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Accessible, précis et complet, ce livre propose 150 citations extraites

du Coran. De la première à la dernière sourate, elles vous


permettront de savourer la sagesse d’un texte qui aborde tous les
sujets de la vie quotidienne. Pour chacune, vous trouverez :
le contexte de sa rédaction ;
ses différentes interprétations ;
l’actualité de son message.

Un auteur spécialiste
Une approche vivante
Un regard actuel

TAYEB CHOUIREF est docteur en islamologie. Traducteur


d’ouvrages classiques majeurs, il possède par ailleurs une longue
expérience de l’enseignement de la langue arabe dans le
secondaire ainsi qu’à l’Université. Spécialiste de la mystique
musulmane et des hadiths, il a publié une anthologie commentée
intitulée Les Enseignements spirituels du Prophète (2008). Cet
ouvrage, plusieurs fois primé, est traduit en différentes langues.
Tayeb Chouiref

CITATIONS CORANIQUES
EXPLIQUÉES
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
75240 Paris Cedex 05
www.editions-eyrolles.com

Mise en pages : Compo Meca Publishing - 64900 Mouguerre

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement


le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre
Français d’Exploitation du Droit de Copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

© Groupe Eyrolles 2015


ISBN : 978-2-212-56246-0
SOMMAIRE

Introduction
Le Coran et les révélations antérieures
Dieu et Ses Attributs
La création de l’Homme
Les prophètes depuis Adam
Le Prophète Muhammad
La condition humaine
Adoration de Dieu et vie spirituelle
Les cinq piliers - La foi - La vertu parfaite
L’ici-bas et l’Au-delà
Le combat pour la foi et l’effort sur soi-même
Bibliographie
Index des versets cités
INTRODUCTION

L’immense majorité de ceux qui souhaitent découvrir l’islam et se faire


une idée de ce qu’est la foi musulmane a le réflexe de se diriger vers le
Coran pour trouver réponse à ses interrogations. Mais face au Texte sacré
de l’islam, le lecteur se heurte très rapidement à un certain nombre
d’obstacles qui se révèlent parfois insurmontables. Le Coran, en effet, se
présente comme un texte sans structure didactique apparente  : c’est une
compilation de versets révélés sur une période de vingt-trois années
lunaires, et réunis en 114 unités appelées sourates. Ces dernières ne
traitent jamais d’un sujet de manière exhaustive, si bien qu’il faut une
connaissance de l’entièreté du Livre révélé pour pouvoir saisir ce qu’il
enseigne sur un thème donné. En dehors de cette connaissance – qui doit
savoir allier un esprit de synthèse et une bonne connaissance de la période
de l’islam naissant – il y a grand risque de se méprendre sur le Livre sacré
de l’islam. L’actualité nous offre, malheureusement, très régulièrement des
cas d’école… Isolant un verset de son contexte de révélation et du reste du
Livre, tel essayiste nous dira que le Coran est «  un texte violent  »  ; tel
autre qu’il est « un texte misogyne », etc.
En réalité, le Coran possède de multiples facettes. Il est donc normal qu’il
suscite des interprétations divergentes selon que l’on se réclame de telle ou
telle lecture. Ainsi, un littéraliste ne verra pas la même chose qu’un
exégète traditionnel rompu à la diversité des avis. De même, un théologien
ne tirera pas d’un verset évoquant la nature humaine ou la Réalité divine
les mêmes conclusions qu’un mystique1.
Dans ces conditions, opérer une sélection de 150 versets parmi les quelque
6 3002 qui constituent le Coran ne fut pas chose facile, car s’il est vrai que
le Livre se répète parfois, il n’en demeure pas moins que l’immense
variété des thèmes qu’il aborde et la diversité des styles qu’il utilise
rendent difficile cette tâche. De plus, le classement des versets dans le
Coran n’est ni thématique, ni chronologique. La recension du Coran qui
devint prépondérante est celle du calife ‘Uthmân (m. 656) dans laquelle
les sourates sont simplement classées par ordre de longueur décroissant.
Une distinction chronologique est considérée comme essentielle depuis les
premiers temps de l’islam  : celle des deux périodes, mecquoise puis
médinoise, de l’enseignement du Prophète. Durant la période mecquoise,
les premiers musulmans ainsi que le Prophète durent faire face à une
grande hostilité et furent parfois durement persécutés. Avec l’exil à
Médine, la communauté des croyants se structura et des règles de vie
collective s’imposèrent alors. Certains polémistes croient déceler en cela
«  deux islams  » – voire «  deux Corans  » – à savoir un premier islam
spirituel et tolérant et un second politique et liberticide. Nous aurons
l’occasion d’expliquer des versets appartenant aux deux périodes et de
constater qu’au-delà de la diversité des besoins auxquels répond la
Révélation durant vingt-trois ans, un même souffle spirituel habite chaque
verset. En ce domaine, la perspective retenue est celle des grands exégètes
musulmans qui marquèrent l’islam à travers les siècles.
Pour traduire les versets du Coran, je me suis appuyé sur trois traductions
françaises. Celle de Denise Masson revue par Sobhi El-Saleh, celle d’Abd
Allah Penot et la récente traduction de Mohammed Chiadmi3.
Parmi les grands commentaires de la tradition exégétique musulmane,
ceux que je citerai le plus souvent sont celui de Tabarî4 et celui de Râzî5.
Le premier en raison de son caractère fondateur en la matière, et le second
pour l’étendue et la richesse de ses interprétations. Je serai également
amené à citer, lorsque le verset s’y prête, certaines interprétations
ésotériques que l’on trouve dans le commentaire du Coran de Rûzbihân
Baqlî (m. 1209) intitulé ‘Arâ’is al-bayân, ainsi que dans celui d’Ahmad
ibn ‘Ajîba (m. 1809) dont le titre est al-Bahr al-madîd. Sans avoir rédigé
de commentaires du Coran in extenso, Ghazalî (m. 1111) et l’émir Abd el-
Kader (m. 1883) donnent dans leurs ouvrages des interprétations très
éclairantes de nombreux versets. Nous aurons l’occasion de le constater.
Des passages de leurs œuvres ont donc été traduits et insérés dans les
explications accompagnant certains versets.
Une sélection de 150 citations du Coran est une véritable gageure. J’ai
souhaité pourtant ne pas reculer devant elle, eu égard à la demande du
grand public de découvrir le contenu d’un texte sacré dont on entend
régulièrement tout et son contraire. Les dix thèmes que j’ai retenus me
semblent donner une image cohérente de l’enseignement du Coran. À tout
le moins, permettront-ils au lecteur de s’en faire une idée suffisante. Peut-
être même les perspectives ouvertes lors des explications lui donneront-
elles l’envie d’aller plus loin grâce à d’autres lectures. Si tel est le cas,
j’estimerai que ce livre aura pleinement joué son rôle d’ouvrage de
découverte.

 
1. À titre d’exemple, voir le verset : « Et Il est avec vous où que vous soyez. » (57, 4) et la manière
dont les théologiens d’une part et les mystiques d’autre part l’interprètent.
2. Les variantes quant à la coupe des versets ainsi que dans la prise en compte ou non de la basmala –
formule sacrée qui introduit toutes les sourates sauf la neuvième – expliquent pourquoi on trouve les
nombres suivants : 6346, 6616, 6666… Cependant, le nombre 6236 – celui de la lecture dite Hafs –
est aujourd’hui le plus courant.
3. Voir la bibliographie en fin d’ouvrage.
4. Muhammad ibn Jarîr al-Tabarî, mort en 923 à Bagdad.
5. Fakhr al-Dîn al-Râzî, mort à Hérat en 1209.
LE CORAN ET LES RÉVÉLATIONS
ANTÉRIEURES
Alif-Lâm-Mîm.
Dieu ! Point de divinité hormis Lui !
Il t’a révélé graduellement le Livre en toute Vérité pour confirmer les
Écritures antérieures, de même qu’avant cela Il a révélé la Thora et
l’Évangile pour servir de guidance aux hommes…
3, 1-4

Une des particularités du Coran est l’existence de versets composés de


lettres isolées. Ces mystérieux sigles sont appelés «  lettres lumineuses  »
(al-hurûf al-nûrâniyya) et ont beaucoup retenu l’attention des théologiens
et des mystiques de l’islam. Les premiers considèrent que l’on ne peut que
proposer des conjectures plus ou moins fondées à leur propos. Quant aux
seconds, ils estiment que la « science des lettres » (‘ilm al-hurûf ou encore
jafr) est l’apanage des grands maîtres spirituels. Ils y découvrent un
message que seul le cœur illuminé peut saisir.
Le Prophète s’est peu exprimé sur ces lettres et leurs vertus particulières.
On sait à tout le moins que certaines peuvent être utilisées pour leur
pouvoir protecteur : « Si vous êtes attaqués de nuit, que votre invocation
protectrice soit : “Hâ’-Mîm, ils ne l’emporteront pas !”1 »
Après avoir rappelé l’Unicité divine, laquelle est le fondement théologique
le plus important de l’islam, cette citation fait essentiellement du Coran un
« rappel », terme qui est d’ailleurs l’un de ses noms (15, 9).
Muhammad s’insère ainsi dans la longue liste des prophètes qui, selon les
enseignements de l’islam, furent au nombre de cent vingt-quatre mille. En
tant que «  Sceau des prophètes  » (33, 40), il clôt le cycle de prophétie
initié par Adam. Parmi le nombre impressionnant des prophètes de toute
l’humanité, le Coran en cite nommément vingt-cinq. Nous aurons
l’occasion d’évoquer les plus importants d’entre eux.
Voici un Livre béni !
Nous l’avons fait descendre sur toi afin que les hommes méditent ses
versets et que se remémorent ceux qui sont doués d’intelligence.
38, 29

Les trois notions clés de ce verset sont « bénédiction », « méditation » et


« remémoration ». Comment s’articulent-elles ?
Le caractère sacré du Coran ne découle pas seulement du contenu de ses
versets mais aussi et surtout de son origine céleste. En ce sens, il est
porteur de bénédictions, y compris lorsqu’il évoque des choses qui
semblent secondaires  : «  Dieu n’est gêné de donner en parabole ni un
moustique ni un être un peu plus conséquent car ceux qui ont la foi savent
qu’il s’agit de la vérité venant de leur Seigneur… » (2, 26) La bénédiction
(baraka) véhiculée par les mots et les lettres employés par la Révélation
est un influx spirituel qui transcende la compréhension rationnelle et ouvre
les portes de la méditation (tadabbur). Par là est rendue possible une
anamnèse, un ressouvenir (tadhakkur) des vérités que l’homme porte dans
la substance de son intelligence.
Commentant ce verset, Tabarî insiste sur la capacité du Coran à restaurer
la plénitude de l’intellect et à permettre à l’homme de sortir de
l’égarement où le plonge son ignorance spirituelle. Le ressouvenir consiste
pour l’homme à « prendre conscience d’une forme de vérité incluse dans
sa propre nature originelle (fitra) », selon les termes du grand théologien et
soufi Ghazâlî (m. 1111), surnommé « la Preuve de l’islam2 ».
Et Nous révélons dans ce Coran ce qui constitue une guérison et une
miséricorde pour les croyants…
17, 82

La bénédiction véhiculée par la Révélation restaure progressivement la


nature originelle (fitra) de l’homme, laquelle aspire à l’éternité. Selon
Tabarî, ce verset signifie que la lumière du Coran guérit l’âme de
l’ignorance et qu’elle lui permet de sortir de la cécité dans laquelle
l’enferme l’égarement.
L’islam considère le matérialisme, le paganisme et le rejet de la foi comme
des maladies de l’âme. Si ces attitudes peuvent séduire un certain temps,
elles n’en finissent pas moins par rendre malheureux ceux qui s’y
adonnent. Avoir la vie terrestre pour horizon ultime enferme l’homme
dans une prison l’empêchant de découvrir les richesses spirituelles qu’il
porte en lui-même.
Commentant ce verset, Ibn ‘Arabî insiste sur la transformation intérieure
rendue possible par l’assimilation de la Parole révélée : « Le Coran recèle,
pour l’homme doué d’intelligence, une grande richesse spirituelle. Pour
quiconque possède une maladie de l’âme, il est un remède et une guérison,
comme l’a dit le Très-Haut  : “Et Nous révélons dans ce Coran ce qui
constitue une guérison et une miséricorde pour les croyants.” Il est une
nourriture bienfaisante pour celui qui recherche la voie du salut et aspire
à gravir les degrés spirituels ascendants. Il délaissera alors l’approche
rationnelle des sciences religieuses laquelle génère incertitudes et
doutes3. »
Dans ses implorations, le Prophète évoquait parfois l’effet apaisant de la
récitation du Coran : « Mon Dieu ! Fais du Coran un renouveau pour nos
cœurs et une lumière dans nos poitrines. Efface par lui nos peines et nos
soucis… »
Si Nous avions révélé ce Coran à une montagne, tu l’aurais vue se
fendre et s’humilier par crainte de Dieu ; de telles paraboles, Nous les
proposons aux hommes afin qu’ils réfléchissent.
59, 21

La montagne est immobile et insensible aux changements saisonniers. Elle


représente donc une image éloquente de ce qui ne saurait être marqué par
un événement quelconque. Pourtant, le verset affirme qu’elle se fendrait si
la Parole divine lui était directement révélée. Commentant ce verset, Râzî
souligne que certains hommes ont le cœur plus rigide que la roche d’une
montagne : « Le Très-Haut affirme que si le Coran était descendu sur une
montagne, elle se serait fendue malgré la solidité de la roche qui la
constitue, et ce, par crainte de ne pas être capable de porter fidèlement la
Parole de Dieu. Or, la Révélation fut accordée au fils d’Adam qui ne
l’honore pas comme il se doit ! » Ce verset se présente donc comme une
parabole (mathal) permettant de saisir la grandeur de la Parole divine. Le
terme mathal désigne l’expression symbolique. Par son caractère allusif,
cette dernière suggère une pluralité de sens et permet à la Parole révélée de
ne pas être tributaire des limites du langage humain. C’est pourquoi le
Coran affirme à de nombreuses reprises  : «  Nous avons révélé pour les
hommes dans ce Coran toutes sortes de paraboles. » (17, 89 ; 18, 54 ; 30,
58 ; 39, 27)
Les paraboles et les symboles du Coran ont pour vocation d’inciter
l’homme à la réflexion (tafakkur) sur sa place en ce monde et sur le sens
de sa vie. Il ne s’agit pas d’une analyse rationnelle mais de la saisie d’une
vérité que l’homme porte en lui-même. À propos de la réflexion, le
Prophète disait  : «  Lisez le Coran avec réflexion et tirez profit de ses
merveilles. »
Par le Livre manifeste !
Oui, Nous en avons fait un Coran en langue arabe afin que vous le
méditiez. Consigné dans la Mère du Livre, il est, auprès de Nous,
empreint de hauteur et de sagesse.
43, 2-4

Dans ce verset, comme dans plusieurs autres, le Coran souligne la grâce


liée à la Révélation ayant pris corps dans une langue que les hommes
peuvent comprendre. En soi, le Livre est une réalité céleste inaccessible à
l’homme (voir 56, 77-78). Par miséricorde, Dieu révèle Sa Parole aux
hommes pour les ramener à Lui. Pourtant le sens précis de l’expression
Umm al-Kitâb, « la Mère du Livre », semble difficile à cerner. Cette
expression apparaît trois fois dans le Coran4 et une quarantaine de hadiths
y font allusion. Elle conserve malgré cela un caractère énigmatique. Pour
beaucoup d’exégètes, elle est une désignation de la « Table gardée » (al-
Lawh al-mahfûz) sur laquelle est consigné le destin de l’ensemble des êtres
créés. Dans cette perspective, elle est identifiée au « Prototype manifeste »
(Imâm mubîn) dans lequel « chaque chose est recensée » (voir 36, 12).
Selon al-Alûsî, cette identification permet d’affirmer que l’Umm al-Kitâb
est une désignation symbolique de la « science divine prééternelle
appartenant en propre à l’Essence divine  » (al-‘ilm al-azalî al-qâ’im bi-
Dhâtihi)5.
Cette spécificité du Livre saint a des implications spirituelles de première
importance : elle légitime ce que Ghazâlî appelle « l’ascension spirituelle
par la lecture du Coran ». Cette ascension n’est autre, pour cet auteur, que
la participation du serviteur, dans la limite de ses possibilités, à la
Connaissance de Dieu6.
C’est Lui qui a fait descendre sur toi le Livre. On y trouve des versets
explicites – c’est là la Mère du Livre – et d’autres qui sont équivoques.
Ceux dont le cœur penche vers l’erreur s’attachent à ce qui est
équivoque car ils recherchent la discorde et sont avides d’interprétation ;
mais nul autre que Dieu ne connaît l’interprétation du Livre.
3, 7

Cette citation établit la distinction classique entre des versets dits


«  explicites  » (âyât muhkamât) et d’autres appelés «  équivoques  » (âyât
mutashâbihât). Il semble que l’expression « la Mère du Livre » possède ici
un sens différent de celui de Prototype céleste du Coran tel que nous
l’avons évoqué dans la citation précédente. Selon Tabarî, les versets
explicites sont ceux qui ont trait au licite et à l’illicite, au châtiment et à la
récompense divine dans l’Au-delà, aux récits et aux exhortations. Dans
cette perspective, la Mère du Livre est l’ensemble des versets qui
concernent tout fidèle et constituent la base de la foi et de la pratique
musulmane. Quant aux mutashâbihât, ils désignent pour certains les
versets abrogés par des versets ultérieurs. Toutefois, Tabarî préfère
l’interprétation selon laquelle ils désignent ce qui dépasse l’intelligence
humaine ordinaire et donne comme exemple la compréhension des lettres
isolées débutant certaines sourates ou la connaissance de certains
événements futurs évoqués par le Livre saint.
Pour beaucoup d’exégètes mystiques du Coran, ce verset légitime l’effort
d’interprétation (ta’wîl) pour une partie du Coran tout au moins. Ainsi,
Ghazâlî affirme que seuls ceux qui ont reçu une connaissance du Coran
inspirée par Dieu – personnes qu’il identifie aux «  hommes fermement
enracinés dans la science » évoqués par le Coran dans la suite du verset –
peuvent saisir les significations des versets mutashâbihât7.
Nous n’avons omis, dans le Livre, aucune chose.
6, 38

Comment un texte de taille limitée pourrait-il n’omettre aucune chose ?


À la différence du langage ordinaire, les paraboles et les symboles de la
Révélation permettent une richesse de sens inépuisable. Infinie en elle-
même, la Parole divine entre dans le moule du langage humain sans
toutefois perdre son infinité : « Dis : Si la mer se changeait en encre pour
transcrire les paroles de mon Seigneur, la mer serait assurément tarie
avant que ne soit épuisées les paroles de mon Seigneur, dussions-nous y
ajouter une quantité d’encre égale à la première » (18, 109).
Toutefois, la langue destinée à recevoir la Parole révélée doit posséder des
qualités particulières lui permettant de devenir une langue sacrée
véhiculant la Révélation. Pour cela, elle doit être restée suffisamment
« archaïque » et primordiale : « Toute la difficulté, quand on lit le Coran et
qu’on essaie d’en pénétrer le sens, vient de l’incommensurabilité entre le
Message divin et le réceptacle humain, de ce que Dieu dit et de ce que l’on
est capable d’entendre, dans une langue qui, tout en étant sacrée, est
néanmoins langage humain. […] Dieu choisit toujours de “parler” en une
langue primordiale qui exprime les vérités les plus profondes dans les
termes les plus concrets. C’est seulement plus tard que la langue sacrée
acquiert une dimension abstraite et philosophique8. »
Évoquant la richesse inépuisable du Coran, Rûmî déplore que trop de
lecteurs ne retirent du Livre qu’un enseignement superficiel  : «  Il est
dommage d’atteindre la mer pour n’y puiser qu’une cruche d’eau, alors
qu’on y trouve des perles et cent mille choses précieuses9. »
Dis : C’est l’Esprit de sainteté qui a fait descendre [le Livre] de la part de
ton Seigneur en toute vérité, afin de raffermir ceux qui ont la foi, et à
titre de guidance et de bonne nouvelle pour ceux qui sont soumis à Dieu.
16, 102

L’Esprit de sainteté (Rûh al-qudus) est présenté dans le Coran comme le


vecteur de toute révélation. Cependant les trois autres passages coraniques
qui l’évoquent sont en relation avec Jésus et sa mission  : «  Nous avons
accordé des preuves incontestables à Jésus, fils de Marie, et Nous l’avons
fortifié par l’Esprit de sainteté. »(2, 87 ; 2, 253) Un dernier passage du
Coran précise que Jésus reçut l’Esprit de sainteté dès sa naissance : « Dieu
dit à Jésus, fils de Marie : “Souviens-toi des bienfaits que J’ai répandus
sur toi et sur ta mère lorsque Je t’ai fortifié par l’Esprit de sainteté, afin
que tu parles aux hommes depuis le berceau comme à l’âge adulte.” » (5,
110)
Dans la perspective du verset 5, 110, l’Esprit de sainteté peut être identifié
à l’Esprit divin, au sens du «  Souffle de Dieu  » qui anima le corps du
premier homme : « Je vais créer l’homme d’une boue sèche extraite d’un
limon malléable. Quand J’aurai achevé sa forme et lui aurai insufflé de
Mon Esprit, tombez prosternés devant lui ! » (15, 28-29) Comme Adam,
Marie reçut en son corps l’Esprit divin  : «  Et celle qui est restée vierge,
Nous avons insufflé en elle de Notre Esprit. Nous avons fait d’elle et de
son fils un signe pour les mondes. » (21, 91)
Ajoutons enfin que le Coran rapproche l’Esprit et le Verbe (ou la Parole)
de Dieu, comme le montre un autre verset évoquant la naissance
miraculeuse de Jésus  : «  Le Messie, Jésus fils de Marie, est l’envoyé de
Dieu et Son Verbe qu’Il a projeté en Marie, un Esprit émané de Lui. » (4,
171) Le verset affirmant que les hommes n’ont «  que peu de science au
sujet de l’Esprit  » (17, 85) semble faire allusion aux passages du Coran
que nous avons cités.
Le Livre est bien une révélation du Seigneur des mondes. L’Esprit fidèle
est descendu avec lui sur ton cœur afin que tu sois de ceux qui
avertissent le monde, en une langue arabe explicite.
26, 192-195

