
porte de Scée, qu'il doit franchir pour retourner au combat.
Là , sa chère Andromaque , la fille d'Héétion , qui jadis ré

I
CHANT VI . 95
gnoit dans Thèbes et commandoit aux Ciliciens , Andro
maque accourt à lui ; la nourrice la suit , portant dans
ses bras son fils , le fils d'Hector , le tendre fruit de leur
amour, et beau comme l'astre du matin . Il connoît à peine
l'usage du sentiment , sa langue n'a point encore appris
à former des sons. Hector l'appeloit Scamandrius ; les
Troyens , pour consacrer les services de son père et leur
reconnoissance , l'appelèrent Astyanax , le rempart de
"
Troie.
Le héros regarde son fils en silence , et sourit. Andro
maque , les yeux noyés de larmes , la bouche collée sur sa
main : « Malheureux époux ! lui dit-elle , ton courage va te
" perdre , et tu n'as point pitié de ton tendre fils , de ta dé
" plorable épouse , qui bientôt ne sera plus que ta veuve !
" Hélas ! bientôt tous les Grecs , conjurés , fondront sur toi
« et t'arracheront la vie. Si je dois te perdre, cher Hector ,
que n'ai-je péri la première ! Après ce coup funeste , il n'y
« aura plus de consolation pour moi ; il ne me restera que
" ma douleur et mes larmes.
་་ Je n'ai plus de père , je n'ai plus de mère. Le cruel
Η Achille , vainqueur de Thèbes , égorgea mon père dans sa
« ville embrasée ; il n'osa du moins lui arracher ses dépouil
« les lui-même il lui dressa un bûcher, l'y fit brûler avec
« ses armes , et donna un tombeau à sa cendre . Les nymphes
« des montagnes plantèrent autour des peupliers , monu
« ments de leurs regrets .
" J'avois sept frères ; tous , en un même jour, furent mois
44 sonnés par le fer de l'homicide Achille , au milieu des
ft troupeaux confiés à leurs soins. Ma mère, qui régnoit sur
" Hypoplaque , le cruel l'emmena captive sur ses bords avec
" toutes ses richesses. Il a , depuis , reçu sa rançon et brisé
« ses fers ; mais Diane en courroux l'a percée de ses flèches
« dans le palais de mon père.
«" Hector, tu es pour moi un père , une mère , un frère ;
« tu es bien plus , tu es mon époux. Allons , que ton cœur
96 L'ILIADE .
« s'ouvre à la pitié : demeure auprès de moi sur cette tour ;
« conserve un père à ton fils , un époux à ta femme. Arrête
« tes guerriers près de ce figuier sauvage, dans cet endroit
« où nos murs offrent à l'ennemi un abord plus facile. Déja
« trois fois les Ajax , les Atrides , Idoménée , l'impétueux
«
" Diomède , et les plus vaillants des Grecs , ont tenté de
« s'ouvrir ce fatal accès ; peut-être un augure habile leur a
« marqué cette route ; peut-être eux-mêmes en ont décou
« vert la foiblesse.
- « Chère Andromaque , lui répond Hector, tu me vois
« attendri sur toi ; mais que diroient les Troyens , que di
« roient leurs femmes , si , comme un lâche , j'abandonnois
« le combat? Ah ! mon cœur se révolte à cette idée : jus
« qu'ici j'ai signalé ma valeur , et , toujours à la tête de nos
" guerriers , j'ai soutenu la gloire de mon père et la mienne.
་་ Je sais , et j'en trouve dans mon ame l'affreux pressenti
« ment ; je sais qu'un jour viendra , un jour fatal à Ilion, à
« Priam , à ses enfants et à son peuple. Mais le malheur
« des Troyens , d'Hécube , de Priam , de tant de généreux
" frères qui mordront la poussière sous le fer de l'ennemi ,
« tous ces cruels désastres occupent moins ma pensée que
< les tiens. Dieux ! un Grec chargeroit Andromaque de fers ,
«
« et l'emmèneroit sur ses vaisseaux , captive , désespérée !
" esclave dans Argos , tu tournerois le fuseau sous les lois
« d'une maîtresse impérieuse ! mourante de peine et de mi
" sère , tu porterois l'eau des fontaines de Messéis et d'Hy
་་ pérée ! Un Grec, en te voyant baignée de larmes, diroit :
« Voilà la femme d'Hector, de ce guerrier fameux qui
་ guidoit les Troyens quand nous combattions sous les
« murs d'Ilion. Tu l'entendrois ! ta plaie se rouvriroit , et
«< tu sentirois renaître tes regrets pour un époux qui auroit
" pu venger tes outrages et briser tes liens ! Ah ! plutôt que
« d'entendre tes cris , plutôt que de voir mon Andromaque
« se débattre sous la main d'un ennemi sanglant , puissé-je
« être enseveli dans la tombe ! » Il dit, et tend les bras vers
CHANT VI. 97

son fils. A la vue du casque étincelant et de l'horrible pa


nache qui flotte sur la tête de son père , l'enfant , effrayé ,
détourne les yeux , et se jette , en criant , sur le sein de sa
nourrice ; son père et sa mère rient de sa peur .
Le héros prend son casque , objet de terreur , et le pose
sur la terre. Il embrasse son fils , et le serrant tendrement :
« O Jupiter ! dit-il , et vous Dieux immortels , faites que ce
« fils me ressemble ! qu'il soit , comme son père , le rem
«
part des Troyens ! que fameux par son courage , il mé
« rite encore par ses vertus le trône de ses aïeux ! qu'en le
« voyant rentrer dans nos murs vainqueur et chargé de dé
" pouilles sanglantes , conquises sur un ennemi qu'il aura
« immolé de sa main , on dise un jour : Il est encore plus

" vaillant que son père ! Qu'en l'embrassant , le cœur de sa


" mère palpite de tendresse et de joie ! » A ces mots, il re
met son fils dans les bras de sa chère Andromaque ; elle le
presse contre son sein , le sourire sur les lèvres et les pleurs
dans les yeux .
Le héros , attendri , la caresse de la main : «< Chère
4 épouse , lui dit-il , ne t'abandonne point à l'excès de ta
AC douleur ; il n'est point de mortel qui puisse , avant le
« temps , me précipiter au tombeau lâche ou brave , il
« n'est point de mortel qui puisse se dérober à sa destinée .
46 Va , rentre dans ton palais , et tranquille , au milieu de
« tes femmes , presse leurs utiles travaux. Nos guerriers , et
« moi plus qu'eux tous , nous donnerons nos soins à cette
« funeste guerre . » Il dit , et remet son casque sur sa tête.
Andromaque le quitte les yeux baignés de larmes ; et re
portant souvent sur lui ses regards attendris , elle regagne
lentement son palais. Ses femmes se pressent autour d'elle ;
toutes pleurent en la voyant pleurer : elles n'espèrent plus
revoir ce héros échappé à la fureur des Grecs ; et , tout vi
vant qu'il est , elles déplorent son trépas.
Cependant Paris a revêtu sa brillante armure : soudain il
s'élance hors de son palais , et se précipite au travers d'Ilion .
7
98 L'ILIADE .

Tel un coursier fougueux , impatient de se baigner dans


un fleuve qui lui est connu , brise ses liens , et vole triom
1
phant dans la plaine. De ses hennissements il fait retentir
les airs ; sa tête superbe se balance sur ses épaules ; sa cri
nière , à longs flots , retombe sur son col. Fier de sa beauté,
il vole et bondit au milieu des haras. Tel Pâris descend du
sommet de Pergame ; l'orgueil est sur son front ; l'éclair
jaillit de son armure . Semblable à l'astre du jour , étincelant
comme lui , à peine il imprime sur la terre la trace de ses
pas. Il atteint Hector au lieu même où il vient de recevoir
les tendres adieux d'Andromaque : « Mon frère , lui dit-il ,
" j'ai trop tardé , sans doute , au gré de ton impatience ?
Je te reconnois aujourd'hui. Tu as le courage d'un
" guerrier ; il n'est point de héros qui , dans la plaine ,
« n'avouât tes exploits . Mais souvent tu t'endors au sein
« de la mollesse. Mon cœur saigne quand j'entends les
་་ Troyens , depuis tant d'années victimes de tes funestes
<« amours , insulter à ton indolence et flétrir ta valeur....
«་་ Allons , volons aux combats ; si jamais nos yeux voient
« les Grecs fuir loin de ces rivages , si Jupiter nous donne
« enfin d'offrir aux Dieux la coupe de la liberté , un heu
« reux oubli effacera bientôt tes ressentiments et les miens. >>

CHANT SEPTIÈME .

HECTOR s'élance dans la plaine ; Pâris le suit : tous deux


respirent la guerre et les combats. Les Troyens , à leur
aspect , sentent renaître leur espoir. Tel , fatigué de lutter
contre une mer immobile , épuisé , languissant , le nocher
F
se ranime quand Éole a exaucé ses vœux , et qu'un zéphyr •
long-temps attendu vient souffler dans ses voiles.
Ménesthius , qui règne dans Arné ; Ménesthius , le fils
d'Aréithoüs et de la belle Philoméduse , tombe sous le fer
CHANT VII. 99
de Paris . Hector , d'un javelot , perce Eïonée au gosier. Ses
forces l'abandonnent ; il roule expirant sur la poussière.
Glaucus , le fils d'Hippoloque , le héros de la Lycie , atteint
Iphinoüs à l'épaule , au moment où il s'élance sur son char.
Il retombe immobile et sans vie.
A la vue de ses Grecs abattus , égorgés , Minerve se pré
cipite du sommet de l'Olympe . Apollon , qui de la tour de
Pergame contemple le combat , et veille sur les Troyens ,
vole vers la Déesse. Tous deux ils se rencontrent près du
hêtre qui couronne la porte de Scée. «་ O fille de Jupiter !
« dit Apollon , pourquoi , d'un vol si rapide , descends-tu
« de l'Olympe ? Impitoyable ennemie des Troyens ! viens
« tu les accabler ? viens-tu donner la victoire à tes Grecs ?
« Crois-moi , suspendons aujourd'hui ces funestes combats.
« Fidèles à la haine de Junon et à la tienne , bientôt et les
« Troyens et les Grecs rallumeront la flamme qui doit con
<< sumer cet Ilion , que vous avez juré d'anéantir.
-( Apollon , je souscris à tes vœux. Le même dessein ,
" du séjour de l'Olympe , m'amène sur ces rives . Mais com
« ment enchaîner la fureur de ces guerriers? - Inspirons
« l'audacieux Hector. Qu'il défie un des héros de la Grèce ;
« que , seul contre seul , il offre de combattre avec lui . Que
a les Grecs étonnés lui nomment un rival. »
La Déesse applaudit : Hélénus a pénétré les desseins des
deux Immortels. Soudain il court à Hector : « Fils de Priam,
« lui dit-il , ô toi le héros et le dieu d'Ilion ! écoute les con
seils de ton frère. Sépare et les Troyens et les Grecs :
" qu'ils cessent de combattre. Toi , défie le plus brave des
« ennemis. Ce jour ne sera point un jour fatal pour toi ; j'en
« ai pour garants les Dieux et leur parole sacrée. » Il dit ;
Hector est transporté de joie. Il s'avance à la tête des
Troyens , et , la pique à la main , il arrête leurs phalanges .
Tous obéissent à sa voix. Atride aussi commande à ses
guerriers , et ils suspendent le carnage.
Pour jouir du spectacle qui s'apprête , Apollon et Minerve,
7.
1
100 L'ILIADE.

sous la forme de deux vautours , s'abattent sur le hêtre. Les


guerriers s'asseyent , l'un contre l'autre pressés . Les piques ,
les casques , les boucliers , mollement agités , jettent une
ombre flottante sur la plaine. Telles , au souffle naissant du
zéphyr, des rides légères sillonnent le sein des mers et noir
cissent leur humide surface.
Au milieu des deux armées , Hector s'écrie : «་ Écoutez ,
་་ Grecs ; écoutez , Troyens , ce que mon courage m'inspire.
«་་ Jupiter n'a point avoué nos traités. Son courroux , funeste
«< aux deux nations , rallume un incendie qui doit , ou dé
« vorer Ilion , ou anéantir les Grecs au milieu de leurs vais
" seaux. Enfants de la Grèce , il est parmi vous d'illustres
་་ guerriers. Que le plus intrépide s'avance ; qu'il vienne
་་« combattre contre Hector ; que Jupiter entende ma voix
« et soit témoin de mes serments . Si je succombe, mes armes
<< seront à mon vainqueur ; il emportera ce trophée sur ses
་ vaisseaux ; mais mon corps , il le rendra aux Troyens ,
" afin que les Troyens et leurs femmes paient le dernier
«
к tribut à ma cendre.

« Si je triomphe , si Apollon me donne la victoire , j'arra


« cherai au vaincu ses dépouilles ; je les porterai à Troie ; je
- les brûlerai sur l'autel du Dieu qui me protége. Je ren
« drai son corps , afin que les Grecs célèbrent ses funérailles
« et lui élèvent un tombeau sur les bords de l'Hellespont ,
« et que le nautonnier dise , en voguant sur ses ondes :
" Voilà le tombeau d'un héros , qui jadis périt sous les
« coups d'Hector..... Il le dira , et ma gloire vivra jusqu'aux
« siècles les plus reculés. »
Il dit ; les Grecs gardent un morne silence ; ils rougissent
de refuser le combat ; ils tremblent de l'accepter ; enfin
Ménélas se lève , le cœur gros de soupirs , et le reproche à
la bouche : « Lâches guerriers , s'écrie-t-il , ou plutôt fem
« mes timides , quelle honte pour la Grèce , s'il n'est point
« ici de rival pour Hector ! Ah ! fussiez-vous cendre et pous
་་ sière , vils déserteurs de la gloire , qui restez , à son as
CHANT VII. 101

« pect , immobiles et glacés ; je le combattrai , moi. La vic


« toire..... les Dieux en décideront. » Il dit ; soudain il revêt
sa brillante armure. Ta mort , ô Ménélas ! étoit dans la
main d'Hector. Plus terrible que toi , il alloit t'étendre sur
la poussière , si les chefs des Grecs ne s'étoient élancés pour
t'arracher à ta destinée.
Agamemnon , le premier, le prenant par la main : « Ton
« courage t'égare , ô Ménélas ! Ne suis point un aveugle
« transport. Quoi qu'il en coûte à ton cœur , fuis un combat
« inégal ; ne va point affronter cet Hector , que redoutent
" nos autres guerriers. Achille , ton maître et le nôtre , fré
་ mit de le rencontrer dans les combats : va te rasseoir au
“ milieu de tes bataillons. Les Grecs armeront , contre
«
« Hector , un bras plus vigoureux que le tien. Le plus in
« trépide de nos guerriers , le plus insatiable de dangers ,
«" s'il peut échapper à ce terrible ennemi , nous le verrons
« ployer sous la fatigue et soupirer après le repos . » Il dit ,
et , subjugué par la sagesse de ses conseils , Ménélas obéit à
savoix. Ses écuyers rassurés détachent avec joie son armure.
Nestor se lève : « Quelle douleur pour la Grèce ! s'écrie
« t-il ; Dieux ! combien Pélée gémiroit aujourd'hui s'il étoit
« témoin de notre honte ! Ce sage , ce généreux chef des
" Thessaliens , avec quel intérêt il me demandoit la nais
" sance et le nom des guerriers qui marchoient contre Troie!
( Avec quelle joie il écoutoit mes récits ! Ah ! s'il apprenoit
" que tous ces héros tremblent à la vue du seul Hector , il
« lèveroit au ciel ses mains défaillantes , et demanderoit de
a descendre dans la tombe.
" Dieux ! que ne suis-je encore au printemps de mon âge ,
g tel que j'étois lorsqu'aux rives du Céladon , sous les murs

«" de Phée , que le Jardan baigne de ses flots , les Pyliens


combattirent les enfants de l'Arcadie ! A la tête des Arca
#t diens paroissoit Éreuthalion , un guerrier qui avoit et le
regard et la fierté d'un dieu. Il étoit couvert des armes
# d'Aréthoüs , le fameux Aréthoüs , qui , avec sa massue
102 L'ILIADE.

« de fer, renversoit des phalanges entières , et ne connois


« soit ni l'arc ni le javelot. Dans un chemin tortueux , Ly
« curgue , d'un trait perfide , atteignit ce héros ; il tomba ,
« et sa massue ne put le sauver du trépas. Moins vainqueur
<< qu'assassin , Lycurgue lui arracha cette arme meurtrière

« que lui avoit donnée le Dieu des combats. Toujours il


« porta , dans les batailles , ce honteux et terrible trophée ;
«< enfin , appesanti sous le fardeau des ans , il le remit à
" Éreuthalion , son fidèle écuyer . Armé de cet homicide
<«< instrument , Éreuthalion défioit nos plus vaillants guer
«< riers . Tous , éperdus , trembloient devant lui. Moi , j'osai
« braver son audace. J'étois le plus jeune de tous , je le com
" battis ; et je vis , à mes pieds , le géant redoutable étendu
<< sur la terre . Son aspect seul inspiroit encore la terreur et
« l'effroi. Ah ! que n'ai-je et la même jeunesse et la même
" vigueur! bientôt Hector auroit un rival à combattre. Et ,
་་ parmi tous les héros de la Grèce , il n'en est aucun qui
« ose se mesurer avec lui ! »
Ainsi les gourmande le vieillard . Soudain neuf guerriers
se lèvent , Atride , Diomède , les deux Ajax , tous deux in
trépides dans les hasards ; Idoménée et Mérion , son écuyer ;
Mérion , que Mars avoueroit son égal ; Eurypyle , fils d'Évé
mon ; Thoas , enfin , et le divin Ulysse ; tous briguent un
dangereux honneur.
" Généreux guerriers , leur dit le sage roi de Pylos , que
« le sort décide entre vous ; qu'il nomme le vengeur de la
" Grèce. Heureux le mortel honoré de ce choix ! Plus heu
« reux encore s'il peut échapper de ce funeste combat. » Il
dit ; tous jettent leurs marques dans le casque d'Atride. Les
yeux et les mains au ciel , les peuples invoquent l'arbitre
suprême des Destins et du sort : « O Jupiter ! nomme Ajax ,
" ou le fils de Tydée , ou le roi de Mycènes ! »
Nestor secoue le casque ; une marque en jaillit : celle que
les Grecs ont demandée la première , la marque d'Ajax . Le
héraut la prend , et commençant par sa droite , il va la pré
CHANT VII. 103
senter aux neuf guerriers. Aucun encore n'y a reconnu les
traits que sa main a formés. Ajax la reçoit enfin ; ivre de
joie , il la jette à ses pieds : « Amis , s'écrie-t-il , c'est la
" mienne ; que je suis heureux ! je vais triompher d'Hector.
" Allons , tandis que je ceins mon armure , invoquez le
« fils de Saturne , l'arbitre des Destins , invoquez - le en

«पर silence ; gardez que les Troyens ne vous entendent .....


Non invoquez-le à haute voíx ; je ne redoute rien . Il
t
n'est point de guerrier dont je craigne ou l'adresse ou la
force. Je ne suis plus novice dans les combats , et Sala
« mine , qui m'a vu naître et croître dans son sein , a , plus
"« d'une fois , célébré mes triomphes . >>

Il dit ; tous les Grecs implorent Jupiter , et les yeux au


ciel ils s'écrient : « O Jupiter ! Dieu puissant , Dieu terrible ,
" qui , du sommet de l'Ida , veilles sur l'univers et sur nous ,
« que la victoire couronne Ajax ! Si tu aimes Hector , si tu

" prends soin de ses jours , fais , du moins , que tous deux ,
" avec une valeur égale , obtiennent une égale gloire. »
Ajax est déja couvert d'acier : impatient , il s'élance sur
l'arène. Tel paroît le Dieu de la Thrace au milieu des mor
tels que le fils de Saturne livre aux fureurs dévorantes de
la discorde et de la guerre ; tel paroît Ajax , le rempart de
la Grèce. L'éclair jaillit de ses yeux ; le sourire de la fureur
est sur ses lèvres. Il marche d'un pas altier ; le fer agité
étincelle dans sa main. Les Grecs , en le voyant , sont trans
portés d'espérance et de joie. Les Troyens frissonnent ;
Hector lui-même sent son cœur palpiter et bondir étonné.
Mais il n'est plus temps de trembler ; il n'est plus temps de
fuir un rival qu'il a défié le premier.
Ajax approche ; son bouclier , semblable à une tour ,
marche devant lui ; impénétrable rempart , que jadis dans
Hylé lui fabriqua Tychius , armurier célèbre. Il est muni de
sept peaux de taureaux , que recouvre une lame d'airain .
Sous ce vaste abri , Ajax s'avance , et d'une voix mena
çante : « Viens , Hector , viens apprendre quels vengeurs
104 L'ILIADE .

« restent à la Grèce ! En proie à son ressentiment , Achille


« languit oisif sur ses vaisseaux . Mais , après lui , après moi ,
«< il est encore parmi nous mille rivaux dignes d'Hector.
«་་ Allons , commence , frappe le premier.
- O fils de Télamon ! lui répond Hector ; ô héros issu du
<< sang de Jupiter ! ne cherche point à m'effrayer comme un
« enfant timide , ou comme une femme qui n'a jamais vu
« les combats. Je connois la guerre et le carnage ; je sais ,
" à droite , à gauche , porter la lance et le bouclier. Je sais ,
« à pied , marcher à la voix terrible du Dieu des batailles.
« Je sais m'élancer sur un char et le guider dans la plaine
« du carnage. Mais un héros tel que toi , je ne veux pas le
" frapper d'un coup furtif et inattendu : c'est à force ouverte

« que je te vaincrai si je puis t'atteindre. »


Il dit , et d'un javelot qu'il lance de toute la force de son
bras , il donne dans l'immense bouclier d'Ajax. Déja six
peaux sont percées : le fer s'arrête à la septième. Ajax lance
à son tour son javelot traverse le bouclier du Troyen ,
s'enfonce dans la cuirasse , et déja la tunique est déchirée ;
mais Hector se penche , et se dérobe au trépas.
Tous deux retirent leurs javelots , et tels que des lions ou
des sangliers furieux , ils fondent l'un sur l'autre. De sa
lance , le fils de Priam frappe le bouclier d'Ajax ; mais la
pointe plie sur l'airain qui le couvre , et s'arrête émoussée.
De la sienne , Ajax perce l'écu d'Hector , qui fléchit et chan
celle. Le fer pénètre toujours , et va le frapper à la gorge.
Le sang jaillit : mais tout blessé qu'il est , l'intrépide Troyen
n'abandonne point le combat. Il recule , saisit une pierre
énorme qui étoit couchée sur la plaine , et la lance à son en
nemi. L'immense bouclier gémit sous le coup .
Ajax s'arme , à son tour , d'une pierre plus grosse en
core. Son bras l'agite dans les airs , et l'anime d'une force
irrésistible ; elle vole , le bouclier d'Hector est fracassé ; ses
genoux fléchissent ; il tombe renversé sur ses armes ; mais
soudain Apollon le relève et rappelle sa vigueur. L'épée à
CHANT VII. 105

la main , les deux guerriers vont se précipiter l'un sur l'autre.


Mais deux hérauts , Talthybius et Idée , l'un Grec , l'autre
Troyen , tous deux connus par leur sagesse , s'avancent
pour les séparer. Ces ministres des Dieux et des mortels
étendent , entre ces fiers rivaux , leurs sceptres pacifiques.
" Arrêtez , mes enfants , dit Idée ; ne combattez plus. Vous

« êtes tous deux chers à Jupiter ; vous avez tous deux une
" égale valeur ; Grecs et Troyens , nous vous rendons tous
« le même hommage. Mais la nuit approche ; respectez ses
"<< ombres et le repos qu'elle amène.
- « Idée , dit Ajax , c'est à Hector que tu dois t'adresser .
" Hector a défié les héros de la Grèce ; qu'il me montre

«" l'exemple , et je le suis.


- (( Ajax , dit Hector , tu es le plus vaillant des Grecs ; les
" Dieux te donnèrent le courage , la force et la prudence.
« Suspendons le combat : un jour il recommencera pour

« ne plus finir , que le ciel n'ait nommé le vainqueur. La


" nuit approche , il faut respecter ses ombres. Va rendre la
" joie aux Grecs , à tes amis , à tes soldats. Moi , je rentre
« dans Ilion ; je vais rassurer les Troyens et les Troyennes ,
" qui , dans ce moment , implorent pour moi les
Dieux et
" assiégent
leurs autels. Mais , en partant , faisons- nous ,
« l'un à l'autre , des présents dignes de tous deux. Que les
«" Troyens , que les Grecs puissent dire : Ils combattirent
avec fureur ; ils se séparèrent amis. » A ces mots , il donne
à son rival une brillante épée et un superbe baudrier ; il en
reçoit , lui-même , un baudrier tout brillant de pourpre . Ils
quittent la plaine : Ajax va se mêler aux Grecs ; Hector
rentre dans la foule des Troyens. A l'aspect du héros d'Ilion
vivant encore et sauvé des coups d'un si formidable enne
mi , ils se livrent aux transports de leur joie. Ils s'applau
dissent de lui retrouver et sa force et sa vigueur première ;
avec des cris d'allégresse ils le remènent à Troie , et ce re
tour , qu'ils n'osoient espérer , est pour eux un triomphe.
Orgueilleux de sa victoire , Ajax , au milieu des Grecs ,
106 L'ILIADE .

marche à la tente d'Atride. Le monarque immole au fils de


Saturne , au maître des Destins , un taureau de cinq ans. On
dépouille la victime palpitante. Ses membres saignent sous
l'acier qui les mutile ; bientôt , sur un brasier ardent , ils
tournent attachés à un fer pointu .
Enfin , les tables sont dressées ; assis autour , les chefs de
la Grèce goûtent , dans un commun repas , les douceurs de
l'égalité. Pour honorer la valeur d'Ajax , Agamemnon lui
offre les mets les plus délicieux . Déja la faim est calmée , et
la soif est éteinte . Le vieillard dont la voix a sauvé la com
mune gloire , Nestor , déploie en ces mots son utile pru
dence :
་་ O fils d'Atrée ! ô rois de la Grèce ! dit-il , combien nous

« a coûté cette funeste journée ! Les rives du Scamandre


« sont inondées du sang de nos guerriers , et leurs ombres ,
« sur les bords du Styx , errent désolées. Demain , Atride ,
" suspends la guerre et les combats. Nous irons , au lever

« de l'aurore , recueillir les cadavres épars sur la plaine ; un


« bûcher les consumera à quelques pas de leurs vaisseaux ;
« nous enfermerons leurs cendres dans des urnes , jusqu'au
" jour où , quittant ces rivages pour revoir notre patrie ,
" nous reporterons , à leurs enfants , ces restes de leurs
" pères. En attendant , un tombeau commun attestera ici
« leurs travaux et nos regrets.
་་ Plus loin , pour défendre et notre camp et nos vais

« seaux , nous élèverons une muraille et des tours . D'espace


en espace s'ouvriront des portes pour recevoir nos cour
" siers et nos chars. Au dehors , un fossé large et profond
" nous garantira des insultes de l'ennemi. » Il dit , et tous
les héros applaudissent à ses conseils.
Cependant les Troyens s'assemblent : leurs flots confus
inondent les portiques du palais de Priam . Le trouble est
au milieu d'eux et l'effroi dans leurs cœurs. Le sage Anté
nor se lève : « Troyens , Dardaniens , dit-il , et vous nos
« fidèles alliés , écoutez les conseils que mon zèle m'inspire .
CHANT VII. 107
" Rendons aux Atrides la trop fatale Hélène , et tous les tré
« sors qui leur furent ravis avec elle. Infidèles aux traités ,
« le crime nous a remis les armes à la main. Craignons
« les Dieux vengeurs , et hâtons-nous d'expier notre par
« jure. »
>>
Il dit et s'assied ; Pâris se lève , et plus que jamais brûlant
de sa flamme adultère : « Anténor , dit-il , tes perfides con
IC seils me blessent et m'offensent. J'attendois mieux de ta

" sagesse et de ton âge. Si ta langue ne trahit point ta pen


« sée , il faut que le ciel ait répandu sur toi l'esprit de ver
EX tige et d'erreur.
" Moi je vais , à mon tour , dévoiler aux Troyens le secret

« de mon ame. Je ne rendrai jamais aux Atrides une beauté


" qui m'est chère ; mais les trésors que je reçus avec elle , je

« consens à les remettre ; j'y en ajouterai d'autres encore. »


A ces mots il s'assied . Priam se lève ; sur son front majes
tueux respirent la sagesse et la bonté : « Troyens , Darda
" niens , dit-il , et vous nos fidèles alliés , écoutez les conseils
« d'un vieillard , et les ordres d'un roi. Retournez à vos
t postes ; par des aliments réparez vos forces épuisées . Que
<< tous veillent , que tous fassent une garde assidue .
« Demain , au retour de l'aurore , Idée ira aux tentes des
" Atrides ; il leur portera d'abord les propositions de Pâris ,
" le premier moteur de cette funeste guerre . Il leur deman

« dera enfin de suspendre les combats , jusqu'à ce que nous


« ayons rendu les honneurs suprêmes aux guerriers que

" nous a ravis cette fatale journée. Après ce triste devoir ,


« nous reprendrons les armes pour ne les plus quitter, que
" le ciel n'ait nommé le vainqueur. » Il dit , tous obéissent ;

tous vont , dans le poste qui leur est assigné , apaiser la faim
qui les presse.
Au retour de l'aurore , Idée marche à la flotte des Grecs..
Ils étoient assemblés auprès de la tente d'Agamemnon . Le
héraut s'avance , et debout au milieu d'eux : « Atride , et
" vous , Grecs , dit-il , prêtez l'oreille à ma voix ; Priam et
108 L'ILIADE .

«< les Troyens m'ordonnent de vous rendre les propositions


«་་ de Paris , le premier moteur de cette funeste guerre .
« Tous les trésors que sur ses vaisseaux il apporta dans
«< Ilion ( le malheureux ! que n'avoit-il péri avant ce fatal
" voyage ! ) , tous ces trésors , il consent à vous les remettre ;
"< il y en ajoutera d'autres encore . Mais la jeune épouse de
་་ Ménélas , il a juré qu'il ne la rendroit jamais. En vain
« tous les Troyens l'en pressent et l'en conjurent.
« Je dois vous demander encore de suspendre les com
་ bats , jusqu'à ce que nous ayons payé le dernier tribut aux
« mânes des guerriers que nous avons perdus. Après ce
« triste devoir , nous reprendrons les armes pour ne les plus
་ quitter, que le ciel n'ait nommé le vainqueur. » .
Il dit ; tous les Grecs gardent un tranquille silence. Enfin
Diomède s'écrie : « Laissons -lui ses trésors ! Hélène elle
« même , dût-il nous l'offrir , gardons-nous de la recevoir.
« C'est dans Troie embrasée que nous avons juré de la re
་་ prendre Troie va tomber. Eh ! qui pourroit douter en
« core de sa chute ?... >> Il dit ; tous admirent sa fierté , tous
applaudissent à ce noble transport.
་་ Idée , dit enfin le monarque suprême , tu entends la
« réponse des Grecs ; elle est aussi la mienne. Rendez les
« honneurs suprêmes aux guerriers que vous avez perdus ;
α c'est un trop juste devoir , un tribut légitime que je ne puis

«་ envier à leurs cendres. O Jupiter ! entends mes serments ,


« et que ta foudre punisse le parjure ! » Il dit , et le sceptre
à la main il atteste les Immortels.
Idée retourne aux murs d'Ilion . Troyens , Dardaniens ,
tous rassemblés , attendoient son retour. Il arrive enfin , et ,
debout au milieu d'eux , il leur rend la réponse des Grecs.
Soudain tous se dispersent ; les uns s'apprêtent à recueillir
dans la plaine les restes de leurs guerriers ; les autres , à
couper le bois qui doit les consumer. Avec une ardeur égale,
les Grecs vont payer le même tribut aux héros qu'ils re
grettent.
CHANT VII. 109
Le soleil , du sein de l'océan , s'élevoit dans les cieux ;
déja ses obliques rayons doroient le sommet des montagnes.
Les deux peuples errent confondus dans la plaine. Parmi
ces monceaux de cadavres sanglants et déchirés , leurs yeux
peuvent à peine reconnoître leurs guerriers. Ils lavent , avec
une onde pure , le sang et la poussière qui les couvrent , et
sur des chars ils les entassent tout baignés de leurs larmes.
Priam défend aux Troyens les gémissements et les pleurs.
Le cœur déchiré , dans un lugubre silence , ils livrent aux
flammes ces restes déplorables et chers , et , quand ils sont
consumés , ils rentrent tristement dans leurs murs.
En proie comme eux à une sombre douleur , les Grecs
placent leurs compagnons sur le bûcher funeste : quand le
feu les a dévorés , ils retournent à leurs vaisseaux , mornes
et les yeux baissés .
Déja dans les champs azurés l'aurore luttoit avec les
ombres. Les Grecs se rassemblent autour du bûcher qui a
consumé leurs guerriers , et leur dressent à tous un commun
tombeau. Plus loin ils élèvent une muraille et des tours pour
défendre leurs vaisseaux et leur camp. D'espace en espace
s'ouvrent des portes pour recevoir les coursiers et les chars.
Au dehors , ils creusent un fossé large et profond , dont une
forte barrière embrasse le contour.
Rassemblés dans l'Olympe , au pied du trône de Jupiter,
les Dieux contemploient les Grecs et leurs travaux. Le do
minateur des mers , Neptune , indigné de leur audace :
« O Jupiter ! s'écrie-t-il , eh ! qui désormais encensera nos
" autels? qui daignera consulter nos oracles ? Quoi ! les
"« Grecs ont élevé ce rempart , ils ont creusé ce fossé , et ils
1 n'ont pas offert une seule victime aux Dieux ! Du cou
" chant à l'aurore on vantera leurs travaux ; et ce mur,

" qu'avec tant de peines , Apollon et moi , nous bâtîmes
# pour Laomedon , il sera effacé du souvenir des humains ! »
Jupiter a pitié de sa foiblesse : « O Neptune ! ô toi qui
4 fais trembler la terre étonnée de ta grandeur ! qu'oses-tu
110 L'ILIADE .
(( prononcer ! Laisse , laisse à des Dieux moins puissants ,
" moins terribles , cette jalouse pensée ; du couchant à l'au
" rore , l'univers retentira toujours de ta gloire et de tes
(( travaux .
་་ Mais cette muraille qu'ont bâtie les Grecs , ce vil mo
<< nument de leur orgueil , dès qu'ils vogueront sur les flots
pour retourner dans leur patrie , arme-toi pour le détruire.
<< Que tes ondes l'entraînent dans tes abîmes ensevelis
« sous tes sables jusqu'aux derniers vestiges d'un ouvrage
་་ qui t'offense . »
Le soleil se plonge dans l'océan , et ses derniers rayons
voient finir les travaux des Grecs. Ils rentrent dans leurs
tentes , et par des festins ils couronnent cette heureuse jour
née. Cependant des vaisseaux de Lemnos , armés par Évé
nus , le fils d'Hypsipyle et de Jason , arrivent sur ces bords ,
chargés de la liqueur bienfaisante dont Bacchus fit présent
aux humains. Mille mesures d'un nectar délicieux sont des
tinées pour les deux Atrides. Les guerriers , empressés ,
donnent en échange de l'airain , du fer, des peaux , des
bœufs , et jusqu'à des esclaves. Partout les tables sont dres
sées , et la nuit tout entière est consacrée aux douceurs du
repas. Comme eux , les Troyens et leurs alliés noient dans
les plaisirs le souvenir de leurs peines.
Jupiter cependant fait gronder son tonnerre , sinistre pré
sage des maux qu'il leur prépare. Ils pâlissent , ils trem
blent , ils répandent le vin , qui déja pétille dans leurs coupes;
aucun n'ose le boire qu'il n'ait offert des libations au fils
de Saturne. Enfin ils se couchent , et jouissent du sommeil
et de ses bienfaits .

CHANT HUITIÈME .

L'AURORE Versoit sur la terre l'or de ses rayons , Jupiter


a convoqué l'assemblée des Dieux dans la partie la plus
CHANT VIII. 111
élevée de l'Olympe. Il parle , et tous les Immortels prêtent
à sa voix une oreille attentive.
« O Dieux écoutez tous ; écoutez toutes , ô Déesses ! ce

<< que va vous dicter ma volonté suprême. Qu'aucun Dieu ,


« qu'aucune Déesse n'ose résister à mes lois : obéissez tous ,
«稱 et que soudain elles soient exécutées . S'il est un de vous
qui ose aller, loin des autres Dieux , porter du secours
« aux Grecs ou aux Troyens , il ne rentrera dans l'Olympe
« que couvert de honte et déchiré de blessures , ou moi
" même je le précipiterai sous la terre , loin , bien loin du
« céleste séjour, dans la profondeur ténébreuse du Tartare,
41 Là , sous des portes de fer , sous des voûtes d'airain , au

" tant au-dessous des enfers que le ciel est au-dessus de la


EL terre , il apprendra que je suis plus puissant que tous les
" Dieux ensemble.

« Osez essayer vos forces contre les miennes , suspendez


« une chaîne d'or à la voûte du ciel , attachez-vous à cette
# chaîne ; tous vos efforts réunis ne pourront entraîner sur
#L la terre le moteur et l'arbitre du monde. Moi , si je veux
航 y porter la main , j'enlèverai et la chaîne , et la terre , et
« les mers : j'attacherai la chaîne au sommet de l'Olympe ,
« et l'univers entier ne sera qu'un météore suspendu devant
« moi ; tant mon pouvoir surpasse le pouvoir et des hommes
號 et des Dieux . »
A ce discours fier et terrible , tous restent en silence ,
étonnés et immobiles. Enfin , Minerve , la première , ose
élever la voix : « O Fils de Saturne ! ô le père et le roi des
« Immortels ! nous le savons tous , rien ne peut balancer ta
puissance. Mais nous pleurons ces Grecs belliqueux qui
« périssent sous le destin qui les accable. Si tu l'ordonnes ,
« nous renonçons aux combats ; mais nous inspirerons aux
競 Grecs d'utiles mesures , pour les sauver du poids de ta •
寫 colère. »

Jupiter souriant : « Rassure-toi , lui dit-il , ô ma fille chérie !


« ce n'est point à toi que s'adresse mon discours . Je veux
114 L'ILIADE.

Il dit ; le vieillard se livre à ses conseils ; il confie ses cour


siers à Sthénélus et à Eurymédon , monte sur le char de
Diomède , et les rênes dans une main , l'aiguillon dans
l'autre, il le guide contre Hector. Hector marche contre
eux . Le fils de Tydée lui lance un javelot ; le javelot s'égare,
et va s'enfoncer dans le sein du fidèle Éniopée : les rênes
échappent à sa main défaillante ; les coursiers bondissent
effrayés ; il tombe sans mouvement et sans vie.
Hector gémit de sa perte ; mais pour trouver un autre
conducteur , il laisse ce triste objet de ses regrets étendu
sur la poussière. Bientôt s'offre à ses yeux le fils d'Iphitus ,
l'intrépide Archeptolème ; il le fait monter sur son char , et
lui abandonne les rênes.
La terreur et la mort volent devant Nestor et Diomède.
Comme de vils troupeaux , les Troyens alloient se cacher
au sein de leurs murailles ; mais l'œil de Jupiter veille sur
eux. Soudain la foudre gronde dans ses mains , et vient
éclater aux pieds des chevaux de Diomède. La terre étin
celle ; l'air est en feu , les coursiers éperdus s'abattent sous
le char. Les rênes échappent à Nestor , la terreur est dans
་་ Fuyons , dit-il , fuyons , ô fils de Tydée !
tous ses sens : «
« Jupiter combat contre nous ; ce Dieu veut donner la vic
« toire à nos ennemis , il nous la donnera peut-être à notre
« tour. Fuyons ; il n'est point de mortel qui puisse lutter
« contre sa volonté suprême.
1« Oui , sage vieillard , la raison parle par ta voix. Mais
« quel désespoir ! quelle honte pour moi ! Hector , au milieu
« de ses Troyens , pourra dire : J'ai vu, vers ses vaisseaux,
« fuir Diomède épouvanté ! ... Il le dira ! Dieux ! que plu
« tôt la terre s'entr'ouvre sous mes pas !... - Fils de Tydée ,
" lui répond Nestor , qu'ai-je entendu? Hector t'accuseroit
«
« de foiblesse et de lâcheté ! Il n'en sera pas cru des
" Troyens , des Dardaniens , de tant de veuves désolées ,
" qui pleurent leurs jeunes époux étendus par toi sur la
« poussière. »
CHANT VIII. 115
Il dit , et vers la flotte il dirige les coursiers . Pleins de
l'ardeur que Jupiter même leur inspire , Hector et les
Troyens font pleuvoir sur eux une grêle de traits . <« O Dio
" mède ! s'écrie le fils de Priam , les Grecs honoroient ton
« courage ; toujours dans leurs festins assis au premier
LE rang , le vin y couloit pour toi sans mesure. Mais tu ne
« seras plus qu'un objet de mépris ; une femme seroit moins
<< timide que toi : fuis , lâche ! fuis ! Moi , tu ne me verras
" jamais céder à tes efforts. Tu n'escaladeras point nos mu
« railles ; tu n'emmèneras point nos femmes captives sur
<< tes vaisseaux ; cette main t'arrachera et l'honneur et
« la vie. »
Il dit ; Diomède furieux veut retourner en arrière et af
fronter l'ennemi ; trois fois il le tente ; trois fois , du sommet
de l'Ida , Jupiter fait gronder son tonnerre. A cet heureux
présage de la victoire que lui promet le souverain des
Dieux, Hector s'écrie : « Troyens , Lyciens , et vous , héros
« de la Dardanie , redoublons de courage et d'audace :
#1 frappons , égorgeons ; j'entends Jupiter qui m'annonce la
料 victoire , et aux Grecs leur défaite. Les insensés ! ils ont

« élevé cette impuissante muraille , mais elle n'arrêtera point


« mes efforts ; sans peine mes coursiers franchiront ce large
« fossé. Dès que je serai au milieu de leur flotte , apportez
« le fer , apportez des torches ; je brûlerai leurs vaisseaux ;

« je les égorgerai eux-mêmes au milieu des flammes et de


# la fumée. »

Il dit , et de la voix il anime ses coursiers. « Xanthus ,


K Podarge , OEthon , et toi Lampus , leur dit-il , payez-moi

<< les soins que vous prodigue ma chère Andromaque ; la


fille des rois vous présente elle-même le froment de ses
« mains ; elle-même vous verse le vin qui coule à ma table.
" Elle est , pour les besoins de son époux , moins vive et
« moins empressée. Allons , courez , volez ; arrachons à
« Nestor ce bouclier fameux qu'on dit être de l'or le plus
pur. Arrachons à Diomède cette cuirasse que Vulcain fit
8.
116 L'ILIADE.

pour lui. Vainqueurs de ces deux guerriers , nous ver


« rons , cette nuit même , les Grecs remonter sur leurs vais
« seaux. »
Il dit ; Junon , qu'indigne son orgueilleux espoir , s'agite
sur son trône , et tout l'Olympe est ébranlé. « O Dieu ter
«< rible , dit-elle à Neptune , ô toi qui fais trembler la terre!
verras-tu , sans pitié , les Grecs anéantis ? Sur les rives
་་ d'Égée et d'Hélice , ils enrichissent tes autels de leurs of
. frandes ; ils les couronnent de festons . Allons , combats
« pour eux. Ah ! si tous les Immortels qui les protégent
«< veulent se réunir pour repousser les Troyens , Jupiter
« seul , sur le mont Ida , déplorera bientôt sa foiblesse et sa
« honte. — - Téméraire Déesse , lui répond Neptune indi
«< gné, quelle fureur te séduit et t'aveugle ! Eh ! que feroient
« tous les Dieux conjurés contre Jupiter ? Plus puissant
" qu'eux tous , un seul de ses regards foudroiera leurs pro
<« jets et leurs ligues. »>

Déja du fossé à la muraille tout l'espace est rempli de


guerriers éperdus. Toujours secondé par Jupiter , Hector
les assiége et les presse. Bientôt la flamme eût dévoré leurs
vaisseaux ; mais Junon allume au cœur d'Atride une nou
velle ardeur. Il réchauffoit déja l'audace de ses guerriers.
Inspiré par la Déesse , un voile de pourpre à la main , il
parcourt toute la flotte. Enfin il s'arrête au vaisseau d'Ulysse.
De là , sa voix peut retentir jusqu'aux tentes d'Ajax et
d'Achille , qui , tous deux enflés d'un noble orgueil , ont
choisi les postes les plus reculés et les plus périlleux.
«< Opprobre de la Grèce ! s'écrie-t-il ; lâches guerriers !
«< inutiles soldats ! sont-ce là vos exploits et vos prouesses !
« Dans Lemnos , au milieu de l'ivresse et des festins , vous
<< vantiez votre courage , vous chantiez vos victoires ! Cha
« cun de vous défioit cent , deux cents Troyens ! et tous
« ensemble aujourd'hui , le seul Hector vous fait peur !
་་ Bientôt , à vos yeux , il va brûler vos vaisseaux !
་་ O Jupiter ! est-il un roi qu'ait , autant que moi , pour
CHANT VIII. 117
«皂 suivi ta colère? Tes fléaux m'accablent , tu me ravis le
· plus grand des triomphes. En venant sur ces rives , il ne
" s'est pas offert un de tes autels , que je n'y aie immolé

⚫་ des victimes ; partout mes sacrifices t'ont demandé la


« ruine de Troie et la victoire.
Je suis forcé de descendre à de plus humbles prières.
• Exauce , Jupiter ! le dernier de mes vœux ; que les
« Grecs , par la fuite , échappent au trépas ! qu'ils ne pé
« rissent pas tous sous le fer des Troyens ! >>
Il dit , et attendri par ses larmes , le Dieu accorde à sa
prière le salut de son peuple. Soudain le roi des oiseaux
apparoît dans les airs. Un faon de biche étoit dans ses
serres. Il le laisse tomber sur l'autel où les Grecs sacrifient
à Jupiter , le Dieu des oracles. A la vue de cet oiseau , mi
nistre des volontés suprêmes , ils s'élancent sur les Troyens ,
et rallument le feu du combat. De tous les guerriers , il n'en
est point qui devance le fils de Tydée ; le premier , il a
franchi le fossé ; il frappe le premier. Agélaüs , le fils de
Phradmon , expire sous ses coups . Il fuyoit sur son char ;
le héros lui enfonce son javelot entre les deux épaules ; le
fer ressort sanglant par la poitrine : Agélaüs tombe , et l'air,
au loin , retentit du bruit de sa chute.
Après Diomède , on voit accourir les deux Atrides , Aga
memnon et Ménélas ; les deux Ajax , tous deux pleins de
vigueur et d'audace ; Idoménée et Mérion , son fidèle écuyer,
que Mars lui-même avoueroit son égal ; Eurypyle , le fils .
d'Evémon , et Teucer enfin , qui dans sa main porte un arc
meurtrier.
Caché sous le bouclier du grand Ajax , Teucer ajuste ses
flèches ; puis , à découvert , il cherche des yeux sa victime,
la frappe , l'étend sur la poussière , et tel qu'un enfant ti
mide qui se rejette dans les bras de sa mère , il revient se
cacher encore à l'abri du bouclier d'Ajax. Que de héros
expirent sous ses coups ! Orsiloque , Ormène , Orphélestès ,
118 L'ILIADE .

Chromius , Détor , Lycophonte , Amopaon , Mélanippe ,


confondent ensemble leur sang et leurs soupirs.
Témoin de ses ravages , Agamemnon est transporté de
joie. Il accourt : « O fils de Télamon , dit-il , ô généreux
་་ Teucer ! frappe toujours , sois l'appui de la Grèce et la
« gloire de ton père. Avec quelle tendresse il éleva ton en
« fance ! Son palais te vit croître avec les fils que l'hymen
« lui avoit donnés. Tes exploits iront jusqu'à lui , et char
« meront sa vieillesse. Moi , je te promets , je te jure de les
«< récompenser. Oui , si Jupiter et Minerve livrent à nos

« coups l'orgueilleuse Troie , tu auras , après moi , le prix


« le plus superbe ; tu auras un trépied d'or , ou deux cour
« siers avec un char ; ou , enfin , une jeune beauté qui par
" tagera ton lit.
- « Puissant Atride , lui répond Teucer , quand je suis tout
« de feu , pourquoi m'enflammer encore ! Depuis que nous
« repoussons les Troyens , toujours je déploie ma force tout
« entière , toujours je frappe tout ce que je puis atteindre.
« Huit fois mon arc s'est détendu , huit guerriers sont tombés
« sous mes coups ; mais ce fléau terrible , ce destructeur des
«< Grecs , mes flèches n'ont pu encore aller jusqu'à lui…………

Il dit , et sur son arc il ajuste un nouveau trait ; c'est
Hector qu'il veut immoler, c'est à Hector qu'il le destine.
Le trait s'égare , et va percer le jeune Gorgythion , un fils
de Priam et de la belle Castianéra , qui avoit et la taille et
les charmes d'une Déesse. Sa tête , sous le poids de son cas
que , tombe languissamment penchée. Tel , surchargé de
son fruit ou accablé par la pluie , le pavot , dans nos jardins ,
succombe et meurt couché sur la poussière.
Toujours acharné sur Hector, Teucer , d'un autre trait ,
essaie de l'atteindre ; mais , détourné par Apollon , le trait
s'égare encore , et va percer le sein d'Archeptolème , qui ,
comme son maître , ne respire que la guerre et le carnage.
Il tombe , les coursiers bondissent effrayés , le cadavre reste
étendu sur l'arène sans mouvement et sans vie.
CHANT VIII. 119

Hector gémit de sa perte ; mais , pour chercher un autre


conducteur, il abandonne ce triste objet de ses regrets . Ses
yeux tombent sur Cébrion , son frère. Il lui ordonne de
prendre les rênes : le jeune guerrier obéit à sa voix. Lui
même il s'élance de son char, pousse un cri terrible , saisit
une pierre énorme, et fond sur Teucer. Le héros grec prend
une flèche et l'ajuste : déja son bras s'étend , déja l'arc se
courbe ..... Hector l'atteint à l'endroit où finit l'épaule et
commence le gosier ; la corde est rompue , le bras languit
engourdi , Teucer tombe sur ses genoux , et l'arc et le trait
échappent de ses mains. Ajax accourt , et sur son frère étend
son immense bouclier. Ses deux amis fidèles , Mécistée et
Alastor, le prennent dans leurs bras , et , sanglotaut , demi
mort , ils le reportent sous sa tente.
Jupiter ranime encore au cœur des Troyens le courage
et l'audace ; ils repoussent encore les Grecs au pied de leur
muraille . Hector est à leur tête ; la terreur l'environne , la
mort est dans ses regards . Tel , attaché aux traces d'un lion
ou d'un sanglier, le chien les poursuit dans leur fuite obli
que , les presse , les harcèle , et dans leurs flancs déchirés
enfonce sa dent meurtrière. Tel Hector se précipite sur les
pas des Grecs , et immole ceux que son fer peut atteindre.
Ils fuient éperdus ; ils franchissent leurs barrières , et y
laissent une foule de guerriers expirants sous les coups des
Troyens. Enfin , près de leurs vaisseaux , ils se rallient ,
s'excitent à la vengeance , et les mains au ciel , ils implorent
le secours des Immortels. Au bord du fossé qui l'arrête ,
Hector promène , de tous côtés , ses rapides coursiers ; il a
le regard de la Gorgone , et l'air du Dieu des combats.
A la vue de ses Grecs vaincus , fugitifs , Junon est atten
drie : « O fille du maître des Dieux , dit-elle à Minerve ,
« verrons-nous , sans pitié , la Grèce anéantie ? Laisserons
" nous ses enfants , victimes du destin le plus affreux , périr
« sous les coups d'un seul guerrier? Le cruel fils de Priam !
# que de sang il a versé ! rien ne peut arrêter ses ravages.
120 L'ILIADE.

- « Ah ! depuis long-temps Hector eût vu finir et sa fu


reur et ses jours ; la main d'un Grec l'auroit , aux yeux
« de sa patrie , étendu sur la poussière. Mais inflexible à
« mes vœux , inexorable à mes prières , mon père enchaîne
« mon courage. Dans ses fureurs il oublie que plus d'une
« fois je sauvai son Alcide , prêt à succomber sous les tra
" vaux que lui imposoit Euristhée. Son fils levoit au ciel
<< ses yeux chargés de pleurs , et Jupiter, pour le secourir ,
« me faisoit descendre de l'Olympe. Ah ! si j'eusse prévu ce
" retour, quand , par les ordres de son tyran , il alla dans les
<< sombres demeures arracher le gardien terrible de l'in
« fernal palais , jamais il n'eût repassé le Styx et ses noirs
« torrents. Aujourd'hui Jupiter m'abhorre. Pour plaire à
«་ Thétis , qui a embrassé ses genoux et pressé son menton
« d'une main suppliante , il immole la Grèce à la gloire
« d'Achille. Un jour viendra qu'il m'appellera encore sa
« chère Minerve , le premier objet de sa tendresse.....Mais ,
« Ô reine des Dieux ! attelle tes coursiers ; moi , je vais dans
« le palais de Jupiter ceindre l'armure des combats. Nous
« verrons si , à notre aspect , le fils de Priam triomphera
« encore. Ah ! plus d'un Troyen , étendu auprès des vais
« seaux des Grecs , y sera la pâture des chiens et des vau
<< tours. >>
Elle dit ; la reine des Dieux , la fille de Saturne , court
elle-même atteler ses immortels coursiers. Minerve va re
vêtir l'homicide appareil. Son voile , tissu pompeux , ou
vrage de ses mains , tombe ondoyant sur la céleste voûte.
Couverte de l'armure du maître des Dieux , elle monte sur
le char étincelant. Dans sa main est cette lance terrible ,
instrument de sa fureur , qui moissonne les héros , et ren
verse des phalanges entières. Junon presse de l'aiguillon
ses agiles coursiers. Les portes du ciel s'ouvrent d'elles
mêmes à leur aspect. Gardiennes du ciel et de l'Olympe ,
les Heures élèvent ou abaissent le nuage qui leur sert de
barrière.
CHANT VIII. 121
Les deux Déesses volent dans l'espace. Du sommet de
l'Ida , Jupiter les voit , et son courroux s'enflamme. Il ap
pelle la messagère des Dieux : « Va , vole , Iris , lui dit-il ;
" qu'elles s'arrêtent, qu'elles retournent sur leurs pas. Dées
« ses insensées ! lutter contre leur maître et leur roi ! Porte
« leur mes infaillibles menaces. J'abattrai leurs coursiers
« sous leur char ; elles-mêmes , je les précipiterai du char.
« Le char, je le ferai voler en éclats . Dix années entières ne
" pourront guérir les blessures que leur fera mon tonnerre.

« Minerve saura ce qu'il en coûte pour avoir osé braver le


" courroux de son père. Mon cœur sent contre Junon moins
« de colère et de fiel. Toujours à mes desseins elle opposa
« une inflexible roideur. »>
Il dit ; plus rapide que la tempête , Iris s'élève du sommet
de l'Ida. Déja elle est aux portes de l'Olympe : elle arrête
les coursiers. « Quel aveugle transport , s'écrie-t-elle, quelle
« fureur vous entraîne ? Jupiter vous défend de secourir les
" Grecs. J'abattrai , m'a-t-il dit , leurs coursiers sous leur
« char. Elles-mêmes je les précipiterai du char. Le char ,
" je le ferai voler en éclats. Dix années entières ne pour

« ront guérir les blessures que leur fera mon tonnerre. Mi


« nerve saura ce qu'il en coûte pour avoir osé braver le
« courroux du Dieu qui lui donna le jour. Je me sens ,
« contre Junon , moins de colère et de fiel. Toujours elle
· oppose à mes desseins une inflexible roideur. O Minerve !
« pour armer ton bras contre Jupiter, as-tu perdu le senti
« ment et la honte ? »
A ces mots elle s'envole. « Malheureuse impuissance !
« s'écrie la reine des Immortels : ô fille du Dieu qui lance

« le tonnerre ! n'allons point , pour de vils humains , com


"
« battre contre Jupiter. Qu'ils vivent , qu'ils périssent au
ས gré de ses caprices ; laissons-le , puisqu'il le faut , régler

« les destins des Grecs et des Troyens . » Elle dit , et ramène


dans l'Olympe ses rapides coursiers ; les Heures les détel
lent , les attachent dans l'asile qui leur est destiné , et les
122 L'ILIADE .

repaissent d'ambroisie. Le char repose sous une voûte étin


celante d'or et de clarté.
Dévorées de honte et de dépit , les deux Déesses vont se
mêler aux Immortels , et s'asseoir sur des trônes d'or. Ju
piter abandonne le sommet de l'Ida , et d'un vol majestueux
ses coursiers le reportent dans l'Olympe. Neptune les dé
telle ; couvert d'un voile pompeux , le char est par lui replacé
sur sa base.
Le Dieu dont les regards embrassent l'univers va s'as
seoir sur son trône. L'Olympe , qu'il foule , tremble sous
ses pieds. Assises loin des autres Dieux , Junon et Minerve
gardent un morne silence ; Jupiter en pénètre la cause :
«་་ Junon , et toi Minerve , leur dit-il , quel secret ennui vous
« dévore ! Ces Troyens , l'objet de votre implacable haine ,
« vous n'avez pas travaillé long-temps à les détruire . Moi ,
" si je m'enflammois , tout le ciel conjuré ne pourroit arrêter
« ma fureur et mon bras. Vous , avant que d'avoir vu le com
་་ bat , vous êtes glacées de terreur et d'effroi. Je vous le
" jure encore , si vous eussiez osé braver mes lois , ma fou
« dre vous eût écrasées sur votre char ; jamais vous n'eussiez
« revu l'Olympe , ni foulé la céleste voûte . »>
Il dit ; les deux Déesses frémissent ; l'une près de l'autre
assises , elles préparoient encore des malheurs aux Troyens.
Minerve dévore son dépit en silence' ; mais Junon ne peut
contenir ses transports. Elle éclate en ces mots : « Qu'ai-je
་ entendu , cruel tyran des airs ! Nous savons , comme toi ,
« que rien ne peut balancer ta puissance. Mais nous n'en
་་ plaignons pas moins ces Grecs généreux qui périssent
« sous le destin affreux qui les accable. Nous ne combat
" trons point , si tu l'ordonnes ; mais , par d'utiles conseils ,
« nous les empêcherons de périr tous sous la colère du Dieu
qui les poursuit.
-«Demain, ô fille de Saturne ! lui répond Jupiter; demain ,
་ quand l'Aurore rallumera son flambeau , tes yeux verront
« mieux encore le maître du tonnerre verser sur tes Grecs
CHANT VIII. 123
« le carnage et la mort. Ils seront la proie du redoutable
« Hector , jusqu'à ce que , réduits au plus affreux désespoir ,

« ils défendent , auprès de leurs vaisseaux , les restes de


" Patrocle , et que le fils de Pélée s'arme pour le venger.
« Tel est l'ordre des Destins ; je dédaigne ton impuissant
« courroux. Va te cacher au - delà des limites du monde ,
« dans ces funestes lieux où gémissent et Saturne et Japet ;
« lieux voisins du Tartare , que jamais le soleil n'éclaire de
« ses feux , que jamais les vents ne rafraîchissent de leurs
« haleines. Insolente Déesse ! je ris de ton dépit , je serai
« insensible à ta perte. » Il dit ; Junon tremble et n'ose lui
répondre. L'astre du jour se plonge dans les eaux , et la
nuit , sur ses pas , vient , d'un lugubre voile , envelopper la
nature. Les Troyens voient, à regret , s'éteindre la lumière ;
les Grecs saluent la nuit qui les couvre de ses ombres pro
pices.
Aux rives du Scamandre , loin de la flotte ennemie et de
la plaine ensanglantée , Hector rassemble ses guerriers ;
tous descendent de leurs chars , et se pressent pour l'en
tendre. Dans sa main est une lance formidable , menaçante ;
le fer, qu'attache au bois un cercle d'or, jette , dans les té
nèbres , d'effrayantes clartés.
Appuyé sur cette arme meurtrière , le héros leur adresse ce
discours : « Troyens , Dardaniens , et vous nos fidèles alliés ,
" prêtez à ma voix une oreille attentive. Je m'étois flatté
« que ce jour verroit périr les Grecs et leurs vaisseaux ;
que nous rentrerions dans Troie vainqueurs et triom
" phants. Mais la nuit trop prompte est venue sauver leur
" flotte , et les dérober à nos coups.
«< Obéissons à la nuit ; consacrons à réparer nos forces
« son silence et ses ombres . Dételez vos coursiers ; qu'ils
" repaissent auprès de vos chars. Allez dans nos murs ,
t rapportez-en et les dons de Cérès et les présents de Bac
« chus. Ramenez et des bœufs et des moutons. Amassez
話 du bois ; que , jusqu'au retour de l'aurore , des feux allu
«
124 L'ILIADE .

«་་ més dans la plaine éclairent les ténèbres. Peut-être , à la


« faveur du silence et de la nuit , les Grecs tenteront de fuir
« sur le vaste sein des mers. Il faut , du moins , que nous
<< troublions leur retraite que , s'élançant sur leurs vais
seaux , nos flèches les atteignent ; qu'ils reportent , dans
leur patrie , de honteuses blessures , et que leur exemple
« apprenne à redouter les Troyens.
«к Vous , hérauts , ministres des mortels et des Dieux ,
« allez porter mes ordres à Troie ; que les vieillards , que la
" jeunesse bientôt mûre pour les combats , veillent sur nos
"
tours ; que les femmes tiennent des feux allumés ; que
" tous songent à défendre des surprises de l'ennemi nos
murs dépourvus de soldats.
« Troyens , mes ordres sont donnés : voilà tout ce qu'au
" jourd'hui nous dicte la prudence, Demain , aux premiers
rayons du jour , je vous appellerai à de plus nobles tra
« vaux. J'espère, et les Dieux que j'implore ne tromperont
« pas mon espoir ; j'espère chasser enfin ces cruels artisans
« de nos malheurs , que la mer et les destins ont vomis sur
«< ces rives. Veillons encore cette nuit pour nous défendre
« de leurs piéges. Demain , avant l'aurore , nous irons por
« ter au milieu de leur flotte et le fer et la flamme.
« Demain je saurai si Diomède me repoussera au pied de
«< nos murailles , ou si , percé de ma main , son armure san
и glante sera le trophée de ma victoire. Demain sera pour

« lui un jour de triomphe , s'il ose m'attendre et me braver.


« Mais plutôt , et j'en crois mon courage , il tombera ex
" pirant à la tête de ses guerriers , et le soleil , de ses pre
་་ miers regards , verra une foule de Grecs étendus autour
« de lui. Oui , le jour qui va naître sera pour nos ennemis
« un funeste jour. Que ne suis-je aussi sûr de partager avec
་་ Minerve et Apollon le culte des humains , et de vivre
" toujours jeune et immortel comme eux ! »

Il dit ; les Troyens , par des cris , expriment leurs trans


ports. Ils détellent leurs coursiers dégouttants de sueur ,
CHANT VIII. 125

couverts de poussière , et les attachent à leurs chars. On


amène de Troie des bœufs et des moutons ; on en rapporte
et les dons de Cérès et les présents de Bacchus ; les feux
s'allument , et sur l'aile des vents , la fumée va jusqu'aux
cieux porter leur hommage aux Immortels.
Pleins des triomphes qui leur sont promis , et dans l'at
tente d'un grand jour, les Troyens veillent toute la nuit.
La lueur des feux éclaire et leur camp et les rives du Sca
mandre , et la plaine , et jusqu'aux vaisseaux des Grecs.
Ainsi , lorsque dans un ciel sans nuages , la lune est assise
sur son char d'argent, et que les astres roulent, étincelants ,
autour d'elle , les rochers , les montagnes , les lacs et les
bois sont éclairés d'une douce lumière ; l'azur brille sur la
céleste voûte ; le berger jouit en paix du calme et des ri
chesses de la nature. Mille feux brillent dans la plaine ;
autour de chaque feu veillent cinquante guerriers ; leurs
chevaux reposent auprès de leurs chars. Tous , avec une
impatiente ardeur , attendent le retour de l'aurore.

CHANT NEUVIÈME .

LES Troyens veillent. Les pâles alarmes , lâches compa


gnes de la fuite , sèment , au camp des Grecs , la tristesse
et l'horreur. Tous leurs chefs sont atteints d'une douleur
mortelle ; l'inquiétude et la honte les agitent et les dévo
rent. Ainsi , quand les vents du nord et du midi combattent
au sein des mers , les flots roulent entassés sur ses flots , et
la plaine liquide est couverte d'écume .
Percé du trait le plus cruel , Atride ordonne à ses hé
rauts d'appeler les chefs au conseil , sans éclat et sans bruit ;
lui-même , avec les premiers qu'il rassemble , il déplore les
communes disgraces . Enfin tous sont réunis , la tristesse
est sur leurs fronts , et l'effroi dans leurs ames. Agamem
126 L'ILIADE .

non se lève , un torrent de larmes coule de ses yeux ; telle


du sein d'un rocher on voit l'onde jaillir et former un ruis
seau.
Enfin il laisse échapper ce discours entrecoupé de sou
pirs « Illustres guerriers , le conseil et l'appui de la Grèce!
་་ Jupiter a tissu pour moi une chaîne de malheurs ; le
«< cruel ! il m'avoit promis , il m'avoit juré que je retourne
« rois dans Argos , vainqueur de Troie , et riche de ses dé
« pouilles. Il trompe aujourd'hui et mon espoir et ses pro
« messes. Vaincu , déshonoré , il faut que je remène dans
« la Grèce les tristes débris de ma puissance ; ainsi l'ordonne
« l'arbitre des Destins , le Dieu dont le bras élève ou détruit
« les empires. Obéissons à ses lois ; jamais la superbe Troie
« ne sera notre conquête. >>
Il dit ; tous gardent un morne silence ; immobiles , inter
dits , la douleur les accable. Enfin Diomède éclate en ces
mots : « Atride , je combattrai un conseil dicté par la foi
« blesse : je le puis , et dans nos assemblées , j'ai le droit de
« parler sans contrainte ; pardonne à ma franchise. Tu
K m'as , à la face des Grecs , accusé de lâcheté. Tu as osé
« dire que j'étois un soldat sans vigueur , un guerrier sans
« courage , la Grèce entière a été témoin de mon injure.
« Mais toi , Jupiter te fit de ses faveurs un inégal partage.
" Il te donna le sceptre des Rois et le souverain pouvoir ;
« mais il te refusa le véritable empire , l'empire de la va
< leur.
«
« Malheureux ! et tu crois que les enfants de la Grèce
<< seront assez foibles , assez lâches , pour céder à tes alar
« mes ! Si tu brûles de revoir ta patrie , va , pars ; les che
« mins te sont ouverts ; les nombreux vaisseaux qui t'ame
« nèrent de Mycènes t'attendent sur la rive . Les Grecs
« resteront ici jusqu'à ce qu'Ilion ait péri sous nos coups.
« Mais , dussent tous les Grecs fuir sur le vaste sein des

« mers , Sthénélus et moi , nous combattrons jusqu'au mo


" ment marqué pour la ruine de Troie. Les Dieux nous
CHANT IX . 127
« guidèrent sur ces rives ..... ; les Dieux nous doivent la
« victoire . >>
Il dit ; tous s'enflamment à sa voix ; tous , par des cris ,
applaudissent à ce noble transport. Le vieux Nestor se
lève : « O fils de Tydée ! dit-il , tu es , de tous les guerriers
« de ton âge , le plus audacieux dans les combats ; le plus
" sage dans les conseils. Il n'est personne ici qui n'avoue
« ton courage , qui ne veuille partager tes travaux. Mais
Et quand tu nous rappelles à la gloire , ta bouillante ardeur
" dédaigne d'éclairer notre route. Tu es jeune encore ; tu
"« serois le plus jeune de mes fils : et déja ta prudence étonne
« les oracles de la Grèce .
" Moi , dont les ans ont mûri l'expérience , je ne puis

«་་ offrir , après toi , que d'utiles détails. Mes conseils auront
« l'aveu de nos guerriers ; Atride , lui-même , y applaudira
« le premier. Malheur au mortel odieux qui aime à voir
« briller le flambeau des discordes civiles ! Errant , sans
« foyer , sans asile , que l'univers entier le rejette et l'ab
" horre !...
« Mais obéissons à la nuit , et respectons ses ombres.
" Que nos guerriers réparent leurs forces épuisées ; qu'au

« delà de nos tours l'élite de notre jeunesse aille faire une


" garde assidue. Je ne puis qu'exciter leur courage. Toi ,
" commande , Atride ; c'est dans tes mains qu'est remis le
" sceptre de la Grèce.
« Fais asseoir les chefs à ta table : cet honneur appar
ત tient à ton rang suprême. L'abondance t'environne ; des
« esclaves nombreux t'obéissent ; tes tentes sont remplies
« d'un vin délicieux , que tous les jours nos vaisseaux t'ap
portent de la Thrace. Tous réunis , nous t'offrirons nos
" conseils , et tu adopteras le plus sage. Hélas ! jamais pour
" les Grecs il ne fut un danger si pressant. L'ennemi si près
« de nos vaisseaux ! tant de feux allumés dans la plaine ! A
« cet aspect , est-il un cœur qui puisse s'ouvrir à la joie ?
स demain , la gloire ou l'opprobre , la victoire ou la mort. »
128 L'ILIADE .

Il dit ; tous obéissent à sa voix : Thrasymède, son fils ,


Ascalaphe , Ialmène , deux enfants du Dieu des combats "
Mérion , Déipyre et Lycomède , volent au-delà des tours.
Sous chacun d'eux , cent jeunes guerriers marchent , le ja
velot à la main. Ils prennent leurs postes entre le rempart
et le fossé ; là, ils allument des feux et apprêtent leur repas.
Atride a rassemblé dans sa tente les chefs de l'armée ;
bientôt leur faim est apaisée , et leur soif est éteinte . Nestor
se lève et fait encore admirer sa prudence. « Puissant Atride ,
« dit-il , c'est toujours à toi que s'adressent mes discours ;
« tu es notre chef suprême , Jupiter t'a donné le sceptre des
« rois, il a remis dans tes mains les destins de la Grèce. Tu
dois commander en maître ; mais tu dois aussi écouter nos
« conseils. Ton choix les consacre ; adoptés par toi, ils de
<< viennent des lois.
« Je viens t'offrir encore les fruits de ma vieille expé
« rience. Ce que je pensai au moment où tu ravis au fils de
« Pélée Briséis, sa captive, je le pense encore aujourd'hui.
« C'est toujours , à mes yeux , le parti le plus sage qu'on
puisse t'inspirer.
« Je combattis , tu t'en souviens , ton funeste projet. Que
« ne te dis-je pas pour l'étouffer en sa naissance ! Mais tu
« cédas à tes transports. Tu outrageas un héros que redou
« tent les mortels , et qu'ont vengé les Dieux. Tu possèdes
« encore la beauté que tu lui as ravie. Allons , du moins au
་་ jourd'hui, par des présents, par des prières, essayons de
fléchir son courroux .
- ( Sage vieillard , la vérité m'accuse par ta bouche.
་་ Oui, je fus injuste , et j'en fais l'humiliant aveu. Un héros
« cher à Jupiter , un héros à qui , pour le venger, Jupiter
<< immole toute la Grèce , valoit lui seul toute une armée.
Mais enfin je veux réparer mon injustice ; je veux effacer,
par des présents dignes de lui , ma fureur et ma rage.
་་ O Rois ! écoutez , et soyez témoins de mes promesses.
«
« Je lui offre sept trépieds , que la flamme n'a point en
CHANT IX. 129
« core noircis ; dix talents d'or ; vingt vases précieux ; douze
" coursiers qui , plus d'une fois , dans nos jeux , ont rem
к porté la victoire. Les prix que j'obtins avec eux comble
41 roient la fortune et les desirs d'un mortel.
" Je lui donnerai sept jeunes captives , dont on admire
« les talents et la beauté. Moi-même je les choisis dans Les
bos , quand sa valeur la soumit à nos lois. Oui , je les lui
« donnerai , et avec elles cette Briséis , que mon injustice
« lui a ravie. Je lui attesterai , par le plus terrible des ser
" ments , que jamais je n'outrageai ses appas ; que jamais sa
髓 captive ne partagea le lit d'Agamemnon.

" Tous ces dons , je vais , à l'instant , les remettre entre


« ses mains. Si les Dieux livrent à nos coups la superbe
群 Ilion , il entassera , au
gré de ses vœux , l'or et l'airain
a dans ses vaisseaux . Lui-même , parmi les femmes troyen

<< nes , il en choisira vingt , les plus belles après l'épouse de


« Ménélas.
" Enfin, si jamais je revois Argos et ses fertiles contrées,
il sera mon gendre ; il tiendra , près de moi , le même
⚫ rang qu'Oreste , ce fils chéri , le dernier fruit de mon hy
€ ménée. Trois filles croissent dans mon palais , Chryso

" thémis , Laodicé , Iphianasse : qu'il choisisse ; je ne lui


" ferai point acheter mon alliance.
a Moi-même je lui donnerai ce que jamais souverain n'a
48 donné à sa fille. Sept puissantes cités obéiront à son em

pire , Cardamyle , Énope , Iré , et ses pâturages ; Phère ,

« Antée , et ses champs couronnés de verdure ; Épée , et
* ses superbes tours ; Pédase enfin , et ses riches coteaux .
« Toutes sont assises sur les bords de la mer qui mouille
a
les sables de Pylos ; toutes renferment , dans leur sein ,
des citoyens riches et fortunés , dont il sera le monarque
鬼 et le dieu. Par
des offrandes , par des tributs , ils recon
" noitront son amour , sa justice et sa puissance.
"
Tout est à lui , s'il oublie son ressentiment. Qu'il cède
à nos prières ! qu'il laisse au tyran des ombres ces inflexi
9
130 L'ILIADE .
་་ bles rigueurs , qui en font un Dieu abhorré des mortels !
" qu'il reconnoisse enfin et l'autorité de mon sceptre et le
«< triste avantage que me donnent sur lui les ans !
- (( Monarque des rois , puissant Atride , lui répond
" Nestor, tes présents et tes promesses sont dignes d'A
«་་ chille. Allons , que des ambassadeurs aillent à sa tente. Je
« les nommerai ; toi , par tes ordres , autorise mon choix.
་་ Que Phénix , l'ami des Dieux , marche le premier ; après
к lui , le grand Ajax et le divin Ulysse. Que les hérauts Eu
་ rybate et Odius accompagnent leurs pas. Apportez une
<< onde pure. Dans un recueillement religieux , invoquons
" Jupiter, et implorons sa pitié.
Il dit ; tous applaudissent à son discours. Des hérauts
épanchent l'eau sur leurs mains ; des esclaves versent le
vin , et le présentent à tous dans des coupes. Après qu'ils
ont offert des libations aux Dieux , et satisfait à la soif qui
les presse, ils sortent de la tente d'Agamemnon . Nestor leur
donne encore ses conseils ; il les donne surtout à Ulysse .
Du geste et de la voix , il les excite à tout tenter pour dés
armer Achille. Ils s'avancent au bruit des ondes écumantes.
Les regards attachés sur la mer, ils adressent leurs vœux
au Dieu qui embrasse la terre de son humide ceinture ; ils
le supplient d'attendrir le cœur d'Achille. Enfin ils arrivent
aux tentes des Thessaliens. Pour charmer sa douleur, le
fils de Pélée tiroit des accords d'une lyre superbe qu'il avoit
prise à la conquête de Thèbes. Il chantoit les exploits des
héros , et l'image de leurs combats consoloit ses loisirs. De
tous ses guerriers , Patrocle étoit seul dans sa tente ; assis
vis-à-vis de son maître , il attendoit en silence qu'il cessât
de chanter.
Les ambassadeurs s'avancent. Ulysse marche le premier ;
Achille , étonné , s'élance de la place où il est resté. Pa
trocle se lève comme lui. Le héros leur tend la main , et
les embrassant : « Je vous salue , dit-il , ô vous qui eûtes
" toujours mes respects et ma tendresse ! ... Que l'amitié
«
CHANT IX . 131

vous guide , que les besoins de la Grèce vous amènent ,


« en dépit de mon ressentiment , vous serez toujours chers
༦ à mon cœur. »

A ces mots , il les conduit sous sa tente , et les fait as


seoir sur des tapis de pourpre : « Patrocle , dit-il , apporte
« la plus grande de mes urnes ; remplis-la du vin le plus
« délicieux ; qu'il coule à grands flots. Donne-nous des
« coupes : mes amis les plus chers sont aujourd'hui dans
« ma tente. »
Il dit ; Patrocle obéit à sa voix. Bientôt dans un vase
d'airain , que la flamme environne , il entasse l'agneau , le
chevreau , le sanglier. Automédon tient le vase ; Achille lui
même coupe les viandes et les apprête. Au souffle de Pa
trocle le feu s'anime. Déja le bois est consumé , et la flamme
languit ; les broches sont étendues sur les charbons em
brasés. Le sel avec la chaleur s'insinue dans les viandes.
Enfin tout est prêt , et la table est dressée.
Dans d'élégantes corbeilles , le fils de Ménétius apporte
les dons de Cérès . Assis vis-à-vis d'Ulysse , Achille ordonne
à son ami d'offrir aux Dieux les prémices du repas ; déja
le feu les a consumées. Lui-même il présente à ses hôtes les
morceaux les plus délicieux. Bientôt leur faim est assouvie,
et leur soif est éteinte.
Ajax donne à Phénix un coup d'œil ; Ulysse , à ce signal ,
remplit sa coupe : « Je te salue , dit-il , ô fils de Pélée ! De
« la table d'Agamemnon nous avons passé à la tienne ; elle
nous a offert la même magnificence et la même abon
« dance. Mais d'autres soins doivent occuper nos esprits.
« O noble rejeton des Dieux ! nous tremblons pour la Grèce ;
" nos yeux voient l'abîme ouvert sous nos pas ; sans toi ,
« sans le secours de ta valeur , la flamme , peut-être , va dé
« vorer nos vaisseaux. Les Troyens et leurs alliés sont au
" pied de nos tours. Les feux qu'ils ont allumés éclairent
« nos tentes , et déja leurs cris menacent nos vaisseaux .
" Jupiter les seconde ; c'est pour eux qu'il lance sa foudre
9.
132 L'ILIADE .

« et ses éclairs. Ivre de la fureur céleste , Hector s'aban


« donne à sa rage , et , dans ses fougueux transports , il
" défie les mortels et les Dieux. Il appelle l'aurore : il veut,
« à sa clarté , briser nos vaisseaux , y attacher la flamme ,
« et , sous leurs cendres , anéantir la Grèce entière. Je
་ tremble , hélas ! que les Dieux n'accomplissent ses fu
<<
<< nestes menaces. Demain , oui , demain peut-être , un hon
« teux destin , loin d'Argos , ensevelira , sur les rives de
«" Troie , et les Grecs et leur gloire.
" Réveille-toi , fils de Thétis ; viens , ah ! viens enfin nous
« arracher au fer de nos vainqueurs. Accablés , anéantis ,
«< tu nous pleureras un jour . Mais que nous serviront tes
«< impuissants regrets ? Songe , songe plutôt à repousser le
« malheur qui nous menace.
" Pélée ton père..... ah ! souviens-toi de ses derniers con

« seils , de ses derniers adieux ! il t'envoyoit combattre sous


<< les drapeaux d'Atride. O mon fils ! te dit-il en te serrant
« dans ses bras , laisse à Junon et à Minerve le soin de
« couronner ta valeur. Toi , dompte tes passions , maîtrise
« ton humeur altière. La modération est la première des
« vertus. Fuis la Discorde , le fléau des humains ; les Grecs
<< admireront ton courage : mais c'est à la douceur de ton
«< caractère qu'ils accorderont leur amour et leurs respects.
« Tels étoient les conseils de ton père , Achille , et tu les
« oublies ! Allons , du moins aujourd'hui , dépouille ta co
་་ lère , et triomphe de toi-même. Achille , si tu te laisses
་་ fléchir, Atride t'offre des présents dignes de toi. En par
« tant , il nous en faisoit le détail ; écoute , Achille , et je te
« dirai les dons qu'il te destine.
« Tu auras sept trépieds que le feu n'a point encore noir
«< cis ; dix talents d'or ; vingt vases précieux ; douze cour
« siers qui , plus d'une fois , dans nos jeux , ont remporté
« la victoire ; les prix qu'il obtint avec eux combleroient la
« fortune et les desirs d'un mortel . Il te donnera sept jeunes
" captives , dont on admire les talents et la beauté. Lui
CHANT IX. 133
« même il les choisit dans Lesbos , quand ta valeur la sou
९४ mit à nos lois.
« Il te les donnera , et avec elles ta Briséis , que te ravit
« son injustice. Il t'attestera , par le plus redoutable des ser
" ments , que jamais il n'outragea ses appas ; que jamais
ta
" captive ne partagea
le lit d'Agamemnon.
Tous ces dons , il va les remettre à l'instant dans tes
" mains. Si les Dieux livrent à nos efforts la superbe Ilion ,
« tu entasseras à ton gré l'or et l'airain dans tes vaisseaux.
" Vingt Troyennes , les plus belles après l'épouse de Mé
" nélas , seront ton partage.
«< Enfin , si jamais il revoit Argos et ses fertiles contrées ,
« tu seras son gendre ; tu tiendras , auprès de lui , le même
<< rang qu'Oreste , ce fils chéri , le dernier fruit de son hy
་་ ménée. Trois filles croissent dans son palais , Chrysothe
« mis , Laodicé , Iphianasse ; tu choisiras : il ne te fera point
" acheter le droit de l'appeler ton père ; lui-même il te don

« nera ce que jamais souverain n'a donné à sa fille. Sept


"
puissantes cités obéiront à ton empire : Cardamyle , Énope ,
" Iré , et ses riches pâturages ; Phère , Antée , et ses
« champs toujours verts ; Épée, et ses murs fameux ; Pédase
" enfin , et ses riants coteaux. Toutes sont assises au bord

de la mer qui mouille les sables de Pylos ; toutes renfer


" ment , dans leur sein , des citoyens riches et fortunés dont

« tu seras le monarque et le dieu . Par des offrandes , par


des tributs , ils reconnoitront ton amour, ta justice et ta
" puissance.
" Mais si tu abhorres Atride , si tu abhorres ses présents ,
« aie du moins , aie pitié de la Grèce aux abois ! Viens , tu
« seras son vengeur et son dieu. La gloire , au milieu de
« nous , t'attend pour te couronner. Tu abattras le superbe
" Hector ; il gémira dans tes fers ; sa fureur et les destins
" t'ont , jusqu'au pied de nos tours , amené ta victime :

« dans sa rage il triomphe ; il se vante que , parmi tous les


Grees , il n'est pas un seul rival digne de lui.
136 L'ILIADE.

« sur lui l'esprit de vertige et d'erreur. J'abhorre ses pa


« rents ; lui-même je l'abhorre à l'égal des enfers . Quand il
" me donneroit , et tous les trésors qu'il a , et tous ceux
" qu'il n'aura jamais ; quand il me donneroit les richesses
« d'Orchomène , et toute l'opulence de cette Thèbes aux
< cent portes , qui , par chacune de ses portes , vomit deux
«
<< cents guerriers , avec leurs chevaux et leurs chars ; quand 1
« il me donneroit enfin autant d'or que la terre et la mer
« ont de sable et de poussière , jamais Agamemnon ne flé
« chiroit mon courroux ; jamais il n'effaceroit de mon cœur
« le souvenir de son injure.
« A moi une fille d'Agamemnon ! ..... Eût-elle tous les
« charmes de Vénus , tous les talents de Minerve , jamais ,
« jamais Achille n'uniroit sa destinée à la sienne ! qu'il la
« réserve pour un plus noble hyménée. Moi , si les Dieux
сс prolongent ma carrière , si je revois les rives de ma pa
" trie , Pélée , mon père, me trouvera une compagne. L'Hel
« lade , la Phthiotide , ont des beautés , des filles de souve
" rains : je pourrai , parmi elles , en choisir une qui soit
(( digne de partager et mon trône et mon lit. Ah ! que ne
« puis-je hâter ces fortunés instants ! Heureux époux , tran
་་ quille au sein de mes foyers , je jouirai des richesses que
« me laissera Pélée.
« Tous les trésors que renferme Ilion , tous ceux que la
་ paix y avoit entassés , avant que les enfants de la Grèce
« abordassent sur ces rives ; tous ceux qu'offre le temple
« d'Apollon-Pythien , ne peuvent égaler le prix de la vie.
« Des bœufs , des troupeaux , des trépieds , des coursiers ,
<< on peut en retrouver ; mais la vie , quand elle est éteinte,
« il n'est plus de moyen d'en rallumer le flambeau .
" Mon fils, me disoit la Déesse qui me donna le jour, la
་་ destinée t'offre deux routes pour arriver au trépas. Si tu
« combats contre Troie , tu meurs ; mais ta gloire sera im
« mortelle. Si tu retournes dans ta patrie , point de gloire ;
" mais tu vivras , et la mort ne viendra qu'à pas lents ter
CHANT IX . 137
miner ta carrière. Vous aussi , fuyez loin de ces funestes
"« bords. Jamais vous ne triompherez d'Ilion Jupiter
. , du
« haut des cieux , étend son bras pour la défendre, Déja
« ses peuples ont repris leur audace , et marchent à la
«་་ victoire.
« Ulysse , Ajax , allez reporter ma réponse aux chefs de

" nos guerriers ! Que leur sagesse cherche , dans de nou


« veaux projets , les moyens de sauver la Grèce et leurs
" vaisseaux ; ils avoient compté sur le retour d'Achille ;
« Achille est inexorable. Allez , Phénix reposera sous ma
" tente ; demain , s'il y consent , je le ramène dans sa patrie.
་ Mais , toujours libre en ces lieux , il ne dépendra
que de
« son choix . »
• Il dit ; les trois héros consternés , interdits , gardent un
morne silence. Enfin , le vieux Phénix , les yeux baignés
de larmes que lui arrachent les malheurs de la Grèce , exhale
en ces mots sa douleur et sa peine :
« Divin Achille , si ton départ est décidé dans ton cœur,
« si tu t'obstines à ne pas défendre nos vaisseaux de la
« flamme ennemie , comment pourrai - je , abandonné de
«" toi, rester seul sur ces rives ? Pélée , ton père.... tu t'en
" souviens , il te remit à mes soins , lorsque jeune encore ,
«
« et sans expérience dans la guerre et dans les conseils , il
« t'envoyoit servir sous les drapeaux d'Atride. Ce fut moi

« qu'il chargea de t'instruire à parler dans nos assemblées ,


« à combattre dans les champs de la gloire.
« Jamais , mon fils , jamais je ne consentirai à me séparer
« de toi : non , quand un Dieu me promettroit d'effacer sur
« mon front les rides de la vieillesse , et de me ramener au
printemps de mes jours , tel que j'étois , quand , pour fuir
« le courroux d'Amyntor, mon père , j'abandonnai le pays
« des Hellènes .
Épris d'une jeune beauté , infidèle à ses serments ,
« Amyntor dédaignoit ma mère. Dans son dépit , ma mère
" embrassa mes genoux ; elle me conjura d'obtenir de sa
138 L'ILIADE .

<<< rivale les faveurs pour lesquelles soupiroit le vieillard . Je


cédai à ses prières ; trop de succès couronna mes efforts.
« Bientôt mon père , éclairé par la jalousie , me charge d'im
་་ précations. Il invoque les noires Euménides ; il leur de
« mande que jamais un fils né de moi ne s'asseye sur ses
« genoux .
« Le tyran des enfers et la sombre Proserpine exaucè
« rent ses vœux . Objet des célestes vengeances , le crime ,
« avec toutes ses horreurs , s'empara de mon ame.... Mon
" bras, dans le sein paternel.... Un Dieu l'arrêta sans doute.
" Effrayé de moi-même , je voulus fuir. Mes amis , mes pa
" rents , unirent , pour me retenir, leurs forces et leurs
«་་ prières. Toujours attachés à mes pas , neuf nuits entières
« ils veillèrent autour de moi . Pendant neuf nuits , un feu
« continuel éclaira le palais et ses issues ; ce n'étoient que
« sacrifices aux Dieux , que festins , où le vin du vieillard
« couloit sans mesure. Enfin , pour la dixième fois , la nuit
« vint me prêter ses ombres. Je brisai la porte de l'asile où
« j'étois renfermé ; je franchis les murailles , et j'échappai à
" tous les regards .
« Dans ma fuite , je traversai les plaines de l'Hellade ;
« j'arrivai enfin au fond de la Phthiotide , à la cour de Pé
«< lée. Il me reçut , il eut pour moi l'amour qu'un père a
« pour son fils , l'espoir de sa vieillesse , et l'unique héritier
« de sa fortune. Il me combla de bienfaits ; il me fit asseoir
«< au rang des souverains : les Dolopes , et cette vaste con
« trée que la mer baigne de ses flots , obéirent à mes lois.
« Ce fut moi , cher Achille , qui élevai ton enfance ; ce
"«< que tu es aujourd'hui, c'est à mes soins que tu le dois. Je

« ne respirois que pour toi. Toujours à mes côtés ou dans


« mes bras , à table même tu ne pouvois me quitter . Assis
<< sur mes genoux , tu ne prenois des aliments , tu ne rece
« vois la coupe que de ma main.
« Combien de fois j'essuyai les dégoûts de ta première
" enfance ! Combien ta vue , quelquefois , me faisoit naître
CHANT IX . 139
« de regrets et d'amères pensées ! Elle me rappeloit que les
" Dieux m'avoient refusé la douceur d'être père. Formé
« par mes soins , Achille , tu étois mon fils ; une douce er
<< reur me promettoit que tu serois le soutien de mes jours,
" que je revivrois en toi.
" O mon fils ! mon cher fils, maîtrise ta colère ; ton cœur
« n'est pas fait pour être inexorable. Les Dieux eux-mêmes,
« devant lesquels s'abaisse toute la grandeur des humains ,
« les Dieux se laissent fléchir. Un mortel , quand il les a
" offensés , les désarme par des offrandes , des sacrifices et
« des prières .
« Les Prières sont filles de Jupiter. Boiteuses , les joues
ft chargées de rides , les yeux baissés , elles se traînent sur

« les pas de l'Injure. Altière , farouche , l'Injure marche


devant elles , et sème , sur la terre , le malheur et l'ou
(( trage. Partout les Prières la suivent , et guérissent les maux
« qu'elle a faits. Elles versent les bienfaits sur le mortel qui

« les révère ; elles exaucent ses vœux. Mais s'il en est qui
<< les rejettent , qui les repoussent , elles montent au trône
"« de Jupiter, et lui demandent de ramener sur eux l'Injure,

« et de punir leurs dédains . Respecte , Achille , respecte ces


« filles du Ciel ; reçois de leurs mains ces hommages qui
<< fléchissent les cœurs les plus altiers .
« Si Atride ne t'offroit pas des présents , s'il ne t'en pro
"<< mettoit pas encore , s'il étoit toujours irrité contre toi ;
« non , quel que soit l'état horrible où les Grecs sont ré
" duits , je ne combattrois pas ta colère , je ne réclamerois
" pas pour eux ton secours et ton appui.

« Mais humilié devant toi , Atride met à tes pieds des


« dons précieux ; il t'en promet encore davantage ; pour te
" fléchir, il t'envoie les guerriers les plus distingués de la
(( Grèce , ceux que chérit le plus ton cœur. Ah ! ne rejette
« pas leurs prières , ne trompe pas l'espoir qui les a con
« duits à ta tente..... Ton ressentiment fut juste , mais il
" n'auroit plus d'excuse.
140 L'ILIADE.

« Ces héros, dont tous les jours encore on nous vante les
"« exploits , si quelquefois la colère les enflamma , ils se lais
" sèrent attendrir par les prières , et désarmer par les pré
« sents. O mes amis ! il faut que je vous en rappelle un
« vieil exemple . Il est toujours présent à ma mémoire.
« Jadis les Étoliens et les Curètes s'égorgèrent sous les
« murs de Calydon . Les Curètes brûloient de les détruire ;
les Étoliens combattoient pour les défendre. Diane , en
་་ fureur, vengeoit, sur cette ville infortunée , l'oubli ou les
« dédains d'OEnée , qui avoit négligé ses autels , pendant
«< qu'il offroit à tous les autres Dieux des sacrifices , pour les
<< remercier de la fécondité de ses terres.
" Ministre du courroux de la Déesse , un sanglier fa
« rouche ravagea ses moissons, détruisit ses forêts . Pour le
к combattre , Méléagre , fils d'OEnée , rassembla , des cités
་་ voisines , des chasseurs et des chiens. Une foule de chas
« seurs , une foule de chiens périt sous sa dent meurtrière.
་ Enfin, leurs efforts réunis délivrèrent l'Étolie de ce fléau
" destructeur. Mais l'implacable Diane jette parmi les vain

« queurs le flambeau de la discorde. Les armes à la main ,


« les Curètes et les Étoliens se disputent la dépouille du
« monstre. Tant que Méléagre combat, les Curètes ne peu
« vent soutenir son aspect.
« Mais Althée , sa mère , furieuse d'avoir perdu son frère
" par la main de son propre fils , Althée implore contre lui
« la vengeance des Dieux. A genoux , les yeux au ciel ,
" pressant la terre de ses mains , elle invoque le noir Plu

« ton et la sombre Proserpine ; elle les conjure de donner


« la mort à son fils ; du fond de l'abîme , les cruelles Eumé
" nides entendent ses prières.
" Objet d'un injuste courroux , Méléagre s'abandonne à

« cet impétueux transport qui souvent égare les plus sages.


<
« Il fuit les combats , et dans son palais il se renferme avec
" la belle Cléopâtre , sa femme.
«" Cléopâtre étoit fille de cette charmante Marpissa que
CHANT IX . 141
« ravit Apollon , et d'Idas , le plus vaillant des mortels de
" son temps ; Idas , qui osa , l'arc à la main , disputer au fils
« de Latone la beauté qu'il lui enlevoit . Idas et Marpissa
« donnèrent à leur fille le surnom d'Alcyone ; parceque ,
«< comme une autre Alcyone , sa mère avoit pleuré quand ce
" Dieu l'avoit ravie.
« Dès que Méléagre a cessé de combattre , les Curètes
" reprennent leur audace. Tout à coup un bruit affreux se
« fait entendre. L'ennemi est sur les remparts. Les chefs
des Étoliens implorent la pitié du héros. Pour le fléchir ,
" ils envoient les prêtres des Dieux. S'il daigne les secourir ,
«< ils lui promettent , aux portes de Calydon , un vaste do
« maine , de riants coteaux , des champs féconds. OEnée ,
« son père , tombe à ses genoux . Ses frères , ses amis , ses
«་ compagnons les plus chers , sa mère elle-même , les larmes
« aux yeux , le conjurent de sauver sa patrie. Toujours in
« flexible , il repousse leurs prières .
"
Enfin , les Curètes ont franchi les murailles. Déja ils
« sont aux portes du palais ; déja Calydon est en proie aux
« flammes : la belle Cléopâtre embrasse les genoux de son
" époux ; elle les arrose de ses larmes ; elle offre à ses re
«< gards le funeste tableau d'une ville saccagée ; les hommes
K expirants , les maisons embrasées , les femmes , les enfants
«་ chargés de fers. Ses entrailles sont émues ; il s'arme , il
« vole à l'ennemi. Ainsi Méléagre arracha les Étoliens aux
« derniers des malheurs. Leur reconnoissance ne paya point
« ses services ; il avoit dédaigné leurs présents ; mais la pi
Al tié , dans son cœur , étouffa le ressentiment , et , malgré
4 lui , le força de les sauver.
<< Apprends , mon fils , apprends à te vaincre toi- même.
« Qu'un Dieu , jaloux de ta gloire , n'endurcisse point ta
" sensibilité. N'attends pas que la flamme ait embrasé nos
« vaisseaux. Viens , prends les dons qui te sont offerts ; tu
« seras le dieu de la Grèce. Eh ! si tu rejettes nos présents ,
« en vain tu t'armeras un jour , en vain tes efforts accable
142 L'ILIADE .

« ront les Troyens. La Grèce , peut-être , admirera tes ex


་་ ploits , mais elle ne devra rien à ton cœur ; sans être in
" grate , elle pourra oublier tes services.
— « O Phénix ! ô mon père ! que m'importe , à moi , la
" reconnoissance des Grecs ? Je me fie à Jupiter du soin de

«< ma gloire. Qu'il commande , et ses lois , tant qu'il me res


« tera un souffle de vie , me retiendront sur ces rives. Toi ,
་་ qu'il te souvienne de ma prière ; ne cherche plus , par ta
douleur , par tes larmes , à m'attendrir en faveur d'Atride .
« Il faut que tu le haïsses , si tu ne veux qu'Achille t'abhorre.
Mes ennemis doivent être les tiens. Viens partager mon
" trône , ma puissance et ma gloire ; ils reporteront aux

« Grecs ma réponse. Toi , reste en ces lieux. Demain , au


« retour de l'aurore , nous déciderons si nous devons , ou
« demeurer sur ces rives , ou retourner dans notre patrie. »
Il dit , et pour hater leur départ , d'un coup d'œil il or
donne à Patrocle de faire dresser le lit où doit reposer
Phénix.
Ajax se lève : « Partons , dit-il à Ulysse. Eh ! que nous
« promettre encore des prières et des supplications ? Tout
« affreuse qu'elle est , allons reporter sa réponse aux Grecs ,
«< qui attendent impatiemment notre retour. Achille nourrit
« dans son cœur un farouche ressentiment. Le barbare ! il
« oublie notre tendresse ; il dédaigne les hommages que les
« Grecs rendoient à sa valeur.
་ Impitoyable Achille ! un frère pardonne à l'assassin de

« son frère , un père au meurtrier de son fils ; ils reçoivent


« de sa main le prix du sang qu'il a versé ; leur vengeance
« s'éteint , et l'auteur de leur perte repose tranquille au sein
« de ses foyers . Mais toi , les Dieux te firent un cœur de
<< fer , un cœur inexorable. Une misérable captive ! ... Ah ! -
« nous t'en offrons sept d'une beauté ravissante ; nous t'of
« frons mille trésors avec elles. Laisse-toi désarmer. Res
« pecte les droits de l'hospitalité , respecte le caractère sacré
« dont nous sommes revêtus : cède à l'amitié qui nous unit
CHANT IX . 143

« à toi ; cède à ce tendre intérêt qui , plus que tous les


« autres Grecs , nous attache à ta gloire.
- « Vaillant Ajax , illustre rejeton des rois et des Dieux
,
« j'aime ta noble franchise ; mais mon courroux se raliume
«< quand je pense à ce lâche Atride , qui m'a outragé à la
« face de nos guerriers , qui m'a traité comme un proscrit
« sans foyers et sans asile.
" Partez , rendez aux Grecs ma réponse. Je ne combat
« trai que quand Hector , une torche dans une main , le fer
« dans l'autre , viendra , au quartier des Thessaliens , égor
« ger mes soldats et embraser mes vaisseaux . Là , je saurai
« braver ses fureurs , et arrêter le cours de ses homicides . »
Il dit ; les deux héros prennent leurs coupes , offrent des
libations aux Dieux , et retournent au camp . Ulysse marche
le premier.
Par les ordres de Patrocle , les esclaves d'Achille ont
dressé le lit où doit reposer Phénix. Sur un tendre duvet ,
elles ont étendu de riches tapis : là , le vieillard , dans les
bras du sommeil , attend le retour de l'aurore. Achille ,
dans un réduit secret , s'endort auprès de la jeune Dioméda,
fille de Phorbas , qu'il emmena captive de Lesbos . Patrocle
enfin repose avec la belle Iphis , que dans Scyros conquise
lui donna le fils de Pélée.
Ajax et Ulysse arrivent à la tente d'Atride. Tous les
guerriers se lèvent à leur aspect , et , la coupe à la main ,
saluent leur retour. Tous veulent les interroger. Agamem
non, plus impatient encore : « Dis-moi , fils de Laërte , con
« sent-il à sauver nos vaisseaux de la flamme ennemie ? ou ,
« toujours obstiné dans son ressentiment , a-t-il rejeté nos
" prières ?
-- O monarque des rois ! rien ne peut dompter son
« courroux ; sa fureur s'accroît encore. Il rejette tes prières ,
« il dédaigne tes présents : Qu'avec les chefs de la Grèce,
« nous a-t-il dit , il songe à sauver et ses vaisseaux et ses
« soldats. Demain , au retour de l'aurore , ma flotte
144 L'ILIADE.
་་ fendra les mers. Vous aussi , fuyez loin de ces fu
« nestes bords . Jamais Troie ne sera votre conquête.
« Du haut des cieux , Jupiter étend son bras pour la dé
fendre. Ses peuples ont repris leur audace , et mar
« chent à la victoire.
" Voilà sa réponse. Ajax , et les deux hérauts qui nous
« ont suivis, l'ont entendue comme moi , et peuvent te l'at
« tester. Phénix va , cette nuit , reposer sous sa tente. De
་་ main , s'il y consent , il le remènera dans sa patrie , mais
« il ne le forcera point de l'y suivre malgré lui. »
Il dit ; interdits , immobiles , tous gardent un morne si
lence. Une réponse si dure étonne leurs esprits , et la dou
leur les accable. Enfin Diomède éclate : « Ah ! pourquoi
«་་ faut-il , puissant Atride ! que tu aies mis aux pieds
« d'Achille la Grèce humiliée , et que , pour le fléchir , tu
<< aies voulu l'accabler de tes dons ! Dans cette ame altière
« et hautaine , tu n'as fait qu'enfler l'orgueil et redoubler
la fierté. Laissons-le ; qu'il parte ou qu'il reste , son ca
་་ price ou les Dieux le ramèneront aux combats. Nous ,
« allons réparer nos forces dans les bras du sommeil . De
«་་ main , quand l'aurore nous éclairera de ses feux , tu ras
« sembleras tes guerriers , et par tes discours , surtout par
« tes exploits , tu réchaufferas leur courage. » Il dit ; tous
les héros applaudissent. Ils offrent des libations aux Dieux ,
et vont , dans leurs tentes , se livrer au repos.

CHANT DIXIÈME .

LES autres chefs des Grecs , domptés par le sommeil ,


donnent la nuit tout entière au besoin qui les presse ; mais
le doux sommeil ne peut fermer les yeux d'Atride , qui ,
chargé du sort de tant de guerriers , roule mille pensées
dans son ame agitée. Ainsi , quand le Roi des airs , l'époux
CHANT X. 145

de l'auguste Junon , s'apprête à verser des torrents de pluie


ou de grêle , ou à blanchir de neige les campagnes , ou à
ouvrir la bouche d'airain du monstre de la guerre , le ciel
noircit , et les éclairs succèdent aux éclairs . Tel , dans les
accès de sa sombre inquiétude , Agamemnon se trouble , la
terreur est dans son ame , et de continuels soupirs trahis
sent ses alarmes.
Tantôt ses regards errent sur la plaine ; il contemple avec
effroi mille feux qui l'éclairent ; il entend et le son des in
struments belliqueux , et les cris menaçants de l'ennemi.
Tantôt ses yeux se reportent sur sa flotte , sur cette armée
que la honte et la mort environnent . Vaincu par la douleur ,
il arrache ses cheveux en invoquant Jupiter. Son cœur gémit
oppressé sous le poids des soucis. Enfin , dans le désespoir
qui l'accable , Nestor est sa ressource dernière et son der
nier asile. Peut-être la sagesse du vieillard saura , par un
utile conseil , arracher les Grecs au sort qui les menace. Il
se lève , revêt sa tunique , et ceint ses brodequins . La dé
pouille d'un lion couvre ses épaules et flotte sur ses jambes ;
sa main est armée d'un javelot.
Comme lui , Ménélas est en proie à la terreur . Tremblant
sur le sort de tant de guerriers qui , pour le venger , ont aban
donné leur patrie , affronté les mers , les combats et la mort ,
il frémit , et le sommeil ne peut s'arrêter sur ses paupières.
Couvert de la peau d'un léopard , le casque en tête et la
pique à la main , il court éveiller son monarque et son frère.
Il le trouve auprès de sa tente , déja revêtu de son armure.
Le front d'Agamemnon s'éclaircit à sa vue : « O mon frère !
« lui dit Ménélas, pourquoi ces apprêts et ces armes? Veux-tu
« que quelqu'un de nos guerriers aille dans le camp des
" Troyens épier leurs secrets ?.... Mais dans l'obscurité de
« la nuit , quel héros assez intrépide pour oser , seul , se
"« hasarder au milieu d'une armée ennemie ?
- « O Ménélas ! pour défendre nos vaisseaux , pour sau
❝ ver nos guerriers , nous avons besoin tous deux du conseil
10
146 L'ILIADE .
<< le plus sage et le plus éclairé. Jupiter a changé : les sacri
« fices d'Hector ont fixé sur lui sa faveur et ses bienfaits .
་་ Jamais , en un seul jour , un seul bras ne fit autant d'ex
" ploits qu'en a fait à nos yeux ce redoutable Hector. Il
« n'est point le fils d'un dieu , une déesse ne l'a point
་་ porté dans son sein ; mais ses ravages feront le désespoir
к de la Grèce , et la honte de nos derniers neveux . Va ,
« cours éveiller Ajax et Idoménée : moi , je vole à la tente
K de Nestor , et , s'il y consent , je l'emmène au milieu de

« nos sentinelles , pour exciter encore leur vigilante ardeur.


« Ils obéiront à sa voix ; c'est son fils , c'est Mérion qui les
་་ commande.
- « Et moi , dit Ménélas , que m'ordonnes-tu ? Dois-je ,
<< avec ces guerriers , attendre que tu reviennes? ou , quand
« je leur aurai donné tes ordres , faut-il que je revole sur
« tes traces ?
« Attends-moi auprès de nos remparts . Sans guide , au
"( milieu de tant de sentiers divers , la nuit égareroit nos
« pas. Va , et sur ton passage éveille tous nos guerriers ,
« appelle-les par leurs noms ; donne-leur à tous d'hono
" rables titres ; oublie la fierté de ton rang . Volons toujours
« aux dangers , aux travaux , les premiers. Jupiter , en nais
«< sant , nous marqua pour le malheur et la peine. >>
Muni de ces conseils , il fait partir Ménélas. Lui-même
il court à la tente du sage Nestor. Le vieillard reposoit sur
son lit. Autour de lui étoient ses armes , son bouclier, deux
javelots , et le baudrier superbe qu'il ceignoit lorsqu'en dépit
de la vieillesse il affrontoit les hasards. Il se soulève sur un
bras : « Qu'entends-je ? s'écrie-t-il au milieu des ombres ,
« quand tout sommeille , qui peut , seul , errer dans le
" camp ? Que cherches-tu ? Quelque ami , quelque senti
« nelle ? Parle . N'approche pas sans me répondre.
- « O fils de Nélée ! 6 Nestor, la gloire et l'appui de la
" Grèce , c'est le fils d'Atrée , c'est Agamemnon . Monarque
" infortuné , Jupiter a semé ma carrière de travaux et d'en
CHANT X. 147
R nuis ; le destin qui m'accable me suivra jusqu'au tombeau.
" Plein de cette funeste guerre et des malheurs de la Grèce ,
" le sommeil n'a pu fermer ma paupière. Les plus cruelles
" inquiétudes me déchirent ; tremblant , éperdu , j'erre au
a milieu des ombres ; mon cœur bondit effrayé ; la terreur
« est dans tous mes sens.
« Mais toi-même , tu ne goûtes point de repos ; allons ,
a s'il est encore quelque espoir, lève-toi ; viens avec moi
« ranimer l'ardeur de nos sentinelles. Accablés de lassitude ,
«к< s'ils cédoient au sommeil.... Que sais-je ? ah ! bientôt ,
«་ peut-être , l'ennemi , qui nous menace de si près , vien
料 droit à la faveur des ombres nous surprendre et nous
« égorger.

- Fils du puissant Atrée , lui répond Nestor , Jupiter


« ne donnera pas à tous les projets d'Hector le succès qu'il
" ose s'en promettre. Ah ! si jamais Achille abjure son fu
« neste ressentiment , il gémira , cet Hector, à son tour
« sous le poids des disgraces . Je marche sur tes pas ; éveil
«< lons encore Diomède , Ulysse , le fils d'Oïlée , et le vail
« lant Mégès. Si quelque autre pouvoit aller aux tentes du
€ grand Ajax , et du roi des Crétois ! ... Leurs vaisseaux
« sont si loin de nous !...
« Et Ménélas! quoiqu'il me soit cher , quoique je respecte
« et son rang et ses titres , il faut que je gourmande sa len
« teur. Non dussé-je t'offenser , je ne lui pardonnerai point
« une honteuse indolence. Ménélas dormir encore ! et te
« laisser à toi seul le fardeau de tant de soins ! Eh ! dans
«# le péril affreux qui nous menace , ce seroit à lui d'aller
# s'humilier devant nos guerriers , et réchauffer leur cou
"11 rage.
Plus d'une fois , cher Nestor , j'ai contre Ménélas ir
( rité ta censure ; trop souvent il languit et se refuse au tra
« vail. Ce n'est point indolence , ce n'est point insensibilité ;
# mais , les yeux toujours fixés sur moi , il attend , pour agir,
" mon impulsion et mes ordres. Aujourd'hui , plus actif , il
10.
148 L'ILIADE .

« m'a devancé moi-même ; réveillés par lui , Ajax et Ido


་་ ménée vont nous attendre au pied de la muraille.
- (( Ainsi donc les Grecs ne murmureront plus contre
་« lui, et quand il commandera , tous voleront à sa voix. » Le

vieillard , à ces mots , revêt sa tunique et ceint ses brode


quins ; un manteau de pourpre , de son moelleux duvet ,
l'enveloppe et l'échauffe. Armé d'un fer étincelant , il mar
che à la tente d'Ulysse. Il l'appelle ; le héros accourt à sa
voix. « Seuls , pendant la nuit , pourquoi , dit-il, errez-vous
« dans le camp? Quel besoin si pressant ? -O fils de Laërte ,
« sage Ulysse ! lui répond Nestor , pardonne à notre impa
« tience. Tant de douleur nous presse et nous accable !
« Viens ; rassemblons d'autres guerriers , et qu'un conseil
« décide si nous devons ou fuir ou combattre. »>
Il dit ; Ulysse rentre , prend son bouclier, et marche sur
leurs pas. Ils vont à Diomède. Tout armé, hors de sa tente,
il dormoit étendu sur la dépouille d'un bœuf sauvage. Sa
tête reposoit sur un superbe tapis . Autour de lui dormoient
ses soldats , la tête appuyée sur leurs boucliers . Près d'eux
une forêt de piques , la pointe au ciel , lançoit d'effrayantes
clartés . Nestor , du pied , presse le héros : « Réveille-toi ,
« fils de Tydée ; quoi ! toute la nuit tu languis dans les bras
« du sommeil ! et, prêt à fondre sur nos vaisseaux , l'ennemi
« campe dans la plaine, et touche à nos retranchements ! >>
Il dit ; soudain Diomède se lève : « Étonnant vieillard , dit
<< il , tu ne connois point le repos . Eh ! pour aller réveiller
« les chefs de l'armée , n'étoit- il point dans le camp des
« guerriers plus jeunes que toi ? Toujours tu te plais à tour
« menter ta vieillesse.
- (( Oui , j'ai des fils , j'ai de nombreux soldats . Mais
«< quand la Grèce entière est aux derniers abois ! ... Vaincus
" hier, demain il faut tous , ou vaincre , ou périr. Si pour
«
«< tant tu as pitié de ma vieillesse , cours éveiller Mégès et
« le fils de Télamon . »
Il dit ; Diomède revêt la dépouille d'un lion, qui retombe
CHANT X. 149
flottante sur ses jambes , et , armé de sa lance , il court à la
tente des deux guerriers , et bientôt les ramène avec lui. Ils
arrivent aux retranchements. Les chefs , les soldats , tous ,
les armes à la main, font une garde assidue , et se refusent
aux douceurs du sommeil. Tels , autour d'un troupeau ,
veillent les animaux fidèles qui sont chargés de le défendre .
Un lion a-t-il troublé le silence des bois , soudain ils alar
ment les bergers ; le sommeil fuit ; les pasteurs , les chiens ,
tout s'émeut , tout s'apprête au combat. Ainsi , dans cette
nuit funeste , veillent les sentinelles ; le sommeil est perdu
pour eux; au moindre mouvement , au moindre bruit , leurs
regards inquiets se fixent sur la plaine.
Nestor, à leur aspect, est transporté de joie ; il les encou
rage : « Veillez , veillez , mes enfants , leur dit- il ; qu'aucun
« de vous ne cède au sommeil. Ah ! sauvez-nous d'être la
«< fable et la proie des Troyens. » Il dit , et s'élance au-delà
<<
du fossé. Sur ses pas marchent les Atrides et les chefs de
l'armée . Mérion et Thrasymède , appelés par eux , viennent
s'asseoir à leur conseil. Ils s'arrêtent dans un endroit de la
plaine que n'a point souillé le carnage , au lieu même où ,
surpris par la nuit , Hector a suspendu le cours de ses ho
micides .
« Amis, dit Nestor, ne seroit-il point parmi nous un guer
" rier assez intrépide , assez audacieux pour pénétrer dans
« le camp des Troyens ? Peut-être , hors de son enceinte ,
« le hasard livreroit en ses mains un prisonnier qui lui ré
« véleroit leurs projets. Quelques discours, du moins , pour
« roient lui apprendre s'ils s'obstinent encore à fondre sur
" nos vaisseaux ; ou si , contents de leur victoire , ils s'ap
• prêtent à rentrer dans leurs murs. Ah ! s'il en étoit un ,
" quelle gloire couronneroit son retour ! L'univers entier
« vanteroit un exploit si glorieux. La Grèce , reconnoissante ,
« le combleroit de bienfaits. Chacun de nous , à l'instant ,
« lui donneroit une brebis noire , avec son agneau , et dans
« toutes nos fêtes il seroit assis au premier rang . »
150 L'ILIADE .
Il dit ; autour de lui règne un morne silence. Le seul Dio
mède s'écrie : « Moi , Nestor , j'irai , dans leur camp , af
« fronter les Troyens. Mais si quelque autre guerrier vou
«< loit s'associer à ma gloire , j'aurois plus d'espoir encore et
་ plus d'audace. Ses yeux éclaireroient les miens , son cou
« rage échaufferoit mon courage. Seul , un mortel est plus
« borné dans ses vues , plus resserré dans ses projets . >»
Il dit ; une foule de héros s'offrent à partager ses dan
gers. Les deux Ajax brûlent de le suivre ; Mérion le leur
dispute ; le fils de Nestor veut marcher avec lui ; Ménélas
le demande avec la fierté de son rang. Toujours avide de
périls et de gloire , le patient Ulysse brigue la préférence.
« O fils de Tydée ! dit Agamemnon , ô toi qui me fus tou B
K jours cher ! entre autant de rivaux , nomme toi-même ce
« lui que tu préfères. Que les égards , qu'un vain respect
« pour les titres , pour la naissance , ne te dictent point un
« choix que désavoueroit ton cœur . » Le monarque crai
gnoit, en faveur de Ménélas , une injuste préférence. « Eh !
« lui répond Diomède , si vous ordonnez que je fasse un
" choix , comment ne le fixerois-je pas sur Ulysse ? Ulysse
s'intéresse à moi , son courage brave tous les travaux, et
« il est aimé de Minerve. Avec son puissant génie , nous
« triompherons tous deux et des feux et des flammes.
- (( Laisse , laisse , lui dit Ulysse , et les éloges et la cen
« sure. Ces héros me connoissent et savent me juger. Par
« tons , les astres pâlissent , l'aurore n'est pas loin , la nuit
" déja mesuré les deux tiers de sa course. » Il dit ; l'un et
l'autre revêt une effrayante armure . Thrasymède donne son
sabre au fils de Tydée , qui a laissé le sien dans sa tente ; il
lui donne et son bouclier et son casque. Sans cimier , sans
panache , ce casque étoit de ceux que portent de novices
guerriers.
Mérion livre à Ulysse son épée , son arc et son carquois.
Lui-même , par vingt liens , il attache à la tête du héros un
1
casque de cuir que garnit en dedans une laine moelleuse ;
CHANT X. 151

le dehors offre l'aspect d'un sanglier farouche et ses dents


meurtrières . Jadis , par un hardi larcin , Autolycus le ravit
dans Éléone , au fils d'Orménus , au riche Amyntor. Am
phidamas , un habitant de Cythère , le reçut de sa main . Il
fut, pour Molus , un gage de l'hospitalité qui l'unissoit avec
Amphidamas. De Molus il passa sur la tête de Mérion, son
fils ; et , par un glorieux destin , il couvre , en ce mo
ment , le front du sage Ulysse.
Les deux héros partent dans ce formidable appareil , et
déja ils sont loin des autres chefs de l'armée . Envoyé par
Minerve , un héron vole à leur droite. La nuit le dérobe à
leurs yeux ; mais ils entendent ses cris . Ulysse salue ce for
tuné présage , et invoque la Déesse : « O fille du Dieu qui
« lance le tonnerre , sois propice à mes vœux ! Toujours tu
« es présente à mes travaux et tu éclaires tous mes pas :
་ daigne , daigne en ce moment protéger nos efforts ! Qu'un

« heureux retour nous rende à nos vaisseaux ! Mais que nos


(8 exploits laissent aux Troyens un amer souvenir.

- « O -Pallas ! s'écrie Diomède, ô Déesse des alarmes ! je´


" t'invoque à mon tour. Exauce ma prière ; veille sur moi

" comme jadis tu veillas sur Tydée . Des rives de l'Esopus


1
« ta main guida ses pas aux remparts des Thébains. Sa bou
" che , au nom des Grecs , porta aux enfants de Cadmus des
" paroles de paix
. Mais son bras, en partant , leur laissa le
" deuil et le carnage. O Minerve! tu fus son bouclier
, tu com
« battis à ses côtés. Viens , viens protéger son fils ; couvre
« le de ton égide. Ma reconnoissance immolera, sur ton au
#
tel , une génisse d'un an , dont la tête n'aura point encore
(
plié sous le joug ; ses cornes seront dorées , son front sera
" couronné de guirlandes. » Pallas , du haut des cieux ,
sourit à leurs prières. Tels que deux lions , ils marchent
couverts des ombres de la nuit , au milieu du sang et du
carnage , sur des monceaux d'armes et de cadavres.
Hector n'a point laissé dormir ses Troyens. Il appelle au
près de lui les guerriers les plus distingués et les plus sages .
152 L'ILIADE.

entouré de héros , les soutiens de la Phrygie , il dévoile à


leurs yeux le projet qu'enfanta sa prudence. « Qui osera ,
« dit-il , mériter une noble récompense ? S'il est parmi vous
<< un guerrier qui veuille exécuter mes ordres, je lui promets
« et une gloire immortelle , et un char , et les coursiers les
« plus superbes que renferme le camp des Grecs. Il faut al
< ler dans ce camp , pénétrer jusqu'aux vaisseaux , et re
«
« connoître si l'ennemi veille encore , ou si , accablé de nos
<
« succès , résolu à la fuite , il a cédé à la fatigue , et s'est
« abandonné au sommeil. »
Il dit ; partout règne un morne silence. Parmi les Troyens
on comptoit le jeune Dolon , un fils du héraut Eumédès.
Il n'avoit que cinq sœurs , et , riche par lui-même , il étoit
encore l'unique héritier des trésors de son père. Soldat sans
beauté , sans vigueur , mais qui , à la course , avoit la rapi
dité de l'éclair , Dolon se lève : « Hector , dit-il , je vole à la
་་ gloire , où ta voix nous appelle. J'irai au camp des Grecs
«་་ surprendre leurs secrets . J'irai , s'il le faut , jusqu'à la
« tente d'Atride , où leurs chefs rassemblés délibèrent ,
<< sans doute , s'ils doivent ou fuir ou combattre : mais lève
« ton sceptre , jure que tu me donneras et le char et les
«< coursiers immortels qui traînent le fils de Pélée. Moi , je
« ne tromperai ni mes promesses ni tes vœux. » Le héros
lui met dans la main son sceptre d'or : « Je jure , dit-il , ô
་་ Jupiter ! ô maître du tonnerre ! sois témoin de mes ser
« ments ; je jure qu'aucun autre Troyen ne montera sur ce
་ char, ne guidera ces coursiers que toi seul ; tu obtiendras
« cet illustre trophée. v
A
Il dit ; son serment inutile est le jouet des vents . Soudain,
sur ses épaules , Dolon jette son arc et son carquois : la dé
pouille d'un loup pend flottante sur son dos ; un casque
noir est sur sa tête ; sa main est armée d'un javelot. Il part ;
bientôt il est loin d'Hector , qu'il ne reverra plus . Déja , dans
sa course rapide , il a laissé derrière lui tout le camp des
Troyens. Ulysse a entendu sa marche : « Voilà , dit-il à
CHANT X. 153
無 Diomède , un guerrier qui s'avance ; peut-être il va recon

" noître nos vaisseaux ; peut-être arracher aux morts leurs


* dépouilles . Entre nous et la flotte laissons-le s'engager ;
« nous retomberons sur lui , et bientôt il sera notre proie.
<< S'il fuit avec trop de vitesse , le fer à la main , nous inter
" cepterons son retour. »

1 Tous deux , à ces mots , ils se jettent hors de leur route,


et se cachent derrière un monceau de cadavres. Sans soup
çon , sans inquiétude , Dolon passe et s'éloigne. Soudain
les deux héros revolent sur ses pas. Au bruit qu'ils font ,
il s'arrête il les croit des Troyens qu'Hector envoie pour
le rappeler .
Mais déja ils ne sont plus qu'à la portée du javelot ; il
reconnoît son erreur : lui de fuir, eux de poursuivre. Tels
deux chiens savants dans l'art de Diane, pressent, au fond
des bois , le lièvre ou le faon timide ; toujours ils sont près
de l'atteindre , et toujours l'animal éperdu échappe à leurs
efforts .
Tel fuyoit Dolon ; tels Ulysse et Diomède se précipitoient
sur ses traces. Déja l'infortuné Troyen touche au camp des
Grecs ; déja il va se mêler aux sentinelles : soudain Minerve
inspire à Diomède une nouvelle ardeur ; elle ne veut pas
qu'un autre lui dérobe sa victime et l'honneur du premier
coup. Le javelot à la main , il fond sur Dolon : « Arrête ,
" ou ce fer va te percer : ta mort est dans mes mains. » Il
dit ; et , fidèle à l'œil qui le guide , le trait ne fait qu'effleu
rer l'épaule droite du Troyen , et va s'enfoncer dans la
terre. Eperdu , demi-mort , le malheureux s'arrête ; tout
son corps frissonne , et la pâleur est sur ses joues.
Les deux héros arrivent haletants , et saisissent leur
proie. Lui , les larmes aux yeux : « Sauvez , sauvez mes
« jours , leur dit-il ; je vous promets une riche rançon. J'ai
« de l'or, du fer , de l'airain ; mon père vous prodiguera
« tous ses trésors , s'il apprend que je vis captif sous vos
« lois.
154 L'ILIADE .
--- «< Rassure - toi , lui dit Ulysse ; que la crainte de la

« mort n'alarme point tes esprits. Allons , parle sans feinte


« et sans détour . Seul , hors de ton camp , où vas-tu au mi
<< lieu des ombres , quand les autres mortels sommeillent ?
« Viens- tu arracher aux morts leurs dépouilles ? viens - tu
་་ épier nos secrets ? Est - ce Hector qui t'envoie ? est-ce ta
« propre ardeur qui t'amène en ces lieux ? »
Dolon, toujours pâle et tremblant : « Hector , dit-il , par
« ses funestes promesses , a séduit mon imprudence . Il m'a
་ promis que j'aurois et le char brillant et les superbes cour
"« siers d'Achille. Abusé par ses serments , j'allois , à la faveur
«་་ des ombres, pénétrer dans votre camp ; j'allois reconnoître si
« vous veilliez encore, ou si , accablés de nos succès , réso
«< lus à la fuite , vous aviez cédé au sommeil et à la fatigue.
- « Les coursiers et le char d'Achille !..... lui dit Ulysse
« avec un amer sourire , ton cœur aspiroit à une noble ré
« compense. Mais ces coursiers , sais-tu qu'ils n'obéissent
་་ point à devulgaires mains? Sais-tu qu'Achille , le fils d'une
" Déesse , est le seul qui puisse maîtriser leur ardeur ? Mais
་་ Hector, parle avec franchise , en quels lieux l'as-tu laissé ?

« où sont ses armes ? où repose son char ? Les autres


к Troyens , dans quel quartier sont leurs sentinelles et leurs
« tentes ? quels sont leurs projets ? s'obstinent-ils à fondre
« sur nos vaisseaux ? ou , contents de leur victoire , s'ap
« prêtent-ils à rentrer dans leurs murs ?

- " Je te répondrai sans détour et sans feinte : près du


<< tombeau d'Illus , loin du tumulte et du bruit , Hector tient
«< conseil avec les chefs de nos guerriers . Nous n'avons
"и point de sentinelles réglées. Autour de ces feux que tu
« vois allumés , veillent les Troyens , qui ont et leur patrie
« et les intérêts les plus chers à défendre. Tous sont rem
་་ plis de vigilance et d'ardeur. Nos alliés , sous leurs tentes ,
"« goûtent un tranquille repos : leurs femmes , leurs enfants ,
« sont loin des dangers , et leur sécurité rejette sur nous
« seuls l'inquiétude et les soins.
CHANT X. 155
- « Ces alliés reposent-ils au milieu des Troyens ? ont
« ils des quartiers séparés ?
- « Aux bords de la mer campent les Péoniens , les Ca
" riens , les Léléges , les Pélasgiens. Les guerriers de la
a Lycie , de la Phrygie , de la Méonie , de la Mysie , ont

<< leurs tentes appuyées aux murs de Tymbré. Mais pour


quoi d'inutiles détails ? Là , sont les Thraces ; arrivés depuis
« peu , ils occupent le quartier le plus reculé. C'est à eux
« que vous devez marcher. Rhésus les guide ; Rhésus , fils
" d'Éionée : j'ai vu ses gardes , ses superbes coursiers , plus

« blancs que la neige , aussi rapides que les vents. Son char
« étincelle d'or et d'argent ; son armure , toute brillante d'or ,
« éblouit les regards : trop belle pour un mortel , cette ar
« mure n'est faite que pour un Dieu. Allons , conduisez-moi
« à vos vaisseaux , ou laissez-moi enchaîné dans ces lieux ,
« jusqu'à ce que votre retour confirme ou démente mes
es récits . »

Diomède , lançant sur lui un sinistre regard : « Ne te flatte


« pas , Dolon , que ta franchise te dérobe à la mort. Tu es
« en mon pouvoir ; tu seras ma victime. Eh ! si tu pouvois
racheter ta vie et ta liberté , quelque jour encore tu re
t viendrois , ou reconnoître notre armée , ou combattre con

« tre nous. Si ce bras t'immole , les Grecs n'auront plus rien


« à redouter de ton fer ou de tes perfidies. »
Le malheureux alloit , de ses mains , presser le menton
du héros , et implorer sa pitié : mais soudain l'acier homi
cide s'enfonce dans son col , et tranche les nerfs qui le sou
tiennent ; les mots à demi formés expirent sur ses lèvres , et
sa tête roule sur la poussière. Les deux guerriers lui arra
chent et son casque , et son arc , et son javelot , et la peau
qui le couvre. Ulysse les soulève et les offre à Minerve :
" O Déesse ! dit-il , reçois cet hommage ; tu seras tou
"L jours le premier objet de notre reconnoissance et de
« nos vœux. Daigne , daigne encore nous guider aux
" tentes des Thraces , et que les coursiers de leur roi soient
156 L'ILIADE .

« notre conquête. » Il dit , et sur un tamarin il dépose ce


sanglant trophée pour le reconnoître , à leur retour, mal
gré les ombres et l'obscurité , ils forment auprès un amas de
branches et de roseaux.
Ils marchent sur la plaine ensanglantée , et , à travers de
funestes débris , ils arrivent aux lieux où sont campés les
Thraces. Tous dorment , accablés de lassitude ; leurs armes
brillantes reposent sur la terre , rangées sur trois rangs.
Leurs chevaux sont couchés auprès d'eux. Rhésus dormoit
au centre , et non loin de lui ses rapides coursiers étoient
attachés à son char.

« Le voilà, dit Ulysse à Diomède ; voilà ces coursiers que


«< le malheureux Dolon nous a vantés. Arme-toi de toute
<< ton audace ; il nous faut des victimes. Détache les che
<< vaux , ou bien frappe , égorge ; et moi je ravis cette
proie. » Il dit ; Minerve allume au cœur du fils de Tydéé
une ardeur nouvelle. Il frappe à droite , à gauche ; le sang
ruisselle sous ses pas ; la mort , autour de lui , exhale de
longs soupirs et de sourds gémissements. Tel , pendant que
le berger sommeille , un lion affamé s'élance sur un trou
peau et s'abreuve de carnage ; tel , le fils de Tydée mois
sonne les Thraces et les dévore. Déja douze guerriers ont
expiré sous ses coups. Ulysse , derrière lui , écarte les ca
davres , et ménage un libre sentier. Il craint que les cour
siers , encore neufs dans les combats , ne s'effarouchent en
foulant tant de corps entassés . Enfin , Diomède arrive à la
tente de Rhésus . Penché sur sa tête , il lui enfonce son fer
dans la gorge ; et , comme un songe funeste , il apparoît au
malheureux monarque , qui sanglote et expire.
Cependant le patient Ulysse saisit les coursiers. Il les tire
par les liens dont ils furent attachés ; et de son arc , au lieu
d'aiguillon , il hâte leur lenteur . Du geste il appelle Dio
mède ; le héros s'arrête , et balance encore s'il ne tentera
pas un plus audacieux exploit. Il voudroit , du char de
Rhésus , enlever son armure ; il voudroit égorger de nou
CHANT X. 157

velles victimes. Mais , tandis qu'il flotte incertain , Minerve


est auprès de lui : « Fils de Tydée , lui dit-elle , songe à ton
«< retour. Plus tard , il ne te resteroit que la fuite et la honte.
« Un autre Dieu , peut-être , en ce moment , réveille les
« Troyens. » Elle dit ; le héros reconnoît la Déesse . Sou
dain il s'élance sur l'un des coursiers , et tous deux , pressés
par l'arc d'Ulysse , ils volent au rivage.
Cependant l'œil d'Apollon a éclairé leurs funestes ex
ploits. Il voit Minerve sur les pas de Diomède ; soudain ir
rité contre elle , il vole au milieu des Troyens ; il y réveille
un chef des Thraces , un parent de Rhésus , le vaillant
Hippocoon. Le guerrier, à son réveil , quand il a vu cette
place déserte où furent les coursiers , ces cadavres encore
palpitants sur cette scène de carnage , il gémit , il s'écrie ,
il appelle son compagnon , son ami. A ses cris les Troyens
accourent en tumulte avec un bruit confus , avec de lu
gubres clameurs ils contemplent ces désastres sanglants ,
ces horribles ravages que leur ont laissés des mains enne
mies. Mais déja les deux héros sont aux lieux où ils ont
immolé l'infortuné Dolon . Ulysse s'arrête , Diomède s'élance
à terre , et remet au fils de Laërte le sanglant trophée. Il
remonte , et les coursiers , à sa voix , volent vers les vais
seaux .
Le bruit a frappé l'oreille de Nestor : « Amis , s'écrie-t-il ,
« seroit- ce une illusion ? Oui , ce sont des coursiers que
« j'entends. Dieux ! si c'étoit Ulysse et Diomède ! ... Si tous

« deux ils nous ramenoient des chevaux conquis sur l'en


« nemi !... Ah ! je tremble plutôt que les héros de la Grèce
n'aient succombé sous les efforts des Troyens. » Il parle
encore , et les deux guerriers s'offrent à ses regards. A leur
aspect la joie est dans tous les cœurs ; on les félicite , on les
embrasse .
"( O la gloire et l'appui de ma patrie ! sage Ulysse , s'écrie
་ Nestor ; dis-moi , ces coursiers les avez-vous pris dans le
« camp des Phrygiens ? un Dieu vous ies a-t-il donnés ?
158 L'ILIADE .
(( Quelle beauté , quel éclat ! Des rayons du jour ils égalent
« la splendeur. Toujours dans les combats je me mêle aux
« bataillons ennemis. Tout vieux que je suis , je ne languis
«< point inutile sous ma tente. Mais jamais encore mes yeux
« n'ont rencontré des coursiers si brillants ; jamais l'imagi
« nation ne m'en peignit d'aussi beaux . Un Dieu , sans
(( doute , les a mis en votre pouvoir , tous deux vous êtes
< chers à Jupiter ; Minerve vous aime et vous protége tous
«
« deux .
-- ( O fils de Nélée ! ô sage que la Grèce révère ! lui ré
<< pond le roi d'Ithaque ; les Dieux , sans peine , auroient
« pu nous livrer des chevaux encore plus superbes ; rien ne
« coûte à leur puissance suprême. Ceux que tu vois sont
« naguère arrivés de la Thrace. Diomède a égorgé leur
« maître , et douze de ses plus vaillants guerriers autour de
« lui. Non loin de nos vaisseaux , nous avons immolé une
« autre victime , un espion d'Hector et des Troyens. » Il
dit , et d'un air de triomphe il fait franchir aux coursiers le
fossé. Les Grecs , avec des cris d'allégresse , se pressent sur
ses pas. Ils marchent à la tente de Diomède. Là , les che
vaux thraces vont reposer avec ceux du héros , et se nour
rir des dons de la blonde Cérès . Les armes de Dolon sont
destinées à orner la poupe du vaisseau d'Ulysse. Lui-même
il y attache ce trophée , en attendant qu'il puisse offrir un
sacrifice à Minerve.
Dégouttants de sueur et couverts de poussière , les deux
guerriers se plongent dans la mer , et y reprennent leurs
forces et leur vigueur ; de là , dans des bassins de marbre ,
ils se baignent dans une onde plus pure , et l'huile rend à
leurs membres leur fraîcheur et leur souplesse. Enfin , assis
à table , ils puisent , dans une urne , le vin à pleine coupe,
et offrent des libations à la Déesse qui a protégé leur audace.
CHANT XI. 159

CHANT ONZIÈME .

DES bras du beau Titon , l'Aurore s'élançoit dans le ciel


pour porter la lumière aux mortels et aux Dieux. Jupiter
précipite , sur la flotte des Grecs , la Discorde funeste , por
tant dans ses mains le spectre de la guerre. Elle s'arrête au
vaisseau d'Ulysse. De là , sa voix tonnante retentira jus
qu'aux tentes d'Ajax et d'Achille , qui , tous deux fiers de
leur courage et de leur force , ont occupé les postes les plus
lointains et les plus périlleux. L'horrible Déesse pousse un
cri affreux , épouvantable , et jette dans tous les cœurs la
rage des combats. Tous oublient leur patrie , jadis l'objet de
leurs regrets , et ne connoissent plus que la guerre et les
alarmes .

Atride , d'une voix tonnante , ordonne que les Grecs


s'arment , et lui-même il ceint l'homicide appareil. Autour
de ses jambes se replie un mobile rempart , qu'y fixent des
agrafes d'argent. Sur son sein brille la superbe cuirasse que
jadis lui donna Cyniras , pour gage de l'hospitalité qui de
voit les unir. Les cent bouches de la Renommée avoient ,
jusque dans Cypre , porté aux oreilles de Cyniras , et les in
jures de la Grèce , et les projets que méditoit sa vengeance.
Par ce noble présent , il voulut acheter l'amitié du héros
qui alloit commander à tant de guerriers. Deux lames d'or ,
dix d'acier rembruni , vingt d'étain , y brillent distribuées
sur des lignes parallèles. Trois dragons d'acier y dressent
leurs têtes menaçantes. Leurs corps tortueux offrent les
couleurs de l'iris , de ce signe que , pour instruire les mor
tels , Jupiter a fixé sur la voûte azurée.
A son côté une superbe épée balance suspendue ; la poi
gnée en est d'or ; autour est un fourreau d'argent , que des
liens d'or attachent au baudrier. Un immense bouclier le
couvre de son orbe étincelant ; dix cercles d'airain en for
160 L'ILIADE.
ment le contour. Sur la surface s'élèvent vingt bossettes d'é
tain , auxquelles s'entremêlent des bossettes d'acier. Au
milieu est la Gorgone , pâle , échevelée , et lançant d'homi
cides regards ; autour règne la Fuite et la Terreur. Une
lame d'argent attache le bouclier à l'épaule du héros ; sur
cette lame rampe un dragon d'acier , qui d'un seul corps
élance une triple tête. Sur son front est un casque mena
çant; quatre aigrettes le couronnent ; au-dessus flotte un
formidable panache ; deux javelots sont dans sa main. De
l'acier dont ils sont armés jaillissent des éclairs qui mon
tent jusqu'aux cieux. Du sein des airs , Minerve et Junon
sourient au roi de Mycènes, et font retentir, autour de lui,
de formidables sons .
Les chars volent; mais , dociles aux mains qui les gui
dent , les coursiers , au bord du fossé , s'arrêtent en ordre
rangés. Couverte de fer , l'infanterie vole sur leurs pas , et
va se former devant eux. Pour la soutenir , la cavalerie se
déploie derrière elle. De guerrières clameurs épouvantent
les airs , et vont retentir aux portes de l'Aurore. Jupiter
donne le signal du carnage ; il fait gronder sa foudre , et du
sein des nues fait pleuvoir une sanglante rosée , sinistre
présage , qui annonce à plus d'un héros la défaite et la mort.
Sur le dos de la plaine , les Troyens , avec une ardeur
égale , se rangent en bataille. Le grand Hector , le sage Po
} lydamas , Énée , le dieu des Troyens , trois fils d'Anténor ,
Polybe , le divin Agénor , le jeune Acamas , un héros sem
blable aux Immortels , dirigent leurs mouvements , et ré
chauffent leur audace. Couvert de son vaste bouclier , Hec
tor tantôt vole aux premiers rangs , tantôt va presser les
derniers bataillons. De ses armes jaillissent des éclairs ,
avant-coureurs du trépas. Telle une funeste comète quel
quefois étincelle au milieu des nues , quelquefois se cache
derrière elles.
Les deux armées s'ébranlent ; telles , dans une plaine fé
conde , deux bandes de moissonneurs s'avancent l'une à
.n
CHANT XI. 161
l'autre opposées. Les épis disparoissent devant eux , et les
trésors de Cérès tombent entassés sur les sillons . Tels les
Troyens et les Grecs s'élancent dans la plaine ; la mort
vole sur leurs pas ; aucun ne songe à une fuite honteuse.
Acharnés les uns sur les autres , tels que des loups en fu
rie , ils se heurtent , se pressent et s'égorgent.
Du sein des airs , la Discorde jouit de son ouvrage et
sourit à leurs fureurs. Seule , de tous les Immortels , la Dis
corde est présente à ces sanglants exploits. Tranquilles , au
sein de l'Olympe , loin de cette funeste arène , les autres
Dieux reposent dans leurs secrets asiles ; mais tous accusent
Jupiter et ses injustes décrets , qui promettent la victoire
aux Troyens. Sourd à leurs murmures , assis loin d'eux ,
sur le trône de sa gloire , l'arbitre du monde contemple et
les murs d'Ilion , et la flotte des Grecs. Les armes étince
lantes , les exploits des vainqueurs , les malheurs des vain
cus , arrêtent ses immortels regards .
L'aurore a vu des deux côtés voler la mort , et les guer
riers tomber ; le soleil , de ses rayons naissants , éclaire én
core un combat douteux ; mais à l'heure où , haletant et
fatigué , le bûcheron sent , de ses mains , échapper sa co
gnée , où , pour réparer ses forces , il apprête , au fond des
bois , son rustique repas , les Grecs raniment leur audace ,
et, par un vigoureux effort , ils enfoncent les phalanges
troyennes.
Agamemnon s'élance le premier au milieu des ennemis.
Bianor , à la tête de ses guerriers , expire sous ses coups. A
côté de lui tombe Oïlée , dont la main dirigeoit ses cour
siers. Pour venger Bianor, Oilée avoit abandonné son char,
et venoit affronter le monarque. Soudain le fer , en dépit
de son casque , l'atteint au front , s'enfonce dans le crâne ,
et le renverse écumant de fureur et de rage. Le vainqueur
leur arrache , à tous deux , leur superbe dépouille , et les
laisse étendus sur la poussière .
Deux fils de Priam , Isus et Antiphus , s'offrent à lui ,
11
162 L'ILIADE.

montés sur un même char : Isus , fruit infortuné de l'Amour,


tenoit les rênes ; Antiphus , enfant de l'Hymen , lançoit des
javelots. Jadis Achille , au sommet de l'Ida , les avoit pris
tous deux , au milieu des troupeaux confiés à leur garde , et
d'un osier flexible avoit serré leurs tendres mains. Une
riche rançon les avoit depuis arrachés à ses fers . Atride ,
d'un javelot , perce Isus au sein ; de son épée il atteint An
tiphus à l'oreille , et l'abat à ses pieds . Soudain il fond sur
ses victimes ; il les dépouille , aux regards des Troyens , et
reconnoît les captifs d'Achille. Tel un lion va dans l'asile
de la biche lui ravir ses tendres faons et les dévore à ses
yeux leurs os crient sous sa dent meurtrière ; leurs mem
bres , déchirés , palpitent dans ses flancs. Inutile témoin de
sa perte , la mère n'a pu les défendre ; tremblante , éperdue,
elle vole au fond des bois , et , dégouttante de sueur , elle se
dérobe au monstre qui la poursuit. Ainsi les Troyens ont vu
périr les fils de leur roi . Leur douleur , impuissante , ne les
a point sauvés du trépas. Accablés sous les efforts des Grecs,
ils fuient eux-mêmes , en proie à la crainte et à la terreur.
Atride fond encore sur Pisandre et sur Hippoloque , fils
tous deux de cet Antimaque qui , vendu à Paris , et cor
rompu par son or, empêcha jadis qu'Hélène ne fût rendue
à Ménélas. Tous deux ils étoient montés sur le même char,
tous deux ils tentoient d'arrêter leurs coursiers. A la vue
du héros , les rênes étoient échappées de leurs foibles mains ,
et ils trembloient de frayeur. Tel qu'un lion , Atride fond
sur sa double proie. Les deux frères tombent à genoux :
" Épargne , épargne nos jours , ô fils d'Atrée ! Consens à
« recevoir notre rançon. L'or, le fer , l'airain , sont entassés
« dans le palais d'Antimaque notre père ; tous ses trésors
« sont à toi , s'il apprend que nous vivons captifs sous tes
« lois. »
Ainsi , par leurs cris , par leurs larmes , ils tentent de flé
chir le monarque ; mais d'une voix impitoyable il repousse
leurs prières : « Vous les fils d'Antimaque , dit-il ; de ce
CHANT XI. 163
" barbare qui jadis , quand Ménélas avec Ulysse vinrent
« redemander Hélène , vouloit qu'on leur donnât la mort !...
«< Ah ! vous allez payer le crime de votre père. » A ces mots ,
il enfonce le fer dans le sein de Pisandre , et l'arrache de son
char. Il tombe renversé sur la poussière ; Hippoloque s'élance
après lui ; de son épée Atride lui coupe les mains , il lui
coupe la tête , et jette le tronc sanglant au milieu de ses
guerriers .
Le vainqueur vole aux lieux où le combat est plus cruel ,
et la mêlée plus terrible. Les siens y volent avec lui. Les
Troyens plient , les bataillons fondent sur les bataillons et
les renversent; les chars se précipitent sur les chars. La
plaine gémit sous les pas des coursiers ; de leurs pieds ils
frappent les victimes expirantes , et les déchirent ; des tour
billons de poussière s'élèvent jusqu'aux cieux.
Le fils d'Atrée va toujours semant le carnage , et réchauf
fant l'ardeur de ses guerriers . Tel , au sein d'une forêt ,
s'étend un feu qui la dévore. Poussée par les vents , la
flamme roule à flots précipités , les arbres tombent entassés ,
et de leurs débris nourrissent encore l'incendie. Tels , sous
les coups d'Atride tombent les Troyens fugitifs , éperdus.
Les têtes les plus superbes roulent sur la poussière , les
coursiers abandonnés errent sur cette plaine sanglante , et
redemandent leurs maîtres. Mais hélas ! couchés sur la
terre , objets d'horreur pour leurs tristes épouses , leurs ca
davres ne seront plus que la proie des vautours.
Jupiter arrache le fils de Priam à ce théâtre affreux , où
volent le fer , le carnage et la mort. Atride vole sur ses pas ,
et entraîne avec lui ses guerriers. Déja , dans leur fuite , les
Troyens ont laissé derrière cux le tombeau d'Ilus ; déja ,
impatients de rentrer dans leurs murs , ils ont franchi la
colline que le figuier sauvage couvre de ses rameaux . L'œil
en feu , la menace à la bouche , Agamemnon les poursuit
encore il baigne encore dans leur sang ses mains ensan
glantées.
11.
164 L'ILIADE.

Enfin ils arrivent à la porte de Scée . Là , ils s'arrêtent ,


là , ils attendent que leurs compagnons , épars , se rallient
avec eux. Une foule de guerriers fuient toujours éperdus
dans la plaine ; Atride est sur leurs traces , et frappe les plus
paresseux. Tel , dans l'ombre de la nuit , à l'aspect du lion
qui les menace , un troupeau de bœufs erre dispersé. Tous
croient déja sentir sa dent meurtrière . Le monstre en saisit
un , déchire ses membres palpitants , dévore ses entrailles ,
et s'enivre de carnage. Telle est d'Agamemnon la fureur et
l'audace. Que de victimes il frappe encore ! que de héros
il précipite de leurs chars ! Devant lui , autour de lui , son
fer moissonne tout ce qui s'offre à ses coups.
Déja le vainqueur est sous les murs d'Ilion et menace ces
orgueilleux remparts . Mais soudain Jupiter descend du haut
des cieux , et s'assied au sommet du mont Ida. L'éclair est
dans sa main : « Va , dit-il à Iris , va porter à Hector les
« ordres du Dieu qui le protége. Tant qu'Atride , à la tête
« de ses Grecs , sèmera le carnage et la mort , qu'il recule ;
« que , loin des dangers , il commande aux Troyens et ré
« chauffe leur ardeur . Mais dès que , blessé d'une flèche ,
« ou percé d'un javelot , le monarque fuira sur ses cour
«< siers , je ranimerai son courage , je lui rendrai la victoire.
« Les Grecs plieront devant lui , ses mains les égorgeront
« au milieu de leurs vaisseaux ; jusqu'à ce que le soleil
་ s'éteigne dans l'océan , et que la nuit ait répandu ses
« ombres. >>
Il dit ; soudain , sur les ailes des vents , la Déesse vole aux
remparts d'Ilion. Elle trouve le fils de Priam , le généreux
Hector, debout sur son char , au milieu des guerriers . Elle
s'approche : « Écoute , Hector , lui dit-elle , écoute l'inter
" prète du maître des Dieux . Tant qu'à la tête de ses Grees ,
« Atride sèmera le carnage et la mort , recule va loin
« des dangers commander aux Troyens et réchauffer leur
<<" ardeur.
" Mais dès que blessé d'une flèche , ou percé d'un jave
CHANT XI. 165
@ lot , le monarque fuira sur ses coursiers , Jupiter rani
« mera ton courage , et te rendra la victoire ; les Grecs
«་ plieront devant toi : tu iras les égorger au milieu de leurs
" vaisseaux , jusqu'à ce que le soleil s'éteigne dans l'océan ,
# et que la nuit ait répandu ses ombres. »

Elle dit , et s'envole : Hector s'élance de son char. Deux


javelots à la main , il court dans tous les rangs enflammer
l'ardeur de ses guerriers et les rappeler aux combats. Les
Troyens reviennent affronter leurs vainqueurs : les Grecs
serrent leurs bataillons , et , pour soutenir le choc , réunis
sent tous leurs efforts. Des deux côtés respirent la fureur
et la menace. Atride , le premier , s'élance au milieu des en
nemis ; il brûle de frapper le premier.
O filles des cieux ! ô chastes Immortelles ! dites qui des
Troyens ou de leurs alliés osa le braver et le combattre !
Un fils d'Anténor, le jeune , le vaillant Iphidamas . La Thrace
l'avoit vu croître dans son sein ; le père de la belle Théano
Cissée , son aïeul , y éleva son enfance. A peine un léger
duvet couvroit ses joues , le monarque , pour le fixer à sa
cour, unit à sa destinée la destinée de sa fille . Mais les Grecs
menacent Ilion . Soudain le héros s'arrache des bras de sa
jeune épouse ; avec douze vaisseaux il aborde à Percope ,
y laisse sa flotte , et vole au secours de sa patrie.
Tel est le rival qui ose défier le monarque de la Grèce.
Déja ils sont en présence. Atride lance le premier; mais
son fer s'égare , et trompe sa fureur . Iphidamas lui porte
son coup au-dessous de la cuirasse , et l'appuie de toute sa
force ; mais il ne peut percer le baudrier , et , semblable au
plomb , la pointe s'arrête émoussée sur l'argent qui le cou
vre. Tel qu'un lion en furie , Atride saisit l'arme meurtrière ,
l'arrache des mains de son ennemi , et dans la gorge lui
plonge son épée. Iphidamas tombe immobile , et s'endort
d'un sommeil éternel. Victime infortunée de son amour
pour sa patrie , il périt loin d'une épouse qu'il adore , qu'il
a comblée de présents , et qui n'a point encore payé sa ten
166 L'ILIADE .
dresse. Il lui avoit donné cent boeufs ; il lui avoit promis
mille chèvres et mille agneaux , qui bondissoient encore
dans ses pâturages . Agamemnon lui arrache son armure ,
et reporte , au milieu des Grecs , ce superbe trophée.
L'aîné des fils d'Anténor , Coon , a vu tomber son frère . Un
nuage de douleur s'épaissit sur ses yeux . Soudain il se glisse
à côté d'Atride , lui enfonce son fer dans le bras , et le tra
verse tout entier. Le monarque frémit ; mais il brûle encore
de combattre et de se venger; le sensible Coon veut sauver
les restes de son malheureux frère ; il le couvre de son bou
clier; il appelle à son secours les héros d'Ilion. Atride fond
sur lui , le perce de sa lance , et lui arrache la vie. Il tombe
étendu sur Iphidamas , et le vainqueur lui coupe la tête.
Ainsi deux fils d'Anténor expirent sous ses coups , et leurs
ombres descendent réunies au séjour du trépas .
Tant que le sang coule encore chaud de sa blessure ,
Atride sème toujours , au milieu des Troyens , le carnage
et la mort. Sa lance , son épée , les pierres , tout sert d'in
strument à sa rage. Mais le sang s'arrête , la plaie s'aigrit ;
la douleur et ses pointes aiguës entrent dans son sein . Tels ,
et moins cruels encore , sont les traits dont les filles de
Junon, les tristes Illythies , déchirent les flancs d'une jeune
beauté qui , pour la première fois , devient mère.
En proie au mal qui le dévore , Atride monte sur son
char, et ordonne à Eurymédon de le ramener à sa tente.
D'une voix que la fureur anime , il enflamme encore ses
guerriers « O vengeurs de la Grèce , défendez nos vais
« seaux ! repoussez loin du camp un funeste incendie ; Ju
་ piter ravit à votre roi la gloire de combattre et de vaincre. »

Il dit ; le fidèle Eurymédon presse les flancs de ses cour


siers ; ils volent , et , blanchis d'écume , couverts de sueur
et de poussière , ils emportent leur maître blessé loin de
cette sanglante arène .
Hector a vu fuir Agamemnon ; soudain il vient ranimer
ses guerriers : « Troyens , Dardaniens , s'écrie-t-il ; et vous
CHANT XI. 167
enfants de la Lycie , soyez encore les héros d'Ilion ; rap
pelez votre ardeur guerrière. Leur général fuit ; Jupiter
« me donne la victoire. Allons , précipitez sur l'ennemi vos
" rapides coursiers ; venez partager mon triomphe. >>

Il dit , et le feu qui l'embrase échauffe tous les cœurs .


Tels , excités par la voix du chasseur, les chiens s'élancent
sur un sanglier farouche , ou sur un lion , la terreur des
forêts. Tels , aux cris d'Hector, les Troyens fondent sur les
Grecs. Lui-même il guide leur audace. Sur son front brille
l'orgueil de la victoire. Soudain il tombe sur les phalanges
ennemies. Telle , du sein des nues , la tempête s'élance , et ,
va troubler la mer jusqu'au fond de ses abîmes.
Dans ce moment , marqué pour la gloire d'Hector , quelles
victimes immola sa vengeance ! Assée , Autonoüs , Opitès ,
Dolops , Opheltius , Agélas , Ésymnus , Orus , Hipponoüs ,
l'espoir et l'orgueil de la Grèce , sont étendus sur la pous
sière une foule inconnue y périt avec eux. Tels , quand le
fougueux aquilon disperse les nues que rassemblèrent les
autans , les flots roulent entassés sur les flots , et des mon
tagnes d'écume blanchissent la surface des mers. Tels , sous
le fer d'Hector , les Grecs tombent amoncelés .
Déja il n'est plus d'espoir déja la Grèce entière va ca
cher, au milieu de la flotte , ses débris et sa honte. Mais
soudain Ulysse appelle Diomède , et rallume le feu de son
audace : « O fils de Tydée ! quelle indigne frayeur a glacé
nos courages ! Viens , viens combattre avec moi. Dieux ! •
« quel opprobre pour nous , si Hector , à nos yeux , s'empa
« roit de nos vaisseaux ! -Oui , je combattrai , je partagerai
« tes dangers. Mais que serviront nos efforts impuissants !
« Jupiter, irrité contre nous , veut donner aux Troyens la
« victoire . »

Il dit , et d'un javelot il frappe Tymbrée sur son char, et


l'abat expirant à ses pieds. Molion , qui guidoit ses cour
siers , tombe immolé par Ulysse à côté de son maître. Les
deux vainqueurs se jettent au milieu des Troyens , et y sèment
168 L'ILIADE .

le carnage . Tels , deux sangliers qu'anime la vengeance ,


fondent sur les chiens qui les poursuivoient , et les déchi
rent à leur tour.
Echappés à la fureur d'Hector , les Grecs respirent , et
l'espoir renaît dans leurs cœurs. Deux héros , deux fils de
Mérops , tombent renversés de leurs chars. Mérops étoit ,
de tous les devins , le devin le plus fameux. Il avoit défendu
à ses fils d'aller à cette fatale guerre ; mais ils dédaignèrent
ses lois , et leur destinée les y entraîna malgré lui . Diomède
leur arrache à tous deux et la vie et leurs dépouilles. Hippo
damas et Hypérochus expirent sous le fer d'Ulysse.
Du sommet de l'Ida , Jupiter contemple cette scène de
carnage ; dans sa main flotte incertaine la balance des com
bats. D'un trait lancé par Diomède , un fils de Péon , le
vaillant Agastrophus , a la cuisse percée , et roule sur la
poussière ; ses chevaux ne le sauveront point du trépas. Son
écuyer les gardoit loin de cette funeste arène . A pied , au
milieu de la mêlée , Agastrophus donnoit la mort , quand la
mort vint le frapper à son tour. Hector l'a vu tomber : sou
dain il accourt furieux , menaçant , et les phalanges troyen
nes se précipitent sur ses pas. Diomède frémit à son aspect :
" L'orage gronde sur nous , dit-il à Ulysse. Hector vient
« nous accabler. Allons , soutenons son choc , et bravons
« sa fureur. »
Il dit ; déja son javelot siffle dans les airs , et , fidèle à l'œil
qui le guide , il va frapper le casque du Troyen. Mais le
casque , présent d'Apollon , résiste à ses efforts , et le fer
impuissant rebondit sur l'airain qui le couvre. Hector chan
celle ; il se jette dans la foule , tombe sur ses genoux , et de
la main il s'appuie contre la terre. Un noir bandeau s'épaissit
sur ses yeux. Diomède s'élance pour reprendre son javelot ,
qui , loin de lui , s'est enfoncé dans la plaine. Mais déja
Hector respire ; il remonte sur son char , le pousse au milieu
des Troyens , et se dérobe au trépas.
Le fer à la main , Diomède le poursuit : « Malheureux ,
CHANT XI. 169
" lui crie-t-il , tu échappes à la mort. Elle étoit sur ta tête ;
«< Apollon lui arrache sa proie. Va , il t'a bien payé les vœux
que tu lui adresses quand tu viens affronter les combats.
«< Ah ! si je te rencontre encore , si quelque Dieu me seconde
« à mon tour , j'aurai bientôt ressaisi ma victime. Fuis ; moi ,
« je cours immoler tes guerriers. »‫ ע‬Il dit , et arrache au fils
de Péon ses armes et ses dépouilles.
Appuyé contre la colonne antique qui s'élève sur le tom
beau d'Ilus , l'époux d'Hélène , le beau Pâris , l'arc à la main ,
menaçoit Diomède. Tandis que le héros , courbé sur sa
proie , lui ravit et sa cuirasse , et son casque , et son bou
clier, la corde frémit , le trait vole , lui perce le pied droit , et
l'attache à la terre.
Paris triomphe , et , s'élançant de l'asile où il est caché :
« Tu saignes , s'écrie-t-il ; mon trait ne s'est point égaré
« dans les airs. Ah ! que ne s'est-il enfoncé dans ton sein !
« que ne t'a-t-il arraché la vie ! Les Troyens , qui tremblent ,
་ qui fuient devant toi , comme de vils troupeaux à l'aspect
« d'un lion , retrouveroient enfin leur courage et leur au
« dace. »
Diomède , toujours intrépide : « Insolent archer , vil sé
" ducteur, lui dit-il , si tu osois te mesurer avec moi , ni ton
" arc , ni tes flèches ne te sauveroient du trépas ! Tu m'as
« effleuré le pied , et tu triomphes ! Va , ce n'est que la pi
" qûre d'une femme ou d'un enfant. La flèche du lâche est
" sans pointe et sans vigueur.
« Mes traits..... Ah ! puisses-tu en sentir la plus légère
" atteinte ! De ces traits , le moindre coup est la mort. Dès
" qu'ils le touchent , un malheureux expire ; son épouse
" pleure abandonnée ; ses enfants gémissent, orphelins ; son
" sang rougit la terre , son cadavre infecte les airs ; objet
# d'horreur pour les femmes , il n'est plus entouré que de
M corbeaux et de vautours . >>

Il dit ; Ulysse approche , et de son corps lui fait un rem


part. Penché derrière lui , Diomède retire le fer de sa bles
170 L'ILIADE .

sure. La douleur le déchire il remonte sur son char, et ses


coursiers revolent à sa tente. Ulysse reste seul sur la plaine
sanglante. En proie à la terreur , tous les Grecs l'ont aban
donné. Il soupire , et se dit à lui-même : « Dieux ! que vais
« je devenir ! Si le nombre m'épouvante , si je fuis , quelle
« honte ! quelle infamie ! Mais seul contre Troie tout en
« tière !..... Jupiter a dispersé tous nos guerriers..... Qu'im
«< porte le lâche fuit. Le héros ne sait que combattre ,
«< triompher, ou mourir . »
Tandis qu'il roule ces funestes pensées , les Troyens s'a
vancent , se pressent autour de lui , et dans un cercle épais
renferment un ennemi qui va leur être encore fatal . Tels ,
autour d'un sanglier, se précipitent des chasseurs et des
chiens. Le monstre s'élance , l'œil en feu , le poil hérissé ; il
aiguise ses bruyantes défenses ; les chasseurs et les chiens
le redoutent , mais le bravent encore.
Le fer à la main , Ulysse fond sur Diopitès , et lui perce
l'épaule. Il immole Ennomus et Thoon : d'un javelot il atteint
Chersidamas , qui de son char se précipite sur lui. L'infor
tuné guerrier tombe , et mord la poussière. Le vainqueur
laisse ces victimes palpitantes , et de sa pique il frappe Cha
rops , un fils d'Hippasus , et frère du généreux Socus . Socus
accourt pour le défendre et le venger : « Ulysse , s'écrie-t-il ,
« grand artisan de stratagèmes , héros terrible dans les com
«< bats , ou tu triompheras aujourd'hui des deux fils d'Hip
<< pasus , ou tu périras sous mes coups. » Il dit , et il enfonce
sa pique dans le bouclier du monarque : déja le fer a pénétré
la cuirasse ; déja il a déchiré le flanc ; mais soudain Minerve
l'arrête , et ne permet pas qu'il entame les entrailles . Ulysse
sent que la plaie n'est pas mortelle. Il recule : « Ah, malheu
« reux ! dit-il , tu mourras le coup dont tu m'as frappé
« sauve les Troyens ; mais la Parque aujourd'hui va ter
< miner ta vie ; immolé de ma main , tu donneras à l'Enfer
« une nouvelle victime , à Ulysse un nouveau triomphe. >>
Socus fuit ; mais le fer du héros s'enfoncé entre ses épau
CHANT XI. 171

les , et ressort sanglant par la poitrine. Il tombe , et la terre


gémit sous son poids : « O Socus , ô fils du vaillant Hippa
«་་ sus ! s'écrie le vainqueur , la mort est dans ton sein , tu
« n'as pu m'échapper. Malheureux ! la main de tes parents
« ne fermera point ta paupière : un noir essaim de vautours
<< va couvrir et dévorer ton cadavre . Moi , quand mes jours
«< seront finis , les Grecs rendront à ma cendre les hon
« neurs du tombeau. >>>
Il dit , et arrache de son sein le javelot de Socus. Le
sang jaillit , et la douleur le déchire . A la vue du sang
d'Ulysse , les Troyens se raniment , et tous viennent fondre
sur lui. Le héros recule , et appelle ses compagnons . Trois
fois il pousse un cri ; trois fois Ménélas entend son cri :
" Cher Ajax , dit-il au fils de Télamon , la voix d'Ulysse a
" frappé mon oreille . On diroit , à ses cris , qu'enfermé seul

« au milieu des Troyens , il soit prêt à succomber sous leurs


" efforts. Allons où l'honneur nous appelle ; allons le se

courir. Tout vaillant qu'il est , je tremble qu'abandonné ,


« sans secours , il ne périsse sous les coups de l'ennemi.
« Dieux ! quels regrets il laisseroit à la Grèce ! »
A ces mots il se précipite , et avec lui le redoutable Ajax .
Ils voient Ulysse , et autour de lui les Troyens acharnés.
Tel , percé d'une flèche , un cerf , tant qu'un reste de force
l'anime encore , tente de se dérober par la fuite au chasseur
qui l'a blessé ; mais bientôt sa vigueur l'abandonne ; des
loups affamés l'entourent au fond des bois , et le déchirent.
Mais un hasard heureux amène un lion terrible : les loups
se dispersent , et laissent au roi des forêts la victoire et leur
proie.
Ainsi s'étoit attachée sur Ulysse une foule de Troyens :
le héros , s'élançant sur eux , les repoussoit encore de sa
pique . Mais Ajax arrive couvert de son bouclier comme
d'une tour , et les ennemis fuient dispersés. Ménélas , pre
nant Ulysse par la main , le retire de ce champ funeste , en
attendant son char , qui va le remener à sa tente .
172 L'ILIADE.

Ajax fond sur les Troyens ; il immole Doryclus , fruit


malheureux des amours de Priam ; il blesse Lysandre ; il
blesse et Pyrase et Pylarte. Tel , enflé par les orages , un
torrent se précipite du haut des montagnes , entraîne les
sapins et les chênes , et porte à la mer les débris de la terre .
Tel Ajax porte la terreur dans la plaine , renverse les hom
mes , renverse les chevaux , et s'enivre de carnage.
Hector n'est point encore instruit de ses exploits. Il com
battoit à lagauche , aux rives du Scamandre : là combattoient
le grand Nestor et le vaillant Idoménée ; là tomboient en
foule les guerriers , et grondoit une horrible tempête. Hec
tor s'y signale par les coups les plus hardis ; son char ren
verse les phalanges ennemies , et son fer les dévore. Les
Grecs n'ont point encore reculé devant lui. Mais Pâris ,
d'une flèche armée de trois pointes , atteint Machaon à
l'épaule. Soudain tout s'ébranle ; les Grecs tremblent que
les Troyens ne leur ravissent ce héros et la victoire.
« O Nestor ! ô l'honneur de la Grèce ! s'écrie Idoménée ,
« va , monte sur ton char ; que Machaon y monte avec toi ;
་་ dirige tes coursiers vers nos vaisseaux. Un homme qui ,

«< comme lui , sait retirer le fer d'une plaie , et par d'heu
« reux secrets guérir les blessures , vaut lui seul mille guer
« riers. » Il dit ; soudain Nestor monte sur son char , et
avec lui le fils d'Esculape . Du fouet il presse ses coursiers ;
ils volent , et bientôt le rendront à ses vaisseaux.
Du char où il est assis près d'Hector , Cébrion a vu les
Troyens ployer sous Ajax : « O mon frère ! s'écrie-t-il , tan
« dis qu'ici les Grecs fuient devant toi , les Troyens , au
« centre , sont dans un désordre affreux : les guerriers et
«< les chars , tout se confond et se trouble devant le fils de
« Télamon. Je le reconnois à son immense bouclier. Allons ,
« marchons aux lieux où la mêlée est plus terrible , où le
<< carnage est plus affreux , où nous appellent ces effroya
" bles cris. >>
Il dit , et du fouet il anime ses coursiers ; ils se préci
CHANT XI . 173

pitent sur des monceaux de cadavres et d'armes brisées ; le


sang jaillit sous les roues , l'essieu en est couvert , les che
vaux s'y baignent , et , jusque sur le char , les guerriers en
sont inondés. Hector brûle d'enfoncer les ennemis et de
rompre leurs phalanges ; il lance et des traits et des pierres :
avec la pique , avec l'épée , il porte dans leurs rangs l'épou
vante et le trouble , mais il évite toujours les lieux où com
bat le fils de Télamon.
Cependant Jupiter a versé la crainte au cœur d'Ajax . Il
s'arrête étonné , rejette son bouclier sur ses épaules , pro
mène autour de lui des regards inquiets , recule enfin , mais
souvent se retourne , et ne se meut qu'à pas tardifs .
Tel un lion affamé assiégeoit une bergerie , mais les pas
teurs et les chiens ont veillé toute la nuit pour la défendre .
Souvent il s'est élancé pour saisir sa proie ; toujours et les
traits et les torches lancés par des mains vigoureuses ont
arrêté son audace ; enfin , aux premiers rayons du jour , il
se retire confus et dévoré de faim et de rage.
Tel reculoit Ajax , le regret dans le cœur , et tremblant
pour la flotte des Grecs. Les Troyens et leurs alliés le sui
vent , faisant pleuvoir sur lui une grêle de traits. Tantôt il
revient sur eux , renouvelle le combat , et arrête leurs pha
langes ; tantôt il cède encore : mais toujours au milieu de
ses Grecs , dont il retarde la fuite , et des ennemis qu'il ·
étonne , il soutient son caractère et son audace.
Tel cet animal utile , qu'outragent nos dédains , a pénétré
dans un champ dont , en vain , des enfants lui défendoient
les approches ; une grêle de coups pleut sur son dos , des
bâtons noueux résonnent sur ses flancs. Lui , tranquille au
milieu de l'orage , il dévore les épis ; enfin , rassasié , il
cède à la troupe puissante qui le poursuit. Tel s'éloignoit
Ajax ; les traits qu'on lui lance expirent sur son bouclier ,
ou , loin de la victime qu'ils brûlent de frapper , ils vont , en
frémissant , s'enfoncer dans la terre.
Eurypyle a vu le héros pressé par les ennemis . Il court à
174 L'ILIADE .

lui , et lance un trait. Apisaon , un chef des Troyens , en


reçoit une mortelle atteinte dans le flanc , et tombe expirant
sur la poussière. Eurypyle s'élance sur lui , et lui arrache
son armure. Pâris l'a vu dépouiller sa victime ; il bande son
arc , et de sa flèche il l'atteint à la cuisse : le bois se brise ,
et le fer reste enfoncé dans la blessure. Pour se dérober au
trépas , Eurypyle se traîne au milieu des Grecs , et appelle
des défenseurs au fils de Télamon .
་་ O mes amis ! ô soutiens de la Grèce ! arrêtez , revenez
« sur vos pas ; sauvez les jours d'Ajax. L'ennemi l'accable
« de ses traits , et je tremble qu'il ne puisse échapper à cette
« funeste guerre . Accourez , et réunissez-vous tous autour
་་ d'Ajax. » Aux cris d'Eurypyle , les Grecs se rallient , et , la
lance en arrêt , serrés sous leurs boucliers , ils présentent
aux Troyens une barrière de fer . Ajax arrive jusqu'à eux ,
s'arrête , se retourne , et rallume le feu du combat.
Cependant les coursiers de Nestor voloient couverts de
sueur et de poussière , et reportoient aux vaisseaux Machaon
et leur maître. Debout sur sa poupe , Achille contemploit
et les travaux des Grecs et cette déplorable fuite . Il recon
noît le roi de Pylos , et soudain il appelle son fidèle Pa
trocle. Du fond de sa tente le guerrier sort à sa voix. Mal
heureux ! ce premier pas le conduit à la mort . « Achille ,
« lui dit-il , pourquoi m'appelles-tu ? qu'exiges-tu de mon
« zèle ?
-O fils de Ménétius , lui répond Achille; ô de mes
« amis le plus cher à mon cœur ! enfin les Grecs vont tom
« ber à mes genoux : la nécessité les presse , et ils n'ont plus
d'asile que moi. Va , Patrocle , va demander à Nestor
" quel est ce guerrier qu'il ramène blessé. Par derrière , il
« ressemble à Machaon , au fils d'Esculape. Je n'ai pu le
« voir en face ; les coursiers avec trop de vitesse l'ont dé

« robé à ma vue. » Il dit ; Patrocle obéit , et laisse bientôt


derrière lui les tentes et les vaisseaux des Thessaliens.
Déja Nestor et Machaon sont descendus de leur char. Eu
CHANT XI. 175
rymédon dételle les coursiers du vieux monarque. Les deux
héros, au bord de la mer, reçoivent l'haleine rafraîchissante
des vents , et sèchent la sueur dont leurs vêtements sont
pénétrés. De là , ils vont se reposer dans la tente . La fille
d'Arsinoüs , que dans Ténédos , conquise par Achille , les
Grecs donnèrent à Nestor pour honorer sa prudence , la
blonde Hécamède leur apprête un breuvage.
Devant eux elle dresse une table d'un bois précieux , que
soutiennent des pieds d'ébène. Sur cette table elle sert dans
un bassin d'airain du miel, des légumes , et les dons de Cé
rès ; et auprès , une coupe d'or d'un travail précieux , que
le vieillard apporta de Pylos. Elle repose sur un pied d'or ;
quatre anses sont autour , et sur chaque anse deux tourte
relles d'or s'inclinent pour boire dans la coupe. Pleine , le
bras le plus vigoureux ne pourroit la soulever qu'avec ef
fort ; mais le vieillard la soulève encore sans peine.
La belle captive y a versé un vin délicieux ; elle y a mêlé
et le fromage de lait de chèvre réduit en poudre et la plus
pure farine. Ainsi préparé , elle présente aux deux héros le
salutaire breuvage. Quand ils ont apaisé la soif qui les tour
mente , ils amusent leur loisir par un utile entretien .
Patrocle se présente à l'entrée de la tente. A son aspect,
le vieillard se lève , le prend par la main , et l'invite à s'as
seoir. Patrocle s'en défend . «་་ Non , sage Nestor, non , lui
" dit-il , je ne puis t'obéir : il est impatient , il est l'objet de
« mes respects et de ma crainte , celui qui m'envoie pour
鳍 savoir de toi quel est le guerrier que tu ramènes blessé.
« Mais je ne le reconnois que trop je vois Machaon . Je
cours reporter au fils de Pélée cette triste nouvelle. Tu
" connois son terrible caractère : innocent , il m'accuseroit
«
« encore.
-(( Quoi ! s'écrie Nestor , Achille auroit pitié de nos
" guerriers blessés ? Hélas ! il ignore combien de malheurs
« nous accablent. Nos chefs les plus distingués sont cou
" chés sous leurs tentes , percés de traits , et désormais in
176 L'ILIADE .