Commentant ces quatre versets, Tabarî souligne en premier lieu qu’ils


peuvent être interprétés de deux façons complémentaires. D’abord, selon
le sens que nous avons retenu pour les traduire ici. Dans cette perspective,
l’Esprit fidèle (al-Rûh al-amîn) désigne l’ange Gabriel connu des religions
abrahamiques antérieures à l’islam comme un messager du Ciel. L’autre
lecture du verset signalée par Tabarî donnerait cette traduction : « Dieu a
fait descendre, avec le Coran, l’Esprit fidèle…  » Selon cette lecture, la
révélation du Coran s’accompagne de la descente de l’Esprit saint dans le
cœur du Prophète afin qu’il puisse assumer sa fonction de guide des
croyants et transmettre la Parole divine.
Quelle que soit la lecture retenue, ces versets insistent sur le cœur du
Prophète en tant que réceptacle de la Parole divine. De la même façon, le
cœur du croyant doit devenir réceptacle du Coran. C’est là un des aspects
les plus élevés de l’imitation du Prophète, laquelle est un fondement
essentiel de l’islam. À l’inverse, le Prophète a mis en garde contre ceux
qui récitent le Coran «  sans qu’il aille plus loin que leurs gosiers  ».
Évoquant ce hadith à propos des versets qui nous occupent ici, Ibn ‘Arabî
écrit  : «  Cela, c’est le Coran qui descend sur les langues et non sur les
cœurs. Dieu a dit au contraire, à propos de celui qui goûte cette descente :
“L’Esprit fidèle est descendu avec lui [= le Coran] sur ton cœur.” Celui-là,
c’est celui à qui cette descente fait éprouver une douceur
incommensurable qui excède toute jouissance. Lorsqu’il l’éprouve, il est
véritablement celui sur qui est descendu le Coran toujours nouveau10. »
Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit. Réponds-leur : l’Esprit procède de
l’Ordre de mon Seigneur et vous n’avez reçu en ce domaine que peu de
science.
17, 85

Lorsqu’il devint évident pour les maîtres de La Mecque que la nouvelle


religion n’était pas un phénomène passager, ils tentèrent de la discréditer
sur le terrain religieux lui-même. Pour ce faire, ils consultèrent les rabbins
de Médine afin de savoir si Muhammad correspondait à ce qu’ils savaient
des prophètes. Les rabbins leur demandèrent de l’interroger sur trois
choses  : «  les jeunes gens qui jadis quittèrent leur peuple  »  ; «  le grand
conquérant qui atteignit les confins de la Terre  » et «  la nature de
l’Esprit ». Ils ajoutèrent : « S’il vous parle de ces choses, alors suivez-le
car il ne peut être que prophète11. »
La Révélation tarda à venir. Mais après un temps de silence, le Prophète
reçut des versets concernant «  les jeunes gens de la Caverne  » et leur
sommeil miraculeux qui dura plus de trois siècles, ainsi que d’autres sur
Dhû l-Qarnayn, un grand conquérant chargé de propager la foi en Dieu.
Toutefois, la Révélation ne donna aucun détail sur l’Esprit, se contentant
d’affirmer qu’en ce domaine les hommes ne savent que peu de choses.
Selon Ghazâlî, le terme «  esprit  » (rûh) possède deux acceptions. La
première est celle d’esprit vital. Il s’agit de la force subtile qui anime le
corps. La seconde concerne la faculté de connaissance spirituelle présente
en l’homme : « Cette faculté de connaissance peut être appelée “cœur”,
au sens spirituel du terme. C’est cela qu’évoque Dieu le Très-Haut dans ce
verset  : “Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit…” Il s’agit d’une réalité
seigneuriale mystérieuse (amr ‘ajîb rabbânî). L’intelligence de la plupart
des hommes ne saurait en saisir la nature profonde12 ! »
Ce Coran ne saurait être attribué à un autre que Dieu ! Bien au
contraire, il est la confirmation des Écritures antérieures et un Livre
détaillé ne renfermant rien de douteux, de la part du Seigneur des
mondes. Prétendraient-ils que le Prophète l’a inventé ? Dis : « Produisez
donc une seule sourate semblable et, hormis Dieu, appelez qui vous
pourrez à votre aide, si vous êtes sincères ! »
10, 37-38

Durant sa mission, le Prophète dut faire face à l’hostilité d’un grand


nombre des maîtres de La Mecque et à leur incrédulité quant au caractère
révélé du Coran. Pour ses détracteurs, il n’est qu’un poète attribuant à
Dieu ses propres productions. De nombreux versets témoignent de cette
accusation. (21, 5 ; 36, 69 ; etc.)
La réponse de la Révélation est un défi lancé aux incrédules  : «  Qu’ils
produisent donc un discours semblable s’ils sont véridiques ! » (52, 34) Le
Coran se présente ainsi lui-même comme un « miracle » à la fois par son
contenu et sa forme. C’est la position de l’orthodoxie classique que l’on
appelle i‘jâz al-Qur’ân, l’inimitabilité du Coran. Toutefois, le premier
argument que nous trouvons dans cette citation est celui de la continuité
entre le Coran et les Écritures antérieures. Dans cette perspective, la vérité
du Coran n’est pas seulement perceptible dans son contenu propre, mais
également par sa conformité au monothéisme abrahamique.
Tentant de caractériser le « style coranique », S. H. Nasr écrit : « Le Coran
ne ressemble pas à un texte de haute mystique ni à un manuel de logique
aristotélicienne […] et il n’est pas non plus tout à fait de la poésie. Le
texte du Coran révèle l’éclatement du langage humain sous la puissance
du Verbe divin... Sous l’effet de cet éclatement dont le langage coranique
porte la marque, on sent la puissance du Divin d’où il tire son origine13. »
 
1. Tirmidhî, Sunan, n° 1682.
2. Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, Riyad, 2011, I, p. 319. [Désormais : Ihyâ’]
3. Al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth, s. d., I, p. 35.
4. Outre la présente citation du Coran, voir 3, 7 et 13, 39.
5. Voir Rûh al-ma‘ânî, verset 13, 39.
6. Voir Tayeb Chouiref, Lire et comprendre le Coran, Wattrelos, éditions Tasnîm, 2014, p. 192-198.
7. Voir Tayeb Chouiref, Lire et comprendre le Coran, op. cit., p. 156-164.
8. Seyyed Hossein Nasr, Islam. Perspectives et réalités, Paris, Buchet-Chastel, 1991, p. 58.
9. Le Livre du Dedans, Paris, éditions Sindbad, 1982, p. 34.
10. Voir Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage, Paris, Seuil, 1992, p. 46.
11. Voir Martin Lings, Le Prophète Muhammad, Paris, Seuil, 1986, p. 96-98.
12. Ihyâ’, V, p. 16.
13. Seyyed Hossein Nasr, Islam. Perspectives et réalités, op. cit, p. 57-58.
DIEU ET SES ATTRIBUTS
Ma Miséricorde embrasse toute chose.
7, 156

Dans le Coran, comme dans l’enseignement oral du Prophète, l’Attribut


qui caractérise Dieu en premier lieu est la miséricorde. Les théologiens en
font un Attribut de l’Essence (sifat al-Dhât). Le mot arabe désignant la
miséricorde est rahma lequel est de la même racine que rahim, signifiant
« la matrice », « l’utérus » et plus généralement le ventre de la mère. La
miséricorde de Dieu pour Ses créatures est donc Son amour maternel pour
elles. Voyant une chatte risquer sa vie pour sauver ses petits d’un incendie,
le Prophète déclara : « Dieu est plus Miséricordieux envers nous que cette
chatte envers ses petits. »
L’universalité de la Miséricorde divine implique le caractère relatif et
limité de la Colère de Dieu. À ce propos, le Prophète donna
l’enseignement suivant : « Lorsqu’Il créa le monde, Dieu écrivit pour Lui-
même : Ma Miséricorde l’emporte sur Ma Colère1. » Le Coran énonce la
même chose en soulignant que le Maître des mondes se fait un devoir
d’être miséricordieux envers Ses créatures : « Demande : “À qui
appartient ce qui est dans les Cieux et sur la Terre ?” Réponds : “À Dieu
qui S’est prescrit à Lui-même la Miséricorde.” » (6, 12)
Si la Miséricorde divine s’étend à toute chose, il suffit à l’homme de
s’ouvrir à Elle pour la recevoir. À quelle condition le cœur de l’homme
peut-il s’ouvrir à Elle  ? C’est tout le propos de l’éducation spirituelle
(tarbiyya rûhiyya) et de la vertu parfaite (ihsân) sur lesquelles nous aurons
à revenir.
Et à Dieu appartiennent les Noms de perfection : Implorez-Le donc au
moyen de ces Noms. Éloignez-vous de ceux qui les profanent et seront
rétribués selon leurs actes.
7, 180

Les Noms de perfection (Asmâ’ Allâh al-husnâ) désignent de différentes


façons les Qualités divines appelées «  Attributs divins  » (Sifât) en
théologie musulmane. On les trouve principalement dans le Coran, et dans
une moindre mesure dans les hadiths. Plusieurs listes traditionnelles de ces
Noms existent mais la plus célèbre est celle de Tirmidhî (m. 892)
contenant quatre-vingt-dix-neuf Attributs divins. C’est précisément ce
nombre qu’évoquent certains hadiths, comme celui rapporté par l’illustre
Compagnon du Prophète, Abû Hurayra : « Dieu possède quatre-vingt-dix-
neuf Noms – cent moins un – car Lui, l’Impair, aime l’impair. Quiconque
les garde en mémoire entrera au Paradis. »
Selon Tabarî, ceux qui profanent les Noms de perfection sont les
polythéistes qui attribuèrent à leurs divinités des Attributs qui ne peuvent
appartenir qu’au Créateur des cieux et de la Terre. Fakhr al-Dîn al-Râzî
reprend cette interprétation dans son Traité sur les Noms divins et y ajoute
que ceux qui profanent les Noms de perfection le font en leur donnant des
significations erronées. Il cite ainsi le fait d’affirmer que Dieu est une
substance (jawhar), qu’Il est un corps (jism) ou encore qu’Il ne connaît
que les vérités universelles et non les phénomènes particuliers2.
Alors que le Nom « Allâh » est considéré comme une désignation de
l’Essence divine indifférenciée, les Noms de perfection permettent au
croyant de s’adresser à la Miséricorde, à la Toute-Puissance, à
l’Omniscience, etc. de Dieu en fonction de son besoin ou de son état
spirituel. C’est donc une forme d’adoration directe et personnelle qui est
rendue possible par l’imploration au moyen de ces Noms.
Il est Dieu qui est tel qu’il n’y a point de divinité en dehors de Lui ! Il
connaît parfaitement le monde visible comme le monde invisible. Il est le
Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux.
Il est Dieu qui est tel qu’il n’y a point de divinité en dehors de Lui ! Le
Roi, le Sanctissime, la Paix, Celui qui sécurise, le Dominateur, le
Puissant, le Contraignant, le Superbe, gloire à Dieu au-delà de ce qu’ils
Lui associent. Il est le Créateur, l’Initiateur, le Formateur : c’est à Lui
qu’appartiennent les plus beaux Noms. Tout ce qui se trouve dans les
cieux et sur terre proclame Sa gloire et Il est le Puissant, le Sage.
59, 22-24

Ces trois versets qui concluent de manière grandiose la sourate « Le


Rassemblement  » évoquent une quinzaine de Noms divins, ce qui est
suffisamment rare dans le Coran pour être souligné. Cela confère à ces
versets une place particulière dans les pratiques de dévotion. Ainsi Abû
Hurayra rapporte qu’ayant interrogé le Prophète à propos du Nom
suprême de Dieu (al-Ism al-a‘zam), celui-ci lui dit : « Je te recommande la
récitation de la fin de la sourate “Le Rassemblement”. Récite-la donc
souvent ! » Un autre hadith affirme que celui qui, ayant récité ces versets
avant de s’endormir, meurt dans son sommeil, aura le degré des martyrs au
Paradis.
Ces Noms divins résument l’ensemble des liens qui existent entre Dieu et
l’homme, aussi bien ceux qui caractérisent la souveraineté de Dieu face à
Ses créatures (le Roi, le Sanctissime, le Dominateur, le Puissant, le
Contraignant…) que ceux qui expriment l’amour de Dieu pour les
hommes (le Tout-Miséricordieux, le Très-miséricordieux, la Paix, Celui
qui sécurise, le Créateur, l’Initiateur, le Formateur). Apparaît ici la
distinction classique entre les Noms divins de majesté ou de rigueur
(Asmâ’ jalâliyya) et les Noms divins de beauté ou de douceur (Asmâ’
jamâliyya).
Il est le Premier et le Dernier, Il est l’Extérieur et l’Intérieur. Il connaît
parfaitement toute chose.
57, 3

Les quatre Noms divins contenus dans ce verset constituent une


affirmation de Dieu en tant qu’Absolu. D’après Abû Hurayra, le Prophète
utilisait ce verset dans ses implorations pour magnifier Dieu le soir, au
moment de se coucher  : «  Ô mon Dieu  ! Tu es le Premier et rien n’est
avant Toi ! Tu es le Dernier et rien n’est après Toi ! Tu es l’Extérieur et
rien n’est au-delà de Toi ! Tu es l’Intérieur et rien n’est sans Toi3 ! »
Le cheikh Darqâwî (m. 1823), dont l’enseignement simple et direct
revivifia durablement la spiritualité musulmane au Maghreb et au Proche-
Orient, médita longuement ce verset. Ayant été initié par son maître
spirituel à l’invocation méthodique du Nom « Allâh », l’esprit du cheikh
Darqâwî fut spontanément absorbé par la méditation du verset. Intrigué
par le sens de l’Attribut divin « l’Extérieur », une inspiration vint l’éclairer
sous la forme d’une voix intérieure : « Si par Son expression l’Extérieur Il
entendait autre chose que l’extérieur que nous voyons, ce ne serait pas à
l’extérieur mais à l’intérieur qu’il faudrait Le chercher ; mais je te dis :
“Il est l’Extérieur.” Alors je réalisai qu’il n’est de réalité que Dieu4 ! »
Tout ce qui est sur terre est voué à disparaître et seule subsiste la Face
de ton Seigneur, rayonnant de Majesté et de Générosité.
55, 26-27

L’impermanence de la Création est un des thèmes récurrents du Coran.


Méditant ce verset, le croyant est amené à réaliser que son destin ultime ne
réside pas dans les choses éphémères mais s’accomplit dans l’éternité à
laquelle aspire l’esprit humain.
Une image revient souvent dans le Coran  : la végétation luxuriante qui
finit par se dessécher, s’effriter et être emportée par le vent : « N’as-tu pas
considéré comment Dieu fait descendre l’eau du ciel et comment Il la
répartit sous terre en sources jaillissantes, pour faire germer des plantes
de diverses espèces, qu’Il fait ensuite faner et jaunir ; et comment Il en fait
de simples brins desséchés. Certes, il y a en cela matière à méditation
pour les hommes doués d’intelligence. » (39, 21)
La Face de Dieu représente l’ensemble des Attributs divins en rapport
avec le monde. Si la Face de Dieu n’était pas tournée vers la Création,
celle-ci cesserait d’être et révélerait son néant. Commentant ce verset,
Martin Lings écrit : « En Dieu, tout ce qui passe est “déjà passé”, tout ce
qui est susceptible d’extinction est “déjà éteint”, ne laissant que Dieu ; et
c’est à ce divin résidu que se rapportent les mots “seul subsiste”, dans le
dernier verset coranique cité. De ce verset, parmi d’autres, sont tirés les
deux termes soufis fanâ’ (extinction) et baqâ’ (subsistance) qui expriment
respectivement l’extinction du saint en Dieu et sa vie éternelle en Lui5. »
Et c’est à Dieu qu’appartiennent l’Orient et l’Occident. Où que vous
vous tourniez, là est la Face de Dieu.
2, 115

La Face de Dieu est partout présente dans la Création car cette dernière ne
subsiste que par Elle. Mais ce qui apparaît, dans un premier temps, comme
une imperfection de la Création se révèle également être à l’origine d’une
perfection. En effet, si la Création ne subsiste que par le Soutien de Dieu,
le revers positif de l’impermanence du monde est l’omniprésence du divin.
La Face de Dieu se révèle « où que nous nous tournions ». La Création
voile et dévoile à la fois la Beauté du Créateur.
Toutefois, une telle perception n’est accessible qu’à un esprit contemplatif.
Il faut, pour ce faire, se départir de la volonté de posséder les choses
créées car la concupiscence est incompatible avec la contemplation. À ce
sujet, le célèbre maître spirituel algérien, Abû Madyan (m. 1198),
enseignait la nécessité du détachement radical afin de réaliser
l’omniprésence du divin  : «  Le signe de la sincérité (‘alâmat al-ikhlâs)
c’est la disparition du créé lors de la contemplation de la Réalité
divine6. »
Un hadith du Prophète affirme qu’avant la Création «  Dieu était et rien
n’était avec Lui7 ». Or, les maîtres spirituels considérant que Dieu ne peut
être soumis à aucun changement ajoutent  : «  Il est maintenant tel qu’Il
était. »
Il est inaccessible aux regards, mais Lui pénètre les regards.
6, 103

La plupart des interprétations de ce verset citées par Tabarî soulignent que


la vue humaine ne saurait percevoir Dieu. Toutefois, elle peut permettre de
saisir certaines qualités du Créateur en contemplant le monde qui nous
entoure  : «  La perception des créatures ne saurait englober le Créateur
dans Son immensité. Elles peuvent toutefois percevoir certaines qualités
du Créateur… De plus, les croyants jouiront dans l’Au-delà de la vision de
Dieu, comme l’affirme le Coran : “Ce jour-là, des visages brilleront d’un
vif éclat et contempleront leur Seigneur8.” »
Commentant ce verset, Ibn ‘Arabî ajoute que l’œil intérieur, pas plus que
la vue humaine, ne saurait atteindre Dieu. La seule possibilité de « voir »
Dieu est de Le « voir par Lui », car Lui seul peut Se voir tel qu’Il est : « Le
Très-Haut a dit  : “Il est inaccessible aux regards…” Cela signifie qu’Il
n’est perçu ni par les yeux, ni par l’œil du cœur. À ce sujet, on rapporte
cette parole du Prophète  : “En vérité, il est des voiles qui cachent Dieu
aux intellects comme ils Le cachent aux yeux, et les anges du Plérôme
suprême cherchent à Le percevoir comme vous le cherchez vous-
mêmes.”9 » Ibn ‘Arabî conclut son propos en soulignant que certains élus
auront la possibilité de voir Dieu dans l’Au-delà, non par leur propre vue
mais par une participation à la Perception divine elle-même.
Dieu est la Lumière des Cieux et de la Terre. Le symbole de Sa Lumière
est une niche contenant une lampe, elle-même incluse dans un récipient
de cristal semblable à un astre étincelant. La lampe est alimentée par un
arbre béni, un olivier qui n’est ni d’Orient ni d’Occident et dont l’huile
éclaire, ou peu s’en faut, sans que le feu la touche. Lumière sur
Lumière ! Dieu guide vers Sa Lumière qui Il veut. Et Dieu propose aux
hommes les paraboles.
24, 35

Ce verset, connu sous le nom de « Verset de la Lumière », a suscité de


nombreux commentaires. Identifiant l’Être divin à la pure Lumière, il
souligne que Dieu est au-delà de toutes les déterminations. Toutefois, des
symboles peuvent être utilisés comme voie d’accès à la connaissance de
Dieu et aux liens existant entre Lui et l’homme.
Selon Tabarî, dire que Dieu est Lumière signifie qu’il est le Guide par
excellence et Celui qui met en ordre la Création. Selon certaines
significations qu’il retient, la niche symbolise la poitrine du croyant, la
lampe correspond au Coran et à la foi, et le récipient de cristal est le cœur.
Pour un ami qui lui demanda son interprétation du Verset de la Lumière,
Ghazâlî composa un ouvrage entier10. Afin d’y exposer le sens des
symboles que sont la niche, la lampe, le récipient de cristal, l’arbre béni et
son huile, Ghazâlî est amené à exposer tous les fondements de la voie
spirituelle en islam. Il met en parallèle les cinq symboles précités avec les
cinq facultés de connaissance de l’homme, depuis la faculté sensible (al-
rûh al-hassâs) qui correspond à la niche jusqu’à celle sainte prophétique
(al-rûh al-qudsî al-nabawî) que seuls possèdent les prophètes et les
envoyés, et qui correspond à l’huile.
Dieu ! Il n’y a de divinité que Lui, le Vivant, l’Immuable. Il n’est sujet ni
à l’assoupissement ni au sommeil. Nul ne saurait intercéder auprès de
Lui sans Sa permission. Il connaît le passé et l’avenir des hommes alors
que ceux-ci n’embrassent de Son savoir que ce qu’Il a daigné leur en
accorder. Son Piédestal englobe les Cieux et la Terre : leur maintien
dans l’existence ne Lui pèse en rien. Il est l’Élevé, le Sublime.
2, 255

Ce verset, improprement appelé en français « Verset du Trône », concerne


en réalité le Piédestal (al-Kursî) et non le Trône de Dieu (al-‘Arsh). Selon
un hadith, ce verset est la pièce maîtresse du Coran (sayyidat ây al-
Qur’ân). Il est recommandé au croyant de le réciter après chacune des
cinq prières canoniques et constitue une protection contre les nuisances
des djinns.
Tabarî rapporte plusieurs interprétations du mot Kursî  : selon certains, il
est une désignation de la science divine, alors que d’autres interprètent
plus littéralement ce terme et le considèrent comme l’endroit où reposent
les «  Pieds de Dieu  » (al-Kursî mawdi‘ al-qadamayn), sans que cela
implique chez eux un quelconque anthropomorphisme.
Ce verset rappelle au croyant la Toute-Puissance du Créateur et l’invite à
placer sa confiance en Lui. En méditant ce verset, le fidèle est ramené à sa
petitesse et à sa fragilité mais, en même temps, il se sait protégé entre les
Mains de son Seigneur à qui rien n’échappe car «  Il n’est sujet ni à
l’assoupissement ni au sommeil… et connaît le passé et l’avenir des
hommes ».
Dis : Lui, Dieu, est Un ! Dieu est le Soutien Universel !
Il n’engendre pas et Il n’est pas engendré ; nul n’est égal à Lui.
112, 1-4

Interrogé par des polythéistes sur «  la généalogie de Dieu  », le Prophète


reçut cette sourate de quatre versets comme réponse. Par ailleurs, il
enseigna : « Qui récite la sourate “Dis : Lui, Dieu, est Un !” est considéré
comme ayant récité le tiers du Coran. »
Dans son ouvrage consacré aux Noms divins, Râzî commente le premier
verset de la sourate et y discerne les trois catégories évoquées dans la
sourate 56, à savoir : Les Rapprochés, les Gens de la droite et les Gens de
la gauche. Les premiers sont concernés par le Nom « Lui » (Huwa) : « Les
Rapprochés considèrent les réalités essentielles des choses. Ils trouvent
ainsi tout privé de réalité, sauf Dieu. De fait, aucun être dans l’Existence
universelle n’est permanent, sauf Dieu. Chez les gens de cette première
catégorie, le pronom “Lui” leur suffit car l’allusion qui Le concerne est
inconditionnée à cause du caractère unique de “Lui” et ne peut faire
référence qu’à Lui11.  » Les Gens de la droite sont visés par le Nom
« Allâh », qui rassemble tous les Attributs du Seigneur des mondes. Enfin,
les Gens de la gauche sont visés par le Nom « Un » (Ahad) pour contrer
leur tendance à se perdre dans la multiplicité du monde et dans le culte des
idoles12.
D’après Abû Hurayra, le Soutien universel (Samad) est « Celui dont tout
être a besoin et qui se passe de tout être13  ». Pour d’autres, ce Nom
désigne Celui qui par Sa transcendance ne saurait être l’objet d’aucun
changement, et n’est soumis à aucune condition d’espace ou de temps14.
Ô fils d’Adam ! Revêtez-vous de Beauté en tout lieu de prière. Mangez et
buvez mais ne soyez pas excessifs car Dieu n’aime pas les excessifs. Dis :
Qui donc a déclaré illicite la Beauté de Dieu, celle qu’Il a rendue
manifeste pour Ses serviteurs… ?
7, 31-32

Une des caractéristiques de notre époque est la place exorbitante accordée


à la recherche de la beauté physique, entendue au sens le plus superficiel.
Étant rapporté à Dieu, l’amour de la beauté ne saurait s’interpréter dans ce
verset en un sens subjectif et individualiste. Un hadith affirme d’ailleurs :
« En vérité, Dieu est Beau et Il aime la Beauté15. »
On oublie bien souvent que la beauté dans les religions, loin d’être un luxe
inutile, fait partie intégrante des moyens spirituels qu’elles offrent.
L’homme vit entouré de formes plus ou moins harmonieuses lesquelles
participent à modeler son âme. En particulier, toutes les formes qui
accompagnent le rituel (mobilier, vêtements, chants, etc.) doivent être
compatibles avec les attitudes spirituelles que le croyant doit réaliser grâce
aux rites. Traditionnellement, les vêtements recommandés pour la prière
doivent être amples, parfaitement propres et parfumés. Parmi les couleurs,
le blanc est particulièrement apprécié comme symbole de la pureté et de
l’innocence.
Selon Ibn ‘Arabî, l’embellissement est en soi un acte d’adoration de Dieu :
«  Il est beaucoup de choses que le Très-Haut aime retrouver chez Son
serviteur : parmi celles-ci, nous citerons l’embellissement (tajammul) pour
Dieu car c’est là un acte d’adoration à part entière. C’est particulièrement
vrai pour la prière car alors Dieu t’impose de prendre garde à la beauté
du vêtement  : “Ô fils d’Adam, Revêtez-vous de Beauté en tout lieu de
prière…”16 »
Et Il est avec vous où que vous soyez.
57, 4

Si le sens de ce verset est clair et ne requiert pas de longues explicitations,


la modalité de la Présence divine auprès de chaque homme demeure très
difficile à saisir. Pour les théologiens, Dieu est avec les créatures « par Sa
science ». Il s’agit pour eux de préserver la transcendance de Dieu (tanzîh)
et d’éviter les thèses hérétiques de l’union de substance avec Dieu (al-
ittihâd) et d’inhérence ou d’incarnation (hulûl). Ainsi, Tabarî rapproche ce
verset de celui-ci : « Et Nous sommes plus près de lui [l’homme] que sa
veine jugulaire.  » (50, 16) Il retient alors deux interprétations de la
proximité de Dieu  : la proximité intime de Dieu découle de la
connaissance parfaite qu’Il a de chaque créature ou encore du pouvoir
absolu qu’Il a sur elle.
Pour les mystiques, s’il est méritoire de préserver la transcendance de
Dieu, il ne faut pas pour autant nier Son immanence. Ainsi, l’émir Abd el-
Kader distingue deux modalités majeures de « l’être avec » lorsqu’il s’agit
de Dieu :
Il est avec les croyants qui se revêtent des vertus, lesquelles ne sont
rien d’autre qu’un reflet des Attributs divins en l’homme  : «  En
vérité, Dieu est avec les patients. » (2, 153)
Il est avec les prophètes et leurs héritiers spirituels par son Être
même : « Certes Moi, avec vous deux, J’écoute et Je vois. » (20, 46)

Commentant le verset précédent, il écrit  : «  Ce qui signifie  : “Par vous


deux J’entends et par vous deux Je vois, car Ma compagnie a subjugué
vos deux êtres. Il n’y a ici que Moi, il n’y a plus de vous si ce n’est sous le
rapport de la forme apparente.” Cette station spirituelle est connue chez
les initiés sous le nom de “Proximité par les œuvres obligatoires” et elle
consiste dans la manifestation du Seigneur et dans l’occultation du
serviteur17. »
Certes, quand Mes serviteurs t’interrogent sur Moi, Je suis proche. Je
réponds à l’appel de celui qui M’implore, lorsqu’il M’implore.
2, 186

On rapporte qu’un homme interrogea le Prophète et lui demanda  : «  Ô


Muhammad, notre Seigneur est-Il proche de nous ou est-Il éloigné ? Dans
le premier cas, nous pourrions nous entretenir intimement avec Lui, et
dans le second cas, nous pourrions L’appeler. » C’est à cette occasion que
fut révélé ce verset.
Lors de l’étude du verset affirmant que Dieu est avec toute chose (57, 4),
nous avons vu comment l’émir Abd el-Kader distinguait deux modalités
majeures de la Proximité divine. Dans le verset qui nous intéresse ici, la
proximité de Dieu découle de l’attitude de quête  : lorsque l’homme
cherche à connaître son Seigneur, il renoue – au moins momentanément –
avec sa nature originelle qui comporte le «  monothéisme pur  », comme
l’affirme un verset précédemment expliqué.
Plus précisément, lorsque la quête de Dieu naît dans le cœur de l’homme,
c’est qu’il a d’ores et déjà renoué avec la Présence de son Seigneur : « Tu
ne Me chercherais pas si tu ne M’avais déjà trouvé.  » Cette célèbre
citation de Rûmî est une invitation à méditer sur l’absence apparente et la
Présence réelle de Dieu. Elle justifie, d’une certaine façon, la position des
mystiques sur « l’être avec » de Dieu évoquée dans le commentaire du
verset précédent.
Selon Ibn ‘Arabî, dire que Dieu est avec toute chose par Sa science est une
convenance importante, mais affirmer qu’Il l’est par Son Être est plus
conforme à l’expérience vécue de la réalisation spirituelle18.
 
1. Bukhârî, Sahîh, n° 6969.
2. Voir Fakhr al-Dîn al-Râzî, Traité sur les Noms divins, Paris, éditions Dervy, I, 1986, p. 106-107.
3. Voir Muslim, Sahîh, n° 2713.
4. Lettres d’un maître soufi, trad. Titus Burckhardt, Milan, éditions Archè, 1978, p. 57.
5. Un saint soufi du XXe siècle, Paris, Seuil, 1990, p. 137.
6. Vincent J. Cornell, The Way of Abû Madyan, Cambridge, The Islamic Texts Society, 1996, p. 137.
7. Bukhârî, Sahîh, n° 6982.
8. Coran : 75, 22-23.
9. Al-Futûhât al-makkiyya, IV, p. 30.
10. Le Tabernacle des Lumières (Michkât al-Anwâr), trad. par Roger Deladrière, Paris, Seuil, 1981.
11. Voir Fakhr al-Dîn al-Râzî, Traité sur les Noms divins, Paris, éditions Dervy, II, 1988, p. 255.
12. Ibid., II, p. 256.
13. Ibid., II, p. 263.
14. Ibid., II, p. 264.
15. Muslim, Sahîh, ch. 1 : 39, n° 147.
16. Al-Wasâyâ, Beyrouth, 1986, n° 14, p. 38.
17. Voir Abd el-Kader, Écrits spirituels, trad. Michel Chodkiewicz, Paris, Seuil, 1982, p. 97.
18. Ibid., p. 96.
LA CRÉATION DE L’HOMME
L’homme n’est-il pas passé par un long laps de temps (dahr) durant
lequel il n’était pas une chose qui puisse être mentionnée ?
76, 1-2

Qu’était donc l’homme avant de pouvoir être «  mentionné  »  ? Pour


certains exégètes du Coran, il s’agit de la période durant laquelle Adam
possédait un corps mais n’avait pas encore reçu son esprit. Cette période
aurait duré quarante ans. C’est là l’interprétation que retient Tabarî.
D’autres, comme Alûsî, soulignent que le terme dahr désigne un temps si
long que l’on ne peut lui assigner de limite. Cela correspond à la
prééternité et se situe avant la temporalité propre à la Création.
Ibn ‘Arabî considère ce verset comme une évocation des archétypes ou
essences immuables (a‘yân thâbita). Ces dernières sont connues de Dieu
de toute éternité, mais elles ne prennent conscience d’elles-mêmes
qu’après leur « existenciation » (îjâd).
Le langage est nécessairement tributaire d’une temporalité et cela rend
malaisée toute évocation de ce qui «  est  » avant le temps. Comme le
remarque M. Chodkiewicz à propos de l’interprétation de ce verset par Ibn
‘Arabî, « l’usage inévitable des temps verbaux introduit une chronologie,
recule l’instant éternel dans un passé que le présent révoque1 ». Le verset
souligne donc, indique Ibn ‘Arabî, que l’homme n’avait pas conscience de
lui-même dans la prééternité mais qu’il était tout de même une « chose ».
Son disciple, l’émir Abd el-Kader, résume ainsi son interprétation  :
«  L’existence du monde après son inexistence, chez notre maître et chez
tous les gens du dévoilement divin, désigne la conscience que les essences
immuables obtiennent d’elles-mêmes et de leur état et le fait qu’elles
deviennent les lieux de manifestation de l’Être vrai2. »
Vint le jour où ton Seigneur dit aux anges : « Je vais installer un
représentant sur la Terre. » Et les anges de dire : « Vas-Tu y placer
quelqu’un qui y fera régner le mal et y répandra le sang, alors que nous
célébrons Tes louanges et Te sanctifions ? » Le Seigneur leur répondit :
« Certes, Je sais ce que vous ne savez pas. » Et Il enseigna à Adam les
noms de tous les êtres…
2, 30

L’homme est capable d’accomplir le Mal, mais plus que cela, il est capable
de l’aimer. C’est ce qui apparaît aux anges et les inquiète : l’harmonie sur
terre risque ainsi d’être réduite à néant. Mais l’homme est aussi capable de
vouloir le Bien et de tendre vers lui. La plénitude de l’intelligence – la
connaissance de la Vérité – confère à la volonté humaine son objet
véritable : choisir le Bien. Dans cette perspective l’Ignorance et le Mal se
nourrissent mutuellement. Dire que Dieu enseigna à Adam les noms de
tous les êtres revient à dire qu’Il lui montra « la nature des choses ». À ce
propos, on rapporte que le Prophète avait coutume d’implorer Dieu en ces
termes  : «  Ô mon Dieu, montre-nous la Vérité comme étant vérité et
montre-nous l’illusion comme étant illusion. »
Dans la suite du récit, il est dit que Dieu rassembla les anges et leur
demanda : « Faites-moi connaître les noms de tous ces êtres, pour prouver
que vous êtes plus méritants qu’Adam  !  » Et les anges de répondre  :
«  Gloire à Toi  ! Nous ne savons rien d’autre que ce que Tu nous as
enseigné  ; Tu es, en vérité, l’Omniscient, le Sage.  » Cette connaissance
plénière reçue par Adam est liée à sa fonction de « représentant de Dieu
sur terre » : « La raison d’être de la création de l’homme est la plénitude
de l’intellect et la connaissance de la réalité des choses. Quiconque utilise
l’ensemble de ses facultés en vue de la connaissance de la Vérité et de la
pratique du Bien peut être appelé “angélique” et même “seigneurial”
(rabbânî)3. »
Vint le jour où ton Seigneur dit aux anges : « Je vais créer un homme à
partir d’argile. Lorsque Je lui aurai donné sa forme et insufflé en lui de
Mon Esprit, vous vous jetterez prosternés devant lui. » Tous les anges,
sans exception, se prosternèrent hormis Iblîs qui s’enfla d’orgueil et qui
devint ainsi rebelle.
38, 71-74

Le mystère de l’insufflation de l’Esprit de Dieu dans le corps d’Adam


fonde la dignité de l’homme et justifie sa place centrale dans la Création.
Certains exégètes, comme Tabarî, n’évoquent que brièvement ce mystère
et interprètent l’expression « de Mon Esprit » comme une désignation de
la Puissance divine. Ainsi, l’homme détiendrait quelque chose de la
puissance créatrice qui appartient originellement à Dieu. D’autres, comme
Ibn Kathîr, n’évoquent en aucune manière ce qu’il faut entendre par
l’insufflation de l’Esprit de Dieu en l’homme.
Ce sont essentiellement les commentateurs soufis qui nous ont laissé les
interprétations les plus pénétrantes de ce mystère. Ainsi, Ruzbehân Baqlî
souligne dans son commentaire intitulé ‘Arâ’is al-bayân l’immense portée
spirituelle de ce verset : «  L’insufflation de l’Esprit de Dieu en l’homme
est l’une des plus grandes merveilles de l’état de seigneurie (rubûbiyya) et
permet de comprendre comment il convient de réaliser l’état de servitude
(‘ubûdiyya). Les anges durent se prosterner devant Adam pour l’état de
seigneurie que lui confère l’insufflation de l’Esprit, mais cela ne s’oppose
pas à l’état de servitude qui régit la condition humaine. »
Ruzbehân Baqlî souligne alors que la prosternation devant Adam
demandée par Dieu n’est pas liée à l’argile dont fut tiré l’homme, mais
bien à l’insufflation de l’Esprit divin  : «  Dieu dit en somme aux anges  :
“Quand J’aurai fini de le revêtir de Mes Attributs et de la Lumière de Mon
Essence en insufflant en lui de Mon Esprit… tombez prosternés devant
lui.” »
Dieu interrogea Satan : « Ô Iblîs, qui t’a empêché de te prosterner
devant l’être que J’ai créé de Mes Mains ? Est-ce par orgueil ou te
considères-tu supérieur à lui ? »
« Je suis, répondit Iblîs, meilleur que lui, car Tu m’as créé de feu et Tu
l’as créé d’argile. »
38, 75-76

Nous avons vu dans le commentaire du verset précédent la signification de


la prosternation des anges devant Adam. Satan – nommé Iblîs avant sa
rébellion – vivait parmi les anges bien qu’il fût un djinn. Comme les
anges, il vit l’aspect imparfait de l’homme et ne comprit pas la motivation
de l’ordre de Dieu leur demandant à tous de se prosterner devant Adam. Il
fut obnubilé par l’aspect précaire de l’argile et ne vit pas la présence de
l’Esprit. À la différence des anges, il n’eut pas l’humilité de reconnaître
son ignorance et c’est donc l’orgueil qui précipita sa chute.
Cela explique pourquoi l’orgueil est considéré en islam comme le pire
défaut qui puisse habiter l’ego humain. Il est, en effet, proprement
satanique. Ici s’éclairent les mises en garde du Prophète contre ce trait de
caractère  : «  Quiconque a dans le cœur le poids d’un atome d’orgueil
n’entrera pas au Paradis4… » Ghazâlî justifie ainsi l’impossibilité d’entrer
au Paradis pour les orgueilleux  : «  Peu de dévots, d’ascètes et de
théologiens ont su éviter l’orgueil. Alors que dire du commun des gens ? Si
ce vice prive du Paradis, c’est parce qu’il fait perdre au croyant toutes les
vertus. Or, ce sont les vertus qui sont les portes du Paradis5. »
Hors d’ici ! Ordonna Dieu, car tu es maudit ! Et Ma malédiction te
poursuivra jusqu’au Jour dernier !
– Seigneur, demanda Satan, accorde-moi un sursis jusqu’au jour où les
hommes seront ressuscités.
– Tu es de ceux à qui un délai est accordé jusqu’au Jour du terme fixé,
dit alors Dieu.
– Par Ta puissance, reprit Satan, je les égarerai tous, à l’exception de
ceux d’entre eux qui sont Tes serviteurs élus.
38, 77-83

Ayant refusé d’obéir à l’ordre de Dieu par orgueil, Iblîs est rejeté du
Paradis et porte la malédiction divine jusqu’à la fin des temps. Il demanda
cependant un sursis afin de pouvoir tenter toutes les générations
d’hommes. Ce sursis accordé, il reconnut lui-même les limites de son
influence : il ne saurait égarer les serviteurs élus de Dieu (‘ibâd Allâh al-
mukhlasun).
Qui sont ces serviteurs élus et quelle est leur spiritualité  ? C’est à cette
double question que tente de répondre Ghazâlî : « Sois certain que Satan
fait partie de ceux qui ont reçu un délai de la part de Dieu et qu’il ne
s’humiliera pas devant toi en laissant repousser ses suggestions [même si
la lutte devait se prolonger] jusqu’au Jour du Jugement, sauf si toutes tes
préoccupations s’effacent au profit d’une seule  : que ton cœur soit
entièrement absorbé par le souvenir de Dieu, l’Unique. Le Maudit n’aura
plus aucune emprise sur toi et tu feras partie des serviteurs élus de Dieu,
ceux qui échappent à la domination du Diable… Satan ne saurait avoir
d’emprise sur un être libéré des passions6. »
Ghazâlî – comme de nombreux auteurs – identifie les serviteurs élus aux
«  invocateurs  », ceux qui sont habités par le souvenir de Dieu grâce à
l’invocation abondante, laquelle est prescrite par plusieurs versets du
Coran. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette pratique essentielle en
islam.
Votre création et votre résurrection sont pour Lui comme celle d’un seul
être.
31, 28

Selon Râzî, une des significations du verset est de souligner que la


résurrection de l’humanité entière n’est pas plus difficile que la création du
premier être humain, pour ceux qui doutaient que les os devenus poussière
puissent être ramenés à la vie.
Mais ce verset souligne également que Dieu est au-delà du temps. En
d’autres termes, Son acte créateur se situe dans un éternel présent. Cela
signifie que la Création du monde, la Résurrection et le Jugement dernier
sont un seul et même moment pour Dieu.
Le point de vue humain marqué par les conditions d’espace et de temps,
bien qu’illusoire en face de la Vérité, n’en possède pas moins son bien-
fondé en tant qu’expérience. Lors de la Résurrection et du Jugement
dernier, le point de vue temporel continuera de marquer – au moins
jusqu’à un certain point – la perception humaine. C’est ce que souligne
Ghazâlî lorsqu’il évoque le déroulement du jugement de chaque être
humain : « Parmi les mystères de l’Au-delà, il y a le fait que chaque être
humain sera présenté devant Dieu. Ses bonnes actions ainsi que ses
mauvaises seront pesées. Ce faisant, il croira être le seul à être jugé par
Dieu, alors qu’un nombre extrêmement grand d’hommes le seront. Ne
voyant ni n’entendant le jugement des autres, chaque humain pensera
alors être l’unique créature jugée. C’est là un des sens du verset “Votre
création et votre résurrection sont pour Lui comme celle d’un seul
être”7. »
Ô êtres humains ! Montrez-vous pieux envers votre Seigneur qui vous a
créés à partir d’une seule âme et qui, ayant tiré de celle-ci son épouse, fit
naître de ce couple un grand nombre d’hommes et de femmes.
4, 1

La création du premier être humain fut celle d’un être androgyne, ni


masculin ni féminin. C’est dans un second temps que Dieu divisa cet être
pour en faire le couple originel. La perte de l’état androgynique d’Adam
peut être interprétée comme une perte de la plénitude chez cet être qui
possédait en lui la parfaite complémentarité des principes masculins et
féminins : « Ô fils d’Adam ! Ne vous laissez pas tenter par Satan, comme
vos parents qu’il a fait sortir du Paradis, en les dépouillant de leurs
vêtements pour leur montrer leur nudité. » (7, 27) En prenant conscience
de leur « nudité », Adam et Ève oublièrent leur origine androgynique et se
perçurent comme des individus entièrement indépendants. Ils furent ainsi
entraînés vers un état de dualité, puis de multiplicité.
Être pieux c’est, entre autres choses, garder à l’esprit la nécessité pour
l’homme de dépasser la perception dualiste des choses et rechercher, à
l’inverse, l’harmonie des contraires. La sexualité ne saurait donc être une
simple recherche de sensations et de plaisir personnel. Elle représente en
islam une voie d’accomplissement de soi. Mais pour véhiculer une
spiritualité de cet ordre, l’union sexuelle doit être bénie par le Créateur.
C’est là le rôle du mariage comme bénédiction des liens sacrés entre les
époux.
Dans ce cadre, il s’agit pour l’homme et la femme de retrouver la
plénitude de l’être humain dans son état originel, plénitude désignée dans
un autre verset par le terme « sérénité » : « C’est un de Ses signes d’avoir
créé, à partir de vous-mêmes, des épouses afin que vous trouviez auprès
d’elles votre sérénité, et d’avoir suscité entre elles et vous affection et
tendresse. » (30, 21)
Nous dîmes alors : Ô Adam, demeure avec ton épouse dans ce Jardin et
mangez-y en abondance de ce que vous désirez, mais n’approchez pas
cet arbre car alors vous seriez des transgresseurs.
Satan les fit trébucher hors du Paradis, leur faisant perdre leur
condition. Nous leur dîmes : Soyez précipités [hors du Paradis], ennemis
les uns des autres, et la terre dont vous jouirez un temps donné sera
votre lieu de résidence.
Adam reçut alors des paroles grâce auxquelles Dieu accepta son
repentir. Il est Celui qui accepte le repentir, le Très-Miséricordieux.
2, 35-37