« habiles aux combats . Le vaillant Diomède blessé ; Ulysse ,


་ Agamemnon , blessés tous deux ; Eurypyle , le fer dans la
" cuisse , et Machaon , que tout-à-l'heure je viens d'arra
« cher à ce théâtre sanglant, atteint d'une flèche meurtrière.
"
" Mais Achille, le généreux Achille .... son cœur est fermé
« pour la Grèce ; cette ame si noble ne connoît plus la pitié.
« Attend-il que la flamme ennemie, à la vue de nos soldats
«< impuissants , dévore nos vaisseaux , et que nous-mêmes
<< nous tombions l'un sur l'autre égorgés ?
« Hélas ! je n'ai plus ma force première. Dieux ! si j'étois
<< encore au printemps de ma vie ! si j'avois cette vigueur
"( qui m'animoit quand une sanglante querelle s'éleva entre
« nous et les Éléens !
" Il n'étoit point d'habitants de Pylos que n'eût outragés
« l'injustice des Éléens dans un temps où , réduits à un petit
«་་ nombre , nous gémissions dans l'infortune . Hercule ve
<< noit de nous accabler de sa force et de sa puissance , nos
<< citoyens les plus distingués avoient péri sous ses coups ;
་་ Nélée , lui-même , avoit perdu onze fils , tous d'un mérite
<< sans tache ; je lui restois , seul et dernier espoir de sa
« vieillesse.
« Les Éléens ne virent nos malheurs que pour nous ac
«< cabler davantage ; Nélée aussi avoit éprouvé leurs affronts
« et leurs mépris . Il avoit envoyé , aux courses d'Élis ,
« quatre coursiers , et des chars , pour y disputer une vic
« toire dont un trépied superbe devoit être le prix. Le roi
་་ Augée s'empara de ses coursiers , et renvoya leur conduc
ateur seul et désespéré.
« Pour venger nos injures , nous courons enlever les trou
« peaux des Éléens. Itymaon , un fils d'Hypérochus, vient
« pour les défendre et nous arracher notre proie ; il est
« percé d'un trait lancé par ma main ; il tombe ; sa rustique
milice fuit dispersée , et nous emmenons cinquante trou
K peaux de bœufs , autant de troupeaux de moutons , de

pourceaux et de chèvres autant , et trois fois cinquante


CHANT XI. 177
«" cavales, l'orgueil de l'Élide , toutes mères ; et avec elles un
"« grand nombre de jeunes coursiers , l'espoir de ses jeux.
« Tout ce butin entre avec la nuit dans Pylos. Nélée, mon
" père, triomphe de mes premiers succès. Au retour de l'au
« rore , des hérauts rassemblent tous ceux que les Éléens
« avoient dépouillés. Mon père , le plus outragé de tous ,
« choisit pour sa part trois cents bœufs, trois cents moutons
« et leurs pasteurs. Le reste du butin , il ordonne qu'il soit
« partagé entre ses sujets , pour les consoler de leurs pertes .
« Nos chefs les plus distingués président au partage , et
« nous offrons des sacrifices aux Dieux .
« Trois jours sont écoulés ; soudain l'Élide tout entière
« s'arme , et court à la vengeance. Ses chars , ses soldats ,
« inondent nos campagnes. Avec eux marchent les deux
« Molions , encore enfants , et novices à la guerre.
« Loin d'Alphée , à la frontière de Pylos , sur un roc sour
« cilleux , s'élève la ville de Thryoesse ; nos ennemis l'assié
« gent, et brûlent de la détruire. Déja ils étoient maîtres de
« la plaine ; Minerve , au milieu de la nuit , vient , du haut
« de l'Olympe , alarmer nos guerriers , et les appelle aux
« combats. Tous s'arment avec ardeur. Mon père me dé
« fend de marcher avec eux ; il m'oppose ma jeunesse et
« mon inexpérience ; il fait cacher mes chevaux ; malgré
« lui , malgré ses précautions , je m'échappe , et quoiqu'à
« pied , je me distingue entre nos cavaliers .
« Il est un fleuve appelé le Minyée , qui va près d'Aréné
« se jeter dans la mer. Notre cavalerie attend sur ses rives
« le retour de l'aurore ; notre infanterie arrive à flots pressés.
« De là , au milieu du jour, nous courons tout armés aux
« bords de l'Alphée. Après avoir offert des sacrifices à Ju
༥ piter , et immolé un taureau à Neptune , au Dieu du fleuve
« un taureau , une génisse à Minerve , nous prenons un re
« pas ; et toujours couverts de nos armes , nous reposons
« sur les bords du fleuve.
« Les Éléens pressoient Thryoesse, impatients de la ren
12
178 L'ILIADE.

« verser. Mais bientôt se montre à leurs yeux l'appareil des


་་ combats. Dès que le soleil a , de ses premiers rayons ,
་་ éclairé la terre, nous volons à l'attaque , en invoquant Ju
"( piter et Minerve. Je frappe le premier ; un des héros de
« l'Élide , le vaillant Mulius , tombe sous mes coups , et ses
« coursiers sont ma conquête. Mulius étoit gendre d'Augée,
་་ l'époux de la blonde Hécamède , l'aînée de ses filles , qui
« connoissoit toutes les plantes que produit la terre, et leurs
« vertus. Percé de mon épée au moment où il fondoit sur
" moi , il tombe ; je monte sur son char, et je combats à la
<< tête de nos guerriers.
A l'aspect de leur héros , de leur chef expirant , les
་་ Éléens fuient éperdus. Je fonds sur eux comme une noire
་ tempête. Je prends cinquante chars , et , sur chacun de
« ces chars , deux guerriers immolés de ma main tombent
« et mordent la poussière. Les petits-fils d'Actor, les deux
་་ Molions , alloient aussi tomber, si Neptune, leur père, ne
« les eût enlevés aux combats , et cachés dans la profon
« deur d'un nuage.
« Jupiter se déclare. Sur des monceaux d'armes et de ca
" davres, nous poursuivons l'ennemi jusqu'aux fertiles plai
« nes de Buprase , aux rives de l'Halèse , aux rochers d'O
« lénie. Là, rassasiés de carnage , et chargés de dépouilles ,
« Minerve arrête nos guerriers , et les fait retourner
« en arrière ; là , une dernière victime expira sous mes
« coups .
་་ De Buprase , nos guerriers revolent à Pylos , et tous ,
« dans l'ivresse de nos succès , chantent Jupiter, le plus
«" grand des Dieux , et Nestor, le plus grand des mortels.
"C Tel j'étois au printemps de mes jours ; et Achille , le seul
Achille , gardera pour lui seul sa stérile valeur. Ah ! com
« bien de larmes tardives il donnera à nos guerriers, quand
« ils ne seront plus !
« O mon fils ! souviens-toi quels conseils te donnoit Mé
" nétius, quand , du fond de la Thessalie, il t'envoyoit com
CHANT XI. 179
« battre sous Agamemnon ! Nous les entendîmes , Ulysse et
" moi; nous fùmes tous deux témoins de ses derniers adieux.
« Nous allions dans toute la Grèce armer contre Troie la
«< commune vengeance. Nous arrivons à la cour de Pélée ;
<< nous y trouvons Ménétius , Achille et toi. Le monarque ,
« dans la première enceinte de son palais , offroit un sacri
" fice à Jupiter, le maître du tonnerre. Une coupe d'or à la
« main , il versoit le vin sacré sur les entrailles fumantes de
" la victime. Achille et toi , vous apprêtiez le repas.
« Nous étions debout sous le vestibule. Achille accourt,
« nous embrasse , nous invite à nous asseoir , et nous offre
« tout ce que nous promettoient de lui les droits de l'hos
« pitalité. Le repas achevé , je dévoile à vos yeux les projets
« de la Grèce : je vous exhorte , Achille et toi , à partager
« nos travaux et notre gloire. Vous brûliez tous deux de
« voler à la guerre. Pélée recommandoit à son fils d'être
« toujours le premier dans les champs de l'honneur, d'ef
« facer tous ses rivaux. A toi , Ménétius disoit : Mon fils ,
" Achille a sur toi l'avantage de la naissance et de la
་་ force: mais tu es plus âgé que lui. Soutiens- le par tes

« conseils ; que ton expérience éclaire et guide sa jeu


« nesse. Il est né vertueux, il sera docile à ta voix.
Ainsi te parloit ton père , et tu oublies ses leçons ! Va ,
Patrocle , et du moins aujourd'hui acquitte un devoir si
« sacré. Rappelle au cœur d'Achille les vœux de son père,
<< ses devoirs et ses serments. Qui sait ? les Dieux seconde
« ront tes efforts, tu fléchiras son courage ; la voix de l'ami
« tié est si persuasive et si touchante !
" Si un oracle l'effraie , si Thétis , au nom de Jupiter, lui
«
a défendu de s'armer, que du moins il te permette de
« combattre avec nous ; que ses guerriers marchent sous tes
1 #t ordres. Peut-être tu rendras aux Grecs le courage et l'es
" poir. Qu'il te prête son armure ; les Troyens abusés croi
« ront revoir Achille , et fuiront devant toi. Nos guerriers
ranimeront leurs forces épuisées , et de la fuite ils revo
12.
180 L'ILIADE .

« leront à la victoire. Frais encore et pleins de vigueur,


« vous repousserez au pied de ses remparts un ennemi ac
« cablé de fatigue. >>
Il dit , et son discours échauffe le cœur de Patrocle. Il
revole vers Achille. Au quartier d'Ulysse , au lieu où la
Justice rend ses oracles , où s'assemblent les Grecs , où
s'élèvent les autels des Dieux , Eurypyle s'offre à ses re
gards. Foible , chancelant , ce héros se traînoit à sa tente ;
la sueur couloit sur son front ; un sang noir et livide dé
gouttoit de sa blessure ; mais son courage le soutenoit
encore.
Le fils de Ménétius s'attendrit à sa vue ; les yeux baignés
de larmes , il s'écrie : « O malheureux enfants de la Grèce !
« faut-il que loin de votre patrie , loin de vos amis , sur une
« terre étrangère , vous soyez la pâture des chiens et des
« vautours ! Mais dis-moi , cher Eurypyle, digne enfant des
héros et des Dieux , dis-moi , les Grecs pourront-ils arrê
« ter la fureur d'Hector ? ou vont-ils succomber sous ses
« coups ?
- (( Non , Patrocle , lui répond Eurypyle ; il n'est plus
« d'espoir pour les Grecs : nos guerriers les plus intrépides
(( gémissent dans leurs tentes , sanglants et percés de coups.
« Les Troyens furieux poursuivent le cours de leur victoire ,
« et notre armée va chercher au milieu de nos vaisseaux un
« dernier asile.
" O Patrocle ! sauve - moi un reste de vie ! remène - moi
« sous ma tente ; arrache le trait qui me déchire ; avec une
« onde pure lave le sang qui coule de ma plaie ; applique
« sur ma blessure ces remèdes puissants qu'Achille t'apprit
« à connoître , et que jadis lui enseigna Chiron , le plus ver
« tueux des Centaures.... Machaon est dans sa tente , et ,
blessé lui - même , il a besoin d'un secours étranger.
་་ Podalire , dans la plaine , soutient
encore le choc des
Troyens.
— « Eh ! quel sort sera le nôtre ? s'écrie Patrocle ; Dieux !
CHANT XI. 181
त quelle ressource dans nos malheurs
? Je cours porter au
« fils de Pélée la réponse et les vœux de Nestor .... Mais ,
« non , je ne t'abandonnerai point dans cet état funeste. »
Il dit , et dans ses bras prenant Eurypyle , il le conduit à sa
tente. Un esclave , qui de loin les aperçoit, étend des peaux
de bœuf pour recevoir son maître. Patrocle y couche le
guerrier ; à l'aide d'un fer secourable , il dilate la blessure ,
et en retire la flèche ennemie. Avec l'onde pure il lave le
sang qui coule de la cuisse , broie dans ses mains une ra
cine amère , et l'applique sur la plaie. Soudain la douleur
fuit , le sang s'arrête , les chairs redeviennent fraîches et
vermeilles.

CHANT DOUZIÈME .

TANDIS que sous la tente d'Eurypyle , le fils de Ménétius


lui prodigue les plus tendres soins , les Troyens et les Grecs
combattent et s'égorgent. Bientôt le fossé , la muraille , ne
pourront plus arrêter les efforts des vainqueurs et la fuite
des vaincus. Cette barrière , cette muraille , destinée à dé
fendre la flotte et les trésors qu'elle renferme , les Grecs
l'ont élevée sans consulter les Dieux , sans leur offrir d'hé
catombe ; les Dieux , d'un œil jaloux , ont vu leurs travaux ,
et la céleste colère en a juré la ruine. Tant que vivra Hec
tor, tant qu'Achille sera en proie à son ressentiment , tant
qu'Ilion bravera les menaces de la Grèce , ce fatal ouvrage
subsistera encore. Mais quand la Phrygie aura perdu ses
plus intrépides vengeurs , quand les Grecs , échappés aux
fureurs des combats , auront , après dix ans , renversé la
superbe Troie , et retourneront vainqueurs dans leur patrie,
Apollon et Neptune anéantiront ce monument odieux . Pour
le détruire , ils appelleront les fleuves, les torrents qui , du
sommet de l'Ida , se précipitent dans l'Hellespont.
182 L'ILIADE .

A la voix d'Apollon , accourront le Rhésus , l'Heptapore,


le Carèse , le Rhodius , le Granique , le Scamandre et le Si
moïs , qui roulera dans ses flots les casques , les cuirasses et
les cadavres de mille demi-dieux immolés sur ses bords.
Arrachées de leur lit , les ondes mugissantes iront , pendant
neuf jours , battre la muraille ennemie. Du haut de l'O
lympe , Jupiter lui-même épanchera l'urne céleste , et for
mera sur la terre une mer nouvelle. Neptune , armé de son
trident , guidera la fureur des Dieux , et arrachera de leurs
fondements ces pierres , ces rochers , qu'avec tant de peine
les Grecs entassèrent sur ses rives. Il effacera jusqu'aux
derniers vestiges de leur audace , et recouvrira de ses sables
les lieux où jadis s'éleva cet orgueilleux rempart. Enfin ,
après avoir satisfait sa vengeance , il rendra les fleuves à
leurs cours accoutumés. Tel doit être un jour le destin de
cette muraille. En ce moment , le feu des combats l'envi
ronne. L'air retentit au loin des cris des vainqueurs et des
cris des vaincus. Les tours gémissent , ébranlées sous les
coups des Troyens.
Accablés par Jupiter, tremblants devant l'homicide Hec
tor, les Grecs vont chercher un asile au milieu de leurs
vaisseaux. Plus impétueux que la foudre , Hector les frappe
et les disperse. Tel , au milieu des chasseurs et des chiens
le lion ou le sanglier déploie sa vigueur et sa rage. Un cercle
menaçant l'environne , une nuée de dards et de javelots s'é
panche sur lui ; mais toujours intrépide , il défie et le fer et
la mort ; il tente d'enfoncer cette foule d'ennemis ; autour
de lui , devant lui , règnent la terreur et l'effroi. Son cou
rage va chercher le trépas , qui semble l'éviter.
Telle est l'impétueuse ardeur d'Hector. Il court au mi
lieu de ses guerriers , il les excite à franchir le fossé , mais
les coursiers s'arrêtent sur le bord , et hennissent , impa
tients de l'obstacle qui s'oppose à leur audace. Devant eux
s'ouvre un effrayant abîme ; des deux côtés , une forte pa
lissade ; au milieu , des pieux pointus et menaçants ; les che
CHANT XII . 183
vaux , les chars ne peuvent ni franchir ni renverser cette
épaisse barrière. L'infanterie seule oseroit entreprendre de
la forcer. Enfin Polydamas court à Hector : « O fils de
" Priam ! lui dit-il , et vous , les héros , les soutiens d'Ilion !
" quelle folle entreprise ! Ici un fossé large et profond ; des

deux côtés , une barrière impénétrable ; plus loin , une


« muraille. Eh ! quand nos coursiers et nos chars auroient
"« franchi cet abîme , nous ne pourrions , au-delà , sur un

« terrain trop étroit , ni nous mouvoir ni combattre.


« Mais Jupiter nous seconde ; Jupiter conspire contre les
" Grecs.... Ah! que ne vois-je , à l'instant, ce peuple odieux
" enseveli sur ces rives , avec sa gloire et ses projets ! Au
<<" tant qu'un autre je desire et notre victoire et sa perte.
« Mais s'ils revenoient sur nous , si avec nos chars ils nous
" précipitoient dans ce fossé , Troie y périroit tout entière ,

«" il ne resteroit pas un seul de nos guerriers pour reporter


" à Ilion cette fatale nouvelle. Ecoutez mes conseils ; des
« cendons de nos chars , laissons ici nos coursiers . Couverts
« de nos armes , à l'abri de nos boucliers , marchons à l'en- .
« nemi ; qu'Hector nous guide ; les Grecs ne pourront sou
" tenir notre choc. Les Grecs vont périr , si le sort , en ces
" lieux , a marqué leur chute et notre triomphe. >>

Il dit ; Hector applaudit à ses conseils. Le premier il s'é


lance à terre. Tous volent après lui. Les coursiers sur le
bord du fossé s'arrêtent en ordre rangés. Les guerriers se
divisent ; cinq phalanges se forment, et leurs masses serrées
s'ébranlent à la voix du chef qui les guide. Sous Hector ,
sous Polydamas , marchera le corps le plus nombreux et le
plus intrépide. Tous brûlent de franchir la muraille , et d'al
ler au milieu de ses vaisseaux égorger l'ennemi. Cébrion
est avec eux ; il a laissé à un soldat vulgaire et le char et les
coursiers d'Hector.
Paris , Alcathoüs , Agénor commandent à la seconde co
donne ; Hélénus , Déiphobe , tous deux fils de Priam , gui
deront la troisième , et avec eux le vaillant Asius ; Asius ,
184 L'ILIADE .

fils d'Hyrtacus , qui des murs d'Arisbe a volé au secours


de Troie , sur des coursiers plus rapides que les vents.
Sous Énée , fils d'Anchise , se meut la quatrième phalange;
Archiloque et Acamas , deux fils d'Anténor , tous deux sa
vants dans l'art des combats, commandent avec lui et mar
chent ses égaux . Les alliés obéissent à Sarpédon ; il a choisi
pour le seconder, Glaucus et Astéropée , les plus intrépides
des Lyciens ; mais lui-même est encore plus vaillant et plus
intrépide qu'eux. Ils marchent ; leurs boucliers serrés for
ment devant eux un rempart d'airain ; ils fondent sur les
Grecs ; et ivres d'un noble espoir, déja ils voient et l'ennemi
vaincu , et sa flotte conquise.
Tous les Troyens , tous leurs alliés , ont obéi aux conseils
de Polydamas. Asius , le seul Asius , n'a voulu abandonner
ni ses coursiers ni son char : avec eux il vole à la flotte en
nemie. L'insensé ! ce char, ces coursiers , dont son orgueil
est si jaloux , ne le ramèneront point aux remparts d'Ilion ,
et la Parque , sous le fer d'Idoménée , va terminer sa car
rière. Il vole à la gauche du camp , aux lieux où les Grecs
éperdus vont cacher leur terreur et leur fuite. La porte est
ouverte ; des soldats y veillent pour recevoir les débris
échappés à la fureur des Troyens. Ivre du succès qu'il es
père , Asius s'y précipite ; ses guerriers , avec d'horribles
clameurs , se pressent sur ses traces ; ils se flattent que la
Grèce entière va fuir à leur aspect. Les insensés ! déja ils
croient, au milieu des vaisseaux , saisir leurs victimes trem
blantes.
Mais à cette porte , deux héros les attendent , tous deux
formés du sang des belliqueux Lapithes : l'un est Polypé
tès , un fils de Pirithoüs ; l'autre Léontée , un rival du Dieu
des combats. L'audace sur le front, le fer à la main , ils s'of
frent intrépides aux regards d'Asius. Tels, au sommet d'une
montagne , s'élèvent deux chênes orgueilleux ; des racines
profondes les attachent à la terre, leurs têtes immobiles dé
fient les orages et les vents. Tels , sans s'ébranler , les deux
CHANT XII. 185

héros attendent le fougueux Asius . Il s'avance ; derrière lui ,


Jamène , Oreste , Acamas , Thoon , OEnomaüs , une foule
de guerriers marchent en poussant d'horribles clameurs ;
leurs boucliers serrés forment un impénétrable rempart.
Dans l'intérieur du camp , les deux Lapithes raniment le
courage des Grecs ; ils les excitent à combattre pour leur
gloire , pour le salut de leurs vaisseaux ; mais l'ennemi va
franchir la muraille ; les Grecs fuient , éperdus et désespé
rés. Soudain les deux guerriers s'élancent hors du camp , et
vont affronter la tempête. Tels , au sein des bois , de fa
rouches sangliers bravent une foule menaçante de chasseurs
et de chiens. Ils aiguisent contre les troncs leurs bruyantes
défenses ; les arbres, les arbustes , tombent autour d'eux ; la
forêt gémit de leurs ravages , jusqu'à ce qu'un coup heu
reux les frappe et les renverse.
Tels combattoient les deux Lapithes . Les javelots sifflent;
leurs boucliers retentissent sous les traits dont on les ac
cable. Mais leur audace se soutient et s'accroît encore. Du
haut des tours , les Grecs secondent leurs efforts ; un reste
d'espoir a ranimé leur courage. Pour sauver leurs jours ,
leurs tentes et leurs vaisseaux , ils font pleuvoir sur l'en
nemi une grêle de pierres. Le fer et la mort volent dans les
airs ; le ciel en est obscurci. Telle, et moins épaisse encore,
la neige tombe du sein des nues agitées par les vents , et
s'entasse sur la terre. Les casques , les boucliers gémissent ;
leurs sons épouvantables font mugir et les airs et la plaine.
Trompé dans ses projets, furieux, égaré , Asius soupire ;
il frappe ses genoux ; il s'écrie : « O Jupiter ! tes oracles ne
« sont donc qu'imposture et mensonge ! Je m'étois promis
« que les Grecs ne pourroient résister à mes coups , qu'ils
fuiroient devant moi ; et plus opiniâtres que l'abeille qui
« défend son asile et ses trésors , plus acharnés que la guêpe
" qui repousse un ennemi prêt à détruire sa retraite , ces
« deux guerriers osent seuls braver à cette porte et la mort
# et les fers. }
186 L'ILIADE .
Il dit ; Jupiter est sourd à ses injurieuses clameurs . Ses
décrets et son cœur réservent pour Hector la gloire tout
entière. L'orage à toutes les portes bat avec la même fu
reur. Eh ! quel autre qu'un Dieu pourroit chanter tous ces
combats ! Autour de la muraille , les pierres volent étince
lantes ; l'air est en feu : désespérés , la rage et la douleur
dans l'ame, les Grecs défendent leur dernier asile ; mais tous
les Dieux qui les protégent gémissent de leur impuissance.
Cependant , les deux Lapithes s'élancent au milieu des
Troyens. Polypétès , d'un javelot , atteint le casque de
Damasus ; le fer perce l'airain qui le couvre , brise les os ,
s'enfonce dans le crane ; le malheureux guerrier tombe ,
écumant encore de fureur et de rage. Pylon et Ormène ex
pirent à ses côtés. L'intrépide Léontée atteint Hippomaque
à la ceinture ; l'épée à la main , il fond sur Antiphate , l'é
gorge au milieu de la foule , et l'étend sanglant sur la pous
sière. Ménon , Jamène , Oreste , tombent entassés , et con
fondent ensemble leur sang et leurs derniers soupirs.
Tandis que ces héros arrachent à leurs victimes de san
glantes dépouilles , Hector et Polydamas entraînent sur leurs
pas l'élite des Troyens ; tous brûlent de franchir la muraille
et d'embraser la flotte ennemie. Mais pendant qu'au bord
du fossé ils frémissent impatients , un aigle s'offre à leur
gauche , et , par un augure équivoque , vient étonner leur
courage. Un dragon monstrueux se débat dans les serres
du roi des airs . Palpitant , demi-mort , il se replie et blesse
son vainqueur ; l'oiseau laisse tomber sa proie au milieu
des Troyens, pousse un cri de douleur , et s'envole.
A cet aspect , les guerriers frémissent d'étonnement et
d'effroi. Polydamas court à Hector : « O fils de Priam ! lui
" dit-il , en vain tu dédaigneras mes conseils ; né citoyen ,
" quoique dans un rang moins auguste que le tien , je dois

« à ma patrie et ma tête et mon bras ; j'ai le droit de servir


« à sa gloire , et de contribuer à la tienne ; je te dirai en
« core , en ce moment , ce que mon zèle m'inspire ; n'allons
CHANT XII. 187
# point , au milieu de ses vaisseaux , attaquer l'ennemi. Si
" j'en crois mes pressentiments , cet aigle , ce serpent , sont
« un présage de notre malheur. L'oiseau de Jupiter s'est vu
« forcé d'abandonner la proie qu'il destinoit à être la pâture
« de ses petits. Et nous , si nous franchissons cette mu
" raille , si les Grecs cèdent à nos premiers efforts , bientôt ,

« par un honteux retour , nous serons forcés à nous replier


« sur nous-mêmes ; une foule de nos guerriers expirera
« sous le fer ennemi , à la vue de ces vaisseaux que nous
"L brûlons de détruire. Voilà sans doute ce que t'annonce

" roit l'augure le mieux instruit des secrets des Dieux , et


« le plus digne de la confiance des mortels . >»
Hector, lançant sur lui de sinistres regards : « Polydamas ,
« lui dit-il , ton conseil me révolte et m'offense ; tu pourrois
« m'en donner un plus utile et plus digne de moi ; si ton
« cœur est d'accord avec ta langue , il faut que les Dieux aient
" répandu sur toi l'esprit de vertige et d'erreur. Tu veux que

" j'oublie les promesses de Jupiter, ces promesses , qu'un


" serment terrible a consacrées ; tu veux que le vol d'un
" oiseau soit mon oracle et mon guide ; va , je dédaigne ces
« chimères de l'erreur et de la superstition . Que ton aigle
« vole à droite , à gauche , au couchant , à l'aurore ; moi , je
«к n'écoute que la voix de Jupiter, du Maître souverain des
« mortels et des Dieux : défendre sa patrie , voilà le meil
« leur des augures. Tu crains la guerre et ses dangers : va ,
«" dussions-nous tous périr au milieu de la flotte ennemie ,
« tu es trop vil , trop lâche , pour partager notre sort ; mais
«་་ si tu fuis , si tes discours entraînent quelque autre Troyen
<< sur tes pas , ce fer te donnera soudain la mort. »
Il dit , et marche à l'ennemi : ses guerriers , pleins de l'ar
deur qu'il leur inspire , volent sur ses traces . Cependant ,
du sommet de l'Ida , Jupiter déchaîne les tempêtes ; un vent
impétueux porte sur les vaisseaux des tourbillons de pous
sière ; le Dieu amollit encore le courage des Grecs , et donne
à Hector et à ses Troyens l'audace et la victoire. Pleins d'un
188 L'ILIADE .

noble orgueil , et de la faveur du Dieu qui les guide , ils


tâchent de rompre la barrière que leur opposent les Grecs :
ils arrachent les créneaux ; avec des leviers , ils ébranlent la
muraille et les appuis qui soutiennent les tours. Déja ils
croient voir le rempart fléchir et chanceler. Mais les Grecs
ne reculent point encore ; ils couvrent de leurs boucliers et
leurs corps et les créneaux , et font , sur l'ennemi , pleuvoir
une grêle de traits.
Les deux Ajax courent d'une tour à l'autre , et allument
dans tous les cœurs le feu qui les embrase. « O mes amis !
་ s'écrient -ils , ô vous héros de la Grèce , et vous qui avec

« un égal amour pour la gloire , avec moins de force et de


" vigueur,
vous pouvez tous vous signaler par d'utiles ex
་ ploits ! Qu'aucun de vous n'aille chercher au milieu de
<< nos vaisseaux une honteuse retraite . Accourez tous , bra
« vez Hector et ses impuissantes clameurs ; qu'une noble
" émulation vous enflamme et vous soutienne. Ah ! sans
« doute Jupiter secondera nos efforts , et, vainqueurs des en
" nemis , nous les repousserons au pied de leurs remparts . »
Ainsi les deux Ajax alloient réchauffant le courage de
leurs guerriers. Du haut de la muraille , des pierres pleuvent
sur les Troyens ; de la main des Troyens , des pierres volent
sur la muraille. Le ciel en est obscurci ; et la plaine et les
tours gémissent sous leur poids. Ainsi , dans la saison des
frimas , quand Jupiter a enchaîné les vents , et que les nues
s'ouvrent à sa voix , la neige en gros flocons s'épanche sur
la terre , blanchit les promontoires et les montagnes , couvre
la plaine et les travaux du laboureur, s'étend sur les rivages ,
et s'abîme dans les flots.
Jamais Hector , jamais les Troyens n'eussent forcé la fatale
barrière, si Jupiter n'eût armé contre les Grecs l'audace de
son fils. Sarpédon court à la muraille ; devant lui s'élève son
vaste bouclier, dont l'orbe d'airain , muni de peaux de tau
reau , est embrassé par des cercles d'or. Deux javelots sont
dans sa main , et jettent au loin d'effrayantes clartés . Tel ,
CHANT XII. 189
en proie à une faim dévorante , le lion se précipite du som
met des montagnes , et va , jusque dans leur asile , attaquer
des troupeaux . En vain les pasteurs veillent armés , en vain
les chiens font une garde assidue ; le monstre fond sur sa
proie , la ravit aux yeux de ses défenseurs , ou , blessé d'un
trait rapide , il expire sur sa victime. Tel Sarpédon brûle de
s'élancer sur la muraille , et de forcer les créneaux qui la
défendent : « O Glaucus ! s'écrie-t-il , à quel titre , dans la
" Lycie , fûmes-nous toujours assis aux premiers
rangs ,
« toujours les
plus distingués dans nos fêtes ? Pourquoi ces
a honneurs qui nous égaloient aux Dieux ? Pourquoi ces
« vastes domaines , où , sur les bords du Xante , nous voyons
« croître nos bois et jaunir nos moissons ? Viens , justifions
« les hommages et les respects des mortels. A la tête de nos
"
guerriers , affrontons le feu du combat. Qu'en nous voyant,
" nos Lyciens puissent se dire : Nous n'obéissons point à des
« rois sans gloire ; c'étoit àjuste titre que nous leur pro
«
diguions nos richesses . Leur valeur est sans égale ;
"L
toujours ils volent aux dangers les premiers. Ah ! cher
«
Glaucus , si , loin de ces funestes bords , nous pouvions
44 échapper à la vieillesse et au trépas , tu ne me verrois point
« me précipiter au milieu des hasards , et t'y entraîner avec
" moi. Mais sous mille formes la mort est suspendue sur
« nos têtes ; il n'est point de mortel qui puisse se dérober
« à ses coups. Allons ou triompher ou mourir. »
Il dit ; Glaucus s'associe à sa destinée ; tous deux ils s'a
vancent , et leurs Lyciens avec eux. Ménesthée , qui les
voit accourir à la tour qu'il défend , frémit à leur aspect. Des
yeux il cherche quelqu'un des héros de la Grèce qui puisse
détourner l'orage dont il est menacé. Ses regards rencon
trent les deux Ajax , rivaux toujours infatigables à la guerre .
Il aperçoit Teucer, qui, pour combattre avec eux , est sorti
de sa tente il les appelle en vain ; sa voix ne peut se faire
entendre : l'airain mugit , toutes les portes à la fois gémis
sent sous les coups des Troyens .
192 L'ILIADE .
confondus. La tour et la muraille sont inondées du sang
des assiégants et du sang des assiégés : tous, également in
trépides , ne connoissent ni la terreur ni la fuite ; la victoire
flotte incertaine. Telle , entre deux poids égaux , une ba
lance hésite suspendue. Enfin Jupiter va couronner la gloire
d'Hector. A la tête des siens , ce héros vole à la fatale mu
raille « Accourez , s'écrie-t-il , ô généreux Troyens ! esca
« ladez ce rempart , embrasez ces vaisseaux. » Il dit ; tous
se précipitent à sa voix ; tous , la pique à la main , ils s'élan
cent sur les créneaux .
Non loin de la porte étoit un vaste rocher , qu'aujourd'hui
les deux plus robustes mortels , à l'aide de leviers , élève
roient avec peine sur un char. Le héros le saisit , seul et sans
effort . Telle , et moins légère encore , est à la main d'un ber
ger la dépouille d'une brebis . Pour soulever cette lourde
masse , Jupiter lui a prêté le secours d'un invisible bras . Il
marche à la porte des ais étroitement unis en défendent
l'entrée ; les deux battants , fixés sur des gonds d'airain ,
sont , par une serrure , l'un à l'autre enchaînés ; deux pou
tres mobiles les contiennent et les arrêtent. Hector appro
che , s'assure sur ses jambes , et au milieu de la porte
lance le bloc meurtrier. Soudain les ais mugissent , les
gonds sont brisés , les poutres s'écartent , les deux bat
tants fuient , et le rocher va rouler dans le camp.
Le héros vole après le rocher telle une nuit funeste
vient , d'une ombre soudaine , obscurcir la nature. Des
éclairs jaillissent de l'acier qui le couvre ; deux javelots
étincellent dans sa main ; la flamme pétille dans ses yeux.
Un Dieu craindroit d'affronter ses regards , et ne pourroit
arrêter son essor. Il se retourne vers ses guerriers ; il les
appelle ; tous volent sur ses traces ; déja ils ont franchi la
muraille ; déja les portes sont brisées. Les Grecs , vers
leurs vaisseaux , fuient éperdus ; partout règne la terreur ;
partout on entend les cris du désespoir et de la mort.
CHANT XIII. 193

CHANT TREIZIÈME .

JUPITER a guidé jusqu'aux vaisseaux Hector et ses


Troyens. Il les laisse sur cette sanglante arène soutenir
seuls tout le poids des combats , et reporte ses immortels
regards sur les contrées où le Thrace dompte ses farouches
coursiers , où le belliqueux Mysien croît pour la guerre et
les alarmes , où les plus justes des mortels , les Hippo
molgues , se nourrissent du lait de leurs cavales , et jus
qu'aux bornes les plus reculées de la vie , coulent des jours
purs et sereins. Ses yeux ne se tournent plus sur les rives
d'Ilion ; il ne craint pas qu'aucun des Dieux aille , au
mépris de ses lois , donner à l'un des deux partis un
secours qu'il réprouve.
Mais Neptune l'a observé ; Neptune a lu dans ses regards
et dans sa pensée . Aux rives de la Samothrace , au sommet
d'une montagne qui commande et l'Ida , et la flotte des
Grecs , et la ville de Priam , le souverain des mers con
temploit la scène des combats. Là , il déploroit le sort des
Grecs ; il accusoit Jupiter, et ses décrets trop favorables
aux Troyens. Soudain il s'élance de sa retraite. La mon
tagne et ses bois tremblent sous les pieds de l'Immortel.
Il fait trois pas ; au quatrième , il foule Aigues et ses loin
tains rivages. Là , tout brillant d'or, tout étincelant de lu
mière , s'élève , au fond des eaux , son palais d'immortelle
structure. Là , le Dieu attelle à son char ses agiles coursiers
aux pieds d'airain , à la crinière d'or ; lui-même il se revêt
d'or, prend en main une baguette d'or , monte sur son char,
et le pousse sur la plaine liquide. Du fond de leur retraite ,
les pesantes baleines bondissent et reconnoissent leur roi.
De joie la mer s'entr'ouvre , les coursiers volent , et le char,
sans être mouillé , roule sur l'humide surface. Déja le Dien
est aux lieux où reposent les vaisseaux des Grees.
13
194 L'ILIADE .
Entre les îles d'Imbre et de Ténédos , au fond de la mer,
est une vaste caverne. Là , Neptune arrête ses coursiers et
les dételle. Sa main , devant eux , jette l'ambroisie ; de liens
d'or il enchaîne leurs pieds , et jusqu'à son retour, il les fixe
dans cet asile. Il vole au camp des Grecs. Impétueux comme
la flamme , aussi bruyants que la tempête , les Troyens fu
rieux se précipitoient , en mugissant , sur les pas d'Hector.
Déja ils brûloient en idée la flotte ennemie ; déja ils voyoient
leurs victimes abattues , palpitantes à leurs pieds .
Mais du sein des mers , le Dieu qui fait trembler la terre ,
vient , sous les traits de Calchas , avec sa voix infatigable ,
rallumer aux cœurs des Grecs et l'espoir et l'audace. Il
s'adresse aux deux Ajax , et par ce discours réchauffe en
core leur ardeur : « Intrépides guerriers , rappelez votre vi
" gueur première , bravez de vaines alarmes ; et la Grèce
« vous devra son salut et sa victoire. Ailleurs je ne crains
« rien des efforts des Troyens ; quoique déja ils aient fran
«< chi la muraille , nos guerriers sauront les repousser et se
« défendre. Mais ici nous menace un danger plus pressant,
<< un orage plus terrible. C'est Hector , le redoutable Hec
« tor , qui nous poursuit furieux , étincelant , ivre de la fa
« veur de Jupiter , dont il se vante d'être le fils . Mais si
« quelque Dieu vous inspire , si vous osez combattre et ra
« nimer nos soldats , vous sauverez la flotte ; en dépit de
« Jupiter lui-même , vous arrêterez Hector et son audace. »

Il dit , et du trident qui fait trembler la mer , il les frappe


tous deux ; tous deux il les échauffe et les embrase. Une
souplesse inconnue , une vigueur nouvelle , animent et leurs
pieds et leurs bras. Soudain le Dieu s'envole , et se dérobe
à leur vue. Tel , du haut d'un rocher, l'épervier fond sur
sa proie , et , d'une aile rapide , la poursuit dans les airs ;
tel , loin des deux guerriers , fuit le Dieu que redoute la
terre.
Le fils d'Oïlée l'a reconnu le premier : « Ajax , dit-il au
« fils de Télamon , c'est un Dieu , c'est un immortel qui ,
CHANT XIII . 195
« sous les traits d'un augure , vient nous ranimer aux com
" bats ; non , ce n'est point là Calchas ; ce n'est point cet
« interprète du ciel que la Grèce révère . A la trace de ses
" pas , aux sillons de lumière qu'il a laissés derrière lui ,

« j'ai reconnu sans peine un habitant du céleste séjour. Et


« ce feu que je sens ! ...... et cette ardeur qui me trans
" porte !.. Mon cœur vole aux combats ; mes pieds mes
,
«" mains frémissent d'impatience et de rage. »
Le fils de Télamon lui répond : « Comme le tien , mon
« courage s'allume et s'enflamme ; ma main , comme la
к tienne , brûle de répandre le sang. Mes pieds semblent
des ailes. Seul , je vais défier ce terrible Hector ; seul , je
€ vais l'abattre et l'immoler. >>
Ainsi , pleins du Dieu qui échauffe leur audace , les deux
héros se communiquent leurs transports. Neptune court
aux vaisseaux . Là , d'illustres guerriers affoiblis , épuisés ,
respiroient un instant pour revoler aux combats. A la vue
des Troyens , déja maîtres de la muraille , une rage impuis
sante les dévore ; des larmes coulent de leurs yeux ; ils
n'attendent plus que des fers ou le trépas.
Mais soudain le Dieu s'élance au milieu d'eux , et ranime
leurs phalanges. Il appelle Teucer, Létus , Pénélée , Thoas,
Déipyre , Antiloque , Mérion , qui toujours les premiers
affrontent les hasards. « O honte ! s'écrie-t-il ; ah ! c'étoit
« de vous que j'attendois le salut de nos vaisseaux , et vous
«༥ abandonnez le combat ! Ce jour, ce funeste jour éclai
« rera donc notre chute et le triomphe des Troyens !
" O ciel ! mes yeux ont vu cet étrange , cet incroyable
«
K prodige !
de vils Phrygiens porter la terreur jusque dans
" notre camp ! Semblables , jadis , aux faons timides , que
1
« les loups , les léopards dévorent , errants et dispersés dans
« les bois , cette lâche milice n'osoit soutenir notre aspect ;
et aujourd'hui , loin de leurs murailles , au milieu de notre
" camp , ils viennent nous égorger ! et il faudra que la Grèce
" périsse victime de l'erreur de son roi , trahie par ses en -
13.
L'ILIADE .
196
fants , qui se laiss ent immoler au milieu de nos vaisseaux ,
«
«< plutôt que de les défendre . »
Agamemnon a outragé Achille ! Eh ! faut-il donc que
«<
«< nous aussi , comme Achille , nous cessions de combattre ?
Effaçons , effaçons par un noble retour cette honteuse
"
« foiblesse . Vous , vous surtout , l'orgueil et l'espoir de la
chez-vous à cette indigne langueur. Que le
་་ patrie , arra
« lâche se dérobe aux combats ; je n'irai point sur une ame
<
«< avilie perdre ma colère et mes reproches ; mais vous ,
« votre inaction a droit de m'indigner . Malheureux ! cette
tion à chaque instant accroît le danger . Allons , que
«< inac
l'ho nneur , que la vengeance vous enflamment . Quels pé
"
་་ rils ! mais quelle gloire s'apprête ! Hector , le fougueux
«" Hector vient fondre sur nos vaisseaux ; déja les portes
« sont tombées devant lui . »
A la voix de Neptune , l'audace renaît dans tous les
cœurs . Autour des deux Ajax se rassemble une phalange
guerrière . Les héros de la Grèce vont , avec eux , attendre
Hector et le braver . Mars , au milieu d'eux , avoueroit
leur courage , Minerve elle-même souriroit à leur noble
fierté. Le soldat s'appuie sur le soldat ; les boucliers sont
pressés par les boucliers ; les casques heurtent les cas
ques ; les panaches flottent confondus avec les panaches ;
les piques , frappées par les piques , étincellent et menacent
l'ennemi. Dans tous les rangs respirent l'ardeur de com

battre et l'espoir de se venger.


Mais déja les Troyens ont fondu sur eux ; plus terrible
qu'eux tous , Hector se précipite contre cette forêt de lan
ces , de piques et de javelots . Tel un rocher que les efforts
de la pluie ont arraché du sommet d'une montagne , roule ,
en bondissant , avec le torrent qui l'entraîne . Dans sa chute
rapide , il fait gémir la forêt sous son poids ; mais il tombe
dans le vallon , et , malgré le mouvement qui l'anime en
core , sa course soudain languit et s'arrête . Tel voloit Hec
tor ; tel il menaçoit de porter jusqu'aux rives de l'Helles
CHANT XIII. 197
pont le carnage et l'effroi. Mais , sur l'intrépide phalange ,
son choc s'amortit et s'éteint.
Là , une barrière de fer l'arrête et le repousse. Il recule
et , la rage dans les yeux , il s'écrie : « Troyens , Lyciens ,
་་ Dardaniens , soutenez-moi. Ce gros d'ennemis , cette co

«< lonne menaçante , ne pourra long-temps résister à mes


" coups. Elle va fléchir devant moi , si le Maître des Dieux ,

" le Dieu que Junon redoute , ne trompe point mes vœux


« et ses promesses. » Il dit , et le feu qui l'anime embrase
tous les cœurs.
Ivre d'espoir et d'orgueil , s'avance un fils de Priam ,
l'agile Déiphobe ; son bouclier le couvre et marche devant
lui. Mérion , à travers ce rempart , essaie de le percer. Sa
pique frappe l'orbe retentissant , mais elle ne peut en tra
verser l'épaisseur ; le bois se rompt , et dans sa main res
tent d'inutiles débris. Le Troyen frémit , et , loin de lui, re
cule son bouclier. Furieux , et de la victoire qui lui échappe ,
et de son arme brisée , Mérion se rejette au milieu des
Grecs , et vole à sa tente , pour y prendre une autre pique.
Le combat s'enflamme , l'air retentit d'horribles clameurs ;
un fils du riche Mentor, le vaillant Imbrius , expire sous les
coups de Teucer. Avant que les Grecs abordassent aux ri
ves de la Phrygie , Imbrius habitoit dans Pédée. L'hymen
l'avoit uni à la jeune Médésicaste , fille de Priam , mais fruit
d'un illégitime amour . A la voix du danger qui menaçoit
Ilion , Imbrius accourut pour le défendre. Rival des héros
les plus fameux , Priam le reçut dans son palais , et le ché
rit à l'égal de ses fils .
Teucer lui enfonce sa pique dans la tête , et l'en retire
sanglante. L'infortuné tombe étendu sur la poussière , et
l'air au loin retentit du bruit de sa chute. Tel , au sommet
des montagnes , le sapin altier expire sous les coups de la
cognée , et couvre la terre de ses vastes débris .
Le vainqueur fond sur sa victime , impatient de lui arra
cher son armure. Hector lui lancé un javelot ; mais le sou
198 L'ILIADE .

ple Teucer se courbe et se dérobe au trépas. Le fer meur


trier va percer le sein d'Amphimaque , un fils de Ctéatus. Il
tombe , et la terre et l'acier qui le couvrent gémissent sous
son poids.
Le fils de Priam s'élance pour lui arracher son casque et
son panache. Soudain un javelot part de la main d'Ajax , et
frappe son bouclier ; la pointe homicide ne peut percer le
rempart d'airain qui le défend , et atteindre jusqu'à lui , mais
il fléchit sous le coup , et recule étonné , loin du guerrier
qu'il veut venger, et de celui dont il vouloit emporter les
dépouilles .
Les chefs intrépides des Athéniens , Stichius et Ménes
thée , portent au milieu des Grecs le corps du malheureux
Amphimaque ; les deux Ajax , la fureur dans les yeux , fon
dent sur les restes d'Imbrius , et s'emparent de ce sanglant
trophée. Tels deux lions vont au milieu des chiens saisir
leur proie , et la traînent en triomphe dans leur repaire. Les
deux héros dépouillent le cadavre de l'armure qui le couvre.
Pour venger Amphimaque , le fils d'Oïlée tranche la tête ,
et , d'un bras que la rage anime , il la jette au milieu des
Troyens. Elle va , sur la poussière , rouler aux pieds d'Hector .
A la vue de son petit-fils égorgé dans cette funeste mêlée ,
Neptune sent redoubler sa fureur. Il vole aux tentes , aux
vaisseaux ; partout il enflamme les Grecs ; et forge la tem
pête qui doit accabler les Troyens . Idoménée s'offre à sa
vue. Il quittoit un guerrier blessé , que dans sa tente avoient
rapporté ses Crétois. Après avoir remis à de savantes mains
le soin de ses jours , le monarque brûloit de revoler aux
combats . Neptune emprunte la voix de Thoas , le fils d'An
drémon , qui règne sur Calydon et sur Pleurone , et qu'à
l'égal des Dieux révère l'Étolie : « O monarque des Crétois !
" s'écrie-t-il , que sont devenues les prouesses des Grecs ?
་་ Où sont ces fiers destructeurs d'Ilion !
-O Thoas! lui répond Idoménée , n'accuse point la va
« leur de nos guerriers . Nous savons tous affronter le tré
CHANT XIII. 199
« pas ; aucun de nous ne cède à de vaines terreurs ; aucun
" de nous ne fuit en lâche un combat désormais inégal.

« C'est Jupiter, ce sont ses funestes décrets qui nous acca


« blent. Il veut , loin d'Argos , ensevelir sur ces rives et les
" Grecs et leur gloire. O Thoas ! tu fus toujours intrépide à
«
" la guerre ; en ce moment encore , tu viens ranimer notre
" courage. Allons , et que ton exemple , ainsi que tes dis
" cours , enflamme nos guerriers .

- « O Idoménée ! puisse le malheureux qui , dans ce


" jour, se dérobe aux combats , ne jamais revoir sa patrie !
་་ Puisse-t-il , sur ces bords , être la proie des chiens et des
" vautours ! Va , cours revêtir ton armure ; marchons tous
" deux où le devoir et la gloire nous appellent. Eh ! que ne
" devons-nous pas attendre de nos communs efforts ! Unis
(1 ensemble , les plus vils soldats deviennent des héros ; et
a nous , la Grèce nous compte parmi ses plus intrépides
" vengeurs ! »

A ces mots , le Dieu se précipite au milieu du carnage.


Idoménée court à sa tente , et ceint sa brillante armure ;
deux javelots étincellent dans sa main ; sous ce formidable
appareil il revole au théâtre des combats. Tel , à la voix
du Maître du tonnerre , l'éclair fend la céleste voûte ; tels
ses feux menaçants portent l'épouvante au cœur des mor
tels.
Non loin de sa tente le fidèle Mérion vient s'offrir à ses
yeux « O fils de Molus ! s'écrie-t-il ; ô tendre ami d'Ido
« ménée ! pourquoi quittes-tu cette sanglante arène ? Quel
* motif te rappelle en ces lieux ? une blessure ?.... un mes
« sage important ?... Que vas-tu m'annoncer ? Je courois
" partager tes dangers et tes travaux. - - O roi des Crétois !
" ma pique s'est brisée sur le bouclier de Déiphobe ; j'allois
« en prendre une autre dans ta tente.
— « Va : vingt-une piques y brillent suspendues ; je les
" arrachai toutes à autant de Troyens immolés de ma main.
# Toujours corps à corps j'attaque l'ennemi. De là , tant de
200 L'ILIADE.
«< piques , de casques , de boucliers , de cuirasses , l'orne
" ment de ma tente , et les trophées de mes victoires .
--- Ma tente , comme la tienne , est remplie des dé
་ pouilles des Troyens. Mais elle est trop loin au gré de
« mon impatience. Jamais on n'a vu se démentir mon cou
« rage. Toujours , aux premiers rangs , j'affronte l'en
«С nemi ; d'autres peut-être ignorent mes exploits , mais toi ,
« tu en as été le témoin ; j'ai toujours combattu sous tes
« yeux .
<
- « Tes exploits ! eh ! qui ne les connoît pas ! S'il falloit ,
avec l'élite de nos guerriers , marcher à une embuscade ,
<< il n'en est point qui n'avouât ton audace. C'est là que la
" valeur brille dans tout son lustre ; c'est là que le soldat
* sans courage se trahit , et que le héros se montre tout en
" tier. Le lâche pâlit , il frissonne , son cœur palpite , ses ge
« noux tremblants se dérobent sous lui ; ses lèvres frémis
<< sent ; la terreur et la mort sont dans tous ses sens. Mais
« le brave , le front serein , immobile dans son poste , ap
"< pelle le combat et les dangers .
K Là , jamais tu ne recevras une honteuse blessure : tou
(( jours à la tête des guerriers , toujours portant les premiers
་་ coups , tu n'offriras au fer ennemi que ta tête ou ton sein.
« Mais laissons à des enfants d'inutiles discours . Craignons
« de trop justes reproches. Va , choisis une pique , et reviens
« sur mes traces. »
Il dit ; Mérion vole , saisit une pique ; et , affamé de car
nage , il marche avec Idoménée . Tel , le destructeur des
humains , Mars s'élance au milieu des batailles ; sa fille , la
Terreur, aux bras de fer , au front d'airain , s'avance sur ses
pas , et verse l'épouvante aux cœurs les plus intrépides . Aux
cris des Phlégiens et des peuples d'Ephyre , tous deux ont
abandonné les montagnes de la Thrace ; mais ils n'exauce
ront qu'un des deux partis , et lui donneront à lui seul la
victoire . Tels voloient aux combats les chefs des Crétois .
L'acier qui les couvre réfléchit d'effrayantes clartés.
CHANT XIII . 201

Où marchera Idoménée ? dit Mérion ; au centre? à la


* droite ? à la gauche? Partout je vois un égal danger...
- « Au centre combattent les héros de la Grèce. J'y vois
«< les deux Ajax ; j'y vois Teucer, excellent archer et soldat
" intrépide. Ils sauront nous défendre contre Hector et mal

« triser sa rage. Non , quelle que soit sa vigueur, Hector ne


« pourra rompre cette barrière. Ils sauveront nos vaisseaux
« de ses feux , à moins que , la torche à la main , Jupiter lui
même ne les embrase. Il n'est point de mortel que redoute
Ajax , le fils de Télamon , si le fer peut l'atteindre ou la
« pierre le frapper. A combattre de pied ferme , il seroit le
«་ rival d'Achille ; à la course , Achille ne sauroit en avoir.
« Marchons à la gauche aujourd'hui la mort ou la vic
" toire! >>
Il dit , et semblable au Dieu de la guerre , Mérion vole
où le monarque le guide. A son aspect , à celui d'Idoménée
qui fond sur eux , l'oeil en feu , le regard étincelant , les
Troyens réunissent leur rage et leurs efforts. Le combat
s'enflamme , et la victoire flotte incertaine. Tels , aux jours
brûlants de l'été , on voit des tourbillons de poussière s'éle
ver sur les ailes des vents , et s'agiter suspendus dans les
airs. Grecs et Troyens , tous sont animés d'une fureur
égale , tous brûlent de se baigner dans le sang. La mort
erre sur cette forêt de piques et de javelots ; des éclairs jail
lissent des casques , des cuirasses , des boucliers , et vont
au loin effrayer les regards. Quel mortel , quei héros pour
roit , d'un œil tranquille , contempler cette scène d'hor
reurs?
Deux Divinités , deux fils de Saturne , ont excité cette
affreuse tempête. Pour venger Achille , pour plaire à Thé
tis , Jupiter donne la victoire à Hector et à ses Troyens ;
mais il ne veut pas que la Grèce entière périsse sous les
murs d'Ilion. Pour venger les Grecs , Neptune a quitté son
humide séjour ; il les soutient contre la colère du Dieu qui
les poursuit . Égal à Jupiter par sa naissance , Neptune res
202 L'ILIADE.

pecte en lui les droits de l'âge , et une intelligence supé


rieure à la sienne. Il n'ose défendre avec éclat les guerriers
qu'il protége ; mais , caché sous les traits d'un mortel , il
réveille leur audace et encourage leurs efforts. Tendue par
les célestes rivaux , l'irruptible chaîne de la discorde et de
la guerre embrasse les deux partis , et dans ses indissolubles
nœuds , Grecs et Troyens expirent serrés et confondus.
Quoique blanchi par l'âge , Idoménée , à la tête de ses
guerriers , fond sur l'ennemi , et porte au loin la terreur et
la fuite. Il immole Othryonée , que du fond de la Thrace
l'amour et la gloire avoient naguère amené sur ces rives.
Othryonée promettoit le plus noble des exploits ; les Grecs ,
loin d'Ilion , alloient fuir à son aspect. Pour prix d'un si
rare service , il demandoit que Cassandre , la plus belle des
filles de Priam , fût unie à sa destinée. Priam avoit juré de
couronner sa flamme , et Othryonée combattoit sur la foi
de ses serments ; ivre d'espoir , d'amour et d'orgueil, il dé
fioit les héros de la Grèce.
Idoménée lui lance un javelot ; sa cuirasse ne peut le ga
rantir du trépas . Le fer lui déchire le flanc ; il tombe étendu
sur la poussière , et la terre gémit sous son poids. Le vain
queur triomphe et s'écrie : « Othryonée , tu seras pour moi
< le plus grand des humains , si tu tiens à Priam la parole
«
« que tu lui as donnée. Priam t'a promis sa fille : viens, d'un
" hymen plus noble nous récompenserons tes exploits . Si
" tu veux avec nous renverser la superbe Ilion , nous t'amè
« nerons , d'Argos , la plus belle des filles d'Atride. Viens
P
« sur nos vaisseaux dresser les conditions d'une alliance
«་་ digne de toi. » A ces mots , il saisit le cadavre et l'en
traîne au milieu des Grecs .
Asius accourt pour le venger : il est à pied. Ses coursiers ,
que son écuyer conduit sur ses pas , le blanchissent de leur
écume. Asius brûle d'immoler Idoménée. Mais , plus prompt
que lui, le roi des Crétois lui enfonce sa pique dans la gorge.
Tel , au sommet d'une montagne , le chêne ou le sapin al
CHANT XIII. 203
tier tombe , en gémissant , sous les coups de la cognée. Tel,
devant son char , aux pieds de ses coursiers , Asius va me
surer la terre. Sa bouche écumante mord la poussière
abreuvée de son sang. Påle , interdit , éperdu , son écuyer
n'ose ni fuir l'ennemi , ni détourner son char. Antiloque
lui lance un javelot , sa cuirasse ne peut le défendre ; le fer
s'enfonce dans ses entrailles : il tombe palpitant , et le fils
de Nestor entraîne , au milieu des Grecs , son char et ses
coursiers .
Indigné du sort d'Asius , Déiphobe s'avance , et d'un ja
velot veut percer Idoménée. Le héros le voit , se courbe ,
et , caché sous le vaste abri de son bouclier, il se dérobe au
trépas. Le trait vole en sifflant sur sa tête ; le bouclier fré
mit ; le coup , trop sûr , va plus loin frapper Hypsénor , un
fils d'Hippasus , et le renverse sans mouvement et sans vie.
Déiphobe triomphe de sa victoire ; il s'écrie : « Asius du
« moins n'est pas mort sans vengeance . Cette victime ira ,
" dans les Enfers , consoler son ombre. >»
Il dit ; les Grecs frémissent. Antiloque , plus qu'eux tous ,
est transporté de douleur et de rage. Pour défendre les
restes d'un ami qui lui fut cher, il s'élance , et les couvre de
son bouclier. Deux de ses compagnons , Mécistée et Alas
tor , les prennent entre leurs bras , et , en gémissant , les
reportent sous sa tente.
Toujours animé d'une égale audace , Idoménée brûle de
précipiter encore des Troyens dans la nuit éternelle , ou de
périr lui-même pour la commune défense. Un héros , le fils
chéri d'Ésyétès , et le gendre d'Anchise , Alcathoüs , s'offre
à ses coups. L'hymen , au printemps de ses jours , l'avoit
uni à la jeune Hippodamie. Couple heureux ! Hippodamie
étoit l'amour et l'orgueil de ses parents ; toutes les Troyennes
de son âge envioient son esprit , ses talents et ses graces.
De tous les Troyens de son âge , il n'en étoit point de plus
beau , de plus aimable qu'Alcathoüs.
Neptune le livre au fer d'Idoménée. Ce Dieu lui-même

204 L'ILIADE .

enchaîne ses pas , et répand dans son ame et dans ses yeux
une stupeur funeste. Il ne peut ni fuir ni se dérober au tré
pas qui le menace. Debout , immobile , tel qu'un arbre ou
une colonne , le javelot du monarque crétois l'atteint , et ,
malgré sa cuirasse , le perce et le déchire. Ce coup le rap
pelle à lui-même ; un cri échappe à sa douleur ; il tombe :
pressé sous son poids , le fer s'enfonce dans son cœur et
palpite avec lui. La mort , d'un sommeil de fer , accable ses
paupières.
Idoménée triomphe ; il s'écrie : « O Déiphobe ! crois-tu
<< que ces trois victimes soient d'une valeur égale à la tienne?
་་ Malheureux , tu t'applaudis de ta victoire ! Viens , viens

«< te mesurer avec moi , tu reconnoîtras ce que peut le sang


« de Jupiter. Ce Dieu donna le jour à Minos , Minos à Deu
" calion ; et Deucalion , avec la vie , m'a transmis le sceptre
se des Crétois. Mes vaisseaux m'ont conduit sur ces rives ,
" pour être ton fléau , le fléau de ton père , le fléau de ta
" patrie. >>

Il dit ; Déiphobe balance , incertain s'il ira dans la foule


des Troyens chercher un guerrier qui le seconde , ou si seul
il affrontera ce dangereux rival. Enfin il se décide à implo
rer le secours d'Énée. Il trouve ce héros loin de la mêlée ,
toujours aigri contre Priam , qui n'a pas assez distingué sa
valeur et honoré son courage .
Il l'aborde : « Illustre appui des Troyens , cher Énée ,
་་«< lui dit-il , si la gloire a quelque droit sur ton cœur , viens
« venger un héros que les nœuds de l'hymen unirent à ta
«" famille ; viens venger Alcathoüs , qui , dans son palais ,
" éleva ton enfance le fer d'Idoménée l'a rayi à ta ten
<< dresse. }}
Il dit ; le héros est ému ; son courage se réveille : il vole
au monarque des Crétois . Idoménée ne sent point , à son
aspect , une lâche frayeur. Il brave , immobile , la tempête
qui le menace . Tel , au sein des bois , le sanglier intrépide
défie une troupe de chasseurs conjurés contre lui. Le poil
CHANT XIII. 205
hérissé , les yeux étincelants , il aiguise ses bruyantes dé
fenses , et sa rage impatiente appelle les chasseurs et les
chiens . Tel paroissoit Idoménée ; tel il bravoit son formi
dable rival. Ses yeux rencontrent Ascalaphe , Déipyre ,
Apharée , Mérion , Antiloque , la terreur des Troyens. Il les
appelle. « Amis , venez me défendre. Cet Énée , si léger à
« la course , si terrible dans les combats , il vient fondre sur
« moi. Je crains sa jeunesse , je redoute sa vigueur. Ah ! si
« avec le courage que je sens , je n'avois qu'un âge égal au
" sien , bientôt il seroit ou mon vainqueur ou ma proie. » Il
dit ; tous accourent ensemble , et se pressent autour de lui.
Enée entraîne sur ses pas , et Déiphobe , et Paris , et Agé
nor , qui , comme lui , commandent aux Troyens . Leurs
soldats , à grands flots , se précipitent sur leurs traces. Le
cœur du héros sent , à cet aspect , redoubler son orgueil et
sa fierté. Tel , sous les lois du bélier qui le devance , un
troupeau nombreux abandonne le pâturage , et va se désal
térer au bord d'une onde pure. Le berger sourit , et d'un
œil satisfait contemple ses richesses .
Sur le corps sanglant d'Alcathoüs , tous ces guerriers
s'élancent , et , le fer à la main , ils se disputent ses dé
pouilles . Les coups qu'ils se portent font gémir et les bou
cliers , et les cuirasses . Deux héros , le fils d'Anchise et le
roi de Crète , se signalent par les plus terribles efforts . Ri
vaux du Dieu des combats , tous deux ils brûlent de s'at
teindre et de s'égorger. Énée , le premier, a lancé son jave
lot ; mais Idoménée a vu le coup , et se dérobe au trépas. Le
fer inutile s'enfonce en frémissant dans la terre. Le roi des
Crétois plonge sa pique au sein d'Enomaüs ; la pointe
homicide perce la cuirasse , et déchire les entrailles. Le
malheureux guerrier tombe , et mord la terre ensan
glantée.
Idoménée retire le fer de sa blessure ; mais , accablé de
traits , il ne peut lui arracher sa dépouille . Ses genoux n'ont
plus leur souplesse première ; il ne peut ni fondre sur l'en
206 L'ILIADE .

nemi , ni se replier sur les siens . Il repousse la mort qui


l'environne , et recule à pas lents.
Toujours acharné contre lui , Déiphobe lui lance un ja
velot ; mais le fer trompe encore sa fureur, et va percer As
calaphe , un fils du Dieu des combats. Il tombe , et mord la
terre arrosée de son sang. Enchaîné comme les autres Dieux
par les décrets de Jupiter , Mars est au sommet de l'Olympe ;
un nuage d'or, dont il est environné , lui cache la destinée
de son fils .
Déiphobe fond sur sa victime , et lui arrache son casque
étincelant. Mérion s'élance sur Déiphobe , et lui enfonce un
javelot dans le bras. Sa main s'ouvre , le casque échappe
et tombe. Tel qu'un vautour, Mérion s'élance une seconde
fois , retire son fer sanglant , et se rejette au milieu des
Grecs.
Politès, un frère de Déiphobe , accourt, le reçoit dans ses
bras , et , loin du combat , le conduit aux lieux où reposent
son char et ses coursiers. Gémissant , accablé de douleur et
baigné du sang qui coule de sa blessure , on le remène à
Troie. Le carnage s'accroît , et d'horribles clameurs font
retentir les airs ; le fils d'Anchise fond sur Apharée , et lui
plonge son épée dans la gorge. Sa tête penche , il tombe ;
son casque , son bouclier, le pressent de leur poids , et la
mort le couvre de ses ombres.
Antiloque se précipite sur Thoon, qui fuit ; il l'atteint, et ,
de sa pique , il lui coupe la veine qui règne le long du dos et
s'élève jusqu'au col. Le malheureux tombe renversé sur la
poussière , et vers ses compagnons tend des bras défaillants.
Le vainqueur fond sur sa proie , et , les yeux ouverts sur
tout ce qui l'environne , il lui arrache son armure. Les
Troyens , de leurs piques , de leurs javelots , font gémir
son bouclier ; mais ils ne peuvent l'effleurer. Neptune veille
sur le fils de Nestor , et le défend du trépas . Toujours
l'orage gronde sur sa tête , toujours l'ennemi l'assiége et le
menace ; mais partout il présente un front intrépide , et le
CHANT XIII . 207
fer et la mort étincellent dans sa main. Adamas , un des fils
d'Asius , fond sur lui , et de sa pique il frappe son bouclier ;
mais le dieu qui le protége affoiblit le coup : la pointe s'ar
rête émoussée ; le fer se brise et vole en éclats . Pour se
dérober à la mort , Adamas fuit au milieu des Troyens ;
Mérion le poursuit , l'atteint , et dans le flanc lui plonge un
javelot meurtrier. Attaché à cette arme funeste , il se roule ,
il s'agite. Tel un taureau , que du fond des bois entraînent
des bergers , se débat dans les liens dont il est chargé , et ,
frappé du coup mortel , palpite sur la terre ; Mérion arrache
le fer de sa blessure , et soudain le voile de la mort s'épais
sit sur ses yeux .
D'un large cimeterre , Hélénus frappe Déipyre à la tête.
Son casque brisé va rouler aux pieds des Grecs , et ses yeux
sont couverts d'une nuit éternelle. Ménélas en gémit ; le
javelot à la main , furieux , menaçant , il fond sur Hélénus .
Le fils de Priam bande son arc , et la flèche et le javelot
partent à la fois . Le trait va frapper la cuirasse de Ménélas ,
et rejaillit émoussé. Ainsi le blé bondit sur le mobile instru
ment dont Bacchus fit présent aux humains. Le javelot
d'Atride perce la main d'Hélénus , et l'attache à son arc.
Pour se dérober au trépas , le malheureux fuit au milieu
des Troyens , la main pendante , et trainant l'arme qui l'a
frappé. Agénor retire le fer, et du tissu d'une fronde que
portoit un de ses soldats il enveloppe la blessure.
Pisandre fond sur le roi de Lacédémone. Son destin , ô
Ménélas ! l'amène sous tes coups . Dans ce combat funeste ,
c'est de ta main qu'il doit recevoir la mort. Ils s'approchent ;
le fer du fils d'Atrée manque sa victime , et trompe l'œil qui
le guide , le Troyen enfonce le sien dans le bouclier du
héros. Déja il triomphe ; mais la pointe s'arrête , et la pique
est rompue. Ménélas , l'épée à la main , s'élance sur son
ennemi. Couvert de son bouclier, Pisandre saisit la hache
meurtrière. Tous deux ils frappent à la fois. L'aigrette du
monarque est abattue. Pisandre , au front , reçoit un coup
208 L'ILIADE.

mortel. Les os sont brisés , les yeux sanglants roulent sur la


poussière ; il tombe , et son ame s'envole dans la nuit du
trépas .
Le vainqueur se précipite sur le malheureux cadavre , le
presse sous ses pieds , lui arrache ses dépouilles ; et , tout
triomphant , il s'écrie : « Perfides Troyens , monstres insa
<< tiables de combats , il faudra bien enfin que vous abandon
« niez nos vaisseaux ! Infàmes ! aux affronts que vous m'avez
"< faits falloit-il ajouter de nouveaux affronts ? Vous avez
« bravé le courroux du Dieu vengeur de l'hospitalité violée,
« de ce Dieu dont la foudre anéantira vos murailles . Au
«་་ sortir de ma table , vous m'avez ravi une épouse chérie ,
« et mes trésors avec elle ; et aujourd'hui vous brûlez en
«< core d'embraser nos vaisseaux et d'égorger nos guer
« riers ! Mais enfin , vous verrez ici expirer votre audace.
« O Jupiter ! 6 toi dont la sagesse , dit-on , gouverne les
<< mortels et règne sur les Dieux ! est-ce là ton ouvrage?
(( Quoi! tes bienfaits sont pour un peuple de brigands , pour
་་ d'injustes ravisseurs ! Sans cesse tu ranimes leur courage

« pour renouveler nos dangers et leurs injures. Le doux


« sommeil fatigue nos paupières ; la nature s'épuise au sein
« des voluptés ; nous nous lassons des fêtes ; les sons tou
«< chants de la musique pèsent enfin à notre oreille engour
་་ die ; et la guerre , cet objet d'horreur pour les autres mor
« tels , les Troyens ne peuvent s'en rassasier ! » Il dit , et
arrache la dépouille à sa victime encore palpitante , la remet
à ses guerriers , et revole au carnage.
Harpalion , un fils de Pylémènes , vient fondre sur lui.
Harpalion sur les traces de son père avoit volé au secours de
Troie. Hélas ! il ne reverra point sa patrie. Son javelot a
frappé le bouclier de Ménélas ; mais la pointe s'y arrête

émoussée. Pour se dérober à la mort , Harpalion se rejette
au milieu des Troyens ; ses yeux inquiets errent autour de
lui. Pendant qu'il recule , Mérion lui lance une flèche meur
trière ; le fer s'enfonce dans son flanc et le déchire ; ses ge
CHANT XIII. 209
noux fléchissent ; il tombe dans les bras de ses guerriers ,
et , comme un vil insecte , ce héros expire étendu sur la
poussière. Son sang coule à gros bouillons , et la terre en
est inondée.
Ses fidèles Paphlagoniens se pressent autour de lui. Le
cœur déchiré de regrets , ils le mettent sur son char , et le
remènent tristement à Troie. Son père marche avec eux , et
l'arrose de ses larmes. Larmes inutiles ! rien ne peut rappeler
son fils de la nuit du trépas. Pâris a vu périr en lui son hôte ,
son ami. Furieux , il bande son arc , et lui cherche une vic
time. Parmi les Grecs , on comptoit Euchénor, un fils du
divin Polyïde. La superbe Corinthe , qui l'avoit vu croître
dans ses murs , vantoit son opulence et admiroit ses vertus.
Sûr du destin qui l'attendoit à Troie , son courage osa le
braver. Souvent le sage Polyïde lui avoit prédit que son sort
étoit ou de mourir d'une maladie cruelle , au sein de son
palais , ou de périr au milieu des combats , sous le fer des
Troyens. Il fuit également et la honte de languir inutile dans
la Grèce , et la douleur d'expirer sans gloire dans son lit. Le
trait de Pâris l'atteint au-dessous de l'oreille ; son ame s'en
vole , et la mort le couvre de ses ombres . Tel qu'un feu dé
vorant , la fureur des guerriers multiplie les ravages. Le
Grec sent redoubler son audace avec ses succès. Le Dieu
des mers encourage et soutient ses efforts , que bientôt va
couronner la victoire.
Loin de ce théâtre sanglant , Hector ignore qu'à la gauche
les Troyens sont près de succomber. Toujours il combat au
centre , près de cette porte qu'il a renversée , sous ce mur
qu'ont après lui franchi ses guerriers . Là , sur une rive
étroite , reposent les vaisseaux d'Ajax et de Protésilas. Là ,
le rempart plus foible n'élève , entre la plaine et le camp ,
qu'une humble barrière. Là , l'infanterie et la cavalerie com
battent , mêlées et confondues.
Les guerriers de la Béotie , les Épéens , les Phthiens , les
enfants de l'Ionie et de la Locride , arrêtent avec peine l'en
14
210 L'ILIADE.

nemi prêt à s'élancer sur la flotte ; plus terrible que la foudre,


Hector fond sur eux , et tous leurs efforts ne peuvent le re
pousser. Aux premiers rangs sont les héros d'Athènes.
Ménesthée les commande. Phidas , Stichius et Bias , échauf
fent leur courage , et guident leurs exploits. A la tête des
Épéens , Mégès , Dracius , Amphion , déploient toute leur
vigueur et toute leur audace. Médon et Podarcès donnent
aux Phthiens et l'exemple et la loi. Iphiclus , avec son sang,
transmit à Podarcès et la valeur et les vertus de Phylacus ,
son père.
Fruit d'un illégitime amour , Médon étoit le fils d'Oïlée ;
Ajax l'avouoit pour son frère. Banni de sa patrie par la
haine d'Ériopis, sa marâtre , Phylacé le reçut dans ses murs ,
et consola ses malheurs. Ces héros et leurs guerriers , mêlés
avec les Béotiens , ne respirent que le carnage et la ven
geance. Toujours auprès du fils de Télamon , le fils d'Oïlée
partage ses dangers et ses travaux. Tels , attelés sous le
même joug , deux bœufs tracent à pas égaux de pénibles
sillons ; une même ardeur les anime ; la sueur dégoutte de
leur front , et le soc derrière eux déchire le sein de la terre :
tels les deux Ajax marchoient , combattoient , frappoient
ensemble.
Sur les pas du fils de Télamon s'avance une foule d'in
trépides soldats , qui soutiennent son bouclier , quand ,
épuisé de fatigue , ses genoux fléchissent sous lui. Le fils
d'Oïlée n'est point suivi de ses Locriens ; jamais les Lo
criens ne combattent de pied ferme , un casque n'ombrage
point leur tête. Ils ne savent ni se couvrir d'un bouclier, ni
lancer des javelots . Armés de l'arc et de la fronde , ils por
tent de loin , dans les phalanges ennemies , le désordre et 1
l'effroi. Cachés en ce moment derrière les autres corps , ils
font pleuvoir sur les Troyens et les traits et les pierres. Sous
les coups de cette invisible milice , le fils de Priam voit ses
guerriers se troubler , et languir découragés.
Ils alloient , loin des tentes et des vaisseaux des Grecs ,
CHANT XIII. 211
chercher un asile au pied de leurs remparts , quand Poly
damas s'approchant d'Hector : « O fils de Priam ! lui dit-il ,
« tu dédaignes toujours mes conseils ; parceque les Dieux
« te firent le plus brave des mortels , prétendrois-tu être
« encore le plus sage ? Non , le ciel ne prodigue point à
« un seul toutes ses faveurs. A l'un il donna le courage , à
K l'autre, les talents et les graces. Un autre a reçu de Jupiter

« une portion de cette intelligence suprême qui l'anime ,


« rare bienfait qui sauve les cités et assure le destin des
數 États .
« Il faut que je te dise encore ce que mon zèle m'inspire.
༥ De tous côtés , le fer et la mort t'environnent. Déja une
群 partie de tes guerriers a quitté le champ de bataille. Les

«જૂ autres , désespérés , luttent avec peine contre un ennemi


« plus nombreux. Recule un instant. Rassemble auprès de
« toi nos chefs les plus distingués. Avec eux , nous verrons
« si nous pouvons encore disputer la victoire , ou si , par
« une sage retraite , nous devons prévenir notre honte et
« nos disgraces. Je tremble qu'aujourd'hui les Grecs ne
« nous rendent l'affront qu'ils reçurent hier. Près de leurs
« vaisseaux nous attend un mortel insatiable de combats ,
༥ qui bientôt , à la vue du danger commun , s'armera contre
«
« toi. » Il dit ; Hector applaudit à son discours. Soudain il
s'élance de son char : « Polydamas , dit-il , retiens ici les
« chefs de nos guerriers. Moi , je vais ailleurs affronter les
« combats. Quand j'aurai donné mes ordres , je reviens à
<
" toi. »
A ces mots , il vole au milieu des Troyens et de leurs al
liés. Sur son casque étincelant flotte son superbe panache.
On croit voir bondir une montagne que la neige a blanchie ,
et que le soleil dore de ses rayons . Ses cris raniment ses
soldats , et réchauffent leur audace. Les chefs , à sa voix ,
courent vers Polydamas , et se pressent autour de lui. Le
héros arrive à la gauche : ses yeux y cherchent Déiphobe,
Hélénus , Adamas , Asius. Ils ne rencontrent que des restes
14.
212 L'ILIADE .

échappés à la fureur du combat. Déja , près des vaisseaux,


les uns sont tombés sous le fer ennemi ; les autres , blessés ,
demi-morts , gémissent au pied de la muraille. Seul , au
milieu de ce carnage affreux , Pâris rassure ses guerriers et
ranime leur courage.
« Malheureux Paris ! s'écrie Hector , vil esclave des
« femmes ! lâche séducteur ! où sont Déiphobe , Hélénus ,
་ Adamas, Asius ? Qu'est devenu Othryonée ! Ah ! c'est au
" jourd'hui qu'Ilion périt avec ses vengeurs ! c'est aujour
" d'hui que ta chute est certaine.
• ་ Hector , quelle est ton injustice ! Tu as pu d'autres
« fois accuser ma lenteur , mais jamais mon courage. Au
«< jourd'hui , ton frère a été digne de toi. Depuis qu'aux
« vaisseaux des Grecs tu as guidé notre audace , j'ai tou
«< jours combattu dans ce poste , j'ai toujours affronté l'en
« nemi. Othryonée , Adamas , Asius , ont péri sous mes yeux;
་ Déiphobe, Hélénus, vivent encore ; Jupiter les a garantis
« du trépas ; mais tous deux , blessés à la main , ils ont
« abandonné cette funeste arène. Allons , marche où t'en
« traîne ton courage. Je vole sur tes traces ; mon bras se
«< condera ton bras ; mes efforts ne finiront qu'où finira ta
" vigueur ! Eh ! quel héros pourroit t'en promettre davan
་་ tage ? >>
Il dit ; Hector sent désarmer sa colère. Soudain ils volent
aux lieux où la mêlée est la plus sanglante , aux lieux où
combattent Cébion , Polydamas , Phalcès, Ortée , Polyphète ,
Palmès , Ascagne et Morys , tous deux fils d'Hipotion , tous
deux arrivés la veille du fond de l'Ascanie , pour relever
d'autres guerriers , qui , de cette contrée , étoient déja venus
au secours d'Ilion .
Jupiter a rallumé le feu des combats. Les Troyens fon
dent sur les Grecs avec plus de fureur et de rage. Telle , à
la voix du tonnerre , la tempête s'élance du sein des nues
embrasées , et s'étend sur la plaine liquide. La mer gronde,
mugit et se trouble au fond de ses abîmes. Les flots roulent
CHANT XIII. 213
entassés sur les flots . Pressée vers la rive, la vague se courbe
et retombe écumante .
Telles , sur les pas de leurs chefs , roulent ces phalanges
troyennes ; les guerriers poussent les guerriers , les armes
refléchissent sur les armes d'effrayantes clartés. Semblable
à l'homicide Dieu des combats , Hector marche à leur tête ;
devant lui brille son vaste bouclier ; sur sa tête flotte son
terrible panache. Sous l'orbe étincelant qui le couvre , il
menace les phalanges ennemies . Partout à la fois , il essaie
de porter la terreur. Mais il n'est pas un Grec dont le cou
rage se trouble à son aspect.
Ajax s'avance , et d'un air altier l'outrage et le défie :
к Viens , Hector , viens , lui dit-il ; les Grecs ont appris à

«< combattre : crois-tu que de vaines menaces les feront


« trembler? C'est Jupiter , c'est son fatal courroux qui nous
<< accable. Ton orgueil t'a promis d'embraser nos vaisseaux ;
« mais les Grecs ont aussi des bras pour les défendre. Tu
« verras plutôt ton Ilion tomber sous nos coups , détruite et
к saccagée. Toi-même..., le moment approche où , fugitif ,
" éperdu , tu imploreras Jupiter et les autres Immortels ; tu

« leur demanderas de donner la rapidité du vautour à tes


«༥ coursiers , qui , cachés dans des tourbillons de poussière ,
« te reporteront à Troie. » Il parloit encore : un aigle , du
haut des airs , vole à sa droite. Rassurés par cet heureux
augure , les Grecs poussent le cri de la victoire.
« Discoureur insolent , s'écrie Hector , quelle est ton illu
" sion ! Ce jour sera funeste à tous les Grecs ; il sera le der
« nier de tes jours. Que ne suis-je aussi bien le fils du Dieu
་་ qui lance le tonnerre ! Que ne suis-je aussi sûr d'être im

« mortel comme Apollon , comme Minerve , et de partager


« avec eux les hommages de la terre ! Oui , si tu oses at
"་་ tendre Hector , ce fer te déchirera le sein ; étendu sur la
་ rive , au milieu de tes vaisseaux , ton odieux cadavre sera
« la pâture des chiens et des vautours . » Il dit et s'avance :
tous ses Troyens se pressent sur ses pas , et déja , par leurs
214 L'ILIADE .

cris , annoncent leur triomphe. Immobiles dans leurs postes ,


les Grecs bravent la tempête , et répondent à leurs cris.
L'air en mugit , et le trône de Jupiter en est ébranlé.

CHANT QUATORZIÈME .

Assis à table , Nestor veille encore pour la Grèce ; ces


cris affreux retentissent jusqu'à lui : « O fils d'Esculape !
་་ s'écrie-t-il, quelle tempête nous menace ! quelles clameurs !
« le bruit redouble et s'accroît. Repose sous ma tente ; que
« ce salutaire breuvage ranime tes forces , tandis qu'Héca
«" mède apprête le bain destiné à laver le sang qui coule de
« ta blessure. Moi , je cours reconnoître la cause de ces nou
«< velles alarmes . » Il dit , et charge son bras du bouclier de
Trasimède , son fils , qui s'est armé du sien , et , la pique à
la main , il sort de sa tente. Soudain un spectacle affreux
s'offre à ses regards : les Grecs fugitifs , éperdus, les Troyens
triomphants , la muraille renversée.
Le vieillard balance , incertain s'il se mêlera aux combat
tants , ou s'il ira se réunir au fils d'Atrée. Ainsi , quand la
tempête commence à noircir dans les airs , les flots sur
l'humide surface reposent suspendus , Jupiter appelle un
des fougueux enfants du Nord ou du Midi . Soudain , à sa
bruyante haleine, l'onde s'enfle , roule et mugit. Tel balan
çoit Nestor ; mais la prudence enfin détermine ses pas ; il
marche à la tente d'Agamemnon . Cependant on combat ,
on s'égorge ; les armes sont brisées et volent en éclats ; la
terre est couverte de sang et jonchée de cadavres.
D'un quartier plus lointain , les monarques blessés , Aga
memnon , Diomède , Ulysse , viennent contempler la scène
des combats. Le camp , trop resserré , n'a pu , sur une seule
ligne , contenir tous les vaisseaux . Reculés derrière les
CHANT XIV. 215
autres , ceux que commandent ces guerriers occupent la
partie du rivage la plus éloignée de la muraille et la plus
voisine de la mer.
Les trois héros se traînent à pas lents , appuyés sur leurs
piques ; l'inquiétude les dévore. Nestor les aborde , et sa vue
redouble les alarmes . « O la gloire de la Grèce ! sage Nes
" tor , lui dit Agamemnon , pourquoi dans ces lieux ? pour
" quoi loin de cette funeste plaine? Ah ! je tremble qu'Hec

« tor aujourd'hui n'exécute le serment qu'il fit au milieu


« des Troyens assemblés , de ne rentrer dans Ilion qu'après
" avoir embrasé nos vaisseaux et exterminé les Grecs.
« Hélas ! tout succède à ses vœux. Tous nos guerriers se
« roient-ils donc , comme Achille , irrités contre moi ? Au
« roient-ils tous juré de ne plus combattre ?
- « Tu vois l'état horrible où le sort nous réduit. Le
« maître du tonnerre , Jupiter lui-même , ne peut effacer
« notre honte et nos disgraces. Cette muraille , notre espoir,
« le rempart de la Grèce et de nos vaisseaux , elle est tom
« bée ! le Troyen , dans notre camp , vient nous combattre
« et nous immoler . Tu n'as plus d'armée ; confondus avec
« l'ennemi qui les égorge , ton œil ne sauroit retrouver tes
་ guerriers. Le cri de leur désespoir s'élève jusqu'aux cieux.
" Allons , tentons s'il est encore quelque ressource dans les
« conseils de la prudence. Je ne vous rappelle point aux
«< combats. Affoiblis par vos blessures , vos bras nous sont
་་ désormais inutiles.
-Les Troyens , le fer à la main , au milieu de nos
" vaisseaux !... Cette muraille , qu'avec tant de peine éle

« vèrent les Grecs , notre espoir , notre rempart , abattue ,


« renversée !... Ah ! Nestor , il faut que Jupiter ait juré d'en
« sevelir sur ces rives , loin d'Argos , et les Grecs et leur
་་ gloire. Jadis il secondoit nos travaux. Aujourd'hui les
(( Troyens sont ses héros et ses dieux ; il énerve notre cou
" rage , il enchaîne nos bras. Allons , fléchissons sous le
" destin qui nous accable. Lançons à la mer les vaisseaux
216 L'ILIADE.
་་ qui bordent le rivage ; que , jusqu'à la nuit , ils reposent
« sur leurs ancres. Si les ombres peuvent arrêter les Troyens ,
« nous sauverons le reste de notre flotte , et nous vogue
« rons loin de ces funestes bords... Mais fuir ! et fuir au
« milieu des ténèbres !... Ah ! le salut de la Grèce est notre
« loi suprême. La fuite n'est plus une lâcheté , quand elle
« sauve un peuple tout entier du trépas. >>
Ulysse lance sur Atride un regard dédaigneux : « Quels
"«< indignes conseils oses-tu nous donner ! Lâche monarque ,
« et les Grecs obéissent à tes lois ! et c'est toi qui nous com
« mandes ! Nourris dans les alarmes , vieillis dans les dan
« gers , nous ne sûmes jamais que triompher ou périr. O
« Dieux ! étoit-ce là le roi que vous nous deviez? Étoit-ce à
«< un tel roi que vous deviez de si vaillants guerriers ?
« Tu oserois abandonner cette Troie qui nous a coûté
« tant de sang , qui nous a fait verser tant de larmes !.....
«< Tais-toi garde que d'autres Grecs ne t'entendent. Le
" plus vil des mortels eût rougi d'une si lâche pensée , et

« c'est un monarque , le monarque de la Grèce qui a osé


" l'exprimer ! Eh ! quel espoir encore dans cette honteuse

« ressource ! quand nos guerriers disputent la victoire , tu


« veux que nous lancions à la mer nos vaisseaux ! Ainsi
«་་ donc tu achèves le triomphe des Troyens ! Ainsi tu pré
"( cipites notre perte à nous-mêmes ! Bientôt , à ce signal , tu

« verras tes soldats plier , et chercher dans la fuite un salut


(( qu'ils n'attendent encore que de leur courage. O mo
" narque des Grecs ! ce sera donc à toi qu'ils devront leur
<< honte et leur défaite!
- " Ulysse , ta sévère raison m'accable de son poids ; je

« ne vous ai point commandé la fuite ; je ne forcerai point


« les Grecs à s'avilir. Qu'un autre ouvre un plus salutaire
་་ avis ; jeune ou vieux , j'applaudis le premier.
- « Ce sera moi , dit Diomède , si pourtant ma jeunesse
" n'excite pas vos dédains. Mais le descendant des héros ,
« le fils de ce vaillant Tydée qui périt sous les murs de
CHANT XIV . 217
" Thèbes , n'est pas indigne de parler dans le conseil des
rois. Porthée eut trois fils , Agrius , Mélas , OEnéus , tous
་་ trois la gloire de leur père. Pleurone et Calidon étoient
« soumises à leur pouvoir. Le plus vaillant des trois , OEnéus ,
« donna le jour à Tydée. Forcé , par les décrets de Jupiter
« et des autres Immortels , de sortir de sa patrie , Tydée se
« fixa dans Argos , et une fille d'Adraste l'accepta pour
" époux.

« Heureux au sein d'une vaste opulence , de riches mois


« sons , de superbes forêts croissoient dans ses domaines ;
« de nombreux troupeaux bondissoient dans ses pâturages.
" Il étoit le héros de la Grèce. Eh ! qui de vous ignore ses
" exploits ? Ma naissance
, peut-être quelque gloire , m'ont
« donné le droit de m'asseoir avec vous ; et
des rois n'ont
«e pas à rougir d'écouter mes conseils. Allons où la nécessité
" nous appelle. Allons soutenir nos guerriers. Déja blessés ,
« nous n'exposerons point un reste de vie au hasard des
«་་ combats. Mais loin des traits , nos regards , du moins ,
« animeront les Grecs , et forceront à rentrer dans le champ
« de la gloire les lâches qui l'ont abandonné. »
Il dit ; tous applaudissent : ils marchent ; Agamemnon les
guide. Neptune les voit , et , sous les traits d'un vieillard ,
il se mêle avec eux : " Atride , dit-il en prenant le monar
"
« que par la main , ah ! c'est aujourd'hui qu'Achille nage
« dans la joie. Le barbare ! il triomphe à la vue des Grecs
"
fugitifs , égorgés . Cœur impitoyable ! ah ! puisse-t-il périr !
puissent le confondre les Dieux ! Va les Immortels ne
« sont pas sans retour irrités contre toi. Bientôt , dans leur
" fuite , les héros d'Ilion feront voler des tourbillons de
" poussière ; tes yeux verront les débris de leur armée aller ,
« loin de tes vaisseaux , chercher un asile au sein de leurs
a remparts. >>

Il dit , et s'élance dans la plaine : un cri terrible annonce


le Dieu qui fait trembler la terre : on croiroit entendre dix
mille guerriers qui se heurtent contre dix mille guerriers.
218 L'ILIADE.
Ainsi tonnoit le souverain des mers. Il anime les Grecs
d'une vigueur nouvelle. Tous ne respirent que la guerre et
les combats .
Du trône d'or où elle est assise , au sommet de l'Olympe ,
Junon abaisse ses regards sur cette plaine sanglante. Elle
voit Neptune échauffant le peuple qu'elle protége ; elle le
voit , et son cœur est transporté de joie. Plus loin , assis au
sommet de l'Ida , Jupiter apparoît à ses yeux. Son cœur
frémit à son aspect. Par quels secrets pourra-t-elle endormir
la pensée de l'Arbitre du monde ?..... Soudain un projet
heureux vient s'offrir à son inquiétude . Armée de tous ses
appas , elle ira sur le Gargare irriter les desirs de son im
mortel époux. Un sommeil innocent viendra , au sein de la
volupté , assoupir ses yeux et sa pensée .
Elle vole au réduit secret que fit pour elle l'industrieux
Vulcain , réduit impénétrable aux autres Dieux. La porte
roule à son aspect , et se referme derrière elle. Là , une li
queur divine donne à sa peau une fraîcheur voluptueuse.
L'ambroisie la parfume , essence immortelle , dont la vapeur
embaume le palais de Jupiter , et les cieux , et la terre.
Sa main arrange ses cheveux ; leurs boucles s'arrondis
sent et retombent en flots d'or sur ses épaules . Son corps
se couvre d'une robe diaphane , que Minerve a tissue , que
son art embellit des plus rares merveilles. Une agrafe d'or
l'attache sur son sein. Sur cette robe se replie une ceinture
d'or. A ses oreilles pend un triple diamant , dont les feux
réfléchis l'embellissent encore. Un voile plus brillant que le
soleil flotte autour d'elle ; une galante chaussure s'étend
sous ses pieds , et les embrasse.
Dans tout l'éclat de sa parure , elle s'avance d'un pas
majestueux ; elle appelle Vénus : « O Vénus ! ô ma fille ,
« lui dit-elle , voudras-tu te prêter à mes vœux ? ou faudra

a t-il que l'amie des Troyens poursuive les Grecs jusque


" sur la Déesse qui les protége ?
- « O fille de Saturne ! ô reine des Dieux ! parle , et tes
CHANT XIV. 219
a desirs seront mes lois. Mon zèle ne connoîtra de bornes
que celles de ma puissance.
- (( Donne-moi , dit l'artificieuse Déesse , donne-moi ces
K charmes , ces attraits qui soumettent à ton empire les mor
« tels et les Dieux. Je vole au-delà des limites du monde ,
« dans les régions lointaines , où l'Océan , le père de tous
« les Dieux , et la vieille Téthys , ont fixé leur séjour. Tous
*« deux ils me reçurent des mains de Rhée , quand Jupiter
« précipita Saturne au fond des noirs abîmes. Tous deux ,
" avec les soins les plus tendres , élevèrent mon enfance.'
Une fatale querelle a troublé les douceurs de leurs longues
« amours. Si je puis assoupir ces tristes débats , et rallumer
« leurs premiers feux , je verrai redoubler pour moi leurs
་ égards et leur tendresse.
- « Eh ! que puis-je refuser à la reine des Dieux , à la
«" déesse qui reçoit Jupiter dans ses bras ? » Ainsi parla
Vénus , et de son sein elle détache sa ceinture ; admirable
tissu , dans lequel sont réunis tous les charmes . Là , sont les
doux attraits , les tendres refus , les brûlants soupirs , la vo
lupté , son calme , et ses transports : là , ces propos séduc
teurs qui endorment la sagesse et l'égarent . Vénus la remet
aux mains de la Déesse : « Reçois , lui dit-elle , ô fille de
« Saturne ! reçois ce tissu ; cache-le dans ton sein. Il n'est
" rien que tu ne doives attendre de son pouvoir. » Elle dit ;
Junon sourit , et , en souriant , elle presse contre son sein
ce précieux trésor. Vénus rentre dans le céleste palais.
La reine des Dieux s'élance de l'Olympe. D'un vol rapide
elle franchit le mont Piérius , et les plaines enchantées de
l'Emathie : toujours suspendue dans les airs , elle voit sous
ses pieds les montagnes de Thrace , que couvre une neige
éternelle. Athos disparoît à sa vue ; la mer offre à ses re
gards ses ondes écumantes. Enfin elle s'abat sur les rives.
de Lemnos. Là , elle trouve le Sommeil , le frère de la Mort..
Elle l'aborde , et la bouche collée sur sa main : « O Som
" meil ! lui dit-elle , ô toi qui maîtrises les mortels et les
220 L'ILIADE .
1 Dieux ! je t'ai vu jadis seconder mes projets ; écoute au
K jourd'hui ma prière : ma reconnoissance sera éternelle
« comme moi. Viens enchaîner Jupiter dans mes bras ; viens
. de tes pavots accabler ses paupières. Tu auras , pour prix
« de ce service , un trône d'or, ouvrage indestructible de
« l'industrieux Vulcain ; tes pieds y reposeront sur un mar
« chepied d'or.
- « O fille de Saturne ! ô reine des Immortels ! j'endor
« mirois tous les Dieux , j'endormirois l'Océan lui-même ,
<< qui leur donna l'être ; mais , sans les ordres de Jupiter , je
« n'aborderai jamais ce Dieu terrible ; jamais je ne lui ver
<< serai mes pavots . Je me souviens encore du jour où , vain
« queur d'Ilion , Hercule fendit le sein des ondes pour
" seconder tes projets , j'osai sur Jupiter répandre mes lan
« gueurs , et assoupir sa pensée. Cependant ta haine dé
«< chaîna contre son fils les vents et les tempêtes . Loin de
« ses amis , loin de sa patrie , tu le jetas sur les rives de
" Coos ; mais Jupiter se réveille : dans sa fureur, il outrage
<< tous les Dieux ; il me poursuit plus qu'eux tous. Si la Nuit,
« dont j'implorai le secours , ne m'eût dérobé à son cour
« roux , il m'auroit , du sein de l'Olympe , précipité dans les
« flots. Mais il respecta cet asile , et craignit d'affliger une
Déesse qui commande aux mortels et aux Dieux. Non ,
་་ je ne puis seconder tes desseins.
- « Doux Sommeil ! eh ! pourquoi ces vaines terreurs !
<< Crois-tu que Jupiter s'intéresse autant au sort des Troyens
« qu'au destin de son fils ? Allons ; je mettrai dans tes bras
«" l'objet de ta constante ardeur, la belle Pasithée ; la plus
་ jeune des Graces t'appellera du tendre nom d'époux. »
Le Sommeil à ces mots est transporté de joie : « Atteste ,
« lui dit-il , atteste le Styx et ses inviolables torrents ; d'une
«< main presse la terre , étends l'autre sur la surface des
« mers. Que les dieux de l'Olympe , que les dieux de
« l'Abîme soient témoins de tes serments ! Jure que l'ob
" jet de ma constante ardeur , la belle Pasithée , la plus
CHANT XIV. 221
" jeune des Graces , me sera unie par les nœuds de l'hy
« ménée, >>
Il dit ; la Déesse étend ses bras d'albâtre , invoque et les
dieux du Ciel et les dieux de l'Abîme , et prononce l'irré
vocable serment. L'un et l'autre soudain ils s'élancent dans
les airs. Un nuage épais les environne. Imbre et Lemnos
fuient loin derrière eux. A l'aspect de l'Ida , qui leur montre
ses fontaines et ses bois , ils cessent de planer sur la mer, et
s'abattent au pied du Lyctos . La forêt s'incline devant eux ,
et la terre tremble sous leurs pas.
Pour se dérober aux regards de Jupiter, le Sommeil
monte à la cime d'un sapin , qui , de la pointe de l'Ida , s'é
lance dans les airs , et domine sur tous les arbres qui l'en
vironnent. Là , sous la forme d'un oiseau que les Dieux ap
pellent Chalcis , et les mortels Cymindis , il se cache dans
l'épaisseur du feuillage.
Junon vole au sommet du Gargare. Jupiter la voit ; il la
voit et un feu soudain le dévore. Tel il l'éprouva jadis , lors
que , trompant les regards de leurs parents , il éteignit dans
les bras de la Déesse une incestueuse ardeur. Il vole au
devant d'elle : « O Junon! quel projet t'a , du sein de l'O
« lympe , amenée dans ces lieux ? Je ne vois ni tes coursiers
« ni ton char.
- « La reconnoissance , lui répond l'artificieuse Déesse ,
" m'appelle au-delà des limites du monde , dans les régions
" lointaines où l'Océan , le père des Dieux , et la vieille Té
« thys, ont fixé leur séjour. Tu sais avec quels soins ils éle
« vèrent mon enfance. Une fatale querelle a troublé la dou
« ceur de leurs amours. Je vais tâcher d'assoupir ces tristes
" débats , et de rallumer leurs premiers feux. Prêts à me
«K porter sur la terre et sur les flots , mes coursiers reposent
" au pied de la montagne. Je viens demander ton aveu. Je
« redouterois ton courroux , si , sans l'avoir obtenu , je
« descendois aux lieux qu'habite l'Océan.
-
-«{ Tu pourras , tantôt , suivre le desir qui te presse.
222 L'ILIADE.

« Viens à présent, viens ; que dans tes bras.... Ah ! jamais je


« ne sentis de feux si brûlants ! jamais ni mortelle ni Déesse
« n'excita dans mon ame une émotion si tendre . Ni la
« femme d'Ixion , qui me rendit père de Pirithoüs , ce mor
« tel égal aux Dieux ; ni Danaé , la mère de l'intrépide
" Persée ; ni la fille de Phénix , qui enfanta et Minos et

<< Rhadamante ; ni Sémélé , qui donna le jour au Dieu père


« de l'allégresse ; ni Alcmène , qui porta Hercule dans ses
« flancs ; ni la blonde Cérès , ni l'altière Latone , ni toi
« même enfin , vous ne fîtes jamais naître , dans mon cœur,
<< une flamme si vive , de si violents desirs .
- (( O fils de Saturne ! où t'égarent tes transports? Quoi !
« sur le mont Ida , aux yeux de l'univers .... Ah ! si quelque
« Dieu , témoin de nos ardeurs , alloit les révéler aux autres
« Immortels .... Non , jamais je n'oserois remonter dans
« l'Olympe. La honte seroit sur mon front.... Mais si tu
« l'exiges , s'il faut céder à ta flamme.... il est dans ton pa
« lais un secret réduit que Vulcain fit exprès ; viens , dans
«< cet asile impénétrable , cacher tes transports et ma foi
« blesse.
- « Ne crains ici les regards ni des mortels ni des Dieux.
Je t'envelopperai dans un nuage d'or. Le soleil même , de
« ses rayons les plus perçants , ne pourra le pénétrer. » Il
dit , et dans ses bras il serre la Déesse. Soudain la terre se
couvre de verdure . Le lotos , le crocus , l'hyacinthe , fleu
rissent autour d'eux , et mollement entrelacés , les soutien
nent et les embrassent. Sur ce lit voluptueux , un nuage
d'or les environne ; de sa voûte étincelante distille une ro
sée d'ambroisie ; le Dieu succombe enfin , et dans les bras
de la Déesse il languit et s'endort.
Le Sommeil vole au camp des Grecs , et porte à Neptune
cette heureuse nouvelle : « Dieu des mers , lui dit-il , va
« prêter aux Grecs ton appui. Qu'ils triomphent pendant
les courts instants que Jupiter sommeille. Junon l'a sé
« duit par l'attrait des plaisirs . Moi , j'ai fermé ses paupières ,
CHANT XIV. 223
« et versé dans son ame la langueur et l'oubli. » Il dit ,
et va dans d'autres climats répandre ses pavots.
Une nouvelle ardeur enflamme le courroux de Neptune.
Il s'élance aux premiers rangs : « Enfants de la Grèce ,
" s'écrie-t-il, allons-nous encore abandonner au fils de Priam

« et nos vaisseaux et la victoire ? Il le dit ; il triomphe déja ,


" parcequ'Achille irrité languit oisif sur ses vaisseaux. Ah!
" si nous combattons , si nous savons exciter l'audace de

<< nos guerriers, que nous importe Achille et son courroux ?


" Allons , livrez-vous à mes conseils prenons nos plus
" larges boucliers ; ceignons nos casques les plus forts
; ar
" mons nos mains des piques les plus longues. Que l'intré
" pide guerrier
qui n'est couvert que d'un simple écu
"( l'échange avec un guerrier moins vigoureux contre un
« bouclier plus pesant. Marchons ; je guiderai votre audace.
« Tout furieux qu'il est , Hector n'osera nous attendre. »
Il dit ; tout obéit à sa voix : en dépit de leurs blessures ,
Atride , Ulysse , Diomède , dirigent et pressent leurs mou
vements. Ils vont dans tous les rangs , échangent les armes,
donnent aux plus braves les plus fortes , les plus foibles aux
moins vigoureux. Couverts d'acier, les Grecs marchent aux
combats , et Neptune les guide. Dans sa main étincelle un
large cimeterre. Tel , du sein des nues , brille l'éclair, avant
coureur de la foudre. Il ne lui est pas donné de verser le
sang des humains ; mais son aspect imprime la terreur.
Sous Hector se forment les Troyens. Rival de Neptune , il
inspire à ses guerriers toute son audace et toute sa fierté.
La mer franchit ses rives , les ondes viennent , en mugis
sant , se briser aux vaisseaux et aux tentes des Grecs. Les
deux armées s'ébranlent , et de leurs cris font retentir les
airs. Telle , et moins bruyante encore , la vague , au pied
d'un rocher, se brise , écume et gronde. La flamme , avec
moins de rage , embrase et dévore une forêt ; avec moins
de furie , l'aquilon ébranle le chêne altier, et mugit dans les
bois.
224 L'ILIADE .
Hector, le premier, lance un javelot au fils de Télamon.
Fidèle à l'œil qui le guide , il frappe le héros à l'endroit où
le baudrier se croise avec le lien qui attache la cuirasse , et
là toute sa force expire. Hector maudit l'inutile instrument
de sa rage , et , pour se dérober lui-même au trépas , il se
jette au milieu des Troyens. Tandis qu'il fuit , Ajax saisit
une pierre énorme , destinée à soutenir les vaisseaux , et ,
d'un bras vigoureux , il la lance à son ennemi. Le bloc
meurtrier frappe Hector à la poitrine , et , encore animé
d'un rapide mouvement , il va loin de lui , rouler , en bon
dissant , sur la terre. Le Troyen tombe renversé ; sa pique
échappe de sa main ; son bouclier, son casque , roulent au
près de lui , et la plaine gémit sous son poids. La terreur
glace tous ses guerriers. Tel , sous les coups de la foudre ,
un chêne tombe déraciné ; une odeur funeste se répand
dans les airs ; le spectateur reste immobile d'étonnement et
d'effroi.
Les Grecs accourent en poussant le cri de la victoire ;
déja ils croient saisir leur proie , et font pleuvoir sur le héros
une grêle de traits ; mais aucun ne peut l'atteindre. Autour
de lui se pressent Polydamas , Énée , Agénor , Sarpédon et
Glaucus. Mille autres encore viennent le défendre et le cou
vrir de leurs boucliers. Des guerriers le reçoivent dans leurs
bras entrelacés , et , loin de cette funeste arène , ils le por
tent aux lieux où reposent ses coursiers et son char. Gé
missant et presque sans vie , on le ramène vers Troie. Le
char s'arrête sur les rives que le Xante arrose de ses eaux .
Là on dépose le héros défaillant. De l'onde du fleuve on
baigne son visage. Il respire , et ses yeux se rouvrent à la
lumière. Il se soutient sur ses genoux , et de la main il es
suie le sang noir et livide qui coule de ses blessures. Bien
tôt il retombe ; un noir bandeau s'épaissit sur ses yeux , et
la douleur l'accable.
A la vue d'Hector fugitif et blessé , les Grecs , avec plus
de fureur, fondent sur les Troyens , et réchauffent le car
CHANT XIV. 225

nage. Plus rapide qu'eux tous , le fils d'Oilée s'élance sur


Satnius. Satnius doit le jour aux amours d'Énops et d'une
Nymphe des eaux . Le Satnios le vit naître sur ses rives , et
lui donna son nom. Ajax lui enfonce son épée dans la gorge.
Il tombe renversé ; les Grecs et les Troyens se disputent son
cadavre. Polydamas accourt pour le venger. Il frappe Pro
thoénor, le fils d'Arélicus , et lui plonge son épée dans
l'épaule droite. Prothoénor tombe étendu sur la poussière ,
et mord la terre abreuvée de son sang. Le vainqueur
triomphe ; il s'écrie : « Le trait de Polydamas n'a point
་་ trompé ses vœux. Quelque Grec en a senti l'atteinte ;
་ appuyé sur ce trait , il va descendre chez les morts. >>
Il dit ; les Grecs frémissent de douleur et de rage ; mais
rien n'égale les transports du fils de Télamon , qui a vu
Prothoénor expirer à ses pieds. Furieux , il lance un dard
vengeur. Polydamas se dérobe au coup qui lui est destiné.
Conduit par les Dieux , le fer va frapper Archiloque , un fils
d'Anténor, et s'enfonce dans le gosier. La tête penche ren
versée , et le corps tout entier est entraîné par son poids.
Ajax triomphe à son tour : « Dis , Polydamas , parle sans
«་ feinte ; ce guerrier est-il une victime digne de Prothoé
" nor? Je ne le crois point un lâche ni un soldat sans aïeux .
་་ Il est , sans doute , ou le fils ou le frère d'Anténor. Je lui
« en retrouve tous les traits. » Hélas ! il ne le connoissoit
que trop. Les Troyens sont saisis de douleur et d'effroi.
Acamas accourt pour venger son frère. De son épée il perce
le Béotien Promachus , qui s'empare de ce cadavre chéri,
« Insolents ennemis ! s'écrie le vainqueur , lâches , qui
લ n'avez que l'orgueil et la menace , la douleur et les larmes
"
« ne sont pas pour nous seuls. La mort vous frappe à votre
tour. Mon frère , du moins , n'a pas long-temps attendu
« sa victime , et Promachus , sous mes coups , vient d'ex
་་ pier son trépas. Heureux qui , comme lui , laisse un frère

" pour le venger ! »


Il dit ; les Grecs frémissent de douleur et de rage . Plus
15
226 L'ILIADE.
furieux qu'eux tous , Pénélée fond sur Acamas. Le Troyen
recule devant lui , et le coup qui le menaçoit tombe sur
Ilionée , un fils de Phorbas. Phorbas , de tous les citoyens
d'Ilion , étoit le plus cher à Mercure. Ce Dieu lui prodigua
les trésors et les richesses. Père infortuné ! Ilionée étoit
l'appui de ses vieux ans.
Le fer l'atteint au-dessous du sourcil , chasse l'œil de son
orbite , et s'enfonce dans le crane.
Le malheureux tombe les bras étendus . Le vainqueur sai
sit son épée , lui tranche la tête , et la jette sur la poussière
avec le casque qui la couvre. Sanglante , et encore traversée
du trait mortel , il la relève , la montre aux Troyens , et fier
de son triomphe , il s'écrie : « Allez dire aux parents d'Ilio
« née qu'ils pleurent la perte de leur fils. Malheureuse
«< comme eux , la jeune épouse de Promachus ne pressera
་་ plus un époux chéri dans ses bras , et les Grecs , victo
« rieux , ne lui reporteront que des regrets et des larmes. »
Il dit; la pâleur est sur leur front , et l'effroi dans leurs
ames . Tous cherchent , des yeux , un asile contre le trépas.
O Muses ! Filles du ciel , dites qui des Grecs frappa le
premier cette troupe éperdue que poursuit le courroux de
Neptune? Le grand Ajax immole Hyrtius , un fils d'Ogyrtès,
un chef des belliqueux Mysiens. Phalcès et Mermérus tom
bent sous les coups d'Antiloque. Hippotion et Morys expi
rent sous le fer de Mérion . Prothoon et Periphétès reçoivent
la mort de la main de Teucer. Atride plonge son épée
dans le sein d'Hypénor, et lui déchire les entrailles. Son
ame , par une double blessure , s'écoule avec son sang , et le
voile de la mort s'épaissit sur ses yeux. D'un bras plus ra
pide encore, le fils d'Oilée sème le carnage et l'effroi . Quand
l'ennemi fuit éperdu , quand la terreur le disperse , il n'est
point de guerrier qui , comme le fils d'Oilée , sache le pour
suivre et l'atteindre.
CHANT XV . 227

CHANT QUINZIÈME .

DÉJA , dans leur fuite , les Troyens ont franchi le rem


part et le fossé qui le couvre. Une foule de leurs guerriers
a péri sous les coups des Grecs . Pâles et tremblants , ils .
s'arrêtent auprès de leurs chars. Cependant , au sommet de
l'Ida , Jupiter se réveille ; il s'arrache des bras de Junon ; et
ses yeux s'ouvrent sur l'univers. Il voit les Troyens fugi
tifs , éperdus ; les Grecs triomphants , et Neptune au milieu
d'eux. Il voit dans la plaine Hector, languissant , abattu ;
ses fidèles écuyers l'environnent ; des flots de sang coulent
de sa bouche , et un souffle mourant s'échappe avec peine
de ses poumons .
A cette vue , le Père des mortels et des Dieux est ému de
pitié ; il lance sur la Déesse un sinistre regard : « Voilà
" donc , perfide , le fruit de ton lâche artifice ! Hector expi
" rant , et ses guerriers éperdus ! Je devrois à l'instant te
« payer de ta coupable ruse , et punir ton audace. Eh ! ne
« te souvient-il plus que jadis je t'attachai à la voûte de
" l'Olympe, les pieds chargés d'une lourde enclume , et les
« mains d'une chaîne d'or ? Suspendue dans les airs , les
« Dieux en vain s'unirent pour briser tes liens. Un d'entre
« eux , précipité du céleste séjour, tomba sur la terre sans
« haleine et presque sans vie.
« Ah ! c'étoit trop peu pour ma vengeance . Mon cœur est
« encore plein des outrages dont tu accablas mon fils chéri .
« Tu avois juré sa perte , tu soulevas contre lui les vents et
« les tempêtes , tu le jetas enfin sur les rives de Coos. Moi ,
« je l'en arrachai ; après de longs travaux , je le ramenai au
«
" sein de sa patrie. Va , je saurai , par un châtiment nou
" veau , te faire abjurer tes artifices ; tu verras si tes feintes
«
" larmes , tes perfides caresses , adouciront ma rigueur. »
Il dit ; la Déesse frissonne. « J'en jure , dit- elle , par le
15.
228 L'ILIADE.
«< Ciel , par la Terre , par ce fleuve terrible que redoutent les
« Dieux , j'en jure par toi-même , par ce lit témoin de nos
་་ ardeurs , que jamais je n'attestai en vain ; non , ce n'est
<< pas moi qui ai soulevé contre les Troyens la fureur de
(( Neptune. Il n'a consulté que lui-même ; attendri sur le
« sort des Grecs , il a couru les soutenir et les venger. Moi ,
«< je ne sus jamais que l'exhorter à plier sous tes lois. »
Jupiter sourit : « O Junon ! lui dit-il , si tes vœux désor
« mais s'accordent avec les miens , Neptune , malgré le pen
«< chant qui l'entraîne , souscrira bientôt lui-même à nos
desseins . Allons , pour me garantir la foi de tes serments ,
« remonte dans l'Olympe. Qu'à ta voix Iris et Apollon des
" cendent en ces lieux. La messagère des Dieux ira au
« camp des Grecs ordonner à Neptune de s'éloigner des
" combats , et de rentrer dans son humide empire. Apol
" lon , sur les rives du Xanthe , ranimera la vigueur d'Hec
« tor, calmera ses douleurs , et le fera revoler aux combats.
« Devant lui les Grecs fuiront épouvantés , et , jusqu'aux
« tentes d'Achille , porteront leur désordre et leur effroi.
De l'aveu du héros , Patrocle s'armera contre les Troyens ,
« et vainqueur de mille guerriers , vainqueur de Sarpédon ,
« de mon malheureux fils , il périra lui-même sous le fer
« d'Hector. Pour venger son ami , Achille immolera Hector
« à son tour. Alors , sous les drapeaux des Grecs je fixerai
« la victoire. Moi-même je les guiderai dans les combats ,
" jusqu'au moment fatal où , secondés par Minerve , ils
་་ triompheront d'Ilion . Mais tant que vivra la colère
«་་ d'Achille , ma colère poursuivra les enfants de la Grèce ,
« et j'enchaînerai dans l'Olympe tous les Dieux qui les pro
་་ tégent. Je le promis , je le jurai à Thétis , le jour où , em
4
« brassant mes genoux , elle me conjura de venger les in
«< jures de son fils . »
Il dit , et docile à ses lois , la Déesse , du sommet de l'Ida ,
remonte dans l'Olympe. Telle , et moins rapide encore , la
pensée du voyageur parcourt l'univers , et sur les ailes de la
CHANT XV. 229

Mémoire revole aux lieux que jadis il a vus . Déja Junon a


franchi les barrières de l'éternel séjour ; déja elle est au mi
lieu des Immortels rassemblés dans le palais de Jupiter.
Tous se lèvent à son aspect ; tous , dans des coupes d'or,
offrent le nectar à leur auguste Reine. Elle en prend une
de la main de Thémis , qui vers elle s'est avancée la pre
mière.
« O Junon ! lui dit cette jeune Déesse , d'où vient ce
«" trouble que je lis dans tes yeux ? De ton époux , du fils
« de Saturne craindrois-tu les rigueurs ? - Tu me le de
" mandes, ô Thémis ! Ah ! tu connois toi-même son humeur
' altière , impitoyable . Va , continue de présider à la table
« des Dieux . Je vous révélerai à tous les sinistres décrets
« de Jupiter ; ils feront le désespoir des humains , et loin de
<< nos fêtes banniront l'allégresse. » Elle dit , et s'assied sur
un trône d'or. Les Dieux frémissent autour d'elle ; mais son
front est toujours chargé d'ennui ; toujours la fureur est
dans son ame. « Insensés , dit-elle , un fol orgueil nous ré
« volte contre Jupiter. Irons-nous encore tenter de l'effrayer
« par nos cris , ou de l'arrêter par nos efforts? Dans un
« calme profond , il dédaigne nos clameurs , et rit de notre
« foiblesse. Son pouvoir suprême nous méprise et nous
« brave. Allons , soumettons-nous à ses lois , et supportons
" ses rigueurs. Déja Mars est frappé de son courroux . Son
« fils , son cher Ascalaphe , vient de périr sur la fatale
K plaine. »
A ces mots , Mars s'agite ; il gémit ; il s'écrie : « Dieux im
ས mortels ! pardonnez à ma douleur. Il faut que j'aille ven
« ger mon fils . Oui , j'irai , dussé-je tomber frappé de la
foudre de Jupiter ; dussé-je , sous des monceaux de
a cadavres , me voir enseveli dans le sang et dans le car
41 nage. »
Il dit , et soudain , à sa voix , la Terreur et la Fuite attel
lent ses coursiers . Déja il est couvert de ses armes étince
lantes; son indiscrète fureur alloit enflammer encore davan
230 L'ILIADE .
tage le courroux de Jupiter ; mais Minerve , qui tremble
pour tous les Dieux , s'élance de son trône ; elle arrache à
Mars et son casque et son bouclier ; d'une main vigoureuse
elle saisit sa redoutable lance.
« Furieux , insensé , lui dit-elle , tu cours à ta perte ! N'as
« tu donc point d'oreilles pour entendre ? Quel vertige !
«< quelle ivresse ! ne l'as-tu point compris , le discours de
« Junon ? Veux-tu te voir forcé de remonter dans l'Olympe ,
« victime de tes fureurs, en proie à la douleur et à la honte?
« Veux-tu entraîner , après toi , tous les Dieux dans une af
« freuse disgrâce ? Pour te punir , il abandonnera les Troyens
« et les Grecs. Il viendra dans l'Olympe nous accabler de
" ses rigueurs. Innocents ou coupables, nous gémirons tous
« sous le poids de ses vengeances. Calme , je t'en conjure ,
« le transport qui t'agite. Pardonne au destin qui t'a ravi
« ton fils. Mille guerriers plus fameux sont tombés ou tom
<< beront comme lui. La mort ne peut pas choisir ses vic
<< times. » Elle dit , et replace le Dieu sur son trône.
Junon appelle Apollon et Iris , la messagère des Dieux ,
hors de la céleste enceinte. « Volez sur l'Ida , leur dit-elle ,
" Jupiter vous l'ordonne. Montrez-vous à ses yeux , et obéis
«
« sez à ses lois . » Elle dit, retourne à l'assemblée des Dieux ,
et s'assied sur son trône. Les deux Immortels volent , et
bientôt descendent sur l'Ida , au milieu de ses sources et de
ses bois.
Ils trouvent Jupiter assis au sommet du Gargare , envi
ronné d'un nuage de parfums . Ils s'arrêtent en silence aux
pieds du monarque redouté. Le Dieu , content de leur obéis
sance , laisse tomber sur eux des regards satisfaits , et ,
s'adressant à Iris : « Va , dit-il , va , messagère prompte et
K fidèle , porter à Neptune mes ordres suprêmes. Qu'il re
« nonce à la guerre et aux combats ; qu'il rentre dans
་་ l'Olympe , ou dans son humide empire. S'il n'obéit pas ,
" qu'il y songe , et , tout fort qu'il est , qu'il craigne que ma

force ne s'appesantisse sur lui. Je suis son aîné , je suis


CHANT XV. 231
<< son maître ; et il ose marcher mon égal ! il ose braver le
« Dieu que redoutent tous les autres Dieux ! »
Il dit ; la Déesse , du sommet de l'Ida , précipite son vol
aux plaines d'Ilion. Telles et moins rapides encore , au
souffle des aquilons , la neige ou la grêle tombe du sein des
nues. Elle aborde Neptune : « Dieu des ondes , lui dit-elle ,
écoute l'interprète de Jupiter , et l'organe de sa volonté
«< suprême. Renonce à la guerre et aux combats . Rentre
" dans l'Olympe ou dans ton humide empire. Si tu n'obéis
« pas , il viendra te faire ici la guerre. Dérobe-toi à la force

« de son bras ; il est plus puissant que toi : il est ton aîné ;
« et tu oses marcher son égal ! Tu oses braver le Dieu que
« redoutent tous les autres Dieux !
- « O ciel , s'écrie Neptune en fureur , quel orgueil est le
" sien ! Lui , mon égal ! il ose se flatter que , malgré moi "
་་ je ploierai sous son empire ! Saturne et Rhée eurent trois
་་ fils , Jupiter, Neptune , et Pluton qui règne sur les om

« bres. Entre nous trois nous partageâmes l'univers. Le


" sort m'a donné l'empire des eaux , à Pluton les enfers ,
« à Jupiter le ciel , qui embrasse et les airs et les nues. La
<< terre et l'Olympe sont encore communs entre nous , et
་་ attendent un nouveau partage.

« Je ne serai point l'esclave de Jupiter. Tranquille dans


" ses États , qu'il y exerce son suprême pouvoir. Mais moi ,
" qu'il ne croie pas me subjuguer par
de vaines terreurs.

Qu'il garde pour ses filles , pour ses fils , ses aigreurs et
« ses menaces. Il a le droit de leur commander en maître ,
" et c'est à eux de lui obéir.
- Faudra-t-il , ô Neptune ! lui répond la Déesse, que je
"
reporte à Jupiter une réponse si fière et si hautaine ? Ne
་་
saurois-tu la changer et l'adoucir? Changer est souvent
་་ l'effort d'un sublime courage. Les Furies , tu le sais , mar

" chent sur les pas des aînés , et vengent leurs injures.
- (( La raison , Iris , a parlé par ta bouche ; heureux qui
,
"
dans un messager , trouve , comme moi , un conseiller
232 L'ILIADE.

« fidèle !.... Mon cœur est révolté qu'un frère né mon égal ,
placé dans le même rang que moi , affecte tant de hau
< teur et d'empire . Cependant je fais taire mon injuste
་་ dépit, et je cède à ses lois. Mais écoute , et qu'il s'en
<< souvienne si , contre moi , contre Junon , Minerve , Mer
«< cure et Vulcain , il s'obstine à protéger Troie ; s'il refuse
« aux Grecs la victoire et la conquête de cette ville su
" perbe , nous lui jurons une colère éternelle. » A ces mots ,

le Dieu des mers se plonge dans les ondes , et laisse aux


Grecs la douleur et les regrets .
Jupiter appelle le Dieu du jour : « Va , pars , mon fils ;
« vole auprès d'Hector. Le Dieu qui fait trembler la terre ,
« et dont l'humide ceinture embrasse l'univers , a redouté
• mon courroux , et rentre dans ses flots. Ah ! s'il eût osé
<< me braver ! Saturne et tous les Dieux de l'abîme eussent
་ frémi au bruit de nos combats .... Enfin il obéit ; et son
и respect pour mes lois lui sauve à lui-même une honteuse
«་་ défaite , et à moi , de pénibles travaux.
K Va , mon fils , arme-toi de mon égide ; qu'agitée dans
« tes mains , elle répande sur les héros de la Grèce la fuite
" et les alarmes. Qu'Hector , le vaillant Hector , soit l'objet
<< de tes tendres soins. Ranime sa vigueur , échauffe son
« audace que tremblants , éperdus devant lui , les Grecs
«< fuient aux rives de l'Hellespont. Là , par un soudain re
« tour, je mettrai un terme à leurs revers , et ils respireront
« encore. » Il dit , et docile à la voix de son père , Apol
lon s'élance du sommet de l'Ida . Tel du sein des nues l'éper
vier fond sur sa proie.
Il trouve le fils de Priam assis aux rives du Scamandre.
La pensée de Jupiter a réveillé sa langueur ; déja il a re
cueilli ses esprits son œil reconnoît les guerriers qui l'en
tourent. Il n'est plus couvert de sueur , et son haleine avec
moins d'effort s'échappe de ses poumons. « Hector, lui dit
« le Dieu, pourquoi loin des combats languis-tu sans force
«< et sans courage ? »
CHANT XV. 233

Le héros , soulevant ses paupières encore appesanties :


"
Qui es-tu , ô Dieu propice qui daignes t'intéresser à mon
" sort? Eh ! ne sais-tu pas que, vainqueur des Grecs , une
«
pierre lancée par Ajax m'a renversé , m'a forcé d'aban
<< donner la victoire ? j'ai cru que ce jour étoit le dernier de
« mes jours .
- (( Rassure-toi du sommet de l'Ida Jupiter t'envoie

« un vengeur et un appui , Apollon , ton protecteur , le pro


« tecteur de ta patrie. Viens ranimer tes Troyens. Qu'avec
« leurs coursiers et leurs chars ils fondent dans le camp des
« Grecs , et se précipitent sur leurs vaisseaux. Moi , je gui

« derai vos pas , j'aplanirai votre route , je disperserai les


" héros de la Grèce. »
Il dit , et dans son sein il allume une nouvelle ardeur . A
la voix du Dieu , Hector revole aux combats et y entraîne
ses guerriers avec lui. Tel un coursier fougueux , impatient
de se baigner dans un fleuve qui lui est connu , brise ses
liens , et s'élance triomphant dans la plaine. De ses hennis
sements il fait retentir les airs ; sa tête superbe se balance
sur ses épaules ; sa crinière à longs flots retombe sur son
col. Fier de sa beauté , il vole au milieu du haras , et bondit
dans les pâturages .
Tel Hector , plein du Dieu qui l'anime , va fondre sur
l'ennemi . A sa voix , les chars et les coursiers volent sur ses
traces. Les Grecs , à son aspect , sont saisis d'épouvante et
d'effroi ; ces vainqueurs , qui semoient le carnage dans la
plaine , tremblent à leur tour ; le fer languit dans leurs
mains , et leur audace expire.
Tels , sur les traces d'un cerf timide , ou d'une chèvre
sauvage , se précipitent des chasseurs et des chiens. Proté
gée par le destin , leur proie se cache au sein des rochers ,
ou , dans l'épaisseur des bois , se dérobe à leurs coups . Mais
éveillé par leurs cris , un lion s'élance de son repaire . Sou
dain tout fuit , tout recule épouvanté.
Thoas , le fils d'Andrémon , le chef et le héros de l'Éto
234 L'ILIADE.

lie , élève la voix au milieu des Grecs éperdus. Thoas sait


lancer des javelots , il sait combattre de pied ferme ; dans
les assemblées , sa rapide éloquence ne connoît que peu de
rivaux. « Dieux ! s'écrie-t-il , quel prodige a frappé mes re
" gards ! Hector vivant ! Hector échappé du trépas ! Nous

« nous flattions qu'il avoit expiré sous les coups d'Ajax ;


« mais un Dieu le rappelle à la vie ; un Dieu ramène sur
« nous ce farouche destructeur de nos guerriers , et va
« nous livrer encore à sa fureur. Oui , sans doute , Jupiter
«་་ le protége , Jupiter a ranimé son courage et ses forces.
« O mes amis ! ô vous l'honneur et l'espoir de la Grèce !
« arrêtez ! par un généreux effort , soutenons notre renom
« mée. Que nos soldats , au milieu de nos vaisseaux , aillent
« chercher un asile. Nous , immobiles dans ce poste , pré
" sentons le fer à l'ennemi. Peut-être cet Hector , tout avide
" qu'il est de périls et de gloire , craindra de nous appro
« cher. » Il dit ; tous obéissent à sa voix. Ajax , Idoménée,
Teucer , Mérion , Mégès , appellent l'élite des guerriers , et
forment avec eux une épaisse barrière. A l'abri de ce rem
part , la foule des Grecs regagne les vaisseaux.
Les Troyens s'avancent , l'air altier, le regard menaçant ;
Hector les guide. Devant lui marche le Dieu du jour. Sa
tête est cachée dans un nuage. Il tient dans sa main cette
terrible , cette épouvantable égide dont Vulcain arma Jupi
ter pour répandre sur les humains la fuite et la terreur.
D'un œil intrépide , les héros de la Grèce défient la tempête ,
et , par des cris affreux , ils répondent aux cris de l'ennemi.
Les flèches , les javelots volent dans les airs , les traits por
tent la mort au sein des guerriers , ou , trompant la fureur
qui les guide , ils s'enfoncent , en frémissant , dans la terre.
Tant que , dans la main du Dieu , l'égide s'arrête immo
bile , la victoire flotte incertaine ; mais bientôt sur les Grecs
il tourne l'immortel bouclier , il l'agite , et lui-même il
pousse un cri terrible. Soudain leur courage languit , leur
ardeur s'affoiblit et s'éteint. Ils fuient éperdus . Tel , surpris
CHANT XV. 235
par deux lions , dans l'horreur de la nuit , sans berger et
sans guide , un troupeau de bœufs erre dispersé. Tels fuient
les Grecs , tremblants , découragés. Apollon dans leurs
cœurs a versé les alarmes , et sur les pas des Troyens il en
chaîne la victoire. Les Troyens égorgent leurs victimes
éparses dans la plaine. Sous le fer d'Hector tombent Sti
chius et Arcésilas ; Stichius , le chef des Béotiens ; Arcési
las , le compagnon , l'ami de l'intrépide Ménesthée.
Énée immole et Jasus et Médon. Jasus guidoit les Athé
niens : Sphélus étoit son père. Médon devoit le jour aux
amours d'Oilée : le grand Ajax l'appeloit du doux nom de
frère. Malheureux objet de la haine d'une marâtre , dont le
frère avoit péri de sa main , il s'étoit vu banni de sa patrie ,
et Phylacé l'avoit reçu dans ses murs. Polydamas égorge
Mécisthée ; Échius expire sous les coups du jeune Poli
tès ; Agénor fait mordre la poussière à Clonius ; Pâris , d'un
trait , perce Déiochus qui fuit , et le fer ressort par la poi
trine.
Tandis que les vainqueurs arrachent à leurs victimes
leurs dépouilles , les Grecs , fugitifs , ont atteint leurs mu
railles , et vont y cacher leur honte et leur foiblesse. Hec
tor , par ses cris , anime ses guerriers ; il les appelle aux
vaisseaux , et leur défend le pillage : « Le premier qui osera
« s'écarter à mes yeux , soudain je lui donne la mort. Ses
" frères , ses sœurs , ne pleureront point sur sa cendre : son
" cadavre , à la vue de nos murs , sera la proie des chiens
« et des vautours. » A ces mots , il presse les flancs de ses
coursiers. Ses escadrons s'ébranlent ; tous , en poussant
des cris affreux , précipitent leurs chars et volent après lui.
Apollon les devance ; sous ses pas les barrières s'abaissent,
le fossé se comble , et offre un chemin dont à peine un ja
velot lancé par le bras le plus vigoureux pourroit mesurer
la largeur.
Toute la phalange troyenne s'y précipite à la fois . Armé
de l'égide , le Dieu porte devant eux la terreur et l'effroi.
236 L'ILIADE.

La muraille , ô Phébus ! s'écroule à ton aspect . Tel , au ri


vage des mers , tombe sous les pieds et les mains d'un en
fant l'édifice de sable qu'ont élevé ses jeux . Tremblants ,
sous les coups du Dieu qui les poursuit , les Grecs s'arrê
tent enfin auprès de leurs vaisseaux. Dans ce dernier asile,
tous s'excitent à de nouveaux efforts , tous lèvent les mains
au ciel , et offrent aux Immortels d'impuissantes prières.
Nestor , leur oracle et leur guide , Nestor tend les bras vers
la céleste voûte : « O Jupiter ! s'écrie-t-il , si jamais dans
<< Argos nos sacrifices et nos vœux ont imploré tes faveurs

« et sollicité notre retour ; si tu promis d'exaucer nos


(( prières ! Dieu puissant! souviens-toi de tes promesses ;
<< sauve-nous du trépas , arrache les débris de la Grèce à la
« fureur des Troyens ! })
Il dit , et , propice à ses vœux , Jupiter fait gronder son
tonnerre. A ce signal équivoque , les Troyens abusés fon
dent sur les Grecs , et réchauffent le carnage. Avec d'hor
ribles clameurs , ils pressent leurs coursiers , et , sur les
ruines de la muraille , ils volent aux vaisseaux . Telle , sou
levée par les vents , la vague en furie s'élance sur un na
vire , et l'abîme sous son poids . Un nouveau combat s'al
lume. Debout , sur leurs chars , les Troyens frappent et de
la pique et de la lance. Armés de pieux que la flamme a
durcis , et que recouvre l'airain , les Grecs se défendent sur
leurs vaisseaux .
Tant qu'au pied de la muraille , et loin encore de la flotte ,
les deux partis se sont disputé la victoire , Patrocle , assis
auprès d'Eurypyle , a soulagé sa peine et trompé ses en
nuis. Sa main a versé sur la blessure de son ami un baume
adoucissant , et calmé sa douleur. Soudain les cris des Grecs
ont frappé ses oreilles ; il les voit fuir éperdus ; il voit les
Troyens vainqueurs franchir les débris de la muraille ; il
gémit , il soupire , et frappant ses genoux : « Cher ami ,
་ s'écrie-t-il , quels que soient tes besoins , je ne puis au
" près de toi demeurer plus long-temps . La Grèce est acca
CHANT XV. 237
་་ blée. Appelle ton esclave fidèle ; je te laisse à ses soins.
«
Moi , je vole vers Achille ; je tenterai de l'entraîner aux
" combats. Que sais-je? peut-être un Dieu secondera mes
" efforts ; la voix de l'amitié fléchira son courage. » Il dit ,

et d'un pas rapide il fuit loin de la tente.


Toujours les Grecs résistent aux efforts des Troyens ;
mais quoique plus nombreux , ils ne peuvent les repousser.
Toujours les Troyens fondent sur les Grecs , mais ils ne
peuvent rompre la barrière qui les arrête. Aucun ne cède ,
aucun ne plie ; une ligne fatale les sépare , et voit expirer
leurs efforts. Ainsi , dans la main d'un favori de Minerve ,
le fer respecte toujours la ligne que la règle a tracée. Ainsi
flottoit , entre les deux partis , la balance des combats.
L'orage gronde sur tous les vaisseaux à la fois , Hector
s'attache à la nef que défend le fils de Télamon. En vain il
tente de l'embraser , en vain Ajax le repousse . Tour à tour
vainqueurs , vaincus tour à tour , ils se consument tous
deux en efforts impuissants. Calétor , un fils de Clytius ,
s'avance une torche à la main : Ajax lui plonge son fer dans
le cœur. Il tombe , et la torche échappe à sa main défail
lante.
Hector voit son parent étendu sur la poussière , expirant
à ses pieds ; il s'écrie : « Troyens , Lyciens , et vous géné
« reux enfants de la Dardanie , arrêtez ! ne cédez point en
« core. Sauvez le fils de Clytius ; sauvez son armure. » II
dit , et contre Ajax il dirige sa lance : le fer s'égare , et va
frapper le fidèle Lycophron , Lycophron , fils de Mastor , et
né dans l'île de Cythère sa main , jeune encore , s'étoit
plongée dans le sang d'un de ses concitoyens . Banni de sa
patrie , le fils de Télamon l'avoit attaché à sa fortune. Il est
frappé à côté de son maître ; de la poupe du vaisseau il
tombe renversé , et ses membres restent sans mouvement et
sans vie. Ajax frémit , il s'écrie : « Teucer, ah ! cher Teucer!
« le fils de Mastor , cet ami fidèle qui nous étoit uni par les
« nœuds les plus chers ..... , il n'est plus ! Hector vient de
238 L'ILIADE .
« l'immoler à mes yeux. Où sont tes traits ? où est cet arc
" dont Phébus arma ton adresse ? »
«
Il dit ; Teucer accourt. Dans sa main est son arc et son
carquois. Soudain un trait siffle dans les airs , et va percer
Clytus , un fils de Pisénor. Clytus guidoit le char de Poly
damas, et , brûlant de se signaler aux yeux d'Hector et des
Troyens , il précipitoit ses coursiers au milieu des dangers .
Rien n'a pu le défendre de son malheureux sort. La flèche
de Teucer l'atteint par derrière , et s'enfonce dans son col.
Il tombe : les chevaux bondissent effrayés , et traînent au
hasard le char abandonné. Polydamas accourt , arrête ses
coursiers , et remet les rênes aux mains d'Astynoüs , un fils
de Protion « Garde mon char, » lui dit-il ; et soudain il
revole au combat. Un second trait est dans la main de Teucer,
il menaçoit Hector, et il alloit lui ravir la gloire et la vie. Mais
Jupiter a vu le danger qui s'apprête ; il arrache à Teucer un
si noble triomphe. La corde de son arc se brise sous sa main ;
la flèche s'égare , et l'arc tombe à ses pieds.
Teucer frémit : « O ciel ! dit-il à son frère , un Dieu jaloux
« m'arrache les armes et la victoire . Je l'avois à mon arc
" attachée ce matin ; je devois avec elle lancer plus de mille
«
« traits ; un pouvoir ennemi , dans mes mains , l'a rompue.
- "
Va , laisse cet arc , laisse ces traits que brise un
" Dieu jaloux. Armé de la pique , couvert du bouclier,
་་ viens combattre à mes côtés , et ranimer l'ardeur de nos
" guerriers. Si le sort nous accable , que l'ennemi, du moins,
« achète chèrement sa victoire..... Rallumons le carnage. »
Il dit ; Teucer revole dans sa tente , charge son bras d'un
vaste bouclier, arme sa tête d'un casque étincelant , que sur
monte un horrible panache. Une pique à la main , il revient
près d'Ajax affronter les hasards.
Hector a vu l'arc tomber des mains de Teucer ; son audace
redouble ; il s'écrie : « Troyens , Lyciens , et vous généreux
« enfants de la Dardanie , accourez , frappez ; la victoire
<< nous appelle. Jupiter, mes yeux l'ont vu ; Jupiter a d'un
CHANT XV . 239
« héros de la Grèce désarmé la valeur. Ce Dieu , toujours
« par des signes certains , manifeste ou sa faveur ou sa haine.
« Il protége nos efforts , il ravit aux Grecs le courage et la
" vigueur. Marchons , combattons . S'il faut , de notre sang ,
« acheter la victoire , mourons ; il est beau de mourir pour
« défendre sa patrie. Heureux si nos derniers regards voient
« fuir les Grecs ! si , tranquilles au sein de nos foyers , nos
«་་ femmes , nos enfants , jouissent en paix de l'héritage de
« leurs pères ! » Il dit ; à sa voix le courage renaît dans tous
les cœurs .
Avec une ardeur égale , Ajax enflamme ses guerriers.
« O honte ! ô désespoir ! Amis , il ne nous reste que la vic
(( toire ou la mort ! Si Hector s'empare de nos vaisseaux ,
« croyez-vous que , pour retourner dans votre patrie , la
« mer vous ouvre des chemins ? Déja la torche est dans ses
" mains ; n'entendez-vous pas ses cris ? Ce n'est pas à une
«་ fête , c'est aux combats , c'est à la victoire qu'il appelle
« ses guerriers. Allons , à leur fureur opposons une fureur
" égale ; qu'un moment décide notre perte ou notre triomphe.

" De vils Troyens , nous réduire à défendre nos vaisseaux !


« Ah ! mourons , mourons plutôt que de prolonger, par une
« molle résistance , leur gloire et notre honte ! » Il dit , et
l'ardeur qui l'enflamme embrase tous les cœurs.
Le chef des Phocéens , Schédius , le fils de Périmède ,
expire sous les coups d'Hector. Ajax immole Laodamas , un
fils d'Anténor , qui guidoit l'infanterie troyenne. Polydamas
renverse le Cyllénien Otus , un compagnon de Mégès , qui
commandoit aux Épéens . Pour venger son ami , Mégès
s'élance sur Polydamas. Mais Apollon veille sur le fils de
Panthoüs ; il se courbe et se dérobe au coup qui le menace.
Le fer meurtrier se plonge dans le sein de Cresmus ; il
tombe , et le vainqueur lui arrache ses dépouilles.
Dolops fond sur Mégès. L'intrépide Dolops est fils de
Lampus , et compte Laomédon au rang de ses aïeux . Dans
le bouclier de Mégès , il enfonce son épée ; mais la cuirasse
240 L'ILIADE .

du héros arrête la pointe homicide. Heureuse cuirasse !


Jadis Philée , aux bords du Selléis , la reçut des mains
d'Euphétès , pour gage de l'hospitalité qui les unissoit tous
deux . Plus d'une fois elle le sauva du trépas ; toujours fidèle ,
elle sauve encore les jours de son fils. Mégès , sur la tête
de Dolops , décharge un coup terrible. Le casque en gémit ;
le panache , tout brillant de la pourpre dont naguère il fut
teint , tombe épars sur la poussière.
Le Troyen combat toujours , et se flatte encore de la vic
toire. Mais Ménélas accourt , se glisse par derrière , et lui
porte un coup inattendu . Le fer meurtrier s'enfonce dans
son épaule , et ressort sanglant par la poitrine. Les bras
étendus , il tombe aux pieds de son vainqueur. Atride et
Mégès accourent tous deux pour lui arracher son ar
mure.
Hector , à cet aspect , appelle ses frères ; il appelle surtout
l'intrépide Ménalippe. Avant que la guerre menaçât les murs
d'Ilion , Ménalippe , dans Percote , faisoit paître ses nom
breux troupeaux . Mais depuis que la mer eut vomi les Grecs
sur ses rives , il revient défendre sa patrie. Mille exploits
signalèrent son courage ; et Priam , qui le reçut dans son
palais , le chérissoit à l'égal de ses fils. «་་ O Ménalippe ! s'écrie
" Hector, céderons-nous à une indigne foiblesse ? Verras-tu
« sans pitié Dolops , ton ami , ton parent , frappé du coup
« mortel ? Déja ses dépouilles sont au pouvoir de ses vain
« queurs. Viens combattre , viens le venger. Il faut désor
<< mais lutter corps à corps. Ce jour doit éclairer notre
« triomphe , ou la chute de Troie. » Il dit ; Ménalippe ac
court , ivre , comme lui , de fureur et de vengeance.
Ajax ranime le courage de ses guerriers : « Amis , leur
་་
dit-il , soyez toujours les héros de la Grèce. Que l'hon
" neur vous enflamme ; que les regards de vos compagnons
« vous soutiennent. Le brave échappe au trépas ; le làche ,
« dans sa fuite , trouve la mort et l'ignominie. » Il dit , et
son discours allume encore l'ardeur dont ils sont embrasés.
CHANT XV. 241
Ils élèvent autour de leurs vaisseaux une barrière d'airain .
Jupiter contre eux précipite les Troyens.
Ménélas excite au sein du jeune Antiloque une bouillante
ivresse. « O fils de Nestor ! lui dit-il , tu es le plus jeune de
« nos guerriers ; à la course , il n'en est point qui te de
« vance. Tu n'as point de rival dans les combats ; si tu fon
« dois sur les Troyens ?... » Il dit, et se replie sur les Grecs.
Le javelot à la main , Antiloque s'élance au milieu des en
nemis , et de l'œil il cherche une victime. A son aspect , les
Troyens reculent. Son fer trop sûr va frapper Ménalippe ,
le fils d'Icétaon , et lui perce le sein . Il tombe , et la terre
gémit sous le poids de l'armure qui le couvre. Antiloque
fond sur sa proie. Tel , et moins ardent encore , le limier
s'élance sur la biche que la flèche du chasseur a frappée au
moment où elle fuyoit , en bondissant , loin de son asile.
Tel , ô Ménalippe ! le fils de Nestor, pour t'arracher ton ar
mure , se précipite sur toi.
Mais Hector l'a vu . Hector accourt , et , le fer à la main ,
il vient venger ton trépas. Tout intrépide qu'il est , Anti
loque n'ose attendre ce rival redouté. Il fuit tremblant ,
éperdu. Tel un monstre des forêts , la gueule encore dé
gouttante du sang d'un berger, ou de son chien fidèle , fuit
dans les bois , et des chasseurs qui s'assemblent trompe et
prévient la vengeance. Hector et ses guerriers le poursui
vent de leurs cris , et l'accablent de leurs traits. Il rentre
dans la foule des Grecs , et là , d'un œil intrépide , il brave
la tempête.
Ministres des éternels décrets , les Troyens comme des
lions se précipitent sur les vaisseaux. Jupiter lui-même les
enflamme. Toujours il élève leur courage , tandis qu'il
énerve leurs rivaux , et dans leurs cœurs dégénérés verse
la foiblesse et l'effroi. Le Dieu qui commande aux Destins
guide Hector aux champs de la gloire. Il veut que la main
de ce héros attache aux vaisseaux des Grecs un feu dévo
rant , et acquitte les promesses qu'il fit à Thétis. Il attend
16
242 L'ILIADE .
que la flamme de l'incendie qu'il doit allumer vienne sur
l'Ida luire à ses immortels regards. Alors , par un soudain
retour, son bras reportera la terreur aux Troyens , et rendra
aux Grecs le courage et la victoire. Mais , en ce moment , il
veille sur Hector . Ses regards le soutiennent , et , d'une ar
deur nouvelle , échauffent son ardeur. Mars avec moins de
fureur s'élance au milieu des combats ; la flamme avec moins
de rage dévore les forêts. Il écume ; sous ses noirs sourcils,
ses yeux roulent étincelants ; son casque retentit sur sa tête,
et des éclairs en jaillissent , avant-coureurs du trépas . Seul ,
au milieu de tant de héros , la gloire l'environne , et de tous
ses rayons éclaire ses derniers instants. Le jour fatal appro
che où Pallas , du fer d'Achille , égorgera sa victime.
Le héros essaie de rompre la barrière qui l'arrête . Il fond
sur les rangs les plus serrés , au milieu des guerriers les
plus redoutables. Inutile fureur ! immobile comme une tour ,
la phalange des Grecs résiste à ses efforts. Tel , au rivage
des mers , un vaste rocher défie et les vents et les flots. Les
vagues mugissantes expirent sur ses flancs , et les couvrent
d'une impuissante écume. Enfin , la rage dans le cœur, et
l'éclair dans les yeux , Hector, au milieu des Grecs , s'é
lance et tombe :

Comme l'on voit un flot soulevé par l'orage


Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à sa rage ,
Le vent avec fureur dans les voiles frémit ;
La mer blanchit d'écume , et l'air au loin gémit ;
Le matelot , troublé , que son art abandonne ,
Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne.

Tels , sous les coups d'Hector et du Dieu qui le guide ,


les Grecs tremblent abattus , consternés . Partout le vengeur
d'Ilion présente à leurs yeux le fer et le trépas. Tel , du sein
des roseaux , un lion en furie fond sur un troupeau nom
breux , qui paît dans un marécage. Le berger , novice en
core , vole tantôt à la queue , tantôt à la tête de la troupe
éperdue. Mais le monstre s'élance au milieu , saisit une
CHANT XV. 243
génisse et la dévore ; le reste fuit épouvanté. Ainsi fuyoient
les Grecs. Le seul Périphète expire sous le fer d'Hector.
Périphète dut le jour à Coprée , ce ministre abhorré des
rigueurs d'Eurysthée ; fils vertueux d'un détestable père ,
Mycènes le comptoit au rang de ses héros et de ses sages.
Sa mort , ô fils de Priam ! illustra tes destins. Au mo
ment où il se retourne sur l'ennemi , sa tête heurte contre
le bouclier qui le couvre. Du choc , il tombe renversé. Son
casque résonne sur sa tête , et trahit sa chute. Hector le
voit ; il accourt , et dans le sein lui plonge son épée. Il ex
pire aux yeux de ses compagnons , qui , tremblants , éperdus ,
ne peuvent donner à sa mort que d'inutiles regrets .
Dans la terreur qui les presse , ils fuient derrière la pre
mière ligne de leurs vaisseaux . Là , ils se rallient ; la honte ,
la frayeur , les arrêtent ; ils n'osent se disperser dans le
camp ; tous se reprochent une commune foiblesse , tous
s'excitent à la vengeance. Nestor, surtout , Nestor, leur con
seil et leur guide , embrasse leurs genoux. Il évoque , à
leurs yeux , et leurs parents et la patrie. « O mes amis !
" s'écrie-t-il , rappelez votre audace première ; que le senti

ment , que l'honneur revivent dans vos ames. Craignez


« les regards de l'univers ; souvenez-vous de vos foyers , de
« vos femmes , de vos enfants , de vos parents ; soit qu'ils
vivent encore , soit que déja ils soient descendus dans la
" tombe. Absents , ils vous implorent , ils vous conjurent par
« ma voix : Combattez , vous disent-ils ; n'allez pas, par
« une fuite honteuse , trahir votre gloire et la nôtre. »
Il dit , et dans tous les cœurs il rallume la flamme du cou
rage. Minerve déchire le nuage que Jupiter épaissit sur
leurs yeux . Une clarté céleste offre à leurs regards et les
vaisseaux et la plaine. Ils voient Hector et ses guerriers , et
ceux qui combattent encore , et ceux qui ont été forcés de
quitter cette sanglante arène.
Honteux de se cacher dans la foule des Grecs , Ajax ,
d'un air altier, d'un pas audacieux , va , sur les bancs des
16.
244 L'ILIADE .
rameurs , affronter les Troyens. Un arbre durci par la
flamme , hérissé de fer , et long de vingt- deux coudées ,
arme ses mains , et porte au loin ses ravages. Plus rapide
que l'éclair, il semble être sur tous les vaisseaux à la fois.
Tel , aux portes de nos cités , un agile mortel guide de front
quatre coursiers qu'a domptés son adresse. Tandis qu'ils
volent , il saute sur l'un , il saute sur l'autre , et les monte
tour à tour ; une foule étonnée le contemple et l'admire.
Tel , de vaisseau en vaisseau , court l'impétueux Ajax.
D'une voix tonnante , il excite les Grecs à défendre et leur
flotte et leur camp. Ses cris s'élèvent jusqu'aux nues.
Avec une égale ardeur, Hector, loin de ses guerriers , se
précipite sur lui. Tel , du sein des airs , l'aigle fond sur
de vulgaires oiseaux . De son bras tout- puissant , Jupiter
conduit Hector, et sur ses pas entraîne les Troyens . La
fureur se rallume :

Vous diriez , à les voir pleins d'une ardeur si belle ,


Qu'ils retrouvent toujours une vigueur nouvelle ;
Que rien ne les sauroit ni vaincre ni lasser ,
Et que leur long combat ne fait que commencer.

Les Grecs , désespérés , ne cherchent plus que le trépas .


Ivre d'orgueil et de rage , le Troyen croit déja voir et la
flotte embrasée, et dans des flots de sang la Grèce anéantie.
Hector s'attache au vaisseau qui , d'une course rapide ,
aborda le premier aux rives de la Phrygie. Malheureux Pro
tésilas ! cette nef étoit la tienne. Elle t'amena sur ces bords ,
mais elle ne te reportera point dans ta patrie. Là , mêlés et
confondus, Grecs et Troyens frappent et meurent ensemble.
Les traits , les javelots ne sifflent plus dans les airs. Armés
de la hache meurtrière , du cimeterre , de la pique , tous ,
avec une fureur égale , se pressent , se heurtent et s'égor
gent. Dans les mains , et sur les épaules des guerriers , le fer
se brise et vole en éclats sur l'arène. La terre est inondée
d'un sang noir et livide.
CHANT XV . 245

Hector, toujours collé à la poupe, et la tenant embrassée :


" Accourez tous , apportez le fer, apportez la flamme ; ce
" jour effacera dix années de disgraces. Jupiter nous les
" livre enfin , ces funestes vaisseaux qui , en dépit des
་ Dieux , ont vomi sur ces rives les Grecs et nos malheurs.
« Ah ! sans la foiblesse , sans les lâches conseils de nos
" vieillards , qui enchaînèrent mon audace , et arrêtèrent

« nos guerriers , je les aurois mille fois détruits , ces perfides


"« vaisseaux . Si Jupiter a long-temps endormi notre valeur ,

«" lui-même , en ce jour, il nous enflamme et nous guide. »


Il dit , et ses soldats , avec une rage nouvelle , s'élancent
sur les Grecs. Ajax plie sous les efforts de la tempête ; il
recule , et sur les bancs des rameurs , il va désormais at
tendre le trépas. Là , debout , le fer à la main , il combat
encore. Toujours il repousse et les Troyens et la flamme ;
toujours , par ses cris , il ranime l'ardeur de ses guerriers .
« Amis ! héros ! Grecs ! ô vous jadis la terreur des hu
« mains ! soutenez votre gloire ; rappelez votre aulace.
« Nous reste-t-il , derrière nous , des appuis , des vengeurs ?
" Est-il quelque rempart , quelque cité qui puisse , à l'abri

« de ses tours , nous sauver du trépas ? Loin de notre patrie ,


" sans amis , sans asile , la mer d'un côté , les Troyens de
K l'autre , notre espoir, notre salut , nos destins sont dans
« nos mains . » Il dit , et la rage dans le cœur , il frappe , il
abat, il renverse. Quiconque , pour obéir à Hector, marche
aux vaisseaux la flamme à la main , expire sous ses coups.
Déja douze guerriers ont mordu la poussière.

1 CHANT SEIZIÈME .

TANDIS que la flotte est en proie à la fureur des combats ,


Patrocle arrive auprès d'Achille. Un torrent de larmes coule
de ses yeux. Telle , on voit une source jaillir du sein d'un
246 L'ILIADE .
rocher. Le héros s'attendrit à sa vue : « Cher ami , lui dit-il ,
« pourquoi ces pleurs qui déshonorent ton courage ? Tu as

« la foiblesse d'un enfant qui court après sa mère , arrête


« ses pas , s'attache à sa robe , la regarde en pleurant , et
« veut la forcer à le reprendre dans ses bras. Est-ce sur
к moi , est-ce sur les Thessaliens que pleure ta tendresse ?
« Des rives de la Phthiotide aurois-tu , seul , appris quelque
<< revers quej'ignore ? Ménétius vit toujours. Au sein de ses
་ États , Pélée coule une tranquille vieillesse.....La mort de

« l'un ou de l'autre seroit pour nous deux une source de


་་ regrets et de larmes ..... Eh ! plaindrois-tu donc ces Grecs
<<
«<
qui , victimes de leur injustice , périssent au milieu de
« leurs vaisseaux ? Parle , épanche dans le sein de ton ami
« un secret qu'il doit partager. »
Patrocle soupire : « O fils de Pélée ! ô héros de la Grèce !
" pardonne , s'écrie-t-il , pardonne à mes larmes . Eh ! puis
"( je ne pas en répandre ? Nos guerriers les plus fameux , nos
" chefs les plus intrépides , gémissent dans leurs tentes
, ou
.mourants ou blessés . Le fils de Tydée , le vaillant Diomède ,
« a été atteint d'une flèche ; Ulysse , Agamemnon , ont été
་་ frappés d'un fer ennemi ; Eurypyle a eu , d'un trait , la
44 cuisse percée. L'art leur prodigue ses ressources , et gué
« rira leurs blessures. Mais toi , rien ne peut adoucir ton
<< fatal ressentiment. Dieu ! que jamais une colère aussi fu
neste ne captive mon ame ! Infidèle à la gloire , traître à
« tes propres vertus , eh ! si tu ne sauves pas aujourd'hui
« les Grecs du dernier des malheurs , à quelle génération
་་ réserves-tu donc le secours de ton bras ? Barbare ! non ,
<< Pélée n'est point ton père. Tu n'es point le fils de Thétis.
« Ame de fer ! cœur impitoyable ! l'Océan t'enfanta au mi
« lieu des orages ; la vague en furie te vomit au sein des
་ rochers. Si la peur d'un oracle enchaine ton courage ; si ,
par l'organe de ta mère , Jupiter t'a révélé un destin qui
K t'effraie , ah! du moins laisse-moi combattre , laisse-moi
" guider les Thessaliens dans les champs de la gloire ; que
CHANT XVI. 247
本 j'aille rendre aux Grecs abattus l'espérance et l'audace.
་་ Donne-moi ton armure. Les Troyens abusés croiront re
" voir Achille ; ils fuiront , et laisseront respirer nos guer
" riers accablés . Un seul instant peut changer leur destin et
« rappeler la victoire. Frais encore et pleins de vigueur,
" nous repousserons , sans peine , au pied de ses remparts ,
« un ennemi épuisé de fatigue. » Prières insensées ! malheu
reux ! c'est ta mort que tu demandes.
Achille pousse un profond soupir : « Qu'ai-je entendu ,
" Patrocle ? lui dit-il . Une vaine terreur n'enchaîne point
« mon courage. Jupiter, par l'organe de ma mère , ne m'a
Τ point révélé un destin qui m'effraie . Mais mon cœur saigne

" encore du trait qui l'a blessé . Un mortel... mon égal....


" oser m'outrager ! Parcequ'il est ici le plus puissant , oser
« me ravir , à moi , le prix de mes travaux !....
« Oui cet affront vit encore tout entier dans mon ame.
" Une beauté dont les Grecs avoient
payé ma valeur, que
" j'avois
achetée par tant d'exploits , par la conquête d'une
ville superbe , Atride l'arrache de mes bras . Comme un
" vil proscrit , il me couvre d'ignominie !.... Mais enfin lais
" sons ces souvenirs injurieux : ma colère ne dut point être
«་་ immortelle. Je promis qu'elle finiroit quand les flammes
« troyennes éclaireroient mes vaisseaux , quand les cris de
" l'ennemi vainqueur retentiroient jusqu'à moi.
( Va : revêts mon armure ; guide les Thessaliens aux com
" bats. Va , d'une nuée de Troyens la flotte est environnée.
a Pressés sur le rivage , les Grecs défendent à peine un reste
« de terrain : Troie tout entière , au milieu de leur camp , les
" insulte et les brave !....
" Ah ! si le casque d'Achille eût brillé dans la plaine , si
"L Agamemnon eût su adoucir ma
fierté , ces vils Phrygiens
к
fuieroient éperdus ; nos fossés seroient remplis de leurs
་་
« cadavres ...... et jusque dans leur camp ils viennent les
"
égorger ! Diomède , et sa lance , et sa fureur, ne peuvent
« les garantir du trépas . Je n'ai point encore entendu la
248 L'ILIADE.

« voix du détestable Atride ; Hector , le seul Hector en


« flamme ses guerriers ; ils remplissent la plaine , et font
« retentir les airs du cri de la victoire. Va , Patrocle , va ,
" sauve les vaisseaux , fonds sur l'ennemi ; éteints la flamme
<< dans ses mains ; que les Grecs doivent à ta valeur l'espoir
« de leur retour . Mais sois fidèle aux lois que l'amitié t'im
« pose. Pour ajouter à ma gloire, pour les forcer à me rendre
« la beauté qui me fut ravie , à effacer par de superbes pré
<< sents les outrages qu'ils m'ont faits , reviens dès que tu
« auras , loin des vaisseaux , repoussé l'ennemi. Quelque
་་ gloire qué Jupiter promette à tes efforts , ne va pas sans

«་་ moi accabler les Troyens ; ton triomphe feroit la honte


" d'Achille.
་་ Non , cher Patrocle , ne va pas , enivré de tes succès ,
་་ guider les Grecs aux remparts d'Ilion. Crains que , pour
« défendre les Troyens , un Dieu ne descende de l'Olympe.
" Apollon les chérit et les protége . Reviens dès que tu auras
« sauvé les vaisseaux , et laisse les deux peuples s'égorger
<< dans la plaine. Jupiter, Apollon , Minerve , Dieux immor
་་ tels , périssent tous les Troyens ! périssent tous les Grecs !

« Puissions-nous échapper nous seuls au trépas , afin que


« nous seuls nous renversions les murs d'Ilion ! »
Cependant Ajax chancelle , et plie sous la tempête. Le
bras de Jupiter énerve sa vigueur, et les Troyens l'acca
blent. Frappé de coups redoublés , son casque gémit sur sa
tête ; son épaule fléchit sous le poids de son bouclier : pressé
de tous côtés , il résiste encore ; mais ses flancs palpitent ;
des flots de sueur coulent de ses membres ; haletant, épuisé,
.
à chaque trait qu'il repousse succède un trait plus terrible.
O Muses! ô filles du ciel ! dites comment la flamme s'at
tacha aux vaisseaux des Grecs. Hector s'élance , et sur la
pique d'Ajax il décharge un coup de son large cimeterre ; il
la brise. Le fer va , loin du fils de Télamon , retentir sur le
rivage , tandis que sa main agite encore d'inutiles débris.
Ajax frémit ; il reconnoit l'ouvrage des Dieux ; il voit que
CHANT XVI. 249

Jupiter, pour couronner les efforts des Troyens , a brisé


dans sa main l'instrument de sa gloire. Il cède ; l'ennemi
attache aux vaisseaux un feu dévorant , et soudain la flamme
l'enveloppe tout entier.
Achille frappe ses genoux : «་ Cours , Patrocle ! cours ,
་་ s'écrie-t-il ; je vois l'incen
die qui s'allume . Va sauver les
" vaisse ; que les Grecs te doivent l'espoir de leur re
aux
« tour. Revêts mon armure : moi , je vais réveiller l'ardeur
« de nos guerriers . » Il dit ; Patrocle obéit à sa voix. Autour
de ses cuisses se replie un mobile rempart , qu'y attachent
des agrafes d'argent . Sur son sein la cuirasse d'Achille brille
d'un feu sinistre et menaçant . L'épée du héros étincelle à
son côté. Son bras gémit sous le poids de l'immense bou
clier. Il ceint le casque , et sur sa tête flotte le terrible pa
nache. Il prend les javelots que son bras peut lancer. Des
armes de son maître , il ne laisse que la pique , trop grande ,
trop pesante pour un autre mortel , et qui ne peut être ma
niée que par le seul Achille : fatal instrument de la mort des
héros , Chiron jadis en coupa le bois sur le mont Pélion , et
en arma les mains de Pélée .
Par les ordres de Patrocle , Automédon apprête le char ;
Automédon , après Achille , son ami le plus cher et son
compagnon le plus fidèle dans les combats. Il attelle Xanthe
et Balius , deux coursiers plus rapides que les vents. Jadis
aux bords de l'Océan , Podarge les conçut du souffle amou
reux du Zéphyr. A côté d'eux il attache Pédase , qu'Achille
avoit pris à la conquête de Thèbes. Tout mortel qu'il est ,
Pédase est digne de marcher avec ces immortels coursiers.
Cependant le fils de Pélée court aux tentes des Thessa
liens , et les appelle aux combats. Tous s'arment à sa voix ;
tous , pleins d'une fureur guerrière , volent sur les pas du
fidèle Patrocle. Tels , des loups enivrés de sang et de carnage ,
courent , au sein d'une fontaine , éteindre la soif qui les dé
vore ; leurs yeux étincellent , leurs flancs palpitent , et d'une
langue avide ils lèchent encore leurs lèvres ensanglantées.
250 L'ILIADE .

Debout au milieu de ses Thessaliens , Achille enflamme


leur audace. Cinquante vaisseaux avoient vogué sous ses
ordres ; chaque vaisseau sur les rives de Troie avoit vomi
cinquante guerriers . Pour diriger leurs mouvements , le
héros a mis à leur tête cinq chefs dont il a éprouvé les ta
lents et la fidélité. La première bande obéit à Ménesthius ,
petit-fils de Jupiter . Ce guerrier doit le jour au fleuve Sper
chius , et à la belle Polydore , une fille de Pélée , qui reçut
ce Dieu dans ses bras. Le vulgaire le donnoit à Borus , fils
de Périérès , qui avoit obtenu la main de sa mère , et , par
de riches présents , payé le droit de s'appeler son époux. Lé
second corps marche sous Eudorus , le favori du Dieu des
combats. Eudorus est encore un enfant de l'Amour. La
jeune Polymèle , fille de Phylas , dansoit dans les chœurs
de Diane Mercure la vit ; Mercure brûla pour elle , et , par
un amoureux larcin , il lui ravit les prémices de sa virginité.
De ses embrassements devoit naître un héros infatigable à
la course , intrépide dans les combats. A peine Polymèle
étoit devenue mère , le vaillant Échéclus brigua l'honneur
de sa main , et par de magnifiques présents paya le titre de
son époux. Phylas reçut Eudorus dans son palais , et avec
la tendresse d'un père il y éleva son enfance. La troisième
troupe est guidée par Pisandre , un fils de Mémalus ; Pi
sandre , après Patrocle , le plus habile des Thessaliens à
manier la pique. Le vieux Phénix commande à la qua
trième. A la tête de la cinquième est le fils de Laërce , le
généreux Alcimédon .
Dès qu'Achille a disposé ses soldats : « Enfants de la
« Thessalie , leur dit-il , tant que ma colère a enchaîné vos
"( bras , vous n'avez cessé de menacer les Troyens allez ,
་་ justifiez l'orgueil de vos menaces . Vous accusiez mon res

« sentiment Impitoyable fils de Pélée , disiez-vous , il


་་
" faut que ta mère ait de fiel abreuvé ton enfance ; mal
(( gré nous , tu nous condamnes à une lâche oisivete.
་་
Ah! si rien ne peut fléchir ton courroux , rends-nous ,
CHANT XVI. 251
a cruel ! rends-nous à notre patrie. Tels étoient les repro
" ches qu'exhaloit contre moi votre impatiente ardeur . Je

« vous rouvre aujourd'hui la carrière où vous brûliez de


« courir. Allez , et dans le sang des Troyens éteignez la soif
«< qui vous dévore. >>
Il dit , et le feu de la gloire embrase tous les cœurs. Les
bataillons se pressent et se serrent. Soldat contre soldat ,
casque contre casque , bouclier contre bouclier, leurs pa
naches se mêlent et flottent confondus. Ainsi , sous une
main habile , les pierres s'unissent et forment une masse
épaisse , impénétrable , dont le front s'élance dans les airs ,
et défie les tempêtes. Pleins d'une égale audace , brûlants
d'une ardeur égale , Patrocle et Automédon marchent à la
tête de ces intrépides guerriers.
Achille retourne à sa tente : là, dans un coffre pompeux ,
sont entassés des robes , des tuniques , des tapis , des tré
sors , dont , en partant , Thétis avoit chargé son vaisseau.
Sa main y prend une coupe superbe , que jamais ne souil
lèrent les lèvres d'un autre mortel , et qu'Achille lui-même
n'employa jamais qu'à faire des libations au Maître des
Dieux . A la vapeur du soufre , le héros la purifie ; dans une
onde pure il lave et le vase et ses mains. Il verse le vin ;
debout , les yeux au ciel , il répand la liqueur sacrée , et
jusqu'au trône de Jupiter élance sa prière .
«་་ O Dieu des Dieux ! ô toi qui , loin des mortels , habites
« les forêts de la froide Dodone , où , les pieds toujours
(( couverts de poussière et couchant sur la terre , les Selles,
ates interprètes , consultent et reçoivent tes oracles ! ô Ju
« piter ! tu as écouté mes premiers vœux. Déja , pour me
« venger, tu as sur les enfants de la Grèce déployé tes ri
" gueurs ; j'implore encore aujourd'hui ta puissance . Je
" reste dans ces lieux. Mais un guerrier qui m'est cher
• va ,
" par mes ordres , guider au combat mes Thessaliens. Fais
"( marcher avec lui la Victoire . O Jupiter ! échauffe son au
" dace ; qu'llector reconnoisse qu'invincible avec Achille ,
252 L'ILIADE .
" Patrocle sait encore tout seul s'illustrer par ses exploits .
་་ Mais après avoir sauvé les vaisseaux de la flamme enne
« mie , qu'un heureux retour me rende mon ami , mes
<< armes et mes guerriers ! » Il dit ; Jupiter entend sa prière ;
mais il n'en exauce que la moitié. Il permet que Patrocle ,
loin des vaisseaux , repousse la guerre et les dangers , mais
ses décrets refusent aux vœux d'Achille son retour et sa
vie. Après avoir rendu à Jupiter ce religieux hommage , le
héros rentre dans sa tente . Il remet à sa place la coupe sa
crée , et retourne contempler d'un œil inquiet la scène des
combats .
Les Thessaliens marchent sous Patrocle : l'orgueil est
sur leurs fronts ; ils brûlent de combattre. Telles des gue
pes , qu'irrita dans ses jeux une imprudente jeunesse , s'é
lancent de leur asile , et sur tout ce qui les approche exer
cent leur vengeance . Si , sans le vouloir, le tranquille
voyageur a troublé leur repos , soudain tout s'alarme , tout
vole à la défense de leurs foyers et de leurs tendres essaims.
Tels , et plus ardents encore , les Thessaliens abandonnent
leurs vaisseaux ; l'air retentit de leurs clameurs guerrières.
Patrocle excite leur audace : « O Thessaliens , s'écrie
་ t-il , ô compagnons d'Achille ! soyez toujours des héros .
«< Rappelez votre valeur première. Soldats du fils de Pélée,
" du plus vaillant des Grecs , soutenons sa gloire et la nôtre.
་་ Qu'en voyant nos exploits , Atride rougisse d'avoir ou
"« tragé le plus grand des guerriers. » Il dit ; tous sont en
flammés d'une nouvelle ardeur ; tous , à flots pressés , ils
fondent sur l'ennemi. Les Grecs font retentir le rivage et
leurs vaisseaux des cris de leur allégresse.
A la vue de Patrocle et de la fatale armure , les Troyens
sont glacés de frayeur ; ils s'ébranlent ; ils croient qu'Achille ,
abjurant son courroux , vient secourir Atride et le venger.
Déja des yeux ils cherchent un asile contre le trépas . Pa
trocle , le premier , lance un javelot au milieu de ces batail
lons éperdus. L'arme meurtrière va , près du vaisseau de
CHANT XVI. 253
l'infortuné Protésilas , frapper Pyrechmès , qui , des rives
de l'Axius , avoit aux plaines d'Ilion guidé les Péoniens. Le
fer lui perce l'épaule droite. Gémissant , renversé , il tombe
sur la poussière. Les Péoniens se dispersent ; la chute de
leur héros et de leur chef a porté l'épouvante dans leurs
cœurs. Déja le Troyen a fui loin des vaisseaux ; déja la
flamme est éteinte ; déja on a sauvé les débris de la nef em
brasée. Les Grecs accourent en triomphe , et se pressent
autour de leur flotte reconquise. L'espérance et l'audace re
naissent dans leurs cœurs . Ainsi , quand Jupiter , armé de la
foudre , a déchiré le flanc d'un nuage , les rochers , les mon
tagnes et les bois reparoissent ; le ciel s'embellit et s'éclaire .
La Grèce respire ; mais forcé d'abandonner les vaisseaux ,
errant , dispersé , le Troyen combat encore. Dans ce dés
ordre , il n'est point de héros grec qui ne frappe sa victime.
D'un javelot lancé par Patrocle , Arélycus est atteint dans
sa fuite ; le fer meurtrier perce l'airain qui le couvre , s'en
fonce dans sa cuisse , pénètre jusqu'à l'os et le brise.
Il tombe expirant sur la poussière. Le roi de Lacédémone
plonge son épée dans le sein de Thoas , et le renverse im
mobile et sans vie . Mégès prévient Amphiclus , qui le me
nace , lui perce la cuisse et déchire les nerfs . Le voile de la
mort s'épaissit sur ses yeux.
Antiloque, Thrasymède, dignes enfants de Nestor, vous
vous signalez tous deux par d'illustres exploits. Antiloque
atteint Atymnius , et lui plonge son fer dans la gorge. Le
malheureux expire à ses pieds. Pour venger son frère , Mu
ris fond sur Antiloque , le javelot à la main ; mais avant
qu'il l'ait lancé , Thrasymède l'a frappé lui-même à l'épaule.
Les muscles qui attachent le bras sont brisés , l'os est fra
cassé : il tombe ; la terre gémit sous son poids , et ses yeux
sont couverts de la nuit du trépas. Ainsi , sous les coups
des deux frères périssent deux héros , les amis , les compa
gnons fidèles de Sarpédon , tous deux fils d'Amisodar , qui
nourrit la fatale Chimère , le fléau des humains.
254 L'ILIADE .