La notion de péché originel n’existe pas en islam. Si Adam et Ève ont


effectivement commis une faute en désobéissant à leur Seigneur, cela
n’implique nullement que l’humanité entière en porte la responsabilité. Du
reste, Adam fut pardonné dans la mesure où « Dieu accepta son repentir ».
Il est par ailleurs considéré comme le premier des prophètes de
l’humanité.
Malgré la mise en garde de Dieu, Adam et Ève furent sensibles aux
suggestions du Diable qui leur parla à l’oreille (waswasa) pour leur faire
prendre conscience qu’ils étaient nus et les persuader que «  l’arbre de
l’immortalité » (shajarat al-khuld) leur fut interdit pour les empêcher de
devenir immortels8.
Contrairement à Satan, Adam ne fut pas rebelle envers son Créateur. Sa
faute est causée par un « oubli » : « Nous avions fait une recommandation
à Adam avant sa chute mais il l’a oubliée, faisant ainsi preuve d’un
manque de résolution. » (20, 115) Cette tendance à oublier « l’essentiel »
se retrouve dès lors chez tout homme. C’est pourquoi le Coran présente la
foi comme un rappel, une réminiscence de ce que l’homme porte dans la
substance même de son esprit.
Et lorsque ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam,
Il les fit témoigner contre eux-mêmes : « Ne suis-Je pas votre
Seigneur ? » Ils répondirent : « Certes oui ! Nous en témoignons ! » Et
cela afin que vous ne puissiez dire le Jour de la Résurrection : « Nous
étions dans l’ignorance de tout cela ! »
7, 172

Ce témoignage rendu par l’humanité entière est appelé le «  Pacte


primordial » (mîthâq) lequel justifie l’idée que la foi est innée et qu’elle
fait partie de la « nature originelle » (fitra) de l’homme. Tabarî rapporte de
nombreuses paroles attribuées à Ibn ‘Abbâs qui tenait du Prophète des
détails sur le Pacte primordial. Après avoir créé le premier homme, Dieu
passa Sa Main sur son dos et en fit sortir toute l’humanité pour la faire
témoigner de Sa Seigneurie. C’est alors que le destin de chaque être
humain fut écrit.
Le caractère fondamental de ce verset a été excellemment mis en lumière
par Henry Corbin : « La conscience religieuse de l’islam est centrée non
pas sur un fait de l’histoire, mais sur un fait de la métahistoire (ce qui veut
dire non pas posthistorique mais trans-historique). Ce fait principal,
antérieur au temps de notre histoire empirique, c’est l’interrogation divine
posée aux Esprits des humains préexistants au monde terrestre : “Ne suis-
Je pas votre Seigneur ?”9 »
Selon les mystiques de l’islam, le but de la voie spirituelle est de
réactualiser en l’homme le souvenir du Pacte primordial à divers degrés :
«  Dieu a dit à l’un de Ses serviteurs   : “Prétends-tu que tu cherches à
t’approcher de Moi, et à te perdre en Moi ? Mais Je te cherche, Moi, bien
plus que tu ne Me cherches  ! Je t’ai cherché afin que tu sois en Ma
présence, sans nul intermédiaire, le jour où J’ai dit “Ne suis-Je pas votre
Seigneur ?”10 »
En vérité, l’homme a été créé anxieux : il est angoissé dès qu’un mal le
touche, et lorsqu’il reçoit le bien, il en prive les autres. Exception faite
des hommes de prière, ceux dont l’oraison est perpétuelle.
70, 19-23

L’anxiété constitutive de la nature humaine est désignée par le terme hala‘.


Il s’agit d’une inquiétude présente aussi bien dans la facilité que dans la
difficulté. L’incertitude face à l’avenir, la peur de subir des situations
difficiles, la crainte des épreuves lourdes à porter, etc., tout cela enferme
l’ego dans l’anxiété. Or, celle-ci est congénitale à l’ego  : la seule
possibilité de se défaire de cette anxiété est de perdre l’identification à
l’ego pour trouver son identité réelle dans le cœur. Là réside le Trésor
dépassant tout ce que l’homme peut trouver à l’extérieur de lui  : «  La
véritable richesse est la richesse intérieure11. »
La Voie vers cette richesse intérieure est celle de l’oraison perpétuelle.
Mais comment la prière d’un homme ayant, par la force des choses, mille
et une obligations quotidiennes, pourrait-elle être perpétuelle  ? Comme
elle le fut pour le « Pèlerin russe » en contexte chrétien12, cette question
est celle qui met l’être sur la voie pour découvrir la «  prière du cœur  ».
Commentant ce verset, Ibn ‘Ajîba écrit  : «  L’oraison perpétuelle est la
prière du cœur (salât al-qulûb) et celle-ci n’est autre que la présence
continue du Réel13 dans le cœur. Ceux qui ont atteint ce degré méditent
continuellement sur les secrets de l’Unicité divine. […] On demanda à un
sage s’il existait une prière du cœur. Il répondit : “Oui ! Il est des cœurs
qui s’étant prosternés ne se sont plus jamais relevés !”14 »
L’homme a été créé de précipitation. Je vous montrerai Mes signes : ne
soyez pas empressés !
21, 37

Tabarî, comme d’autres exégètes après lui, soulignent que la formulation


ne doit pas laisser croire que la «  précipitation  » (‘ajal) serait un des
éléments ayant servi à créer l’homme, comme on pourrait le dire de
l’argile. Il rapproche la précipitation de l’anxiété évoquée dans le verset
70, 19.
L’homme a tendance à accorder la primauté à ce qui relève du court terme,
et à négliger ce qui lui paraît comme trop éloigné dans le temps. Ainsi, le
Coran nomme la vie de l’ici-bas al-‘âjila, soulignant de cette manière que
l’attachement de l’homme à la vie terrestre et l’oubli de ses fins dernières
découlent de la difficulté humaine à prendre de la distance par rapport aux
intérêts à court terme. Or, seule cette attitude, rappelle le Coran, permet à
l’homme d’apprécier sereinement la valeur de ses intérêts supérieurs.
Mais la nature humaine n’est pas seule responsable en ce domaine car
selon un hadith  : «  La lenteur vient de Dieu et la précipitation vient de
Satan15. »
Enfin, ajoutons que la précipitation peut également être motivée par des
intentions louables. C’est le cas du Prophète cherchant à répondre au plus
vite aux difficultés de ses contemporains par l’éclairage de la Parole
divine. Ainsi, deux versets l’enjoignent à ne pas précipiter la révélation du
Coran :
«  Ne sois pas empressé de réciter les versets du Coran, avant que leur
révélation soit achevée. Dis plutôt  : “Seigneur  ! Fais croître ma
connaissance.” » (20, 114)
« Ne remue pas la langue, essayant par là de précipiter la révélation du
Coran ! C’est à Nous qu’il revient de le rassembler et de le réciter. Ainsi,
lorsque Nous te le récitons, suis-en attentivement la récitation. Ce sera à
Nous, ensuite, d’en éclairer le sens. » (75, 16-19)
En vérité, nous avons ennobli les fils d’Adam.
17, 70

Les aspects négatifs que l’on peut percevoir dans la nature humaine ne
sauraient remettre en cause définitivement la noblesse de l’homme. Les
défauts de l’âme sont présents en l’homme mais ne peuvent annihiler
l’essence de sa nature originelle (fitra).
Selon Râzî, ce verset « fait allusion à ce par quoi l’homme est supérieur à
toutes les autres créatures ». Cette supériorité, ajoute-t-il, est liée au don de
l’intelligence, laquelle est «  capable de saisir les réalités telles qu’elles
sont ».
Commentant ce verset, l’émir Abd el-Kader compare la noblesse de l’ange
et celle de l’homme  : «  Les fils d’Adam ont été ennoblis de plusieurs
façons. Tout d’abord, Dieu a créé Adam par Ses deux Mains16. Puis, Il a
fait d’Adam l’instructeur des anges17. Dieu donna alors aux hommes la
possibilité d’atteindre les plus hauts degrés de la réalisation spirituelle en
passant d’une station à une autre, ce qui n’est pas possible aux anges qui
occupent un degré sans pouvoir le quitter18. »
Dans une perspective où la plénitude de l’intelligence est la raison d’être
de l’homme, celle-ci est considérée comme centrale dans le cheminement
spirituel : « Le fondement de l’ascension spirituelle, c’est que Dieu est pur
Esprit, et que l’homme lui ressemble fondamentalement par l’intelligence ;
l’homme va vers Dieu moyennant ce qui, en lui-même, est le plus
conforme à Dieu, à savoir l’intellect, qui est à la fois pénétration et
contemplation et dont le contenu “surnaturellement naturel” est l’Absolu,
qui illumine et qui libère19. »
 
1. Voir Michel Chodkiewicz, Un océan sans rivage, op. cit., p. 154-155.
2. Kitâb al-mawâqif, III, p. 1298-1299.
3. Ghazâlî, Mîzân al-‘amal, Beyrouth, 1989, p. 31.
4. Muslim, Sahîh, ch. 1 ; 39, n° 147.
5. Ihyâ’, VI, p. 491-492.
6. Ihyâ’, VII, p. 254-256.
7. Cité par Ibn ‘Ajîba, al-Bahr al-madîd, IV, p. 378-379.
8. Voir Coran : 7, 20-22.
9. Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, Paris, coll. « Folio essais », Gallimard, 1986,
p. 16.
10. Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit., p. 50.
11. Bukhârî, Sahîh, n° 6081.
12. Voir Récits d’un pèlerin russe, Paris, Seuil, 1978.
13. Le Réel (al-Haqq) est un des quatre-vingt-dix-neuf Noms de Dieu.
14. Al-Bahr al-madîd, VI, p. 261.
15. Tirmidhî, Sunan, n° 2012.
16. Voir Coran : 38, 75.
17. « Dieu enseigna à Adam les noms de tous les êtres. Il présenta ensuite ces êtres aux anges et leur
demanda : “Faites-Moi connaître les noms de tous ces êtres si vous en êtes capables !” » (2, 31)
18. Kitâb al-mawâqif, III, p. 1143.
19. Frithjof Schuon, Comprendre l’islam, Paris, Seuil, 1976, p. 42.
LES PROPHÈTES DEPUIS ADAM
Nous t’avons accordé une révélation comme Nous le fîmes à Noé et aux
prophètes après lui. De même, Nous avons accordé une révélation à
Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux Tribus, à Jésus, à Job, à
Jonas, à Aaron et à Salomon, et Nous avons donné les Psaumes à David.
4, 163

Le Coran s’insère dans la lignée des révélations appartenant au


monothéisme abrahamique. Remontant au patriarche Abraham, cet
ensemble de textes sacrés est présenté par le Coran comme insistant
essentiellement sur l’Unicité divine et une spiritualité contenant deux
axes  : le respect des équilibres terrestres – d’où l’importance de
l’observance de la Loi – et l’orientation du cœur vers l’Au-delà. Ce sont
ainsi la soumission à la Volonté divine et l’abandon des attachements
terrestres qui constituent l’essentiel du message des textes sacrés ayant
précédé le Coran. Du reste, le terme « musulman » signifiant « soumis à la
Volonté divine  » est présenté comme une appellation remontant à
Abraham : « Dieu vous a élus, sans vous imposer aucune gêne dans votre
religion, qui est celle de votre père Abraham : c’est lui qui vous a nommés,
par le passé, les “musulmans”… » (22, 78)
Dans la vie d’Abraham, la soumission inconditionnelle à la Volonté divine
est symbolisée par la demande de Dieu de sacrifier son fils pour qui il
avait un grand amour. Quant à la spiritualité orientée vers l’Au-delà et
contenue dans les feuillets qu’Abraham avait reçus comme révélation, elle
est clairement évoquée par le Coran  : «  Mais, hélas  ! Vous donnez la
préférence à la vie de ce monde, alors que la vie de l’Au-delà est meilleure
et dure réellement. Ces vérités se trouvent déjà inscrites dans les Écritures
anciennes, dans les feuillets d’Abraham et de Moïse. » (87, 16-19)
Dis : Nous avons foi en Dieu, en ce qui nous a été révélé et en ce qui a
été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus d’Israël ;
et aussi à ce qui a été révélé de la part de leur Seigneur à Moïse, à Jésus
et aux prophètes. Nous ne faisons de différence entre aucun d’entre eux,
et c’est à Lui que nous sommes soumis.
3, 84

Ce verset se retrouve deux fois dans le Coran1. Selon Ibn ‘Arabî, il s’agit
d’un «  verset totalisant tous les autres2  ». Il exprime clairement
l’universalisme du Coran en ce sens qu’il invite le croyant à percevoir ce
qui rassemble les divers messagers du Ciel, plutôt que les différences
touchant certains aspects de leurs enseignements.
Comment avoir un esprit universaliste sans verser dans le syncrétisme  ?
Ce dernier est, en effet, une négation de la raison d’être de chaque religion.
Les particularités des religions ne sont pas niées dans le Coran, mais elles
ne concernent que des aspects secondaires et sont souvent liées à des
circonstances de temps et de lieu. Ainsi, le Coran affirme que si la mission
de Jésus fut fondée sur une confirmation de la Thora, il leva certaines
interdictions du judaïsme3. Un rituel institué par un prophète peut donc
être abrogé par un autre. Or l’esprit ritualiste a tendance à absolutiser les
particularismes des religions et par là même à «  faire des différences  »
entre leurs fondateurs. C’est au niveau de l’enseignement spirituel que se
révèle l’unité des religions abrahamiques. Cette spiritualité – dont nous
avons donné les aspects essentiels dans le commentaire du verset
précédent – est intemporelle et universelle car, au-delà de la diversité
humaine dans l’espace et le temps, l’homme demeure l’homme.
Il y a des prophètes dont Nous t’avons précédemment narré le récit, et
d’autres sur lesquels Nous ne t’avons rien dit.
40, 78

Le Coran ne cite nommément que vingt-cinq prophètes, mais la plupart


des savants de l’islam classique admettent que le nombre total de
prophètes depuis le début de l’humanité s’élève à 124 000.
Ainsi, tous les peuples, à toutes les époques, ont eu leurs prophètes : « Et à
chaque communauté il a été désigné un prophète en présence duquel elle
sera jugée en toute justice, sans qu’elle subisse la moindre iniquité. » (10,
47) « … chaque peuple a eu son guide. » (13, 7)
Ce verset fait suite à un autre demandant au Prophète de faire preuve de
patience face aux difficultés qu’il rencontre dans la retransmission de son
message. En rappelant que seule une petite partie des prophètes de
l’humanité est évoquée dans le Coran, la Révélation laisse entendre que
beaucoup ont souffert bien plus que Muhammad envers ses
contemporains. Ainsi, les tourments subis par les prophètes antérieurs et
relatés dans le Coran rappellent au Prophète que l’opposition aux
Messagers du Ciel est une constante de l’humanité : « Tous les récits que
Nous te rapportons sur les prophètes sont destinés à raffermir ton cœur. Tu
y découvriras la vérité ainsi qu’une exhortation et un rappel à l’adresse
des croyants. » (11, 120)
Certes, Nous avons envoyé Noé à son peuple : « Avertis ton peuple, lui
avons-Nous dit, avant qu’un châtiment implacable ne s’abatte sur lui. »
71, 1

La sourate d’où est tiré ce verset est entièrement consacrée à l’histoire de


Noé. Dans l’Ancien Testament, Noé est présenté comme un « juste » et un
«  parfait  », tandis que le Coran lui attribue la fonction d’envoyé ou de
messager (rasûl). D’après les exégètes, il est même le premier à assumer
cette fonction car Adam ne possédait que le statut de prophète (nabî). Ce
dernier, à la différence du messager, n’a pas la mission de prêcher
publiquement et de promulguer une loi divine : « Dieu vous a prescrit en
fait de culte ce qu’Il a recommandé à Noé et ce que Nous t’avons révélé
ainsi que ce qu’Il a recommandé à Abraham, Moïse et Jésus. » (42, 13)
La suite de cette sourate rapporte que, malgré les incessants rappels de
Noé concernant le pardon divin, l’immense majorité de ses contemporains
refusèrent d’abandonner le péché et l’idolâtrie  : «  Ils ont mis les doigts
dans leurs oreilles, se sont enveloppés dans leurs vêtements, se sont
entêtés et ont fait preuve d’arrogance. » (71, 7)
Tabarî rapporte que les cinq divinités qu’adorait son peuple étaient, à
l’origine, des hommes pieux dont la mémoire fut honorée après leur mort.
Au fil des générations, le sens spirituel de cette vénération disparut pour
laisser place à un culte idolâtre.
Contrairement au récit biblique, dans le Coran, c’est Noé qui demande à
Dieu la destruction des pécheurs, insistant alors sur la transmission
héréditaire du mal  : «  Seigneur, ajouta Noé, ne laisse en vie aucun
mécréant à la surface de la Terre car, si Tu les épargnes, ils égareront Tes
serviteurs et ne mettront au monde que des pervers ingrats. » (71, 26-27)
Cette dureté se justifie par la volonté de sauver l’humanité d’une
destruction définitive et d’être ainsi à l’origine d’une nouvelle ère.
Abraham dit à son père Âzar : « Prendras-tu des idoles pour divinité ?
Je te vois, toi et ton peuple, dans un égarement manifeste. » Ainsi avons-
nous montré à Abraham le Royaume des Cieux et de la Terre pour qu’il
soit au nombre de ceux qui ont la certitude.
6, 74-75

Abraham est la figure emblématique de celui qui s’oppose au paganisme et


affirme avec force le monothéisme. On le voit ici s’adresser à son père
pour tenter de lui faire prendre conscience de ce que représente réellement
le paganisme. Un autre verset rapporte un dialogue plus long : « Raconte-
leur l’histoire d’Abraham, qui demanda un jour à son père et à son peuple
  : Qu’adorez-vous là  ? Nous adorons, dirent-ils, des idoles auxquelles
nous exprimons en permanence notre attachement. Vous entendent-elles,
dit Abraham, quand vous les invoquez ? Vous sont-elles utiles ou peuvent-
elles vous nuire ? Non, répondirent-ils, mais c’est ainsi que nous avons vu
agir nos pères. » (26, 69-74)
Abraham fut au nombre de ceux qui ont la certitude (muqînûn) parce que
lui furent montrés « le Royaume des Cieux et de la Terre ». La certitude
d’Abraham résulte donc d’une expérience, contrairement à l’attachement
de son père à ses pratiques ancestrales. La gustation (dhawq) occupe une
place très importante en mystique musulmane car c’est par elle que
l’itinérant pourra échapper aux incertitudes du mental : « La conviction est
indirecte et relève du mental, étant l’effet de processus purement mentaux
comme le raisonnement. […] Dans son sens spirituel, lorsqu’elle a le
Transcendant pour objet, la certitude résulte de la connaissance par le
Cœur4. »
– Mon cher fils ! J’ai vu en songe que je t’immolais. Vois ce qu’il y a
lieu de faire !
– Ô mon père, fais ce qui t’est ordonné ! Tu me verras, s’il plaît à Dieu,
parmi ceux qui font preuve de patience.
37, 102

Ce dialogue est celui d’Abraham et de son fils. Celui-ci n’est pas identifié
dans le Coran et si Tabarî pense qu’il s’agit d’Isaac (Ishâq), la plupart des
exégètes identifient le fils du sacrifice à Ismaël, aîné des deux et ancêtre
des Arabes.
Lorsque Abraham, pleinement soumis à l’ordre divin, s’apprêta à sacrifier
son fils consentant, Dieu intervint pour arrêter son geste fatal. Un bélier
fut alors substitué pour le sacrifice demandé par Dieu. C’est cette
substitution miséricordieuse qui est commémorée chaque année par les
musulmans lors de la fête religieuse de l’Aïd qui a lieu le 10 du mois de
Dhû l-hijja, le mois du grand pèlerinage à La Mecque : « “Abraham, tu as
certes été sincère envers la vision que tu as reçue.” C’est ainsi que Nous
rétribuons les vertueux. Ce fut une épreuve très révélatrice ! Nous avons
racheté son sacrifice par une offrande de grande valeur et Nous fîmes
perdurer sa renommée à travers les générations ultérieures. Que la paix
soit sur Abraham ! » (37, 104-109)
Les exégètes soulignent que ce sacrifice rappelle aux croyants qu’ils
doivent être en mesure de tout sacrifier à la Volonté de Dieu. Les
mystiques donnent un sens universel au sacrifice demandé à Abraham et le
considèrent comme une invitation à sacrifier entièrement l’ego lequel doit
s’éteindre complètement face à la Volonté divine. C’est ce que l’on appelle
« l’abandon de la volonté propre » (tark al-tadbîr) : « Sache qu’il est une
catégorie de serviteurs de Dieu qui ont renoncé à toute autonomie en Sa
Présence… leurs connaissances et leurs secrets ont fait voler en éclats les
“montagnes” de leur volonté propre5. »
Abraham constituait à lui seul une communauté ; soumis à Dieu en pur
monothéiste, il n’était pas d’entre les associateurs !
16, 120

L’expression énigmatique de ce verset n’a pas manqué de susciter l’effort


d’interprétation des exégètes. Comment un homme peut-il constituer à lui
seul une communauté (umma) ?
Râzî évoque plusieurs interprétations possibles. Tout d’abord, cette
expression peut désigner le fait qu’Abraham était le seul monothéiste dans
son peuple. Selon une autre interprétation, le terme umma doit
s’interpréter ici comme un synonyme du mot « imam », dont il partage la
racine. Le terme «  imam  » a ici le sens de «  patriarche  ». Enfin,
l’expression énigmatique désigne plus probablement l’ensemble des
qualités que possédait Abraham et qui ne se trouvent pas d’ordinaire chez
une seule et même personne.
L’émir Abd el-Kader interprète la communauté représentée par Abraham
comme celle de tous les croyants monothéistes  : «  Abraham ne désigne
pas, en réalité, un individu mais une personnalité collective ; car à toute
réalité collective correspond un être qui la symbolise  : ainsi Adam pour
l’humanité. C’est pour cette raison que Dieu a dit : “Abraham constituait
à lui seul une communauté”6. » L’émir Abd el-Kader ajoute qu’Abraham
symbolise la reconnaissance la plus pure de l’unicité divine, l’orientation
exclusive vers le Seigneur des mondes. Il conclut ainsi : « Quiconque suit
la religion d’Abraham est Abraham. »
Cette identification du croyant à Abraham évoquée par l’émir est affirmée
par un verset du Coran lui-même dans lequel Abraham déclare  : «  Celui
qui me suit, celui-là en vérité fait partie de moi (fa-innahu minnî). » (14,
36)
Rappelle-toi aussi notre serviteur Job lorsqu’il adressa à son Seigneur
cette plainte : « Satan m’accable de tourments et de tortures ! » Il lui fut
dit : « Frappe le sol du pied ! Voici une source d’eau fraîche pour te
laver et étancher ta soif ! »
38, 41-42