Ajax, le fils d'Oïlée , fond sur Cléobule , qui s'agite au mi


lieu de la foule , le saisit vif, et dans la gorge lui enfonce
son épée. Le fer fume du sang qu'il a versé , et la mort ,
d'une ombre épaisse , enveloppe sa victime . Pénélée et Ly
con se précipitent l'un contre l'autre ; de leurs piques ils se
frappent en vain ; en vain ils essaient leurs javelots ; ils sai
sissent leurs épées. Lycon , de la sienne , décharge un coup
terrible sur le casque de son ennemi. Le panache est abattu ,
mais le fer se brise et vole en éclats. Pénélée , de la sienne ,
frappe le col de Lycon , et l'y cache tout entière. La tête ,
qu'une peau légère arrête à peine , penche renversée ; le
cadavre immobile est étendu sur la poussière . Mérion at
teint Acamas au moment où , pour fuir, il va remonter sur
son char, et lui perce l'épaule. Il tombe , et le nuage de la
mort s'épaissit sur ses yeux.
Le fer d'Idoménée atteint Érymas à la bouche , s'enfonce
dans le crâne , et en brise le fragile tissu. Les dents sont
fracassées , les yeux nagent dans le sang ; des flots de sang
s'écoulent par la bouche et par les narines ; la nuit de la
mort enveloppe sa victime . La terreur s'accroît ; les
Troyens fuient éperdus les Grecs , avec plus de fureur ,
les poursuivent et les égorgent. Tels , sur un troupeau dis
persé par l'imprudence du pasteur , fondent les loups avides
de carnage ; tels ils dévorent leurs victimes foibles et sans
courage .
Le grand Ajax ne cherche qu'Hector ; c'est contre Hec
tor qu'il dirige tous ses traits . Mais , immobile sous le bou
clier qui le couvre , le guerrier habile observe et les javelots
et les flèches qu'on lui lance. D'un œil intrépide , il voit la
victoire abandonner ses drapeaux ; mais il reste inébran
lable et sauve encore les Troyens. Loin de lui la terreur et
la fuite entraînent ses guerriers ; ainsi , quand Jupiter ras
semble les tempêtes , un nuage s'élève à l'horizon , et sur
l'aile des vents se disperse dans les cieux. Tels fuient les
Troyens en tumulte ; l'air retentit de leurs clameurs , et le
CHANT XVI. 255
camp des Grecs est couvert de leurs débris. Hector lui
même , au milieu du désordre , vole aux remparts d'I
lion. Derrière lui ses Troyens éperdus se pressent aux
bords du fossé qui les arrête. Là , les timons sont brisés ,
les coursiers fuient , laissant et leurs chars et leurs maîtres
étendus sur la terre.
Toujours avide de sang , Patrocle poursuit le cours de sa
victoire , et verse au cœur des Grecs la fureur qui l'anime .
Les Troyens , épars , remplissent de leurs cris et la plaine
et les airs. Les coursiers volent à Troie , et des tourbillons
de poussière s'élèvent jusqu'aux nues . Patrocle fond tou
jours sur les pelotons les plus serrés. L'œil en feu , la me
nace à la bouche , il les presse , il les accable. Les chars
tombent renversés sur les chars ; les guerriers qui les
montent roulent avec eux , expirants sur la poussière. Déja
les immortels coursiers que les Dieux donnèrent à Pélée
ont franchi le fossé. Ils dévorent la terre ; le fils de Méné
tius les précipite sur Hector ; c'est Hector seul qu'il brûle
d'atteindre et d'immoler. Mais Hector fuit , ses coursiers ,
haletants et couverts d'écume , le dérobent à l'ennemi qui
le menace. Après lui , des flots de Troyens roulent vers les
remparts. Ainsi , aux jours de l'automne , quand Jupiter en
courroux venge les lois outragées , et punit l'iniquité des
juges et les crimes des rois , l'urne céleste s'épanche sur la
terre, les fleuves débordés inondent les campagnes , les tor
rents en furie ravagent les monts et les plaines , et vont , en
mugissant , porter à la mer leurs ondes et les trésors du
laboureur.
Déja Patrocle a devancé les Troyens fugitifs . Soudain il
se replie , et ferme le chemin qui les conduit à ces murs où
leur frayeur aspire . Resserrés entre le fleuve et la muraille ,
il revient sur eux , il les égorge , et sur une foule de vic
times il venge les héros que la Grèce a perdus . Pronoüs
tombe le premier sous ses coups ; d'un javelot il lui perce
L'ILIADE . i
256
le sein. Le malheureux expire , et la terre gémit sous son
poids.
Le vainqueur s'élance sur Thestor. Caché au fond de son
char , tremblant , éperdu , Thestor avoit abandonné les
rênes. Le héros lui enfonce sa pique dans la joue , et , la
bouche béante , l'enlève de son char. Tel à l'hameçon du
pêcheur le poisson balance suspendu . Soudain sur le sable
il laisse tomber sa proie , et la mort l'enveloppe de ses
ombres .
Ériale va fondre sur Patrocle ; d'une pierre énorme le hé
ros l'atteint à la tête. Le crâne est brisé , la cervelle s'épan
che dans le casque, le tronc tombe immobile, et le froid du
trépas le saisit et le glace. Érymas , Amphotérus , Épaltès ,
Tlépolème , Échius , Pyrès , Iphée , Eüippus , Polymède ,
roulent entassés les uns sur les autres , et confondent leur
sang et leurs derniers soupirs .
Sarpédon a vu périr ses compagnons ; soudain il rappelle
ses Lyciens , et gourmande leur frayeur : « Vils soldats !
« s'écrie-t-il , opprobre de la Lycie ! courez cacher votre
« honte. Moi , je vais l'affronter ; je saurai quel il est , cet
« ennemi terrible, ce fier destructeur des Troyens . » Il dit ,
et soudain il s'élance de son char. Patrocle s'élance du sien.
Avec des cris affreux ils fondent l'un sur l'autre. Tels , au
sommet d'un rocher, deux vautours, de leur bec recourbé,
de leurs serres tranchantes , se menacent, se déchirent , et
de leurs cris aigus font retentir et les monts et les bois.
A cet aspect , Jupiter est ému de pitié : « Hélas , dit-il à
α Junon , le Destin , à mes yeux , va par les mains de Pa
<< trocle immoler mon cher Sarpédon. Quel trouble s'élève
« dans mon cœur paternel ! Dois-je , loin des combats , le
« transporter au fond de la Lycie , ou le laisserai-je immoler
" par le fils de Ménétius ?
1 « Étrange Divinité ! lui répond Junon , qu'oses-tu pro
« noncer ! Un mortel , que depuis long-temps la Parque a
AL marqué pour le trépas , tu voudrois le dérober à ses coups !
CHANT XVI. 257
" Fais , si tu l'oses ; mais les Dieux ne seront pas tous com
" plices de ta foiblesse. Hé ! si tu sauves ton fils du destin
" qui le menace , crains que bientôt quelque autre Immor

«< tel ne veuille , pour une tête aussi chère , obtenir une fa
« veur égale. Combien d'enfants de Dieux combattent sous
« les murs de Troie ! Combien d'entre eux sont condamnés
« à périr victimes de ton courroux ! Va , laisse-le dans les
་ champs d'Ilion , expirer sous les coups de Patrocle.
« Mais pour consoler ta tendresse et tromper ta douleur,
« dès que la Parque aura tranché le dernier fil de sa vie ,
que le Sommeil et la Mort aillent porter sa dépouille au
« fond de la Lycie . Là , ses frères , ses amis , lui donneront
« un cercueil , et sur son tombeau élèveront une colonne ,
« monument de son néant et de leurs regrets. » Elle dit ; le
Père des Dieux se soumet à la rigueur du destin. Mais pour
honorer ce fils chéri , que le bras de Patrocle va immoler
dans les champs d'Ilion , loin de sa patrie , il fait pleuvoir
sur la terre une rosée de sang .
Cependant les deux héros s'approchent ; déja le fils de
Ménétius a percé le flanc du brave Thrasymède , l'écuyer de
Sarpédon , et lui a ravi la vie. Sarpédon , moins heureux , a
lancé un javelot inutile ; mais de sa pique il atteint le cheval
Pédase à l'épaule droite. Le coursier mugit , se dresse , re
tombe et roule expirant sur la poussière. A la vue de leur
compagnon étendu à leurs pieds , Xanthus et Balius bon
dissent et s'écartent. Le joug crie , les guides se mêlent et
s'embarrassent ; soudain Automédon s'élance , et de son fer
il coupe les traits . Les coursiers , sous sa main , se rappro
chent et se rassemblent. Le combat se rallume ; Sarpédon
lance un nouveau trait ; mais toujours infidèle , le fer glisse
sur l'épaule droite de son ennemi. D'une main plus sûre
Patrocle lance le sien. Sarpédon tombe renversé sur la
poussière. Tel , au sommet des montagnes , le chêne ou le
sapin altier succombent sous les coups de la cognée.
Étendu aux pieds de ses coursiers, le héros frémit de fu
17
258 L'ILIADE.
reur et de rage. Il se débat encore sur la terre arrosée de
son sang , et de ses mains impuissantes la presse et la dé
chire. Tel un taureau fougueux mugit et s'agite sous la dent
meurtrière du lion qui le dévore. Enfin , d'une voix mou
rante , il appelle son ami , le compagnon de ses travaux :
" Cher Glaucus , lui dit-il , tu fus toujours l'exemple de nos
" guerriers ; mais il faut aujourd'hui , par de nouveaux ex
" ploits , signaler ton courage ; il faut qu'une ardeur nou
« velle te transporte et t'enflamme. Va , que nos Lyciens , à
⚫ ta voix , viennent défendre les restes de Sarpédon. Toi
་་ même, avec eux , sauve d'un dernier outrage la mémoire
« de ton ami. Ah ! si les Grecs m'arrachoient mon armure,
« s'ils insultoient à mes dépouilles , ton front seroit couvert
« d'un opprobre éternel. Sauve ma gloire , sauve la tienne ;
« que tous nos soldats accourent pour me venger. » Il dit ,
et la Mort sur ses yeux épaissit son bandeau. Le vainqueur
presse du pied sa victime expirante , et de son sein palpi
tant il arrache et le fer et la vie. Les Thessaliens arrêtent
les coursiers de Sarpédon , qui , dégagés de son char ,
fuyoient éperdus dans la plaine.
Aux dernières paroles de son ami mourant, la douleur a
déchiré le cœur de Glaucus. Il gémit et de sa perte et de
l'impuissance de le venger. La blessure que lui fit Teucer
saigne encore. De la main il presse son bras languissant, et
adresse au fils de Latone cette ardente prière : « Dieu puis
་་ sant, prête l'oreille à ma voix . En quelque lieu que tu ré
" sides, à Troie ou dans la Lycie , le cri du malheureux peut

"་་ arriver jusqu'à toi. Une cruelle blessure me dévore ; ma


" main est percée des traits de la douleur ; mon sang coule,
"« et mon bras languit appesanti. Je ne puis ni manier la

་་ lance, ni frapper l'ennemi , et Sarpédon n'est plus ! ..... Le
་་ héros de la Lycie , le fils de Jupiter a péri sous mes yeux,

« et son père le laisse sans vengeance ! Dieu puissant, gué


" ris cette funeste blessure ; assoupis ma douleur ; donne à
« mon bras une force nouvelle , donne à ma voix une nou
CHANT XVI. 259
R velle énergie. Que mes Lyciens m'entendent ; que moi

« même je puisse combattre et défendre avec eux les restes


« de mon ami. » Il dit ; Apollon exauce sa prière ; soudain
la douleur fuit , le sang s'arrête , et une nouvelle vigueur
anime son audace.
Glaucus reconnoît la main du Dieu qui le protége, et dans
les transports de sa joie , il court porter à ses Lyciens l'ar
deur qui l'enflamme ; de là il vole au milieu des Troyens , il
appelle au combat Polydamas , Agénor , Énée ; il appelle sur
tout Hector. «< O fils de Priam ! s'écrie-t-il , tu oublies tes al
" liés ! Ces guerriers qui , loin
de leurs amis , loin de leur
« patrie,
sont venus s'immoler pour toi , tu les laisses expi
« rer sans vengeance ! Sarpédon n'est plus ! La Lycie a
« perdu son héros et son roi. Mars vient de l'égorger par
" les mains de Patrocle. O vous ! ses amis, accourez ; qu'un
K noble ressentiment vous enflamme ! Venez sauver son ar
« mure, venez le sauver lui-même des outrages que lui pré
" parent les Myrmidons pour venger tant de Grecs abattus
« sous nos coups . »
Il dit , et son discours porte dans le cœur des Troyens la
douleur la plus profonde. Tous pleurent un héros qui , quoi
que étranger, fut l'appui de leurs murs ; qui , chef d'une
nombreuse milice , l'animoit par son exemple. Tous , pour le
venger, revolent au combat : plus ardent qu'eux tous , Hec
tor les devance et les guide.
Patrocle enflamme ses guerriers. Il échauffe encore la
bouillante ardeur des deux Ajax : «་ Venez, leur dit-il , ve
< nez me seconder ; soyez ce que vous fûtes toujours ;
«
« soyez , s'il se peut, encore plus vaillants. Celui qui , le pre
« mier, a franchi notre muraille , Sarpédon , est couché sur
« la poussière. Si nous pouvions, sur ses restes odieux , ven
« ger les outrages que nous avons reçus ! si nous pouvions
* ravir ses dépouilles , et sur son cadavre immoler encore
xt quelques uns de ses soldats !... >> Il dit , et brûlants de

fureur les Ajax volent avec lui.


17.
260 L'ILIADE.

Des deux côtés se forment des phalanges menaçantes.


Troyens, Lyciens , Grecs , Thessaliens , tous, autour de Sar
pédon , se heurtent et se mêlent. L'air retentit d'affreuses
clameurs ; les armes se choquent , étincellent et se brisent.
Pour donner plus de victimes aux mânes de son fils , Jupi
ter, sur ce théâtre sanglant, épaissit une nuit funeste.
Les Troyens , les premiers , font plier leurs rivaux . Épi
gée , une illustre victime , expire sous leurs coups. Jadis
Épigée avoit régné dans Budium ; souillé du sang d'un pa
rent qui avoit péri de sa main , il étoit allé , en suppliant ,
demander un asile à Thétis et à Pélée , qui l'avoient en
voyé, avec Achille, combattre les Troyens.
Il saisissoit le cadavre : Hector d'un éclat de rocher le
frappe à la tête. Les os sont brisés , la cervelle s'épanche
dans le casque. Il tombe sur sa proie , et la mort le couvre
de ses ombres. Sa chute , ô Patrocle ! irrite ton courage ;
pour venger ton ami , tu te précipites sur les Lyciens et sur
les Troyens , semblable à un vautour qui , du sein des nues ,
fond sur de foibles oiseaux et les disperse.
D'une pierre énorme il écrase Sthénélaüs , un fils d'Ithé
mènes. Les Troyens plient ; Hector lui-même plie avec eux.
Autant qu'un javelot lancé par une main habile peut mesu
rer d'espace dans nos jeux et dans les combats , autant ,
dans leur fuite , en parcourent les Phrygiens. Les Grecs les
poursuivent. Glaucus se retourne le premier , et Bathyclée ,
un fils de Calcon , expire sous ses coups. Bathyclée habitoit
dans l'Hellade . Sa fortune et ses trésors , parmi les Thes
saliens , le plaçoient aux premiers rangs. Il poursuivoit
Glaucus ; déja il étoit près de l'atteindre. Soudain le Lycien
se retourne , et dans le flanc lui plonge son épée. Il tombe ,
et la terre gémit sous son poids. Les Grecs pleurent la perte
d'un héros , les Troyens triomphent , et fondent sur le ca
davre. Avec non moins d'audace les siens accourent pour
le venger. Là , Mérion immole un chef des Troyens , l'in
trépide Lagon , le fils d'Onétor, Onétor, prêtre de Jupiter
CHANT XVI . 261
Idéen , et que le peuple révéroit à l'égal des Dieux ; Mérion
lui enfonce son fer dans la gorge : son ame s'envole , et ses
yeux sont couverts de la nuit du trépas.
Énée lance au vainqueur un javelot , et se flatte de l'at
teindre sous son vaste bouclier. Mais le héros se courbe ,
et se dérobe au coup qui le menace. Le fer du Troyen va
derrière lui s'enfoncer, en frémissant , dans la terre. Énée
furieux : « Ah , Mérion ! s'écrie-t-il , si mon trait eût pu
K
t'atteindre , ta souplesse et ton agilité n'auroient pu te
« sauver du trépas.
-« Énée, lui répond Mérion , quel que soit ton courage ,

«་་ crois-tu que quiconque ose te combattre doive expirer sous


" tes coups ? Tu es mortel comme moi. Si ce trait peut ar
" river jusqu'à toi , tu descendras aux sombres bords , et ta
« valeur si renommée ne fera qu'ajouter à ma gloire. » Il dit ;
le fils de Ménétius le gourmande en ces mots : « Quoi !
«" Mérion ? quand on combat , Mérion s'amuse à discourir !
" Va , pour les faire reculer, il faut du fer et non pas des
« injures la langue sert dans les conseils , et le bras à la
« guerre. Laissons d'inutiles discours , et songeons à com
« battre. >>
Il dit , et Mérion se précipite sur ses pas. La terre gémit :
les casques, les boucliers, les lances , les épées, se heurtent ,
et font retentir les airs d'un bruit affreux . Tels , sous les
coups de la cognée , résonnent les forêts , et les échos gé
missent. Couvert de poussière , de sang et de javelots , Sar
pédon n'est plus qu'un objet hideux que méconnoîtroit l'œil
même de sa mère. Les guerriers se pressent autour du ca
davre. Tels , aux jours du printemps , des essaims d'insectes
ailés bourdonnent autour du vase qui reçoit le lait qu'ex
prime la bergère.
Cependant l'œil de Jupiter est toujours attaché sur cette
funeste arène. La mort de Patrocle occupe sa pensée. Il
balance s'il doit , par le fer d'Hector , l'immoler à l'instant ,
sur le corps de son fils , ou s'il reculera sa perte , pour ajouter
262 L'ILIADE .

encore aux horreurs de cette sanglante journée. Il décide


enfin qu'il repoussera les Troyens jusqu'au pied de leurs
remparts , et que de nouvelles victimes tomberont sous ses
coups .
Soudain il verse l'épouvante au cœur d'Hector. Le héros
reconnoît que Jupiter a penché sa balance ; il monte sur son
char ; il fuit , et sa voix , dans sa fuite , entraîne ses guer
riers. Le Lycien sent expirer son audace. A la vue de
son roi percé de coups , enseveli sous un monceau de ca
davres , il fuit épouvanté. Le Grec , vainqueur , arrache à
Sarpédon son armure étincelante ; et Patrocle remet à ses
compagnons ce trophée , pour le porter aux vaisseaux .
Jupiter appelle le Dieu du jour : « Va , mon fils , va , lui
" dit-il , sauver des outrages
des Grecs les restes de mon
« cher Sarpédon porte-le aux rives du Xanthe , et dans
« ses ondes lave le sang et la poussière dont il est souillé.
་་ Parfume-le d'ambroisie , et couvre-le
d'immortels habits.
K Que le Sommeil et la Mort aillent le déposer au fond
de
« la Lycie. Ses frères , ses amis , enseveliront sa dépouille ,
« et sur son tombeau élèveront une colonne , monument
« de son néant et de leurs regrets . >>
Il dit ; du sommet de l'Ida , Phébus descend sur la plaine
sanglante. Il enlève le corps de Sarpédon , le baigne dans le
fleuve , et , parfumé d'ambroisie , revêtu d'immortels habits ,
il le remet au Sommeil et à la Mort , qui , d'un vol rapide ,
vont le déposer aux rives de la Lycie.
Cependant , ivre d'espoir et d'orgueil , Patrocle anime ses
coursiers , et vole sur les pas des Troyens. L'insensé ! il
oublie les ordres d'Achille , et cet oubli le conduit à la mort.
Misérables humains ! le Moteur suprême se joue de nos
vaines pensées. Il élève , il abaisse notre courage à son gré ;
il nous montre , et puis soudain il nous dérobe la victoire.
O fils de Ménétius ! c'est Jupiter qui allume ta funeste ar
deur. Dans cet instant fatal , où les Dieux t'appellent au
trépas , que de victimes encore expirent de ta main ! Adraste ,
CHANT XVI . 263

Autonous , Échéclus , Périmus, Épistor , Ménalippe , Elasès ,


Mulius et Pylartus , ont déja mordu la poussière : le reste
des Troyens fuit épouvanté.
Ilion alloit tomber. Patrocle furieux , étincelant , alloit
détruire ses remparts ; mais pour les défendre Apollon des
cend sur une des tours , et prépare au vainqueur un mal
heureux sort. Trois fois le héros s'élance , trois fois la main
de l'Immortel fait briller sur lui son égide et le repousse.
Une quatrième fois il prend son essor . Le Dieu lui crie d'une
voix menaçante : « Arrête , Patrocle , arrête : ce n'est point
« sous tes coups que doit tomber Ilion. Achille lui-même ,
« ton héros et ton maître , n'aura point la gloire de l'a
« battre. » Il dit ; Patrocle recule plein de terreur.
Cependant Hector a , vers la porte de Scée , ramené ses
coursiers. Il balance s'il ira encore dans la plaine affronter
les hasards , ou si , dans l'enceinte des murs , il rappellera
ses guerriers. Tandis qu'il flotte irrésolu , Apollon l'aborde
sous les traits du jeune , du bouillant Asius , le fils de Dy
mas , et le frère d'Hécube , qui habitoit dans la Phrygie ,
aux rives du Sangar. « Hector, lui dit-il , pourquoi aban
« donnes-tu le combat? Arrête : ah ! si j'étois au-dessus de
« toi par mes forces autant que je suis au-dessous de toi
" par ma foiblesse , tu n'aurois pas impunément cessé de
" combattre va , pousse tes coursiers contre Patrocle . S'il
" périssoit de ta main , si Apollon te donnoit la victoire.... >>
A ces mots , le Dieu se jette au milieu des guerriers , sème
parmi les Grecs le désordre et l'effroi , et du côté des
Troyens rappelle la fortune.
Hector revole dans la plaine , et loin des guerriers vul
gaires il précipite ses coursiers sur Patrocle. Patrocle
s'élance de son char : dans sa main gauche est une épée ;
de l'autre il saisit une roche énorme et la lance. Le bloc
meurtrier va frapper au front l'infortuné Cébrion. L'os est
brisé , les yeux roulent sanglants sur la poussière ; le mal
heureux tombe la tête la première , sans mouvement et sans
264 L'ILIADE .

vie. Le vainqueur l'insulte et l'outrage : « Je croyois , dit-il ,


་་ avoir des guerriers à combattre ; mais Troie a des plon
geurs , et n'a point de soldats. » A ces mots , il fond sur
sa proie. Tel au milieu d'un troupeau s'élance un lion , la
terreur des bergers. Son courage affronte le trépas , et ,
frappé d'un trait mortel , il expire étendu sur ses victimes.
Hector se précipite de son char, et vient disputer à Pa
trocle les restes de Cébrion. Acharnés sur ce malheureux
cadavre , tous deux ils brûlent de s'immoler. Tels , au som
met d'une montagne , deux lions en proie à la faim dévo
rante , tous deux animés d'une fureur pareille , s'arrachent
les lambeaux encore palpitants d'une biche égorgée.
Hector saisit la tête ; Patrocle s'attache aux pieds ; tous
deux ils luttent avec une vigueur égale . Autour d'eux com
battent les Troyens et les Grecs . Les traits sifflent ; les ja
velots volent dans les airs ; les boucliers gémissent sous
les pierres qui les frappent ; la terre est jonchée de cadavres.
Ainsi , quand , resserrés dans un vallon , les vents du nord
et du midi se livrent de bruyants combats , les forêts mu
gissent , les hêtres , les peupliers , les chênes, ploient , écla
tent , tombent , et du bruit de leur chute font gémir les
échos. Tels , autour de Cébrion , les deux peuples déploient
leur fureur et leur rage. Aucun ne fuit , aucun ne cède :
environné d'un nuage de traits , l'infortuné guerrier presse
la terre de son poids , et son adresse , avec lui , est ense
velie dans la poussière.
Le soleil a parcouru la moitié de sa carrière : la victoire
flotte encore incertaine , et d'une aile égale la mort plane
sur les deux partis. Il penche vers son déclin : les Grecs ,
en ce moment , triomphent et des Troyens et du sort. Ils
arrachent à leurs rivaux le corps de Cébrion , et son ar
mure est le trophée de leur victoire.
L'impétueux Patrocle veut frapper encore de plus grands
coups. Furieux , menaçant , trois fois il s'élance sur les
Troyens. Trois fois neuf guerriers expirent de sa main .
CHANT XVI . 265
lvre de ses succès , pour la quatrième fois il s'élance ....
Arrête , Patrocle ! la mort est devant toi , et s'apprête a
saisir sa victime. Couvert d'un nuage épais et invisible à
tes yeux , Apollon vient t'accabler du poids de sa fureur.
Le Dieu s'arrête derrière lui , et sur son dos laisse tomber
sa main. Le héros se confond , ses yeux s'égarent et se
troublent. Son casque , arraché par Apollon , roule sous les
pieds des coursiers. Cette aigrette , ce panache menaçant ,
qui ornèrent la tête d'Achille , et qu'avoient jusqu'alors res
pectés les combats , sont souillés de sang et de poussière.
Jupiter veut que ce casque ceigne le front d'Hector , fu
neste trophée , que bientôt avec la vie lui ravira son vain
queur.
Dans la main de Patrocle se brise sa pique meurtrière.
Son bouclier tombe avec le lien qui l'attache : le Dieu lui
même dénoue sa cuirasse ; un noir pressentiment s'empare
de son ame; il reste debout , immobile , et glacé d'effroi.
Euphorbe accourt ; Euphorbe , un fils de Panthoüs , de tous
les guerriers de son âge le plus agile à la course , le plus
savant dans l'art de guider des coursiers , le plus intrépide
dans les combats . La première fois qu'il affronta les dangers
de la guerre , vingt héros précipités de leurs chars signa
lèrent son audace. Il approche , ô Patrocle ! et sa main , par
derrière , te donne le premier coup ; mais il ne t'a point
abattu. Tout désarmé que tu es , il te redoute encore , et
court , loin de toi , se cacher dans la foule des Troyens .
Blessé par un mortel , accablé par un Dieu , le fils de Mé
nétius va parmi les siens dérober sa tête au trépas.
Hector le voit ; il s'élance sur ses traces, lui enfonce son
fer dans le sein , et l'y plonge tout entier. Il tombe , et le
bruit de sa chute porte au cœur des Grecs la douleur et
l'effroi. Tel , au fond des bois , aux bords d'une fontaine ,
le théâtre et le prix de leur combat , un sanglier terrible
expire sous les efforts d'un lion , et souille de son sang
cette onde pure qui devoit le désaltérer. Tel , après tant de
266 L'ILIADE .
victimes qu'il a immolées , Patrocle tombe à son tour , Hec
tor triomphe : « O Patrocle ! dit-il , tu te flattois que Troie
<< seroit ta conquête ; que nos filles , que nos femmes , char
>>
gées de tes fers , iroient sous tes lois servir dans ta patrie !
«་་ Insensé ! Hector combat pour elles ; ma lance et mon
«< char les protégent et les défendent. Toi , tu vas être la
«< proie des vautours. Malheureux ! ton Achille n'a pu te

« sauver du trépas . Sans doute il te disoit en partant : Va ,


«< Patrocle , va combattre ; mais ne reviens que chargé des
་་ dépouilles d'Hector. Ses perfides conseils t'ont conduit à
« ta perte. "
Les yeux à demi fermés , Patrocle lui répond d'une voix
mourante : « Jouis de ton noble triomphe ; c'est Jupiter,
« c'est Apollon , qui font ma défaite et ta victoire ; ce sont
«< eux qui ont désarmé mon bras. Ah ! si je n'avois eu à
« combattre que vingt guerriers tels que toi , tous auroient
" expiré sous mes coups . La Parque et le fils de Latone ont
<< mis la mort dans mon sein. Euphorbe a frappé leur vic
« time, et toi tu l'as achevée. Va, bientôt je serai vengé. La
<< mort est sur ta tête , et le Destin , pour ta perte , aiguise
« le fer d'Achille. Il expire à ces mots ; son ame , en gé
missant, abandonne un séjour qu'embellissoient pour elle la
jeunesse et les plaisirs. Tout mort qu'il est , Hector lui ré
pond : « Garde tes vains augures. Cette mort dont tu me
« menaces , peut-être mon bras saura , le premier, la don
« ner au fils de Thétis. » Il dit , et du pied pressant le
cadavre , il retire son fer ensanglanté , et fond sur Auto
médon ; mais les immortels coursiers dérobent Automédon
à sa fureur.

CHANT DIX - SEPTIÈME .

LE fils d'Atrée , le belliqueux Ménélas , a vu tomber Pa


trocle sous l'effort des Troyens. Soudain il vole , et , cou
CHANT XVII. 267

vert de ses armes étincelantes , les yeux attachés sur ces


déplorables restes , il tourne tout autour pour les défendre.
Telle une génisse devenue mère couvre de ses regards le
premier fruit de ses amours , et promène autour de lui sa
tendre inquiétude. Tel , autour de Patrocle , s'agite l'intré
pide Ménélas ; un javelot dans une main , son bouclier dans
l'autre , il présente la mort à quiconque osera s'avancer.
Séduit par l'espoir d'une illustre conquête , Euphorbe
accourt : « O fils d'Atrée ! s'écrie-t-il , cède-moi ma victime,
" abandonne-moi cette armure : c'est moi qui , le premier ,
и
ai frappé Patrocle ; laisse-moi jouir de ma gloire , ou
«< crains que le bras qui lui ôta la vie ne t'arrache la
« tienne. » Ménélas, indigné : « O Jupiter ! s'écrie-t-il , un
. vil mortel porter si haut l'insolence et l'orgueil ! Jamais
« le lion , jamais le léopard , jamais le sanglier le plus
" redoutable , habitant de nos forêts, ne montrèrent autant
་་ d'audace qu'en affectent les fils de Panthoüs. Hypérénor ,
" pourtant , quand il osa défier mon bras , et insulter à mon
" courage , ne trouva de secours ni dans sa force ni dans sa
" jeunesse, et je ne crois pas qu'il soit retourné consoler
" son épouse chérie et ses tendres parents. Toi aussi , tu
" périras , si tu oses me combattre. Va , fuis : cache - toi
" dans la foule de tes Troyens. Préviens le coup qui te
" menace ; l'insensé ne voit le malheur que quand il en est
t la victime.
Euphorbe , toujours intrépide : « O Ménélas ! ta mortva
me payer la perte de ce frère que ton bras m'a ravi. Mal
"
heureux ! tu triomphes encore de sa chute ! Tu as coupé
« les nœuds d'un tendre hyménée ; tu as plongé dans le
« deuil une veuve chérie , un père , une mère , objets de
« ma tendresse. Ah ! si je puis t'immoler , si je puis mettre
" aux pieds de Panthoüs et de Phrontis tes armes et ta tête,
# j'essuierai bientôt des larmes que ta fureur leur fait en

" vore verser. Allons , que le fer à l'instant décide ou ta


- mort ou la mienne. » Il dit ; soudain son javelot va frap
268 L'ILIADE .
per le bouclier de Ménélas ; mais il ne peut le percer , et
la pointe s'y arrête émoussée.
Le fils d'Atrée fond sur lui en invoquant Jupiter , et d'un
bras vigoureux , tandis qu'il recule , il lui plonge son fer
dans la gorge. Il tombe , et la terre gémit sous le poids de
l'airain qui le couvre. Ses cheveux blonds nagent dans le
sang , et ces boucles formées par les Graces , que des nœuds
d'or et d'argent embellissoient encore , sont souillées de
poussière. Tel un jeune olivier que l'Aurore baignoit de ses
pleurs , que d'un souffle amoureux caressoit le Zéphyr, gé
mit tout-à-coup sous les efforts des Aquilons , et tombe
renversé aux bords du ruisseau qui l'a vu naître. Tel , sous
les coups de Ménélas , expire le fils de Panthoüs : le vain
queur lui arrache ses dépouilles. Témoins de son triom
phe , les Troyens n'osent lui disputer sa proie. Tel un lion ,
la terreur des forêts , s'élance sur un troupeau , saisit la
génisse la plus belle , l'égorge et la dévore. Les chiens et
les bergers poussent de loin des cris impuissants ; mais la
pâleur est sur leur front , et la frayeur les enchaîne.
Ménélas alloit , sans péril , emporter son trophée ; mais
Apollon , irrité , court sous les traits de Mentès , le chef
des Ciconiens , armer contre lui la vengeance d'Hector.
« Fils de Priam , lui dit-il , tu poursuis en vain une proie
་ qui t'échappe. Ces superbes coursiers , indociles pour

" tout autre mortel , n'obéissent qu'à la voix d'Achille. Ce


་ pendant Ménélas , en défendant les restes de Patrocle ,
་ frappé le plus vaillant des Troyens. Euphorbe , le fils de
«་་ Panthoüs , a cessé de combattre et de vivre. » A ces mots ,
le Dieu va se perdre dans la foule des guerriers ; le cœur
d'Hector est percé des traits de la douleur ; il porte ses re
gards sur le champ du carnage ; il voit Ménélas dépouil
lant sa victime ; il voit Euphorbe étendu sur la poussière ;
le sang coule encore de sa blessure. Plus rapide que la
flamme , il vole aux premiers rangs , l'éclair jaillit de son
armure ; ses cris portent au loin la menace et l'effroi. Mé
CHANT XVII. 269

nélas a reconnu sa voix ; il gémit , et se dit à lui-même :


« Malheureux ! si j'abandonne le corps et les armes de Pa
« trocle , qui a péri pour venger mes injures , le Grec qui
« le verra sera indigné contre moi.
«< Si je n'écoute que l'honneur , si seul j'ose affronter Hec
« tor et les Troyens , tous viendront fondre sur moi ; tous
" accourent déja sur mes pas. Mais que balancé-je ? Mal
« heur à qui ose lutter contre un héros qu'un Dieu protége !
« La colère de Jupiter est sur le guerrier qui combat con
« tre un guerrier plus vaillant. Les Grecs , témoins de ma
" retraite , me pardonneront de reculer devant Hector ,
" puisque les Dieux combattent avec lui.
" Si je rencontrois Ajax......, nous reviendrions tous
" deux , en dépit du sort , affronter l'ennemi ; peut-être
« nous sauverions les restes de Patrocle , et nous les ren
« drions au fils de Pélée. Oui , dans cette crise terrible ,
c'est le parti le plus sage. »
Cependant les Troyens accourent ; Hector les devance
et les guide Ménélas s'éloigne , et abandonne le corps de
Patrocle ; mais souvent il se retourne , souvent ses yeux se
reportent sur cet objet de ses regrets . Tel , poursuivi par
des chasseurs et des chiens , un lion fuit à pas tardifs , la
tristesse dans le cœur , et dévore de ses regards la proie
qui lui est ravie.
Ménélas a rejoint ses guerriers : il s'arrête , et des yeux
il cherche le fils de Télamon. Il le voit à l'aile gauche , ras
surant les Grecs éperdus , et ranimant leur audace. Il court
à lui : « Viens , lui dit-il , viens sauver d'un dernier ou
« trage le corps de Patrocle. Déja ses armes sont au pou
« voir d'Hector. Si nous pouvions du moins rendre au fils
« de Pélée ce qui reste de son ami ! »
Il dit ; soudain Ajax vole sur ses pas. Déja le vainqueur
avoit dépouillé sa victime. Déja , pour la livrer aux vau
tours , il s'apprêtoit à lui trancher la tête. Le fils de Téla
mon s'avance sous le vaste abri de son bouclier. Hector se
270 L'ILIADE .
rejette au milieu des siens , et s'élance sur son char. Ses
écuyers , par ses ordres , vont porter à Troie les armes d'A
chille pour y être un monument de sa victoire. Ajax , im
mobile , couvre de son bouclier le corps du fils de Ménétius .
Telle , surprise avec ses lionceaux , par des chasseurs , au
milieu des bois , une lionne , l'œil en feu , le sourcil abaissé,
couvre ses petits de son corps , et pour les sauver affronte
le trépas. Debout et immobile comme Ajax , Ménélas at
tend l'ennemi pour le repousser , et ses regrets sont tou
jours plus amers.
Cependant le fils d'Hippoloque , le chef des Lyciens ,
Glaucus , lance sur Hector de farouches regards : «< Vain
« fantôme de guerrier , lui dit-il , tu n'as qu'une gloire
" usurpée on te croit un héros , et tu fuis les combats !
« Va , seul avec tes Troyens , songe à sauver tes murailles.
« Les Lyciens n'iront plus pour toi s'exposer aux hasards.
« De quelle reconnoissance as-tu payé leurs services ? Le
"C soldat le plus vil peut-il se flatter que ton bras le sauvera
" de la mort? Malheureux ! Sarpédon , ton hôte , ton ami ,
« le vengeur et l'appui de ton empire , tu l'abandonnes à la
« fureur des Grecs ! Ses restes , sous tes yeux , seront la
к proie des chiens et des vautours ! Partons , qu'Ilion pé
" risse...Ah ! si les Troyens avoient cette audace , cette in

trépidité que doivent avoir des guerriers qui combattent


« pour leur patrie , nous eussions déja dans vos murs en
« traîné le cadavre de Patrocle. Déja , pour le racheter, les
«་་ Grecs nous auroient rendu et les armes et le corps de Sar
་་ pédon. C'étoit le moindre prix dont ils pussent payer les
" restes de l'ami d'Achille, du plus grand de leurs guerriers.
« Mais tu n'as osé combattre Ajax; tu n'as seulement pas osé
soutenir ses regards. >>>
Hector , la fureur dans les yeux : « Glaucus , lui dit- il ,
་ pourquoi ce discours qui m'outrage ? Je te croyois le plus

" sage des Lyciens ; mais ta langue indiscrète ne sait que


и prodiguer les injures. Moi , je n'ai osé combattre contre
"
CHANT XVII. 271
" Ajax !....Va , jamais l'éclat des armes n'étonna mon cou
" rage ; jamais le bruit des coursiers n'effraya mon oreille.
«" Mais un moteur suprême se joue de nos vaines pensées ;
« il élève notre courage ou l'abaisse ; il nous donne , ou
« nous refuse à son gré la victoire. Viens , ami , viens à
" mes côtés ; sois témoin de mes exploits ; vois si je suis un
« guerrier sans courage , ou si je saurai arrêter les efforts

« des vengeurs de Patrocle , quelle que soit leur audace. »


Il dit , et d'une voix tonnante il s'écrie : « Troyens , Ly
t ciens , et vous enfants de la Dardanie , soyez hommes ;
"
frappez , combattez , tandis que je vais revêtir l'armure
" d'Achille , cette armure superbe que mon bras a conquise

« sur Patrocle. » A ces mots , il vole vers les remparts de


Troie , et , non loin encore , d'une course rapide , il atteint
les guerriers qui portoient à Ilion ce funeste trophée.
Il s'arrête , dépouille ses armes , charge ses écuyers de
les remettre à Troie , et revêt l'armure immortelle que les
Dieux donnèrent à Pélée. Affoibli par les ans , Pélée la re
mit à son fils ; mais ce fils chéri ne vieillira point sous cette
armure.
Jupiter contemple le héros sous ce superbe appareil ; et
balançant sa tête : « Ah , malheureux ! dit-il , tu ne vois
pas la mort prête à te frapper ! Tu revêts l'armure im
" mortelle d'un héros que tous les autres héros redoutent.
"« Tu as immolé son compagnon , son ami ; d'une main in
་་ jurieuse tu lui as arraché ces fatales dépouilles : ta chère
" Andromaque ne te serrera point dans ses bras au retour

« du combat ses yeux ne te verront point chargé de ce


« noble trophée . Du moins je vais t'armer d'une force nou
"( velle , et répandre encore la gloire sur tes derniers ins
« tants. >>
Il dit , et fronçant ses noirs sourcils, il arrondit la divine
armure sur le corps du héros ; Mars tout entier entre dans
son ame , et ses membres sont animés d'une force et d'une
vigueur nouvelle en poussant un cri terrible , il s'élance au
272 L'ILIADE .
milieudeses guerriers . Sous cette brillante armure , ils croient
tous voir un autre Achille qui vient combattre avec eux. Il
porte dans tous les rangs l'ardeur qui l'enflamme : il appelle
Mestlès , Glaucus , Médon , Orsiloque , Astéropée , Désinor ,
Hippothoüs , Phorcys , Cromius , et l'auguste Ennomus.
" Écoutez , s'écrie-t-il , ô vous que l'amitié , que l'intérêt ,
« unissent à notre empire ! Ce ne fut point pour étaler un
« vain appareil que je vous appelai sur ces rives ; ce fut pour
« arracher à la fureur des Grecs nos foyers , nos femmes et
<< nos enfants. C'est pour récompenser vos services , pour
« nourrir votre ardeur , que ma main vous prodigue et la
« fortune et les sueurs de nos sujets. Allons , payez-moi ces
« bienfaits marchons à la mort ou à la victoire. Celui qui
« dans nos murs entraînera le corps de Patrocle , celui qui
« fera reculer Ajax , partagera cette armure avec moi , et
« jouira d'une gloire égale à la mienne. »
Il dit , et , le fer à la main , tous se précipitent sur les
Grecs. Déja ils croient arracher au fils de Télamon et la
victoire et sa proie. Insensés ! combien d'entre eux vont
périr sous ses coups ! A la vue de tant de guerriers conjurés
contre lui , Ajax s'écrie : « O Ménélas ! il n'y a plus d'espoir ;
« ce n'est plus les restes de Patrocle , qui bientôt seront la
« pâture des chiens et des vautours ; c'est ta tête , c'est la
« mienne qu'il faut défendre ; le nuage de la guerre , Hector
« est sur nous , et notre perte approche. Va , rassemble au
<< tour de nous les chefs de nos guerriers. >>
Il dit , et, docile à sa voix, Ménélas s'écrie : « O mes amis !
« ô chefs de la Grèce ! vous , les égaux des Atrides , qui ,
< comme eux , avez reçu de Jupiter le sceptre et le souverain
«
« pouvoir ; au milieu de ce vaste incendie , mes yeux ne peu
« vent vous distinguer tous. Mais accourez ; venez sauver
<< d'un indigne outrage les restes de Patrocle ; venez les ar
racher aux chiens et aux vautours. » Il dit ; le fils d'Oïlée
a entendu sa voix . Il accourt le premier : après lui Idoménée
et le fidèle Mérion , une foule d'autres encore . Mais qui pour
CHANT XVII. 273
roit les compter, et rappeler les noms de tous ceux qui vin
rent rétablir et ranimer ce terrible combat ?
Avec d'horribles clameurs , les Troyens se précipitent sur
les pas d'Hector , et frappent les premiers coups . Tel , du
sommet des montagnes , un torrent vient en grondant mêler
ses flots aux flots de la mer : les vagues luttent contre les
vagues , et du bruit de leur choc font retentir les rochers et
les rivages.
Tous , animés d'une même ardeur , tous couverts de leurs
boucliers , les Grecs se pressent autour de Patrocle. Jupiter
lui-même encourage leurs efforts ; Jupiter aima le fils de
Ménétius , lorsque vivant encore , il étoit attaché au fils de
Pélée ; mort, il ne veut pas qu'il soit la proie des Troyens et
la pâture de leurs chiens , et il couvre d'un nuage épais ses
ennemis et ses vengeurs .
Les Grecs ploient les premiers ; ils reculent , et abandon
nent le corps de Patrocle ; mais , malgré tous les efforts des
Troyens, aucun ne succombe sous le fer ennemi. Les Troyens
saisissent le cadavre ; déja ils croient voir dans les murs
d'Ilion cette fatale dépouille ; déja Hippothoüs avoit aux
pieds attaché un lien , et , triomphant aux yeux d'Hector et
des Troyens , il entraînoit sa conquête.
Mais bientôt , à la voix d'Ajax , les Grecs revolent pour le
défendre. Rival presque digne d'Achille , Ajax lui-même
s'élance , et porte au milieu des ennemis la terreur et la fuite.
Tel au fond des bois , le sanglier en furie revient sur les
chasseurs et les chiens , les poursuit et les disperse .
A travers mille bras levés pour les défendre , le héros at
teint Hippothoüs . Son casque est brisé , le fer s'enfonce dans
le crâne ; la cervelle sanglante s'écoule par la blessure , le
lien échappe à sa main défaillante , et le malheureux tombe
expirant aux pieds du cadavre qu'il alloit ravir. Infortuné
Léthus ! ton fils ne mêlera point ses cendres aux cendres
de ses aïeux. Enlevé au printemps de ses jours , loin de la
18
274 L'ILIADE .

fertile Larisse , il ne te paiera point les tendres soins que tu


prodiguas à son enfance.
Hector , à son tour , lance un javelot à son vainqueur ;
Ajax le voit et se dérobe au coup qui le menace. Le fer
meurtrier va percer Schédius , le héros de la Phocide. Sché
dius régnoit dans Panopée , et un peuple nombreux obéissoit
à ses lois. Il tombe percé du trait mortel , et la terre gémit
sous le poids de l'armure qui le couvre . Ajax atteint au flanc
Phorcys , un fils de Phénops , qui défendoit les restes d'Hip
pothoüs , perce sa cuirasse , et déchire ses entrailles . Le mal
heureux tombe , et de ses mains presse la terre , qu'il baigne
de son sang. Les Troyens reculent , et Hector avec eux. Les
Grecs , triomphants, saisissent les cadavres d'Hippothoüs et
de Phorcys , et leur arrachent leurs armures.
Vaincus , désespérés , les Troyens alloient , dans les murs
d'Ilion , cacher leur honte et leur effroi : en dépit de Jupiter
et du sort , les Grecs alloient devoir à leur courage l'honneur
et la victoire ; mais soudain Apollon va dans le cœur d'É
née allumer le dépit et la vengeance. Il a pris la taille et
les traits du sage Périphas , ministre fidèle d'Anchise , et
vieilli avec lui dans son palais : «་ Énée , lui dit-il , eh ! que
« deviendroit Ilion , si les Dieux avoient juré sa ruine ! Je
« vis jadis des guerriers , forts de leur courage et de leur
་ nombre , lutter contre les destinées ; nous , Jupiter nous
«<་་ protége ; c'est à nous , plutôt qu'aux Grecs , qu'il offre la
«< victoire ; et , tremblants , vous n'osez combattre pour
« l'obtenir ! »
Il dit ; Énée reconnoît le Dieu qui lance d'inévitables traits.
Soudain il s'écrie : « Hector , et vous les héros et les vengeurs
к de Troie , quelle honte pour nous de plier sous les Grecs ,
«
<<< et de rentrer vaincus dans nos murs ! Un dieu m'est apparu ,
<< un dieu qui m'assure que le Maître des Dieux , que Jupiter
" combat avec nous. Allons , fondons sur l'ennemi ; ne souf
« frons pas qu'à nos yeux il emporte sans efforts les restes
« de Patrocle . » Il dit , et le premier il se précipite au milieu
CHANT XVII. 275
des Grecs. Les Troyens volent sur ses pas , et reviennent
défier leur vainqueur.
Énée immole un fils d'Arisbas , le vaillant Léocrite , l'ami
de Lycomède. Lycomède le voit , il accourt; un javelot ven
geur siffle dans les airs , et va percer le sein d'Amytaon , le
fils d'Hippasus , Amytaon , après Astéropée , le héros de la
Péonie. Il tombe : Astéropée gémit de sa chute , et , furieux,
il s'élance sur les Grecs. Impuissants efforts ! les Grecs cou
verts de leurs boucliers , leurs lances en arrêt , se serrent
autour de Patrocle. Ajax soutient leur courage , leur défend
de reculer , leur défend d'avancer , et , toujours dans le même
poste , les excite à combattre. La terre est arrosée de sang.
Les Troyens et leurs alliés tombent les uns sur les autres.
Les Grecs tombent aussi ; mais , toujours soigneux de se
soutenir et de se défendre , ils frappent plus de victimes , et
perdent moins de guerriers.
Un nuage épais couvre cette sanglante arène ; vous diriez
que le soleil est éteint , que la lune a perdu sa clarté. Ailleurs
un jour serein éclaire les combats , et la lumière la plus pure
dore de ses rayons la terre et les montagnes. Là , des guer
riers épars s'attaquent , se défendent à la clarté du jour,
se reposent quelquefois , et souvent se dérobent à des coups
qu'ils ont prévus ; tandis qu'autour de Patrocle , dans l'hor
reur des ténèbres , les héros des deux armées se frappent et
s'égorgent.
Deuxguerriers fameux , Antilope et Thrasimède , ignorent
le destin du fils de Ménétius : ils croient que vivant , toujours
à la tête de ses Thessaliens, il poursuit l'ennemi . Fidèles aux
ordres de Nestor, ils combattoient loin de ces funestes lieux :
et rassembloient les débris de leurs troupes éperdues.
La Discorde et la Fureur environnent pendant tout le
jour le cadavre de l'infortuné Patrocle. Les Grecs , les
Troyens , se l'arrachent. Épuisés, chancelants, ils arrosent
de sang et de sueur ces restes déplorables . Telle , sous des
bras vigoureux , la dépouille d'un taureau s'étend , et dans
18.
276 L'ILIADE .

ses pores ouverts reçoit l'onctueuse liqueur dont sa surface


est chargée. L'un et l'autre parti triomphe tour à tour : té
moins de leurs combats , Mars et Pallas elle-même avoue
roient leur audace.
Cependant Achille ignore que Patrocle n'est plus. Re
culé loin de ce théâtre sanglant , il se flatte que son ami ,
vainqueur des Troyens , et arrivé au pied de leurs murailles ,
va revenir dans son camp. Il sait , et la Déesse sa mère , en
lui révélant les secrets de Jupiter , a pris soin de l'en in
struire ; il sait que ni avec lui, ni sans lui , Patrocle ne triom
phera point d'Ilion . Mais sa mère ne lui a point dévoilé le
plus cruel des malheurs ; elle ne lui a point dit que l'ami le
plus cher à son cœur devoit expirer sous le fer des Phry
giens.
Ce qui reste de l'infortuné guerrier , par combien de
sang , par combien d'homicides , les Troyens et les Grecs
s'efforcent de l'acheter ! « Amis , s'écrient les héros de la
« Grèce , nous ne trouvons que la honte auprès de nos vais
« seaux que la terre plutôt s'entr'ouvre sous nos pas ! La
«< mort , la mort , plutôt que de voir les Troyens nous ravir
« Patrocle et la victoire ! - Amis , s'écrie un des enfants
« d'Ilion , dussions-nous tous expirer sur ce cadavre , expi
<< rons plutôt que d'abandonner notre proie. » A ces mots ,
un feu nouveau embrase tous les cœurs , et le bruit des
armes et les cris des guerriers épouvantent les airs.
Loin de ce combat funeste , les coursiers d'Achille pleu
roient leur guide étendu sur la poussière , sous les coups de
l'homicide Hector. En vain Automédon les presse de l'ai
guillon ; en vain il les excite par la douceur et par les me
naces ils ne veulent ni marcher vers l'Hellespont , ni re
culer vers la plaine. Semblables à ces statues qui pleurent
sur des tombeaux , ils s'arrêtent immobiles et la tête baissée;
des torrents de larmes coulent de leurs yeux , leurs crins
épars tombent à longs flots , et se souillent dans la poussière.
Jupiter s'attendrit à la vue d'une douleur si touchante. Il
' CHANT XVII. 277
secoue la tête : « Malheureux ! se dit-il à lui-même , pour◄
" quoi vous donnai-je à un mortel , vous qui ne pouvez ni
« vieillir ni mourir ? étoit-ce pour partager avec ces misé
་་ rables humains la douleur et la peine? De tous les insectes
"
qui rampent sur cet amas de boue , il n'en est point de
« plus infortuné que l'homme . Du moins vous ne courberez
" point la tête sous le joug d'Hector ; je ne le permettrai

" pas. N'est-ce point assez pour son orgueil de posséder les
« armes d'Achille ? Je vais couronner les Troyens d'une
"« gloire nouvelle : ils iront encore , au milieu des vaisseaux ,
" égorger leurs victimes ; et le soleil de ses dernie rayons
, rs ,
« éclairera leurs exploits et leurs triomphes. Mais vous , je
<< ranimerai votre ardeur , et , d'une course rapide , vous
"
porterez Automédon loin des périls et des combats. » Il
dit ; une vigueur nouvelle anime les coursiers ; ils secouent
leurs crinières poudreuses , et le char vole au milieu de la
plaine. En dépit de sa douleur , Automédon les précipite
dans les rangs des Troyens . Tel fond l'épervier sur des co
lombes timides . Sans peine il se dérobe aux traits de l'en
nemi ; sans peine il revole au milieu de la mêlée. Mais sa
main , occupée à diriger ses coursiers , ne peut manier le
fer et donner le trépas. Enfin Alcimédon , le fils de Laërte,
arrête sur lui ses regards : « Automédon , s'écrie-t-il , quel
" Dieu aveugle tes esprits et confond ta sagesse ! Quoi !
<< seul sur ton char , tu veux combattre les Troyens ? Ton
ami est tombé ; l'orgueilleux Hector triomphe sous les
« armes d'Achille.
-
« Alcimédon , lui répond-il , eh ! quel autre mieux
" que toi pourroit guider ces immortels coursiers? Tu ne
« l'aurois cédé qu'à Patrocle : hélas ! il n'est plus ; la Parque
« a terminé sa vie et ses exploits . Viens , prends ces rênes ;
« moi , je vais descendre et combattre. » Il dit ; Alcimédon
monte sur le char , saisit l'aiguillon et les guides. Automé
don s'élance à terre .
Hector le voit : « Généreux appui des Troyens , cher
278 L'ILIADE.
<< Énée , s'écrie-t-il , je reconnois les coursiers d'Achille ,
"« guidés par des mains inhabiles , si tu veux me seconder ,
« ils vont être notre proie. Ces lâches n'oseront soutenir
« nos regards. » Il dit ; le fils d'Anchise accourt à sa voix.
Tous deux ils s'avancent couverts de leurs vastes boucliers.
Chromius et Arétus s'associent à leur projet ; ils se flattent
de partager leurs exploits et leur conquête. Insensés ! l'un
d'eux , sous le fer ennemi , verra expirer son orgueil et
sa vie.
Automédon invoque Jupiter ; une vigueur nouvelle anime
son courage : « Alcimédon , dit-il , viens sur mes pas , que
«
< les coursiers me blanchissent le dos de leur écume . Rien
« ne peut arrêter la rage d'Hector , que la prise du char
d'Achille , notre mort ou la sienne. » A ces mots il ap
pelle les deux Ajax et Ménélas : « O vengeurs de la Grèce !
" accourez , laissez à ces héros le soin de défendre un ca
к davre ; nous qui vivons encore , venez nous sauver du
(< trépas. Hector , Énée , tous les plus braves d'Ilion s'ap
к prêtent à fondre sur nous ; le secret de nos destinées est
« dans le sein des Dieux ; moi je vais combattre ; Jupiter
a décidera de mon sort. » Il dit , et lance un javelot. Le fer
va percer le bouclier d'Arétus , traverse son baudrier , et
s'enfonce dans ses entrailles. Le malheureux bondit et
tombe renversé. Tel , sous les coups de la hache meurtrière,
le taureau bondit et retombe expirant.
Un trait vengeur part de la main d'Hector ; Automédon le
voit , se courbe , et se dérobe au trépas. Le fer s'enfonce
dans la terre , et la fureur qui l'animoit s'y perd en d'inu
tiles frémissements. L'épée à la main , les deux rivaux fon
doient l'un sur l'autre ; mais les deux Ajax accourent à la
voix d'Automédon. Hector , Énée , Chromius , reculent ef
frayés , et laissent Arétus expirant sur la poussière .
Le vainqueur s'élance sur sa proie , arrache l'armure san
glante , et , fier de son triomphe , il s'écrie : « Toute vile
" qu'elle est , cette victime immolée à l'ombre de Patrocle
CHANT XVII . 279
«< adoucit mes regrets . » A ces mots , il saisit sa proie et la
place sur le char ; il y monte lui-même , la main encore
dégouttante de sang , et semblable à un lion enivré de
carnage.
Le combat se rallume autour de Patrocle. Pour le rendre
plus terrible , Minerve descend du haut des cieux . Jupiter
change le cours des destins , et veut que la Déesse aille
porter au cœur des Grecs une nouvelle ardeur. Couverte
d'un nuage de pourpre , elle s'élance au milieu d'eux , et
réveille leur audace . Telle paroît l'écharpe d'Iris , quand
les foudres de la guerre grondent sur les empires , ou que
l'orage suspendu dans les airs menace les travaux du la
boureur et la tranquillité des bergers.
Elle a pris et la taille et la voix de Phénix : « O fils
« d'Atrée ! dit-elle à Ménélas , quelle honte ! quel opprobre
« pour toi , si l'ami d'Achille étoit , sous les murs de Troie ,
« la pâture des vautours ! Allons , combats , et que ton
"
exemple enflamme tes guerriers ! - O Phénix ! ô géné
« reux vieillard ! lui répond Ménélas , si Minerve daignoit
« seconder mon audace , et garantir ma tête des traits de
་་ l'ennemi , avec quelle ardeur j'irois défendre les restes de
«
་ Patrocle , et le venger ! Sa mort a mis le désespoir dans
« mon ame ; mais Hector est un feu dévorant. Jupiter en
« chaîne la victoire sur ses pas ; rien ne peut arrêter le cours
« de ses exploits. >>
Il dit , et flattée d'être le premier objet de ses hommages ,
la Déesse redouble sa vigueur . Elle met dans son ame ce
courage obstiné dont la nature arma l'insecte importun qui ,
toujours chassé par l'homme , revient toujours , jusqu'à ce
qu'il se soit abreuvé de son sang.
Le héros vole auprès de Patrocle , et lance un javelot.
Parmi les Troyens combattoit Podès , le fils d'Héétion , le
riche , le généreux Podès , l'ami d'Hector , le compagnon
de ses plaisirs. Le fer de Ménélas l'atteint au moment où il
va fuir, perce son baudrier , et s'enfonce dans son cœur. Il
280 L'ILIADE .

tombe , et la terre gémit sous son poids. Atride fond sur sa


victime , et l'entraîne au milieu des Grecs.
Apollon s'approche d'Hector , caché sous les traits de
Phénops , qui régnoit dans Abydos , et que les droits de
l'hospitalité, les nœuds de l'amitié la plus tendre , unissoient
au fils de Priam ; et pour ramener son audace : « < Hector,
« lui dit-il , eh ! quel Grec désormais tremblera devant toi ?
་ Ménélas , un vil guerrier , tu crains de l'attaquer ? Seul ,
« sous tes yeux , il enlève sa proie. Il t'a ravi ton ami , ton
fidèle Podès , un des plus intrépides vengeurs d'Ilion. » Il
dit ; Hector est couvert d'un nuage de douleur . Soudain il
s'élance au milieu des guerriers . Son armure étincelante ré
pand au loin la terreur et l'effroi.
Cependant , sur le mont Ida , Jupiter épaissit les nuages ,
lance les éclairs , fait gronder la foudre , secoue sa redou
table égide , répand sur les Grecs la terreur et la fuite , et
donne la victoire aux Troyens .
Pénélée , le premier, se précipite éperdu. Le fer de Poly
damas lui a percé l'épaule , et a pénétré jusqu'à l'os. Hector
frappe Létus à la main , et désarme sa valeur. Inhabile dés
ormais aux combats , il cherche des yeux un asile où il
puisse cacher ses jours et sa honte. Hector le poursuit ; Ido
ménée , monté sur un char , enfonce sa pique dans la cui
rasse du vainqueur ; mais la pique est rompue , et les
Troyens poussent des cris d'allégresse . Hector, d'un jave
lot , veut percer Idoménée ; mais le trait s'égare , et , sur
le char de Mérion , va frapper Céramus. Mérion étoit venu
à pied affronter les hasards ; sa mort eût assuré la victoire
aux Troyens , si le fidèle Céramus ne lui avoit amené ses
coursiers. Malheureux écuyer ! son maître lui doit le salut
et la vie , mais il périra lui-même sous les coups de l'homi
cide Hector. Il est percé à la joue , sa langue est coupée , et
le fer ressort entre les dents. Il tombe , et les rênes échap
pent à ses mains défaillantes . Mérion se penche et les res
saisit : "« Allons , dit-il à Idoménée , allons à tes vaisseaux ;
CHANT XVII. 281

« tu le vois toi-même , il n'est plus ici d'espoir pour les


« Grecs . » Il dit , et , plein de sa propre terreur , Idoménée
fuit sur ses coursiers.
Ajax et Ménélas sentent que Jupiter donne aux Troyens
la victoire. «< Dieu ! s'écrie le fils de Télamon , eh ! qui peut
« méconnoître un bras tout-puissant appesanti sur nous?
" Brave ou lâche , il n'est point de Troyen dont les traits ne
« donnent la mort ; le Maître des Dieux lui-même prend
« soin de les guider ; les nôtres s'égarent , et tous impuis
« sants vont se perdre dans la terre. Allons , qu'un utile
« conseil arrache aux Troyens les restes de Patrocle, et que
« notre heureux retour console nos amis , dont les yeux
« fixés sur nous s'attristent et ne voient plus de barrière
" qui puisse arrêter l'invincible Hector. Déja la frayeur le
« leur montre foudroyant nos vaisseaux. N'est-il point un
« guerrier qui veuille porter au fils de Pélée cette funeste
« nouvelle ! Sans doute il ignore que son ami n'est plus.
« Mes regards ne rencontrent personne , un voile épais me
" dérobe et nos soldats et nos chars. Grand Dieu ! chasse
« la nuit qui nous couvre les yeux ; et si tu veux nous per
adre , perds-nous du moins à la clarté des cieux. » Il dit ;
Jupiter est attendri à la vue de ses larmes. Soudain les
nuages fuient , l'air s'épure , et le soleil éclaire de tous ses
feux la scène des combats.
« O Ménélas ! dit Ajax , promène tes regards sur la plaine ;
« s'ils rencontrent le fils de Nestor , si le généreux Antiloque
« vit encore , qu'il coure annoncer au fils de Pélée son mal
« heur et le nôtre. » Il dit ; Ménélas obéit à sa voix. Il
s'éloigne à regret du corps de Patrocle ; il craint qu'en
proie à la terreur , les Grecs n'abandonnent à l'ennemi ces
déplorables restes. Tel , dans l'horreur de la nuit , un lion
affamé de carnage alloit , au sein de leur asile , assiéger des
troupeaux. Les bergers et les chiens veillent pour les dé
fendre ; sa fureur obstinée se consume en efforts impuis
sants ; les traits sifflent autour de lui ; des torches enflam
282 L'ILIADE .
mées l'étonnent et arrêtent son audace . Enfin l'aurore se
lève ; il fuit confus , désespéré , et sur sa proie jette encore
des regards dévorants.
Tel partoit Ménélas : en s'éloignant , il excite , du geste
et de la voix , Mérion et les deux Ajax : « Nobles soutiens
« de la Grèce , leur crie-t-il , souvenez-vous de l'infortuné
« Patrocle. Sensible , humain , son cœur étoit toujours ou
« vert aux malheureux . Hélas ! il n'est plus ! et la Parque
« nous a ravi à tous l'ami le plus fidèle . » Il dit , et de ses
regards perçants il embrasse la plaine. Tel , du sein des
nues , l'oiseau qui porte le tonnerre cherche au fond de son
asile le lièvre qui se cache à sa vue , le voit , fond sur sa
proie et la dévore. Tel , ô Ménélas ! ton œil , au milieu
d'une foule de guerriers , cherche Antiloque et le découvre .
Ce héros , à l'aile gauche , rassuroit ses soldats , et ranimoit
leur audace.
Soudain le fils d'Atrée accourt : « Viens , Antiloque ,
«< viens , lui dit-il ; le malheur le plus funeste
.... Ah ! sans
«< doute tu as senti toi-même que la main des Dieux s'ap
་་ pesantissoit sur nous , que la victoire étoit
aux Troyens .
« Notre héros , notre appui , Patrocle n'est plus , et sa mort
« ne laisse aux Grecs que les regrets et les larmes . Va ,
« cours porter au fils de Pélée cette affreuse nouvelle ; qu'il
« vienne du moins sauver les restes de son ami ; déja son
« armure est au pouvoir d'Hector. » Il dit ; Antiloque est
glacé d'horreur et d'effroi. Ses yeux se remplissent de
larmes , sa langue s'arrête immobile , et les mots expirent
sur ses lèvres. Cependant il remet son armure au fidèle
Laodocus , et court éploré annoncer au fils de Pélée sa
cruelle disgrace. Privés de son appui , les Pyliens sentent
languir leur courage . Ton bras , o Ménélas ! eût soutenu
leur foiblesse , mais le souvenir de Patrocle te rappelle au
près de lui , et Thrasimède , par tes ordres , vient ranimer
leur valeur .
Déja le fils d'Atrée a rejoint les Ajax : « Il va , leur dit
CHANT XVII. 283
त il , à la tente d'Achille ; mais que fera en ce moment ,
« contre Hector , son inutile courroux ? Viendra-t-il sans
« armure combattre les Troyens ? allons , c'est à nous de
« sauver les restes de Patrocle ; c'est de nos seuls efforts
« que nous devons attendre et la gloire et la vie . »
Ajax lui répond : « La raison , Ménélas , a parlé par ta
« bouche : allons , saisissez , Mérion et toi , ces tristes dé
་་ pouilles ; emportez-les loin de cette sanglante arène. Le

«< fils d'Oïlée et moi nous vous couvrirons de nos boucliers ;


་་ tous deux unis , nous soutiendrons encore le choc d'Hec
« tor et des Troyens. »
A ces mots , les deux guerriers prennent le cadavre dans
leurs bras. Avec d'horribles clameurs , l'ennemi se précipite
sur leurs traces. Le fer à la main , il les poursuit , il les ac
cable ; soudain les deux Ajax reviennent l'œil en feu , le
regard étincelant. A leur aspect , le Troyen pålit , son ardeur
s'éteint interdit , étonné , il laisse , sans combattre , échap
per sa conquête. Tels des chiens en furie fondent sur un
sanglier que le fer du chasseur a blessé , et s'apprêtent à
dévorer leur proie : mais l'animal se retourne terrible et
menaçant ; soudain la meute fuit éperdue , et se disperse
dans les bois .
Cependant les Troyens se raniment ; les chars , les guer
riers , tout s'ébranle , et le feu du combat étincelle dans la
plaine. Telle , nourrie par les vents , la flamme éclate , et
dévore les débris d'une ville embrasée.
Toujours intrépides , Ménélas et Mérion marchent en
haletant sous leur précieux fardeau. Tels on voit ces ani
maux vigoureux , que l'humaine industrie asservit à ses lois ,
trainer dans un pénible sentier le chêne ou le sapin destiné à
soutenir le poids d'un édifice , ou à braver la fureur des
ondes. Baignés de sueur , accablés de fatigue , leur courage
les soutient , et hâte encore leurs pas .
Derrière eux , les deux Ajax opposent aux Troyens une
barrière impénétrable. Là , expirent leurs efforts ; là , se
284 L'ILIADE .
brise leur audace. Telle , au bord d'une forêt , ou sur le flanc
d'une plaine féconde , une digue arrête des torrents et des
fleuves , leur marque leur cours , et à toute leur violence
oppose une force invincible.
Le reste des Grecs est toujours en proie à la terreur. Les
Troyens les pressent ; plus terribles qu'eux tous , Hector et
le fils d'Anchise poursuivent leurs troupes éperdues . A leur
aspect , elles fuient , oubliant le combat , et poussant de
vaines clameurs. Tel , à la vue d'un vautour, tyran des cé
lestes plaines , fuit , en criant , un nuage de timides oiseaux ;
telle , devant Hector, devant Énée , cette milice se retire
désespérée. Les armes tombent de ses mains ; autour du
fossé , à l'entrée du camp , la terre en est couverte ; ce n'est
plus un combat , mais c'est toujours la guerre et ses hor
reurs.

CHANT DIX - HUITIÈME .

CEPENDANT le fils de Nestor arrive à la tente d'Achille.


Il trouve le héros à la tête de son camp , livré aux plus si
nistres pensées. « Ah! se disoit-il en soupirant , pourquoi
« ce désordre soudain ! pourquoi les Grecs dispersés dans la
>>
plaine ?
« Si le sort alloit m'accabler d'un coup funeste..... Si
« l'heure étoit venue , cette heure prédite par la Déesse ma
«< mère
, où, moi vivant , le plus brave des Thessaliens doit
descendre au tombeau..... Ah ! sans doute , le fils de Mé
« nétius n'est plus ! Malheureux ! je l'avois conjuré de re
« venir dès qu'il auroit éteint la flamme ennemie , et de ne
" point oser combattre Hector. »
Tandis qu'il est en proie à ces cruels pressentiments ,
Antilope l'aborde , versant des larmes amères ; et d'une
voix altérée par la douleur : « O fils de Pélée , lui dit-il , je
CHANT XVIII. 285

* viens t'apporter une affreuse nouvelle. Ah ! nous eussent


" préservé les Dieux d'un coup si funeste ! Patrocle est
་ tombé ; on combat autour de ses restes dépouillés ; Hector
" a ses armes. »
Il dit ; Achille est couvert d'un nuage de douleur ; de ses
deux mains il épanche sur sa tête une cendre brûlante , et
outrage ces traits que les Graces ont formés. Il se roule sur
la poussière , souille la pourpre brillante qui le couvre , et
arrache ses cheveux . Ses jeunes captives accourent avec
les captives de Patrocle : éplorées , gémissantes , elles se
meurtrissent le sein ; leurs genoux fléchissent et se déro
bent sous elles. Antiloque , les yeux noyés de larmes , le
cœur gros de soupirs , presse de ses mains les mains d'A
chille. Il craint que , dans son désespoir , il ne s'enfonce le
fer dans le sein . Le héros , par de lamentables cris , exhale
sa douleur. Du fond de l'humide palais où elle est assise
auprès du vieux Nérée , la Déesse sa mère entend ses gé
missements. Elle sanglotte, elle soupire .Toutes les Nymphes
qui habitent le sein des eaux se pressent autour d'elle , Là
étoient Glaucé , Thalie , Cymodocé , Nésée , Spio , Thoé ,
la belle Alia , Cymothoé , Actéa , Limnorée , Mélite , Jéra ,
Ampithoé , Agavé , Doto , Proto , Phéruse , Dynamène ,
Dexamène , Amphinome , Callianire , Doris , Panope , et
la célèbre Galathée . Avec elles accourent Clymène , Ianire ,
Ianasse , Orithie , Méra , et la blonde Amathée ; enfin ,
toutes les Néréides que la mer renferme dans son sein.
Elles remplissent l'enceinte de la grotte argentée , toutes
dans un morne silence , et se frappant la poitrine . Thétis ,
au milieu d'elles , donne un libre cours à ses gémissements ;
" Écoutez , mes sœurs ; écoutez , leur dit-elle , le triste récit
« des peines que j'endure : déplorable Déesse ! mère infor
« tunée ! hélas ! j'ai donné le jour au plus grand des hé
ros. Il croissoit sous mes yeux ; je le voyois s'élever
« comme un tendre olivier, l'orgueil et l'espoir du sol qui
« l'a nourri.
286 L'ILIADE.
«u Du fond de la Thessalie je l'ai envoyé combattre et
" punir les Troyens. Je ne le reverrai plus dans le palais de
« son père ; je n'aurai point la douceur de le serrer , vain
« queur et triomphant , dans mes bras........ Hélas ! et pen
<< dant qu'il respire encore , la douleur empoisonne sa vie !
« et sa mère ne peut soulager ses ennuis ! Allons , je vole
«< auprès de lui ; je saurai du moins quelle nouvelle disgrace ,
« loin des combats , accable mon malheureux fils. >>
A ces mots , elle sort de la grotte , suivie de ses sœurs
éplorées ; l'onde s'ouvre déja elles foulent les rives de
Troie , et s'arrêtent aux lieux où sont les vaisseaux thes
saliens , aux lieux témoins de la douleur d'Achille.
La Déesse approche du héros gémissant. Elle soupire , et
dans ses bras elle presse la tête de son fils . D'une voix
qu'entrecoupent les sanglots : « O mon fils ! lui dit-elle ,
་ pourquoi ces pleurs que tu répands ?..... Quelle douleur
« te consume ?...... Parle , ne cache rien à ta mère......
« Tout ce que tu avois demandé à Jupiter, Jupiter l'accorde
« à tes vœux ....... Les enfants de la Grèce périssent auprès
« de leurs vaisseaux dans le malheur qui les poursuit ,
« dans la honte qui les accable , tu es leur seul espoir et
«< leur dernier asile.
)) -
Oui , ma mère ! lui répond Achille en poussant un
« profond soupir ; oui , Jupiter a exaucé mes prières ; mais
« que sa faveur est amère à mon cœur affligé ! Mon ami ,
<< mon cher Patrocle ! .... il n'est plus ! ce compagnon dont
« les jours m'étoient aussi précieux que les miens , je l'ai
« perdu ! Hector a outragé son cadavre ; il lui a ravi cette
« armure superbe que les Dieux donnèrent à Pélée le jour
" où l'hymen forma la funeste chaîne qui vous unit tous
« deux .
་་ Hélas ! que n'es-tu , avec tes immortelles sœurs , tou
་ jours restée au sein des flots ! Que Pélée n'a-t-il été l'é
" poux d'une mortelle ! Ce triste hyménée te condamne à
" d'éternelles larmes. Tu verras expirer ton fils ; jamais un
CHANT XVIII. 287
" heureux retour ne le remettra dans tes bras , au sein de la
« Thessalie. Eh ! pourquoi vivrois - je encore ?.... Non ,
་ j'abhorre la vie ; je ne puis plus soutenir les regards des
(( mortels , si Hector ne tombe sous mes coups , si sa mort
" n'expie la mort de Patrocle.
— « O mon fils ! lui répond Thétis en versant un torrent
de larmes, tu prononces l'arrêt de ton trépas : si Hector
«< périt , tu péris après lui. -- Ah ! fussé-je mort ! malheu
« reux ! je n'ai point arraché mon ami au fer de son assas
" sin ! il est tombé loin des lieux qui l'ont vu naître. Ses
« derniers vœux ont vainement imploré le secours de mon
« bras ! Non , jamais je ne retournerai dans ma patrie. J'ai
« été inutile à Patrocle , à une foule de Thessaliens qu'a
« immolés le fer d'Hector ! Vil fardeau de la terre , je lan
ㄍ guis oisif sur mes vaisseaux , moi , de tous les Grecs , le
" plus redouté dans les combats ! .... D'autres savent mieux

« que moi parler dans nos conseils.... Périsse la Discorde ,


« le fléau de la terre et des cieux ! Périsse cette colère fu
« neste qui égare le plus sage ! Plus douce que le miel , elle
་་ s'insinue dans nos ames ; mais bientôt elle trouble la rai
« son de ses noires fumées.
« Atride alluma dans mon cœur un juste ressentiment....
"C
Ah ! ne touchons plus cette fatale plaie ! Domptons ,
« quoi qu'il en coûte , domptons ce malheureux courroux .

« Je vais égorger Hector , l'assassin de mon ami. Quitte


« d'un devoir si cher, j'attendrai sans crainte que Jupiter
" et les autres Immortels ordonnent de ma destinée. Her
" cule , le fils chéri du Maître des Dieux , ne put échapper
« à son sort. Il périt victime de la Parque et des rigueurs
" de l'impitoyable Junon. Moi aussi, s'il faut mourir, je
<< mourrai comme lui. Mais du moins que je me couronne
" encore d'une nouvelle gloire ; que mes derniers exploits
« coûtent encore aux femmes troyennes des larmes et des
" gémissements ; que les Phrygiens s'aperçoivent que j'ai
« été long-temps éloigné des combats ! O ma mère ! n'op
288 L'ILIADE.

<< pose point à mon ardeur une tendresse inutile. Non , je ne


« céderai ni à tes prières , ni à tes larmes.
O mon fils ! lui répond la Déesse , il est digne de
« ton courage de défendre tes amis et de venger leur trépas.
« Mais tes armes , les Troyens les possèdent ; Hector
་་ triomphe , couvert de ce noble trophée. Il ne triomphera
<< pas long-temps ; le bras de la Mort est levé sur sa tête.
« Mais , o mon fils ! ne retourne point aux combats que tu
« n'aies revu ta mère dans ces lieux. Demain , avec l'au
rore , je viendrai t'apporter une armure , ouvrage de
« Vulcain. »
A ces mots , elle s'éloigne de son fils : « Vous , dit-elle à
«< ses sœurs , rentrez au sein des mers ; allez dans le palais
<< du Dieu qui nous donna le jour ; apprenez-lui ce qui cause
« ma douleur et mon absence. Moi , je monte dans l'O
" lympe ; je vais tenter d'obtenir de Vulcain une armure
« pour mon fils. » Elle dit ; les Néréides s'enfoncent dans
les eaux , et la Déesse s'envole dans les cieux.
Cependant les Grecs , poursuivis par l'homicide Hector ,
fuient éperdus aux rives de l'Hellespont. La plaine retentit
au loin des cris de la victoire et des accents du désespoir.
Les restes de Patrocle ne sont point encore à l'abri de l'ou
trage. Une foule de Troyens , infanterie , cavalerie , ont
fondu sur ses défenseurs. Trois fois Hector , brûlant de
l'entraîner, l'a saisi par un pied ; trois fois les Ajax l'ont
repoussé ; mais , toujours intrépide , tantôt il s'élance pour
ressaisir sa proie , tantôt il s'arrête en poussant de grands
cris , et jamais il ne recule. Tel un lion affamé s'acharne
sur sa proie : ni les pasteurs ni leurs chiens ne peuvent l'ar
racher à sa rage ; tel , en dépit des deux Ajax , et bravant
toutes leurs forces , Hector reste attaché sur le cadavre.
Il l'entraînoit ; il se couvroit d'une gloire immortelle , si,
trompant les regards de Jupiter et des Dieux , Iris ne fût
venue, par les ordres de Junon , réveiller la fureur d'Achille.
"
Lève-toi , fils de Pélée ! lui dit-elle ; viens sauver les restes
CHANT XVIII. 289
« de Patrocle. Le feu du combat les environne pour les
" conquérir, pour les défendre , les Grecs et les Troyens
" s'égorgent. Hector surtout brûle de les entraîner dans
« Troie. Il veut trancher la tête , et sur ses murs arborer
« ce trophée. Lève-toi , sors d'un honteux repos ; viens
" sauver ta gloire ; viens arracher aux chiens des Troyens
« la dépouille de ton ami. Ah ! si le corps de Patrocle éprou
« voit un outrage , quel opprobre pour Achille ! - Divine
" messagère , eh ! quel Dieu t'envoie sur ces rives? - C'est

« Junon , c'est la reine des Dieux. Jupiter et tous les autres


Immortels ignorent le dessein qui m'amène. - Eh ! com
« ment irois-je aux combats ? mon armure est en leur pou
« voir. Ma mère m'a défendu d'affronter les Troyens
" avant qu'elle-même ait reparu dans ces lieux. Elle m'a
"( promis des armes qu'elle va demander à Vulcain . Des ar
« mes , où pourrai-je en trouver? Je ne connois que le bou
« clier du fils de Télamon qui puisse couvrir Achille. Mais
« sans doute Ajax combat lui-même , et défend les restes
« de Patrocle.
- « Je sais , lui dit la Déesse , nous savons tous que ton
« armure a été leur conquête mais , va sur le fossé te
« montrer aux Troyens ; peut-être à ton aspect ils s'arrête
« ront épouvantés. Les Grecs respireront un instant , et ce
« court repos leur rendra la victoire. » Elle dit , et s'en
vole : Achille se lève. Minerve jette sur ses épaules son im
mortelle égide ; elle - même couronne sa tête d'un nuage
d'or, et en fait jaillir des feux et des éclairs . Telle , pendant
la nuit , sur les tours d'une ville assiégée , brille la flamme ,
qui des peuples voisins appelle les secours . Telle , du front
d'Achille , s'élance dans les airs une formidable clarté. Fi
dèle aux ordres de la Déesse sa mère , il ne se mêle point
aux guerriers. Il s'arrête sur le fossé de là il pousse un
cri. Minerve , en même temps , en fait entendre un plus
terrible ; la terreur vole au milieu des Troyens . Telle , au
19
290 L'ILIADE.

sein d'une cité , la trompette ennemie porte l'épouvante et


les alarmes.
A la voix du héros , la frayeur entre aux cœurs des guer
riers . Les coursiers , frappés de sinistres présages , fuient
éperdus. Tremblants , à la vue de cette clarté menaçante
qui ceint la tête d'Achille , leurs conducteurs partagent leur
effroi. Trois fois il répète son cri ; trois fois les Troyens et
leurs alliés se troublent et s'épouvantent. Dans le tumulte ,
douze de leurs héros expirent sous leurs chars , et sont per
cés de leurs propres armes .
Les Grecs arrachent enfin le corps de Patrocle à la fu
reur ennemie , et le portent sur un lit funèbre . Ses amis
l'environnent éplorés . Achille marche avec eux , versant
des larmes amères à la vue de son compagnon fidèle , cou
ché dans le sein de la mort , et déchiré par un fer ennemi.
« C'étoit lui qui , avec son char , avec ses coursiers , l'avoit
" envoyé aux combats .... Il s'étoit promis de le revoir, à

« son retour , vainqueur et triomphant.... » Cependant Ju


non précipite la course du Dieu qui porte la lumière. Le
Soleil se plonge à regret dans les eaux , et les Grecs aban
donnent la plaine.
Les Troyens vont dételer leurs coursiers ; mais avant
que de réparer leurs forces épuisées , ils assemblent
un conseil. Là , ils se tiennent debout , immobiles , les
yeux chargés de tristesse. Achille , le terrible Achille
est toujours présent à leur vue , et les remplit de terreur.
Enfin Polydamas rompt le premier ce funeste silence.
Le sage Polydamas embrasse le passé et perce dans l'ave
nir ; il est le compagnon d'Hector ; une même nuit les vit
naître tous deux. Mais Hector triomphe dans les com
bats , et Polydamas règne dans les assemblées . « Songez ,
«" amis , songez , dit-il , aux périls qui nous menacent.
(( Croyez à mes conseils , rentrons dans nos murs. N'at
« tendons point sur cette plaine , et si près des vaisseaux
« ennemis , le retour de l'aurore . Nos remparts sont encore
CHANT XVIII. 291
« loin de nous. Tant qu'irrité contre Atride , ce fatal guer
«< rier a langui sous sa tente , nous avons pu braver les
" Grecs et nous promettre la victoire. Je triomphois de pas
« ser les nuits auprès de leurs vaisseaux ; je les regardois
« comme notre conquête. Mais le fils de Pélée se réveille ,
« et je sens renaître mes alarmes. Ardent , impétueux , il
« ne se bornera point à nous combattre dans ces champs ,
« tant de fois baignés du sang des Grecs et des Troyens ;
« ce seront nos foyers , ce seront nos femmes qu'il faudra
" défendre de ses coups. Marchons à Troie ; cédons à un
« infaillible présage. La nuit l'enchaîne encore ; mais de
" main , s'il nous retrouve dans la plaine , le fer à la main ,

<« il fondra şur nous , et nous apprendrons à le connoître.


" Que de Troyens seront la proie des vautours ! Heureux
་ qui , par la fuite , pourra se dérober à la mort ! O Dieux !
" épargnez à ma vue un spectacle si funeste ! Mais si vous
« forcez votre courage à plier sous l'impétueuse nécessité ,
་ tranquilles , dans le silence de la nuit , nous préparerons

« nos ressources et nos forces. Défendu par ses tôurs et par


« ses portes , Ilion opposera aux Grecs une barrière impé
« nétrable.
་་ Demain , aux premiers rayons du jour, le fer à la main,
<< nous attendrons l'ennemi sur nos remparts. S'il ose nous
« y attaquer, il ne remportera que les regrets et la douleur.
« Nous verrons sous nos murailles haleter ses coursiers
་་ épuisés ; en vain des yeux il dévorera cette proie , qu'il ne
« pourra saisir : honteux , humilié , il retournera sur ses
K vaisseaux , où son cadavre , aux yeux d'Ilion , sera la
K pâture des chiens. »

Hector lançant sur lui un sinistre regard : « Polydamas,


« lui dit-il , tes lâches conseils offensent mon courage. Tu
« veux que nous allions encore nous cacher à l'abri de nos
« tours ! Eh! n'êtes-vous point las de languir captifs dans
« nos murs ? Jadis l'univers vantoit la ville de Priam et sa
« vaste opulence . Elle n'est plus , cette reine des cités. De
19.
292 L'ILIADE .
་་ puis que Jupiter s'arma contre nous , la guerre a dévoré
« les trésors entassés dans son sein. La Phrygie, la Méonie ,
«" sont pleines des débris de notre fortune. Aujourd'hui , ce
་་ Dieu , plus doux , me donne la victoire ; il nous livre les
« Grecs enchaînés sur ces rives. Insensé ! ne jette plus aux
« cœurs de nos guerriers tes vaines alarmes ; je saurai bien
« les en défendre . Croyez , amis , croyez Hector ; obéissez à
« sa voix. Réunis sous vos drapeaux , allez réparer vos forces
་་ épuisées. Veillons , faisons une garde assidue. S'il en est
་་ parmi vous que tourmentent encore d'importunes riches
<< ses , qu'ils les rassemblent , qu'ils livrent à nos soldats ces
་་ dangereux trésors ; plutôt que de les laisser dévorer à des
" Grecs , qu'ils en fassent à des Troyens un généreux partage.

« Demain , aux premiers rayons du jour , nous irons , au


" milieu des vaisseaux , rallumer le feu des combats. S'il est
<< vrai qu'Achille se réveille , il ne trouvera dans son camp
« que la douleur et les regrets. Loin de le fuir , j'irai le bra
« ver ; je serai sa victime , ou il sera la mienne ; Mars par
(( tage ses faveurs , et souvent le vainqueur expire sous le
« fer du vaincu . » Il dit : les Troyens applaudissent. Insen
sés ! Minerve a pris soin de les aveugler. Ils écoutent Hec
tor et ses funestes conseils ; ils dédaignent Polydamas et la
sagesse qui l'inspire . Tous , armés , ils vont , sous leurs
drapeaux , réparer leurs forces épuisées .
Toute la nuit les Grecs pleurent l'infortuné Patrocle ;
Achille , au milieu d'eux , donne un libre cours à sa dou
leur. Le cœur gros de soupirs , il presse de ses homicides
mains le sein glacé de son ami. Tel , à la vue de son antre
désert , un lion généreux déplore la perte de ses petits , que
son absence a livrés à une main ennemie. Furieux , déses
péré , il s'élance sur les traces du chasseur qui les lui a ravis ,
et fait retentir les forêts de ses rugissements. Tel Achille ,
au milieu de ses Thessaliens , exhaloit ses regrets : « Dieux !
"
s'écrioit-il , ah ! que d'un vain espoir j'abusai Ménétius ,
«
quand , pour rassurer sa tendresse , je lui promis que dans
CHANT XVIII . 293
. Opunte je lui ramènerois son fils , vainqueur de Troie et
« riche de ses dépouilles !
«< Jupiter se rit de nos projets. Notre sort , à tous deux ,

« est de rougir cette terre de notre sang. Pélée ne reverra


" point son fils ; Thétis , au sein de la Thessalie , ne le ser

<< rera point dans ses bras. Le Destin , en ces lieux , a mar
к qué mon tombeau ... Hélas ! cher Patrocle , je n'y des

⚫ cendrai qu'après toi... Mais du moins , je vengerai ton


u trépas. Oui , avant que la flamme ait consumé ta dé
" pouille , je promets à ton ombre , et la tête et les armes.
" de ton barbare assassin ; pour expier ta mort , pour assou
« vir ma rage et ma vengeance , j'immolerai sur ton bûcher
« douze enfants des Troyens. En attendant tes victimes, tu
reposeras sur ce lit funèbre. Les jeunes beautés que tes
« mains et les miennes ont ravies sur ces bords , pleureront
" ta destinée , et nuit et jour t'arroseront de leurs larmes. »
A ces mots il ordonne à ses Thessaliens de laver le corps.
ensanglanté. Soudain ils versent une onde pure dans un
vase d'airain que la flamme environne. Bientôt elle frémit
et s'élève à gros bouillons. Ils lavent le cadavre ; l'huile et
le baume coulent à longs flots dans les blessures. On l'étend
sur le lit funèbre ; un linceul , surmonté d'un voile blanc , le
couvre tout entier. Toute la nuit , les Thessaliens , rassem
blés autour d'Achille , pleurent avec lui son cher Patrocle ,
et remplissent les airs de leurs longs gémissements.
Jupiter a lu dans le cœur du héros sa fureur et sa ven
geance : « Tu triomphes , dit-il à Junon , tu as ramené aux
" combats le fils de Pélée . Ces Grecs si chéris , sans doute ,
« ils sont tes enfants ? Dieu terrible ! s'écrie la Déesse ,
« que viens-je d'entendre? Un mortel , un vil atome , pourra ,
« sur un autre mortel , assouvir sa vengeance ! Et moi , fille
<< de Saturne ; moi , femme de Jupiter ; moi , à ce double
« titre , la reine des Dieux , je ne pourrai satisfaire ma haine
« et punir les Troyens ! »
Cependant Thétis arrive au palais de Vulcain . Lui-même
294 L'ILIADE.

avoit élevé ce palais d'immortelle structure. Jaloux de sa


beauté , les autres Dieux admiroient son ouvrage. Tout dé
gouttant de sueur , dans sa forge brûlante , le Dieu pressoit
d'un bras nerveux les mobiles prisons où il avoit enfermé
les Vents. Pour orner le céleste palais , il forgeoit vingt tré
pieds d'or. Chef-d'œuvre de son art , ces merveilleux tré
pieds , sur des roues d'or, marcheront seuls à l'assemblée
des Dieux , et seuls reviendront à leur place. Des anses y
manquent encore ; le Dieu forge les liens qui doivent les y
attacher.

Thétis paroît la jeune Charis , qu'unissent à Vulcain les


nœuds de l'hyménée , s'avance pour la recevoir. Ses tresses
d'or flottent sur ses épaules ; les lèvres collées sur la main
de la Déesse : <
« O Thétis , lui dit-elle , ô divin objet de notre
« amour et de nos respects ! quel motif t'amène en des lieux
« que rarement honore ta présence ? Viens , reçois de ma
« main les dons de l'hospitalité. » Elle dit , et la fait as
seoir sur un trône superbe , où ses pieds reposent sur un
marche-pied d'or. Elle appelle Vulcain : « Viens , lui dit
" elle , viens ; Thétis te demande .

- « Thétis me demande ! L'auguste Thétis est dans mon


་་ palais ! Combien elle a de droits à ma reconnoissance !
་་ Quand ma mère , honteuse de m'avoir donné le jour , me
་་ précipita de la céleste voûte , Thétis me reçut au sein des

«< ondes. Sans elle , sans Eurynome , j'étois condamné à


« d'éternelles douleurs . Pendant neuf années , je vécus ca
« ché dans les abîmes de l'Océan , les vagues écumantes
« rouloient au-dessus de ma tête. Là , ignoré des mortels
« et des Dieux , je consacrai mes talents aux Déesses qui
" m'avoient protégé. Pour embellir leur grotte , pour rele
« ver leurs attraits , ma main apprit à revêtir les métaux des
« formes les plus heureuses . Thétis est en ces lieux ! Ah !
« pour la payer d'un juste retour , il faut que j'épuise toutes
« les ressources de mon art. Va , tandis que j'éteins ces
«< feux , offre à la Déesse le céleste nectar. » A ces mots ,
CHANT XVIII . 295

le Dieu laisse reposer son enclume. Il se lève , tire les Vents


de leurs prisons , et d'un pas chancelant , va , dans un coffre
pompeux , renfermer les instruments de son art. Armé
d'une éponge , il épanche une onde pure sur son front
noirci par la fumée ; il lave et ses bras et sa poitrine velue.
Enfin il revêt ses immortels habits , et , le sceptre à la main ,
il s'avance à pas inégaux . Deux figures d'or marchent à
ses côtés , et le soutiennent. Animées par son art , ces
figures ont l'intelligence et la vie ; elles rendent des sons ,
et leurs mains industrieuses secondent les travaux du Dieu
qui les a créées.
Vulcain s'assied près du trône de la Déesse , et la bouche
collée sur sa main : « O Thétis ! lui dit-il , ô divin objet de
mes respects et de mes hommages ! d'où vient une faveur
« si rare ! quel intérêt t'amène en ces lieux ? Parle , ma re
" connoissance te répond de tout ce que peut mon industrie.
- (( Ah , Vulcain ! lui répond la Déesse éplorée , est-il une
" immortelle plus malheureuse que moi ? En est-il sur qui
"
Jupiter ait versé tant de peines et de douleurs ? Parmi
« toutes les Néréides , il me choisit pour me soumettre aux
« lois de Péiée : malgré moi , je fus condamnée à partager

«་་ la couche d'un mortel. Consumé par la vieillesse , Pélée


" languit dans son palais solitaire ; et moi , mère infortunée
"
du plus grand des héros , il faut que je pleure sur ma
« triste fécondité. J'ai vu ce fils croître sous mes yeux ,
«< comme un tendre olivier , l'orgueil et l'espoir du sol qui
" l'a nourri. Des rives de la Grèce je l'ai envoyé aux bords

<< de la Phrygie pour combattre , pour punir les Troyens.


« Hélas ! je ne le reverrai plus dans le palais de son père ;
"
je n'aurai point la douceur de le serrer , vainqueur et
" triomphant , dans mes bras. Et pendant qu'il respire , la

<< douleur empoisonne sa vie ! et sa mère ne peut soulager


« ses ennuis ! Une jeune beauté que les Grecs avoient ac
« cordée à son courage , Atride la lui a ravie. En proie à
" son ressentiment , il se consumoit sous sa tente. Soudain
296 L'ILIADE .
« les Troyens fondent sur les Grecs , et jusque dans leur
« camp menacent de les égorger. Les chefs éperdus vien
<< nent implorer le secours de mon fils , et lui offrent de su
«< perbes présents : toujours obstiné dans son courroux , il
« refuse de les sauver. Mais le péril s'accroît ; déja , la
flamme à la main , l'ennemi va embraser les vaisseaux.
« Vaincu par les larmes de Patrocle , mon fils lui confie son
«< armure : il l'envoie aux combats , et ses Thessaliens
« avec lui.
" Sous ce jeune héros les Grecs sentent renaître leur au

« dace. Ils repoussent les Troyens jusqu'au pied de leurs


« remparts. Ilion alloit tomber ; mais soudain Apollon im
« mole le fils de Ménétius au milieu de ses succès , et livre
« à Hector et sa victime et les armes de mon fils . O Vulcain !
«< j'embrasse tes genoux. Donne à ce fils , que bientôt la
« mort va me ravir, donne-lui un bouclier, un casque , une
« cuirasse. Privé de son cher Patrocle , impatient de le ven
« ger, il gémit étendu sur la terre , et se consume en regrets
« impuissants.
-(( Rassure-toi , Thétis, et calme ton inquiétude. Achille
« aura des armes qui feront l'étonnement et l'effroi des
« guerriers. Que ne puis-je aussi bien le dérober à la mort ,
« quand la destinée s'appesantira sur lui ! » Il dit , et re
tourne à son immortel atelier . Soudain les Vents rentrent
dans leurs prisons. Ils soufflent dans vingt fourneaux ,
leur haleine obéissante allume la flamme , et , au gré de
Vulcain , presse ou ralentit ses efforts. Dans des brasiers
ardents , l'or, l'argent , le cuivre et l'étain se mêlent et
s'unissent. L'enclume fait gémir la voûte sous son poids.
D'une main le Dieu saisit un lourd marteau , de l'autre , des
tenailles. Un immense bouclier s'arrondit sous ses coups .
Cinq lames de métal le couvrent de leur épaisseur. Autour
brille un triple cercle d'or, auquel pend un lien d'argent.
Sur la surface , le Dieu représente d'étonnantes merveilles.
On y voit , et la terre , et la mer, et les cieux , et le so
CHANT XVIII . 297

leil sur son char de rubis , et la lune sur son trône d'ar
gent. On y voit tous les astres qui couronnent la céleste
voûte , les Pléiades tranquilles , les Hyades et leur urne
fangeuse , le redoutable Orion , et l'Ourse qui le poursuit ;
l'Ourse , qui , toujours fidèle au pôle , ne se plonge jamais
au sein de l'Océan.
Sous le céleste ciseau s'élèvent deux superbes cités . Dans
l'une , des noces , des festins et des jeux ; à la clarté des
flambeaux , de jeunes beautés sont conduites à l'autel de
l'Hyménée . De jeunes garçons forment des danses légères ,
et marient leurs pas aux sons de la flûte et du hautbois .
Debout sous les portiques , les femmes contemplent ces
fêtes et soupirent.
Plus loin , s'assemble une foule empressée. Un citoyen
demande à un autre citoyen le prix du sang qu'il a versé.
Le meurtrier atteste le peuple , et jure qu'il l'a payé . L'au
tre nie qu'il l'ait reçu . Tous deux invoquent des témoins :
la foule , partagée , frémit et murmure. Des hérauts com
mandent le silence. Les juges sont assis sur le marbre, dans
l'enceinte sacrée . Ils se lèvent tour à tour , et , le sceptre à
la main , ils prononcent leurs avis. Deux talents d'or sont
au milieu , destinés à récompenser le suffrage le plus juste
et le plus éclairé.
Auprès de l'autre cité campent deux armées , que la ter
reur environne. L'une veut embraser cette ville infortunée,
l'autre veut partager ses dépouilles. Les assiégés résistent
encore les femmes , les enfants , les vieillards , inhabiles
aux combats , debout sur les remparts , veillent pour les
défendre.
La jeunesse guerrière marche à une embuscade. A leur
tête brillent et Mars et Minerve. Tous deux sont d'or ; une
robe d'or , une armure d'or , les revêtent tous deux. Dans
leur maintien , dans leurs traits , respire une majesté di
vine. Sous eux , l'intrépide cohorte se cache aux bords
d'un fleuve , où viennent s'abreuver des troupeaux . Deux
298 L'ILIADE .

guerriers , sur une hauteur , observent la plaine , et don


nent le signal. Des bœufs , des moutons , s'avancent vers la
rive ; deux bergers les suivent , et sans soupçons , sans in
quiétude , ils font résonner leurs rustiques pipeaux . Sou
dain la troupe s'élance : elle égorge les troupeaux , elle
égorge les pasteurs . Appelés par les cris , les ennemis ac
courent , montés sur d'agiles coursiers. On combat , on se
mêle ; les traits volent , et la terre est inondée de sang.
Au milieu des guerriers triomphent la discorde , la terreur
et la mort. Couverte d'une robe ensanglantée , la mort s'at
tache à ses victimes , déchire leurs blessures , et traîne sur
la poussière les cadavres encore palpitants . Tout vit , tout
respire dans ces tableaux : c'est un combat réel , c'est un
carnage véritable.
Dans un cadre voisin , l'Immortel représente une plaine
immense , où trois fois la charrue a déja imprimé des sil
lons. Des bœufs ouvrent encore le sein de la terre ; armés
de l'aiguillon , des laboureurs pressent leurs pas tardifs . Au
bout des guérets , le maître les attend , et leur offre un vin
qui pétille dans la coupe. Ils recommencent , impatients
d'obtenir la même récompense ; la terre , tout or qu'elle est,
noircit sous leurs pas , et trompe les yeux étonnés .
Ici s'étend un vaste domaine , l'héritage des rois. La sur
face est chargée des trésors de Cérès. La faucille à la main ,
des moissonneurs ardents parcourent les sillons ; les épis
autour d'eux tombent entassés ; des enfants les ramassent
et les pressent dans leurs bras ; trois hommes les reçoivent
de leurs mains , et en forment des faisceaux .
Debout , en silence , appuyé sur son sceptre , le monar
que , avec des yeux satisfaits , contemple ses richesses . Des
esclaves , sous un chêne , apprêtent pour lui un champêtre
festin. Ils font cuire un bœuf , dont ils offrent les prémices
aux dieux. Plus loin , des femmes préparent aux moisson
neurs un repas plus frugal et plus simple.
Là , sur un coteau doré , la vigne élance ses rameaux ;
CHANT XVIII . 299

des raisins noirs y pendent en festons. Sur des appuis d'ar


gent , les ceps s'élèvent dans les airs . Autour règne un fossé
rembruni , que couronnent des buissons , et qui forment
dans la vigne de tortueux détours .
Là , un folâtre essaim de vendangeurs porte dans des pa
niers le fruit dont la liqueur enchante les humains. Au mi
lieu d'eux , un jeune garçon tire de sa guitare des sons
harmonieux , et s'accompagne en chantant ; les autres lui
répondent et marchent en cadence .
Ailleurs , un troupeau de bœufs sort , en mugissant , de
son asile , et gagne les bords d'un torrent rapide qu'om
bragent de mobiles roseaux . Derrière , marchent quatre
bergers , que suivent neuf chiens vigoureux . Soudain , du
fond des bois , deux lions s'élancent sur le taureau : il se
débat , il mugit ; les pasteurs et les chiens accourent pour
le défendre ; mais les monstres , à leurs yeux , égorgent
leur proie et la dévorent. Vainement excités par leurs maî
tres , les chiens n'osent les attaquer , et poussent , en re
culant , d'impuissantes clameurs.
Tout auprès , un vallon délicieux offre des moutons , des
bergers , des étables , des cabanes et des bois. Plus loin ,
l'immortel artisan figure une danse pareille à celle que jadis ,
dans la Crète , Dédale composa pour la belle Ariane . De
jeunes beautés, de jeunes garçons , se tiennent par la main.
Les filles sont couronnées de guirlandes ; des robes de lin
flottent autour d'elles , et d'un voile léger couvrent leurs
appas. Les hommes sont vêtus d'étoffes d'un tissu plus
serré , qu'une huile divine embellit de son lustre ; à leur
côté, des épées d'or pendent à des baudriers d'argent.
Tantôt ils forment un cercle , et tournent avec autant de .
rapidité que la roue sous la main du potier. Tantôt le cer
cle se rompt ; les danseurs se mêlent , s'entrelacent , et dé
crivent mille figures voluptueuses. Une foule enchantée les
contemple et les admire. Au milieu , deux agiles sauteurs
étonnent les regards et voltigent en chantant.
300 L'ILIADE .
Enfin , au bord du bouclier , le Dieu trace l'Océan et son
immense empire. Bientôt de l'atelier sort une cuirasse plus
éclatante que le feu ; bientôt encore un casque étincelant ,
merveille d'un art divin , qui se ploiera de lui-même autour
de la tête du héros , et que surmonte un panache d'or ; et
enfin des bottines d'étain. Cette armure achevée , Vulcain
va la déposer aux pieds de la Déesse , qui , plus rapide qu'un
oiseau , s'élance de l'Olympe , chargée du présent superbe
qu'elle promit à son fils.

CHANT DIX - NEUVIÈME .

L'AURORE s'élève du sein de l'Océan , pour porter la lu


mière aux mortels et aux Dieux . Thétis vole à la tente de
son fils , et lui porte le présent de Vulcain. Elle le trouve
étendu sur le corps de Patrocle , l'arrosant de ses larmes ,
le rappelant par ses cris. Ses compagnons , éplorés , gémis
sent en foule autour de lui.
Soudain la Déesse s'offre à leurs regards , et la bouche
collée sur la main du héros : « Laissons , ô mon fils ! lais
<< sons , lui dit-elle , ce triste objet de notre douleur et du
«< céleste courroux. Prends cette armure , ouvrage immor

« tel de Vulcain , et telle que jamais n'en revêtit un autre


« guerrier. >>
Elle dit , et dépose les armes aux pieds d'Achille ; elles
résonnent par un artifice divin ; les Thessaliens reculent
étonnés , et leurs yeux éblouis n'osent fixer ces clartés im
. mortelles.
Achille voit les armes , et sent à leur aspect redoubler
son courroux ; des éclairs jaillissent de ses yeux ; d'une
main avide , il saisit le céleste présent et le contemple avec
transport. Enfin , rassasié d'une vue qui le flatte : « O ma
M« mère ! s'écrie-t-il , oui , ces armes sont le chef-d'œuvre
CHANT XIX . 301

d'un Dieu. Je les revêts , je revole aux combats. Mais ,


" hélas ! les restes de mon cher Patrocle.... Je tremble que
la pourriture et les vers n'infectent ces blessures , et ne
« me laissent de mon ami que de honteux lambeaux .
-( Va , mon fils , lui répond la Déesse, calme tes inquié
« tudes ; je chasserai loin de lui ces insectes importuns qui
« dévorent les guerriers moissonnés dans les combats . Dût
" il , une année entière , rester exposé sous ta tente , je sau
" rai le conserver et l'embellir d'une fraîcheur nouvelle.
" Va , rassemble les héros de la Grèce ; abjure au milieu
« d'eux ton courroux contre Atride ; revêts ton armure ;
« que le feu de la gloire et de la vengeance échauffe ton
« courage. » Elle dit , et dans l'ame de son fils elle allume
une nouvelle audace. Sa main verse dans les narines de
Patrocle l'ambroisie et le nectar , pour le garantir des in
jures des vers et du temps.
Achille vole au rivage , et appelle à grands cris les enfants
de la Grèce ; tous accourent ; et le guerrier amoureux de
la gloire , et le pilote qui sur les ondes dirigea les vaisseaux ,
et ces utiles agents dont l'intelligence assure les subsistances
de l'armée et prévient ses besoins. Tous brûlent de revoir
un héros depuis si long-temps perdu pour les combats. Deux
favoris de Mars , Ulysse et Diomède , toujours souffrants
de leurs blessures , viennent , appuyés sur leurs piques , s'as
seoir aux premiers rangs. Après eux s'avance Atride , le
monarque des rois , encore gémissant du coup dont le frappa
le fils d'Anténor.
Déja tous les Grecs sont réunis. Achille se lève : « O fils
4 d'Atrée ! dit-il , où nous a conduits tous deux une funeste
« querelle ! Misérable captive ! Ah ! que ne périt-elle avant
qu'elle eût allumé entre nous la discorde et la haine ! Que
<< ne fut-elle percée des traits de Diane , le jour même où ,
« dans Lyrnesse conquise , elle fut le prix de ma valeur ! Ils
41 vivroient encore ces guerriers infortunés que mon res
" sentiment a livrés au fer des Troyens ! J'ai fait triompher
302 L'ILIADE.
་་ Hector ; j'ai servi la Phrygie ! Malheureux ! la Grèce pleu
« rera long-temps ma colère et la tienne. Oublions , ou
« blions s'il se peut , notre erreur et nos pertes ; courbons
«< notre orgueil sous le joug de la nécessité ; j'abjure mon
« courroux ; je ne dois point nourrir une haine éternelle.
" Allons , fais marcher nos guerriers aux combats , que je
« coure avec eux affronter les Troyens. Sachons s'ils ose
« ront passer les nuits auprès de nos vaisseaux . Ah ! s'il en
« est qui , par la fuite , échappent à mes coups , avec quelle
་་ ardeur ils iront chercher leur salut dans leurs murs ! » Il
dit ; les Grecs , avec transport , applaudissent à son géné
reux retour.
Du siége où il est assis , Agamemnon élève aussi la voix :
« Héros de la Grèce , favoris du Dieu des combats , écoutez
" votre roi , faites taire une importune rumeur. Au milieu
« de ces cris , parmi ces bruyants éclats de votre joie , com
« ment ou parler ou s'entendre ? La bouche la plus élo
་་ quente resteroit interdite et muette. Je veux me justifier
« aux yeux d'Achille ; vous , écoutez et pesez mes discours .
« Souvent les Grecs ont accusé ma hauteur ; souvent ils
« m'ont imputé nos funestes divisions . Non , je n'en fus point
« la cause. Ce fut Jupiter, ce fut le destin , ce furent les fu
« ries qui égarèrent ma raison ; ce furent eux qui mirent
<< dans mon cœur l'injure et tous ses poisons , le jour où
"( j'arrachai au fils de Pélée le prix qu'avoit obtenu son cou
" rage ; sous la main d'une déesse , que pouvoit faire un
་ aveugle mortel !
«L'Injure est fille du maître des cieux ; farouche ennemie
« des humains , elle les accable , l'un par l'autre. Ses pieds
«" dédaignent la terre ; elle marche sur nos têtes , et sème ,
"« dans l'univers , le malheur et l'outrage. Jupiter, le roi des
« mortels et des dieux , Jupiter lui-même a été blessé de ses
« traits. Junon , une déesse , sut , par une ruse adroite , se
" jouer de sa puissance , le jour où , dans Thèbes , Alcmène
« dut enfanter Alcide. Écoutez , ô Dieux ! et vous , Déesses ,
CHANT XIX . 303
" disoit le maître de l'Olympe , orgueilleux du destin de son
" fils , écoutez les secrets de ma sagesse ; il va naître en ce
« jour un mortel qui régnera sur tous ses voisins , sur ceux
"C mêmes qui sont nés de mon sang.
« Tu nous tromperas , lui répond l'artificieuse Junon ; tu
« n'accompliras point ton oracle. Jure par le Styx que le
« mortel qui naîtra dans ce jour régnera sur tous ses voi
« sins , sur ceux mêmes qui sont nés de ton sang . Elle dit ,
" Jupiter abusé prononce l'irrévocable serment ; soudain

« la Déesse , du sommet de l'Olympe , se précipite dans


" Argos , où elle sait que depuis sept mois à peine la femme
« de Sthénélus lui promet d'être père . Elle hâte son enfan
" tement, et retient Alcide captif dans le sein de sa mère . Elle
" revole , triomphante , au céleste palais. Il est né , dit-elle à
ㄍ Jupiter, le héros qui doit régner sur Argos . Issu de ton
" sang , Eurysthée mérite le destin glorieux où l'appelle ta
« sagesse.
« Elle dit ; le Maître des Dieux est percé des traits de la
# douleur. Enflammé de courtoux , il saisit l'Injure , et , en
« attestant le fleuve redouté , il prononce que cet odieux
« fléau ne rentrera jamais dans l'éternel séjour. Soudain il la
«< précipite sur la terre , où bientôt elle empoisonne le bon
« heur des humains . Mais la plaie qu'il fit au Maître du ton
" nerre saigna long-temps encore , à la vue de son fils courbé
" sous lejoug d'Eurysthée , et condamné aux plus rigoureux
« travaux .
« Moi aussi , victime de ses fureurs , je n'ai pu me dé
« fendre de ses serpents. Aveuglé par Jupiter , enivré par
" Bacchus , ou égaré par d'autres Dieux , je veux enfin guérir
« la plaie que j'ai faite , et racheter mon erreur. Va, marche
« aux combats, et guide les Grecs dans le chemin de la gloire.
« Tous les dons qu'Ulysse t'offrit dans sa tente , je te les
donne aujourd'hui .... Mais plutôt suspends un moment
« l'ardeur qui t'entraîne. Mes esclaves vont les prendre sur
« mes vaisseaux et les exposer à ta vue. »
304 L'ILIADE .

Achille lui répond : « O monarque ! digne du rang où les


" Grecs t'ont placé , donne ou garde à ton gré tes superbes
" présents. Nous , volons aux combats. Un grand ouvrage
« nous appelle ; ne perdons point en vains discours de pré
«< cieux instants . Allons montrer Achille au milieu du car
« nage ; que son exemple enflamme nos guerriers , et qu'ils
« frappent comme lui. »
Ulysse arrête ses transports : « O héros de la Grèce ! lui
"( dit-il , ô mortel égal aux Dieux ! ne va pas, séduit par ta
« valeur , entraîner au combat des troupes épuisées. Quand
« Mars aura inspiré sa fureur aux deux partis , le choc sera
" long , et nos soldats affoiblis ne pourront le soutenir. Re
" tirés sous leurs tentes , que les dons de Cérès et les dons
« de Bacchus raniment leur vigueur.
« Sans cet utile secours , le plus intrépide guerrier suc
« combe bientôt sous le poids des fatigues . En dépit de son
« courage , son bras s'appesantit ; la faim , la soif , l'énervent
« et l'accablent ; ses genoux se refusent à l'ardeur qui l'a
«< nime. Les aliments lui redonnent des forces ; armé d'une
« nouvelle audace , il soutient le combat le plus opiniâtre ,
« et ne cède à la fatigue que quand l'ennemi lui a cédé la
« victoire.
4< Allons , sépare nos guerriers ; toi-même , excite-les à
" réparer leur vigueur affoiblie. Atride va , dans ces lieux ,

offrir à nos regards et aux tiens les dons qu'il te destine. Il


« faut que tu jouisses de ton triomphe; pour rassurer ta ten
"< dresse , le Monarque , debout au milieu des Grecs , jurera
་་ qu'il a respecté ta captive , et que jamais elle n'a partagé
« son lit. Enfin , un festin apprêté sous sa tente achèvera d'ef
« facer son injure . Atride , tu sauras désormais être juste ;
« tu sauras qu'un roi peut , sans' s'avilir , expier une erreur.
- « O fils de Laërte ! dit Agamemnon , j'aime à entendre
<< la raison qui parle par ta bouche. Oui , je ferai le serment
«< que tu m'imposes , et je ne serai point parjure. Quelque
« ardeur qu'il ait de voler au combat , qu'Achille attende ;
CHANT XIX. 305
« ô Grecs ! attendez tous que mes présents soient en ces
" lieux , et qu'un traité ait scellé notre retour. Toi , Ulysse ,
«" prends l'élite de nos guerriers , va dans ma tente , apporte
« tous les dons que nous promîmes au fils de Pélée ; amène
« les captives. Que Thalthybius aille apprêter la victime que
« nous devons immoler au Soleil et au Maître des Dieux.
- ((« Puissant Atride , s'écrie Achille , remets à d'autres mo
« ments ces inutiles soins ; attends que la guerre soit ralentie,
" attends que j'aie éteint dans le sang la fureur qui me dévore.
« Hélas ! les guerriers qu'égorgea le fer d'Hector sont encore
" étendus sur la terre , sanglants et déchirés ; et vous songez
« à des fêtes ! Non , affoiblis par la faim , énervés par la fa
" tigue , c'est encore au combat que j'appelle les enfants de la
« Grèce. Quand ils auront vengé les affronts qu'ils ont reçus ,
" ils reviendront , au déclin du jour, goûter les plaisirs de
«
« la table et les douceurs du repos.
« A moi des fêtes , des repas , quand Patrocle n'est plus !
" quand son cadavre , percé de coups , est couché sous ma
" tente, et me demande vengeance ! quand mes compagnons
« en pleurs gémissent autour de lui ! Ah ! je ne suis affamé
« que de meurtres , je ne suis altéré que de sang.
- « O fils de Pélée ! noble et seul espoir de la Grèce ! lui
"[ répond Ulysse , tu as plus que moi de vigueur et d'audace ,
<<" mais l'âge et l'expérience ont mûri mes esprits , et j'ai ac
་་ quis le triste droit d'éclairer ta jeunesse. Daigne , daigne
" écoutermes conseils. Les mortels sont bientôt rassasiés de
" sang et de carnage . Quand Jupiter, l'arbitre des combats ,
" a penché sa balance, bientôt la plaine est jonchée de cada
« vres , et le fer moissonne et les vaincus et les vainqueurs.
« Ce n'est point par le jeûne que les Grecs doivent expier
« la mort de leurs guerriers. Combien il en expire tous les
«<< jours ! Bientôt , consumés par les besoins , nous expire
K rions après eux . Donnons des tombeaux à leurs cendres ,
" arrosons-les un moment de nos larmes ; mais réparons nos
a forces pour les venger.
20
306 L'ILIADE .
" Allons , guerriers , allons à table ; nous volerons de la
« table aux combats : n'attendez point d'autre signal. Mal
« heur au lâche qui languira encore auprès de nos vaisseaux !
་་ Que la Grèce tout entière aille , au milieu des Troyens ,
« allumer la flamme des combats . »
A ces mots , il appelle le fils de Nestor , et Mégès , etThoas,
et Mérion, et Lycomède , et Ménalippe. Avec eux il vole à
la tente d'Atride ; ils en rapportent les superbes présents que
le Monarque promit au fils de Pélée. A la vue des Grecs
étonnés , Ulysse étale dix talents d'or , sept trépieds , vingt
vases brillants ; sept jeunes captives , et Briséis avec elles ,
viennent sur ses traces offrir leurs modestes appas . Enfin ,
douze coursiers bondissent , et déja semblent s'enorgueillir
du maître auquel on les destine.
Agamemnon se lève ; debout auprès de lui , Thalthybius
lui présente la victime. Les Grecs en silence , les regards at
tachés sur leur roi , attendent ce qu'il va prononcer. Armé
d'un poignard , qui toujours pendoit à son côté , il coupe
le poil dont est couvert le front de la victime, lève au ciel et
་ O
les yeux et les mains , et offrant à Jupiter ces prémices : «
« Maître du monde ! dit-il , ô Puissance suprême ! Terre !
« Soleil ! et vous , Divinités de l'enfer, Furies vengeresses
du parjure , entendez mes serments ! Je jure que jamais je
«< ne portai sur Briséis une main impure ; que jamais Aga
« memnon n'outragea sa pudeur. Si le mensonge est dans
« ma bouche , puissent les Dieux verser sur moi tous les
" maux dont ils frappent l'imposteur qui les atteste et les
« offense ! » Il dit , et enfonce le fer au cœur de la victime ;
Thalthybius la jette dans les eaux pour servir de pâture aux
poissons.
!
Achille se lève à son tour : « O Jupiter ! s'écrie-t-il , de
་ quels fléaux ta colère accable les mortels ! Non , ce ne fut
་་ point Atride qui alluma dans mon cœur un funeste res
« sentiment. Ce ne fut point lui qui , malgré moi , de
mes bras arracha ma captive. Aveugles instruments !
CHANT XIX . 307
C Jupiter nous divisa pour perdre nos guerriers. Allez ré

« parer vos forces pour marcher aux combats . » Il dit ,


et sépare l'assemblée ; les Grecs se dispersent . Les Thes
saliens portent les présents d'Atride à la tente de leur roi.
Les douze coursiers vont se mêler aux coursiers d'Achille ,
et les captives marchent à son vaisseau ; aussi belles que
Vénus , Briséis les devance ; elle voit les restes sanglants de
Patrocle ; elle les voit , les embrasse et soupire. De ses mains
elle se meurtrit le sein , elle arrache ses cheveux , ses yeux
sont baignés de larmes . « Malheureuse ! s'écrie-t-elle , Ô
« Patrocle ! ô toi , mon consolateur et mon appui ! quand
« on m'arracha de ces lieux , je t'y laissai plein de vie ! J'y
« rentre, et tu n'es plus !.... Comme toujours à mes dou
« leurs succède une douleur nouvelle !.... L'époux auquel
<< m'avoient unie mes parents , je l'ai vu , sous nos murs ,
« tomber sanglant et percé de coups ! Mes trois frères , je
« les ai vus tous trois expirer sous le fer meurtrier !
« Cher Patrocle ! tu me consolois de mes pertes ; quand
" Achille vainqueur foudroyoit nos remparts , quand il égor
" geoit mon
époux , ta main essuyoit mes larmes. Tu me
"
promettois un plus noble hyménée ; tu devois me faire
* asseoir au trône de la Thessalie . Hélas ! je dois à ta sensi
E bilité , je donnerai à ta mort des regrets éternels. » Ainsi

gémissoit Briséis. Les autres captives semblent pleurer Pa


trocle , et ne pleurent que leur propre infortune.
Rassemblés autour d'Achille , les chefs de l'armée le pres
sent , le conjurent de s'asseoir à table avec eux. Le cœur
toujours gros de soupirs, il se refuse à leurs prières. « Ah !
" si je vous suis cher, respectez , je vous en conjure , res
K pectez ma douleur. Ne me fatiguez point d'importunes in
K stances ; j'attendrai , j'attendrai sans peine jusqu'au déclin
« du jour. » Il dit , et à sa voix , la foule se disperse ; les
deux Atrides , le divin Ulysse , Nestor , Idoménée , et le
vieux Phénix , restent auprès de lui , et tâchent de charmer
ses ennuis. Mais rien ne peut les charmer que le sang et le
20.
308 L'ILIADE .
carnage. Il se nourrit de ses regrets , et Patrocle est toujours
présent à sa pensée. « O de mes amis , dit-il , le plus cher et
« le plus malheureux ! c'étoit toi qui , dans ma tente , ap
་་ prêtois mes repas , quand les Grecs alloient porter aux
" Troyens la terreur et la mort ! Sanglant, déchiré, tu re
<< poses maintenant sur ce lit funèbre. Accablé de ma perte,
« je ne m'assiérai point à cette table où tu n'es plus ! ......
« Jamais il ne sera pour moi un coup plus cruel et plus
« affreux. Non , la mort même d'un père... Hélas ! seul au
« fond de la Thessalie , ce père déplorable , peut-être en ce
" moment , pleure l'absence de son fils , condamné à com
<< battre sur une terre étrangère , pour la trop funeste Hé
« lène ! ..... Mon fils , mon cher Néoptolème.... si pourtant
« il vit encore.... sa perte ne seroit pas pour moi plus amère
« que la tienne . Je m'étois flatté que je périrois seul sur ces
«་་ bords , loin de nos heureux climats. J'espérois que , des
" rives de Scyros , tu conduirois mon fils au sein de la
« Phthiotide , que tu lui remettrois mes trésors et mes cap
«< tives, que toi-même tu le placerois au trône de ses aïeux !....
་ Oui , sans doute , Pélée a cessé de vivre , ou , courbé sous

« le poids des ans , accablé de douleur et d'ennuis , ses yeux ,


« pour se fermer, n'attendent plus que l'affreuse nouvelle
« de mon trépas. » Ainsi Achille exhaloit ses regrets. Les
héros qui l'entourent se rappellent les gages chéris qu'ils
ont laissés dans la Grèce, et soupirent comme lui.
Jupiter s'attendrit à la vue de leur douleur et de leurs
larmes : « O Minerve ! dit-il , ô ma fille ! as-tu donc oublié
« le héros que protégeoit ton bras ? Achille n'est-il plus l'ob
« jet de ta tendresse ? Seul sous sa tente , il pleure son ami .
« Les autres vont goûter les douceurs de la table ; lui seul
« ne se nourrit que de ses regrets , ne s'abreuve que de ses
« pleurs. Va, verse dans son sein le nectar et l'ambroisie ;
<< repousse loin de lui la faim et ses rigueurs. » Il dit, et par
ce discours il excite la Déesse , déja pressée de sa propre
impatience. Sous la figure de l'aigle , elle s'élance de la voûte
CHANT XIX. 309
azurée, et bientôt elle a franchi l'espace. Déja les Grecs s'ap
prêtent aux combats , déja Minerve a versé au sein du héros
le nectar et l'ambroisie ; son courage est armé d'une nou
velle vigueur, et la Déesse revole au céleste palais.
Des flots de guerriers s'élancent hors de leurs tentes .
Telle , au souffle des aquilons , la neige du sein des nues
s'épanche sur la terre. Les panaches menaçants flottent
dans les airs. Les cuirasses , les boucliers , les javelots étin
cellent ; l'éclat en jaillit jusqu'aux cieux ; la terre resplendit
et résonne sous les pas des coursiers et des soldats. Achille,
au milieu d'eux , s'arme pour le carnage. Ses lèvres frémis
sent , ses yeux sont en feu , la douleur et la rage s'enfoncent
dans son cœur. Impatient d'égorger les Troyens , il ceint
l'armure superbe que lui forgea Vulcain . Autour de ses
jambes se replie un mobile rempart qu'y fixent des agrafes
d'argent. La divine cuirasse s'arrondit sur son sein ; l'épée
meurtrière pend à son côté. Il charge son bras du poids de
l'immense bouclier. Des rayons de lumière jaillissent de la
surface arrondie. Tel l'astre des nuits lance au loin ses
clartés ; ou tel encore , du sommet d'une montagne , un feu
secourable éclaire des matelots que , loin de leur patrie , la
tempête égara sur les ondes.
Le héros ceint le casque immortel. Autour de sa tête flot
tent les mobiles aigrettes ; le panache brille dans les airs ,
semblable à une comète menaçante. Sous ce terrible appa
reil , Achille essaie sa vigueur et sa souplesse. Il vole , l'ar
mure immortelle lui a prêté des ailes. Il saisit enfin la lance
de Pélée, cette lance meurtrière que ne pouvoit manier au
cun autre guerrier , et qu'il manioit sans peine ; instrument
fatal de la perte des héros , dont Chiron , jadis , coupa le
bois au sommet du Pélion .
Alcime et Automédon attellent ses coursiers. Déja les ré
nes flottent sur leur col ; déja le mors est blanchi de leur
écume. Automédon prend le fouet , et s'élance sur le char.
Après lui s'y place Achille , tout étincelant de feu . Tel brille
310 L'ILIADE .

l'astre du jour sur son trône enflammé . D'une voix mena


çante , le héros gourmande ses coursiers : « Nobles enfants
་་ de Podarge , Xanthus et Balius , leur dit-il, songez du moins
« à ramener votre maître. N'allez pas le laisser , comme vous
« avez fait de Patrocle , étendu sur les champs du carnage. »
Xanthus secoue la tête , sa crinière tombe à longs flots sur
le sable , et Junon , sur sa langue , forme ces terribles ac
cents : « Oui , puissant Achille , nous te sauverons aujour
« d'hui de la fureur des combats. Mais ton heure fatale
« approche, et malgré nos efforts, un Dieu terrible et la Par
" que termineront tes destins. Ce n'est point notre lenteur,
«< ce n'est point notre foiblesse qui ont trahi Patrocle et li
"« vré ton armure aux Troyens ; c'est un Dieu , c'est le fils
« de Latone qui a immolé ton ami , et donné la victoire à
་་ Hector. Nous volerons bien à l'égal du Zéphyr ; mais ton
་་ destin à toi-même est de tomber sous les coups d'un mor
« tel et d'un Dieu. »
A ces mots , les Furies étouffent sa voix. Achille indigné :
་་ Xanthus, dit-il , que viens-tu m'annoncer ? la mort ? Eh !

« que t'importe à toi ? Je sais que mon sort est de périr en


«< ces lieux , loin de Thétis et loin de Pélée. Je mourrai ,
་ puisqu'il le faut , mais je mourrai vainqueur et sur des

« monceaux de Troyens. » Il dit , et , poussant des cris ter


ribles , il précipite son char à la tête de ses guerriers.

CHANT VINGTIÈME .

AVIDES de combats, comme toi , les Grecs , ô fils de Pé


lée , vont marcher sur tes traces. Les Troyens sur le dos de
la plaine s'apprêtent à les recevoir : du sommet de l'Olympe
Jupiter ordonne à Thémis d'assembler le conseil des Dieux.
La Déesse obéit , et tous les Immortels accourent à sa voix .
Les Fleuves , les Nymphes des eaux , les Nymphes des bois ,
CHANT XX. 311

montent au séjour du tonnerre ; l'Océan reste seul au fond


de ses abîmes. Tous s'asseyent sur des trônes , dont l'art de
Vulcain orna le céleste palais .
Le Dieu qui commande aux flots , Neptune lui-même , a
quitté son humide empire. Assis au milieu des Immortels , il
interroge la sagesse de l'Arbitre suprême : « O Maître de
་་ l'Olympe ! lui dit-il , pourquoi rassembles-tu les Dieux ?
" Est-ce le sort des Troyens et des Grecs qui occupe encore
" ta pensée ? Déja , pour eux , le feu des combats se rallume ,
<<< et ils brûlent de s'égorger.
w ་་ Neptune , lui répond Jupiter , ton œil a lu dans ma
" pensée : oui , ces mortels , quoique destinés à périr, m'in
" téressent encore ; mais , tranquille au sein de l'Olympe ,

«་་ je jouirai du spectacle qu'ils m'apprêtent. Vous , descen


« dez sur cette funeste arène ; protégez , à votre gré , ou les
" Troyens ou les Grecs . Seul , Achille triompheroit de tous

« les héros de la Phrygie ; jadis ils trembloient à son aspect ;


་་ aujourd'hui qu'il est armé par la vengeance , je crains
་་ qu'en dépit du Destin , Ilion ne tombe sous ses coups . »
Il dit , et soudain il donne le signal des combats. Les Dieux ,
partagés , vont se mêler à ces peuples rivaux et ennemis.
Junon , la reine de l'Olympe , la redoutable Pallas , Nep
tune , le souverain des mers , Mercure , le père des arts , le
Dieu de l'industrie , vont prêter aux Grecs leur appui .
Armé de feux , et les yeux étincelants , Vulcain , sur leurs
traces , s'avance à pas inégaux. Mars , ceint de fer et de
terreur , se jette au milieu des Troyens. Le blond Phébus ,
Diane , Latone , le Xanthe et Vénus , la mère des Ris , vont
avec lui soutenir leurs bataillons .
Les Grecs marchoient orgueilleux de revoir enfin Achille
les guider aux champs de la gloire. A l'aspect du héros tout
rayonnant de feux , et semblable au Dieu des combats , les
Troyens étoient saisis de terreur ; mais les Divinités se mê
lent aux guerriers ; la Discorde sanglante fait siffler ses ser
pents, et verse dans tous les cœurs sa fureur et ses poisons.
312 L'ILIADE .
Pallas vole de la mer au camp des Grecs , du camp des
Grecs à la mer , et par des cris terribles anime le carnage.
Plus bruyant que la tempête , Mars tonne aux bords du
Simoïs , et sur les tours d'Ilion . Ainsi les Immortels préci
pitent ces deux peuples l'un contre l'autre , et rassemblent ,
sur leurs têtes , l'orage des combats. Du sommet de l'Olym
pe , le Père des mortels et des Dieux fait gronder la fou
dre ; armé du trident , Neptune ébranle et la terre et les
montagnes ; l'Ida tremble , et sur sa cime , et dans ses fon
dements . Le Gargare et ses forêts , Ilion et ses tours , le ri
vage des mers et la flotte des Grecs sont agités par d'hor
ribles secousses . Jusqu'au sein des enfers, Pluton est frappé
de terreur.

De son trône il s'élance , il pálit , il s'écrie ;


Il tremble que le Dieu , dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour ;
Et par le centre ouvert de la terre ébranlée ,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée ;
Ne découvre aux vivants cet empire odieux ,
Abhorré des mortels , et craint même des Dieux.

La nature entière annonce les Immortels et leur présence


dans ces horribles combats.
L'arc à la main , Apollon brave Neptune. Minerve af
fronte le Dieu des batailles. La sœur du Dieu du jour, Diane
aux traits dorés , au front d'argent , défie la fille de Saturne ,
la reine de l'Olympe. Mercure luttera contre Latone ; un
grand fleuve , le Xanthe dans les cieux , le Scamandre sur
la terre , soulève déja contre Vulcain ses torrents et ses
flots.
Ainsi les Dieux marchent contre les Dieux. Presque aussi
formidable qu'eux , Achille brûle d'aller au milieu de ses
Troyens égorger l'homicide Hector ; c'est du sang d'Hector
qu'il veut enivrer le démon du carnage et de la vengeance.
Mais soudain Apollon va , contre le fils de Pélée , armer
le fils d'Anchise , et verser dans son ame une nouvelle au
CHANT XX . 313
dace. Il a pris et la voix et les traits du jeune Lycaon , un
fils de Priam , et , sous cette feinte ressemblance , il aborde
le héros : « Noble appui des Troyens , lui dit-il , où sont
«< ces rares , ces sublimes exploits? Assis dans nos festins ,
« au milieu des princes d'Ilion , la coupe à la main , tu me
" naçois Achille , tu devois le défier et le combattre !
- O fils de Priam ! lui répond Énée , pourquoi , malgré
« moi , me précipiter encore contre le fils de Pélée? Ce n'est
« pas la première fois que j'aurai combattu contre Achille ;
« déja il m'a forcé de fuir du mont
Ida , lorsqu'il vint y sur
"« prendre nos troupeaux. Il saccagea
Pédase , il renversa
" Lyrnesse ; la flamme à la main , Minerve guidoit ses pas
« et lui ordonnoit d'égorger et Léléges et Troyens. Je pé
« rissois si , pour sauver mes jours , Jupiter n'eût redoublé
« ma vigueur et ma souplesse.
་་ Non, il n'est point de mortel qui puisse combattre con
" tre Achille ; toujours un Dieu veille à ses côtés , et le dé
" fend du trépas. Jamais le trait qu'il a lancé ne se perd
« que dans le sein de sa victime. Ah ! si d'une main égale ,
« l'Arbitre suprême balançoit nos destins , fût-il de marbre ,
" fût-il d'airain , je ne lui céderois pas une facile
victoire.
- «
Mais toi , héros pieux , lui répond le feint Lycaon ,
" n'as-tu pas aussi des Dieux qui te protégent ? Il n'est ,
་་ lui , que le fils de Thétis , d'une simple Néréide ; et toi ,

« la fille de Jupiter , Vénus est ta mère. Va , porte contre


" lui ton épée indomptée ; ne t'effraie ni de sa fierté ni de
« ses menaces. » Il dit , et souffle au cœur du héros une
audace nouvelle. Énée vole aux premiers rangs , caché sous
sa brillante armure , et va chercher le fils de Pélée au mi
lieu des phalanges ennemies.
Junon l'a reconnu : elle appelle et Neptune et Minerve :
" Songez , dit-elle , au combat qui s'apprête . Énée sous cette

« armure va combattre contre Achille ; c'est Apollon qui


" l'encourage et le guide ; allons le repousser loin du guer
"
rier qui nous est cher. Que l'une de nous , du moins , se
314 L'ILIADE .
( tienne à ses côtés , nourrisse son courage et veille sur sa
" gloire ; qu'il sente que les plus puissants des Dieux l'ai
« ment et le protégent ; que les Dieux amis de Troie n'ont
«" été jusqu'ici que des Dieux impuissants.
«" C'est pour le sauver de ce combat , c'est pour le défen
« dre contre les Troyens , que nous sommes tous aujour
K d'hui descendus de l'Olympe. Un jour il subira le sort
к qu'en naissant la Parque lui a marqué ; mais en ce mo
« ment , son salut et sa vie intéressent notre gloire. Quand
« un Dieu viendra combattre contre lui , Achille tremblera
« de frayeur , si la voix d'un autre Dieu ne lui a pas révélé
" que des Dieux aussi lui prêtent leur appui.
- ( Bannissez , ô Déesse! bannissez , lui dit Neptune , d'in
utiles alarmes. Nous n'irons point , nous autres Dieux ,
" déployer contre de misérables mortels notre force et no

« tre puissance. Laissons la guerre aux humains , et sur


« cette hauteur écartée , allons contempler la scène qui s'ap
འ prête. Si Mars , si Apollon , se mêlent aux guerriers , s'ils
<< arrêtent ou enchaînent la valeur d'Achille , soudain nous
" fondrons sur eux , et , bientôt vaincus et dispersés , ils
"«( retourneront dans l'Olympe se cacher dans la foule des
« Dieux . »
A ces mots , le souverain des mers les conduit à la mu
raille qu'élevèrent jadis Minerve et les Troyens , pour ga
rantir Alcide de la fureur du monstre qu'il alloit combattre.
Là , Neptune et les Dieux amis de la Grèce s'asseyent et
s'enveloppent d'un nuage impénétrable .
Autour de Mars , autour de toi , puissant Apollon , les
Dieux de la Phrygie vont se ranger sur les rochers sour
cilleux de Callicoloné. Ainsi , des deux côtés , les Immor
tels pèsent et balancent leurs desseins, et , des deux côtés ,
ils reculent leurs funestes combats .
Cependant Jupiter, du haut de l'Olympe , a donné le si
gnal. La plaine est couverte de soldats , l'air étincelle du feu
des armes , la terre tremble et résonne sous les pas de ces
CHANT XX . 315
nombreux bataillons . Deux héros impatients de combattre ,
le fils de Vénus et le fils de Thétis , paroissent au milieu
des deux armées. Énée s'est montré le premier menaçant
son rival , et faisant flotter sur sa tête son terrible panache.
Son vaste bouclier couvre sa poitrine , et sa main agite sa
pique meurtrière .
Achille s'est avancé à son tour , l'œil étincelant , la ven
geance dans le cœur. Tel paroît un lion , la terreur des cam
pagnes , que poursuit un peuple entier conjuré pour sa
perte d'abord il marche dédaigneux ; mais dès qu'il a senti
le fer , il écume , il rugit ; sa rage s'enflamme , de sa queue
il se bat les flancs , et s'excite au combat ; l'œil en feu , il
fond sur l'ennemi , déchire tout ce qu'il peut saisir , ou lui
même il tombe percé de coups.
Les deux rivaux s'approchent : « Énée , dit Achille , quel
་་ intérêt te fait le premier avancer contre moi ! Seroit-ce
" l'espoir de commander aux Troyens , et de t'asseoir au

« trône de Priam ? Va , quand tu serois mon vainqueur ,


་་ Priam ne sauroit , d'un tel prix , récompenser ta victoire.
" Il a des fils , et l'âge n'a point encore assez affoibli sa rai
« son et ses forces . Les Troyens , si tu m'immoles , les
་ Troyens t'ont-ils promis de vastes domaines , de superbes

« forêts et de riches moissons ?...... Mais je ne suis pas en


« core abattu à tes pieds. Mes yeux, si je ne m'abuse , t'ont
" déja vu fuir devant moi. Eh ! ne te souvient-il plus qu'au
" trefois , sur l'Ida , je te ravis tes troupeaux ? Tremblant ,
" éperdu , n'osant seulement regarder en arrière, tu te jetas
་་ dans Lyrnesse. Je fondis sur Lyrnesse ; secondé par Mi
« nerve et par le Maître des Dieux , j'enlevai ses trésors ;
<< j'arrachai de ses murs les femmes éplorées , et j'en fis des
"( esclaves. Toi , Jupiter , et les autres Immortels, te dérobé
(( rent encore à mes coups. Mais ils ne te sauveront pas au
>>
jourd'hui. Va , fuis , cache-toi dans la foule des Troyens ,
" et ne viens plus me braver. Préviens ton malheur : l'in
་་ sensé ne connoît le danger que quand il en est la victime.
316 L'ILIADE .

- « Fils de Pélée , répond le Troyen , garde pour des


་་ enfants tes inutiles menaces. Je saurois , comme toi , vo
mir l'injure et prodiguer l'outrage. Nous nous connois
« sons tous deux ; du moins la Renommée , qui m'apprit ta
་་ naissance , t'aura révélé la mienne.
« Tu dois , dit-on , le jour au généreux Pélée ; une nym
་་ phe des eaux , la belle Thétis t'a porté dans ses flancs ;
་་ moi , je me glorifie d'être le fils d'Anchise ; et Vénus est

" ma mère. Ce ne sera point ici un combat d'enfants , et un


«< assaut de vaines paroles. Dans ce jour , tes parents ou les
« miens pleureront la perte d'un fils.
« Je pourrois te vanter encore des aïeux connus dans
«< l'univers ; ce Dardanus , fils du Maître des Dieux , qui ,
« avant que Troie existât encore , bâtit au pied de l'Ida la
« ville de Dardanie ; Erichthonius son fils , ses trésors ,
«< ses coursiers , enfants de Borée , qui couroient sur les
« épis sans les courber, et d'un pied sec rasoient la
་་ plaine liquide. Je te parlerois de Tros , d'Ilus , d'Assa

« racus , de Ganymède , le plus beau des mortels , Gany


( mède , que le ciel jaloux ravit à la terre , et qui , au
« jourd'hui , dans l'Olympe , verse le nectar à la table des
« Dieux .

« Ilus fut l'aïeul de Priam ; Assaracus fut l'aïeul d'An


chise : né près du trône, je puis marcher ton égal ; mais
<< un vain titre n'enfle point mon orgueil. C'est la vertu ,
« c'est le courage , qui assignent aux mortels et leur place
« et leur rang. Dispensateur suprême , Jupiter , à son gré ,
« nous les donne ou nous les refuse.
་་ Allons, ne montrons plus de vils discoureurs sur l'arène

des combats. Dans cette lâche escrime , le plus obscur


«་་ soldat est l'égal du héros ; pour repousser l'outrage , la
« langue trouve aisément l'outrage ; il abonde sur nos lè
" vres , et surcharge nos esprits. Laissons , laissons à des
« femmes en furie ces armes de la foiblesse. Que leur lan
gue , au gré de la colère , répande le mensonge et l'injure.
CHANT XX . 317
" Moi , c'est le fer à la main que je veux te combattre. Al
" lons, que nos traits s'abreuvent de sang. »
Il dit , et dans l'immortel bouclier il lance un javelot. Le
bouclier gémit ; tremblant , étonné , Achille étend son bras
et recule le mobile rempart. Il craint que le trait ennemi ne
le perce et n'atteigne jusqu'à lui. Aveugle ! il ne songe pas
que la divine armure est impénétrable au fer des mortels .
Deux lames d'airain couvrent la surface du céleste bouclier.
Au milieu est une lame d'or , à laquelle succèdent deux la
mes d'étain. Le javelot a traversé les deux premières ; il at
teint l'or et s'arrête émoussé .
Le fer d'Achille vole à son tour. Il perce et déchire le
bord du bouclier, où l'airain et le cuivre expirent amincis .
Énée tremble , se courbe , et au dessus de sa tête élève´son
bouclier. L'arme terrible va , derrière lui , s'enfoncer dans la
terre , et le presse de son bois ; il est glacé d'effroi , un
nuage s'épaissit sur ses yeux . Achille fond sur lui , le glaive
à la main , la menace à la bouche. Énée saisit un éclat de
rocher, masse énorme , que les deux plus robustes mortels
qu'ait enfantés notre âge soulèveroient à peine . Lui seul il
le prend , il va le lancer ; du coup , il eût brisé ou le casque
ou le bouclier d'Achille. Achille lui eût plongé son fer dans
le sein mais soudain Neptune arrête sur eux ses immor
tels regards. « Dieux , quelle douleur ! s'écrie-t-il ; Énée va
tomber sous le fer d'Achille ! L'imprudent ! il a cru aux
« conseils d'Apollon , et ce dieu impuissant ne sauroit le
« défendre du trépas ! Pourquoi faut-il qu'innocent , il pé
risse victime d'un crime étranger ! Toujours il offrit aux
« Immortels un agréable encens . Allons ; dérobons-le du
« moins au coup qui le menace . Ah ! s'il étoit immolé par
" Achille ! Jupiter vengeroit sur nous son trépas . Non , le
<< Destin veut qu'il échappe à cette funeste guerre ; c'est lui
་ qui doit perpétuer la race de Dardanus , de ce fils que le

« Dieu des airs chérit plus que tous les fils que lui donnè
<< rent de mortelles beautés . Désormais le sang de Priam lui
320 L'ILIADE .

" ô fils d'Othrynthée ! tu tombes au bord de l'Hellespont ,


« loin des lieux où tu commenças de respirer le jour ; loin
« de ces vastes domaines que , pour t'enrichir , l'Hyllus et
« l'Hermus arrosent de leurs eaux . » Il dit ; déja sa victime
est couverte des ombres de la mort. Les coursiers et les chars
foulent le cadavre ensanglanté.
Le vaillant Deucalion , un fils d'Anténor , expire auprès
de lui. Le fer du héros l'atteint au casque , y pénètre , s'en
fonce dans le crâne , et le renverse encore écumant de fureur
et de rage. Hippodamas fuyoit ; la pique d'Achille le frappe
entre les deux épaules. Il tombe , et en mugissant il exhale
son dernier soupir . Tel au temple d'Hélice , au pied de l'autel
qu'il doit arroser de son sang , mugit un superbe taureau.
Neptune , d'un œil satisfait , contemple sa victime.
Le vainqueur fond sur Polydore , un fils du vieux Priam.
En vain ce père infortuné , qui chérissoit dans Polydore le
plus jeune et le plus agile de ses fils , lui avoit défendu de
combattre ; l'imprudent , séduit par l'amour d'une vaine
gloire , et fier de sa légèreté , court aux premiers rangs , et
y trouve la mort.
Aussi agile que lui , Achille l'atteint et le frappe par der
rière. Le fer perce le baudrier et le lien qui attache la cui
rasse , et ressort sanglant par le ventre. Polydore soupire et
tombe sur ses genoux . Sa main , déja glacée , presse ses
entrailles fumantes , et un noir bandeau s'épaissit sur ses
yeux .
Hector voit son frère étendu sur la poussière. Il voit dans
sa main ses entrailles déchirées. Soudain le nuage de la
douleur s'appesantit sur lui. Furieux , égaré , le javelot à
la main , la rage dans les yeux , il oublie les ordres d'Apollon ,
et revient sur Achille . Achille fond sur lui , et dans son trans
port il s'écrie : « Ah ! le voilà , mon barbare assassin , l'as
" sassin de mon ami ! il ne m'échappera plus. » Et lançant
sur le Troyen un regard furieux : « Viens , viens , que je te
« donne la mort ! »
CHANT XX. 321
Hector, toujours intrépide : « O fils de Pélée , garde pour
« des enfants tes vaines menaces. Je saurois comme toi vo
« mir l'injure et prodiguer l'outrage : je connois ta force , je
" connois ma foiblesse ; mais nos destins sont dans la main
des Dieux. Ce bras , moins vigoureux que le tien , t'at
« teindra peut-être , et ce fer saura te percer. »
Il dit , et d'un bras vigoureux il lance son javelot. Minerve
d'un souffle le repousse loin d'Achille. Il revient sur Hector,
et retombe à ses pieds. Plein d'une fureur nouvelle , Achille
pousse un cri terrible , et s'élance , impatient d'immoler son
rival ; mais soudain Apollon le dérobe à ses coups , et le
cache au sein d'un nuage.
Trois fois Achille pousse sa pique ; trois fois il frappe un
vain nuage. La foudre dans les yeux , il redouble , et tou
jours il voit tromper sa fureur. Enfin il s'écrie : « Lâche !
« tu m'échapperas donc encore ! La mort étoit sur ta tête ,
" mais Apollon t'arrache à ses coups. Il te paie bien ton
« encens et les vœux que tu lui adresses quand tu viens
« affronter les hasards . Mais si quelque Dieu daigne me se
« conder, bientôt je me baignerai dans ton sang. Allons sur
« d'autres Troyens assouvir ma vengeance . »
A ces mots , il plonge sa pique dans le sein de Dryops ,
l'abat à ses pieds et l'abandonne. D'un javelot il atteint
Démuchus au genou , et de son épée lui arrache la vie. Lao
gon et Dardanus , deux fils de Bias , précipités de leur char ,
expirent tous deux , l'un atteint d'un trait qu'il lui lance ,
l'autre percé de son épée.
Tros , fils d'Alastor , vient à genoux implorer sa pitié. Il
se flatte de l'intéresser par le rapport de leur âge , et d'en
obtenir des fers et la vie. Insensé ! rien ne pourra désarmer
sa fureur. Le cruel ! tandis que ta main presse ses genoux ,
tandis que ta bouche s'ouvre pour le fléchir , il t'enfonce son
épée dans le cœur ! Tu tombes renversé ; ton sang coule à
gros bouillons , tes forces t'abandonnent , et tes yeux sont
couverts de la nuit du trépas.
21
322 L'ILIADE .
Combien de victimes il immole encore ! D'un coup de
pique , il perce Mulius de l'une à l'autre oreille. Il enfonce
son épée dans la tête d'Échéclus , un fils d'Agénor, et l'en
retire fumante. Échéclus tombe , et son ame s'écoule avec
son sang. Il atteint Deucalion au coude ; le fer déchire les
nerfs et traverse le bras ; la main pendante , immobile , Deu
calion attend son vainqueur. Achille , d'un revers , lui enlève
le casque et la tête. La moelle jaillit , et le tronc roule san
glant sur la poussière.
Rigmus , un fils de Pirès , qui , du fond de la Thrace ,
étoit venu combattre pour Ilion , tombe expirant aux pieds
de ses coursiers. Prêt à fuir, Aréthoüs , son écuyer fidèle ,
reçoit dans le dos un coup mortel. Les chevaux bondissent
effrayés , et traînent au hasard le char abandonné.
Toujours plus terrible , Achille sème dans toute la plaine
la terreur et la mort. Le sang ruisselle sur ses traces. Tel ,
nourri par les vents , un incendie s'élève du sein des vallons ,
et , dans sa rapide fureur, embrase et dévore les forêts.
Les immortels coursiers foulent des monceaux d'armes et
de cadavres. Le sang jaillit sous leurs pas ; l'essieu en est
teint , les roues , le char, en sont inondés. Tels , sous les
pieds des bœufs , les trésors de Cérès jaillissent du sein de
l'épi qui les recèle. Enivré de carnage , les mains ensan
glantées , Achille brûle encore de se couvrir d'une nouvelle
gloire .

CHANT VINGT- UNIÈME .

QUAND les Troyens , dans leur fuite, ont atteint les rives
que le fils de Jupiter , le Xanthe impétueux , arrose de ses
eaux , le héros les coupe et les disperse. Les uns courent
vers Troie, et, fugitifs , éperdus , ils foulent cette plaine où , la
la veille , Hector , triomphant , semoit la terreur et la mort.
CHANT XXI. 323
Pour les arrêter, Junon , devant eux , a condensé les airs et
épaissi les nuages.
Les autres se précipitent dans les eaux. Le fleuve gémit
sous leur poids ; les flots écument et grondent , et les rives
mugissent. Ils nagent épars sous les gouffres profonds , et
mêlent les cris du désespoir au murmure des ondes . Tels , à
l'aspect de la flamme qui les poursuit , les insectes bruyants
qui dévoroient nos moissons , courent , dans un fleuve
voisin , chercher un asile et la mort. Tels , au sein du
Xanthe , roulent confondus , les guerriers , les coursiers et
les chars.
Achille , sur la rive , laisse sa pique meurtrière appuyée
contre un tamarin ; ivre de fureur , et tout entier à sa ven
geance , le poignard à la main , il se jette dans les flots. Il
frappe , à droite , à gauche ; les ondes roulent ensanglantées,
et répètent les gémissements de la mort.
Les Troyens s'enfoncent dans le sein du fleuve , et se ca
chent au milieu des rochers. Tels , à la vue d'un dauphin ,
la terreur des mers , les vulgaires poissons fuient éperdus ,
et cherchent aufond d'un golfe un asile contre le monstre qui
les dévore.
Fatigué de meurtres , Achille saisit douze jeunes Troyens
dont le sang doit couler sur le bûcher de Patrocle et expier
son trépas. Palpitants , demi-morts , il les ramène sur la rive;
lui-même il les enchaîne des liens qui attachent leurs tuni
ques , et les livre à ses guerriers pour les conduire à son
camp.
Sa fureur le rappelle au carnage. Le jeune Lycaon , un fils
de Priam , s'offre le premier à ses coups. Déja Lycaona été
dans ses fers. Jadis, au milieu des ombres de la nuit , il le
surprit, dans un domaine du vieux monarque , où il façonnoit
du bois destiné pour un char. Il le conduisit à Lemnos , et
le vendit au fils de Jason. Héétion d'Imbros , qu'unissoient
à Priam les nœuds de l'hospitalité , rompit ses fers aux dé
pens de ses trésors , et l'envoya dans Arisbe. Le malheu
21.
324 L'ILIADE .
reux Lycaon s'échappa de cet asile , et revint au palais de
son père.
Depuis onze jours , rendu à ses parents , à ses amis , il
jouissoit de leur tendresse et de sa liberté. Le sort , en ce
moment , le rejette aux mains d'Achille , qui va le plonger
dans les enfers pour n'en revenir jamais . Il a jeté son casque
et son bouclier ; sans armes , sans défense , dégouttant de
sueur, accablé de lassitude , il fuyoit du sein des eaux . Achille
le voit , et furieux il s'écrie : « O ciel ! quel prodige a frappé
« mes regards ! Les Troyens que j'ai immolés , sortiront
« aussi de la nuit du tombeau . Quoi ! ce captif que j'avois
« vendu à Lemnos , il a brisé ses chaînes ! La mer , qui ,
« pour tant d'autres , est une invincible barrière , n'a donc
« pu l'arrêter ! Allons , plongeons-lui ce fer dans le cœur.
« Sachons s'il reviendra encore du séjour des ombres , ou
« si la terre , qui captive les plus fameux héros , pourra le
« retenir dans son sein. »
Cependant le Troyen approche , tremblant , demi-mort ,
et pour échapper au trépas , il se hâte d'embrasser ses ge
noux. Prêt à l'immoler , Achille lève sa pique. Le malheu
reux se courbe , se traîne à ses pieds et les embrasse. Le fer,
impatient de se baigner dans le sang , va , derrière lui , s'en
foncer dans la terre. D'une main , il prend les genoux du
héros , de l'autre il saisit la pique et s'y attache : « O Achille !
« s'écrie-t-il , j'embrasse tes genoux , respecte mes malheurs ;
« prends pitié d'un infortuné qui te supplie et qui t'implore.
" Souviens-toi que tu m'as nourri de ton pain , lorsque ,
«< chargé de tes fers , tu me vendis à Lemnos , loin de mon
" père , loin de mes amis. Cent boeufs te payèrent ma ran
«< con ; je t'en donnerai trois fois autant pour me racheter
« encore. Je ne compte que la douzième aurore depuis que
" je suis rentré dans Ilion. Hélas ! à peine échappé de l'es
«< clavage , ma cruelle destinée me remet dans tes mains !
O Jupiter ! quel crime a sur ma tête attiré ta vengeance ?
O Laothoé ! ô fille déplorable du vieux Althée ! quels
CHANT XXI. 325
« nœuds funestes unirent ton sort au sort de Priam ! Deux
«< fils naquirent de ce triste hyménée ; tous deux , Achille ,
" périront sous tes coups.
« Tu viens de l'égorger combattant à la tête de nos guer
riers , et moi tu vas m'immoler à mon tour.... Non , puis
« que le sort me remet dans tes mains , je ne t'échapperai
" plus.... Daigne du moins , ah
! daigne écouter ma prière.
" Épargne ma vie ; je n'ai point été conçu dans les mêmes

« flancs qu'Hector , qui t'a privé de ton généreux ami. »


Il dit ; une voix impitoyable repousse sa prière : « Insensé !
« ne parle point de rançon , ne m'importune point de tes
cris. Avant que Patrocle eût vu son dernier jour , j'aimois
(1 à épargner les Troyens ; j'en ai pris, j'en ai vendu plusieurs .
« Aujourd'hui je ne sais plus que donner la mort. Des Phry
་་ giens , des enfants de Priam surtout , quiconque viendra
" s'offrir à mes coups , je lui arracherai la vie.
« Va , meurs. Pourquoi ces soupirs et ces larmes? Patrocle ,
" plus grand , plus généreux que toi , Patrocle est mort. Et
" moi , le héros de la Grèce , le fils d'un héros , moi , qu'en

" fanta une déesse , la mort est déja sur ma tête ; demain ,
« ce soir, tout-à-l'heure peut-être , un javelot ou un trait va
" m'étendre sur la poussière. >>
Il dit ; Lycaon sent ses genoux tremblants se dérober sous
lui ; ses forces l'abandonnent , la pique échappe de sa main ;
il tombe en tendant les bras. Achille saisit son épée , et la lui
plonge tout entière dans le sein. Le malheureux roule sur
la poussière ; son sang coule et inonde la terre. Le vain
queur le prend par un pied , le précipite dans les ondes ; et ,
insultant à sa victime : « Va , dit-il , les poissons lécheront
« tes blessures ; ta mère ne pleurera point sur ton cercueil :
« le Scamandre sur ses flots te portera dans l'Hellespont,
"« Là , sur le dos de la plaine liquide , les monstres des mers
« dévoreront les restes du beau Lycaon.
K Fuyez , lâches ! fuyez , allez vous cacher dans Ilion ;
«
«" j'y vole sur vos traces. Le Xanthe et ses torrents ne vous
326 L'ILIADE.

« défendront point de mes coups. Les taureaux que vous


" lui immolez , les coursiers que vous précipitez vivants dans
« ses ondes , ne vous sauveront point du trépas. Ah ! vous
" périrez tous ; vous expierez tous la mort de mon cher Pa
« trocle et de tant de Grecs que , loin de moi , vous avez
་ égorgés au milieu de leurs vaisseaux. » Il dit ; le fleuve,
qu'indigne son orgueil , songe au moyen d'arrêter le cours
de ses homicides , et de sauver les Troyens.
Toujours avide de carnage , Achille , le fer à la main , s'é
lance sur Astéropée , un fils de Pélégon , qui dut le jour aux
amours du fleuve Axius et de la belle Péridée , l'aînée des
filles d'Acessamène. Armé de deux javelots , l'intrépide As
téropée l'attend au milieu des ondes. Le Xanthe , furieux
de la mort de tant de guerriers , que l'inflexible vainqueur a
immolés sur ses bords , inspire à son rival une nouvelle au
dace. <་་« Qui es-tu , lui dit Achille , ô toi , qui oses me braver ?
к Il n'y a que les fils des malheureux qui se mesurent avec
« moi.
— « Généreux fils de Pélée, lui répond le fils de Pélégon ,
« que t'importe qui je suis ? je viens des rives lointaines
de la Péonie , et je commande aux soldats qu'elle arma
« pour défendre Ilion . J'ai vu onze fois l'aurore sur ces ri
« vages. L'Axius est l'auteur de ma race , l'Axius qui de ses
« flots argentés inonde les campagnes ; il donna le jour à
« Pélégon , le héros de la Péonie , la terreur des guerriers ;
" Pélégon est mon père...... Allons , Achille , ne songeons
«" plus qu'à combattre. »
Il dit ; le fils de Pélée lève sa lance. De ses deux javelots
à la fois , Astéropée s'apprête à le frapper. De l'un , il atteint
l'immortel bouclier ; mais le fer émoussé s'arrête sur l'or
dont Vulcain en garnit l'épaisseur . L'autre effleure le bras
droit du héros ; le sang jaillit , et le javelot, encore altéré , se
plonge dans la terre. Toutbrûlant de fureur et de vengeance ,
Achille lance son fer meurtrier ; mais infidèle à la main qui
Je guide , il va s'enfoncer dans la terre.
CHANT XXI. 327
Astéropée saisit cette arme funeste ; trois fois il l'ébranle ,
il l'abandonne trois fois. Enfin il tente un quatrième effort ,
et s'apprête à la briser ; mais Achille s'élance l'épée à la main ,
et lui perce le flanc. Ses entrailles sont déchirées ; il palpite ,
et ses yeux sont couverts de la nuit du trépas.
Le vainqueur fond sur sa proie , lui arrache son armure ,
et fier de son triomphe : « Meurs , lui dit-il ; ce n'est pas au
" fils d'un fleuve à lutter contre le fils de Jupiter. L'Axius
«
« est, disois-tu , l'auteur de ta naissance; le maître du monde
« est l'auteur de la mienne. Le monarque des Thessaliens ,
«" Pélée , un fils d'Eacus , m'a donné le jour ; Eacus lui-même
« le devoit à Jupiter. Autant ce dieu est au-dessus des fleuves ,
" autant sa race est au-dessus de la leur.
Un grand fleuve est auprès de toi ; qu'il te sauve , s'il
« le peut ; mais rien ne résiste au fils de Saturne ; ni l'Aché
« loüs , ni l'Océan lui-même , n'osent lutter contre sa puis
« sance. Le monarque des mers , le père des fleuves , des
« lacs et des fontaines , l'Océan , redoute la foudre de Jupi
" ter, et tremble au bruit de son tonnerre. »
A ces mots , il arrache sa pique de la rive où elle est en
foncée , et laisse le cadavre étendu sur le sable. Le fleuve
le baigne de ses ondes sanglantes ; les poissons viennent
reconnoître leur proie , et la dévorent.
Achille fond sur les Péoniens , qui , tremblants de la
chute de leur chef, fuient épars sur les bords du Scaman
dre. Là , il immole Thersiloque , Mydon , Astypile , Mné
sus , Thrasius , Énius , Opheltès ; il en eût immolé mille
autres , si le fleuve en courroux ne lui fût apparu sous les
traits d'un mortel , et du sein des eaux ne lui eût adressé
ce discours : « Achille , graces aux Dieux qui toujours te
" protégent , tu triomphes des mortels , et ta valeur les ac
cable. Si Jupiter a livré tous les Troyens à ta fureur, va ,
« barbare ! va du moins , loin de moi , égorger tes victimes .
<< Déja mon lit est rempli de cadavres . Accablé sous leur
" poids , je ne puis rouler mes flots à la mer, et tu pour
328 L'ILIADE .
" suis encore le cours de tes homicides ! Arrête , arréte ;
« l'étonnement d'un Dieu suffit à ta gloire.
-O Scamandre ! ô fils de Jupiter ! oui , j'obéirai à ta
" voix. Mais il faut que j'égorge encore ces infâmes Troyens ,
< il faut que je les repousse dans leurs murailles , et qu'Hec
«
«< tor périsse sous mes coups , ou que j'expire sous les
siens. Il dit , et plus terrible , il fond sur l'ennemi. Le
Scamandre appelle le Dieu du jour : « O ciel ! s'écrie-t-il ,
« ô fils de Jupiter ! où sont ton carquois et tes flèches? Ton
к père t'avoit ordonné de veiller sur les Troyens , et de les
« défendre , jusqu'à ce que la nuit trop lente eût couvert la
. terre de ses ombres , et tu oublies ses augustes décrets ! »
Cependant Achille s'élance au milieu des ondes ; le
Fleuve en courroux s'enfle , mugit , et soulève tous ses
flots. Il rejette sur les rives les cadavres qui surchargent
ses eaux ; ceux qui vivent encore , il les reçoit dans son
sein , et les dérobe à la mort qui les poursuit.
La vague menaçante gronde et s'élève autour d'Achille ;
elle retombe et pèse sur son vaste bouclier ; la terre se dé
robe sous ses pieds. De sa main , le héros saisit un peu
plier, et s'y attache ; l'arbre , sous ses efforts , plie , suc
combe , et remplit le fleuve de ses vastes débris ; à l'aide de
ce pont , le héros s'élance sur la rive , et , plein de terreur ,
il vole dans la plaine.
Le Dieu franchit ses bords ; et pour enchaîner Achille ,
pour sauver les Troyens , il se précipite après lui . Le fils de
Pélée, d'un saut , fuit aussi loin qu'un javelot peut atteindre ;
ses armes retentissent. Le Fleuve, en mugissant , roule sur
ses traces ; ainsi , quand le jardinier, la bêche à la main ,
conduit au pied de ses arbrisseaux et de ses plantes un mo
bile ruisseau , à peine il a écarté les obstacles qui l'arrê
tent , soudain , sur le sol incliné , l'onde fuit avec un doux
murmure , et devance son guide.
Plus rapide qu'Achille, le flot s'élance devant lui, et par
tout lui montre un Dieu vainqueur de ses efforts . Trois fois
CHANT XXI. 329

il tente de s'arrêter ; il veut savoir si le ciel tout entier est


conjuré contre lui : trois fois l'onde l'environne , et le Dieu
lui bat les épaules de ses flots . La rage dans le cœur, du
pied il frappe la terre , et s'élève sur la surface des eaux ;
mais le Fleuve épuise le reste de ses forces , et dérobe le
sable sous ses pas.
Il soupire , et les yeux au ciel : « O Jupiter ! s'écrie-t-il ,
« ah ! sauve-moi de cet abîme , et je me soumets à tout. Je
«" n'accuse point les autres Immortels , je n'accuse que ma
« mère , qui , par ses mensonges , abusa mon crédule cou
« rage. C'étoit , disoit-elle , sous les murs d'Ilion , c'étoit
« par les traits de Phébus que devoit périr son fils.
« Ah! que n'ai-je péri de la main d'Hector ! Du moins ,
« le héros de la Grèce eût eu pour vainqueur le héros de la
" Phrygie . Je serai donc sans gloire enseveli sous les ondes.
« Achille aura le sort d'un pâtre qui , dans le sein d'un tor
<<к rent , meurt confondu avec son vil troupeau. »
A ses cris accourent et Neptune et Minerve ; tous deux
ont emprunté une figure humaine , tous deux le prennent
par la main : « O fils de Pélée ! lui dit Neptune , bannis la
« crainte et les alarmes. Deux Divinités , Pallas et moi , de
« l'aveu de Jupiter, nous venons te secourir. Ton sort n'est
« point d'être vaincu par un Fleuve , et bientôt tu le verras
<< s'abaisser devant toi. Mais écoute , et crois à nos conseils ;
« n'abandonne les combats que quand tu auras réduit les
к Troyens fugitifs à se cacher dans leurs murs . Ne rentre
" point dans ton camp qu'Hector ne soit abattu à tes pieds ;
« nous laissons avec toi la Force et la Victoire . »
A ces mots , les deux Divinités vont se réunir aux autres
Immortels . Plein de l'audace qu'ils lui ont inspirée , Achille
marche vers la plaine . Les ondes la couvrent tout entière ;
partout flottent des armes , des cadavres , et de funestes
débris . Cependant le héros surnage , et le Fleuve ne peut
triompher de sa vigueur . Mais , toujours obstiné dans son
courroux , il redouble d'efforts , enfle toutes ses vagues , et
330 L'ILIADE.
appelle à grands cris le Simoïs : « Viens , mon frère , lui dit
«< il; unissons-nous pour enchaîner sa force. Les Troyens
« sont impuissants pour lui résister, et bientôt il renversera
« la ville de Priam. Viens , viens me seconder ; épanche
« tous les trésors de ta source ; romps toutes tes digues ,
« rassemble toutes tes eaux , roule les pierres , les rochers ,
« pour arrêter ce mortel farouche , qui ose s'égaler aux
« Dieux.
« Si tu m'en crois , ni sa force , ni sa beauté , ni sa su
" perbe armure, ne pourront le défendre ; elles seront avec
« lui ensevelies dans le limon ; sous mes sables amoncelés ,
« ses guerriers ne pourront retrouver ses ossements : ce

« sera là son tombeau ; quand les Grecs célébreront ses fu
« nérailles , il ne lui faudra point de mausolée. » Il dit , et
plus furieux , il s'élance sur Achille , et roule en murmu
rant , couvert d'écume , de sang et de cadavres . Ses vagues
bouillonnent , se gonflent , et enveloppent Achille tout
entier.
Tremblante pour le héros qu'elle protégé , Junon s'écrie ;
elle appelle Vulcain : « Viens , lui dit-elle , ô mon fils !
« viens combattre le Xanthe et ses torrents . Accours , ras
« semble tous tes feux ; moi , j'appellerai les fougueux en
« fants du Nord et du Midi ; et la flamme nourrie par leurs
<< haleines dévorera les armes et les cadavres des Troyens.
« Toi, brûle les arbres qui ombragent les rives de ce Fleuve
་་ odieux ; brûle-le lui-même ; sois insensible à ses cris, sois
«
« sourd à ses prières ; que ta fureur , que tes feux ne s'étei
« gnent qu'à ma voix. »
Elle dit ; Vulcain déchaîne toutes ses flammes : soudain
elles s'étendent sur la plaine , et dévorent les nombreuses
victimes qu'immola le fer d'Achille. L'onde s'exhale en va
peur, et la terre se dessèche . Telle , dans un jardin que vient
de baigner un ruisseau , l'onde superflue s'évapore au
souffle de Borée , et laisse au mortel qui le cultive l'espé
rance et la joie.
CHANT XXI. 331
Le Dieu porte sur le Fleuve même la flamme venge
resse ; les peupliers , les saules qui l'ombragent , sont em
brasés : le lotos , le jonc , le cyprès , qui bordent ses rives ,
brûlent et se consument. Les poissons , qui tout-à-l'heure se
jouoient sur les eaux , meurent atteints de la vapeur en
flammée ; le Fleuve lui-même est en feu ; dans la douleur qui
le presse , il s'écrie : « O Vulcain ! il n'est point de Dieu
" dont la puissance soit égale à la tienne . Je ne combattrai
" point contre tes flammes : arrête , arrête ; qu'Achille im

« mole les Troyens. Que m'importent à moi leurs querelles?