Le Prophète Job (Ayyûb) incarne, dans le Coran, les vertus de patience ou


de constance dans l’adversité et celle de retour à Dieu.
Les commentateurs sont unanimes pour situer la révélation de ces versets
vers le milieu de la période mecquoise. Cela signifie que le Coran donne
Job comme modèle de patience par rapport aux difficultés que rencontrait
la jeune communauté musulmane à cette époque.
Job descend d’Abraham par Isaac. Lui et sa famille vivaient dans l’aisance
matérielle. Job faisait montre d’une grande piété et était très généreux
envers les pauvres. Cependant, Dieu permit à Satan de le tourmenter et de
lui infliger souffrance et malheur pour tester sa sincérité. Face aux
malheurs qui le touchent, Job est abandonné de tous. Ayant tout perdu,
santé et famille, Job n’en demeura pas moins un serviteur exemplaire  :
«  Et Nous le trouvâmes patient (sâbir) dans l’adversité. Quel excellent
serviteur, prompt à revenir (awwâb) vers Nous. » (38, 44)
L’exemple de Job prolonge et amplifie celui du sacrifice d’Abraham. À la
différence de son ancêtre, Job dut subir concrètement de douloureuses
épreuves avant d’être libéré de ses tourments. Ainsi, la gratitude envers
Dieu peut également être vécue dans la souffrance. Au cœur de ses
épreuves, la sainte andalouse Nûna Fâtima s’écriait  : «  Ô Seigneur,
comment puis-je mériter ce haut rang  : que Tu Te conduises envers moi
comme Tu le fais avec Tes bien-aimés7 ? »
Nous fîmes la révélation suivante à la mère de Moïse : « Allaite ton fils
et, si tu as peur pour lui, jette-le dans le fleuve, sans éprouver ni crainte
ni chagrin à son sujet, car Nous allons te le rendre et en faire l’un de
Nos messagers. »
28, 7

Moïse est, de loin, le prophète le plus cité dans le Coran – son nom
apparaît à cent trente-six reprises –, ce qui en fait une figure essentielle de
la mission prophétique. Une des raisons de cette forte présence dans le
Livre est probablement le parallèle que l’on peut faire entre les
événements vécus par Moïse et par le Prophète Muhammad. Tous deux
furent rejetés par les leurs et durent s’exiler. Tous deux durent constituer
une communauté sur des bases nouvelles et eurent à lutter contre des
dissensions internes. Tous deux s’opposèrent à un pouvoir tyrannique  :
Pharaon d’un côté, riches Mecquois de l’autre.
Dès sa naissance, Moïse fut brutalement séparé de sa mère. Celle-ci fut
inspirée par Dieu afin de sauver son enfant d’une mort certaine, tous les
nouveau-nés mâles juifs devant être tués sur ordre du Pharaon. Mais la
douleur de la séparation est atténuée par une double promesse divine  :
celle de retrouver son enfant en tant que nourrice et celle qu’il deviendra le
prophète qui libérera son peuple de l’esclavage en Égypte et le guidera
vers la foi monothéiste.
Le sacrifice que fit la mère de Moïse en abandonnant son rôle naturel pour
devenir sa nourrice est interprété par les maîtres spirituels comme la
nécessité d’abandonner les attachements terrestres pour retrouver toute
chose «  en Dieu  ». Comme pour Abraham et Job, nous voyons ici la
nécessaire inversion du rapport profane aux choses afin d’établir un
rapport spirituel au monde, qui ne soit pas un voile posé sur la Réalité
mais au contraire une voie d’accès au Réel. Cette inversion est la fonction
spirituelle essentielle du sacrifice.
Les magiciens se prosternèrent au sol en disant : « Nous croyons au
Seigneur d’Aaron et de Moïse ! » Pharaon s’exclama : « Quoi ! Vous
avez rejoint Moïse sans prendre mon accord ? C’est sans doute lui votre
chef qui vous enseigne la magie. Je vais vous faire couper les mains et
les pieds en ordre croisé et vous faire crucifier sur des troncs de
palmier... »
20, 70-71

Lorsque Moïse fut devenu prophète après avoir entendu Dieu à travers le
Buisson ardent, il reçut la mission de faire sortir son peuple d’Égypte.
Pharaon refusa de laisser partir les juifs et s’entêta. Moïse dut se
confronter aux grands prêtres égyptiens qui pratiquaient la magie. Pour
prouver son autorité spirituelle, Moïse, accompagné de son frère Aaron,
accepta de défier les grands prêtres sur leur propre terrain  : «  Moïse,
dirent-ils, jetteras-tu ton bâton ? Ou bien serons-nous les premiers à jeter
les nôtres  ? – Jetez-les donc les premiers, leur dit-il. Ils les lancèrent
alors, et aussitôt, sous le charme de leur sorcellerie, Moïse s’imagina voir
ramper leurs cordes et leurs bâtons. En son for intérieur, Moïse en
éprouva de la crainte. Ne crains rien, lui dîmes-Nous, c’est toi qui seras le
vainqueur. Lance donc que ce que tu tiens dans ta dextre, il avalera tout ce
qu’ils ont élaboré et qui n’est qu’artifice de magicien. Or les magiciens
échouent où qu’ils se rendent. » (20, 65-69) Les grands prêtres se rendirent
compte que le pouvoir de Moïse ne relevait pas de la magie mais d’une
puissance d’un ordre supérieur. Convaincus qu’il était un messager du
Ciel, ils devinrent croyants et préférèrent mourir plutôt que d’abandonner
leur foi nouvelle.
La confusion entre magie et miracle apparaîtra dans la vie du Prophète
Muhammad qui sera également accusé par certains de ses contemporains
de n’être qu’un magicien.
Souviens-toi aussi de David et de Salomon quand ils eurent à rendre un
jugement au sujet d’un champ cultivé que des ovins avaient saccagé de
nuit. Nous avons été Témoin de leur jugement, et Nous fîmes
comprendre à Salomon comment résoudre le litige. Nous les avions
dotés tous deux d’autorité et de science...
21, 78-79

David et Salomon sont des exemples marquants de transmission de la


prophétie de père en fils. Beaucoup de prophètes furent, en effet, eux-
mêmes des descendants de prophètes : « Certes Dieu a élu Adam, Noé, les
familles d’Abraham et d’Imran au-delà des mondes, en tant que postérité
issue les unes des autres. » (3, 33-34)
David et Salomon furent des prophètes-rois, ce qui implique à la fois la
perfection dans l’exercice de l’autorité spirituelle et dans celui du pouvoir
temporel. Avec cela, le Coran énumère un certain nombre de pouvoirs
miraculeux : David commandait aux montagnes et aux oiseaux, et
Salomon était servi par les génies et les vents.
Selon Ibn ‘Ajîba, l’autorité (hukm) évoquée dans ce verset correspond à la
connaissance des droits du Seigneur sur le serviteur (ma‘rifat al-
rubûbiyya). Quant à la science (‘ilm), elle désigne la connaissance de ce
qu’implique l’état de serviteur (ma‘rifat al-‘ubûdiyya). Cependant, la
compréhension accordée spécifiquement à Salomon dépasse l’autorité et la
science, d’après Ghazâlî qui fait un parallèle entre cette compréhension et
la saisie intuitive des significations du Coran  : «  Dieu nomme ce qu’il a
accordé à David et Salomon “autorité” et “science” mais précise que la
grâce particulière que seul Salomon reçut est une “compréhension” qui
dépasse l’autorité et la science8. »
Et souviens-toi de Zacharie lorsqu’il invoqua son Seigneur en ces
termes : « Seigneur, ne me laisse pas sans descendance bien que Tu sois
le meilleur des successibles. » Nous l’exauçâmes en lui accordant Jean
pour fils, après avoir guéri son épouse [de sa stérilité]. Ces serviteurs
s’empressaient de faire le bien, Nous imploraient par amour et par
crainte et demeuraient dans le recueillement face à Nous.
21, 89-90

Zacharie (Zakariyyâ) âgé et marié à une femme stérile demanda à Dieu la


grâce d’avoir un enfant malgré sa situation. Son souhait est motivé par le
désir de voir la prophétie se perpétuer à travers sa descendance  :
«  Accorde-moi en guise de faveur de Ta part un héritier  ; il recevra ma
succession et celle de la famille de Jacob. Et fais en sorte, Seigneur, qu’il
ait Ton agrément ! » (19, 5-6)
Zacharie, son épouse et son fils sont décrits dans ce verset comme des
modèles de piété. Celle-ci s’exprime à travers quatre attitudes. Tout
d’abord, ils s’empressaient de faire le bien (yusâri‘ûn fî l-khayrât). Selon
Râzî, cet empressement est le signe tangible de la ferveur et de la sincérité
de la foi.
Concernant l’imploration de Dieu «  par amour et par crainte  », Râzî
précise qu’il s’agit là des deux modalités complémentaires de la piété  :
l’aspiration à la proximité de Dieu et la conscience du caractère imparfait
et pécheur de l’homme. Cette complémentarité est également évoquée par
ce verset : « Seuls croient à Nos versets ceux qui, lorsqu’on les leur remet
en mémoire, se prosternent face contre terre en proclamant la louange de
leur Seigneur et qui ne s’enflent pas d’orgueil. Durant la nuit, ils quittent
leur lit et implorent leur Seigneur avec crainte et espérance… » (32, 15-
16)
Enfin, le recueillement (khushû‘) indique l’amour de la prière comme lien
indéfectible avec le Seigneur. Cette attitude trouve son origine dans la
certitude de la rencontre avec Dieu, comme l’affirment les versets 2, 45-
46, que nous commentons dans le chapitre sur la prière.
Et lorsqu’elle eut accouché, elle s’adressa à Dieu : « Seigneur, j’ai
accouché d’une fille – Dieu savait bien ce qu’elle avait mis au monde, il
n’en va certes pas du garçon comme de la fille ! – et je lui ai donné pour
nom Marie. Je la place ainsi que sa postérité sous Ta protection contre
Satan, le lapidé. »
3, 36

La mère de Marie (Maryam) n’est pas nommée dans le Coran mais les
exégètes l’identifient à Anne (Hanna), l’épouse de Joachim (‘Imrân).
Marie est la seule femme dont le Coran mentionne le nom, ce qui souligne
la place particulière qui lui est accordée par la Révélation. Sont ainsi
évoquées dans le Coran son élection par Dieu et sa consécration entière à
Lui : « Ô Marie, Dieu t’a choisie et purifiée ; Il t’a élue parmi les femmes
de l’Univers. Ô Marie, invoque ton Seigneur avec ferveur, prosterne-toi et
incline-toi avec ceux qui s’inclinent en prière. » (3, 42-43)
La mère de Marie avait fait le vœu de consacrer son enfant au service du
Temple de Jérusalem. Or seuls les garçons pouvaient accomplir cette
tâche, ce qui explique la déception d’Anne à la naissance d’une fille. Dieu
rassura alors Anne et confia à Zacharie le soin de veiller sur Marie dans le
Temple : «  … ce fut Zacharie qui la prit à sa charge. Chaque fois qu’il
pénétrait chez elle dans l’oratoire, il trouvait des vivres : “Ô Marie, d’où
cela te vient-il  ?” lui demandait-il. Elle répondait  : “Cela me vient de
Dieu, car Dieu prodigue sans compter Ses bienfaits à qui Il veut.”  » (3,
37)
Une des particularités spirituelles de Marie est que Satan n’eut aucun
accès à son âme. Un hadith affirme que Jésus reçut la même grâce9. Ils
représentent donc tous deux le modèle des « serviteurs élus » sur lesquels
Satan n’a aucune emprise, serviteurs évoqués aux versets 38, 77-83 que
nous avons déjà commentés.
Et lorsque les anges lui dirent : « Ô Marie, Dieu t’annonce la naissance
d’un Verbe émanant de Lui. Il sera appelé le Messie, Jésus fils de Marie.
Il jouira d’une grande considération en ce monde et dans l’Au-delà. Il
sera au nombre des Rapprochés. »
3, 45

La naissance miraculeuse de Jésus est annoncée à Marie par les anges. Il


s’agit de la descente sur Marie d’un Verbe (kalima) ou d’un Esprit (rûh)
selon un autre verset : « Ô gens du Livre, ne soyez pas excessifs dans votre
religion et ne dites de Dieu que la vérité. Le Messie, Jésus fils de Marie,
est l’envoyé de Dieu et Son Verbe qu’Il a projeté en Marie, un Esprit
émané de Lui. » (4, 171)
Parmi les signes qui accompagnèrent la naissance de Jésus, le plus
remarquable est qu’il parla dès les premiers instants. Accusée par son
peuple d’avoir commis l’adultère, Marie est disculpée par le nouveau-né :
« Je suis le serviteur de Dieu, [dit-il à son peuple]. Il m’a accordé les
Écritures et a fait de moi un prophète et un être béni où que je me trouve.
Il m’a recommandé la prière et l’aumône tant que je serai en vie, ainsi que
la piété filiale envers ma mère et Il n’a pas fait de moi un oppresseur. Que
la paix soit sur moi le jour de ma naissance, le jour où je mourrai et le
jour où je serai ramené à la vie ! » (19, 30-33)
Les mystiques de l’islam voient souvent dans les versets évoquant la
naissance miraculeuse de Jésus une allusion à la naissance spirituelle.
Ainsi Rûmî écrit-il  : «  Nos consciences sont telle une Vierge où seul
l’Esprit de vérité peut pénétrer. Chacun de nous a un Jésus en lui : mais
tant que les douleurs de l’enfantement ne se manifestent pas en nous, notre
Jésus ne naît pas. Lorsque la Parole de Dieu pénètre dans le cœur de
quelqu’un, sa nature est telle qu’alors est produit en lui un enfant spirituel
ayant le souffle de Jésus qui ressuscite les morts10. »
 
1. Voir 2, 136.
2. Voir al-Futûhât al-makiyya, III, p. 350.
3. Voir 3, 50.
4. Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, Seuil, 1977, p. 78.
5. Ibn ‘Atâ’ Allâh, De l’Abandon de la volonté propre, Paris, Alif éditions, 1997, p. 87.
6. Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit., p. 99.
7. Voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, Wattrelos, éditions Tasnîm, I,
2008, p. 79-80.
8. Tayeb Chouiref, Lire et comprendre le Coran, op. cit., p. 164.
9. Voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, Wattrelos, éditions Tasnîm, II,
2008 p. 151-152.
10. Eva de Vitray-Meyerovitch, Mystique et poésie en islam, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p.
263-264.
LE PROPHÈTE MUHAMMAD
N’avons-Nous pas élargi ta poitrine ?
Ne t’avons-Nous pas délesté du fardeau qui pesait sur ton dos ?
N’avons-Nous pas exalté ton souvenir ?
Certes l’aisance accompagne l’adversité !
Oui l’aisance accompagne bien l’adversité !
Dès que tu as terminé une tâche attelle-toi à une autre et dirige ton désir
vers ton Seigneur.
94, 1-8

Le début de cette sourate fait référence à un événement qui eut lieu alors
que le Prophète était encore enfant. Bien des années plus tard, il relata cet
événement à ses Compagnons : « Deux hommes vinrent à ma rencontre ;
ils étaient vêtus de blanc et tenaient un bassin d’or rempli de neige.
S’étant saisis de moi, ils me fendirent la poitrine, en sortirent le cœur
qu’ils ouvrirent à son tour pour en extraire un caillot noir qu’ils jetèrent
au loin. Puis ils me lavèrent le cœur et la poitrine avec la neige1. »
Par la suite, le Prophète expliqua que ce caillot noir est la conséquence de
l’empreinte que laisse Satan en visitant chaque homme à sa naissance :
« Satan touche tous les fils d’Adam le jour où leur mère les met au monde,
à l’exception de Marie et de son fils2. »
Pour le croyant, la purification par un « élargissement de la poitrine » se
produit progressivement par l’acquisition des vertus et la lutte contre les
tendances de l’ego. En ce domaine, la sourate insiste particulièrement sur
la patience dans l’épreuve (Certes l’aisance accompagne l’adversité…), le
refus de la passivité (Dès que tu as terminé une tâche, attelle-toi à une
autre…) et l’orientation du cœur vers Dieu (Et dirige ton désir vers ton
Seigneur).
Lis ! Au Nom de ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme d’une
adhérence. Lis ! Car ton Seigneur est le Très-Généreux qui a instruit
l’homme au moyen du calame et lui a enseigné ce qu’il ignorait.
96, 1-5

Ces cinq versets constituent la toute première révélation faite au Prophète


alors qu’il était en retraite spirituelle dans la grotte de Hirâ’, près de La
Mecque. Âgé de 40 ans, le Prophète ressentit le besoin de se retirer du
monde. Ces versets lui furent transmis par l’ange Gabriel qui vint le voir
dans sa retraite sous la forme d’un homme. « Lis ! » lui ordonna l’ange, à
quoi il répondit : « Je ne suis pas de ceux qui lisent ! » L’ange saisit alors
le Prophète et le serra dans ses bras jusqu’à l’extrême limite de ce qu’il
pouvait supporter et lui ordonna à nouveau : « Lis ! » Et le Prophète réitéra
sa réponse  : «  Je ne suis pas de ceux qui lisent  !  » L’ange le saisit une
deuxième fois pour le soumettre au même traitement et lui donner le
même ordre. La réponse du Prophète fut encore : « Je ne suis pas de ceux
qui lisent  !  » Gabriel le prit une troisième fois dans ses bras pour
l’étreindre comme auparavant et lorsqu’il le relâcha, il récita au Prophète
les versets précités.
Bien que le Prophète eût reçu certains signes précurseurs – comme des
rêves véridiques « pareil à la lumière qui jaillit à l’aube » –, rien ne l’avait
préparé à une telle rencontre. Il en fut bouleversé et ne s’en remit que
progressivement.
Les premiers versets du Coran évoquent tout d’abord l’idée que le Livre
doit être lu au Nom de Dieu puis ils évoquent le paradoxe de la condition
humaine : l’homme est à la fois « fragile » et « grand ». Fragile, il l’est de
par les modalités de sa création. Mais il est également ennobli par la
connaissance que Dieu lui a accordée.
Nous aurons à revenir sur ces deux aspects de la condition humaine.
Dis : « Je suis un homme semblable à vous, mais recevant une
révélation selon laquelle votre Dieu est une Divinité unique. Que celui
qui aspire à la rencontre avec son Seigneur accomplisse de bonnes
actions et ne voue un culte à rien d’autre qu’à Lui. »
18, 110

La mission terrestre du Prophète impliquait qu’il épousât entièrement la


condition humaine. En ce sens, il est pleinement homme (bashar) comme
le souligne le Coran à plusieurs reprises. Certains Mecquois s’étonnaient
d’ailleurs de son humanité : « Qu’est-ce donc qu’un prophète qui prend
ses repas [comme tout un chacun] et qui déambule sur les marchés  ?
Pourquoi un ange n’a-t-il pas été envoyé avec lui afin d’avertir les
hommes ? » (25, 7)
Les hadiths nous enseignent que le Prophète accordait une grande
importance aux devoirs découlant de son humanité. Ainsi, les nombreux
témoignages de ses contemporains montrent qu’il fut un berger
consciencieux, un époux aimant, un père affectueux et un ami fidèle. Il
n’en demeure pas moins qu’il ne pouvait être un « homme ordinaire » au
sens trivial du terme. On rapporte, à ce sujet, cette sentence de ‘Alî  :
«  Muhammad est un homme (bashar) mais il n’est pas comme les
hommes : il est comme une pierre précieuse parmi les cailloux. »
Le Prophète lui-même insista sur certaines particularités le distinguant du
reste des croyants. Ainsi a-t-il interdit à ses Compagnons le jeûne trop
intensif, bien qu’il le pratiquât lui-même  : «  Ne jeûnez pas de nombreux
jours consécutifs sans rupture. Il fut dit au Prophète  : “Tu le fais
pourtant.” Il ajouta alors : “Je ne suis pas semblable à vous : Je passe la
nuit auprès de mon Seigneur. Il me nourrit et m’abreuve.”3 »
Pleinement humain sans pour autant être soumis aux imperfections de la
nature humaine, le Prophète montre par l’être et l’agir la Voie du retour à
Dieu.
Gloire à Celui qui fit voyager de nuit Son serviteur de la Mosquée sacrée
à la Mosquée lointaine dont Nous avons béni les alentours, afin de lui
faire découvrir certains de Nos signes ! Et Dieu est Celui qui entend et
qui voit.
17, 1

Le voyage dont il est question ici est celui que le Prophète fit
miraculeusement la nuit du 27 Rajab de l’année chrétienne 620. Alors
qu’il dormait dans la maison de sa cousine Umm Hânî, le Prophète fut
réveillé par l’ange Gabriel qui lui amena une monture extraordinaire
nommée al-Burâq. Mystérieuse et rapide comme l’éclair, cette monture
l’amena à Jérusalem. La Tradition rapporte qu’avant d’arriver à
destination, l’ange Gabriel fit arrêter al-Burâq au mont Sinaï (Moïse), à
Bethléem (Jésus) et à Hébron (Abraham). Arrivé à destination, le Prophète
retrouva l’ensemble des prophètes pour une prière collective qu’il dirigea.
Le « Voyage nocturne » (isrâ’), déjà miraculeux, fut suivi par
«  l’Ascension  » (mi‘râj) qui emmena le Prophète de Jérusalem jusqu’au
plus haut des sept cieux, jusqu’au «  Lotus de la Limite  » (sidrat al-
muntahâ) qui symbolise la limite entre les états créaturels et les états
seigneuriaux, entre le créé et l’Incréé. Un autre passage du Coran se fait
l’écho du caractère ineffable du terme de l’Ascension  : «  Alors qu’il se
trouvait à l’horizon suprême, il se laissa glisser et s’approcha jusqu’à ce
qu’il ne fût qu’à une distance de deux portées d’arc ou moins encore.
C’est alors que Dieu révéla à Son serviteur ce qu’Il voulait lui révéler. »
(53, 8-10)
Le Voyage nocturne et l’Ascension eurent lieu peu de temps après des
épreuves subies par le Prophète : la mort de son oncle et protecteur à La
Mecque ; celle de son épouse Khadija ; la lapidation par les habitants de
Taïf alors qu’il voulait leur présenter son message. L’Ascension fut une
réponse à l’imploration qu’il fit alors  : «  Je cherche refuge dans la
Lumière de Ta Face qui éclaire toutes ténèbres. »
Dieu a certes accordé un don inestimable aux croyants en leur envoyant
un prophète issu d’eux-mêmes : il leur récite Ses versets, les purifie et
leur enseigne le Livre et la Sagesse, alors qu’ils étaient auparavant dans
un égarement manifeste.
3, 164

En un premier sens, ce verset insiste sur le don que représente le Prophète


pour les Arabes qui furent ses contemporains et qui devinrent croyants.
Parlant leur langue et connaissant leur situation, il put leur transmettre le
message divin et leur donner une éducation spirituelle en tenant compte de
leurs besoins spécifiques.
Pour les commentateurs, la Sagesse évoquée ici représente la Tradition
prophétique (sunna) dont le rôle est d’expliciter le Coran et d’en être une
illustration vivante. Les paroles et les gestes du Prophète sont considérés
comme le fruit d’une inspiration dont le rôle est d’éclairer la Révélation.
Ibn ‘Ajîba voit dans ce verset une description de la fonction du maître
spirituel, telle que l’incarnait le Prophète  : «  [Comme le Prophète] les
maîtres spirituels récitent à leurs disciples les versets du Coran montrant
comment se défaire des voiles et recevoir une illumination  ; ils les
purifient de la souillure des défauts de l’âme qui empêchent d’accéder à la
science du Mystère  ; ils les mènent de la prison des sens à la
contemplation de la Proximité de Dieu. […] Les maîtres spirituels
montrent à leurs disciples comment joindre la conformité à la Loi (sharî‘a)
et la réalisation de la Vérité (haqîqa) même s’ils étaient “auparavant dans
un égarement manifeste”4. » Ibn ‘Ajîba ajoute que les maîtres spirituels
perpétuent l’éducation prophétique de génération en génération, ce qui
implique que le «  don inestimable aux croyants  » ne prit pas fin avec la
mort physique du Prophète.
Ô Prophète ! Nous t’avons envoyé à la fois comme témoin, annonciateur
de bonnes nouvelles et avertisseur. Tu appelles les hommes à Dieu par
Sa Permission et tu es un flambeau qui illumine.
33, 45-46

Ces versets décrivent la mission prophétique dans ses aspects essentiels.