« A quel titre leur dois-je mes secours ? »
Cependant le feu le dévore ; ses ondes fumantes se per
dent en vapeur. Tel, dans un vase que la flamme environne ,
s'élève , à gros bouillons , la graisse des victimes. Sur un
sable brûlant , les flots expirent consumés ; le Fleuve
éperdu , languissant , implore la Reine des Dieux : « O Ju
non s'écrie-t-il , pourquoi ton fils m'a-t-il choisi pour
« m'accabler ? Suis-je donc , à tes yeux , plus coupable que
"<< tant d'autres Immortels armés pour les Troyens? Qu'il
" cesse de me poursuivre , et je cesse de les défendre . Oui ,
" dussent les Grecs , la flamme à la main , ravager Ilion , je
и jure de ne jamais éteindre l'incendie qu'ils auront allumé . »
La Déesse entend sa voix : « O Vulcain ! ô mon fils ! ar
«С rête , s'écrie-t-elle ; il ne faut pas , pour de vils humains ,
accabler une Divinité. » Elle dit ; Vulcain éteint ses feux ;
les eaux , dans leur lit , recommencent à couler ; le Xanthe
est dompté. Junon , tout irritée qu'elle est, a calmé les deux
Immortels rivaux .
Cependant la Discorde allume ses fureurs au sein des au
tres Dieux. Un horrible tumulte annonce la haine qui les
divise ; la terre mugit , le ciel gronde ; Jupiter, du haut de
l'Olympe , où il est assis , a pressenti ces mouvements , et
sourit au combat qui s'apprête.
Il commence ; Mars , le premier , fond sur Minerve. La
pique à la main , l'injure à la bouche : « Impitc yable furie !
332 L'ILIADE.
«་་ s'écrie-t-il , quoi ! toujours tu armeras les Dieux contre
« les Dieux ! c'est là que tu mets ton courage et ta grandeur .
« Ne te souvient-il pas du jour où tu déchaînas contre moi
« le fils de Tydée ? Toi-même tu dirigeas la lance qui me
« déchira le sein. Ah ! tu paieras aujourd'hui tous les maux
« que tu m'as faits. ‫ע‬
Il dit , et de sa pique il frappe l'égide redoutéo , que ne
peut percer la foudre même de Jupiter. La Déesse recule ,
saisit un vaste rocher, une borne antique , qui , depuis des
siècles , repose dans la plaine. De ce bloc meurtrier elle at
teint son rival à la gorge ses forces l'abandonnent ; il
tombe ; sept arpents gémissent sous son poids ; ses cheveux
immortels traînent dans la poussière, et la terre et l'Olympe
retentissent du bruit de son armure.
Pallas sourit , et fière de son triomphe , elle s'écrie : « In
« sensé ! tu osois me braver ! tu ignorois combien ma force
« est supérieure à la tienne. Va : c'est ta mère qui , par mes
་་ mains, te punit d'avoir abandonné les Grecs pour soute
« nir ces perfides Troyens. » Elle dit , et détourne ses re
gards étincelants ; Vénus prend Mars par la main : gémis
sant , abattu , elle l'entraîne loin des combats , et par de
tendres soins ranime à la fin ses esprits. Junon la voit :
« Accours ! ô fille de Jupiter ! dit-elle à Minerve ; cette vile
Déesse arrache Mars au tumulte des combats ; viens pu
<< nir son audace. » Minerve accourt , et , la joie dans le
cœur, elle appesantit sa main sur le sein de Vénus. Sou
dain la trop foible Immortelle languit , et tombe défaillante
sur le Dieu qu'elle adore.
་ Puissent , s'écrie Minerve triomphante , puissent tous
« les Dieux protecteurs de Troie avoir, contre les Grecs ,
« autant de courage et de vigueur qu'en a déployé Vénus
contre moi ! Bientôt , sur les débris d'Ilion , nous célé
brerons notre victoire. あ Elle dit ; la Reine des Dieux
sourit à ses transports.
Neptune défie le Dieu de la lumière : « Pourquoi , lui dit
CHANT XXI. 333
" il , cette lâche inaction? Quand les autres Immortels
se
" mêlent aux guerriers , quelle honte pour nous si , sans
" avoir combattu , nous remontons dans les cieux ! Viens ,
" commence ! tu es le plus jeune. Plus vieux que toi , doué
« d'une intelligence supérieure à la tienne , l'attaque seroit
« indigne de moi.
" Insensé quelle est ta démence ! Eh ! ne te souvient-il
«
« plus de tous les maux que nous avons soufferts sur
ces
« rives ! Tous deux bannis des célestes demeures , condam
« nés tous deux à servir un an sous les lois de Laomedon ,
« nous nous consumâmes dans de honteux travaux pour
« obtenir un vil salaire. Ce fut moi qui bâtis cette cité , ce
« fut moi qui , pour la défendre , élevai ces remparts. Toi ,
« sous l'habit d'un berger, la houlette à la main , au pied
« du mont Ida , tu faisois paître des troupeaux.
« Enfin , les Heures trop lentes amenèrent le terme de

" notre esclavage . Le barbare Laomédon nous refusa le prix


« qu'il avoit promis à nos services , et à l'injustice il ajouta
་ l'outrage. Il jura de t'enchaîner , et de te perdre dans une
« île lointaine : il nous menaça tous deux des plus cruels
« affronts. Indignés de ses perfidies , nous remontâmes
« dans l'Olympe. Et c'est à cette race parjure que tu prêtes
«< aujourd'hui tes secours ! et tu ne conspires pas avec nous
« pour anéantir ces vils Troyens , et leurs enfants et leurs
« femmes ! »
Apollon lui répond : « Moi , Neptune , moi te combattre !
« Eh ! pour qui encore ? Pour ces insectes , qui , semblables
« aux feuilles des forêts , ne naissent que pour mourir. Ah !
" je serois en effet aveugle et insensé comme eux ! Al
«< lons , laissons là les combats , et abandonnons les mortels
« à leurs fureurs. » Il recule à ces mots , et respecte , dans
Neptune , le frère du Dieu qui lui donna le jour.
Sa sœur, la Déesse des bois , gourmande sa foiblesse :
« Tu fuis, Apollon, tu fuis ! Quoi ! sans combattre tu laisses
« la victoire à ton rival ! Malheureux ! pourquoi , dans ta
334 L'ILIADE .

« main , cet arc inutile ? Va , que je t'entende encore , comme


«< autrefois , te vanter, au milieu des Dieux , que tu oseras
< lutter contre Neptune ! » Elle dit ; Apollon dédaigne de
«
lui répondre . Junon , qu'indigne son audace : « Téméraire

་ Déesse , lui dit-elle , oses-tu me braver ! Ton arc et tes flè


e des
« ches ne te sauveront pas de mes coups . Lionn pour
« femme , tu peux , sur ce sexe timide , assouv tes fureurs .
s ir
« Va dans les bois , va percer de tes traits le chevreuil et
« la biche ; mais respecte la Reine des Dieux et la tienne.
«་་ Viens , si tu l'oses ; tu connoîtras ma force et ta foi

<< blesse . >>


Elle dit , et de la main gauche elle saisit les mains de sa
rivale ; de la droite elle lui arrache son arc et son carquois ,
et de ses armes impuissantes elle frappe , en souriant , les
joues de la Déesse , qui , vainement , essaie de se dérober à
ses coups . Les flèches tombent éparses sur la poussière ;
Diane fuit éperdue , éplorée , telle qu'une colombe timide ,
qui , échappée aux serres de l'épervier , va se cacher dans
le creux d'un rocher.
« O Latone ! s'écrie Mercure , je ne combattrai point
« contre toi ; je dois respecter une Déesse qui reçut Jupiter
dans ses bras. Va dans l'Olympe , va te vanter de m'avoir
«< vaincu. » Latone ramasse et les traits et l'arc de sa fille ,
et s'envole sur ses traces. Diane étoit déja dans le palais de
Jupiter. Les yeux baignés de larmes , elle s'assied sur les
genoux du Dieu qui lui donna le jour ; le voile qui la cou
vre palpite sur son sein : Jupiter la serre dans ses bras , et
avec un doux sourire : « O ma fille ! lui dit-il , quel Dieu a
« osé t'outrager ? - O mon père ! lui répond-elle , c'est Ju
« non , c'est cette Déesse terrible qui sème dans l'Olympe
« la discorde et la haine . »
Cependant Apollon vole aux remparts de Troie ; il craint
qu'en dépit des Destins , les Grecs , en ce jour , ne ren
versent ses murailles. Les autres Dieux remontent dans

l'Olympe ; les uns furieux de leur défaite , les autres triom
CHANT XXI . 335
phants de leurs succès ; tous , sur des trônes d'or, s'asseyent
autour du Monarque suprême.
Achille poursuit le cours de ses exploits , et frappe et
renverse et les Troyens et leurs chars. Telle , allumée par
la colère des Dieux , la flamme embrase une cité , dévore
les édifices , porte la désolation au sein des familles , et en
veloppe le ciel d'une épaisse fumée.
Du haut d'une tour l'infortuné Priam contemple ses ra
vages ; il reconnoît Achille à ses fureurs. Il voit ses Troyens
désespérés fuyant épars dans la plaine. Le vieux monarque
gémit ; il descend ; il s'écrie : « Gardes ! ouvrez les portes ;
<< recevez , dans nos murs , mes guerriers éperdus. Achille
« les poursuit et va les accabler. Dès qu'ils seront à l'abri
« de nos remparts , fermez , fermez la barrière ; je tremble
« que ce farouche ennemi ne s'y jette avec eux. » Il dit ; les
portes roulent sur leurs gonds , et offrent un asile aux
Troyens fugitifs. Pour les défendre , Apollon , du sein des
remparts , s'élance dans la plaine . Épuisés et couverts de
poussière , ils se précipitent à flots pressés ; le fer à la main ,
Achille les poursuit ; et toujours la rage dans le cœur, il
brûle d'achever sa victoire.
Troie alloit périr sous les coups des Grecs , si Apollon
n'eût , au sein d'Agénor, allumé une nouvelle audace. Ap
puyé contre un hêtre , enveloppé d'un nuage épais , le Dieu
veille lui-même à ses côtés , pour le soutenir et pour le dé
fendre. Le guerrier reconnoît la présence du Dieu à l'ar
deur qui l'enflamme. Mille pensées roulent dans son cœur
agité ; il s'arrête. « Hélas ! se dit-il à lui-même , si je fuis
devant Achille , si je me mêle à cette troupe éperdue.......
«< je n'en périrai pas moins ; je périrai comme un lâche.....
" Si j'abandonnois nos guerriers à son courroux , si loin de
" nos murs j'allois me cacher dans les rochers qui couvrent
« les flancs de l'Ida , protégé par les ombres de la nuit , et
« baigné dans les eaux du Xanthe , je rentrerois dans Ilion...
་་ Vaines pensées , impuissantes ressources ! Il me verra
336 L'ILIADE.
K fuir, il fondra sur moi , et ma perte est inévitable. Mais si,
« au pied de nos remparts , j'osois le braver ! ..... Le fer
་་ peut , comme un autre , l'atteindre et le percer ; une seule
«< ame l'anime , et il est , dit-on , mortel comme moi. C'est
་་ Jupiter qui couronne ses efforts. >»
Il dit , et , plein du Dieu qui l'enflamme , il brave le fils
de Pélée. Son cœur impatient bondit et s'élance. Tel au
fond des bois l'intrépide léopard affronte le chasseur. Tran
quille au bruit de sa marche , il attend son vainqueur ou sa
proie ; percé du trait mortel , sa fureur vit encore et n'ex
pire qu'avec lui.
Tel , le fils d'Anténor brûle de lutter contre Achille. Cou
vert de son bouclier et le fer à la main : « Achille , s'écrie
« t-il , tu te flattois aujourd'hui de renverser Ilion ; insensé !
« que de travaux encore tu éprouveras sous nos murs ! Pour
<< sauver leurs parents , leurs enfants et leurs femmes , mille
«< autres comme moi sont armés , et tout fier , tout terrible
que tu es , la mort t'attend au pied de nos remparts. » Il
dit , son trait vole , et fidèle à la main qui l'a lancé , il va
frapper la jambe d'Achille ; l'airain divin qui la couvre ré
siste , et gémit sous le coup ; le fer rejaillit émoussé. Le fils
de Pélée fond sur son rival ; mais Apollon le dérobe à ses
coups , l'enveloppe d'un nuage épais , et lui ordonne de se
retirer tranquille de la scène du combat.
Par un nouvel artifice , le Dieu entraine Achille loin
des Troyens. Il prend et la taille et les traits d'Agénor , et
fuit devant son vainqueur. Le héros vole sur ses pas. Apol
lon suit le Xanthe et ses tortueux détours ; Achille , tou
jour prêt à le saisir, voit toujours tromper et renaître son
espoir.
En proie à la terreur, des flots de Troyens se précipitent
vers les murs d'Ilion. Déja la ville en est inondée. Trem
blants encore à la porte de l'asile qui leur est ouvert , ils
n'osent s'arrêter pour reconnoître qui s'est sauvé , qui a
péri dans cette funeste rencontre , et tout pleins de leurs
CHANT XXI. 337
propres dangers , ils courent se cacher au sein de leurs
foyers.

CHANT VINGT- DEUXIÈME .

SEMBLABLES , dans leur fuite , à des faons timides , les


Troyens respirent enfin à l'abri de leurs remparts. Là , ils
éteignent la soif qui les consume , et raniment leurs forces
épuisées . Les Grecs , au pied des murailles , s'avancent cou
verts de leurs boucliers ; mais, enchaîné par un destin en
nemi , Hector s'arrête à la porte de Scée.
Cependant Apollon éclaire enfin Achille, qui s'égare après
lui : « Quelle aveugle fureur, ô fils de Pélée , t'attache sur
« mes pas ! Mortel ! c'est un Dieu que tu poursuis ! Dans
<< ta rage insensée tu ne reconnois pas un habitant de
" l'Olympe ! Ces Troyens qui fuyoient devant toi t'échap
( pent ; et tandis qu'ici tu te consumes en efforts impuis

sants , ils sont déja rentrés dans leurs murs , et bravent


« ta vengeance. Arrête ; ni ton fer ni la mort ne peuvent
« m'atteindre.
- « O de tous les Dieux le Dieu le plus funeste ! s'écrie
« Achille indigné ; tu as abusé mon courage , tu m'as en
« traîné loin de ces murs que je devois détruire . Que de
" Troyens , avant que d'y rentrer , auroient mordu la pous
« sière ! Tu m'as ravi ma gloire et mes victimes . Noble
«< triomphe en effet pour un Dieu qui n'a rien à craindre de
" mes coups ! Ah! s'il étoit en mon pouvoir , je te ferois
« payer chèrement ce lâche artifice. » Il dit , et , plein en
core des succès qu'il espère , il revole vers Troie . Tel , dans
les champs d'Élide , s'élance et se déploie un coursier
amoureux de la gloire : tel Achille dévore la plaine . Le vieux
Priam l'aperçoit le premier ; l'airain de l'armure divine a >
d'un sinistre éclat , ébloui ses regards. Tel , aux yeux des
morts effrayés , brille l'astre brûlant que redoute l'automne ;
22
338 L'ILIADE.

tel , au sein de la nuit , environné d'étoiles , que font pålir


ses clartés , il lance ces funestes rayons qui portent , sur
la terre , l'aridité , la peste et le trépas.
Le malheureux monarque soupire , et de ses mains il ou
trage son front. Il rappelle son fils , son cher fils , et le con
jure , en pleurant , de rentrer dans ses murs ; mais , impa
tient de combattre Achille , Hector l'attend immobile au
pied de la porte de Scée. Le vieillard lui tend les bras , et
d'une voix attendrie : « Hector , mon cher Hector , lui crie
к t-il , ne va pas , seul , sans nos guerriers , attendre ce ter
" rible ennemi. Rival trop foible pour Achille , tu expirerois
sous ses coups. Malheureux ! ah ! que n'est-il l'objet de
« la haine des Dieux comme de la mienne ! Bientôt , sur
་་ cette rive , son cadavre étendu seroit la proie des chiens

« et des vautours , et un rayon de joie luiroit à mon cœur


་་ affligé. Le barbare ! combien de fils il a ravis à ma ten
་་ dresse ; les uns égorgés de sa main , les autres chargés de
་་ fers honteux , et vendus dans une terre étrangère ! Lycaon,
་་ Polydore , ces gages chéris de l'amour de Laothoé , mes
« yeux ne peuvent les rencontrer dans nos murs . Ah ! s'ils
<< vivent encore , je donnerai , pour les racheter , tous les

« trésors que leur aïeul a prodigués à sa fille. S'ils ne sont


་་ plus , quelle douleur ils laissent à leur mère et à moi !

« Mon peuple , cher Hector , si tu échappes à la fureur


་་ d'Achille , mon peuple du moins essuiera ses larmes , et

« verra calmer ses douleurs. Rentre , mon fils , rentre dans


" nos murs ; sauve tes Troyens , sauve leurs femmes. Dé
« robe au fils de Pélée sa plus noble victime ; conserve-toi
« pour tant d'objets qui doivent t'attacher à la vie ; aie pitié
" d'un père infortuné , qui n'existe plus que par le senti
« ment de la douleur.
<< Hélas ! courbé sous le poids des ans , à la porte du
к tombeau , Jupiter me réserve encore à des malheurs nou
« veaux. Mes fils égorgés , mes filles passant des bras d'un
་་ vainqueur effréné dans l'esclavage et les fers , leurs palais
CHANT XXII . 339
détruits , leurs enfants , au berceau , écrasés contre la
« terre.... Spectateur de tous mes désastres , je mourrai...
«" hélas ! je mourrai le dernier. Percé du trait mortel , au
« sein de mon asile , les chiens que ma main a nourris se
"( disputeront mon cadavre : abreuvés de mon sang
, ils me
« déchireront sur le seuil de la porte qu'ils étoient chargés
« de garder .
་ Heureux qui , jeune encore , expire au milieu des com
" bats ! L'honneur , du moins , couvre ses restes sanglants ,
« et veille sur sa cendre ; mais des cheveux blancs , des
་་ joues chargées de rides , de honteux lambeaux , que se
"(
disputent les chiens voilà tout ce qui reste d'un vieil
་་ lard , que sa foiblesse livre sans défense au fer de l'en

«< nemi. Est-il , pour les humains , un sort plus déplora


« ble ! » Le monarque , à ces mots , arrache ses cheveux
blancs ; mais il ne peut fléchir le courage d'Hector.
Plus loin , Hécube gémissante , éplorée , déchire sa robe ,
et , montrant son sein arrosé de ses larmes : « Hector , mon
"« cher Hector , s'écrie-t-elle , aie pitié de ta mère ! Respecte
« le sein qui t'a nourri ! si j'allaitai ton enfance , pour prix
« de mes soins , rends-moi , rends-moi mon fils ; rentre
་་ dans nos murs. Malheureux ! ne va pas braver ce farou
« che ennemi. Hélas ! si tu péris sous ses coups , je ne pres
"' serai plus mon fils , mon cher Hector, dans mes bras ta
"( mère , ton Andromaque , n'arroseront point ton cercueil
« de leurs larmes : loin de nous , au milieu de ce camp fu
« neste , tu seras la pâture des chiens . » Ainsi tous deux
ils rappeloient , en gémissant , un fils qu'ils adorent. Mais
toujours inflexible , Hector attend Achille , qui déja le me
nace et va fondre sur lui. Tel , au sein d'un buisson , un
serpent nourri de poison , et gonflé de colère , attend le
mortel qui ose -l'affronter. Il replie sur lui-même ses tor
tueux anneaux , et l'éclair homicide jaillit de ses regards :
tel Hector, dans l'ardeur qui l'anime , s'offre à son redou
table ennemi.
22.
340 L'ILIADE .

Son bouclier brille appuyé contre la tour qui défend la


porte de Scée. Dans le trouble qui l'agite , il se dit à lui
même : « Si je rentrois dans nos murs ?.... Ah ! Polydamas
« le premier m'accableroit d'injures et d'affronts . Dans cette
" nuit qui précéda le réveil d'Achille , Polydamas vouloit
« que je ramenasse les Troyens dans Ilion ; malheureux !
<< j'ai dédaigné ses conseils , ma fureur a perdu nos guer
riers. Comment soutiendrai-je et les regards et les cris
< d'un peuple irrité contre moi ? Un lâche osera dire : Hec
«
" tor, dans sa fougue insensée , a perdu sa patrie. Al
« lons , allons immoler Achille , ou recevoir de sa main un
glorieux trépas.
« Si je déposois ce casque , ce bouclier , cette pique ; si ,
désarmé , suppliant , j'allois offrir au fils de Pélée de ren
« dre aux Atrides Hélène et les funestes trésors que Pâris
" leur ravit avec elle ?.... Si je lui offrois de livrer aux Grecs
« la moitié des richesses qu'Ilion renferme dans son sein...
Si je lui proposois de faire garantir par un serment la
« fidélité du partage .
« Mais où s'égarent mes pensées ?... Non : je n'irai point
m'humilier à ses pieds. Le barbare ! sans respect , sans
" pitié , égorgeroit sa victime. Dépouillé de ses armes , Hec
« tor périroit comme une femme.... Ce n'est point ici , ce
« n'est point avec Achille qu'il faut essayer d'inutiles dis
« cours. Allons combattre ; sachons à qui des deux Jupiter
« donnera la victoire. »
Ainsi flottoit Hector. Cependant Achille accourt , sem
blable au Dieu des combats ; dans sa main est sa redouta
ble lance. Un incendie , ou l'astre du jour, quand il s'élève
à l'horizon , lancent moins de feux que n'en vomit son ar
mure. A son aspect , Hector frissonne : il sent expirer son
audace. Tremblant , éperdu , il fuit loin de la porte de Scée.
Plus agile encore , Achille vole sur ses pas. Tel , du som
met des montagnes , l'épervier fond sur la timide colombe.
Pour se dérober au trépas , elle décrit mille détours dans
CHANT XXII. 341
les airs ; mais il la poursuit dans son vol oblique , et , par
des cris aigus , il exhale sa rage impatiente.
Tel voloit Achille , tel fuyoit Hector. Déja ils ont fran
chi la colline que le figuier sauvage couvre de ses rameaux.
Bientôt ils arrivent aux lieux où , par deux bouches , le
Xanthe épanche les trésors de sa source. L'une offre une
onde bouillante , qu'une épaisse fumée environne ; l'autre ,
au milieu de l'été , verse des flots plus froids que la neige et
la glace. Là , sont de vastes bassins où , dans les jours de la
paix , avant que le Grec eût désolé ces rives , les Troyennes
venoient rendre à leurs habillements leur éclat et leur lustre .
Sur ces bords fuit un héros que poursuit un héros plus
terrible tous deux déploient toute leur souplesse et toute
leur vigueur. Un grand intérêt anime ces redoutables ri
vaux. C'est l'honneur , c'est la vie d'Hector qui seront le
prix de la victoire. Tels , pour honorer les funérailles d'un
héros , de rapides coursiers volent dans la carrière : un tré
pied d'or ou une captive , au terme de la course , attend le
vainqueur.
Déja trois fois les deux guerriers ont mesuré la circonfé
rence de Troie : les Dieux , pour les contempler, du haut de
l'Olympe , abaissent leurs immortels regards : « O Dieux !
14 s'écrie l'Arbitre suprême , quel spectacle est offert à ma

* vue ! Un héros qui m'est cher , fuit sous les murs d'Ilion !
« Ma pitié s'intéresse au malheur d'Hector. Que de sacri
" fices il m'offrit au sommet de l'Ida ! Combien de fois Per
" game vit son encens fumer sur mes autels ! Et prêt à l'im
" moler , Achille le poursuit ! O Dieux ! le sauverons-nous
« du trépas ? ou , sans pitié pour ses vertus , le laisserons
« nous tomber sous les coups du fils de Pélée ?
- « O Maître du tonnerre ! ô moteur des tempêtes ! lui.
к répond Minerve , quel discours a frappé mes oreilles? Un
" mortel , dévoué depuis long-temps au trépas , tu voudrois
« l'arracher à sa destinée ! Va , fais ; mais ne crois pas que
« les autres Dieux soient complices de ta foiblesse.
342 L'ILIADE .
――― «< Rassure-toi , ô Pallas , ô ma fille ! je ne romprai point

« le cours des destins ; toujours facile à tes vœux , je te lais


«< serai , à ton gré, gouverner tes projets . » Il dit , et, du sein
de l'Olympe , la Déesse impatiente vole aux murs d'Ilion.
L'impétueux Achille est toujours sur les traces d'Hector.
Tel , aufond des bois , un chien presse le faon timide , qu'ont
alarmé ses cris ; en vain , pour tromper sa poursuite , l'ani
mal éperdu se cache dans les buissons : toujours fidèle à la
piste qui le guide , il poursuit sa proie jusque dans son der
nier asile. Tel , sur les pas d'Hector , Achille attache ses
regards et ses pas. Trois fois le Troyen s'élance vers les
portes d'Ilion ; trois fois il cherche une retraite à l'abri de
ses tours et sous les traits de ses guerriers ; trois fois son
rival le repousse dans la plaine. Tels , dans les erreurs d'un
songe , nous tentons en vain de fuir , ou d'atteindre le fan
tôme qui nous évite et nous poursuit.
Hector enfin étoit près de succomber ; mais pour la der
nière fois , Apollon accourt , et donne à ses membres une
force nouvelle. Du geste et de la voix , Achille , loin de sa
victime , écarte ses guerriers ; il craint qu'un autre ne l'im- 、
mole à ses yeux , et ne lui ravisse l'honneur du premier
coup . Pour la quatrième fois , ils revenoient aux sources du
Scamandre. Jupiter, en ce moment , déploie son immortelle
balance. Il met dans un des bassins la destinée d'Achille ,
la destinée d'Hector dans l'autre. Soudain le sort du Troyen
penche et se plonge dans l'abîme.
Apollon l'abandonne , Pallas vole au fils de Pélée : « Hé
« ros chéri des Dieux , lui dit-elle , la victoire est dans nos
" mains ; ce jour , aux yeux des Grecs , va signaler ta gloire ,

« et livrer à tes coups ce guerrier avide de sang et de car


« nage. En vain Apollon , aux genoux de son père , implo
« reroit pour lui sa pitié ; il ne peut plus échapper à ton bras.
* Arrête et respire un instant , je vais à tes pieds amener
« ta victime. » Elle dit ; le héros , transporté , s'arrête ap
puyé sur sa pique. La Déesse prend de Déiphobe et la taille
CHANT XXII . 343

et la voix , et vole auprès d'Hector : « O mon frère ! lui


« dit-elle , c'est trop fuir devant Achille ; osons le repous

<< ser, et tous deux , contre lui , unissons nos efforts.


- « Cher Déiphobe ! lui répond Hector, de tous les
« frères qu'Hécube m'a donnés , tu fus toujours le plus cher
«་ à mon cœur ; mais combien ce dernier trait ajoute encore
« à ma tendresse ! Tandis que les autres restent dans nos
<« murs , témoins inutiles de mes dangers , toi seul tu oses
" venir les partager !
― "
O mon frère ! en vain Priam , en vain Hécube ont
"
« embrassé mes genoux ; en vain nos guerriers , glacés de
" frayeur, m'ont conjuré de demeurer renfermé avec eux.

« Mon cœur déchiré n'a écouté que ton péril et mes alarmes.
* Allons , allons combattre , déployons toute notre rage et
« toute notre vigueur ; qu'Achille retourne dans son camp ,
« vainqueur et chargé de tes dépouilles , ou périsse de ta
« main. »
Elle dit , et pour mieux l'abuser , elle marche la première .
Les deux rivaux sont en présence : « O fils de Pélée ,
« s'écrie Hector , tu m'as vu trois fois devant toi fuir autour
« de nos murailles , et me dérober à tes coups . Je ne fuirai
་་ plus ; je viens te braver ; je viens te donner la mort ou la
« recevoir. Allons , invoquons les Dieux ; qu'ils soient et
<< les témoins et les garants de nos traités. Si Jupiter cou
« ronne mes efforts , si je t'arrache la vie , ma haine ne
<< te poursuivra point au-delà du trépas. Content de te ravir
«< ton armure , je rendrai aux Grecs ton cadavre. Que le
« même serment te soumette à la loi que je m'impose.
Achille lançant sur lui de sinistres regards : « Des ser
« ments ! Hector , des traités avec toi !... Quels nœuds peu
« vent unir les lions et les hommes ? Entre les loups et les
« agneaux , est-il d'autre sentiment que la haine ? Va , rien
<< ne peut nous rapprocher , ta mort ou la mienne , voilà nos
« serments et nos traités .
" Rappelle tout ton courage ; c'est en ce moment qu'il
344 L'ILIADE.

« faut déployer toute ton audace et toute ta vigueur. Il n'est


་ plus d'asile pour toi. Pallas va t'immoler de ma main ; tu
« me paieras enfin le sang de tous les guerriers que tu m'as
« ravis. >>
<
Il dit , et soudain son javelot siffle dans les airs . Hector
le voit , se courbe , et se dérobe au trépas ; le trait vole sur
sa tête et s'enfonce dans la terre. Invisible aux yeux du
Troyen , Pallas va reprendre l'arme funeste , et la rend au
fils de Pélée.
« Ton fer s'est égaré ! s'écrie Hector ; tu n'avois pas lu
« dans le sein de Jupiter le secret de mes destins. Par d'im
« puissantes menaces tu voulois glacer mon courage. N'at
« tends pas que la fuite me livre à de honteuses blessures.
« Je fonds sur toi ; si les Dieux te secondent , c'est mon sein
" qu'il te faudra percer. Tiens ; puisse ce fer s'enfoncer

« dans ton cœur ! Fléau de ma patrie ! quel bonheur pour


«< les Troyens si tu péris sous mes coups ! >>
Il dit , et le javelot , fidèle à sa main , va frapper le bou
clier d'Achille ; mais soudain il rejaillit émoussé. Hector
voit sa fureur trompée ; il frémit ; il s'arrête étonné. Sa
pique lui manque ; il appelle à grands cris Déiphobe , et lui
demande un javelot , mais Déiphobe n'est plus à ses côtés.
Le héros détrompé : « Ah ! les Dieux , dit-il, m'ont conduit
« à la mort. Je croyois Déiphobe auprès de moi , il est dans
« nos murs ! Pallas , pour m'abuser, a emprunté son image.
« La mort est sur ma tête ; je la vois , rien ne peut m'en
défendre. Hélas ! jadis Apollon et Jupiter veilloient sur
« mes jours , et loin de moi repoussoient les dangers.... La
« Parque enfin va saisir sa victime. Mourons , mais du
« moins ne mourons pas sans gloire ; que mes derniers ex
་་ ploits aillent jusqu'à nos derniers neveux. » A ces mots ,

il prend son large cimeterre , rassemble toutes ses forces , et


fond sur son rival. Tel , du sein des airs , l'aigle se précipite
sur sa proie.
Achille s'élance à son tour la rage dans le cœur. L'im
CHANT XXII . 345
mortel bouclier marche devant lui ; son panache flotte sur
sa tête , et les aigrettes dont Vulcain orna son casque lan
cent au loin de sinistres éclairs . Telle , au milieu des astres
qui couronnent le front de la Nuit , brille l'étoile du matin .
Le fer étincelle dans la main du héros ; des yeux il mesure
son rival , et cherche l'endroit qu'il pourra percer.
Hector est couvert de l'armure superbe qu'il ravit à Pa
trocle. Mais entre l'épaule et la tête cette armure livre au
fer ennemi un passage jusqu'aux sources de la vie. C'est là
qu'Achille dirige sa pique meurtrière ; elle s'enfonce dans la
gorge du Troyen ; mais laisse encore un libre passage à sa
voix. Il tombe étendu sur la poussière ; le vainqueur triom
phe. « Hector , s'écrie-t-il , quand tu immolois Patrocle , tu
« te flattois d'échapper à la mort. Tu ne songeois pas que
" je vivois encore . Insensé ! mon camp lui gardoit un ven

« geur ! ma main , enfin , vient d'expier son trépas. Les


«< chiens et les vautours se disputeront ta dépouille , et les
Grecs rendront à Patrocle les honneurs du tombeau.
- (( Achille , lui répond Hector d'une voix éteinte , j'im

plore ta pitié. Je t'en conjure par toi-même , par tes pa


" rents , ne me laisse point dévorer aux chiens des Grecs.
к Accepte les trésors qu'un père , qu'une mère infortunés
« s'empresseront de t'offrir. Rends-leur le corps de leur
« fils ; que les Troyens , que leurs femmes , paient le der
« nier tribut à ma cendre. »
Achille lance sur lui un farouche regard : « Malheureux !
« lui dit-il, tu implores ma pitié, tu invoques mes parents !...
" Ah ! pour te punir des maux que tu m'as faits , que ne
" puis-je dévorer tes entrailles encore palpitantes ! Les

«< chiens t'attendent , rien ne pourra leur ravir leur proic.



« Non , dût Troie m'apporter tous ses trésors , et m'en
« promettre encore davantage ; dût Priam , à mes genoux ,

«་ m'offrir, pour te racheter , tout l'or de son empire , ta


" mère ne serrera plus son fils dans ses bras ; elle n'arro

" sera point ton cercueil de ses larmes ; oui , tu seras la


" pâture des chiens et des vautours. »
346 L'ILIADE.

Hector expirant : « Je te reconnois , dit-il , à ta fureur.


" C'est toujours ce cœur de fer, que rien ne peut fléchir.
«
" Va , crains les Dieux vengeurs . Apollon et Pâris , pour
« expier mes injures , t'attendent à la porte de Scée. » Il
dit , et la mort l'enveloppe tout entier. Son ame , en gémis
sant , s'arrache à tant de jeunesse et de vigueur , et s'envole
chez les ombres. Tout mort qu'il est , Achille lui parle en
core : « Meurs , dit-il ; moi , je recevrai de Jupiter et des
« Dieux le destin qu'ils m'apprêtent. » A ces mots , il retire
du cadavre sa pique ensanglantée , et arrache la funeste ar
mure. Les enfants de la Grèce accourent , ils admirent et
la taille d'Hector et sa beauté. Ils l'outragent encore par
d'inutiles blessures : « Ce n'est plus , dit l'un d'entre eux ,
« ce farouche Hector qui embrasoit nos vaisseaux. » Il dit ,
et lui plonge son fer dans le sein.
Chargé des dépouilles de son ennemi , Achille , debout au
milieu d'eux , leur adresse ce discours : « Intrépides guer
་ riers , nobles soutiens de la Grèce ! les Dieux ont enfin
« livré à mes coups ce mortel qui nous fut mille fois plus
« funeste que tous les Troyens ensemble. Allons attaquer
<< Ilion , sachons si , privé de son appui , le peuple abandon
« nera ses murs , ou si , malgré la chute d'Hector , il osera
" encore se défendre.
<< Mais , où m'a emporté un aveugle courage !.... Etendu
« sous ma tente , le corps de Patrocle me demande des
« larmes et un tombeau. Tant que je respirerai , tant qu'il
« me restera un souffle de vie , Patrocle vivra dans ma mé
« moire ; jusqu'au sein des morts et dans le séjour de l'ou
" bli , mon ami sera toujours présent à ma pensée. Allons ,
« enfants de la Grèce , rentrons dans notre camp ; que les
<< restes d'Hector y rentrent avec nous. Rentrons en chan
<< tant l'hymne de la gloire. "

Quel triomphe aujourd'hui couronne notre audace !


L'appui, le Dieu de Troie , a péri sous nos coups .

Il dit , et prépare à sa victime les plus indignes outrages .


CHANT XXII. 347
D'un fer cruel il perce ses deux pieds ; et , à l'aide d'un lien
qui les traverse , il attache le cadavre à son char, et laisse
traîner la tête sur la poussière; lui-même il monte sur le char,
y place avec lui son superbe trophée , et de l'aiguillon il presse
ses coursiers , qui volent à sa voix. La tête d'Hector traîne
sur la terre ; ses cheveux épars dégouttent d'un sang noir
et livide , son front roule dans la fange ; ce front , où brilla
jadis tant de grace et de majesté. Jupiter, aux yeux de sa
patrie , l'abandonne aux outrages des Grecs.
Hécube , à cet aspect , jette le voile brillant qui couvre
sa tête , arrache ses cheveux , et par de longs gémissements
exprime sa douleur. L'infortuné Priam pousse de lamen
tables cris ; ses peuples , autour de lui , font retentir les airs
de leurs plaintes et de leurs regrets. On croiroit qu'un vaste
incendie dévore Ilion et toutes ses richesses.
Le vieux monarque veut aller au milieu des Grecs. Les
Troyens , pour l'arrêter , se pressent autour de lui ; il se roule
dans la poussière , il embrasse leurs genoux , et les appelant
tous par leurs noms : « Ah ! laissez-moi , laissez -moi , leur dit
" il ; souffrez que je m'arrache de vos bras ; que , seul , j'aille
« au milieu de la flotte ennemie . J'implorerai le barbare ;
« peut-être il respectera ma vieillesse ; ces cheveux blancs
" exciteront sa pitié. Il a un
père ! .... Il est vieux comme
«" moi , ce Pélée qui donna le jour au fléau de mon empire ,
« au destructeur de ma famille. Hélas ! combien de fils m'a
« ravis sa fureur ! Toutes mes plaies saignent encore…
..Mais
« la dernière ! ah ! elle est de toutes la plus cruelle ! La dou
« leur de ta perte , cher Hector , me fera descendre au tom
« beau.... Dieux ! que . n'a-t-il expiré dans mes bras ! Son
" père et sa déplorable mère auroient du moins goûté la dou
« ceur de pleurer sur sa cendre. » Tout le peuple , par ses
cris , répond à ses tristes accents .
Hécube , au milieu des Troyennes , exhale ses regrets :
" O mon fils ! s'écrie-t-elle..... Malheureuse ! quand je t'ai
K perdu , pourquoi traîner encoreune vie infortunée ! Hector,
348 L'ILIADE.

« tu étois l'orgueil de ta mère , l'appui de nos murs , et le


« Dieu des Troyens; tes jours faisoient la gloire de ta patrie.
« Tu n'es plus ! et tout périt avec toi ! »
Andromaque ignore encore le destin de son époux ; elle
ignore que , seul dans la plaine , il a osé braver Achille. En
fermée au fond de son palais , ses mains y travailloient un
superbe tissu , et ses femmes , par son ordre , faisoient tiédir
l'onde où devoit se baigner leur maître au retour des com
bats . Trop inutiles soins ! Elle ne songe pas que , loin de ce
bain , Minerve , par le fer d'Achille , immole son époux.
Des cris , des gémissements ont frappé ses oreilles . Elle
pâlit , elle frissonne ; l'ouvrage échappe à ses mains trem
blantes : <<Qu'entends-je ! s'écrie-t-elle ; courons . Ah ! c'est
" la voix d'Hécube !.... Mon cœur palpite....., mes genoux
«
« se dérobent sous moi..... Les fils de Priam.... sans doute ,
"« quelque malheur les menace. Dieux ! détournez ce funeste
« présage ! Si c'étoit mon cher Hector qui , seul , et loin de
«< nos murs , eût à combattre contre Achille ! .... O valeur
་་ trop fatale ! toujours Hector courut aux dangers le pre

<< mier ; jamais il ne voulut partager sa gloire. Ah ! je tremble


« que ce jour ne soit le dernier de ses jours. »
A ces mots , elle vole palpitante , égarée ; ses femmes se
pressent sur ses pas. A travers les flots d'un peuple nom
breux , elle monte sur la tour . Là , d'un regard inquiet , elle
parcourt la plaine ; soudain Hector s'offre à sa vue , et ses
impitoyables coursiers qui le traînent au camp des Grecs.
Un noir bandeau s'épaissit sur ses yeux. Elle tombe ren
versée , sans mouvement et presque sans vie . Loin de sa tête
roulent les nœuds , les tresses , les réseaux dont elle étoit
ornée , et ce voile brillant que lui donna Vénus le jour où
Hector la conduisit à l'autel de l'Hyménée. Ses sœurs s'em
pressent autour d'elle , et par leurs cris la rappellent à la vie.
Enfin elle respire , et le sentiment la rend à ses douleurs.
Elle gémit , elle s'écrie : « Malheureux Hector ! .... Malheu
reuse Andromaque !.... un même astre éclaira ta nais
CHANT XXII. 349

" sance et la mienne. Troie , Thèbes , Priam , Héétion , quel


« nœud funeste vous rassemble ! O père infortuné d'une fille
« encore plus déplorable ! pour quel destin tu élevas mon
« enfance ! Hélas ! faut-il que je sois née !.... Cher Hector !
« tu descends dans les sombres demeures , au noir séjour
« de l'oubli. Et ta déplorable veuve , tu la laisses dans ton
«< palais désert , en proie à la douleur et aux larmes ! Un fils ,
« le triste fruit de nos malheureuses amours. Ah !.... il ne
" sent pas encore le poids de son infortune. En te perdant,
« il perd l'appui de son enfance : il ne sera point la conso
« lation de tes vieux ans.
« Eh ! quand il pourroit échapper à cette funeste guerre ,
« les travaux et les ennuis rempliront sa carrière. D'avides
«< étrangers dévoreront son héritage. Le jour qui ravit un
« père à son fils , le laisse sans secours , sans appui. Plein
« de tristes souvenirs , la tête baissée , les yeux baignés de
« larmes , il va , du cri de ses besoins , importuner les amis
"« deson père. Attaché à leur robe, tremblant à leurs genoux ,
« il les trouve insensibles et sourds ; la coupe que lui offre
« une avare pitié , loin d'éteindre sa soif, mouille à peine le
- bord de ses lèvres .
« La main de ses égaux le repousse , avec outrage , de la
« table où ils sont assis : Va , lui disent-ils , ton père ne par
« tage plus nos fêtes . Humilié de tant d'affronts , je verrai
« mon Astyanax revenir dans mes bras , et m'arroser de ses
« larmes.
" Hélas ! assis sur tes genoux , il prenoit, de ta main , les
« mets les plus délicieux. Quand , fatigué de ses jeux, ras
« sasié de plaisirs , le sommeil fermoit sa paupière , molle
« ment étendu sur le sein de sa nourrice , ou dans un berceau
« pompeux , il y goûtoit un tranquille repos. Astyanax !
<< nom jadis cher aux Troyens ! il rappeloit à leur recon
noissance ta valeur et tes exploits. Seul , tu étois l'appui ,
«" le défenseur de nos murs . Maintenant , au milieu d'une
་ flotte ennemie , loin de tes parents , ton corps sanglant est
350 L'ILIADE .
« la pâture des chiens. De vils insectes , après eux , dévo
་་ reront mon cher Hector !.... Ces superbes habits qué nos
<<
«< mains avoient tissus !.... hélas ! ils ne couvriront point ta
« froide dépouille ! .... je les livrerai tous aux flammes !
"« Vaineimage d'un bûcher quen'obtiendra pas mon époux ! ...
« Du moins les Troyens me verront , par ce sacrifice , faire
«་ éclater ma tendresse et honorer ta mémoire. » C'est ainsi
qu'Andromaque déplore ses malheurs. Ses femmes , par leurs
gémissements , accompagnent ses regrets.

CHANT VINGT- TROISIÈME .

ILION retentit de lugubres cris ; les Grecs ont regagné les


rives de l'Hellespont , et se dispersent sous leurs tentes . Mais
Achille arrête ses Thessaliens : « Héros de la Phthiotide ,
« leur dit-il , nobles compagnons de ma gloire , ne dételons
་་ point encore nos coursiers . Allons sur nos chars , pleurer
« autour de Patrocle. Par ce foible hommage , du moins ,
"( soulageons nos regrets , et honorons son trépas. Rassasiés

<< de larmes , nous laisserons reposer nos coursiers , et de


་་ tristes aliments ranimeront nos forces épuisées. >>
Il dit , et ses guerriers unissent leurs soupirs aux soupirs
de leur roi. Guidés par Achille , les yeux noyés de larmes ,
trois fois ils promènent leurs chars autour de la froide dé
pouille . Les verfus de Patrocle , le souvenir de ses exploits ,
nourrissent leur douleur : Thétis elle-même verse , dans leurs
ames attendries , la tristesse et les regrets ; le sable est mouillé
de leurs pleurs ; leurs armes en sont inondées.
Achille étend ses homicides mains sur le sein de son
ami , et laisse échapper ces accents qu'interrompent ses
sanglots « Patrocle ! ... cher Patrocle , entends ma voix !..
༥ qu'elle aille , au sein des morts , consoler tes mânes et
< apaiser ton ombre !... Je te promis qu'étendu sur ces ri
CHANT XXIII. 351

« ves , le cadavre de ton assassin seroit la pâture des chiens .


« Dans la fureur que m'inspira ta perte , je jurai que douze
(< jeunes Troyens , égorgés sur ton bûcher, expieroient ton
«་་ trépas !.... J'acquitte ma promesse ; je remplis mes ser
« ments. » Il dit , et la rage qui l'anime prépare aux restes
du malheureux Hector de plus sanglants outrages . Près du
lit où repose le corps de Patrocle , il le jette sur la terre , et
l'y laisse le visage plongé dans la poussière.
Les Thessaliens dépouillent leurs armures , et détellent
leurs coursiers. Leurs nombreux essaims se rassemblent
autour de la tente d'Achille , et le héros hâte les apprêts
du funèbre repas. Les taureaux tombent , en mugissant ,
sous le fer qui les égorge ; les moutons , les chevreaux ,
palpitent sur la terre ; le sanglier fume à l'ardeur des foyers
embrasés ; le sang , en longs ruisseaux , coule autour du ca

davre.
Les rois arrachent enfin le fils de Pélée à un spectacle
qui nourrit ses regrets , et , avec peine , l'entraînent à la
tente d'Atride . Le monarque ordonne aux hérauts de faire
tiédir une onde pure ; et , dociles à sa voix , ils pressent
Achille de laver le sang et la poussière dont il est couvert.
Il résiste à leurs prières : « O Jupiter ! dit-il , ô souverain
"< Maître des mortels et des Dieux ! sois témoin de mes ser
« ments ! L'onde n'approchera point de ma tête , que je n'aie
«< porté sur le bûcher les restes de mon cher Patrocle , que
« la flamme n'ait brûlé mes cheveux , que mes mains n'aient
"< élevé un monument à sa cendre. Hélas ! après ce coup
་་ funeste , il ne peut jamais en être un aussi affreux pour
« mon cœur.
« Hâtons , Atride , hâtons un odieux repas. Demain , au
« retour de l'aurore , que tes guerriers aillent couper le bois
་་ qui formera ce fatal bûcher; qu'ils apprêtent tout ce qu'au
« fond du tombeau doit emporter une ombre désolée ! Ah !
<< puisse bientôt la flamme le ravir à mes yeux . Puissent
་་ bientôt les Grecs être rendus à la vengeance et aux com
«
352 L'ILIADE.
"་་ bats ! » Il dit , soudain les tables sont dressées : quand la
faim est calmée , quand la soif est éteinte , tous vont, dans
leurs tentes , goûter les douceurs du repos.
Mais Achille , le cœur gros de soupirs , se jette sur le ri
vage , où viennent , en mugissant , se briser les ondes écu
mantes. Une foule de Thessaliens l'environne. Là , fatigué
de sa pénible course , épuisé par sa victoire , le doux som
meil vient enchaîner ses sens et assoupir ses ennuis. Sou
dain l'ombre du déplorable Patrocle apparoît à sa vue. C'é
toit et sa taille et sa voix ; c'étoient encore les mêmes vête
ments qu'il portoit au terrestre séjour.
Elle se penche sur la tête du héros : « Tu dors ! lui dit
" elle , tu dors , Achille ! et tu m'oublies ! Vivant je te fus
« cher ; mort , je te trouve insensible rends , rends à ma
«< cendre les honneurs du tombeau . Errant , sans asile , aux
« portes de l'infernal palais , les ombres me repoussent loin
« de la fatale barque , et me ferment le séjour de l'éternel
« repos.
" Donne-moi ta main , que je l'arrose de mes larmes !
" Quand la flamme aura consumé ma dépouille , je ne re
« verrai plus ces lieux si chers à ma tendresse . Assis en
« semble , loin de tes guerriers , nous n'épancherons plus
« dans le sein l'un de l'autre nos cœurs et nos secrets .
«" L'inexorable mort a saisi sa victime. J'ai payé le tribut
"« qu'aux humains imposa la nature , et l'avare Achéron ne
« rendra plus sa proie.
" Et toi , divin Achille , la Parque aussi t'attend aux rem
" parts d'Ilion . Exauce , cher ami , exauce le dernier de mes
« vœux ! Que mes cendres , Achille , ne soient point sépa
« rées de tes cendres ! Le palais de tes aïeux a vu croître
<< ton enfance et la mienne. Depuis le jour où ma main im
" prudente , égarée , ravit , malgré moi , la vie au fils d'Am
" phimadas , la cour de Pélée fut l'asile de Ménétius et le
« mien. Ton père me prodigua ses bienfaits ; il me nomma
<< pour te suivre et accompagner tes pas. Inséparables pen
CHANT XXIII. 353
dant la vie, soyons-le jusqu'au sien du tombeau ! que cette
« urne d'or , que te donna ta mère , renferme mes osse
« ments et les tiens !
――― " O mon frère ! ô mon ami ! c'est toi que je revois !...
" C'est toi qui viens , à des devoirs si chers , exciter ma
" tendresse !.... Tout ce que tu me demandes , je le promis
à tes mânes. Je remplirai tes ordres et mes serments....
« Mais approche, que je te serre, du moins un instant , con
« tre mon sein : mêlons , mêlons ensemble nos soupirs et
« nos larmes. » Il dit , et tend les bras ; mais l'ombre échappe
à ses embrassements , et telle qu'une vapeur légère , elle s'en
fonce dans la terre en poussant de sourds et lamentables cris.
Achille se lève interdit , étonné ; il frappe ses mains , il
s'écrie : « O Dieux ! l'homme survit donc au trépas ! Une
« ame , image fantastique du corps qu'elle habita , existe
« encore dans l'infernal séjour ! Cette nuit , l'ame de l'in
« fortuné Patrocle s'est offerte à ma vue , gémissante , éplo
" rée ; c'étoit lui-même ; il m'a prescrit tout ce que mon
" amitié avoit promis à ses mânes. » Il dit , et dans tous les
<<
cœurs il réveille les regrets et les larmes. L'Aurore les re
trouve pleurant autour de la triste dépouille.
A la voix d'Atride , une troupe de travailleurs abandonne
le camp. Mérion les guide , le généreux Mérion , l'ami d’I
doménée. La cognée est dans leurs mains , des liens pen
dent sur leurs épaules , des mulets marchent devant eux ;
par de rudes sentiers , par d'obliques détours , au travers
des vallons , au travers des rochers , ils arrivent aux bois qui
croissent sur les bancs de l'Ida . Soudain la hache frappe à
coups redoublés. Le chêne altier gémitet tombe avec un hor
rible fracas. Le fer le dépouille de ses branches. Déja les
mulets plient sous les fardeaux dont on les a chargés , et
redescendent à pas lents ces montueux sentiers ; derrière
eux marchent les soldats , courbés sous le poids des troncs
d'arbres que Mérion leur ordonne d'apporter.
Sur le rivage , à l'endroit qu'Achille a marqué pour le tom C
23
354 L'ILIADE .
beau de Patrocle et pour le sien , les troncs , les branches ,
tombent entassés , et s'élèvent en monceaux . Là , les guer
riers se rassemblent , et attendent la fin de ces lugubres

apprêts .
Le héros ordonne à ses Thessaliens de ceindre l'armure
des combats , et d'atteler leurs coursiers . Déja l'airain les
couvre ; déja les écuyers et les combattants sont montés sur
leurs chars. La cavalerie s'avance ; derrière elle , roule un
nuage d'infanterie ; au milieu paroît le corps de Patrocle ,
que portent ses compagnons sur leurs bras entrelacés . Il est
couvert de leurs cheveux , qu'ils ont coupés pour honorer
son trépas . Achille marche le dernier ; penché sur cette dé
pouille chérie , il la baigne de ses larmes , et soutient de
ses mains la tête penchée. Ils arrivent au lieu funeste , y
déposent le cadavre , et arrangent le bois qui doit le con

sumer.
Achille s'éloigne , et pour mieux exprimer ses regrets ,
il coupe cette blonde chevelure qu'il nourrissoit pour le
fleuve Sperchius . Les yeux attachés sur les flots , il soupire,
il s'écrie : « O Sperchius ! ô toi qui baignes les contrées où
" je commençai de respirer le jour ! Mon père t'avoit pro
" mis que , rendu à ma patrie , je t'offrirois mes cheveux ,
que je t'immolerois une hécatombe , que , dans le bois qui
« t'est consacré , sur l'autel qui couvre ta source , je ferois
« couler le sang de cinquante moutons. Inutiles vœux , que
« tu n'as point exaucés ! Je ne reverrai point les champs de
« la Thessalie ; cette chevelure , que je ne pourrai t'offrir,
« un héros , mon cher Patrocle , l'emportera dans la tombe. »>
Il dit , et dans les mains glacées de son ami , sa main met
cette triste offrande . Les larmes , à cette vue , recommen
cent à couler , et le regret déchire tous les cœurs .
Le Soleil, de ses derniers regards, les eût vus encore pleu
rant autour de l'infortuné guerrier; mais Achille s'approche
d'Atride,: « Les larmes ont assez coulé , lui dit-il , fais taire
« leur douleur ; qu'ils se retirent , qu'ils aillent apprêter leur
CHANT XXIII . 355

« repas. Nous , qu'à Patrocle attacha un intérêt plus ten


«< dre , nous lui rendrons les honneurs suprêmes. Qu'avec
« nous les ministres des funérailles viennent remplir leur
« triste devoir. "
Soudain , à la voix d'Agamemnon , les guerriers se dis
persent. Le bûcher s'élève , et le rivage gémit sous sa vaste
étendue ; au milieu , sur un lit funèbre , on dépose , en pleu
rant , les restes de Patrocle. Des moutons , des taureaux ,
tombent égorgés ; de la graisse de ces victimes Achille cou
vre son ami tout entier ; ses mains , autour de lui , étendent
leurs membres encore palpitants. Des urnes inclinées épan
chent sur le lit , le miel et les parfums.
Il immole en gémissant quatre superbes coursiers , et
les jette sur le bûcher. De neuf chiens que sa main a nour
ris , il prend les deux plus beaux , et les sacrifie aux mânes
de Patrocle . Egaré par la rage , armé par la vengeance , son
bras plonge , au sein de douze jeunes Troyens , un glaive
impitoyable , enfin , il enfonce , dans le bûcher , un fer em

brasé .
Les yeux noyés de larmes , il soupire ; il appelle à grands
cris son ami , le compagnon de ses travaux . « Patrocle !
« cher Patrocle , reçois le dernier de mes adieux ! que ma
« voix aille , au sein des morts , consoler tes ennuis , et
e ient promis mes
( apaiser ton ombr ! tout ce que t'avo
« serments , je l'accomplis aujourd'hui . Les douze jeunes
Troyens que je devois t'immoler , la flamme va les dévo
"
« rer avec toi . Mais les restes d'Hector , le feu ne les con
« sumera point , ils seront la pâture des chiens . »
Impuissantes menaces ! En vain les chiens attendent leur
proie. Pour les en écarter , la fille de Jupiter , Vénus , veille
et la nuit et le jour sur cette triste dépouille ; elle - même
la parfume d'ambroisie , et la garantit des outrages d'A
chille. Pour la défendre de ses rayons brûlants , Apollon ,
du sein des airs , abaisse un sombre nuage , et en couvre
tout l'espace où repose le cadavre .
23.
356 L'ILIADE.

Mais le bûcher ne fume point encore . Achille s'éloigne ;


il invoque et Zéphire et Borée , et leur promet des sacri
fices une coupe à la main , il leur offre à tous deux des li
bations , et les conjure de venir allumer le feu qui doit con
sumer son cher Patrocle. Iris entend ses vœux , et va les
porter au séjour des Vents. Tranquilles dans l'antre de Zé
phire , ils s'y livroient aux plaisirs de la table. La Déesse y
vole , et déja elle foule le seuil de l'obscure caverne. Tous
se lèvent à son aspect , tous l'invitent à partager leur fête :
" Non , dit-elle , non , je ne puis céder à vos instances. Je
«< vais aux rives de l'Océan , au fond de l'Éthiopie , je vais
« avec les autres Immortels , respirer l'encens des peuples
་་ qui l'habitent. Zéphire ! Borée ! le fils de Thétis implore
« votre secours , et il vous promet des sacrifices. Allez em
« braser le bûcher où repose Patrocle, l'ami d'Achille , l'ob
« jet des regrets de toute la Grèce. »
Elle dit , et s'envole. Soudain et Zéphire et Borée s'élan
cent dans les airs ; ils soufflent , et les nues fuient disper
sées. Ils s'étendent sur la mer ; l'onde enfle sous leur
bruyante haleine ; enfin , ils touchent aux rives d'Ilion. Le
bûcher mugit , le feu s'éveille , et la flamme pétille. Toute
la nuit, leur souffle impétueux nourrit l'incendie , et porte
dans les airs des tourbillons de fumée. Toute la nuit ,
Achille invoque l'ombre de Patrocle ; une coupe à la main ,
il puise le vin au fond d'une urne d'or, et le répand à grands
flots sur la terre. Tel un père infortuné arrose de ses lar
mes le bûcher qui consume les ossements d'un fils long
temps son espoir, et tout-à-coup l'objet de sa douleur et de
ses regrets. Tel Achille erre , gémissant , autour des restes
de son ami , et baigne de ses pleurs les flammes qui les dé
vorent.
L'étoile du matin vient annoncer à l'univers le retour de
la lumière; l'Aurore s'avance sur ses pas , et dore de ses
rayons la surface des eaux. Le bûcher s'amortit et la flamme
s'éteint. Les Vents fuient ; sous leur passage , la mer de
CHANT XXIII. 357
Thrace enfle , écume , gronde et mugit. Achille , accablé de
douleur et de fatigue, s'éloigne du bâcher, se couche sur la
terre , et le Sommeil vient lui verser ses tranquilles pavots .
Atride et les chefs de la Grèce se rassemblent. Au bruit
de leur marche , le héros se réveille , il s'assied : « Atride ,
« dit-il , et vous les chefs et les vengeurs de la Grèce , allez
་་ répandre le vin sur ces tristes débris ; éteignez ces restes
" qui fument encore. Nous recueillerons ensuite les osse

« ments du fils de Ménétius ; nos yeux les reconnoîtrons


" sans peine. Patrocle , seul , étoit au milieu du bûcher ;
« hommes , chevaux , toutes les victimes ont été , sur les
"< bords , confusément brûlés .
« Ses cendres reposeront dans une urne d'or , jusqu'au
" moment où la Parque fermera ma paupière. Je ne deman
H derai point pour lui un superbe tombeau. Je le veux pour

« tant digne de l'ami d'Achille. Un jour les Grecs qui me


" survivront , nous élèveront à tous deux un plus pompeux
«
" mausolée. »
Il dit , tous obéissent à sa voix. Des flots de vin coulent
sur le bûcher ; les cendres tombent et s'affaissent. Les yeux
baignés de larmes , les héros recueillent les ossements que
la flamme a blanchis , les renferment dans une urne d'or,
et , couverts d'un voile précieux , les déposent sous la tente .
d'Achille.
Autour du bûcher on forme l'enceinte d'un tombeau. On
en creuse les fondements , et sur ces fondements la terre
s'élève amoncelée. Quittes d'un si triste devoir , les guer
riers s'éloignoient de ces lieux ; mais Achille les arrête ; il
veut que des jeux funèbres honorent la mémoire de son
ami.
De ses vaisseaux , on apporte le prix qu'il destine aux
vainqueurs ; des vases , des trépieds , de l'airain , de l'or et
du fer. On amène des mulets , des coursiers , de superbes
taureaux. De jeunes captives s'avancent les yeux baissés ,
et le front couvert d'une modeste rougeur .
358 L'ILIADE .
Des chars d'abord s'élanceront dans la carrière . Une
jeune beauté , habile à manier l'aiguille de Pallas , un vase
à deux anses , et qui contient vingt mesures , attendent le
mortel heureux qui aura derrière lui laissé tous ses rivaux.
Le second aura une cavale indomptée , qui porte un mulet
dans ses flancs ; le troisième , un grand vase d'argent , que
n'a point encore noirci la flamme ; le quatrième , deux ta
lents d'or. Pour le cinquième , brille une large coupe qui ,
sans le secours du feu , s'arrondit et se forma sous le mar
teau.
Achille se lève : « Atride , dit-il , et vous héros de la
་ Grèce , voilà les prix qui attendent les vainqueurs. Si mon

« cher Patrocle n'étoit pas l'objet de ces funèbres jeux ,


«་ j'entrerois dans la lice , et la palme seroit à moi. Il n'est
«< point de coursiers que mes coursiers ne devancent ; vous
« le savez , ils sont immortels ; Pélée me les donna ; Pélée
« les avoit reçus de Neptune.
་ Mais , pour moi , pour mes coursiers , la douleur a
« fermé cette triste carrière . Hélas ! ils ont perdu le héros
«< qui les guidoit dans les champs de la gloire ; lui-même il
« les baignoit dans l'onde : versée par sa main , l'huile em
« bellissoit leur flottante crinière. Mornes maintenant , et
« la tête baissée , des larmes coulent de leurs yeux , et leurs
« crins négligés traînent sur la poussière . O vous ! qu'un
«< noble espoir enflamme , venez , des mains de la Grèce et
« d'Achille , recevoir la couronne. »
Il dit ; soudain se lèvent d'augustes rivaux. Eumélus les
devance ; le fameux Eumélus , qui , plus d'une fois , dans
les champs de l'Élide , a remporté la victoire. Après lui , le
fils de Tydée , le vaillant Diomède , guide ces coursiers di
vins , que naguère il ravit au fils d'Anchise. Le blond Mé
nélas paroît à son tour. Avec son cheval Podargue , il attelle
la fougueuse OEthé , une cavale d'Agamemnon. OEthé jadis
appartint à Echépole ; mais pour obtenir le droit de languir
dans Sicyone , au milieu des richesses dont l'avoit comblé
CHANT XXIII. 359
Jupiter , le voluptueux Echépole en avoit fait présent au
fils d'Atrée. Déja elle frémit sous le joug , impatiente de vo
ler dans la carrière . Le fils de Nestor , le jeune Antiloque ,
vient , avec des coursiers que Pylos a nourris , disputer la
victoire. Son père est auprès de lui , et par ses conseils il
éclaire encore son adresse.
<< O mon fils ! lui dit-il , Jupiter et Neptune ont protégé
« ton enfance ; eux-mêmes ils te montrèrent à guider un
«< char. Tu sais tourner au bout de la carrière. Mes leçons
« dans cet art n'ont plus rien à t'apprendre. Tes chevaux
« ont perdu leur force et leur souplesse . Les coursiers de
" tes rivaux sont plus agiles ; mais tes rivaux ne sauront
« pas mieux que toi gouverner leur ardeur.
་ Que ton adresse, ô mon fils ! t'obtienne l'avantage . Ces
" rochers que l'humaine industrie asservit à ses lois ; ces
་་ arbres , que la main de l'ouvrier arrondit et courbe pour

« nos besoins , ils résistent à la force , et l'adresse en


༥ triomphe. Sur les flots en courroux , le nocher, par son

" adresse , enchaîne et maîtrise les vents. C'est l'adresse

« qui , dans la carrière , décide la victoire. L'imprudent qui


« se fie à la légèreté de son char , à la vitesse de ses cour
" siers , décrit de grands cercles , et souvent , loin du terme,

«< il se perd et s'égare. Avec des chevaux moins rapides ,


« un guide adroit , d'une main toujours sûre , sait presser ,
<< sait relâcher les rênes. Les yeux attachés sans cesse sur la
« borne , il l'effleure , et laisse derrière lui soupirer ses
« rivaux .
« Cette borne , je vais te la décrire et la peindre à tes
« yeux. Au point où ces deux routes se rencontrent , un
« tronc de bois s'élève d'une coudée au-dessus de la terre.
« C'est le reste d'un chêne ou d'un sapin que n'a point al
« téré la pluie ; deux blocs de marbre le soutiennent ; là ,
« tourne et se replie la carrière ; peut-être étoit-ce un mo
« nument élevé à la mémoire d'un héros enseveli sur ces
360 L'ILIADE .
" rives; peut-être un terme destiné à l'usage auquel Achille
« le consacre aujourd'hui .
" Que ton char le presse et l'effleure. Penche - toi sur la
« gauche ; de la voix , de l'aiguillon , anime le cheval qui
« est à ta droite , rends-lui les rênes ; que l'autre serre la
<< borne ; que la roue s'incline et paroisse y toucher. Mais
« garde qu'elle ne heurte les pierres qui la soutiennent ; tu
« blesserois tes coursiers , tu briserois ton char. Couvert de
" honte, tu serois la fable de tes rivaux. Que rien n'échappe

« à tes regards et à ta pensée. Si tu es fidèle à mes conseils,


«< la victoire est à toi. Il n'est point de mortel qui puisse
<< te la ravir ; non , quand il guideroit cet Arion , ce fameux
«་་ coursier d'Adraste , ou les chevaux de Laomédon , la
་་ gloire de ces rivages . » Après ces utiles leçons , le vieil
lard quitte son fils , et va se rasseoir au milieu des specta
teurs. Mérion vient enfin , le plus tardif de tous , mais non
le moins ardent pour la gloire.
Déja ils sont montés sur leurs chars. Leurs noms sont
jetés dans une urne ; Achille les secoue et les agite : le pre
mier qui en sort , c'est le nom d'Antiloque ; Eumélus après
lui ; Ménélas le troisième ; Mérion le quatrième ; Diomède ,
le plus vaillant de tous , Diomède est le dernier. Rangés
sur une même ligne , ils attendent le signal. Au bout de la
plaine, Achille leur marque la borne qu'ils doivent toucher ;
l'ami de Pélée , le fidèle Phénix , est auprès pour juger ces
rivaux et nommer le vainqueur.
* Au même instant , tous les fouets résonnent ; de l'aiguil
lon , de la voix , tous , au même instant , animent leurs
coursiers. Ils s'élancent dans la plaine , et la dévorent. Leur
crinière flotte agitée par les vents ; la poussière , en tourbil
lons épais , s'élève sous leurs pas. Les chars bondissants
tantôt sont dans les airs , et tantôt retombent sur la terre.
Debout , penchés sur le joug , les conducteurs palpitent
d'espérance et de crainte. Leurs cris redoublent , et les
coursiers volent enveloppés d'un nuage poudreux .
CHANT XXIII . 361

Déja ils touchent à l'extrémité de la carrière ; là , ils dé


ploient toute leur vigueur ; là , une nouvelle ardeur les en
flamme. Le char d'Eumélus devance tous les chars. Après
lui volent Diomède et ses divins coursiers. Ils semblent
prêts à s'élancer sur le fils d'Admète ; ils le pressent de leur
tête , et de leur souffle humectent ses épaules.
Bientôt Diomède étoit vainqueur , du moins il alloit ba- ·
lancer la victoire ; mais , irrité contre lui , Apollon , de sa
main , fait tomber son fouet. Des larmes de fureur coulent
des yeux du héros. Il voit Eumélus fuir comme un trait ,
tandis que ses coursiers , que n'excite plus l'aiguillon , lan
guissent sans ardeur. Minerve a vu Phébus , et sa perfide
ruse. Soudain elle vole au fils de Tydée , et lui rend son
fouet , et d'une vigueur nouvelle anime ses chevaux. Elle
vole au fils d'Admète ; son bras en courroux brise le joug
du char, les cavales s'égarent , le timon traine sur la terre.
Au pied de la roue , les bras sanglants et déchirés , Eumé
lus tombe renversé ; sa bouche , son nez , son front , tout
son visage n'est plus qu'une plaie. Ses yeux sont noyés de
larmes ; sa voix éteinte expire sur ses lèvres. Loin de lui ,
loin de ses autres rivaux , Diomède fuit comme l'éclair. Mi
nerve l'échauffe et l'enflamme , Minerve lui donne la vic
toire.
Le blond Ménélas se pressoit sur ses traces ; Antiloque ,
en ces mots , excite les chevaux de Nestor : « Courez , vo
« lez au bout de la carrière. Je ne vous demande point de
ㄍ vaincre les coursiers de Diomède ; Minerve les anime ,
" Minerve veut couronner leur maître. Mais , du moins ,
"< atteignez le char de Ménélas. OEthé , une cavale , vous
"« ravir la victoire ! ... Quelle honte , quel opprobre ! Ah !
"C soutenez l'honneur de votre sexe et le vôtre. Malheu
« reux ! si vous lui cédez la palme , Nestor ne connoîtra
tr plus ses coursiers , sa main ne nourrira plus votre inutile
« langueur ; lui-même , sur l'heure , il vous plongera le fer
"L dans le sein. Allons , courez , volez tous deux ; mon adresse
362 L'ILIADE .

« secondera votre ardeur ; dans ce passage étroit , je saurai


« atteindre et devancer mon rival. » Il dit , les coursiers
tremblent à sa voix , et redoublent de vitesse. D'un œil sûr,
Antiloque observe le terrain ; creusé par les torrents de
l'hiver, le chemin s'abaisse et penche en précipice. Pour
éviter un choc dangereux , Ménélas se jette sur cette pente ;
le fils de Nestor l'atteint ; de sa roue il serre sa roue , et sur
son char il incline son char. Le monarque pâlit , il s'écrie :
་་ Arrête , arrête , Antiloque ! quelle folie est la tienne !
« Bientôt , sur un plus large terrain , tu pourras me devan
<«< cer ; ici , ton indiscrète ardeur nous sera funeste à tous
« deux . >>
Il dit ; mais sourd à ses cris , le jeune ambitieux redouble
et presse les flancs de ses coursiers. Autant qu'un disque
lancé par un bras vigoureux mesure d'espace dans les airs,
autant en a franchi le fougueux Antiloque . Ménélas s'est
arrêté ; Ménélas a craint que , heurtés l'un contre l'autre ,
les deux chars ne fussent renversés ; que tous deux , vic
times d'une folle impatience , ils ne tombassent étendus sur
la poussière .
Mais dans sa fureur il gourmande son rival : « Malheu
« reux Antiloque ! il n'est point de mortel plus insensé, plus
་་ téméraire que toi. La Grèce croyoit à ta prudence . Va ;
« cette palme où tu aspires , tu ne l'obtiendras que par le
་་ parjure. » A ces mots , il ranime ses coursiers : « Ah ! que

« la douleur , dit-il , n'arrête point vos pas ; volez , ressaisis


«< sez le prix qui vous est dû. Moins vigoureux que vous ,
" épuisés par la vieillesse , ces vils rivaux vous auront bien

« tôt cédé la victoire. » Il dit ; tremblants à la voix de leur


maître , ses coursiers s'élancent , et bientôt ils ont atteint le
char d'Antiloque.
Les Grecs assis à la barrière suivent des yeux les chars
volant sur la plaine poudreuse. Placé aux premiers rangs ,
le roi des Crétois les distingue le premier, le premier il re
connoît le vainqueur à ses cris , il le reconnoît à l'un de ses
CHANT XXIII . 363

coursiers, dont le corps est de couleur rougeâtre, et le front


marqué d'un croissant.
Il se lève : « O chefs de la Grèce ! dit-il , me trompé-je ,
" ou vos yeux sont-ils d'accord avec les miens ? la fortune a
་་
changé ; ce ne sont plus les mêmes chevaux , ce n'est plus
« le même vainqueur. Le char qu'en partant nous avons vu
« devancer tous les autres , quelque accident , sans doute ,
« l'arrête dans la plaine.
« Je l'ai vu le premier toucher au bout de la carrière , et
« mes yeux ne peuvent plus le rencontrer. En vain de mes
" regards j'embrasse toute cette vaste étendue . Peut-être

« les rênes ont échappé aux mains du héros qui le guide.


« Peut-être il aura heurté la borne ; du choc il aura brisé
<< son char ; lui-même il sera tombé sur la poussière , tandis
« que ses coursiers s'égarent , emportés par leur fougue et
«་་ leur ardeur. Levez-vous ; regardez , je n'ose en croire mes
« yeux ; mais s'ils ne m'ont point trompé , le vainqueur est
« né du sang étolien ; c'est un des héros d'Argos , le fils de
" Tydée, le vaillant Diomède.
-(( O roi des Crétois ! lui répond d'une voix aigre et

« mordante le fils d'Oïlée , quoi ! toujours au hasard tu


« voudras décider ! ce char que tu croyois perdu , je le vois
« voler dans la plaine . En dépit de ton âge , en dépit de tes
« yeux, affoiblis par les années , juger est toujours ta manie.
Eh! laisse ce soin à des regards plus perçants que les
་་ tiens. Je revois les coursiers d'Eumélus ; Eumélus lui
་་ même , je le revois , les rênes à la main , toujours devan
«< çant ses rivaux. » Idoménée en fureur : « Ame féroce , lui
་་ dit-il , le plus vil des Grecs , mais le plus habile à manier
" l'injure et l'outrage ! Allons , qu'Agamemnon nous juge ;
« un vase ou un trépied paiera ton erreur ou la mienne. Tu
" apprendras , à tes dépens , quels coursiers ont obtenu la
་་ victoire. >>
Il dit , le fils d'Oilée s'enflamme , et d'un ton plus aigre
encore s'apprête à lui répondre. La querelle , peut-être , eût
364 L'ILIADE .

ensanglanté l'arène ; mais Achille se lève : « Ajax , Idome


་་ née ! dit-il , épargnez à nos yeux une scène qui vous avilit.
«Vous-mêmes , les premiers , vous blâmeriez dans d'autres
« ces scandaleux transports. Tranquilles spectateurs , atten
« dez ces coursiers ; ils accourent , impatients de vaincre , et
་་ vont offrir leur maître à vos regards. >>

Il dit , Diomède approche ; son fouet résonne ; ses che


vaux bondissants ont dévoré l'espace. Le héros est enve
loppé dans des flots de poussière ; son char brillant d'or et
d'étain semble presser ses coursiers : ils volent ; à peine les
roues impriment sur le sable une trace légère. Enfin , le
vainqueur touche à la barrière ; du poitrail de ses chevaux
coulent des torrents de sueur ; leurs flancs en sont inondés.´
Il s'élance à terre ; son fouet repose appuyé sur le joug.
Soudain Sthénélus accourt , et reçoit le prix de la victoire.
Il remet à ses compagnons le trépied et la jeune captive , et
lui-même il dételle les coursiers.
Vainqueur de Ménélas par la ruse , et non par la vitesse ,
Antiloque arrive après Diomède. Mais Ménélas est sur ses
traces. Le char ne touche pas de plus près au cheval qui le
traîne , et dont la queue flotte sur la roue ; l'espace a fui , la
vigoureuse OEthé a secondé l'ardeur de son guide ; un mo
ment de plus , et Ménélas ressaisissoit la victoire. Mérion
est encore à la portée du javelot ; ses coursiers sont plus pe
sants , et sa main inhabile presse en vain leur lenteur. Loin ,
loin derrière lui , le fils d'Admète traîne tristement les dé 1

bris de son char. Ses cavales marchent à pas tardifs , et la


tête baissée. Achille le voit, Achille a pitié de son infortune.
Il se lève : « Hélas ! dit-il , c'étoit lui qui devoit vaincre , et
«< il arrive le dernier. Diomède a obtenu le premier prix ;
« soyons justes , et qu'Eumélus , du moins , emporte le
་་ second. >>

Il dit , tous les Grecs applaudissent . De leur aveu , la ca


vale indomptée alloit passer au pouvoir du fils d'Admète ;
mais le fils de Nestor , Antiloque , se lève et réclame ses
CHANT XXIII. 365
droits : « Achille , dit-il , sois injuste, si tu l'oses , mais crains
« mon ressentiment. Son char a été brisé , la fortune a
<< trompé son adresse ; et c'est moi que tu punis ; et tu me
་་ ravis , à moi , le prix de ma victoire ! Eh ! que n'invo
(L quoit-il les Dieux ! les Dieux l'auroient sauvé de cette
"( disgrace.
« Tu plains son malheur ; ton grand cœur te fait une loi
« de l'adoucir ? Ta tente est remplie d'or et d'airain ; tu as
« des troupeaux , des trésors , des captives ; prodigue-lui tes
« bienfaits ; la Grèce est prête à t'applaudir ; moi-même je
«< m'unis avec elle. Mais le prix qui m'appartient , je ne le
«< cède à personne. Qui voudra me le disputer , que le fer à
« la main il vienne me le ravir. »
Il dit , Achille sourit : il aime à retrouver dans Antiloque
un cœur digne du sien. « Oui , lui dit-il , ô fils de Nestor¡
« ce sera dans ma tente que je prendrai le prix que je dois
" à son adresse et à son malheur. Je lui donnerai la superbe

« cuirasse d'Astéropée ; l'argent , sur les bords , se mêle


« avec l'airain ; ce présent est digne de lui ; c'est le gage de
« l'estime d'Achille. » Il dit , et , docile à ses ordres , Auto
médon vole à sa tente , et en rapporte cet illustre trophée .
Eumélus le reçoit des mains du héros , et la joie brille sur
son front.
Ménélas se lève : la douleur est dans son ame ; toujours
il nourrit contre Antiloque un trop juste ressentiment. Un
héraut lui met le sceptre à la main , et commande le silence :
« O fils de Nestor ! dit le monarque , ô toi ! dont jadis on
« vantoit la prudence , quel soudain vertige a troublé ta rai
« son ? Tu m'as ravi ma gloire ; par ta fougue insensée , tes
« coursiers ont triomphé des miens. O rois ! ô héros de la
« Grèce ! prononcez entre Antiloque et moi ; ne donnez
« rien à la faveur. Qu'on ne dise pas que Ménélas a dû le
к prix au mensonge , ou plutôt je prononcerai moi-même ;
«< dicté par l'équité , mon jugement aura l'aveu de toute la

" Grèce. Viens, Antiloque , viens si tu l'oses ; debout , à la


366 L'ILIADE.
" tête de tes coursiers , le fouet à la main , atteste Neptune ,
«" jure que tu ne m'as fait qu'un involontaire outrage. »
Rendu à lui-même , le sage Antiloque lui répond : « O
" généreux monarque ! pardonne à la fougue de mon âge.
« Je respecte ton rang , je respecte tes vertus. Tu sais ce
« que peut sur un jeune courage une vaine ardeur pour la
་་ gloire. L'imagination vole ; la réflexion , plus lente , se
" traîne derrière elle .
« Fais grâce à mon erreur ; le prix que je t'ai ravi , je te
" le rends ; tout ce qui m'appartient , si tu l'ordonnes , je
« vais le mettre à tes pieds , plutôt que d'encourir ta haine
« et le courroux des Dieux. »
Il dit , et soudain il remet la cavale aux mains de Méné
las. La joie épanouit le cœur du monarque. Telle une douce
rosée ranime les épis , et dans leur tige desséchée rappelle
la vigueur et la vie. Telle , ô Ménélas ! la joie s'insinue dans
ton sein, et pétille dans tes yeux. « Antiloque , tu as dés
« armé mon courroux . Nous ne t'avions encore jamais vu
་་ imprudent ni téméraire . La jeunesse , un moment , a
་་ égaré tes esprits . Crains, une autre fois , crains de blesser
« ceux que l'âge et le rang élèvent au-dessus de toi. Un
« autre n'eût pas si tôt fléchi mon ressentiment. Mais ton
« vertueux père , mais ton frère et toi-même , vous avez ,
« pour moi , bravé les plus grands dangers ; vous avez sou
<< tenu pour moi les plus pénibles travaux ; je cède à tes
« prières , je t'abandonne le prix qui m'est dû . O Grecs!

« soyez témoins de mon indulgence , et rendez justice à


« mon cœur. » A ces mots , il remet la cavale à Noémon ,
l'ami d'Antifoque , et prend le vase pour son partage. Ar
rivé le quatrième , Mérion obtient le quatrième prix , les
deux talents d'or.
La coupe reste ; le fils de Pélée la porte au roi de Pylos :
«< Reçois , lui dit-il , reçois ce gage du respect et de la ten
" dresse d'Achille ; qu'il rappelle à ton souvenir l'infortuné
་་ Patrocle. Hélas ! le tombeau , pour jamais , l'a dérobé à ta
CHANT XXIII. 367
« vue !.... Ce prix , je le donne à ta sagesse ; tu n'iras point ,
le ceste à la main , défier nos guerriers ; tu ne lutteras
R point avec eux sur cette arène ; ton bras appesanti ne
« peut plus lancer le javelot ; affoibli par les ans , tu ne vo
« leras point dans la carrière. »
Il dit ; le vieillard reçoit la coupe de sa main , et la joie
éclate sur son front : « Oui , mon fils , oui , lui dit-il , mes
a genoux n'ont plus leur souplesse première , mes bras ne

« retrouvent plus leur première vigueur. Ah ! que ne suis


( je encore au printemps de mes jours ! que n'ai-je encore
(( cetteĐi force que je déployai dans Buprase , aux jeux fu
« nèbres dont les fils d'Amaryncée honorèrent son trépas ?
" l'Élide , l'Étolie , Pylos même , ne purent fournir un rival
" digne de moi.
་་ Armé du ceste , je vainquis le fils d'Hénops , le fameux
" Clytomède ; Ancée , le héros de Pleurone , je le terrassai
« à la lutte ; à la course , l'agile Iphiclus m'avoua son vain
« queur ; Phylée , Polydore , me disputèrent en vain la gloire
« de lancer le javelot. Mon char , moins heureux , fut vaincu
« par le char des fils d'Actor. Tous deux indignés de mes
44 succès , s'unirent pour me ravir le prix le plus beau. D'une
« main toujours ferme , l'un tenoit les rênes ; l'autre , de
« l'aiguillon , pressoit les flancs de leurs coursiers. Tel
K j'étois jadis ; aujourd'hui je laisse , à de plus jeunes guer
" riers , la gloire de ces jeux. Il faut ployer enfin sous le
« fardeau des ans ; je fus , à mon tour, compté parmi les
" plus fameux héros.
« Va , continue d'honorer par des combats la mémoire
«" de ton ami. Donnée par toi , cette coupe m'est chère.
« Mon cœur attendri et charmé sent avec reconnoissance
་ l'hommage que tu paies à mes années , et l'exemple que
«
" tu offres à la Grèce. Puissent les Immortels m'acquitter
" envers toi ! »
Il dit ; après avoir écouté l'éloge du vieillard et le sien ,
Achille rentre dans la foule des Grecs ; il montre à leurs
368 L'ILIADE .
regards le prix destiné aux guerriers qui oseront , le ceste
à la main , disputer une palme sanglante. Un mulet de deux
ans , qui n'a point encore courbé la tête sous le joug , se dé
bat dans les liens dont il est attaché. Une coupe d'or est
auprès, pour adoucir les regrets du vaincu .
Le héros se lève : « Atride ! et vous enfants de la Grèce,
« dit-il , que les deux plus robustes guerriers viennent sur
« cette arène disputer une périlleuse gloire. Celui qu'Apol
« lon daignera couronner ; celui que tous les Grecs nomme
<< ront le vainqueur , je lui donne ce mulet indompté. Pour
« consoler son rival , je lui réserve la coupe d'or. »
Il dit ; soudain un géant , la terreur des athlètes , Épéus ,
le fils de Panopée , se lève et s'avance. D'un bras nerveux
il saisit le fougueux animal : « Qu'un autre , dit-il , vienne
«< combattre pour la coupe ; le mulet , je ne le cède à per
« sonne ; ici , la victoire est à moi. Obscur guerrier, du
« moins , le ceste à la main , Épéus n'aura point d'égaux ; il
« n'est pas donné à un mortel d'exceller dans tous les arts
"« à-la-fois. Que mon rival paroisse : mais qu'il sache le
«< destin qui l'attend . Je lui déchirerai les flancs , je lui bri
« serai les os . Vaincu , demi-mort , que ses amis s'apprêtent
« à l'emporter dans leurs bras . » Il dit , tous les Grecs in
terdits gardent un morne silence ; le fils de Mécisthée , le
divin Euryale , ose seul affronter, ce géant redouté. Jadis ,
aux funérailles d'OEdipe , Mécisthée se couvrit d'une im
mortelle gloire , et Thèbes étonnée le vit triompher de ses
plus fameux héros . Diomède encourage son ami , et lui pro
met la victoire ; lui-même il lui attache sa ceinture , et du
gantelet homicide , arme ses vigoureuses mains.
Les deux rivaux descendent dans l'arène. Tous deux dé
ploient leurs bras nerveux ; tous deux s'attaquent à la fois.
Leurs cestes se mêlent et frappent leurs joues retentissan
tes ; la sueur , à longs flots , coule de tout leur corps. Enfin
Épéus s'élance , et d'un coup imprévu , Euryale chancelle
et tombe renversé. Tel , quand les vents en furie troublent
CHANT XXIII. 369
le sein des mers , un habitant des eaux , par l'effort de la
vague , est jeté sur la rive ; mais le flot qui l'apporta le ren
traîne au fond du liquide séjour. Tel , sous les coups d'Épéus ,
Euryale bondit et va mesurer la terre. Mais le généreux
vainqueur lui tend la main , et le relève à l'instant. Ses amis
se pressent autour de lui , et le reçoivent dans leurs bras.
Les jambes traînantes , la tête penchée , la bouche dégout
tante d'un sang noir et livide , sans mouvement , presque
sans vie , ils l'emportent loin de cette funeste arène, et vont
prendre la coupe , vaine consolation de sa peine et de sa
défaite.
Achille offre , aux yeux des Grecs , le prix de la lutte.
Un trépied , qu'ils estiment douze bœufs , est promis au
vainqueur. Une esclave savante dans l'art de Pallas , et dont
quatre bœufs paieront la valeur , est réservée pour le vaincu.
Le héros se lève : « Paroissez , dit-il , ô vous qui osez aspi
« rer à une pénible victoire ! » Il dit ; le fils de Télamon ,
le terrible Ajax s'avance. Le sage Ulysse vient , avec son
adresse , affronter ce rival.
Déja ils ont attaché leurs ceintures ; les pieds immobiles ,
l'un vers l'autre penchés , tous deux , de leurs bras vigou
reux , ils se saisissent et s'embrassent. Tels , au faîte d'un
édifice , deux madriers , l'un vers l'autre inclinés , défient
les vents et les tempêtes. Sous l'effort de leurs pesantes
mains , leurs dos gémissent et crient. La sueur coule : sur
leurs flancs , sur leurs épaules , s'élèvent des tumeurs li
vides et sanglantes ; mais toujours l'espoir de la victoire
anime leur courage ; toujours ce trépied , présent à leurs
regards , enflamme leur ardeur . 2
Ajax résiste immobile à tout l'art d'Ulysse. Ulysse se
soutient contre toutes les forces d'Ajax. Mais déja ce pé
nible combat a fatigué les Grecs , et lassé leur attente : « O
« fils de Laërte ! ô héros issu des Dieux ! s'écrie Ajax , en
<<< lève-moi , ou je t'enlève ; le succès , Jupiter en décidera . »
Il dit , et déja son rival est en l'air ; mais le roi d'Ithaque ,
24
370 L'ILIADE.

que jamais n'abandonnent le sang-froid et l'adresse, lui ap


puie le pied sur le jarret. Soudain les nerfs plient , Ajax
tombe renversé ; Ulysse tombe sur lui ; un étonnement muet
saisit les spectateurs . Pour enlever Ajax , Ulysse s'épuise
en efforts inutiles ; à peine il l'a ébranlé. Ses genoux flé
chissent sous le poids ; tous deux ils tombent l'un auprès de
l'autre , et roulent dans la poussière .
Ils se relèvent , et brûlent de lutter encore. Achille les
arrête : « Cessez , cessez , leur dit-il ; ne vous consumez
" plus en efforts impuissants. La victoire vous couronne

« tous deux. Recevez tous deux un prix égal , et laissez


« l'arène à de nouveaux combats. » Il dit ; les deux héros
obéissent à sa voix , essuient la poussière dont ils sont cou
verts , et revêtent leurs habits.
Achille rouvre la carrière. Une urne d'argent qui con
tient six mesures brille aux yeux des guerriers , chef
d'œuvre que jadis dans Sidon enfanta l'humaine industrie.
Des Phéniciens , au travers des ondes , apportèrent à Lem
nos ce précieux trésor. L'intérêt et la reconnoissance l'of
frirent à Thoas ; pour acheter Lycaon , un fils de Priam ,
Eunéus la remit à Patrocle. Aujourd'hui , pour honorer la
mémoire de Patrocle , Achille la destine au guerrier qui, à
la course , aura vaincu tous ses rivaux. Pour le second
mugit un superbe taureau que le Xanthe a vu s'engraisser
sur ses rives. Un demi-talent d'or est réservé pour le
dernier.
Le héros se lève : <
« Paroissez , dit-il , ô vous que flatte
" l'espoir de la victoire ! » Il dit ; soudain le fils d'Oïlée
s'avance ; après lui , le sage Ulysse et le jeune Antiloque ,
qui , parmi tous les guerriers de son âge , n'a point à la
course un rival digne de lui. Tous trois , sur la même ligne ,
ils attendent le signal. Achille a marqué le terme ; ils s'élan
cent dans la carrière ; bientôt Ajax les devance ; Ulysse vole
après lui. Tel le fuseau presse le sein palpitant de la jeune
beauté qui , d'une main légère , file ou la laine ou la soie ;
CHANT XXIII. 371
tel Ulysse de ses traces couvre les traces du fils d'Oïlée , de
ses pas étouffe la poussière prête à s'élever sous ses pas , et
de son souffle humecte ses épaules. Les Grecs applaudis
sent , et par leurs cris encouragent son ardeur.
Ils reviennent du fond de son cœur , le roi d'Ithaque
élance vers Minerve cette ardente prière : « O Déesse !
« exauce mes vœux ! du sein des nues viens seconder mes
"<< pas ! » Il dit ; la Déesse prête à sa voix une oreille pro

pice ; elle donne à son corps une souplesse nouvelle , à ses


jambes , à ses bras , une nouvelle vigueur.
Ils touchent à la barrière. Là , soudain Minerve trompe
l'espoir d'Ajax , et lui ravit la victoire . Sur le sang des vic
times qu'Achille a immolées à Patrocle , il glisse et tombe
renversé. Ses yeux , son nez , sa bouche , sont souillés d'une
fange honteuse. Ulysse triomphe , et saisit l'urne du vain
queur. La douleur sur le front , et rejetant encore le sang
impur dont ses lèvres sont chargées , le fils d'Oïlée s'empare
du taureau. Debout , tenant les cornes d'une main : « Hé
« las ! s'écrie-t-il , une puissance jalouse a trompé mes
« efforts. La Déesse qui , comme une tendre mère , veille
« toujours sur Ulysse , et protége ses desseins , a fait , au
« jourd'hui , ma honte et sa victoire. » Il dit ; partout le
rire , en longs éclats , répond à sa douleur et à ses plaintes.
Antiloque arrive et sourit à sa disgrace : « Amis , dit-il ,
« les Dieux sont encore propices à la vieillesse . Moins jeune
k que moi , Ajax me devance. Ulysse , qu'un autre siècle a
« vu naître , Ulysse triomphe de tous deux . S'il n'étoit point
« d'Achille , il triompheroit de tous les Grecs. » Achille ,
que flatte cet adroit hommage : « Antiloque , lui dit-il , je
« dois un prix à ta louange. Un demi-talent d'or t'est dû ;
« j'en ajoute encore un autre. » Il dit ; le jeune guerrier le
reçoit de sa main , et la joie éclate sur son front.
Déja brille sur l'arène une pique , un casque , un bouclier
que jadis Sarpédon portoit dans les combats , et que Pa
trocle lui avoit arrachés avec la vie . Achille se lève : « Que
24.
372 L'ILIADE .

les deux plus intrépides guerriers ceignent leurs armures;


« que , la pique à la main , ils viennent , aux yeux de la
" Grèce , disputer ce trophée . Celui qui , le premier, aura
" effleuré son rival , et teint son fer dans le sang , je lui don
<< nerai un cimeterre de Thrace , la dépouille d'Astéropée ;
« tous deux partageront les armes de Sarpédon. Je leur
" offrirai , à tous deux , dans ma tente , un superbe repas. »
Il dit ; le fils de Télamon , le redoutable Ajax , s'avance le
premier ; le fils de Tydée, le vaillant Diomède , l'affronte et
le défie.
Déja ils ont ceint leurs armures. Impatients de com
battre , ils s'élancent sur l'arène ; leurs regards portent la
terreur ; les spectateurs pâlissent. Ils s'approchent. Trois
fois ils fondent l'un sur l'autre , et redoublent trois fois.
Ajax enfonce sa pique dans le bouclier de son rival ; mais il
ne peut atteindre jusqu'à lui ; la cuirasse arrête ses efforts.
Diomède lève les bras , trompe le bouclier , et porte son fer
à la gorge d'Ajax. Tous les Grecs tremblent ; par leurs cris
ils arrêtent les deux rivaux , et leur décernent un prix égal
à tous deux ; mais Achille donne à Diomède et le cimeterre
et le baudrier qu'il promit au vainqueur.
Un disque roule sur le sable , masse de fer encore brute ,
que jadis , dans les jeux , lançoit le vigoureux Héétion .
Achille immola Héétion , et le disque et les trésors du mo
narque devinrent sa conquête. Il se lève : « Venez , illustres
་ rivaux , venez disputer la victoire. Je vous offre , à la
་ fois , et l'instrument et le prix des combats. Quels que
« soient les domaines du vainqueur, et leur vaste étendue ,
« cette masse de fer, pendant cinq années entières , pourra
" fournir à ses besoins. Ses bergers , ses laboureurs , pour
« aller chercher cet utile métal , ne seront point forcés
« d'abandonner leurs travaux. » Il dit ; l'audacieux Poly

pète , le vigoureux Léontée , Ajax , le fils de Télamon , et le


divin Épéus , s'avancent sur l'arène. Tous sont rangés sur
une même ligne. Épéus prend le disque ; son bras décrit de
CHANT XXIII. 373
grands cercles. La lourde masse vole ; un rire éclatant règne
parmi les spectateurs . Léontée lance après lui. D'un bras
vigoureux , Ajax la porte plus loin encore. Enfin , Polypète
la saisit à son tour ; elle fend les airs , et fuit au bout de la
carrière. Telle , lancée par le berger, la houlette vole au
milieu d'un troupeau qui s'égare. Un cri soudain fait reten
tir le rivage. Des compagnons de Polypète se lèvent , pren
nent la masse de fer , et vont , en triomphe , la porter à ses
vaisseaux .
Le fer encore sera le prix des guerriers qui sauront , d'un
œil plus sûr, guider la flèche dans les airs. Dix haches
à deux tranchants , dix demi-haches , sont exposées sur
l'arène. Loin de la barrière , un mât de vaisseau est enfoncé
dans le sable. A la pointe , une colombe , à l'aide d'un fra
gile lien , est attachée par un pied. " Qui percera la colombe
« sera le vainqueur. Les dix haches à deux tranchants paie
« ront son heureuse adresse. Les dix demi-haches sont des
« tinées à celui qui aura coupé le lien , et manqué la co
« lombe. >>
A la voix d'Achille , accourent et le souple Teucer et le
fidèle Mérion . Leurs noms sont jetés dans un casque , on
les secoue le nom de Teucer en sort le premier. Déja sa
flèche vole ; mais il n'a point invoqué le Dieu qui préside à
ces jeux. Il ne lui a point promis de lui offrir en hécatombe
les premiers nés de ses agneaux. Apollon , jaloux , détourne
son trait; il s'égare , et ne coupe que le lien auquel est atta
chée la colombe. L'oiseau s'élève dans les airs , la corde
tombe sur le mât , de longs applaudissements font retentir
le rivage.
Déja , la flèche à la main , Mérion saisit l'arc. Il invoque
Apollon , il promet de lui offrir, en hécatombe , les pre
miers nés de ses agneaux . Son œil suit la colombe au sein
des nues ; tandis qu'elle décrit des cercles dans les airs , le
trait siffle , l'atteint , la perce, et revient sanglant aux pieds
de Mérion , s'enfoncer dans la terre. L'oiseau s'abat sur le
374 L'ILIADE .

måt , étend une aile mourante , et la tête penchée , expire


et tombe. Les Grecs , avec des yeux étonnés , contemplent
ce spectacle. Mérion saisit le prix promis au vainqueur.
Teucer va renfermer dans sa tente ses dix demi-haches et
ses regrets .
On apporte un arc , une pique et un vase que des fleurs
embellissent , et que n'a point encore noirci la flamme. Pour
lancer le javelot , le monarque suprême , Agamemnon , se
lève ; Mérion s'avance sur ses traces.
« O fils d'Atrée ! dit Achille , la Grèce entière cède la
« palme à son roi ; tous nos guerriers admirent et envient
« ta force et ton adresse. La pique est à Mérion . Toi , reçois
« de la main d'Achille un prix que t'auroit donné la vic
«< toire. » Il dit ; le monarque , flatté , sourit à cet hommage ;
lui-même il remet la pique à son rival ; chargé du vase pré
cieux , Thalthybius marche à sa tente.

CHANT VINGT- QUATRIÈME .

LES jeux sont finis ; les guerriers , dispersés dans leurs


tentes , vont réparer leurs forces et goûter les douceurs du
repos. Mais toujours plein de son ami , Achille le pleure en
core , et le sommeil , qui enchaîne tous les êtres , ne peut
assoupir sa douleur.
Il se roule sur sa couche , arrosée de ses larmes. L'image
de Patrocle , sa beauté , son courage , leurs communs tra
vaux , les combats , les mers qu'ils ont affrontées ensemble ;
tous ces objets , présents à sa mémoire , nourrissent ses re
grets et font couler ses pleurs. Tantôt les yeux au ciel ,
tantôt le visage collé contre son lit , sans cesse il se retourne ,
il s'agite sans cesse. Enfin il se lève , égaré , furieux , et sur
la rive il promène au hasard son trouble et son inquiétude.
CHANT XXIV. 375
L'aurore l'y trouve encore en proie au plus sombre dés
espoir.
Aux premiers rayons du jour, il attelle ses rapides cour
siers , attache à son char le cadavre d'Hector , et trois fois
il le traîne autour du tombeau de Patrocle ; enfin , il laisse
ces tristes restes étendus sur la poussière , et revient sous
sa tente reposer ses ennuis. Mais la pitié d'Apollon veille
encore sur cette froide dépouille. Pour la défendre d'un
traitement injurieux , le Dieu l'a couverte d'une égide d'or.
Ainsi Achille outrageoit une terre insensible. Du séjour de
la félicité , les Dieux contemplent ses fureurs ; ils s'atten
drissent sur Hector, et veulent que Mercure le dérobe au
pouvoir de son ennemi. Tous les autres s'unissent pour l'en
conjurer ; mais Junon , Neptune et Minerve s'opposent à
leurs vœux . Toujours inexorables , ces trois divinités abhor
rent Ilion et Priam , et son peuple ; leur haine vit encore
telle qu'elle étoit au premier instant où , choisi pour juger
entre les trois Déesses , Paris donna son suffrage à Vénus ,
qui , d'un funeste présent , paya sa complaisance.
Enfin la douzième aurore éclaire l'univers : « Dieux

«< cruels ! Dieux impitoyables ! s'écrie Apollon , Hector ne


« vous offrit-il donc jamais des sacrifices ni des vœux ?
<<
Pourquoi faut-il que vous enviiez à son épouse , à sa
་་
mère , à son fils , à son père , aux Troyens , la triste con
" solation de revoir son cadavre , et de rendre à ses mânes
« les honneurs du tombeau?
« Des Dieux seconder la rage d'Achille , d'un farouche
« mortel qui ne connoît ni le sentiment ni la pitié !... Tel
" qu'un lion en furie qui ne respire que le carnage , qui ne

<< fait que dévorer et s'enivrer de sang , Achille n'a plus


к
qu'un cœur atroce , inexorable . La honte , qui quelquefois
" fait le malheur, et souvent le bonheur des mortels , la

« honte n'a plus d'empire sur son ame. Combien d'autres ,


« tous les jours , perdent les objets les plus chers , un frère ,
" un fils , un ami , plus tendre encore ! Ils pleurent , ils gé
376 L'ILIADE .
" missent , enfin ils se consolent. Le sort fit aux mortels un
cœur qui s'endurcit aux disgraces. Mais lui, depuis qu'il a
"« égorgé le malheureux Hector, il ne cesse de l'attacher à
« son char, et toujours il le traîne autour du tombeau de son
« cher Patrocle. Rage insensée ! qui flétrit ses vertus , et
« doit allumer la céleste vengeance ! Le barbare , il outrage
" une terre insensible.
Junon , la fureur dans les yeux : « Il faudra donc , dit
. elle , qu'à l'égal d'Achille nous honorions Hector ! Mais il
« étoit mortel cet Hector ; une mortelle le porta dans son
sein. Achille... Achille est le fils d'une déesse que j'élevai ,
⚫ que je nourris moi-même. Moi-même je l'unis à Pélée, à un
« héros qui méritoit toute la faveur des Dieux . Pour hono
« rer cet hymen , vous descendîtes tous de la voûte azurée.
« Et toi , lâche protecteur d'une race parjure , toi-même ,
<< dans cette fête , tu nous enchantas par tes accords.
- « Arrête, dit le Maître du tonnerre , et n'outrage point

« les Dieux. Nous ne confondrons point les titres et les


« rangs. De tous les Troyens , Hector fut le plus cher aux
་ Immortels ; il me l'étoit à moi. Toujours mes autels
« étoient chargés de ses offrandes ; toujours je respirois
« l'odeur de ses parfums. Vains hommages ; mais les seuls
« que des mortels puissent rendre à des Dieux .
& Arrachons ce héros à la fureur d'Achille ; mais ne nous
« flattons point qu'un adroit larcin puisse lui dérober sa
་་ proie. La nuit, le jour , toujours Thétis veille auprès de son
« fils. Qu'elle monte dans l'Olympe ; ma sagesse la fera
« souscrire à nos vœux. Vaincu par elle , Achille recevra
« les dons de Priam , et lui rendra la dépouille de son fils. »
Il dit , et plus rapide que l'éclair, Iris vole à sa voix.
Entre les rochers d'Imbre et de Samos , elle s'enfonce dans
les flots , l'onde gémit sous son poids. Tel , à l'aide d'un
plomb rapide , se plonge , au sein des eaux , un perfide ha
meçon , qui porte aux poissons l'aliment et la mort. Thétis
étoit au fond de sa grotte azurée : autour d'elle s'étoient
CHANT XXIV. 377
rassemblées les autres Néréides. Elle pleuroit le destin de
son fils qui , bientôt sur les rives de Troie , loin de sa patrie ,
alloit rencontrer le trépas.
Iris l'aborde : «་་ Lève-toi, Thétis , lui dit-elle ; le Maître des
« Dieux t'appelle dans l'Olympe. - Hé ! que peut attendre
« de moi la sagesse du Monarque suprême ? Accablée sous
« le poids des ennuis , oserai-je me montrer dans l'assem
« blée des Dieux ?.... Mais je pars , il me verra toujours
« obéir à ses lois. » A ces mots , elle voile sa tête d'un noir
tissu , symbole de sa douleur , et sort de son humide palais .
Iris la devance ; l'onde frémit ; les flots respectueux se cour
bent sous les deux Déesses. Dès qu'elles ont touché le ri
vage , elles s'envolent dans les cieux.
Jupiter étoit sur son trône : tous les Dieux de l'Olympe
étoient rassemblés autour de lui. Thétis s'assied auprès de
l'Arbitre suprême : Minerve lui a cédé sa place. Dans une
coupe d'or , Junon lui offre le nectar et rassure ses esprits.
La Déesse boit de l'immortelle liqueur , et rend la coupe à
la Reine des Dieux .
"་ O Thétis ! lul dit Jupiter , ta douleur n'a point arrêté tes
pas. De cruels ennuis te consument ; je les connois , Thé
«< tis , et mon cœur les partage . Mais écoute ce que ma sa
« gesse exige de toi. Depuis neuf jours , les intérêts d'Hec
« tor, les intérêts d'Achille ont divisé l'Olympe . Les Dieux
" vouloient que Mercure allât dérober à ton fils sa vic
«
«< time ; mais par égard , par tendresse pour toi , j'ai décidé
་་ qu'Achille auroit la gloire de la rendre.
« Vole au camp des Grecs ; porte mes ordres au héros
( qui te doit le jour . Dis-lui que les Immortels sont irrités
« contre lui ; que , plus qu'eux tous , Jupiter est indigné que
« sa fureur outrage les restes d'Hector , et refuse sa rançon.
་་ S'il redoute mon courroux , il se laissera fléchir . Je fais
<< descendre Iris au palais de Priam : elle lui ordonnera d'al
« ler racheter son fils , et d'offrir à son vainqueur des pré
" sents qui puissent le désarmer . »
380 L'ILIADE .

Il dit ; Hécube soupire , et d'une voix qu'entrecoupent les


sanglots : « Hélas ! qu'est devenue cette sagesse que vantoit
«< l'étranger, qu'admiroient tes sujets ? Quoi ! seul , tu irois

<< aux vaisseaux des Grecs ? Seul , tu affronterois les regards


<< d'un mortel qui t'a ravi tant de fils , l'espoir de ta vieillesse?
« Il faut que tu aies un cœur de fer et d'acier.
« Ce monstre , ce barbare sans foi , si ses yeux te ren
contrent , si tu te remets dans ses mains , il ne se laissera
" point attendrir par tes larmes ; il ne respectera ni ton rang
ni tes malheurs. Viens , loin d'une foule importune , viens
«་ pleurer avec moi . Hélas ! notre malheureux fils , la Parque,
<< en naissant , l'avoit destiné à être , loin de ses parents ,
" sous les yeux d'un farouche vainqueur , la proie des chiens
« et des vautours !
་་ Impitoyable Achille ! .... Que ne puis-je lui arracher le
« cœur et le dévorer tout sanglant ! Ma rage , du moins ,
" égaleroit la sienne , et vengeroit mon fils. Encore s'il eût

« en lâche expiré sous ses coups..... mais Hector défendoit


" en héros ses citoyens et sa patrie , et il reçut la mort sans
« la fuir et sans la craindre.
- «Ne t'oppose point , lui dit Priam , au desir qui me
« presse ; ne cherche point à m'effrayer par de sinistres
" présages ; je ne céderai point à tes prières. Si c'étoit un

« mortel , un prêtre , un aruspice , un augure , je méprise


<< rois ses oracles , j'en soupçonnerois l'imposture . Mais
«་< c'est une Déesse , j'ai entendu sa voix ; elle-même s'est
« rendue présente à mes regards. Je vole où ses ordres m'ap
་་ pellent , dussé-je y rencontrer la mort , j'obéis avec joie.
"« Ah ! puissé-je , ô mon fils ! te serrer dans mes bras , t'ar

« roser de mes larmes , et sous le fer d'Achille expirer en


<< t'embrassant encore ! >>
Il dit , et ouvre le coffre pompeux où sont renfermés ses
trésors. Il y prend douze superbes tapis , douze voiles bril
lants , douze tuniques. Il y ajoute deux trépieds d'or, deux
vases précieux , et cette coupe admirable que jadis lui don
CHANT XXIV. 381

nèrent les peuples de la Thrace. Pour racheter son fils , il


la livre aujourd'hui ; il livreroit toutes ses richesses avec
elle.
Il repousse avec aigreur la foule importune qui assiége
son palais : « Loin , loin d'ici , malheureux ! s'écrie-t-il ; pour
« venir troubler ma douleur, n'avez-vous donc point , vous
«< aussi , de pertes à pleurer ? Quand Jupiter m'accable ,
"( quand il me ravit un fils , mon seul espoir et mon dernier
" appui , l'infortune que j'éprouve pourroit-elle n'être pas
་་ la vôtre ? Ah ! vous la sentirez comme moi. La mort de
« mon fils vous livre sans défense à la fureur des Grecs.....
" Ah ! plutôt que de voir Ilion en flamme et ses remparts
«་་ détruits , puissé-je descendre chez les morts ! » Il dit , et de
son sceptre il écarte un peuple qui fuit tremblant devant lui.
Il appelle ses fils et gourmande leur lenteur : « Hélénus ,
" Paris , Agathon , Pammon , Antiphonus
, Politès , Déi
"( phobe, Hippothoüs , Agaüs , enfants dégénérés , opprobre
« de ma race ; accourez , leur dit-il ; obéissez à votre roi.
་་ Ah ! plût aux Dieux qu'à la place d'Hector, vous eussiez
«་་ tous expiré sous le fer des Grecs !
« Père infortuné ! j'eus des fils qui étoient la gloire et le
"( soutien de mon empire. Il ne m'en reste plus. Mestor ,
" Troile , et toi Hector, toi que les humains révéroient à
" l'égal des Dieux ; toi qu'un Immortel eût avoué pour son
" fils..... l'impitoyable Mars les a moissonnés tous trois !
«
« Il ne m'a laissé que des lâches , des parjures , qui ne savent
« que briller dans des fêtes , ravager mes états et dévorer
<< mon peuple. Malheureux ! que n'apprêtez-vous mon char ?
« que n'y chargez-vous ces trésors ?..... »
Il dit , tous tremblent à la voix de leur père , et s'empres
sent à lui obéir. Déja le char est prêt à rouler ; ils y entassent
les dons précieux destinés à racheter la dépouille d'Hector.
Ils y attellent de robustes mulets , que jadis donnèrent à
Priam les peuples de la Mysie. Un autre char doit recevoir
le vieux monarque. Lui-même , secondé du héraut qui va
382 L'ILIADE.
l'accompagner, il y attelle de superbes coursiers que sa main
a nourris.
Hécube approche , la douleur dans l'ame , tenant en sa
main une coupe remplie d'un vin délicieux : « Prends , cher
и époux , lui dit-elle , prends cette coupe ; offre des libations
« àJupiter ; puisqu'enfin , malgrémoi , ton courage t'entraîne
« dans ce camp funeste , demande au Maître des Dieux qu'il
<< t'arrache aux mains de nos ennemis et te ramène dans nos
" murs.
" Conjure le fils de Saturne , l'arbitre des tempêtes , qui ,
« du sommet de l'Ida , veille sur ton empire , conjure-le de
« te montrer, à ta droite , son aigle , le roi des oiseaux , et
«་་ l'interprète le plus fidèle de ses volontés. Rassuré par ce
« gage de la faveur céleste , tu marcheras sans crainte à la
(( flotte ennemie. Mais s'il te refuse cet heureux augure ,
" quelque ardeur qui te presse , je t'en supplie encore , ne
« tente point ce funeste voyage.
— « Chère épouse , lui répond le monarque , je cède à tes
« desirs. Oui , nous devons implorer le Maître des Dieux ,
« et tendrevers lui des mains suppliantes. » Il dit , et soudain ,
par ses ordres , une des femmes de la reine verse sur ses
mains une onde pure qui retombe dans un large bassin. Il
prend la coupe que lui présente Hécube ; et , debout , les
yeux au ciel , sur le seuil de son palais , il offre à Jupiter des
prières et des libations : « O Jupiter ! ô Dieu puissant, Dieu
" terrible , qui , du sommet de l'Ida veille sur l'univers et sur

« nous , attendris pour moi le cœur d'Achille ; daigne , en


« ma faveur, émouvoir sa pitié. Que ton aigle , le roi des
་་ airs , l'interprète le plus fidèle de tes volontés , se montre
« à ma droite. Rassuré par ce garant , j'irai sans crainte à la
« flotte des Grecs . »
Il dit ; Jupiter écoute sa prière. Soudain un aigle descend
du haut des cieux et vole au-dessus de la ville , à la droite du
monarque. Ses ailes déployées embrasseroient la porte d'un
vaste palais ; la joie , à cet aspect , renaît dans tous les cœurs.
CHANT XXIV . 383
Le vieillard impatient monte sur son char, et bientôt il a
franchi le portique et les avenues de son palais ; un premier
char est traîné par des mulets que conduit Idée ; derrière
lui , Priam presse de l'aiguillon ses coursiers , qui d'une
course rapide traversent Ilion. Ses enfants , ses amis le sui
vent les yeux baignés de larmes , et déja déplorent son trépas .
Quand du sein des murs il est descendu dans la plaine , ses
fils et ses gendres retournent enfermer dans leurs palais leur
douleur et leurs inquiétudes .
Du sommet de l'Olympe , Jupiter abaisse sur le monarque
un regard de pitié : « O Mercure ! s'écrie-t-il , tu aimes à
" secourir les mortels , tu te plais à exaucer leurs vœux . Va ,
" guide Priam à la flotte des Grecs ; qu'invisible à tous les
« yeux , il pénètre jusqu'à la tente d'Achille. »
Il dit ; Mercure obéit à sa voix. Soudain il attache à ses
pieds ces ailes d'or qui , à l'aide des vents , le portent sur la
terre et sur l'onde. Il prend cette baguette qui ferme , quand
il le veut, les yeux des humains , et les réveille du sommeil
de la mort. Il s'élance du sein de l'Olympe , et bientôt il est
à Troie et aux rives de l'Hellespont. Il a pris les traits d'un
adolescent , un tendre duvet couvre ses joues ; la jeunesse ,
dans toute sa fleur , brille sur son visage ; aux graces de la
beauté s'unit un air noble et majestueux.
Priam et le héraut ont passé le tombeau d'Ilus ; ils s'ar
rêtent, et abreuvent dans les eaux du Xanthe leurs mulets
et leurs chevaux . Déja la nuit d'un voile obscur enveloppoit
la terre. Idée le premier aperçoit l'Immortel ; il est saisi
d'effroi : « O mon maître ! ô fils de Dardanus ! songe , songe
« àsauver tes jours ! Jamais il ne fut un danger plus pressant ;
« je vois un guerrier ; il va fondre sur nous. Allons, fuyons
« sur tes coursiers , ou tombons à ses genoux et implorons
« sa pitié. » Il dit , le vieillard se trouble , ses cheveux se
dressent , il demeure immobile et glacé d'effroi.
Mercure approche , et le prenant par la main : « O mon
" père lui dit-il , où s'adressent tes pas ! Au sein des om
384 L'ILIADE.

« bres , quand les autres mortels sommeillent , où guides-tu


« ces chars et ces coursiers ? Ne crains-tu point les Grecs
་ qui sont là , et qui ont juré la ruine de ta patrie ?
འ Chargé de tant de trésors , s'ils t'apercevoient au milieu
« des ombres , quelle seroit ta ressource ? tu n'es plus jeune ,
« et ce vieillard qui te suit ne pourroit te défendre. Moi , je
« ne te ferai aucun mal ; je repousserai même quiconque
" oseroit t'attaquer : car je crois voir en toi les traits d'un
་་ père que j'adore.
- « Oui , mon fils , lui répond le monarque , les dangers
<< m'environnent ; mais un Dieu t'envoie pour assurer ma
" route ; un Dieu étend encore sur moi une main secourable.
་་ Que de graces ! que d'éclat ! quelle sagesse ! Heureux les
«< parents qui t'ont donné le jour !
- (( Oui , les Dieux veillent sur tes jours. Mais parle-moi

<< sans feinte , ces trésors , vas-tu les déposer dans une terre
« étrangère ? ou tremblants , désespérés , abandonnez-vous

« tous les murs d'Ilion ? Quel fils tu as perdu ! il étoit le plus


« vaillant des Troyens , et ne le cédoit point aux héros de
« la Grèce.
— « Héros , toi-même , qui rends un si noble hommage à
<< mon malheureux fils , qui es-tu ? quels parents t'ont donné
« le jour ? — Vieillard , tu me parles de moi , et tu veux que
" je te parle d'Hector. Plus d'une fois je l'ai vu dans les

« combats , je l'ai vu , la flamme à la main , embraser nos


<< vaisseaux et immoler nos guerriers . Achille , irrité contre
11
Agamemnon , ne nous permettoit pas de combattre , et
" nous restions tranquilles spectateurs des exploits de ton
«< fils. >>
8 « Achille est mon maître ; un même vaisseau nous amena
« tous deux sur ces rives. Je suis né dans la Thessalie ; le
« riche Polyctor est mon père. Il est , comme toi , courbé
" sous le poids des années. Six fils sont restés auprès de lui.
« J'étois le septième. Le sort me nomma pour venir com
<< battre sur ces bords. J'allois dans la plaine observer vos
CHANT XXIV. 385
« mouvements. Demain , avec l'aurore , les Grecs iront as
" siéger vos murailles ; ils brûlent de combattre , et leurs
" chefs ne peuvent retenir leur ardeur.
- « Achille est ton maître?.... Ah ! parle-moi
sans dé
<< tour ! Mon fils ......mon cher Hector, est-il encore sous sa
« tente ? ou de ses lambeaux sanglants , Achille a-t-il déja
" fait la pâture des chiens !
- (( Non , vieillard , ni les chiens ni les vautours n'ont
« encore outragé les restes de ton fils . Il est couché dans
« la tente d'Achille. Depuis qu'il a cessé de vivre , nous
« avons compté douze aurores , et il n'a rien perdu de sa
" fraîcheur. Ces insectes qui dévorent les mortels immo
" lés dans les combats n'ont point encore altéré sa dé
" pouille.
་་ Aux premiers rayons du jour , Achille le traîne sans pi
«
« tié autour du tombeau de son ami ; mais ces vains outra
K ges ne flétrissent point sa beauté. Sur cette poussière où
« il est étendu , tu le verras encore frais et vermeil ; il n'est
34 point souillé de sang ; une main invisible a fermé toutes
« les blessures que lui firent nos guerriers. Les Dieux ai
" moient ton fils ; ils l'aiment encore au-delà du trépas . >>>

Il dit ; un rayon de joie luit au cœur du monarque. « O


" mon fils , s'écrie-t-il , ils ne sont donc point stériles les
^ hommages qu'on rend aux Immortels ! Mon cher Hector

fut toujours fidèle à leur offrir son encens et ses vœux ; ils
« l'en récompensent , et , jusqu'au sein de la mort , ils se
<< souviennent de lui. Reçois , mon fils , reçois ce gage de
« ma reconnoissance. Au nom des Dieux qui me protégent
« encore , guide-moi jusqu'à la tente d'Achille.
- « O vieillard ! tu veux éprouver ma jeunesse . Moi ,
sans l'aveu d'Achille , accepter un don que tu lui desti
" nois ! M'en préservent les Dieux ! Infidèle à mon maître,
" j'aurois également à redouter et son courroux et mes re
" mords. Viens , fallût-il te conduire jusque dans Argos ,
" fallût-il affronter avec toi et les dangers de la terre , et les
u
25
386 L'ILIADE.
(( périls de la mer , tu trouveras en moi un guide toujours
" fidèle et sûr. »
L'Immortel , à ces mots , s'élance sur le char , prend les
rênes d'une main , l'aiguillon de l'autre , et d'une nouvelle
ardeur anime les coursiers. Déja ils touchent à la muraille
qui défend la flotte des Grecs. Les gardes apprêtoient leur
repas ; le Dieu fait descendre le sommeil sur leurs pau
pières ; les portes s'ouvrent , et reçoivent Priam et ses
trésors.
Enfin , ils arrivent à la tente d'Achille. Les Thessaliens
la firent digne du héros qui l'habite. Le peuplier et le sapin
en forment le vaste contour ; des gazons en couvrent le faîte
qui s'élève dans les airs. Autour règne une large enceinte
qu'embrasse une palissade ; une porte assujettie par un ar
bre mobile en défend les accès. Cette porte , trois mortels à
peine peuvent l'ouvrir ; à peine trois mortels peuvent la fer
mer ; mais , seul et sans efforts , Achille la fait mouvoir à
son gré.
A l'aspect de Mercure , la barrière s'abaisse , et les chars
et les trésors franchissent la redoutable enceinte. Le Dieu
s'élance à terre : « O vieillard ! dit-il au monarque , je suis
<< un Immortel ; je suis Mercure : Jupiter, en ces lieux , m'or
« donna de guider tes pas. Je viendrai te reprendre pour te
« remener dans tes murs.
་་ Mais je ne m'offrirai point aux regards d'Achille ; pour
" ménager leurs jalouses foiblesses , je dois cacher aux mor
« tels la faveur que t'accordent mes bontés. Va , pénètre
« dans sa tente ; embrasse ses genoux ; que le souvenir de
« sa mère , de son fils , de son père, se mêle à ta prière , et
« dans son cœur attendri réveille la pitié. >>
A ces mots , le Dieu s'envole dans l'Olympe. Priam des
cend de son char, et laisse aux soins d'Idée ses mulets et ses
coursiers. Il marche à la tente d'Achille. Le héros étoit as
sis ; loin de lui , un cercle de guerriers le contemploit d'un
œil respectueux . Seuls à ses côtés , le brave Automédon et
CHANT XXIV. 387
l'intrépide Alcime le servoient en silence. Il finissoit un triste
repas , et la table étoit encore dressée.
Invisible pour eux , le monarque entre , se jette aux pieds
d'Achille , les embrasse , et de ses mains presse les homi
cides mains qui lui ont ravi ses fils. Achille , étonné , frémit
à son aspect ; ses guerriers interdits se regardent en silence.
Tel , au milieu d'une foule immobile, un meurtrier que pour
suivent dans sa patrie la vengeance et les lois , vient sous
un ciel étranger, au sein d'un palais , mendier la pitié du
mortel qui l'habite.
་ Héros chéri des Dieux , Achille , s'écrie l'infortuné mo
« narque , souviens-toi d'un père vieux comme moi , par
« venu comme moi aux portes du tombeau ; peut-être, en ce
« moment , d'inquiets voisins affligent sa vieillesse. En vain
" il cherche autour de lui le bras qui pourroit venger ses

" outrages et défendre ses jours..... Du moins il apprend


« que tu respires ; et cette douce idée console ses ennuis .
་ Chaque jour il espère de revoir son fils , et de le serrer
« encore dans ses bras.
"« Mais moi , tous les malheurs à la fois empoisonnent ma
« vie. J'avois des fils, les héros , les soutiens de mon empire ;
⚫ hélas ! je ne les ai plus ! J'en comptois cinquante , lorsque
a les enfants de la Grèce abordèrent sur ces rives..... L'im
༥ pitoyable Mars m'en a ravi le plus grand nombre. Il m'en
" restoit un , mon appui et l'espoir des Troyens ; Hector ,
« mon cher Hector ; il vient de périr sous tes coups , en
« combattant pour son pays.
« Ce fils , je viens te le redemander ; pour racheter sa
« triste dépouille , je viens mettre à tes pieds mes trésors.
" Respecte les Dieux , Achille ; aie pitié de ma vieillesse :

« souviens-toi de ton père. Hélas ! je suis mille fois plus à


" plaindre que lui. Exemple déplorable d'un nouveau genre
" d'infortune , je suis réduit à baiser la main qui m'a ravi
« mes fils ! >>
Il dit ; le souvenir d'un père réveille au cœur d'Achille la
25.
388 L'ILIADE .

tendresse et les regrets . De la main il repousse doucement


le vieillard. Ils soupirent , ils gémissent tous deux . Pro
sterné aux pieds du héros , Priam pleure son cher Hector.
Achille donne tour à tour des larmes à un père qu'il ne re
verra plus , et à l'ami qu'il a perdu. La tente retentit de
leurs plaintes et de leurs sanglots.
Enfin , rassasié de larmes , Achille laisse tomber ses re
gards sur l'infortuné monarque. Ce front chargé de rides ,
ces cheveux blancs , excitent dans son cœur une tendre pi
tié. Il s'élance de son trône , et, pour le relever , il le prend
par la main : «་་ Déplorable monarque , lui dit-il , que de mal
«< heurs accablent ta vieillesse ! Comment as-tu osé venir
«་་ seul , au milieu d'une flotte ennemie , affronter les regards
« d'un mortel qui t'a ravi tant de fils , dignes soutiens de ton
«" empire? Il faut que ton cœur soit armé de fer et d'acier.
་་ Viens , viens t'asseoir sur ce trône ; laissons au fond de
« nos cœurs reposer nos ennuis ; d'inutiles larmes ne chan
་་ geront point le cours de nos destinées.
«་་ Seuls , tranquilles au sein d'un bonheur inaltérable , les
Dieux ont formé de douleurs et de peines le cercle de nos
« jours. Deux tonneaux sont à la porte du palais de Jupi
« ter. De l'un coule le bonheur , les disgraces de l'autre. Si
« ce Dieu , pour composer notre vie , puise également dans
« tous les deux , le bien , le mal , dominent tour à tour :
་་ mais , s'il n'a puisé que dans le tonneau funeste , le mal
« heur sans cesse nous poursuit . Dédaignés des mortels ,
«་་ abhorrés des Dieux , l'infortune assiége notre enfance , et
« nous conduit jusqu'au tombeau.
« Le ciel , prodigue pour Pélée , l'avoit comblé de ses fa
« veurs. L'univers envioit ses trésors : roi d'un peuple hea
« reux , l'hymen avoit mis une Immortelle dans ses bras.
« Mais le sort lui fait connoître le malheur à son tour. Il
«< n'a point vu dans son palais croître des enfants héritiers
« de sa puissance . Il n'eut qu'un fils , que bientôt lui ravi
« ront les Destins . Du moins si j'avois pu être le soutien de
CHANT XXIV. 389

«< ses vieux ans.... Mais , hélas ! loin de ma patrie , sur une
" rive étrangère , je suis condamné à être le fléau de ta
(( vieillesse , et le bourreau de tes enfants.
« Et toi , déplorable vieillard , l'univers vantoit ta félicité .
« Des rives de Lesbos jusqu'aux lieux où régna Macar, du
« fond de la Phrygie jusqu'aux bords de l'Hellespont , il
«་་ n'étoit point de monarque plus puissant , de père plus
་་ heureux . Mais depuis que les Dieux ont épanché sur toi
་་« l'urne de l'infortune , ton empire n'offre plus à tes re
(( gards que des combats , des meurtres et des tombeaux .
་་ Ranime ton courage , et ne te laisse point abattre sous le
«< poids des disgraces. Ta douleur , funeste pour toi , ne te
" rendroit point ton fils ; tes larmes ne le rappelleroient
་་ point à la vie.
- « Laisse-moi , ô fils des Dieux ! laisse-moi gémir à tes
" pieds. Mon cher Hector..... hélas ! il est encore , sans
(( honneur , couché sur la poussière ! Remets , remets-le
་་ dans mes bras ; que mes yeux le revoient et le baignent de
་་ larmes. Reçois la rançon que je t'apporte , et jouis de
« mes trésors. Ah ! pour prix de ces jours que tu daignes
་་ épargner, puissent bientôt les Dieux te rendre à ta pa
" trie ! >>
Achille , lançant sur lui de sombres regards : « Crains ,
" vieillard , crains d'allumer mon courroux . Je te rendrai
" ton fils; ma mère , la fille de Nérée , est venue , au nom
« de Jupiter, m'en imposer la loi. Je connois , Priam , la
" main qui t'a conduit. C'est un Dieu qui a guidé tes pas
(( jusqu'à mes vaisseaux. Un mortel , fût-il au printemps de
« son âge , n'eût jamais osé pénétrer dans notre camp ; il
་་ n'eût pu tromper nos gardes , ni franchir les barrières
(( qui nous défendent. Ne m'importune plus de tes douleurs
<< et de tes plaintes ; crains que dans ma tente , à mes ge
" noux , je ne respecte pas un roi qui m'implore , et que je
« ne viole les lois du Dieu qui me commande . >>
Il dit ; le vieillard tremble et obéit à sa voix . Achille ,
390 L'ILIADE.
comme un lion , s'élance de sa tente ; deux de ses guerriers
le suivent , Automédon et Alcime , qui , depuis que Patrocle
n'est plus , tiennent auprès de lui le premier rang. Ils détel
lent les chevaux et les mulets du vieux monarque , amènent
Idée avec eux , le font asseoir, et retournent prendre sur le
char les riches présents destinés à racheter la dépouille
d'Hector ; mais ils y laissent deux tissus précieux et une tu
nique superbe dont Achille veut que les restes du malheu
reux guerrier soient couverts en rentrant dans sa patrie.
Il ordonne que les femmes emportent le corps , qu'elles
le lavent dans une onde pure , et fassent couler sur tous les
membres de l'huile et des parfums , mais dans un lieu se
cret , et loin des regards de Priam. Il craint qu'à la vue de
son fils , ce père infortuné ne puisse contenir ses trans
ports , et que lui-même , impatient de ses plaintes , il n'ou
blie les ordres de Jupiter, et ne l'immole à sa fureur.
Le corps a été lavé , et , tout brillant de l'huile qui le par
fume , il a été revêtu d'un des tissus précieux et de la tunique
qui ont été réservés pour ce pieux office. Achille lui-même
le prend dans ses bras , et le dépose avec respect sur un
lit préparé pour le recevoir. Automédon et Alcime le por
tent sur le char qui doit le ramener à Troie. Alors le fils de
Pélée soupire , et d'une voix gémissante il appelle son ami :
་་ Pardonne , cher Patrocle , pardonne , si , au sein des
་ morts , tu apprends que j'ai rendu Hector à son père , des
་ présents dignes de moi m'ont payé sa rançon ; et , pour

<< les appaiser, j'en ferai une offrande à tes mânes. >»
Il dit , et va se rasseoir sous sa tente : « Tes vœux sont
«< accomplis , dit-il à Priam ; ton fils t'est rendu demain ,

« au retour de l'aurore , tes yeux le reverront , et tu le re


« conduiras à Troie ; mais en ce moment , viens t'asseoir à
« ma table et réparer tes forces épuisées . Privée de tous ses
«་་ enfants , six fils et six filles , l'orgueil de leur mère , Niobé
་ put goûter encore de ce pain qui nous fut donné pour
« le soutien de notre vie.
CHANT XXIV. 391

« Niobé avoit osé se comparer à Latone . Latone , avoit


« elle dit , n'a eu que deux enfants , et moi j'ai des gages
" nombreux de ma fécondité , six fils et six filles , tous bril
« lants de jeunesse et de graces . Mais les deux enfants de
" Latone immolèrent à ses yeux toute cette postérité si van
« tée.Tous ses fils périrent sous les coups d'Apollon ; Diane,
« de ses flèches , perça toutes ses filles. Pendant neuf jours
" entiers , ces malheureuses victimes demeurèrent couchées
« dans le sang ; il n'y avoit personne pour leur rendre les
derniers devoirs : le fils de Saturne avoit changé tout le
" peuple en rochers. Enfin , à la dixième aurore , les Dieux
eux-mêmes prirent soin de les renfermer dans la tombe.
« Après avoir épuisé ses larmes , Niobé chercha encore
« dans les dons de Cérès le triste aliment de sa vie et de ses
" douleurs. Maintenant , au sommet du Sipyle , au milieu
« de ces rochers où vont reposer les nymphes qui dansent
« sur les rives de l'Achéloüs , cette mère déplorable , trans
( formée elle-même en rocher, pleure encore ses malheurs
« et les vengeances des Dieux . Allons, cédons comme elle à
" ces tristes besoins où la vie nous condamne. En le reme
" nant à Troie , tu pleureras ton fils..... Il sera long-temps
« l'objet de tes regrets et de tes larmes. »
Il dit , et le fer à la main il court égorger une brebis . Ses
compagnons l'apprêtent , et la table est dressée. Dans d'é
légantes corbeilles , Automédon apporte le pain . Achille lui
même offre au monarque les morceaux les plus délicieux .
Le repas est fini. Priam , d'un œil étonné , contemple le hé
ros : « Quelle taille ! quels traits ! Un Dieu n'a pas plus de
" grandeur et de majesté. » Les regards attachés sur Priam ,
Achille admire et ce front auguste , et ces discours que dicte
la sagesse , et que le sentiment rend si touchants.
" Enfant des Dieux , dit enfin le monarque , permets que
" j'aille goûter quelque repos . Hélas ! depuis que mon fils a
" péri sous tes coups , le sommeil n'a pas un seul instant
« fermé ma paupière . Toujours dans les larmes , en proie à
392 L'ILIADE.

« un affreux désespoir , je n'ai eu pour lit que le sable et


« la fange. Pour la première fois , depuis ce jour fatak , je
« viens de goûter les dons de Cérès et la liqueur de Bac
«< chus. »
Il dit ; soudain , par les ordres d'Achille , s'élèvent , sous
le portique , deux lits où , sur un tendre duvet , brille la
pourpre qui les couvre. « Va , dit-il à Priam , va reposer hors
« de ma tente ici je craindrois pour toi les regards des
к Grecs , qui , nuit et jour, sur leurs projets , viennent me
« consulter. S'ils te surprenoient en ces lieux , bientôt
« Atride en seroit instruit , et peut-être il voudroit te ravir
«< ce fils que je t'ai rendu . Mais parle-moi sans crainte. Com
« bien de jours destines-tu aux funérailles d'Hector ? Tant
" que tu seras occupé de ce triste devoir, je veux contenir
" dans notre camp l'ardeur de nos guerriers.

- « Ah ! s'écrie le monarque , ce nouveau bienfait ,


" Achille , comblera ma reconnoissance et mes vœux . Captif

« dans Ilion , mon peuple est en proie à la terreur. La forêt


་་ qui doit fournir le bois du bûcher est loin de nos murail
« les. Pendant neufjours , renfermés dans mon palais, nous
"( pleurerons sur le corps de mon fils ; au dixième, la flamme

« consumera sa triste dépouille , et mes sujets célébreront


« le funèbre repas. Le onzième verra s'élever son tombeau;
« et s'il le faut , la douzième aurore éclairera de nouveaux
«< combats. - Va , lui répond Achille , j'accorde à ta dou
« leur tout le temps qu'elle exige. » A ces mots il presse de
sa main la main du vieillard , et par ce gage de sa foi il ras
sure ses esprits.
Priam et le héraut , toujours agités de mille sombres pen
sées , vont sous le portique attendre que le sommeil assou
pisse leurs ennuis. Achille , en un réduit secret , s'endort
dans les bras de la jeune Briséis.
Toute la nuit , les mortels et les Dieux dorment enchai
nés par le sommeil ; mais Mercure se refuse à ses douceurs .
Il songe comment il trompera les gardes qui veillent au
CHANT XXIV. 393
camp des Grecs , comment il ramènera Priam dans ses
murs.
Penché sur la tête du monarque : « O vieillard ! lui dit-il ,
«< tu oublies les dangers qui t'environnent. Tranquille sur
« la foi d'Achille , tu dors au milieu d'une flotte ennemie !
« Ton fils t'est rendu , de riches présents ont payé sa ran
« çon ; mais si Atride , si les autres Grecs te savoient en
" ceś lieux , il en coûteroit trois fois autant aux enfants qui
« te restent pour t'arracher de leurs fers. >>
Il dit ; le vieillard frémit et réveille son héraut. Mer
cure , lui-même , attelle et leurs mulets et leurs coursiers .
Invisibles à tous les yeux , bientôt ils franchissent avec lui
les barrières du camp. Quand ils sont arrivés aux bords du
Scamandre , le Dieu les abandonne et revole dans les
cieux .
L'Aurore versoit sur la terre l'or de ses rayons. Les yeux
baignés de larmes , le cœur gros de soupirs , le monarque
guidoit en silence le lugubre cortége. Aucun Troyen , au
cune Troyenne encore n'a , des murs d'Ilion , aperçu son
retour. Cassandre la première vole au sommet de Pergame ;
la première , elle reconnoît et son père et le héros qui l'ac
compagne ; ses regards tombent sur les restes d'Hector ; elle
le voit sur le char que traînent les mulets , couché sur le lit
funèbre...... Elle gémit , et va dans Ilion faire retentir sa
douleur et ses cris .
" Accourez , Troyens ; Troyennes , accourez ; venez voir
«< ce qui vous reste d'Hector ! Hélas ! jadis , au retour des
« combats , vous alliez en foule applaudir à ses triomphes :
« il ramenoit dans nos murs l'allégresse et la joie. »
Elle dit , et le peuple , à sa voix , déserte ses foyers ; les
femmes , les enfants , Troie tout entière , en proie à la dou
leur , s'élance dans la plaine. Le monarque et les restes
d'Hector approchoient de la porte de Scée. Andromaque ,
Hécube , les premières , tremblantes , égarées , se précipi
tent sur le char funeste : elles embrassent la tête du héros ,
394 L'ILIADE.
et s'arrachent les cheveux. Une foule éplorée se presse
autour d'elles . Le soleil , en finissant son cours , les auroit
vues encore pleurer Hector aux portes d'Ilion ; mais Priam ,
du char où il est assis : « Laissez , laissez-moi , leur dit-il ,
«< un libre passage. Quand il sera dans nos murs , vous
<< donnerez un libre cours à vos larmes. »
Il dit ; tout recule à sa voix. Bientôt il arrive à son palais ,
jadis le séjour de la gloire. Là , on dépose le corps sur un
lit funèbre. Un chœur nombreux , dans de lugubres chants ,
célèbre le héros et ses exploits . Les femmes répondent par
des sanglots et des soupirs .
Andromaque s'avance la première , et , serrant dans ses
bras la tête de son cher Hector, d'une voix entrecoupée "
elle exhale sa douleur : « Tu n'es plus , cher époux ! tu m'es
<< ravi au printemps de tes jours ! tu laisses dans ton palais
« une veuve désespérée ! et ton fils , ce gage infortuné de
« notre amour.... , il ne t'avoit point encore appelé du ten
« dre nom de père !.... Il ne vivra point pour être ton ven
«< geur et le mien ! Bientôt Ilion sera la proie d'un barbare
་་ vainqueur.... En te perdant , cher Hector , Ilion a perdu
« sa force et son appui. Seul , tu défendois ses murs ; seul ,
« tu protégeois ses chastes épouses et les enfants nombreux
་་ qui croissoient dans son sein .
"
Malheureuses Troyennes ! bientôt des vaisseaux les
« emmèneront captives sur des bords étrangers .... et moi
" même avec elles !.... Et toi , mon
fils , peut-être tu sui
« vras ta déplorable mère ! esclave d'un tyran odieux , tu
་་ gémiras courbé sous le poids des plus vils travaux.
" Peut-être la main d'un Grec forcené te précipitera du
<< sommet de nos tours , et vengera sur toi un père , un frère,
« un fils que lui ravit Hector. Que d'ennemis , cher époux ,
« ont mordu la poussière , immolés de ta main ! Combien
« tes exploits ont armé contre nous de vengeurs ! Ton père,
" Ô mon fils ! étoit un lion dans les combats ; aussi tous nos
th citoyens pleurent en lui leur héros et leur dieu.
CHANT XXIV. 395
" Cher Hector, tu laisses à tes parents d'éternels regrets .
" Mais quelle douleur est égale à la mienne ! Hélas ! tes
་་ derniers regards n'ont point rencontré ton Andromaque
;
« tu n'as point tendu vers moi tes mains froides et glacées .
« Je n'ai point recueilli sur tes lèvres mourantes une tendre ,
« une dernière parole , qui , nuit et jour présente à ma
« mémoire , eût mêlé quelque douceur à mes larmes. »
Ainsi gémissoit Andromaque . Les femmes , par des san
glots , répondent à ses plaintes .
Hécube vient après elle répandre ses pleurs et ses re
grets : «་ Hector, ô toi , dit-elle , qu'entre tous mes enfants
་ préféroit ma tendresse ! cher Hector, tu fus pendant ta
«< vie aimé des Immortels ; les Immortels t'aiment encore

" au-delà du trépas. Mes autres fils , captifs d'Achille , ont


« été indignement vendus , et traînent dans Samos , dans
" Imbre , dans Lemnos , et leur honte et leurs fers . Toi , du
་་
moins , tu as péri sous ses coups , dans les champs de la
་་
gloire. Il t'a traîné sans pitié autour du tombeau de Pa
« trocle , que lui avoit ravi ton bras. Inutile vengeance qui
« ne lui a point rendu son ami ! Et mes yeux te revoient
" encore avec toute ta fraîcheur et toute ta beauté. Il semble
" qu'Apollon , de ses traits les plus doux , ait fermé ta pau
" pière. » Elle dit , et d'un torrent de pleurs elle inonde son

visage. Tout le peuple unit ses gémissements aux larmes de


sa reine .
Hélène , à son tour, exhale sa douleur et ses regrets :
« Hector, ô toi , dit-elle , qui de tous les fils de Priam fus le
" plus cher à la déplorable Hélène ! mon frère !.... ô nom
་་ doux et funeste ! malheureux Pâris ! ah ! que n'avoit-il
«< péri avant que de coupables nœuds m'unissent à sa des
" tinée ! Depuis le jour fatal qui me ravit à ma patrie , j'ai
" compté vingt hivers sur ces rives , et jamais , cher Hector ,
" un mot injurieux pour moi n'est sorti de ta bouche.
" Si tes frères , si tes sœurs , si Hécube quelquefois me
स reprochoient les communes disgraces ( ah ! je trouvai
396 L'ILIADE , CHANT XXIV .
(( toujours dans Priam la tendresse d'un père ) , ta voix ,
« contre eux , prenoit ma défense ; ta douceur, tes dis
« cours désarmoient leur colère. Hélas ! en pleurant ton
་་ sort , c'est le mien que je pleure. Infortunée ! il n'est plus
« pour moi de protecteur ni d'appui ; tout dans ces murs
« me déteste et m'abhorre. » Ainsi gémit Hélène , et tout le
peuple gémit avec elle.
Le vieux monarque enfin interrompt leurs sanglots :
"C Allez , dit-il , allez dans nos forêts ; apportez du bois pour
(( élever le funeste bûcher. Ne redoutez point les Grecs et
«< leurs embûches. Achille , en partant , m'a promis que les
་་ combats ne recommenceroient qu'avec la douzième au
« rore. » •
Il dit ; soudain les chars sont attelés . Pendant neufjours ,
l'Ida gémit sous les coups de la cognée. Enfin , pour la
dixième fois , l'Aurore allume son flambeau. Les yeux bai
gnés de larmes , ils portent sur le bûcher les tristes restes
d'Hector : déja la flamme pétille , et bientôt l'embrasse tout
entier. Les frères , les amis du héros , les joues baignées de
pleurs , recueillent ses ossements que la flamme a blanchis,
les arrosent de leurs larmes , et les enferment dans une urne
d'or qu'enveloppe un brillant tissu. La tombe, enfin , reçoit
ce précieux depôt , et sur la pierre qui le couvre s'élève un
monument destiné à perpétuer la gloire d'Hector et les com
muns regrets. Des gardes veillent sur les murs pour dé
fendre Ilion des surprises des Grecs. Enfin , tous les ci
toyens viennent dans le palais de Priam célébrer tristement
le repas funèbre .

FIN DE L'ILIADE.
L'ODYSSÉE .

000000 00000000000OU

CHANT PREMIER .

MUSE , chante cet homme souple , divers , fécond en ruses


et en stratagèmes , qui , après avoir renversé les murs sacrés
de Troie , erra long-temps , vit des peuples nombreux , et
' connut leurs esprits , leurs mœurs et leurs lois.
Sur mer, le cœur dévoré de peines et de soucis , il'lutta
long-temps pour sauver sa vie et pour assurer le retour de
ses compagnons. Ni ses efforts , ni ses vœux , ne purent
arracher ses compagnons à leur destinée : tous périrent vic
times de leurs folles erreurs. Insensés ! qui osèrent immoler
à leur faim sacrilége des génisses consacrées au Dieu qui
éclaire l'univers. Le Dieu , pour les punir, leur refusa le jour
qui les auroit rendus à leur patrie. O Déesse ! conte- nous
du moins aussi une partie de ses aventures .
Déja tous les autres guerriers que la mort avoit épargnés
sous les murs d'Ilion , et , dans le cours de cette expédition
funeste , échappés aux hasards de la guerre et de la mer,
étoient tranquilles au sein de leurs foyers. Lui seul il gémis
soit loin de sa terre natale , loin d'une femme tendrement
aimée , captif sous l'empire de la nymphe Calypso , qui ,
pour en faire son époux , le retenoit dans sa grotte solitaire ,
au milieu de ses rochers et de ses bois.
Enfin les années , dans leur lente révolution , amenèrent
le temps que les Dieux avoient marqué pour son retour en
Ithaque. Mais à Ithaque même , et au milieu de ses parents
et de ses amis , d'autres épreuves l'attendoient encore.
398 L'ODYSSÉE.

Tous les Dieux avoient pitié de son sort , tous , excepté


Neptune . L'inflexible courroux de Neptune poursuivit Ulysse
jusqu'au moment où il rentra dans sa patrie. Ce Dieu étoit
allé visiter les Éthiopiens , les Éthiopiens qui , reculés aux
dernières limites du monde , touchent d'un côté aux portes
de l'Aurore , et de l'autre aux lieux où le Soleil se plonge
au sein des ondes.
Appelé par une hécatombe , le Dieu , présent à leurs sa
crifices , respiroit leur encens et jouissoit de leurs hom
mages. Les autres Immortels étoient réunis au palais du
Maître de l'Olympe. Assis au milieu d'eux , le père des
Dieux et des hommes , tout plein du sort d'Égisthe que
vient d'immoler Oreste , le fils d'Agamemnon , leur adresse
ce discours :
« Quoi ! puissances suprêmes ! ces misérables mortels
<< accuseront donc toujours les Dieux ! C'est de nous , disent
« ils , que viennent tous leurs maux , et c'est à leurs folies
bien plus qu'à la Destinée qu'ils doivent toutes leurs peines.
" Ainsi , se précipitant en avant du destin , Égisthe a séduit
« la femme d'Atride , et l'a égorgé lui-même rentrant dans
« ses États. Il l'a fait à la vue d'une mort assurée que nous
<< avions pris soin de lui annoncer. Garde , lui avoit dit Mer
" cure , notre messager fidèle , garde de l'assassiner ; garde
« de former de coupables nœuds. Oreste , le fils d'Atride ,
<< t'en punira quand l'âge aura mûri ses forces , et qu'il vien
« dra redemander le sceptre de ses aïeux. Ainsi parla Mer
" cure. Égisthe n'a point écouté les conseils de la bienveil
« lance , et tout à l'heure il vient d'expier tous ses forfaits.
- « O fils de Saturne ! ô mon père ! lui répond Minerve , le
<< monstre n'a que trop mérité le trépas ; et périsse comme lui
" quiconque osera l'imiter ! Mais Ulysse , le vaillant Ulysse !

" mon cœur est déchiré des peines qu'il endure. L'infortuné !
6 depuis long-temps , loin des humains , loin de ses amis ,
" il gémit dans une île couverte de forêts , où le retient captif
la fille de cet Atlas à qui sont connus tous les secrets que
CHANT I. 399
« la mer cache dans ses abimes , et qui garde ces colonnes
« immenses sur lesquelles reposent le ciel et la terre. Par
« de molles caresses , par de tendres propos , Calypso tra
« vaille à lui faire oublier son Ithaque ; mais Ulysse n'aspire
k qu'à revoir la fumée s'élever des toits d'Ithaque ; dût-il
« mourir après l'avoir vue.
« Ton cœur, ô souverain de l'Olympe ! ne sera-t- il point
« touché de ses infortunes ? Ulysse , quand sous les murs
« de Troie , au milieu des Grecs , il t'offroit tant de sacri
«< fices , ne trouva-t-il point grace à tes yeux ? ô Jupiter
!
« d'où vient tant de courroux contre lui ? - O ma fille ! lui
41 répond le Dieu qui règne sur les nues , quel discours est
" échappé de ta bouche ! Eh ! comment oublierois-je Ulysse !
«< Ulysse le plus éclairé des mortels , le plus fidèle à rendre

« aux Dieux le culte qui leur est dû. Mais celui qui em
« brasse la terre de son humide ceinture , Neptune le pour
་་ suit ; il venge sur lui un fils que ce héros a privé de la vue ,
« le terrible Polyphème, le plus redoutable des Cyclopes que
" Thoosa , la fille de Phorcys , un des Dieux inférieurs de
<< la mer, conçut , dans ses grottes profondes , de ses secrets
« embrassements. Neptune cependant ne veut point la mort
« d'Ulysse ; mais toujours il le repousse loin des rives de sa
་་ patrie. Allons, unissons-nous tous pour assurer son retour.
" Neptune abjurera son courroux ; il ne pourra lui seul ré
« sister à tous les Dieux unis pour le désarmer.
- (( O père des Dieux , ô suprême arbitre de l'Univers ! dit
« la Déesse , si tous les Immortels consentent qu'Ulysse
« rentre dans ses États , que Mercure , notre ministre fidèle ,
« descende dans l'île d'Ogygie , qu'il porte à la nymphe qui
« l'habite le décret immuable qui ordonne son retour.
«< Moi , j'irai en Ithaque , j'éveillerai le courage de son
K fils , je lui donnerai la force d'assembler les citoyens , et,
« en leur présence , d'interdire l'entrée de son palais à ces
K audacieux amants de sa mère , qui égorgent ses bœufs et
« dévorent ses troupeaux . Je l'enverrai à Sparte , à Pylos ,
400 L'ODYSSÉE .
་་ redemander son père , et fixer sur lui-même les regards
« de la renommée et l'estime de la Grèce. »
Elle dit , et attache à ses pieds une chaussure d'or , im
mortelle chaussure qui , avec la rapidité des vents , la por
tera sur la terre et sur l'onde. Elle prend sa lance , sa ter
rible lance , qu'arme une pointe d'airain , et qui dévore les
légions que poursuit son courroux. Du sommet de l'Olympe,
elle s'élance et s'abat au milieu d'Ithaque , devant le palais
d'Ulysse. Elle a pris la taille et les traits de Mentès , le chef
des Taphiens . Elle trouve la tourbe des amants de Pénélope
couchés sur les peaux des bœufs qu'ils ont égorgés , et amu
sant à des jeux de hasard leur mollesse et leurs loisirs . Des
hérauts , des esclaves empressés mêlent l'eau et le vin dans de
larges cratères ; d'autres , armés d'éponges , lavent les tables,
les dressent et les chargent de viandes dépecées . Télémaque
aperçoit le premier la Déesse. Il étoit assis au milieu de cette
troupe insolente , le cœur navré de douleur, et tout entier
à l'idée de son père . « Oh ! se disoit-il à lui-même , s'il pou
voit enfin rentrer dans son palais , disperser ces amants
injurieux , reprendre son rang , et commander dans sa fa
mille ! » Plein de ces pensées , il voit la Déesse , et court à
elle , indigné qu'un étranger attende à la porte de son asile.
Il lui présente une main , reçoit de l'autre la lance homicide :
«་་ Salut , lui dit-il , ô étranger : entre dans nos foyers , tu y
« trouveras un accueil hospitalier. Quand tu auras réparé
« tes forces , tu diras quel motif t'a conduit en ces lieux . >>
Il dit , et marche le premier. La Déesse s'avance sur ses pas.
Entrés sous la voûte de la grande salle , Télémaque va dé
poser la lance auprès d'une colonne , dans une armoire su
perbe , riche dépôt des armes d'Ulysse. Il revient au feint
Mentès , le conduit au fond de la salle , et l'y fait asseoir sur
un trône que recouvre un magnifique tapis ; au-dessus est
une estrade . Lui-même , sur un siége plus humble , il se place
à côté de la Déesse , loin des amants de sa mère , de peur
que , trop rapproché de cette troupe insolente , l'étranger
CHANT I. 401

ne soit blessé de leurs bruyants éclats , et encore pour l'in


terroger sur la destinée de son père absent depuis si long
temps. Une esclave , armée d'une aiguière d'or, vient épan
cher sur leurs mains une eau pure qui retombe dans un
bassin d'argent , dresse devant eux une table élégante , sur
laquelle une femme plus âgée vient , d'une main attentive ,
déposer des mets délicats confiés à sa garde. Un officier
apporte des plats chargés de toutes sortes de viandes , et
place devant eux des coupes d'or. Un héraut va , revient ,
toujours prêt à les remplir.
Les prétendants arrivent à grand bruit , et se rangent en
ordre sur les siéges qui leur sont destinés. Des hérauts ver
sent l'eau sur leurs mains . De jeunes esclaves font couler
des flots de vin dans des cratères ; d'autres apportent des
corbeilles et distribuent les dons de Cérès.
Tous les convives portent des mains avides sur les mets
qui sont servis devant eux. Quand leur faim est calmée ,
quand leur soif est éteinte , ils se livrent à la musique , aux
concerts et à la danse , qui embellissent et couronnent les
festins.
Un héraut met une lyre d'or aux mains de Phémius ,
Phémius , le chantre le plus célèbre de son temps , qui ,
malgré lui , servoit aux plaisirs de cette foule importune. Il
fait entendre ses divins accords : Télémaque , la tête peǹ
chée vers la Déesse , pour n'être pas entendu , lui adresse
ce discours : « O mon ami, pardonne à la douleur qui m'op
« presse. Des concerts ! des chants ! ... ah ! qu'il leur est
« aisé de se livrer à ces amusements , eux qui dévorent im
" punément l'héritage d'un malheureux dont les ossements
<< blanchis pourrissent peut-être sur une terre ignorée , ou
« roulent , au gré des flots , dans une mer inconnue ! Oh !
" s'il vivoit encore ! s'ils le voyoient rentrant dans Ithaque ,
<< tous souhaiteroient plutôt l'agilité du cerfque des richesses
« et des trésors. Mais hélas ! il n'est plus ! Il ne nous reste ni
« espoir ni consolation ; en vain on veut quelquefois nous
26
402 L'ODYSSÉE.

« flatter de son retour ; non , il n'est plus de retour pour


« lui. Mais , dis-moi , parle-moi sans feinte , qui es-tu ?
(( quelle est ta patrie? tes parents? quel vaisseau
, quels no
« chers t'ont conduit sur ces bords? comment ont-ils pu
"« aborder en Ithaque ? Seul et sans leur secours , tu n'aurois
« pu traverser la mer et pénétrer dans notre île.
« Dis-moi encore, dis-moi avec franchise , est-ce pour la
" première fois que tu visites cette contrée?
Serois-tu un
འ་ hôte, un ami de mon père ? L'étranger
visitoit souvent ce
"( palais , et mon père lui offroit toujours
un asile hospi
10 talier.
« Oui , lui répond la Déesse ; oui , je te parlerai sans
" détour. Je m'honore d'être le fils du vaillant Anchialus.
"( Mon nom est Mentès ; je commande aux Taphiens ; qui
« aiment à manier la rame et à parcourir les mers. Je vais
« avec un vaisseau et un nombreux équipage , dans une
« autre contrée , à Témesse. J'y porte du fer, et je l'échan
་་ gerai contre de l'airain . Mon vaisseau repose sur son
« ancre , à l'extrémité de ton île , dans le port de Réthrée,
« au pied de Néos , et à l'abri de ses bois. L'hospitalité de
« tout temps a uni nos maisons. Tu peux le savoir du gé
" néreux Laërte. Pauvre vieillard ! on dit qu'il ne vient plus
« à la ville ; que , loin des humains , au milieu de ses champs ,
« il vit dans la douleur et les ennuis , avec une vieille es
<< clave qui lui sert un frugal repas lorsque, après avoir erré
<< tout le jour dans ses vignes et ses guérets , il rentre sous
« son toit épuisé de fatigues .
« On m'avoit dit que depuis long-temps ton père étoit
« revenu dans ses foyers. L'amitié m'amenoit auprès de
« lui. Les Dieux ont encore trompé ses efforts et suspendu
<< son retour ; oui , son retour. Le divin Ulysse n'est point
« mort. Toujours plein de vie , il est retenu au sein des
« mers , dans quelque île sauvage , où des hommes plus
« sauvages encore , maîtres un moment de son sort , l'arrê
« tent malgré lui . Je ne suis ni devin , ni savant dans l'art
« rieusement avec nos guerriers sous les murs de hole ,

" amis. La Grèce reconnoissante lui eût élevé un tombeau,


" ou si , revenu vainqueur, il eût expiré dans les bras de ses
< ce que je crois voir clairement dans l'avenir. Ulysse ne'
« sera pas long-temps encore absent de sa patrie. Fût-il
arrêté dans des chaînes de fer, son génie saura rompre
403
des augures , mais je te dirai ce que m'inspirent les Dieux ,

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404 L'ODYSSEE .
« et il eût laissé une gloire immortelle à son fils . Mais les
K Harpies peut-être l'ont déchiré sur quelque rive inconnue ;
« il ne reste de lui ni trace ni bruit qui puisse nous con
«་་ duire à éclaircir sa destinée. Il ne m'a laissé que la dou
« leur et les larmes , et ce n'est pas encore lui seul que je
་་ pleure.
« Les Dieux m'ont fait bien d'autres chagrins et d'au
« tres peines tout ce qu'il y a de jeunes citoyens distin
་་ gués dans nos îles , dans Dulichium , dans Sané , dans
་་ Zacynthe ; tous ceux qui tiennent les premiers rangs en
་ Ithaque, aspirent à la main de ma mère , et consument
« mon héritage.
" Ma mère ne peut accepter et n'ose refuser un hymen
་་« odieux cependant ils dévorent ma fortune , et bientôt ,
« moi-même , je tomberai sous leurs coups . »
Minerve indignée : « Ah ! que tu as bien raison , dit-elle ,
« de pleurer l'absence d'Ulysse , dont le bras écraseroit ces
་་ impudents rivaux ! Oh ! si rendu enfin à sa patrie , il ap
་་ paroissoit sur le seuil de ce palais , le casque en tête , son
་་ bouclier dans une main , deux javelots dans l'autre , tel
«
« que je le vis lorsque la première fois il vint s'asseoir à la
« table de mon père , et goûter les douceurs de l'hospitalité !
« Il revenoit d'Ephyre , où , sur un vaisseau léger , il étoit
<< allé demander à Ilus , fils de Mermerus , un poison subtil
« pour en armer ses flèches . Ilus craignoit les Dieux , et ne
« se rendit point à sa prière. Mais mon père aimoit tendre
« ment Ulysse , et ne put se refuser à sa demande. Ah ! si
« tel que je le vis alors , Ulysse se montroit à cette troupe
་་ insolente , tous expireroient bientôt en détestant l'hymé
" née et ses amères illusions. Mais s'il reviendra, s'il punira
« ou ne punira pas leur audace , c'est un secret caché dans
" le sein des Dieux .
་ Toi , songe aux moyens de chasser de ce palais cette
« tourbe odieuse ; écoute mes conseils , et sois docile à les
a suivre. Demain , assemble les citoyens dans la place pu
CHANT I. 405
« blique. Là , expose à leurs yeux tes malheurs et les in
"( jures que tu éprouves. Réclame l'appui qu'ils doivent à
«< ta foiblesse ; atteste les Dieux qui punissent l'oppresseur,
« et le peuple qui tolère ces excès. Invite ces prétendants
« à rentrer dans leurs foyers. Ta mère , si elle se résout à
" un nouvel hyménée , qu'elle retourne auprès des parents
" qui lui donnèrent le jour ; qu'ils choisissent pour elle un
« autre époux , et lui assurent la riche dot qu'elle doit at
<< tendre de leur tendresse et de leur fortune . Toi , si tu
« veux m'écouter, je te recommande un objet encore plus
«к important. Équipe le meilleur vaisseau qui soit dans le
4 port , choisis vingt rameurs , et va , sur la destinée de ton

" père , interroger ceux qui pourront te donner quelque


" lumière , ou cette voix qui sort du sein de Jupiter et ré
" vèle les secrets des humains. Va d'abord à Pylos interro

" ger le divin Nestor ; va ensuite à Sparte, auprès du blond


«< Ménélas , qui , de tous les Grecs , est rentré le dernier
« dans sa patrie. Si tu apprends que ton père vit , si tu
« peux espérer son retour , quelque douleur qui te presse ,
« laisse encore écouler une année.
« Si tes recherches te donnent la certitude qu'il a cessé
« de vivre , retourne en Ithaque ; élève-lui un monument ;
" rends à sa mémoire les honneurs qui lui sont dus ; re
« mets ta mère dans les bras d'un autre époux. Quand tu
« seras quitte de ces devoirs , médite en silence comment tu
pourras , ou par surprise , ou à force ouverte , immoler
dans ton palais ces insolents qui t'outragent. Ce n'est
«< plus à ton âge qu'il faut se livrer aux vains amusements
« de l'enfance. Eh ! n'entends-tu pas quelle gloire s'est ac
་་ quise le jeune Oreste en immolant l'assassin de son père,
«< ce perfide Égisthe qui lui a ravi le héros auteur de ses
་་ jours ? Toi aussi , mon ami ( je te vois si grand , si bien
་་ né pour la vertu) , toi aussi , arme-toi de courage , tra
་་ vaille à mériter les hommages de la postérité. Moi , je re
« tourne à mon vaisseau. Je vais rejoindre mes compa
406 L'ODYSSEE.
་་ gnons , dont l'impatience accuse ma lenteur. Toi , songe

« aux devoirs que tu as à remplir, et que mes conseils res


" tent gravés dans ton cœur.
- (( Sage Mentès , lui répond Télémaque , tu m'as parlé
comme parleroitàson fils le père le plus tendre. Je n'oublie
<< raijamais les conseils que t'a inspirés un intérêt si touchant.
" Mais quelque ardeur qui te presse , donne quelque temps
« encore aux droits de l'hospitalité. Un bain est prêt à te
« recevoir, et tu ne me laisseras pas sans goûter les plaisirs
« que ce séjour peut t'offrir, sans accepter de ma main un
gage des sentiments qui m'unissent à toi, un don précieux
་ qui me rappelle à ton souvenir , et tel qu'un ami doit l'of
" frir à l'ami qu'il a reçu dans ses foyers . Ah ! ne me re
« tiens plus , lui dit la Déesse , je suis impatient de pour
« suivre mon voyage. Ce gage , que ton cœur généreux te
« presse de m'offrir, tu me le donneras à mon retour , et tu
" emporteras en échange un présent égal qui m'acquitte

« envers toi. » A ces mots , elle s'envole sous la forme d'un


oiseau; mais elle a mis au cœur de Télémaque une force ,
une assurance inconnue , et un souvenir encore plus tendre
de son père. Aux nouveaux sentiments qu'il éprouve , il
s'étonne , il reconnoît l'impression de la Divinité . Soudain,
d'un air plus fier et plus majestueux , il se rapproche des
prétendants .
Phémius chantoit et s'accompagnoit de sa lyre ; tous
l'écoutoient en silence. Il chantoit le funeste retour dont
Minerve affligea les Grecs après la ruine de Troie.
Du fond de son appartement , la fille d'Icare , la sage Pé
nélope , a entendu ces tristes accents. Elle descend ; elle
ne descend pas seule. Deux femmes accompagnent ses pas.
A l'aspect de ces odieux rivaux , elle frémit , elle s'arrête
sur le seuil de la grande salle où ils sont rassemblés ; un
voile à longs plis flotte sur ses joues ; ses deux femmes sont
à ses côtés. Les yeux remplis de larmes : « O Phémius ! dit
་་ elle , tu sais , pour charmer les humains , tant d'œuvres
CHANT I. 407
" des mortels et des Dieux ! choisis quelques autres airs
" qui puissent leur plaire , et qu'ils boivent en silence ; mais
« laisse, oh ! laisse ces lugubres sujets, qui me déchirent le

cœur ! Ulysse ! mon Ulysse !... au souvenir d'une tête si


་་ chère , d'un héros dont la gloire a rempli Argos et toute
" l'Hellade , je succombe sous le poids de la douleur et des
«< regrets.
— « O ma mère ! lui dit Télémaque , pourquoi exiges-tu
"< qu'il résiste à l'inspiration de son génie ! n'accuse point

« les chantres ; ce sont les Dieux qui dirigent leurs pensées


« et forment leurs accents. N'envie point à Phémius de
<< chanter les revers des Grecs. Ce sont toujours les faits
« les plus récents qui intéressent le plus les mortels. Ra
" nime tes esprits et résous ton courage à l'entendré .
4 Ulysse n'est pas le seul qui ait été privé du bonheur de
་་ revoir sa patrie ; tant d'autres ont péri sous les murs de
« Troie ! Rentre dans ton appartement ; reprends tes tra
vaux , ta quenouille et ton fuseau ; commande à tes fem
« mes , et presse leurs ouvrages. Laisse la conversation aux
« hommes. Laisse surtout à ton fils le soin et le droit , qui
"« lui appartient , de commander dans ce palais. »
A ce ton de sagesse et d'autorité , Pénélope étonnée re
tourne dans son secret asile ; et là , au milieu de ses fem
mes , elle pleure Ulysse , son ami , son époux , jusqu'à ce
que Minerve ait fait descendre le doux sommeil sur ses
paupières.
A l'aspect , à la voix de la reine , les prétendants s'étoient
levés. Sous la voûte , devenue déja plus sombre , ce n'étoit
plus qu'une scène de tumulte et de bruit. - « O vous , ri
« vaux superbes , dit Télémaque , qui briguez la main de
❝ ma mère , reprenez vos places ; point de cris , point de
« vociférations ; écoutons en silence ces chants dignes d'être
« entendus des Dieux ! Demain , nous nous réunirons dans
" la place publique ; là je vous déclarerai qu'il faut sortir de
«
« ce palais . Cherchez ailleurs des repas et des fêtes . Allez ,
408 L'ODYSSÉE .

« tour à tour , les uns chez les autres , dévorer vos ri


«< chesses. Si vous croyez qu'il vaut mieux , qu'il est plus
་་ digne de vous de consumer mon héritage , faites , consu

« mez-le. Moi , j'invoquerai les Dieux immortels ; je con


«< jurerai Jupiter de vous payer d'un juste retour ; je lui
" demanderai que vous périssiez sans vengeance , dans ce
" palais même que désolent vos excès. »
Il dit ; tous se mordent les lèvres , étonnés de ce ton
d'empire , et de l'audace de ce discours.
.« Télémaque , dit Antinoüs , fils d'Eupithée , certes , les
" Dieux t'ont appris un langage bien altier , et ont fait de
<< toi un terrible harangueur. Que jamais Jupiter ne t'ap
" pelle à régner sur Ithaque et à t'asseoir au trône de tes
( pères !
- (( Antinoüs , lui répond Télémaque , dusses-tu t'en ir
« riter , je dirai hautement ce que je pense . Oui , si Jupiter
« le veut , j'oserai m'asseoir sur ce trône ; crois-tu donc
( qu'il soit si malheureux de régner? Un mortel , dès qu'il
est roi, l'opulence est dans sa maison ; il est entouré du
« respect et des hommages des mortels ; mais il est en
Ithaque bien d'autres citoyens qui peuvent prétendre
(« à ce haut rang. Qu'un autre règne , si Ulysse n'est
" plus. Moi , je serai du moins , je serai roi dans ma mai
« son , je commanderai aux esclaves que mon père m'a
« laissés . >>
Eurymaque , un fils de Polybe , prend la parole à son
tour : « Qui régnera en Ithaque , c'est le secret des Dieux .
«< Toi , Télémaque , tu jouiras de ta fortune , tu régneras

<< dans ta famille ; tant qu'Ithaque aura un gouvernement


« et des lois , personne n'osera , malgré toi , attenter à tes
« biens. Mais je veux t'interroger sur cet étranger. D'où
(( vient-il , quel est son pays , sa famille , le lieu de sa nais
«< sance? Te donne-t-il des nouvelles de ton père absent
«" depuis si long-temps ? Vient-il réclamer une somme qui
<< lui est due ? Comme il a disparu tout-à-coup , sans oser se
CHANT I. 409

« faire connoître ! Et pourtant il n'a point l'air d'un homme


« obscur.
-« Eurymaque , lui répond le fils d'Ulysse , il cst trop
" vrai qu'il n'est point de retour pour mon père. Je n'en
« crois point de vains bruits ; je n'écoute point ces devins que
« chaque jour ma mère appelle dans ce palais et se plaît à
« consulter. Cet étranger vient de Taphos ; c'est un hôte
« de ma famille ; c'est Mentès , le fils du belliqueux Anchia
« lus. Il commande aux Taphiens , fameux par leur science
« dans la navigation . >>
On reprend la musique et la danse , en attendant que la
Nuit commence sa carrière. Bientôt elle s'avance sur son
char d'ébène ; tous retournent dans leurs foyers chercher
le sommeil et le repos.
Télémaque se retire dans un pavillon superbe , qui fut
construit pour lui , et d'où la vue embrasse tous les objets
d'alentour. Il y porte les pensées tumultueuses dont son
ame est agitée. Devant lui marche Euryclée , portant deux
flambeaux allumés , Euryclée , une fille d'Ops , fils de Pisé
nor. Jadis Laërte l'acheta à la fleur de ses ans , et la paya
de vingt bœufs . Elle fut dans son palais honorée à l'égal de
sa vertueuse épouse ; toujours son maître respecta sa pu
deur , et craignit de blesser les droits de l'hyménée. De
toutes les femmes du palais , elle étoit la plus tendrement
attachée à Télémaque ; c'étoit elle qui avoit élevé son en
fance.
Il ouvre la porte , s'asseoit sur sa couche , dépouille ses
vêtements , et les remet à la fidèle Euryclée . Elle les ploie
d'une main attentive , et les suspend auprès de son lit. Elle
sort ensuite , tire la porte à l'aide d'un anneau d'argent ;
puis , avec une courroie , fait mouvoir le verrou qui la fixe
et l'arrête. Toute la nuit Télémaque , couvert d'une étoffe
moelleuse , occupe sa pensée du voyage que Minerve lui a
prescrit.
410 L'ODYSSEE.

CHANT DEUXIÈME .

La fille du Matin , l'Aurore aux doigts de rose , a ouvert


les portes de l'Orient. Le fils d'Ulysse se lève , revêt ses ha
bits , ceint son épée , attache à ses pieds délicats une bril
lante chaussure , et sort de son appartement tout rayonnant
de jeunesse et de beauté. Aussitôt il ordonne à ses hérauts
d'aller , de leurs voix éclatantes , appeler les citoyens à la
place publique. Ils proclament ses ordres , et soudain le
peuple se précipite , à longs flots , dans les rues.
Quand ils sont réunis , Télémaque part du palais ; deux
chiens , sa garde fidèle , suivent ses pas ; la Déesse a ré
pandu sur toute sa personne une grace divine. Il entre; tous
les regards se fixent sur lui. Les vieillards sur son passage
s'écartent d'un air respectueux , et il va s'asseoir où sié
geoit son père.
Le généreux Égyptius demande le premier la parole ,
Égyptius est courbé sous le poids des ans ; mais son esprit
brille encore des plus vives lumières. Antiphus , le plus
chéri de ses fils , étoit allé avec Ulysse aux rivages Troyens ;
mais l'affreux Cyclope l'avoit immolé dans son antre sau
vage , et il en avoit fait son dernier repas. Trois autres lui
restoient encore ; Eurynome , l'un d'eux , étoit au nombre
de ceux qui aspiroient à la main de la reine. Les deux autres
cultivoient les champs de leur père. Toujours la douleur
dans l'ame , et les yeux chargés de larmes , d'une voix
presque éteinte : « Enfants d'Ithaque , dit le vieillard , écou
« tez-moi : nous n'avons eu ni réunion , ni assemblée de
" puis qu'Ulysse , sur ses vaisseaux , a quitté nos rivages.
" Qui donc nous convoque aujourd'hui? Jeune ou vieux ,
" quel motif le force à nous assembler ? Auroit-il appris le
"་་ premier la marche d'une armée ennemie ? Viendroit-il
" nous en donner des indices certains ? Vient-il nous éclai
CHANT II. 411
« rer sur quelque autre objet d'intérêt public ? S'il peut ser
« vir l'État , j'applaudis à son zèle , que Jupiter daigne con
« duire à une heureuse issue les projets que lui inspire l'a
« mour de la patrie. >>>
Il dit ; à ce discours , l'espoir luit au cœur de Télémaque.
Il se lève , impatient de parler. Il est debout au milieu de
l'assemblée. Un héraut , le sage Pisénor , lui met un sceptre
à la main. Les regards tournés sur Égyptius : « O vieillard !
« il n'est pas loin celui qui a convoqué nos citoyens. Ma
douleur et mes chagrins m'y ont condamné. Je ne viens
" point vous révéler la marche d'une armée ennemie , et
« vous dire ce que j'en aurois appris le premier ; je ne viens
" point vous parler d'un autre objet d'intérêt public. C'est
« de moi , c'est des malheurs de ma maison que je veux
« vous entretenir : un double malheur. J'ai perdu le meil
« leur des pères , qui régna jadis sur vous , et fut pour vous
" mêmes le père le plus tendre ; et ce qui est plus affreux
« encore , ce qui bientôt anéantira ma famille , ce qui con
« sumera toute ma fortune , on poursuit ma mère , on veut
« la forcer à un nouvel hyménée. On le veut ; et ce sont les
« fils de nos citoyens les plus distingués. Ils n'osent s'adres
« ser à Icarius son père , et lui demander de lui donner une
« nouvelle dot , et de la remettre à l'époux qu'elle voudra
« choisir , et que préférera son cœur. Mais chaque jour ils
« inondent mon palais , égorgent mes bœufs , dévorent mes
་་ troupeaux , et , dans de perpétuelles orgies , épuisent mes
« celliers. Tout périt. Il n'est plus d'Ulysse pour nous dé
« fendre de leurs excès ; et moi , je ne puis rien opposer à
« leur violence. Je n'ai que la foiblesse de mon âge , et des
« bras sans vigueur. Ah ! si j'en avois le pouvoir , je saurois.
repousser leur audace ; car enfin , il n'est plus de terme
« à leurs injures. La ruine de ma maison est votre opprobre
" à vous-mêmes. Pouvez-vous n'en être pas indignés ?
« Pouvez-vous n'en pas rougir aux yeux de nos voisins ?
་་ Craignez la colère des Dieux ; craignez que , par un juste
412 L'ODYSSÉE .
« retour , ils ne fassent retomber sur vous les maux dont
« vous me laissez accabler. Je vous en conjure au nom du
« Maître de l'Olympe , au nom de Thémis , qui forme et
་་ rompt nos assemblées... Mais non , retirez-vous de moi ,
« mes amis ; laissez-moi seul à ma douleur. Si Ulysse , si
« mon père , démentant ses vertus , a jamais fait du mal à
<< la Grèce , vengez-vous , rendez-moi haine pour haine ;
་་ encouragez leur insolence ; ou plutôt venez vous-mêmes
« me ravir ce que j'ai de plus précieux , et dévorer le pro
« duit de mes domaines. Si vous le faisiez , il me resteroit
« quelque espoir. J'irois dans tout Ithaque réclamer votre
« justice , et vous redemander les biens qui m'auroient été
་་ ravis , jusqu'à ce que tout m'eût été rendu. Mais , hélas !
<< vous m'abandonnez à des maux sans remède et sans
« espoir. »
Ainsi parloit Télémaque avec l'accent de la colère. Des
larmes coulent de ses yeux ; il jette son sceptre à terre. La
pitié s'empare de tous les cœurs ; partout règne le silence ;
personne n'ose repousser par des duretés l'amertume de
ses plaintes. Le seul Antinous éclate à la fin : « Télémaque,
" dit-il , avec ton langage altier et ta fougueuse éloquence ,

« que viens-tu nous outrager ? Tu veux peut-être nous


« vouer à l'opprobre. Mais ce ne sont pas les fils des Grecs
« que tu dois accuser ; c'est ta mère et ses artifices. Trois
<< ans sont passés , et bientôt le quatrième , depuis qu'elle
« se joue de notre crédulité ; elle donne des espérances à
«་་ tous , à tous des promesses , et puis des messages ; mais
« dans son cœur elle nourrit bien d'autres desseins .

« Pour dernière ruse , elle ourdit dans son palais une toile
" immense ; puis un jour elle nous dit : O vous ! jeunes ri

« vaux qui aspirez à me plaire , sans doute Ulysse n'est


་་ plus. Mais , pour me presser de former de nouveaux
་་ nœuds , attendez que j'aie achevé ce tissu que je des

« tine à couvrir les restes du généreux Laërte, quand


« une mort , toujours prématurée , viendra nous le ra
CHANT II. 413
"
vir. Que les femmes de la Grèce n'aient point à me
"
reprocher de n'avoir pas donné du moins un linceul à
« celui qui laissera à mon fils un si riche héritage. Elle
" dit ; et notre franchise crut à sa parole. Tout le jour elle

" travailloit à sa toile , et la nuit , à la clarté des flambeaux ,


« elle défaisoit son ouvrage. Trois ans entiers elle nous a
«< trompés. Enfin , quand les heures eurent amené la qua

trième année , une de ses femmes , confidente de son ar


" tifice , nous révéla son secret. Nous la surprimes détrui
« sant son tissu. Il fallut bien alors terminer son ouvrage.
« Tous mes rivaux vont s'expliquer par ma voix. Sache ,
« que la Grèce tout entière sache ce que nous avons ré
« solu. Remets ta mère à ses parents , et qu'elle s'unisse à
" l'époux qui aura l'aveu de son père , et que préférera son
«< cœur. Mais si , pour fatiguer les fils des Grecs , elle abuse
« encore de ces talents que lui donna Minerve , de ces
« adresses que n'eurent jamais les Tyro , les Alcmènes , les
" Mycèné , ces femmes si vantées chez nos aïeux ( elle les a
« toutes effacées ; mais du moins cette nouvelle ruse n'aura
" pas le succès qu'elle en avoit attendu ) ; tant qu'elle per
« sistera dans ses projets , que sans doute des Dieux enne
<< mis lui ont inspirés , nous ne cesserons de consumer ton
་་ héritage. Elle se sera fait un grand nom , mais elle ne te

« laissera que la misère et les regrets. Nous, nous ne quit


« terons ce palais , nous ne retournerons dans nos foyers ,
« que quand elle sera unie à l'époux qu'elle aura choisi.
- (( Quoi ! Antinoüs , lui répond Télémaque , je chasserois
« de ma maison celle qui m'a donné le jour , celle qui m'a
« nourri de son lait ! Ah ! ne crois pas que jamais j'y con
« sente. Mon père , loin de ces lieux , peut-être vit encore ;
" peut-être il a cessé de vivre . S'il m'est rendu , de quel front
་་ oserois-je me montrer à ses regards , coupable d'un crime
" si odieux ? Vivant , il me puniroit ; mort , ses mânes venge
« roient la nature offensée. Ma mère , arrachée de ce palais ,
" invoqueroit les Furies ; j'aurois à redouter la justice des
414 L'ODYSSEE.

<< hommes et la colère des Dieux . Et puis encore, il fau


44 droit avec elle rendre à Icarius tous les trésors qu'il lui
« donna le jour de son hyménée. Non , jamais je ne pro
<< noncerai cet exécrable arrêt.
<< Mais vous , dussiez-vous m'accabler de votre haine ,
« sortez de ce palais, allez chercher d'autres festins ; allez ,
« tour à tour, dans vos maisons , vous donner à vos dépens
« des repas et des fêtes.
« Si vous croyez qu'il vaut mieux, qu'il est plus digne de
« vous, de dévorer la fortune d'un seul , faites ; moi , j'invo
" querai les Dieux immortels ; je demanderai à Jupiter qu'il

« vous paie d'un juste retour, et que dans ce palais même


« vous périssiez tous sans laisser de vengeurs. >>
Il dit ; soudain, à un mouvement des sourcils de Jupiter,
deux aigles s'élancent du sommet de la montagne. Soute
nus par les vents , les ailes étendues , ils volent d'abord l'un
à côté de l'autre. Bientôt ils planent au-dessus de l'assem
blée , qui s'agite et se trouble. Là , tournant , tournant , ils
battent l'air à coups pressés , les yeux fixés sur toutes les
têtes ; d'un regard menaçant ils annoncent la mort ; enfin ,
ils s'abattent sur les plus élevés , leur déchirent le col et les
joues , puis , s'envolant sur la droite , traversent les rues ,
traversent la ville , et fuient loin des remparts. A cet as
pect , tout frémit ; tous les cœurs se remplissent de sinistres
pressentiments.
Le vieil Alithersès , fils de Mastor, qui , mieux qu'aucun
autre mortel , savoit interpréter le vol et le langage des oi
seaux , Alithersès s'écrie : « Écoutez , enfants d'Ithaque ,
" écoutez ce que je vais vous révéler. C'est surtout à ces
<< jeunes rivaux que je m'adresse ; c'est eux que menacé un
་་ funeste avenir. Ulysse ne sera plus long-temps séparé de

« ses amis. Il approche. Dans ses mains est la destinée et la


<< mort. Bien d'autres encore seront frappés. Songeons ,
« songeons à prévenir le coup qui s'apprête. Mettons un
« terme à ces excès. Qu'eux-mêmes s'arrêtent ; c'est pour
CHANT II. 415
<< eux le parti le plus sûr. Ce n'est point ici le rêve d'un
« homme aveugle et sans expérience. Je vous dis ce que
« me révèle une science trop certaine. Les temps sont ac
« complis . Tout ce que j'avois prédit à Ulysse quand les
« Grecs partirent pour Troie , et lui-même avec eux , va se
« vérifier. Je lui prédis qu'après de longs malheurs , après
« avoir perdu tous ses compagnons , après vingt ans d'ab
« sence , il reviendroit inconnu dans sa patrie ; et tout va
" s'accomplir.
- (( Vieillard , lui dit Eurymaque, fils de Polybe , va dans
« tes foyers porter tes vaines prédictions à tes enfants. Va
« les garantir de tous les malheurs que tu imagines. Je sais
« mieux que toi présager ce qui doit être. Bien des oiseaux
« volent sous les rayons du soleil ; mais il n'est pas donné
« à tous d'être les interprètes des destinées . Ulysse est en
« core loin de ces lieux . Que ne périssois-tu avec lui ! tu ne
་་ viendrois plus nous fatiguer de tes vieilles illusions ; tu
«< n'irriterois plus la colère de Télémaque pour enrichir ta
« maison des dons que tu attends de sa crédulité . Mais je
« te prédis ( et ma prédiction ne sera pas vaine ) , si avec ta
«་ prétendue science tu continues de tromper sa jeunesse , il
« en sera la première victime ; et toi , tu ne réussiras point
« dans tes projets . Nous t'imposerons une sévère amende ;
« tu la paieras quoi qu'il t'en coûte ; et il ne te restera que
e ets . Moi , je donnerai à mon tour un conseil
« hont et regr
<<
à Télé maqu e : qu'il invite sa mère à rentrer dans sa fa
«<
nts lui fassent une dot digne de leur
" mille ; que ses pare
« fortune et de leur tendresse : jusque là les fils des Grecs
<< ne cesseront point leur poursuite . Nous ne craignons per
« sonne , ni Télémaque , ni ses longues harangues . Nous
« nous moquons de tes folles prédictions ; elles ne feront
« que te rendre plus odieux . Oui , nous dévorerons sa for
«་་ tune , nous la dévorerons sans retour ; tant que Pénélope
« amusera la Grèce de son hyménée , toujours épris de ses
vertus , dans une vaine attente , nous nous disputerons sa
416 L'ODYSSÉE.
" main , et nous ne porterons point nos vœux à d'autres
« femmes , qui , sans elle , seroient dignes de les fixer.
- Eurymaque , lui répond le fils d'Ulysse , et vous ses
«< nobles rivaux , je ne vous adresse plus de prières. Je ne
« vous fatigue plus de mes discours. Les Dieux et les Grecs
<< ont entendu mes plaintes et connoissent vos injures. Du
<< moins donnez-moi un vaisseau et vingt rameurs pour
« parcourir les mers. Je vais à Sparte , je vais à Pylos, pour
«< interroger les humains sur le sort de mon père , ou cette
« voix qui sort du sein de Jupiter , et révèle aux mortels les
a secrets qui les intéressent.
« Si j'apprends qu'Ulysse vit , si je puis espérer son re
" tour , je passerai encore une année dans une douloureuse
<< attente ; s'il a cessé de vivre , je reviens dans ma patrie ;
« je lui élève un monument ; je lui rends les honneurs fu
« nèbres que je dois à sa mémoire , et je remets ma mère
« dans les bras d'un autre époux. >> 1
Il dit , et s'assied . Après lui Mentor se lève , Mentor,
l'ami , le confident d'Ulysse. Ulysse , en partant , lui avoit
confié le soin de sa maison ; ces soins lui répondoient de sa
fortune, et tout lui devoit obéir.
Inspiré par son vieil attachement : « Enfants d'Ithaque ,
" écoutez , s'écrie-t-il , écoutez ce qu'un devoir sacré m'or

« donne de vous dire . Que désormais il n'y ait plus de roi


^ qui s'occupe du bonheur de ses sujets ; qu'aucun n'ait
« pour eux ni douceur , ni tendresse , ni pitié ; que tous ne
<< soient plus que des oppresseurs et des tyrans. Ulysse est
« oublié de ses peuples , Ulysse qui fut pour eux le plus
« tendre des pères. Ce n'est point de cette jeunesse ardente
« et ambitieuse que je me plains : qu'entraînée par des de
« sirs aveugles , elle se livre à d'injurieux excès ; c'est au
«< péril de leur vie , c'est dans l'espoir qu'Ulysse ne revien

« dra plus , qu'ils dévorent l'héritage de son fils et briguent


« la main de notre reine. Mais vous , peuple d'Ithaque , c'est
« contre vous que je m'indigne. Vous restez muet ; et, tout
CHANT II. 417
« nombreux que vous êtes , vous n'osez pas , d'un mot , ré
་ primer ce misérable troupeau. -Insolent Mentor, lui dit
" Léocrite , fils d'Événor , pauvre imbécille , que viens-tu
«< contre nous soulever le peuple d'Ithaque ? Tout nombreux
" qu'il est , il lui en coûteroit cher s'il osoit troubler nos
« fêtes. Ulysse lui-même , s'il reparoissoit , si , quand nous
« sommes assis à cette table , il vouloit nous chasser de son
«< palais , sa femme , tout impatiente qu'elle est de le re
་་ voir, ne s'applaudiroit pas de son retour ; et dans un com
« bat inégal, il trouveroit la honte et la mort. Toi , tu parles
« au hasard , sans mesure et sans réflexion . Vous , peu
" ple , que chacun retourne à ses travaux. Pour lui , Men
« tor et Alithersès , les vieux amis de son père , lui ménage
« ront les moyens de faire son voyage. Mais plutôt, je crois
« que long-temps encore il se morfondra dans Ithaque à at
« tendre des nouvelles , et que jamais il ne fera les courses
«< qu'il annonce. »
Il dit ; l'assemblée se disperse à sa voix ; tous les citoyens
rentrent dans leurs foyers. Les prétendants retournent au
palais . Télémaque , loin d'eux , s'en va au rivage de la mer,
baigne ses mains dans les flots , et adresse à Minerve cette
prière « Entends ma voix , ô Divinité secourable , qui dai
<< gnas hier visiter notre demeure et m'ordonnas d'aller sur
« un vaisseau , à travers les ondes , chercher les traces de
« mon père et m'informer de sa destinée ! Le peuple me dé
་་ laisse , ces superbes rivaux m'outragent et se jouent de

« mon impuissance. >>


Il dit , et soudain Minerve est à côté de lui ; elle a pris et
les traits et la voix de Mentor : « Télémaque , lui dit-elle ,
<< tu ne seras point un homme vulgaire et sans génie. Si un
« rayon de l'ame d'Ulysse a pénétré dans la tienne ; si
« comme lui tu fus doué du talent d'agir et de parler, ce
« voyage que tu médites aura son cours et ne sera point
<< sans succès. Si tu n'étois pas le fils d'Ulysse et de Péné
" lope , je ne croirois point l'accompliss
à ement de tes pro
27
418 L'ODYSSÉE .
" jets. Il est bien peu d'enfants qui égalent leurs pères ; il
«< en est bien moins qui les surpassent ; presque tous dé
<< génèrent. Mais je retrouve en toi ce caractère de sagesse
«< qui brilloit dans Ulysse. J'en conçois l'heureux espoir que
« tu achèveras ton ouvrage. Laisse , laisse à ses vains pro
jets , à ses folles pensées , cette jeunesse injuste , impru
« dente. Elle ne voit pas la mort qui déja plane sur sa tête,
« et cette noire destinée qui les condamne tous à périr dans
« le même jour et d'un commun trépas. Pour toi , le voyage
« que tu médites n'est plus incertain , ni éloigné. C'est moi,
« c'est l'ami de ton père qui t'en répond. Moi-même je te
" trouverai un vaisseau , je t'accompagnerai moi-même.
« Retourne au palais , remontre-toi au milieu de ces pré
"( tendants , et hâte les apprêts de ton départ. Rassemble
<< des provisions , du vin dans des amphores , de la farine
« la plus pure dans des outres soigneusement fermées ; moi,
«< je vais dans Ithaque te chercher des compagnons qui
« veuillent s'associer à tes desseins. Des vaisseaux nom
« breux sont dans le port ; je choisirai le meilleur ; et ,
་་ fourni de ses agrès , nous le lancerons à la mer. »

Ainsi parle la fille de Jupiter . Télémaque , prompt à obéir


à sa voix , retourne au palais , le cœur encore rempli d'a
mertume il y trouve les prétendants tout entiers aux ap
prêts du repas des chevreaux sont égorgés , des sangliers
fument sur la paille embrasée .
Eurynome aperçoit Télémaque. Il va droit à lui , un rire
malin sur les lèvres , et le prenant par la main : « Allons ,
" dit-il , discoureur altier , fougueux caractère , ne médite
་་ plus contre nous de sinistres desseins. Ne nous gourmande
(( plus de tes harangues . Mange , bois comme tu faisois na
" guère ; laisse faire à nos citoyens : ils vont s'empresser à
" te fournir un vaisseau et des rameurs choisis pour te con
" duire à Pylos , et te mettre sur les traces de ton père.
<< Antinous ! lui répond Télémaque , je ne puis plus
་« partager vos orgies . Je n'y trouve ni plaisirs ni repos. Ne
CHANT II . 419

" vous suffit-il pas d'avoir jusqu'ici dévoré mon héritage?


" J'étois un enfant ; aujourd'hui je suis homme ; j'écoute ,
" je m'instruis ; mon ame et mes facultés se développent.
«< Que je reste ici , que j'aille à Pylos , partout , et de tout
" mon pouvoir, j'appellerai sur vous la main du Destin....
« Oui , je partirai ; il ne sera pas vain ce projet de voyage.
« Je n'aurai de vous ni vaisseau ni rameurs. Vous croyez y
« gagner... J'irai , passager obscur, sur un vaisseau de com
« merce... » Il dit , et sans peine il retire sa main de la main
d'Antinoüs . Cependant les prétendants hâtent les apprêts
du repas ; mais , au milieu de ces soins , ce sont encore des
sarcasmes , des plaisanteries amères : « Télémaque , dit
་་ l'un , vraiment , c'est un égorgement qu'il nous travaille.
« De Pylos ou de Sparte il arrivera des braves pour le se
« conder. Peut-être il va aux champs féconds d'Éphyre
« chercher de mortels poisons. Il en jettera dans un cra
" tère , et nous voilà tous perdus. - - Eh ! qui sait ? dit un
་ autre , peut-être sur un vaisseau il ira , comme Ulysse ,
<< trouver la mort loin des siens. Il nous épargneroit bien
des peines ; nous partagerions sa fortune , nous laisse
« rions ce palais à sa mère et à l'heureux rival qui fixeroit
« son choix . »
Cependant Télémaque se rend sous une voûte profonde ,
où sont entassés des monceaux d'or et d'airain , des étoffes
précieuses , et des huiles parfumées. Là , contre les mu
railles , sont rangés , avec ordre , des tonneaux remplis d'un
vin pur , digne d'être servi à la table des Dieux . Ils atten
doient Ulysse , s'il pouvoit un jour , après ses longs travaux ,
rentrer dans sa patrie. Une double porte , sous deux clefs ,
en défendoit l'entrée. Nuit et jour, la fidèle Euryclée , fille
de Pisénor, veilloit sur ce dépôt confié à sa garde.
Télémaque l'appelle : « Ma bonne Euryclée , dit-il ,
" prends-moi de ce vin délicieux que tu gardes pour ton
<< malheureux maître , si jamais , échappé à la mort et à la
destinée , il peut revenir dans ses foyers . Remplis- m'en
27.
420 L'ODYSSÉE .
douze amphores , et qu'elles soient exactement bouchées.
་་ Mets-moi , dans des outres bien cousues , vingt mesures
« de la fleur de farine la plus pure ; garde cet ordre pour
« toi seule ; que tout soit bientôt prêt. Ce soir, je viendrai
<< tout enlever, lorsque ma mère , rentrée dans son appar
" tement , voudra se livrer au sommeil . Je vais à Sparte et
« à Pylos pour découvrir quelques traces de mon père , et
་ m'éclaircir sur son retour. »
Il dit ; Euryclée pousse un cri de douleur , et d'une voix
entrecoupée de sanglots : « O mon fils ! mon cher fils ! dit
elle , pourquoi cette étrange idée ? Fils unique et si ten
« drement aimé , où veux-tu aller te perdre dans ces con
« trées lointaines ?Le divin Ulysse ! hélas ! il a péri sur une
« terre inconnue.... Si tu pars , ils iront sur tes traces , te
«་་ prendront dans leurs piéges , te feront périr toi-même ,
« et partageront tes dépouilles ; reste ! ah ! reste au sein de
« ta famille ; et ne va pas sur cette mer indomptée t'égarer
" et te perdre !
- (( Rassure-toi , lui répond Télémaque , rassure-toi , ma
« chère Euryclée ; ce dessein n'a point été formé sans l'a
« veu des Dieux . Mais jure-moi que tu n'en révéleras rien
« à ma mère avant que la onzième ou la douzième aurore
« ne ramène le jour ; ou qu'instruite d'ailleurs de mon dé
« part , elle ne t'interroge et ne te force à parler . Je crain
" drois que , dans sa douleur , elle ne s'abandonnât aux
« larmes et n'outrageât son visage. >>
Il dit; Euryclée atteste les Dieux et prononce le redouta
ble serment ; puis aussitôt elle remplit les amphores de vin,
et les outres de farine. Télémaque rentre dans la grande
salle , et se remontre aux prétendants.
La Déesse , à son tour, se livre à d'autres soins . Sous
les traits de Télémaque , elle parcourt toute la ville , aborde
les jeunes citoyens qu'elle rencontre , leur communique ses
desseins , et les presse de se rendre au vaisseau quand la
nuit aura déployé ses voiles . Elle avoit demandé un vais
CHANT II. 421

seau à l'illustre Noémon , fils de Phronius , et il le lui avoit


promis avec empressement.
Le soleil se couche dans les ondes , et les ombres descen
dent dans les rues. La Déesse a lancé le vaisseau à la mer ;
les rames , les voiles , les cordages , tout ce qui sert à équi
per un vaisseau , elle y a tout rassemblé. Elle le fixe dans la
partie la plus reculée du port.
Une jeunesse empressée accourt auprès d'elle , et par ses
discours elle échauffe leur ardeur. Cependant elle médite
un nouvel artifice. Elle retourne au palais , et fait descendre
le doux sommeil sur les prétendants . Leurs pensées s'éga
rent , les coupes tombent de leurs mains , leurs paupières
se ferment , et d'un pas incertain ils vont dans leurs de
meures se livrer au sommeil qui les oppresse.
Minerve , reprenant la figure et la voix de Mentor , ap
pelle Télémaque : « Les rameurs sont prêts , lui dit-elle , et
« n'attendent que ton signal. Partons , ne différons plus un
« voyage nécessaire. » Elle dit , et , d'un pas rapide , elle
marche la première . Télémaque s'avance sur ses traces.
Ils arrivent au vaisseau : ils ont trouvé sur le rivage la
troupe rassemblée .
«< Allons , dit Télémaque , allons , amis , prendre nos pro
visions. Toutes sont réunies au palais. Ma mère ignore
« mon départ ; toutes ses femmes l'ignorent . Une seule est
« dans le secret de mon voyage. » Il dit , et part : tous le
suivent. Bientôt les vivres sont apportés et déposés dans le
vaisseau. Télémaque y monte. La Déesse y étoit montée la
première ; elle s'assied sur la poupe , et le fils d'Ulysse au
près d'elle . Déja les liens ne tiennent plus le vaisseau atta
ché au rivage ; déja les matelots sont embarqués , et , la
rame à la main , sont assis sur les bancs. Soudain à l'ordre
de Minerve , souffle un vent propice , un doux zéphyr. La
mer frémit et murmure. Télémaque donne le signal du geste
et de la voix ; tout s'émeut ; le mât se dresse et s'affermit sur
sa base ; les cordages se fixent et s'attachent aux deux cô
422 L'ODYSSÉE .

tés du vaisseau ; la voile s'enfle ; la nef glisse légèrement sur


la surface humide : l'onde qu'elle sillonne étincelle et mu
git sous le poids qui la presse ; les rames reposent inutiles :
des cratères sont remplis d'un vin pétillant ; des libations
sont offertes aux Dieux immortels , et surtout à la fille du
Maître des Dieux . Le vaisseau a vogué toute la nuit ; il vo
gue encore aux premiers rayons du jour .

CHANT TROISIÈME .

Le soleil , sorti du sein des eaux, s'élance dans les célestes


plaines , pour porter la lumière aux Dieux , et éclairer sur
la terre les travaux des mortels . Le vaisseau touche aux rives
où s'élève la superbe Pylos , la ville de Nélée. Les Pyliens ,
rassemblés aux bords de la mer , offroient des taureaux noirs
au Dieu qui de son trident fait trembler la terre . Cinquante
tables étoient dressées , autour de chaque table étoient assis
cinquante Pyliens ; sur chaque table neuf bœufs devoient
être servis. Déja on a goûté des entrailles des victimes ; déja ,
pour honorer le Dieu , les cuisses fument sur les autels .
Le vaisseau aborde ; on l'attache au rivage. Minerve des
cend à terre , et Télémaque après elle. La Déesse rompant
le silence la première : « O Télémaque , dit-elle , il ne faut
<< plus ici la timidité d'un enfant. Tu as bravé les tempêtes
« pour chercher ton père , pour découvrir quels lieux le ca
(< chent , et quelle est sa destinée. Va droit à Nestor ; sa
« chons ce que nous pouvons attendre de sa prudence ; con
་་ jure-le de te dire ce qu'il sait par lui-même , ou ce qu'il a
« appris par d'autres. Le sage Nestor ne voudra pas te
« tromper. - O Mentor ! lui répond Télémaque , et com
« ment oserois-je l'aborder? par où commencer ? Si jeune
« encore et sans expérience , je tremble d'interroger un
homme plus âgé que moi.
CHANT III . 423

- « O Télémaque ! tu trouveras en toi-même une partie


« de ce que tu dois dire , le Ciel t'inspirera le reste ; les
« Dieux ont protégé ta naissance , ils ont veillé sur ton
" éducation . "}

La Déesse avance à pas redoublés ; Télémaque la suit.


Déja ils sont au milieu des Pyliens : là , Nestor est assis
avec ses fils ; autour d'eux se font les apprêts du repas ; les
viandes sont pressées dans de larges chaudières , ou fument
à l'ardeur de foyers embrasés.
A l'aspect des deux étrangers , on court , on se presse
autour d'eux , on leur tend les bras , on les invite à s'as
seoir. Pisistrate , un fils de Nestor , s'avance vers eux le pre
mier, les place entre son père et Thrasymède son frère , sur
des peaux qui couvrent le sable. Il leur présente des en
trailles des victimes , leur verse du vin dans une coupe d'or,
et d'un ton respectueux s'adressant à Minerve : « O étran
" ger ! lui dit-il , offre tes vœux au Dieu dont nous célé
« brons la fête. Quand tu lui auras rendu l'hommage que
« tu lui dois , tu remettras la coupe à ton jeune compa
« gnon , afin qu'il s'acquitte du même devoir. Sans doute
« il adore aussi les Dieux ; tous les mortels ont besoin de
« leur appui. Il est plus jeune que toi , il est de mon âge ;
« aussi c'est par toi que j'ai dû commencer. »
Il dit , et remet la coupe aux mains de la Déesse ; elle voit
avec joie le juste hommage qu'il rend aux droits de l'âge ,
et , s'adressant au Dieu des mers : « O Neptune , ô toi ,
"« dit-elle , qui embrasses la terre de ton humide ceinture ,

« écoute ma prière. Répands les rayons de la gloire sur


" Nestor et sur ses fils ; récompense la piété des Pyliens ;

« donne à Télémaque et à moi de rentrer dans notre patrie


" après avoir heureusement rempli l'objet qui nous amène
« en ces lieux. »
Après avoir prononcé cette prière et offert des libations
à l'Immortel , la Déesse remet la coupe à Télémaque , Télé
maque à son tour s'acquitte du même devoir.
424 L'ODYSSÉE .

Les viandes sont dépecées , les tables en sont couvertes ,


et le festin commence. Quand la faim est calmée , quand la
soif est éteinte : « C'est à présent , dit Nestor , c'est après
" avoir satisfait aux lois de l'hospitalité , que nous pouvons

«< contenter un desir curieux . Qui êtes-vous , ô étrangers ?


« de quelle contrée êtes-vous sortis ? quel intérêt , quelle
་་ spéculation vous amènent? ou bien , comme des aventu
к riers , courez-vous les mers, exposant votre vie et portant
« le malheur sur des rives étrangères ? »
La Déesse a mis au cœur de Télémaque une noble assu
rance ; elle lui a donné le courage nécessaire pour interro
ger Nestor sur la destinée de son père , et pour se faire une
grande renommée. Télémaque rempli d'une confiance qui
jusque là lui avoit été inconnue : « O fils de Nélée ! dit-il , ô
« noble appui de la Grèce ! tu nous demandes de quelle con
«< trée nous sommes sortis ; je te le dirai sans détour : nous
« venons d'Ithaque ; ce n'est point un intérêt public ; c'est
« un intérêt privé qui nous amène . Je cherche les traces
« d'un père absent depuis long-temps ; je viens redemander
" Ulysse dans les lieux où sa gloire est parvenue.
On dit
<< que , combattant avec toi , il eut comme toi l'honneur de

« renverser les murs de Troie . Tous les autres Grecs , qui


" ont fait avec vous cette funeste guerre , on sait en quels

« lieux ils ont trouvé la mort ; mais de la mort d'Ulysse ,


«< Jupiter n'en a rien révélé ; personne ne peut dire dans
་ quel temps , dans quel lieu il a péri ; si sur la terre il a suc
« combé sous une force ennemie , ou s'il a été englouti dans
« l'abîme des mers.
་ Voilà ce qui m'amène à tes genoux . Je t'en conjure ,
« dis-moi de sa destinée ce que tu en as vu de tes yeux , ce
« que d'autres ont pu t'en apprendre. Hélas ! sa mère lui
« donna le jour pour être le plus infortuné des mortels . Ne
« flatte point ma douleur ; que ta pitié ne ménage point ma
" sensibilité ; dis - moi ce que tu as vu , ce que tu sais ; dis-le
"L
moi sans l'affoiblir . Si jamais , dans les champs d'Ilion ,
CHANT III. 425
« mon père , le vertueux Ulysse , ou par ses actions , ou par
« ses paroles , justifia ton amitié , daigne , je t'en conjure ,
" daigne t'en souvenir, et ne me dissimule rien.

- « O mon ami ! que de malheurs tu rappelles à ma


" mémoire ! combien nous en éprouvâmes aux champs de

Troie ! Combien , errants sur mer à la suite d'Achille ;


་་ pour enrichir nos guerriers ! combien , sous les murs de
" Priam , où périrent tant de héros , la fleur de notre armée !

« Là tombèrent , et le vaillant Ajax , et le terrible Achille ,


« et le divin Patrocle ; là , mon fils , mon cher fils , mon
"<
Antiloque , si léger à la course , si fier dans les combats....
« Combien d'autres revers encore ! Eh ! qui pourroit en ra
« conter la déplorable histoire ? Quand tu passerois ici cinq
« ans , six ans à m'interroger sur ces tristes aventures , fati
་ gué de mes récits , tu retournerois dans ta patrie avant
<< qu'ils fussent achevés.

<< Pendant neuf ans entiers , nous usâmes autour de cette


«< cité fameuse toutes les ruses de la guerre , tous les secrets
« de la politique ; à peine Jupiter put enfin couronner nos
« longs travaux. Là , personne en talents n'eût osé s'égaler
« à Ulysse ; en adresse , en génie , tous pour leur maître

« reconnoissoient Ulysse.... ton père. Mais est-il bien vrai


« que tu sois son fils ! L'étonnement me saisit à ta vue :
« oui , ce seroit là son langage : si jeune , il n'y a que le fils
« d'Ulysse qui puisse ainsi parler. Dans les assemblées ,
« dans les conseils , partout où nous étions , Ulysse et moi ,
"« c'étoit toujours entre nous un accord parfait de senti
« ments et de langage ; toujours un même but , le bonheur
" et la gloire de la Grèce.
" Après la chute de Troie , nous rentrâmes dans nos
< vaisseaux : une divinité ennemie nous dispersa . Jupiter
«
« avoit arrêté que le retour des Grecs dans leur patrie se
« roit funeste : tous n'étoient pas justes ; tous ne prenoient
« pas la raison pour guide ; aussi un grand nombre périrent
" victimes du courroux de la fille du Maître des Dieux .
426 L'ODYSSÉE.

« Cette Déesse jeta la division entre les deux Atrides.


« Les deux Atrides , sans réflexion et contre les règles ,
« avoient convoqué une assemblée pour l'heure où le soleil
<< termine sa carrière . Les Grecs y vinrent chargés de vin :
" on leur expose le motif qui les a fait rassembler : Méné
«< las veut que tous s'apprêtent à partir et à fendre la plaine
«{་ liquide ; Agamemnon s'y oppose ; il veut retenir l'armée
« et immoler des hécatombes pour désarmer le courroux
« de Minerve. Insensé ! il ne savoit pas qu'il ne fléchiroit
" point la Déesse . Les Dieux ne cèdent point aisément
« aux prières des mortels . Les deux rois s'exhalent en
" injurieux propos ; l'assemblée s'émeut , pousse des cris
« affreux , et se divise en deux partis : toute la nuit nous
« fûmes en proie aux pensées les plus funestes , tout prêts
« à nous armer les uns contre les autres . Jupiter assem
« bloit sur nos têtes les nuages du malheur. Au retour
« de l'aurore , nous lançons nos vaisseaux à la mer , nous
« y chargeons nos trésors , nous y faisons embarquer nos
་" captives.
« Une moitié de l'armée reste avec Agamemnon , l'autre
(< moitié veut partir. Déja nous sommes sur les flots : un
" Dieu aplanit la mer sous nos vaisseaux ; nous touchons à
" Ténédos. Impatients de revoir notre patrie , nous offrons
་་ des sacrifices aux Dieux. Mais Jupiter n'avoit point dé
་་ cidé notre retour. Dans sa colère , il rallume encore une
«< discorde funeste . Ulysse et ses compagnons , pour plaire
« au roi des rois , retournent aux rivages de Troie. Moi ,
་་ trop sûr que le ciel nous prépare de nouveaux malheurs ,
K je fuis avec mes vaisseaux. Le fils de Tydée fuit et en
« traîne ses Étoliens. Plus tard , le blond Ménélas vient se
་་ réunir à nous ; il nous trouve à Lesbos , indécis sur la
« route que nous devions suivre. Nous élèverions-nous au
« dessus de Chios , et nous dirigeant sur Psyrié , la laisse
" rions-nous à notre gauche ? ou prenant au-dessous de
" Chios , côtoierions-nous l'orageux Mimas ? Nous implo
CHANT III. 427
« rons la Divinité et nous lui demandons d'éclairer notre
« route. Le ciel , pour nous sauver, nous inspira de nous
«" diriger droit sur l'Eubée. Un vent propice enfle mes
<< voiles ; nous volons sur la plaine liquide , et dans le cours
« de la nuit nous touchons à Géreste. Là , pour reconnoître
« la faveur du Dieu qui nous a sauvés , nous immolons des
« taureaux à Neptune , et les cuisses des victimes fument sur
« ses autels. Quatre jours s'écoulent encore , et le fils de
« Tydée aborde aux rives d'Argos. Moi , je voguai vers Py
་་ los , et le vent , qu'un Dieu propice avoit accordé à mes
« vœux , me conduisit jusque dans le port.
་་ Ainsi , mon fils , je suis rentré dans mes foyers sans
" savoir qui des Grecs s'est sauvé , qui des Grecs a péri. Ce
« que j'ai appris depuis que je vis tranquille dans ce palais ,
« je te le dirai avec la franchise que je te dois , et je ne te
་ cacherai rien .
«< On dit que le fils d'Achille et ses braves guerriers sont
" heureusement rentrés dans leur patrie ; heureusement
« aussi le fils de Péam , l'illustre Philoctète. Idoménée a
« ramené en Crète tous ceux de ses compagnons qui ont
" échappé à la mort ; la mer ne lui en a ravi aucun. Aga-1
« memnon .... jusque dans ton fle lointaine , tu as su quel
« a été son retour, par quel coup horrible Egisthe a ter
« miné sa vie. Mais le monstre a payé chèrement son au
<< dace et son crime. Heureux qui , en mourant , laisse
«< après lui un fils pour le venger ! Le fils d'Agamemnon a
" dignement puni l'infàme Egisthe , l'assassin de son père.
« Et toi , mon fils ( ton âge et ton air si noble me répon
« dent de toi ) , sois , ô mon fils ! généreux comme lui ,
«< afin que la postérité la plus reculée bénisse ton nom
« comme le sien.
- " O sage vieillard ! dit Télémaque , ô le plus bel orne
« ment de la Grèce ! il a noblement vengé son père ; tout
« l'univers parlera de sa gloire , et les siècles à venir reten
« tiront des hymnes qui lui seront consacrés. Oh ! que les
428 L'ODYSSÉE .
" Dieux ne me donnent-ils aussi de punir les insolents qui
་་ obsèdent ma mère , et , dans leur folle arrogance , our
" dissent chaque jour de nouveaux forfaits ! Mais les Dieux
« ne nous ont pas réservé tant de bonheur à mon père et
«་་ à moi ; il faut subir notre destinée .
- "O mon ami ! lui dit Nestor ( puisque tu as le premier
touché cette plaie) , on dit qu'en effet de nombreux ri
« vaux osent aspirer à la main de ta mère , et , malgré toi ,
« dans ton palais même , trament des complots criminels.
༥ Dis-moi , est-ce que tu ploies lâchement sous leur tyran
་་<< nie ? ou bien le cœur de ton peuple , égaré par quelque
" inspiration sinistre , s'est-il retiré de toi ? Eh ! qui sait si
«
« un jour, ou seul , ou soutenu de tous les Grecs conjurés
« avec lui , il ne viendra pas venger ses injures et les tien
« nes ? Oh ! si Minerve daignoit s'intéresser à toi comme
"( elle s'intéressa toujours à ton père , dans ces contrées qui

« nous furent si funestes !... Non , je ne vis jamais sur per


« sonne la faveur des Dieux marquée avec autant d'éclat
« que le fut sur ton père la faveur de Pallas , et sa présence
" tutélaire. Oui , si elle t'accordoit un intérêt aussi tendre ,

plus d'un de ces orgueilleux rivaux oublieroit cet hymé


« née que poursuit leur ambition.
― « Ah ! tu en dis trop , lui répond Télémaque ; je n'ose
" porter si haut mes pensées ; cette idée m'accable. Non ,
་་ quand les Dieux mêmes le voudroient , je ne pourrois me
" permettre cet espoir. »

La Déesse , d'une voix sévère : « Télémaque , dit-elle ,


་་ quel mot est échappé de ta bouche ! La Divinité peut rap
" peler un mortel des contrées les plus lointaines , et le

<< sauver des plus affreux dangers. Je voudrois , au prix des


་ plus rudes travaux , revoir mon pays et rentrer dans mes
" foyers , plutôt que de périr dans mon palais , comme Aga

« memnon a péri sous les coups de l'infâme Egisthe et de


" son épouse adultère. Mais les Dieux mêmes ne peuvent
« pas arracher le mortel qu'ils protégent à la mort , qui est
CHANT III. 429
«< commune à tous ; et quand l'heure est venue , il faut en
" subir la loi.

- « O Mentor ! dit Télémaque , laissons un sujet qui


« n'est que trop conforme à mes tristes pensées ! Hélas ! il
« n'est plus de retour pour lui. Les Dieux ont prononcé
« sur son sort , et la Parque a marqué son trépas.
" Mais je veux encore interroger Nestor ; on dit qu'il a
" régné trois générations ; sa justice , ses lumières le met
« tent au-dessus de tous les mortels ; quand je le contemple,
« c'est un Dieu que je crois voir et consulter.
« O Nestor ! daigne encore me répondre : comment a
«< péri le puissant Agamemnon , le roi des rois? de quelle
" mort l'a frappé ce perfide Egisthe ? Lui , si lâche ; un si
« vaillant guerrier ! Ménélas n'étoit-il point dans Argos ? ou
" bien est-ce qu'il erroit dans quelque autre contrée , et
" qu'enhardi par son absence ,
le monstre a osé frapper sa
« victime ?
- « Oui , dit Nestor, oui , mon fils , je te dirai la vérité ,
« et tu la devines toi-même. Si Ménélas , revenu de Troie ,
« eût rencontré Egisthe dans son palais , la terre ne se fût
" point ouverte pour recevoir sa dépouille ; jeté hors de la
" ville , il eût été la pâture des chiens et des vautours ; au
« cune femme de la Grèce n'eût pleuré sur son tombeau.
« Le lâche , quel crime il avoit osé ! Tandis que sous les
« murs de Troie nous livrions d'horribles combats , lui ,
་་ tranquille dans les campagnes délicieuses d'Argos , il en
" tretenoit d'amoureux propos la femme d'Agamemnon .
«
་་ Clytemnestre repoussa long-temps ses coupables insinua
« tions. A ses côtés étoit un chantre fameux , auquel , en
«< partant pour Troie , Agamemnon avoit recommandé de

« veiller sur elle et de la défendre. Mais quand fut venue


« l'heure que les Dieux avoient marquée pour sa défaite ,
" Egisthe relégua ce gardien fidèle dans une île déserte , et

" l'y laissa pour être la proie des vautours.


་་ Alors plus de résistance ; elle se précipite dans le crime ,
430 L'ODYSSÉE.
"< et suit dans son palais le séducteur qui l'appelle. Ivre d'un
« succès qu'il n'osoit espérer, il charge de victimes les au
<< tels des Dieux , et suspend aux voûtes de leurs temples
" les plus riches offrandes.
" Cependant nous voguions de concert , Ménélas et moi.
A la hauteur de Sunium , Apollon , d'un de ses traits do
" rés , perça Phrontis , fils de Testor , le pilote du roi de
«< Lacédémone , Phrontis , de tous les mortels , le plus ha
« bile à diriger les vaisseaux au milieu des tempêtes . Sa
main mourante tenoit encore le gouvernail. Ménélas, tout
་་ impatient qu'il est d'arriver au terme de sa course , s'ar

« rête pour donner la sépulture à un compagnon qui lui fut


« si cher, et consoler ses mânes par des offrandes funèbres.
«< Après avoir rempli ce devoir, il reprend sa navigation.
" Déja il étoit à la hauteur du cap de Malée ; là , Jupiter le
>>
frappe d'un trait de sa colère ; les vagues roulent et s'é
lèvent en montagnes. La flotte est dispersée ! une partie
« est jetée sur l'ile de Crète , sur la côte où habitent les
་ Cydoniens , et où coule le Jardan : là , un rocher escarpé
« se prolonge et se cache sous les flots. Un vent du midi
« pousse sur Phestos une vague épouvantable ; elle se brise
« et va mourir sur des cailloux. Les vaisseaux de Ménélas
« touchent sur le rocher ; ils sont fracassés , et ses matelots
« ont peine à échapper à la mort.
" Cinq autres vaisseaux ont été entraînés par les vents

« et les flots ; les ondes les portent aux rives de l'Égypte.


« Riche des trésors qu'il avoit amassés , Ménélas se trouve
« ainsi jeté sur une terre étrangère. Cependant Egisthe ,
་ tranquille dans ses coupables projets , égorgeoit son frère ,

« et tout le peuple ployoit sous ses lois. Pendant sept ans


«་་ entiers , il régna en maître sur l'opulente Mycène. A la
" huitième année , du sein de l'Attique , arrivent Oreste et

« la mort. Le perfide Egisthe tombe , et Agamemnon est


" vengé. Après avoir immolé l'assassin de son père , Oreste
" donne aux Argiens une fête funèbre sur les tombeaux de
CHANT III . 431
« sa mère coupable et de son perfide adultère . Ce jour-là
" même Ménélas arrive avec ses vaisseaux chargés d'im
« menses richesses .
« Mais toi , mon fils , ne reste pas long-temps éloigné de
<< ton pays , ne laisse pas plus long-temps ton palais et ta
fortune en proie à ces superbes amants. Crains qu'ils ne
«< consument les restes de ton héritage , et que tu n'aies fait
« des courses inutiles.
« Je te conseille cependant , et je te presse de te rendre
«་་ auprès de Ménélas. Il est revenu naguère de ces contrées
<<
d'où jamais ne dut espérer de retour quiconque fut par
« les tempêtes entraîné dans ces mers lointaines . L'oiseau
« le plus agile ne peut , dans une même année , visiter ces
«< climats et revenir dans les nôtres.
« Pars sur ton vaisseau : ou , si tu préfères la terre , un
«< char et des coursiers sont à tes ordres. Mes fils te condui
« ront à Lacédémone. Là, tu conjureras Ménélas de te dire
་་ la vérité sur tout ce qui t'intéresse. Il est sage , il est ver
«་་ tueux , il ne sauroit te tromper. »
Il dit ; le soleil se plonge dans les eaux , et le monde est
dans l'obscurité. « Généreux vieillard , dit Minerve , la rai
" son a parlé par ta bouche. Allons, qu'on coupe les langues
« des victimes , qu'on verse du vin , offrons des libations à
་་ Neptune et aux autres Immortels. Il est temps d'aller
" prendre du repos , la lumière se perd sous l'horizon , et
« ce n'est pas par de longs festins qu'on honore les Dieux . >>
Tout obéit à la voix de la Déesse ; des hérauts épanchent
l'eau sur les mains des convives ; de jeunes esclaves versent
le vin dans des cratères et le distribuent dans des coupes ,
les langues des victimes fument sur des brasiers allumés ;
tous se lèvent et offrent des libations aux Dieux.
Quand ce pieux devoir est rempli , quand les coupes sont
vidées , Télémaque et la Déesse s'apprêtent à retourner à
leur vaisseau. Nestor les retient : « Me préservent Jupiter
« et les Dieux immortels , dit-il , que vous me quittiez
432 L'ODYSSÉE .

«
< comme un misérable indigent qui , manquant de tout pour
lui-même , ne peut rien offrir à l'étranger qui daigne le
«་་ visiter. Ici , tuniques , tapis , étoffes précieuses , tout est
<< en abondance. Moi vivant , je ne souffrirai pas que le fils
«<< d'Ulysse , le fils d'un héros si fameux et si chéri , aille
« dormir sur un banc de rameurs. Après moi , mes enfants
« resteront pour accueillir les étrangers et leur offrir une
« noble hospitalité .
- « Ce langage , dit Minerve , est digne de Nestor ; Té
« lémaque doit céder à tes instances ; il passera la nuit dans
« ton palais ; moi je retourne au vaisseau ; je vais rassurer
« nos compagnons et maintenir l'ordre ; je suis le plus âgé,
« les autres sont jeunes comme Télémaque , et ne l'ont
་་ suivi que par attachement . Demain je me rendrai au pays
<<
« de Caucons , où des sommes importantes me sont dues.
« Et toi , généreux vieillard , tu voudras bien donner à
« mon jeune ami un char et des chevaux vigoureux pour
« continuer son voyage , et un de tes fils pour l'accom
<< pagner. >>
A ces mots , elle s'envole sous la forme d'un oiseau.
Tous les spectateurs restent interdits et muets . Nestor lui
même est étonné ; il prend la main de Télémaque : « O
« mon fils ! lui dit-il , tu ne seras pas un homme vulgaire ,
« un vil fardeau sur la terre : si jeune encore , les Dieux
་་ daignent t'accompagner. Ce ne peut être que la fille de
" Jupiter, la Déesse qui éclaire les sages et inspire les hé
« ros. Elle à fait la gloire de ton père , et l'a placé au pre
mier rang des rois et des guerriers de la Grèce.
" O Déesse ! sois-nous propice ; daigne
, sur moi , sur
« mes fils , sur ma vertueuse épouse , fixer l'estime des
" hommes ; que nos noms soient bénis , et notre
mémoire
<< honorée ! Je t'immolerai une génisse d'un an qui n'aura
point encore courbé la tête sous le joug , et dont les cor
« nes seront dorées. »
Il dit , la Déesse entend sa prière ; le sage vieillard re
CHANT III. 433

tourne au palais , suivi de ses fils et de ses gendres . Quand


ils sont rentrés , tous vont s'asseoir aux places qui leur
sont marquées. Nestor fait apporter un vin délicieux que
depuis onze années une esclave fidèle gardoit pour les jours
solennels.

L'amphore est débouchée , le vin jaillit dans des cratères ;


le monarque offre des libations à la fille du Maître des
Dieux , et tous l'invoquent à leur tour. L'heure du repos
est venue ; chacun se retire et va goûter les douceurs du
sommeil.
Nestor conduit le fils d'Ulysse sous le vaste portique , où
un lit superbe est dressé pour le recevoir ; auprès de lui
couchera le jeune Pisistrate , qui est libre encore des liens
de l'hyménée. Nestor lui-même va reposer dans un secret
asile où les soins de la reine ont préparé la couche qui leur
est destinée .
Quand l'Aurore a ramené le jour , Nestor se lève , et va
s'asseoir à la porte de son palais , sur un banc de marbre
blanc , dont la surface polie reçoit un nouvel éclat de l'huile
parfumée dont elle est souvent baignée.
Jadis y siégeoit le vertueux Nélée ; depuis que , cédant à
la destinée , il est descendu au séjour des ombres , Nestor
y siége à sa place ; un sceptre est dans sa main ; autour de
lui se rassemblent ses fils Échéphron , Stratius , Persée ,
Arétus , Thrasymède. Pisistrate arrive le sixième , et avec
lui vient Télémaque dans tout l'éclat de sa beauté.
« Mes enfants, dit le vieillard , commençons par implorer
་་« la faveur de Minerve , qui daigna hier embellir la fête que

« nous célébrions en l'honneur du Dieu des mers. Qu'un


« de vous aille dans nos domaines chercher la génisse qui
« doit être immolée ; qu'un autre aille au vaisseau de Télé
« maque ; qu'il nous amène ses compagnons et n'en laisse
« que deux pour le garder ; qu'un troisième appelle Laercès
« pour dorer les cornes de la victime ; que les autres de
« meurent auprès de moi ; que mes officiers , mes esclaves ,
28
434 L'ODYSSEE.
" apprêtent une fête brillante ; qu'on dresse des tables ;
« qu'on apporte du bois et de l'eau. »
Il dit ; tout s'empresse à exécuter ses ordres. La génisse
est amenée ; les compagnons de Télémaque arrivent ; Laer
cès s'avance portant les instruments de son art , une en
clume , un marteau , des tenailles ; la Déesse descend de
l'Olympe pour recevoir les hommages et les vœux qui vont
lui être offerts. Le vieux monarque donne l'or, et Laercès ,
d'une main savante , l'applique aux cornes de la génisse ,
pour la rendre digne des regards et du sourire de l'Im
mortelle.
· Echéphron et Stratius conduisent la victime à l'autel ;
Arétus , dans un vase orné de fleurs , apporte l'eau lustrale ,
et des gâteaux dans une corbeille. Thrasymède , une hache
à la main , est debout prêt à frapper ; Persée tient la coupe
qui doit recevoir le sang. Nestor est à l'autel ; il étend ses
mains sur l'eau ; il prend un fragment des gâteaux ; enfin il
jette dans le feu des poils pris sur le front de la génisse.
Tous les spectateurs unissent à cette offrande leurs prières
et leurs vœux : soudain Thrasymède frappe ; les tendons
du col sont coupés , la victime tombe , et la reine et ses filles
poussent un cri d'allégresse . Les jeunes princes relèvent
la génisse , et Pisistrate lui enfonce dans la gorge le cou
teau sacré ; le sang ruisselle , et la vie s'écoule avec lui.
Aussitôt la victime est divisée en quatre parts ; les cuisses
sont coupées , une enveloppe de graisse les couvre d'une
double épaisseur ; on les surcharge de chairs saignantes .
Nestor les brûle sur un brasier , et les arrose d'un vin épais ,
dont il offre la vapeur à l'Immortelle.
Quand les cuisses sont consumées , on goûte des entrailles;
les chairs sont découpées et attachées à des broches , que
des jeunes gens tournent à l'ardeur d'un foyer embrasé.
Cependant , Télémaque est entré dans un bain que lui a
préparé la belle Polycaste, la plus jeune des filles de Nestor .
Par ses soins , l'huile parfumée coule sur ses membres, Il
CHANT III . 435
s'enveloppe d'un long tissu de lin , revêt une tunique écla
tante , et , semblable à un Dieu , il va s'asseoir auprès du
monarque.
Les viandes sont prêtes , les tables sont servies ; les con
vives y prennent leurs places ; de nobles échansons versent
du vin dans des coupes d'or . Quand la faim est calmée ,
quand la soif est éteinte : « Mes enfants , dit Nestor, qu'on
"( apprête un char à Télémaque , qu'on y attelle mes plus
« beaux coursiers , et qu'un de vous le conduise au terme
« de son voyage. »
Il dit , et soudain ses ordres sont exécutés. Le char et les
chevaux sont prêts ; une esclave attentive apporte du pain ,
du vin et des mets réservés pour les enfants des rois.
Télémaque s'élance sur le char ; le jeune Pisistrate s'y
assied auprès de lui , saisit les rênes , et de l'aiguillon pique
les coursiers , qui , pleins d'une noble ardeur, volent dans
la plaine , et laissent derrière eux Pylos et ses superbes
remparts.
Tout le jour ils fatiguent le char et secouent le joug qui
les presse. Le soleil va se plonger dans les eaux , et les
ombres enveloppent la terre . Ils arrivent au séjour fortuné
de Dioclès , fils d'Orsiloque et petit-fils d'Alphée . Ils y
reçoivent un accueil hospitalier , et y reposent toute la nuit.
La fille du Matin , l'Aurore aux doigts de roses , a ra
mené le jour ; ils attellent leurs chevaux , montent sur le
char, et franchissent les portes du palais ; le fouet résonne ;
déja ils sont dans une plaine couverte d'épis jaunissants ,
et touchent au terme de leur voyage. Le soleil a fini son
cours , et la Nuit s'avance sur son char d'ébène.

28.
436 L'ODYSSÉE.

CHANT QUATRIÈME .

ILS entrent dans Lacédémone : à travers ses rues silen


cieuses et ses bâtiments épars dans sa vaste enceinte , ils
arrivent au palais de Ménélas. Ils le trouvent au milieu de
ses amis , des compagnons de ses travaux , célébrant l'hy
ménée de sa fille et d'un fils . Sa fille , il avoit promis dans
Troie de l'unir au fils d'Achille , et il exécutoit sa promesse.
Un cortége pompeux d'hommes, de chars , de chevaux , va
la conduire aux lieux où règne son époux . Pour son fils ,
le jeune Mégapenthès , il a trouvé à Sparte , dans la fille
d'Alector , une épouse digne de lui. Mégapenthès est né
d'une esclave , fruit tardif d'une union passagère , que les
lois avoient réprouvée. Hélène , depuis qu'elle avoit donné
le jour à la belle Hermione , n'avoit point obtenu des
Dieux le bonheur d'être mère.
Les voisins , les amis de Ménélas , s'étoient réunis pour
célébrer cette double alliance. La joie étoit dans tous les
cœurs un chantre célèbre faisoit entendre des sons harmo
nieux , et deux danseurs marioient leurs pas aux accords
de sa lyre.
Télémaque et le fils de Nestor sont aux portes du palais ;
Étéonée , écuyer fidèle du monarque , court lui annoncer
leur arrivée. Deux jeunes étrangers , lui dit-il , ou plutôt
deux fils de Jupiter, sont à la porte ; ferai-je dételer leurs
chevaux ? les adresserai-je à quelque autre qui leur rende
les devoirs de l'hospitalité?
Ménélas , indigné : «་་ Je ne reconnois plus le fils de Boé
<< thius ! Tu avois jadis de la raison et le sentiment des con
« venances. Tu n'es plus qu'un enfant ! Dans mes longues
་ disgraces , dans tous les climats où m'a conduit une triste
U destinée , nous avons trouvé des amis et des bienfaiteurs ;
CHANT IV. 437
« eh! de quel droit demanderois-je à Jupiter de me secourir
dans de nouveaux malheurs , si.... Va , fais dételer leurs
" coursiers , et qu'ils viennent s'asseoir à ma table. »
Étéonée vole et appelle d'autres écuyers : on dételle les
chevaux , qui suent encore sous le joug ; on les attache
sous des voûtes qui servent d'asile à ceux du monarque ;
on leur prodigue et l'orge et l'avoine. Le char, incliné
contre un mur , y trouve un abri qui le défend des injures
de l'air.
Cependant Télémaque et Pisistrate sont conduits au
palais ; leurs yeux sont éblouis ; que de clartés ! que de ri
chesses ! C'est le temple du soleil , ou le séjour de Phébé
étincelant des feux de son frère . Enfin , on les arrache à
un spectacle qui les enchante , et on les conduit dans une
salle de bains. Là , de jeunes esclaves font jaillir sur eux
une eau fraîche et limpide , et couler sur leurs membres
une huile parfumée ; puis elles les enveloppent de longs tis
sus de lin , et les revêtent de superbes tuniques. Une autre
esclave , armée d'une aiguière d'or, épanche sur leurs
mains une onde pure , qui retombe dans une cuvette d'ar
gent. Une table est dressée , qu'une autre femme plus âgée
couvre de mets délicats confiés à sa garde ; un officier, dans
de larges plats , apporte des viandes de toute espèce , et
met devant eux des coupes d'or . Ménélas , leur présentant
la main : « Goûtez , dit-il , goûtez les mets que vous offre
« l'hospitalité , et prenez part à ma joie ; quand vous au
« rez réparé vos forces , nous vous demanderons quels
«" parents vous ont donné le jour. Vous n'êtes point d'une
« race inconnue ; sans doute vous êtes issus du sang des
* rois ; un sang vulgaire ne peut avoir formé des hommes
« tels que je vous vois. »
Il dit , et lui-même , de sa main , il leur sert d'un filet de
bœuf qui avoit été réservé pour lui. Ils saisissent avide
ment les mets qui leur sont offerts , et boivent à longs traits
le vin délicieux qui pétille dans leurs coupes.
438 L'ODYSSÉE.
Quand leur faim et leur soif sont calmées , Télémaque, la
tête penchée vers le fils de Nestor, pour n'être pas entendu :
« O fils d'un roi que je révère ! ô toi que je chéris , con
« temple ces beautés, ces voûtes étincelantes , ces superbes
«་ lambris ; l'or, l'argent , l'ambre , l'ivoire , éclatent de
« toutes parts ; tel brille sans doute le palais de Jupiter.
་་ Que de trésors ! que de magnificence ! mes yeux en sont
« éblouis . >>
Ménélas l'a entendu : « Mes amis , leur dit-il , il n'est
<< point de mortel qui puisse le disputer au Maître des Dieux ;
« son palais , tout ce qui l'entoure est immortel comme lui.
"« Si d'autres m'égalent ou me cèdent en magnificence , je
« l'ignore. Après sept ans entiers d'erreurs et de traverses ,
« je suis enfin rentré dans ma patrie ; j'ai parcouru Chypre,
« la Phénicie et l'Égypte ; j'ai visité les Éthiopiens , les Si
« doniens et les Erembes ; j'ai vu la Libye , où le front de
« l'agneau naissant est armé de longues cornes ; trois fois
" chaque année la brebis y est féconde. Là , et le maître et
«< le pasteur vivent dans l'abondance , de la chair de leurs
" troupeaux , du lait et du fromage qu'ils leur fournissent.
« Pendant toute l'année , la brebis présente sa mamelle dis
« tendue à la main qui doit la presser. Hélas ! tandis que
<< j'errois dans ces contrées, amassant des trésors , un mons
་་ tre , dans l'ombre du mystère , dans la sécurité de la con
«" fiance , égorgeoit mon frère , aidé de sa perfide épouse .
Horrible souvenir ! qui désenchante ma fortune , et em
་ poisonne toutes mes jouissances !
« Vous l'aurez appris de vos pères , quels qu'ils soient ;
<< j'ai tant souffert de maux , ma famille détruite , tant de
« richesses perdues !... Ah ! n'eussé-je que le tiers de ce qui
« me reste encore , et qu'ils vécussent ces braves guerriers
« qui , pour ma querelle , ont péri sous les murs de Troie
« et loin de nos heureux climats ! Je les regrette tous , je
«< les pleure tous souvent , assis dans ce palais , je me plais
« à nourrir ma douleur de mes larmes . Quelquefois aussi
CHANT IV . 439
" elle se calme , et ines sanglots interrompus.... Hélas ! on

« n'est que trop tôt rassasié de pleurs !


<< Mais parmi tous ceux que je regrette , il en est un dont

« le souvenir est plus amer pour moi ; il m'ôte le sommeil ;


" il me rend odieux jusqu'au soin de conserver ma vie. De

<< tous les Grecs , aucun ne souffrit pour moi autant de


« peines , autant de travaux qu'en a souffert Ulysse.... Il
devoit avoir aussi ses propres peines ; elles sont pour
« moi mille fois plus cruelles que les miennes... Absent de
" puis si long-temps , et ne pas savoir s'il existe encore ou
" s'il a cessé de vivre ! Ah ! sans doute il est bien pleuré

« par le vieux Laërte , par la sage Pénélope , par ce jeune


« Télémaque qu'en partant pour Troie il laissa encore au
<< berceau. »
Il dit ; le cœ
ur de Télémaque est gros de soupirs ; au nom
de son père , les larmes ont jailli de ses yeux ; de ses deux
mains il prend un pan de sa robe et s'en couvre le visage .
Ménélas s'en est aperçu et l'a deviné à ce trait . Il songe s'il
doit attendre qu'il lui parle de son père , ou s'il doit l'in
terroger le premier , et lui exprimer tout ce que son cœur
ressent pour lui . Tandis qu'il balance , Hélène sort de son
appartemen , et s'avance , belle comme Diane .
t
Adrasté lui présente un siége ; Alcippé apporte un riche
tapis ; Phylo , une corbeille d'argent , dont les bords sont
entourés d'un cercle d'or . Hélène la reçut à Thèbes d'É
gypte , des mains d'Alcandra , femme de Polybe . Polybe
avoit donné à Ménélas lui-même des baignoires d'argent ,
deux trépieds et dix talents d'or. Sur la corbeille étoit posée
une quenouille chargée d'une laine violette , et le dedans. ·

étoit rempli de pelotons que la reine avoit filés .


Hélène s'assied ; ses pieds se posent sur un riche coussin :
" Sait-on , dit-elle à Ménélas , quels sont ces étrangers qui
" viennent d'arriver en ces lieux ? Est-ce erreur ou vérité ?
(( Non , ce n'est point une illusion , je n'ai jamais vu de res
« semblance aussi frappante .... j'en suis confondue. Oui ,
440 L'ODYSSÉE.

« c'est là Télémaque ! ce fils qu'Ulysse laissa au berceau ,


" quand , pour venger mes malheurs et ma honte , la Grèce
и porta la guerre dans l'Asie.

- « J'en suis frappé comme toi , lui répond Ménélas. C'est


་་ Ulysse , c'est lui-même ; voilà ses pieds , ses mains , son
"( regard , son air de tête et sa chevelure ; et tout-à-l'heure ,
"
quand j'ai nommé Ulysse , quand j'ai parlé de ce qu'il a
«་་ souffert pour moi et de ma reconnoissance , des larmes
་ amères ont coulé de ses yeux , et d'un pan de sa robe il
«( s'est couvert le visage.
- « Oui , dit le fils de Nestor; oui , grand roi , c'est le fils
" d'Ulysse ; mais timide et respectueux en présence d'un
« prince dont la voix est pour nous la voix d'un Dieu , sa
<< pudeur se refuse à parler de lui-même. Nestor , mon père,
" m'a chargé de le conduire à ta cour. Il brûloit de te voir ;
" il osoit espérer de toi des conseils , des services . Un fils ,
« loin de son père , sans secours , sans appui , éprouve bien
« des peines dans un palais abandonné. Personne n'est là
" pour défendre sa jeunesse et le garantir des outrages des
" méchants .
- (( Quoi ! dit Ménélas , c'est le fils d'Ulysse que je reçois ,
"( le fils d'un héros qui pour moi a bravé tant de dangers !
་་ Je m'étois promis , si Jupiter me donnoit d'échapper à la
« fureur des flots et de revoir le doux pays de la Grèce , je
<< m'étois promis de le payer d'un juste retour , J'aurois pour
(( lui dépeuplé une de mes villes , et sur ses ruines j'en au
« rois fondé une pour Ulysse ; je lui aurois bâti un palais ;
"« j'aurois transporté au sein de mes États toutes ses ri
« chesses , et lui-même , et son fils , et ses sujets . Souvent
« nous nous serions réunis , et , dans le doux commerce
«་་ d'une tendre amitié , nous aurions confondu nos plaisirs
" et nos peines ; rien n'eût pu nous séparer, jusqu'à ce que
« le nuage de la mort nous eût enveloppés... Et lui seul a
" senti tout le poids de l'infortune ! et lui seul est privé du
"1 bonheur de revoir sa patrie ! »
CHANT IV. 441
Il dit ; ses tristes regrets ont porté la douleur et le deuil
dans l'ame de tous ceux qui l'ont entendu. La fille de Ju
piter , Hélène , pleure , Télémaque pleure , Ménélas pleure ;
les yeux du fils de Nestor se mouillent de larmes ; il se sou
vient de son frère Antiloque , qui a péri sous les coups du
fils de l'Aurore. Plein de ce tendre et douloureux souvenir :
* O fils d'Atrée , dit-il , Nestor , quand nous lui parlions de
" toi , quand il répondoit à nos questions , Nestor nous
" disoit que tu étois le plus sage des humains ; daigne , si tu
« le peux , daigne écouter ma voix . La tristesse et les larmes
« sont le poison des repas. L'aurore nous ramènera un nou
" veau jour ; nous pourrons alors donner des pleurs à
« ceux que la mort nous a ravis ; pleurer et couper nos
« cheveux pour les déposer sur leurs tombes , ce sont là
« les seuls tributs que nous puissions payer à leurs cen
« dres .
« Moi aussi , j'avois un frère , et ce n'étoit pas le plus vil
«་་ des enfants de la Grèce ; tu l'auras connu ; moi , je ne l'ai
" jamais pressé dans mes bras ; je ne l'ai jamais vu ; mais on
«" dit qu'Antiloque n'avoit point de rivaux à la course, qu'il
་་ étoit un héros dans les combats.
- « Omon ami ! lui répond Ménélas, l'homme le plus sage ,
" dans un âge plus avancé que le tien , ne sauroit ni mieux
" penser, ni mieux parler. A ce discours, je reconnois le
" père à qui tu dois la vie. Heureux dans son hyménée ,
<< heureux dans ses enfants ! Jupiter a versé sur Nestor tou
" tes ses faveurs ; il coule dans l'abondance les jours fortu
" nés de sa vieillesse , et ses fils sont des sages dans les
« conseils , et dans les combats des guerriers intrépides.
Laissons les pleurs , et livrons-nous encore aux plaisirs
« de la table. Qu'on apporte de l'eau , demain Télémaque
"( et moi nous nous entretiendrons ensemble. »
Il dit ; Asphalion , l'un de ses écuyers , verse de l'eau sur
les mains des convives , et le festin recommence. La fille de
Jupiter, Hélène, est saisie d'une idée nouvelle ; elle fait sou
442 L'ODYSSÉE .

dain jeter du népenthès dans le vin qu'on va boire. Le né


penthès calme les mouvements de l'ame et fait oublier tous
les maux. Mêlé dans un breuvage, celui qui en boit ne ver
sera pas une larme dans tout le jour. Que son père , que
sa mère , expirent devant lui ; qu'un frère , un fils, tendre
ment aimés , soient égorgés par un fer ennemi , qu'ils le
soient sous ses yeux , il restera insensible comme le marbre
des tombeaux. Tel est le secret que possédoit Hélène ; il lui
fut confié par Polydamna , femme de l'Égyptien Toni.
L'Égypte produit en abondance des plantes salutaires , des
substances équivoques , et de mortels poisons ; des méde
cins y sont , qui n'ont point d'égaux dans l'univers ils sont
issus de la race de Péan .
Quand le mélange est opéré , quand le vin pétille dans
les coupes , Hélène donne carrière à de nouveaux entre
tiens « O fils d'Atrée , dit-elle , et vous enfants des hé
« ros et des sages ! la Divinité nous verse tour à tour et
« les biens et les maux ; adorons sa puissance suprême .
« Mangeons, buvons, trompons l'ennui par d'agréables

« cits. Je vous en ferai qui conviennent à la circonstance ;
་་ je vous parlerai d'Ulysse. Je ne vous dirai pas tous ses
་་ combats , tous ses succès. Je vous conterai seulement un
« trait de son histoire. C'étoit aux champs troyens , sur ce
«< théâtre de la gloire et des malheurs de la Grèce.
"( Un jour, meurtri de coups que lui-même il s'étoit don
« nés , couvert de misérables lambeaux , semblable à un vil
« esclave , il ose entrer dans la ville ennemie ; il a tout l'air
« d'un mendiant , tel qu'il n'y en a point sur la flotte des
« Grecs. En cet état , il se montre au milieu de Troie. Per
<< sonne ne soupçonnoit Ulysse sous ce déguisement : moi,
«་་ je le reconnus ; je l'interrogeai ; il éluda mes questions
« par son adresse. Enfin il entre dans un bain ; je lui rends
« les soins accoutumés ; je fais couler l'huile sur ses mem
" bres ; je les revêts d'habits plus décents ; je lui jure que je

« ne trahirai point Ulysse ; que son secret ne sera connu


CHANT IV . 443
des Troyens que quand il sera rendu à sa tente et aux
«< vaisseaux des Grecs."
་ Alors , il me dévoila les projets des ennemis. Protégé
« par son génie , il sortit de Troie , égorgea une foule de
" guerriers , et rentra dans son camp. Les Troyennes pleu
་་ roient , moi je jouissois de leurs larmes ; je brûlois dès
« lors de revoir ma patrie ; je déplorois l'aveuglement dont
«< Vénus m'avoit frappée lorsqu'elle m'arracha de mon pays ,
" qu'elle me sépara d'une fille chérie , et d'un époux que
« ses vertus , ses talents et sa beauté rendoient si digne de
" ma tendresse.
- « Oui , chère Hélène , lui dit Ménélas , tu as peint Ulysse

« sous ses véritables traits : j'ai parcouru bien des contrées ;


" j'ai vu bien des héros , j'ai connu leur génie et leurs ex
" ploits ; mais je n'ai jamais rien vu qui ressemblât à Ulysse .
« Et ce qu'il fit , ce qu'il osa dans ce cheval , où s'enferma
« toute l'élite de la Grèce pour porter le coup fatal à l'em
«< pire de Priam , et la mort aux Troyens !
« Tu vins là , chère Hélène ; tu y fus conduite par une
« Divinité qui vouloit donner à nos ennemis le salut et la
« victoire. Déiphobe y vint sur tes pas. Trois fois tu fis le
« tour de la fatale machine ; tu la pressois de tes mains , tu
« interrogeois ses flancs , tu nommois nos plus fameux
«< guerriers , tu les appelois , en contrefaisant la voix de
« leurs épouses . Ulysse , Diomède et moi , nous étions au
milieu d'eux ; nous entendions tes cris ; Diomède et moi
« nous voulions sortir , nous voulions du moins te répondre ;
« Ulysse arrêta notre indiscrète envie ; tous les autres res
<< toient muets ; le seul Anticlus alloit parler ; Ulysse , d'une
« main de fer, lui pressa la mâchoire , étouffa sa voix , et
<< sauva tous les Grecs , jusqu'au moment où Minerve nous
"( tira de la prison où nous étions renfermés .
- (( Ah ! s'écrie Télémaque , son sort et le mien n'en est
" que plus digne de pitié ! il n'a pu se garantir lui-même du
<< trépas. Non , quand il auroit eu un cœur de fer, il n'au
444 L'ODYSSEE.
« roit pas échappé à sa destinée. Mais l'heure appelle le
« sommeil ; permets , généreux monarque , que nous allions
" goûter quelques moments de repos. »
Il dit ; Hélène ordonne à ses femmes de dresser des lits
sous le portique , de les couvrir de riches étoffes de pourpre
et de tapis ; de déposer, auprès , des tuniques , des man
teaux , pour l'usage de ses hôtes.
Elles partent armées de flambeaux ; bientôt des lits sont
prêts ; un héraut y conduit les jeunes étrangers. Tandis que
Télémaque et le fils de Nestor vont reposer sous le porti
que , Ménélas se retire dans un secret asile , et son épouse
s'y couche auprès de lui.
La fille du Matin , l'Aurore aux doigts de roses , rouvre
les portes de l'Orient ; Ménélas se lève , revêt ses pompeux
habits , ceint son épée , attache à ses pieds une riche chaus
sure, et sort de son appartement avec la majesté d'un Dieu.
Il se rend auprès de Télémaque : « Quel motif , lui dit
་་ il , t'a conduit à Lacédémone ? seroit-ce un intérêt per
" sonnel? seroit-ce un intérêt public ? Parle-moi sans dé
« tour.
- « Je viens , lui répond Télémaque , te consulter sur la
" destinée de mon père. Ma maison périt , mes champs sont
" dévastés , des ennemis inondent mon palais , égorgent mes
« bœufs , égorgent mes troupeaux ; insolents qui tourmen
« tent ma mère de leurs vœux importuns , et veulent la for
« cer à un nouvel hyménée ! voilà ce qui m'amène à tes ge
« noux . Je viens pour savoir de ta bouche ce que tes yeux
« ont vu de nos malheurs ; ce que d'autres dans leurs cour
« ses peuvent en avoir appris ; ce que leurs récits ou la re
" nommée en ont fait parvenir à tes oreilles. Hélas ! sa mère
<< le fit pour l'infortune . Que tes égards , que ta pitié , ne mé
" nagent point ma sensibilité. Dis-moi tout ce que tu sais ,
« tout ce que tu as vu. Si mon père , si le sage Ulysse , par
" ses paroles , par ses actions , a bien mérité de toi , si tu l'as
toujours trouvé fidèle à tes intérêts dans ces contrées si
CHANT IV. 445
« fameuses par nos revers , daigne , je t'en conjure , daigne
« t'en souvenir et me dire la vérité. »
Ménélas soupirant : « Des lâches , dit-il , oser aspirer à
<«< une main qui fut unie à la main d'un héros ! Une biche
" dépose ses petits nouveau-nés dans l'antre du lion , et va
« dans les vallons et sur les montagnes chercher sa pâture ;
་་ mais le lion revient dans son asile , et dévore et la biche
<<
« et ses petits. Ainsi périront sous la main d'Ulysse tous
« ceux qui ont osé l'outrager. Jupiter ! Minerve ! Apollon !
« Dieux puissants ! qu'il revienne , qu'il revienne tel que je
« le vis dans Lesbos , se lever , lutter contre Philomède , et
« le terrasser à la vue des Grecs applaudissant à sa victoire !
« Ah ! si , tel qu'il étoit alors , il apparoissoit à ces lâches
" prétendants , tous trembleroient à sa vue , tous tombe

« roient sous ses coups , en détestant l'hyménée et leurs


" amères illusions.
«
« Je n'éluderai point tes questions ; je ne t'abuserai point
« par de fabuleux récits. Ce que m'a dit un Dieu des mers ,
« dont les oracles sont infaillibles , je vais te le répéter , sans
« te rien cacher, sans te dissimuler rien .
« J'étois impatient de revoir ma patrie ; mais les Dieux
<< me retenoient en Égypte , parceque je ne leur avois pas
་ immolé les hécatombes que je leur avois promises. Les
" Dieux veulent que les mortels soient fidèles à leurs vœux.
« Dans une mer orageuse , en avant de l'Égypte , est une
" île qu'on appelle Pharos , à une distance de la terre telle,
" qu'un vaisseau poussé par un vent propice pourroit la
" parcourir en un jour. Là , est un port heureusement si
" tué , où le navigateur vient se pourvoir d'eau. Les Dieux
" m'y retinrent pendant onze jours. Pas une haleine de vent
« pour seconder les efforts de mes rameurs , et nous guider
" sur les flots. Nos provisions alloient être épuisées , mes
" compagnons périssoient d'ennui et de misère , si une Di
"« vinité n'eût jeté sur moi un regard favorable et ne m'eût
❝ sauvé.
446 L'ODYSSÉE .

« La nymphe Idothée , fille de Protée , un Dieu des mers,


« eut pitié de mes peines ; elle m'apparut. J'étois seul et dés
<< espéré. Mes compagnons , à demi morts de faim , étoient
« au bord de la mer, pêchant à l'hameçon. La Déesse
« m'aborde : «< Pauvre étranger, me dit-elle , quelle est ta fo
« lie ! ou quel abandon de toi-même ! Tu restes là sans mou
«< vement , tu te plais à nourrir tes chagrins. Te voilà pri
« sonnier dans cette île , et tu n'imagines aucun moyen d'en
« sortir. Tes compagnons se consument et perdent cou
« rage. - O Divinité ! lui dis-je ( oui , sans doute , tu es une
« Divinité ) , ce n'est point par mon choix que je languis

« dans ces lieux . Il faut que j'aie offensé les immortels ha


« bitants de l'Olympe et mérité leur colère. Mais toi , dis
« moi ( les Dieux savent tout ) , dis-moi quel Dieu me pour
" suit et m'enchaîne sur ce rivage ! - Je vais te satisfaire :
<<
« un Dieu , le vieux Protée , que l'Égypte révère , vient sou
« vent sur ces bords ; il connoît la mer et ses abîmes. Mi
« nistre de Neptune , on dit qu'il est mon père , et que je
<«< lui dois le jour ; si tu peux le surprendre , il te dira ta
«་་ route , il te révélera par quel moyen tu pourras , malgré
« la mer et ses fureurs , rentrer dans ta patrie. Il pourra ,
« s'il le veut , te dire encore quels biens , quels maux , pen
« dant ta longue absence , a éprouvés ta famille.
――― « Oh ! dis-moi toi-même par quel artifice je puis le
« surprendre ? Instruit d'avance de mes desseins , il m'é
<< chappera sans doute. Comment un mortel pourroit-il se
<< rendre maître d'un Dieu !
- " Oui , je te le révélerai. Quand le Soleil a mesuré la
" moitié de sa carrière , le vieillard sort du sein des eaux ,
« au souffle du zéphyr , couvert d'un brouillard épais , et va
« reposer dans une grotte creusée sous ces rochers. Ses
་ phoques , abandonnant les ondes , viennent se ranger et

«< dormir autour de lui , exhalant et répandant au loin une


(( odeur de mer et des vapeurs salées. Demain , au retour

« de l'Aurore , je te conduirai là. Tu prendras sur tes vais


CHANT IV. 447

<< seaux les trois hommes les plus sûrs et les plus détermi
" nés : vous vous cacherez tous dans un lit de sable pour y
<< attendre Protée . Je vais te dire ses habitudes : D'abord il
་་ inspectera et comptera ses phoques , puis il les rangera
« sur cinq lignes , et lui-même il se couchera au milieu
" d'eux , comme fait un pasteur au milieu de son troupeau.
« Dès que vous le verrez étendu dans la grotte , rassem
« blez toutes vos forces , armez-vous de tout votre courage ,
« fondez sur lui , saisissez-le , et , malgré tous ses efforts
" pour vous échapper , tenez-le étroitement serré. Il tentera
་་ tout ; eau , feu , reptile , il prendra toutes sortes de for
<< mes ; pressez-le toujours davantage , et redoublez ses
« liens. Quand il sera redevenu ce que vous l'aurez vu d'a
" bord , suspendez vos efforts , et rendez-lui la liberté. Tu
་་ l'interrogeras alors , tu lui demanderas quel Dieu te pour
« suit , et par quels moyens tu pourras retrouver sur la mer
« la route de ta patrie. >>
« Elle dit , et se plonge dans les eaux. Moi , je retourne
« à mes vaisseaux , le cœur plein d'amertume et l'esprit
« agité de mille pensées. La Nuit vient nous couvrir de ses
" voiles , et nous nous couchons sur le rivage.
"( Quand l'Aurore a rallumé son flambeau , je vais au
<< bord de la mer , j'implore à genoux l'assistance des Dieux ,
et je prends avec moi trois de mes compagnons , dont le
« cœur et la tête m'inspiroient le plus de confiance.
« La nymphe s'enfonce dans la mer et en rapporte quatre
« peaux de phoques toutes fraîches , et creuse dans le sable
« des cachettes pour nous recevoir. Elle nous attendoit ;
" nous approchons ; elle nous fait coucher , et sur chacun.
« de nous elle jette la dépouille d'un phoque. Horrible si
" tuation ! l'affreuse odeur de ces peaux nous suffoque. Eh !
" qui pourroit supporter cette odeur empestée ? La nymphe
« vient encore à notre secours . Elle nous fait respirer une
<< liqueur immortelle ; nos sens sont embaumés du parfum
" qu'elle exhale ; l'odeur infecte se dissipe . Toute la mati
448 L'ODYSSÉE.
née nous restons tranquilles et pleins de confiance dans
« notre embuscade.
« Enfin les phoques sortent des eaux , et viennent en

« bon ordre se coucher sur le rivage. A midi , le Dieu lui
« même paroît ; il parcourt tous les rangs , il compte ; il
« nous compte les premiers , et ne soupçonne rien .
" Lui-même se couche à son tour. Nous poussons un cri ,
« nous fondons sur lui et nous le serrons dans nos bras. Le
« vieillard est fidèle à la ruse. C'est d'abord un lion mons
«་ trueux , puis un dragon , puis une panthère , puis un
« horrible sanglier. Il croît en arbre , il se fond en eau ;
« nous redoublons d'efforts , nous le pressons de nouvelles
« étreintes.
་་ Enfin , fatigué de ses ruses inutiles : « Fils d'Atrée , me
" dit-il , qui t'a révélé les secrets des Dieux ? qui t'a ensei
(( gné à me surprendre et à me saisir malgré moi ? que de
« mandes-tu? - Tu le sais , ô divin vieillard ! pourquoi ces
« détours et ces vaines questions ? Tu sais que depuis long
་་ temps je suis retenu dans cette île ; que je ne puis trouver
« moyen d'en sortir. Je péris d'ennui et de douleur. Dis
« moi ( les Dieux savent tout ) , dis-moi , quelle Divinité
« m'enchaîne ici et m'arrête dans ma course. Dis-moi com
«< ment je pourrai traverser les mers et rentrer dans ma pa
« trie. - Tu n'aurois dû t'embarquer qu'après avoir fait
« des sacrifices à Jupiter et aux autres Immortels , si tu
« voulois obtenir une heureuse navigation et un prompt re
« tour dans tes foyers. N'espère point de revoir tes amis ,
« ta famille , ta patrie , que tu ne sois rentré dans le fleuve
" d'Égypte , et que tu n'aies immolé des hécatombes aux
« habitants de l'Olympe. Les Dieux alors exauceront tes
« vœux et t'ouvriront la route où tu desires d'entrer. »
« A ces mots mon cœur est brisé. Recommencer cette
« course pénible , rentrer dans ce fleuve et en suivre les dé
« tours tortueux... Mais pourtant... oui , lui dis-je , j'obéi
<< rai ; mais dis-moi si tous les Grecs
que Nestor et moi
CHANT IV. 449

• nous laissâmes aux rivages troyens sont heureusement


"« rentrés dans leur patrie ; si quelqu'un d'entre eux
a été
« sur son vaisseau frappé d'une mort imprévue ; si d'autres ,
༥ après cette funeste guerre , ont expiré dans les bras de
« leurs amis ?
- « Fils d'Atrée, pourquoi ces questions? Tu ne dois ni
« connoître ni interroger ma pensée . Crains que ta curio
" sité satisfaite ne te coûte des larmes amères. Plusieurs ont
40 péri , plusieurs survivent. Deux chefs des Grecs seuls ont
" trouvé la mort dans leur retour : toi-même tu en fus
་་« témoin.
«< Ajax a péri avec ses vaisseaux. Neptune l'avoit porté
<< sur les rochers de Gyrée et l'avoit sauvé du naufrage ; en
" dépit de Pallas irritée contre lui , il échappoit à sa desti
«< née, si un mot insolent n'eût fait son malheur. Il osa dire
« que malgré les Dieux il sauroit se tirer du gouffre des
«< mers. Neptune l'entendit , il saisit son trident , frappa le
« rocher de Gyrée et le fendit en deux ; une moitié resta
་་ immobile , l'autre tomba dans la mer ; Ajax étoit assis sur
« cette moitié , il fut emporté par les vagues , but l'onde
" amère et périt dans les flots .
« Ton frère échappoit aux coups de la destinée ; Junon
« l'avoit sauvé du naufrage ; il alloit doubler le cap Malée :
« une horrible tempête fond sur lui , et le jette désespéré
<< sur la partie la plus reculée de ses États , sur cette côte où
་ jadis habitoit Thyeste , où le fils de Thyeste , Égisthe ,
« habitoit après lui. Tout sembloit lui garantir un heureux
« retour ; les Dieux avoient changé le cours des vents ; il
་་ touchoit aux rivages de sa patrie. Déja il fouloit cette
« terre desirée , il baisoit cet heureux sol , et des larmes de
་ joie couloient de ses yeux . Mais sur une hauteur , un
" espion avoit été placé par le perfide Égisthe , qui lui avoit
་ promis deux talents pour récompense. Pendant une année
«
« entière , cet espion veilla pour attendre sa proie il la
K voit , il court l'annoncer à son coupable maître. Le monstre
29
450 L'ODYSSÉE .

<< a ourdi la toile dans laquelle il doit l'envelopper , il a


« choisi vingt hommes déterminés et les a placés en em
« buscade. Dans son palais , il fait préparer un festin ; lui
( même , suivi d'un pompeux cortége de chars et de che
«< vaux , le crime dans le cœur , il va l'inviter à la fête qu'il
« a fait préparer , et , sans qu'il s'en doute , le conduit à la
་་ mort , et l'égorge à sa table comme un taureau sous la
crèche où il est nourri. Aucun des compagnons d'Aga
« memnon , aucun des complices d'Égisthe , n'est épargné ,
« tous périssent dans cet abominable palais. >>
« A cet affreux récit mon cœur est déchiré ; je baigne de
к pleurs le sable sur lequel je me roule ; je ne veux plus
་་ vivre , je ne veux plus voir la lumière du jour. Enfin ,
"< rassasié de larmes, je restois immobile. - « Fils d'Atrée ,

« me dit le Dieu , cesse de pleurer , ton malheur est sans


remède. Songe à retourner dans ta patrie ; tu trouveras
་་ peut-être le monstre encore vivant ; peut-être Oreste aura
" prévu ton retour ; tu arriveras du moins pour offrir un sa
« crifice expiatoire aux mânes de ton frère sur la tombe de
« son assassin. » A cette idée , mes forces se raniment , et
« un rayon de joie pénètre dans mon cœur. « Je con
་་ nois, dis-je au ministre de Neptune , je connois le destin
« d'Ajax ; tu m'as révélé le sort funeste de mon malheureux
« frère. Mais le troisième , celui qui , mort ou vivant , est
« encore retenu dans l'étendue des mers , daigne me le
«< nommer ; quoi qu'il en coûte à ma sensibilité , je veux le
« connoître. - Le fils de Laërte , répond-il , le roi d'Ithaque.
« Je l'ai vu tout baigné de larmes dans une île où le retient
" malgré lui la nymphe Calypso . Il ne peut retourner dans
« sa patrie ; il n'a ni vaisseaux , ni rameurs pour l'y con
« duire.
« Toi , Ménélas , ta destinée n'est point de mourir dans
a les plaines d'Argos ; les Dieux t'enverront aux champs
" Élysées , où siége le blond Rhadamante , où les mortels
« vertueux jouissent de la félicité la plus pure. Là , point
CHANT IV. 451

" d'hiver , point de neige , jamais de pluie ; l'haleine des


་་ Zéphyrs y répand toujours une douce fraîcheur ; époux
་་ d'Hélène et gendre de Jupiter , tu devras à ce double titre
« une immortalité de bonheur. »
«< A ces mots , le Dieu se replonge dans la mer , et moi ,
«་་ je vais rejoindre mes compagnons , l'ame toujours agitée
« de pensées tumultueuses . Nous nous mettons à table , la
" nuit vient , et nous nous couchons sur le sable.
« Dès que l'Aurore a ramené le jour , nous lançons nos
« vaisseaux à la mer , nous dressons nos mâts , nous dé
་་ ployons nos voiles ; les rameurs , assis sur leurs bancs ,
« frappent l'onde à coups redoublés , et bientôt nous ren
« trons dans les eaux du fleuve d'Égypte . Nous attachons
" nos vaisseaux aux rivages ; j'offre aux Dieux l'hécatombe
« que je leur avois promise , et j'élève un tombeau à mon
་་ frère , pour perpétuer dans ces lieux son souvenir et sa
« gloire. Nous nous rembarquons ; un vent propice enfle
« nos voiles , et la faveur des Dieux me rend enfin à ma
་ patrie .
" Toi , cher Télémaque , reste auprès de moi jusqu'à ce
« que l'Aurore vienne pour la onzième ou la douzième fois
« nous ramener le jour. Je te ferai reconduire avec les hon
" neurs qui te sont dus ; je te donnerai trois chevaux et un
char superbe; je te donnerai , pour offrir des libations aux
" Dieux , une coupe précieuse , qui tous les jours rappel
< lera Ménélas à ton souvenir .
«
- « O fils d'Atrée , lui répond Télémaque , ne me retiens
" pas plus long-temps dans ces lieux . Je passerois une an
« née entière auprès de toi . Enchanté de tes discours , je
" n'y sentirois ni l'absence de mes parents , ni le regret de
« mon pays ; mais des compagnons impatients m'attendent
« à Pylos. Les dons que tu daignes m'offrir seront pour
«་་ moi un gage toujours cher. Mais je ne mènerai point des
« chevaux en Ithaque . Qu'ils restent ici pour embellir ton
« séjour. Tu règnes sur des plaines où croît le lotos , où le
29.
452 L'ODYSSÉE .
« cypérus , le blé , l'orge et l'avoine abondent. Dans mon
a Ithaque , il n'y a point de terrain pour élever des cour
«< siers , point de prairies pour les nourrir ; vrai pays de chè
« vres ; et pourtant mon cœur le préfère aux plus riches på
<< turages. Toutes nos iles n'offrent que des rochers et des
« terres arides , et Ithaque plus que toutes les autres. »
Ménélas sourit , et caressant Télémaque : « O mon fils ,
« lui dit-il , je reconnois le noble sang dont tu es issu. Je
« changerai les dons que je te destinois ; tu auras un cratère,
chef- d'œuvre de Vulcain ; il est tout d'argent ; les bords
« en sont entourés d'un cercle d'or. Un héros , Phédime ,
« roi de Sidon , me le donna , quand , à mon retour d'É
" gypte , il me reçut dans son palais. Je veux que tu l'ac
(( ceptes de ma main . »
Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi , arrivent de nombreux
convives ; ils amènent des moutons , ils apportent du vin.
Leurs femmes , la tête ceinte de bandelettes , viennent avec
du pain dans des corbeilles . Tout s'occupe des apprêts du
festin.
Cependant à Ithaque , aux portes du palais d'Ulysse , dans
une vaste enceinte , théâtre ordinaire de leur insolence et
de leurs jeux , les amants de Pénélope amusoient leurs loisirs
à lancer le disque , à lancer le javelot. Antinoüs et le bel
Eurymaque , les plus distingués par leur naissance et par
leurs talents , étoient assis , et paroissoient les rois de l'as
semblée.
Noëmon , fils de Phronius , arrive ; et s'adressant à An
tinous : « Sait-on , lui dit-il , quand Télémaque revient de
«< Pylos? il est parti avec un vaisseau qui m'appartient , et

dont j'ai besoin aujourd'hui. Il faut que je passe en Élide,


" où j'ai douze juments et douze mulets qui ne sont pas en
« core dressés ; je vais les chercher pour les dompter et les
« former au travail. >>
A ces mois , on s'agite , on se trouble on ne soupçon
noit pas que le fils d'Ulysse fût allé à Pylos ; on Je croyoit ..
CHANT IV. 453

aux champs près de Laërte , ou chez le pasteur qui avoit


l'intendance des sangliers .

« Parle-nous avec franchise , dit Antinous à Noëmon :


u quand est-il parti ? qui a-t-il pris pour l'accompagner ? des
" mercenaires? des esclaves ? comment l'a-t-il osé ? com

« ment l'a-t-il pu ? dis-moi encore , et dis-moi sans détour :


<< ton vaisseau , te l'a-t-il pris malgré toi ? le lui as-tu donné
sur sa demande ?
- «Je l'ai donné volontairement. Et que faire quand un
« homme de ce rang, et dans l'état pénible où il se trouve,
vient vous demander un si léger service ! Il y auroit plus
« que de la dureté à le refuser . Ceux qui l'accompagnent
« sont des jeunes gens distingués comme vous. A leur tête ,
«< j'ai reconnu Mentor, Mentor ou un Dieu ; il en avoit et

« l'air et le maintien. Mais ce qui m'étonne , hier matin j'ai


« vu Mentor ici , et pourtant hier matin Mentor étoit em
" barqué pour Pylos . » .
A ce discours , le trouble , la stupeur est dans l'assem
blée ; les jeux cessent ; tout le monde se rapproche et s'as
sied. Antinous , la douleur dans l'ame , la rage dans le cœur ,
les yeux en feu : « C'est bien , dit-il , un trait d'insolence et
« d'audace que ce départ de Télémaque ! un enfant échap
« per à tant d'yeux qui l'observent ! il part sans l'aveu de
" personne ; il trouve un vaisseau ; il trouve pour l'accom
" pagner l'élite de notre jeunesse.... Certes , quelque grand
« malheur couve et nous menace ; mais avant qu'il éclate
" sur nos têtes , que Jupiter le fasse retomber sur la sienne.
« Donnez-moi un vaisseau , donnez-moi vingt rameurs ;
j'irai l'attendre à son retour dans le détroit qui sépare
«< Ithaque et Samos. Il paiera chèrement l'audace qu'il a eue
« d'aller, sans nous consulter , rechercher les traces de son
<<
" père. >>
Il dit ; tous applaudissent et approuvent l'expédition qu'il
propose. Ils se lèvent et rentrent dans le palais.
Bientôt et leur complot et leurs menaces arrivent aux
454 L'ODYSSÉE.

oreilles de Pénélope. Médon , le héraut Médon , étoit dans


l'enceinte extérieure ; il a entendu leurs projets , et court
les dévoiler à la reine. Dès qu'elle l'aperçoit sur le seuil de
son appartement : « Médon , lui dit - elle , qu'ordonnent
« encore ces insolents ? Viens-tu commander aux esclaves
་་ d'Ulysse de suspendre leurs travaux pour leur apprêter

« un festin ? Malheureux ! ah ! puissent-ils , pour la dernière


་ fois , m'importuner de leurs vœux ! Puisse ce repas être

« pour eux le dernier repas ! O vous ! qui toujours rassem


« blés en ces lieux , dévorez l'héritage de mon fils ! vos
" pères , dans votre enfance , ne vous ont-ils point dit quel

« homme étoit Ulysse ? Rien qu'on pût reprendre dans ses


∞ actions , rien qu'on pût censurer dans ses discours ; ja
་ mais , comme chez le vulgaire des rois , jamais de caprice ,
་་ point d'engouement dans son amitié ni dans sa haine ;
" jamais n'outrageant ni la nature ni les lois. Mais vous ,

« vos cœurs ne savent rien respecter ; il n'y a dans vos ac


« tions ni délicatesse ni sentiment des convenances ; vous
- ne savez ni apprécier la vertu , ni reconnoître les bien
" faits.

- « Ah ! lui dit le sage Médon , si c'étoit là le plus grand


« de nos maux ! Mais un mal bien plus terrible ... Les pré
« tendants (que Jupiter nous en préserve ! ) , les prétendants
« veulent surprendre Télémaque à son retour , et l'égorger .
« Il est allé à Pylos et à Lacédémone , pour s'informer de
« la destinée de son père. »
Il dit ; la Reine sent fléchir ses genoux ; ses forces l'a
bandonnent , ses yeux se remplissent de larmes , sa voix
expire sur ses lèvres tremblantes ; enfin , elle laisse tomber
ces mots entrecoupés de soupirs : « O Médon ! eh ! pour
་་ quoi ce funeste départ ? Quel besoin l'entraînoit sur ces
« vaisseaux au milieu des tempêtes ? Étoit-ce pour qu'il ne
" restât pas même de trace de son nom parmi les humains?
- «Je ne sais , dit Médon , si un Dieu lui en a inspiré la
a( pensée , ou si de lui-même il a conçu le projet d'aller à
CHANT IV. 455
" Pylos pour s'assurer du retour de son père , ou pour ap
་་ prendre quel malheur a terminé sa vie. »>
Il dit ; et se retire. Un nuage de douleur couvre Péné
lope ; elle ne s'assied point sur un des siéges nombreux qui
l'environnent; elle se laisse tomber sur le seuil de son
appartement , poussant des cris lamentables. Toutes ses
femmes gémissent autour d'elle ; enfin , d'une voix entre
coupée de sanglots , elle exhale ces plaintes :
" O mes amies , écoutez-moi ! De toutes les compagnes

« de ma jeunesse , de toutes les femmes de mon temps , je


« suis la plus infortunée. J'ai perdu un époux qui avoit le
« courage d'un lion ; sa bonté , ses vertus , ses talents en
« faisoient l'ornement de la Grèce ; Argos et l'Hellade
« étoient remplis de sa gloire. Et aujourd'hui mon fils , mon
« cher fils est exposé à la fureur des flots. Il a disparu , et
" personne n'a parlé de son départ ! et je n'ai rien su de
" son dessein !
་ Malheureuses , vous saviez qu'il alloit s'embarquer, et
« aucune de vous n'a eu la pensée de me réveiller ! Ah ! si
་་ j'eusse été instruite de ce fatal projet , quelque ardeur qui
་ l'emportât , il seroit resté dans ce palais , ou il m'y auroit
« laissée sans vie !
" Qu'on m'appelle mon fidèle Dolius , que mon père mit
་་ auprès de moi quand je vins en ces lieux , et à qui j'ai con
« fié mes jardins. Qu'il aille porter à Laërte cette affreuse
« nouvelle. Peut-être sa prudence trouvera un remède à
« nos maux ; il viendra du moins les pleurer avec moi. Ses

J « larmes soulèveront le peuple contre ceux qui veulent ver


« ser le sang d'Ulysse et le sien.
- « O Reine ! ôma maîtresse ! s'écrie Euryclée , donne
་་ moi la mort , ou laisse-moi la vie ; je ne te cacherai rien ;
"<
j'ai tout su ; je lui ai fourni tout ce qu'il a voulu , du vin ,
« des provisions ; il m'avoit fait jurer de ne te révéler rien
" avant que la onzième ou la douzième aurore n'eût ramené
« le jour, à moins qu'instruite d'ailleurs , tu ne me forçasses
456 L'ODYSSEE .

« de parler. Il craignoit qu'égarée par ta douleur , tu ne *


« fisses quelque outrage à ta beauté.
« Mais , ô ma fille ! rentre dans ton appartement ; lave

« d'une eau pure ton visage et tes mains ; et , vêtue d'une


«་་ robe blanche , seule avec tes femmes , offre des prières
« et des vœux à la fille du Maître du tonnerre ; elle sau
« vera ton fils . N'accable point un vieillard déja trop mal
«< heureux. Non , la race d'Arcésius n'est point l'objet du
« courroux des Immortels ; il en restera un rejeton pour
" posséder ces palais superbes et ces riches domaines . »>
Ainsi elle endort la douleur de la Reine , et arrête le cours
de ses sanglots. Pénélope avec ses femmes rentre dans son
appartement. Elle lave d'une eau pure son visage et ses
mains , et , vêtue d'une robe blanche , des gâteaux dans
une corbeille, elle s'adresse à la Déesse : « O fille du Maître
« des Dieux , dit-elle , prête à ma voix une oreille propice !
" Si jamais dans ce palais Ulysse brûla de l'encens sur tes

« autels , s'il t'immola des victimes , daigne t'en souvenir ;


« sauve mon fils , éloigne de lui ces superbes ennemis qui
« menacent ses jours. » Elle dit , et donne un libre cours à
sa douleur et à ses larmes. La Déesse a entendu sa prière.
Cependant , sous les sombres voûtes du palais , les pré
tendants se livrent à des mouvements tumultueux. L'un
d'eux , dans l'accès d'une folle gaité : « Cette Reine , dit
« il , l'objet de tant de vœux , sans doute elle s'apprête à
<< un nouvel hyménée ; mais elle ignore le coup dont nous
« allons frapper son fils. »
Il dit ; eux-mêmes ignorent le destin qui les attend . <« Im
«" prudents , dit Antinoüs , laissons ces vaines saillies . Crai
« gnons que quelqu'un ne surprenne et ne trahisse nos se
« crets. Levons-nous , et hâtons en silence l'exécution de
« nos desseins. »
Il dit , et va prendre vingt hommes , dignes ministres de
ses fureurs , se rend avec eux au bord de la mer et au vais
seau qui doit le porter. Ils le lancent sur les eaux , dressent
CHANT IV. . 457

le mât , tendent les cordages , attachent les rames à leurs


courroies. Des écuyers empressés apportent des armes ; les
voiles sont déployées , on s'embarque , et le vaisseau est
prêt à fendre la plaine liquide . Cependant on mange , on
boit , et l'on attend que les ombres viennent couvrir la terre
et le crime qu'on prépare.
Pénélope est dans son appartement , gisante, repoussant
les aliments qu'on lui offre et la coupe qu'on lui présente;
toujours occupée de son fils , toujours songeant s'il pourra
échapper à la mort , ou s'il succombera sous les coups des
perfides qui le poursuivent. Ainsi pressé par des chasseurs ,
enveloppé de leurs filets , un lion s'arrête tremblant , l'œil
tendu sur les périls qui le menacent . Enfin , le sommeil vient
1
surprendre ses sens ; ses nerfs , ses muscles se détendent ;
elle s'affaisse et s'endort.
Minerve , par une faveur nouvelle , daigne la consoler ;
elle forme un fantôme semblable à Iphtimé, sa sœur , fille
comme elle du généreux Icare , et qui , unie par l'hymen à
Eumélus , habitoit avec lui à Phères en Messénie .
La Déesse conduit le fantôme au palais d'Ulysse , pour
calmer la douleur de Pénélope et tarir le cours de ses lar
mes. La feinte Iphtimé entre dans l'appartement , et pen
chée sur la tête de la princesse : « Tu dors , Pénélope , dit
«< elle , et jusque dans les bras du sommeil ton cœur est en
" proie à la tristesse. Les Dieux te défendent les pleurs . Ton

« fils vit , ton fils te sera rendu . Il n'est point l'objet de la


« haine dés Immortels. »
Déja sortis des portes du sommeil , des songes légers vol
tigeoient autour de Pénélope , et chatouilloient ses sens. ,
Elle s'émeut à la voix du fantôme : « Chère sœur , dit-elle ,
«< quel motif t'amène en ces lieux? Séparées depuis si long
་ temps , et si loin l'une de l'autre , pourquoi te revois-je
«<
aujourd'hui ? Tu veux que je cesse de pleurer ; tu veux
« que j'étouffe la douleur qui me déchire. J'ai perdu le
« meilleur des époux , un héros dont les vertus et les ta
458 L'ODYSSÉE .

« lents honoroient la Grèce , dont le nom et la gloire rem


" plissoient Argos et l'Hellade ; et maintenant mon fils ,
« un fils chéri , est le jouet des vents et des flots ; un enfant
«< qui ne connoît point encore la fatigue , qui ne sait point
« encore traiter avec les hommes. C'est lui que je pleure ,
<< bien plus encore que mon époux. Je tremble qu'il ne pé
« risse , ou sur la mer, ou dans les pays qu'il va visiter.
« Une foule d'ennemis conjurés contre lui l'attendent pour
" l'égorger avant qu'il rentre dans sa patrie .
« Rassure-toi , lui dit le fantôme , bannis de vaines
« terreurs. Une Divinité puissante , celle que tous les mor
tels voudroient avoir à leurs côtés , Minerve veille sur lui :
Minerve a pitié de tes douleurs ; c'est elle qui m'envoie
" pour te consoler.
- « Ah! dit Pénélope , si tu es une Divinité , si tu as en
« tendu la voix de la Déesse , dis-moi , cet autre infortuné
« vit-il encore ? voit-il la lumière du jour ? ou a-t-il cessé de
« vivre?
- « ་་ Je ne réponds point à de vaines questions ; qu'il soit
« vivant , qu'il soit mort , tranchons d'inutiles discours. "
A ces mots le fantôme s'évanouit et se perd dans les airs.
La fille d'Icare se réveille ; son cœur s'est épanoui. Pleine
de cette vision qui la rassure , la nuit n'a plus pour elle ses
terreurs accoutumées.
Cependant Antinoüs et ses complices voguoient sur les
flots , et alloient chercher leur victime. Entre Ithaque et
Samos est une petite île hérissée de rochers , l'île d'Astéris.
Là , est un port où les vaisseaux parviennent par une double
entrée. C'est là qu'ils se cachent pour attendre leur proie.
CHANT V. 459

CHANT CINQUIÈME .

L'AURORE Sortoit du lit du vieux Tithon , pour annoncer


aux Dieux et aux mortels le retour de la lumière.
Les Dieux étoient au conseil , et au-dessus d'eux siégeoit
le Maître du tonnerre. Minerve leur redisoit les peines
d'Ulysse, qui , dans la grotte même de Calypso , étoit tou
jours présent à sa pensée.
" O Jupiter ! ô mon père ! et vous heureux habitants du
« céleste séjour ! que désormais il n'y ait ni justice , ni dou
« ceur, ni bienfaisance dans le cœur des rois ; qu'ils ne
« soient plus que des oppresseurs et des tyrans ! Le divin
་་ Ulysse , qui régnoit en père sur ses sujets , ses sujets l'ou
« blient ! Il gémit , toujours en proie aux peines les plus
«a cruelles , dans la grotte où le retient captif la nymphe
" Calypso ; il ne peut retourner dans sa patrie ; il n'a ni
« vaisseau , ni rameurs qui puissent l'y reconduire.
" Et , pour comble de malheur, son fils , son aimable
་་ fils , des monstres l'attendent à son retour pour l'égor
" ger. Il est allé à Pylos et à Lacédémone pour s'instruire
« de la destinée de son père.
- « O ma fille , lui répond Jupiter , quel discours est
«" échapp é de ta bouche ! Et toi-même , n'as-tu pas décrété
« avec nous qu'Ulysse rentreroit dans ses foyers , et puni
" roit les insolents qui l'outragent? Ramène , tu le peux ,
« ramène Télémaque ; sauve-le des dangers , et que ses en
" nemis , trompés dans leurs projets , n'en recueillent que
<< la honte. >>
Il dit , et s'adressant à Mercure : « Toi , mon fils , toi ,
" notre messager fidèle , va porter à la Nymphe l'ordre irré
« vocable des habitants de l'Olympe. Ulysse sortira de son
* ile sans le secours des Dieux , sans le secours des mortels .
460 L'ODYSSÉE.
« En vingt jours , sur un radeau , il abordera à l'île de
་་ Schérié , au pays des Phéaciens , qui , dans la chaîne des
«་་ êtres , sont immédiatement au-dessous des Dieux . Ils
«< l'honoreront lui-même comme un Dieu ; ils lui donneront
་་ de l'or , de l'airain , des étoffes précieuses ; plus de ri
" chesses enfin qu'il n'en eût rapporté dans ses États , s'il y
་་ fût rentré heureusement avec tout le butin qui lui échut
« à la conquête de Troie. Leurs vaisseaux le remettront
" dans sa patrie. Ainsi le Destin veut qu'il revoie ses amis ,
« son palais et sa terre natale. »>
Mercure obéit. Il attache à ses pieds cette chaussure.
d'or, cette chaussure immortelle , qui , rapide comme les
vents , le porte sur la terre et sur l'onde ; il prend cette ba
guette d'or avec laquelle il ferme ou rouvre , comme il lui
plaît , les yeux des mortels à la lumière.
Il part , franchit les sommets du Piérius , et du sein des
airs s'abat sur la surface liquide , sous la forme d'un de ces
oiseaux qui , dans le sein orageux des mers , poursuivent
les poissons , et souvent mouillent leurs ailes dans l'écume
des ondes.
Il rase la plaine liquide , et bientôt il est dans l'île loin
taine , et dans la grotte même qu'habite Calypso . Un grand
feu brûloit dans son foyer : l'odeur du cèdre et de l'en
cens parfumoit l'air , et se répandoit dans l'ile tout entière.
La Nymphe, avec une navette d'or , travailloit un immortel
tissu , et faisoit retentir sa grotte des accents d'une voix
divine.
Autour de la grotte s'élève une forêt toujours verte . L'au
ne , le peuplier, le cyprès , mêlent et confondent leurs ombres
et leurs rameaux. Des oiseaux divers , le hibou , l'épervier,
la corneille , tous ceux qui se plaisent aux rivages des
mers , y déposent leurs œufs. Une vigne toujours chargée
de grappes étend sur la grotte ses ceps tortueux. Quatre
sources y jaillissent , et leurs eaux fraîches et limpides , par
des canaux divers , vont abreuver des prairies émaillées de
CHANT V. 461
fleurs toujours nouvelles. Tout en ces lieux charme la vue ;
les Dieux mêmes en seroient enchantés .
Mercure s'arrête à les contempler. Enfin il arrive à la
grotte. Calypso le reconnoît ( les Dieux se reconnoissent tou
jours entre eux , à quelque distance qu'ils habitent les uns
des autres ) . Le Dieu ne trouve point Ulysse. Ulysse pleu
roit , assis aux rivages de la mer ; dévoré d'ennuis , le cœur
gros de soupirs , les yeux baignés de larmes , et toujours
fixés sur les ondes .
La Nymphe fait asseoir le Dieu sur un superbe tapis . « O
" divin messager, ô toi , lui dit-elle , que j'aime et que je ré
<<
" vère ! quel motif t'amène en des lieux si rarement honorés

de ta présence? Parle , quel ordre m'apportes-tu ? j'obéi


« rai , si je le puis. Mais suis-moi ; il faut d'abord remplir les
« devoirs de l'hospitalité. »
Elle dresse une table , sert l'ambroisie , et verse le nectar,
Après avoir respiré l'ambroisie et savouré la divine liqueur :
« Déesse, dit Mercure, tu as interrogé le ministre des Dieux ,
་་ je te répondrai sans détour. Un ordre de Jupiter m'amène
"( malgré moi dans ces lieux . Eh ! qui , sans y être con
« traint, voudroit traverser ces espaces immenses , ces
«< déserts , où il n'y a ni cités à visiter , ni sacrifices , ni hé
«< catombes à recevoir?
« Mais tout ploie sous la volonté de Jupiter . Il n'est
" point de Dieu qui puisse désobéir à ses lois. Jupiter dit
« que dans ce séjour et auprès de toi est le plus infortuné 1
་་ des guerriers, qui , pour plaire aux Atrides , combattirent
་་ neuf ans sous les murs de Troie , et la dixième année ,
་་ après les avoir renversés , repartirent pour retourner
« dans leurs foyers. Mais ils offensèrent Minerve , et Mi
« nerve , pour les punir, souleva contre eux les vents et les
་ tempètes.
་་ Celui que tu retiens dans ton ile a vu périr tous ses
« compagnons ; lui , une mer orageuse l'a jeté sur tes rives.
«< Jupiter l'ordonne de le renvoyer. Son destin n'est point
462 L'ODYSSÉE .
་་ de périr loin de ses amis. Il lui est donné de les revoir ,
« de rentrer dans son palais , et de fouler encore le sol de
« sa patrie. »
Il dit ; la Déesse frissonne : « Dieux impitoyables ! Dieux
" jaloux ! s'écrie-t-elle , vous enviez aux Déesses les amours
« des mortels ! Vous vous indignez , si elles osent avouer
« leur passion pour eux , et s'unir à eux par des nœuds in
« dissolubles.
" Quand l'Aurore choisit Orion pour époux , votre jalou
« sie le poursuivit jusque dans Ortygie , où Diane le perça
« de ses flèches ; quand , au milieu de ses guérets , Cérès
" pressa Jasion dans ses bras , Jupiter en fut bientôt in
་་ struit , et , armé de sa foudre , il l'immola sur le sein de
« son amante.
" Aujourd'hui c'est à moi que vous enviez un époux de
race humaine. Jupiter avoit brisé son vaisseau ; tous ses
«< compagnons avoient péri. Il flottoit seul et désespéré sur
«< des débris ; les vagues le jetèrent sur mon île ; je le sau
< vai , je l'accueillis , je le nourris , je lui offris et ma main
« et l'immortalité.
" Mais enfin il faut ployer sous la loi de Jupiter, puis
" qu'aucun Dieu ne peut ni le braver ni s'y soustraire.
" Qu'il parte , si le maître suprême
l'ordonne , si lui-même
y consent ; qu'il aille affronter les tempêtes. Moi , je ne
" prêterai point mon ministère à son départ ; je n'ai ni
vais
« seaux , ni rameurs pour le conduire sur les ondes.
« Je lui donnerai ce que je puis , je lui donnerai des con
« seils ; je lui dirai comment il pourra , sain et sauf , rentrer
« dans sa patrie .
- « Laisse-le partir, dit Mercure ; crains le courroux dé
" Jupiter ; crains les rigueurs dont il peut t'accabler . »

Il dit ; la Déesse va chercher Ulysse. Elle le trouve assis


sur le rivage , les yeux baignés de larmes , soupirant après
un retour auquel la passion de Calypso refuse de consentir.
Ainsi se consumoit sa vie depuis qu'il languissoit dans cette
CHANT V. 463
île ; la nuit , auprès de la Déesse , elle toute de feu , lui tout
de glace ; le jour , assis sur le rivage ou sur des rochers ,
dévoré de regrets , le cœur gros de soupirs , les regards tou
jours attachés sur cette mer indomptée , et baignant la terre
de ses larmes.
Calypso vient à lui : « Pauvre infortuné , lui dit-elle , ne
" pleure plus , ne te consume plus dans la douleur ; je viens

«་ moi-même presser ton départ : va dans ma forêt , abats


« des arbres , façonne-les en madriers , en solives , construis
« un large radeau , couvre-le de planches étroitement unies ,
pour qu'il puisse te porter sur les flots. Je te donnerai de
" l'eau , du vin , des vivres pour soutenir tes forces ; des vê
« tements pour te défendre de l'inclémence de l'air ; je ferai
« souffler un vent propice pour te conduire heureusement
dans ta patrie, si les Dieux du ciel le permettent; ces Dieux ,
« hélas ! qui , mieux que moi , jugent le présent et décident
« l'avenir. >>
Ulysse frissonne : « Ah ! dit-il , ce n'est pas mon départ
que tu veux ! quelque dessein funeste occupe ta pensée.
" Quoi ! sur un frêle radeau , tu voudrois que j'allasse af
« fronter cette mer orageuse , que ne peuvent maîtriser ni
« les plus forts vaisseaux , ni les vents les plus propices ?
" Non , je ne me hasarderai point sur un radeau , si je ne
« suis sûr de ton aveu ; si , par le plus terrible des serments ,
« tu ne me jures que tu n'as aucun projet sinistre contre
« moi. »
Calypso sourit , et le caressant de la main : « Tu es tou
« jours , lui dit-elle , le plus cauteleux et le plus fin des mor
« tels. J'atteste le ciel , j'atteste la terre , j'atteste ce Styx qui
« coule dans les enfers ( serment le plus terrible que puissent
« faire les Dieux ) , je jure que je n'ai conçu , que je ne for
« merai contre toi aucun projet sinistre.
« Je sens pour toi , je ferai pour toi tout ce que je sen
" tirois , tout ce que je ferois pour moi-même , si j'étois

« dans une position pareille à la tienne. Je n'ai point un


464 L'ODYSSEE .

«< cœur de fer , mes intentions sont pures , et je connois la


་ pitié. »
A ces mots elle part , et Ulysse la suit. Déesse et mortel ,
tous deux entrent dans la grotte. Le héros va s'asseoir où
s'étoit assis le messager des Dieux . Calypso lui fait servir les
mets et le breuvage qui conviennent aux humains ; ses
nymphes lui présentent à elle-même l'ambroisie et le nectar.
Quand leur faim et leur soif sont calmées : « Fils de Laërte ,
«་་ trop ingénieux Ulysse , dit la Déesse , tu veux donc revoir
«་ cette patrie si chère à ton cœur ! Ah ! si tu pouvois prévoir
« tout ce que tu dois éprouver de peines avant que de tou
« cher cette terre desirée , tu resterois avec moi. Heureux
« dans cet asile , tu y serois immortel , et jamais la vieillesse
«་་ n'approcheroit de toi. Oui , quelque ardeur qui te presse
« de revoir cette épouse , objet de toutes tes pensées et de
« tous tes vœux ..... Et pourtant je pouvois me flatter de ne
« lui céder ni en grâces ni en beauté . Ne pas lui céder ! ....
« Est-ce à une mortelle à disputer ces avantages à une
<< Déesse !
― «< O Déesse ! lui répond Ulysse , je sais que près de toi
་་ Pénélope n'a ni beauté , ni attraits . Elle est mortelle , et
« tu es immortelle , et tu ne vieilliras point ; mais , telle
«་ qu'elle est , je brûle de la revoir ; je brûle de revoir ma
་་ patrie ; je ne soupire qu'après l'heureux jour qui doit me
« rendre à mes foyers. Si un Dieu me poursuit encore , je
« subirai le poids de sa colère. J'ai une ame endurcie au
« malheur. J'ai tant souffert sur terre , tant souffert sur mer
« et dans les combats ! Viennent d'autres malheurs encore ,
"( je les attends , et je me soumets. >»
Cependant le Soleil se plonge au sein des ondes , et la
Nuit de son voile sombre enveloppe la terre. La Déesse
et le héros se retirent dans un réduit secret , et y trouvent
encore quelque ombre de plaisir.
L'Aurore se lève ; Ulysse se lève avec elle. Il a déja revêtu
sa tunique et son manteau ; la Déesse s'enveloppe d'une
CHANT V. 465
toile brillante et légère ; une riche ceinture d'or presse ses
reins et marque le contour de sa taille majestueuse . Un voile
flotte sur sa tête.
• Tout occupée désormais du départ d'Ulysse , elle lui
remet une hache d'airain à double tranchant , à laquelle
s'adapte un manche d'olivier ; elle lui remet une scie de
l'acier le plus pur, et d'une trempe parfaite. Elle conduit le
héros à l'extrémité de son île . Là , sont des arbres depuis
long-temps dépouillés de leur écorce , dont les troncs secs
flotteront légèrement sur les ondes , des aunes , des peu
pliers , des sapins , dont la cime s'élève jusqu'aux cieux .
Calypso les montre à Ulysse , et retourne à sa grotte.
Soudain le héros se met à l'ouvrage vingt arbres tom
bent sous ses coups ; à l'aide de la scie , il les coupe en tron
çons , il les débite en solives , en planches , en madriers ; à
l'aide de la règle , il les polit et les dresse.
Calypso lui apporte des tarières ; ii perce ses bois , et avec
des chevilles et des jointures il en prépare l'assemblage. 1
Autant qu'un constructeur habile met d'art et de soins pour
façonner le fond et les flancs d'un vaisseau destiné à porter
les trésors du commerce , autant en déploie Ulysse à fabri
quer son radeau. Sous ses mains des madriers de longueur
égale , de largeur pareille , s'unissent et s'assemblent ; de
longues planches les recouvrent . Il fait un mât : à ce mât il
attache une antenne mobile ; il fait un gouvernail , et l'ajuste
au radeau pour en diriger les mouvements : sur les bords ,
le saule et l'osier entrelacés forment une défense contre les
vagues. Des matériaux entassés pésent sur le fond et assurent
l'équilibre.
La Déesse apporte des toiles , ouvrage de ses mains :
Ulysse en fait une voile qui , suspendue à l'antenne et fixée
par des cordages , recevra l'impulsion des vents : enfin , avec
des leviers , il lance le radeau à la mer.
Quatre jours ont vu commencer et finir son ouvrage'; le
cinquième est marqué pour le départ. Un bain a été pré
30
466 L'ODYSSÉE.
paré par l'ordre de Calypso ; elle-même y conduit le héros ;
elle-même lui donne les soins les plus empressés , et le revêt
d'habits parfumés. Deux outres , l'une pleine d'un vin dé
licieux , l'autre , de l'eau la plus salubre , sont par elle char
gées sur le radeau . Elle y entasse des vivres et les provi
sions les plus propres à flatter le goût , enfin , appelé par
elle , un vent propice commence à souffler.
La Déesse a reçu les adieux du héros. Transporté de
joie , il déploie ses voiles , et assis au gouvernail , il en di
rige les mouvements. Ses paupières se refusent au som
meil ; ses yeux, toujours ouverts , observent et les Pléiades,
et le bouvier tardif, et l'ours qui poursuit Orion , et jamais
ne se baigne dans les ondes de l'Océan. Calypso lui a re
commandé de laisser toujours cette constellation à sa
gauche.
Pendant dix-sept jours , il n'a vu que le ciel et les eaux ;
au dix-huitième , se montrent à sa vue les montagnes des
Phéaciens , et cette côte qui semble former un bouclier au
milieu de la mer.
Neptune revenoit d'Éthiopie : du sommet des monts So
lymes il voit Ulysse dans le lointain , il le voit fendant les
ondes. Soudain , enflammé de colère , il secoue la tête :
« Quoi ! tandis que j'étois au milieu des Éthiopiens , les
« autres Dieux auroient changé nos décrets sur Ulysse ! Le
་་ voilà tout-à-l'heure sur cette terre des Phéaciens , où
« doivent finir ses malheurs..... Mais je saurai l'y replon
« ger !... >>
A ces mots, il rassemble les nuages ; armé de son trident,
il trouble la mer jusqu'au fond de ses abîmes , et déchaîne
les vents et les tempêtes : de noires vapeurs enveloppent le
ciel ; l'Eurus , le Notus , le Zéphyr et Borée se disputent
les vagues , et roulent des flots amoncelés.
Ulysse sent ses genoux se dérober sous lui , sa force l'a
bandonne , il soupire , il s'écrie : «་་ O ciel ! malheureux !
"་་ que vais - je devenir ? Elle ne me disoit que trop vrai ,
CHANT V. 467
" quand elle m'annonçoit qu'avant que de rentrer dans ma pa
" trie , j'épuiserois tous les traits de l'infortune ! Son oracle
" s'accomplit de quels nuages le ciel est enveloppé
! quel
« trouble sur la mer ! tous les vents , toutes les tempêtes
« à la fois ! Ah ! c'est à présent que ma perte est cer
"( taine !
« Oh ! trois et quatre fois heureux ceux qui, pour la que
relle des Atrides , ont péri sous les murs de Troie ! Que
་ n'y périssois-je moi-même , le jour où , près des restes
" d'Achille , les Troyens m'accablèrent de traits ! les Grecs
« m'eussent rendu les honneurs funèbres ; ils auroient cé
་་ lébré mes exploits , et répandu dans l'univers l'éclat de
<< ma gloire et de mon nom.... Et je suis condamné à périr
« d'une mort inconnue ! »>
A ces mots , une vague épouvantable fond sur sa tête : le
radeau penche ; lui-même est jeté dans les flots ; le gou
vernail échappe de ses mains , le mât est brisé, et la voile
et l'antenne tombent dans la mer. Long-temps il reste
plongé sous les eaux , et , toujours poussé par les vagues ,
il ne peut se relever; le poids des vêtements que lui donna
Calypso le surcharge et l'accable. Enfin , il surnage , vomit
une onde amère , et des flots écumeux dégouttent de sa "
tête.
Mais , tout épuisé qu'il est , il n'oublie pas son radeau :
se débattant contre les vagues , il le saisit , s'y attache , s'y
établit une seconde fois , et s'y défend contre la mort,
Un flot emporte le radeau , et s'en joue comme Borée ,
aux jours de l'automne , enlève et tourmente dans l'air des
faisceaux d'épines entrelacés.
Ainsi, les vents promènent sur la surface des eaux Ulysse
et son radeau ; tantôt le Notus le renvoie à Borée , tantôt
l'Eurus le rejette au Zéphyr.
La fille de Cadmus , Leucothée , jadis Ino , maintenant
une Déesse de la mer, Leucothée voit le héros près de pé
rir. Elle a pitié de son sort : sous la forme d'un plongeon ,
30.
468 L'ODYSSÉE.
elle s'élève sur la plaine liquide , et vient se percher sur le
radeau.
« Infortuné ! lui dit-elle , d'où vient ce courroux de Nep
<< tune ? pourquoi ces rigueurs dont il t'accable ? Mais quelle
(( que soit sa fureur, tu ne périras pas. Je ne te crois pas sans
" génie, fais ce que je vais te dire. Dépouille tes habits, laisse
« ton radeau à la mer et aux vents , et toi , gagne à la nage
« cette terre des Phéaciens , où tu dois trouver ton salut.
" Prends ce tissu immortel , presse-le sur ton sein ; ne
«< crains point de périls , ne crains rien ; quand tu auras
« touché la terre , rejette ce tissu dans la mer sans regarder
« derrière toi. »
Elle dit , se replonge dans les eaux , et s'y perd . Ulysse
se trouble , et soupire : « O ciel ! seroit-ce encore quelque
« Dieu ennemi qui viendroit m'abuser ? Il m'ordonne d'a
« bandonner mon radeau !... Je ne l'en croirai point. Cette
«< terre , où il dit que je trouverai mon salut , mes yeux
« l'ont vue dans un grand lointain.... Je ferai autrement ,
«< je ferai ce que ma raison me conseille. Tant que les pièces
«< de mon radeau resteront unies ensemble , j'y resterai
к moi-même , quelque peine que j'endure. Si une vague les
" détache et les disperse , je me jetterai à la nage. Je n'ai
« point d'autre parti à prendre. >>>
Tandis qu'il roule ces pensées , Neptune soulève une va
gue terrible, immense, qui tombe sur le radeau de tout son
poids , le brise et le disperse. Tel , emporté par un vent im
pétueux , un monceau de paille desséchée erre dans le vague
des airs. Telles les pièces du radeau flottent éparses sur la
surface des eaux .
Ulysse en saisit une , s'y attache , s'y assied , comme un
cavalier sur le coursier qu'il a dompté. Il dépouille les vê
tements que Calypso lui a donnés , et soudain appliquant
sur son sein l'immortel tissu qu'il a reçu de Leucothée , il
se précipite dans la mer la tête la première , et , les bras
1
étendus , il se met à nager."
CHANT V. 469
Neptune le voit ; il secoue la tête : « Va , dit-il , erre en
« core sur les flots , jusqu'à ce que tu te retrouves au milieu
« des mortels. J'espère bien que tu es loin encore du terme
« de tes peines. » A ces mots , il pique de l'aiguillon ses
immortels coursiers , et bientôt il est dans Aigues , où s'é
lève son palais tout brillant de cristal et d'azur.
Cependant Minerve a les yeux toujours ouverts sur le
héros qu'elle protége : elle ferme aux vents leur carrière ,
leur ordonne de se calmer et de s'endormir. Elle laisse au
seul Borée l'empire des airs : il souffle , les flots s'affaissent
sous sa froide haleine , et restent presque immobiles , jus
qu'à ce qu'Ulysse , échappé à la mort , ait touché aux rives
des Phéaciens.
Pendant deux nuits , pendant deux jours , il erre sur un
monceau de glace ; et toujours la mort se présente à sa vue :
une troisième aurore se lève , Borée cesse de souffler , et un
calme plus doux règne sur la plaine liquide. Le héros sou
lève sa tête , et , dans le lointain , il aperçoit la terre ; il res
pire , et renaît à cette vue.
Tel , étendu long-temps sur un lit de douleur, consumé
d'une maladie cruelle , sous la main d'un Dieu qui l'a frappé,
un père sent enfin la santé circuler dans ses veines , ses
forces se raniment , le sourire de la joie est sur ses lèvres ;
ses enfants , autour de lui , tressaillent d'allégresse. Ainsi
renaissoit Ulysse à la vie et à l'espérance . Cette terre , ces
bois sourient à sa vue ; il nage , il redouble d'efforts pour
atteindre enfin cette rive desirée. Déja il n'est plus qu'à la
distance d'où ses cris peuvent être entendus. Le bruit des
ondes qui se brisent contre les rocs retentit à ses oreilles ;
il voit les flots expirant sur le sable qu'ils blanchissent de
leur écume. Mais il n'y a ni port ni rade pour recevoir les
vaisseaux. Ce ne sont que des côtes escarpées , des écueils ,
des rochers .
A cette vue ses muscles se détendent , ses forces l'aban
donnent ; il soupire , il s'écrie : « Hélas ! Jupiter m'avoit
470 L'ODYSSÉE .
« donné de voir cette terre que je n'attendois plus ; j'avois
franchi ce gouffre immense , et il n'y a aucun moyen de
" sortir de ces eaux ! Là , des rochers escarpés , autour de
" moi des flots mugissants , devant moi une pierre lisse et
« sans saillies , à laquelle je ne puis me prendre ni m'atta
«< cher ; sous moi un abîmé , où mes pieds ne peuvent po
« ser; nul moyen d'échapper à ma perte. Si je veux gagner la
«་ terré , la vague me pousse et me jette contre ces pierres ,
« et tous mes efforts sont perdus.... Si je nageois plus loin,
" si , sur cette rive sinueuse , je trouvois un abord plus
« doux, un asile plus hospitalier.... Mais une tempête sou
« daine me reportera et me rejettera foible et gémissant
« dans cette mer immense.... Peut-être le Dieu qui me
«< poursuit déchaînera sur moi quelqu'un de ces monstres
que nourrit le sein d'Amphitrite ; je retrouve partout le
« courroux de Neptune. >>
Tandis qu'il exhale ces plaintes , une vague le pousse
contre une partie du rivage hérissée de rochers . Sa peau
alloit être déchirée , ses os fracassés , si Minerve ne l'eût
inspiré. Il s'élance , et des deux mains il se prend au ro
cher, et s'y tient attaché jusqu'à ce que le flot se retire.
Ainsi il échappe au premier choc de la vague. Une autre
vague vient , le remporte et le rentraîne dans la mer. Il y
est couvert par les flots, ses mains ont été déchirées par les
pointes du rochér, et des débris de pierres y restent atta
chés. Ainsi , quand le polype est arraché de son asile , ses
bras demeurent encore chargés de particules des cailloux
auxquels ils étoient suspendus.
Ulysse alloit périr, si Minerve n'eût redoublé son cou
rage et sa prudence. Il nage , et cherche encore des yeux
s'il trouvera quelque côte plus facile , quelque abri contre
les tempêtes. A force de nager, il arrive à l'embouchure
d'un fleuve ; là , sont des rives plus douces , point de pier
res , point de rochers ; là , est un abri sûr contre les vents.
CHANT V. 471

Ulysse reconnoît le cours du fleuve , et implore le Dieu qui


préside à ses eaux.
« O toi , qui que tu sois, qui règnes sur cette onde , daigne
« entendre ma prière ! Je viens à toi pour me dérober au
« courroux de Neptune. Un mortel malheureux , errant ,
" persécuté , a droit à la protection des Dieux. Accablé de
་ longues disgraces , je viens chercher un asile dans ton
« sein , je me jette à tes genoux ; daigne avoir pitié de moi ,
" daigne recevoir un suppliant qui t'implore. >>

Il dit ; le Dieu ralentit son cours , aplanit ses ondes , et


reçoit le héros dans son lit. Ulysse fléchit les genoux et
tend des mains suppliantes ; son courage étoit abattu , tout
son corps étoit enflé ; des flots amers couloient de sa bouche
et de ses narines ; épuisé de fatigue , il tombe défaillant ,
sans haleine et sans voix. Quand il a respiré , et recueilli
ses esprits , il détache le tissu que lui a donné la fille de
Cadmus , et le rejette dans les eaux ; le courant le remporte
à la mer, et le remet aux mains de la Déesse .
Le héros va se coucher parmi les roseaux qui bordent les
rives du fleuve ; il baise la terre , et , gémissant , il se dit à
lui-même : « Hélas ! quel sera mon sort? et que vais-je de
« venir ? Si sur ces bords je passe encore une nuit sans
«< sommeil , le froid et la rosée malfaisante achèveront d'é
་་ puiser ma foiblesse : au retour de l'aurore , un vent plus
" piquant soufflera du côté du fleuve.... Si je montois sur
« cette colline , si je gagnois ces bois touffus , si je pouvois
« reposer sous leur ombre, mes membres roidis par le froid,
« énervés par la fatigue , reprendroient , dans un doux
«к sommeil , leur force et leur souplesse..... mais peut-être
" j'y serois dévoré par quelque monstre sauvage.
»
Il se décide enfin à gagner la forêt. Sur la pente de la
colline , non loin du fleuve , il trouve deux arbrisseaux , nés
de la même racine , l'un olivier franc , l'autre sauvage , qui
s'embrassent et marient ensemble leurs rameaux entrelacés ;
jamais sous leur abri ne pénètre l'haleine humide des vents ;
472 L'ODYSSÉE .

jamais la pluie , ni les rayons du soleil n'en percent l'épais


seur. Ulysse se glisse sous leur ombrage , et de ses mains
il s'y creuse un lit dans un tas de feuilles amoncelées. Deux
hommes , trois hommes ensemble eussent pu s'y défendre
de l'hiver et de toutes ses rigueurs. Le héros , avec un sen
timent de joie , se couche dans le lit qu'il s'est creusé , ra
masse encore des feuilles , et s'en couvre tout entier.
Ainsi , dans une habitation solitaire , et loin de tout voi
sin , le feu vit et se conserve au sein d'un tison enterré
sous la cendre. Tel reposoit Ulysse sous cet abri de feuil
lage. Pour ranimer ses esprits et lui rendre sa vigueur ,
Minerve fait descendre sur ses yeux un doux sommeil , qui
charge de pavots ses paupières , et porte le calme dans ses
sens .

CHANT SIXIÈME .

ULYSSE dormoit oppressé par le sommeil et accablé de


lassitude. Cependant Minerve vole au pays des Phéaciens.
Jadis les Phéaciens habitoient les plaines d'Hypérée , dans
le voisinage des Cyclopes , race dure et féroce , qui , abusant
de leurs forces , les abreuvoient d'injustices et d'outrages.
Nausithoüs , un homme que ses vertus approchoient des
Dieux , les fit sortir de cette terre d'oppression , et , loin de
leurs tyrans , les établit au milieu des mers , dans l'île de
Schérié. Il y fonda une ville , y båtit des maisons , y con
sacra des temples aux Immortels , et fit le partage des terres.
Mais , vaincu par la destinée , Nausithoüs étoit descendu
chez les morts , et à sa place régnoit Alcinoüs , qui avoit
mérité d'être inspiré par les Dieux.
Minerve , toujours occupée d'Ulysse et de son retour
dans sa patrie , vole au palais du monarque. Elle entre au
réduit solitaire où repose la fille d'Alcinoüs , jeune beauté
CHANT VI. 473
qui ressembloit à une immortelle. Deux vierges formées
par les Graces veilloient à l'entrée de son appartement ; les
portes en étoient fermées. La Déesse y a pénétré invisible
comme l'air, sous les traits de la fille de Dymas , la com
pagne de son enfance et l'amie la plus chère à son cœur.
Elle s'approche de son lit , et, penchée sur sa tête : ་« Nau
« sicaa , quelle nonchalance est la tienne ! tes vêtements ,
к jadis si brillants , traînent dans la poussière , et pourtant

<< le jour n'est pas loin où tu dois te parer de tes plus beaux
« atours, et où tu dois parer aussi le mortel qui te sera des

« tiné. C'est là ce qui fait notre renommée , ce qui fera ta


«< gloire et la joie de tes parents. Dès que l'aurore ramènera
« le jour, il faut aller rendre à tes habits leur lustre et leur
éclat. Pour hâter ton ouvrage , j'irai moi-même avec toi ,
« et je partagerai ta peine.
« Tu ne seras plus long-temps comptée parmi les vierges.
k« Déja nos jeunes Phéaciens portent sur toi leurs regards
« et leurs vœux . Demain , à la clarté naissante , prie ton père
« de te donner un char et des mulets pour porter au fleuve
« tes ceintures , tes voiles , tes tissus de laine et de lin ; les
་་ lavoirs sont si loin , et ce n'est pas à pied que la fille
« d'Alcinoüs doit s'y rendre. »
A ces mots, la Déesse disparoît et remonte au séjour
immuable des Dieux , où règnent la paix et la sécurité , que
jamais ne troublent les vents , que jamais n'altère la pluie ,
que jamais n'attristent la neige et les frimas . Là , toujours
un ciel sans nuage , une clarté toujours pure , des plaisirs
et une félicité sans mélange.
L'Aurore se lève et réveille la belle Nausicaa. Toute
pleine encore de la vision qui lui est apparue , elle court en
instruire ses parents ; elle les trouve tous deux dans l'ap
partement intérieur ; sa mère avec ses femmes , assise au
près du foyer, tournant un fuseau chargé de laine couleur
de pourpre ; Alcinoüs, allant au conseil où l'attendoient les
chefs des Phéaciens.
474 L'ODYSSÉE.

« O mon père ! lui dit-elle , ne permettras-tu pas qu'on


« me donne un char et des mulets pour porter au fleuve
« nos habits , sales et couverts de poussière ? tu ne peux te
« montrer au conseil en habits négligés ; tu as cinq fils ;
" deux sont époux et pères ; mais les trois autres, libres
« encore , veulent briller dans nos fêtes , et ne s'y montrer
་་ qu'avec la parure la plus fraîche , et c'est sur moi que
a roulent tous ces soins. >>
Elle n'a pas osé prononcer le nom d'hyménée ; mais son
père la devine. « Je ne te refuse , ma fille , ni char , ni mulets ,
« ni rien de ce que tu peux desirer ; on va t'apprêter le plus
« beau de mes chars . »
Il dit , et donne ses ordres. Soudain le char est tiré du
réduit sous lequel il repose. La jeune princesse apporte
elle-même tout ce qui est destiné au lavoir et le dépose sur
le char. La reine apporte des provisions dans une corbeille ,
du vin dans une outre , et dans une fiole d'or de l'huile
parfumée pour le bain de sa fille et des femmes qui l'accom
pagneront.
Déja Nausicaa est sur le char , lés rênes dans une main et
le fouet dans l'autre. Le fouet résonne , les mulets hennis
sent , déploient leurs jarrets , et dans leur course uniforme
entraînent et le char , et la princesse , et ses suivantes.
Elles arrivent aux bords enchantés du fleuve. Là sont de

vastes bassins où coule à grands flots une eau limpide , qui


enlèvera toutes les taches et emportera toutes les souillures.
Les mulets sont dételés , et vont en liberté paître l'herbe
tendre qui croît sur le rivage.
Nausicaa et ses femmes tirent du char et portent au lavoir
les vêtements , les étoffes et les tissus qui doivent être blan
chis , et puis toutes , à qui mieux mieux , et les foulent , et
les frottent , et les pressent ; enfin , lavés et purifiés de toutes
leurs taches , elles les étendent au bord de la mer, sur des
cailloux que les flots y ont portés ; et , en attendant que le
soleil en ait pompé l'humidité, elles se baignent, font couler
CHANT VI. 475
l'huile sur leurs membres délicats , ét vont prendre leur
repas sur les rives du fleuve.
Elles quittent ensuite leurs voiles et leurs bandelettes ,
et s'amusent à lancer la balle , qui vole , retombe et bondit
sur le gazon . Nausicaa anime leurs jeux par ses chants.
Telle sur les sommets du Taygète ou de l'Érimanthe paroît
Diane lorsqu'elle poursuit le cerf ou le sanglier. Avec elle
se jouent les Nymphes des montagnes. Une joie secrète , à
son aspect , chatouille le cœur de Latone. La Déesse élève
sa tête au-dessus de toutes ses compagnes ; toutes sont
belles , mais leur beauté disparoît devant la sienne . Telle •
Nausicaa brilloit au milieu de ses femmes.
Mais il est bientôt l'heure de retourner à la ville ; Mi
nerve , toujours constante dans sa faveur , va faire agir
d'invisibles ressorts ; elle håtera le réveil d'Ulysse ; il verra
Nausicaa , il sera vu d'elle , et trouvera grâce devant ses
yeux ; par elle il entrera dans la ville des Phéaciens et dans
le palais de leur roi.
La princesse lance une balle à une de ses compagnies ; la
balle s'égare et va tomber dans un gouffre profond ; toutes
poussent de longs cris ; Ulysse se réveille , se soulève sur
son lit de feuillage , et s'abandonne à ses réflexions.
Hélas ! dit-il , où suis-je , et que trouverai-je en ces
« lieux ? Des sauvages , des hommes sans justice et sans
"C lois , ou bien un peuple hospitalier , un peuple qui res
«< pecte les Dieux ?... Mais des voix de femmes ont frappé
" mon oreille... Peut-être les Nymphes de ces montagnes ,
de ces eaux , de ces prairies humides... Y auroit-il ici des
« êtres qui eussent un langage , et qui sussent exprimer
« leurs pensées ? Voyons , sachons ce que je dois at
<< tendre. >>
Il dit , et d'une main vigoureuse il arrache une branche
chargée de feuilles pour en couvrir sa nudité. Il s'avance ,
semblable au lion des montagnes , qui , confiant dans sa
force , percé par la pluie , battu par les vents , mourant de
476 L'ODYSSEE .

faim , va fondre sur un troupeau de bœufs , sur un troupeau


de moutons , ou sur les cerfs des forêts ; ses yeux étin
cellent ; emporté par le besoin qui le dévore , il se jetteroit
jusque dans les habitations des humains.
Ainsi Ulysse , tout nu qu'il est , n'écoute que la faim qui
le presse , et va s'offrir aux regards de cet essaim de beau
tés. Dans cet état , tout couvert de la fange de la mer , il
leur paroît affreux. Elles s'effraient , elles courent éperdues ;
la fille d'Alcinoüs reste seule : Minerve lui a donné une
noble assurance , et a banni la crainte de son cœur ; elle
• fixe sur lui ses regards et l'attend immobile.
Ulysse balance s'il ira embrasser ses genoux , ou si , de
loin , dans une attitude respectueuse , il lui adressera son
hommage , la conjurera de lui enseigner la ville où est le
siége du pouvoir suprême , et de lui donner des vêtements
pour couvrir sa misère.
Il se décide enfin à se tenir loin d'elle dans l'attitude du
respect , et à lui offrir de là ses humbles prières. Il craint
que , s'il osoit embrasser ses genoux , elle ne le repoussât
avec indignation.
Soudain , par ce discours adroit et flatteur , il cherche à
l'intéresser « O souveraine de ces lieux , ou Déesse , ou
« mortelle , je me jette à tes pieds ! Si tu es une divinité ,
« une habitante de l'Olympe... A cet air , à ces traits , à
<«< cette beauté majestueuse , je ne puis reconnoître que
«< Diane , la fille du maître des Dieux.
"( Si tu es un être mortel , un habitant du terrestre sé

« jour , heureux , trois fois heureux ton père et ta mère!


« trois fois heureux tes frères ! Quelle joie ils doivent res
sentir quand ils te voient paroître dans les fêtes et briller
« dans les chœurs !
« Mais mille fois plus heureux celui qui , au prix de toute
<< sa fortune , obtiendra que sa main soit unie à la tienne !
« Jamais je ne vis dans une mortelle tant de graces et de
beauté ! A ton aspect , mes yeux sont éblouis et mes sens
CHANT VI. 477
« confondus . Tel jadis , à Délos , je vis un jeune palmier
<< sortant du sein de la terre. J'étois allé à Délos , j'y étois
་་ suivi de nombreux soldats . Fatal voyage où commença la
«
« chaîne de mes longs malheurs ! A la vue de ce palmier ,
་་ je restai long-temps immobile d'admiration ; jamais la
<< terre n'avoit enfanté rien de si beau. Ce même étonne
« ment , je l'éprouve en ta présence. Je tremble de presser
<< tes genoux. Je suis , hélas ! accablé de peines et de
་་ douleur.

« Parti depuis vingt jours de l'île d'Ogygie , j'ai erré au


«< gré des flots et des tempêtes ; enfin , hier , j'échappai du
«< gouffre de la mer ; un Dieu m'a jeté sur ces rives pour y

« trouver encore de nouveaux malheurs... Il n'est point de


« repos pour moi , et le ciel sans doute me réserve à bien
« d'autres épreuves .
« O princesse , aie pitié de moi ! Dans mes longs mal
" heurs , c'est toi que j'implore ìa première. Je ne connois
« personne dans ces contrées ; daigne m'enseigner la ville
« où réside celui qui exerce ici le souverain pouvoir ; donne
<< moi quelques lambeaux pour me couvrir. Ainsi puisse le
« Ciel combler tous tes vœux et bénir tous tes desseins !
«<
Qu'il te donne un époux digne de toi , et que dans une
« famille heureuse il te fasse trouver la concorde et la paix.
« Il n'est point de félicité égale à celle de deux époux qui
« ont les mêmes goûts et les mêmes pensées ; ils font le dés
" espoir de leurs ennemis et la joie de ceux qui les aiment ;
<< tout le monde vante leurs vertus et leur bonheur.
«< O étranger ! qui que tu sois , lui répond Nausicaa ,
« tu n'es point un homme vulgaire et sans mérite. Jupiter
« distribue à son gré la félicité aux bons et aux méchants ;
«< il a réglé ton sort et tu dois t'y soumettre. Mais puisque
<
«< tu as pu toucher cette terre , rien ne t'y manquera ; tu y
« trouveras tout ce qu'un malheureux , un suppliant doit
« obtenir de la pitié des autres hommes. Je te ferai con
« noître notre ville ; je te dirai quel peuple l'habite. Cette
478 L'ODYSSÉE .

« contrée appartient aux Phéaciens ; je suis la fille d'Alci


« nous , qui exerce sur eux le souverain pouvoir . >>
Elle dit , et rappelle ses femmes : « Arrêtez ! où fuyez
« vous à la vue d'un étranger ? Croyez-vous que ce soit un
<< ennemi ? Il n'y a point , il n'y aura jamais de mortels qui
<< osent porter la guerre dans l'heureux pays des Phéaciens.
Nous sommes chéris des Dieux ; séparés des autres peu
«< ples par une mer immense , nous n'avons point de com
" merce avec le reste des humains .
" C'est ici un infortuné que le hasard a jeté sur nos rives ;
« nous lui devons notre intérêt et nos soins. L'étranger ,
" l'indigent , sont sous la garde de Jupiter ; les dons de la
« pitié , quelque légers qu'ils soient , sont payés par la re
«< connoissance de celui qui les reçoit et par la bonté des
« Dieux. Donnez-lui à manger , donnez-lui à boire ; mon
« trez-lui dans le fleuve un endroit à l'abri des vents , où il
« puisse se baigner. >>
A la voix de la princesse , elles s'arrêtent , se rassurent et
s'encouragent ; elles indiquent au héros un endroit du fleuve
où il sera garanti du souffle des vents , déposent sur la rive
un tissu de lin , une tunique et un manteau , lui donnent de
l'huile dans une fiole d'or , et l'invitent à se baigner dans le
courant du fleuve.
Ulysse , d'un ton modeste et les yeux baissés : « Jeunes
«་་ beautés , dit-il , éloignez-vous tandis que je vais me laver
« la fange dont je suis couvert , et répandre sur mes mem
« bres l'huile qui leur rendra la souplesse. Hélas ! depuis
« long-temps je n'en connois plus l'usage... Je ne puis me
་ baigner sous vos yeux ; la pudeur me défend de m'offrir
" à vos regards dans l'état où je suis. »
Il dit ; elles s'éloignent et vont rendre compte à la prin
cesse. Ulysse , plongé dans le fleuve , y dépose le limon
dont son dos et ses épaules sont couverts ; il y laisse l'écume
et la fange qui déshonorent sa tête , et revêt les habits qu'il
a reçus de la princesse. Minerve lui imprime plus de gran
CHANT VI. 479

deur et de majesté ; ses cheveux descendent en boucles sur


ses épaules , semblables à la fleur d'hyacinte . Tel , sous la
main d'un ouvrier habile que Pallas et Vulcain se plurent à
former , l'argent brille enchâssé dans l'or.
Ulysse va s'asseoir à l'écart , au bord de la mer , tout
brillant encore d'une mâle beauté. Nausicaa le contemple ,
et les regards arrêtés sur lui : « Écoutez-moi , dit-elle à ses
" femmes , ce n'est point sans l'aveu des Dieux que cet
" étranger arrive au pays des Phéaciens. A la première vue,

il m'avoit paru horrible ; à présent c'est un Dieu , un ha


« bitant de l'Olympe que je crois voir . Oh ! s'il se trouvoit
«
< ici un mortel qui lui ressemblât ! qui voulût se fixer parmi
« nous et unir sa destinée à la mienne !... Mais donnez-lui
« à manger , donnez-lui à boire . » Elle dit ; ses femmes
obéissent à ses ordres. Ulysse , mourant de faim , mourant
de soif, dévore les mets qui lui sont offerts , et vide d'un
trait la coupe qu'on lui présente.
D'autres pensées , d'autres soins occupent Nausicaa ; elle
ploie elle-même et fait recharger les vêtements et les tissus
qui ont été blanchis , attelle les mulets , s'élance sur le char,
et s'adressant à Ulysse : « Lève-toi , noble étranger ; nous
« retournons à la ville , je t'enseignerai la demeure de mon
«< père , tu y trouveras réunis les chefs des Phéaciens . Mais
« écoute mes avis : un esprit comme le tien est fait pour en
«< sentir l'importance .
« Tant que nous serons dans la campagne , tu suivras ,
« avec mes femmes , mes mulets et mon char. Aux ap
་་ proches de la ville , je vous devancerai ; la ville , tu la re
« connoîtras aux tours qui l'environnent. Un étroit passage
« y conduit ; des deux côtés est un port ; des deux côtés
« sont des vaisseaux qui ont chacun leur place marquée ;
« vient ensuite la place publique . Un mur formé de pierres
« étroitement liées en embrasse l'enceinte : au milieu est le
" temple de Neptune. C'est dans cette place que se font les
« câbles , les cordages , qu'on polit la rame , qu'on fabrique
480 L'ODYSSEE .
« enfin tout ce qui est nécessaire pour équiper les na
« vires .
" Le Phéacien dédaigne l'arc et le carquois ; il n'aime
« que ses vaisseaux , sur lesquels il brave avec orgueil la
« mer et ses tempêtes . Mais notre peuple est moqueur , et
"( je redoute ses malins propos ; qu'on nous rencontre en
«< semble , le premier venu dira : Quel est cet étranger si
«< grand , si beau , qui suit Nausicaa? où l'a-t-elle
« trouvé? est-ce un époux qu'elle se destine , ou bien un
« aventurier, venu de lointains pays, qu'elle a été cher
«< cher sur son vaisseau ? Nous n'avons dans ces contrées
« rien qui lui ressemble... Peut-être un Dieu fatigué
« par ses vœux sera descendu du ciel , et elle aura le
« bonheur de le fixer. Tant mieux si dans ses courses
« elle a trouvé un époux de race étrangère ; elle dédaigne
« nos Phéaciens , et pourtant il y en a un grand nom
« bre , et des meilleurs , qui aspirent à sa main . Tels se
« roient leurs propos , et ma réputation en seroit blessée ;
« moi-même je ne pardonnerois pas à une autre qui , sans
«
< l'aveu de ses parents , écouteroit de tendres discours avant
« que l'hymen eût pour elle allumé son flambeau. Crois à
« mes conseils , si tu veux obtenir de mon père d'être bien
« tôt rendu à ta patrie.
« Nous allons trouver sur notre route un bois de peu
(( pliers consacré à Minerve , puis une fontaine , et tout au
<< tour une riante prairie ; plus loin un domaine de mon
" père et un superbe verger. Quand nous serons à une dis
« tance d'où la voix d'un homme puisse se faire entendre
<< dans la ville , tu t'arrêteras jusqu'au moment où tu pour
« ras croire que nous serons arrivées au palais du roi.
« Tu partiras alors , tu entreras dans la ville , et tu de
« manderas la demeure d'Alcinoüs ; elle est aisée à recon
" noître , aucune autre ne lui ressemble.
" Quand tu auras passé la première enceinte , tu péné–
« treras jusqu'aux lieux où habite ma mère . Tu la trouveras
CHANT VI. 481
« assise près du foyer , à la clarté du feu , appuyée contre
« une colonne , filant une laine couleur de pourpre , ses
« femmes derrière elle. Non loin de son siége est le trône de
« mon père ; c'est là que quelquefois , une coupe à la main ,
< il oublie les soucis de la royauté.
«
Présente-toi à ma mère , jette-toi à ses genoux ; de
« mande-lui de te rendre le bonheur et de protéger ton re
<< tour dans ta patrie. Si tu sais intéresser sa pitié , crois que
<< tu reverras bientôt tes amis , tes foyers et la terre qui t'a
« vu naître . »
Elle dit , et du fouet elle presse ses mulets ; ils déploient
leurs jarrets , et laissent bientôt loin derrière eux les rives
du fleuve. Cependant la princesse a soin de modérer leur
ardeur, afin qu'Ulysse puisse la suivre.
Le soleil alloit se coucher dans l'océan ; on arrive au bois
consacré à Minerve. Ulysse s'y assied et invoque la Déesse
qu'on y adore : « O fille de Jupiter, daigne entendre ma
" prière ! Dans mes longs malheurs , depuis que j'ai été
" frappé de la disgrace de Neptune , je n'ai point senti ta
" présence. Fais du moins qu'aujourd'hui je trouve chez
< les Phéaciens de l'intérêt et de la pitié. >>
«
Il dit ; Minerve a entendu sa prière ; mais elle ne se mon
tre point à sa vue. C'est un hommage qu'elle rend à Nep
tune ; dans le Dieu qui poursuit Ulysse , elle respecte le
frère du Dieu qui lui a donné le jour.

CHANT SEPTIÈME .

TANDIS qu'Ulysse implore la Déesse qui le protége , les


mulets , d'une course plus rapide , portent la princesse à la
ville. Déja elle est aux portes du palais ; ses frères accou
rent brillants de jeunesse et de beauté , vident le char et
détellent les mulets.
31
482 L'ODYSSÉE.

Nausicaa rentre dans son appartement ; la vieille Eury


méduse l'y attendoit , et un feu étoit allumé pour la rece
voir. Euryméduse étoit née en Epire. Captive sur un vais
seau phéacien , ses maîtres en avoient fait un hommage à
leur roi. Elle avoit élevé l'enfance de Nausicaa , et , attachée
depuis à son service , elle lui rendoit les soins les plus fidèles
et les plus assidus.
Ulysse a compté les moments , et sur la marche de la prin
cesse il a réglé son départ. Il se lève : pour le dérober aux
regards et à la curiosité indiscrète des Phéaciens , Minerve
a condensé l'air autour de lui , et l'a caché dans l'épaisseur
d'un nuage.
Il part , et , hâtant ses pas , il arrive bientôt aux portes
de la ville. Là , Minerve se présente à lui sous la figure d'une
jeune vierge portant une urne sur ses épaules . « Mon en
" fant , lui dit le héros , ne voudrois-tu pas bien me con
«< duire au palais de cet Alcinous qui commande en ces
« lieux ? Je suis un malheureux étranger ; je viens d'une
«" contrée lointaine ; je ne connois personne dans la ville ,
" personne dans le pays.
- (( Oui , mon père , je te l'enseignerai cette demeure ;
« elle est voisine de la nôtre. Suis-moi sans dire mot , je
" marcherai devant toi ; ne parle à personne , n'interroge
« personne ; notre peuple n'aime point les étrangers ; qui
"« vient d'un autre pays n'obtient de lui ni égards ni amitié.
« Fiers de la faveur de Neptune , ils affrontent la mer et
« la parcourent sans la craindre ; leurs vaisseaux sont légers
« comme l'oiseau , et mobiles comme la pensée. »
Elle dit , et s'avance d'un pas plus rapide. Ulysse la suit.
Le nuage dont la Déesse l'a enveloppé le dérobe à tous les
regards. Il contemple avec des yeux étonnés , et les ports ,
et les vaisseaux , et la place publique , et sa vaste enceinte ,
et ses murs altiers , et ses superbes créneaux .
Le palais du monarque se découvre : « La voilà , mon
" père , cette demeure que tu m'as demandé de t'indiquer.
CHANT VII. 483

« Tu trouveras nos souverains assis à table ; entre hardi


་་ ment , que rien ne trouble tes esprits ; une noble con
«< fiance , un courage intrépide , sont toujours garants du
R succès.
« C'est à notre reine que tu dois d'abord t'adresser ; Arété
« est son nom. Alcinoüs et Arété descendent tous deux
« d'une tige commune. Neptune et Péribée donnèrent le
" jour à Nausithoüs. Péribée , la plus belle des femmes ,
« étoit la plus jeune des filles du magnanime Eurymédon ,
" qui régna sur les géants ; il vit périr ce peuple impie , et
་ périt lui-même avec lui.
« Nausithoüs eut deux fils , Rexénor et Alcinoüs. Rexé
<< nor , jeune encore , mourut percé des traits d'Apollon , et
« ne laissa qu'une fille , aujourd'hui notre reine. Alcinoüs
« s'unit à elle par les nœuds de l'hyménée. Il la chérit
« et l'honore plus que jamais femme ne fut honorée et
« chérie.
་་ Adorée de son époux , adorée de ses enfants , adorée
« de son peuple , si elle se montre , on croit voir une Di
" vinité ; partout les vœux et les hommages publics l'accom
་ pagnent . La bonté , la sagesse forment son caractère :
« sensible et bienfaisante , elle aime à répandre les graces ;
« ses vertus , ses conseils font taire les querelles et les dis
« cordes . Si tu peux lui inspirer de l'intérêt , crois que tu
« reverras bientôt tes amis et tes foyers , et le pays de ta
" naissance . » A ces mots , la Déesse disparoît ; elle aban
donne Schérié et ses champs délicieux , et , traversant la
mer, vole à Marathon , et va revisiter la superbe Athènes
et le séjour de l'antique Erechthée .
Ulysse marche au palais ; il s'arrête tout pensif avant que
d'en fouler le seuil . Tout offre à ses regards l'éclat du Dieu
du jour ou de l'astre des nuits. De l'entrée jusqu'à l'appar
tement le plus intérieur , règnent deux murs d'airain , et
au-dessus de ces murs une corniche d'or ; des portes d'or
en défendent l'accès ; un anneau d'or sert à les ouvrir et à
31 .
484 L'ODYSSÉE .
les fermer ; des pilastres d'argent soutiennent un linteau du
même métal , et s'appuient sur un seuil d'airain.
Aux deux côtés des portes veillent des chiens d'or et
d'argent qu'anima la puissante industrie de Vulcain , gar
diens immortels et impérissables du palais d'Alcinoüs. Le
long des murs , et jusqu'au fond d'une immense galerie ,
sont appuyés des siéges recouverts d'une étoffe précieuse ,
que des captives ont tissue. Là , tous les jours , les chefs des
Phéaciens viennent s'asseoir et goûter les plaisirs de la ta
ble, Sur de riches piédestaux , des statues d'or tiennent des
torches dans leurs mains , et éclairent pendant la nuit et le
palais et les convives.
Cinquante femmes sont occupées à des travaux divers :
les unes broient sur la meule le grain dont Cérès fit présent
aux humains ; d'autres ourdissent la toile ; d'autres filent la
laine : sous leurs mains légères , la quenouille s'agite et trem
ble comme la feuille mobile du peuplier ; de leurs trames ,
de leurs fils , l'huile distille entre leurs doigts comme la ro
sée. Si les Phéaciens sont les plus savants des humains dans
l'art de diriger les vaisseaux , les Phéaciennes ont reçu de
Pallas le don de manier le fuseau , la navette et l'aiguille ;
elles en ont reçu la sagesse et les vertus de leur sexe.
A côté du palais est un jardin d'une vaste étendue , qu'une
haie vive entoure de tous côtés. Là croissent des arbres tou
jours verts , toujours chargés de fleurs et de fruits ; là , le
poirier, l'oranger, le pommier, le figuier, l'olivier, bravent
les rigueurs de l'hiver et les ardeurs de l'été . L'haleine con
stante du zéphyr fait éclore et mûrit en même temps leurs
productions ; la poire vieillit auprès de la poire naissante ;
la pomme qui jaunit voit croître une pomme encore verte ;
la figue , sans intervalle , succède à la figue , et auprès de la
grappe qui fleurit pend une grappe déja rouge et vermeille .
Plus loin est un plant de vigne plein de sève et de vi
gueur; dans une moitié , le bourgeon s'épanouit aux rayons
du soleil ; dans l'autre on foule la vendange , et le vin fume
CHANT VII. 485
dans la cuve. Plus loin encore , et jusqu'à l'extrémité du
jardin , des plantes de toute espèce , disposées dans le plus
bel ordre , croissent , et offrent , dans toutes les saisons , les
fleurs et la verdure.
Là , deux sources jaillissent , dont l'uné va serpentant
dans le jardin et en abreuve toutes les parties ; l'autre , par
de secrets conduits , se distribue dans le palais , et forme
dans la cour une fontaine pour l'usage des citoyens. Les
Dieux s'étoient plu à enrichir de ces beautés le séjour d'Al
cinoüs. Ulysse , long-temps immobile , s'arrête à les contem
pler. Enfin il franchit le seuil du palais ; il y trouve les chefs
des Phéaciens offrant des libations à Mercure : c'étoit Mer
cure qu'ils invoquoient le dernier quand ils alloient se livrer
au sommeil.
Au milieu d'eux s'avance Ulysse , invisible sous le nuage
épais dont la Déesse a pris soin de le couvrir ; il pénètre
jusqu'aux lieux où sont Alcinoüs et la reine. Il se jette aux
genoux d'Arété : soudain le nuage se dissipe. A son aspect ,
tous les convives restent muets , interdits , et fixent sur lui
des regards étonnés.
" O vertueuse Arété ! dit-il , ô fille du divin Rexénor ! je
« me jette à tes genoux , j'implore ton époux ; vous tous , je
" vous implore : que les Dieux versent sur vous toutes leurs
" faveurs ! que chacun de vous laisse à ses enfants et son
" héritage et les honneurs dont le choix
du peuple l'a re
« vêtu! Rendez , ô rendez -moi à ma patrie ! Depuis long
"
temps , depuis bien long-temps je suis séparé de tout ce
"L qui m'est cher, et je ne vis que pour le malheur. » **

Il dit , et dans le foyer, près du feu , il s'assied sur la cen


dre. A cette vue règne un morne silence. Échénée , le plus
vieux , mais le plus éloquent et le plus éclairé des Phéa
ciens , éclate enfin : « Alcinoüs , un étranger dans ton foyer,
<< assis sur la cendre !... c'est une honte à ton pays , et un
«<
outrage à ta dignité. Tous attendent ce que tu dois or
" donner. Relève-le
toi-même , fais-le asseoir sur un de ces
486 L'ODYSSEE.
་་ siéges ; commande à tes hérauts de verser du vin ; que
« nous offrions des libations à Jupiter , qui protége les sup
" pliants et commande l'hospitalité. Que l'étranger trouve
« à ta table les aliments que ses besoins réclament , et qu'il
«< y jouisse de l'abondance qui règne dans ta maison . »
Il dit ; Alcinoüs va prendre Ulysse par la main , le relève
et le place auprès de lui , sur le siége qu'occupoit Laoda
mas , le plus chéri de ses fils. Une jeune esclave , armée
d'une aiguière d'or, verse sur ses mains une eau pure qui
retombe dans une cuvette d'argent ; une autre dresse une
table devant lui , et , d'une main empressée , lui sert des
mets délicats confiés à sa garde. A cet accueil , un doux es
poir naît au cœur d'Ulysse , et son appétit se réveille .
Alcinoüs appelle un de ses hérauts : « Protonoüs , lui dit
་་ il , verse du vin dans nos coupes ; que nous offrions des
" libations au Dieu qui protége les suppliants et commande
་་ l'hospitalité. "
Soudain les coupes sont remplies , et Protonous les pré
sente à tous les convives. Après les libations : « O chefs des
" Phéaciens , dit Alcinoüs , écoutez ce que la réflexion
"« m'inspire. Il est temps de quitter la table et de nous livrer
« au sommeil ; demain , au retour de l'aurore , nous assem
« blerons un conseil plus nombreux , nous fêterons l'étran
« ger, nous offrirons aux Dieux un sacrifice plus solennel ,
« et puis nous nous occuperons de la demande qui nous est
«་་ adressée . Nous prendrons des mesures pour qu'un heu
<< reux et prompt retour rende l'étranger à sa patrie , quel
« que éloignée qu'elle soit de notre île. Notre devoir est de
« le garantir de tout malheur , jusqu'à ce qu'il soit rentré
« dans ses foyers. Là , il sera sous la main de sa destinée ,
« et il subira le sort que lui filèrent les Parques au jour de
« sa naissance....
« Mais si c'étoit un Dieu descendu de l'Olympe.. , le ciel ,
«< sans doute , nous prépareroit quelque événement extra
" ordinaire. Toujours les Dieux se sont montrés à nous
CHANT VII. 487
« avec éclat , quand nous leur avons offert des hécatombes .
« Assis au milieu de nous , ils prennent part à nos fêtes ;
"« s'ils rencontrent un Phéacien dans une route solitaire ,
« ils ne se cachent point à ses regards . Aussi , dans l'ordre
« des êtres , sommes-nous placés auprès d'eux , comme les
་ Cyclopes , et comme jadis la race terrible des géants .
-
- «( Grand roi , dit Ulysse, laisse là de si hautes pensées ;

« rien en moi ne ressemble aux Dieux. Je ne suis qu'un


" de ces infortunés qui traînent leur misère sur la terre . Je
་་ suis malheureux comme eux ; je le suis bien plus qu'eux ,
" si je compte tous les maux , toutes les traverses, que m'a

« fait éprouver l'inclémence des Dieux. Mais laissez un mo


« ment respirer mes douleurs , laissez-moi jouir des biens
« que vous me prodiguez . Un besoin impérieux me force
« de n'écouter que l'instinct de la nature. Honteuse néces
" sité ! il faut oublier toutes ses peines pour ne songer qu'à
« la satisfaire. Mais vous , daignez , au retour de l'aurore ,
" hâter mon départ ; rendez à sa patrie un malheureux

« abîmé sous le poids de ses longues disgraces. Ah! que je


" revoie et mon héritage et mon palais , et ma famille ! dussé
« je expirer à leur vue ! »
Il dit ; tous applaudissent au sentiment qu'il exprime ,
tous veulent qu'on presse les apprêts de son départ. Après
les dernières libations , les convives vont reposer dans leurs
foyers. Ulysse reste seul assis auprès d'Arété et d'Alcinous .
Arété a reconnu sur Ulysse le tissu de lin , la tunique , le
manteau que lui a donnés sa fille. C'étoit l'ouvrage de ses
mains et des femmes de son palais : « O étranger ! dit-elle ,
« c'est moi qui t'interrogerai la première. Qui es-tu? de
quelle nation? qui t'a donné ces vêtements? Ne nous avois
« tu pas dit qu'égaré sur la mer, le hasard t'avoit jeté sur
" nos rives ?
- « O reine , lui répond Ulysse , ce seroit une pénible
" tâche de te dire tous les maux dont les Dieux m'ont
" accablé , je vais d'abord répondre à ta dernière question.
488 L'ODYSSÉE.