Selon Tabarî, le Prophète est témoin (shâhid) au sens où son enseignement
sera, le Jour du Jugement, un argument en faveur de ceux qui se seront
efforcés de le mettre en pratique, et une preuve à l’encontre de ceux qui,
tout en le connaissant, s’en seront détournés. Il est annonciateur
(mubashshir) des bonnes nouvelles du Pardon divin et du Paradis pour les
croyants. Enfin, il avertit les hommes (nadhîr) des conséquences de leurs
actions et du châtiment de l’Enfer attendant ceux qui auront été
foncièrement rebelles envers leur Créateur.
Une mission prophétique ne dérive pas d’une initiative humaine mais
d’une Permission (idhn) divine. Celle-ci est la garante d’une bénédiction et
d’un agrément de Dieu.
Le flambeau non seulement éclaire mais peut également transmettre sa
flamme et allumer d’autres flambeaux. C’est ce que souligne l’émir Abd
el-Kader lorsqu’il commente ce verset  : «  Le Prophète est le flambeau
duquel tirent leur flamme tous les autres flambeaux… De même qu’un
flambeau peut en allumer de nombreux autres, la Réalité muhammadienne
est le flambeau d’où dérive la lumière de tous les prophètes, de tous les
saints, de tous les anges, mais également les lumières visibles du Soleil, de
la Lune et des étoiles5 ! » Bien entendu, ce n’est pas l’aspect humain du
Prophète qui est visé ici, mais sa réalité métaphysique que Ghazâlî nomme
« la Niche de la prophétie » (mishkât al-nubuwwa)6.
En vérité, tu es doté d’une noblesse de caractère suréminente.
68, 4

Le terme arabe khuluq, traduit ici par « caractère », peut se comprendre à


plusieurs niveaux  : en un premier sens, il peut s’appliquer aux traits
caractéristiques de la personnalité  ; plus profondément, il désignera
l’ensemble des vertus spirituelles que manifeste un homme ; enfin, il peut
désigner la nature de son esprit laquelle lui est donnée dès avant sa vie
terrestre.
Le serviteur du Prophète, Anas ibn Mâlik, déclara : « J’ai servi l’Envoyé
de Dieu pendant dix ans sans que jamais il ne me réprimande, et sans que
jamais il ne me demande pourquoi j’avais fait telle chose ou pourquoi je
n’avais pas fait telle autre7. » Interrogée sur le caractère du Prophète, son
épouse Aïsha répondit  : «  Son caractère était le Coran.  » Cette réponse
témoigne à la fois du comportement quotidien du Prophète et de sa nature
spirituelle. Pour éclairer ces deux aspects, il faut prendre en compte le rôle
d’exemple et de guide spirituel du Prophète : « En résumé, et en laissant
de côté les approfondissements mystiques du caractère de Mohammed,
nous dirons, en bon historien, que le Prophète fut généreux, patient, noble
et profondément humain dans le meilleur sens du mot  ; d’aucuns nous
feront sans doute remarquer que cela est bien beau, mais que c’est peu de
chose – ou la moindre des choses – pour un fondateur de religion. Nous
répondrons que, au contraire, cela est immense si ce fondateur a su
inculquer ces qualités à ses disciples proches et lointains ; s’il a su faire
de ses propres vertus les racines d’une vie spirituelle et sociale et leur
conférer une vitalité qui traverse les siècles. Tout est là8. »
Nous ne t’avons envoyé que comme une miséricorde pour les mondes.
21, 107

Selon Râzî, ce verset signifie que la mission du Prophète fut une


bénédiction pour les hommes, pour leur vie religieuse aussi bien que pour
leur vie sur terre. Pour le domaine religieux, Râzî souligne que le Prophète
transmit son enseignement dans un contexte où les hommes étaient ou bien
plongés dans les ténèbres du paganisme, ou bien rattachés à un judaïsme
ou à un christianisme «  peu clairs et non conformes aux enseignements
originels ». Pour ce qui est de la vie terrestre, Râzî remarque que le
Prophète «  mit fin aux conflits et aux guerres incessantes  » dont
souffraient ses contemporains.
Tout en reconnaissant la validité de ce commentaire exotérique, l’émir
Abd el-Kader interprète le verset comme une allusion à la Réalité
muhammadienne dont nous avons évoqué certains aspects précédemment :
« Sache que dans ce verset la signification de l’envoi du Prophète en tant
que “miséricorde pour les mondes” ne désigne pas uniquement la mission
liée à sa noble présence corporelle, même si c’est là l’interprétation qu’en
donnent la plupart des commentateurs exotériques. Car dans ce cas, cette
“miséricorde” ne toucherait que quelques mondes  ; or le monde est le
nom donné à tout ce qui n’est pas Dieu, exalté soit-Il9. » L’émir poursuit
en soulignant la dimension métaphysique de la fonction exercée par le
Prophète : «  Ce verset concerne donc la nature du Prophète en tant que
réalité métaphysique. De ce point de vue, il est la Réalité des réalités
(Haqîqat al-haqâ’iq) et l’Esprit de tout esprit (Rûh al-arwâh). »
Ô vous qui croyez ! Ne couvrez pas de votre voix celle du Prophète, et ne
levez pas la voix devant lui, comme vous le faites entre vous. Vous
perdriez alors, à votre insu, le bénéfice de vos œuvres.
49, 2

Ce verset invite les croyants qui fréquentaient le Prophète à prendre


conscience du caractère sacré de sa personne. Il leur est ainsi demandé de
ne s’adresser à lui qu’avec la plus grande révérence, sans jamais élever la
voix. La suite de la sourate rapporte que certains l’appelaient à voix haute
pour le faire sortir de chez lui : « Ceux qui baissent la voix en s’adressant
au Prophète sont ceux dont Dieu a éprouvé les cœurs pour y faire naître
Sa crainte révérencielle. Ceux-là seront pardonnés et largement
récompensés. Ceux qui t’interpellent de l’extérieur de tes appartements
manquent, pour la plupart, d’intelligence. »
Ibn ‘Arabî considère que l’ordre divin contenu dans ce verset ne
s’applique pas seulement aux contemporains du Prophète mais également
à tout croyant qui entend une parole que l’on rapporte de lui : « Il convient
d’écouter et de recevoir les sentences prophétiques de quiconque les cite.
Qui entend de telles sentences doit respecter les convenances envers le
Prophète et ne pas lever la voix face à celui qui les rapporte10. »
Dans la même perspective, Ibn ‘Ajîba applique ce verset aux convenances
à observer en présence du guide spirituel : « De ces versets et de ceux qui
suivent, les soufis ont tiré les convenances spirituelles envers le cheikh.
[…] Parmi elles, citons le fait de ne pas anticiper la réponse du cheikh et
de tenter de répondre avant lui ; de baisser la voix en sa présence et de ne
parler que s’il invite le disciple à le faire11. »
Nous n’avons envoyé de messagers qu’afin qu’ils soient obéis [de leurs
communautés], avec la permission de Dieu. Si seulement, lorsqu’ils se
sont faits du tort à eux-mêmes, ils étaient venus te trouver et avaient
demandé le pardon de Dieu et que l’Envoyé ait demandé pardon pour
eux, ils auraient trouvé Dieu enclin à la Miséricorde et à accepter leur
repentir.
4, 64

Le rôle spirituel du Prophète possède de nombreux aspects : transmettre la


Révélation ; éduquer et guider les âmes des croyants ; enfin, intercéder
auprès de Dieu pour les fidèles, en cette vie et dans l’Au-delà.
L’expression «  se faire du tort  » désigne les conséquences sur l’âme
humaine d’un péché commis sciemment. C’est cette expression
qu’emploient Adam et Ève pour évoquer leur désobéissance envers Dieu :
« Seigneur ! Nous nous sommes faits du tort à nous-mêmes. Si Tu ne nous
pardonnes pas, et si Tu nous refuses Ta miséricorde, nous serons à jamais
perdus. » (7, 23)
Les exégètes du Coran remarquent que la portée de ce verset n’est réduite
ni par une source scripturaire (muqayyid nassî) ni par un argument
rationnel (muqayyid ‘aqlî)  : il demeure donc valable après la mort du
Prophète. Dans son commentaire, Ibn Kathîr rapporte cette anecdote
concernant le juriste andalou Muhammad al-‘Utbî (m. 868) : « J’étais
assis dans l’endroit appelé “Jardin du Prophète” (Rawdat al-Nabî)
lorsqu’un bédouin arriva et dit  : “Que la paix soit sur toi, ô Envoyé de
Dieu ! J’ai entendu la Parole de Dieu qui dit : Si seulement, lorsqu’ils se
sont fait du tort à eux-mêmes, ils étaient venus te trouver… Me voici donc
implorant le pardon de Dieu pour mes péchés et recherchant ton
intercession auprès de mon Seigneur...” » Ibn Kathîr rapporte ensuite que
lorsque le bédouin fut parti, al-‘Utbî s’endormit et vit en rêve le Prophète
qui lui dit : « Ô ‘Utbî, va retrouver le bédouin et annonce-lui que Dieu lui
a accordé Son pardon ! »
Il y a, en vérité, dans l’Envoyé de Dieu un modèle excellent pour celui
qui aspire à Dieu ainsi qu’à l’Au-delà, et qui invoque Dieu
abondamment.
33, 21

La contemplativité du Prophète et sa spiritualité personnelle en font un


homme dont le cœur était entièrement orienté vers Dieu et l’Au-delà. Le
Prophète aspirait tant à la rencontre avec Dieu que la dernière phrase qu’il
prononça avant de rendre son dernier souffle fut : «  Vers la Présence du
Suprême12. » Durant sa vie, le Prophète aimait se ressourcer grâce à ce qui
lui rappelait la Présence de Dieu. Il aimait tout particulièrement la prière et
disait d’elle qu’elle était la « fraîcheur de ses yeux », expression imagée
typiquement arabe qui désigne une joie profonde. La contemplativité du
Prophète était nourrie par sa pratique régulière de l’invocation (dhikr
Allâh). Selon son épouse Aïsha, le Prophète «  invoquait Dieu en toute
circonstance  ». Il le faisait en répétant des formules rituelles comme  :
«  Gloire à Dieu (subhân Allâh), louange à Dieu (al-hamdu li-Llâh), il
n’est de divinité que Dieu (lâ ilâha illa-Llâh), Dieu est plus grand (Allâhu
akbar).  » Mais il invoquait également Dieu par des formules de
bénédiction pour les actes du quotidien.
Enfin, le «  modèle excellent  » concerne les vertus incarnées par le
Prophète : « Ce verset peut s’entendre aussi du comportement du Prophète
envers les créatures, de l’amour qu’il leur porte, du bien qu’il a voulu
pour elles, de sa patience envers elles. Il voyait en elles la “Face de
Dieu”. Les hommes l’ont traité injustement, et il a pardonné. Ils lui ont
refusé, et il leur a donné… Il a dit : “Ô mon Dieu, pardonne à mon peuple
car ils ne savent pas ce qu’ils font.”13 »
Ceux qui te prêtent serment d’allégeance, c’est à Dieu en réalité qu’ils le
prêtent. La main de Dieu est au-dessus de leurs mains…
Dieu agréa les croyants lorsqu’ils firent avec toi le pacte d’allégeance,
sous l’arbre. Il a su ce qui est en leurs cœurs. Il a fait descendre sur eux
sa Présence de Paix et leur a accordé une proche victoire.
48, 10 et 18

En l’an 6 de l’Hégire, le Prophète décida d’accomplir un «  petit


pèlerinage  » (‘umra) et pensait que les Qurayshites ne s’y opposeraient
pas. Près de mille cinq cents musulmans accompagnèrent le Prophète. Les
Qurayshites refusèrent l’accès du sanctuaire de La Mecque aux pèlerins.
Alors que tout espoir d’accomplir la ‘umra était perdu, le Prophète fut
saisi d’un état comparable à celui qui le saisissait lors de la révélation des
versets du Coran. Il demanda ensuite à l’un de ses Compagnons de
transmettre aux autres ce message  : «  L’Esprit Saint est descendu sur le
Prophète et ordonne l’allégeance. Avancez-vous donc, au nom de Dieu,
pour lui prêter serment14. »
Ce serment d’allégeance est appelé Bay‘at al-Ridwân en référence à
l’Agrément de Dieu évoqué par ce verset. Les maîtres spirituels
perpétuèrent cette pratique, si bien qu’il en existe des chaînes de
transmission ininterrompues. Ils considèrent que ce fut là l’occasion d’une
initiation, d’une transmission de baraka, d’influx spirituel bénéfique. Ce
dernier fut renforcé par la descente de Présence de Paix (Sakîna) laquelle
pénètre le cœur et l’illumine.
Commentant un hadith affirmant que la Présence de Paix descend sur ceux
qui invoquent Dieu collectivement, Munâwî écrit : « La Présence de Paix
apporte au cœur l’illumination, fait disparaître les ténèbres psychiques et
renforce l’aspiration spirituelle15. »
 
1. Voir Martin Lings, Le Prophète Muhammad, op. cit., p. 37.
2. Voir Bukhârî, Sahîh, hadith n° 4274.
3. Bukhârî, Sahîh, n° 1860.
4. Al-Bahr al-madîd, Le Caire, 2001, I, p. 432.
5. Kitâb al-mawâqif, Damas, 1966, I, p. 439.
6. Erreur et délivrance, Beyrouth, Librairie Orientale, 1969, p. 100 (texte arabe : p. 39).
7. Bukhârî, Sahîh, hadith n° 3368.
8. Frithjof Schuon, Approches du phénomène religieux, Paris, Le Courrier du Livre, 1984, p. 177-
178.
9. Kitâb al-mawâqif, I, p. 180.
10. Al-Futûhât al-makkiyya, I, p. 298.
11. Al-Bahr al-madîd, V, p. 416.
12. Sur ses derniers instants, voir Martin Lings, Le Prophète Muhammad, op. cit., p. 401-406.
13. Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit., p. 161.
14. Voir Martin Lings, Le Prophète Muhammad, op. cit., p. 300.
15. Fayd al-Qadîr, V, p. 530, hadith n° 7776.
LA CONDITION HUMAINE
Les hommes formaient à l’origine une seule communauté, puis Dieu
leur envoya des prophètes chargés de les mettre en garde [contre
l’égarement] et de leur apporter la bonne nouvelle [du Paradis]…
2, 213

L’islam se veut un retour au pur monothéisme abrahamique. Abraham lui-


même eut pour mission de présenter, sous une forme adaptée à ses
contemporains, la Tradition primordiale, la Religion immuable (al-dîn al-
qayyim) qu’ont connue les premiers hommes qui ne formaient qu’une
seule communauté. Selon Tabarî, cet âge d’or dura dix siècles, d’Adam à
la mission prophétique de Noé.
L’unité de la communauté musulmane est donc une image de l’unité de
l’humanité antédiluvienne. L’islam insiste très fortement sur l’égalité entre
tous les croyants. Idéalement, la communauté ne doit comporter aucun
clergé ni aucune caste. La seule différenciation reconnue est celle du degré
de piété : « Les plus nobles d’entre vous sont, auprès de Dieu, les plus
pieux. » (49, 13)
L’islam enseigne peu de choses sur la Tradition primordiale1 et la qualifie
simplement de « monothéisme pur et indulgent » (al-hanîfiyya al-samha).
Portant en lui-même la fidélité à son Créateur, l’homme primordial, par
nature fidèle à sa vocation, n’a nul besoin de contrainte par la Loi. Il porte
en son cœur le discernement entre le bien et le mal. C’est ce que montre
un hadith : « Fais partie de ce que les hommes ont retenu comme parole
appartenant à la première prophétie : “Lorsque tu n’éprouves aucune
pudeur, agis comme tu l’entends.”2 »
C’est ainsi que Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu
afin que vous soyez témoins à l’encontre des hommes et que l’Envoyé
soit témoin à votre encontre.
2, 143

Pour les fidèles, la communauté (umma) constitue une matrice, une


enveloppe maternelle protectrice. Le mot umma est d’ailleurs de même
racine que le vocable umm signifiant la mère. La communauté musulmane
étant une et indivisible se doit d’être mesurée afin de convenir aux
diverses prédispositions humaines.
Selon Tabarî, le juste milieu évoqué par le verset fait référence au
caractère abrahamique de la communauté musulmane : « “C’est ainsi que
Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu” : autrement dit,
Nous vous avons guidés, vous qui avez la foi, par l’intermédiaire de
Muhammad, sur lui la Paix, par ce qu’il vous a apporté de la part de
Dieu. Nous vous avons accordé la direction suivie par Abraham et ainsi,
Nous vous avons élevé au-dessus des communautés qui vous ont précédés
en faisant de vous une communauté du juste milieu. »
Au niveau de la vie communautaire, le juste milieu doit se manifester par
le règne de la justice (‘adl), affirme Ghazâlî  : «  La justice, dans la
politique, consiste à établir entre les éléments de la cité une organisation
(tartîb) analogue à celle des éléments de l’âme ; de sorte que la cité, par
sa solidarité, par l’harmonie de ses éléments et par la coopération de ses
parties pour réaliser son but, forme un tout organique comparable à un
seul homme3. »
Dans le même ouvrage, Ghazâlî définit la vertu comme l’équilibre entre
deux attitudes extrêmes. Ainsi, la chasteté est-elle le juste milieu entre la
lubricité et la frigidité  ; le courage, le juste milieu entre la témérité et la
lâcheté, etc.
En vérité, Dieu ne modifie pas la condition d’un peuple tant que les gens
qui le composent ne changent pas ce qui se trouve en eux-mêmes.
13, 11

Nous avons vu, dans les commentaires des deux derniers versets,
l’importance de la dimension communautaire en islam. Ce verset insiste
sur la primauté de l’intériorité sur l’organisation extérieure. Le destin
d’une communauté est avant tout lié aux attitudes intérieures des membres
qui la composent. Toute réforme communautaire doit donc être précédée
par une réforme des cœurs et des consciences.
Commentant ce verset, Ghazâlî insiste sur la Justice divine qui est à
l’œuvre aussi bien dans le destin des individus que dans celui des
communautés  : «  Les Maîtres spirituels perçoivent par dévoilement
initiatique que le pardon accordé à un serviteur l’est toujours pour un
motif, connu ou non. De même la colère divine ne s’abat jamais sur un
serviteur sans raison. S’il n’en était pas ainsi, ni la colère de Dieu ni Son
pardon ne seraient une conséquence des actions et des attitudes de
l’homme, et Dieu ne serait pas juste. Mais si Dieu n’était pas juste, ces
paroles révélées n’auraient pas de sens : “Et ton seigneur n’est pas injuste
envers Ses serviteurs”, “Dieu ne lèse en rien, pas même du poids d’un
atome”4. »
Ghazâlî poursuit en soulignant la relation de cause à effet existant entre les
actes humains et la réaction de Dieu  : «  L’homme ne reçoit que ce qu’il
s’efforce d’obtenir, et cet effort l’amène tôt ou tard à ce qu’il recherche
intérieurement… Lorsque les hommes changent ce qui se trouve en eux-
mêmes, Dieu change leur situation conformément à ce verset : “En vérité,
Dieu ne modifie pas la condition d’un peuple tant que les gens qui le
composent ne changent pas ce qui se trouve en eux-mêmes.” »
Il y a sur terre de nombreux signes pour ceux qui ont atteint la certitude.
Cela est vrai également en vous-mêmes. Ne voyez-vous donc pas ?
51, 20-21