« Au sein d'une mer lointaine est l'île d'Ogygie , séjour


" de Calypso , fille d'Atlas , étrange Divinité , toute pétrie
« de finesse et de ruses . Ni Dieux , ni mortels ne commu
" niquent avec elle . Je suis le seul qu'un triste sort ait con
« duit dans son asile. Jupiter, d'un coup de foudre , avoit
« brisé mon vaisseau ; tous mes compagnons avoient péri .
" Moi , je saisis un débris de mon naufrage , et , pendant
"« neuf jours , j'errai au gré des vents et des flots.
་ Au dixième jour , par une nuit obscure , les Dieux me
" jetèrent dans cette île d'Ogygie . Calypso m'accueillit avec
" bonté ; elle me combla d'attentions et de caresses , elle me
« promettoit l'immortalité ; avec elle je ne connoîtrois ja
<<
" mais la vieillesse . Elle me trouva insensible. Sept ans en
к tiers , je demeurai dans son île , toujours mouillant de
« mes larmes les vêtements qu'elle m'avoit donnés. La hui
« tième année commençoit son cours ; soit ordre de Jupi
« ter , soit inconstance , elle-même pressa mon départ ; elle
« voulut que je me hasardasse sur un radeau ; elle me donna
du vin , des provisions , des vêtements , et fit souffler , pour
« me conduire , un vent favorable. Pendant dix-sept jours
"« j'errai sur la mer ; au dix-huitième , j'aperçus vos monta

" gnes et vos bois. A cette vue , je fus transporté de joie.


" Malheureux ! de nouvelles disgraces alloient m'accabler.
« Neptune déchaîne les vents , et soulève la mer jusque
« dans ses abîmes. Vainement je lutte contre les flots ! je ne
" puis plus me tenir sur mon radeau. La tempête le déchire
" et en disperse les débris. Je me jette à la nage sur le gouf
« fre immense. Les vents et les vagues me poussoient vers
« vos rivages. J'allois m'y briser contre une côte hérissée de
"་ rochers ; je me rejette en pleine mer , et , après de longs
« et pénibles efforts , j'arrive à l'embouchure de votre fleuve.
J'y trouve une rive unie , sans pierres , sans roches , et un
" abri contre les vents.
« Je recueillis mes esprits et mes forces. La nuit survint ;
14 je me traînai à quelque distance du fleuve , et , sous un
CHANT VII. 489
U ombrage épais , je me fis un lit de feuilles amassées . Un

« Dieu daigna répandre sur moi les faveurs du sommeil. Je


« dormis toute la nuit , je dormis tout le matin ; je dormois
" encore quand le soleil alloit finir sa carrière .
« Enfin le sommeil m'abandonne ; je regarde autour de
་་ moi ; je vois des femmes jouant sur le rivage, et au milieu
་་ d'elles une Divinité... ; c'étoit ta fille. Je me jette à ses ge
" noux , je l'implore. Elle montre une raison , une maturité
" que je ne devois pas attendre de son âge. La jeunesse est

"་་ si étourdie , si légère ! Elle me prodigue tous les secours


་་ qui me sont nécessaires ; elle me fait baigner dans le fleuve ;
་་ je lui dois ces vêtements qui ont fixé ton attention . Je te
" devois la vérité , et je l'ai dite tout entière.
— « Ma fille , dit Alcinoüs , n'a point senti tout ce qu'elle
" devoit à ta situation ; elle ne t'a pas amené avec ses femmes
་་ dans mon palais . Tu t'étois présenté à elle en suppliant ,

« et ce titre lui imposoit d'autres devoirs.


- « O roi généreux ! dit Ulysse , ne fais point de repro
« ches à ta fille. Elle m'avoit ordonné de la suivre avec ses
"་་ femmes ; je ne l'ai pas voulu ; j'ai craint de blesser les
« convenances. Les hommes sont si soupçonneux !
« Il n'est pas dans mon caractère , dit le monarque ,
་་ de m'abandonner sans réflexion à un premier mouve
« ment. Je rends justice à la délicatesse des motifs qui ont
" dirigé ta conduite. Jupiter , Apollon
, Minerve , dieux
11 puissants ! si tes sentiments étoient d'accord avec les
"< miens , si tu voulois te fixer parmi nous , si , par
des liens
" plus étroits... Je te ferois ici un établissement digne de
་་ toi ; ma fortune seroit la tienne. Mais ta liberté est en
" tière , et me préservent les Dieux que personne ici pré
« tende te retenir malgré toi.
« Dès demain , j'ordonne les apprêts de ton départ. Un
"1 vaisseau te conduira dans ta patrie , ou partout où tu vou
« dras te fixer , fût-ce au-delà de l'Eubée. L'Eubée est la
་་ contrée la plus lointaine que nous connoissions . Ainsi
490 L'ODYSSÉE .

« nous l'ont dit ceux de nos navigateurs qui jadis y condui


« sirent Radamanthe , quand il y alla juger Titye , un des fils
<< de la Terre. Ils y allèrent et revinrent le même jour. Tu
<< sauras par toi-même avec quelle légèreté nos vaisseaux
<< fendent les ondes , avec quel art nos pilotes les dirigent. >»
Ulysse , dans le transport de sa joie , s'écrie : « O Jupi
" ter , daigne accomplir tout ce que promet Alcinoüs ! Puisse
" sa gloire se répandre dans tout l'univers ! et moi puissé-je
<< rentrer heureusement dans ma patrie ! »
Cependant , par les ordres de la reine , un lit a été préparé
pour le recevoir. Des rideaux de pourpre l'embrassent d'un
double contour , de riches tapis le couvrent. Auprès , ont
été déposés des vêtements pour l'usage du héros .
Il sentoit encore le poids de ses longues fatigues , et ses
yeux commençoient à se fermer. «་་ Va , lui dit Alcinoüs , va
་་ réparer tes forces dans les bras du Sommeil. » Ulysse se

lève des femmes de la reine , armées de flambeaux , le con


duisent sous le portique où son lit est dressé. Alcinoüs et
Arété se retirent dans l'appartement secret où ils doivent
passer la nuit.

CHANT HUITIÈME .

LES deux rois se lèvent aux premiers rayons du jour.


Alcinous conduit Ulysse à la place publique , d'où les yeux
dominent et le port et les vaisseaux . Tous deux s'asseoient
l'un auprès de l'autre sur des siéges de marbre.
Pour hâter le retour d'Ulysse , Minerve a pris la figure
d'un héraut , et , parcourant toute la ville : « Allez , dit-elle
« aux Phéaciens qu'elle rencontre , allez à l'assemblée . Vous
« verrez un étranger que la mer a jeté sur nos rives , et
« qu'Alcinous a reçu dans son palais : il a la majesté d'un
« Dieu. >>
A ces mots , un desir curieux s'empare de tous les ci
CHANT VIII. 491

toyens. On court , on se précipite dans la place publique .


Tous les yeux y cherchent le fils de Laërte et se fixent sur
lui. La Déesse lui a donné une taille plus grande , un air
plus imposant , et a répandu sur toute sa personne une grace
divine. Elle veut qu'il commande le respect et qu'il brille
dans les jeux que vont célébrer les Phéaciens.
Quand l'assemblée est formée : « Écoutez , dit Alcinoüs ,
« ô vous qui partagez avec moi les soins du pouvoir su
«< prême , écoutez ce que je dois vous annoncer. Un étran
« ger (j'ignore ce qu'il est , à quel peuple il appartient) , un
" étranger est entré dans mon palais ; il implore notre se
« cours , il nous demande de le rendre à sa patrie. Soyons
« fidèles à notre antique usage et répondons à ses vœux .
. Jamais suppliant n'approcha du foyer de votre roi , qui
ait eu à pleurer de nos refus , ou à gémir de nos lenteurs .
་་ Lançons à la mer le vaisseau qui doit partir le premier ;
« que cinquante-deux jeunes gens , l'élite de nos Phéaciens ,
« aillent l'équiper ; qu'ensuite ils reviennent dans mon pa
« lais prendre part à la fête que je célèbre aujourd'hui .
" Vous , nobles appuis de l'Etat , vous mes conseillers
" fidèles , venez remplir avec moi les devoirs de l'hospi
« talité ; venez tous , et qu'aucun ne s'y refuse.
«< Qu'on appelle Démodoce , ce chantre inspiré des
«< Dieux , qui sait maîtriser à son gré nos esprits et nos
« cœurs . » Il dit , et sort de l'assemblée . Les chefs des Phéa
ciens sortent en même temps , et lui forment un nombreux

cortége.
Un héraut va chercher Démodoce . Les jeunes naviga
teurs vont au rivage de la mer , lancent le vaisseau sur les
ondes , dressent le mât , attachent les rames , déploient les
voiles ; et le vaisseau , qu'ils ont conduit à une plus grande
hauteur , n'attend plus que le signal du départ . Ils revien
nent au palais d'Alcinoüs . Tous les citoyens , jeunes et
vieux , accourent , et inondent , et l'enceinte , et le por
tique , et l'intérieur même des appartements . Le monarque
492 · L'ODYSSÉE .

immole douze moutons , huit sangliers et deux bœufs ; le


feu s'enflamme sous les chaudières et pétille dans les four
neaux ; bientôt tout respire le parfum du festin qui s'ap
prête.
Protonous , un héraut , amène Démodoce , le favori des
Muses. Les Muses l'ont comblé de biens , et l'ont accablé de
maux. Il reçut d'elles le don de charmer , par ses chants ,
les oreilles et les cœurs ; mais elles l'ont privé de la vue, et
ses yeux errants cherchent en vain la lumière. Protonous
le place au milieu des convives , sur un siége brillant , ap
puyé contre une colonne ; au-dessus de sa tête il suspend sa
lyre , et instruit ses mains à la chercher. Devant lui est une
table , une corbeille et une coupe toujours pleine du vin
qu'il préfère.
Les convives sont à table. Bientôt leur faim est calmée ,
et leur soif est éteinte. Le chantre s'abandonne à la Musc
qui le possède ; il chante un morceau qui faisoit alors le
charme des humains. Il chante la querelle d'Ulysse et du
fils de Pélée. On célébroit une fête en l'honneur des
Dieux, tout-à-coup les deux héros s'échauffent et s'exha
lent en injurieux propos. Agamemnon triomphe de
voir deux guerriers , l'honneur de la Grèce, s'attaquer,
se défendre de la langue. Un oracle d'Apollon se dé
voile à ses yeux. Ce que lui prédit la Pythie, quand il
alla consulter le Dieu dans son temple , commence à
s'accomplir. Le temps roule dans son cours la gloire
de la Grèce et la ruine de Troie.
Démodoce chante. Ulysse ramène son manteau sur sa
tête et en couvre son visage. Des larmes coulent de ses
yeux ; il rougit de montrer sa foiblesse aux Phéaciens.
Quand le chantre s'arrête , Ulysse essuie ses pleurs et ra
bat son manteau ; il prend sa coupe et offre des libations
aux Immortels. Quand , pour obéir aux vœux des Phéa
ciens , le chantre recommence , Ulysse recouvre sa tête et
recommence à pleurer.
CHANT VIII. 493
D'autres n'ont point aperçu ses larmes ; mais elles n'ont
point échappé à l'œil d'Alcinoüs . Assis auprès d'Ulysse , il
a entendu ses sanglots , et , soudain , s'adressant aux chefs
des Phéaciens : «་ Ecoutez , dit-il , ô vous qui éclairez mon
« autorité de vos lumières : nous avons assez donné à la
་་ table , assez à ces doux accords qui font le charme des
«<
« festins. Que les jeux commencent , que l'étranger , rentré
« dans sa patrie , puisse dire à ses amis combien les Phéa
« ciens l'emportent sur les autres peuples au ceste , à la
«< lutte , à la course et à la danse. »
Il dit , et sort de table le premier ; les autres le suivent.
Le héraut reprend la lyre des mains de Démodoce , et la
suspend à la colonne ; il conduit Démodoce lui-même à la
place où vont se célébrer les jeux .
Une foule immense y étoit accourue. Déja de nombreux
rivaux étoient à la barrière : on y voyoit Acronée , Ocyale ,
Elatrée , Notée , Prymnée , Anchiale , Eretmée , Pontée ,
Prorée , Anabésinée et Amphiale , et le fils de Polynée. On
y voyoit Euryale , qui auroit défié Mars lui-même ; Naubo
lide , de tous les Phéaciens le plus beau après le jeune Lao
damas , et enfin les trois fils du monarque , Laodamas ,
Halius et Clytonée , tous impatients d'obtenir la victoire.
On commence par la course. La barrière s'ouvre , les
jeunes rivaux s'élancent , la poussière vole sous leurs pas.
Clytonée triomphe ; il a laissé derrière lui ses concurrents
aussi loin que les mulets laissent les bœufs qui tracent avec
eux de pénibles sillons.
La lutte succède à la course. Euryale est vainqueur. Au
saut c'est Amphiale ; au disque c'est Elatrée ; Laodamas au
ceste , Laodamas , le fils chéri d'Alcinous .
Les jeux sont finis , et Laodamas : «་་ Sachons , mes amis,
་་ dit-il , sachons si l'étranger connoît nos exercices et s'il
«< en a pris des leçons. Ces muscles , ces bras , ces jambes ,
« cette large poitrine , tout annonce la force et la vigueur.
<
" La jeunesse ne lui manque pas encore ; mais il a été brisé
494 L'ODYSSEE .

« par le malheur. Il n'y a rien de tel que la mer pour affoi


་་ blir un homme , et altérer en lui les ressorts de la vie.
- « ་་ Tu as raison , dit Euryale ; va le tåter , et lui porte
« un défi. » Le fils d'Alcinoüs saisit cette idée , et s'adres
sant à Ulysse : « Viens , mon père , viens essayer de nos
"< jeux , si jamais tu les a connus , si jamais tu appris à t'y
" distinguer... Oui , tu dois les connoître. Ils font notre
" gloire ; il n'en est pas de plus grande que de vaincre à la
« course ou de triompher à la lutte. Allons , essaie ; bannis
.
« ce noir chagrin ; ton départ approche ; déja le vaisseau
་་ qui doit te porter flotte sur les eaux .
- « Laodamas , lui répond Ulysse , pourquoi cette rail
«
< lerie et ce défi qui ressemble à l'insulte? Accablé de mal
«< heurs , épuisé de peines et de travaux , je suis bien plus
་་ occupé de ma douleur que de vos jeux . J'attends ici la
" grace que j'implore ; elle est l'unique objet des supplica
«< tions que j'adresse au roi et à tout son peuple. »
Euryale , d'un ton plus piquant : « Étranger , lui dit-il ,
" je ne puis croire que jamais tu te sois exercé dans ces
" jeux qui font le plaisir des peuples civilisés et la passion
« des belles ames . Peut-être sur un navire marchand tu as
«་་ commandé à des matelots , facteur , ou subrécargue ; tu
« sais calculer des chances de profit ou de perte ; mais tu ne
« fus jamais un athlète. »
Ulysse , lançantsurlui un regard sinistre : « Jeune homme,
« tu t'oublies , et ta tête s'égare. Nous n'avons pas tous reçu
« du ciel , avec un heureux extérieur , le don plus heureux
<< de penser avec justesse et de nous exprimer avec grace.
" L'un est enveloppé d'une écorce ingrate ; mais il parle :
« le charme de la parole anime et embellit tous ses traits :
<< les regards enchantés se fixent sur lui ; le miel de ses dis
« cours s'insinue dans les cœurs ; il règne sur les assem
«" blées. Qu'il paroisse en public , on le regarde , on l'admire
« comme un Dieu.
" Un autre a la beauté des Immortels , mais la grace
CHANT VIII . 495
« manque à ses paroles ... Toi , tu as une figure... les Dieux
« ne pourroient faire rien de plus beau ; mais ton esprit , la
« nature oublia de le former. Tu m'as piqué par tes gros
" siers propos . Non , je ne suis point novice dans vos jeux .

" Tant que j'eus force et jeunesse , je pus me flatter d'y


« briller aux premiers rangs. Aujourd'hui les chagrins et
« les peines m'assiégent ! Combien j'ai souffert dans nos
་་ guerres ! combien sur la mer et dans les orages ! mais en
་་ fin , tout cassé que je suis , j'oserai encore essayer de vos

་ jeux. Tu as , par tes discours mordants , irrité mon cou
" rage. »

Il dit , et sans quitter son manteau , il saisit un disque


plus grand , plus épais , plus lourd que ceux dont se servent
les Phéaciens. D'un bras nerveux il lui imprime le mouve
ment , et le lance. Le bloc vole avec un horrible sifflement ,
et tombe avec . un bruit affreux. Ces hardis navigateurs ,
ces maîtres des mers , tremblent et se courbent de peur.
Le disque d'Ulysse est au-delà de tous les autres. Mi
nerve , sous une figure humaine , a marqué les intervalles
qui les séparent. ་་« Étranger, lui crie-t-elle , un aveugle , au
" simple tâtonnement , jugeroit la distance . Ton disque ne
« se confond point avec les autres ; il est de bien loin le
(( premier. Compte sur le prix ; aucun Phéacien ne pourra
« te dépasser, aucun ne pourra t'atteindre . »>
Elle dit ; Ulysse , enchanté de tant de bienveillance ,
prend un ton plus leste : « Jeunes gens , dit-il , allez jus
་་ que-là ; j'espère en lancer un autre de la même force , ou
"'
« peut-être plus pesant. Vienne me le disputer qui en aura
« le courage. Puisque vous m'avez piqué , je vous défie à
« mon tour. Au ceste , à la lutte , à la course , je ne refuse
(( personne , personne , excepté Laodamas. Laodamas est

« mon hôte. Qui voudroit le disputer à l'ami qui l'a reçu


« dans ses foyers ? Insensé qui , dans une terre étrangère ,

« oseroit défier celui qui lui a donné un asile ; dans sa folle


« vanité il blesseroit toutes les convenances et nuiroit à
496 L'ODYSSEE .

« tous ses intérêts. De tous les autres , je n'en refuse aucun.


« Je veux , aux yeux de tous , montrer ce que je puis. Dans
« tous les jeux , je suis d'une force plus que commune. Je
<< sais manier l'arc ; je sais dans un groupe d'ennemis mar
quer et atteindre celui que je veux percer. Aux champs
" troyens, quand nous nous exercions à lancer des flèches,
་ je ne connoissois de maître que Philoctète. Parmi tous
« les mortels qui vivent aujourd'hui , je n'en connois point.
« Je ne me comparerai point aux Hercule , aux Euryte :
« ils osoient défier les Dieux mêmes. Aussi le vaillant Eu
« ryte périt bientôt ; il ne vieillit point dans son palais ;
" Apollon , qu'il avoit bravé , le perça de ses flèches .
« Au javelot je ne crains personne à la course , peut
« être trouverai-je un vainqueur. J'ai été tant fatigué par
" les tempêtes ! et sur les vaisseaux la ration est si maigre !
« Aussi mes membres ont perdu leur souplesse et leur
" agilité. »
Il dit ; tous gardent un morne silence. Alcinous seul
songe à lui répondre. « Ta noble fierté n'a rien qui nous
« blesse. Que , piqué de l'injure faite à ton mérite , tu
aies voulu le faire éclater, tout homme qui aura le senti
« ment des convenances ne pourra t'en blâmer.
་་ Écoute-moi à ton tour, afin que , rentré dans ta patrie ,
«
« au sein de ta famille , tu puisses redire à tes amis , à ta
་ femme , à tes enfants , quels sont les talents des Phéa
"« ciens , ce qui distingua nos aïeux , ce qui distingue encore
« leur postérité. Au ceste , à la lutte , nous ne prétendons
«< point au premier rang ; nous sommes agiles à la course ,
" excellents à la mer ; nous aimons les festins , la musique
«
« et la danse , une parure élégante , des bains chauds et des
« lits moelleux .
«་་ Allons , paroissez , beaux danseurs , déployez toute
<< votre souplesse. Que l'étranger porte dans sa patrie la
« renommée de vos talents et les vante à ses amis. Qu'on
« apporte à Démodoce sa lyre qui est restée suspendue
CHANT VIII. 497
« dans mon palais . }) Aussitôt un héraut part et va chercher
la lyre. Neuf citoyens , choisis par le peuple pour présider
aux jeux , se lèvent , et , par leur ordre , l'arène se nettoie ,
la foule s'écarte et laisse le champ libre aux danseurs.
Le héraut revient apportant la lyre Démodoce lui
même est conduit au milieu de l'assemblée. Les danseurs
commencent ; quelle grace ! quelle agilité ! Ulysse , d'un œil
étonné , suit leurs mouvements et en admire la précision.
Démodoce touche sa lyre et fait éclater sa voix. Il chante
les amours de Mars et de Vénus , et leurs premiers feux , et
leurs tendres larcins . Mars , par ses présents, a séduit
la Déesse et déshonoré la couche de Vulcain; mais
Phébus a pénétré le mystère. Il révèle à Vulcain son
injure. Le Dieu , plein de fureur , court à sa forge, ct
sur son enclume il fabrique d'invisibles liens , qu'au
cune force ne pourra rompre , qu'aucune adresse ne
pourra dénouer.
Quand le filet est forgé, il retourne à ce lit , témoin
de l'outrage qu'il a reçu. Il attache le filet au plafond.
De là, semblable à une toile d'araignée , l'invisible
tissu tombera sur la couche et l'enveloppera tout en
tière. Quand le piége est tendu , il feint d'aller à Lem
nos, sa chère Lemnos , qu'il préfère à tout le reste de la
terre.

Mars l'observoit , Mars l'a vu partir. Soudain il vole


au palais de Vulcain. La Déesse venoit de quitter le
séjour du Maître des Dieux ; elle étoit assise dans un
réduit voluptueux ; le Dieu entre , et la prenant par la
main : " Viens , lui dit-il , viens , ma tendre amie ; vois

« ce lit qui nous attend. Ton époux n'est plus dans


«< l'Olympe ; il est allé visiter sa chère Lemnos et ses
« barbares Sintiens. »
La Déesse brûloit d'une ardeur égale. Déja ils fou
lent la couche desirée. Soudain le filet se déploie et
tombe. Ils sont enveloppés , et ne peuvent ni se mou
32
498 L'ODYSSÉE .
voir, ni se relever ; ils sentent qu'il leur est impossible
d'échapper à la vengeance du Dieu qu'ils ont outragé
Phebus étoit aux aguets ; soudain Vulcain est averti.
Il revient, la vengeance dans le cœur ; il s'arrête dans le
vestibule, et d'une voix qui fait trembler tout l'Olympe:
«< Viens, Jupiter, dit-il ; venez tous, heureux habitants
« du céleste séjour ; venez voir une scène plaisante , une
« scène intolérable , la plus risible , la plus odieuse des
« scènes. Pauvre boiteux , la fille de Jupiter me fait en
« core un nouvel outrage ! C'est Mars, ce vaurien de
« Mars qu'elle caresse aujourd'hui . Il est leste , il est
«< beau ce Mars, moi , je suis un malheureux estropie.
" A qui la faute? à mon père , à ma mère : que ne me
« laissoient-ils dans mon néant !
« Voyez-les dans leurs douces étreintes ! je les vois ,
" et j'enrage. En dépit de leur tendresse , j'espère bien
་་ pourtant que leurs feux seront trompés. Mais ils reste
« ront dans le piége où je les ai pris , jusqu'à ce que
«น Jupiter m'ait rendu tout ce que j'ai donné pour obte
« nir ma chaste moitié. Elle est belle , la fille de Jupi
" ter ; mais elle n'a ni pudeur ni vergogne. »
Cependant les Immortels se rassemblent . Arrive Nep
tune , arrive Mercure , arrive Apollon , arrivent tous
les Dieux ; les Déesses , par pudeur, n'osent se montrer
à cette fête.
A la vue du couple emprisonné , un rire éclate.... un
rire ,... enfin un rire des Dieux. Et les propos d'aller :
A qui mal fait mal en prend. Fie-toi à ta vitesse , un lour
daud t'attrapera. Ce boiteux de Vulcain , par un tour de
son métier, il s'est rendu maître du plus léger des Dieux .
Allons , Mars , paie l'amende.
Apollon , s'adressant à Mercure : « Notre brave mes
" sager, père aux bonnes fortunes , voudrois-tu être
- Va ,
« dans ce filet et tenir Vénus entre tes bras?
" seigneur Apollon , triple-moi ces liens, mets Vénus
CHANT VIII. 499

« entre mes bras, et que tous les Dieux et toutes les


« Déesses soient là pour nous regarder. » Il dit , et les
Dieux de rire ; Neptune ne rioit pas, il supplioit Vulcain de
rendre à Mars sa liberté : « Grace , grace , Vulcain , mon
" ami ; je te promets qu'il te fera réparation complète au
" jugement des Dieux . - Réparation complète ! et c'est
«< toi , Souverain des mers, qui seras sa caution ! et tu sais le
" proverbe , qui cautionne un vaurien , etc. Et si , sauvé
« du filet , il renie la dette.... Comment ferai-je avec toi ?
" Faudra-t-il que je te prenne dans mes filets ? --- — S'il
་་ s'échappe et renie la dette , je paierai pour lui. - Le
«< moyen de te refuser ! je ne le puis, ni ne le dois. »
Il dit , aussitôt le filet se rompt , et les deux amants
s'envolent. Mars court se cacher dans la Thrace , Vé
nus fuit en Chypre , et va dans les bosquets de Paphos
respirer l'encens qui fume toujours sur ses autels. Les
Graces la baignent , la parfument d'une essence divine,
et dans une parure nouvelle lui donnent de nouveaux
attraits. Ulysse sourioit à ces chants ; les bons Phéaciens
en rioient à gorge déployée.
Alcinoüs appelle ses fils , Halius et Laodamas , et leur
ordonne de danser. Personne n'oseroit danser avec eux .
Ils prennent dans leurs mains une balle de pourpre . L'un ,
renversé en arrière , la lance dans les nues , l'autre s'élève
en l'air et saisit la balle avant de retomber à terre.
Après le jeu de la balle , ils exécutent les danses les plus
légères. Ils vont , ils viennent , passent , repassent , s'évi
tent , s'approchent , toujours fidèles à la mesure et aux
figures qu'ils décrivent. La jeunesse , debout autour d'eux,
applaudit à la justesse et à la grace de leurs mouvements.
Des applaudissements plus bruyants se répètent et se pro
longent dans toute l'assemblée.
« Heureux père , heureux roi , dit Ulysse au monarque ,
« tu m'avois promis des danseurs excellents ; ils ont justifié
« tes promesses ; ce que j'en vois me remplit d'étonnement
32.
500 L'ODYSSÉE .
" et d'admiration . » Alcinoüs , enchanté de cet éloge :
« Chefs des Phéaciens , dit-il , cet étranger n'est point un
homme ordinaire ; sachons honorer le mérite que des
к présents dignes de lui , dignes de nous , lui prouvent
« l'estime qu'il nous inspire.
" Vous êtes douze rois qui portez le sceptre et comman
" dez sous moi. Que chacun de nous lui donne une tu
་་ nique , un manteau , un talent d'or. Ces dons , faisons-les
" tout-à-l'heure , et que , flatté de cet hommage , il vienne
«< avec nous s'asseoir à ma table. Qu'Euryale , par des ex
« cuses et aussi par une offrande , apaise sa fierté , qu'il a
« blessée par d'injurieux propos . >»
Il dit ; chacun envoie son héraut chercher les présents
qu'il doit offrir à l'étranger ; et Euryale : « Grand roi , j'ex
(( pierai , dit-il , mon offense ; je donnerai cette épée ; la
<< poignée en est d'argent et le fourreau du plus bel ivoire.
« J'ose croire qu'elle sera d'un grand prix à ses yeux. >>
Il dit , et présente l'épée à Ulysse : « Salut , lui dit-il , o
<< mon père ! S'il m'est échappé un mot qui ait pu te blesser,
« que les vents l'emportent , et toi , que les Dieux , après
« tes longs malheurs , te rendent à ton épouse et à ta pa
<< trie !
- « Salut, mon ami , lui répond Ulysse ; que les Dieux te
« comblent de faveurs ! Puisses-tu ne jamais regretter cette
་ épée que tu me donnes avec tant de grace , pour
me faire
<< oublier une blessure légère ! » Il dit , et à l'instant même
il se pare du don qu'il a reçu.
Le soleil touche à la fin de sa carrière ; les présents, ont
été apportés ; les fils du monarque les ont reçus , et vont les
déposer aux pieds de leur mère. Alcinoüs et Ulysse sont
rentrés avec eux , et tous ont repris leurs places accou
tumées . « Va , dit Alcinous à la reine , va chercher ton
« coffre le plus beau ; mets-y un manteau et une tunique
(( dignes d'être offerts par un souverain à l'étranger qu'il
« honore.
CHANT VIII. 501

Qu'on fasse chauffer de l'eau , qu'on prépare un bain ,


་་ qu'on étale aux yeux de notre hôte les présents que les
" Phéaciens lui ont destinés ; qu'au sortir du bain , il vienne
s'asseoir à matable et entendre les chants qui font le charme
« de nos festins . Je lui donnerai encore la plus belle de mes
« coupes. Tous les jours , il s'en servira pour offrir des liba
«< tions à Jupiter et aux autres Immortels ; elle lui rappel
« lera tous les jours Alcinoüs et les sentiments dont il est
"( pénétré pour lui. »

Aussitôt , dans un foyer voisin , une large chaudière est


placée sur un vaste trépied ; l'eau y coule par des secrets
conduits ; le feu s'allume ; bientôt la flamme embrasse la
chaudière , et l'eau frémit , s'échauffe et bouillonne.
Cependant Arété , du fond de son appartement , ap
porte un coffre superbe ; elle y a mis des étoffes précieuses ,
de l'or, des bijoux que jadis lui donnèrent les Phéaciens :
elle y a mis encore la tunique et le manteau qu'a promis
Alcinoüs : «་་ Reçois , dit-elle à Ulysse , reçois ce gage de
« nos sentiments pour toi. Prends toi-même le soin de
« fermer ce coffre , et qu'un lien bien solide t'en réponde ,
་་ de peur que sur le vaisseau , pendant ton sommeil , une
«་་ main infidèle ne te ravisse ce qu'il renferme. » Ulysse
ferme le coffre , et , par un noeud savant , que Circé lui ap
prit à former, il le met à l'abri de toute atteinte.
Une des femmes de la reine vient inviter le héros à passer
dans la salle de bains ; il la suit , il y trouve avec un secret
plaisir cette douce chaleur et ces soins délicats dont il a
perdu l'habitude depuis qu'il a quitté la grotte de Calypso :
chez Calypso , il étoit traité comme un Dieu . Baigné , par
fumé d'une essence précieuse et tout brillant d'une riche
parure, il revient se mêler aux convives , qui déja , la coupe
à la main , préludoient au festin .
La belle Nausicaa se présente à la porte de la salle , et ,
les yeux fixés sur Ulysse : « Salut , noble étranger , lui dit
« elle quand tu seras rentré dans ta patrie , souviens-toi
502 L'ODYSSÉE .

« de Nausicaa ; souviens-toi que la première elle a pris soin


« de tes jours . - - O fille du généreux Alcinoüs , lui répond
« le héros , si le Maître des Dieux permet que je la revoie
« cette patrie si chère , et que je rentre dans mes foyers , tu
« seras toujours ma divinité ; tous les jours je t'offrirai mes
« vœux et l'hommage d'une vie que je te dois. »
Il dit , et va s'asseoir auprès d'Alcinoüs. On servoit , et
déja le vin pétilloit dans les coupes. Démodoce arrive , con
duit par un héraut. A sa vue règne un silence respectueux ;
on le place au milieu des convives , appuyé contre une co
lonne.
Ulysse coupe un filet de sanglier : « Tiens , dit-il à un
་་ héraut , porte à Démodoce ce gage de mon estime pour
« lui. Au milieu de mes soucis et de mes peines, je sens un
« charme qui m'attire vers lui. Les chantres qui lui ressem
« blent ont droit aux égards et aux hommages de tous les
«< humains ; ils sont les favoris des Muses , les Muses les in
" spirent. >>

Démodoce reçoit avec joie une distinction qui l'honore.


Le repas finit bientôt , et Ulysse s'approchant de Démo
doce : « Tu es pour moi , lui dit-il , le premier des mortels ;
« nourrisson des Muses , ou plutôt élève d'Apollon , avec
" quel talent tu as chanté les Grecs , leurs revers , leurs
" travaux et leurs exploits ! On diroit que toi-même tu fus
་་ présent à ces grands événements , ou qu'un témoin fidèle
t « t'en a fait la peinture.
<< Continue ; chante ce cheval fameux qu'Épéus fabriqua
«< par l'inspiration de Minerve , qu'Ulysse remplit des guer
« riers qui devoient renverser Ilion , et que son adresse sut
« introduire dans les murs de Troie et jusque dans Per
«< game. Si tu atteins à la hauteur de ce sujet , je dirai au
« monde entier que le ciel t'a prodigué tous les trésors du
་ génie. »
Soudain Démodoce , plein d'un enthousiasme divin, fait
éclater sa voix et résonner sa lyre. Il commence au moment
CHANT VIII. 503

où les Grecs , après avoir livré leurs tentes aux flammes ,


montent sur leurs vaisseaux et s'éloignent du rivage. Déja
le fatal cheval, et Ulysse, et les héros qu'il portoit dans
ses flancs , sont dans la citadelle ; les Troyens eux
mêmes viennent d'y traîner l'instrument de leur ruine .
Ils l'environnent , et se perdent en vaines conjectures et
en inutiles débats . Les uns veulent qu'on enfonce le fer
dans les flancs du cheval , et qu'on en sonde les profon
deurs; d'autres, qu'on le tratne au haut d'un rocher, et
qu'on le précipite dans la mer ; d'autres, enfin, conseil
lent qu'on en fasse une offrande aux Dieux , pour dés
armer leur colère. Cet avis l'emporte , l'œuvre du Destin
s'accomplit ; Troie va périr , puisqu'elle cache dans ses
murs ce fatal dépôt , où sont renfermés les héros de la
Grèce , quiportent dans leurs mains ses malheurs et sa
perte.
Démodoce poursuit ; il chante ces guerriers sortant de
leur noire cachette. Ils se répandent de tous côtés et sè
ment partout la destruction et la mort. Ulysse , sem
blable à Mars , court au palais de Deiphobe , et Méné
las avec lui. Là se livrent les plus sanglants combats ;
là , par son audace , et par le secours de Minerve ,
Ulysse triomphe et décide la victoire.
Démodoce chantoit les exploits d'Ulysse ; Ulysse fondoit
en larmes , et ses joues en étoient inondées . Les Phéa

Il y a dans le texte une comparaison qui certainement appartient à


Homère par la poésie , mais que le goût d'Homère n'auroit pas placée là .
En voici la traduction :
« Ainsi pleure une jeune épouse , qui presse contre son sein son jeune
époux palpitant et près d'expirer dans ses bras. Il étoit l'appui de ses ci
toyens et le vengeur de sa patrie , il vient de tomber sous les yeux de ce
peuple qu'il a défendu . A ses derniers moments, et dans ces douces étreintes,
l'ennemi vient encore par derrière le percer de ses traits , et montré à son
dernier regard la servitude et la ruine de son pays : sa jeune éponse s'éteint
avec lui de douleur et de regret. »
504 L'ODYSSÉE.

ciens n'ont point vu ses larmes ; mais Alcinous , assis au


près de lui , a entendu ses sanglots , et soudain : « Que
« Démodoce , dit-il , suspende ses chants et fasse taire sa
་་ lyre. Tous ne trouvent pas ici le même plaisir à l'en
« tendre. Depuis qu'il a commencé , l'étranger n'a cessé de
་་ gémir et de pleurer . Son ame est absorbée dans la dou
«< leur. Laisse , Démodoce , laisse un sujet qui l'attriste ; li
« vrons-nous à des plaisirs qu'il puisse partager avec nous.
" Cette fête lui est consacrée ; ces présents , les ordres don
« nés pour son départ , attestent l'intérêt que nous lui por
« tons. Écartons tout ce qui pourroit affliger son cœur.
« Pour l'homme sensible et généreux , un étranger, un
K suppliant , est un frère.

« Mais toi que nous accueillons avec un intérêt si marqué ,


« réponds à mes questions , et ne te cache point sous le

« voile du mystère. Dis - moi ton nom , le nom sous lequel


<< te connoissent ton père , ta mère , tes citoyens , tes voi
« sins. L'homme le plus vil comme le plus distingué a un
« nom qui lui est propre. Il l'a reçu de ses parents au jour
« de sa naissance.
«་་ Dis-moi ta ville, ta tribu , ton pays , afin que nous puis
«< sions t'y conduire. Les Phéaciens n'ont ni pilotes ni gou
«་་< vernail ; nos vaisseaux , doués d'intelligence , devinent
" les pensées secrètes des humains. Ils connoissent tous les
་་ peuples et leurs villes , et leurs cités et les champs qu'ils
«< cultivent. Sous l'air le plus épais , sous les nuages les
་་ plus sombres, sans clarté, sans étoiles , ils parcourent les
« mers , et ne craignent ni les écueils , ni les tempêtes , ni
«་་ les naufrages.
« Mais Neptune ( je l'ai entendu dire à Nausithoüs mon
« père ) , Neptune s'indigne de nous voir maîtriser ses flots ,
« et conduire sans dangers , à travers son humide empire ,
« tous ceux qui réclament notre secours. Un jour , au re
« tour d'un voyage , il brisera un de nos vaisseaux , et d'une
་་ montagne il obstruera notre port et couvrira notre ville .
CHANT VIII. 505
<< Mais nous faisons notre devoir, et abandonnons le reste
« aux Dieux .
" Toi , dis-moi sous quels climats tu as erré , quels peu
་ ples tu as visités. Dis-moi leurs cités et leurs mœurs , ceux
་་ qui sont agrestes et sauvages , sans justice et sans lois ,
«< ceux qui sont amis des étrangers et qui respectent les
« Dieux .
«< Dis-moi , surtout , pourquoi cette douleur qui top
་་ presse , pourquoi ces larmes quand tu entends chanter
«
« les exploits des Grecs et les malheurs de Troie. Ces
"« grandes catastrophes sont l'ouvrage des Dieux . Elles sont
་་ faites pour instruire les générations futures , et servir de
" matière à nos chants.
" Aurois-tu perdu , sous les murs de Troie , un parent
,
«< un gendre , un beau-père ? doux noms ! liens les plus
chers et les plus sacrés après les liens du sang ! Aurois-tu
་་ perdu le compagnon de ta jeunesse , le confident de tes
« pensées? Un ami éclairé , vertueux , est aussi cher qu'un
་་ frère. "

CHANT NEUVIÈME .

« O Roi , qu'on chérit et qu'on révère , dit Ulysse ,


«< quelle fête délicieuse ! Un chantre dont les accents char-
« meroient les Dieux mêmes , tout un peuple dans la joie ,
« des convives rangés autour d'une table où règnent l'abon
« dance et le goût , des cratères toujours remplis de vin ;
« des échansons y puisant à pleines coupes ! Je ne sais
«< point de spectacle plus ravissant.
" Et c'est au milieu d'une telle fête que tu daignes t'oc

« cuper d'un malheureux étranger ! tu me demandes pour


་་ quoi ces larmes , pourquoi ces sanglots. Hélas ! c'est re
« doubler mes douleurs et mes peines. Que dirai-je ? Par où
506 L'ODYSSEE .
« commencer? par où finir ? Les Dieux ont semé de tant de
<
" chagrins tout le cours de ma vie !
«< Je te dirai d'abord mon nom. Il faut que vous le connois
" siez . Sij'échappe au malheur qui me poursuit , j'ose espè
" rer que les liens de l'hospitalité m'uniront à vous. Malgré
« la distance qui sépare nos contrées , ces nœuds me seront
་་ chers , et nous les resserrerons encore par des intérêts
" mutuels.
« Je suis Ulysse , fils de Laërte , qu'une adresse souvent
" heureuse et quelques exploits ont fait connoître dans l'uni
« vers. Ithaque est ma patrie. Là est le mont Nérite , que
" couronnent des forêts.
«་་ Autour sont groupées les îles de Dulichium , de Samé ,
" de Zacynthe. Ithaque , plus humble et plus voisine du
" continent , regarde le couchant ; les autres sont situées
<< au levant et au midi. Le sol d'Ithaque est âpre et hérissé
« de rochers ; mais il n'est point de pays plus cher à mon
«< cœur. Calypso , une Déesse , m'a retenu long-temps dans
« sa grotte. Circé , une Déesse encore , par des charmes
་་ puissants , a tenté de me fixer dans son palais. Toutes
་་ deux m'ont offert leur main et l'immortalité. J'ai été in
sensible à leurs vœux et sourd à leurs promesses . Non ,
" il n'est point de lien plus doux que ceux qui nous atta

« chent à nos parents , à notre patrie. Loin d'eux , dans une


« terre étrangère , il n'est point de sol si fécond , point d'é
« tablissement si riche , qu'il puisse nous consoler de leur
" absence. A
« Je te dirai mon départ de Troie et toutes les traverses
que Jupiter a jetées sur mon retour. Des rives d'Ilion le
« vent nous poussa sur Ismare , au pays des Ciconiens.
་་ Nous saccageâmes leur ville , nous égorgeâmes ses habi
tants. Nous enlevâmes et leurs femmes et leurs trésors ,
« et ce riche butin fut , suivant nos usages , partagé entre
« tous mes guerriers . Je voulois fuir de cette contrée ; mes
" compagnons indociles dédaignèrent mes conseils et se
CHANT IX . 507
" livrèrent à tous les excès. Ils se noyèrent dans le vin , ils
«་་ dévorèrent et bœufs et moutons.
«
Cependant, appelés par les cris des malheureux qui ont
་་ échappé à nos coups , arrivent du continent voisin d'au
« tres Ciconiens plus nombreux et plus braves , qui savent
« combattre à cheval , et , quand il le faut, combattre à pied.

« Ils viennent au point du jour nous attaquer jusqu'au mi


« lieu de nos vaisseaux. Un sort funeste nous y attendoit.
« Là , de pied ferme , la pique à la main , on combat , on
" s'égorge ; plus foibles , nous résistons pourtant ; et tout

« le matin , et la plus grande partie du jour, la victoire


« flotte incertaine.
« Mais quand le soleil penche vers son déclin , nous
" ployons , et les Ciconiens triomphent. De chacun de nos

« vaisseaux six guerriers périssent. Les autres échappent à


« la mort. Nous nous rembarquons tristement , pleurant
" nos compagnons perdus, mais rendant graces aux Dieux
« de nous avoir sauvés du trépas. Avant que de quitter ce
« triste rivage , j'appelai trois fois chacun des guerriers qui
« étoient tombés sous le fer des Ciconiens.
་་ Jupiter déchaîne sur mes vaisseaux Borée et les tem
" pêtes , des nuages épais couvrent la terre et la mer , la
« nuit tombe du haut des cieux , nos vaisseaux sont empor
«< tés hors de leur route , le vent déchire nos voiles , nous
«< les ployons , tremblants , demi-morts de frayeur ; et , à
་་ force de rames , nous regagnons la terre ; épuisés de fa
« tigue, dévorés de chagrins , pendant deux jours , pendant
« deux nuits , nous restons étendus sur le sable.
་་ L'aurore ramène enfin un jour plus serein ; nous re
" mettons nos vaisseaux à la mer , nous déployons nos voi
« les , et , tranquillement assis , nous nous abandonnons à
« la foi des vents et à l'art de nos pilotes . J'allois toucher
« aux rives de ma patrie ; mais au moment où je doublois
" Je cap de Malée , Borée , les vagues et les courants me re
508 L'ODYSSEE.
" poussent et me jettent sur Cythère. Pendant neuf jours ,
་་ je fus le jouets des vents et des flots .
« A la dixième aurore , nous abordons au pays des Loto
་ phages. Les Lotophages se nourrissent du suc des fleurs.
« Nous descendons à terre , nous allons à des fontaines voi
« sines puiser de l'eau pour nos vaisseaux , et mes compa
« gnons prennent leur repas accoutumé. J'en choisis deux .
«
< et je les envoie , accompagnés d'un héraut , reconnoître
« quel peuple habite cette contrée .
« Ils partent , et bientôt ils sont au milieu des Loto
1)
phages. Ils y trouvent un accueil hospitalier ; on leur pré
" sente le lotos ; ils en goûtent , et soudain ils oublient et
" leurs compagnons , et mes ordres , et leur patrie. Ils veu
« lent rester avec les Lotophages , vivre comme eux de
« lotos , et ne se souviennent plus de rien de ce qui leur
« fut cher.
« J'allai les chercher ; je les ramenai pleurants sur mes
« vaisseaux ; je les y fis attacher aux bancs des rameurs ; et

« de crainte que d'autres encore n'allassent goûter du lotos ,


« et perdre comme les premiers le souvenir de leur patrie ,
« j'ordonnai qu'on s'embarquât aussitôt et qu'on mit à la
" voile.
་་ Nous partons : la mer blanchit sous nos rames . Tou
«< jours la tristesse dans le cœur , nous arrivons à la vue du

pays des Cyclopes. Les Cyclopes sont des manières de


་་ géants , des sauvages féroces , sans police et sans lois :

<< laissant tout faire aux Dieux , jamais leurs mains n'ou
« vrent le sein de la terre , jamais ils n'y enfoncent le soc
de la charrue ; les arbres , les plantes , l'orge , le blé ,
«< croissent pour eux sans semence et sans culture . Pour
« eux la vigne se multiplie d'elle-même , et , fécondée par
« les pluies , elle donne les plus beaux raisins , les plus ri
« ches vendanges , et un vin délicieux.
« Les Cyclopes n'ont ni assemblées , ni conseils , ni ma
CHANT IX . 509
" gistrats ; ils habitent dans des antres creux , au sommet

des montagnes . Sans dépendance , sans rapports mutuels ,


«< chacun d'eux est roi dans sa famille.
« Non loin de la terre des Cyclopes , une île se prolonge
« toute peuplée de chèvres sauvages . Jamais la présence
« des humains n'y trouble leurs retraites ; jamais le chas
« seur, de ses courses pénibles , n'y fatigue les montagnes
« et les bois. On n'y voit point errer ces animaux que
« l'homme a soumis à son empire. Nul trace de labour ;
་་ toujours inculte , toujours inhabitée , cette île ne nourrit
« que des chèvres.
« Les Cyclopes n'ont point de vaisseaux ; des mains in
«< dustrieuses ne construisent point pour eux ces maisons
« flottantes sur lesquelles l'homme défie la mer et les tem
«་་ pêtes , visite les peuples divers , s'unit à eux par les liens
« de l'amitié , des intérêts et des besoins . Ils ne connoissent
་་ point ces arts qui fécondent la terre , et qui feroient de ce

« désert le séjour d'un peuple heureux et florissant.


« Le sol n'y est point ingrat. Il porteroit tout ce que la
« nature accorde ailleurs au travail des humains. Au bord
<< de la mer sont des prairies humides et couvertes de ga
«< zons. La vigne surtout , la vigne y est pleine de sève et
« de vigueur. La culture y seroit facile , et un sol naturelle
« ment gras et fécond y donneroit des moissons abon
« dantes. A la tête du port coule une eau limpide , dont la
« source est cachée dans une grotte. Autour croissent des
་་ peupliers , qui la couvrent de leur ombre.
" Nous abordons là ( un Dieu nous conduisoit sans doute) .
« Il faisoit la nuit la plus noire. Point d'étoiles ; un brouil
« lard épais enveloppoit nos vaisseaux. La lune , cachée
« dans des nuages, ne pouvoit nous prêter sa clarté. Aucun
« de nous n'avoit aperçu cette île , aucun n'avoit vu les
« vagues qui , roulant l'une sur l'autre , alloient expirer sur
« le rivage , avant que nos vaisseaux eussent touché la
« terre. Ils la touchent ; nous ployons nos voiles , nous nous
510 L'ODYSSEE.
(( élançons sur le sable ; et dans les bras du sommeil nous
" attendons le retour de l'aurore.
<< Dès qu'elle a paru , nous parcourons l'île , étonnés de
« sa solitude. Les chèvres sortent de leurs retraites . Les
"( Nymphes des montagnes les offroient sans doute à nos
" besoins . Nous courons prendre nos arcs et nos javelots ,
( et , divisés en trois bandes , nous perçons tout ce qui se
་་ présente à nos coups. Le ciel nous favorise. J'avois douze
" vaisseaux , neuf chèvres furent distribuées par chaque
"་ vaisseau ; moi seul j'en eus dix pour mon partage.
" Tout le jour fut pour nous un jour de fête. Nous avions
des vivres en abondance ; du vin , nos amphores étoient
"( pleines de celui que nous avions pris sur les Ciconiens.
« Du rivage où nous étions assis , nos regards se portoient
« sur la terre des Cyclopes ; nous voyions la fumée s'élever
« de leurs antres , nous entendions le tonnerre de leurs
་་ voix , et le bêlement de leurs brebis et de leurs chèvres.
« Le soleil se couche , les ombres couvrent la terre ; nous
« passons encore une nuit étendus sur le sable. Quand l'au
« rore eut ramené le jour , j'assemblai mes compagnons :
་་ Restez ici , mes amis , leur dis-je ; moi , avec mon vais

« seau et mon équipage , je vais visiter cette autre contrée ,


« et reconnoître quels en sont les habitants , s'ils aiment les
«< étrangers , s'ils respectent les Dieux , ou s'ils ne sont que
<< des sauvages féroces , sans police et sans lois. "
« Nous partons : l'onde blanchit sous nos rames , et bien
" tôt nous touchons au rivage. Non loin de la mer , nous
" voyons , sous des rochers menaçants , une caverne im

« mense que couvre une forêt de lauriers. Une vaste cour


« est fermée de blocs de pierre , l'un sur l'autre grossière
" ment entassés . Autour sont des sapins et des chênes
,
"
dont les cimes se perdent dans les nues . Çà et là errent
« des brebis , des moutons et des chèvres.
<< Dans cet affreux repaire habitoit un énorme géant. Il
« alloit seul errant avec ses troupeaux , toujours dans des
CHANT IX . 511
« lieux écartés , jamais ne conversant avec les autres Cy
« clopes , jamais ne s'entretenant que de pensées noires
et
" sinistres. Objet d'étonnement et d'horreur , qui n'a rien
« d'humain , et ressemble à ces pics isolés qui élèvent au
« dessus des autres montagnes leur front chargé de noirs
་་ sapins.

« Je laisse mes compagnons à la garde de mon vaisseau.


« J'en choisis douze des plus déterminés , et je pars. J'em
« portois avec moi une outre pleine d'un vin délicieux que
«་་ m'avoit donné Maron , fils d'Évanthée ; Maron étoit prêtre
« d'Apollon , protecteur d'Ismare. Il habitoit un bois con
« sacré au Dieu dont il étoit le ministre. J'avois fait respec
« ter son asile ; je l'avois garanti , lui , sa femme et ses en
«< fants , des insultes de mes soldats . Sa reconnoissance me
" combla de présents. Il me donna sept talents d'or d'un
<< travail précieux ; il me donna un cratère d'argent massif' ;
« il me donna douze amphores d'un vin généreux , un véri
« table nectar. C'étoit un trésor caché à toute sa maison ; il
<
" n'étoit connu que de lui , de sa femme , et d'une esclave
་་ fidèle , à qui la garde en étoit confiée. Pour en boire , il
« falloit mêler vingt coupes d'eau à une coupe de vin. Dans
« cet état , il exhaloit encore un parfum digne des Dieux , et
« on ne pouvoit se défendre d'y goûter.
" J'en avois fait remplir une outre au large ventre ; je
« l'emportai avec d'autres provisions. J'avois un pressenti
« ment que nous aurions affaire à un sauvage terrible , in
« humain , et je voulois apprivoiser sa férocité . Nous cou
« rons à l'antre , nous n'y trouvons point le Cyclope. Il
« étoit dans ses pâturages à garder ses troupeaux .
" Nous entrons , nous visitons tous les recoins. C'étoit
«< ici des clayons chargés de fromages ; c'étoit là des ton
" neaux remplis de petit-lait , et puis des seaux , des pots , et
« tout l'attirail d'une laiterie ; plus loin , dans des parcs sé
་་ parés , des agneaux , des chevreaux , chaque âge à part ,
" à part chaque espèce.
512 L'ODYSSÉE .
"( Mes compagnons me conjuroient d'emporter les fro
« mages , d'emmener agneaux et chevreaux , et de fuir loin
« de cet abominable lieu . Je ne cédai point à leurs prières ;
« je voulois voir le Cyclope ; peut-être j'en obtiendrois les
« dons de l'hospitalité . Hélas ! son hospitalité , ce devoit
« être la mort de mes compagnons !
«" Nous allumons du feu , et , tranquillement assis , nous
« nous mettons à manger son fromage , en attendant qu'il
« revienne. Il revient enfin , apportant une lourde charge
« de bois sec pour apprêter son repas. A la porte de son
«< antre , il jette à terre son fardeau avec un fracas horrible.
«་་ Nous tremblons de peur , nous courons nous tapir dans
« un coin. Il fait entrer chèvres et brebis , tout ce qui doit
« lui donner du lait , et laisse hors de sa cour boucs et bé
« liers. Puis , pour fermer la porte de la caverne , il prend
« une roche énorme , que vingt-deux chars à quatre roues
«" n'auroient pas ébranlée ; lui seul la remue et la place avec
«< autant d'aisance qu'en auroit un chasseur à fermer son
"་་ carquois.
" Cela fait , il s'assied , trait ses brebis , trait ses chèvres ,
« donne à chaque brebis son agneau , son chevreau à chaque
" chèvre ; fait cailler la moitié de son lait , et la met dans
des clayons ; l'autre moitié , il la réserve dans des vases ;
<< pour la boire à ses repas.
« Quand il a fini son ouvrage , il allume son feu , et se
« met à visiter son antre. Il nous aperçoit ; et , d'une voix
" effroyable : «< Qui êtes-vous ? d'où venez-vous sur cette
་་ plaine humide ? êtes-vous des marchands ou des aventu
« riers? des pirates qui courent la mer , exposant leur vie
« pour faire le malheur des autres? >>
« A son terrible aspect , au tonnerre de sa voix , nos
« cœurs se brisent. J'ose pourtant lui répondre : « Nous
« sommes de malheureux Grecs , que les vents ont égarés
<< sur le gouffre des mers. Nous revenions de Troie , impa
«< tients de revoir notre patrie ; nous nous sommes perdus
CHANT IX . 513
<< dans des routes inconnues : ainsi l'ont voulu les décrets
<< de Jupiter. Nous sommes des soldats d'Agamemnon , dont
« la gloire est montée jusqu'aux cieux , le vainqueur de tant
« de peuples , le destructeur de Troie , de cette cité puis
« sante qui régnoit sur l'Asie . Nous nous jetons à tes ge
« noux , nous sommes tes suppliants : crains les Dieux ,
« crains Jupiter hospitalier ; il est le Dieu des suppliants , il
<< protége les étrangers , et venge leurs injures. >>
Lui d'un ton féroce : « Tu es un imbécile , ou tu
<< viens de bien loin ! Tu me dis de craindre Jupiter , et de
« respecter les Dieux. Les Cyclopes se moquent de ton Ju
་་ piter et de tes Dieux fainéants. Ce ne sera pas leur co
«< lère qui me fera t'épargner toi et les tiens , si je n'en ai pas
« la fantaisie. Mais où as-tu laissé ton vaisseau ? ici près , ou
« à l'autre extrémité de notre rive? >>
« Il me tendoit un piége ; j'avois trop d'expérience pour
" m'y laisser prendre ; je lui échappai par un détour adroit.
« Le Dieu des mers , Neptune , lui dis-je , a brisé mon vais
« seau , les vents l'ont jeté contre un promontoire hérissé
« de rochers , à l'extrémité de ton pays. Tu vois de malheu
« reux restes échappés au naufrage et à la mort. >»
Le barbare , sans me répondre , se jette sur mes com
" pagnons , en saisit deux , les enlève , les rejette contre
« terre comme deux petits chiens . Leurs crânes sont brisés,
« les cervelles coulent , et le sol en est humecté. Il les coupe
<< en morceaux et les dévore comme eût fait un lion des

« montagnes ; il n'en reste ni intestins , ni chair , ni os


" sements.
« A la vue de ces horreurs , gémissants , désespérés , nous
<< tendons au ciel des mains suppliantes. Le monstre, gorgé
« de chair humaine , gorgé de lait , se couche tout de son
e eu de ses brebis . Je voulois
« long dans son antr , au mili
« le tuer; déja je tenois mon épée à la main , prêt à l'enfon
« cer dans son cœur ; mais une réflexion m'arrête... Cette

" terrible roche qui ferme notre prison , nous ne pourrons


33
514 L'ODYSSÉE.

« pas l'enlever , et nous périrons tous . Il fallut , dans les


« angoisses du désespoir , attendre le retour de l'aurore.
« Elle paroît enfin. Le Cyclope allume son feu , trait ses
" brebis et ses chèvres , et répète tout ce qu'il a fait la veille.
" Puis il saisit encore deux de mes compagnons , et les dé
« vore. Après cet affreux repas , il enlève la roche qui ferme
«
< sa caverne , fait sortir ses chèvres et ses brebis , et remet
« la roche à sa place.
་་ Je restai là furieux , méditant la vengeance , et implo
« rant le secours de Minerve pour l'obtenir . Il me vient une
« idée qui sourit à mon imagination . Dans un des parcs
«་་ étoit un tronc d'olivier vert encore , que le Cyclope avoit
« coupé pour s'en faire un bâton quand il seroit sec. A sa
་་ longueur , à sa grosseur, on l'eût pris pour un mât d'un
« de ces lourds vaisseaux qui traversent les mers , chargés
" de marchandises.
« J'en coupe à peu près une brasse ; je le donne à mes
་་ compagnons pour le dégrossir . Quand ils ont fini leur
« ouvrage , moi je l'amincis par un bout que je termine en
་་ pointe. Je le durcis dans un feu vif et clair , et je le cache
« dans le fumier dont le parc étoit rempli. Je fais tirer mes
< compagnons au sort pour régler quels seront ceux qui
«
« me seconderont dans mon entreprise. Le sort m'en donne
་་ quatre que j'aurois choisis moi-même.
«
« Sur le soir arrivent le géant et ses troupeaux . Cette
«< fois , soit soupçon , soit inspiration d'un Dieu , il fait tout
« entrer dans sa caverne , et chèvres et brebis , et boucs et
«< béliers , et ne laisse rien dehors. Puis il recommence son
« train accoutumé , saisit encore deux de mes compagnons
« et fait son horrible repas.
« Je m'approche de lui , un flacon de mon vieux vin à la
«< main. « Tiens , Cyclope ; tiens , lui dis-je , bois-moi ce vin
« pour digérer ces chairs que tu as dévorées . Tu verras
« quelle divine liqueur renfermoit notre vaisseau. Mon des
« sein étoit de te l'offrir si tu avois pitié de moi , si tu pou
CHANT IX . 515
« vois me rendre à ma patrie . Mais ta fureur ne respecte
«་་ rien. Barbare ! eh ! qui oseroit t'approcher quand tu te
" livres à de tels excès? >>
"( Il prend mon flacon et l'avale d'un trait. Ses sens en
" sont charmés , il m'en demande un autre : « Donne , dit
«< il , donne encore. Dis-moi ton nom ; je veux te faire un
" présent dont tu seras satisfait. La terre donne bien aux
" Cyclopes un vin généreux , les pluies du ciel nourrissent
« nos raisins ; mais ta liqueur c'est de l'ambroisie , c'est du
« nectar. » Il dit ; je remplis le flacon , trois fois je le rem
་་ plis , l'insensé le vide trois fois.
<< Quand les fumées du vin eurent troublé son cerveau ,
« je lui dis d'un ton mielleux : « Cyclope , tu m'as demandé

« mon nom , je te le dirai : donne-moi le présent que tu m'as


" promis. Mon nom est Personne
, mon père , ma mère ,
«< tous ceux qui me connoissent m'appellent Personne. >>
« Le cruel me répond : « Eh bien , je mangerai Personne le
K dernier ; oui , après tous ses compagnons . »

« Il dit , et , penché en arrière , il tombe à la renverse. Sa


tête s'incline sur ses épaules , un lourd sommeil oppresse
<< tous ses sens. Il ronfle , et de son gosier sortent des flots
« de vin et des lambeaux de chair encore saignante .
« J'enfonce mon pieu sous la cendre brûlante , j'anime le
« courage de mes compagnons. Le bois s'échauffe ; bientôt
«< il est tout en feu ; je le retire ; mes compagnons sont de
« bout autour de moi ; un Dieu leur inspire une audace nou
«< velle ; ils saisissent le pieu et l'enfoncent dans l'œil du
" Cyclope. Moi , dressé sur la pointe des pieds , j'appuie sur
« l'autre bout , et nous le faisons tourner. Ainsi sous la
" main d'un artisan tourne une tarière qui perce des ma
" driers destinés à former le flanc d'un vaisseau. D'autres
<< bras secondent ses efforts et accélèrent le mouvement.
་་ Ainsi s'enfonçoit notre pieu dans l'œil du Cyclope. Le
" sang en jaillit tout brûlant. Son sourcil, sa paupière , sont
" enveloppés de la fumée qu'exhale sa prunelle embrasée.
33.
516 L'ODYSSEE.
« Les racines de l'oeil sifflent sous le feu qui les dévore.
" Ainsi , quand pour durcir en acier une hache , une co
" gnée , le forgeron les plonge dans une eau froide , l'onde
(( crie et jaillit en fumée. Ainsi l'oeil du Cyclope siffle et
་་ s'évapore sous le pieu qui le déchire.
« Le monstre pousse des cris terribles. Toute la caverne,
« tous les rochers d'alentour , en retentissent. De frayeur ,
<< nous nous rejetons en arrière. Lui , de ses mains , arrache
་་ le pieu ensanglanté , le jette loin de lui , et puis il appelle
« à grands cris les Cyclopes qui habitent dispersés sur ces
" hauteurs toujours battues par les vents.
« Ils accourent à sa voix , et , debout autour de son antre :
" Qu'as-tu , Polyphême ? pourquoi pendant la nuit ces cris
་་ affreux qui troublent notre sommeil ? Sont-ce tes troupeaux
" qu'on t'enlève , ou ta vie qu'on menace? » Lui , du fond
« de sa caverne : « C'est Personne. Quoi ! Personne ? -
<< Oui , Personne , vous dis-je . -Eh ! si personne ne t'at
«< taque , que faire? il n'y a moyen d'éviter les maux que le
« ciel nous envoie ; invoque ton père le Dieu des mers. >>
« Ils disent , et s'en vont. Moi , je riois dans mon coin du
་་« succès de ma ruse. Le Cyclope gémissant se lève et va en
« tâtonnant ôter la roche qui ferme sa caverne , s'assied
<< sur le seuil de sa porte et tient ses bras étendus pour sai
<< sir celui d'entre nous qui se hasarderoit à sortir. Il se flat
« toit que je serois assez imbécile pour aller me livrer à sa
« fureur. Je cherchois dans ma tête quelque moyen de sau
« ver mes compagnons et moi-même. Je tournois , je re
<< tournois dans tous les sens mon esprit et ma pensée. En
« fin , je crus avoir trouvé un heureux stratagème. Il y avoit
« là des béliers grands , forts , bien nourris , bien chargés
« de laine. Je prends des baguettes d'osier sur lesquelles
"་་ avoit dormi le Cyclope , j'en forme des liens et j'en atta
« che les béliers trois à trois. Celui du milieu porteroit un
« de mes compagnons , les deux autres marcheront à ses
«་་ côtés.
CHANT IX . 517
" Restoit un bélier, le plus vigoureux , le plus beau de
«
« tous. Je le prends , je m'étends sous son ventre , de mes
<< mains je l'embrasse et je m'attache à sa toison . Nous at
tendons le retour de l'aurore. Elle se lève , et le Cyclope
་་ appelle ses troupeaux aux pâturages. Les brebis , les chè

« vres béloient et appeloient en vain la main qui devoit les


་་ décharger de leur lait. Leur maître en pleurant les dres
" soit , les tâtoit ; l'imbécile ne s'avisa pas que
nous étions
« cachés sous le ventre des béliers . Le mien sortit le der
" nier , ralenti par le fardeau qu'il portoit. Le Cyclope le
" palpe , le caresse : « Eh ! bélier mon ami , pourquoi le
« dernier? Ce n'est pas ton usage de rester à la queue du
«< troupeau. La tête haute , tu courois le premier au pâtu
«< rage , au fleuve le premier : le soir tu revenois le premier
« à la bergerie , et maintenant te voilà tout le dernier. Ah!
« sans doute tu pleures l'œil de ton pauvre maître , qu'un
« scélérat a privé de la vue , après avoir dompté ses esprits
« avec son vin empoisonné. Ah ! si tu pouvois parler , si tu
་་ pouvois me dire où ce vaurien est caché pour échapper à
" ma fureur, bientôt sa cervelle jailliroit dans mon antre ,
« et je serois vengé des maux que m'a faits ce misérable
« Personne. » Il dit , et laisse sortir le bélier.
« Une fois hors de la caverne , je me détache le premier,
«< je détache mes compagnons après moi ; nous chassons
« devant nous ce qu'il y a de plus beau , de plus gras dans
« le troupeau du Cyclope , et par de longs détours nous re
« gagnons notre vaisseau .
་་ Nous sommes enfin rendus à nos compagnons ; ils nous
« serrent dans leurs bras , ils pleurent ceux que nous avons
" perdus. Moi , par des signes , je leur défends les cris , je

« leur ordonne d'embarquer les moutons , les béliers , et


de håter notre départ. Ils obéissent , et bientôt , la rame
« à la main , ils frappent à coups redoublés les ondes écu
« mantes .
" Arrivés à une distance d'où ma voix peut encore se faire
518 L'ODYSSÉE.
<< entendre , j'exhale en ces mots ma fureur et ma rage :
«<< Détestable Cyclope , ces malheureux que tu as dévorés
" dans ta caverne , tu sens maintenant qu'ils n'apparte

« noient pas à un lâche , à un mortel impuissant ! enfin ,


« tes crimes sont retombés sur ta tête. Misérable , tu n'as
« pas craint d'immoler dans tes foyers des suppliants qui
" t'imploroient ; aussi Jupiter et les Dieux ont puni tes
«< forfaits . >>
« A ces mots , le monstre furieux saisit un quartier du
་་ rocher qui couvre le sommet de sa montagne , et le lance
«་་ à l'avant de mon vaisseau. Sous cette masse pesante l'onde
« se soulève et bondit , les flots reculent et nous reportent
« au rivage. Je prends une longue perche , et , l'appuyant
«< contre terre , je repousse le vaisseau en pleine mer, et du
(( geste et de la voix j'exhorte mes compagnons à redou
« bler d'efforts pour nous arracher à de nouveaux mal
« heurs . Ils se courbent sur leurs rames , et bientôt nous
« avons parcouru un intervalle double de celui que nous
« avions mesuré la première fois.
« Je veux , par de nouveaux cris , insulter au Cyclope ;
« mes compagnons , par de douces instances , s'efforcent de
« m'arrêter : <
« O prince infortuné ! pourquoi irriter encore
« ce monstre sauvage ? Tout-à-l'heure , la roche qu'il nous
« a lancée nous a repoussés sur la côte ; nous avons cru que
« nous étions perdus : s'il entend ta voix , si tes cris vont
་་ jusqu'à lui , d'un coup plus terrible il brisera notre vais
" seau et nous abîmera dans les flots . >>
« Je demeurai inflexible et recommençai avec plus de fu
« reur : « Exécrable Cyclope ! si on te demande qui t'a privé
« de la vue , dis que c'est Ulysse , le fils de Laërte , le des
«< tructeur des cités , le souverain d'Ithaque !
- « La voilà donc , s'écrie Polyphême , la voilà donc ac
་་ complie , et accomplie sur moi , cette vieille prédiction de
་་ Télémus , le fils d'Eurymis , ce devin fameux qui fatigua
" si long-temps les Cyclopes de ses oracles ; il annonça ce
CHANT IX . 519

« que j'éprouve aujourd'hui : qu'un Cyclope perdroit la vue


« de la main d'Ulysse .
« J'attendois un mortel grand , vigoureux , et c'est un
«་་ avorton , un misérable sans force et sans courage , qui ,
་་ après m'avoir empoisonné avec son vin , m'a réduit à ce
« triste état. Viens , Ulysse ; viens que je te paie comme tu
« le mérites ; viens que je te recommande au Dieu des mers ,
«་་ que je le conjure de protéger ton retour. Je suis son fils ;
་་ il se fait gloire d'être mon père. Il saura me guérir : c'est
«་ à lui seul que je dois m'adresser.
- « Va , lui répondis-je , ton père ne te rendra pas l'œil
« que tu as perdu . Que ne suis-je aussi sûr de t'arracher la
vie et de te précipiter au séjour des enfers ! >»
" Lui , tendant les mains vers le ciel , il invoquoit Nep
« tune : «་་ Ecoute-moi , disoit-il , ô toi qui de ton trident fais
« trembler la terre ! si je suis ton fils , si tu t'honores d'être
« mon père , fais que cet Ulysse , ce fils de Laërte , ce sou
« verain d'Ithaque , ne rentre jamais dans ses foyers . Si son
" destin est de revoir ses amis , sa patrie , fais du moins ,
་་ fais qu'il y rentre tard , qu'il y rentre malheureux , sur un
« vaisseau étranger, après avoir perdu tous ses compa
« gnons , et qu'il ne trouve que désastres dans sa famille. }}
(( Neptune n'entendit que trop sa prière.
« Il saisit ensuite une roche énorme , la balance en l'air,
" lui imprime une force irrésistible , et la lance. Elle tourne ,
" frappe à l'arrière de mon vaisseau : peu s'en faut que le
(( gouvernail ne soit brisé ; l'onde déplacée s'élève , pèse sur
« le vaisseau , et le pousse au rivage que nous voulions at
« teindre .
«< Là, nous retrouvons et ma flotte et nos compagnons.
« Ils étoient errants aux bords de la mer, et leurs regards

• (< inquiets nous cherchoient sur les flots. Nous descendons


« à terre , nous débarquons les brebis et les chèvres que
« nous avons prises sur le Cyclope , et nous en faisons le
" partage. Mon bélier me reste ; je l'immole au Dieu qui
520 L'ODYSSEE.
règne sur les nuages et féconde la terre ; les cuisses fu
"
« ment sur son autel ; mais il détourne ses regards de mon
« sacrifice . Ses décrets ont arrêté la perte de mes vaisseaux

" et la mort de mes compagnons .


་ Cependant , tristement assis sur le rivage , nous man
" geons , nous buvons en silence ; puis nous déplorons le
" sort des guerriers que le Cyclope nous a ravis . Enfin , le
" soleil se plonge dans les eaux , et la nuit nous couvre de
« ses ombres . Etendus sur la terre , nous oublions dans les
« bras du Sommeil nos fatigues et nos peines. Dès que l'au
« rore se lève , j'ordonne les apprêts du départ : soudain les
" voiles se déploient , l'onde écume et mugit sous nos rames,
" et nous laissons derrière nous cette terre abhorrée , en
»
"1 rendant grace aux Dieux qui nous ont sauvés.

CHANT DIXIÈME .

« Nous abordons aux rives d'Eolie . Là , sur une île flot


⚫« tante règne le fils d'Hippotas , Éole , un favori des Dieux .
« Un mur d'airain , un mur impénétrable , défend l'entrée
« de son séjour ; sur ce rempart court une chaîne de ro
« chers , à laquelle rien ne peut se prendre et s'attacher .
Douze enfants sont dans le palais du monarque ; six
« garçons , six filles , tous brillants de jeunesse et de beauté.
« Il a uni ses filles à ses fils par les noeuds de l'hyménée.
" Toujours auprès d'un père qu'ils chérissent , et d'une
་་ mère objet de leurs respects , leur vie s'écoule dans les
" plaisirs et dans les fêtes .Tout le jour, le palais retentit des
" accents de la joie et des concerts les plus doux. La nuit ,
« les époux , les épouses reposent ensemble sur des lits
" moelleux et de riches tapis. Nous fumes admis dans cet
་་ heureux asyle , et nous y trouvâmes toutes les douceurs de
«" l'hospitalité. Pendant un mois entier, Éole me prodigua
CHANT X. 521
« les soins les plus délicats : il me faisoit raconter et nos com
« bats sous les murs d'Ilion , et nos aventures sur les mers.
་་ Je lui faisois un récit fidèle de tous ces événements fa

" meux , qui ne m'étoient que trop connus ; enfin , je lui de


" mandai de favoriser mon retour dans ma patrie. Il ne se
« refusa point à ma prière , et sa bienveillance s'étendit à
« tous mes besoins.
་ Éole est le roi des vents. Jupiter lui a donné le droit
« de les enchaîner ou de les déchaîner à son gré. Il me
་་ donna un sac fait de la peau d'un taureau monstrueux ,
" dans lequel il avoit renfermé les fougueux Aquilons et
<< tous les moteurs des orages. Ce sac , avec des liens d'ar
" gent , il le suspendit dans mon vaisseau. Grace à ses soins
" prévoyants , aucune haleine malfaisante ne devoit troubler
« le sein des mers que j'allois parcourir. Inutiles bienfaits !
« il falloit que nous périssions par l'excès de notre impru
« dence.
" Pendant neuf jours , pendant neuf nuits , nous eûmes la
"« navigation la plus heureuse. A la dixième aurore , les rives

" de notre patrie se montrèrent à nos regards . Nous voyions


« nos concitoyens errer sur la côte et nous éclairer de leurs
« feux.
་་ Depuis notre départ , j'avois toujours tenu le gouver
" nail ; je n'avois voulu me fier à personne de la conduite
R de ma flotte. Épuisé de fatigue , le sommeil vint enfin me
"« surprendre. Mes compagnons imaginent que je retourne

«к à Ithaque , riche d'immenses trésors que m'avoit donnés


« le généreux Éole.
" Ciel ! se dirent-ils entre eux , combien cet homme est
« chéri et honoré chez tous les peuples qu'il visite : il re
" vient chargé des dépouilles de Troie , et nous , qui avons
« couru les mêmes dangers , nous retournons les mains vi
" des. Et voilà qu'Éole , dans un excès de tendresse pour
་ lui , le comble de présents. Sachons combien d'or et d'ar
" gent est renfermé dans cette outre. »
522 L'ODYSSÉE .
་་ Cette funeste idée les entraîne ; ils délient le sac. Sou
«
"<< dain tous les vents s'échappent à la fois ; une horrible
« tempête les emporte pleurant loin de leur patrie.
« A mon réveil, je tombe dans un désespoir affreux . Me
" précipiterai-je dans la mer? Aurai-je encore le courage
« de supporter la vie et le commerce des humains? Je l'o
་་ sai ; je consentis à vivre ; je me jetai sur le tillac , enve
་་ loppé dans mon manteau.
«་་ La tempête nous rejeta sur les rives d'Eolie . Nous des
« cendons à terre , nous allons puiser de l'eau ; mes com
་་ pagnons pleurent et se désolent ; moi , je prends un hé
« raut avec moi , et je vais au palais d'Éole. Il étoit à
« table avec sa femme et ses enfants ; je m'avance et je
« m'assieds sur le seuil. A ma vue , on s'étonne , on m'in
" terroge : « Ulysse ! eh ! comment , de retour? quel démon
« ennemi te poursuit ? Nous avions fait , pour te rendre à
" ta patrie , tout ce qu'avoit pu nous inspirer le plus tendre
་ intérêt. »
« Je leur réponds d'une voix entrecoupée de sanglots , et
« avec l'accent le plus touchant : « Un sommeil funeste m'a
་་ trahi ; l'imprudence de mes compagnons m'a perdu. O
« vous mes amis ! venez , venez à mon secours ! »
་་ Tous se taisent ; mais le monarque : « Fuis , dit-il , fuis ,
" malheureux ; sors de mon île. Je ne puis donner aide ni
« secours à un être abhorré des Immortels. Va , tu n'appor
་་ terois ici que la haine des Dieux. »
« Il dit; je me retire gémissant , accablé de douleur . Nous
«< remettons à la voile ; mes compagnons succombent de
«< peine et de fatigue . Pas un rayon d'espoir, et le souvenir
་་ toujours présent de leur folie.
«<< Pendant six jours , pendant six nuits , nous errons au
"( gré des flots : le huitième jour , nous abordons à Lamos ,
au pays des Lestrigons . Là , le berger qui conduit son
« troupeau dans les champs , trouve un autre berger qui
« ramène le sien . Là , un homme qui pourroit se passer du
CHANT X. 523
་་ sommeil , gagneroit un double salaire , bouvier
le jour et
« berger la nuit.
" La nuit et le jour n'y sont séparés que par des nuances
(( légères et presque insensibles.
«་་ Nous entrons dans un port célèbre , qu'embrasse une

« double chaîne de rochers. Deux promontoires , l'un à l'au


« tre opposés , en resserrent l'entrée , et ne laissent aux
vaisseaux qu'un étroit passage. Ils y reposent les uns au
་ près des autres Jamais
. la vague n'y gronde , jamais les
་་
flots n'ysont agités; partout règne le calme le plus profond.
« Mes compagnons y entrent ; moi seul je m'arrête en
"< dehors et j'attache mes cordages
à un rocher. Je descends
་་ à terre , et je vais sur une hauteur observer la contrée .
« Je ne vois ni trace de culture , ni vestige des humains ;
«< j'aperçois seulement des tourbillons de fumée qui s'élè
« vent du sein de la mer.
« Je détache deux de mes compagnons , et avec eux un
(< héraut , pour aller reconnoître le pays , et s'informer quels
« en sont les habitants.
" Ils entrent dans une route large et facile. Des chariots
" y descendent du haut d'une montagne et apportent du
« bois à la ville. Non loin des murs , ils rencontrent une
"< jeune fille , la fille du Lestrigon Antiphate , qui venoit de
་་ puiser de l'eau à la fontaine d'Artacie , où tous les habi
" tants en vont prendre. Ils l'abordent , ils l'interrogent :
« Quel roi commande en ce pays ? quels peuples lui obéis
« sent ? Elle nomme son père , leur montre sa demeure , et
« les invite à s'y rendre.
« Ils entrent. Le premier objet qui les frappe , c'est une
« femme haute comme une montagne. Ils frissonnent à sa
« vue. Elle fait appeler son époux , qui étoit à la place publi
« que. Le monstre arrive , les voit , et leur mort est décidée.
་་ Il en saisit un et le dévore. Les deux autres fuient , et
« d'une course rapide reviennent à mes vaisseaux .
" Soudain l'alarme sonne . Tout s'émeut ; des milliers de
524 L'ODYSSÉE.
་་ Lestrigons courent au rivage. Ce ne sont point des hom
« mes , ce sont des géants. Du haut de leurs rochers , ils
« lancent des blocs de pierre. Tout est confusion dans le
" port ; ce sont des cris affreux d'hommes qui périssent ,
" c'est un fracas horrible de vaisseaux brisés. Les ondes
« sont couvertes de cadavres et de débris .
« Tandis que nos malheureux compagnons succombent ,
་་ je prends mon épée , je coupe les liens qui arrêtent mon
« vaisseau , j'ordonne qu'on force de rames pour échapper
« à la mort qui nous menace. La terreur est dans tous les
« cœurs , et fait mouvoir tous les bras. Nous volons loin de
« ce funeste rivage. Tous les autres vaisseaux périssent ,
« tous sont abîmés dans les flots. Nous voguons , plongés
« dans une tristesse profonde , pleurant les amis que nous
« avons perdus , mais résolus encore de supporter le far
deau de la vie. Nous abordons à l'île d'Éa. Là règne une
« déesse puissante et redoutable ; Circé , sœur du savant
« Eétès. Tous deux doivent le jour au Dieu qui éclaire le
« monde et à la nymphe Persé , une fille de l'Océan.
« Nous entrons sans bruit dans un port qui s'ouvre de
« vant nous. Un dieu sans doute prenoit soin de nous gui
« der. Nous descendons à terre , épuisés de fatigue , dévo
« rés de chagrins , et nous restons deux jours et deux nuits
« étendus sur le rivage.
«< Quand l'aurore eut amené le troisième jour, je m'armai

« d'une lance et d'un poignard , et j'allai reconnoître si je


« trouverois quelque trace d'hommes , si quelque voix hu
« maine frapperoit mes oreilles.
« Je m'arrête sur une hauteur , d'où se découvre à mes
« yeux un vaste horizon. Je crois voir , dans le lointain, une
« fumée qui sort du sein de la terre , à travers des buissons
« et des bois qui enveloppent le palais de Circé.
« A cette vue , je balance irrésolu . Pousserai-je plus loin
« mes recherches ? retournerai-je à mon vaisseau? Je me
« fixe enfin à ce dernier parti. J'irai rejoindre mes com
CHANT X. 525
" pagnons ; j'irai partager avec eux un repas qu'appellent

« leurs besoins et les miens. J'en détacherai quelques uns
« pour aller prendre des informations , et m'éclairer sur la
« marche que je dois tenir.
" J'approchois du rivage ; un dieu sans doute eut pitié de

« ma peine. Un cerf, d'une superbe ramure , brûlé par la


་་ chaleur dévorante du soleil , alloit se désaltérer dans les
« eaux d'un fleuve voisin. Il s'offre à mes regards ; je le
« perce de ma lance. Le fer le traverse de part en part ; il
« tombe mugissant , et expire sur la poussière.
« Je fonds sur ma proie ; je retire le fer de la blessure , et
« laisse l'animal étendu sur la terre. J'arrache des branches
d'un osier flexible ; je les ploie , et j'en forme un lien que
" j'attache aux pieds du cerf ; je le charge sur mon dos , et
<< je marche courbé sous le fardeau et appuyé sur ma lance.
« J'arrive haletant à mon vaisseau. Je jette ma proie sur
« le rivage , et courant à mes compagnons avec l'accent de
« la joie , je réveille leurs esprits : « O mes amis , ce ne sera
« pas encore aujourd'hui que nous descendrons aux som
« bres bords. En dépit de nos peines , nous irons jusqu'au
«< jour qui nous est marqué par la Destinée. Allons , tandis
« qu'il nous reste encore de quoi manger et boire , livrons
« nous à l'appétit qui nous presse , et ne nous laissons pas
« consumer par la faim. » Tous se raniment à ces mots et
«< pétillent de joie. Ils dévorent des yeux ce cerf énorme ,
« lavent leurs mains et hâtent les apprêts du repas.
« Ce jour fut pour nous un jour de fête. Quand le soleil
« eut terminé sa carrière , et que la nuit , de son voile , eut
«་་ enveloppé la terre , nous nous couchâmes sur le sable , et
" nous nous endormîmes au bruit des ondes mugissantes.
«< Dès que l'aurore eut ramené le jour , je rassemblai mes "
« compagnons : « O mes amis ! leur dis-je , ô vous qui avez
« partagé mes longues infortunes ! d'autres malheurs nous
« menacent encore. Le ciel est couvert de nuages ; nous ne
« savons où le soleil se lève , où le soleil se couche ; où est
526 L'ODYSSÉE .
« le nord , où est le midi. Voyons quel parti nous pouvons
" prendre ; moi , je n'en connois aucun. De cette hauteur
"< où je suis monté pour reconnoître le pays , je n'ai vu
qu'une île et une mer immense . L'île semble se perdre
« dans les ondes. Au milieu , à travers des buissons et des
« bois , j'ai vu sortir de la terre des tourbillons de fumée. »
« A ces mots , mes compagnons sont saisis de terreur .
« Ils se rappellent les fureurs du Lestrigon Antiphate , les
་་ cruautés du Cyclope et ses affreux repas ; ils poussent de
« vains cris et répandent des larmes inutiles.
« Moi , je prends mon parti. Je les partage en deux ban
des je commanderai l'une ; Euryloque commandera
« l'autre. L'une ira reconnoître la contrée , l'autre restera
་་ à la garde du vaisseau et des richesses qu'il renferme. Nos
«
<< deux noms sont jetés dans un casque. Le nom d'Eury
་ loque en sort le premier. Vingt de nos soldats doivent
«< l'accompagner. Ils partent , et nous laissent pleurant sur
« le rivage. Dans un large vallon , ils trouvent le palais de
" Circé , superbe édifice , où le marbre brille de tous côtés.
" Autour sont des loups , des lions , que la Déesse a méta
«< morphosés par des charmes puissants ; leur regard n'est
«< point menaçant . Ils s'approchent , ils se dressent sur leurs
<< pieds de derrière , et de leurs longues queues ils flattent
« mes compagnons et les caressent. Tels , autour de leur
« maître qui sort de table , des chiens se pressent , et de
« leurs cris , de leurs regards , de leurs mouvements sollici
<< tent les dons que sa main a coutume de leur distribuer.
« Nos compagnons tremblants , demi-morts de frayeur ,
« s'arrêtent à la porte. Ils entendent une voix céleste , les
«< chants les plus harmonieux , et le bruit de la navette qui
« siffle entre les fils d'une toile immortelle.
་་ Politès , un de mes principaux guerriers , celui que j'ai
<«< mois le mieux : « O mes amis ! s'écria-t-il , j'entends une
་་ harmonie divine , j'entends le bruit d'une navette qui vole
« sur la toile ; je sens les ondulations de la terre qui frémit
CHANT X. 527

« sous mes pas . Ou femme ou déesse , appelons . » Tous


་་ poussent un cri. La nymphe se lève , se montre et les in
vite à entrer. Les imprudents la suivent : Euryloque seul
« refuse de les accompagner.
་་ La Déesse les fait asseoir, et de lait caillé , de farine ,
" de miel et de vin , elle leur compose un breuvage , et y

«་་ mêle des sucs mystérieux , pour leur faire oublier leur
་་ patrie. Elle leur présente la coupe empoisonnée ; ils boi
« vent. Soudain elle les frappe d'une baguette , et les ren
« ferme sous une voûte obscure. Ils ont de pourceaux et la
" tête , et le corps , et la voix , et les soies ; mais le senti
ment leur reste. Ils pleurent , ils crient. Circé leur jette
« des glands , des noix , des fruits de cornouiller , enfin tout
« ce que mangent les animaux dont ils ont revêtu la figure .
" Euryloque accourt au vaisseau pour nous annoncer le
<< sort funeste de nos compagnons . Dans la douleur qui l'op
K presse , il ne peut prononcer un seul mot ; ses yeux sont
« remplis de larmes , son cœur est gros de soupirs ; nous le
« pressons de questions ; enfin , il nous révèle le malheur
<< dont il a été le témoin.
«< Ulysse , me dit-il , nous avons , d'après tes ordres , pé
" nétré dans ces sombres bois . Au milieu d'un large vallon ,
« nous avons trouvé un superbe palais. Une femme ou une
« Déesse y faisoit entendre une divine harmonie ; une na
« vette y glissoit sur la toile . Nous appelons , la porte s'ou
« vre. La maîtresse de ces lieux se montre à nous , et nous
« invite à entrer. Mes imprudents compagnons la suivent ;
་་ moi , je soupçonne un piége , et je me refuse à les accom
" pagner. Tous ont disparu. J'ai attendu vainement , aucun
« ne s'est remontré à mes yeux. »
«< Il dit ; soudain je prends mon épée , mon arc et mes
<< flèches , et je l'invite à venir avec moi. Il se jette à mes
«
" genoux , et , tout en larmes : « O fils des Dieux ! s'écrie
" t-il , ne me force pas de t'accompagner ; tu ne reviendras
❝ pas , j'en suis trop sûr , et tu ne ramèneras aucun de nos
528 L'ODYSSÉE .
« compagnons. Fuyons avec ce qui nous reste encore . Peut
« être nous échapperons au malheur qui nous poursuit.
- « Eh bien ! reste , lui dis-je ; reste sur le vaisseau à
manger et à boire. Moi , je vais où le devoir me commande;
«< je pars. » J'allois être rendu au palais de l'enchanteresse.
14 Mercure m'apparoît sous les traits d'un adolescent. La
" fraîcheur et la beauté brillent sur son visage. Il me prend
« par la main : « Malheureux ! où vas-tu seul dans ces lieux
< inconnus ? Tes compagnons sont captifs dans ce palais ;
«
" l'asyle des animaux immondes est leur prison . Viens-tu

« pour les délivrer? Tu n'en reviendras pas toi-même , et tu


" resteras enfermé avec eux .
« Mais je veux te sauver du malheur où tu cours . Je te
« dirai d'abord les artifices de cette dangereuse Déesse . Elle
«< t'apprêtera un breuvage ; elle y mêlera des sucs empoi
"« sonnés ; mais , armé du préservatif que je vais te donner,

« tous ses charmes seront impuissants contre toi . Elle te


" frappera de sa baguette ; saisis ton épée , et fonds sur elle ,
«< comme si tu voulois l'égorger.
«<< Elle tremblera de frayeur, et pour te désarmer, elle t'in
« vitera à partager son lit ; tu ne repousseras point ses in
«< stances ; mais , dans la crainte que , quand elle te tiendra
« nu dans ses bras , elle ne t'ôte ta force et ta vigueur , tu
" exigeras qu'elle jure par le fleuve redouté des Dieux ,
" qu'elle n'a contre toi aucun dessein sinistre. »"
« A ces mots , le Dieu arrache du sein de la terre une
" plante , et m'en fait connoître les vertus. Sa racine est
་ noire , et la fleur est blanche comme le lait. Les Dieux
" l'appellent moly. La main de l'homme ne peut l'enlever ,
mais tout cède au pouvoir de la divinité. Mercure me la
" donne , et soudain il se perd dans les bois , et revole vers
« l'Olympe.
« Je marche au palais redouté ; le trouble étoit dans mon
« cœur et dans mes pensées. Je m'arrête à la porte ; j'ap
" pelle . La Déesse entend ma voix ; elle ouvre et m'invite à
CHANT X. 529

« entrer. Je la suis , la tristesse dans l'ame . Elle me fait as


«་་ seoir sur un siége brillant , et mes pieds reposent sur une
<< estrade.
" Elle apprête son breuvage , y mêle ses poisons , et me
" le présente dans une coupe d'or. Je bois ; le breuvage est
«
« sans force. Elle me frappe de sa baguette : « Va , dit-elle ,
« avec tes compagnons te vautrer dans la fange. >>
« Je prends mon épée , je fonds sur elle comme si je vou
་ lois l'égorger. Elle crie , elle se courbe , elle se jette à mes
« genoux ; et , d'une voix éplorée : «་་ Qui es-tu ? me dit-elle,
" quels sont tes parents , ta patrie ? Je n'en puis plus d'éton
" nement. Mon breuvage n'a rien produit sur toi ; il n'est
" point de mortel qui eût pu s'en défendre. Il y a en toi
« une force qui brave le pouvoir de mes charmes.
« Ne serois-tu point ce rusé Ulysse dont jadis Mercure
" m'annonça la venue ! Il devoit , à son retour de Troie ,
« aborder dans mon île. Remets ton épée dans le fourreau ,
<< et viens partager mon lit. Viens , que dans de doux em
« brassements nous prenions une confiance mutuelle .
- «O Circé ! comment veux-tu que je m'apprivoise avec
« toi ? Tu as changé mes compagnons en de vils pourceaux ;
" moi-même tu me tiens en ta puissance. Pour me tromper,
« tu veux m'entraîner dans le secret de ton palais , me faire
<< entrer dans ton lit ; et , une fois nu dans tes bras , tu m'ô
« teras ma force et ma vigueur. Non , je n'entrerai point
« dans ton lit , si tu ne jures , par le fleuve que redoutent
" les Dieux , que tu n'as formé , que tu ne formeras contre
" moi aucun projet sinistre . » Elle jure , et je me rends à ses
" desirs.
" Quatre Nymphes sont dans son palais , toujours prêtes
« à recevoir ses ordres ; Nymphes des fontaines , des bois .
« et des fleuves qui vont se perdre dans l'Océan . L'une
« étend sur des siéges de riches étoffes de pourpre et les
« tissus les plus fins . Une autre dresse devant ces siéges des
" tables d'argent , et y dépose des plats d'or. Une troisième ,
34
530 L'ODYSSÉE .

« dans un cratère , épanche un vin délicieux , et en remplit


« des coupes d'or. Une quatrième , sous un large trépied ,
« allume un grand feu . L'eau tiédit dans l'airain frémissant.
« J'entre dans le bain ; la Nymphe , d'une main légère , fait
« couler une douce rosée sur ma tête et sur mes épaules ,
"( jusqu'à ce que mes membres aient repris leur souplesse.
་ Enfin , parfumé d'une huile odorante , elle m'enveloppe
« d'un tissu de lin , me revêt d'une superbe tunique , et me
« fait asseoir sur un siége où brille l'argent , et qu'embellit
« le travail le plus précieux : un riche tapis est étendu sous
« mes pieds.
« Une des Nymphes , armée d'une aiguière d'or , répand
« sur mes mains une onde pure qui retombe dans un bassin
་་ d'argent , et dresse une table devant moi ; une autre ,
" d'une main empressée , y dépose des mets délicieux confiés
" à sa garde.
« On me presse de manger. Morne , distrait , tout entier
« aux pressentiments sinistres dont mon ame est occupée ,
« rien ne peut flatter mes sens . Circé me voit assis , ne
touchant à rien de ce qui m'est offert , absorbé dans la
« douleur. Elle s'approche : « D'où vient , Ulysse , cet air
« sombre et ce morne silence ? Tu ne manges point , tu
« ne bois point. Soupçonnerois-tu encore quelque piége?
« Tu n'as rien à craindre. N'ai-je pas fait le serment re
་་ doutable ?
- «O Circé ! eh ! quel homme sensible pourroit s'occuper
« de lui-même quand ses compagnons sont dans les fers ,
་་ quand ils sont perdus pour lui ? Ah ! si tu veux que je

« mange , que je boive , rends-les-moi , que je les voie de


« mes yeux . »
« Elle part , sa baguette à la main , et ouvre l'étable où ils
sont renfermés. Ils en sortent à sa voix , et se rangent
devant elle. Elle parcourt leurs rangs , et d'une autre li
« queur les baigne et les arrose. Soudain tombent les soies
dont le breuvage malfaisant les avoit couverts : ils appa
CHANT X. 531

« roissent plus grands , plus beaux qu'ils n'étoient avant leur


« métamorphose.
« Ils me reconnoissent , ils me baisent les mains , ils
« pleurent de tendresse ; le palais retentit de leurs cris ; la
« Déesse elle-même en est attendrie. « Fils de Laërte , me
" dit-elle , retourne à ton vaisseau , fais-le tirer sur le rivage ;
« qu'on enferme dans les grottes voisines vos richesses , vos
« rames , vos agrès. Reviens ensuite , et amène-moi tous tes
« compagnons. »
« Je pars ; bientôt je suis aux bords de la mer. J'y trouve
« mes compagnons désolés , versant des larmes amères. A
« ma vue ils accourent , ils se pressent autour de moi. Telles ,
« à l'aspect de leurs mères revenant du pâturage , de tendres
génisses rompent leurs liens , franchissent les barrières
« qui les arrêtent , les saluent par de longs mugissements ,
« bondissent et se jouent autour d'elles.
« Ainsi , dès qu'ils m'ont aperçu , mes guerriers se pré

« cipitent vers moi et me baignent de larmes de joie. Ils


« croient déja revoir leur patrie , cette chère Ithaque , où
་ coulèrent les jours heureux de leur enfance . Toujours
«< sanglotants , ils s'écrient : « Tu nous es rendu , ô fils des
« Dieux ! Nous sentons à ton retour une joie aussi vive que
<< si nous rentrions dans Ithaque et au sein de nos foyers.
" Dis-nous , oh ! dis-nous le sort de nos compagnons ! >>
«
་་ Moi, d'un ton calme et d'un air serein : « Commençons ,
" leur dis-je , à tirer le vaisseau sur le rivage ; cachons dans
« ces grottes nos richesses , nos rames , nos agrès. Préparez
« vous tous à me suivre. Venez voir avec moi ceux que vous
" pleurez. Vous les trouverez au palais de Circé , au milieu
« des festins , de l'abondance et de la joie. >>
«< Tous obéissent à mes ordres ; Euryloque seul s'efforce
« de les arrêter : « Malheureux ! s'écrie-t-il , où allons-nous?
" Qu'irez-vous chercher dans ces funestes lieux ? Elle fera
<< de vous tous des sangliers , des loups , des lions , pour
-être ses esclaves et les gardiens de son palais. Eh ! ne vous
34.
532 L'ODYSSEE .
"« souvient-il plus du Cyclope et de nos infortunés compa
" gnons ? C'étoit Ulysse qui les conduisoit ; c'est la folle té
" mérité d'Ulysse qui les a perdus. »
་་ A ces mots , j'entre en fureur ; tout mon parent qu'il
་་ est , je veux lui trancher la tête , et le coucher sur la pous
་་ sière. Mes compagnons m'entourent , et , par de douces
<< instances s'efforcent de me fléchir. « O fils des Dieux !
་་ laissons- le , s'écrient-ils ; qu'il reste à la garde du vais
" seau ; nous , conduis-nous au palais de la Déesse. »
་་ Nous partons. Euryloque , tout tremblant de mes me
« naces , n'ose rester , et marche sur nos pas.
་་ Cependant Circé avoit fait baigner ses captifs ; les par
" fums , les manteaux , les tuniques , elle leur avoit tout
་་ prodigué. Nous les trouvons à table. Quand ils nous
" eurent aperçus , les larmes coulèrent de leurs yeux , et le
" palais retentit de leurs cris et de leurs sanglots.
(( La Déesse vint à moi : « Fils de Laërte , plus de dou
«
«< leur, plus de gémissements ; je sais tout ce que vous avez
« souffert sur les flots , tout ce que , sur la terre , vous ont
་་ fait éprouver de cruels ennemis . Allons , mangez , buvez ,
· jusqu'à ce que vous ayez retrouvé votre antique courage ,
་་ et que vous soyez redevenus ce que vous étiez quand vous
" quittâtes les rives d'Ithaque. Maintenant , tristes , dé
(( couragés , vous ne songez qu'à vos longues disgraces ,

« et nul sentiment de joie ne se mêle au souvenir de vos


་་ peines. »
" Nous cédons ; pendant une année entière , nos jours
" s'écoulèrent dans les festins et dans une stupide insou
ciance. Enfin l'amour de la patrie se réveille ; je m'in
<< digne de cette mollesse et de ce lâche repos : mes parents ,
« mon épouse , mon fils , s'offrent à mon souvenir, avec un
« redoublement de tendresse ; mes compagnons eux-mêmes ,
« rendus aux sentiments de la nature , me pressent et m'as
«་་ siégent. « O fils des Dieux ! s'écrient- ils , souviens-toi de
« ton Télémaque ; si ta destinée est de rentrer dans tes
CHANT X. 533
(( foyers , ne nous abandonne pas , rends-nous à notre pa
" trie ; rends-nous à tout ce qui nous est cher. ›
" Nous étions à table ; il fallut attendre que le soleil se
་་ plongeât dans les ondes. Quand la nuit eut enveloppé la
"( terre , mes compagnons allèrent reposer sous les sombres
" voûtes du palais , et moi je me rendis auprès de la Déesse ;
气 j'entrai dans son lit , j'embrassai ses genoux.
« O Circé ! lui dis-je , tu m'as promis de me rendre à ma
་་ patrie ; daigne accomplir ta promesse : mon cœur brûle
de la revoir ; mes compagnons , dès qu'ils ne sont plus
" sous tes yeux , gémissent et se consument dans les regrets
K et les larmes .
- >>Fils de Laërte , me répond-elle , je ne te retiendrai
" point malgré toi ; mais , avant que tu rentres dans ton ile ,
" il faut que tu tentes une autre aventure . Il faut descendre
« au séjour de Pluton et de la sombre Proserpine , pour
" consulter l'ombre de Tirésie , l'oracle de Thèbes , qui ,
« au sein de la mort , conserve encore le don de la pensée ,
ずく les autres ne sont plus que des ombres vaines. »
« A ces mots , mon cœur est brisé ; je baigne de mes
larmes la couche de la Déesse ; je me tourne , je me re
tourne , je ne veux plus vivre , je ne veux plus voir le
་་ jour ; je m'écrie : « O Circé ! eh ! qui me guidera dans ce
« funeste voyage? Personne encore n'est descendu sur un
" vaisseau dans l'empire de la mort.
" Ne t'inquiète point d'un guide : dresse ton mât ,
" déploie tes voiles , et , tranquillement assis dans ton vais
« seau , abandonne-toi au souffle de Borée . Quand tu auras
« franchi l'Océan , tu trouveras , sur une rive doucement
" inclinée , un bois consacré à Proserpine , d'immenses peu
«< pliers et des saules stériles : laisse flotter ton vaisseau sur
« ces gouffres profonds , et descends au noir séjour du Roi
« des Enfers.
Là , se perdent dans l'Achéron , le Phlégéthon et le
་་ Cocyte . Là , est un rocher où les deux fleuves viennent

1
534 L'ODYSSÉE .
« briser leurs flots réunis et confondus. Arrête-toi sur ce
« rivage ; creuse-s-y une fosse large et profonde d'une cou
« dée. Tu y verseras , pour tous les morts , du miel , du vin
" et de l'eau. Tu y répandras de la fine fleur de farine. In
« voque à genoux le peuple des ombres ; promets-leur que ,
« rendu à ta patrie , tu leur immoleras dans ton palais une
<< génisse , la plus belle de tes troupeaux ; promets , en par
« ticulier, à Tirésie , que tu lui immoleras une brebis noire,
« l'honneur de ta bergerie.
" Après ces premières invocations , tu immoleras un bé
་་ lier et une brebis noire ; tes victimes seront tournées vers
་ l'Érèbe , tes yeux seront tournés du côté du fleuve.
« Là , viendront de nombreux essaims d'ombres légères .
« Ordonne alors à tes compagnons d'ouvrir et de dépouil
«< ler les victimes égorgées , de les livrer aux flammes , et
« d'adresser des vœux et des prières à Pluton et à l'austère
་་ Proserpine ; et toi , l'épée à la main , assis au bord de la
" fosse , tu repousseras les ombres , jusqu'à ce que Tirésie
་་ paroisse et te rende ses oracles . Tu le verras ; il te révè
«< lera tout ce qui doit t'intéresser ; il te dira par quelle
« route et par quels moyens tu rentreras dans ta patrie. »>
«་་ L'Aurore se lève ; je m'arrache des bras de la Déesse :
« elle me rappelle ; ses efforts sont impuissants ; elle cède
« enfin au mouvement qui m'entraîne ; mais plus tendre et
་་ plus caressante , elle me prodigue les soins les plus em
«< pressés. Ses mains me couvrent des vêtements les plus
་་ précieux ; elle-même donne à ses charmes plus d'éclat.
« Un tissu léger voile et trahit ses appas ; une ceinture d'or
« embrasse et dessine tous les contours de sa taille divine ;
« sur sa tête s'élève une tiare majestueuse.
« Je me dérobe à ses derniers embrassements ; je cours
<< dans le palais ; je réveille mes compagnons , et , dans
་་ des transports de joie , je m'écrie : « Secouez , mes amis ,
" secouez les langueurs du Sommeil. Partons , la Déesse a
" daigné m'éclairer sur la route que nous devons suivre. »
CHANT XI. 535
Ils répondent à ma voix et s'empressent d'obéir. Hélas !
❤ je ne devois pas les ramener tous. Il en étoit un plus

« jeune que les autres , assez pauvre guerrier et léger de


« cervelle ; son nom étoit Elpénor. Chargé de vin , il étoit
་་ allé , pour respirer le frais , se coucher sous le toit du pa
« lais de Circé .
« Au bruit de ses compagnons , au mouvement de leur
« départ , il se lève ; il oublie qu'il n'a pour descendre qu'une
" échelle ; il s'élance tout droit devant lui , et tombe : il a
« le col rompu , et son ame s'envole au séjour des ombres.
«< Quand mes compagnons furent réunis : « Vous croyez ,
« leur dis-je , que nous allons rentrer dans notre patrie :
« Circé m'annonce de nouvelles aventures , il faut des
« cendre au séjour de Pluton et de la sombre Proserpine ,
« pour y consulter l'ombre de Tirésie. »
« A ces mots , leurs cœurs sont brisés ; ils se jettent par
«་་ terre , ils pleurent , ils s'arrachent les cheveux : vaines
« démonstrations d'une douleur inutile !
« Nous partons , mornes , les yeux baignés de larmes , et
« bientôt nous sommes rendus au rivage. La Déesse nous
« y avoit devancés , et avoit laissé un bélier et une brebis
«< noire attachés à mon vaisseau. Nous ne l'avions point
aperçue ; et quels yeux pourroient voir une Divinité
« quand elle ne veut pas se montrer aux regards des mor
« tels ? »

CHANT ONZIÈME .

« NOTRE Vaisseau flottoit sur les eaux ; le mât étoit


"
dressé , les voiles déployées , le bélier , la brebis noire
་་ embarqués ; le cœur gros de soupirs , les yeux noyés de
«< larmes , nous nous confions à la mer , et nous saluons

« cette terre que nous avions cru ne quitter que pour revoir
«< notre patrie .
536 L'ODYSSÉE .
« Un vent , docile aux ordres de la Déesse , enfle nos
" voiles ; nos rames reposent inutiles , et nous nous aban
«< donnons à l'art de notre pilote et à la foi des vents . Nous
« voguons tout le jour ; le soleil se plonge au sein des eaux ,
« et la nuit et ses ombres descendent sur la terre.
་་ Nous entrons dans les profondeurs de l'Océan, et nous
« sommes suspendus sur ses abîmes. Là , sont les Cim
« mériens et leurs tristes demeures , qu'enveloppent des
« ombres éternelles. Jamais le soleil ne les perce de ses
« rayons , ni quand il monte sur le trône des airs , ni quand
«< il se cache au sein des eaux . Une nuit immobile pèse
" toujours sur ces peuples infortunés.
« Nous abordons ; nous tirons du vaisseau les victimes.
« que nous devons immoler, et, suivant le cours de l'Océan ,
« nous arrivons aux lieux que Circé nous a marqués.
་ Euryloque et Périmède tiennent les offrandes que nous
« destinons aux habitants du noir séjour ; moi , je prends
« mon épée , je creuse une fosse dans les dimensions qui
« m'ont été prescrites ; sur cette fosse , nous épanchons des
« libations de miel , de vin , d'eau et de farine. J'invoque à
« genoux les ombres silencieuses ; je leur promets qu'arrivé
« dans ma patrie , je leur immolerai la plus belle de mes
"( génisses ; que , sur un bûcher, je déposerai les plus riches
་ offrandes ; qu'enfin je sacrifierai à Tirésie en particulier
" une brebis noire , l'honneur de mes troupeaux.
"( Après avoir, par mes vœux , par mes prières , imploré

« la tourbe des morts , j'égorge les victimes ; le sang coule


" dans la fosse. Les ombres accourent du fond de l'Érèbe ;

« les jeunes époux et les jeunes épouses , et les vierges qui


« ont senti les premiers feux de l'amour, et les vieillards
" courbés sous le poids des travaux et des ans, et les guer

< riers qui ont péri dans les combats , encore chargés de
«
«< leurs armes sanglantes et mutilées.
« Ils se pressent en poussant des cris foibles et mourants,
e se précipitent vers la fosse.
CHANT XI. 537

« Je pâlis , je frissonne ; j'ordonne à mes compagnons de


་་ dépouiller les victimes
et d'invoquer le noir Pluton et la
« sévère Proserpine. Moi , l'épée à la main , j'écarte les
« ombres et ne leur permets pas d'approcher du sang jus
« qu'à ce que j'aie consulté Tirésie. L'ombre d'Elpénor se
་་ présente la première ;
il n'a point encore reçu les hon
« neurs de la sépulture ; distraits par d'autres soins , nous
"( avions laissé ses restes dans le palais de Circé sans les ar

«< roser de nos larmes , sans les confier à la terre.


« Je fus attendri à sa vue ; des pleurs coulèrent de mes
« yeux. « Elpénor, lui dis - je , comment es -tu arrivé dans
« ces sombres lieux ? Comment à pied plus tôt que moi sur
" mon vaisseau ? »
« Il me répond en soupirant : « O fils de Laërte , l'excès
<< du vin et mon mauvais génie m'ont perdu . J'étois couché
« sous le toit du palais de Circé. Au bruit de ton départ ,
་་ j'oubliai que , pour descendre , je n'avois qu'une longue

« échelle. Je me précipitai la tête en bas , j'eus le col


rompu , et mon ame descendit au ténébreux séjour.
་་ Je me jette à tes genoux . Je t'implore au nom de ton
«
"( père , de ton épouse ; au nom de ce jeune Télémaque que
<«< tu laissas au berceau quand tu partis pour cette fatale
Troie. Je sais qu'en quittant ces tristes demeures , tu re
« tourneras à l'île d'Éa , et que ton vaisseau doit y séjourner
" encore. Daigne , ô mon Maître , daigne te souvenir du
«< malheureux Elpénor ! Ne m'abandonne pas sans me
« donner des larmes, sans me rendre les honneurs du tom
beau. Ah! que je n'attire pas sur moi la colère des Dieux !
«< Qu'un même bûcher consume et mon corps et mes ar
« mes. Élève-moi au bord de la mer un monument qui
" apprenne aux siècles futurs mon malheur et ta sensibilité .
« Sur ce monument , fais planter cette rame qui , dans mes
" mains , servit à diriger ton vaisseau.
--- " Oui , pauvre infortuné , tes vœux seront exaucés. >>
« Ainsi nous nous entretenions tristement , l'ombre d'El
538 L'ODYSSEE.
"( pénor et moi , tous deux assis , lui d'un côté de la fosse ,
"« moi de l'autre , et toujours tenant mon épée à la main.
« Une autre ombre m'apparoît ; c'étoit ma mère , la sage
"« Anticlée , la fille du généreux Autolycus . Je l'avois laissée

« vivante quand je partis pour cette expédition funeste. Je


« fus profondément ému à sa vue. Mes larmes coulèrent ;
« mais , malgré ma douleur , je ne lui permis point d'ap
" procher du sang avant que d'avoir consulté Tirésie.

« Enfin Tirésie s'avance , un sceptre d'or à la main ; il


" me reconnoît : « Infortuné , me dit-il , pourquoi as-tu
K quitté le séjour de la lumière pour visiter les morts et
« leurs sombres demeures ? Retire-toi , éloigne cette arme
« menaçante , que je boive du sang , et que je te révèle les
« secrets de ton avenir. »
« Je recule ; je remets mon épée dans son fourreau. Lui,
་་ quand il a bu : « Tu viens , me dit-il , me consulter sur
<< ton retour dans ta patrie. Un Dieu sèmera des obstacles
" sur ta route. Neptune n'abjurera point la haine qu'il t'a
« vouée depuis que tu as privé de la vue un fils qui lui est
«< cher. Mais pourtant , en dépit de sa haine , et à travers
<< de nouveaux malheurs , tu arriveras au terme de tes
« vœux , si tu sais te commander à toi-même et maîtriser
" l'imprudence de tes compagnons .
" Quand, sorti de cette mer ténébreuse , tu approcheras
« des rives de Trinacrie , tu y verras paître des troupeaux
« consacrés au Dieu qui voit tout , qui entend tout. Si tu les
"< respectes, si tes compagnons ne leur font point d'outrage,
« vous souffrirez encore , mais vous reverrez Ithaque. Si
« vous les insultez , je t'annonce ta perte , la perte de ton
«འ vaisseau , et la perte de tes compagnons .
་་ Si tu échappes à la mort , tu ne rentreras dans ta patrie
<< que bien tard ; tu y rentreras seul et malheureux , sur un
<< navire étranger, après avoir vu périr tous ceux qui ont
« suivi ta fortune. Tu ne verras que désastres dans ta mai
« son ; tu y trouveras une tourbe insolente dévorant ton
CHANT XI. 539
héritage , tentant par des présents la fidélité de ton
་་ épouse , et s'efforçant de l'arracher de ton lit. Mais enfin
« tu paroîtras , et tu puniras ces outrages .
K Quand , par ruse ou par force , et le fer à la main , tu
« auras égorgé ces perfides ennemis , prends une rame , et
" va dans les lieux où la mer est inconnue , où l'homme ne
« mêle point de sel à ses aliments , et ne connoît ni les
" vaisseaux ni la rame qui sert à les diriger sur les ondes.
« Je te dirai à quel signe tu reconnoîtras que tu es arrivé
« au terme de cette course nouvelle . Quand un autre voya
era sur ta route , et dira que cette rame
" geur se rencontr
« est un van que tu portes sur ton épaule , enfonce là ta
<< rame dans la terre , immole à Neptune un bélier et un
tombe aux dieux du ciel , et que
«< sanglier, offre une héca
« chacun d'eux reçoive un hommage dans le rang qui lui

« est assigné.
« Alors sera désarmé le courroux du souverain des mers .
« Tu verras croître autour de toi un peuple heureux et flo
« rissant ; une vieillesse tardive usera sourdement les res
« sorts de ta vie , et , du sein des mers , une mort imprévue,
« sans horreurs , sans angoisse , viendra terminer ta car

« rière. >>
« Je lui réponds : « Tirésie , je me soumets avec respect
« aux décrets des Dieux . Mais dis-moi...., ma mère...., je
« vois son ombre ; elle est là silencieuse , assise auprès du
<< sang des victimes . Elle n'ose lever les yeux sur son fils ,
« ni lui adresser la parole . Dis-moi comment elle pourroit
« me reconnoître dans l'état où je suis.
- « Les ombres que tu laisseras , me dit-il , approcher de
« ce sang , te parleront . Celles que tu repousseras s'éloi

་་ gneront et rentre
ront dans leur noir séjour . >>
« Il dit , et se replonge dans l'abîme . Je reste immobile à
" ma place , et j'attends l'ombre de ma mère . Elle approche ,
«< boit du sang , et soudain elle me reconnoît . Et tout éplo
rée : « O mon fils ! me dit-elle , comment es-tu descendu
་་
540 L'ODYSSÉE .
<< vivant sur ces sombres bords ? L'accès en est interdit aux
« mortels qui jouissent encore de la lumière des cieux ; des
" fleuves immenses , d'affreux torrents les arrêtent , et cet
«< Océan , qu'on ne peut traverser à pied et sans le secours
« d'un vaisseau . - O ma mère ! lui répondis-je , un devoir
་་ impérieux m'a conduit dans ces tristes demeures. J'y suis
<< venu consulter l'ombre de Tirésie. Je n'ai point encore
1 « revu les rives de la Grèce , point encore approché de ma
« douce patrie ; toujours des malheurs , toujours de tristes
" aventures , depuis que , sous les ordres d'Agamemnon , je
«
« suis allé combattre les Troyens.
«< Mais dis-moi , je t'en conjure , quel genre de mort a
« terminé tes jours. As-tu succombé à une longue maladie ?
(< Diane , de ses traits plus doux , t'a-t-elle arrachée aux
" misères humaines ? Et mon père , et mon fils , dis-moi ,
(( sont-ils encore au rang où je les ai laissés ! Le sceptre est
< il toujours dans ma famille ? a-t-il passé dans des mains
«
« étrangères ? Croit-on qu'il n'y a plus de retour pour moi ?
«" Et mon épouse , quels sont ses projets et ses pensées?
Est-elle toujours auprès de son fils , toujours la gardienne
« fidèle de mon héritage ? Ou bien a-t-elle passé dans les
" bras de quelqu'un des chefs de la Grèce ?
-Ton épouse , elle est toujours constante dans son
" affection pour toi , toujours dans ton palais ; ses nuits , ses
་་ jours , se consument dans la douleur et dans les larmes.
« Personne encore ne s'est assis à ta place. Ton Télé
་་ maque jouit en paix de tes domaines , et tient dans ta
«་ maison l'état qui convient à son rang ; tous les citoyens
« l'invitent à leurs fêtes.
" Ton père , il est toujours dans ses champs , et ne va
« plus à la ville. Il ne connoît plus le luxe des palais , les
«< lits moelleux , les riches habits , les meubles précieux ;
K l'hiver couché sur la cendre comme ses esclaves , et cou
« vert de haillons ; quand viennent le printemps et l'été , on
< lui dresse au milieu de ses vignes un lit de feuillage . Il
«
CHANT XI. 541

(( s'y couche dans la douleur ; il nourrit ses chagrins en dé


་་ plorant sa destinée , et la main de la vieillesse s'appesantit
« sur lui.
«K Moi aussi , j'ai été consumée par la douleur. Diane ne
<< m'a point percée de ses traits , la maladie n'a point usé
« mes forces et brisé les liens qui m'attachoient à la vie. Ce
« sont mes peines , ce sont mes regrets ; c'est le souvenir
« de ta tendresse pour moi qui ont miné mon existence. »
" Je voulois serrer l'ombre de ma mère dans mes bras.
་་ Trois fois je m'efforçai de l'embrasser , elle échappa trois
« fois à mes embrassements , semblable à une vapeur ou à
« un songe.
"( Ma douleur redouble : « Oma mère ! m'écriai-je, pour
་་ quoi te dérober à ma tendresse ? Que ne puis-je te serrer
« contre mon sein et pleurer avec toi ! N'est-ce pas un fan
« tôme que Proserpine me présente pour redoubler ma
« douleur et mes sanglots ? - O mon fils ! ô le plus mal
« heureux des mortels ! ce n'est point Proserpine , me dit
« elle , qui se joue de toi ; tu vois ce qu'éprouvent tous les
« humains que la mort a frappés. Plus de nerfs pour soute
<«< nir les chairs et les os ; le feu les a consumés . Quand
« l'homme a cessé de respirer , son ame s'envole comme un
« songe. Va , retourne au séjour de la lumière , souviens-toi
« de tout ce que tu as vu pour en entretenir ta Pénélope. >>
«Des ombres de femmes arrivent après elle ; c'étoient des
"( compagnes et des filles de héros et de rois. Elles se pres
« soient autour du sang. Je voulois les interroger les unes
་་ après les autres : je tirai mon épée , et je les empêchai de
<< boire.
" Elles prirent leur rang ; je les interrogeai tour à tour.
« Elles me dirent et leur nom et le sang dont elles étoient
«< issues. La première étoit Tyro , qui descendoit d'une race
«< antique et renommée . Elle étoit fille de Salmonée et
« femme de Créthée , un fils d'Éole . Elle aima le fleuve
"< Énipée , le plus beau des fleuves qui coulent sur la terre.
542 L'ODYSSÉE .
་་ Souvent elle se promenoit sur ses bords enchantés. Nep- .
«
<< tune la vit , Neptune brûla pour elle , et sous la figure du
་་ fleuve il trompa son amour.
« Il l'attendit à l'embouchure de l'Enipée et l'attira dans
« ses gouffres profonds ; soudain s'éleva une montagne hu
« mide qui , se recourbant , cacha la mortelle et le Dieu sous
« une voûte de cristal.
« Le Dieu fait descendre le Sommeil sur les paupières de
« la beauté dont il est épris , et dénoue une ceinture jalouse
" qui s'oppose à ses desirs . Quand il a satisfait son amou

«< reuse ardeur , il lui serre la main : « Conserve , lui dit-il ,


« conserve un doux souvenir de nos tendres embrassements.
<
« Dans le cours de cette année , tu donneras le jour à deux
« beaux enfants. Les amours des Dieux ne sont point sté
" riles ; prends soin de ces gages précieux ; je les recom
« mande à ta tendresse. Retourne à ton palais. Sois dis
«< crète , garde de prononcer mon nom , je suis Neptune , le

« Dieu qui , de son trident , fait trembler la terre . »>


A•ces mots , il se replonge dans la mer. Tyro mit au
« monde Pélias et Nélée , tous deux ministres de Jupiter.
«་་ Pélias régna sur Iolchos et ses riches pâturages ; Nélée
« sur Pylosé , et sur les sables qui couvrent son territoire.
" Tyro donna encore à Créthée d'autres enfants , Eson ,
« Phérès , Amithaon, qui aima les chevaux et mit son plaisir
" à les dompter.
«
་་ Après Tyro , je vis Antiope , la fille d'Asopus. Antiope
« aussi se vantoit d'avoir dormi dans les bras d'un Dieu ,
« et du plus grand des Dieux. Elle eut de Jupiter Amphion
« et Zéthus , qui , les premiers , posèrent les fondements de
« Thèbes aux cent portes , et la flanquèrent de tours : sans
་་ tours , ils n'auroient pu , tout vaillants qu'ils étoient , la
་་ défendre contre ses ennemis.

« Je vis Alcmène , la femme d'Amphitryon. Alcmène


«< crut presser Amphitryon dans ses bras , et c'étoit Jupiter
« dont elle recevoit les caresses . Elle dut à cette erreur
CHANT XI. 543
« d'être mère du plus grand des héros , d'Hercule , le lion
« de la Grèce , le destructeur des monstres et des brigands.
« Je vis Mégare , la fille du magnanime Créon , la compagne
« de l'invincible Hercule.
«་ Je vis la mère d'OEdipe , la belle , l'infortunée Epicaste ,
་་ qu'une fatale ignorance précipita dans un abîme d'hor
« reurs. D'abominables nœuds l'unirent à son propre fils ,
« au meurtrier de son époux. Les Dieux révélèrent bientôt.
« ces affreux mystères. OEdipe , courbé sous le poids d'une
«< cruelle destinée , régna malheureux sur cette Thèbes ja
dis si florissante : Epicaste , vaincue par sa douleur , expira
« dans les nœuds d'un lacet funeste, qu'elle-même avoit at
« taché à la voûte de son palais , et laissa OEdipe et sa pos
" térité en proie à toutes les horreurs qu'exercent les Fu
« ries pour venger la nature outragée .
"( Je vis cette belle Chloris , la plus jeune des filles d'Am
« phion , fils d'Iasus , qui commanda dans Orchomène et
«< régna sur Pylos. Nélée , épris de ses charmes , acheta ,
« par d'immenses trésors , le bonheur d'être son époux ;
« elle lui donna trois fils , Nestor , Chromius et le fier Péri
«< clymène ; elle lui donna cette Péro , la merveille de son
" temps , l'objet des vœux de tous les princes voisins.
« Pour l'obtenir de Nélée , il falloit enlever des génisses
་་ indomptées qui appartenoient au puissant Iphiclus ; un
« seul homme , un devin fameux , promettoit d'accomplir
«< cette œuvre difficile. Mais le Destin inflexible et des pas
«< teurs vigilants trompèrent son espoir et ses vœux. Il fut
"( jeté dans les fers . De longs jours , de longs mois , coulèrent
" pour lui dans une sombre prison ; enfin arriva le terme de
« sa captivité. Iphiclus rompit ses liens pour prix de ses
« prédictions .
«་་ Je vis Léda , la femme de Tyndare. Sous Tyndare , elle
« eut deux fils , deux héros célèbres , Castor , le dompteur
" de coursiers , et Pollux , toujours vainqueur à la lutte.
ཡ La terre les possède , et Jupiter leur a donné d'être ho
544 L'ODYSSÉE .
« norés dans les Enfers. Ils vivent , ils meurent tour à tour,
« et sont au rang des immortels.
«་་ Je vis Iphimédie , la femme d'Aloüs. Neptune , disoit
« elle , avoit daigné oublier sa divinité dans ses bras . Elle
" en eut deux fils , trop courte gloire de leur mère ; Othus ,
" né pour être un rival des Dieux ; et Ephialthe , dont le
« nom a retenti dans tout l'univers : tous deux , après le gi
་་ gantesque Orion , les êtres les plus beaux , les plus grands
<«< que la terre ait nourris. Ils n'avoient que neuf ans , et
" déja en épaisseur ils mesuroient neuf coudées , et neuf
" brasses en hauteur.
" Déja , ils osoient menacer les Immortels de porter la
guerre dans le ciel. Pour l'escalader , ils devoient entasser
" l'Ossa sur l'Olympe , et le Pélion sur l'Ossa. Ils l'eussent
་་ fait , s'il leur eût été donné de voir le printemps de la vie.
" Mais le fils de Jupiter , le Dieu qu'enfanta Latone , les
་་ frappa tous deux avant qu'un tendre duvet fleurît sur
« leur menton , et de poils naissants ombrageât leur visage .
" Je vis Phèdre et Procris , et la belle Ariane , la fille du
་ sage Minos , que jadis , des rives de Crète , Thésée voulut
" conduire sur le sol heureux d'Athènes. Vains souhaits !
« Diane , implorée par Bacchus , la retint dans l'île de Dios.
"( Je vis et Méra et Clymène , et la triste
Ériphyle , qui
« vendit son époux pour de l'or. Je ne puis dire , je ne puis
<< nommer tout ce que je vis d'épouses et de filles de héros.
« La nuit tout entière s'écouleroit dans ces récits. Il est
" temps que j'aille me livrer au sommeil , ou dans mon vais

«< seau , ou dans ce palais . Je laisse aux Dieux et à vous le


« soin de mon départ. » Il dit ; tous gardent le silence ; mais
un doux murmure atteste l'impression qu'il a faite sur les
esprits.
Arété la première : «་་ Phéaciens , dit-elle , quelle idée
« vous faites-vous de ce noble étranger ? Cette taille , ces
་་ traits , cette sagesse ! que vous en semble? Il est aujour
" d'hui notre hôte , et vous partagez tous l'honneur que ce
CHANT XI. 545
titre répand sur nous. Ne pressez point tant son départ.
་ Ne soyons point avares des secours que réclament ses
besoins. Graces aux Dieux , vos palais regorgent des ri
" chesses qu'ils vous prodiguent. »>
Après elle , Echeuée , le plus vieux des Phéaciens , prend
la parole : « Je reconnois , dit-il , la sagesse de notre reine.
" C'est toujours la raison qui parle par sa bouche. Adoptons
« son avis : c'est au roi suprême qu'il appartient de l'exé
« cuter.
- " Oui, je l'exécuterai , dit Alcinoüs , si je suis en effet
" roi des Phéaciens. Que notre hôte nous donne encore
<< quelques moments ; que je puisse rassembler tout ce que
« nous voulons lui offrir. C'est aux hommes , c'est surtout
« à votre roi de veiller sur son départ , et d'en ordonner les
་་ apprêts.
- «< Généreux monarque , dit Ulysse , vous me deman

« deriez de rester ici une année tout entière ; assuré des


<< soins que vous donneriez à mon départ et des dons que
« vous daignez m'offrir , je consentirois à y rester une an
« née tout entière. Et en effet , il seroit plus avantageux
« pour moi de rentrer riche dans ma patrie ; j'y reparoîtrois
« avec plus d'éclat , plus considéré , plus chéri de tous ceux
(( qui seroient témoins de mon retour.
- (( Ulysse , lui répond Alcinous , nous ne te confondons
"( point avec ces aventuriers , ces fourbes trop nombreux
que nourrit la terre , qui vont semant le mensonge quand
« ils peuvent tromper des hommes crédules. La grace est
« dans tes discours , la sagesse respire dans tes pensées.
"( Quel charme d'entendre , de ta bouche , les malheurs des
« Grecs et tes propres infortunes !
« Mais dis-moi si dans le séjour des ombres tu as vu
« quelques-uns de ces guerriers qui abordèrent avec toi aux
"( rives d'Ilion et périrent sous ses murailles : la nuit est
" bien longue encore , et l'heure du sommeil n'est point
" arrivée pour ce palais . Continue ces récits qui nous char
35
546 L'ODYSSÉE .
« ment et nous étonnent. Je t'écouterois jusqu'au retour
« de l'aurore , si tu voulois toujours m'entretenir de tes
« aventures.
- « Sage monarque , lui répond Ulysse , l'heure nous
« invite au sommeil ; mais elle nous permet encore de pro
« longer nos entretiens. Si tu daignes m'écouter avec inté
« rêt , je ne te refuserai point l'histoire de nos malheurs. Je
« te dirai les malheurs encore plus déplorables d'un de nos
་་« guerriers , qui , depuis la conquête de cette fatale Troie ,
« échappé au hasard des combats , a péri à son retour par
la perfidie d'une femme adultère.
« La sévère Proserpine avoit dispersé les ombres des
femmes qui se pressoient sous mes regards : l'ombre
" d'Agamemnon se présente tout éplorée. Autour d'elle
<< sont rassemblés tous ceux qui périrent avec lui dans le pa
" lais d'Egisthe ; quand il a bu du sang , il me reconnoît
«" soudain ; il fond en larmes et tend les bras pour m'em
« brasser. Mais la force lui manque , il n'a plus ni vigueur ,
" ni souplesse. Je pleurai , je fus attendri à sa vue : « O roi

« des rois ! ô puissant Atride ! m'écriai-je , quel destin t'a


« conduit à la mort? Neptune t'a-t-il accablé sous le poids
« des tempêtes ? T'a-t-il , avec ta flotte , abîmé dans les on
« des ? Des brigands t'ont-ils immolé sur le continent , dé
a fendant tes troupeaux , combattant pour tes citoyens ,
« pour leurs femmes et pour tes foyers?
- (( O sage Ulysse ! ô fils de Laërte ! me répond-il , je

« n'ai point succombé sous les coups de Neptune ; des bri


" gands ne m'ont point égorgé sur le continent. Egisthe ,
« avec ma détestable épouse , avoit tramé ma perte : il m'a
« immolé à l'ombre d'une fête , à sa table , comme un bœuf
«< sous la crèche. J'ai péri de la mort la plus déplorable.
" Mes compagnons ont été égorgés autour de moi , comme
« des sangliers aux noces d'un homme riche et puissant,
« ou dans ces festins que célèbrent des hommes réunis par
« le plaisir.
CHANT XI. 547
« Tu as vu bien des guerriers massacrés dans les com
(( bats , tu en as vu d'assassinés dans des rencontres parti
« culières ; mais tu n'as jamais rien vu de si affreux , de si
"( digne de ta pitié ... Couchés , tout sanglants au milieu des
་ cratères , sous ces tables encore chargées des mets que le
«< crime avoit apprêtés pour nous... Le marbre inondé de
notre sang…..
« J'entendois les cris déchirants de Cassandre , la fille de
" Priam , que la perfide Clytemnestre égorgeoit à mes cô
" tés... De mes mains mourantes je cherchois mon épée...
" L'infâme s'éloigna de moi... Elle ne voulut ni fermer mes
« yeux , ni presser mes lèvres expirantes.
་་ Non , il n'est rien de plus horrible qu'une femme, quand
« le crime est entré dans son cœur. Hélas ! je me flattois de
<< retrouver dans mon palais des enfants tendres et cares
" sants , des serviteurs fidèles ; d'être pressé dans leurs
" bras... ; et ce monstre , formé pour les forfaits... Elle s'est
" couverte d'infamie. Opprobre de son sexe , sa honte ré
« fléchira sur toutes les femmes , sur celles mêmes qui seront
« vertueuses.
- « O ciel ! m'écriai-je , de quels fléaux Jupiter a frappé la
(( maison d'Atrée , et toujours par les crimes des femmes !
" Que de héros ont péri pour cette Hélène ! Et toi , tandis
« que tu la vengeois , sa perfide sœur , ta Clytemnestre ,
" méditoit ton trépas.
- « Apprends , me dit-il , à ne pas te fier aux femmes ,
« ne pas leur livrer tes secrets. Mais non , tu n'as rien de
pareil à redouter . La fille d'Icare , ta Pénélope , est née
« pour la vertu. Son ame est pure et sa raison éclairée . A

«< peine elle avoit goûté les premières douceurs de l'hymen ,


*< quand nous partîmes pour Troie ..., et ton fils , ton Télé
u
It maque , il étoit encore au bercea ; et maintenant il
« compte parmi les hommes . Heureux enfant ! il reverra
« son père , il le serrera dans ses bras ... , et moi je n'ai pu
35.
548 L'ODYSSÉE .
« rassasier ma tendresse . Elle m'a égorgé avant que j'aie
« revu mon Oreste...
« Mais écoute ce que m'inspire mon amitié pour toi .
« Rentre sans bruit dans ton pays ; dérobe ton vaisseau à
« tous les regards. Crains les femmes et leur perfidie .....
r
" Mais , dis-moi , as-tu entendu parle de mon fils ? vit-il
« encore ? est-il à Orch omèn e , à Pylo s ou dans Sparte ,
las , mon fils , mon Oreste n'est
( auprès de Méné ? Non

" point mort ! - Atride , pourquoi ces questions ? S'il vit ,


é e ore . Laissons d'inutiles dis
་་ s'il a cess de vivr , je l'ign
« cours . »
« Ainsi nous déplorions nos malheurs et nous répandions
"« des larmes. Cependant , arrivent les ombres d'Achille ,
" de Patrocle , du vertueux Antiloque , d'Ajax , après Achille,
«་་ le plus brave , le plus beau de tous les Grecs.
" Achille m'a reconnu : ་་ Fils de Laërte , me dit-il en
་་ gémissant , comment as-tu osé , vivant , descendre dans
« ce séjour qu'habitent des fantômes , vaines images des
« infortunés qui ont cessé de vivre ?
- « O fils de Pélée , lui dis-je , ô toi qui fus la gloire et le
" rempart de la Grèce , je suis venu consulter Tirésie ; je
་་ suis venu lui demander s'il pouvoit me donner quelque
« moyen de rentrer dans Ithaque. Je n'ai pu encore appro
" cher de l'Achaïe ; je n'ai pu revoir encore les rives chéries
་་ où j'ai commencé de respirer le jour. Toujours le mal
" heur me poursuit.
« Mais toi , Achille , jamais il ne fut , il ne sera jamais de
mortel plus heureux que toi. Vivant , nous t'honorions à
" l'égal des Dieux ; ici tu règnes sur les morts . Cesse de
« t'affliger de ta destinée. - Ne cherche point , me dit-il , à
<< me consoler du trépas. J'aimerois mieux , vil mercenaire ,
" servir sous un malheureux , sans patrimoine , sans for
«
ㄍ tune , que de commander à tous les morts. Mais parle
« moi de mon fils. S'est-il montré dans les combats au pre
AC mier rang des guerriers ? Auroit-il dégénéré de son père?....
CHANT XI. 549
a Et Pélée , n'en as-tu rien appris ? Règne-t-il encore sur
< les Myrmidons ? Languit-il , sans honneur, dans l'Hellade
«
« et dans Phthie , parcequ'appesanti sous le poids des ans ,
<< sans force , sans vigueur , il n'a plus pour défenseur et pour
appui ce fils , qui jadis , pour venger la Grèce , immoloit
<< dans Troie ses plus fameux guerriers. Oh ! si , tel encore ,
« je reparoissois un moment dans le palais de mon père ! je

« montrerois ce que peut mon bras à ceux qui insultent à


« sa vieillesse et lui refusent le rang et le pouvoir qui lui
" appartiennent.

— « Je ne sais rien de Pélée , lui répondis-je ; mais de ton


" fils , de ton Neoptolème , je te dirai la vérité tout entière.

« Ce fut moi qui de Scyros le conduisis à Troie. Dans nos


«" conseils , quand nous méditions la perte d'Ilion , il parloit
" toujours le premier, et avec justesse et sans divagation.
(x Nestor et moi peut-être nous l'emportions sur lui.
" Mais quand il falloit combattre , il ne restoit point mêlé
<< dans la foule des guerriers ; il voloit aux premiers rangs ,
« et ne connoissoit point d'égal . Je ne te dirai point com
« bien il immola de Troyens pour venger l'injure de la
« Grèce. Je ne te nommerai qu'Eurypyle , un héros , fils de
"( Télèphe , Eurypyle , après Memnon , le plus beau des
« mortels que j'aie vus. Il tomba sous les coups de ton fils ,
« et une foule de ses guerriers expirèrent avec lui.
" Quand nous entrâmes dans ce cheval fatal , qu'avoit
"" fabriqué Epéus , ce fut moi qui fus chargé d'y comman
« der. C'étoit à ma voix que ses flancs devoient s'ouvrir ou
« rester fermés .
« Nos autres guerriers avoient les yeux humides , ils trem
" bloient de tous leurs membres . Ton fils , je ne le vis jamais
" ni pâlir ni essuyer une larme ; il me pressoit de lui per
« mettre de sortir de cette sombre retraite , toujours la main
« sur la garde de son épée ou sur sa lance , et menaçant les
(4 Troyens.
«
" Quand nous eûmes renversé la ville de Priam , il partit
550 L'ODYSSEE .

« comblé d'honneurs , chargé de richesses , échappé sans


་་ blessure , sans accident , au hasard des combats. >>
« A ces mots , l'ombre d'Achille se retira , la tête haute ,
« la démarche altière , enchantée du témoignage que je ve
« nois de rendre à son fils . Les autres ombres restoient de
་ bout , toutes gémissantes , et racontoient leurs infortunes.

« L'ombre seule d'Ajax , fils de Télamon , se détournoit de


« moi , toujours irritée de la victoire que j'avois remportée
« sur lui.
« Nous nous disputions les armes d'Achille , dont la Déesse
« sa mère avoit fait le prix du combat. Pallas et les Troyens
" furent nos juges. Oh ! que je ne l'eusse jamais remportée

« cette funeste victoire ! .... Une tête si précieuseprécipitée


« dans la tombe ! Ajax , après Achille , le plus beau
"( des guerriers , le plus vaillant dans les combats
.....
« D'une voix humble et soumise , j'essayois de le calmer :
« O fils de Télamon , lui disois-je , quoi ! même au sein de
" la mort , tu ne me pardonneras pas ce malheureux avan
་་ tage ? Les Dieux avoient fait de ces armes le fléau de la

« Grèce. En te perdant , elle a perdu sa force et son appui,


(( Nous avons pleuré ta mort , comme nous avons pleuré
«< celle du fils de Pélée. Ce n'est point les mortels qu'il faut
<< accuser ; Jupiter étoit irrité contre les enfants de la Grèce ,
་་ il fit retomber sur toi tout le poids de sa colère. Approche ,
"« ombre généreuse , daigne entendre ma voix et fléchir ton
« courroux. »
« Il ne me répond point , et va dans l'Érèbe se mêler au
་་ peuple des ombres. S'il m'eût parlé du moins , si j'eusse
« pu lui répondre !....
« Je voulus voir encore les autres ombres qui se présen
« toient devant moi . Je vis Minos , le fils de Jupiter. Il étoit
" assis , un sceptre d'or à la main , et jugeoit les enfants
k de la terre. Les uns assis , les autres debout autour du
" monarque , subissoient son examen redoutable , avouoient

« leurs crimes ou prouvoient leur innocence.


CHANT XI. 551
" Après lui , je vis le gigantesque Orion ; dans des prai
" ries humides , il poursuivoit encore les bêtes sauvages.
" qu'il avoit tuées sur les montagnes désertes. Dans sa main
" étoit une massue de fer.
« Je vis Titye , un fils de la Terre , étendu sur une prairie
« immense. Il couvroit neuf arpents de sa vaste épaisseur ;
« deux vautours attachés à ses flancs dévoroient ses en
« trailles. Il n'osoit s'en défendre : audacieux géant , qui
« insulta Latone, objet chéri des amours de Jupiter, lorsque ,
« pour aller à Pytho , elle traversoit le Panopée.
« Je vis Tantale , en proie à un horrible supplice . Il étoit
«་་ debout au milieu d'un lac ; l'eau touchoit à son menton.
« Le malheureux vieillard mouroit de soif et ne pouvoit pas
« boire. Dès qu'il se courboit pour mouiller ses lèvres ,
« l'onde fuyoit ; le limon , durci sous ses pieds , n'étoit plus
«<
qu'une terre aride , qu'un pouvoir invisible avoit dessé
« chée. Sur sa tête le poirier, l'oranger, l'olivier, le figuier,
« laissoient tomber des fruits délicieux . Sa main alloit les
« saisir, et soudain le vent les enlevoit et les dispersoit dans
« les airs.
« Je vis Sisyphe , plus malheureux encore. De ses deux
" mains il soutenoit en haletant une roche énorme. Les
་་ pieds , les bras tendus , il la poussoit , la poussoit au som
<< met d'une montagne. Il alloit l'y placer ; soudain elle étoit
"( repoussée par une force inconnue , et dans le vallon le
« bloc monstrueux retomboit en bondissant ; toujours il
«་་ recommençoit avec une tension nouvelle de ses muscles.
« et de ses nerfs ; la sueur couloit de tous ses membres , et
«་་ de sa tête s'élevoit une épaisse fumée.
« Après lui , je vis Hercule : non , je vis son image.
" Hercule , au séjour des Immortels , est assis à la table des
«" Dieux époux heureux de la jeune Hébé , fille de Jupiter
« et de Junon , il lui est uni par des nœuds éternels.... A
« son aspect , la foule des morts fuit épouvantée comme de
« timides oiseaux. Lui , sombre comme la Nuit , son arc à
552 L'ODYSSÉE .

« la main , une flèche sur son arc , l'œil tendu , il ajuste , et


« le trait va partir.
« Sur ses épaules pend un baudrier d'or : sur ce baudrier
« semblent respirer des lions , des ours , des sangliers , les
་་ querelles , les combats , le meurtre et le carnage. Jamais
« l'art n'enfanta , jamais il n'enfantera un ouvrage si mer
«་་ veilleux .
« L'ombre me reconnoît , et d'un accent de pitié : « 0
« fils de Laërte ! ô malheureux Ulysse ! et toi aussi tu subis
(( la destinée qui m'a poursuivi au séjour de la lumière.
« J'étois fils de Jupiter, et je fus condamné à d'éternelles
K douleurs. Soumis à un maître indigne de me commander,
« il m'imposa les plus rudes travaux. Il m'envoya ici
"« pour en arracher le terrible Cerbère. Il ne put imaginer
" pour moi de plus rigoureuse épreuve. Je l'arrachai , ce
«
་་ Cerbère , du séjour infernal. Pallas et Mercure protégé
<< rent mon entreprise , et me ramenèrent à la clarté du
«" jour. » Il dit , et rentre au sein du noir palais.
" J'attendois encore quelques-uns des héros qui mouru
« rent dans les siècles passés. J'aurois vu sans doute et
« Thésée et Pirithoüs , ces nobles enfants des Dieux ;
<< mais une foule immense de morts se rassemble avec un
« horrible bruit. Je frémis , je pàlis je crois voir la sévère
་ Proserpine lancer sur moi , du fond de l'abîme , la tête de
« la Gorgone. Je retourne à mon vaisseau ; j'ordonne à mes
" compagnons de couper les cordages qui l'attachent à la
་་ terre, et de s'embarquer. Ils obéissent , s'arment de leurs
« rames , et , poussés par un vent favorable , nous glissons
légèrement sur le sein de l'Océan. »
CHANT XII. 553

CHANT DOUZIÈME .

« DES eaux de l'Océan , nous rentrons dans la mer, et


<< nous abordons à l'île d'Ea , où l'Aurore tient sa cour, où
« le Soleil lance ses premiers rayons. Nous descendons à
«ㄍ terre , et , couchés sur le rivage , nous y attendons , dans
«" les bras du sommeil , le retour de la lumière.
« Dès qu'elle a reparu , j'envoie une partie de mes com
« pagnons au palais de Circé , pour en rapporter les restes
du malheureux Elpénor. Des arbres sont abattus ; sur le
་་ point le plus élevé de la côte un bûcher s'apprête ; tristes ,

« les yeux baignés de larmes , nous livrons aux flammes sa


"« dépouille mortelle.
" Quand le feu a consumé
ses ossements et ses armes ,
« nous confions ses cendres à la terre. Sur le tombeau qui
« les renferme , une colonne est élevée ; sur cette colonne ,
« nous plantons la rame dont il se servit pendant sa vie.
་་ Cependant Circé n'a pas ignoré notre retour. Elle ac
" court ; ses Nymphes , sur ses pas , apportent et des vian
" des , et les dons de Cérès , et les dons de Bacchus . Elle
même , au milieu de nous : « Pauvres humains , nous
་་ dit-elle , qui déja êtes descendus , qui descendrez encore
« dans ces sombres demeures où les autres hommes ne
" pénètrent qu'une fois , mangez , buvez ; donnez tout ce
«< jour aux plaisirs de la table. Demain , au retour de l'au
« rore , vous vous rembarquerez sur les flots. Je vous tra
« cerai votre route ; je vous signalerai les dangers , et je
« vous apprendrai à vous en garantir. >>
« Nous nous abandonnons à ses conseils ; nous man
" geons , nous buvons , jusqu'à ce que le soleil aille se
" perdre dans les ondes . Mes compagnons se couchent
R auprès du vaisseau. La Déesse me prend par la main , et,
« me tirant à l'écart , me fait asseoir auprès d'elle et m'in
554 L'ODYSSÉE .

« terroge. Je lui rends un compte fidèle. « Tu as subi , me


« dit-elle , l'épreuve que je t'avois imposée. D'autres t'at
<< tendent encore; écoute-moi , et que le ciel grave dans ton
« souvenir ce que je vais te révéler .
« Tu verras les lieux qu'habitent les Sirènes. Les Sirènes
« charment les mortels qui approchent de leur séjour.
«< L'imprudent qui prête l'oreille à leurs traîtresses voix, ne

<< revoit plus ni son épouse , ni ses enfants, et ne jouit plus


« de leurs caresses .
« Assises sur des gazons fleuris , elles font retentir de
<«< leurs accords tous les lieux d'alentour ; mais auprès
« d'elles sont entassés les ossements et les chairs putréfiées
« de leurs victimes. Fuis, fuis loin de ce dangereux rivage :
« d'une cire amollie bouche les oreilles de tes compagnons.
་་ Toi , si tu veux les entendre , que de doubles nœuds t'at
« tachent et les pieds et les mains au mât de ton vaisseau.
་་ Si , subjugué par le charme de leurs voix , tu veux t'af
<< franchir de tes liens , que tes compagnons les redoublent
« et les serrent encore davantage.
" Quand tu auras dépassé cette rive fatale , je ne te dis
" point quelle route précise tu dois suivre ; je te laisse à ta
"t prudence , et je me borne à te signaler les dangers que tu
« auras à courir dans le reste de ta navigation.
« Tu trouveras d'abord deux écueils où les ondes d'Am
" phitrite vont se briser avec d'horribles mugissements. Les

Dieux les appellent des roches errantes. Les oiseaux


« n'osent en approcher ; les colombes , qui portent l'am
« broisie au Maître du tonnerre , fuient , d'un vol rapide ,
« ces funestes écueils ; toujours , pourtant , quelques-unes
(( s'y perdent ; mais Jupiter les remplace et en complète le
« nombre. Les vaisseaux y périssent , et les vagues et les
« tempêtes y dispersent les débris et les cadavres des mal
«< heureux nautonniers.
«་་ Un seul navire , l'Argo , que protégeoient les mortels
« et les Dieux , sut franchir ce dangereux passage. Encore
CHANT XII. 555

« eût - il été brisé , si la reine des Dieux , qui chérissoit


" Jason , n'eût pris soin de le guider.
« De ces deux écueils , l'un porte sa tête dans les cieux .
" Toujours un sombre nuage l'environne ; jamais , ni dans
«< l'été , ni dans le printemps , un air serein ne brille sur

« son sommet. Nul mortel , eût-il vingt bras , ne pourroit


« monter sur sa cime, ni descendre à sa base. C'est partout
« une roche lisse , sans pointes et sans aspérités.
« Au milieu est un antre obscur tourné vers le couchant,
« et qui plonge dans l'Erèbe . C'est par là , c'est à côté de
« cet écueil que tu dois diriger ton vaisseau. Le bras le
" plus vigoureux ne pourroit lancer une flèche au fond de
« cet abîme.
« Là , réside Scylla , qui t'épouvantera de ses cris. Sa

« voix est le rugissement du lionceau. Elle-même est un


« monstre affreux ; le plus hardi des mortels , un Dieu
" même reculeroit à son aspect.
« Elle a douze pieds antérieurs , douze cols s'allongent
« sur son tronc , sur chaque col une tête horrible , dans
(( chaque tête un triple rang de dents larges , serrées , sur
" lesquelles siége la mort.
« Enfoncée au milieu de son antre , elle lance de là ses
" formidables têtes , et , les promenant sur tout son rocher,
« elle enlève et dauphins et chiens de mer, et tout ce qui
«< naît et vit dans le sein d'Amphitrite. Qu'un vaisseau
" s'offre à sa portée , de chacune de ses têtes elle lui enlè
« vera un de ses nautonniers.
« L'autre écueil est plus humble. Tous deux sont voisins ,
« et de l'un des deux , une flèche que tu lancerois attein
«་་ droit à l'autre.
« Sur le second , s'élève un figuier qui le couvre de son
« vaste feuillage. Sous cet abri , Charybde , trois fois par
7 ་་ jour, aspire l'onde amère et la revomit trois fois . Ah ! te
" gardent les Dieux d'être enveloppé dans ce mouvement

" terrible ! Neptune lui-même ne pourroit te sauver. Rap


556 L'ODYSSÉE .

proche-toi plutôt de Scylla. Il vaut mieux encore perdre


"( six de tes compagnons , que d'être tous enveloppés dans
« une perte commune. »
« La Déesse se tait. Je lui dis : « Mais si j'échappois à
«་་ cette redoutable Charybde , ne pourrois-je pas la punir et
« venger les compagnons que j'aurois perdus?
- «< Insensé ! me dit-elle , tu ne rêveras donc toujours

« que guerres et combats? Ne sauras-tu jamais ployer sous


« le pouvoir des Dieux ? Ce n'est point une mortelle que
«< cette Charybde , c'est un monstre sur lequel la mort n'a
« point d'empire , un monstre affreux , inexpugnable , que
( rien ne peut atteindre. Contre elle , force , génie , tout est
་་ impuissant il n'y a de ressource que dans la fuite. Si tu
« t'amuses à t'armer contre elle , tu la verras , comme
་་ Scylla , lancer ses horribles têtes , et t'enlever encore au

« tant de tes guerriers. Fuis donc d'une course rapide ; in


« voque à grands cris la Déesse Cratéis , la mère de Scylla ,
« qui l'enfanta pour le malheur des humains ; elle seule
་ peut arrêter ses fureurs , et la contenir dans son antre.
« Tu verras l'île de Trinacrie. Là paissent des troupeaux
་་ consacrés au Dieu du jour ; sept troupeaux de génisses ,
«< sept troupeaux de brebis , cinquante têtes dans chaque
་ troupeau. Ils ne connoissent ni la reproduction ni la
« mort. Deux Nymphes , Phaétuse et Lampétie , en sont
« les gardiennes. La Nymphe Nééra , qui les conçut dans
« les bras d'Apollon , les relégua dans cette île , dès qu'elles
« furent élevées , pour veiller sur les troupeaux du Dieu
" qui leur donna le jour.

« Si tu les respectes ces troupeaux , si , sans te distraire ,


( tu poursuis ton voyage , tu pourras , à travers de nou
« veaux malheurs et de nouveaux dangers , arriver au terme
་་ de tes vœux ; mais si tu les outrages , il n'y aura pour toi ,
" pour tes compagnons , pour ton vaisseau , que la perte et
" la mort.
"( Si , plus sage que tes compagnons , tu ne partages pas
CHANT XII. 557
«< leurs excès , tu rentreras dans ton Ithaque ; mais tu y
« rentreras tard , tu y rentreras malheureux , après avoir
་་ perdu tous ceux qui ont suivi ta fortune. »
(( '
Tandis qu'elle parle , l'Aurore s'élève sur son trône
« d'or. Circé s'enfonce dans les bois et regagne son palais .
" Moi , je retourne à mon vaisseau , j'ordonne qu'on le
« lance à la mer, qu'on détache les cordages , et qu'on
« mette à la voile.
་་ On obéit. Déja les rameurs sont assis sur leurs bancs
« et battent les ondes écumantes. La Déesse nous donne
«< un vent propice qui enfle nos voiles , et nous conduit sur
« les flots. Tranquilles et libres de tous soins , nos matelots
"( laissent reposer leurs rames , et nous voguons au gré du
་་ pilote et du vent.
་་ Cependant , en proie à l'inquiétude et aux soucis , je
« m'adresse à mes compagnons : «་་ Amis , leur dis-je , ce
་་ n'est pas à un seul d'entre vous , ce n'est pas à quelques
(( confidents choisis que je dois révéler les secrets que la
"( Déesse m'a confiés. Je vous dirai tout. Il faut que tous
« nous connoissions les dangers que nous courons , pour
"( que des efforts communs nous en garantissent. Circé
<< nous prescrit de nous défendre du chant des Sirènes et
« de fuir leurs rives enchantées . Elle me permet , à moi
་་ seul , de prêter l'oreille à leurs concerts . Mais il faut que
« vous m'attachiez au mât du vaisseau , et qu'une double
« chaîne m'y retienne. Si je vous conjure de me rendre la
« liberté , chargez-moi de nouveaux liens et serrez -les plus
་་ étroitement encore. »
Tandis que j'éclaire mes compagnons , le vent , d'une
« haleine jusque-là innocente , pousse mon vaisseau , et
« nous allons toucher à l'île des Sirènes. Soudain il se tait ;
« un calme profond règne sur les flots . Un pouvoir inconnu
« a tout-à-coup aplani la surface liquide ; mes compagnons
« se lèvent, ploient les voiles , et la rame à la main fatiguent
« l'élément immobile.
558 L'ODYSSÉE .

« Je prends un gâteau de cire , je le coupe en morceaux ,


" je le pétris ; il s'amollit sous mes doigts et sous les rayons
«< du soleil qui le pénètrent et l'échauffent. De cette pâte
་་ liquide je bouche les oreilles de mes compagnons : eux ,
« à leur tour, m'attachent au pied du mát , et fixent au
« corps du mát les deux bouts du lien qui m'arrête ; puis ,
« se rasseyant sur leurs bancs , ils frappent la mer à coups
«་་ pressés .
« Le vaisseau s'ébranle et glisse sur l'onde. Nous ne
« sommes plus qu'à la distance d'où la voix peut se faire
« entendre. Les Sirènes nous ont aperçus ; soudain leurs
་་ voix éclatent : <
« Viens, Ulysse ; viens, héros fameux,
« l'honneur de la Grèce ; arrête ton vaisseau, et préte
« l'oreille à nos chants. Jamais mortel n'a visité ces ri
« vages qui n'ait entendu nos concerts, et toujours il en
« estparti enchanté et riche de connoissances nouvelles.
« Nous savons tous les travaux que fit éprouver aux
« Troyens et aux Grecs la colère des Dieux ; nous sa
« vons tout ce qui se passe dans l'univers. »
Elles chantoient ; je brûlois de les entendre de plus
" près ; je conjurois mes compagnons de rompre mes liens.
« Soudain Périmède et Euryloque se lèvent , doublent et
« serrent encore les nœuds qui me retiennent.
" Cependant le vaisseau s'avance et laisse derrière nous
« ce funeste rivage ; nous n'entendons plus la voix des Si
« rènes , et leur perfide mélodie. Mes compagnons retirent
« la cire qui bouche leurs oreilles , et me rendent à la liberté.
« Bientôt je vois des vagues écumantes et une vapeur
་་ épaisse ; j'entends un bruit épouvantable ; mes compa
« gnons pâlissent , les rames échappent de leurs mains et
" tombent sur les flots ; le vaisseau s'arrête immobile. Moi,
«< je cours de la poupe à la proue , et je tâche de ranimer les
" courages « O mes amis ! leur disois-je , nous avons passé
« par bien d'autres épreuves. Ce n'est pas ici l'antre du
સ્ Cyclope , et cependant mon courage , ma force , mon
CHANT XII . 559
génie , vous arrachèrent de ses cruelles mains . Vous
« vous en souvenez. Écoutez encore mes conseils et obéis
« sez à ma voix . Rasseyez-vous sur vos bancs. Frappez de
« vos rames l'onde voisine du rivage ; Jupiter secondera
« nos efforts , et nous sauvera des nouveaux dangers qui
« nous menacent.
« Toi , pilote , c'est à toi surtout que je m'adresse . Tu
« dois diriger le vaisseau . Songe à m'obéir. Tiens-nous tou
<< jours loin de cette vapeur épaisse et de ces ondes écuman
« tes. Les regards toujours attachés sur cet écueil , garde
« que le monstre ne trompe ta vigilance , ne fonde sur nous ,
« et nous entraîne dans son abîme. »>
« Je n'osois nommer cette épouvantable Scylla . Je crai
«< gnois que la terreur de ce nom ne glaçât les courages , et
« que les rames ne tombassent des mains qui devoient nous
« sauver. Mais , moi-même , j'oubliai les conseils de Circé.
« Je revêtis mon armure , je saisis deux javelots , je montai
« sur le tillac , et là , j'attendois le monstre qui alloit dé
« vorer mes compagnons .
« L'œil fixé sur son antre , je ne pus l'apercevoir. Ma
« vue se fatiguoit à le chercher dans ce gouffre ténébreux .
« Nous avançons en gémissant dans le formidable détroit.
« D'un côté Scylla , de l'autre Charybde aspirent les ondes
"< amères qui se précipitent dans leurs sombres cavités avec
« un horrible fracas .
<< Quand elles les revomissent, c'est un affreux murmure ,
« c'est un bouillonnement semblable à celui d'une immense
chaudière placée sur le cratère enflammé de l'Etna.
« Leurs rochers sont ébranlés jusque dans leurs fonde
« ments. Ils détonnent , et la terre à leurs pieds apparoît
<< toute noire du sable qui se détache de ses entrailles.
« Mes compagnons tremblent et pâlissent ; nous croyons
« voir la mort dans toutes ses horreurs. Cependant Scylla
" enlève de mon vaisseau six de mes guerriers les plus ro
" bustes , les plus intrépides. Je les suis des yeux et de la
560 L'ODYSSÉE .
" pensée. Je les vois suspendus dans les airs ; je vois leurs
་་ pieds , leurs bras ; j'entends leurs cris lamentables. Dans
་་ leurs angoisses , ils m'invoquent , ils m'appellent , hélas !
« pour la dernière fois .
" Ainsi , du haut d'un rocher, le pêcheur, armé d'une
«་ longue baguette , lance dans les eaux un hameçon caché
« sous un perfide appât , trompe le poisson avide , l'enlève
« et le jette palpitant sur la terre.
« Ainsi m'avoient été ravis mes malheureux compagnons ;
«< le monstre les dévoroit à mes yeux , pleurant et tendant
<< vers moi leurs bras pour implorer mon secours . Jamais je
་་ n'ai vu de spectacle plus déchirant ; jamais , dans mes
" longs malheurs , je n'ai éprouvé de peine plus cruelle.
}}

• ་་ Enfin , nous avons franchi ce funeste passage , et bientôt


" nous touchons à l'île chérie du Dieu du jour. Là , erroient
ses troupeaux ; de mon vaisseau , j'entends les longs mu
<< gissements de ses génisses et les bêlements de ses brebis.

« Alors reviennent à ma pensée et les réponses du vieux


(( Tirésie , et les conseils de Circé. Combien elle m'avoit re
" commandé de fuir l'île du Soleil !
«
« Plein de pressentiments sinistres : « O mes amis , m'é
་་ criai-je , écoutez-moi : vous souffrez ; mais je dois vous
« faire connoître et les réponses de Tirésie , et les conseils
« de Circé. Elle me pressoit de fuir cette île que chérit le
« Dieu du jour. D'horribles malheurs vous y attendent ,
« m'a-t-elle dit : hâtez-vous de franchir ses rivages. »
" A ces mots , leurs cœurs sont déchirés. Euryloque ,
« d'un ton amer : << Ulysse , me dit-il , tu es sans pitié.
« Jamais ton courage ne se lasse ; jamais ton corps ne con
« nut la fatigue. Tu es un homme tout de fer. Épuisés de
་་ travaux , malades d'insomnie , tu ne nous permets pas de
«་་ descendre à terre , tu ne veux pas que du moins , dans
« cette île , nous réparions nos forces abattues ; tu veux
« que nous allions , au milieu de la nuit , errer sur une
" mer inconnue Mais c'est dans la nuit que les vents re
CHANT XII . 561

« doublent de violence , que règnent les tempêtes et les


" naufrages.
« Oh ! comment échapper à notre perte , si un orage sou
་་ dain vient fondre sur nous , si un de ces ouragans qui ,
་་ souvent sans l'aveu des Dieux , brisent et abîment les
" vaisseaux , nous surprend dans l'horreur des ténèbres ! …
..
" Obéissons à la Nuit. Donnons à notre corps les aliments
«
« et le repos que commande la nature. Demain nous remet
« trons à la mer. »
" Ainsi parle Euryloque , et tous d'applaudir. Je recon
<< nois là l'influence du Dieu qui me poursuit. « Euryloque ,.
«< lui dis-je , je suis seul contre tous , il faut que je cède à la
« force et au nombre. Mais jure-moi , jurez tous que , si
« nous rencontrons des troupeaux ou de génisses , ou de
་ brebis , vous ne porterez point sur eux des mains cou
" pables , et que , tranquilles , vous vous contenterez des
" provisions que nous devons à la bienfaisance de Circé. »
« Ils jurent. Nous entrons dans le port , nous descendons
་ à terre , et , au bord d'une source limpide , un repas est
" préparé. Quand la faim est calmée , quand la soif est
" éteinte , on pleure les compagnons que Scylla nous a
<< ravis. Le sommeil vient enfin suspendre la douleur et les
" larmes.
« La nuit étoit au tiers de sa course ; les astres penchoient
« vers leur déclin : tout-à-coup Jupiter déchaîne les vents ;
« le ciel se couvre de nuages , la nuit redouble son obscu
« rité. Au retour de l'aurore , nous enfonçons notre vais
« seau dans une grotte où se rassembloient les Nymphes ,
C où elles célébroient leurs danses et leurs jeux .
« J'y réunis mes compagnons , je leur dis : « Mes amis ,
« nous avons des vivres , nous avons du vin ; respectons les
་་ troupeaux qui paissent dans cette île ; ils appartiennent au
" Dieu qui voit tout , qui entend tout. >>
" Ils me croient , et répètent leurs serments. Pendant un
" mois entier souffla un vent du midi . Tant que durèrent les
36
562 . L'ODYSSEE .
་ provisions de Circé , les troupeaux furent respectés ; ils le
་་
« furent encore quand elles furent tout-à-fait épuisées . En
" proie aux horreurs de la faim , on erroit dans les bois , on
<< erroit aux bords de la mer , pour trouver dans les oiseaux ,
་་ dans les poissons , dans tout ce qui se présentoit , un re
« mède au mal dont on étoit dévoré.
«< Un jour, je m'enfonçai dans l'île pour implorer le se
« cours des Dieux . Sous un abri paisible , loin des regards
« de mes compagnons , après avoir lavé mes mains dans
« une onde pure , j'adressai d'ardentes prières aux habi
" tants de l'Olympe. Ils firent descendre le doux sommeil
« sur mes paupières .
"« Tandis que je dormois , Euryloque conseilloit le crime

« et le parjure « Écoutez-moi , disoit- il , chers compa


« gnons d'infortune ; la mort , sous quelque forme qu'elle
« se présente , est affreuse pour les humains ; mais mourir
« de faim.... Il n'est point de sort plus horrible. Pour
« nous en sauver , prenons dans les troupeaux du Dieu du
jour ce qu'il y a de plus gras et de plus beau ; faisons-en
« un sacrifice aux habitants de l'Olympe. Si nous revoyons
(C Ithaque , nous élèverons un temple au Soleil , nous l'en
(( richirons d'offrandes , nous engraisserons ses autels du

«< sang des victimes. Si le Dieu irrité veut faire périr notre
vaisseau , si les autres Dieux s'unissent à sa vengeance ,
)}
j'aime mieux encore mourir une fois dans les flots , que
« de languir et me consumer dans une île déserte. »
«་་ Il dit , et tous applaudissent. Les troupeaux sacrés
(( paissoient non loin du rivage. Ils choisissent ce qu'il y a
« de plus beau , et , rangés autour de leurs victimes , ils in
"< voquent les Dieux. Il n'y avoit point d'orge sur le vais
" seau; pour en tenir lieu, ils emploient la feuille du chêne.
" Ils n'avoient point de vin pour faire des libations , ils y
" suppléent par l'eau d'une fontaine voisine. Ils égorgent
« leurs victimes et les dépouillent ; les cuisses fument sur un
C autel ; les chairs , découpées en morceaux , sont pressées
CHANT XII . 563
" dans des chaudières que la flamme environne , ou expo
་་ sées à l'ardeur d'un brasier allumé.
« Cependant le sommeil m'abandonne . Je cours à mon
" vaisseau ; une trop agréable odeur vient frapper mes na
" rines ; je gémis, je m'écrie : « O Jupiter ! ô Dieux immor
་་ tels , vous m'avez endormi d'un funeste sommeil. Ah!
<< sans doute mes compagnons, en mon absence , ont com
« mis un horrible forfait. »
་་ Déja la nymphe Lampétie avoit annoncé au Soleil ce
« crime odieux . Le Soleil , dans sa fureur , fait retentir
་་ l'Olympe de ses plaintes : « O Jupiter ! ô Dieux immortels !
«" s'écrie-t-il , vengez-moi , punissez les compagnons d'Ulysse
«་་ qui ont égorgé ces génisses que j'aimois à contempler,
«" quand sur mon char je m'élevois dans les cieux ; que je
<< revoyois avec tant de plaisir, quand du haut des cieux
«་་ j'allois me plonger dans la mer. Si je n'obtiens pas la
« vengeance qui m'est due , je descends aux Enfers , et
« n'éclaire plus que les morts.Va , lui dit Jupiter , va ,
« Dieu de la lumière , continue d'éclairer le ciel et la terre ;
་ je vais lancer ma foudre sur ce vaisseau impie , et j'en
" disperserai les débris au milieu de la mer. »
" Ainsi me l'a raconté Calypso , à qui Mercure , le mes
« sager des Dieux , avoit révélé les secrets de l'Olympe .
« J'arrive au bord de la mer mes compagnons se que
relloient ; c'étoit des cris , c'étoit un vacarme horrible.
" On n'entendoit rien , on ne vouloit rien entendre . Le
«< crime étoit consommé. Les Dieux , à l'instant même ,
" firent, par des prodiges étranges , éclater leur courroux.
« Les peaux rampoient , les chairs crues mugissoient ; elles
" mugissoient dans les chaudières , elles mugissoient sur
« les broches auxquelles on les avoit attachées . C'étoit des
« mugissements véritables . Pendant six jours , mes compa
« gnons se repurent de ces horribles aliments. Le septième
" jour, les vents se calment , nous lançons le vaisseau à la
" mer, et nous nous embarquons. Nos voiles se déploient ,
36.
564 L'ODYSSÉE .
" l'ile fuit derrière nous , la terre disparoît à notre vue ; il
" n'y a plus pour nous que le ciel et la mer.
к Jupiter épaissit sur notre vaisseau le nuage le plus noir.
« L'onde en est obscurcie. Nous voguons encore. Mais
« bientôt les vents et les tempêtes sont déchaînés ; les cor
« dages qui retiennent le mât sont rompus. Le mât penche
« et s'abat sur le pilote. Le malheureux a la tête fracassée ,
« et tombe sans mouvement et sans vie. Jupiter tonne et
«< lance sa foudre sur le vaisseau ; le vaisseau , frappé , tourne
«< et retourne sur lui-même. Il se remplit d'une odeur de
« soufre ; les nautonniers tombent , et , semblables à des
« corbeaux , flottent sur les ondes. Le ciel a décidé leur
" sort , il n'est plus pour eux de retour ni de patrie.
« Cependant je courois de la poupe à la proue , lorsque
«< les vagues entr'ouvrirent les flancs du vaisseau et en
" rompirent l'assemblage. La quille nage sur les flots , les
« liens qui l'attachent au mât sont brisés. Une courroie
« restoit encore ; je la saisis , je m'en sers pour relier le mât
« à la quille , et , assis sur les débris , je m'abandonne aux
« vents et aux vagues.
« La tempête s'apaise ; un vent du midi se lève et m'ap
« porte de nouvelles douleurs. Il faudra revoir encore cette
« horrible Charybde. Toute la nuit j'erre sur les eaux. Aux
« premiers rayons du jour, je me retrouve entre Charybde
« et Scylla. Charybde aspire l'onde amère , qui va se préci
་ piter dans son gouffre . Moi , je m'élance sur le figuier qui
« la domine , je m'attache à son tronc , j'y reste suspendu
« sans point d'appui sous mes pieds , sans pouvoirni monter
« ni descendre les racines étoient très loin , les branches
« très écartées .
* ་ J'attends , dans cette situation , que Charybde revo
« misse la quille et le mât du vaisseau dont elle s'est emparée.
« Ils reparoissent enfin à l'heure où le magistrat, fatigué de
K juger les querelles d'une jeunesse turbulente , quitte son
« tribunal et rentre dans ses foyers pour prendre son repas.
CHANT XH. 565
" Ils reparoissent ; je me laisse tomber dessus , j'y tombe
«< avec fracas , et , assis sur ces débris , mes mains me
« servent de rames . Jupiter , du moins , ne permit pas que
་ je revisse encore cette épouvantable Scylla . J'aurois péri
<< dans son antre. Pendant neuf jours j'errai au gré des flots.
་་ A la dixième nuit , les Dieux me conduisirent à l'île d'O
«
«< gygie , le séjour de Calypso ; elle m'accueillit , elle me
་་ prodigua tous ses soins. Mais pourquoi vous redire encore
«
< ce que je racontai hier au roi et à la reine ? Je déteste ces
« ennuyeuses répétitions. »

CHANT TREIZIÈME .

ULYSSE se tait. Un profond silence règne sous les


voûtes sombres du palais , mais une impression de plaisir
est dans tous les cœurs . « Ulysse , dit enfin Alcinoüs ,
"( puisque tu es une fois entré dans mes foyers , tu n'iras
" plus courir de nouvelles aventures , et ajouter encore aux
« malheurs que tu as éprouvés.
« Vous qui avez le droit de vous asseoir à ma table , et
་་ qui participez à nos fêtes , c'est à vous que je m'adresse.
" Les riches vêtements que nous donnons à l'étranger, l'or
« travaillé , tous les dons précieux que les chefs des Phéa
<< ciens lui ont destinés , sont déja réunis. Que chacun de
« nous lui donne encore un grand trépied et un large bas
« sin ; ce seroit trop pour nos fortunes particulières ; mais
« la dépense sera payée par une contribution commune. »
Tous applaudissent , et vont dans leur asile se livrer au
sommeil.
Dès que l'aurore a ramené la lumière , on court au vais
seau , on y porte l'airain , l'or, et tout ce qu'une noble gé
nérosité a promis à Ulysse. Alcinoüs lui-même préside à
tout. Il parcourt le vaisseau ; mais il a soin de passer der
566 L'ODYSSEE .

rière les bancs des rameurs pour ne pas troubler leurs man
œuvres ; d'autres retournent au palais pour y hâter les
apprêts du festin .
Le monarque y arrive à son tour. Il immole un taureau
au Dieu qui règne sur les nuages et commande à la nature
entière. Les cuisses de la victime fument sur son autel ;
des tables sont chargées de viandes . La joie anime tous les
convives , et éclate sur tous les visages. Le chantre divin ,
Démodoce , est au milieu d'eux , et les charme par ses ac
cords.
Ulysse , les yeux souvent fixés sur l'astre qui éclaire le
monde , accuse sa lenteur, et presse de ses desirs le mo
ment où il ira se coucher dans le sein des mers. Tel le
laboureur, qui , tout le jour , a tracé de pénibles sillons , ap
pelle la nuit et le repos qui doivent réparer ses forces ; ses
genoux fléchissent sous lui ; il salue avec transport les der
ners rayons de l'astre qui a éclairé ses travaux .
Tel Ulysse hâtoit de ses vœux le coucher du soleil. En
fin , s'adressant aux chefs des Phéaciens , et surtout à leur
roi : « Alcinoüs , dit-il , et vous généreux Phéaciens , offrez
les dernières libations aux Dieux , et que je me sépare de
« vous sous d'heureux auspices ; mes vœux sont accomplis ,
« recevez mes adieux ; vous m'avez comblé de bienfaits ;
"( puissent les Dieux m'en assurer l'usage ! Qu'une épouse
" chérie , que des amis fidèles me reçoivent dans leurs bras.
་་ Et vous que je quitte à regret , puissiez -vous faire la joie
" de vos tendres épouses et le bonheur de vos enfants ; que
#1 les Dieux vous couronnent de vertus , qu'aucun malheur
"( n'afflige votre patrie ! » Il dit ; tous applaudissent à ses
vœux ; tous demandent qu'on hâte son départ.
་་ Pontonous , dit le monarque , verse du vin dans nos
« coupes , offrons nos prières au maître des Dieux . Hâtons
« nous de remettre un hôte si cher aux lieux qu'il brûle de
(( revoir. »

Il dit ; Pontonous présente des coupes à tous les convives.


CHANT XIII . 567
Tous, assis, offrent des libations aux habitants de l'Olympe.
Ulysse se lève et remet sa coupe aux mains de la reine :
« Vertueuse Arété , dit-il , je te salue ; puisses-tu , toujours
heureuse , arriver à la vieillesse et au dernier terme que
« les Dieux ont fixé à la vie des humains ? Je pars ; que la
་་ joie habite avec toi ; que ton époux , tes enfants et ton
་་ peuple fassent tes plaisirs et ton bonheur, »

Il part. Un héraut , par les ordres d'Alcinoüs , le conduit


à la mer, et au vaisseau qui doit le porter. Des femmes de
la reine marchent sur ses pas ; l'une est chargée d'un man
teau superbe et d'une riche tunique ; l'autre , du coffre où
sont renfermés les dons de leur souveraine ; une troisième
porte un vin précieux et d'abondantes provisions. Tout est
déposé dans le vaisseau. Sur le tillac est dressé un lit pom
peux , où le héros doit s'endormir d'un profond sommeil .
Il s'embarque et se couche en silence. Les Phéaciens ont
rompu les liens qui attachoient le navire au rivage , et' , pen
chés sur ses bords , ils frappent de leurs rames la mer, qui
écume et blanchit sous leurs coups . Un doux sommeil , un
sommeil semblable à une mort tranquille , descend sur les
yeux d'Ulysse.
Le vaisseau vole sur la plaine liquide . Tel un char traîné
par quatre coursiers que presse l'aiguillon , s'élance en bon
dissant dans la plaine , et semble dévorer l'espace . Tel vole ,
s'élève et s'abaisse sur les flots le vaisseau qui porte un hé
ros que sa prudence égale aux Dieux. Après tant de tra
vaux , tant de combats sur terre , tant de dangers sur mer,
il dort immobile , et oublie tous les maux qu'il a soufferts.
L'aurore annonce le retour de la lumière , et le vaisseau
touche à l'île desirée. Aux rives d'Ithaque est le port de
Phorcys , un des dieux inférieurs de la mer. Deux longs
bras , formés par des rochers escarpés , le défendent de la
fureur des vents et des tempêtes . Dans son sein les vais
seaux n'ont besoin ni d'ancres , ni de liens qui les attachent
à la terre.
568 L'ODYSSEE .

A la tête du port , un olivier étend ses rameaux ; auprès ,


est un antre sombre et délicieux , consacré aux Naïades .
Là , sont des cratères et des amphores de marbre , où
l'abeille vient déposer ses trésors ; les Nymphes y travail
lent des tissus de pourpre d'une beauté ravissante. Des eaux
limpides y coulent toujours ; deux portes y sont , l'une au
nord , par laquelle peuvent entrer les mortels , l'autre au
midi , mais plus sainte , et qui ne s'ouvre que pour les
Dieux .
Le vaisseau pénètre dans cet antre connu des Phéaciens ,
et , sous les mains savantes qui le dirigent , il s'élance de la
moitié de sa longueur sur la terre . Les nautonniers descen
dent et emportent dans leurs bras Ulysse toujours dormant ,
avec les tissus et les étoffes dont il est couvert , et le dépo
sent sur le rivage. Ils déchargent toutes les richesses dont
les Phéaciens l'ont comblé à son départ , et les réunissent
au pied de l'olivier, hors de la vue , de peur que des pas
sants ne les aperçoivent avant le réveil du héros , et n'y
portent des mains avides.
Ils partent. Mais Neptune n'a point oublié les menaces
qu'il fit à Ulysse. Avant que de les exécuter, il va consulter
le Maître des Dieux : « Je serai désormais , lui dit-il , la
« fable de l'Olympe. Des mortels me méprisent ; les Phéa
« ciens , qui sont nés dans mon empire , osent braver ma
" puissance. J'avois dit qu'Ulysse ne rentreroit dans sa pa

«
< trie qu'après de longues disgraces ; je ne lui avois point
interdit le retour en Ithaque , tu le lui avois promis , tu
« l'en avois assuré par un mouvement de tes sourcils ; mais
"C des Phéaciens ont osé l'y reconduire ; ils l'ont déposé sur
sa terre chérie ; ils l'ont comblé de présents ; de l'or, de
< Pairain , des étoffes précieuses , plus de richesses enfin
u qu'il n'en eût rapporté de Troie , quand il seroit revenu
tt dans ses foyers sans accident , et chargé de tout le butin
แ que lui assuroient les lois de la guerre .
- ་་ Dieu des mers , lui répond le Maitre du tonnerre ,
CHANT XIII. 569
" que dis-tn ? Non , tu ne seras point la fable de l'Olympe ,
« Le plus âgé , le plus puissant des Immortels après moi ,
" comment les Dieux pourroient-ils t'outrager par leurs
" mépris ? Mais s'il est un mortel qui , dans son orgueil
« in
sensé , ose insulter à ta puissance , la vengeance est dans
« tes mains ; fais , contente tes desirs.
« Je l'eusse fait , 6 Maître de l'Olympe ! lui répond
( Neptune , mais
j'étudie tes regards , je cherche à pénétrer
« tes volontés , et je me fais une loi de m'y soumettre.
<< Aujourd'hui , puisque tu le permets , je vais détruire , à
« son retour , cet audacieux vaisseau , pour imposer aux
་་ Phéaciens , et les forcer de ne plus prêter leur ministère
« aux humains qui veulent traverser mon empire. Je place
« rai devant leur ville une montagne qui la couvrira tout
" entière.
« Cher Neptune , lui dit Jupiter , si tu en crois mon
" avis , quand tous les Phéaciens accourront pour voir ce

« vaisseau rentrant dans le port , place près de la terre une


(( montagne qui lui ressemble , et que les mortels étonnés
« reconnoissent dans cette montagne le vaisseau qui a mérité
" ton courroux. »
A ces mots , Neptune part , et soudain il est dans l'île de
Schérié. Le vaisseau avançoit à pleines voiles ; le Dieu
s'en approche , le transforme en rocher, l'enfonce de son
bras puissant au sein de la mer , et l'y attache par de pro
fondes racines. Les Phéaciens , étonnés , s'écrient : « Quel
་་ pouvoir enchaîne ce vaisseau sur les eaux , lorsqu'il alloit
" entrer dans le port , et se montroit déja tout entier ? »
Ils ignorent les secrets des Dieux . Alcinous les éclaire :
« Je vois , dit-il , se vérifier une vieille prédiction de mon
10 père. Il me disoit que Neptune , irrité contre nous , bri
** seroit un jour un de nos vaisseaux rentrant dans le port ,
"« et couvriroit notre ville d'une montagne. L'oracle est ac
་ compli. Mais écoutez mes conseils ; cessons désormais de
«< conduire les humains sur les flots ; immolons à Neptune
570 L'ODYSSÉE .
(« douze taureaux choisis , implorons Jupiter, demandons
lui que cette montagne n'ombrage plus notre ville. » II
dit ; les Phéaciens sont frappés d'une sainte terreur. Douze
taureaux sont amenés ; tous les chefs , debout autour de
l'autel de Neptune , lui adressent leurs prières.
Cependant Ulysse se réveille. Absent depuis si long-temps ,
il n'a point reconnu cette terre sur laquelle il repose. Une
divinité , Pallas , la fille de Jupiter, l'avoit couvert d'un nuage
épais , pour le dérober à tous les regards ; elle veut qu'il
reste inconnu à sa femme , à ses citoyens , à ses amis , jus
qu'à ce qu'il ait puni les insolents qui l'ont outragé.
Il ne reconnoit plus ces lieux où il a régné ; tout a changé
de face , et les routes , et les ports , et les rochers , et les
arbres , et les bois. Il monte sur une hauteur, et de là il con
temple cette terre qu'il a tant chérie . Il gémit ; de ses deux
mains il frappe ses cuisses , et dans sa douleur il s'écrie :
« Ciel ! dans quel pays suis-je abordé? quels mortels habitent
« en ces lieux ? Seroient-ce des hommes féroces , des sau
" vages sans justice et sans lois ? Seroit-ce un peuple hospi
" talier, un peuple ami des Dieux ? Où déposerai-je mes tré
« sors ? où vais-je errer moi-même ?
« Ah ! que ne demeurai-je chez les Phéaciens ! ou plutôt ,
་་ que n'ai-je cherché un asile chez quelque autre roi , qui
<< m'auroit accueilli , qui m'auroit rendu à ma patrie ! Je ne
" sais où les placer.... , je ne puis les laisser ici exposés à
« être la proie de quelques brigands .... ; ils n'étoient done
(( ni justes , ni éclairés , ces Phéaciens qui m'ont jeté sur

« une autre terre ; ils m'avoient promis de me remettre en


"< Ithaque ; ils ont manqué à leur promesse.
་་ Oh ! que Jupiter les punisse ! Jupiter , le Dieu des sup
(C pliants , qui venge leurs injures et punit leurs oppresseurs...
" Mais , comptons mes richesses ; voyons s'ils n'en ont pas
་་ remporté une partie sur leur vaisseau . »

Il dit , et compte ses trépieds , ses chaudières , son or, ses


étoffes.... , rien ne lui manque ..... Il pleure l'absence de
CHANT XIII. 571

sa patrie. Il va errant au bord de la mer mugissante , et


déplore sa destinée . Soudain Minerve se présente à sa vue
sous les traits d'un jeune pasteur ; teint fleuri , air tendre
et délicat , tel que sont les enfants des rois . Un manteau à
double contour flotte sur ses épaules , une chaussure légère
presse ses pieds délicats ; dans sa main est un javelot. Ulysse
sent à sa vue un mouvement de joie ; il l'aborde : « Salut ,
« lui dit-il , ô toi que je rencontre le premier sur cette rive
"
inconnue ; et puissé-je n'avoir pas rencontré un ennemi !
Sauve-moi , sauve ce qui m'appartient ; je me jette à tes
" genoux , je t'implore comme un Dieu.
" Dis-moi quelle est cette contrée , quels en sont les ha
« bitants . Est-ce une île? est-ce un rivage de la mer appar
« tenant à un continent fertile ?
- (( Tu es bien neuf dans ce monde , ou tu viens de bien
་་ loin , lui répond la Déesse ; tu me demandes quelle est

« cette contrée. Elle n'est pourtant pas sans célébrité ; elle


« est connue des peuples de l'aurore et du couchant ; elle
" est apre , et n'a point de plaine où puissent courir des che
« vaux et des chars ; mais elle n'est point stérile , et pré
« sente une assez large surface.
<< Elle a du blé , du vin en abondance ; toujours des pluies
" fécondes , des rosées bienfaisantes ; elle nourrit des chè
" vres , elle nourrit des bœufs ; elle a des bois , des sources
"
toujours coulantes ; aussi le nom d'Ithaque est allé jus
" qu'à cette fameuse Troie qu'on dit être si loin de la Grèce . »
Elle dit ; au nom de sa patrie , le cœur d'Ulysse tressaille
de joie ; mais toujours fidèle à son caractère , il ne dira point
ce qu'il est ; il s'enveloppera de finesses et de ruses. « Jus
<< qu'en Crète , dit-il , dans cette ile lointaine , j'ai entendu
" parler d'Ithaque. J'arrive ici avec une partie de ma for
" tune ; j'en ai laissé autant à mes enfants. Je m'exile de
" Crète , où j'ai tué un fils d'Idoménée , le jeune Orsiloque ,
qui , à la course , triomphoit de tous ses rivaux .
« Je l'ai tué, parcequ'il avoit voulu me priver du butin que
572 L'ODYSSEE .
་་ j'avois gagné au siége de Troie , du prix des combats que
་་ j'avois rendus sur terre , et des dangers que j'avois courus
« sur mer ; et cela , parceque j'avois refusé de servir sous
« son père , et que j'avois mieux aimé commander aux com
" pagnons qui s'étoient attachés à ma fortune.
" Avec un seul confident , je l'attendis revenant des
«" champs , à la descente d'une montagne , et je le perçai
«་་ d'un javelot. C'étoit par une nuit obscure ; personne ne
« nous vit , personne ne nous soupçonna .
་་ Des Phéniciens étoient dans le port , prêts à mettre à
«
« la voile ; je les conjurai de me recevoir, et je leur donnai
« une partie de ma fortune. Je leur demandai de me con
« duire à Pylos ou en Élide , où commandent les Épéens.
« Mais des vents impétueux les ont , malgré eux , écartés
« de ces parages . Ils n'ont point voulu me tromper. Après
« avoir erré long-temps , ils ont abordé en ces lieux ; nous
<< avons , avec bien de la peine , pénétré dans ce port ; épui
« sés de fatigue et mourant de faim , nous nous sommes
" jetés au hasard sur ce rivage. J'étois accablé de lassitude ,
«
< le sommeil m'a surpris. Les Phéniciens ont débarqué ce
་་ qui m'appartenoit , et l'ont déposé sur le sable où j'étois
་་ couché ; sans doute ils sont repartis pour la Phénicie
:
"( moi , je suis
resté ici en proie à la douleur. »
Il dit ; la Déesse sourit ; et , prenant la figure et les vête
ments d'une femme grande, belle et semblable à celles qu'elle
même a pris soin d'instruire et de former, elle le caresse de
la main : « Toujours fin , toujours rusé ! dit-elle ; un Dieu
" même ne pourroit t'en revendre. Quoi ! même dans ton
«
" pays , tu ne démentiras point ton caractère , tu ne renon
« ceras point à l'astuce , aux discours tortueux , et aux habi
« tudes de tes premiers ans. Laissons entre nous ces détours
་་ qui nous sont connus ; toi , le plus rusé des mortels ; moi
" la plus habile des Déesses et des Dieux... Tu n'as pas re

« connu Minerve , la fille de Jupiter ; Minerve qui , toujours


présente à tous tes travaux , te soutient et te protége ; qui
CHANT XIII. 573
ens ! Je viens encore ici
་་ t'a rendu cher à tous les Phéaci
་་ t'éclairer ; je viens cacher les trésors qu'en partant les
་་ Phéaciens te donnèrent par mon conseil et mon inspira
«
« tion. Je viens te révéler toutes les peines qui t'attendent
<< encore dans ton palais . Subis le joug de la nécessité. Ne
« dis ni à homme , ni à femme , que tu es revenu de tes
< courses lointaines ; n'attends des hommes que violence
«
« et injustice , et souffre en silence.
-« O Déesse ! lui répond Ulysse , le mortel le plus habile
་་ n'auroit pu te reconnoître . Tu revêts toutes les formes. Je
" sais tout ce que tu as fait pour moi dans nos combats ,
« sous les murs de Troie. Mais , depuis que nous avons ren
«་ versé cet empire , depuis que nous avons quitté ses riva
<< ges , et qu'une divinité nous a dispersés sur les mers , je
« ne t'ai po'nt revue , je n'ai point senti ta présence . Je ne

་་ t'ai point vue montant sur mon vaisseau pour repousser


« loin de moi les chagrins et les peines.
« En proie aux soucis , le cœur déchiré , j'ai erré au ha
" sard jusqu'au moment où les Dieux ont rompu la chaîne
« de mes malheurs ; jusqu'au moment où , dans le pays des
ciens , tu m'as rassuré par tes paroles , et conduit
་་ Phéa
« dans leur ville , au palais de leur roi.
« Je me jette à tes genoux , je t'implore au nom du Dieu
quit'a donné le jour. Non , je ne suis point dans mon Itha
"
<< que ; je suis perdu dans quelque autre contrée ; tu te joues
<< de mon ignorance , tu flattes mes rêveries . Dis-moi si je
« suis en effet arrivé dans ma douce patrie .
- « Quoi ! toujours cette imagination te poursuit .... Mais
je ne puis t'abandonner dans ton malheur . Tu es si habile
་་
à parler , si ingénieux , si prudent ! Tout autre , après
« de longues erreurs , seroit impatient de revoir son épouse ,
« ses enfants ! Toi ! tu ne veux rien apprendre , tu ne cher
« ches point de vagues informations . Tu veux éprouver ta
Pénélope . Pénélope est toujours dans ton palais . Ses nuits
(c
<< se consument dans la douleur et ses jours dans les larmes .
574 L'ODYSSÉE .
«
་་ J'avoi s toujou rs cru , je savois qu'un jour tu rentrerois
к dans ton palais après avoir perdu tous tes compagnons ;
"( mais je n'ai point voulu lutter contre le frère de Jupiter,
« que tu avois irrité contre toi. Pour te convaincre , je vais
<< te montrer ton Ithaque. Voilà le port de Phorcys , un des
K Dieux de la mer. A la tête du port , voilà cet olivier qui
«་་ l'ombrage de ses rameaux ; auprès , est cet antre profond ,
་་ obscur , consacré aux Naïades . Ici , cette grotte sombre
" où tu leur offris tant d'hécatombes ; là , le mont Nérite et
« ses forêts . »
A ces mots , l'obscurité se dissipe , et la terre apparoît
sous sa forme véritable. Ulysse est enchanté à la vue de
cette terre chérie ; illa baise , et , les mains au ciel , il invo
que les Naïades.
<< O Naïades ! ô filles de Jupiter ! je n'espérois plus vous
་ revoir. Recevez les vœux que je vous adresse ; je vous
་་ apporterai des offrandes comme autrefois , si la Déesse
" qui me protége me conserve la vie et les jours de mon fils.
- (( Rassure-toi , lui dit la Déesse , et bannis de vaines in
" quiétudes. Pour sauver tes trésors , allons les cacher au
« fond de cet antrc , et songeons à assurer l'avenir. »
Elle dit , et entre dans la grotte obscure ; elle en fouille
tous les recoins. Ulysse lui apporte l'or, l'airain , les étoffes
précieuses que lui donnèrent les Phéaciens ; elle-même prend
soin de les ranger , et d'une pierre énorme elle en ferme
l'accès.
Puis , tous deux assis au pied de l'olivier , ils délibèrent
par quels moyens ils puniront les insolents rivaux qui assié
gent Pénélope. « Songe , Ulysse , songe , dit la Déesse ,
" comment tu appesantiras ton bras sur cette tourbe inju
ぼく rieuse , qui , depuis trois ans , règne dans ton palais , im
portune ta femme de ses vœux , et tente de la séduire par
« des présents . Elle , toujours dans les larmes , leur donne
« à tous des espérances , des promesses à tous , et les amuse
par des messages ; mais son cœur est loin de leur pensée.
CHANT XIII. 575

-« Ciel ! s'écrie Ulysse , j'allois dans mon palais subir le


<< sort d'Agamemnon , si tu ne m'avois pas révélé ces hor
« ribles secrets . Mais daigne m'inspirer le moyen de les pu
་་ nir ; daigne me soutenir par ta présence ; arme-moi d'une
་་ nouvelle audace. Rends-moi ce que j'étois quand , avec
་་ toi , je renversois Troie et ses remparts . Avec toi , ô
" Déesse ! fort de ton appui , seul j'affronterois trois cents
་ guerriers.
- (( Oui , je serai à tes côtés ; je ne te perdrai point de

« vue dans cette terrible épreuve. Plus d'un de ces insolents


(( qui t'outragent mordra la poussière , et de son sang abreu

« vera ton palais . Allons , je vais te rendre méconnoissa


་་ ble à tous les yeux . Je dessécherai cette peau souple et

« vermeille qui couvre tes membres flexibles ; je ferai dis


1( paroître cette blonde chevelure ; je te couvrirai de hail

« lons à faire horreur à quiconque osera te regarder. Je


" creuserai ces yeux si brillants . Tu seras méconnoissable
(( pour les prétendants , pour ta femme , pour ce fils que tu
་་ laissas au berceau. Rends-toi d'abord auprès de ce pasteur
་་ qui fut élevé par ta mère ; il t'a conservé l'attachement le
(( plus fidèle ; il aime ton fils , il chérit ta Pénélope. Tu le
« trouveras aux lieux où tu l'as laissé. Les troupeaux qu'il
<< te garde paissent au pied du Corax , aux bords de l'Aré
་ thuse , et boivent cette eau noire et limoneuse qui nourrit

«< leur embonpoint. Reste là , et , pendant ton séjour , ob


« serve , interroge , examine. Moi' , je vais à Sparte rappeler
« ton fils qui est allé auprès de Ménélas l'interroger sur ta
t destinée .
- (( O Déesse ! ô toi qui sais tout , dit Ulysse , pourquoi ne
་་ lui as-tu pas révélé ces secrets ? Voulois-tu , qu'errant sur
<< une mer orageuse , il fût en proie à la douleur et aux en
(( nuis ?
- « Net'inquiète point de son sort. C'est moi qui l'ai con
« duit. Je voulus qu'il se fit un grand nom . Dans ce voyage ,
576 L'ODYSSÉE .
" il n'éprouve aucune peine. Il repose tranquille dans le
« palais d'Atride , et comblé de tous les biens.
<< Cependant ces jeunes insolents l'attendent à son retour,
« et veulent le faire périr avant qu'il rentre dans sa patrie.
Mais je n'en redoute rien . Avant qu'il périsse , la terre en
" gloutira plus d'un de ces coupables amants qui dévorent 1
« ta fortune. »
Elle dit , et frappe le héros d'une baguette. Sa peau se
dessèche sur ses membres flexibles ; sa blonde chevelure
disparoît ; les rides de la vieillesse s'étendent sur tout son
corps ; ses yeux si brillants se creusent ; de mauvais hail
lons le couvrent , une tunique sale , hideuse , enfumée , et
par-dessus la dépouille tout usée d'un cerf; un bâton est
dans sa main, sur son dos une besace percée qu'attache un
lien de cuir qui pend en lambeaux. La Déesse et le héros
se séparent. Minerve vole à Lacédémone , et en ramènera
le fils d'Ulysse .

CHANT QUATORZIÈME .

ULYSSE s'éloigne du port , et par un âpre sentier, à tra


vers des bois , à travers des rochers , il arrive aux lieux où
la Déesse lui a indiqué la demeure du plus zélé , du plus
fidèle de ses serviteurs .
Il le trouve assis à la porte de son asile. Sur une hauteur
s'élevoit , isolée , une grande et belle maison rustique , que ,
depuis le départ de son maître , sans le secours de la reine ,
sans le secours du vieux Laërte , il avoit fait construire en
pierres pour les animaux confiés à ses soins. Autour, il avoit
planté une haie d'épine , que défendoient des pieux de chêne
étroitement serrés.
Sur une vaste cour se prolongeoient douze étables conti
guës l'une à l'autre . Dans chaque étable cinquante truies
CHANT XIV. 577
étoient renfermées . En plein air, dormoient des mâles bien
moins nombreux , et qui diminuoient tous les jours. Tous les
jours, il falloit sacrifier le plus beau , le plus gras , à l'appé
tit de ces impitoyables prétendants . Il en restoit encore trois
cent soixante.
Dans l'enceinte veilloient quatre chiens monstrueux , que
le pasteur avoit pris soin de nourrir et de dresser. Il étoit en
ce moment occupé à se faire , d'un cuir teint en pourpre ,
une chaussure que lui-même avoit coupée. Sous lui étoient
quatre gardiens ; trois suivoient les animaux paissants dans
les bois ; un quatrième alloit , par son ordre , offrir en gé
missant le tribut accoutumé.
Les chiens ont aperçu Ulysse ils courent sur lui en
aboyant. Lui , avec sa présence d'esprit accoutumée , s'as
sied par terre , et laisse tomber son bâton. Il alloit peut-être ,
sur son propre domaine , éprouver le traitement le plus
cruel ; mais , au premier bruit , le vigilant Eumée s'élance ,
le cuir tombe de sa main . A force de cris , à coups de pierres,
il disperse les chiens ; et s'adressant à son maître : « Pauvre
« vieillard ! lui dit-il , nos chiens alloient te dévorer. J'en
" eusse été couvert de honte. Les Dieux m'ont bien assez
« donné d'autres chagrins et d'autres peines. Je suis ici à
" pleurer un maître , le meilleur des maîtres , et réduit à
" engraisser pour des étrangers les animaux qui devoient
« le nourrir ; et lui , peut-être sans asile , sans secours , il
« erre de contrée en contrée , si pourtant il vit encore et
"« jouit de la lumière du jour.
" Mais entrons ; viens , bon vieillard , viens t'asseoir à
« ma table et réparer tes forces . Tu me diras après d'où tu
« es; tu me conteras tes chagrins et tes peines. » Il dit , et
entre le premier . Il fait asseoir Ulysse sur un tas de ramée ,
que recouvre une peau de chèvre sauvage .
Le héros , enchanté de son accueil : « Que Jupiter, lui
(( dit- il , et les autres Immortels comblent tes souhaits et ré
" compensent ta généreuse hospitalité ! -Et fusses-tu moins
37
578 L'ODYSSÉE .

«< encore , lui répondit Eumée , le ciel me défend de repous


« ser l'étranger qui se présente à ma porte. Les étrangers ,
«< les indigents , nous sont tous adressés par Jupiter. Je ne
« puis donner que bien peu , mais je le donne de bon cœur.
«་་ Tu sais ce que c'est qu'un pauvre serviteur , toujours trem
<< blant sous de nouveaux maîtres.... Hélas ! les Dieux re
« tiennent loin de moi le maître qui m'aimoit , qui m'eût
40 donné ce que l'homme généreux donne à l'esclave qui
*( l'a servi avec zèle , et dont le ciel a béni les travaux , un
« établissement , une douce aisance , une compagne ai
" mable.
"( Oui , le ciel a béni mes travaux ! et mon bon maître les
« eût noblement récompensés , s'il eût vieilli dans ce pays.
" Ah! que n'avoit-elle péri , toute la race de cette Hélène
" qui a coûté la vie à tant de guerriers ! Mon maître aussi
" étoit allé à cet Ilion , pour venger les Atrides et combat
tre les Troyens. >>
A ces mots , il relève sa tunique et court aux étables. Il
en rapporte deux jeunes bêtes bien maigres , bien efflan
quées , les égorge toutes deux , les grille , les coupe en qua
tiers , met à la broche les meilleurs morceaux , et , rôtis , il
les sert tout chauds devant Ulysse , avec la broche à laquelle
ils sont attachés , les saupoudre de farine , et , dans un vase
rustique , verse un vin doux comme le miel.
Puis , assis en face de son hôte : « Mange , mon ami ;
«< mange , lui dit-il , ce qu'un pauvre pasteur peut t'offrir , le
(( rebut du troupeau. Ce que nous avons de meilleur , il faut
« le donner à des étrangers qui tourmentent notre bonne
« reine de leur poursuite importune. Hommes sans entrail
« les , sans pitié , ils ne songent pas à la vengeance des
« Dieux : mais les Dieux punissent le coupable ; ils vengent
« les droits de la justice , et protégent la vertu.
« Les infames brigands qui courent les mers pour aller
« ravager une terre étrangère , quand Jupiter leur a aban
"« donné leur proie , ils en chargent leurs vaisseaux , et- re
CHANT XIV. 579
<< tournent dans leurs repaires . La terreur les poursuit , et
" la vengeance divine est toujours présente à leur pensée.
" Mais nos tyrans.... Sans doute quelque oracle leur a
« révélé la destinée de mon malheureux maître . Il faut qu'ils
" soient bien sûrs de sa mort , puisqu'ils ne veulent mettre
« aucune décence dans les vœux qu'ils adressent à notre
་་ reine , ni se livrer aux soins de leurs affaires domesti
« ques ; et que , tranquilles et sans inquiétude , ils dévorent
" l'héritage de nos maîtres , et ne ménagent rien. Chaque
" nuit , chaque jour que fait Jupiter, ce sont des festins con
« tinuels , c'est une véritable boucherie ; les troupeaux pé
་་ rissent , les celliers sont vidés.
་་ Quelle fortune que celle de mon maître ! Ni sur le con

« tinent , ni en Ithaque , il n'est point de maison aussi opu


« lente. Vingt familles ne réuniroient pas autant de richesses .
« Je vais t'en faire le détail.
« En terre ferme , chez des amis , où sous ses propres
41 pasteurs , douze grands troupeaux de bœufs , douze grands
" troupeaux de moutons , de porcs et de chèvres tout au
" tant.
" Ici , dans les parties les plus reculées de notre île , pais
« sent onze immenses troupeaux de chèvres ; d'honnêtes
་་ bergers en prennent soin , et chaque jour chacun d'eux
« fait conduire à la ville ce qu'il a de meilleur , moi , je di
" rige cet établissement , et tous les jours aussi je suis obligé
" d'envoyer ce que j'ai de plus gras et de plus beau. >>
Cependant Ulysse mangeoit sans mot dire , tout en mé
ditant la perte des insolents qui outrageoient son épouse et
son fils..
Son repas est fini : Eumée lui présente sa coupe pleine de
vin ; il la reçoit avec un vif sentiment de joie qui brille sur
son front : « Eh ! mon ami , quel est , lui dit-il, cet homme si
(( riche , si puissant , auquel tu appartiens ? Tu m'as dit
" qu'il a péri en vengeant les injures des Atrides . Peut-être
" je l'aurai connu . Jupiter et les autres Dieux savent si je
37 .
580 L'ODYSSEE .

« ne pourrois pas en donner des nouvelles. J'ai parcouru


<< tant de pays !
- " Non , mon ami , lui dit Eumée , tu viendrois de plus
«< loin encore , ni sa femme , ni son fils ne croiront tes nou
་་ velles ; tout est plein d'aventuriers qui , pour obtenir les
« secours qu'ils mendient , débitent des mensonges , et ne
« disent pas un mot de vérité.
« Il en vient à Ithaque ; et d'abord ils se font annoncer
«< chez la reine , et promettent merveilles. Elle les reçoit ,
« les accueille , les interroge , et puis ce sont des sanglots et
« des pleurs , et tout ce que fait dire et faire la perte d'un
" époux tendrement aimé.
«< Et toi, mon bon vieillard , tu nous arrangerois bien aussi
«< ta fable , si on vouloit te donner ou tunique ou manteau ,
« et te mettre en bon équipage ; mais mon pauvre maître...
«< il n'est plus ; il a été la proie des chiens ou des vautours ,
« ou les poissons l'ont dévoré dans la mer ; ou , sur quelque
« coin du continent , ses ossements sont enterrés dans un
« monceau de sable . Il n'est plus , et n'a laissé que les re
་་ grets et les larmes à ses amis , et surtout à moi.

« En quelque lieu que j'aille , je ne trouverai jamais un


« si bon maître ; non , quand je retournerois au sein de ma
« patrie , dans les bras de mes parents qui m'élevèrent avec
« des soins si tendres , je n'y retrouverois point les senti
«< ments qu'il avoit pour moi. Je les regrette , je les pleure ; je
" voudrois être auprès d'eux ; mais mon maître , je le regrette
« encore plus , je desire encore plus de le revoir . C'étoit un
к intérêt , c'étoient des soins si touchants ! Aussi , tout ab
« sent qu'il est , mon cœur se refuse à l'appeler par son nom ;
« c'est mon frère , le plus tendre des frères , queje le nomme.
―――― "
Quoi ! toujours incrédule ! lui répond Ulysse . Tu ne
« veux pas qu'il revienne ; ce ne sont point de vaines pa
« roles que je te donne , c'est avec serment que je t'affirme
་་ qu'Ulysse reviendra ; et , pour prix de ma bonne nouvelle ,
" quand il sera rendu à sa patrie , tu me donneras une tu
"
CHANT XIV. 581
" nique , un manteau , des vêtements décents
. Jusque là ,
"
quels que soient mes besoins , je ne veux rien recevoir. Je
" déteste , à l'égal des Enfers , celui qui , cédant à sa misère ,
« s'abaisse à mentir et à tromper.
« Je prends à témoin Jupiter et cette table hospitalière ,
« et ce foyer d'Ulysse qui m'a reçu ; ce que je t'annonce
་་ s'accomplira. Ulysse sera ici dans cette année , entre le
«< mois qui finit et le mois qui va commencer. Il sera ici , et
་་ punira ceux qui osent outrager sa femme et son fils.

- « Vieillard , mon ami , lui répond Eumée , je ne te paierai


<< point ta bonne nouvelle. Il ne reviendra point . Bois tran
" quillement , et passons à d'autres entretiens. Mon cœur
" est déchiré quand on me parle de mon malheureux mai
་་ tre ; laisse là tes serments ; qu'il revienne comme je le de
«< sire, comme le desire et Pénélope , et Télémaque son fils ,
« et le bon Laërte.
<< Aujourd'hui , c'est son fils , c'est son Télémaque
que
" je pleure. Jeune plante que les Dieux s'étoient plu à for

«< mer ; j'espérois qu'il ressembleroit à son père , qu'il seroit,


«< comme lui , par sa sagesse , par sa beauté , l'objet de l'ad
« miration publique . Mais ou un homme ou un mauvais gé
« nie a égaré sa raison. Il est allé à Pylos pour y demander
« des nouvelles de son père , et les cruels prétendants l'at
« tendent à son retour pour anéantir en lui le dernier reje
« ton de la race d'Arcésius. Mais n'en parlons plus. Qu'il
་ périsse , ou plutôt qu'il échappe à leurs piéges , et que
" Jupiter étende sur lui son bras ! Allons , mon ami , conte

<< moi tes peines ; dis-moi qui tu es , d'où tu viens , quel est
« ton pays , quels étoient tes parents ; quel vaisseau , quels
" nautonniers t'ont amené sur nos rives. On ne peut venir

« en Ithaque que par la mer.


« Je suis prêt à satisfaire ta curiosité , lui répond Ulysse.
« Mais nous serions ici libres de tous soins , ta table bien
" servie , du vin en abondance , tes gens à leurs travaux ;

« une année entière ne me suffiroit pas pour te raconter


582 L'ODYSSÉE .
" tout ce que la volonté des Dieux m'a fait éprouver de peines
« et de travaux .
(( Je suis né dans l'île de Crète , fils d'un père opulent ;
" mais d'autres fils , et en grand nombre , étoient dans la
« maison , nés d'un mariage avoué par les lois. Moi , j'étois
« le fruit d'une union passagère.
« Mais Castor, mon père , me traitoit comme ses autres
" enfants. Riche , considéré , entouré de fils qui faisoient sa
" gloire , les Crétois le respectoient comme un Dieu.
« Les Parques tranchèrent le fil de ses jours , et il descen
« dit chez les morts. Ses autres enfants partagèrent sa for
<< tune. Ils me donnèrent à moi une maison et un mince héri
་་ tage. Un mérite connu me conduisit à une riche alliance ;
« ardent à la guerre , intrépide dans les combats , j'obtins
་་ la considération publique. Je ne suis plus que l'ombre de
་་ moi-même ; mais à cette ombre encore , on ne peut recon
" noître ce que je fus autrefois. Je suis réduit au dernier de
" gré de la misère et de la foiblesse ; mais Mars et Pallas
" m'avoient donné l'audace et l'intrépidité.
་་ Quand , pour surprendre un ennemi , je dressois une
་་" embuscade , et que je marchois avec l'élite de mes guer

« riers , jamais la mort ne se présentoit à ma pensée ; je


m'élançois le premier au combat , j'égorgeois tout ce qui
་་ qui ne pouvoit pas m'échapper par la
fuite. Tel j'étois à
« la guerre. Je n'aimois point les travaux champêtres ; je
« n'avois aucun attrait pour cette économie domestique ,
K qui fait la prospérité des familles et multiplie les citoyens.
་་ La guerre , les vaisseaux , les javelots , les flèches , tout ce
<< qui fait la terreur des autres hommes , c'étoit là ma pas
« sion. Chacun a reçu du ciel ses goûts et ses penchants.
" Avant que de partir pour Troie , j'avois neuf fois com
" mandé des guerriers , neuf fois , sur des vaisseaux , dirigé
« des expéditions lointaines toujours heureux , j'en étois
« revenu chargé de dépouilles. Ma valeur m'en avoit fait con
་་ quérir ; j'en avois obtenu d'autres dans le partage commun .
CHANT XIV . 583
"་་ Ma fortune s'accrut , et je fus compté aux premiers rangs
« des Crétois.
"< Quand Jupiter eut arrêté dans ses décrets cette fatale
" expédition , qui a coûté la vie à tant de guerriers , on vou
«< lut nous entraîner à Troie , Idoménée et moi. Le peuple
« étoit ému , il n'y eut pas moyen de s'y refuser.
"( Là, nous fîmes une guerre de neuf ans. A la dixième
" année , nous renversâmes la ville de Priam. Nous nous
«< rembarquâmes ; les Dieux ennemis dispersèrent les en
" fants de la Grèce. Moi , malheureux , Jupiter m'avoit mar
་་ qué pour de nouvelles infortunes .
« Je ne fus qu'un mois au sein de ma famille. Heureux
« dans les bras de ma femme , au milieu d'enfants qui fai
<< soient ma joie , comblé de richesses , la fantaisie me prit
d'aller en Égypte.
« J'armai neuf vaisseaux , je formai de nombreux équi
« pages. Pendant six jours , ce furent des fêtes continuelles ,
« de nombreux sacrifices , et toujours à mes dépens.
་་ Le septième jour, nous quittons les rivages de Crète.
" Un vent propice enfle nos voiles ; nous voguons sur une
« mer tranquille , sans accidents , sans maladie , sans autre
« secours que la science de nos pilotes et la faveur des vents.
Le cinquième jour , nous voyons l'Egypte , et nous mouil
« lons dans les eaux de son fleuve.
« J'ordonne à mes équipages de rester là et de mettre les
« vaisseaux à sec. Je détache quelques éclaireurs pour aller
« reconnoître le pays. Mais , cédant à leur mauvais génie ,
« emportés par une brutale insolence , ils ravagent la cam
« pagne , ils égorgent les hommes , ils enlèvent les femmes
« et les enfants. L'alarme se répand dans la ville , tout s'é
« meut. Au lever de l'aurore , la plaine est couverte d'in
« fanterie , de cavalerie ; partout le fer brille. Jupiter verse
་་ la terreur au cœur de mes soldats ; aucun ne résiste : ils
" fuient ; un grand nombre périt ; d'autres sont pris et vont
« servir sous des maîtres. Moi , Jupiter m'inspira une idée .
584 L'ODYSSEE .
" Ah ! plutôt que n'ai-je péri en Egypte ! mais de nouveaux
« malheurs m'étoient réservés.
«< Je dépose mon casque ; je jette mon bouclier , j'aban
«< donne ma lance , je vais au roi , je me jette au milieu de
« ses chevaux , j'embrasse ses genoux. Il a pitié de moi , il
<< m'arrache à la fureur de ses soldats , et me fait monter
« sur son char, tout baigné de larmes. Dans cet asile , on
« lançoit encore sur moi des javelots , on vouloit m'arracher
« la vie. Le monarque défendit mes jours : il respectoit le
་་ Dieu qui commande l'hospitalité , et qui punit ceux qui
« en méconnoissent les droits.
" Je demeurai sept ans en Egypte , j'y amassai des tré
« sors ; tout le monde me combloit de biens.
" Enfin , arriva la huitième année. Vint alors un Phéni
་« cien , grand håbleur, grand artisan de ruses , qui , avec
<< des paroles dorées , me persuada de le suivre en Phéni
་་ cie , où il avoit sa famille et sa fortune.
«< J'y demeurai avec lui pendant une année entière. Les
<«< mois , les jours s'écoulent ; enfin l'année expire. Par d'a
"6 droits mensonges , il me détermine encore à m'embarquer
་་ pour la Libye .Nous allions , disoit-il , y faire le commerce ;
" mais c'étoit en effet pour m'y vendre , et tirer de moi une
་་ grosse somme d'argent. J'avois bien quelques soupçons ;
་་ mais force me fut de partir.
«
་་ Le vent étoit favorable ; nous étions à la hauteur de
་་ Crète ; bientôt nous la laissons derrière nous ; nous ne

« voyons plus de terre ; il n'y a plus pour nous que le ciel


« et la mer. Soudain Jupiter assemble des nuages affreux ;
« l'onde s'obscurcit , le ciel tonne , le Dieu lance sa foudre
« sur notre vaisseau ; il tourne sous le coup qui le frappe ;
« il se remplit d'une odeur de soufre ; nos matelots tom
" bent dans la mer et sont emportés par les flots ; il n'y a
«
<< plus pour eux ni retour ni patrie.

« Dans mon désespoir, Jupiter m'offrit un débris du vais


« seau pour m'arracher à la mort. Je le saisis , je m'y atta
CHANT XIV . 585
« chai et m'abandonnai à la fureur des vents. Pendant neuf
"( jours j'errai sur les ondes . A la dixième nuit , une longue

« vague, en roulant , me porta sur les côtes des Thesprotes .


" Phédon , leur roi , me reçut et m'accueillit avec une gé
" néreuse hospitalité.
« Son fils m'avoit trouvé couché sur le rivage , gelé de
« froid , accablé de fatigue ; il m'avoit relevé , m'avoit con
« duit au palais de son père , m'avoit donné une tunique ,
«< un manteau , et tout ce qui m'étoit nécessaire dans ma
" triste situation .

« Ce fut là que j'appris des nouvelles d'Ulysse . Phédon


« m'assura qu'il l'avoit reçu , qu'il lui avoit rendu tous les
« devoirs de l'hospitalité. Il me montra tout ce que ce héros
« avoit rapporté de trésors ; de l'airain , de l'or , de l'argent,
« du fer travaillé . Tout autre en auroit eu pour dix généra
«< tions , tant il y avoit de richesses déposées dans le palais
« du roi.
« Il m'ajoutoit qu'Ulysse étoit allé à Dodone pour con
« sulter le Dieu qui rend ses oracles du haut du chêne sa
"< cré , et pour apprendre de lui si , après sa longue absence,

«< il devoit rentrer avec éclat en Ithaque , ou s'il cacheroit


« son retour.
« Il me jura , en attestant les Dieux auxquels il offroit
« des libations , que le vaisseau qui devoit reconduire Ulysse
« dans sa patrie étoit déja lancé à la mer, que l'équipage

" n'attendoit que le signal du départ.


« Je partis avant lui. Des Thesprotes alloient faire voile
« pour Dulichium. Phédon leur recommanda avec le plus
" vif intérêt de me rendre dans cette île et à la cour du roi
<< Acaste. Les misérables ! ils avoient sur moi de coupables

« desseins ; il falloit que je subisse encore de nouvelles in


« fortunes.
" A peine nous avions perdu la terre de vue , ils me trai
«< tèrent en esclave. Ils m'arrachèrent mon manteau , ma tu
( nique, tous mes vêtements , et me couvrirent de ces tristes
586 L'ODYSSÉE .

« haillons. Aux derniers rayons du jour , nous abordons en


་་ Ithaque ; là ils m'enchaînent dans le vaisseau et courent
་་ prendre leur repas sur le rivage. Les Dieux rompent mes
་་ liens ; je me jette à la mer, je nage , mes mains me ser

« vent de rames , et bientôt je suis loin de mes tyrans.


་་ Je gagne la terre , je me glisse dans un bois épais , et
« me cache sous son ombrage. Eux courent après leur
་་ proie ; mais , las enfin de recherches inutiles , ils retour
་་ nent à leur vaisseau et se rembarquent. Les Dieux avoient
" pris soin de me cacher. Ils ont voulu que je vécusse en
«< core , puisqu'ils m'ont conduit auprès d'un homme sen
«< sible et bienfaisant.
―――――― Pauvre infortuné ! dit Eumée , tes tristes aventures
« ont pénétré mon ame. Mais ce que tu m'as dit d'Ulysse
«་་ n'a point de vraisemblance ; je ne saurois t'en croire. Un
"( homme comme toi débiter des mensonges ! .... et pour

«་་ quoi ?.... Mon maître revenir..... Ah ! je sais trop qu'il a


་་ été l'objet de la colère des Dieux , puisqu'il n'a point ou
( péri sous les murs d'Ilion , ou expiré dans les bras de ses
❝་་ amis.
« La Grèce lui auroit élevé un monument ; il auroit laissé
« une gloire immortelle à son fils ; et le voilà dans quelque
«< coin ignoré de la terre , devenu la proie des Harpies ! Et
(( moi , je languis ici à la garde d'un malheureux troupeau.

«" Je ne vais plus à la ville , à moins qu'un ordre de notre


« reine ne m'y appelle quand quelque bruit vient frapper ses
་་ oreilles.

«
< Tout ce qui est autour d'elle s'agite et se nourrit de
" vaines rumeurs ; les uns pleurent ce maître absent depuis.
si long-temps ; d'autres , dans des orgies indécentes , dé
« vorent impunément sa fortune.
« Je ne veux plus rien entendre , je ne veux plus interro
" ger personne , depuis qu'un Etolien m'a abusé par ses
« contes. Cet homme avoit commis un meurtre , errant de
" contrée en contrée , il arrive un beau jour dans ma soli
CHANT XIV . 587
« tude. Je lui tends les bras. Il me dit qu'il a vu mon maître
« en Crète , à la cour d'Idoménée , réparant ses vaisseaux
"
brisés par la tempête. Il reviendroit , disoit-il , ou dans
" l'été ou dans l'automne , comblé de richesses , et avec les
«
« guerriers qui l'avoient accompagné.

« Mais toi , mon ami , puisque les Dieux t'ont adressé à


་་ moi , ne flatte point ma douleur par des mensonges . Ce

«< n'est pas là ce qui t'assure mon intérêt ; c'est Jupiter


་ hospitalier que je respecte en toi ; c'est ton malheur qui
« excite ma pitié.
— « Il faut , lui dit Ulysse , que tu sois bien opiniâtre
« dans ton incrédulité. Mes serments ne te persuadent pas ;
«< eh bien , faisons un traité , et que les Dieux de l'Olympe
« soient témoins de nos conventions.
" Si ton maître revient , tu me donneras une tunique , un
" manteau , un vêtement complet , et tu me feras conduire
«
« à Dulichium , où mes affaires me pressent de me rendre.
<< S'il ne revient pas , tu lâcheras sur moi tes gens , qui me
" précipiteront du haut de ce rocher, pour apprendre aux

«< autres mendiants à ne point débiter des impostures.


- « Tu me proposes là , dit Eumée , un grand effort de
" vertu ; je me ferois un belle réputation et dans le présent et
<< dans l'avenir . Je t'aurois reçu dans ma demeure ; je t'au
« rois rendu les devoirs de l'hospitalité ; et je t'assassine
" rois ! je t'arracherois la vie ! et j'oserois , teint de ton
" sang , invoquer Jupiter et lui offrir des sacrifices !... Mais
« voilà l'heure du souper , mes camarades vont tout-à
« l'heure être ici occupons-nous de leurs besoins et des
« nôtres. >>
Bientôt arrivent les pâtres et leurs troupeaux . Les étables
s'ouvrent pour les recevoir , et tout retentit de leurs cris.
« Vous m'amènerez , dit Eumée , le plus gras de ces ani
« maux . J'en veux faire un sacrifice pour fêter un hôte qui
« m'arrive d'un pays lointain . Nous aussi nous en pren
drons notre part ; malheureux ! qui vieillissons dans ce
588 L'ODYSSEE .
་་ triste métier, tandis que des étrangers dévorent impuné
« ment le fruit de nos travaux ! »
Il dit , et s'armant d'un coin de fer , il se met à fendre du
bois. On amène la victime , une bête de cinq ans , qui se
traîne avec peine sous la graisse dont elle est chargée. On
la présente au foyer. Le vertueux Eumée , plein d'un sen
timent religieux , coupe du poil sur le front de l'animal , le
jette dans le feu , et , offrant ces prémices aux Immortels ,
il leur demande avec de ferventes prières , le retour de son
maître.
Puis , soulevant de ses deux mains une lourde pièce de
bois , reste de celui qu'il a fendu , il la fait retomber sur la
tête de la victime : elle expire ; on la grille , on la coupe en
morceaux .
Eumée consacre aux Dieux les parties les plus grasses ;
d'autres fument sur des charbons allumés ; d'autres sont at
tachées à la broche et rôties à l'ardeur du foyer embrasé ;
bientôt la table en est chargée.
Avec un air recueilli et un maintien composé , Eumée se
lève pour faire les honneurs du repas. Il fait sept parts. La
première est pour les Nymphes et le fils de Maïa. Le pasteur
les invoque , et les supplie d'agréer son offrande. Il distri
bue les autres parts aux convives , et présente à Ulysse le
morceau le plus délicat.
Le héros , flatté d'une distinction si marquée : « Ah , bon
« Eumée ! dit-il , que Jupiter daigne m'acquitter envers toi ,
« et récompenser les égards que tu montres à un malheu
<< reux ! - Mange , mon ami , lui répond Eumée ; mange
« ce que ma situation me permet de t'offrir. La Divinité
« donne ou refuse à son gré ; elle seule peut tout. »
Il dit et invoque encore les Immortels : avec les prémices
du repas , il leur offre des libations , et remet sa coupe aux
mains d'Ulysse. Messaulius étoit debout , l'œil attentif sur
tous les convives , étudiant leurs besoins ; Messaulius , un
esclave que , depuis le départ du héros , des Taphiens
CHANT XIV. 589
avoient vendu à Eumée , et que , sans le concours de Péné
lope , sans le concours du vieux Laërte , il avoit payé du
fruit de ses économies.
On quitte la table , Messaulius emporte les débris du re
pas , et les pâtres fatigués vont se livrer au sommeil . Il fai
soit la nuit la plus noire , la pluie tomboit à torrents , il souf
floit un vent humide et glacé ; Ulysse grelottoit sous ses
haillons. Il se disoit tout bas : Eumée voudra-t-il me don
ner un manteau ou m'en faire donner un par quelqu'un de
ses camarades ; il se décide à le tåter.
་ Écoute-moi , dit-il , mon brave Eumée ; mes amis ,
« écoutez-moi tous. Il me prend fantaisie de me faire valoir.
« La sottise en est au vin. Le vin fait chanter un sage , le
« fait rire , le fait danser, lui fait tenir des propos qu'il vou
« dra n'avoir pas tenus. Mais enfin , puisque j'ai commencé ,
"( je vais continuer.
« Ah ! si j'étois au printemps de ma vie , avec cette force ,
« cette vigueur que j'avois lorsque , sous les murs de Troie ,
« nous dressâmes une célèbre embuscade. A la tête de cette
་་ expédition étoient Ménélas , Ulysse , et moi ; tous deux
« avoient voulu que je commandasse avec eux . Nous ar
" rivons au pied des remparts. Nous nous cachons tout
" armés sous des broussailles , au milieu des roseaux , sur
< un terrain fangeux .
«
« Vint une nuit affreuse , un vent glacial ; la neige tom
« boit à flocons , des glaçons pendoient à nos boucliers.
" Tous les autres avoient et tunique et manteau , et dor
" moient à leur aise sous l'abri qui les couvroit. Moi , j'avois
" eu l'imprudence , en partant , de laisser mon manteau à
« mes camarades ; il ne m'étoit pas venu à la pensée qu'il
" pût faire froid , et j'étois légèrement vêtu .
« La nuit étoit aux deux tiers de sa course , et les astres
" penchoient vers leur déclin . J'étois tout transi auprès
« d'Ulysse ; je le presse du coude : « O fils de Laërte , lui
46 dis-je , je suis un homme mort ; je n'ai point de manteau ,
590 L'ODYSSÉE .

« mon mauvais génie a voulu que je ne prisse que ma tu


i nique je suis perdu. »
" Ulysse m'a entendu prompt au conseil comme au
" combat , il lui vient une idée. Il me dit à voix basse :
«< Tais-toi , garde qu'aucun de nos Grecs ne t'entende!
« et soudain , la tête appuyée sur son coude Écoutez
« mes amis , dit-il , un songe m'est envoyé par les Dieux .
« Nous sommes trop loin de nos vaisseaux , que quelqu'un
" aille presser Agamemnon de nous donner un renfort.
« Soudain Thoas , le fils d'Adrémon , se lève , laisse son
"( manteau , et court aux vaisseaux.... Moi , je me saisis du
་་ manteau , et , jusqu'au retour de l'aurore , je goûtai un
« doux et paisible repos. Ah ! que ne suis-je encore à cet
"( âge heureux ! quelqu'un de vous , par humanité , par con
(( sidération pour ce que j'étois , me mettroit à l'abri de ce
« froid rigoureux . Mais on me dédaigne sous ces haillons.
― ་་ Vieillard , mon ami , dit Eumée , ce mouvement de
« vanité n'a rien qu'on puisse te reprocher ; tu n'as rien dit
་ qui ne soit à sa place. Tu auras un manteau , tu auras
«< tout ce qu'un suppliant malheureux peut attendre de la
« sensibilité de ceux qu'il implore. Demain , tu reprendras
« tes haillons. Nous ne sommes pas riches en vêtements :
" chacun le sien , rien de plus. Mais vienne le fils d'Ulysse !
« il te donnera et tunique et manteau , et tout ce qui te
« sera nécessaire , et il te fera conduire aux lieux où tes
" affaires t'appellent. »
A ces mots , il se lève , fait dresser un lit auprès du foyer,
et le couvre d'une peau de chèvre et d'une peau de bélier.
Ulysse se couche ; Eumée l'enveloppe d'un manteau qui
lui servoit à lui-même quand l'hiver exerçoit ses rigueurs.
Déja tous les pâtres reposent ; mais Eumée veille et s'ap
prête à sortir ; il ne couchera point loin des troupeaux qu'il
est chargé de garder. Ulysse l'observe , enchanté de trou
ver une surveillance si active pour les intérêts d'un maître
qu'on croit si loin de ses foyers .
CHANT XIV. 591
Eumée s'arme ; son épée pend sur ses épaules ; pour se
défendre de l'injure des vents , il s'enveloppe d'un épais
manteau que recouvre la dépouille d'une chèvre qui fut
nourrie sous ses yeux . Un javelot est dans sa main pour se
garantir des attaques des hommes et des chiens ; dans cet
équipage , il va se coucher sous une voûte creusée dans le
roc , où ses animaux reposent à l'abri des injures de Borée .

CHANT QUINZIÈME .

MINERVE est descendue à Lacédémone pour réveiller au


cœur du fils d'Ulysse le souvenir de son pays et håter son
retour . Elle a trouvé Télémaque et le fils de Nestor couchés
dans le vestibule du palais. Pisistrate dormoit mollement
balancé dans les bras du Sommeil ; mais le doux Sommeil
n'a pu fermer les yeux du fils d'Ulysse. Toujours occupé de
son père , ses soucis l'ont tenu éveillé toute la nuit .
La Déesse s'approche de lui : « Télémaque , dit - elle , il
« n'est plus temps d'errer loin de tes foyers , laissant ta for
<< tune à la merci de cette jeunesse insolente qui s'est établie
« dans ta maison. Crains qu'ils ne se partagent et n'achè
« vent de dévorer le reste de ton héritage , et que toi-même
«< tu n'aies fait un voyage inutile.
་ Conjure Ménélas de te permettre de partir, si tu veux
« retrouver ta mère dans le palais de tes aïeux . Déja son
" père et ses frères la pressent de s'unir à Eurymaque , qui

« tous les jours redouble ses promesses , et par sa généro


« sité efface tous ses rivaux.
"( Crains que , sans ton aveu , elle n'emporte ce que tu as
<< de plus précieux. Tu connois le caractère des femmes.
« Toujours elles veulent agrandir la maison où elles sont
« entrées , et pour un nouvel époux , elles oublient celui
« qu'elles ont perdu , et les fruits d'un premier hyménée.
592 L'ODYSSEE .

« Pars : quand tu seras rendu à Ithaque , remets tout aux


་་ soins de la femme de ton palais qui mérite le mieux ta
་་ confiance , jusqu'à ce que les Dieux t'aient fait connoître
« la compagne qu'ils te destinent je vais te révéler un
« secret que tu ignores ; garde de le négliger. Les plus au
« dacieux des prétendants t'attendent entre les îles d'Ithaque
« et de Samé , pour t'y surprendre et t'y faire périr avant
« que tu rentres dans ta patrie.
« Ils seront , je le crois , trompés dans leurs projets ;
« avant que tu périsses , plus d'un de ces superbes amants ,
"( qui se nourrissent de tes dépouilles , descendra dans la
་་ tombe. Évite ce dangereux passage ; navigue la nuit ; la
«
«་་ Divinité qui te protége et te défend te donnera un vent
" propice.
« Quand tu auras touché aux rives d'Ithaque , que ton
vaisseau et son équipage se rendent à la ville ; toi , tu iras
« trouver ce serviteur fidèle qui te conserve un si tendre
་་ attachement , tu passeras la nuit dans son asile , et tu l'en
« verras annoncer à Pénélope que tu vis , que tu es revenu
« heureusement de Pylos. »
Elle dit , et revole dans l'Olympe. Télémaque presse du
pied le fils de Nestor : « Réveille-toi , lui dit-il , cher Pisis
« trate ; attelons tes coursiers et partons. - Cher Télé
« maque , quelle que soit ton impatience , ne nous hasardons
་་ point dans l'obscurité de la nuit ; bientôt l'aurore va pa
« roître. Attendons que Ménélas vienne déposer sur notre
«< char les dons qu'il te destine , te faire ses adieux et recevoir
« les tiens. Nous devons à un roi qui nous a si généreuse
« ment accueillis un éternel souvenir , et la reconnoissance
<< la plus tendre des soins qu'il nous a prodigués. »
Ainsi parle le fils de Nestor. L'aurore lance ses premiers
rayons. Ménélas a quitté le lit d'Hélène et se rend auprès
de ses hôtes. Le fils d'Ulysse l'aperçoit soudain il revêt
sa tunique , jette son manteau de pourpre sur ses épaules ,
et va recevoir le monarque.
CHANT XV. 593
« O fils d'Atrée , ô le plus généreux des rois , lui dit-il ,
« daigne permettre que je parte ; mes intérêts , mes senti

« ments les plus chers me rappellent dans ma patrie.


« O mon fils , lui répond le monarque , je ne m'oppo
serai pas long-temps à tes desirs . Je déteste ces hommes
" qui nous fatiguent de leurs empressements ou nous morti
« fient par leurs dédains. Il faut dans tout un juste milieu .
" Deux excès également odieux : éconduire un hôte qui
« veut rester, retenir malgré lui un hôte qui veut partir.
« Fêtons nos amis quand nous les possédons ; laissons-leur
« la liberté de nous quitter quand il leur plaît.
« Attends que j'offre à tes yeux , et que je dépose sur
« ton char les présents que je t'ai destinés , et que les femmes
« de mon palais aient fait les apprêts d'un dernier repas. Il
« y va de mon honneur , de mon plaisir, de mon intérêt ,
«< que tu ne partes point sans offrir de dernières libations

« sur cette table qui t'a reçu , sans avoir salué encore une
« fois ces Dieux hospitaliers , témoins et garants des senti
« ments qui nous lient.
« Au sortir de ma table , toutes les routes te seront ou
« vertes. Veux-tu visiter les campagnes d'Argos et les plaines
« de l'Hellade ? je suis prêt à t'accompagner ; je te donnerai
« des chevaux , je te conduirai dans nos villes ; partout tu
<« seras accueilli. On t'offrira ici des trépieds , ou des vases
« d'airain ; là , des mulets , ou des coupes d'or.
- « O fils d'Atrée ! ô digne sang des Dieux ! lui répond
" Télémaque ; je ne veux que revoir ma patrie. En partant ,
" je n'ai point laissé de gardien fidèle pour veiller sur mes
« intérêts. Je dois craindre qu'en cherchant mon père je ne
« me perde moi-même , ou que du moins mes effets les plus
« précieux ne disparoissent de ma maison. »
Il dit'; Ménélas invite Hélène à ordonner à ses femmes
de faire les apprêts du repas. Le vigilant Étéonée est levé :
il accourt à la voix de son maître , réveille le feu dans les
fourneaux , et prépare les viandes.
38
5.94 L'ODYSSÉE .
Ménélas , avec Hélène et son fils Mégapenthès , descend
sous la voûte où sont gardés ses effets les plus précieux. Il
y prend une coupe d'or , et remet à son fils un cratère d'ar
gent. Hélène , dans une armoire où sont renfermées de su
perbes étoffes qu'elle-même a travaillées , va prendre un
tissu plus beau , plus riche que tous les autres , et qui semble
un astre étincelant de feux .
Chargés de ces trésors , ils remontent aux lieux où ils ont
laissé Télémaque ; et Ménélas l'abordant : « Que Jupiter,
«< l'auguste époux de Junon , lui dit-il , protége ton refour !
" Reçois cette coupe d'or ; c'est de tous les objets que je
possède , l'objet le plus précieux . Reçois encore ce cratère
d'argent qu'entoure un cercle d'or ; c'est un ouvrage de
« Vulcain. Le roi de Sidon me le donna quand , à mon re
« tour d'Égypte , il me reçut dans son palais. "}
A ces mots , il remet la coupe d'or aux mains de Télé
maque. Mégapenthès lui présente le cratère d'argent. Hé
lène , tenant son brillant tissu : « Tiens , mon fils , lui dit
" elle , accepte ce don d'Hélène , l'ouvrage de ses mains.
« Conserve ce gage de ses sentiments pour toi ; que ton
« épouse s'en pare au jour de ton hyménée ; en attendant ,
confie-le à la garde de ta mère : adieu , cher Télémaque ,
« que la joie et le bonheur t'accompagnent dans ta patrie et
« au sein de ta famille ! » Elle dit , et remet dans ses mains
le tissu précieux. Télémaque , d'un oeil satisfait , le con
temple et l'admire.
Ménélas conduit ses hôtes à la salle du festin. Tous pren
nent leurs places. Une jeune beauté , d'une aiguière d'or,
épanche sur leurs mains une eau limpide , qui retombe dans
un bassin d'argent. Une autre dresse une table. Une femme
plus âgée vient y déposer avec grace les dons de Cérès et
des mets délicats confiés à sa garde. Etéonée découpe et
sert les viandes . Le fils de Ménélas puise le vin dans des
cratères et dans des coupes d'or, le présente aux convives ,
et le repas est fini : on invoque les Dieux , on offre les der
CHANT XV. 595
nières libations . Télémaque et le fils de Nestor attellent leurs
coursiers , et s'élancent sur le char.
Déja ils ont franchi le seuil du portique . Ménélas les suit ,
portant une coupe d'or où pétille un vin qu'il réservoit pour
les jours solennels ; et s'avançant à la tête des chevaux :
« Je vous salue , dit-il , ô mes jeunes amis ! saluez pour moi
« le sage Nestor. Quand nous combattions sous les murs de
« Troie, il étoit pour moi le plus tendre des pères . - Nous
« lui ferons , dit Télémaque , un récit fidèle de tout ce que
« nous avons éprouvé à ta cour. Ah ! que ne puis-je , à mon
« retour en Ithaque , dire aussi à Ulysse , dans son palais ,
<< combien tu nous as prodigué de bontés ! Que ne puis-je
« lui montrer ces riches présents que je dois à ta géné
་་ rosité ! "
Tandis qu'il parle , un aigle vole à sa droite , portant dans
ses serres une oie privée , qu'il vient d'enlever dans la cour
du monarque. Les hommes , les femmes le poursuivent de
leurs cris. L'aigle , dans son vol , passe à droite devant les
chevaux. Tous les spectateurs tressaillent de joie , et le fils
de Nestor : « Dis-nous , ô sage roi ! si c'est à toi , si c'est à
« nous que cet augure s'adresse. »
Ménélas se recueille et médite sa réponse ; Hélène le pré
vient : « Écoutez-moi , dit-elle , écoutez ce que m'inspirent
« les Dieux :
« Du haut de cette montagne , où l'attendent ses aiglons ,
<
«< le roi des airs a fondu sur cet oiseau , et retourne à son
aire avec sa proie. Ulysse aussi , après de longues courses ,
« revient dans ses foyers ; il y revient ; peut-être il y est déja
« revenu , et médite en ce moment la perte des insolents
" qui ont osé l'outrager.
- O Reine , s'écrie Télémaque , puisse le Maître des
" Dieux accomplir cet oracle ! Tu seras désormais ma Divi
« nité , et toujours je t'offrirai des hommages et des vœux. »
Il dit , et de l'aiguillon il pique les flancs des coursiers.
Ils volent impatients de s'élancer dans la plaine . Tout le
38.
596 L'ODYSSÉE .

jour ils vont secouant le joug qui les presse ; le soleil se


plonge dans les eaux , et les ombres enveloppent la terre.
Ils arrivent à Phères , au palais de Dioclès , fils d'Orsi
loque , et petit-fils d'Atrée. Ils y sont accueillis avec la plus
généreuse hospitalité , et y reposent toute la nuit. L'aurore
annonce aux mortels et aux Dieux le retour de la lumière ;
soudain les chevaux sont attelés , le fouet résonne , le char
roule , et bientôt Télémaque et Pisistrate sont aux portes
de Pylos.
(( Voudras-tu , dit le fils d'Ulysse à son ami , voudras-tu
« te prêter à mes desirs ? L'amitié qui lia nos parents nous
« donne l'un sur l'autre les droits de l'hospitalité ; nous
« sommes du même âge , et ce voyage a resserré encore les
" nœuds qui nous unissent. N'allons pas plus loin ; laisse
«< moi à mon vaisseau. Ton père voudroit aussi me combler
«< de présents , et les plus grands intérêts me forcent de
་་ partir. »
Le fils de Nestor balance incertain. Enfin il se décide ,
dirige ses chevaux du côté du rivage , y décharge tout ce
que Télémaque a reçu de Ménélas , l'or , l'argent , l'airain ,
les étoffes précieuses .
Pars , mon ami ; pars , lui dit-il , avant que je sois rentré
« dans Pylos et que j'aie annoncé ton retour à mon père.
" Je connois son humeur ; lui-même il viendroit te cher
་་ cher , et tu ne partirois point qu'il ne t'eût donné des

« gages de ses sentiments pour toi. » Il dit , et son char ,


d'une course rapide , le remène à Pylos .
" Allons , dit Télémaque à ses compagnons , que tout
"« s'apprête ; embarquons-nous , et partons. » Tous obéis
sent bientôt ils sont assis sur leurs bancs , et , la rame à la
main , ils attendent le signal. Le fils d'Ulysse a dirigé
leurs mouvements ; debout , près de la poupe du vaisseau ,
il offre à Minerve un sacrifice et des prières.
Soudain arrive un étranger , un devin fugitif d'Argos , où
il a tué un de ses concitoyens. C'étoit un descendant de ce
CHANT XV. 597
Mélampus qui jadis posséda , dans Pylos , un palais superbe
et de grandes richesses .
Mélampus aussi s'étoit exilé de sa patrie et avoit été cher
cher un asile dans une terre étrangère. C'étoit lui qui, pour
servir l'amour d'un frère qu'il chérissoit , et vaincre les re
fus du superbe Nélée , avoit osé promettre qu'il lui amène
roit à Pylos ces génisses célèbres dont ce prince vouloit
qu'on payât son alliance.
Trompé dans l'exécution de ses projets , Mélampus avoit
été , pendant une année entière , dépouillé de sa fortune par
Nélée ; pendant une année entière , il avoit été plongé dans
un noir cachot , en proie au désespoir , et tourmenté par les
Furies.
Enfin sa science fut connue , et , pour obtenir ses prédic
tions , on lui accorda et sa liberté et les génisses qu'il avoit
poursuivies. Il les amena triomphant à Pylos , tira de Nélée
une noble vengeance , et mit dans les bras de son frère la
beauté dont il étoit épris.
Mais toujours l'objet des rigueurs de Nélée , il se réfugia
dans Argos. Là , il forma d'illustres nœuds , et éleva un su
perbe palais. De lui descendit une longue suite d'hommes
célèbres et de devins fameux .
Ses deux fils , Antiphates et Mantius , s'illustrèrent par
leur courage et par leurs exploits. Antiphates donna le
jour au généreux Oïclès , le père d'Amphiaraüs , Am
phiaraüs le favori de Jupiter et d'Apollon , qui , jeune en
core , périt sous les murs de Thèbes , trahi par une femme
avare , qu'une main ennemie avoit corrompue. Il laissa
deux fils , Alcméon et Amphiloque , tous deux vantés par
la renommée.
De Mantius naquirent Polyphide et Clitus. L'Aurore ,
amoureuse , enleva le beau Clitus à la terre , et le plaça dans
le séjour des Immortels . Apollon inspira Polyphide , et lui
révéla les secrets de l'avenir. Le plus savant des devins ,
après Amphiaraüs , il alla , loin d'un père dont les rigueurs
598 L'ODYSSÉE .
l'avoient blessé , chercher un asile dans Hypérésie , et là , il
rendoit ses oracles à ceux qui venoient le consulter.
L'étranger qui vient de paroître est son fils. Son nom est
Théoclymène. Il arrive au moment où Télémaque , auprès
de son navire , offre des libations à la Déesse qui le protége .
Il l'aborde : « O toi, lui dit-il , que je trouve occupé de cet
« acte religieux , je t'en conjure par la Divinité que tu in
« voques , par l'hommage que tu lui rends , par toi-même ,
par tes compagnons , parle-moi avec franchise , ne me
«< dissimule rien , qui es-tu ? quel est ton pays ? quels sont
« tes parents et la ville où tu es né?
Je te répondrai sans détour. Je suis né en Ithaque ;
་་ Ulysse est mon père... Il l'étoit ... Hélas ! un sort cruel me
"( l'a ravi. J'avois armé ce vaisseau , et , avec ceux qui m'ac
་་ compagnent , j'étois allé le redemander aux rois qui , de
"( puis sa longue absence , ont pu connoître sa destinée.
- (( Moi aussi , dit Théoclymène , j'ai quitté ma patrie ;
་་ j'ai eu le malheur de tuer un de mes concitoyens. Il a
« laissé dans Argos des frères , des amis nombreux et puis
« sants ; je fuis leur vengeance et la mort dont ils me me
་་ naçoient mon sort est désormais d'errer dans l'univers.
་་ Reçois-moi dans ton vaisseau , sauve-moi , sauve un sup
«< pliant qui t'implore ; je crois les voir prêts à fondre sur moi.
« Je ne repousserai point ta prière , lui répond Télé
< maque ; viens , tu partageras notre sort. » A ces mots , il
«
prend la lance de l'étranger et la dépose sur le tillac , monte
sur le vaisseau , s'assied à la poupe , et fait asseoir Théo
clymène auprès de lui. Déja les câbles n'attachoient plus le
navire à la terre. « A la manœuvre , amis ! » s'écrie Télé
maque. Soudain tout s'émeut , le mât se dresse sur sa base ,
et y est fixé par des cordages ; les voiles se déploient ; un
vent propice souffle dans les airs ; Minerve elle-même lui
imprime le mouvement et dirige son haleine.
Le soleil se plonge dans les eaux , et la nuit , de son voile
sombre, enveloppe la terre. Le vaisseau, docile à une impul
CHANT XV. 599
sion divine , a bientôt dépassé Phères ; il côtoie l'Élide et
ces rivages où règnent les Épéens ; enfin il s'enfonce au
milieu de ces îles où Télémaque redoute de trouver ou la
captivité ou la mort.
Cependant Ulysse et le fidèle Eumée étoient à table ;
avec eux étoient assis les autres gardiens. Le héros , pour
sonder son pasteur et reconnoître s'il a pour lui une affec
tion véritable , s'il le pressera de rester dans son asile , ou
s'il hâtera son départ , tente par ce discours de surprendre
sa pensée :
• « Écoute-moi , Eumée ; mes amis , écoutez-moi tous. De
« main , au point du jour , je pars ; je vais faire mon métier
« de mendiant dans la ville ; je ne veux plus vous fatiguer
" de moi et de mes besoins. Donne-moi tes conseils , donne

" moi surtout un guide fidèle et sûr qui m'y conduise . Force
« m'est d'aller de porte en porte attendre ce qu'on voudra
« me donner , un morceau de pain , une goutte d'eau.
" Peut-être je pénétrerai jusqu'au palais d'Ulysse , et je
« donnerai des nouvelles consolantes à la sage Pénélope ;
" peut-être
j'arriverai jusqu'à ces fiers prétendants , et j'ob
"« tiendrai quelques
débris de leurs magnifiques festins. Je
« pourrai aussi leur rendre et leur faire agréer
mes services.
" Je te le dirai , et tu peux m'en croire , louange soit au
« Dieu qui donne aux actions des hommes l'aisance et la
« grace. Il n'est personne qui puisse me disputer de talent
« et d'adresse. Je sais bien faire du feu , bien fendre du bois ,
" je suis cuisinier , rôtisseur , échanson , enfin tout ce que
" peut être le pauvre pour les riches et les heureux de la
« terre. »
Eumée attristé : « Eh ! mon ami , quelle étrange idée tu
« as conçue ? Tu es mort si tu te jettes au milieu de cette
<< foule insolente , dont l'orgueil et la violence outragent le
« ciel même. Ceux qui les servent ne sont pas faits comme
" toi ; ce sont des jeunes gens bien tournés , bien vêtus ,
IC bien parfumés. Leurs tables superbes sont chargées des
600 L'ODYSSÉE .
« mets les plus exquis , des vins les plus délicieux. Reste
« ici ; ta présence n'a rien d'importun ni pour moi ni pour

« mes camarades . Que le fils d'Ulysse nous soit rendu , il


« te donnera tunique , manteau , tout ce qui te sera néces
" saire , et te fera conduire aux lieux où tu desires de te
« rendre.
- « Bon Eumée ! ah ! combien je t'aime , de me délivrer
<< de cette vie errante , et de toutes les peines qu'elle me
« cause ; puisses-tu , pour ta récompense , être autant chéri
« de Jupiter que de moi ! Il n'est rien de plus affreux que
«< cette existence vagabonde ; mais la faim nous commande,
" et , une fois livré à ce triste métier , il n'y a plus que dou
« leur et misère .
« Mais , puisque tu me retiens ici , et que tu veux que j'y
« attende le fils de ton maître , parle-moi d'Ulysse , parle
<< moi de sa mère , de son père , qu'en partant il laissa sur le
« seuil de la vieillesse. Vivent-ils encore ? voient-ils encore
<< la lumière du jour? ou sont-ils dans le séjour des ombres?
- « Je satisferai ta curiosité. Laërte vit encore ; mais

« tous les jours il demande à Jupiter de terminer sa carrière .


« Il pleure amèrement ce fils dont il est séparé depuis si
" long-temps ; il pleure une épouse qui l'a laissé seul , en
" proie à toutes les peines de la vieillesse. Elle est morte du
" regret de son fils , morte de la mort la plus triste. Ah !
«< préservent les Dieux d'une mort pareille tout ce qui me
« reste ici d'amis et de bienfaiteurs !
« Tant qu'elle vécut , tout affligée qu'elle étoit , je m'in
« téressois encore aux choses de ce monde ; j'aimois à par
" ler , à m'enquérir de ce qui se passoit. Elle m'avoit élevé
avec la charmante Ctiméné , la plus jeune de ses filles.
« Nous avions été nourris ensemble , nous croissions en
« semble ; j'étois , peu s'en falloit , j'étois traité comme un
" fils.
« Nous arrivâmes tous deux aux beaux jours de la pre
« mière jeunesse. Ma jeune compagne passa dans les bras
CHANT XV: 601
"
d'un époux qui paya chèrement cette illustre alliance.
་་ Moi , je fus envoyé dans ces champs , bien équipé , bien
" vêtu , et toujours plus chéri de ma bonne maîtresse.
« J'ai tout perdu , et pourtant , graces aux Dieux , tout
«་་ prospère sous ma conduite. Je vis , je puis donner des se
« cours aux malheureux ; de notre reine , je n'ai plus une
«་་ douce parole ni aucun signe d'intérêt , depuis que ces in
" solents sont devenus le fléau de sa maison ; et pourtant
« de pauvres serviteurs ont bien besoin d'être admis auprès
« de leur maîtresse , de lui parler , de recevoir ses ordres ,
« de manger , de boire quelquefois dans ses foyers et sous
« ses yeux , d'en rapporter de ces douceurs qui consolent
<< leur servitude et nourrissent leur attachement.
― ( Quoi ! cher Eumée , dès ton
enfance tant d'aven
" tures , et si loin de
ta patrie ! Parle-moi avec franchise ,
་་ dis-moi , la ville où tu es né , et qu'habitoient tes parents,
«< avoit-elle été désolée par des ennemis?
ou bien , laissé
"« seul avec des troupeaux , fus-tu enlevé par des brigands ,

« vendu par eux au maître que tu sers , et payé ce que tu


<< valois ?
- (( Reste à ta place , bois , mon ami , oublie tes cha
" grins , et écoute-moi en silence. Les nuits sont si longues !
« nous avons du temps pour dormir , nous en avons pour
« nous livrer à de longs entretiens. Il ne faut pas te coucher
" avant ton heure. Le sommeil trop prolongé devient aussi
«< une fatigue. Vous , si vous avez besoin de repos , retirez
« vous , et que demain au point du jour , après déjeuner ,
« on reprenne son travail accoutumé.
«< Nous , tranquilles à cette table , amusons-nous à racon
« ter nos peines. Après avoir beaucoup souffert , après avoir
" couru beaucoup d'aventures , on trouve du plaisir à en
" parler. Écoute , je vais satisfaire ta curiosité.
« Au-dessus d'Ogygie , sous le cercle d'où le soleil re
« commence sa course rétrograde , est l'île de Syrié ( peut
« être tu en as entendu parler ) , petite , mais fertile , riche
602 L'ODYSSEE .
" en pâturages , riche en bestiaux ; du blé , du vin en abon
« dance. Jamais la disette ne s'y fait sentir ; jamais maladie
" n'y attaque les habitants. Quand ils vieillissent , Apollon
" et Diane , de leurs traits les plus doux , terminent leur
" carrière. Ils meurent sans peine et sans
douleur.
" Là sont deux villes d'une importance égale , jouissant
« des mêmes avantages et des mêmes droits . Mon père Cté
་ sius , fils d'Ormène , un mortel que ses vertus appro
«< choient des Dieux , régnoit sur l'une et sur l'autre.
" Des Phéniciens y abordèrent avec un vaisseau chargé
« de riches et précieuses bagatelles. Dans le palais de mon
"་་ père étoit une Phénicienne belle , grande , pleine de ta
«< lents. Ces étrangers l'agaçoient quand elle alloit au lavoir
་་ public. Un d'entre eux vint à bout de la séduire , et en
« obtint ces faveurs qui de la femme la plus habile font
་་ l'esclave de celui qui a su s'en emparer. Un jour il lui de
" mande qui elle est , et d'où elle est venue. Elle lui indique
« le palais de mon père : « Je suis de Sidon , ajoute-t-elle ,
« fille du riche Aribas. Je revenois des champs , des cor
« saires de Taphos m'enlevèrent , m'amenèrent ici , me ven
« dirent au maître que je sers , et en obtinrent un grand
་་ prix .

- « Eh ! ne serois-tu pas heureuse , lui dit le Phénicien ,


« de retourner avec nous dans ta patrie et de revoir tes pa
" rents ? Ils vivent encore et nagent dans l'opulence. - Ah !
« que ne le puis-je ! Donnez-moi votre parole , jurez-moi
« que vous me rendrez à mes parents. » Tous le jurent.
« Gardez le secret , leur dit-elle ; que personne de vous ,
« s'il me rencontre ou dans les rues ou à la fontaine , ne
་་ m'adresse un seul mot. Mon maître , s'il avoit quelque
« soupçon , me jetteroit dans un cachot , et vous , il cher
cheroit à vous perdre. Faites ce que je vais vous dire ;
« pressez vos ventes , hâtez vos achats. Quand votre navire
« sera chargé , vous m'en donnerez avis , je vous porterai
" tout l'or qui me tombera sous
la main , je pourrai vous
CHANT XV . 603
- donner un gage plus précieux. Un enfant est confié à
<< mes soins , tout pétillant d'esprit et de gentillesse ; il court
« par la ville avec moi . Je puis vous le livrer ; que vous al
<< liez le vendre chez quelque peuple étranger , vous en ob
" tiendrez une grosse somme. »

Elle dit , et revient au palais. Les Phéniciens passèrent


« encore une année dans notre port , faisant force affaires
« et accumulant force bénéfices . Enfin le vaisseau est chargé,
"f et le jour est fixé pour le départ. On envoie un émissaire
« pour en donner avis à ma gouvernante , un homme adroit
« et rusé ; il avoit un beau collier d'or , garni de grains
" d'ambre ; ce fut merveille dans le palais , et ma mère et
« ses femmes de le regarder , de le manier , de le mar
« chander. Cependant le Phénicien a fait un signe , et il re
« tourne à son vaisseau ; ma gouvernante me prend par la
« main et m'emmène ; elle trouve dans le vestibule des ta
་་ bles encore dressées. Les convives étoient , les uns occu
« pés autour de mon père , les autres étoient allés à la place
K publique. Elle prend trois coupes d'or , les cache sous sa
་་ robe , et les emporte. Moi ! pauvre innocent , je la suis
« sans songer à rien. Le soleil se couche , et les ombres des
"«< cendent dans les rues . Nous arrivons en courant au port
« où étoit le vaisseau des Phéniciens . Déja ils étoient em
་་ barqués ; nous nous embarquons avec eux ; le vent souffle ,
« nous fendons la plaine liquide ; pendant six jours , pen
« dant six nuits nous voguons sur les flots. Le septième
་་ jour , Diane , d'un trait soudain , frappe ma gouvernante ;
( elle tombe au fond du vaisseau. On la jette dans la mer
« pour servir de pâture aux poissons . Moi , je restai là triste
« et déconforté. Les vents et les vagues nous poussèrent à
་་ Ithaque où je fus acheté par Laërte. Voilà par quel évé
« nement j'ai été conduit dans ce pays.
- « Bon Eumée , dit Ulysse , le récit de tes aventures

« m'a profondément ému . Mais , après le mal , le Ciel t'a


donné le bien , puisqu'il t'a fait trouver un maître sensible
604 L'ODYSSÉE .

« et bienfaisant. Il fournit à tous tes besoins ; tu vis heu


« reux , et moi je suis condamné à errer de contrée en con
« trée , sans asile et sans appui. »
Après ce long entretien , ils se livrent à un léger som
meil ; bientôt l'aurore se lève , Télémaque entre dans le
port , les voiles s'abaissent , le mât tombe , le vaisseau touche
à la terre. Les jeunes Ithaciens s'élancent sur le rivage , et
dans un repas que l'appétit assaisonne , ils oublient les en
nuis et les fatigues de leur course. « Amis , leur dit Télé
« maque , je vais dans nos champs inspecter nos troupeaux
« et nos pasteurs. Ce soir , je rentrerai dans la ville , et de
« main , dans une fête , nous célébrerons notre retour.
- « Et moi , ô mon fils , dit Théoclymène , où trouve
་ rai-je un asile ? Quel sera celui des princes d'Ithaque qui
« me recevra dans ses foyers? Irai-je droit au palais de ta
« mère et au tien? - Dans un autre temps , lui répond Té
" lémaque , ce seroit là que je t'adresserois , et tu y trouve

« rois l'hospitalité la plus empressée. Aujourd'hui , mon


" palais ne peut être un asile pour toi. Je serai absent ; ma
« mère , pour se dérober aux importuns qui l'assiégent , se
« tient renfermée dans son appartement , et ne s'y occupe
« que de sa toile et de ses fuseaux . Je pourrois t'indiquer
" un homme fait pour te recevoir. C'est Eudymaque , le fils
« de Polybe , que tout Ithaque révère. Il en est le citoyen le
་་ plus distingué. Il aspire à la main de ma mère , et peut

« être au trône de mes aïeux. Mais celui qui règne dans


« l'Olympe sait si un jour de malheur ne viendra pas rompre
« ses projets d'hymen et le cours de ses espérances ambi
« tieuses. >>
Au moment où il a cessé de parler , un vautour , ministre
d'Apollon , vole à sa droite ; une colombe est dans ses ser
res ; il lui arrache les plumes ; elles tombent dans le vaisseau,
aux pieds de Télémaque. Théoclymène l'appelant à l'écart :
" Ce n'est pas , lui dit-il , sans l'aveu des Dieux que cet oi
« seau a volé à ta droite. Du point d'où il a pris son vol , je
CHANT XV. 605
«< l'ai reconnu pour un interprète des volontés célestes. Il
« n'est point de famille plus royale que la tienne. Le trône
« vous est assuré pour toujours.
Puisse , lui répond Télémaque , ton oracle s'accom
«< plir ! tu reconnoîtras mon amitié à mes bienfaits ; et au
« rang où je te placerai , tout le monde vantera ton bon
<< heur. >>
Puis s'adressant à Pirée : « Fils de Clytus , lui dit-il , toi
" que j'ai toujours trouvé le plus docile à mes ordres , con
« duis chez toi cet étranger ; donne-lui , jusqu'à ce que je
"< revienne , tous les soins de l'hospitalité.
-« ་་ O Télémaque , lui répond Pirée , quelle que soit la
« longueur de ton absence , je lui rendrai tous les devoirs
« que tu as droit d'attendre de moi , et il n'aura rien à re
« gretter. » A ces mots , il monte sur le vaisseau et donne
l'ordre du départ. Télémaque a ceint sa chaussure et repris
sa lance , qui reposoit sur le tillac. Le vaisseau quitte le ri
vage ; les rameurs , assis sur leurs bancs , le dirigent sur
Ithaque. Le fils d'Ulysse , d'une course rapide , se rend aux
lieux où le fidèle Eumée veille sur l'héritage de ses maîtres.

CHANT SEIZIÈME .

Aux premiers rayons du jour , Ulysse et Eumée ont ré


veillé le feu endormi sous la cendre , et apprêté le déjeuner.
Après l'avoir partagé avec les pâtres , ils les ont envoyés
dans les champs avec leurs troupeaux . Cependant Télé
maque arrive ; les chiens ont senti sa présence , ils accou
rent , lui font fête et n'aboient pas. - Ulysse s'est aperçu
de leurs mouvements , et le bruit que fait Télémaque en
marchant a frappé ses oreilles. « Cher Eumée , dit-il aussitôt,
« il t'arrive un ami , du moins une connoissance. Les chiens
606 L'ODYSSÉE .

" flattent et n'aboient point , et j'entends quelqu'un mar


« cher. »
Il parle encore , et déja son fils est dans le vestibule. Eu
mée se lève tout ému ; un vase dans lequel il versoit du vin
tombe de ses mains. Il court à son jeune maître , couvre
de baisers et sa tête , et ses yeux , et ses mains , et le baigne
de ses larmes. Tel , après dix années d'absence , un père
embrasse un fils l'espoir de sa vieillesse , revenant d'une con
trée lointaine , et long-temps l'objet de ses pleurs et de ses
regrets. Tel Eumée serroit Télémaque dans ses bras , comme
s'il l'eût vu sortant du tombeau.
« Te voilà , lui disoit-il , te voilà , cher Télémaque , ô lu
« mière de ma vie ! je n'espérois plus te revoir depuis que
« tu étois parti pour Pylos . Entre , mon fils , que j'aie la
« douceur de t'embrasser dans tes foyers. Tu ne venois
་་ plus visiter tes domaines et consoler tes pasteurs . Tou
་་ jours à la ville ! toujours au milieu de cette tourbe enne
"( mie qui trame ta ruine ! -- Sois content , mon ami , je
<< viens pour toi , je viens te voir , je viens savoir de toi si
« ma mère est encore au palais , si elle n'a point passé dans
⚫ les bras d'un autre époux . Hélas ! peut-être le lit d'Ulysse
« est abandonné à de viles araignées . -- Non , ta mère est
<< toujours constante dans ses affections ; toujours dans ton
" palais , ses jours et ses nuits se consument dans la dou
" leur et dans les larmes . »
A ces mots , Eumée prend la lance de son maître. Télé
maque entre , Ulysse se lève à son aspect et lui offre son
siége : « Reste , lui dit son fils , reste à ta place , bon vieil
" lard ; j'en trouverai bien un dans ma maison , et voilà
« mon ami qui ne m'en laissera pas manquer. » Ulysse se
rassied . Eumée étend des peaux de chèvres sur un tas de
ramée , et Télémaque s'y repose. Le pasteur lui sert les dé
bris du souper de la veille , lui présente du pain dans une
corbeille , et dans un vase rustique lui verse un vin doux
comme le miel.
CHANT XVI. 607
Le repas est bientôt fini. « Mon ami , dit Télémaque ,
« d'où t'est venu cet étranger ? comment et sur quel vais
« seau est-il abordé en Ithaque ? ――――― Ce que j'en sais , dit
" Eumée , je te le rendrai exactement. Il s'annonce pour
être né dans cette grande île de Crète. Il a , dit-il , erré
« chez des peuples divers ; le Ciel l'a soumis à cette desti
« née. Tout-à-l'heure , échappé d'un vaisseau thesprote , il
&
« est venu me demander un asile ; je le remets dans tes
"( mains; il est ton suppliant , c'est à toi de décider de son
« sort.
"( Eumée , tu me déchires le cœur. Et comment pour
" rois-je recevoir un étranger ? Je suis si jeune ! je n'ai point
« de force pour le défendre , s'il étoit insulté. Ma mère est
« incertaine si , par respect pour ses premiers liens et pour
་་ l'opinion publique , elle doit rester avec moi et veiller sur
« ma fortune , ou si elle formera de nouveaux nœuds , et
« donnera sa foi à celui de ses nombreux prétendants qui
« sera le plus digne de son choix et qui achètera le plus
« chèrement son alliance. Mais , puisque tu l'as reçu sous
<< ton toit , je lui donnerai et tunique et manteau , et tout ce
k qui lui sera nécessaire , et je le ferai conduire aux lieux
« où il desire de se rendre. Ou bien garde-le toi-même ; je
« lui enverrai des vêtements , je fournirai à sa subsistance ,
« afin qu'il ne soit à charge ni à toi ni à tes compagnons.
Mais je ne souffrirai point qu'il approche de ces insolents .
« Ils l'outrageroient sans doute ; mon cœur en seroit na
<< vré ; forts et nombreux , comme ils sont , il n'est point
d'homme , si vigoureux qu'il soit , qui puisse leur résister.
-Me seroit-il permis , dit Ulysse , de me mêler à votre
« conversation ? Mon cœur est déchiré de vous entendre.
<< Quoi! à ton âge , malgré toi , dans ton palais , on auroit
« tant d'audace ! Mais dis-moi , est-ce toi qui ploies volon
<< tairement sous ces tyrans ? Ton peuple , soulevé par l'in
« spiration d'une Divinité ennemie , seroit-il irrité contre
« toi? Aurois-tu à te plaindre de tes frères ? Des frères sont
608 L'ODYSSÉE .

« le secours le plus fidèle dans les combats , l'appui le plus


« sûr dans les orages populaires. Oh ! si , avec le courage
« que je me sens , j'avois encore la vigueur de la jeunesse ,
« si j'étois ou le fils d'Ulysse , ou Ulysse lui-même reve
« nant de ses courses lointaines..... ( oui , j'ai l'espoir qu'il
« en reviendra) , je veux qu'on me coupe la tête si je ne
courois pas au palais d'Ulysse , si je ne les immolois pas
tous à ma juste fureur. Ah ! mille fois plutôt périr égorgé
« au sein de mes foyers , que d'y voir l'étranger insulté , la
་་ pudeur des femmes outragée , mes celliers épuisés , ma
« fortune consumée dans des orgies toujours renaissantes !
« Je te dirai la vérité , lui répond Télémaque. Mon
" peuple n'est point soulevé contre moi . Des frères , si j'en
«avois , je compterois sur leur secours dans les combats ,
« sur leur appui dans les orages populaires ; mais le Ciel
« m'en a refusé. Depuis long-temps ma famille , dans chaque
" génération , n'offre plus qu'une branche solitaire. Laërte
« étoit fils unique d'Arcésius , Ulysse fils unique de Laërte,
« moi fils unique d'Ulysse... Hélas ! il ne m'a jamais entendu
« l'appeler du doux nom de père. De là une foule d'enne
« mis qui assiégent ma jeunesse. Tous ceux qui dominent
« dans Dulichium , dans Samé , dans Zacynthe ; tous ceux
" qui ont crédit et pouvoir dans Ithaque , importunent ma
« mère de leurs vœux , et dévorent mon héritage. Ma mère
" n'ose accepter , n'ose refuser un odieux hyménée. Dans
<< son indécision , ma fortune se consume , et peut-être
« bientôt moi-même je serai leur victime. Mais laissons au
" sein des Dieux le secret de l'avenir. Toi , mon ami , pars,
« va dire à ma mère que son fils vit , que je suis revenu
« heureusement de Pylos . Moi , je reste ici ; porte-lui cette
" nouvelle , et reviens aussitôt. Qu'aucun autre ne soit
«་་ instruit de mon retour ; j'ai tant d'ennemis à redouter !
- « Je t'entends , dit Eumée , je conçois ta pensée. Mais
"
« Laërte , si je lui portois cette consolation ... pauvre prince !
«< Naguère , tout affligé qu'il étoit de la longue absence de
CHANT XVI. 609
son fils , il alloit encore visiter ses travaux ; dans son pa
1 lais , au milieu de ses serviteurs , il mangeoit , il buvoit,
44 quand la nature lui en faisoit sentir le besoin. Mais , de
" puis ton départ pour Pylos , on dit qu'il ne mange plus ,
« qu'il ne boit plus , que rien ne l'intéresse. Toujours dans
la douleur et les gémissements , ses chairs se flétrissent ,
« se dessèchent , et sa peau est collée sur ses os.
-Nouveau surcroît de peines , dit Télémaque ; mais
<< laissons-le encore à ses chagrins . Si l'homme étoit libre
« dans son choix , ma première pensée , mon premier vœu
seroit pour le retour de mon père... Pars ; quand tu au
<< ras instruit ma mère , reviens , et ne t'amuse point à aller
«< chercher mon aïeul dans ses champs ; dis seulement à ma
mère qu'elle lui envoie secrètement sa fidèle Euryclée ,
« pour l'informer de mon retour. »
Eumée obéit , ceint sa chaussure , et dirige ses pas vers la
ville. Minerve a vu son départ ; soudain elle arrive sous la
figure d'une femme , grande , belle , digne image de la
Déesse . Elle s'arrête à la porte et se montre à Ulysse . Elle
n'est point visible pour Télémaque , et rien ne lui annonce
sa présence ; les Dieux ne se manifestent point à tous les
mortels ; Ulysse l'a vue , les chiens aussi l'aperçoivent ; ils
n'aboient point , et vont tout tremblants se cacher en pous
sant des cris sourds et à demi étouffés. La Déesse fait un
mouvement de ses sourcils. Ulysse l'entend , il sort, et, près
du mur du palais , il se présente à ses regards : « Fils de
« Laërte , lui dit-elle , parle à ton fils , fais-toi connoître à lui,
«< concertez entre vous la perte de vos ennemis ; rendez
<< vous à la ville. Je serai bientôt à vos côtés , je brûle de
" combattre. >>
Elle dit , et touche le héros d'une baguette d'or. Soudain
il est revêtu d'une riche tunique et d'un manteau superbe.
Une peau fraîche et vermeille couvre ses membres , ses
joues s'enflent et s'étendent , une barbe noire s'épaissit sur
son menton. La Déesse a disparu. Ulysse rentre ; son fils
39
610 L'ODYSSÉE.

est frappé de l'éclat qui l'environne , et détourne ses yeux


éblouis ; il croit voir un Dieu tout rayonnant de gloire : « 0
" étranger ! s'écrie-t-il , tu n'es plus ce que tu étois ; tu as
" d'autres vêtements , un autre air ; tu es un Dieu , un habi
<< tant de l'Olympe. Daigne jeter sur nous un regard pro
་་ pice ; permets que nous t'offrions des sacrifices et des
« vœux , et prends pitié de nous.
Non , lui dit Ulysse , je ne suis point un Dieu ; pour
་་ quoi me prends-tu pour un immortel? je suis ton père , ce
་་ père , objet de tes longs regrets , dont l'absence t'a laissé
« en proie à tant de chagrins et à tant d'outrages. "
A ces mots , il embrasse son fils , et le baigne de ses lar
mes , que jusque là il avoit constamment retenues . Télé
maque ne peut croire encore que ce soit son père. « Non ,
« lui dit-il , tu n'es point Ulysse. Une divinité ennemie se
«་་< joue de moi pour redoubler mes peines et mes sanglots. Et
" quel autre qu'un Dieu pourroit opérer ces prodiges , faire
"« d'un jeune homme un vieillard , d'un vieillard un jeune
« homme! Tout-à-l'heure tu étois chargé de rides et cou
« vert de haillons ; maintenant tu ressembles à un Dieu
<< dans tout l'éclat de l'Olympe.
-(( Télémaque, cesse de t'étonner et reconnois ton père.
" Il ne te reviendra point d'autre Ulysse. C'est moi , c'est
" Ulysse qui , après vingt ans d'absence , après les plus
<< rudes travaux , revient dans sa patrie. Ce que tu vois ,
« c'est l'œuvre de Minerve. Elle fait de moi tout ce qu'elle
«་་ veut , tantôt un misérable mendiant , tantôt un jeune
" homme tout brillant de parure et de beauté. Les Dieux
" tout-puissants peuvent, à leur gré , revêtir un mortel de
" gloire , ou l'abimer dans la misère. »
A ces mots , le héros s'assied ; Télémaque le presse con
tre son sein et l'arrose de ses larmes . Tous deux pleurent ,
tous deux , avec des cris déchirants , déplorent leurs mal
heurs passés et leur situation présente. L'aigle ou le vau
tour qu'une main ennemie a privés de leurs petits , avant
CHANT XVI. 611
qu'ils puissent prendre leur essor dans les airs , exhalent
avec moins de force leur douleur et leurs regrets .
Le soleil , en terminant sa carrière , les eût laissés encore
dans les gémissements et dans les larmes , si Télémaquc
n'eût enfin rompu le silence : « O mon père , comment dans
< ces lieux ! Quel vaisseau , quels nautonniers t'ont ramené
«
« en Ithaque ? Il n'y a que la mer qui ait pu te rendre à ta
<<
« patrie .
- « Des navigateurs célèbres qui se font un devoir de
« reconduire dans leurs foyers ceux que la mer a jetés sur
« leurs côtes , les Phéaciens m'ont ramené dormant sur un
« de leurs vaisseaux , et m'ont déposé dormant encore sur
« le rivage d'Ithaque. Ils m'ont d'ailleurs fait de riches pré
« sents en or, en airain , en étoffes précieuses . Graces aux
" Dieux ces trésors sont en sûreté dans une grotte qui m'est
«< connue. Je suis venu ici , par l'inspiration de Minerve ,
" pour concerter avec toi la ruine de nos oppresseurs.....
« Fais-m'en l'énumération ; que je sache combien , et quels
<< hommes ils sont ; je calculerai leurs forces ; je saurai si
seuls nous pourrons les punir , ou s'il faudra chercher ail

«< leurs du secours .


-«O mon père ! j'ai entendu vanter ta gloire , tes exploits
à la guerre , ta prudence dans les conseils . Mais deux
« hommes seuls contre des ennemis si nombreux et si forts !
« Ah ! tu en as trop dit , et ma raison en est étonnée ; ce
« n'est pas par dizaines , ce n'est pas par vingtaines , qu'il
« faut les compter ; tout-à-l'heure tu vas en savoir le nom
« bre. De Dulichium cinquante-deux , tous l'élite du pays ,
« et six écuyers avec eux ; vingt-quatre de Samé , vingt de
" Zacynthe , douze d'Ithaque , les premiers de l'île ; avec
« eux le héraut Médon , et le chantre divin , et deux écuyers
s r
<< habile tous deux à donner des fêtes et à dresse des re
" pas ! Si nous allons seuls les attaquer dans ton palais , je
« tremble que nous ne payions chèrement notre audace.
39.
612 L'ODYSSÉE .

« Songe si tu pourras trouver un auxiliaire puissant pour


« nous soutenir et nous défendre.
- - «« Écoute, mon fils ; crois-tu que Jupiter et Minerve nous
« suffisent ? ou veux-tu que nous cherchions d'autres ap
་་ puis? -Tu me nommes là les meilleurs auxiliaires . Assis
« sur les nuages , ils commandent aux Dieux et règnent sur
« les mortels. Ils seront à nos côtés lorsque , dans mon
"< palais , Mars prononcera entre nous et nos ennemis. Mais
к toi , tu partiras demain , au retour de l'aurore , et tu iras

« encore te remontrer à tes tyrans. Moi , sous la conduite


4 d'Eumée , je me rendrai à la ville , toujours sous la figure
« d'un vieillard et sous le costume de mendiant. S'ils m'ou
" tragent , tu auras la force d'en être le témoin et de le

« souffrir. Quand ils me traîneroient par les pieds hors du


46 palais ; quand ils me frapperoient de leurs armes , contiens
" toi ; invite-les par de douces paroles à rester tranquilles :
<< ils ne t'en croiront pas ; la main du Destin est sur eux ,
« et l'heure fatale est venue. Il est un autre point que je te
« recommande ; écoute , et garde de l'oublier . Quand Mi
« nerve m'en donnera le conseil , je te ferai un signe de tête.
« A ce signe , tu iras prendre toutes les armes qui sont dans
«< le palais ; tu les feras porter sous le toit et dans la partie
<< la plus secrète . Si ces insolents t'en demandent la raison , tu
« leur diras du ton le plus calme et le plus doux : Je vais
« les déposer à l'abri de la fumée ; elles ne sont plus ce
" qu ' Ulysse les avoit laissées quand il partit pour Troie:

« la vapeur du feu les a toutes noircies. Un motifplus


«< puissant encore m'est inspiré par Jupiter. Je crains
་་ qu'échauffés par le vin , vous ne vous blessiez les uns
« les autres , et qu'une querelle sanglante ne déshonore
« vos repas et les vœux que vous adressez à ma mère.
" Le fer attire la main de l'homme et l'arme sans qu'il
" y ait réfléchi. Tu laisseras , pour nous , deux casques ,
deux lances , deux boucliers , pour porter les premiers
CHANT XVI . 613
« coups ; Minerve et Jupiter aveugleront nos ennemis et
« les livreront à notre vengeance .
«< Écoute encore , et sois fidèle à l'ordre que je vais te
« donner : si tu es mon sang , si tu es mon fils , que per
« sonne ne sache qu'Ulysse est ici ; que Laërte , qu'Eumée,
« que tous nos serviteurs , que Pénélope elle-même l'igno
" rent ; que ce secret reste entre nous seuls. Sondons l'es
"( prit des femmes du palais , étudions les dispositions de

« nos esclaves , sachons qui d'entre eux nous conserve un


་་ attachement sincère , qui d'entre eux nous dédaigne et
" méprise ta jeunesse.
-(( O mon père ! tu connoîtras ton fils ; il n'y a dans ce
« cœur ni lâcheté ni foiblesse ; mais je ne puis m'empêcher
«< de craindre l'issue de tes projets ; je te conjure d'y songer
« encore. Tu connoîtras tes serviteurs en visitant tes do
« maines. Ici ce n'est que désordre et dissipation ; point
« d'économie. Ce sont les femmes surtout dont tu dois étu
་ dier la conduite ; sache celles qui déshonorent ta maison
« et celles qui se respectent elles-mêmes ; les hommes , tu
« t'en occuperas ensuite. Tu ne commenceras point par les
" suivre dans les détails de leurs travaux , si tu veux obéir
« aux inspirations de Jupiter. »
Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi , le vaisseau qui a ra
mené de Pylos Télémaque et ses compagnons , mouille dans
le port. Bientôt il est sur le rivage ; on en retire et les rames
et les agrès ; les présents dont Hélène et Ménélas ont com
blé le fils d'Ulysse , sont déposés au palais de Clytus. Pour
rassurer Pénélope et calmer ses douleurs , un héraut va lui
annoncer que son fils est dans le domaine que régit le fidèle
Eumée , et que , par ses ordres , son vaisseau est rentré dans
le port.
Eumée et le héraut arrivent chargés d'une même mission ;
tous deux en même temps entrent au palais. Le héraut court
à la reine , et , en présence de ses femmes : « Princesse , lui
<< dit-il tout haut , ton fils est de retour . » Le discret Eumée
614 L'ODYSSÉE .

s'approche d'un air respectueux , et lui dit tout bas ce qu'il


est chargé de lui annoncer. Quitte de ce devoir, il se retire
et retourne aux lieux où ses fonctions le rappellent.
Cependant la tristesse et l'effroi se répandent parmi les
prétendants ; ils sortent et vont s'asseoir à la porte du pa
lais. Eurymaque , le fils de Polybe , éclate le premier : « Cer
« tes , dit-il , c'est un trait bien hardi que ce voyage de Té
« lémaque ; nous avions cru qu'il n'en viendroit jamais à
« bout. Allons , armons le meilleur voilier qui soit dans le
« port , rassemblons des rameurs ; qu'ils aillent porter à nos
« amis l'ordre de leur retour . »
Il parloit encore ; Amphimaque, qui avoit les regards tour
nés sur le port, voit le vaisseau rentré , les voiles baissées ,
les rames immobiles , et partant d'un éclat de rire : « Plus
"« de vaisseau , dit-il , plus d'ordre de retour ; les voilà reve

« nus ; un Dieu leur aura révélé que leur proie leur étoit
" échappée , ou bien ils auront vu passer de loin le vaisseau

« de Télémaque et n'auront pu l'atteindre. »


Tous se lèvent , courent au rivage , et mettent le vaisseau
à sec ; leurs écuyers le désarment. Eux se rendent à la place
publique , et , formant un grouppe serré , ils ne laissent ap
procher ni jeune homme ni vieillard.
« Ciel ! s'écrie Antinous , comme les Dieux l'ont arraché
« de nos mains ! pendant le jour , de nombreuses sentinelles
« se relevoient sur les hauteurs ; quand le soleil étoit cou
" ché , nous n'avons pas dormi une nuit à terre ; toujours
« sur notre vaisseau jusqu'au retour de l'aurore , nous cher
« chions Télémaque , pour l'intercepter et le faire périr, et
« une Divinité l'a sauvé de nos piéges et ramené en Itha
" que ! Trouvons ici le moyen de nous défaire de ce Télé

« maque ; qu'il ne nous échappe plus ; tant qu'il vivra, nous


" n'avons rien à espérer ; il a de la tête , il a du courage , et
« nous n'avons point la faveur du peuple . Agissons avant
" qu'il le convoque : il n'y perdra point de temps ; il viendra

« nous accuser devant eux ; il excitera leur fureur ; il leur


CHANT XVI. 615

« dira que nous l'avons cherché pour l'assassiner, que les


« Dieux seuls l'ont sauvé de nos coups. Ils applaudiront à
« ses discours et croiront à ses accusations ; ils nous banni
« ront de notre patrie , et il faudra aller mourir dans une
« terre étrangère : prévenons-le , allons le surprendre dans
« son domaine ou l'intercepter dans la route ; emparons
" nous de sa fortune , partageons son héritage , donnons son
" palais et tout ce qu'il renferme à sa mère et à celui qui ob
« tiendra le titre de son époux. Si ce discours vous déplaît ,
« si vous voulez qu'il vive , ne restons plus ici à dévorer
« son patrimoine ; allons porter ailleurs nos vœux et nos
"( présents , et qu'elle soit à celui que le sort lui destine et
" qui paiera plus chèrement son alliance. »
Il dit ; tous gardent un morné et long silence. Enfin se
lève Amphinomus , un fils de Nisus , qui a quitté les plaines
fécondes et les riches pâturages de Dulichium , pour venir ,
à la tête de nombreux rivaux , solliciter l'hymen de la reine.
Amphinomus a su , par la noblesse de sa conduite , par la
sagesse de ses pensées , mériter plus qu'aucun autre l'estime
de Pénélope. En ce moment , animé des sentiments les plus
généreux , il les exprime en ces mots : « O mes amis , je ne
"( consentirai point à la mort de Télémaque ; c'est le plus
" affreux des crimes de verser le sang des rois ; commen
« çons par consulter les Dieux ; si les lois divines , si Jupi
<< ter l'ordonnent , je frapperai le premier, j'inviterai tous
« les autres à me suivre ; mais si les Dieux le défendent , je
« vous conjure d'abjurer de sinistres desseins. »
Ainsi parle Amphinomus ; tous cèdent à la sagesse de son
discours. Ils se lèvent , rentrent dans le palais et reprennent
leurs placés. Pénélope a été instruite des projets qui mena
cent la vie de son fils ; le héraut Médon les à entendus , et
s'est hàté de les lui révéler. Éperdue , hors d'elle-même , elle
veut se montrer aux coupables auteurs de ses alarmes. Elle
descend à pas précipités ; ses femmes l'accompagnent , et
un voile à longs plis descend sur son visage. Elle s'arrête
616 L'ODYSSÉE.
sur le seuil de la salle où sont rassemblés ces odieux rivaux,
et s'adressant à Antinous : « Barbare Antinoüs , artisan de
«་་ malheur , lui dit-elle , on te croyoit , dans Ithaque , le plus
" sage de toute la jeunesse , le plus mesuré dans tes discours;
" on se trompoit. Insensé ! pourquoi trames-tu la mort de
" Télémaque? pourquoi offenses-tu Jupiter, le dieu des sup
་ pliants , et brises-tu les nœuds les plus sacrés ? Eh ! ne
" sais-tu pas que jadis ton père , pour échapper à la ven
« geance de ses concitoyens , vint ici chercher un asile ; as
« socié à des brigands de Taphos , il avoit désolé le commerce
« et les terres des Thesprotes ; les Thesprotes étoient nos
," amis, ils vouloient l'immoler , ils vouloient lui arracher le
«< cœur et s'emparer de sa fortune. Ulysse leur en imposa;
" Ulysse sut calmer leur fureur ; et tu viens porter le deuil
« dans le palais d'Ulysse ! tu viens dévorer son héritage! tu
<«< veux lui ravir son épouse et assassiner son fils ! tu m'acca
« bles de douleur ! Cesse ! ah ! cesse enfin , et donne aux au
« tres les conseils et l'exemple d'une meilleure conduite.
- O fille d'Icare , ô sage Pénélope , lui répond Euryma
« que , le fils de Polybe , rassure-toi , bannis tes inquiétu
<< des et tes soucis ; il n'est point , et tant que je vivrai , tant
« que mes yeux seront ouverts à la lumière , il ne sera point
«<<
< d'homme qui porte les mains sur ton fils. S'il en étoit un ,

« je le jure , et mon serment seroit accompli , son sang jail


« liroit aussitôt sous mes coups . Ulysse , le vaillant Ulysse
« me tint souvent sur ses genoux , souvent je reçus des ali
« ments de sa main ; plus d'une fois je bus dans sa coupe.
« Aussi Télémaque est de tous les hommes , le plus cher à
« mon cœur ; ne crains rien pour sa vie , rien du moins de
«< ceux qui aspirent à ton alliance ; des Dieux , il n'y a pas
" moyen de s'en défendre . " Le monstre ! il cherche à la

rassurer , et lui-même est l'artisan du crime qu'elle redoute .


Elle remonte dans son appartement , et là elle pleure son
Ulysse , son ami , son époux , jusqu'à ce que Minerve ait
fait descendre le doux sommeil sur ses paupières .
CHANT XVI. 617
Le soir a ramené Eumée auprès d'Ulysse et de son fils.
Tous deux étoient occupés des apprêts du souper. Soudain
Minerve touche le héros de sa baguette , en refait un vieil
lard , et le recouvre de ses haillons ; elle ne veut pas encore
qu'Eumée le reconnoisse ; elle craint qu'il n'aille révéler
le secret à la reine , et qu'il ne puisse le tenir renfermé dans
son sein.
« Te voilà donc , Eumée ! lui dit Télémaque ; eh ! quel
" bruit à la ville ? sont-ils déja de retour de leur embuscade ?
" ou sont-ils encore à m'attendre?
— « Je n'ai point , dit Eumée , couru la ville pour cher
cher des nouvelles ; je n'ai voulu que remplir ma mission
« et revenir aussitôt. Un courrier dépêché par ceux qui t'a
voient accompagné est arrivé en même temps que moi ,
« et le premier il a instruit la reine de ton retour. Je sais
« autre chose et je l'ai vu de mes propres yeux . J'étois sorti
« de ville , et déja au pied de la colline de Mercure , j'ai vu
« entrer dans le port un vaisseau chargé d'un équipage
" nombreux , et de lances , et de boucliers : j'ai soupçonné
«< que c'étoit le vaisseau qui portoit tes ennemis . Je n'en sais
" pas davantage. »
Il dit ; Télémaque sourit , fixe les yeux sur son père et
les détourne d'Eumée. La table est servie , les convives
s'asseyent , la douce égalité préside à leur repas. Quand
leur faim est calmée , quand leur soif est éteinte , tous vont
se coucher et goûter les bienfaits du sommeil.

CHANT DIX -SEPTIÈME .

L'AURORE , de ses doigts de rose , ouvre les portes du


jour, Télémaque , empressé de se rendre à la ville , ceint sa
chaussure , prend sa lance , et s'adressant à Eumée : « Ami ,
" lui dit-il , je pars , je vais rassurer ma mère par ma pré
618 L'ODYSSEE .

« sence ; elle ne cessera de gémir et de pleurer que quand


« elle aura revu son fils. Toi , je te recommande ce pauvre
" étranger ; tu l'amèneras à Ithaque ; il y mendiera son pain ;

«་་ lui donnera qui voudra à manger et à boire . Quoiqu'il en


« coûte à mon cœur, je ne puis soulager tous les malheu
« reux ; le bon vieillard en sera affligé ; je le plains ; mais
" j'aime à parler avec franchise .

- « Mon ami , dit Ulysse , je ne veux point qu'on me re


« tienne ici un mendiant se trouve mieux à la ville que
«་་ dans les champs . Lui donne qui veut : je ne suis plus d'âge
« à servir dans une ferme et à obéir à un maître. Pars , ce
«" brave homme me conduira , comme tu le lui as ordonné ,
« quand je me serai réchauffé à ce feu , et que l'air serà un

" peu radouci ; je suis si mal vêtu , le froid du matin m'au


"( roit bientôt glacé. On dit que cette ville est bien loin d'ici. »

Il dit ; Télémaque s'éloigne d'un pas rapide et la ven


geance dans le cœur. Arrivé au palais , il appuie sa lance à
la colonne où reposent les armes d'Ulysse , et franchit le
seuil de la grande salle. Euryclée , sa fidèle nourrice , l'a
perçoit la première . Elle étoit dans ce moment occupée à
recouvrir les siéges de tapis brillants . Elle court à lui les
yeux baignés de larmes. Toutes les femmes accourent après
elle ; toutes couvrent de baisers et la tête et les épaules de
leur maître.
Pénélope descend de l'asyle où elle étoit renfermée , belle
comme Diane ou comme Vénus ; tout éplorée , elle em
brasse son fils , baise son front , ses yeux ; et d'une voix
entrecoupée de sanglots : « Te voilà , mon cher Téléma
་་ que , te voilà , ô douce lumière de ma vie ! Je n'espérois
་་ plus te revoir, depuis que secrètement et sans mon aveu

« tu étois allé à Pylos pour t'assurer du retour de ton père.


<< Mais dis-moi comment tu as été reçu , ce que tu as vù , ce
«< que tu as appris. — O ma mère , n'ajoute point au trouble
" qui agite mes esprits. Je viens d'échapper à la mort. Va
<< plutôt , va dans ton appartement , et , avec tes femmes ,
CHANT XVII . 619
« lave dans une onde pure ton visage et tes mains , et , vê
« tue d'une robe blanche , offre des vœux aux Immortels ,
« promets-leur à tous des hécatombes , si Jupiter daigne
« exaucer nos prières et nous venger de nos oppresseurs.
<< Moi , je vais à la place publique , chercher un étranger
« que j'ai amené avec moi ; je l'ai envoyé avec mes com
" pagnons , je l'ai confié aux soins de Pirée , à qui j'ai re

« commandé de lui rendre tous les devoirs de l'hospitalité . »


Il dit ; Pénélope cède à ses conseils , rentre dans son ap
partement , lave dans une onde pure son visage et ses mains ,
et , vêtue d'une robe blanche , elle adresse ses vœux aux
Immortels , et leur promet à tous des hécatombes , si Jupi
ter daigne punir les tyrans qui l'oppriment.
Télémaque sort du palais , sa lance à la main ; ses chiens
fidèles marchent sur ses pas. Minerve a répandu sur toute
sa personne une grace divine , tous les regards se fixent
sur lui , tous les prétendants l'entourent , le compliment
sur les lèvres et la rage dans le cœur . Mais il se dérobe à
leurs empressements , et va s'asseoir auprès de Mentor ,
d'Antiphus et d'Alithersès , les amis de son père : ils l'in
terrogent, il répond à leur obligeante curiosité. *
Pirée arrive , et l'étranger avec lui. Télémaque court à
eux , et Pirée le premier : « Ordonne , lui dit-il , aux fem
« mes du palais d'aller dans ma maison prendre les dons
" que tu as reçus de Ménélas et que tu as laissés à ma garde.
— « Pirée , lui répond Télémaque , nous ignorons en
« core ce que le sort nous réserve ; si ces fiers prétendants
<< ne m'égorgeront pas dans mes foyers et ne se partageront
« pas mon héritage. J'aime mieux que ces objets soient
« dans tes mains que dans les leurs. Si je puis les punir et
« leur donner la mort , tu auras le plaisir de m'apporter
« toi-même les dons du généreux Atride , et j'aurai la joie
(( de les recevoir de ta main . »>

Il dit , et conduit au palais son hôte infortuné ; là , tous


deux dépouillent leurs manteaux et leurs tuniques , et en
620 L'ODYSSEE .

trent dans le bain. Des esclaves empressées répandent sur


leurs membres une onde pure et une huile parfumée , et les
revêtent de tuniques moelleuses et de riches manteaux. Ils
vont s'asseoir sur des siéges qui leur sont préparés. Une
jeune beauté , armée d'une aiguière d'or , épanche sur
leurs mains une eau limpide qui retombe dans un bassin
d'argent ; une femme plus âgée dresse devant eux une ta
ble , et y dépose avec grace des mets délicats confiés à sa
garde.
Télémaque et Théoclymène mangent en silence . Pénélope
est redescendue , et, assise à la porte , les yeux fixés sur son
fils , elle tourne son fuseau . Quand leur repas est fini : « Cher
་་ Télémaque , dit la reine , je remonte dans mon apparte
་་ ment ; je vais me jeter sur ce lit de douleur que je baigne

« toujours de mes larmes depuis que mon Ulysse est parti


« avec les Atrides pour cette fatale guerre. Mais , du retour
" de ton père , tu ne m'en as encore rien dit : si tu en as
" appris quelque chose , parle ; ah ! parle avant que ces
odieux prétendants reviennent au palais.
- « O ma mère ! je vais te rendre un compte fidèle de
« mon voyage. Nous avons été à Pylos ; j'ai vu Nestor et
« ses fils l'orgueil de sa vieillesse. Il m'a reçu comme le père
" le plus tendre recevroit un fils unique né sur le déclin de

« ses ans et dont il auroit été long-temps séparé. Mais de


«་་ l'infortuné Ulysse , ou vivant ou mort , il m'a dit qu'il
<< n'en avoit rien appris. Il m'a conseillé de me rendre au
«< près de Ménélas , m'a donné un char, des chevaux, et un

« de ses fils pour m'y conduire. A Lacédémone , j'ai vu


"( cette Hélène qui a coûté tant de travaux et tant de sang
" aux Troyens et aux Grecs. Ménélas m'a demandé quel
*་ motif, quel intérêt m'amenoit à sa cour. Je lui ai peint

« notre situation dans tous ses détails : mon père absent


depuis si long-temps ; sa vie ou sa mort incertaine ,
*
moi foible et sans appui, ma mère assiégée par d'au
" dacieuxprétendants qu'elle n'ose écouter, qu'elle n'ose
CHANT XVII . 621
་་
refuser, et qui consument dans d'éternelles orgies les
" débris de notre fortune.
- ་་ Quoi ! ces lâches , m'a-t-il dit , ils voudroient entrer
« dans la couche d'un guerrier si vaillant ! Une biche a dé
་ posé ses petits dans l'antre d'un lion , tandis qu'elle va

«< sur les coteaux et dans les vallons chercher sa pâture ; le


« lion rentrera dans son repaire , et de sa dent cruelle il
« dévorera et les petits , et bientôt la mère après eux. Ainsi
" Ulysse les immolera tous à sa vengeance.
« Jupiter ! Minerve ! Apollon ! Dieux puissants , si tel
« que je le vis jadis dans Lesbos se lever , lutter contre Phi
་ lomède , et le terrasser aux yeux des Grecs enchantés de

« sa victoire , si tel il apparoissoit aujourd'hui aux amants


« de ta mère , tous expireroient sous ses coups , tous , en
" mourant , maudiroient l'hyménée et ses amers appas.
A ce que tu demandes je répondrai sans détour. Je ne
" t'abuserai point par des discours équivoques : je te dirai
« ce que m'a révélé le vieux pasteur des troupeaux de Nep
« tune il l'a vu , m'a-t-il dit , navré de douleur dans la
«< grotte de la Nymphe Calypso , qui le retenoit malgré lui :
«< il ne pouvoit retourner dans sa patrie ; il n'avoit ni vais
< seau ni rameurs pour le conduire sur les plaines liquides. >>
«
« Voilà ce que m'a dit le fils d'Atrée. Je me suis rembarqué ;
« les Dieux m'ont accordé un vent favorable et m'ont ra
« mené dans mes foyers. >>
Il dit ; un trouble nouveau agite les pensées et le cœur de
Pénélope. Théoclymène prenant la parole : « O vertueuse
་་ épouse du généreux Ulysse , Télémaque , lui dit-il , n'a
« pu te révéler des secrets qu'il ignore. Je te dirai moi ce
« que ma science m'a fait connoître ; écoute et renferme
<< dans ton sein ce que je vais t'annoncer.
« J'atteste Jupiter et cette table hospitalière , et ce foyer
" d'Ulysse qui m'a reçu : Ulysse est en ce moment dans sa
" patrie , ou assis , ou couché sur la terre ; il connoît ses in
u jures , et médite la perte de tous les insolents qui l'outra
622 L'ODYSSÉE.

« gent. J'en ai reconnu l'infaillible présage sur le vaisseau


" qui nous a conduits sur ces rivages ; j'en ai donné l'assu
« rance à Télémaque. -Ah ! s'écrie Pénélope, puisse ta pré
" diction s'accomplir ! tu connoîtras bientôt les effets de ma
" reconnoissance je rendrai les autres mortels jaloux de
"L ton bonheur. »
Cependant les prétendants sont à la porte du palais. Ils
s'amusent à lancer le disque dans une enceinte , théâtre or
dinaire de leur insolence et de leurs jeux. L'heure du repas
approche ; de tous côtés arrivent des bœufs, des moutons ,
des provisions de toute espèce. Médon , le plus assidu des
hérauts , celui que les prétendants distinguent le plus :
« Nobles rivaux , leur dit-il , rentrez dans le palais tout
<< doit avoir son temps réglé , la table comme les plaisirs. »
Tous se lèvent à sa voix : ils déposent leurs manteaux ,
égorgent les bœufs , égorgent les moutons et les sangliers ,
et hâtent les apprêts du souper.
Cependant Ulysse et Eumée s'occupent de leur départ.
« Pauvre étranger, dit Eumée , tu brûles d'aller à la ville ,
«< et mon maître l'ordonne ; moi, j'aimerois mieux te voir ici
« gardien de nos étables ; mais il faut obéir. Je crains les
" mécontentements et les reproches. C'est une cruelle chose
་ d'être gourmandé par ses maîtres. Partons , le jour est
« sur son déclin , le temps va devenir plus rigoureux.
- « Je t'entends , dit Ulysse , j'entre dans ta pensée ; par
་་ tons ; donne-moi , si tu le peux , un bâton pour m'ap
« puyer ; on dit que le chemin est glissant. » Il dit , et sur
son dos il charge sa besace percée , qu'un lien de cuir tout
usé attache à ses épaules. Eumée lui donne un bâton , ils
partent , et laissent la maison rustique à la garde des pâtres
et des chiens .
Eumée , sans le savoir, conduit à la ville son maître , ca
ché sous la figure d'un vieillard et d'un pauvre mendiant
appuyé sur un bâton et couvert de haillons. Par un chemin
raboteux , difficile , ils s'avancent vers Ithaque déja ils
CHANT XVII. 623
sont arrivés à une fontaine où les citoyens vont puiser
l'eau nécessaire à leurs besoins ; c'étoit un monument d'I
thacus , de Nérite et de Polyctor, les premiers fondateurs
de la ville. Un massif de peupliers l'environne; du haut d'un
rocher coule une eau fraîche et limpide ; au-dessus est un
autel consacré aux Nymphes , où les voyageurs apportent
leurs vœux et déposent leurs offrandes. Là , les rencontre
Mélanthius , fils de Dolius , qui menoit les plus belles de ses
chèvres pour le dîner des prétendants : deux bergers l'ac
compagnoient. A la vue d'Ulysse et d'Eumée , l'insolent les
attaque et les outrage : « Voilà , dit-il , un couple bien as
« sorti comme la fortune toujours assemble ceux qui se
« ressemblent ! Maître pâtre , où mènes-tu ce malotru , ce
« mendiant importun qui va nous affamer, qui , frottant ses
épaules à toutes les portes , viendra demander, non des
" épées , non des chaudières , mais les débris du repas ?
<< Donne-le moi , j'en ferai un valet de nos bergeries , le
« pourvoyeur de nos chevreaux ; là , il se gorgera de petit
་་ lait , et bientôt son ventre descendra à triple étage sur ses
« genoux. Mais non , il ne sait de métier que celui de
vaurien ; il ne voudra pas travailler; il aimera mieux men
" dier de porte en porte , et se gorger de ce qu'il arrachera
" par ses importunités. »
Il dit , et en passant à côté du héros , il lui détache un
coup de pied ; Ulysse reste immobile ; cependant il balance
s'il fondra sur l'insolent ; s'il lui déchargera sur la tête un
coup de bâton , et lui fera mordre la poussière ; mais il se
contient et maîtrise sa colère . Eumée , moins patient ,
gourmande le vil esclave du regard et de la voix , et levant
les mains au ciel : « O Nymphes de ces eaux ! s'écrie-t-il ; Ô
« filles de Jupiter ! si jamais Ulysse vous offrit des sacrifices ,
" s'il engraissa votre autel du sang des victimes , exaucez
«
་་ les vœux que je viens vous adresser : qu'il revienne , ce
"
« maître chéri ! qu'un Dieu puissant nous le ramène ! il pu
nira tes insolences et ces forfanteries que tu vas semant
624 L'ODYSSÉE .
par la ville , tandis que des pâtres infidèles ruinent le trou
« peau que tu leur abandonnes .
- (( Qu'ose dire cet impudent , ce vieux patelin , ce vieux
<< sournois ? s'écrie à son tour Mélanthius ; je le jetterai sur
« un vaisseau , je l'enverrai dans une contrée lointaine tra
« vailler pour moi. O que son Télémaque pût être aujour
« d'hui frappé des traits d'Apollon , ou tomber sous les
« coups des amants de sa mère , comme il est sûr qu'il n'y
« a plus de retour pour son Ulysse ! »
Il dit , et laisse derrière lui Ulysse et Eumée , qui mar
chent à pas lents . Il se hâte d'arriver au palais ; il y entre ,
et va s'asseoir au milieu des prétendants , en face d'Eury
maque , dont il a toujours fait son idole. Tout s'empresse à
le servir on lui apporte des viandes , on lui présente dans
une corbeille les dons de Cérès .
Bientôt après lui arrivent Ulysse et son fidèle guide . Ils
s'arrêtent sous le portique du palais ; des sons harmonieux
viennent frapper leurs oreilles c'étoient les accords de
Phemius. Le héros serrant la main d'Eumée : « Voilà bien ,
« lui dit-il , le séjour d'un grand roi. Ce sont merveilles sur
" merveilles ; cette cour , ces murs , ces voûtes, ces portes où
« l'art le plus savant se déploie ; il n'y a rien où la critique
« puisse se prendre ; et , dans l'intérieur , sans doute , une
<< table somptueusement servie, des esclaves nombreux , de
« nombreux convives, tout le luxe des festins , et cette lyre
" enchanteresse que les Dieux firent pour les embellir.
- « Tu t'y connois ; je retrouve ici , comme dans tout le
«་ reste , la justesse de ton esprit ; mais voyons comment
« nous devons nous conduire entre le premier , et va te
« montrer à ces prétendants ; moi , je resterai ici après toi;
« ou , si tu veux , j'entre et je te laisse derrière moi ; mais
" n'y reste pas long-temps , de crainte que quelque insolent

« ne te frappe et ne te chasse.
- « Je t'entends, dit Ulysse, et je saisis ta pensée : passe
« le premier ; des insultes, des coups n'ont rien de nouveau I
CHANT XVII. 625
« pour moi ; j'ai un courage à toute épreuve ; j'ai tant souf
« fert, et dans les tempêtes et à la guerre ! viennent d'autres
« peines encore , je subirai ma destinée.
Ce malheureux
" appétit ! le tourment de la vie ! il n'y a pas moyen de s'en
" défendre ; pour le satisfaire , on arme des vaisseaux , on
« court sur une mer en furie porter le malheur à ses en
« nemis . >>>
Tandis qu'ils s'entretiennent , un chien couché dans la
cour lève la tête et dresse les oreilles . C'étoit un chien de
l'infortuné Ulysse , que jadis lui-même avoit pris plaisir à
nourrir et à former. Il n'avoit pas joui du succès de ses
soins ; il étoit parti trop tôt pour aller combattre sous les
murs d'Ilion. La jeunesse d'Ithaque alloit , avec ce chien ,
lancer les chèvres sauvages et poursuivre les lièvres et les
cerfs. Maintenant , loin de son maître , il languit ,, délaissé
sur un tas de fumier que des valets négligents ont laissé
amasser à la porte des écuries et des étables , en attendant
que , pour engraisser la terre , on le transporte dans les
champs. Le pauvre Argus est là gisant , couvert d'insectes
qui le dévorent. Il a senti son maître : il remue sa queue
pour le caresser, et baisse les oreilles ; mais il ne peut se
traîner jusqu'à lui. Le héros , à cette vue , détourne la tête
pour dérober à Eumée et essuyer une larme qui s'échappe
de ses yeux ; puis , se remettant : « Il est bien étrange , dit
« il , qu'on abandonne ce chien sur ce tas de fumier. Il est
de belle apparence ; mais, avec cet air-là , je ne sais pas
« trop s'il étoit bon à la course , ou si ce n'étoit qu'un de
« ces chiens de table que des maîtres curieux nourrissent
« pour leur plaisir.
- « Ah ! lui dit Eumée , c'est le chien chéri de ce bon
« maître que nous avons perdu dans les pays lointains. S'il
« étoit encore , et de figure et de prouesse , tel que l'avoit
« laissé Ulysse en partant pour Troie , tu admirerois son
« ardeur et sa légèreté il poursuivoit sa bête jusqu'au
८ fond des bois ; c'étoit l'instinct le plus sûr et le jarret le
40
626 L'ODYSSÉE .
" plus vigoureux . Maintenant , il est usé de fatigue et de

«< maladie ; son maître est perdu loin de sa patrie , et des


« femmes insouciantes le négligent. Les serviteurs , quand
«< ils ne sont plus sous les yeux de leurs maîtres , ne con
« noissent plus de devoirs. Le jour qu'il met un homme
<< libre dans les fers , Jupiter lui ôte la moitié de ses vertus. »
Il dit , et entre au palais il va droit au milieu de ces
fiers prétendants . Argus a revu son maître , après vingt
années d'absence ; il l'a revu , et la mort lui ferme les yeux.
Télémaque aperçoit Eumée le premier ; il l'appelle d'un
coup d'œil auprès de lui. Eumée le cherchoit lui-même de
ses regards ; soudain il s'avance , prend un siége qu'il trouve
près de l'officier qui distribue les viandes , le porte à la table
où est assis Télémaque , et s'y place vis-à-vis de lui. Un
héraut le sert , et lui présente du pain dans une corbeille.
Bientôt après Eumée , Ulysse arrive sous la figure d'un
pauvre vieillard , appuyé sur un bâton et couvert de hail
lons. Il s'arrête à la porte ; il se penche sur le chambranle
qu'une main savante avoit dressé à l'aide de la règle et du
compas. Télémaque prend de la viandeet du pain autant que
ses deux mains peuvent en contenir, et s'adressant à Eumée :
« Va, dit-il, porte cela à l'étranger. Dis-lui qu'il aille deman
« der de convive en convive ; que la honte ne va point aux
malheureux dans l'indigence. »
Eumée se lève et va vers Ulysse : « Tiens , lui dit-il, voilà
« ce que Télémaque t'envoie. « Qu'il aille , m'a-t-il dit , de
« mander de convive en convive ; la honte ne va point à
« l'indigent. » O Maître des Dieux ! dit Ulysse , que Télé
« maque soit heureux entre tous les mortels ; que le succès
« couronne tous ses desseins ! » Il dit , et tendant ses deux
mains , il reçoit ce que lui apporte Eumée , et le dépose
sur sa besace. Il mange tant que Phémius fait entendre ses
accords ; il cesse de manger quand la lyre se tait.
Cependant le tumulte et le bruit règnent dans la salle.
Minerve , toujours invisible , s'approche d'Ulysse, et lui in
CHANT XVII. 627

spire d'aller tendre la main à tous , afin qu'il reconnoisse


quels sont ceux d'entre eux qui sont sensibles et humains ,
quels sont ceux qui ne connoissent ni la nature ni ses droits.
Ulysse prend à droite , et tend la main à tous , comme un
vieux mendiant bien stylé dans son métier. On le regarde
avec des yeux étonnés ; on lui donne par un sentiment de
pitié , on se demande ce qu'il est , et d'où il vient. Le ché
vrier Mélanthius se hâte de parler « Écoutez , dit-il , no
« bles amants de notre illustre reine ; je vous dirai ce que
a je sais de cet étranger. Je l'ai vu tout-à-l'heure qu'Eumée
«
« l'amenoit ici ; je ne sais , d'ailleurs , ni ce qu'il est, ni d'où
« il vient. >>
Aussitôt Antinoüs de gourmander Eumée : « Malheureux
« pâtre pourquoi as-tu amené cette espèce à la ville ? n'a
" vons-nous pas assez de vagabonds , d'affameurs? Tu
« trouves à merveille qu'ils viennent dévorer le bien de ton
« maître , et tu as été nous chercher quelque part ce nou
« veau venu.
- « Antinoüs , lui répond Eumée , je ne te reconnois pas
« à ce langage. Eh ! quel étranger va-t-on chercher, si ce
« n'est un ouvrier attaché à sa maison , un devin , un mé
« decin , un chanteur qui charme nos oreilles par ses ac
« cords? voilà les hommes qu'on cherche , qu'on attire
<< chez soi par tout pays ; mais un mendiant , qui va le cher
« cher pour en être dévoré soi-même ?
<
« Mais tu es de tous ceux qui font leur cour à notre
« reine , le plus fâcheux , le plus dur pour les pauvres ser
viteurs d'Ulysse , et surtout pour moi. N'importe ; tant
« que je verrai la sage Pénélope dans ce palais , et ce Té
< lémaque l'image des Dieux .....
«
-- « Tais-toi , lui dit Télémaque ; ne t'amuse point à lui
« répondre , il ne sait que dire des injures et en faire dire
« aux autres. » Puis d'un ton plus haut : « Vraiment , Anti
« noüs , tu as pour moi les soins d'un père ; tu veux qu'on
« chasse cet étranger de mon palais. Le ciel nous en pré
40.
628 L'ODYSSÉE.

« serve ! donne-lui plutôt , donne-lui à mes dépens ; je t'en


« presse moi-même ; ne crains point que mon cœur s'en
" offense ; ne crains point les regards des autres serviteurs
" d'Ulysse. Mais ce n'est pas là ton goût , tu aimes mieux
« manger, toi , que de donner à d'autres.
- « Discoureur altier , fougueux Télémaque , lui réplique
་་ Antinoüs , qu'as-tu dit? Si nous lui donnions tous autant
« que toi , il en auroit pour trois mois à ne pas sortir de
« son bouge. » Il dit , et saisissant le tabouret sur lequel ses
pieds étoient mollement appuyés , il en menace le faux
vieillard.
Les autres donnent au pauvre mendiant , et remplissent
sa besace. Bientôt Ulysse alloit retourner à sa porte , goûter
ce qu'il avoit reçu de leur générosité ; mais il s'approcha
d'Antinous : « Donne , l'ami , donne , lui dit-il : tu ne m'as
« pas l'air d'un homme vulgaire. On te prendroit pour un
«་་ roi. C'est à toi de donner, et de donner mieux qu'un
<< autre ; j'irai vanter ta bienfaisance par toute la terre. Moi
« aussi je fus jadis opulent et fortuné ; je donnois au mal
« heureux , quels que fussent ses besoins : j'avois des es
« claves à milliers , j'avois tout ce qui fait le bonheur des
« gens riches. Mais Jupiter m'a tout ravi ; il l'a voulu , je
་ m'y soumets ; il m'inspira la fantaisie d'aller en Égypte
« avec des aventuriers pour m'y perdre. Mes vaisseaux
་་ mouillèrent dans le fleuve qui arrose ce pays ; j'ordonnai
à une partie de mes équipages de rester à la garde des
"<< navires ; j'en détachai d'autres pour aller reconnoître la
« contrée. Ces malheureux s'abandonnèrent à leurs folles
<< idées . Ils ravagent la campagne , enlèvent les femmes et

« les enfants , égorgent les hommes. L'alarme se répand


« dans la ville ; tout s'émeut , la plaine se couvre d'infante
་་ rie , de cavalerie ; l'airain , le fer, brillent de tous côtés.
་ Jupiter jette au milieu des miens l'épouvante et la fuite ;
«
« aucun n'ose résister, plusieurs sont égorgés , d'autres
« sont pris et vont travailler sous des maîtres . Moi , on
CHANT XVII. 629
« me vend à un étranger , à cet Admète , fils de Jasius , qui
« régnoit dans l'île de Cypre , et me voici jeté dans ce pays
" ci , pour y éprouver de nouveaux malheurs .
- ((
Quel démon , s'écrie Antinoüs , nous amena cette
«" espèce maudite , le fléau d'un repas? Retire-toi loin de
« ma table , ou crains que je ne te fasse bientôt revoir ton
་ Égypte , ta Cypre , et toutes leurs amertumes , mendiant
« éhonté! Tu vas à tout le monde , tout le monde te donne.
« On jette tout ici , on ne ménage rien dans une maison
K
qui n'est pas à soi , et où tout abonde. » Ulysse en s'éloi
gnant : « Dieux ! quel langage , et avec cette figure-là ! Tu
« ne me donnerois pas chez toi un grain de sel , puisque ,
dans une maison étrangère , où tu regorges de tout, tu n'as
« pas le courage de me donner un morceau de pain. >>
Antinous écumant de colère : « Tu sortiras , dit-il , mais
<< tu ne sortiras pas comme tu es entré , tu paieras chère
« ment tes insolences. » Il dit , et lance le tabouret qui va
frapper le dos d'Ulysse , au-dessous de l'épaule. Ulysse reste
immobile comme un roc. Le coup ne l'a point étonné , il
secoue seulement la tête , et , sans dire mot , il couve les
desseins de sa vengeance , et va se replacer sur le seuil de
la porte ; il y dépose sa besace bien renflée , et s'adressant
à tous les prétendants : " Écoutez , dit-il , nobles pour
"« suivants d'une auguste reine , écoutez ce que m'inspire
« un juste ressentiment . On ne gémit point , on ne pleure
point quand on est blessé en défendant ses biens , ses
<< troupeaux ; mais Antinous
m'a frappé pour me punir
« de ma misère et de ces tristes besoins qui m'abaissent à
« mendier la pitié ; mais , s'il est des Dieux pour l'indigent ,
"« s'il est des Furies vengeresses des injures qu'il reçoit ,
<< qu'Antinous trouve la mort avant que d'arriver à l'hymen
<< auquel il aspire . - Reste assis , dit Antinoüs, et mange en
« silence , ou retire-toi , de peur que cette jeunesse , pour
« punir tes discours , ne te sacrifie , ne t'entraîne hors d'ici

" et ne te coupe en morceaux. »


630 L'ODYSSÉE.
Tous les autres se soulèvent : « Antinous , disent-ils , tu
« ne devois pas frapper ce pauvre malheureux.... Si c'étoit
«< un Dieu caché sous cet extérieur.... Les Dieux vont sou
« vent , sous une forme étrangère , parcourir les villes et
« les campagnes , pour observer les humains , et reconnoître
" s'ils obéissent aux lois , ou s'ils les violent et les bra
« vent. » Antinous reste insensible à leurs reproches. Télé
maque , à la vue de son père indignement frappé , est percé
jusqu'au fond du cœur ; mais il ne laisse pas échapper une
larme ; il secoue la tête , dévore sa peine sans mot dire , et
médite sa vengeance .
Pénélope a su qu'un étranger avoit été frappé dans le pa
lais. Elle s'écrie au milieu de ses femmes : « Puisse Apollon
« percer de ses traits l'audacieux qui a ainsi violé les
« droits de l'hospitalité ! Si les Dieux , dit sa fidèle Eury
" nome , si les Dieux daignoient nous entendre , aucun de
« ces insolents ne verroit l'aurore de demain ! Chère nour
"« rice , lui dit Pénélope , tous me sont odieux , tous travail
«< lent à notre ruine ; mais cet Antinoüs je le hais comme la
« mort. Un pauvre malheureux vient mendier son pain
" dans mon palais ; tous les autres lui donnent , et cet Anti
« nous lui jette son tabouret et le blesse à l'épaule ! >>
Tandis qu'Ulysse mange en silence , la reine fait appeler
Eumée : « Va , lui dit-elle , fais-moi venir cet étranger, que
je lui parle , que je l'interroge. Il me dira peut-être quel
« que chose d'Ulysse , s'il l'a vu , s'il en a entendu parler ; il
« a l'air d'avoir couru bien des pays. >>
- « O reine , lui dit Eumée , si , au milieu des bruits si
" nistres qui affligent tes oreilles , il t'étoit possible de l'en
« tendre , ses discours charmeroient tes ennuis. Je l'ai pos
« sédé trois nuits , je l'ai gardé trois jours ; c'est à moi qu'il
« s'est adressé au sortir du vaisseau qui l'avoit amené sur
« nos rives. Pendant trois jours , pendant trois nuits , il n'a
« pu épuiser l'histoire de ses malheurs : c'est un charme de
« l'entendre. Tel un chantre inspiré des Dieux nous ravit
CHANT XVII. 631
« et nous tient dans l'enchantement par ses accords. Il dit
« que ses pères étoit unis à la maison d'Ulysse par les
« nœuds de l'hospitalité ; qu'il est né dans cette grande île
« de Crète où régna Minos ; que de là , de malheurs en mal
«< heurs , il a été roulé sur nos rivages. Il assure qu'au riche
«< pays des Thesprotes il a entendu parler d'Ulysse , qu'il y
" étoit vivant , qu'il alloit revenir dans sa patrie , comblé de
richesses.
- « Ah ! va , dit Pénélope , va ; fais-le moi venir ; que je
le voie , que je l'entende lui-même ; que nos tyrans se
st livrent à la joie , ou dans la cour, ou dans le palais même ;

« ils ne connoissent ni peines ni soucis . Leurs richesses


" sont en sûreté dans leurs maisons ; leurs familles y vivent
«
frugalement de la part qu'ils leur font , et chaque jour ils
<< viennent ici égorger nos bœufs , égorger nos moutons et
« nos chèvres , et vider nos celliers . Tout se consume , tout
« périt ; aussi n'avons-nous plus d'Ulysse pour nous dé

« fendre et nous venger. Ah ! s'il revenoit , s'il rentroit


dans ses foyers ; bientôt lui et son fils auroient puni nos
་་ oppresseurs . »
En ce moment , Télémaque éternue ; les voûtes en reten
tissent , et Pénélope de rire. <« Va , dit-elle, va vite me cher
10 cher l'étranger. N'as-tu
pas vu qu'aux derniers mots que
་་« j'ai prononcés , mon fils a éternué ? J'accepte l'augure ; la
«" mort de ces malheureux est assurée , aucun n'échappera
« à sa destinée. Je te dirai plus , et souviens-toi de ma pro
« messe si je trouve qu'il a dit la vérité , je lui donnerai et
" tunique et manteau , et de riches habits. »

Eumée descend , et , s'approchant d'Ulysse : « Mon père,


"« lui dit-il , la mère de Télémaque te demande ; malgré la
"« douleur où elle est plongée , elle veut t'entretenir , elle
« veut t'interroger sur le sort de son époux . Si l'événement
" justifie ce que tu vas lui annoncer, elle te donnera tunique ,

" manteau, tout ce dont tu auras besoin ; tu pourras ensuite


« aller mendier de porte en porte , te donnera qui voudra .
632 L'ODYSSÉE .
- (( Oui , dit Ulysse , je lui dirai la vérité , je connois le
« sort de son époux ; nous avons couru mêmes dangers ,
«< éprouvé fortunes pareilles ; mais je redoute cette cohue
« dont l'insolence brave le ciel même tu l'as vu tout-à
" l'heure , quand , me promenant innocemment dans cette
« salle , cet homme m'a frappé , ni Télémaque ni personne
« ne s'est présenté pour me défendre . Quelle que soit l'im
་་ patience de la reine , obtiens d'elle qu'elle diffère cet en
« tretien jusqu'au coucher du soleil. Assis au coin de son
«< feu , elle m'interrogera sur la destinée de son époux. J'ai
་་ besoin de me réchauffer, tu le sais , puisque tu es le pre
« mier qui aies reçu mes supplications . >>
Eumée retourne auprès de Pénélope. « Eh ! tu ne l'amè
«< nes pas ! lui dit-elle ; à quoi songe-t-il ? craint-il encore
་་ quelque insulte ? est-ce la timidité qui le retient? au métier
་་ qu'il fait , la timidité ne va pas. Il soupçonne, dit Eumée ,
«
< ce que tout autre soupçonneroit à sa place. Il craint l'inso
« lence de cette folle jeunesse. Il te prie d'attendre jusqu'au
" coucher du soleil. Il trouve , ô reine , qu'il n'est pas digne
«
" de toi de le recevoir seule et de l'interroger sans témoins.
- ་་
Cet étranger, quel qu'il soit , dit Pénélope , n'est
"«< point un homme sans lumières et sans réflexion . Il est
« rare , en effet , de trouver des mortels aussi insolents et
་་ toujours prêts à commettre des excès. »
Eumée retourne aux lieux où sont rassemblés les préten
dants , et , s'approchant de Télémaque , lui dit à l'oreille :
« Je pars ; je vais veiller à tes intérêts et aux miens. Toi ,
« veille ici , sauve tes jours , songe à te garantir de nouveaux
« malheurs : tu es environné d'ennemis ; que le ciel les con
" fonde avant qu'ils aient consommé leurs coupables des
<< seins ! - Sois tranquille , mon ami , lui répond Télémaque.
« Va prendre de nouvelles forces , et puis demain , aux pre
« miers rayons du jour , tu nous amèneras des victimes ; du
( reste , tu t'en reposeras sur les Dieux et sur moi . »
Eumée va se rasseoir à sa place , prend quelque nourri
CHANT XVII. 633
ture , et retourne où son devoir l'appelle. Il laisse et la cour
et le palais remplis d'une foule nombreuse . Bientôt com
mencent la musique et les danses , et le soleil va se plonger
dans les eaux .

CHANT DIX -HUITIÈME .

SURVIENT un mendiant du canton , qui alloit quêtant par


la ville d'Ithaque , le roi des gloutons , un ventre insatiable ,
toujours mangeant , toujours buvant ; un colosse , à le voir ,
mais de force et de vigueur, point. Arnée étoit son nom , le
nom que sa mère lui donna au jour de sa naissance . Toute
la jeunesse d'Ithaque l'appeloit Irus , parceque , pour porter
lettres et paquets , il étoit aux ordres du premier venu .
Il arrive , et d'abord il veut chasser Ulysse de son palais :
« Retire-toi, bonhomme, que bientôt on ne te prenne par les
« pieds , et qu'on ne te jette hors d'ici . Ne vois-tu pas que
<< tout le monde me fait signe et veut que je te chasse? al
" lons , debout , que nous ne jouïons des mains. »>
Ulysse jetant sur lui un regard farouche : « Misérable ,
་་ je ne te fais point de mal , je ne te dis point d'injures :
« qu'on te donne , qu'on te donne encore , je n'en suis point
« jaloux. Ce seuil nous suffit à tous deux , ne sois pas plus
«< jaloux que moi . Tu es, à ce qu'il me semble , comme moi ,
« un pauvre vagabond. Les Dieux , un jour peut-être , nous
<< enverront quelque bonne fortune. Mais ne me provoque
«< point , ne me mets point en colère. Tout vieux que je suis
«< je pourrois te mettre en sang et la gorge et la mâchoire ;
" j'en serois plus à mon aise demain , tu ne reviendrois de
་་ long-temps me disputer ma place à la porte d'Ulysse.

- « Dieux ! s'écrie Irus , quel flux de paroles , vieux mal


« otru ! vieille carcasse enfumée ! si je m'y mets , je t'as
« somme , je te casse les dents ; je te traite comme on fait
634 L'ODYSSÉE .
« au pourceau qu'on surprend à ravager la moisson. Allons ,
retrousse tes haillons , qu'on nous voie aux prises ; mais
" vieux comme tu es , comment oserois-tu te mesurer avec
« un homme de mon âge ? "›
Au bruit de cette querelle , Antinous riant aux éclats :
« Mes amis , s'écrie-t-il , nous n'eûmes jamais fête pareille.
་་ Quel spectacle la fortune nous apprête ! Irus et cet autre
«་་ mendiant sont aux prises , animons la querelle . » Il dit , et
tous de rire à leur tour ; ils se rassemblent autour des deux
champions et les excitent au combat. « Écoutez , dit Anti
nous , écoutez , mes nobles rivaux : voilà des tripes et
« des boyaux de chèvre , remplissons-les de sang et de
graisse , et faisons-en le prix du vainqueur ; qu'il en
« prenne ce qu'il voudra , qu'il soit le seul désormais ad
་་ mis à nos fêtes ; qu'aucun autre que lui n'ait le droit d'y
mendier. »
Il dit , et tous d'applaudir. Le rusé Ulysse : « O mes amis !
"1 dit-il , un vieillard usé de peines et de misère ! comment
« se mesurer avec un garçon si jeune et si vigoureux ? Pour
(( tant , si faut-il s'y résoudre , le besoin m'y condamne ;
« mais jurez , jurez tous que personne ne prêtera la main à
་་ Irus , et ne se joindra à lui pour m'accabler. »>

Ils jurent tous , et Télémaque s'adressant à son père :


« Pauvre étranger , lui dit-il , si tu es décidé à risquer cette
« aventure , ne crains personne ; qui oseroit te frapper au
« roit plus d'un adversaire à combattre je suis le maître
« ici ; Eurymaque et Antinous , tous deux les premiers
་་ d'Ithaque par leur rang et par leur sagesse , pensent
«
« comme moi. »
Il dit ; tous applaudissent. Le héros relève ses haillons ,
découvre ses cuisses nerveuses , ses larges épaules , sa large
poitrine et ses bras vigoureux . Minerve , invisible , est à ses
côtés , et donne à ses traits et à ses membres plus de force
et d'énergie. Les prétendants le regardent avec des yeux
étonnés , et se disent entre eux : « Quelle vigueur ce vieil
CHANT XVIII. 635
« lard cachoit sous ces haillons ! Irus , le pauvre Irus , aura
« bientôt le sort qu'il s'est attiré ! »
Irus frémit et recule ; on le force d'attacher sa ceinture ,
et on l'amène tout tremblant sur l'arène : « Misérable for
" fante , lui dit Antinoüs , fusses-tu
dans le néant si déja tu
<< trembles devant un pauvre vieillard usé par la misère et
« les années : je t'annonce , et compte sur ma parole , s'il a
« le dessus , s'il est ton vainqueur , je te jette dans un vais
་ seau ; je t'envoie en Epire , au roi Echétus , la terreur des
"« humains ! il te coupera le nez , il te coupera les oreilles , il

« te coupera..., et de tes honteux lambeaux il fera la pâture


« des chiens . >>
Il dit ; le malheureux tremble de tous ses membres . On le
pousse sur le champ du combat ; les deux champions lèvent
les bras. Ulysse balance si du premier coup il étendra ce
foible rival mort sur la poussière , ou si , ménageant sa force,
il ne fera que le jeter sur le carreau ; il se détermine à ne
frapper qu'à petits coups , afin que les spectateurs ne le re
connoissent pas à son ancienne vigueur. Tous deux se
dressent sur leurs pieds et frappent à la fois . Irus atteint le
héros à l'épaule droite ; Ulysse atteint Irus au col , au-des
sous de l'oreille , il lui brise les os de la mâchoire ; le sang
jaillit de sa bouche , il tombe en beuglant sur la poussière ;
les dents tombent arrachées de leurs alvéoles , et le malheu
reux bat la terre de ses talons . Les prétendants , les mains
en l'air , meurent de rire. Ulysse prend Irus par les pieds ,
le traîne sous le portique , et de là dans la cour , l'appuie
contre le mur d'enceinte , et lui met un bâton à la main :
« Reste là , lui dit-il , et , avec cette arme , écarte les pour
« ceaux et les chiens ; ne t'avise plus de faire le roi des
«< étrangers et des mendiants , misérable vaurien , de crainte
« que pire ne t'arrive. >>
Il dit , et rejette sur son dos sa besace percée ; de son lien
usé il la rattache à ses épaules , et va se rasseoir sur le seuil
du palais ; on lui sourit , on le flatte de paroles : « Que Ju
636 L'ODYSSEE .
« piter et les Dieux te bénissent , brave étranger , qui nous
" as délivrés de ce vilain vagabond ! Tout à l'heure , nous
" allons l'envoyer au roi Échétus , le plus terrible des hu
<<
་་ mains. >>
Ulysse sourit à ce présage ; Antinous lui présente un im
mense boudin plein de graisse et de sang. Amphinomus va
prendre deux pains dans une corbeille , les lui donne , et
lui présentant une coupe d'or remplie d'un jus délicieux :
« Je te salue , lui dit-il , mon père ; que désormais le bon
« heur soit ton partage ; tu n'as été que trop long-temps le
« jouet de l'infortune.
- (( Amphinomus , lui répond Ulysse , à ce langage je
« reconnois le sang de ce Nisus de Dulichium , dont j'ai en
« tendu vanter les vertus et les richesses. On dit que tu es
<< son fils ; tu as déja la maturité que donnent l'âge et l'expé
" rience. Je puis te parler à toi ; écoute les conseils de ma
« vieillesse. De tous les animaux que nourrit la terre , qui
" respirent et rampent sur son sein , il n'en est point de plus
<< foible que l'homme. Tant que les Dieux soutiennent son
« courage , tant que la force anime les ressorts de sa vie , il
« se croit invulnérable. Mais , si le ciel appesantit sur lui les
« revers , il s'indigne , il n'a plus le courage de souffrir. Tel
<< est le sort des humains ; ils sont soumis à l'influence du
«་་ temps ; ils vont comme les jours , et changent avec eux. Je
« devois être marqué pour le bonheur. Mais fier du rang de
<< mon père et de l'appui de mes frères , je m'abandonnai à
<< la fougue de mes passions , j'outrageai la justice et les lois.
« Le ciel m'en a puni. Que l'homme apprenne par mon
« exemple à jouir en silence des bienfaits des Dieux. Quel
" spectacle je vois ici ! l'injure , l'insolence , et tous les vices ;
« on dévore la fortune , on outrage l'épouse d'un héros qui
་་ désormais ne sera pas long-temps absent de sa patrie. Il
«
« arrive ; puisse ton génie te retirer d'ici ! puisses-tu ne pas
« t'exposer à ses regards quand il rentrera dans son pays !
" Une fois revenu dans ses foyers , ce ne sera que dans le
CHANT XVIII. 637
" sang que seront lavés les outrages que chaque jour on fait
« à sa femme et à son fils . »
Il dit , offre des libations aux Dieux , vide la coupe d'or et
la remet entre les mains d'Amphinomus. Amphinomus se
retire , la douleur dans l'ame , secouant la tête , et plein des
pressentiments les plus sinistres . Mais il n'échappera pas à
sa destinée : Minerve le tient enchaîné dans ce palais ; il faut
qu'il y périsse de la main de Télémaque.
Cependant la Déesse inspire à la fille d'Icare , à la sage
Pénélope , de se montrer aux prétendants pour faire éclater
leurs dispositions et leurs desseins , et la rendre elle-même
plus intéressante aux yeux de son époux et de son fils. Un
sourire involontaire est sur ses lèvres : « Eurynome , dit
་་ elle , il me prend une fantaisie extraordinaire : je veux me
" montrer à ces prétendants , tout odieux qu'ils me sont :
«" je pourrai donner à mon fils un utile conseil , je l'engage
« rai à n'être pas toujours avec cette troupe ennemie , qui
<
« a la douceur sur les lèvres et le fiel dans le cœur.
- « Tu as raison , ma fille , parle à ton fils , ne lui dissi
" mule rien ; mais essuie ce visage encore mouillé de tes lar
« mes , et qu'une essence parfumée rende l'éclat à tes joues
décolorées. Ne va pas te montrer les yeux chargés de
་་ pleurs. Ce long deuil doit avoir un terme : voilà ton fils à
«< l'âge où tu le voulois. Tu demandois aux Dieux de voir
« sur ses joues le duvet de la jeunesse.
— « Chère Eurynome , ne me parle plus de ces inutiles
་་ soins ; essuyer les traces de mes larmes , parer mon vi
" sage ! Ah ! les Dieux me ravirent toute ma beauté le
« jour où il monta sur ce funeste vaisseau. Fais-moi venir

« Autonomé et Hippodamie ; qu'elles descendent avec moi


«< et se tiennent à mes côtés ; je ne puis , je rougirois de me
" présenter seule dans une assemblée d'hommes . >>

Eurynome va porter ses ordres et presser l'arrivée de ses


femmes. Cependant Minerve fait descendre le doux som
meil sur les yeux de la fille d'Icare : elle se penche et s'en
638 L'ODYSSEE.

dort. Tous ses muscles se détendent. Pour qu'elle attire


tous les regards , la Déesse verse sur elle des charmes di
vins elle baigne son visage de cette essence immortelle de
beauté dont Vénus se parfume quand elle va danser avec
les Amours et les Graces ; elle donne à sa taille et à ses
traits plus de grandeur , plus de majesté , et à son teint une
blancheur plus éclatante que celle de l'ivoire.
La Déesse s'envole ; Autonomé et Hippodamie arrivent ;
un léger bruit annonce leur présence. Le sommeil aban
donne Pénélope. De ses mains elle essuie ses joues : « Ah ,
« quel doux sommeil , dit-elle , est venu suspendre mes en
« nuis ! Oh ! que tout-à-l'heure la chaste Diane me donnât
« une mort aussi douce ! que je ne fusse plus condamnée à
« me consumer dans la douleur , toujours pleurant un tendre
« époux et regrettant les vertus du plus grand de tous les
« Grecs ! »
A ces mots , elle descend ; ses femmes descendent avec
elle. A la vue des prétendants , elle s'arrête sur le seuil de
la porte , son voile abaissé sur ses joues , ses deux femmes
à ses côtés. A son aspect , tous sentent leurs genoux fléchir ;
ils frémissent , ils brûlent de desirs amoureux .
Pénélope s'adressant à son fils : « Je ne te reconnois plus,
་་ dit-elle , mon cher Télémaque : dans ton enfance tu t'oc
" cupois de nos intérêts , des soins de ta maison ; et aujour
"( d'hui que te voilà grand , que tu touches à la fleur de tes
" années, qu'à voir et ta taille et ton maintien on te croiroit
« fait pour être le bonheur d'un père et l'appui de sa vieil
«< lesse , je ne trouve plus en toi ni le tact des convenances,
« ni le sentiment de tes devoirs. Qu'est-il arrivé dans ce
" palais et sous tes yeux ? tu as laissé insulter , outrager in
« dignement un étranger ! Comment ! si l'homme que nous

« avons reçu sous notre toit , qui y reposoit tranquille sur


"« la foi de l'hospitalité , éprouve un traitement odieux , la
« honte en est à toi , c'est toi que la voix publique en
« accuse.
CHANT XVIII . 639
―― "
O ma mère , lui répond Télémaque , je ne suis point
་་ blessé des reproches que te dicte une juste indignation.
« Je connois le bien , je connois le mal ; je ne suis plus en
« effet un enfant ; mais , tiraillé dans tous les sens , entouré
« de malveillants , sans personne qui me seconde , je ne
« puis étendre mes soins à tout et porter
ma vue sur tout.
" Mais cette querelle d'Irus et de ce pauvre étranger , ce
« ne sont point ces nobles citoyens qui l'ont allumée. Au
K
« reste , l'étranger a été le plus brave et le plus vigoureux .
(( Jupiter ! Apollon ! Minerve ! Dieux puissants ! oh ! que
« tous nos ennemis fussent comme Irus , tête branlante ,
" abattus , immobiles , les uns dans le palais , les autres
« dans la cour ! Le malheureux est assis contre la muraille ,
« la tête penchée , la vue égarée ; il ne peut ni se dresser ,
« ni se soutenir sur ses jambes , ni retourner à son gîte.
-O fille d'Icare ! ô sage Pénélope , dit Eurymaque ,
" si tu te montrois dans Argos , tout Argos seroit à tes ge
« noux ; et de bien plus nombreux rivaux brigueroient l'hon
" neur de ton alliance : taille , esprit , beauté , le ciel t'a tout
« donné ; tu es la merveille de ton sexe.
――― " Eurymaque , lui répond la reine , la beauté , l'esprit,

« les talents , les Dieux m'ont tout ravi quand les Grecs se
«་ sont embarqués pour Troie , et mon Ulysse avec eux !
" Oh ! s'il m'étoit rendu , s'il étoit encore l'arbitre de ma
" vie , ma réputation seroit plus belle et mon nom plus fa
« meux. Maintenant , je ne vis plus que pour la douleur ,
« tant la fortune a déchaîné de maux contre moi.
« Le jour où il abandonna sa patrie pour cette funeste
«< guerre , il me prit la main : « Chère épouse , me dit-il , je
« ne puis me flatter que nous revenions tous de cette dan
« gereuse expédition. On dit que ces Troyens sont un peuple
" belliqueux , habiles à lancer les flèches , à lancer les jave
lots , terribles à cheval , et prompts à décider le sort des
« combats. Ainsi je ne sais si le ciel me ramènera dans tes
<
་་ bras , ou si je périrai sous les murs de Troie. Je recom
640 L'ODYSSÉE .

« mande à ta tendresse tout ce qui m'est cher , mon père ,


" ma mère ; sois pour eux ce que tu as toujours été ; sois
к plus encore quand je vais être éloigné d'eux . Quand tu
« verras le duvet de la jeunesse couvrir les joues de mon
" fils , si je ne te suis pas rendu , abandonne ce palais et
« choisis un autre époux . » Tels furent ses derniers adieux ;
« ses tristes pressentiments s'accomplissent ; la nuit funeste
«< approche où il faudra subir le joug d'un nouvel hyménée :
malheureuse ! Jupiter m'a ravi tout ce qui pouvoit faire le
« charme de ma vie. Une autre circonstance ajoute encore à
« ma douleur et à mes peines. On ne me traite point comme
<< on fait une femme vertueuse , la fille d'un citoyen opu
་་ lent ; les rivaux qui aspirent à sa main se disputent de
«< générosité ; ils amènent des boeufs , ils amènent des mou
« tons , ils invitent ses amis à des fêtes , ils leur font des pré
«< sents magnifiques ; ils ne dévorent point impunément la
« fortune de ses parents. "}
Ulysse voit avec une secrète joie cette tournure adroite ,
et cet art d'attirer des présents , et de cacher , sous de douces
paroles , de terribles pensées. Antinous , fils d'Eupithès ,
s'adresse à son tour à la reine : « O fille d'Icare ! lui dit-il ,
« ô sage Pénélope ! tu recevras les dons qu'on va t'offrir ;
« il seroit indigne de toi de les refuser ; pour nous , nous ne
« nous occuperons de nos affaires , nous ne prendrons au
«< cun parti que tu ne te sois décidée pour celui que tu croi
« ras le plus digne de ton choix. »
Il dit ; tous les autres applaudissent , et chacun envoie un
héraut pour chercher les présents qu'il destine à la reine. On
apporte à Antinoüs un manteau superbe chargé d'une riche
broderie ; vingt agrafes y sont toutes d'or , qui s'attachent à
autant d'anneaux d'or ; on apporte à Eurymaque un superbe
collier d'or , enrichi d'ambre , et d'où jaillissent des éclairs ;
Eurydamas reçoit des boucles d'oreilles auxquelies pend un
triple diamant , qui joue avec grace et lance des feux étince
lants . Pisandre , le fils du puissant Polyctor , reçoit un bra
CHANT XVIII . 641
celet digne d'orner le bras de la plus belle des reines , tous
enfin , par des dons divers , s'efforcent de l'emporter sur
leurs rivaux .
Cependant Pénélope est remontée dans son appartement ,
et ses femmes lui portent ces superbes présents. Les préten
dants retournent à la musique et à la danse , et attendent
que l'étoile du soir vienne mettre fin à leurs amusements ;
elle se lève , et les ombres s'étendent sous les voûtes du pa
lais. Trois brasiers sont allumés pour éclairer cette vaste
obscurité. On y jette du bois dur , sec , coupé depuis long
temps , et que le coin et la scie ont partagé en morceaux .
On allume des torches de cèdre et de pin. Les femmes les
portent tour à tour. Ulysse est au milieu d'elles : « Rentrez ,
<< leur dit-il , rentrez dans l'appartement où s'est retirée votre
«< auguste reine ; allez tourner le fuseau sous ses yeux , ou
« peigner la laine et charmer ses ennuis ; moi je vais éclai
« rer toute cette assemblée. Dussent-ils attendre ici le retour
"« de l'aurore , ils ne me lasseront pas ; je suis depuis long
«< temps endurci aux veilles et aux travaux. »
Il dit ; les femmes éclatent de rire et se regardent les unes
les autres . La belle Mélantho , d'un ton aigre et moqueur ,
le gourmande et le repousse. Mélantho est fille de Dolius ;
Pénélope l'avoit élevée avec la tendresse d'une mère , et en
avoit fait ses délices ; mais elle ne fut point la consolation de
Pénélope ; séduite par Eurymaque , elle lui donna son cœur,
et servit à ses plaisirs : « Pauvre étranger , dit-elle à Ulysse,
་་ il y a du travers dans ta cervelle. Ne devrois-tu pas être
" déja dans ton trou ! Tu étourdis ici tout le monde de tes

« propos , rien ne t'étonne ; ou le vin t'a troublé la tête , ou


« tu n'es né que pour dire des sottises. Peut-être tu triom
"( phes d'avoir vaincu ce vagabond d'Irus ! Garde qu'un
" autre , plus vigoureux qu'Irus , ne se lève , n'appesantisse
« sur toi son bras , et ne te chasse du palais tout sanglant
« et tout meurtri.:>>
Ulysse , lançant sur elle un regard menaçant : « Je vais ,
41
642 L'ODYSSEE ..
"« lui dit-il , reporter à Télémaque tes impudents propos , afin
" qu'il te punisse et te hache en morceaux. » Il dit : toutes
les femmes tremblent à sa menace ; elles courent éperdues ;
elles croient voir Télémaque lui-même prêt à frapper. Ulysse
reste immobile auprès des brasiers allumés , et promenant
partout ses regards , mais roulant dans sa pensée des projets
qui doivent bientôt s'accomplir. Minerve laisse les préten
dants poursuivre le cours de leurs insolences , pour irriter
encore plus le ressentiment d'Ulysse , et enfoncer dans son
ame l'aiguillon de la vengeance.
Eurymaque va lancer contre lui d'injurieux propos , et ,
à ses dépens , égayer l'assemblée : « Écoutez , mes nobles
་་ rivaux , écoutez , dit-il , ce qui me vient à la pensée. Cet
«<
་ homme-là , c'est bien la providence des Dieux qui l'a
« envoyé au palais d'Ulysse . Pas un cheveu sur la tête ; ce
<< crâne tout blanc feroit une lampe au besoin. » Puis s'adres
sant à Ulysse : « Voudrois-tu , mon ami , entrer à mon ser
" vice? je te placerois dans un de mes domaines , au bord
« de la mer ; là tu élaguerois des haies , tu planterois des
« arbres ; tu aurois un salaire raisonnable ; bonne nourri
«< ture , habit , chaussure , rien ne te manqueroit. Mais tu
« es accoutumé à ton vilain métier , tu ne voudras pas tra
<< vailler ; tu aimeras mieux mendier de porte en porte pour
« remplir ton insatiable bedaine.
- (( Eurymaque , lui répond Ulysse , qu'on nous mette
« tous deux à l'ouvrage dans la saison du printemps , aux
" plus longs jours de l'année , dans une riche prairie , moi
« une bonne faux à la main , toi une faux pareille , tous
J « deux à jeun jusqu'au soir, nous verrons
qui des deux
« fournira le mieux sa carrière. Qu'on nous donne des bœufs
« à conduire , grands , beaux , bien nourris , d'âge et de
« force pareille , de taille égale , et un champ de même
« étendue et de même nature à labourer, tu verras si je sais
« tracer un sillon régulier. Que Jupiter déchaîne aujourd'hui
་་ le monstre de la guerre , qu'on me donne un bouclier, un
CHANT XVIII. 643
" casque et deux javelots , tu me verras combattre aux pre
«་ miers rangs ; tu ne me reprocheras plus mon estomac
avide et ma faim insatiable. Mais tu ne sais qu'insulter,
« tu n'as que de la dureté ; tu te crois quelque chose , parce
" que tu règnes dans un petit cercle , sur des hommes sans
« courage. Mais qu'Ulysse revienne , qu'il rentre dans ses
« foyers , et cette porte , toute large qu'elle est , te paroîtra
« trop étroite pour te sauver. >>
Eurymaque furieux , hors de lui-même , lançant sur le
héros un regard farouche : « Misérable , dit-il , tu paieras
« bientôt l'impudence de tes propos ; dans cette nombreuse
<< assemblée , tu te crois en sûreté , et tu ne crains rien. Ou
« c'est le vin qui t'égare , ou tu ne fus formé que pour dire
<< des sottises ; peut-être tu triomphes d'avoir vaincu ce mi
" sérable Irus. »

A ces mots , il prend son marchepied ; Ulysse s'assied aux


pieds d'Amphinomus. Eurymaque atteint à la main droite
l'échanson qui va lui verser à boire ; la coupe lui échappe et
tombe à terre , l'échanson lui-même est renversé sur la pous
sière , et pousse un long gémissement. On s'émeut , on s'a
gite , on s'écrie : « Que ne périssoit-il ailleurs avant que de
« venir ici , ce malheureux vagabond ! il n'auroit pas ap
" porté parmi nous le désordre et le trouble ; nous nous
" disputons pour un mendiant , et au milieu de nos querelles ,
« adieu la fête et le plaisir. »
Télémaque élevant la voix : « Insensés ! vous voilà dans
« le délire de l'ivresse ; un génie ennemi yous possède ; après
« avoir si bien mangé , allez reposer dans vos foyers ; mais
་ pourtant vous êtes les maîtres de rester, et je ne renvoie
<< personne. »
Il dit : tous se mordent les lèvres , étonnés de la hardiesse
de son discours. Amphinomus , le fils de Nisus : « Calmóns
« nous , dit-il , mes amis ; que personne ne s'offense d'une
«་ juste remontrance. Ne frappons point cet étranger, ne
« maltraitons aucun des serviteurs d'Ulysse. Allons , qu'on
41.
644 L'ODYSSÉE .
་་ remplisse nos coupes , offrons une dernière libation aux
་་ Dieux , et allons nous reposer sous nos toits. Laissons
་་ cet infortuné dans le palais d'Ulysse , aux soins de Télé
" maque. C'est lui qu'il est venu implorer, c'est à lui de com
<< mander ici. »
On cède à la sagesse de ses réflexions ; Mulius , un héraut
de Dulichium , puise du vin dans un cratère et le présente
à tous les convives. Ils offrent les dernières libations , vident
la dernière coupe , et chacun dans ses foyers va goûter les
douceurs du repos.