Ceux qui ont atteint la certitude (al-mûqinûn) sont ceux chez qui il
n’existe pas de dualité entre la foi et la connaissance. L’une vient éclairer
l’autre, si bien que tout phénomène de la nature devient l’occasion non
seulement d’un savoir mais également d’une méditation sur le sens de la
vie. Tabarî explicite ainsi ce verset  : «  Il y a dans les phénomènes
terrestres des enseignements (‘ibar) et des exhortations (wa‘azât) pour les
gens de la certitude, ceux qui cherchent à percevoir la réalité des
choses. »
La mention de signes extérieurs et intérieurs dans le Coran a influencé de
nombreux développements sur le parallélisme entre le macrocosme et le
microcosme  : tout ce qui existe dans le monde qui nous entoure se
retrouve, sous une forme ou une autre, en nous-mêmes. Dans cette
perspective, Ghazâlî donne une liste de correspondances en plusieurs
endroits de son œuvre écrite : « Ton corps est donc ta “terre personnelle”,
tes os sont tes “montagnes”, ta tête est le “ciel” de ton corps, ton cœur en
est le “soleil”, ton ouïe, ta vue et l’ensemble de tes particularités sont les
“étoiles de ton ciel”, ce qui coule dans tes veines est la “mer” de ton
corps, tes poils en sont les “plantes”, tes membres les “arbres”... Il en est
ainsi pour l’ensemble de tes organes5. »
Ce parallélisme entre le macrocosme et le microcosme n’est pas une fin en
soi mais une incitation à l’intériorité et à la connaissance de soi. C’est ce
qu’expriment admirablement ces vers très souvent cités :
Ô toi qui erres dans un désert, ayant perdu ton secret,
Regarde ! Tu trouveras en toi l’existence entière.
Ce n’est pas pour Nous divertir que Nous avons créé les Cieux, la Terre
et ce qu’ils contiennent. Nous ne les avons créés que selon la Vérité,
mais la plupart des hommes sont dans l’ignorance.
44, 38-39

Nous avons déjà évoqué le thème des signes de Dieu dans la Création. S’il
y a « sur terre de nombreux signes pour ceux qui ont atteint la certitude »,
c’est parce que les Cieux et la Terre furent créés « selon la Vérité ». Cette
dernière expression traduit l’arabe bi-l-Haqq et signifie littéralement « par
la Vérité ». Si le monde est éphémère, il n’en témoigne pas moins des
perfections éternelles du Créateur. Seule l’ignorance fait du monde un
voile opaque empêchant de remonter à la source de l’être. En réalité, le
monde créé peut et doit être le point de départ d’une contemplation. Chez
les grands mystiques, la contemplation du Réel à travers le monde
l’emporte même sur toute autre perception  : «  Les sages, après s’être
élevés jusqu’au ciel de la Vérité, sont d’accord sur le fait qu’ils n’ont vu
dans l’Existence que l’Unique, le Réel (al-Haqq)… La multiplicité est
alors, pour ces derniers, entièrement supprimée et ils sont abîmés dans la
pure unicité (fardâniyya)… Il n’y a en eux que Dieu, et ils sont dans un
état d’ivresse (sukr) qui réduit leur raison à l’impuissance. Quand
l’ivresse s’atténue et qu’ils retombent sous le pouvoir de la raison qui est
la “balance” établie par Dieu sur la Terre, ils savent bien que ça n’était
pas une véritable identification (ittihâd)… Un tel état, relativement à celui
qui s’y trouve plongé, n’est appelé “identification” que par abus de
langage, alors que son véritable nom est réduction à l’Unité (Tawhîd)6. »
Certes, ceux qui sont soumis à Dieu et celles qui Lui sont soumises, les
croyants et les croyantes, les hommes pieux et les femmes pieuses, les
hommes sincères et les femmes sincères, les hommes patients et les
femmes patientes, les hommes et les femmes qui savent se recueillir, les
hommes et les femmes qui donnent l’aumône, les hommes et les femmes
qui jeûnent, les hommes et les femmes chastes, les hommes et les
femmes qui invoquent abondamment Dieu : Voilà ceux auxquels Dieu a
préparé un pardon et une récompense sans limites.
33, 35

Durant les premières années de la mission du Prophète, les musulmans


n’appartenant pas à un clan suffisamment puissant pour les protéger des
maîtres de La Mecque furent durement persécutés. Ils durent émigrer en
Abyssinie. Quelques années plus tard, la situation s’améliora et ils purent
revenir chez eux. Un peu après ce retour, Asmâ’ bint ‘Umays, qui avait
émigré avec son époux Ja‘far, interrogea les épouses du Prophète :
– Y a-t-il des versets du Coran révélés à notre sujet, nous les femmes  ?
Non, répondirent-elles. Asmâ’ se dirigea alors vers le Prophète et lui dit :
Ô Messager de Dieu ! Les femmes sont défavorisées…
– Et pour quelle raison ? demanda le Prophète.
– Parce qu’elles ne sont pas citées dans le domaine du bien comme le sont
les hommes.
Il n’était pas rare que certaines femmes interrogeassent le Prophète de
manière aussi directe lorsqu’elles voulaient mieux comprendre certains
aspects de la religion.
Quelque temps plus tard, le verset précédent fut révélé insistant sur la
parfaite égalité des hommes et des femmes en matière religieuse.
Les hommes ont la charge de préserver les femmes en vertu des
avantages qu’Il a accordés aux uns sur les autres et des biens qu’ils
dépensent [pour elles]...
4, 34

La relation de couple est fondée sur l’amour réciproque : « C’est un de Ses


signes d’avoir créé, à partir de vous-mêmes… et d’avoir suscité entre elles
et vous affection et tendresse… » (30, 21)
Toutefois, le mariage en islam, en tant que structure sociale essentielle,
donne au mari une certaine précellence qui se traduit notamment par le
statut de chef de famille. L’expression al-rijâl qawwâmûn ‘alâ al-nisâ’
que nous avons traduit par «  les hommes ont la charge de préserver les
femmes », ne désigne pas une supériorité ou une autorité absolue mais une
distribution des obligations sociales. Selon Tabarî, cette expression
souligne le devoir qu’a l’époux de protéger son épouse et d’être pour elle
un exemple vertueux. L’exemple dont il s’agit ici est appelé, dans de
nombreux versets, al-ma‘rûf  : «  Traitez vos épouses avec vertu. Si vous
éprouvez de l’antipathie pour votre épouse, sachez que l’on peut avoir
parfois de l’aversion pour une chose alors que Dieu y a mis un grand
bien ! » (4, 19)
La distribution des obligations sociales ne donne pas toute l’autorité à
l’homme seul. Ainsi, les décisions concernant la famille doivent être prises
d’un commun accord entre les époux. Un des exemples clairement
évoqués dans le Coran est celui du sevrage du nourrisson (2, 233). En cas
de désaccord, l’avis du mari fera autorité à condition qu’il respecte le
ma‘rûf : « Les épouses ont des droits équivalents à leurs devoirs qu’il faut
respecter selon le ma‘rûf, bien qu’une certaine préséance reste acquise
aux maris. » (2, 228) De même, le Prophète affirma ceci : « Le meilleur
d’entre vous est celui qui traite le mieux son épouse, et je suis le meilleur
d’entre vous en cela7. »
Les épouses vertueuses demeurent toujours fidèles à leur mari pendant
leur absence et préservent leur honneur, conformément à l’ordre que
Dieu a prescrit. Quant à celles dont vous craignez les incartades,
commencez par les exhorter, puis faites lit à part et, si nécessaire,
corrigez-les. Mais dès qu’elles reviennent au bon comportement, ne leur
cherchez plus querelle.
4, 34

À une époque où les époux pouvaient s’absenter pour de longues périodes,


il arrivait que les femmes restées seules se comportent de manière
intolérable envers leur mari, ce qui donnait lieu à des drames. Ce verset
propose au mari trois attitudes graduelles visant à consolider la fidélité et
la confiance dans le couple. Tout d’abord le dialogue et l’exhortation. Si
cela ne suffit pas, il est proposé à l’époux de faire lit à part. En dernier
recours, il lui est permis de corriger physiquement son épouse. Ce dernier
point peut heurter la sensibilité, surtout si l’on ne possède pas les
commentaires traditionnels qui soulignent que l’usage de la force est
souvent moins destructeur que l’adultère et le divorce. Tabarî et nombre
d’exégètes précisent qu’il s’agit d’une frappe non douloureuse (ghayr
mubarrih) et donnent en exemple la correction symbolique que Job donna
à son épouse (voir 38, 44). Le Prophète ne leva jamais la main sur ses
épouses et disait : « Les meilleurs hommes ne frappent pas leur femme. »
(Ibn Mâjah)
«  Nul ne songerait à se plaindre de l’adoucissement des mœurs mais il
convient néanmoins de le considérer, non pas isolément, mais dans son
contexte, car celui-ci en révèle l’intention, la portée et la valeur. En
réalité, l’adoucissement des mœurs – dans la mesure où il n’est pas
illusoire – ne peut être une supériorité intrinsèque qu’à deux conditions, à
savoir, premièrement, qu’il soit un avantage concret pour la société, et
deuxièmement que son prix ne soit pas ce qui donne un sens à la vie8. »
Elles sont un habit pour vous et vous êtes un habit pour elles.
2, 187

L’image de l’habit rappelle par contraste la nudité qui apparut à Adam et


Ève après la désobéissance9. Cette nudité, signe de la vulnérabilité de
l’être humain après la chute du Paradis, est «  recouverte  » par la
complémentarité entre l’homme et la femme au sein du couple. D’ailleurs,
le Coran revient souvent sur l’équilibre dans la Création qui repose sur des
couples complémentaires : « De toute chose, Nous avons créé un couple.
Puissiez-vous méditer sur cela ! » (51, 49)
La complémentarité entre l’homme et la femme permet aux conjoints de
renouer avec leur propre réalité intérieure : « Si le Coran dit à l’homme :
“Les femmes sont un habit pour vous et vous êtes un habit pour elle”, cela
signifie, sur le plan de la phénoménologie religieuse, que chacun est
l’alter ego de l’autre, l’habit représentant en quelque sorte la
personne10. »
Sur le thème des vertus spirituelles de l’acte conjugal, Ibn ‘Arabî souligne
la nécessaire démarche de connaissance de soi qui doit animer les époux :
« Celui qui aime les femmes de cette manière, les aime par amour divin ;
mais celui qui ne les aime qu’en vertu de l’attraction naturelle, se prive
lui-même de la connaissance inhérente à cette contemplation. L’acte
sexuel sera pour lui une forme sans esprit. […] Un tel homme est aussi
ignorant à l’égard de lui-même que le serait un étranger auquel il ne s’est
jamais découvert11. »
Ton Seigneur a décrété que vous n’adorerez que Lui et que vous traiterez
avec la vertu parfaite père et mère. Si l’un des deux ou tous les deux
atteignent, auprès de toi, un âge avancé, ne leur dis pas : « Fi ! » Ne
leur manque pas de respect, mais parle-leur avec bonté.
17, 23

Ce verset contient les deux commandements les plus importants dans les
deux domaines du spirituel et du relationnel. Pour le premier domaine, le
commandement suprême est de ne vouer un culte qu’à l’Unique. Dans le
domaine relationnel, la piété filiale est essentielle. Interrogé par un croyant
sur ses devoirs, le Prophète répondit : « La personne qui a le plus le droit
à tes égards est ta mère  ! Ensuite  ? demanda l’homme. Ta mère… Et
ensuite ? Ta mère… Et ensuite ? Ton père12. »
La façon de traiter ses parents avec la vertu parfaite (ihsân) est évoquée
dans ce verset en relation avec la vieillesse. C’est souvent lorsqu’ils
deviennent une charge pour leurs enfants que ces derniers perdent
patience. Ils se détournent d’eux ou, pire encore, les maltraitent. S’ils
peuvent être une charge matérielle, les parents sont avant tout une source
de bénédictions pour leurs enfants. Selon un hadith : « La bénédiction est
avec les personnes âgées13. »
«  La vieillesse, dans laquelle les passions se sont tues, rapproche de
nouveau de l’enfance et du Paradis, dans les conditions spirituelles
normales tout au moins. Il faut combiner l’innocence et la confiance des
tout petits avec le détachement et la résignation des tout vieux ; les deux
âges se rencontrent dans la contemplativité, puis dans la proximité de
Dieu : l’enfance est “encore” proche de Lui, et la vieillesse l’est
“déjà”14. »
Toute âme goûtera la mort. Nous vous éprouvons par le mal et par le
bien à titre de tentation, et c’est à Nous que vous ferez retour.
21, 35

Chaque être humain sait qu’il mourra un jour, pourquoi donc le lui
rappeler ?
Parce qu’entre savoir une chose et la réaliser, il y a un véritable fossé. En
prenant réellement conscience de sa mort inéluctable, le croyant est amené
à méditer sur le sens de la vie et à distinguer entre l’essentiel et le
secondaire. En particulier, il est amené à remettre en cause l’attachement
qu’il peut porter aux choses éphémères. Un hadith invite ainsi à se défaire
de cet attachement : «  Multipliez les occasions de vous souvenir de celle
qui met fin aux plaisirs éphémères : la mort15. »
La diversité des destins humains, avec ce qu’ils contiennent d’agréable ou
de difficile, doit être considérée à la lumière de nos fins dernières : le bien
et le mal existent dans nos vies «  à titre de tentation  », afin que nous
puissions montrer à travers nos choix et nos attitudes ce que nous sommes
intérieurement.
Sur ce sujet, Ghazâlî écrit  : «  Sache que l’homme absorbé par les
distractions du bas monde, qui se laisse ainsi illusionner et prend goût aux
plaisirs concupiscents (shahawât), ne peut qu’avoir un cœur exempt de
tout rappel de la mort : lorsqu’on la lui rappelle, il se crispe et s’éloigne.
De ce genre de personnes, Dieu a dit  : “Dis  : Certes, la mort que vous
fuyez vous rattrapera puis vous serez ramenés devant Celui qui connaît
parfaitement le caché et l’apparent. Il vous informera alors de ce que vous
faisiez.”16 »17
Nous avons rendu tout homme responsable de sa destinée et, le Jour de
la Résurrection, Nous lui présenterons un livre qui sera, sous ses yeux,
déployé. « Lis ton livre ! En ce Jour, ton âme suffit pour te juger ! »
17, 13-14

Le Jugement dernier est décrit dans le Coran comme le rassemblement


devant Dieu (al-Hashr) de toute l’humanité après la fin du monde. C’est
alors que les actes de chaque être humain seront « pesés » dans la Balance
du Jugement (al-Mîzân). Cependant, le Jugement est aussi présenté
comme une réalité intérieure à l’âme humaine, comme c’est le cas dans ce
verset. L’âme possède, en sa propre substance, les critères du bien et du
mal même si, bien souvent, elle se ment à elle-même  : «  Ce Jour-là
l’homme sera informé de ses actions anciennes et récentes. Mais en
réalité, l’homme est parfaitement conscient de ce que recèle son âme,
même s’il se trouve des excuses.  » (75, 13-15) Le Coran revient sur cet
aspect de l’âme et souligne que le mensonge à soi-même ne sera plus
possible dans l’Au-delà : « Il s’agit du Jour où le for intérieur des âmes
sera mis en lumière. Alors, l’homme n’aura plus aucune échappatoire. »
(86, 9-10)
Commentant le verset 17, 14, Ghazâlî écrit : « “Les hommes dorment [en
cette vie] : lorsqu’ils meurent, ils se réveillent.” La première chose qui se
dévoile à l’homme dans l’Au-delà est ce qui lui fut nuisible ou bénéfique
dans les actes qu’il a accomplis. En cette vie, bien que cela soit consigné
dans un “livre” placé dans le secret du cœur de l’homme, celui-ci n’y a
pas accès du fait des distractions de ce monde. À la mort, ces distractions
n’existent plus et toutes ses actions lui apparaissent pour ce qu’elles
sont... c’est le sens du verset  : “En ce Jour, ton âme suffit pour te
juger”18. »
Ce ne sont pas leurs yeux qui sont aveugles, mais ce sont leurs cœurs
dans leurs poitrines.
22, 46

La Révélation revient souvent sur le caractère central du cœur dans la vie


spirituelle. C’est d’ailleurs «  à ceux qui possèdent un cœur et sont
capables d’entendre19  » qu’elle s’adresse expressément. Dans cette vie
comme dans l’Au-delà, l’état du cœur est décisif : « Seul sera sauvé celui
qui se présentera devant Dieu avec un cœur sain20. »
Commentant le verset 22, 46, Martin Lings souligne que « la perspective
du Coran concernant le cœur est en accord avec celle de tout le monde
antique, aussi bien de l’Orient que de l’Occident lorsqu’elle attribue la
faculté de vision au cœur et qu’elle mentionne celui-ci pour désigner, non
seulement l’organe corporel de ce nom, mais aussi le centre de l’âme
auquel il donne accès, alors que ce centre sert lui-même de passage vers
un “cœur” plus élevé, l’Esprit21 ».
Cette conception du cœur comme réalité pluridimensionnelle – à la fois
corps, âme et esprit – fut développée par les mystiques de l’islam dès les
premiers siècles de l’Hégire. Ghazâlî consacra plusieurs ouvrages à
exposer ce qu’il appelle «  les merveilles du cœur  », c’est-à-dire l’accès
aux mystères du divin que tout homme porte en lui  : «  Le cœur est un
élément subtil divin et spirituel (latîfa rabbâniyya rûhiyya) s’accordant
avec le cœur physique. Cet élément subtil représente la réalité de l’homme
(haqîqat al-insân) ; c’est lui qui en l’homme comprend, sait, connaît22. »
 
1. Voir p. 113 notre commentaire du verset 30, 30.
2. Bukhârî, Sahîh, n° 3296. Ce hadith est à rapprocher de cet autre enseignement du Prophète  :
« Consulte ton cœur car le bien est ce qui procure à ton âme et à ton cœur la sérénité. Alors que le
péché est ce qui apporte le trouble dans l’âme et suscite l’embarras dans le cœur… »
3. Mîzân, Beyrouth, 1989, p. 81.
4. Ihyâ’, VII, p. 104.
5. Ghazâlî, Le Livre de la patience, trad. par Tayeb Chouiref, Paris, éditions La Ruche, 2001, p. 30.
6. Ghazâlî, Le Tabernacle des lumières, trad. Roger Deladrière, Paris, Seuil, 1981, p. 53-55.
7. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, hadith n° 4102.
8. Frithjof Schuon, Regards sur les mondes anciens, Falicon, éditions Nataraj, 1997, p. 18.
9. Voir Coran : 7, 27.
10. Annemarie Schimmel, L’Islam au féminin, Paris, Albin Michel, 2000, p. 20.
11. La Sagesse des prophètes, Paris, 1989, p. 203.
12. Bukhârî, Sahîh, n° 5626.
13. Munâwî, Fayd al-Qadîr, n° 3205.
14. Frithjof Schuon, Regards sur les mondes anciens, op. cit., p. 67.
15. Tirmidhî, Sunan, n° 2607.
16. Coran : 62, 8.
17. Ihyâ’, IX, p. 313.
18. Ghazâlî, Ihyâ’, IX, p. 471.
19. Coran : 50, 37.
20. Coran : 26, 89.
21. Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, op. cit., p. 60.
22. Ihyâ’, V, p. 14.
ADORATION DE DIEU ET VIE
SPIRITUELLE
Je n’ai créé les djinns et les hommes qu’afin qu’ils M’adorent.
51, 56

Les hommes et les djinns sont appelés en islam al-thaqalayn, les deux
groupes doués de pesanteur. Intuitivement, la notion de pesanteur laisse
entendre qu’ils sont attirés vers le bas. Seuls échappent à cette attraction
inexorable ceux qui se tournent vers leur Créateur. Lorsqu’on interrogeait
Ibn ‘Abbâs1 sur le sens de ce verset, il répondait  : «  “Afin qu’ils
M’adorent” signifie : “Afin qu’ils Me connaissent”. »
La plus haute forme d’adoration est donc la connaissance de l’Unicité
divine. Mais celle-ci doit être «  réalisée  » et non simplement admise
mentalement. La connaissance de Dieu et de Sa Seigneurie (rubûbiyya)
n’est réelle que si elle s’accompagne de la connaissance de soi – du néant
ontologique de l’ego – et donc de l’état de servitude (‘ubûdiyya) qui
caractérise l’homme.
À ce sujet, Ghazâlî écrit : « L’ensemble des prescriptions religieuses vise à
amener les créatures à la proximité de Dieu, le Très-Haut, et au bonheur
de la rencontre avec Lui. Or cela ne peut se réaliser que par la
connaissance de Dieu, de Ses Attributs, de Ses révélations et de Ses
envoyés, et c’est à cela que fait allusion cette parole  : “Je n’ai créé les
djinns et les hommes qu’afin qu’ils M’adorent.” »
Il conclut alors sur le rôle essentiel de la connaissance de soi  : « Or nul
n’est véritablement serviteur s’il ne connaît pas la Seigneurie de Dieu et
l’état de servitude qui caractérise son âme. Il est donc absolument
nécessaire de se connaître soi-même et de connaître son Seigneur. C’est là
la visée ultime de l’envoi des prophètes2. »
Par l’âme et par Celui qui l’a formée en lui inspirant sa part de
perversité comme sa part de piété ! A d’ores et déjà réussi celui qui a
purifié son âme, tandis que celui qui l’a enfouie dans le mal a
assurément échoué.
91, 7-10

Ces versets appartiennent à la période mecquoise de la mission du


Prophète. Ils enseignent à la jeune communauté des croyants un aspect
essentiel de la nature humaine : celui de la dualité fondamentale de l’âme.
Tout être humain possède une part de perversité (fujûr) et une part de piété
(taqwâ). Cela implique, soulignent Tabarî et les autres exégètes, que le
bien et le mal se retrouvent, en proportion variable, dans toute âme.
En conséquence, tout être humain, remarque Râzî, devrait suivre une
discipline de purification de l’âme. Il cite alors l’exemple du Prophète qui
implorait Dieu en ces termes : « Ô mon Dieu ! Soutiens, en mon âme, la
part de piété ! Purifie mon âme car Tu en es le Maître, et Tu es le meilleur
Purificateur qui puisse être ! »
Ghazâlî considère que l’effort de purification de l’âme devrait être une
priorité absolue pour chacun  : «  Guérir les maladies du corps ne
concernera jamais que la vie de ce monde. Quant à la guérison des
maladies de l’âme, elle a des conséquences éternelles. C’est pourquoi la
médecine spirituelle s’impose à quiconque est doué d’intelligence. »
Comme souvent, il rappelle la nécessité de la connaissance de soi : « La
guérison des maladies de l’âme est évoquée par ces versets : “A d’ores et
déjà réussi celui qui a purifié son âme, tandis que celui qui l’a enfouie
dans le mal a assurément échoué.” Pour pouvoir guérir les maladies de
son âme, l’homme doit apprendre à connaître ses défauts ainsi que l’art de
lutter contre eux (mujâhada) pour s’en défaire3. »
Par la clarté matinale !
Par la nuit quand elle se dissipe !
Ton Seigneur ne t’a ni abandonné ni pris en aversion.
Et l’ultime Demeure est préférable pour toi à l’ici-bas.
Ton Seigneur t’accordera bientôt Ses dons et tu seras satisfait.
93, 1-5