CHANT DIX -NEUVIÈME .

ULYSSE est resté dans le palais , méditant avec Minerve


la perte de ses ennemis. Il appelle Télémaque : « Voici le
་་ moment , lui dit-il , de porter nos armes dans un autre dé
་་ pot ; souviens-toi des ordres que je t'ai donnés ; trompe ,
« par de douces paroles , la curiosité des prétendants , quand
« ils te demanderont quel motif détermine cette mesure. Je
« te répéterai encore la réponse que je t'ai suggérée.
« Je vais , leur diras-tu , les mettre à l'abri de la fumée.
« Elles ne sont plus ce qu'Ulysse les avoit laissées quand il
་་ partit pour Troie ; la vapeur du feu les a ternies. Un Dieu
" propice m'inspire encore une autre pensée . Je crains que
«< les fumées du vin ne troublent vos esprits , qu'une que
« relle ne vous anime les uns contre les autres , et que vous
" n'ensanglantiez cette table et ne déshonoriez les hom
" mages que vous offrez à ma mère. La vue du fer attire la
<< main de l'homme et l'invite à le saisir . »
Télémaque obéit ; il appelle Euryclée : « Va , ma chère
་་ nourrice , lui dit-il , renferme les femmes dans leur appar
« tement ; que j'aille déposer ailleurs les armes de mon père ,
« la fumée les a noircies ; pendant sa longue absence elles
CHANT XIX. 645
⚫ ont été honteusement négligées ; j'étois un enfant. Je veux
(( aujourd'hui les cacher dans un lieu où les vapeurs du feu
« ne puissent les atteindre. ――― Mon fils , mon cher fils , lui
་་ répond Euryclée , puissé-je désormais te voir donner tes

« soins à tes intérêts , et veiller sur ta fortune ; allons ; mais


" qui portera ce flambeau devant toi ? Tu ne veux pas des

« femmes qui faisoient ce service. »


- « Cet étranger, lui répond Télémaque , tiendra leur
"( place. Je ne laisserai point à rien faire celui qui a mangé

« mon pain , fût-il venu des plus lointains pays. » Euryclée


se tait ; Ulysse et son fils courent prendre les armes. Ils
emportent et casques , et boucliers , et javelots ; Minerve
marche devant eux , un flambeau d'or à la main , et répan
dant la clarté la plus vive.
« O mon père ! s'écrie Télémaque , quel prodige vient
«< frapper mes regards ! Ces murs , ces lambris , ces plafonds ,
«< ces colonnes sont tout en feu. Sans doute il y a ici un
" Dieu , un habitant de l'Olympe. - Silence , lui dit Ulysse ;

<< contiens tes pensées , ne me demande rien . Reconnois


« l'œuvre d'une puissance divine . Va te livrer au sommeil.
" Moi , je reste ici pour éveiller la curiosité des femmes et

« de ta mère , qui , pressée par ses inquiétudes , va venir


« m'interroger. »
Télémaque sort , et , à la clarté des flambeaux , il se rend
au pavillon qui lui est destiné. Il s'y couche , et y attend le
retour de l'aurore . Ulysse , seul avec Minerve , s'occupe à
mûrir les desseins de sa vengeance ; Pénélope descend , belle
comme Vénus , mais avec la majesté de Diane. Auprès du
foyer un siége lui a été préparé , tout brillant d'or et d'ar
gent , ouvrage du célèbre Icmalius ; une estrade y est atta
chée , et l'un et l'autre sont couverts de riches tapis.
Elle s'assied ; les femmes arrivent , enlèvent les débris du
festin , et les tables et les coupes , jettent les charbons
amortis dans les brasières , et y remettent du bois sec pour
entretenir la chaleur et la clarté . Mélantho vient encore
646 L'ODYSSÉE .

insulter Ulysse : « Quoi ! toujours à rôder dans ce palais !


་་ toujours à épier les femmes : sors , misérable , sors ; em

« porte ces restes du souper, ou bientôt , un tison à la main ,


« je te frappe et je te chasse d'ici. ― Malheureuse , toi
« même , lui répond Ulysse , que viens-tu m'insulter encore !
« Je vais mendier mon pain de porte en porte ! Eh bien , la
་་ nécessité m'y force. Me voilà fait comme sont les men
« diants et les vagabonds. J'étois riche autrefois , je nageois
« dans l'opulence , j'avois des palais , je donnois à l'indi
་་ gent , quel qu'il fût , et quels que fussent ses besoins.
J'avois des milliers d'esclaves , j'avois tout ce que donne
« une grande fortune . Le Ciel m'a tout ôté. J'adore ses vo
«< lontés : toi , crains de perdre cette beauté dont tu es si
10 fière ; crains que ta maîtresse , justement irritée , ne te
་་ punisse , et qu'Ulysse ne revienne . Il y a encore pour lui
" espoir de retour. Mais s'il a péri , si on ne doit plus le revoir,
« graces au Dieu du jour , il lui reste un fils digne de lui , il
« lui reste Télémaque ; à l'âge où il est , il veille sur les
« femmes de son palais , il observe leur conduite , et rien
<< ne lui échappe. »
Pénélope l'a entendu : « Vile créature , impudente Mé
« lantho , dit-elle ; je te vois , je t'entends , je connois tes
к déportements , tu les paieras de ta tête. Tu savois , je te
« l'avois dit , que je voulois consulter ici cet étranger sur
« le sort de mon époux ; tu connois ma douleur et mes
" peines. Eurynome , apporte un siége , couvre-le d'une
peau moelleuse ; qu'il vienne s'y asseoir, m'écouter et me
" répondre. » Eurynome , empressée , exécute les ordres
de sa maîtresse. Ulysse s'assied , et la reine , avec l'accent
le plus doux : « Bon vieillard , lui dit-elle , dis-moi d'abord
" qui tu es , quelle est ta patrie , quels sont tes parents.
-- " Auguste reine , lui répond le héros , il n'est per

« sonne dans l'univers qui puisse te refuser son hommage.


" Ta gloire est montée jusqu'au ciel. Partout on ne parle de
« toi que comme d'un roi respecté des mortels et chéri des
CHANT XIX . 647
>> Dieux , qui commande à une nation généreuse et puis
" sante , et fait régner avec lui la justice et les lois. Sous son
་་ heureux empire , la terre prodigue ses trésors , les arbres
<< se courbent sous les fruits dont ils sont chargés , les trou
<< peaux croissent et se multiplient ; la mer même , pour
" récompenser sa sage économie , nourrit des poissons plus
་་ nombreux . Par lui son peuple prospère au sein du bon
« heur et de la vertu. Mais de grace , ne me parle que de ce
་་ qui t'intéresse. Ne me demande point quelle est ma nais
« sance , quelle est ma patrie ; ne me rappelle point des sou
venirs qui m'accablent de douleur. Je ne vis que pour
་་ pleurer. Je ne dois pas porter le deuil dans une maison
" étrangère , et toujours importuner les autres de mes gé
" missements et de mes larmes. Tes femmes s'irriteroient
« encore contre moi , et peut-être toi-même. On diroit en
« core que ce sont des larmes de vin que je répands.
Bon vieillard , lui répond Pénélope , talents , esprit ,
་་ beauté , les Dieux m'ont tout ravi quand les Grecs sont
་་ partis pour Troie , et mon Ulysse avec eux . Ah ! s'il étoit
« de retour , s'il étoit encore mon conseil et mon guide , ma
" renommée renaîtroit plus belle . Maintenant je suis en
་་ proie à la douleur . Les Dieux ont tant déchaîné de maux
« contre moi ! Tout ce que Zacinthe , Samé , Dulichium ,
(( Ithaque , comptent de jeunes citoyens distingués , me
" pressent de céder à leurs vœux ; et cependant ils dévo
« rent l'héritage de mon fils. Aussi je ne puis plus donner
« des soins aux étrangers , je ne sais plus accueillir les sup
" pliants , je ne commande plus aux hérauts , ministres du
" gouvernement ; toujours dans les pleurs , toujours dans
" les regrets , mon cœur se consume et se déssèche ; et on
« me parle d'hyménée , et on me presse de former de nou
« veaux nœuds ! Moi je cherche toutes sortes de ruses pour
" m'en défendre.
(( Un dieu m'avoit d'abord inspiré l'idée d'ourdir une
" toile immense : Jeunes rivaux , dis-je à ceux qui aspi
«
648 L'ODYSSÉE .
«< roient à mon alliance , sans doute Ulysse n'est plus ; mais ,
« pour me presser de fixer mon choix , attendez que j'aie
« tissu cette toile que je destine à envelopper les restes du
« généreux Laërte , quand la mort viendra nous le ravir ;
" que les femmes de la Grèce ne puissent pas me reprocher
« de n'avoir pas donné même un linceul à celui qui a tant
" accru l'héritage de mon fils.
« Ils me crurent ; je tissois le jour , et la nuit , à la clarté
"« des flambeaux , je défaisois mon ouvrage. Pendant trois
« ans , je sus cacher mon artifice ; à la quatrième année ,
" après ce long cercle de jours et de mois , mes femmes se
négligent , les chiens s'endorment , on me surprend , on
« m'accable de reproches ; je suis forcée , malgré moi , de
« finir mon travail'; je ne trouve plus aucune ressource en
« moi-même. Mes parents aussi me pressent de faire un
«< choix ; mon fils gémit de voir dissiper sa fortune : il se
" connoît , il sait qu'il est homme , et connoît les devoirs
«< que Jupiter lui impose . Mais , dis-moi toujours qui tu es
« et quels lieux t'ont vu naître ; tu n'es pas sorti du trone
« d'un chêne ou du sein d'un rocher.
- « Noble épouse du fils de Laërte , lui répond le héros,
« tu veux donc connoître mon origine et ma patrie ; j'obéi
" rai ; mais que de nouvelles douleurs il m'en coûtera pour
« satisfaire ta curiosité ! Absent depuis si long-temps des
«་་ lieux qui m'ont vu naître , loin de tout ce qui m'est cher,
« errant de contré en contrée , je n'ai rien que des peines
" et des chagrins.
" Au sein des mers est la Crète , contrée riche et féconde,
«< baignée de tous côtés par les flots. Elle a une population
« immense et quatre-vingt-dix grandes cités. Là , sont des
«་་ peuples divers et de langues diverses. Des Achéens , des
«< Étéocrites , des Cydoniens , des Doriens , des Pélasges.
« Cnosse en est la ville capitale : Minos , que Jupiter admit
« à ses conseils , y régna pendant neuf années. Minos fut
་་ père de Deucalion , Deucalion fut le père d'Idoménée et
CHANT XIX . 649
« le mien. Idoménée, avec ses vaisseaux , suivit les Atrides
« au siége de Troie.
«
" Mon nom est Éton. J'étois le plus jeune ; Idoménée
« avoit sur moi les avantages de l'âge et d'une valeur plus
« connue. Je vis Ulysse en Crète , et je lui rendis les devoirs
« de l'hospitalité . Les vents l'avoient surpris à la hauteur
«< de Malée , et repoussé sur nos côtes . Il se réfugia à l'em
« bouchure de l'Amnisus , dans un port mal sûr, près de la
«< grotte de la déesse Ilithyie , et n'échappa qu'avec peine
aux fureurs de la tempête.
« Il vint à la ville , et demanda Idoménée : il étoit , disoit
« il , son hôte , son ami , et avoit obtenu son estime. Il y
<< avoit dix jours qu'il s'étoit embarqué pour Troie. Je le
«" conduisis dans mon palais ; je lui donnai des fêtes ; je
«K réunis , pour lui faire honneur, des cercles nombreux .
« Nos citoyens lui donnèrent pour lui , pour ses guerriers ,
» pour ses équipages , des vivres , du vin en abondance ,
« des bœufs pour ses sacrifices , enfin , tout ce qui man
«< quoit à ses besoins . Il demeura douze jours sur nos côtes.
" Le vent du nord souffloit toujours , rien ne résistoit à sa
« violence , un Dieu ennemi l'avoit déchaîné contre lui.
« Le treizième jour , le vent tomba , ils mirent à la voile et
་་ s'éloignèrent de notre île . » Ainsi le héros donnoit à des
récits mensongers les couleurs de la vraisemblance .
En l'écoutant , Pénélope pleuroit , des larmes couloient
en ruisseaux sur ses joues flétries. Ainsi sur le sommet des
montagnes , au souffle de l'Eurus , se confondent les neiges
que le Zéphire y a entassées , et vont en torrents grossir les
fleuves qui les reçoivent : ainsi couloient les larmes sur le
visage décoloré de la reine. Elle pleuroit un époux présent
à ses regards son époux , en voyant ses larmes , étoit
ému de la pitié la plus tendre , mais ses yeux reposoient ,
sous ses paupières , fixes et immobiles comme le fer. La
force de son ame arrêtoit ses pleurs prêts à s'échapper . En
fin , rassasiée de larmes , Pénélope recommence à l'interro
650 L'ODYSSÉE.

ger : « S'il est vrai , lui dit-elle , que tu as reçu mon époux
(( et ses guerriers dans tes foyers , dis-moi quels habits il
" portoit , quel il étoit lui-même , quels étoient ceux qui
" l'accompagnoient .
- "
Après un si long temps , lui dit Ulysse , il est difficile
" de se rappeler ces détails. Voilà vingt ans qu'il est parti et

« qu'il a quitté ma terre natale. Je te dirai pourtant ce que


" m'en fournit ma mémoire. Ulysse avoit un double man

« teau de pourpre , du tissu le plus fin ; pour l'attacher,


« une agrafe d'or, un double anneau d'or. Sur le devant
(( régnoit une broderie , ouvrage d'une main savante. Un
" chien tenoit sous ses deux pattes antérieures un faon de

« biche palpitant , et le couvroit de ses regards. Tout le


་་ monde admiroit ce chef-d'œuvre ; ce chien , tout d'or,

« qui , l'œil tendu sur sa proie , la pressoit , la serroit avec


« une force qui paroissoit croître et redoubler, et ce faon
« tout d'or aussi , qui remuoit et agitoit ses pieds , impa
« tient de lui échapper. Sur la peau d'Ulysse je vis une tu
" nique moelleuse , transparente ; c'étoit la couleur d'ognon
" desséché et l'éclat du soleil.
« Nos femmes étoient en extase devant lui. Cette tunique ,
(( je ne sais si Ulysse l'avoit apportée d'Ithaque , si un ami
«་་ la lui avoit donnée à son départ , ou s'il l'avoit reçue de
་་ quelqu'un de ses hôtes dans le cours de sa navigation ;
་ Ulysse trouvoit partout des amis ; il y avoit si peu de

Grecs qui lui ressemblassent ! Moi , je lui donnai une


"( épée , un double manteau de pourpre , une tunique qui

« lui descendoit jusqu'aux talons ; je le reconduisis à son


" vaisseau , et nous nous fimes les plus tendres adieux.
" A sa suite étoit un héraut un peu plus âgé que lui. Je
«
« vais te le dépeindre : dos courbé , épaules arrondies , teint
noir, cheveux crépus. Son nom étoit Eurybate. C'étoit ,
"( de tous ceux qui l'accompagnoient , celui qu'il distinguoit
" le plus, et qui sembloit le mieux entrer dans ses pensées. D
«
Il dit ; à ces traits qui lui sont connus , Pénélope recom
CHANT XIX. 651
mence à pleurer. Enfin ses larmes cessent de couler, et , re
prenant la parole : « Bon vieillard , tu m'avois, dit-elle , in
" spiré de la pitié , maintenant c'est de l'amitié , c'est du

«་་ respect que je me sens pour toi. Ces vêtements , c'étoit


" moi qui les lui avois donnés ; cette agrafe , ces anneaux ,

« c'étoit mon ouvrage , ornement et gage de ma tendresse ;


«་་ et je ne le verrai plus ! et je ne le presserai plus dans mes
« bras au sein de ses foyers ! sous quels affreux auspices il
་་ s'embarqua ! O fatale ville , dont je ne puis prononcer le
« nom sans horreur !
- (( Auguste moitié du fils de Laërte , lui répond Ulysse ,

« ne flétris point ta beauté par tes larmes. Je respecte ta


" douleur ; tout autre pleureroit
un époux , le compagnon
« de ses jeunes années , ses premières amours et le père de
« ses enfants. Et Ulysse , cet Ulysse qu'on dit être une
« image vivante des Dieux ....
<< Mais suspends enfin le cours de tes larmes et daigne
" m'écouter. Je te dis , dans toute la franchise de mon ame ,
" je t'affirme que j'ai entendu parler d'Ulysse et de son re

«< tour ; qu'on me l'a dit vivant dans l'heureux pays des
" Thesprotes ; qu'il rapportoit d'immenses trésors qu'il
་་ avoit reçus chez les peuples qu'il avoit visités . Ses com
" pagnons , il les a tous perdus ; il a perdu son vaisseau en
" sortant de l'île de Trinacrie. Effet funeste de la colère de
" Jupiter et d'Apollon ! Les compagnons d'Ulysse avoient
« immolé des génisses consacrées au Dieu du jour. Pour les
« en punir, tous furent abîmés dans les flots . Lui , porté sur
« un débris de son vaisseau , les vagues le jetèrent sur la côte
« des Phéaciens , les Phéaciens, un peuple ami des Dieux , qui
" tient un rang intermédiaire entre les hommes et les immor
« tels ; ils l'ont comblé de présents ; ils ont voulu le ramener

<< dans sa patrie et le garantir de tous les dangers. Il seroit


" ici depuis long-temps ; mais il a mieux aimé visiter encore
« d'autres contrées . Ulysse est , de tous les mortels , le plus
<< habile : ainsi me l'a dépeint Phédon , le roi des Thesprotes.
652 L'ODYSSÉE .
"« Ce prince m'a juré à moi-même , dans son palais , à la face
« des Dieux auxquels il offroit des libations , que le vais
<< seau qui devoit ramener Ulysse étoit tout prêt ; que
" l'équipage n'attendoit que le signal pour mettre à la voile
« et le reconduire dans sa patrie.
«" Moi , je partis avant lui. Un vaisseau thesprote alloit
«< faire voile pour Dulichium. Phédon , avant mon départ ,
« me montra dans son palais toutes les richesses d'Ulysse ;
« elles y étoient déposées. Ce que j'ai vu suffiroit à dix gé
« nérations . On disoit qu'Ulysse étoit allé à Dodone , con
« sulter le Dieu qui rend ses oracles sur le chêne sacré ,
« pour savoir de lui comment il opéreroit son retour ; s'il
« rentreroit avec éclat dans Ithaque , ou s'il se déroberoit
« aux regards du public.
«" Il vit , il va reparoître , il sera bientôt au sein de ses
« foyers et dans les bras de ses amis . Ce que je dis , je te
«་་ l'affirme par un serment. J'atteste Jupiter, le maître des
" Dieux , et ce foyer d'Ulysse qui m'a reçu : tout ce que je
« t'ai annoncé va s'accomplir ; Ulysse sera ici entre le mois
" qui finit et celui qui va commencer.
" Oh ! s'il étoit vrai , s'écrie Pénélope , tu connoîtrois
« bientôt tout l'intérêt que tu m'inspires , et mes bienfaits...
<< tu ne rencontrerois personne qui ne vantât ton bon
« heur . Mais non.... , mon cœur ne peut se résoudre à t'en
<«< croire. Non , Ulysse ne reviendra point , et toi-même tu
<< ne trouveras point ici les secours que réclame ta situation.
" Il n'y a plus ici d'Ulysse pour accueillir les étrangers et
" les faire reconduire dans leur patrie.
« Vous laverez les pieds de ce bon vieillard. Qu'on lui
« dresse un lit, qu'on lui donne et manteau et tapis , et
« ce que nous avons de mieux dans ce palais. Qu'il aille
« attendre dans un doux repos le retour de l'aurore :
demain , au point du jour, vous le ferez entrer dans
« le bain ; vous ne ménagerez ni les essences ni les par
B fums pour le mettre en état de s'asseoir à la table de
CHANT XIX. 653
" mon fils. Malheur à l'être insensible qui oseroit l'affli
"( ger ! bientôt il seroit chassé de mon palais et perdu
" sans retour.
« Bon vieillard , eh ! comment saurois-tu que j'ai plus de
་་ discernement , plus de sentiment des convenances que
« les autres femmes , si je te laissois dans ce triste état , cou
« vert de ces haillons , t'asseoir à la table de Télémaque ?
་ Les humains n'ont qu'un moment à vivre ; l'homme dur ,
« l'homme insensible , tout le monde le charge d'impréca
< tions pendant sa vie mort , tout le monde abhorre sa
«
« mémoire. Celui qui a été fidèle à la vertu , qui n'eut ja
<< mais à rougir à ses propres yeux , l'étranger qui l'a connu
<< porte son nom et sa gloire dans tous les pays qu'il va vi
(( siter, et partout on l'appelle l'homme excellent , l'homme
« de bien.
- « Grande reine , dit Ulysse , des habits somptueux
,
་་ l'appareil du luxe et de la mollesse , j'en ai perdu le goût
<< depuis que j'ai quitté les monts glacés de Crète pour
(( m'embarquer sur les flots ; je coucherai ici , comme j'ai
་་ passé tant de nuits ailleurs , sans sommeil ; combien de
» fois j'ai attendu le retour de l'aurore dans de honteux ré
duits , sur une couche misérable ! Le bain n'a plus pour
" moi d'attraits ; des femmes de ton palais , aucune ne tou
chera mes pieds, à moins qu'il n'y en ait une qui ait vieilli
«< comme moi dans le malheur, et qui , par ses propres in
(( fortunes , ait appris à compatir aux peines d'autrui : s'il
<< en est une , je m'abandonne à ses soins.
- (( Étranger, mon ami , lui répond Pénélope , jamais
་་ homme si sage que toi n'entra dans ce palais ; que de sen
་་ sibilité , que de raison dans tes discours ! J'ai ici la femme

« que tu demandes. Elle a vieilli sous ce toit, toujours occupée


« de ses devoirs, toujours sage dans sa conduite et dans ses
་་ pensées . Elle reçut ce pauvre infortuné quand sa mère lui

« donna le jour ; elle le nourrit dans son berceau , elle éleva


« son enfance. Ce sera elle qui , tout affoiblie qu'elle est , te
654 L'ODYSSÉE.

« lavera les pieds . Allons , lève-toi , ma bonne Euryclée ,


« lave les pieds de ce pauvre étranger. Il est de l'âge
་་ d'Ulysse , de ton maître , de ton enfant. Ah ! sans
« doute mon Ulysse est dans un état pareil au sien ,
" flétri comme lui par les chagrins et la vieillesse . On
་་ vieillit sitôt dans l'infortune ! »
«
Elle dit ; Euryclée se couvre le visage de ses deux mains ;
des larmes brûlantes jaillissent de ses yeux , et , d'une voix
entrecoupée de sanglots , elle s'écrie : «Omon Ulysse ! ômon
<< fils ! malheureuse que je suis ! Il étoit si religieux ! et Ju
་ piter l'a , plus que tous les autres mortels , accablé du
" poids de sa colère. Jamais homme ne lui immola plus de
་་ victimes , ne lui offrit plus d'hécatombes. Il ne lui deman
« doit que de lui accorder une vieillesse honorée et le bon
« heur d'élever son fils pour la gloire et pour la vertu ; et
« les Dieux lui ont refusé de revoir sa patrie !
« Peut-être , hélas ! dans une terre étrangère , quand il se
« présente à la porte d'un palais , des femmes osent l'insul
" ter, comme tout-à-l'heure , mon bon vieillard , t'insultoient
«< ces impudentes créatures. Tu refusois leurs services pour
« te dérober à de nouveaux outrages. La fille d'Icare , la
« sage Pénélope , m'appelle à te rendre les soins que com
« mande l'hospitalité ; je me fais un plaisir d'obéir à ses or
« dres. Oui , je laverai tes pieds par respect pour ma bonne
<<་་ maîtresse , et par considération pour toi ; mais je te dirai
་་ l'impression que tu as faite sur moi : bien des étrangers ,
<< bien des infortunés sont venus ici ; je n'en ai point vu dont
« la taille , la démarche, la voix , me rappellent mieux Ulysse.
- « En effet ! lui dit le héros , ceux qui nous ont vus tous
« deux ont trouvé , comme toi , entre nous , une ressem
« blance frappante. » Il dit ; Euryclée va prendre un seau
d'airain bien poli , bien luisant ; elle y verse de l'eau froide ,
y verse de l'eau chaude aussi ; Ulysse tourne le dos à la lu
mière , s'approche du foyer, et cache son visage dans l'ob
scurité. Il craint qu'une vieille cicatrice , qu'il porte au
CHANT XIX . 655
dessus du genou , ne trahisse son secret et ne le fasse re
connoître.
Tout jeune , il étoit allé visiter Autolycus , son aïeul ma
ternel , qui habitoit au pied du mont Parnasse ; Autolycus ,
le premier des mortels pour manier la ruse et les serments :
Mercure lui-même avoit pris soin de le former ; et, pour prix
de ses sacrifices , le Dieu étoit toujours présent quand il
l'invoquoit.
Un jour, les fils d'Autolycus allèrent , avec Ulysse , chas
ser dans les bois du Parnasse . Un sanglier terrible , éveillé
par les cris des chiens , sort de sa retraite ; Ulysse , emporté
par l'ardeur de son âge , court la lance à la main pour le
percer ; l'animal furieux le prévient et lui fait , au-dessus du
genou , une large et profonde blessure. La cicatrice lui en
est restée , et le temps n'a pu l'effacer ¹ .

' Ici est une longue digression , qui sans doute ne devoit pas entrer tont
entière dans le texte. Ce sont bien des vers d'Homère ; mais il est évident
que ce n'étoit qu'un commentaire. En voici la traduction , pour ceux qui
ne venlent rien perdre de ce qui est attribué à ce grand poète :
a Autolycus , arrivé à Ithaque , y trouva un enfant nouveau-né de sa
fille. Euryclée le mit sur ses genoux au sortir de table. « Autolycus , lui
a dit- elle , donne un nom à cet enfant , dont la naissance a comblé tant de
« vœux.
—«« Mon gendre , ma fille , dit Autolycus , donnez à cet enfant le nom
« que je vais dire. Hommes , femmes , tout a été ici-bas pour moi un objet
« de colère : surnommez -le Ulysse ( le courroucé ) . Ce nom rappellera mon
« caractère et les circonstances de ma vie.
" Quand, aux premiers jours de sa jeunesse , il viendra aux lieux où sa
« mère commença de respirer, je lui donnerai une partie de mes trésors, et
« je le renverrai heureux et satisfait de mes bienfaits. »
of Ulysse étoit allé au Parnasse , conduit par l'espoir et par le sentiment ;
Autolycus et les fils d'Autolycus le serrèrent dans leurs bras, et le com
blèrent de caresses. Amphytée , son aïeule , le pressa contre son sein , et
couvrit de baisers et sa tête et ses yeux. Ce ne furent que fêtes dans le pa
lais. Les jours tout entiers s'écouloient dans les plaisirs.
« Les fils d'Autolycus vont à la chasse , et Ulysse avec eux ; ils montent
sur le Parnasse , parcourent les bois qui le couronnent , et les cavités qui
sillonnent ses flancs. Le soleil , sorti du sein de l'Océan , doroit la terre de
656 L'ODYSSEE.
Euryclée s'avance , pose son seau à terre , et d'une main
tremblante , elle soulève un des pieds de son maître , le lave ,
et de ses doigts parcourt la jambe jusqu'au genou . Elle a
senti la cicatrice : le pied échappe de ses mains , tombe sur
le seau qui penche et se renverse. L'eau s'écoule ; Euryclée
est saisie de joie et de douleur , ses yeux se remplissent de
larmes , sa voix expire sur ses lèvres . Elle presse le genou
du héros , elle s'écrie : « Tu es Ulysse , tu es mon fils ! et je
« ne t'ai reconnu que quand j'ai touché cette cicatrice ! »
Elle dit , et porte ses regards sur la reine : elle veut lui
dire que son époux est présent à ses yeux. La reine n'est
plus à elle-même ; elle n'a plus d'yeux ni de pensée pour ce
qui l'environne. Minerve a tourné ailleurs le cours de ses
esprits.
Ulysse , d'une main , prend Euryclée à la gorge , de l'au
tre il l'attire sur lui : « Ma bonne , lui dit-il , pourquoi veux
« tu me perdre ! Et tu m'as nourri de ton lait ! Après de lon
« gues peines , de longs travaux , après vingt ans d'absence ,
་་ je reviens enfin dans ma patrie . Tu m'as reconnu ; les

ses premiers rayons. Les chasseurs , les chiens , fouillent les anfractuosités
de la montagne , et cherchent la piste des bêtes sauvages ; derrière eux
viennent les fils d'Autolycus , et avec eux Ulysse , brandissant sa lance.
« Un énorme sanglier étoit couché dans un épais feuillage , où le soleil
ne pouvoit l'atteindre de ses rayons , où ne pouvoit pénétrer la pluie ; la
terre étoit jonchée de feuillages . Il a entendu la marche des chasseurs et des
chiens ; il se lève , l'œil en feu , le poil hérissé, et se présente à ceux qui vont
l'attaquer. Ulysse , le premier , s'élance , le fer à la main , impatient de frap
per. L'animal furieux se jette sar lui , et , de ses défenses , il lui fait, au
dessus du genou , une large et profonde blessure. Ulysse , de son còté, lai
enfonce sa lance dans l'épaule droite , et le perce de part en part. Il tombe
et expire .
« Les fils d'Autolycus s'empressent autour d'Ulysse . Ils bandent sa blessure
et arrêtent le sang qui coule. Ils le reportent au palais , et bientôt l'art et
les soins l'ont rendu à la santé. Il retourne en Ithaque , comblé de l'accueil
qu'il a reçu. Son père , sa mère , sont enchantés de son retour, et l'inter
rogent sur tous les détails de son voyage. Il leur raconte tout ce qu'il a
éprouvé , et cette chasse , et cette blessure , dont il leur montre la cicatrice. »
CHANT XIX . 657
« Dieux t'ont inspirée : garde le silence ! que personne ici
« ne sache mon retour ; je t'annonce , etj'en fais le serment ,
<< si le Ciel fait tomber ces fiers prétendants sous mes coups ,
" j'égorgerai toutes ces femmes qui déshonorent mon pa
་་ lais ; et , si tu trahis mon secret , je ne t'épargnerai pas
«С plus qu'elles. - O mon fils ! quel mot est échappé de ta
« bouche ! lui répond Euryclée. Tu connois mon caractère ,
« ma discrétion , ma fidélité à toute épreuve. Je serai aussi
« ferme que le marbre , aussi impénétrable que le fer.
« Je te dirai , moi , et souviens-toi de ma promesse : si
« le Ciel fait tomber ces prétendants sous tes coups , je te
<< ferai connoître les femmes de ton palais , et celles qui le
." déshonorent , et celles qui ont été fidèles à leurs devoirs.

- « Eh ! que me parles-tu de ces femmes ? lui dit Ulysse ;


« ne t'en occupe pas. Je saurai les connoître et les appré
« cier toutes. Garde le secret , et laisse faire aux Dieux . >>
Il dit ; la pauvre Euryclée va remplir le seau , revient laver
les pieds de son maître , et y répandre l'huile et les parfums.
Ulysse se rapproche du foyer pour se réchauffer, et couvre
sa cicatrice de ses haillons.
Pénélope est revenue à elle-même : « Bon vieillard , dit
« elle au héros , je veux encore t'interroger ; tout-à-l'heure
« le sommeil va inviter au repos ceux qui , malgré leurs en
་་ nuis , peuvent encore en goûter les douceurs. Moi , les
" Dieux m'ont plongée dans un abîme de douleurs. Tout le
« jour dans les gémissements et dans les larmes
, je n'ai d'au
« tre distraction que de veiller sur mon intérieur , et pres
« ser les travaux de mes femmes. Quand la nuit est venue ,
« que tout le monde repose , je me jette sur mon lit ; les
«" soucis pèsent sur mon cœur , leurs pointes le déchirent ,
« et des larmes amères coulent de mes yeux. Telle la fille
« de Pandion , l'oiseau du printemps , quand renaissent les
beaux jours , cachée sous un épais feuillage , et changeant
« souvent d'asile , pleure son fils , le fils de Zéthus , que
« jadis égarée , furieuse , elle immola d'un fer insensé. Dans
42
658 L'ODYSSÉE .
« un trouble sans fin , dans un flux et reflux continuel de
་་ pensées qui se combattent et se détruisent l'une après l'au
( tre , j'ignore ce que je dois , j'ignore ce que je puis faire.
« Fidèle à mes premiers nœuds , respectant l'opinion publi
« que , demeurerai-je auprès de mon fils , pour veiller sur
ses intérêts , conserver sa fortune et la mienne , imposer
« à ses serviteurs? Ou bien , parmi cette jeunesse qui m'as
40 siége , choisirai-je pour époux celui qui me paroîtra le plus
"C digne de mon alliance , et qui se montrera le plus géné
<< reux ?
« Mon fils , tant qu'il a été enfant et sans expérience ,
« me défendoit de penser à un nouvel hyménée . Mais , de
« venu grand , et déja touchant aux beaux jours de la jeu
K nesse , il semble m'inviter lui-même à quitter ce palais ,
་་ indigné de voir son héritage en proie aux importuns qui
« m'obsèdent.
« Mais écoute. Un songe m'est apparu. Tâche de me l'in
« terpréter. Vingt oies sortoient des eaux qui entourent ce
" palais ; je m'amusois à les regarder ; je leur jetois du grain
" qu'elles dévoroient avidement. Tout-à-coup , du haut de
« la montagne , un aigle au bec recourbé , aux serres cro
" chues , fond sur ces oiseaux , les étrangle , les laisse éten

« dus dans le palais , et s'élève dans les airs. Moi , tout en


«< rêvant , je gémissois , je pleurois. Toutes les femmes d'I
" thaque se rassemblent et se mettent à pleurer de pitié , à
« la vue de ces pauvres oiseaux. L'aigle revient , s'arrête
« sur le portique du palais, et, d'une voix humaine : « Ras
་་ sure-toi , me dit-il , ô fille d'Icare , ce n'est point un songe ;
" c'est une réalité que l'événement va te faire connoître. Les
(( oiseaux , ce sont les insolents qui aspirent à ta main ; l'ai
«< gle , c'est moi , c'est ton époux qui revient dans tes bras ,

« et qui va frapper d'une mort honteuse tous tes oppres


« seurs. » A ces mots le sommeil m'abandonne ; je cherche
« des yeux mes oiseaux , je les vois mangeant le grain ,
«< comme ils faisoient ordinairement.
CHANT XIX. 659
-- «« O reine , lui répond le héros, je ne puis donner à ton
« songe d'autre interprétation que celle qu'Ulysse même t'a
་་ donnée. Oui , la mort est assurée aux rivaux qui se dispu
"« tent ta main ; aucun d'eux ne pourra échapper à sa des
་་ tinée. - Bon vieillard , dit Pénélope , des songes sont
(t équivoques , inexplicables. Deux portes reçoivent ces fan
tômes légers ; l'une de corne , l'autre d'ivoire. Ceux que
<< transmet la porte d'ivoire sont de vaines chimères que ja
« mais l'événement ne justifie ; ceux qui passent par la porte
« de corne ne trompent jamais les mortels auxquels ils
་་ apparoissent....Mais ce n'est pas de là que me viendra un
" songe qui feroit le bonheur de mon fils et le mien.
« Écoute encore , et pèse dans ta sagesse ce que je vais
<< te confier. Je veux proposer une épreuve à mes superbes
"་ prétendants . Mon Ulysse rangeoit sur une même ligne
douze haches surmontées chacune d'un anneau de fer, puis ,
«< debout à une grande distance , l'arc à la main , il lançoit une
«< flèche qui traversoit tous les anneaux . Je proposerai à
cette
" insolente jeunesse d'en faire autant. Celui qui , d'un
bras
" plus nerveux , tendra l'arc et fera passer la flèche à tra

<< vers tous les anneaux , je le déclarerai mon vainqueur ;


« j'abandonnerai pour lui ce palais si cher à ma jeunesse ,
« si magnifique , si rempli de toutes sortes de biens.
-(( Oui, dit le héros , hâte cette épreuve ; ne diffère pas.
к Ulysse sera ici avant qu'ils aient courbé l'arc , tendu la
« corde et lancé la flèche à travers les anneaux .
- ( Sage étranger, si tu voulois , dit Pénélope , veiller
" auprès de moi , jamais le sommeil ne fermeroit mes pau
་ pières . Mais il n'est pas donné aux hommes de vivre sans
R dormir. Les Dieux ont condamné tout ce qui rampe sur
« la terre à un cercle perpétuel de veille et de sommeil . Moi ,
« je remonte dans mon appartement. Je vais me jeter sur
« ce lit de douleur que je baigne toujours de mes larmes ,
a depuis que mon Ulysse est parti pour cette ville fatale que
je n'ose plus nommer. Toi , couche dans ce palais. Fais
42.
660 L'ODYSSÉE .
" toi un lit toi-même , si tu t'obstines à le vouloir, ou laisse
« le dresser par mes femmes. »
A ces mots , elle remonte dans son appartement avec sa
suite accoutumée. Là , elle pleure son Ulysse , l'objet de toute
sa tendresse et de tous ses regrets , jusqu'à ce que Minerve
fasse descendre le sommeil sur ses paupières.

CHANT VINGTIÈME .

ULYSSE s'est retiré sous le portique du palais. Là , il a


étendu sur le sol une peau de bœufencore toute saignante ;
dessus , il étend encore les peaux toutes fraîches d'autres
victimes que les prétendants ont égorgées. Il se couche sur
ces tristes dépouilles. La vieille Eurynome vient à pas tar
difs le couvrir d'un manteau .
Cependant sortent du palais les femmes qui se sont laissé
séduire par les amants de la reine . Le héros entend les
bruyants éclats de leur gaîté folâtre. Il s'agite , il s'indigne ,
il balance s'il ira , le fer en main , les immoler toutes l'une
après l'autre , ou s'il les laissera jouir encore une dernière
fois de leurs infàmes amours . Son cœur crie mort et ven
geance. Ainsi la lice qui veille autour de ses petits , au
moindre bruit qu'elle entend , gronde , aboie , et brûle de
combattre. Ainsi bouilloit le sang d'Ulysse au bruit de ces
coupables joies : « Patience , mon cœur , se dit-il enfin à
-« lui-même , patience ; tu sentis de bien plus cruelles an
" goisses le jour où ce monstre de Cyclope dévoroit tes com
« pagnons. Tu eus le courage de souffrir jusqu'au moment
" où ton adresse te tira de cet horrible repaire. »
" Il se calme et se remet
sous l'empire de sa raison ; mais
il se tourne et se retourne sans cesse. Telle sous des yeux
avides , sous une main impatiente , tourne à l'ardeur d'un
foyer embrasé , la proie qu'un ventre affamé s'apprête à dé

"
CHANT XX. 661
vorer. Ainsi s'agitoit Ulysse au feu de sa vengeance. Mais
comment , seul contre tant d'ennemis , pourra-t-il les acca
bler? Soudain Minerve descend du haut des cieux , et se pré
sente à lui sous la figure d'une mortelle.
Elle se penche sur sa tête : « O le plus infortuné des
་་ hommes , lui dit-elle , pourquoi toujours veiller? C'est ici

< ton palais ; ici sont ta femme et ton fils , un fils que tout
« le monde t'envie. ― - Oui , Déesse , ma raison me parle
« comme toi ; mais il est un souci qui trouble mes pensées.
и Comment , seul, pourrai-je appesantir mon bras sur cette
и troupe ennemie qui va m'assiéger ? ils sont là toujours en
" force , et, ce qui tourmente encore plus mes esprits , si ,
" protégé par Jupiter et soutenu par toi , je parviens à les
и atcabler, comment échapperai-je à la vengeance de leurs
familles et de leurs amis? Daigne , ô Déesse ! daigne m'é
« clairer de tes lumières .
- « Foible créature , un mortel , dans les dangers , s'ap
u puie sur
un mortel plus foible que lui ; il réclame des con
« seils moins sûrs que les siens ; et moi, je suis une Divinité ;
K je veille sur
toi dans tous tes travaux , dans tous tes pé
་་ rils ; je te déclare , je t'en donne l'assurance : quand des
milliers de bras s'armeroient contre toi et viendroient pour
་་ t'égorger, tu sortiras du combat vainqueur , et chargé de

«་་ leurs dépouilles. Livre-toi au sommeil , bannis ces in


་་
quiétudes qui épuisent tes esprits et tes forces. Oui , tu
« sortiras de l'abîme où tu te crois plongé. » Elle dit , fait
descendre le sommeil sur les yeux du héros , et revole dans
l'Olympe .
Tandis que le doux sommeil s'insinue dans les membres
d'Ulysse , en détend les ressorts , et bannit de son cœur les
soucis qui le rongent , sa vertueuse épouse se retire. Elle
s'assied sur son lit , et donne un libre cours à ses larmes.
Quand elles sont épuisées , elle invoque la chaste Diane :
་་ O Déesse , ô fille de Jupiter , ô Diane , que ma foiblesse
་་ implore! oh ! que tout-à-l'heure tu daignasses enfoncer un
662 L'ODYSSÉE .
« de tes traits dans mon cœur et m'arracher la vie ! ou
"« qu'une tempête m'enlevât dans les airs , et me précipitat

« dans les flots ! ou qu'enfin des vents furieux m'emportas


« sent comme les filles de Pandarus ! les Dieux leur avoient
« ravi leurs parents ; demeurées orphelines dans le palais
« de leurs aïeux , Vénus les nourrit de nectar et d'ambroisie,
« Junon leur donna la sagesse et la beauté , Diane un port
་་ majestueux , et Minerve les talents . Un jour, Vénus étoit

montée dans l'Olympe , pour obtenir du Maître du ton
« nerre qu'il permit à ses favorites de goûter les douceurs
« de l'hyménée ; lui seul connoît les secrets de l'avenir , et
" voit dans la série des siècles le cours des destinées des
« humains , leurs prospérités et leurs disgraces.
<<
"« Cependant les Harpies enlevèrent ces jeunes beautés
« et les mirent sous la main des Furies. Oh ! puissé-je subir
« un sort pareil ! Puisse plutôt Diane me percer de ses traits!
« Puissé-je descendre au séjour des ombres et y retrouver

" mon Ulysse ! oh ! queje ne sois pas condamnée à vivre sous


« les lois d'un autre époux , indigne de lui succéder !....
« Affreuse situation ! Encore , si , après avoir pleuré tout
« le jour, je pouvois retrouver un tranquille sommeil ! il
" suspendroit au moins mes soucis et mes peines. Mais jus
" que dans ses bras , les songes me poursuivent. Cette nuit
« encore il étoit à mes côtés ; je croyois le voir tel qu'il étoit
" quand il partit pour cette fatale expédition . Ce n'étoit point
« un songe : c'étoit lui , c'étoit lui-même. »
L'Aurore se lève sur son char de rubis. Ulysse a cru en
tendre la voix et les cris douloureux de son épouse ; il croit
qu'elle l'a reconnu , qu'elle approche , qu'elle est prête à le
serrer dans ses bras ; il se lève , retire les peaux qui forment
sa couche , va les porter dans la cour , et dépose dans le pa
lais le manteau qui l'a couvert. Puis , levant les mains au
ciel , il adresse cette prière au Maître du tonnerre et aux
autres Immortels : « O souverain des Dieux ! ô Divinités de
" l'Olympe ! si , après m'avoir éprouvé par tant de peines ,
CHANT XX . 663

« par tant de travaux , vous avez voulu , à travers les dan


« gers de la terre et les périls de la mer, me ramener dans
« ma patrie , qu'au sein de ce palais se fasse entendre une
« voix prophétique ; qu'au ciel éclate un signe qui m'éclaire
« sur ma destinée ! »
Il dit ; Jupiter exauce sa prière. Soudain l'Olympe est en
feu , et la foudre gronde dans les nues. Ulysse tressaille de
joie ; dans le palais une voix de femme se fait entendre. Douze
femmes y étoient chargées de broyer sous la meule le grain
nourricier dont Cérès fit présent aux humains . Onze d'en
tre elles ont fini leur tâche et se sont endormies ; une seule,
plus foible , est encore à l'ouvrage ; elle arrête sa meule et
prononce ces mots : « O Jupiter ! ô toi qui règnes sur les
" Dieux et sur les mortels ! ta foudre gronde , et pourtant il
" n'y a point de nuages. La voix de ton tonnerre annonce
«" à quelqu'un sa destinée. Ah ! daigne exaucer les vœux
« d'une infortunée ! Que ces odieux prétendants prennent
" aujourd'hui , dans le palais d'Ulysse , leur dernier repas !
« Les misérables , qui épuisent ma vieillesse à broyer le grain
«< qui doit les nourrir ! Ah ! puissent-ils manger pour la der
« nière fois ! » Elle dit ; Ulysse accepte avec transport ce
présage , et croit qu'enfin l'insolence de ses ennemis va être
punie.
Cependant les femmes du palais réveillent les feux assou
pis. Télémaque se lève , revêt ses habits , ceint son épée , at
tache sa chaussure , s'arme de sa lance , et sort de son pa
villon avec la majesté d'un Dieu.

Il s'arrête sur le seuil de la grande salle , et s'adressant à
Euryclée « Comment a-t-on traité l'étranger ? comment
་ nourri? comment couché ? L'auroit-on laissé là sans égard?
" Voilà où en est ma mère avec toute sa prudence ! Elle
" distribue au hasard ses attentions , distingue ceux qui le
1
" méritent le moins , et ne montre qu'indifférence à celui
" qui est le plus digne qu'on s'occupe de lui.
- « O mon fils , lui répond Euryclée , ne donne point à ta
664 L'ODYSSÉE.

« mère des torts qu'elle n'a pas. L'étranger n'a manqué de


<< rien : du vin, tant qu'il en a voulu ; elle l'a pressé de man
" ger; il a dit qu'il n'en avoit pas besoin. Quand il a parlé
« de repos et de sommeil , elle a ordonné qu'on lui dressât
« un lit , et qu'on y mît le plus grand soin . Mais lui , pau
< vre malheureux , il n'a voulu ni lit , ni couverture , ni ri
«
« deaux. Il s'est retiré sous le portique , et s'est jeté sur une
« peau de bœuf encore toute saignante , et recouverte des
K dépouilles des autres victimes que les prétendants avoient
« égorgées. Nous n'avons pu que le couvrir d'un manteau. »
A ces mots , Télémaque sort du palais , sa lance à la main ,
ses chiens fidèles sur ses pas , et marche à la place publique ,
où les citoyens sont assemblés. Euryclée cependant appelle
les femmes et leur donne ses ordres : « Allons , balayez-moi
« cette salle , jetez des tapis de pourpre sur ces siéges ; vous,
prenez des éponges , lavez ces tables , rincez ces cratères
« et ces coupes ; vous , courez à la fontaine , apportez de
« l'eau. C'est aujourd'hui un jour de fête , et nous aurons
« de bonne heure la compagnie accoutumée. »
Toutes s'empressent d'obéir ; vingt d'entre elles vont à
la fontaine , d'autres travaillent dans l'intérieur . Les pré
tendants arrivent , se mettent à fendre du bois et y font bril
ler leur adresse. Les femmes reviennent de la fontaine , et
sur leurs pas arrive Eumée amenant trois animaux , l'élite
de son troupeau. Il les laisse paître dans une enceinte fer
mée d'une longue barrière.
Il aborde Ulysse , et d'un ton respectueux : « A-t-on ,
«< dit-il , enfin pour toi les égards que tu mérites ? Es-tu tou
« jours en butte aux insultes et aux mépris? - Que les
«< Dieux , dit Ulysse , punissent enfin leur insolence ! Ce

« sont toujours des outrages , toujours des projets sinis


« tres.... Des étrangers , sans pudeur, s'ériger en maîtres
« dans le palais de leur roi.... ! »
Cependant arrive Mélanthius avec les plus belles de ses
chèvres. Deux bergers l'accompagnent ; ils attachent ces
CHANT XX. 665
pauvres animaux sous le portique. Et Mélanthius , d'unton
rude et grossier : « Tu seras donc toujours dans ce palais à
« nous importuner ! Ne sortiras-tu pas enfin? Nous ne nous
་་
séparerons pas que nous n'ayons joué des mains. Si tu
« veux toujours mendier, il est d'autres tables dans Itha
que. 2 Ulysse ne daigne pas lui répondre ; il secoue la tête
en silence , et garde sa vengeance dans son cœur.
Un troisième arrive ; c'est l'honnête Philétius ; il amène
pour les prétendants une génisse superbe et les chèvres les
plus grasses. Il s'approche d'Eumée : « Quel est , dit- il , cet
«
étranger nouveau venu dans ce palais ? Quelque malheu
<< reux sans doute ; mais il a un port de roi. Les Dieux ac
« cablent sous le poids de l'infortune les hommes qu'ils
" condamnent à errer sur cette terre ; et ils n'épargnent pas
« même les rois. »
A ces mots , il s'approche d'Ulysse , et , lui tendant la
main : « Je te salue , vénérable étranger ! puisses-tu du moins
« être heureux dans l'avenir ! Aujourd'hui , tu es accablé
« de malheurs . O Jupiter ! il n'est point de Dieu plus ri
« goureux que toi. Les mortels que tu as créés , tu les livres
« aux maux les plus affreux . Quand je pense à Ulysse ,
་ quand je songe à mon pauvre maître , la sueur coule sur
« tout mon corps , mes yeux se remplissent de larmes . Hé
« las ! peut-être il est , comme toi , couvert de haillons ,
comme toi errant dans l'univers , si pourtant il vit encore
« et respire le jour.
« S'il n'existe plus , s'il est descendu au noir séjour , le
" bon , le vertueux Ulysse , quels regrets , quel malheur
pour moi ! Je n'étois qu'un enfant , et il me plaça dans
<< un de ses domaines de Céphalénie ; il m'y confia la garde
« du plus important de ses troupeaux. Tout y a prospéré
" par mes soins ; j'en suis à ne pouvoir plus les compter.
« Nulle part vous ne trouveriez une race aussi belle... Et il
« faut que des étrangers me forcent à leur amener ce que j'ai
de meilleur, pour le dévorer dans le palais de mon maître !
666 L'ODYSSÉE .
« Les impies ! ils n'ont aucun égard pour son fils ; ils ne re
« doutent point le courroux des Dieux ! Sans doute ils sont
«" impatients de partager les dépouilles de ce bon prince ,
dont nous déplorons l'absence depuis si long-temps !
" Une foule de pensées agite et trouble mes esprits. M'en
" aller dans une terre étrangère avec mon troupeau ;... ce
« seroit un crime quand son fils vit encore.... mais rester à
«< la garde d'un troupeau qui n'existe plus pour lui ; ah !
« c'est une situation encore plus affreuse.... Pour me déli
« vrer des peines que j'endure , j'aurois été depuis long
" temps demander un asile à quelque autre roi , ... je ne puis
" souffrir ce que je vois ; .... mais ce prince
infortuné est
" toujours présent à ma pensée ;.... s'il revenoit
, si , dans
« son palais , il pouvoit un jour disperser ces méchants , ces
" tyrans qui nous oppriment...

- « Brave pasteur , lui répond Ulysse , tu es la vertu, tu es


« la raison même. Je reconnois en toi l'esprit de sagesse et
de discrétion . Aussi je te parlerai sans réserve ; ce que je
" vais dire , je l'affirme par le plus saint des sermens ; oui ,
« j'en atteste le souverain des Dieux , et cette table hospi
་་ talière , et ce foyer d'Ulysse qui m'a reçu ; Ulysse , toi
་ présent , rentrera dans son palais ; tu le verras de tes yeux
« immoler les insolents qui l'outragent. -Ah! puisse le
༥ Ciel , s'écrie Philétius , accomplir cet oracle ! tu connoi

« tras qui je suis et la force de mon bras. » Eumée aussi in


voque les Dieux , et leur demande le retour d'Ulysse.
Cependant les impies tramoient entre eux la perte et la
mort de Télémaque. Mais tout-à-coup un aigle vole à leur
gauche , tenant dans ses serres une colombe. A sa vue Am
phinomus s'écrie : « Vains projets ; il n'y a plus de mort
« pour Télémaque ; ne pensons plus qu'à la table. » Et tous
d'applaudir. Ils quittent leurs manteaux , égorgent les
génisses , égorgent et moutons , et chèvres , et sangliers.
Bientôt les entrailles sont cuites et servies , et le vin écume
dans les cratères ; Eumée en remplit les coupes , Philétius
CHANT XX. 667
distribue le pain dans des corbeilles , et Mélanthius fait
l'office d'échanson.

Télémaque , déja savant dans l'art de conduire ses des


seins , place une petite table auprès de la porte , et sur un
siége grossier y fait asseoir Ulysse , lui sert une portion des
entrailles des victimes , et lui verse du vin dans une coupe
d'or : « Reste ici , lui dit-il , et prends ta part de la fête. Je
« te défendrai des injures de cette cohue et de leurs at
« teintes. Ce n'est point ici une maison publique ; c'est le
«" palais de mon père , c'est le mien. Vous , ajoute-t-il d'un
« ton plus élevé , respectez cet asile , soyez sobres dans vos
« discours , réservés dans vos actions ; qu'aucun trouble ,
* qu'aucune querelle ne déshonore ces lieux. »
Il dit ; tous se mordent les lèvres , étonnés de ce ton im
posant et fier : « Souffrons , dit Antinoüs , souffrons , amis ,
« les durs propos de Télémaque . Il ose nous menacer ......
«< Ah ! si Jupiter eût laissé un libre cours à nos projets ,
« nous eussions bien fermé la bouche à cet insolent discou
« reur. » Ainsi parle Antinoüs. Télémaque dédaigne de lui
répondre.
Cependant des hérauts conduisoient dans Ithaque une
hécatombe sacrée. Les citoyens étoient assemblés dans le
bois d'Apollon. Déja les chairs des victimes étoient apprê
tées et les tables servies ; une part est réservée pour Ulysse.
Ainsi l'avoit ordonné son fils.
Minerve ne veut point arrêter le cours des insultes des
prétendants. Il faut qu'ils poussent à bout la patience du
héros. Parmi eux étoit un homme nourri d'injustices et de
crimes ; son nom étoit Ctésippe. Il habitoit dans Samé.
Fier de la fortune de son père , il avoit aspiré à la main de
la reine : « Illustres rivaux , écoutez-moi , dit-il. Ce vil
་་ étranger partage notre repas ; il faut bien le souffrir, c'est
« un droit que Télémaque peut donner à tous ceux qu'il
« admet dans son palais. Je veux aussi lui faire mon pré
" sent, pour qu'il puisse payer son baigneur , ou donner aux
668 L'ODYSSEE .

" officiers du palais. » Il dit , et , d'un bras nerveux , il lance


sur le héros un pied de bœuf qu'il a pris dans une corbeille.
Ulysse baisse la tête , évite le coup , et rit d'un rire sardo
nique. Le pied de bœuf va frapper la muraille. « Ctésippe ,
" dit Télémaque , tu as fait merveille ; tu as manqué l'étran
« ger, il s'est dérobé au coup que tu lui destinois . Sans cela,
" je t'aurois percé de ma lance ; et ton père , au lieu d'un
་་ hyménée , auroit eu à célébrer tes funérailles. Que per
« sonne désormais n'ose se livrer à une insolence pareille .
(( Je sais distinguer le bien et le mal , je ne suis plus un en

« fant. Jusqu'ici , j'ai supporté les injures , j'ai vu égorger


« mes troupeaux et vider mes celliers ; seul , que pouvois-je
(( faire contre tant de monde ? Cessez , cessez désormais
" d'exercer vos ravages. Si vous voulez m'égorger moi
"( même , faites ; j'aime mieux périr que de voir toujours ces
(( scènes odieuses , mes hôtes outragés , et la débauche dans
<< mon palais. »
Il dit ; tous gardent le silence. Enfin Agélas , fils de Da
mastor : <
« Amis , dit-il , il n'y a rien à répondre à de si
་ justes plaintes ; ne frappons plus cet étranger , n'insul
་་ tons plus les serviteurs d'Ulysse . Je dirai pourtant , en

« toute douceur , un mot à Télémaque et à sa mère , s'ils


<< veulent bien m'entendre : tant qu'on a pu croire au retour
་་ d'Ulysse , nous avons dû attendre et respecter l'indéci

«< sion de la reine ; oui , nous le devions, puisqu'Ulysse pou


«་་ voit revenir et rentrer dans ses foyers. Mais aujourd'hui
« il est démontré qu'il n'y a plus de retour pour lui. Va ,
« dis à ta mère qu'elle choisisse celui d'entre nous qui lui
« paroîtra le plus digne de sa main et qui paiera le plus
« chèrement son alliance . Toi , jouis en paix de l'héritage
« de ton père. Mange , bois , et qu'elle aille vivre avec son
« nouvel époux .
- « Non , dit Télémaque , non , Agélas ; j'en atteste Ju
" piter et les malheurs de mon père , qui peut-être n'est plus ,

« ou erre perdu sur quelque rive étrangère : non , je ne m'op


CHANT XX. 669
pose point à l'hymen de ma mère. Qu'elle choisisse l'époux
«< qu'elle voudra ; je la comblerai de présents . Mais moi la
« forcer malgré elle de sortir de ce palais ! le respect , la ten
dresse me le défendent : m'en préservent les Dieux ! »
A ce discours , Minerve égare les esprits des prétendants ;
ils éclatent d'un rire forcé , d'un rire inextinguible ; ils ava
lent des chairs toutes saignantes ; leurs yeux se remplissent
de larmes , et ils n'ont plus que de sinistres pressentiments :
"« Malheureux ! s'écrie Théoclymène , quelle affreuse situa
« tion est la vôtre ! Une nuit profonde vous environne ; j'en
<< tends des gémissements ; des ruisseaux de larmes coulent
« sur vos joues ; ces murailles , ces lambris sont teints de
་་ sang ; la cour, le portique sont pleins de fantômes qui se
་་ précipitent dans l'Erèbe et dans les ténèbres éternelles ;
« l'astre du jour est éteint , une horrible obscurité couvre la
<< terre. »
Il dit; tous éclatent de rire : « Il a perdu l'esprit , cet étran
« ger, s'écrie Eurymaque . Allons , jeunes gens , faites-le
« sortir ; qu'il aille dans la place publique , puisqu'il ne trouve
« ici que ténèbres.- Eurymaque, lui répond Théoclymèn
e,
" je ne te demande point de guides pour me conduire. J'ai
« des pieds , des yeux , des oreilles , et l'usage entier de mon
" esprit et de mes sens. Je sors ; je vois les malheurs qui

« vont fondre sur vous . Aucun de vous n'en échappera , vous


" qui , dans le palais d'Ulysse , outragez ceux qui l'habitent ,
« et vous livrez à tous les excès. ">
Il sort à ces mots , et retourne chez Pirée , qui s'empresse
à le recevoir. Les prétendants se regardent les uns les au
tres , piquent encore Télémaque de leurs injurieux propos,
et se moquent de ses hôtes : « Télémaque , dit l'un , per
« sonne n'est en hôtes plus malencontreux que toi. Quel
<< homme tu as là ! Un misérable qui ne sait que manger et
« boire ; pas le moindre talent ; un vil fardeau de la terre.
«< Et cet autre qui s'est levé pour prononcer ses oracles.......
« Si tu m'en crois , et c'est ce que tu peux faire de mieux ,
670 L'ODYSSEE .

« nous les jetterons tous deux dans un vaisseau , nous les ·


« enverrons en Sicile , où tu en trouveras le prix qu'ils va
« lent. » Télémaque dédaigne de répondre. Mais , sans rien
dire , il a les yeux sur son père , et attend le moment où ils
pourront tomber sur ces imprudents qui les outragent.
Cependant Pénélope , invisible , avoit entendu tous ces
discours . Le repas se prolonge , et les plaisanteries et les
sarcasmes ; mais la Déesse et le héros , pour punir tant d'ar
rogance et de crimes , devoient bientôt apprêter une autre
fête.

CHANT VINGT- UNIÈME .

MINERVE a inspiré à Pénélope de proposer aux préten


dants une fatale épreuve , qui doit être le signal du meurtre
et de la vengeance. Elle monte à son appartement , y prend
une clef d'or qui s'emmanche dans une poignée d'ivoire ,
passe avec ses femmes dans la chambre nuptiale , et de là
pénètre jusqu'à un dernier cabinet où sont déposés les tré
sors de son époux , des étoffes , des vêtements , de l'airain ,
de l'or, du fer travaillé : là sont encore un arc , un carquois
et des flèches qui coûteront bien des larmes.
Cet arc , ce carquois , ces flèches étoient un don qu'un
héros semblable aux Dieux , le vaillant Iphitus , avoit fait à
Ulysse. Iphitus et Ulysse s'étoient rencontrés à Messène ,
dans le palais d'Orsiloque. Ulysse , tout jeune encore , y ve
noit , revêtu d'un caractère public , réclamer au nom de son
père et du sénat , une créance à laquelle la nation entière
étoit obligée. Des Messéniens avoient tiré d'Ithaque trois
cents moutons et des bergers , et , sur des vaisseaux , les
avoient transportés dans leur pays. Ulysse étoit chargé d'en
demander le paiement. Iphitus , de son côté , alloit cherchant
douze cavales fameuses et douze mules déja façonnées au tra
CHANT XXI. 671
vail , qu'il avoit perdues ; malheureux Iphitus ! elles de
voient être la cause de sa perte à lui-même. Tous deux se
retrouvèrent à Lacédémone ; ce fut à Lacédémone qu'Iphi
tus donna au fils de Laërte cet arc qui avoit appartenu au
grand Eurytus son père , et qu'Eurytus , en mourant , avoit
laissé à son fils. Ulysse , à son tour , lui donna une riche épée
et une lance homicide . C'étoient les premiers gages du droit
sacré qui devoit les unir eux et leurs familles. Cette union
ne fut point scellée sur la table hospitalière. Iphitus périt
avant qu'ils eussent pu consommer cette noble alliance dans
leurs propres foyers.
Dans le cours de ses recherches , Iphitus arriva chez le
fils de Jupiter , qui remplissoit alors le monde du bruit de
ses exploits . Il étoit son hôte ; il fut admis à sa table , et Her
cule , sans respect pour les Dieux , sans respect pour cette
table hospitalière , l'immola dans son propre palais , et garda
ses cavales et ses mules , dont il étoit déja le possesseur.
Ulysse , quand il partit pour Troie , n'emporta point avec
lui le présent que lui avoit fait Iphitus. Il s'en servoit à Itha
que , et il voulut qu'il restât dans son palais , comme un mo
nument de l'amitié et de l'hospitalité.
Pénélope a touché le seuil du cabinet. Sur ce seuil , qu'une
main habile avoit dressé à l'aide de la règle et du niveau , s'é
levoient deux piliers auxquels étoient suspendus deux bat
tants , dont la surface polie réfléchissoit l'image des objets
qui venoient la frapper. La reine délie la courroie qui atta
che le marteau , d'un œil clignotant cherche l'entrée de la
serrure , y introduit la clef et en fait mouvoir les ressorts.
La porte s'ouvre et roule sur ses gonds avec un long mugis
sement.
Dans l'intérieur , sur des gradins , s'élèvent par étages des
tiroirs où sont contenus des étoffes , des vêtements parfu
més ; et plus haut est suspendu l'arc d'Ulysse. Pénélope
monte , étend les bras , et prend l'arc avec l'étui brillant dans
lequel il est renfermé ; puis elle s'assied , le pose sur ses ge
672 * L'ODYSSÉE.

noux , et éclate en sanglots et en larmes. Quand ses pleurs


ont cessé de couler , elle retourne aux lieux où les prétendants
sont rassemblés , tenant dans ses mains l'arc , le carquois et
les flèches meurtrières .
Ses femmes portent un coffre qui contient du fer, de l'ai
rain quejadis Ulysse destinoit à ceux qui sortoient vainqueurs
de ses jeux. A l'aspect de cette troupe odieuse , la reine s'ar
rête sur le seuil de la salle , son voile abaissé sur ses joues ,
et ses deux femmes à ses côtés : « Ecoutez - moi , dit- elle ,
« jeunesse brillante qui , depuis la longue absence de mon
"< époux , avez établi dans son palais vos repas et vos fêtes !

«་ Vous n'avez , pour justifier ici votre séjour , que le vœu


« d'obtenir ma main et de me déterminer à un nouvel hy
" ménée. Eh bien , je vous propose un moyen de mettre un

« terme à vos prétentions. Voilà l'arc d'Ulysse. Celui qui ,


« d'une main plus sûre , pourra le tendre et traverser ces
<< douze anneaux , je consens à le suivre. J'abandonnerai pour
« lui ce palais , confident de mes premières amours , ce palais
<< si beau , si riche , et qui sera toujours présent à ma pensée ,
« même dans les bras du Sommeil. »
Elle dit , et ordonne à Eumée d'aller prendre l'arc et le fer
destiné au vainqueur, et de les exposer aux yeux des pré
tendants. Eumée les prend en pleurant et les dépose dans
la salle. Le bon Philétius pleure aussi en voyant l'arc de son
maître. Antinous les gourmande en ces mots : « Pauvres
<«་ rustres , qui ne pensez qu'au présent , pourquoi ces larmes ?
"
Que venez-vous attendrir encore le cœur de la princesse ?
« n'a-t-elle pas assez de sa douleur et du souvenir de l'époux
་ qu'elle a perdu ? Restez tranquilles , mangez , buvez en si
«< lence , ou allez dans la cour pousser vos soupirs. Laissez
« nous cet arc et cette tâche difficile. Je ne crois pas qu'il
« soit aisé de tendre cet arc ; il n'y a point ici d'Ulysse. Je
« l'ai vu , je m'en souviens , je n'étois alors qu'un enfant. »
Il se flattoit bien pourtant de faire ce prodige et de traverser
les douze anneaux. Le malheureux ! il tombera le premier
CHANT XXI. 673
sous les coups de cèt Ulysse qu'il a outragé dans son propre
palais , et contre lequel il cherchoit à soulever tous ses rivaux .
Télémaque s'écrie : « O Ciel ! Jupiter m'a bien aveuglé.
« Ma mère , ma tendre mère dit qu'elle abandonnera ce pa
« lais , qu'elle consent à suivre un nouvel époux , et moi je
«< ris , je me livre à de vaines folies. Allons , généreux rivaux,

« vous voyez quel est le prix qui attend le vainqueur ; une


«< femme qui n'a point d'égale ni dans Argos , ni dans My
«< cène , ni dans Ithaque , ni dans toute l'Epire. Vous la con
" noissez ; qu'ai - je besoin de vanter ma mère ? Allons , ne
«< perdez point de temps . Hâtez ce noble combat , et sachons
« à qui sera la victoire. Mais moi-même il faut que je tente
« l'aventure. Si je pouvois courber cet arc , si je traversois
<< tous ces anneaux , je n'aurois pas la douleur de voir ma
« mère abandonner ce palais , suivre un autre époux , et me
« laisser seul ici , quand j'aurois pu sortir vainqueur de cette
<< épreuve et emporter le prix. >>
Il dit , s'élance de son siége , quitte son manteau , quitte
son épée ; et d'abord il trace une longue tranchée sur une li
gne tirée au cordeau , y enfonce les douze haches qui doi
vent supporter les anneaux , ramasse et presse la terre tout
autour. Tous les spectateurs demeurent étonnés d'une adresse
qu'on ne lui connoissoit pas. Il va se placer sur le seuil , sai
sit l'arc , et trois fois il essaie de le courber ; trois fois ses ef
forts sont vains , et son espoir est trompé. Il veut tenter une
quatrième fois ; mais Ulysse , d'un coup d'œil , l'arrête et maî→
trise son ardeur. « O Ciel ! s'écrie-t-il , je ne serai donc jamais
་ qu'un avorton sans force et sans vigueur ? Ou peut - être
«< je suis trop jeune encore , et je ne puis compter sur mon

<< bras pour repousser un ennemi et venger une injure. Vous


་་ qui avez plus que moi de force et d'adresse , essayez à vo
« tre tour, et terminons cette épreuve. » Il dit , pose l'arc à
terre , l'appuie contre le lambris dont le mur est revêtu , in
cline sur un des anneaux de l'arc la flèche qu'il a voulu lan
cer, et va se rasseoir à sa place.
· 43
674 L'ODYSSÉE .

Antinous se lève : « Allons , mes amis , dit-il , essayons


«< chacun à notre tour , et commençons par celui qui est le
(( plus près de l'échanson. » Tous applaudissent . Léodès , le
fils d'Énops , se lève le premier. Léodès sait interroger les
entrailles des victimes ; il a dans le cœur la haine de l'injus
tice , et nourrit une profonde indignation contre tous les pré
tendants ; il prend le premier l'arc et la flèche , et va se placer
sur le seuil. Il fait de vains efforts ; l'arc ne plie point ; ses
mains foibles et délicates fléchissent : « Mes amis , dit-il , je
« ne le tendrai point . Qu'un autre le prenne ; il coûtera la vie
« aux plus braves. Il vaut mieux mourir que de vivre tou
* jours trompés dans nos espérances. D'autres peuvent en
« core aspirer à la main de la reine ; mais quand ils auront
" essayé l'arc , qu'ils aillent chercher dans la Grèce quelque
« autre objet de leurs hommages , et lui offrir leurs trésors
« et leurs vœux . Laissons Pénélope choisir l'époux que le
<< sort lui destine , et qui paiera le plus chèrement son al
་ liance. » Il dit , pose l'arc contre le lambris , appuie la flèche
contre un des anneaux , et va se remettre à sa place.
Antinoüs en colère : « Léodès , qu'oses-tu dire ? J'ai été in
« digné de t'entendre. Cet arc coûtera la vie à l'élite de la
" Grèce, parceque tu n'as pas la force de le courber! Ta
« mère ne te fit pas pour tendre un arc et lancer des flèches.
« D'autres sont ici qui le tendront. Mélanthius , allume du
" feu , apporte un siége , couvre-le d'un tapis , va chercher
«
« un pain de suif. Nous qui sommes jeunes et vigoureux ,
« nous le chaufferons , nous en frotterons l'arc , nous sau
« rons le courber et mettre à fin cette aventure. »
Mélanthius allume un brasier , apporte un siége , le couvre
d'un tapis , et va chercher un immense gâteau de suif. Les
plus jeunes s'en emparent , le chauffent , en frottent l'arc ,
et tentent de le courber. Efforts impuissants ; ils avouent
leur foiblesse . Antinoüs , Eurymaque , les plus distingués ,
les plus vigoureux de tous , n'y ont point encore touché.
Cependant Eumée et Philétius sont sortis de la salle ; Ulysse
CHANT XXI. 675
en sort après eux . Quand ils sont hors du portique et de la
cour : « Mes amis , leur dit le héros , dois-je parler, ou me
" tairai-je encore ?..... Oui , mon cœur me dit de parler ......
Si Ulysse revenoit , si un Dieu nous le ramenoit tout-à
་་ l'heure , que feriez-vous ? Seriez-vous pour Ulysse ? seriez
« vous pour ses ennemis ? Parlez , dites ce que votre cœur
« vous inspire.
« -O Jupiter ! s'écrie Philétius , puisses-tu accomplir cet
«་་ objet de tous nos vœux ! qu'il revienne ce héros , qu'un
« Dieu nous le ramène , tu verras ce que j'ai de forces et ce
« que peut mon bras. » Eumée aussi redemande Ulysse et
fait des vœux pour son retour.
Quand il a connu le fond de leur cœur : « Eh bien ! le voici
cet Ulysse qui , après vingt ans de travaux et de peines ,
<< est revenu dans sa patrie. Je vois que de tous ses servi
« teurs vous êtes les seuls qui le desirent et qui l'attendent .
« Dans tous les autres , je n'ai pas trouvé un vœu pour son
« retour. Vous , je vous dois dévoiler mes secrets et ce que
« vous devez attendre de ma reconnoissance . Si le Ciel fait
« tomber sous mes coups cette insolente jeunesse , je vous
<< donnerai à tous deux des femmes dignes de vous , une for
" tune , une maison voisine de mon palais ; vous serez les
« compagnons , les frères de mon Télémaque. Je vais me
" faire reconnoître à un signe éclatant , et porter la convic
« tion dans vos esprits. Cette cicatrice que me laissa la bles
" sure que me fit un sanglier, lorsque , avec les fils d'Auto
«< lycus , j'allai chasser dans les bois du Parnasse , je veux
" vous la montrer. »
Il dit , et écarte les haillons qui couvrent cette large cica
trice. Ils la voient , ils la reconnoissent , et, fondant en larmes ,
ils serrent leur maître dans leurs bras , et couvrent de baisers
et sa tête et ses épaules. Ulysse leur rend leurs baisers à son
tour. Ils alloient consommer le reste du jour dans les larmes ;
mais Ulysse : « Cessez , leur dit-il , cessez de gémir et de
" pleurer ; craignons que quelqu'un ne nous surprenne et
43.
i

676 L'ODYSSÉE.
«་་ n'aille reporter dans le palais ce qu'il aura vu. Rentrons,
་་ mais ne rentrons pas tous ensemble : moi le premier , vous
<<
" après moi. Écoutez encore l'ordre que je vais vous don
« ner. Les prétendants ne voudront pas permettre qu'on me
་་ confie l'arc et les flèches. Toi , mon bon Eumée , tu iras
«
« les prendre , tu les remettras dans mes mains ; tu diras aux
" femmes de fermer exactement les portes du palais. Si on
« entend du bruit , des gémissements dans l'intérieur , qu'au
« cun de nos gens ne sorte , que tous restent à leur ouvrage.
་་ Toi , brave Philétius , je te recommande de fermer à clef
«
« les portes de la cour , et d'en bien assurer les barres et les
« verroux. » Il rentre à ces mots , et va reprendre la place
qu'il a quittée. Eumée et Philétius rentrent bientôt après lui.
L'arc étoit dans les mains d'Eurymaque. Il le chauffe ,
il le frotte à l'ardeur du brasier. Il ne peut pas le courber,
il en soupire : son orgueil s'en indigne ; il s'écrie : « J'en
" frémis, moi, j'en frémis pour nous tous . Et ce n'est pas cet.
" hymen , quelque douloureux qu'il soit pour moi d'y re

« noncer, ce n'est pas cet hymen qui cause mes pleurs et mes
་་ regrets ; Ithaque et la Grèce tout entière ont d'autres
" femmes dignes de nos vœux . Mais être tous si inférieurs
་་ à Ulysse , ne pouvoir pas courber son arc ! ah ! c'est un
«< trait qui nous déshonorera dans tout l'avenir.
- « Non , il n'en sera pas ainsi , dit Antinous ; tu en es
« bien convaincu toi-même. C'est aujourd'hui la fête d'A
"( pollon. Qui oseroit dans cette solennité tendre l'arc ?
« Restons tranquilles ; laissons là les haches , les anneaux ;
་ je n'imagine pas que personne vienne les enlever dans le
" palais d'Ulysse ; qu'on verse du vin dans les coupes ; of
« frons des libations et déposons l'arc et les flèches ; que
« demain Mélanthius nous amène les plus grasses de ses
"( chèvres , nous les immolerons au Dieu qui lance d'inévi
« tables traits , et nous mettrons à fin cette épreuve. »
Ainsi parle Antinoüs. Tous applaudissent ; des hérauts
viennent épancher l'eau sur leurs mains ; de jeunes esclaves
CHANT XXI. 677
remplissent les cratères de vin , d'autres le présentent dans
des coupes. Quand les libations sont achevées , Ulysse , tout
entier à la trame qu'il ourdit : « Noble et brillante jeunesse ,
« écoutez , dit-il , ce que mon cœur m'inspire de vous pro

« poser. C'est à Eurymaque , c'est au divin Antinoüs , dont


« le discours m'a frappé par sa justesse , que j'ose m'adres
« ser. Laissez cet arc , et remettez-vous-en aux Dieux ; de
" main le Ciel nommera le vainqueur. Aujourd'hui , donnez
« moi cet arc , que j'essaie s'il reste encore dans ces bras
" quelque chose de ma vigueur première , ou si j'ai tout
«к perdu dans ma misère et mes courses vagabondes. »
A ces mots , tous sont indignés ; ils craignent qu'un men
diant ne courbe cet arc qui a résisté à leurs efforts : « Misé
" rable aventurier , lui dit Antinoüs , ta raison est perdue ;

«< eh ! n'es-tu pas assez heureux d'être admis dans nos fêtes ,
« de vivre des mets qui sont servis sur notre table ; d'en
« tendre nos entretiens , d'écouter nos discours ? Nul autre
" étranger , nul autre mendiant n'a cet honneur ; les fumées

<< du vin ont troublé tes esprits. Ainsi en prend à qui boit
« sans règle et sans mesure. Jadis aussi le fameux Eury
« tion , dans les fureurs de l'ivresse , alla dans le palais de
" Pirithoüs insulter les Lapithes ; les Lapithes , outragés ,
« fondirent sur lui , l'arrachèrent du palais , et , d'un fer im
་་ pitoyable , lui coupèrent le nez , lui coupèrent les oreilles ,
« et de là cette terrible querelle dont il fut la première vic
<< time. Je t'annonce aussi le plus grand des malheurs , à
" toi , si tu tends cet arc ; tu ne trouveras aucun appui dans
« le pays ; nous te jetterons dans un vaisseau , nous t'en
« verrons à ce terrible Échétus , le fléau des humains ; rien
« ne te sauvera de sa fureur. Mais reste tranquille ; mange ,
" bois , et ne viens point attaquer des hommes plus jeunes
<< que toi. »>
- « Antinoüs , dit la sage Pénélope , il n'est ni juste ni
་ décent d'offenser un étranger que Télémaque a reçu dans
<< son palais. Crois-tu que si ce vieillard courbe l'arc , il pré
678 L'ODYSSÉE .

« tendra faire de mon hyménée le prix de son adresse? Non ,


<< il ne nourrit point cet espoir. Qu'aucun de vous ne s'afflige
<< de cette idée , que rien ne peut autoriser. - O fille d'Icare !
« Ô vertueuse Pénélope ! lui répond Eurymaque , nous ne
«< craignons point qu'un être pareil prétende à ta main ;
« l'idée seule seroit une injure pour nous et pour toi ; mais
« nous craignons l'opinion publique. Le plus vil des Grecs
" pourroit dire : « Ce sont des hommes bien méprisables ,
« que ceux qui ont osé élever leurs vœux jusque sur l'épouse
du plus grand des mortels. Ils n'ont pu tendre l'arc d'U
« lysse , et un misérable mendiant , un pauvre vagabond l'a
« courbé sans peine , et de sa flèche a traversé les douze
«< anneaux. » On le dira , et nous serons déshonorés dans
« tout l'univers.
- « Eurymaque , reprend Pénélope , que parlez-vous de

« réputation et d'honneur , vous qui outragez et la femme


« et le fils d'un grand homme et dévoréz son héritage ! Et
«< pourquoi ces injures ? Cet étranger, il est grand , il est
«.d'un extérieur avantageux ; il se vante d'être né d'un sang
«< illustre. Allons , donnez-lui l'arc , sachons ce qu'il peut
« faire. S'il peut le tendre , si Apollon couronne ses efforts ,
" je lui promets
, et je tiendrai ma parole ; je lui promets ,
« et tunique , et manteau , et de riches vêtements ; je lui don
« nerai unjavelot pour se défendre des hommes et des chiens ;
« je lui donnerai une épée , je lui donnerai une chaussure ,
« et je le ferai conduire aux lieux où il desire de se rendre.
- « O ma mère , dit Télémaque , il n'y a ici que moi qui
" puisse disposer de cet arc , le donner ou le refuser ; que
« moi dans Ithaque et dans les îles qui nous environnent.
" Aucun pouvoir ne m'imposera , si je veux donner à l'é
«< tranger cet arc et ces traits. Rentre dans ton appartement ,
« va commander à des femmes et presser leurs ouvrages ,
" L'arc , c'est aux hommes qu'il appartient ; c'est à moi de
« donner la loi dans ce palais. >>
La reine , étonnée de ce ton d'autorité , reconnoît la sa
CHANT XXI. 679

gesse de son fils , retourne à son appartement , et , renfer


mée avec ses femmes , elle pleure son Ulysse , son ami , son
époux , jusqu'au moment où Minerve fait descendre le doux
sommeil sur ses paupières. Eumée va prendre l'arc et les
flèches. Les prétendants s'agitent et murmurent , et l'un
d'entre eux « Malheureux pâtre , où vas- tu , dit-il , porter
« cet arc et ces traits ? Tout-à-l'heure , si Apollon et les
«< autres Dieux nous sont propices , les chiens que tu as
« nourris te dévoreront au milieu de ton vil troupeau. >>
Il dit ; Eumée , tremblant à ces menaces , remet l'arc et les
traits où il les a pris. Télémaque le gourmande à son tour :
« Porte , l'ami , porte ces armes. Sache à qui tu dois obéir.
< Tout jeune que je suis , crains que je ne te reconduise
«
« aux champs à coups de pierres. Je suis plus fort que toi ;
« et plût au Ciel que je fusse aussi bien plus fort que tous ces
" prétendants ! Bientôt , pour les punir de leurs outrages ,
« je les aurois chassés hors de ce palais. »
Il dit ; la troupe sourit à ses menaces ; ils font grace à
Télémaque de leur colère . Eumée reprend l'arc et les flèches ,
les remet aux mains d'Ulysse , et appelant la fidèle Eury
clée : « Télémaque , lui dit-il , t'ordonne de fermer les portes
« du palais . Si on entend du bruit , des gémissements , que
« personne ne sorte de cette enceinte , et que chacun en
« silence reste à son ouvrage. »
Il dit ; Euryclée obéit , les portes sont fermées . Philétius ,
sans rien dire , s'élance dans la cour et en ferme les bar
rières. Sous le portique étoit un câble de vaisseau. Il s'en
sert pour barricader les portes , rentre dans la salle , et se
rassied à la place qu'il a quittée . Tous les yeux se fixent sur
Ulysse ; il manie l'arc , le tourne , le retourne dans tous les
sens , pour voir si les vers ne l'ont point attaqué pendant
sa longue absence . En le voyant faire un examen si curieux :
་་
Certes , dit quelqu'un , voilà un connoisseur, un maître
« passé. Il eut sans doute un arc pareil dans son pays , ou
«< peut-être il médite un grand coup. Ce malheureux men
680 L'ODYSSÉE .
«< diant , comme il le manie ! comme il l'examine ! Que ne
«" suis-je aussi sûr de quelque bonne aventure , comme il
« croit l'être de tendre l'arc. »
Après avoir bien vu , bien tâté , bien examiné , comme un 1
habile joueur d'instruments feroit sa lyre ou sa guitare et en
pinceroit les cordes , Ulysse , sans peine et sans effort , de
sa main droite tire la corde de l'arc ; elle résonne sous ses
doigts , l'arc est tendu ; les prétendants tremblent et pâlis
sent ; la foudre gronde. A ce signe , le héros tressaille de
joie , il reconnoît la faveur du Maître des Dieux . Soudain
il prend une flèche qui étoit posée sur la table ; les autres
étoient encore dans le carquois ; il la place sur le milieu de
l'arc , et , toujours assis sur son siége , il tire la corde ; le
trait part , guidé par un œil sûr, et traverse en sifflant tous
les anneaux. « Télémaque , dit Ulysse à son fils , ton hôte
« ne te fera point rougir, je n'ai point manqué le but , il ne
« m'en a guère coûté d'efforts pour tendre l'arc . Oui , j'ai
« encore un reste de vigueur, et je puis défier la raillerie et
« la critique ; mais il est temps de songer au souper, et
« puis viendront la musique et la danse qui couronnent les
<< festins. >>
Il dit , et donne un coup d'œil à son fils ; Télémaque ceint
son épée , appuie sa main sur sa lance , et , tout étincelant
de fer et d'airain , il se tient debout à côté de son père.

CHANT VINGT- DEUXIÈME .

ULYSSE a dépouillé ses haillons ; il s'élance sur le seuil de


la porte , avec l'arc , le carquois et les flèches . Il jette les
flèches à ses pieds : « Une épreuve innocente vient de finir,
dit-il ; maintenant c'est un autre but qu'il faut frapper;
« voyons si je puis y atteindre , si Apollon m'en donne la
་་ gloire, »
CHANT XXII. 681
Il dit , et dirige sur Antinoüs un trait homicide. Le mal
heureux alloit porter à sa bouche une coupe à deux anses ;
déja ses lèvres y touchoient ; il ne songe pas au coup dont
il va être la victime. Eh ! qui eût pu soupçonner qu'au mi
lieu d'une fête , un homme seul contre plusieurs , quelle que
fût sa force et son audace , lui préparoit la mort ? Ulysse
l'atteint au gosier ; le trait s'enfonce dans sa gorge et res
sort par-derrière ; sa tête penche renversée , sa coupe tombe
de ses mains , un ruisseau de sang coule de ses narines ;
il frappe la table de ses pieds , et renverse avec elle les ali
ments dont elle est chargée ; le pain, les viandes , tout roule
sur la poussière . A la vue d'Antinous expirant , ses rivaux
se troublent , s'agitent , s'élancent de leurs sièges , et des
yeux cherchent sur la muraille les armes qui naguère en
core y étoient suspendues ; plus de boucliers , plus de lances ,
plus de javelots. Dans leur fureur , ils déchargent sur Ulysse
de vaines injures. « Malheureux aventurier , tu oses lancer
« tes traits sur les hommes ! il n'y aura plus de jeux pour
«< toi ; ta mort est assurée . Tu viens d'immoler la fleur de la
« jeunesse d'Ithaque ; tu seras la proie des vautours. »
Ils croient pourtant encore que c'est sans le vouloir qu'il
a tué le malheureux Antinoüs. Les insensés ! ils ne savent
pas que la mort est sur leur tête à tous , et que l'heure fa
tale est venue. Ulysse lançant sur eux un regard menaçant :
་་ Impudents ! leur dit-il , vous croyiez que jamais je ne re
« viendrois de cette funeste expédition . Dans cette folle
(( confiance , vous dévoriez ma fortune , vous souilliez mon
«< palais de vos infâmes débauches , vous osiez , moi vivant ,
་་ aspirer à la main de mon épouse ; vous ne craigniez ni les
« Dieux du ciel , ni la vengeance tardive des mortels ; tous ,
« oui , tous , vous allez périr. »
Il dit tous tremblent , tous pâlissent , tous cherchent
des yeux une issue pour s'échapper. Eurymaque seul ose
répondre « Si tu es en effet Ulysse , tu as droit de te
<s plaindre des excès commis dans ton palais et dans tes
682 L'ODYSSÉE .
" domaines. Mais l'artisan de tous ces crimes , c'est celui
« que tu viens d'immoler ; c'est Antinous : c'est lui qui a
« tout tramé , non pour arriver à ce noble hyménée , mais
« dans bien d'autres vues que Jupiter ne lui a pas permis de
« réaliser. Il vouloit régner sur Ithaque , il vouloit faire pé
« rir ton fils. Le voilà mort , comme il l'a mérité. Épargne
« tes sujets. Nous te rendrons tout ce qui a été consommé
« dans ton palais , dans tes domaines. Chacun de nous , par
« un juste dédommagement , te donnera vingt bœufs , de
" l'or, de l'airain , jusqu'à ce que tu sois satisfait. Ta colère
«
« étoit juste ; si tu la poussois plus loin , tu serois injuste à
« ton tour. »
Ulysse , la fureur dans les yeux : « Eurymaque , vous me
« rendriez tout ce que j'ai reçu de mes pères , vous y ajou
« teriez tout ce que vous possédez vous-mêmes , tout ce
« que vous pourriez vous procurer d'ailleurs , rien ne peut
<< arrêter mon bras que vous n'ayez expié tous vos outrages.
« Ou fuir, ou combattre , vous n'avez point d'autre res
« source pour éviter la mort. Mais , non : aucun de vous
«་་ n'échappera au trépas. »
Il dit l'épouvante est dans tous les cœurs ; leurs genoux
fléchissent et se dérobent sous eux : « Amis , s'écrie Eury
<< maque , cet homme-là est inflexible. Tant qu'il aura l'arc
« et le carquois , il ne cessera point de lancer des flèches
" qu'il ne nous ait tous immolés. Ne songeons plus qu'à
«< combattre prenez vos poignards , opposons les tables à
« ses traits , fondons tous sur lui , chassons-le de ce seuil
«< qu'il occupe et de cette porte qu'il a fermée . Répandons
« nous dans la ville : appelons le peuple aux armes ; bien
«< tôt il aura tendu son arc pour la dernière fois. »
Il dit , et , le premier, le poignard à la main il court sur
Ulysse en poussant d'horribles cris. Au même instant Ulysse
lui décoche un trait qui s'enfonce dans sa poitrine . Son poi
gnard échappe de sa main ; il roule , et tombe tout sanglant
au pied de la table les aliments , les coupes sont renver
CHANT XXII. 683
sés ; la rage dans le cœur , il bat la terre de son front et de
ses pieds ; il ébranle le siège sur lequel il fut assis , et les
ombres de la mort se répandent sur ses yeux. Amphinomus
à son tour fond sur Ulysse , armé de son poignard , pour lui
faire abandonner le seuil ; mais Télémaque , par-derrière ,
le perce de sa lance. La pointe s'enfonce entre les deux
épaules , et ressort par la poitrine , il tombe : le pavé gémit
sous son poids , et il bat la terre de son front.
. Télémaque recule et laisse sa lance au sein de sa victime.
Il craint que , tandis qu'il essaiera de la retirer , un autre en
nemi ne fonde sur lui , et ne le perce de son poignard , ou
ne lui décharge un coup sur la tête. Il revole auprès de son
père. « O mon père ! lui dit-il, je vais te chercher un bouclier ,
« un casque et deux lances ; j'en prendrai autant pour moi ;
« j'en donnerai autant à Eumée , autant à Philétius. Il n'y a
«< plus à balancer ; sans armes , point de salut. —Va , lui dit
་ Ulysse , tandis qu'il me reste des flèches encore ; qu'ils ne
« me forcent pas d'abandonner cette porte. » Télémaque
obéit , vole au dépôt où les armes sont renfermées . Il y
prend quatre boucliers , quatre casques surmontés d'un pa
nache , et huit lances. Il revient auprès de son père , les
deux pasteurs s'arment comme lui , et tous se serrent au
tour du héros lui , tant qu'il a des flèches , il ne cesse de
tirer, et ses traits , toujours sûrs , ne manquent jamais les
victimes qu'il leur a marquées. Ils tombent les uns sur les
autres ; enfin , le carquois est épuisé. Il dépose l'arc , s'ap
puie contre la muraille , charge ses épaules d'un bouclier ,
dont quatre lames d'airain garnissent l'épaisseur, ceint sa
tête d'un casque sur lequel flotte une queue de cheval. En
fin , il s'arme de deux lances dont la pointe est formée d'un
fer meurtrier.
Près de la porte principale étoit , dans la muraille , une
porte dérobée qui donnoit une issue dans la ville ; des ais
étroitement serrés la tenoient fermée. Ulysse ordonne à Eu
mée de s'y porter et de la défendre. Agélas , de son côté , crie :
684 L'ODYSSÉE .
« Mes amis , n'y aura-t-il personne qui se saisisse de cette
« porte dérobée ! Qu'on sonne l'alarme , qu'on appelle du
« secours. Bientôt le barbare qui nous assassine aura porté
<< son dernier coup . -Non , dit Mélanthius ; la chose est im
་་ possible. A la porte de la cour , est un passage étroit qu'un
<< seul homme peut défendre. Mais moi , je vais vous cher
« cher d'autres armes. Sans doute on les a déposées dans
" les appartements supérieurs , ou dans quelque réduit plus
«
« secret. » A ces mots , il court et monte en haut du palais.
Il y prend douze lances , douze casques avec leurs pana
ches , revient aussitôt , et livre les armes aux prétendants .
Ulysse , quand il les voit sous ce formidable appareil , sent
palpiter son cœur, ses genoux fléchissent ; il voit qu'une
lutte terrible s'apprête. « Télémaque , dit-il , une main per
« fide vient d'armer nos ennemis ; c'est ou Mélanthius , ou
« quelqu'une des femmes du palais.
- (( O mon père ! lui répond Télémaque , la faute en est
« à moi. J'ai laissé la porte ouverte ; leur émissaire a été plus
" éveillé. ――― Va Eumée , va refermer cette porte : sache si ce
" coup hardi a été fait par quelqu'une des femmes , ou si ,
« comme je le soupçonne , il a été fait par le fils de Dolius.
Tandis qu'il parle , Mélanthius est déja remonté pour re
prendre d'autres armes encore. Eumée l'a suivi de l'œil :
« O fils des Dieux ! ô mon maître , dit-il à Ulysse , le voilà le
« coupable que nous avions soupçonné : le voilà qui re
« tourne au dépôt. Dis-moi , dois-je le tuer , si je suis le plus
" fort , ou l'amènerai-je ici pour expier sous tes yeux les
« crimes qu'il a commis dans ton palais ? -Va, lui dit Ulysse ,
" Télémaque et moi , nous contiendrons les factieux , allez ,
« liez-lui les pieds , liez-lui les mains , suspendez-le aux so
«་་ lives , qu'il vive pour la douleur et le supplice. »>
Eumée et Philétius courent à sa voix ; ils sont sur les pas
du perfide. Déja il fouilloit dans tous les recoins pour trou
ver de nouvelles armes ; ils entrent sans être aperçus , et se
tiennent , l'un d'un côté de la porte , l'autre de l'autre. Il va
CHANT XXII. 685
sortir, un casque dans une main , dans l'autre un vieux bou
clier chargé de rouille , que Laërte avoit porté dans ses
jeunes années, et qui , depuis , traînoit dans la poussière ; les
attaches en étoient usées. Eumée et Philétius fondent sur
lui , l'arrêtent au passage , le saisissent par les cheveux , le
rentraînent dans l'intérieur du dépôt , le jettent sur le plan
cher, désespéré , gémissant , serrent de deux liens ses bras
et ses jambes , et , avec une chaîne flexible , ils le guindent
au plancher , l'attachent aux solives , et l'y laissent suspendu .
Eumée avec une raillerie amère : « Te voilà dans un lit digne
་་ de toi ; fais là sentinelle pendant la nuit ; quand l'Aurore
" sortira des eaux , elle n'oubliera pas de te rappeler pour
«< égorger tes chèvres et dresser le repas des maîtres à qui
« tu t'es donné . >>
Le malheureux reste suspendu dans ces tristes liens ; le
couple fidèle prend les armes , ferme la porte , et retourne
auprès d'Ulysse. Ils se placent à ses côtés , respirant la fu
reur et la vengeance. Ainsi , quatre sont sur le seuil de la
porte ; dans l'intérieur de la salle sont leurs ennemis , plus
nombreux et toujours redoutables .
Cependant , la fille de Jupiter , Minerve , vient auprès
d'Ulysse. Elle a pris la figure et la voix de Mentor. Le héros
est rempli de joie à sa vue : « Viens , Mentor , lui dit-il ,
<< viens seconder ton ami. Souviens-toi de mes bienfaits .
" Nous sommes d'un même âge. » Il a nommé Mentor,
mais il croit bien que c'est Minerve qui vient combattre
avec lui. Les prétendants , de leur côté , s'agitent et me
nacent. Agélas , le premier, d'un ton furieux : « Garde , Men
« tor, s'écrie-t-il , garde qu'Ulysse ne te séduise et ne te
"( persuade de combattre contre nous. Sois sûr que nous
« accomplirons nos desseins. Quand nous aurons égorgé
« le père et le fils , tu seras frappé comme eux , ta mort
« expiera ton audace. Nous confondrons tes biens avec les
<< biens d'Ulysse ; ta femme, tes fils, tes filles , nous les chas
❝ serons de ton palais , et nous les bannirons d'Ithaque. "
686 L'ODYSSÉE .

Miuerve éclate et gourmande Ulysse. «་་ Je ne te recon


a nois plus , dit-elle ; tu n'as plus ce courage , cette vigueur
« que tu déployois devant Troie , quand tu combattois pour
«< Hélène . Combien de guerriers y tombèrent sous tes
་ coups ! Troie elle-même fut renversée par tes conseils et
<< par tes exploits : comment aujourd'hui , dans ta patrie ,
" dans ton palais , es-tu si foible et si timide à défendre ta
« fortune ? Viens ici , viens auprès de moi ; vois comment
" Mentor , le fils d'Alcime , sait combattre tes ennemis et
« payer tes bienfaits. » Elle ne décide pas soudain la vic
toire , pour éprouver les forces et le courage d'Ulysse et de
son fils ; elle veut qu'elle flotte encore incertain . Elle
s'élance , et , sous la forme d'une hirondelle , elle va se pla
cer sur une poutre du palais.
Cependant Agélas , le fils de Damastor, réchauffe l'ar
deur des prétendants ; Eurynome , Amphimédon , Démo
ptolème , Pisandre , Polybe , les plus intrépides de ceux qui
vivent encore et se défendent , le secondent et l'appuient :
« O mes amis ! s'écrie Agélas , enfin il va céder à nos
་་ efforts , Mentor l'abandonne , et ne lui laisse que de vaines
་་ jactances. Les voilà seuls sur le seuil. Ne lançons pas tous
«
« nos traits à la fois ; que six d'entre nous fondent sur
" Ulysse ; si Ulysse succombe , si Jupiter nous donne d'en
«" triompher, que nous importent les autres ? »
Il dit ; les javelots partent ; Minerve les rend tous inutiles.
L'un frappe un poteau de la porte , un autre s'enfonce dans
la porte même , un troisième dans la muraille ; les autres
s'égarent loin du but qui leur est marqué. Ulysse , échappé
à leurs coups , s'écrie : « Allons , mes amis, frappons à notre
« tour, frappons indistinctement tous ces ennemis qui ,
<<
" après tant de maux qu'ils nous ont faits , brûlent encore
« de nous arracher la vie. >> Chacun choisit sa victime ;
Ulysse perce Démoptolème , Eurybiade expire de la main
de Télémaque , Élatus tombe sous le fer d'Eumée , Pisandre
est immolé par Philétius ; tous quatre mordent ensemble la
CHANT XXII. 687
poussière. Les vainqueurs fondent sur leurs cadavres et re
tirent leurs traits du sein de leurs victimes.
Cependant les prétendants se raniment et reviennent au
combat. Minerve détourne encore la plupart de leurs jave
lots et les rend impuissants. Amphimédon atteint Télé
maque à la main ; mais le fer n'a fait qu'effleurer légèrement
la peau. Ctésippe , d'un javelot , égratigne l'épaule d'Eumée ;
le javelot vole au-dessus du bouclier et va tomber à terre.
Ulysse , son fils et ses deux fidèles pasteurs redoublent leurs
coups. Eurydamas est percé par Ulysse , Eurymédon par
Telémaque. Eumée renverse Polybe ; Ctésippe , de la main
de Philétius , reçoit dans la poitrine une blessure mortelle :
« Insolent fils de Polythersès , s'écrie le vainqueur , ne vante
" plus tes vaines prouesses . Laisse faire aux Dieux , et re
«< connois leur puissance suprême ; voilà ce que je te donne
<<
« en retour de ce jarret de boeuf que tu lanças au divin
" Ulysse , lorsque , sous l'extérieur d'un mendiant , il erroit
<< dans son palais.
Ulysse encore immole le fils de Damastor ; Télémaque
perce Léocrite , le fils d'Événor ; son fer s'enfonce dans le
ventre et le traverse tout entier. Le malheureux tombe la
tête la première , et frappe le pavé de son front.
Enfin Minerve , du haut du plafond , fait briller l'immor
telle égide. La terreur s'empare de ce qui reste encore d'en
nemis . Ils s'agitent , ils fuient de tous côtés. Tel , dans les
longs jours du printemps , un troupeau de bœufs fuit et se
tourmente au bourdonnement de l'insecte ailé qui le pour
suit. Ulysse et Télémaque , Philétius et Eumée se précipitent
sur cette troupe effrayée , frappent à droite , frappent à
gauche et dans tous les sens. Le fer résonne sur les armes
brisées , la salle retentit de cris et de gémissements , et le
sang , sur le marbre , ruisselle de tous côtés. Tels , du haut
des montagnes , des vautours au bec recourbé , à la serre
crochue , fondent sur de timides oiseaux. A l'aspect du
nuage terrible qui les menace , les oiseaux éperdus se blot
688 L'ODYSSEE .

tissent et cherchent à se cacher ; mais il n'y a ni force pour


les défendre , ni asile pour les recevoir ; l'homme sourit à
ce spectacle , et s'apprête à saisir la proie que les vautours
vont lui laisser.
Léodés se précipite aux genoux d'Ulysse , et les embras
sant : « O Ulysse , je t'en conjure , daigne avoir pitié de
" moi ! Je n'ai jamais insulté les femmes de ton palais , ja
« mais commis d'excès ; je tâchois de contenir les autres ;
" je m'opposois à leurs outrages ; ils n'ont point écouté mes
«< conseils ni voulu s'arrêter dans la carrière du crime. Ils
« subissent le sort affreux qu'ils ont mérité. Mais moi , arus
" pice innocent , je périrai avec eux ! Il n'y a donc point de
u récompense pour la vertu ! »>
Ulysse lançant sur lui un regard farouche : « Si tu fis
avec eux ton métier d'aruspice , tu as plus d'une fois de
« mandé aux Dieux , dans mon palais , qu'ils éloignassent
mon retour , que mon épouse chérie passât dans tes bras
« et te donnât des enfants. Non , tu n'échapperas point à la
mort. » Il dit , et d'une main irritée , il ramasse l'épée
qu'en mourant Agélas a laissé tomber , et la lui enfonce
dans la gorge. La voix expire sur ses lèvres , et sa tête est
souillée de poussière .
Le chantre divin , Phémius , fils de Terpias , qui , mal
gré lui , charmoit les prétendants des accords de sa lyre ,
cherche à se garantir du trépas. Il est debout auprès de la
porte dérobée , sa lyre à la main . Ira-t-il se réfugier hors
du palais , au pied de l'autel de Jupiter Hercéen , où Laërte
et Ulysse ont immolé tant de victimes ? se jettera-t-il aux
genoux d'Ulysse pour implorer sa pitié ? Oui , c'est aux ge
noux d'Ulysse qu'il va se précipiter. Il pose sa lyre à terre
entre un cratère et le siége où il étoit assis , et se jetant aux
pieds du héros : « Grand roi , lui dit-il , daigne , je t'en con
« jure , oh ! daigne avoir pitié de moi ! Combien tu aurois
« de regret un jour si tu immolois celui qui chante pour la
u gloire des Dieux et pour le plaisir des mortels ! Les hom
CHANT XXII. 689

« mes ne m'ont rien appris ; c'est un Dieu qui m'inspire


<< tous mes chants ; je chanterai pour toi comme pour les
« Dieux. Oh ! ne me fais pas périr. Télémaque , ton cher
«< Télémaque te dira que ce n'étoit point de mon propre
« mouvement que je venois dans ce palais . Je ne demandois
1
" rien ; je n'offrois point mes chants à cette troupe folâtre
་་ qui déshonoroit ta maison par ses orgies ; ils étoient nom
« breux , ils étoient puissants , et me traînoient ici malgré
" moi. »
Télémaque l'a entendu : « O mon père , arrête ! s'écrie-t
" il; garde de frapper l'innocent : nous sauverons encore le
ས héraut Médon , qui prit de mon enfance les soins les plus
" tendres , si déja Philétius et Eumée ne l'ont pas frappé ,
" ou si , dans un mouvement de terreur , il ne s'est pas ren
« contré sous tes coups . » Le sage Médon l'entend . Il s'étoit
glissé sous un siége , et , couvert de la peau d'un bœuf en
core saignante , il suivoit de l'œil cette terrible scène , et
cherchoit à échapper à la mort. Il sort de son asile , se jette
aux genoux de Télémaque : Mon ami , s'écrie-t-il , c'est
་ moi , me voilà ; arrête , dis à ton père de ne pas me con
« fondre dans sa juste colère avec ces insolents qui ont dé
« voré ton héritage , et n'ont respecté ni ton enfance ni ta
"( jeunesse . Rassure-toi , lui dit Ulysse en souriant ; rends´
« graces à mon fils , il te sauve la vie. Reconnois par toi
«< même , et apprends aux autres , que la vertu nous sert
་་ toujours mieux que le crime. Sortez du palais , Phémius
« et toi ; allez , loin de cette scène sanglante , vous asseoir
« dans la cour. »
Il dit ; tous deux sortent , vont s'asseoir au pied de l'autel
de Jupiter , l'œil toujours inquiet , et attendant encore le
trépas . Ulysse promène ses regards autour de lui , et cher
che s'il reste encore quelque coupable qui ait échappé à ses
coups . Il les voit tous baignés dans le sang , couchés sur la
poussière ; plusieurs , les yeux encore ouverts , attendent le
dernier soupir. Tels des poissons , qu'à l'aide de ses rêts un
44
690 L'ODYSSÉE.

pêcheur a entraînés sur le rivage , palpitent étendus sur le


sable , et redemandent leurs flots accoutumés ; le soleil les
perce de ses rayons , et bientôt ils expirent ; tels ces mal
heureux , entassés les uns sur les autres , traînent les der
niers instants de leur coupable vie. « Va , mon fils , dit
«< Ulysse à Télémaque , appelle-moi la bonne Euryclée , que
"« je lui donne mes ordres. » Télémaque obéit , et entr'ou
vrant la porte : « Viens , Euryclée , viens , dit-il , recevoir
« les ordres de mon père. >>
Elle accourt à sa voix ; elle trouve Ulysse au milieu des
cadavres , et tout couvert de sang et de fange . Tel paroît un
lion qui vient de déchirer un taureau. Sa gorge , ses lèvres,
ses joues dégouttent de sang , son aspect porte l'épouvante
et l'horreur. Tel apparoît Ulysse avec ses pieds et ses bras
ensanglantés.
A la vue de ces cadavres et de ce vaste carnage , Euryclée
tressaille de joie, elle triomphe , mais Ulysse : « Garde , lui
« dit-il, ta joie dans ton cœur , et contiens ces mouvements ;
" point de ces cris ; c'est une impiété d'insulter à des morts.
་་ C'est la main des Dieux , ce sont leurs forfaits qui les ont
«

« perdus. Ils n'ont rien respecté sur la terre : les bons , les
méchants , ils n'ont mis entre eux aucune différence .
« Aussi tous ont subi le sort affreux qu'ils ont mérité par
« leurs excès. Mais toi , dis-moi quelles sont les femmes qui
« ont déshonoré ma maison , quelles sont celles qui ont été
« fidèles à leurs devoirs.
- « Je te dirai la vérité. Cinquante femmes sont attachées
« au service de ton palais. Nous les avons instruites à filer
<< la laine , et façonnées à la servitude. Douze ont poussé
« l'impudence jusqu'aux derniers excès , sans égard pour
"
« moi , sans respect pour Pénélope ; Télémaque grandis
་་ soit , et sa mère ne permettoit pas qu'il commandât à des
« femmes... Je monte à l'appartement de la reine pour l'in
<< struire de cet heureux événement. Un Dieu lui accorde
" quelques instants de sommeil..... - Non , lui dit Ulysse ,
CHANT XXII. 691
« ne la réveille pas encore ; fais-moi venir ces femmes cri
" minelles. »
Euryclée obéit ; elle va commander à ces malheureuses
de paroître devant leur maître. Ulysse appelle Télémaque ,
Eumée et Philétius : « Commencez , leur dit-il , par faire en
« lever ces cadavres ; que ces femmes le fassent sous vos
« yeux ; qu'ensuite avec de l'eau et des éponges elles net
<< toient et les siéges et les tables. Quand vous aurez rétabli
«" dans le palais l'ordre et la propreté , faites sortir ces fem
« mes , conduisez-les entre le dôme et le mur qui forme
«< l'enceinte de la cour ; là , percez-les à coups d'épée ; que
« toutes expirent sous vos coups , et périsse avec elles le
« souvenir de leurs infàmes débauches. >>
Il dit les femmes entrent , poussent des sanglots et ver
sent des ruisseaux de larmes . Elles enlèvent les cadavres ,
et , appuyées les unes sur les autres , elles vont les déposer
sous le portique qui règne autour de la cour. Ulysse les suit
des yeux , leur commande et les presse. Elles obéissent à la
nécessité. Elles rentrent , et , l'éponge à la main , elles la
vent et les tables et les siéges. Télémaque , Eumée , Philé
tius , armés de balais , entraînent le sang , la fange et la
poussière dont le marbre est souillé. Les femmes empor
tent les immondices et vont les déposer à la porte.
Quand le palais a repris son éclat et son lustre , les mal
heureuses sont conduites entre le dôme et le mur de la cour ,
et resserrées dans un espace étroit , d'où il leur est impos
sible de s'échapper. « Ce n'est pas par le fer qu'elles doivent
K périr , s'écrie Télémaque ; cette mort seroit trop belle
pour de viles créatures qui ont versé l'opprobre sur ma
"« tête , sur la tête de ma mère , et qui se sont prostituées
« aux prétendants. >>
Il dit , et déja il a fixé au haut d'une colonne un câble de
vaisseau ; de là il le conduit autour du dôme , et l'élève à
une hauteur d'où les pieds d'un homme ne puissent atteindre
à terre. A ce câble des lacets sont attachés . Les têtes de ces
44.
L'ODYSSÉE.
692
malheureuses sont serrées dans leurs nœuds. Là , suspen
dues , pressées par leur propre poids , elles s'agitent quel
ques instants , et bientôt cessent de respirer et de vivre ;
telles , en un bosquet , des grives ou des colombes , trom
pées par de perfides appàts , se trouvent tout à coup prises
dans un lacs caché, cherchent vainement un appui, et meu
rent serrées dans ces funestes liens .
Télémaque et les deux pasteurs retournent auprès
d'Ulysse ; l'œuvre de la justice est accomplie . « Apporte- moi
" du soufre , dit Ulysse à Euryclée , apporte-moi du feu ,
« que je purifie ce palais. - Oui , tu as raison , mon fils ,
« lui répond sa fidèle nourrice ; mais je vais d'abord te cher
« cher une tunique , un manteau , un vêtement complet ; it
« ne faut pas que tu paroisses dans ce palais couvert de ces
« sales haillons , ce seroit une indignité . - Donne d'abord
du soufre et du feu , lui dit Ulysse. » Elle apporte aussitôt
et le feu et le soufre . Ulysse purifie et l'intérieur et le por
tique de toute la cour . Euryclée monte à l'appartement des
femmes ; elle leur ordonne à toutes de descendre . Elles
viennent , des flambeaux à la main ; elles se pressent au
tour de leur maître , lui prennent les mains , lui couvrent
de baisers la tête et les épaules. Ulysse pleure de tendresse
et de joie d'avoir retrouvé tant d'attachement et de fidélité.

CHANT VINGT -TROISIÈME .

La vieille Euryclée , dans le transport de sa joie , monte


à l'appartement de la reine pour lui annoncer le retour de
son époux . Ses genoux , ses pieds ont retrouvé leur antique
vigueur et leur souplesse première . Elle arrive , elle se penche
sur la tête de sa maîtresse . « Réveille-toi , Pénélope , lui
<< dit-elle , réveille-toi , ma fille ; viens voir de tes propres
" yeux ce que tous les jours tu demandois au ciel. Ulysse
CHANT XXIII . 693

« est arrivé ; après une si longue absence , Ulysse est enfin


<< dans son palais. Il a immolé cette troupe insolente qui
désoloit sa maison , consumoit son héritage et outrageoit
" son fils .
— « O ma bonne , lui répond Pénélope , les Dieux ont
(( égaré ta raison. Ils peuvent du plus sage faire un insensé ,
« et d'un insensé faire un sage. Tu étois autrefois si pleine
« de sens ! Ils ont troublé tes esprits. Viens-tu te jouer de
« ma douleur et m'abuser par tes fables ? Tu m'arraches à
<«< un doux sommeil qui avoit enchaîné mes sens et fermé
« mes paupières . Je n'en avois point goûté d'aussi délicieux
"}
depuis que mon Ulysse étoit parti pour cette fatale expé
<< dition. Redescends , retourne aux soins qui doivent l'oc
« cuper. Si toute autre de mes femmes étoit venue me ré
« veiller de cette fausse nouvelle , je l'aurois sévèrement
« réprimandée. Mais toi , rends graces à ta vieillesse .
w " Non , ma fille , je ne me joue point de ta douleur.
་་ Oui , ton Ulysse est de retour , ton Ulysse est dans son
« palais . Télémaque depuis long-temps étoit dans le secret ;
" mais par prudence il cachoit les desseins de son père ,
« pour parvenir enfin à la punition de nos ennemis . »
Pénélope , dans l'ardeur de sa joie , s'élance de son lit ,
embrasse la fidèle Euryclée et la baigne de ses larmes.
"( Dis-moi , ma bonne , dis-moi s'il est bien vrai qu'il soit re
« venu. Dis-moi comment seul il a pu accabler cette foule
- Je ne
« d'ennemis qui toujours remplissoit son palais .
« l'ai point vu de mes yeux , personne ne me l'a raconté ,
« mais j'ai entendu les cris de mort et les derniers gémis
« sements. Nous étions cachées dans un coin du gynécée ,
« mortes de frayeur , les portes étroitement fermées ; enfin
« ton fils est venu m'appeler par l'ordre de son père. J'ai
" trouvé Ulysse debout au milieu des cadavres ; ils étoient
« autour de lui étendus sur le marbre. Tu aurois été ivre de
<< joie , si tu l'avois vu tel qu'un lion tout couvert de sang et
« de fange. En ce moment leurs restes sont déposés à la
T

694 L'ODYSSEE .
" porte de la cour. Ulysse a purifié son palais avec le soufre
« et le feu. Il t'invite à descendre. Viens , viens partager sa
" joie et oublier dans ses bras les maux que nous avons
soufferts. Enfin nos longs desirs sont accomplis ; il est
« rentré vivant dans ses foyers , il t'y retrouve , il y retrouve
« son fils ; et tous ceux qui t'avoient insultée dans leurs
« vœux , il les a tous punis dans son palais.
-- «< O ma bonne Euryclée , ne t'abandonne point à ces
་་ transports ! tu sais combien tous nous avons desiré son
« retour, combien surtout je l'ai desiré , moi , combien l'a
" desiré son fils , ce fils , l'unique gage de nos amours. Mais
«་་ je ne puis croire à la vérité de ton rapport. C'est un Dieu
« sans doute qui a immolé ces odieux rivaux , indigné de
«< leurs outrages et de leurs crimes. Ils ne respectoient rien
« sur la terre ; bons , méchants , tout étoit égal à leurs yeux.
« Ils ont péri victimes de leurs excès . Mais Ulysse..... Ah !
་་ il aura perdu , loin de la Grèce , tout espoir de retour...
« Non.... Ulysse n'est plus.
――― ་་ O ma fille ! quel mot est échappé de ta bouche ? Ton
་་ époux est dans ses foyers , et tu me dis qu'il ne reviendra
pas... Toujours incrédule !... Eh bien ! je te donnerai une
« preuve que tu ne pourras pas démentir. La cicatrice que
« lui laissa la blessure du sanglier , je l'ai vue en lui lavant
« les pieds. Je voulois te le dire ; mais de sa main il m'a fer
« mé la bouche , et dans sa sagesse il ne m'a pas permis de
« révéler son secret. Mais viens ... si je te trompe , je m'aban
« donne à ta colère ; tu me feras périr de la mort la plus
« cruelle. - Ma bonne , avec toute ton intelligence , il ne
་་ t'est pas donné de pénétrer les secrets des Dieux . Mais
<<
«< pourtant , allons trouver mon fils , que je voie les miséra
« bles qui ne sont plus , et celui qui les a immolés. »
Elle dit , et descend toujours agitée de doutes et d'incer
titudes. Interrogera-t-elle à part celui qu'on lui annonce pour
son époux ? ira-t-elle d'abord se jeter dans ses bras et le cou
vrir de ses baisers ? Elle a franchi le seuil de la grande salle .
CHANT XXIII . 695
et va s'asseoir en face d'Ulysse à la clarté du feu ; lui, appuyé
contre une colonne , la tête baissée , les regards attachés sur
le marbre , attendant si son épouse , après l'avoir envisagé ,
lui adressera quelques paroles. Elle reste morne, silencieuse,
la frayeur dans l'ame. Elle le regarde ; tantôt elle croit que
c'est en effet lui ; tantôt elle le méconnoît sous ses sales
haillons. Enfin Télémaque éclate : « O mère , mère déna
" turée ! mère insensible ! pourquoi loin de mon père? pour
་་ quoi muette avec lui ? pas une seule parole ! Il n'est de

« femme que toi qui puisse avoir le cœur assez dur pour se
« tenir éloignée d'un époux qui , après vingt ans d'absence
« et de travaux , revient dans sa patrie. Tu es plus insensible
« que le marbre. - O mon fils ! lui répond Pénélope , je suis
" frappée de stupeur ; je ne puis ni parler , ni interroger , ni
" fixer sur lui mes regards. S'il est vrai qu'il soit Ulysse , si
« c'est Ulysse qui est dans son palais , nous avons pour nous
« reconnoître des signes plus certains , et que tous autres
« ignorent. »
A ces mots , Ulysse sourit , et s'adressant à Télémaque :
" Laisse , lui dit-il , laisse ta mère me soumettre à l'épreuve ;
" bientôt elle m'aura reconnu. Ces lambeaux , ces haillons ,

«< cet air de misère la repoussent. Elle me dédaigne et ne


« veut pas que je sois moi. Mais de grands intérêts doivent
« nous occuper ; songeons au parti que notre sûreté nous
« commande. Qu'un homme ait tué un citoyen distingué ,
་་ qui laisse après lui des amis nombreux et puissants , il fuit,

" il abandonne ses parents et sa patrie . Nous , nous avons


"་་ immolé les soutiens de l'État , la jeunesse la plus illustre
་ d'Ithaque ; songeons aux dangers qui nous environnent.
་་ Songes-y , toi , ô mon père ! tout l'univers vante ta sa
« gesse , nul autre mortel ne peut t'égaler ; pour nous , nous
« sommes prêts à te suivre ; tout ce que nous avons de force ,
« tout ce que nous ayons de courage est à toi. - Je te dirai
« ce que je crois le plus sage , lui répond Ulysse. Allez d'a
" bord vous baigner , changez de vêtements , que tous nos
696 L'ODYSSÉE.
«< serviteurs en changent ; que ce chantre divin vienne avec

« sa lyre nous jouer des airs de danse . Que les passants , les
" voisins , tous ceux enfin qui nous entendront du dehors ,
*
«< croient que nous célébrons un hyménée. Que dans toute
«< la ville il n'y ait * bruit de meurtre ni de mort des préten
« dants , jusqu'à ce que nous soyons rendus dans notre do
<< maine et à l'ombre de nos bois : là nous attendrons ce que
« nous inspirera le maître de l'Olympe . »
Il dit ; tous obéissent ; on se baigne, on prend des ha
bits de fête. Les femmes se parent , Phémius vient avec sa
lyre , et par ses accords éveille l'amour de la musique et de
la danse ; hommes , femmes , tout est en mouvement , tout
le palais retentit sous leurs pas. A ce bruit on dit dans la
ville : « Enfin cette reine , l'objet de tant de vœux , elle a
nommé son vainqueur. Pauvre femme ! elle n'a pu attendre
le retour de son premier époux , ni lui conserver sa fortune
jusqu'à ce qu'il rentrât dans ses foyers ! » on le dit , et on
ignore le grand secret que cache cet appareil mensonger.
Ulysse à son tour entre dans le bain : la fidèle Euryclée
répand sur son corps une douce rosée , le parfume d'une
essence précieuse , le couvre d'un tissu de lin et le revêt
d'une riche tunique. Minerve répand sur sa tête une grace
nouvelle , lui donne plus de grandeur et de majesté ; des
cheveux blonds comme la fleur d'hyacinthe flottent sur ses
épaules. Ainsi sous la main d'un artiste habile que forma
Vulcain , que Pallas prit elle-même soin d'instruire , l'or
s'enchâsse dans l'argent et le teint de ses rayons.
Le héros est sorti du bain , majestueux comme un Dieu.
Il va se replacer sur son siége et sous les regards de Péné
lope : « O toi , lui dit-il , que je ne puis plus nommer mon
" épouse , le ciel te fit un cœur plus dur qu'à toutes les au
« tres femmes ; nulle autre n'auroit le courage de se tenir
«་་ loin d'un époux qui jadis lui fut si cher, et qui , après
«་་ vingt ans d'absence et de malheurs , reviendroit comme
" moi dans sa patrie. Allons , ma bonne Eurycléc , dresse
CHANT XXIII . 697

« moi un lit , que j'aille reposer loin d'elle ; son cœur est
" dur comme le fer.
――― «< Oh !... quel nom dois-je te donner ? lui répond Pé
" nélope ; je n'ai ni hauteur ni bassesse , mais je ne me laisse
"( point surprendre par les apparences . Je sais ce qu'étoit
་་ Ulysse quand il partit d'Ithaque pour cette funeste guerre.
(( Va , ma chère Euryclée , dresse-lui son lit hors de la

«< chambre nuptiale que mon époux construisit lui-même de


« ses mains ; couvre ce lit de fourrures , de manteaux et de
« riches étoffes. >>
Elle cherche à s'assurer contre une illusion qu'elle re
doute. Ulysse , l'amertume dans l'ame : « Chère épouse , lui
<<
dit-il , tu m'as déchiré le cœur . Eh ! qui auroit déplacé
<< mon lit ? L'ouvrier le plus habile , le plus vigoureux , si
« un Dieu ne lui prêtoit son secours , ne pourroit en venir
« à bout. Non , il n'est homme vivant , fût-il dans toute la
« force de la jeunesse , qui pût le faire sortir de sa place .
་་ Ce fut moi qui le fis , moi seul ; pas un autre n'y mit la

main. Dans cette partie de ce vaste enclos , vide alors et


<< sans habitation , s'élevoit jadis un olivier superbe , gros et
<«< rond comme une colonne. De cet arbre , comme d'un
་་ centre, je traçai le contour de ma chambre nuptiale. Moi
་་ même , de marbres choisis , j'en élevai les murailles ; je la
« couvris d'un toit artistement travaillé ; des ais étroitement
serrés en formèrent les portes. Je coupai la tête de l'oli
" vier ; et , à partir de la racine , j'en dressai , j'en façonnai ,
་་ j'en polis le tronc à l'aide de la règle et du niveau. J'en fis
« une colonne ; et , partant de ce point d'appui , je compo
"< sai une couchette de pièces assorties , et pour l'embellir,
་་ je prodiguai l'or , l'argent et l'ivoire. Voilà le secret de
« mon lit. Je ne sais s'il existe encore où je l'avois laissé ,
" ou si , pour le déplacer, on n'a pas coupé la racine de
« l'olivier. 33
A ces signes évidents Pénélope reconnoit son époux. Ses
genoux fléchissent et se dérobent sous elle ; ses yeux se
698 L'ODYSSEE .

remplissent de larmes ; elle court à Ulysse , jette ses bras


autour de son col, et couvre de baisers sa tête et son visage.
Ne sois point irrité contre moi , lui dit-elle ; tu es le plus
" sage des hommes , et les Dieux nous ont accablés de
« maux ! Ils nous ont envié le bonheur de couler ensemble
«< les beaux jours de notre printemps , et de parcourir en
" semble une longue carrière. Pardonne , je t'en conjure ,
"་་ pardonne si , dès que je t'ai vu , je ne me suis pas jetée
« dans tes bras. Je tremblois toujours qu'un imposteur ne
<< vînt m'abuser par de vains discours . Tant d'aventuriers
་་ cherchent à nous séduire !
«་ Hélène , la fille de Jupiter, n'eût jamais cédé aux flat
44 teries d'an étranger , si elle eût su qu'un jour les enfants
« de la Grèce iroient la redemander le fer à la main , et la
་་« ramèneroient dans sa patrie. Le Ciel permit qu'elle suc
« combât... Elle n'avoit pas réfléchi aux conséquences de
« cette coupable erreur , d'où découlèrent tous nos maux.
« Tu m'as clairement expliqué le secret de notre couche;
« ce secret qui n'étoit connu que de toi , de moi et de cette
« bonne Actoris , que mon père m'avoit donnée pour m'ac
« compagner en ces lieux , et qui fut toujours la gardienne
« fidèle de notre appartement. Je suis convaincue ; tu as
་ triomphe de mon incrédulité. »

Elle dit ; Ulysse , en voyant dans son épouse tant de pru


dence , tant de discrétion , verse des larmes de tendresse et
de joie. Pénélope , les yeux fixés sur son époux , ne peut en
détacher ses regards ni sa pensée . Tels des navigateurs ,
après avoir vu leur vaisseau brisé par la tempête , leurs
compagnons abîmés dans les flots , échappés enfin aux hor
reurs du naufrage , gagnent en nageant la terre desirée ; et
couverts d'écume et de fange , ils confondent ensemble tous
les sentiments qu'ils éprouvent.
Pénélope est toujours dans les bras du héros. L'Aurore
les eût retrouvés encore dans les embrassements et dans les
larmes ; mais Minerve arrête la Nuit dans son cours, retient
CHANT XXIII. 699
l'Aurore au sein de l'Océan , et ne lui permet pas d'atteler
son char pour rendre la lumière au monde. « Chère Péné
« lope , dit enfin Ulysse , nous ne sommes pas encore au
terme de nos infortunes . Il me reste dans l'avenir une
«<
longue carrière de peines à parcourir. Il faut subir ma
"( destinée : ainsi me le prédit l'ombre de Tirésie , quand ,

« pour la consulter sur mon retour et sur celui de mes com


pagnons , je 1descendis aux demeures infernales. Mais
་་ viens ; allons goûter ensemble les douceurs du sommeil.

" Ton lit t'attend , lui répond Pénélope ; il te recevra quand


"« tu le voudras. Mais , dis-moi , ces peines que t'annonce
་ l'interprète des Dieux , il faudra bien qu'un jour je les con

« noisse il me seroit plus doux d'y être préparée dès au


<< jourd'hui.

- « Ah ! pourquoi , chère épouse , me presses-tu de te


"( révéler ces tristes secrets?... Tu le veux
, je ne te dissi
« mulerai rien ; mais j'affligerai ton cœur : le mien est dé
« chiré d'avance des peines que je vais verser dans le tien.
" Je suis condamné à visiter encore de nouvelles contrées ,

«་་ jusqu'à ce que j'arrive chez des peuples qui ne connois


« sent ni la mer, ni les vaisseaux, ni ces rames qui leur ser
Ст vent d'aides pour voler sur les ondes , et qui ne mêlent
«< point le sel à leurs aliments. Là se rencontrera un autre

« voyageur, qui , dans son ignorance , prendra la rame que


«< je porterai sur mes épaules pour le van mystérieux de

« Bacchus. A ce signe , j'immolerai à Neptune un bélier, un


«< taureau, un sanglier ; j'enfoncerai ma rame dans la terre,
" et il me sera donné de revoir le sol de ma patrie. Revenu
« dans mes foyers , j'offrirai des hécatombes aux habitants
« de l'Olympe , à chacun dans l'ordre qui lui est assigné.
་་ De ce moment , environné d'un peuple heureux , je cou
« lerai en paix les jours d'une longue vieillesse. Enfin , du
"« sein des mers , la mort viendra , sans angoisses , terminer
" ma carrière . ―― Si les Dieux , dit Pénélope, te promettent
1
700 L'ODYSSEE .

« une longue vieillesse , nous pouvons espérer encore des


a jours de bonheur. }}
Cependant Eurynome et la vieille Euryclée ont dressé le
lit , comme jadis , dans sa plus élégante parure. Euryclée
se retire ; Télémaque , Eumée , Philétius , font cesser les
danses , ordonnent aux femmes de retourner dans leur
asile , et vont eux-mêmes se livrer au sommeil. Eurynome ,
une torche à la main , conduit les deux époux à la chambre
nuptiale. Ils entrent dans ce lit confident de leurs premiers
feux. Aux doux épanchements de leur mutuelle tendresse
succède un entretien plein de tristes souvenirs , mais d'in
térêt et de charmes. Et Pénélope la première : combien
elle a souffert depuis leur cruelle séparation ! tous les maux
de l'absence , des inquiétudes toujours nouvelles , des espé
rances toujours déçues. Et cette dernière , cette nouvelle
plaie : des prétendants qui tous les jours l'outrageoient de
leurs vœux impies ; qu'elle voyoit tous les jours dévorer
impunément la fortune de son époux et de son fils !
Ulysse à son tour lui raconte ses travaux , ses dangers ,
ses exploits , ses victoires. Troie succombe , il va revoler
dans ses bras , et des tempêtes le jettent loin de sa route ; il
dompte les Péoniens ; ses compagnons alloient oublier leur
patrie dans le riche pays des Lotophages ; il les en arrache
pour aller se perdre dans le pays des Cyclopes ; il lui peint
l'antre de Polyphème et ses horribles repas ; il lui dit com
ment il a vengé ses amis écrasés contre la pierre , et dévorés
à ses yeux .
Il arrive chez Éole , il en reçoit l'accueil le plus généreux;
des vents lui sont donnés pour le reconduire dans son pays.
Une tempête l'emporte , gémissant , désespéré , au pays des
Lestrigons , qui brisent ses vaisseaux et abîment ses com
pagnons dans les ondes. Lui seul , avec un seul navire ,
échappe à leur fureur. Viennent ensuite les ruses et les arti
fices de Circé , et sa descente aux royaumes sombres pour
y consulter l'ombre de Tirésie. Là , il voit les guerriers qui
CHANT XXIII. 701

ont partagé ses travaux ; il voit sa mère , sa tendre mère , qui


le nourrit de son lait et éleva son enfance.
Rendu au séjour de la lumière , il a entendu les chants
perfides des Sirènes , il a affronté les roches errantes , et
Charybde , et Scylla , plus terrible encore , à laquelle n'é
chappent jamais les mortels qu'elle peut atteindre . Plus loin ,
ses compagnons immolent des troupeaux consacrés au So
leil , et , pour les en punir, Jupiter brise son vaisseau de sa
foudre ; tous ses compagnons périssent ; lui seul est sauvé
du trépas. De là il aborde à l'île d'Ogygie. La nymphe Ca
lypso le retient dans sa grotte , le caresse , lui promet l'im
mortalité pour le fixer auprès d'elle , et ne peut fléchir son
courage.
Enfin , après de nouveaux dangers , de nouvelles traver
ses , il arrive à l'île des Phéaciens ; il y est reçu comme un
Dieu, comblé de présents et reconduit dans sa patrie. Péné
lope , enchantée de ces récits , n'a point fermé les paupières
tant qu'il lui a raconté ses aventures. Enfin le sommeil
vient leur verser ses pavots , et fait couler dans leurs sens
une douce langueur , et dans leur ame l'oubli de toutes leurs

peines.
Minerve , quand elle crut qu'Ulysse avoit assez goûté les
douceurs du repos et du lit conjugal , appelle l'Aurore du
sein de l'Océan , pour rendre la lumière au monde.
Le héros se lève : « Chère Pénélope , nous sommes tous
་ deux , dit -il , rassasiés de malheurs ; toi fatiguée de pleu
« rer et d'attendre mon retour ; moi , d'errer si long-temps ,
" et d'être si long-temps enchaîné loin de ma patrie , loin de
« tous les objets de ma tendresse . Aujourd'hui que nous
« sommes réunis au sein de nos foyers , continue à veiller
« sur nos affaires domestiques ; moi , je reconquerrai ce que
« nous ont ravi ces odieux prétendants : les Grecs aussi
s'empresseront de réparer nos pertes , et bientôt nos

« établ es et nos bergeries seront repeuplées . Je vais revoir
« nos champs et les arbres de nos vergers ; je vais surtout
702 L'ODYSSEE .
" revoir et serrer dans mes bras ce tendre père , l'objet de

« mes longs regrets , et qui m'a pleuré si long-temps. Toi ,


« je recommande à ta prudence nos plus chers intérêts. Dès

« que le soleil sera levé , la Renommée répandra dans la


« ville la mort de ces insolents que ma justice a punis ; ren
«< tre dans ton appartement ; tranquille , avec tes femmes ,
<< ne t'informe de rien , ne porte point ailleurs des regards
<« curieux. »
Il dit , et sur ses épaules il charge sa brillante armure. Il
ordonne à Télémaque et aux deux fidèles pasteurs de s'ar
mer aussi. Ils obéissent , ceignent leurs cuirasses et leurs
épées , ouvrent les portes du palais , et partent. Ulysse mar
che à leur tête . Déja le soleil doroit la terre de ses rayons ;
mais Minerve les couvre d'un nuage épais , et sous sa con
duite ils ont bientôt laissé la ville derrière eux .

CHANT VINGT- QUATRIÈME .

' Mercure appelle aux sombres bords les ames despré


tendants qui sont tombés sous les coups d'Ulysse ; il a
dans sa main cette baguette d'or avec laquelle , quand
il veut, il ferme les yeux des humains ou les réveille du
sommeil de la mort. Il l'agite ; soudain elles se meuvent,
et avec des cris plaintifs, elless uivent le Dieu qui les con
duit. Tels on voit ces quadrupèdes ailés , tristes amants
des ténèbres, enchaînés l'un à l'autre dans l'enfoncement
d'un antre obscur ; si un seul se détache, toute la chaîne
se rompt, et tous s'envolent en poussant des cris aigus
et perçants .

' On croit, avec les critiques les plus éclairés , que tout ce qui est im
primé ici en italique ne doit point appartenir au vingt-quatrième chant.
Les vers sont d'Homère , mais des vers empruntés des autres chants; et tout
n'est guère qu'une répétition des choses déja dites.
·
CHANT XXIV. 703
Ainsi sur les traces du Dieu voloient ces ames désolées.
Elles côtoient les bords de l'antique Océan, franchissent
les rochers que le soleil colore de ses derniers rayons , et
les portes par lesquelles il va se plonger dans les eaux,
et traversent la région des songes. Elles s'arrêtent
dans une prairie d'Asphodèle, où errent des fantômes
légers, images vaines des mortels qui ont cessé de par
courir le cercle pénible de la vie.
Là, elles trouvent et le fils de Pélée et son cher Patro
cle, et le vertueux Antiloque, et cet Ajax, après Achille,
le plus beau, le plus vaillant des Grecs. Ils conversoient
ensemble ; à eux vient se réunir le fils d'Atrée, le grand
Agamemnon, triste, couvert d'un voile de douleur: « Fils
« d'Atrée, lui dit Achille, nous l'avions cru, jusqu'à
« ton dernierjour, l'objet heureux des faveurs du Mai
« tre du tonnerre. Tu commandois à des peuples nom
<
" breux ; les plus vaillants guerriers marchoient sous
« tes drapeaux dans ces plaines de Troie, si fameuses
« par nos exploits et par nos revers. Et toi aussi tu de
« vois subir les rigueurs de cette destinée à laquelle au
« cun mortel ne peut échapper ! Ah ! que ne périssois-tu
" aux champs d'Ilion, dans tout l'éclat de ta gloire ! la
" Grèce t'eût élevé un tombeau célèbre ; tu aurois laissé
« à ton fils une immortelle renommée ; et tu as été con
―― Heu
« damné à périr de la mort la plus déplorable.
" reuxfils de Pélée, lui répond Agamemnon, mille fois
« heureux d'être tombé dans Troie, loin d'Argos et de
" sesfunestes rivages ! Les plus vaillants des Grecs etdes
«< Troyens tombèrent à tes côtés. Loin de ces superbes
" coursiers qui faisoient ton orgueil, tu gisois noblement
« étendu sous des tourbillons de poussière. Nous com
" ballmes un jour tout entier pour défendre tes restes, et
« nous n'eussions cessé de combattre, si Jupiter, par une
« horrible tempête, ne nous eût forcés de nous retirer.
Nous te reportâmes sur tes vaisseaux, nous lavâmes
704 L'ODYSSÉE .

« tes blessures, nous te prodiguâmes les parfums ; tous


" les Grecs te baignèrent de leurs larmes et te couvrirent
« de leurs cheveux.
« Au bruit de ton trépas, ta mère sortit du sein des
« eaux; la mer, par d'effroyables mugissements, recon
« nut sa présence ; tous nos guerriers tremblèrent d'épou
" vante, tous alloient se précipiter dans leurs vaisseaux,
« si Nestor, qui connoît le passé et lit dans l'avenir, ne
« les eût retenus par ses sages conseils : «་་ Arrêtez, leur
«< dit-il, nefuyez pas ; c'est la mère du héros qui vient du
« sein des ondes honorer les funérailles de son fils. D
"c A ces mots, la frayeur se dissipe ; les Nymphes des
« eaux viennent pleurer sur ta froide dépouille, et te re
« vétent de célestes vêtements. Toutes les neuf Muses, en
་་ chœur, par des chants funèbres, déplorent ton trépas;
il n'y eut point de Grecs qui ne fondissent en lar
« mes. Pendant dix-sept jours, pendant dix-sept nuits,
« Dieux et mortels pleurèrent ta destinée. A la dix-hui
« tième aurore, nous livrâmes aux flammes ta dépouille
་་ mortelle. Le vin, le miel , les parfums coulèrent sur ton
«< bûcher ; autour, tous nos guerriers, cavaliers, fantas
" sins, donnèrent le spectacle d'un combat. Quand le
«< feu fut éteint, nous allâmes aux premiers rayons du
"( jour recueillir tes ossements ; ils furent arrosés de vin

« pur et des essences les plus précieuses. Pour les renfer


« mer, la mère nous donna une urne d'or, ouvrage de
"( Vulcain, qu'elle nous dit être un présent de Bacchus.
« Tes restes y furent déposés avec les restes de ton cher
་ Patrocle, auprès d'eux et à part ceux d'Antiloque,
«< qui fut, après Patrocle, l'ami le plus cher à ton cœur.
" Toute l'armée t'éleva un tombeau sur les rives de l'Hel
" lespont. De là ton monument s'offre aux regards du
་ navigateur, et perpétuera ton souvenir dans les siècles
«
་་ futurs.
« Pour célébrer en ton honneur des jeux funèbres, ta
CHANT XXIV. 705 .
« mère nous apporta des prix qu'elle avoit obtenus des
« Dieux. J'ai vu bien dés funérailles de héros, bien des
"< funérailles de rois ; jamais spectacle plus pompeux ne
" s'offrit à mes regards. Toujours chéri des Immortels,

« ton nom ne s'est point perdu dans le néant de la mort.


Ta gloire vivra dans le souvenir des humains . Mais
" moi, que me reste-t-il de ma grandeur, de mes tra
« vaux, de mes combats ? A mon retour, Jupiter m'a li
vré aux poignards d'Égisthe et aux fureurs de ma
" perfide épouse. »

Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi, apparoit Mercure,


conduisant les ames des malheureux qu' Ulysse a sacri
fiés à sa vengeance. Agamemnon s'avance plein de ter
reur et d'étonnement ; il reconnoit le fils de Melanthée,
lejeune Amphimédon, qui jadis l'avoit reçu à Ithaque :
་ Amphimédon, lui dit-il, quoi ! tous d'âge pareil, tous
K également distingués, quelle destinée commune vous
« amène ensemble dans le séjour des ténèbres ? On ne
་ pouvoit, dans toutes les villes qui vous ont vus naître,
"< faire un plus noble choix. Neptune, soulevant les tem
" pêtes, vous auroit-il abîmés dans les flots? auriez-vous
་་ été, surterre, égorgés par des brigands, en combattant
« pour la défense de vos troupeaux, de vos femmes, de

« vos enfants, de votre patrie ? Réponds à mes questions.


" Ne tesouvient-ilpas quejadis tu me reçus dans tesfoyers,
"( quand, avec Ménélas, j'allai presser Ulysse de s'unir
" avec nous pour combattre les Troyens ? Nous eûmes
" bien de la peine à le déterminer, et nous fumes un mois
« entier à errer sur les ondes, avant que de rentrer dans .
« nos États.
"
— ( Oui,puissant Atride, je m'en souviens, lui répond
" Amphimédon.Je te dirai notre horribledestinée . Ulysse

« étoit absent depuis long-temps ; nous aspirions à la


"
main de son épouse. Elle ne refusoit ni n'acceptoit nos
"
hommages ; mais en secret elle méditoit notre perte.
45
706 L'ODYSSÉE.
И D'artifice en artifice, elle eludoit notre poursuite. Un

« jour, elle se met à ourdir une toile immense. « Jeunes


" citoyens, nous dit-elle, mon époux, sans doute, a cessé
" de vivre ; mais pour me presser de former de nouveaux

« nœuds, attendez que j'aie achevé ce tissu que je des


« tine à envelopper les restes de Laërte, quand une mort
་་ funeste viendra nous le ravir. Que les femmes de la

« Grèce n'aient pas à me reprocher de n'avoir pas donné


« au moins un linceul à celui qui a tant accru l'héritage
« de mon fils. >>
Nous eûmes la foiblesse de la croire. Elle tissoit tout
« lejour; la nuit, à la clarté des flambeaux, elle défaisoil
" sonouvrage.Pendant trois ans, elle sejoua de notre cré
« dulité. Lesjours, les mois s'écoulent; enfin arrive laqua
« trième année. Une de ses femmes nous révèle le mystère.
Nous la surprenons; elle est réduite à finir son travail,
« elle nous montre enfin ce tissu, et c'est en ce moment
" qu'unmauvais génie ramène son Ulysse. Ilabordeà une
extrémité de son ile, etva se cacher dans un de ses domai
« nes. En même temps arrive son fils, revenant de Pylos,
H où il a été redemander sonpère. Tous deux ont tramé

« notre perte. Ils se rendent à la ville, Télémaque lepre


# mier, après lui Ulysse, conduit par un de ses pasteurs,
« sous le masque d'un vieillard, sous les haillons d'un
" mendiant, et courbé sur un bâton.
A son aspect im
་་ prévu, sous cet étrange déguisement, nijeunes ni vieux
" ne le reconnoissent. Nous l'insultons, nous le maltrai
" tons ; il souffre nos injures et nos mauvais traitements.
• « Mais bientôt, inspirépar Jupiter, il va cacher avec son
"
fils, dans le secret de son palais, des armes qui étoient
་་ exposées à tous les regards , et les renferme sous les ver

« rous. Bientôt, soufflée par son malin génie, sa femme


« nous propose une perfide épreuve. Elle fait apporter
"( l'arc d'Ulysse, son carquois , ses flèches, et du fer qui

« doit être le prix de celui qui, avec le plus de force et


CHANT XXIV . 707
R d'adresse, saura tendre cet arc et lancer ses flèches
« meurtrières . Elle-même doit être la conquête du vain
« queur .
« Nous essayons ; vains efforts : aucun de nous ne peut
" courber
l'arc. Il passe aux mains d'Ulysse ; nous ré
" clamons en vain, Télémaque l'emporte, et son père en
« est le maître. Il le tend sans effort ; son trait vole et
« traverse douze anneaux. Il va se placer sur le seuil
« de la porte, jette ses flèches à ses pieds, et, d'un œil
K terrible, marquant ses victimes, il perce Antinoüs, il

" perce les autres ; ils tombent entassés sur le marbre,


«< qui ruisselle de leur sang. Un Dieu, sans doute, com
«" battoit avec lui ; ce n'est plus qu'un carnage affreux,
« des cris, des gémissements, et partout l'image de la
« mort. Ainsi nous avons péri, ô puissant Atride ; nos
« restes, négligés et sans honneurs , sont encore gisants
« dans le palais d'Ulysse; nos parents, nos amis igno
« rent notre destinée ; ils n'ont point lavé nos blessures ;
« ils ne nous ont donné ni ces soins, ni ces larmes qu'on
« doit à ceux qui ont cessé de vivre. »
- « Heureux fils de Laërte, s'écrie Agamemnon, quelle
« vertueuse épouse le Ciel t'a donnée ! Quelle fidélité !
« quelle tendresse lafille d' Icare a conservée pour l'époux

« à qui elle avoit engagé sa foi ! Les Immortels inspire


« ront pour elle les chantres futurs ; elle sera célébrée
« dans des hymnes qui porteront aux siècles à ve
" nir sa gloire et ses vertus. Détestable fille de Tyndare!
" Quelle affreuse
différence ! Tu as égorgé ton époux ;
« ton nom ne sera prononcé qu'avec horreur; ta mé
« moire fera rougir toutes les femmes, et ton infamiefle

« trirajusqu'aux plus vertueuses . »


Tandis qu'ils s'entretiennent ainsi au séjour de la mort ,
dans les entrailles de la terre , Ulysse , Télémaque , Eumée ,
Philétius , se sont éloignés de la ville . Ils arrivent au séjour
délicieux où , après de longs travaux , Laërte a établi sa pai
45.
708 L'ODYSSEE .

sible retraite. Là s'élève un modeste édifice ; autour, rè


gnent d'humbles cellules , où les esclaves , attachés à sa
personne par le sentiment bien plus que par la nécessité ,
prennent leurs repas , reposent le jour et dorment la nuit.
Auprès de lui est une vieille Sicilienne , qui , dans cette so
litude , prend soin de ses vieux ans.
«Vous, dit Ulysse à son fils et aux deux pasteurs , entrez ,
« immolez-nous le meilleur , le plus gras des animaux do
«་་ mestiques. Moi , je vais surprendre mon père. Je saurai
« si ses yeux me reconnoîtront , ou si mes traits , après un
<< si long-temps , sont effacés de sa mémoire. »
Il dit , et remet aux esclaves les armes dont il est chargé.
Il passe dans le verger : il n'y trouve ni Dolius , ni ses fils ,
ni ses serviteurs. Ils étoient allés , sous la conduite du vieil
lard , élaguer une haie , pour faire des émondes à la clôture
du verger. Il trouve son père , une bêche à la main , net
toyant le pied de ses arbres ; il étoit couvert d'une tunique
sale et déchirée ; sur ses jambes , des bottines de cuir pour
le défendre des épines ; des gants de cuir sur ses mains pour
les garantir des buissons ; un bonnet de peau de chèvre sur
sa tête , l'air triste , abattu , les yeux chargés de larmes.
A l'aspect de ce corps usé par la vieillesse , de cette dou
leur si profonde , son fils s'arrête sous un poirier et se met
à pleurer. Il hésite : ira-t-il se jeter dans les bras de son
père? Lui dira-t-il qu'il est son fils , qu'il est de retour dans
sa patrie? Commencera-t-il par l'interroger, et lui ménagera
t-il une douce surprise ? Il se détermine enfin à se jouer d'a
bord de son erreur , et par un discours piquant , il irritera
sa curiosité.
Il s'approche : Laërte étoit , la tête baissée , remuant la
terre autour d'une plante . « Bon vieillard , lui dit-il , tu me
་་ parois entendre ton métier. Tu fais tout avec une grande
་་ intelligence. Plantes , figuier , vigne , olivier, poirier, tu
«་་ donnes tes soins à tout. Mais , pardonne à ma franchise ,
tu n'as pas les mêmes soins de la personne ; ta vieillesse
CHANT XXIV. 709

« est négligée ; ces habits , cet air... Ce n'est pas du moins


« pour punir ta paresse que ton maître te laisse dans cet
་་ état. Mais pourtant rien en toi n'annonce un esclave. Cette
" figure, cette taille sont d'un roi ; fait comme tu es , le bain,
« une bonne table , un bon lit , te conviendroient à mer
<< veille. Mais , parle-moi franchement , à qui appartiens
«< tu ? Ce verger, que tu cultives avec tant de soin , quel en
« est le maître? Dis-moi encore : ce pays où je suis , est
«< ce l'île d'Ithaque ? Un homme que j'ai rencontré me l'a dit.
« Mais , pauvre espèce , je n'en ai pu rien tirer de précis ;
« pas une réponse à mes questions . Il n'a pu me dire si un
« hôte que j'avois ici vit encore , ou s'il est déja mort et
« dans le séjour de Pluton. Écoute , et prête-moi une oreille
« attentive.
« Je reçus , il y a quelques années , un étranger dans ma
« maison. Jamais homme de ce mérite n'étoit entré chez
་་ moi ; il se disoit d'Ithaque , il se donnoit pour le fils de
« Laërte fils d'Arcésius. Je le reçus , je l'accueillis , je réunis
pour le fêter une nombreuse compagnie ; je lui fis des pré
« sents dignes de lui , dignes de moi. Je lui donnai sept ta
« lents d'or. Je lui donnai un cratère d'argent massif , d'un
" travail précieux , élégamment ciselé , douze manteaux ,
« autant de tapis , autant de tissus magnifiquement brodés ,
<< autant de tuniques. Je lui donnai quatre jeunes beautés
་་ pleines de talents , et à son choix . »
Laërte , les larmes aux yeux : « Noble étranger , c'est
« bien ici l'île d'Ithaque , mais ce n'est plus qu'un repaire
" d'hommes injustes , d'insolents sans pudeur et sans foi.
་་ Ces présents que tu as donnés avec tant de grace , ils sont
་་ perdus. Tu ne le retrouveras plus vivant à Ithaque . Il
« t'auroit payé d'un généreux retour, il t'auroit renvoyé
" comblé de son accueil . Mais , dis-moi , combien y a-t-il
«
་་ d'années que tu l'as reçu , ce malheureux étranger ! Hélas ,
« c'étoit mon fils ! Pauvre infortuné ! sans doute , loin de
J
" ses amis , loin de sa patrie , il a été , dans les mers , la pà
710 L'ODYSSÉE .

« ture des poissons , ou , sur quelque terre inconnue , la


«་་ proie des bêtes sauvages ou des vautours. Son père , sa
« mère n'ont point pleuré sur sa tombe ; la douce , la chaste
" Pénélope n'a point donné à son époux un dernier baiser,

« n'a point arrosé son lit funèbre de ses larmes.


« Mais toi , qui es-tu ? Quel est ton pays , ta patrie , tes
" parents ? Où as-tu laissé tes compagnons et le vaisseau qui
« t'a déposé sur nos rivages ? N'étois-tu que passager sur
«< un navire qui ne t'appartenoit pas ? Les matelots seroient
ils repartis après t'avoir débarqué dans notre île?
- « Je suis d'Aribas ; j'y possède un palais magnifique.
" Mon père est Aphidas , un fils de Polypémon , qui règne
" dans ce pays. Je m'appelle Epérite. La fortune , malgré

« moi , m'a conduit de Sicile en ces lieux ; mon vaisseau est


« mouillé loin de la ville , sur une côte reculée . Ulysse , il y
« a cinq ans qu'il a quitté ma patrie. Pauvre malheureux !
« Il partoit sous des auspices si favorables ! Je m'applaudis
.
« sois du succès de mes soins ; lui-même il étoit plein d'es
་་ poir et de joie. Nous nous promettions de nous revoir un
" jour, et de sceller notre amitié par de nouveaux pré
« sents. >>
4 Il dit ; Laërte est couvert d'un nuage de douleur. Il gémit
et soupire ; de ses deux mains il ramasse la poussière et en
souille ses cheveux blancs. A cette vue , le cœur d'Ulysse est
déchiré , ses narines se gonflent. Un soudain mouvement a
précipité le cours de ses esprits ; il se jette dans les bras de
son père : « C'est moi , c'est moi ; c'est ton fils qui , après
(( vingt ans d'absence , revient dans sa patrie. Cesse de pleu
rer et retiens tes sanglots ; d'autres soins nous appellent.
"« J'ai immolé , dans notre palais , les impies qui nous outra
" geoient ; j'ai puni leur insolence et leurs excès.
- << Si tu es Ulysse , si tu es mon fils , donne-moi quelque
་་ signe certain qui puisse m'en convaincre. - Cette cica
trice que me laissa la blessure qu'un sanglier me fit sur le
་་ mont Parnasse , lorsque , par tes ordres et ceux de ma
CHANT XXIV. 711
«" mère , j'allai recevoir les dons que m'avait promis Auto
«< lycus , mon aïeul , la voilà.
«< Viens , je vais te montrer encore , dans ton verger, les
" arbres que tu me donnas dans mon enfance. Je m'y pro
" menois avec toi , je te les demandois , tu m'en disois et les
« noms et les espèces ; tu me donnas treize poiriers , dix
" pommiers , quarante figuiers. Ces arbres étoient , sur cin
«< quante rayons , tout chargés de fruits , et puis des raisins

« de toute espèce , pleins de jus et d'une beauté ravis


« sante. »>
A ces détails , le vieillard reconnoît son fils : ses genoux
fléchissent , ses muscles se détendent , le sentiment s'éteint ;
Ulysse le reçoit dans ses bras , foible , défaillant , et presque
sans haleine. Quand il a repris ses sens et recueilli ses es
prits , il s'écrie : « O Jupiter ! ô Dieux immortels ! vous êtes
« donc encore dans l'Olympe , s'il est vrai que nos tyrans
« ont expié leurs injures ! Mais je tremble que tout Ithaque
« ne soit en armes , et que des courriers n'aient été soulever
« contre nous toutes les villes de Céphallénie.- Rassure
«
toi , mon père , et bannis ces inquiétudes. Rentrons ; j'ai
" envoyé Télémaque , Eumée et Philétius apprêter notre
<< dîner . »
Ils partent. A leur arrivée , ils trouvent déja les viandes
dépecées , et le vin pétillant dans les cratères. Laërte va se
baigner ; sa bonne Sicilienne épanche sur son corps une
douce rosée , et verse sur ses membres l'huile et les par- ,
fums . Minerve , invisible , donne à sa taille , à ses traits ,
plus de grandeur et de majesté. Il se remontre à son fils
tout rayonnant d'une beauté céleste. Ulysse étonné : « O
« mon père , de quel éclat tu brilles ! C'est un Dieu qui a
་ produit ce miracle. -- Jupiter , Apollon , Minerve , Dieux
"C immortels ! s'écrie Laërte , oh ! que ne suis-je ce que j'é
« tois lorsque , régnant en Céphallénie , je conquis la puis
" sante ville de Nérice, aux frontières de l'Epire ! Si tel en
712 L'ODYSSEE .
« core j'avois pu hier , les armes à la main , fondre avec toi
<< sur nos ennemis , combien j'en aurois couché sur la pous
(1 sière! »

Cependant la table est servie , on s'assied , et le repas va


commencer. Arrive le vieux Dolius et six de ses fils , fati
gués d'un long travail. La Sicilienne , leur mère , a pris soin
de les appeler.
Ils voient Ulysse ; ils le reconnoissent , et s'arrêtent éton
nés. Le héros , d'un ton aimable et caressant : « Sors de ton
་་ étonnement ; viens , mon ami , viens , Dolius , t'asseoir
«< avec nous ; nous t'attendions avec un excellent appétit. "
Dolius s'avance , étend les bras , et baise respectueuse
ment la main de son maître : « O mon roi ! ô mon ami ,
" s'écrie-t-il , nos vœux t'appeloient depuis long-temps ,

" mais nous n'osions plus espérer ton retour. Salut ! que
« tes jours soient désormais des jours de joie , et que les
" Dieux te comblent de félicités ! Mais dis-moi , la sage Pé
་་ nélope est-elle instruite de ta venue? Faut-il lui envoyer
« un courrier pour lui annoncer son bonheur? -- Elle le
(( sait , mon bon vieillard ; laisse là ces soins qui te travail
« lent. » Dolius s'assied ; ses fils , à leur tour , se pressent
autour d'Ulysse , lui baisent les mains , et vont se placer au
près de leur père.
Cependant la Renommée a publié dans Ithaque la mort
funeste des prétendants. A sa voix tout s'émeut ; de tous
côtés on court au palais ; partout on entend des cris et des
sanglots. On enlève les cadavres ; on rend à ceux d'Ithaque
les devoirs funèbres ; ceux des autres îles , on les charge
sur des bateaux de pêcheurs , pour les rendre à leur patrie.
Après ces lugubres soins , les citoyens se rendent à la
place publique. Quand ils sont réunis , le vieil Eupithès se
lève , plein de la mort de son Antinoüs , qu'Ulysse a im
molé le premier ; la douleur dans l'ame , et fondant en lar
mes , il s'écrie : « O mes amis , cet homme a toujours été le
CHANT XXIV. 713
« fléau de notre patrie. Il court à Ilion , il y entraîne avec
« lui nos plus braves guerriers ; il perd tous ses vaisseaux ,
་་ il perd toute son armée , et , à son retour , il égorge tout

«< ce qui faisoit l'espoir et la gloire d'Ithaque et de toutes


« nos îles. Allons , avant qu'il se sauve à Pylos ou dans
་་ l'Élide , pour se mettre sous la protection des Épéens ;

" marchons. Ce seroit pour nous une infamie éternelle , si


« nous ne vengions pas nos enfants , nos parents , nos amis.
་་ Pour moi , je ne pourrois plus vivre. Mille fois plutôt
mourir tout-à-l'heure et rejoindre au noir séjour ceux que
«< le tyran nous a ravis ! Marchons ! Que l'ennemi commun
<< ne puisse nous échapper ! »>
Ses larmes redoublent à ces mots , et la pitié est dans tous
les cœurs. Médon et Phémius se sont réveillés et sortent
du palais ; ils paroissent au milieu de l'assemblée. A leur as
pect , tous sont saisis d'étonnement. « Écoutez , citoyens ,
"( s'écrie le sage Médon , ce n'est pas sans l'aveu des Dieux
" qu'Ulysse a frappé le coup qui nous a consternés. J'ai vu
" moi-même une Divinité présente à ses côtés sous les traits
«
« de Mentor. Elle encourageoit son audace ; elle répandoit
« sur les prétendants le trouble et la terreur , et ils tom
" boient entassés les uns sur les autres. >>

A ces mots , tous frémissent d'épouvante , ils sont pâles ,


abattus. Le vieil Alithersès se lève à son tour , Alithersès ,
le fils de Mastor , qui connoît le passé et lit dans l'avenir ;
toujours rempli du plus tendre intérêt pour ses concitoyens ,
il s'écrie : « Enfants d'Ithaque , prêtez enfin l'oreille à ma
« voix. C'est à votre imprudence , à votre foiblesse que
<< vous devez tous vos malheurs. Vous ne m'avez point
་་ écouté ; vous n'avez point écouté le noble , le sage Men
«
« tor. Nous vous conjurions de réprimer la folle ambition.
« et les excès de vos enfants ; ils dévoroient la fortune , ils
" outrageoient , par des vœux indiscrets , l'épouse d'un hé
❝ros qu'ils croyoient perdu sans retour . Écoutez-nous du
714 L'ODYSSÉE.

" moins aujourd'hui ; que nos conseils vous arrachent à de


« nouveaux malheurs ; ne marchons point ; n'allons pas en
« core chercher d'autres infortunes. »
Il dit ; plus de la moitié applaudit avec transport à ses sa
ges conseils , et se retire avec lui. Les autres , nombreux en
core , sé déclarent pour Eupithès. Ils courent aux armes ,
et bientôt , couverts de fer et d'airain , ils s'avancent hors
des portes de la ville. L'insensé Eupithès croit qu'il va ven
ger son fils. Mais il ne rentrera point dans ses foyers , et la
mort l'attend sur cette plaine où il se flatte d'immoler
son roi.
Cependant Minerve s'adresse au fils de Saturne , au
Maître du tonnerre : « O mon père ! ô souverain de l'O
к lympe! daigne me répondre , daigne me révéler le secret
« que tu caches dans ton sein . Veux-tu d'abord une guerre
"<< funeste et de sanglants combats ? ou es-tu décidé à rappro
<< cher les cœurs et à ramener la paix entre les deux partis?
« - O ma fille ! pourquoi m'interroger? Ton vœu n'étoit
«< il pas qu'Ulysse rentrât dans sa patrie et punît ces auda
cieux prétendants ? Fais ce que tu as voulu. Qu'un traité
« solennel étouffe les discordes ; qu'Ulysse règne sur des
« peuples toujours soumis ; qu'ils oublient le meurtre de
« leurs enfants, de leurs parents. Reformons les nœuds qui
« les unissoient , et que la paix et la richesse comblent tous
« leurs desirs. » A ces mots , la Déesse impatiente se pré
cipite du séjour de l'Olympe , et descend aux champs
d'Ithaque.
Le repas est fini. « Que quelqu'un , dit Ulysse , aille ob
« server si nos ennemis ne marchent pas contre nous. »
Soudain un des fils de Dolius se lève , et , du seuil de la
porte , il voit une armée qui s'avance. « Les voilà , s'écrie-t
" il , hâtons-nous de prendre
les armes. » Il dit ; Ulysse ,
Télémaque , Eumée , Philétius , les six enfants de Dolius
déja sont armés ; le vieux Laërte , le vieux Dolius , veulent
CHANT XXIV. 715

combattre aussi , en dépit de l'âge et de leurs cheveux


blancs.
Les portes s'ouvrent ; Ulysse marche à leur tête. La fille
de Jupiter , Minerve vient se placer auprès de lui. Elle a pris
et la taille et la voix de Mentor. Le héros , à sa vue , est
transporté de joie ; et , s'adressant à son fils : « Télémaque ,
« lui dit-il , songe , dans ce combat , où les braves vont se
« faire connoître , songe à ne pas démentir le sang de tes
་་ pères. Souviens- toi qu'ils ont été partout au premier rang
« des guerriers . - Tu verras , mon père , que ce cœur est
་ digne de mes aïeux , et que je ne déshonorerai point le

" sang dont je suis issu. » Laërte , à ce discours , tressaille


de joie. « Quel bonheur pour moi ! s'écrie- t-il ; mon fils ,
« mon petit-fils se disputent le prix du courage ! "
Minerve s'aproche de lui : « O fils d'Arcésius ! ô le plus
« cher des compagnons de ma jeunesse , invoque Jupiter ,
" invoque sa fille , et lance ton javelot. » Elle dit , et souffle
une nouvelle audace au cœur du vieillard. Il invoque la
déesse et lance le fer meurtrier ; il va frapper Eupithès ; il
atteint son casque , le perce et le traverse tout entier. Le
malheureux tombe , ses armes retentissent , et la terre gé
mit sous son poids.
Ulysse et son fils se jettent sur les premiers rangs , frap
pent de leurs épées , frappent de leurs lances ; tout tombe
sous leurs coups ; tous leurs ennemis alloient périr , si Mi
nerve , d'une voix tonnante , n'eût suspendu le carnage :
་ Arrêtez , enfants d'Ithaque , finissez une guerre crimi
" nelle. Plus de sang , plus de combats. »
A ces mots , tous tremblent , tous pâlissent ; les armes
échappent de leurs mains et tombent à terre. Ils fuient et
ne sentent plus que le desir de vivre . Ulysse , toujours fu
rieux , se précipite sur leurs pas , comme l'aigle fond du
haut des airs sur sa proie. Mais soudain Jupiter lance sa
foudre ; elle tombe aux pieds de la Déesse : « Arrête ! s'écrie
716 L'ODYSSÉE , CHANT XXIV.
(( t-elle , ò fils de Laërte ; arrête , épargne le sang de tes su
་ jets . Jupiter l'ordonne ; crains d'irriter son courroux. »
Elle dit ; le héros obéit , son cœur nage dans la joie ; Mi
nerve , toujours sous les traits et avec la voix de Mentor ,
dicte elle-même les conditions du traité , et fixe au milieu
d'Ithaque la concorde et la paix .

FIN.
8

9
5
2
7
La Bibliothèque d'Auteurs classiques contiendra : HOMERE , l'Iliade
et l'Odyssée, en françois , 1 vol .; HORACE , en latin et en françois ,
1 vol .; VIRGILE , en latin et en françois , 1 vol.; SALLUSTE et TACITE ,
en latin et en françois , 2 vol.; SÉNEQUE , en latin et en françois , 3 vol.;
CICERON , en latin et en françois , 10 vol .; DANTE , l'Enfer, en italien
et en françois , 1 vol.; LE TASSE , la Jérusalem délivrée , en italien
et en françois , 1 vol ; L'ARIOSTE , Roland furieux , en italien et en
françois , 2 vol .; CERVANTES , Don Quijotte , en espagnol et en françois ,
2 vol .; MILTON , le Paradis perdu, en anglois et en françois , 1 vol.;
CAMOENS , la Lusiade , en portugais et en françois , 1 vol .; AMYOT ,
sa traduction de Plutarque , 10 vol .; MONTAIGNE , 2 vol .; CHARRON ,
1 vol .; PASCAL , 1 vol.; LA BRUYÈRE , 1 vol.; DESCARTES , 1 vol.;
CORNEILLE , 6 vol.; MOLIÈRE , 4 vol .; RACINE , 3 vol.; BOILEAU ,
1 vol .; LA FONTAINE , 3 vol .; BOURDALOUE , 7 vol.; BOSSUET , sest
Chefs-d'OEuvre, 9 vol.; FENELON , 7 vol .; MASSILLON , 5 vol.;
MONTESQUIEU, 3 vol.;J.-J. ROUSSEAU, 5 vol .; LE SAGE , son Gil Blas,
1 vol .; BERNARDIN DE SAINT -PIERRE , 2 vol . , etc.
La collection sera de 100 vol . format in-8 ordinaire ; le Prospectus
en sera publié dans quelques mois.
OUVRAGES PUBLIÉS :

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE , Études de la Nature , Paulet Virginie,


la Chaumière indienne , etc. , etc.; 2 vol ... 14 fr.
LE SAGE , Gil Blas de Santillane , 1 vol.... 7 fr.
BOSSUET , Discours sur l'Histoire universelle , 1 vol.... 4 fr.
LA BRUYÈRE , ses Caractères et ceux de Théophraste , 1 vol... 4 fr.
PASCAL , ses Pensées ; 1 vol... 3fr. 75 c.
MONTAIGNE , ses Essais , ses Lettres , etc.; 2 vol ... 13 fr.
HOMER , l'Iliade et l'Odyssée, traduction du prince Le Brun ,
1 vol. 7 fr.
LE TASSE , Jérusalem délivrée , en italien et en françois ; tra
7 fr.
7. ; 1 vol ..
duction du prince Le Brun
SOUS PRESSE :

CERVANTES , Son Don Quijotte , en espagnol et en françois , traduction


nouvelle , par M. de Brotcnne ; 2 vol.
CHARBON , de la Sagesse; 1 vol.
MOLIÈRE , ses OEuvres , avec les Notes de tous les Commentateurs ,
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