Les premiers versets révélés du Coran furent reçus dans la grotte de Hirâ’.
Cette expérience fut éprouvante et déstabilisa fortement le Prophète qui ne
s’y attendait pas le moins du monde. Soutenu par son épouse, Khadîja, le
Prophète finit par accepter la mission que le Ciel lui imposait. Or les
premières révélations furent suivies d’une période de silence qui se
prolongea à tel point que le Prophète se mit à craindre d’avoir été
abandonné par Dieu. Selon les divers témoignages, cette période dura
entre dix et quarante jours. Le lourd silence fut enfin rompu et les versets
précités vinrent réconforter le Prophète.
L’attitude spirituelle qui est attendue du Prophète est ici l’ascèse ou le
détachement du monde (zuhd) et l’orientation du cœur vers l’Au-delà. À
cela s’ajoutent la confiance en Dieu et la conscience de Sa Générosité. On
comprend pourquoi le détachement était un des thèmes de prédilection de
l’enseignement spirituel du Prophète  : «  Détache-toi du monde, Dieu
t’aimera ; détache-toi de ce qui se trouve chez les autres, ils t’aimeront4. »
Toutefois, l’ascèse ne représente qu’une première étape du cheminement
spirituel. Contrecarrer les désirs égocentriques n’est qu’une façon
d’apprendre à se situer au-dessus d’eux  : «  Chercher à se détacher du
monde, c’est malgré tout être occupé par lui et être distrait de Dieu ! En
réalité, rien ne te sépare de Dieu : Il est plus proche de toi que ta veine
jugulaire5… »
En vérité Moi, c’est Moi Dieu ! Il n’est de divinité que Moi. Adore-Moi
donc et accomplis la prière pour te souvenir de Moi.
20, 14

Cette affirmation de l’Unicité de Dieu est celle que prononce Dieu Lui-
même lorsque Moïse se trouve face au Buisson ardent. Les versets
précédents rapportent ce face-à-face totalement inattendu pour Moïse  :
« Ayant aperçu un feu, [Moïse] dit à sa famille : “Restez ici ! J’aperçois
au loin un feu. Peut-être vous en rapporterai-je un tison ou trouverai-je, à
l’aide de ce feu, quelques indications pour me guider dans ma route.” Et
lorsqu’il s’en approcha, une voix l’interpella  : “Ô Moïse  ! En vérité, Je
suis ton Seigneur. Ôte tes sandales, car tu es dans la vallée sacrée de
Tuwâ ! Je t’ai élu. Écoute donc ce qui te sera révélé…” » (20, 10-13)
L’expression Innanî anâ Allâh que nous avons traduit par « En vérité Moi,
c’est Moi Dieu » est à rapprocher du célèbre « Je suis Celui qui suis » tiré
de la version biblique du même récit6. Selon Ibn ‘Arabî, cette affirmation
de l’Unicité est celle de l’Ipséité (tawhîd al-Inâya). Il distingue cette
dernière de l’affirmation « En vérité, Je suis ton Seigneur » car celle-ci
n’envisage Dieu qu’en relation avec la Création : il n’y a pas de seigneur
sans serviteur. Au contraire, l’Ipséité est en elle-même pure Réalité. Face à
l’Absolu, le serviteur n’est en aucune manière. Seul l’Absolu possède
réellement l’être. C’est dans la relation à son Seigneur que le serviteur
pourra s’approcher de l’Absolu, mais sans pour autant pouvoir
L’atteindre7 ! C’est pourquoi Ibn ‘Arabî cite cette anecdote : « Abû Yazîd
demanda : “Seigneur comment puis-je me rapprocher de Toi ?” “Par ce
que Je ne possède pas.” “Seigneur, que ne possèdes-Tu pas  ?” “La
petitesse et la pauvreté !”8 »
Sache qu’il n’est de divinité que Dieu et demande le pardon de tes
péchés ainsi que pour les croyants et les croyantes.
47, 19

En s’adressant ainsi au Prophète, la Révélation souligne les deux aspects


fondamentaux de la foi : L’Homme doit actualiser en lui la conscience de
l’Unicité divine et se conformer à la volonté de l’Unique. L’homme a
facilement tendance à diviniser certains aspects de la vie qui lui paraissent
essentiels. Il est ainsi tenté d’en faire des « absolus ». C’est pourquoi, en
islam, le péché est considéré comme la résultante de l’oubli (ghafla) ou du
rejet (kufr) de l’Unicité de Dieu. Pour éviter cet écueil, le Prophète
recommandait ceci : « Renouvelez votre foi en multipliant la répétition de
la formule  : “Il n’est de divinité que Dieu.” (lâ ilâha illa Llâh)  » À ce
sujet, al-Munâwî (m. 1622) écrit  : «  Pratiquer cette invocation
régulièrement et avec persévérance renouvelle la foi dans le cœur, le
remplit de lumière et fait croître la certitude (yaqîn) qui l’habite. Cette
invocation lui ouvre l’accès à des secrets que connaissent les gens de
perception spirituelle et que ne nient que les ignorants9. »
Si le Prophète, comme les autres messagers de Dieu, est considéré comme
infaillible et préservé de tout péché par Dieu, il n’en demeure pas moins
qu’il doit montrer comment se repentir et demander le pardon de ses
péchés. Voici une des formules enseignées par le Prophète  : «  Ô Mon
Dieu ! Pardonne-moi mes péchés passés et à venir ; ceux qui sont cachés
et ceux qui sont manifestes. Pardonne-moi mes excès. Pardonne-moi ce
qu’en moi Tu connais mieux que moi. Tu es mon Dieu et il n’est de Dieu
que Toi10. »
Ceux qui implorent le pardon du Seigneur à la pointe de l’aurore…
3, 17

Le dernier tiers de la nuit est considéré en islam comme un moment


privilégié pour prier et implorer Dieu : « Notre Seigneur – qu’Il soit exalté
– descend chaque nuit, au moment du dernier tiers, jusqu’au ciel de ce
monde. Le Seigneur appelle alors : “Qui M’implore afin que Je l’exauce ?
Qui Me fait une demande afin que J’y accède ? Qui recherche Mon pardon
afin que Je le lui accorde ?”11 »
La proximité avec Dieu dans le dernier tiers de la nuit est facilitée par le
calme et l’absence d’agitation humaine. Il est alors plus aisé qu’en journée
d’oublier les soucis du quotidien, de se recueillir et de s’intérioriser. La
demande de pardon est une prise de conscience de la perte involontaire de
sensibilité du cœur et une démarche active de retour à Dieu. Le Prophète
témoigna pour son propre cas en ces termes : « Certes, mon cœur se voile,
et je demande pardon à Dieu cent fois par jour12. »
Outre son sens premier, le dernier tiers de la nuit peut être interprété
comme une désignation symbolique de la dernière phase historique de
l’humanité. Voici comment Ibn ‘Arabî justifie les mérites spirituels des
derniers hommes  : «  L’univers entier s’est endormi lorsque l’Envoyé de
Dieu quitta ce monde... Nous sommes aujourd’hui, par la grâce de Dieu,
dans le dernier tiers de cette nuit qu’est le sommeil de l’univers. Or, le
Réel se manifeste lors du dernier tiers de la nuit et Il accorde alors les
grâces, les sciences et les connaissances parfaites… Nos générations sont
plus parfaites dans la science spirituelle, et les premières générations de
cette communauté étaient plus parfaites dans leurs actions13. »
En vérité, Dieu et Ses anges appellent la grâce sur le Prophète. Ô vous
qui avez la foi, appelez sur lui la grâce et la paix.
33, 56

Comme la demande de pardon (istighfâr) et l’invocation de Dieu (dhikr


Allâh), l’appel de grâce sur le Prophète (salât ‘alâ l-nabî) – que l’on
traduit également par «  prière sur le Prophète  » – fait partie des moyens
spirituels majeurs soutenant le croyant dans sa foi.
Suite à la révélation de ce verset, le Prophète fut interrogé sur la façon
d’appeler la Grâce sur lui. Il répondit alors : « Dites : Ô mon Dieu accorde
Ta Grâce à Muhammad ainsi qu’à sa famille comme Tu l’as accordée à
Abraham ainsi qu’à sa famille…  » Mais il existe bien d’autres formules
traditionnelles d’appel de grâce, comme en témoigne l’existence de
recueils spécifiques qui les compilent.
Cet appel de grâce rapproche l’esprit du croyant de celui du Prophète  :
« Nul n’appelle la Grâce et la Paix sur moi sans que Dieu me rende mon
esprit afin que j’en fasse autant pour lui. » De même, le Prophète fit cette
promesse : «  Au jour de la Résurrection, les plus proches de moi seront
ceux qui appelaient le plus abondamment la Grâce sur moi14. »
Pour les mystiques, l’appel de grâce sur le Prophète permet d’assimiler la
«  Lumière muhammadienne  » laquelle n’est autre que la réalité
métaphysique de l’Envoyé de Dieu. Concernant cette Lumière, Abû Yazîd
al-Bistâmî, grand saint ayant vécu au iiie siècle de l’Hégire, prononça ces
formules saisissantes  : «  Si un atome de la lumière du Prophète devait
apparaître aux créatures, aucune ne résisterait sauf le Trône » et « Ce que
les hommes connaissent du Prophète est comparable à une goutte d’eau
qui suinte d’une outre fermée15. »
Prosterne-toi et rapproche-toi de Dieu.
96, 19

Ce verset conclut l’une des toutes premières révélations. Il établit un lien


entre prosternation et proximité de Dieu. Dans les premiers temps de la
mission du Prophète, la Révélation insiste essentiellement sur ses devoirs
spirituels et l’invite à ne pas se laisser envahir par les difficultés
relationnelles ni même par l’hostilité dont il est l’objet. La Révélation lui
fait comprendre que seul le lien personnel et intime avec Dieu touchera les
cœurs et que sans cela l’habileté du transmetteur ou sa force de persuasion
ne serviraient à rien.
Le lien entre prosternation et proximité de Dieu est souligné par un
enseignement du Prophète  : «  Le serviteur est le plus proche de son
Seigneur lorsqu’il est en prosternation. Implorez donc abondamment Dieu
en prosternation16. »
Méditant sur ce verset, Ghazâlî expose les deux grandes étapes par
lesquelles passa le Prophète dans la réalisation de la proximité dans la
prosternation. D’abord, il réalisa la proximité par les Attributs divins
(Sifât) puis celle par l’Essence divine (Dhât) au-delà de toute
qualification  : «  À ce degré, le Prophète voulut faire l’éloge de Dieu et
dit  : “Je suis incapable de faire Ton éloge comme Tu le mérites.”
Réalisant qu’une telle déclaration relève de l’imperfection, il finit par
dire : “Tu es tel que Tu T’es décrit Toi-même !”17 »
Les devanciers seront les premiers. Ce sont eux les Rapprochés de Dieu.
56, 10-11

Lors du commentaire du verset précédent, nous avons vu que la proximité


de Dieu ne s’obtient que par étapes, même pour le Prophète. Du point de
vue spirituel, le Coran reconnaît trois grandes catégories d’hommes  : les
Gens de la gauche (les damnés), les Gens de la droite (promis au Paradis)
et les Rapprochés (muqarrabûn). Ce dernier terme – également utilisé
pour désigner les anges les plus proches de Dieu – désigne ici ceux qui
auront au Paradis le privilège de contempler la Face de Dieu
continuellement, alors que les autres habitants des Jardins d’Éden ne
pourront le faire qu’occasionnellement.
La suite du verset affirme que les Rapprochés sont en grande partie des
hommes des premiers temps de l’humanité et qu’ils se feront de plus en
plus rares à mesure que l’on approche de la fin des temps.
Pour beaucoup d’auteurs, les Rapprochés sont une désignation des soufis,
des mystiques de l’islam. Ils s’appuient sur ce hadith :
« Les esseulés sont les devanciers… Ils sont ceux qui aiment éperdument
l’invocation de Dieu. Celle-ci les soulage des lourdeurs dont ils souffrent,
et ainsi ils rencontrent Dieu le cœur léger le jour de la Résurrection18. »
Ainsi, Kalâbâdhî écrit-il  : «  L’esseulé est celui qui est délivré de la
captivité de l’ego par l’extinction de celui-ci. Il est l’élu, le Rapproché qui
ne connaît que la Réalité divine19. »
N’est-il pas vrai que les protégés de Dieu ne connaissent ni la peur ni
l’affliction ?
10, 62

L’expression « les protégés de Dieu » est une des traductions possibles de


l’arabe awliyâ’ Allâh, mais le plus souvent on trouvera «  les amis de
Dieu  » ou «  les saints  ». Cette expression est donc proche du terme
« vertueux » (sâlihûn) dans le Coran : « C’est Lui qui prend en charge les
vertueux. » (7, 196) S’appuyant sur la suite du verset 10, 62, Râzî définit
le saint comme le croyant qui possède la plénitude de l’intelligence et dont
les actions témoignent de cela. Pour sa part, ‘Abd al-Razzâq al-Qashânî,
un des grands porte-parole des doctrines initiatiques en islam, définit le
saint de la façon suivante : « Le saint est celui qui est pris en charge par le
Réel : il n’est plus sujet à la désobéissance et ne peut plus être avili. Il est
ainsi amené à réaliser la perfection des hommes spirituels20. »
Parmi les nombreux hadiths qui évoquent les saints, Râzî cite celui-ci  :
« Les saints sont des gens qui se sont aimés en Dieu. Ni les liens du sang,
ni les affaires ne les ont rapprochés. Par Dieu, leurs visages sont
resplendissants de lumière  ! [Le Jour de la Résurrection] ils occuperont
des chaires de lumière  : ils ne connaîtront ni la peur ni l’affliction,
contrairement au reste des gens. »
Selon Ghazâlî, la connaissance des saints par dévoilement initiatique –
malgré la grande disparité d’un saint à l’autre en ce domaine – est double,
à savoir celle de la Création visible et invisible, et celle de Dieu  : «  Les
saints sont favorisés de dévoilements relatifs aux mondes spirituels et aux
secrets de la Souveraineté de Dieu (rubûbiyya). Ces dévoilements leur
sont donnés dans la prière, et en particulier dans la prosternation car
c’est alors que le serviteur est le plus proche de son Seigneur21. »
Tourne-toi vers la religion en pur monothéiste : telle est la nature
originelle donnée par Dieu aux hommes. La Création de Dieu ne saurait
être altérée. Voilà la religion immuable, mais la plupart des hommes
n’en savent rien.
30, 30

Dans le Coran et les hadiths l’expression «  pur monothéiste  » (hanîf)


semble désigner le monothéisme d’Abraham, l’islam se présentant en effet
comme un retour à ce monothéisme simple et essentiel : « Soyez juifs ou
chrétiens et vous serez guidés, ont prétendu [les gens du Livre]. Dis  :
“Suivez plutôt la religion d’Abraham en pur monothéiste car il n’était pas
du nombre des associateurs.”  » (2, 135) Cette filiation est d’ailleurs
soulignée par les formules qui concluent chacune des cinq prières
quotidiennes  : Mon Dieu accorde Ta grâce à notre maître Muhammad
ainsi qu’à sa famille, comme Tu l’as accordée à notre maître Abraham
ainsi qu’à sa famille...
Selon ce verset, le monothéisme pur fait partie de la nature originelle de
l’homme (fitra). Cette dernière peut être voilée – par le matérialisme ou
l’associationnisme par exemple – mais ne peut être totalement altérée, car
elle est la raison d’être de l’homme et ce qui légitime sa place centrale
dans la Création.
Selon Tabarî, la Religion immuable (al-Dîn al-qayyim) est « la religion de
rectitude dénuée de tortuosité (lâ ‘awja fîh) ». Purement verticale, elle ne
comporte aucune élaboration humaine théologique, juridique ou autre.
Abordant les versets qui évoquent al-Dîn al-qayyim, M. Chodkiewicz
affirme qu’ils laissent «  entendre que l’islam restaure l’ordre originel, la
religio perennis dont il est la forme ultime à l’aube de la consommation
des siècles. Cette réintégration rétablit l’homme dans sa “stature parfaite”
(fî ahsani taqwîm), celle qu’il avait avant sa chute “au plus bas degré” (95,
4-5)22. »
Dis : « Je prends refuge auprès du Seigneur de l’aube contre le mal
présent dans ce qu’Il a créé : contre le mal des ténèbres lorsqu’elles
s’étendent, contre les maléfices des sorcières qui soufflent sur les nœuds
et contre le mal du jaloux lorsqu’il jalouse. »
113, 1-5

Toute chose créée est susceptible d’être une nuisance pour l’homme parce
que, n’étant pas Dieu, elle peut le détourner du but ultime de son
existence. Selon Tabarî, tout ce qui n’est pas Lui (mâ siwâhu) est concerné
par l’expression « le mal présent dans ce qu’Il a créé ».
Selon un hadith, le Prophète fut victime d’un sortilège qui lui fut lancé par
Labîb ibn al-A‘sam. Sorcier d’une tribu juive de Médine, il fut payé pour
lancer un sort aussi mortel que possible contre le Prophète. S’étant procuré
quelques cheveux du Prophète, il y fit onze nœuds et ses filles soufflèrent
des imprécations sur chaque nœud. Le Prophète commença à avoir des
pertes de mémoire et à se sentir faible physiquement. Après quelque
temps, il vit deux anges en rêve lui décrire l’origine du mal dont il
souffrait. L’ange Gabriel lui apporta ensuite deux sourates, la 113 et la
114. Le Prophète envoya ‘Alî au puits où ses cheveux furent cachés et lui
demanda de réciter les onze versets de ces deux sourates, ce qui eut pour
effet de dénouer les onze nœuds dans ses cheveux. Le Prophète fit venir
Labîd qui avoua son acte. Face aux Compagnons qui voulaient se venger
de lui, le Prophète pardonna et dit  : «  Dieu m’a guéri et je déteste faire
souffrir les autres23. »
Le « mal du jaloux » est appelé en islam « le mauvais œil ». Le regard du
jaloux projette une sorte de malédiction qui poursuit la personne qui en est
victime. La récitation de la sourate 113 est donc considérée comme une
protection contre cette nuisance.
Dis : « Je prends refuge auprès du Seigneur des hommes, le Roi des
hommes, le Dieu des hommes contre le mal du tentateur furtif, celui qui
insuffle ses suggestions dans la poitrine des hommes, qu’il soit d’entre
les djinns ou les hommes. »
114, 1-6

Cette sourate et la précédente forment ce que l’on appelle «  les deux


protectrices  » (al-mu‘awwidhatân). L’élément central, ici, est l’allusion
aux suggestions insufflées « dans les poitrines des hommes ». La poitrine
(sadr) est considérée par beaucoup de commentateurs comme le lieu où
naissent les pensées. En ce sens, elle contient les éléments psychiques qui
sont comme des racines donnant naissance aux pensées. Commentant ces
versets, Ibn ‘Ajîba insiste sur la différence entre la poitrine et le cœur  :
«  Le Diable insuffle ses suggestions dans la poitrine des hommes
lorsqu’ils oublient Dieu. Le verset ne dit pas  : “… dans le cœur des
hommes” parce que le Diable ne saurait entrer que dans la poitrine.
Cependant, son influence peut toucher le cœur qui, en soi, est la demeure
du Seigneur et donc de la foi24. »
Les exégètes du Coran reconnaissent plusieurs types de suggestions
diaboliques  : «  Le Diable essaie d’abord d’introduire des croyances
hérétiques. Si cela ne lui est pas possible, il pousse le croyant à délaisser
ses actes d’adoration. Si cela ne lui est pas possible, il l’incite à agir avec
ostentation afin de lui faire perdre le mérite de ses actes. En dernier
recours, il poussera le croyant à l’autosatisfaction25. » Enfin, ils aiment
souligner que les suggestions des hommes sont plus pernicieuses que celle
des djinns : « Les suggestions des djinns disparaissent lorsqu’on récite les
versets appropriés mais ce n’est pas le cas pour celles des hommes qui
possèdent une influence bien plus grande26. »
Si seulement vous possédiez la science de la certitude…
102, 5

En islam, la connaissance spirituelle ou «  connaissance du cœur  » est


reconnue posséder de nombreux niveaux. Ils peuvent se ramener à trois
catégories et correspondent à des degrés d’approfondissement de la
certitude. Vient en premier lieu la «  science de la certitude  » (‘ilm al-
yaqîn) laquelle correspond à l’acceptation sincère de la vérité. Ensuite
«  l’œil de la certitude  » (‘ayn al-yaqîn) qui correspond à la «  vision du
cœur », comme l’affirme Râzî et d’autres exégètes. À ce stade, ce qui avait
été accepté comme vrai est l’objet d’une perception spirituelle. Enfin, « la
vérité de la certitude  » (haqq al-yaqîn) est l’identification du sujet
connaissant et de l’objet connu.
Selon Qashânî, l’homme qui possède la science de la certitude sait que
l’objet de sa recherche est à l’intérieur de lui-même  ; dans une seconde
phase, il perçoit cela intuitivement avec l’œil de la contemplation
mystique ; dans la troisième phase, l’illusion de la scission entre le sujet
connaissant et l’objet connu disparaît. C’est ainsi qu’est réalisée la « vérité
de la certitude27 ».
Ces divers degrés de la certitude ne sont autres que des degrés de
restauration de la plénitude de l’intellect (‘aql) au sens médiéval du terme,
non au sens d’activité rationnelle. Ghazâlî soutient cette idée et souligne le
caractère éminemment spirituel de l’intellect  : «  À qui affirme que la
perception spirituelle se fait par l’œil de la certitude et par la lumière de
la foi et non par l’intellect, nous répondons que par intellect nous
entendons précisément l’œil de la certitude et la lumière de la foi.
L’intellect est la faculté intérieure par laquelle l’être humain se distingue
de l’animal et grâce à laquelle il peut percevoir la réalité des choses28. »
Faites preuve de piété envers Dieu, Il vous accordera alors une
connaissance.
2, 282

La connaissance spirituelle n’est pas de l’ordre de l’érudition, elle n’est


pas affaire de science livresque. Elle est un don de Dieu accordé à ceux
qui cherchent à se rapprocher de Lui. À ce sujet, on rapporte cette parole
du Prophète : « La science est de deux sortes : une science siégeant dans
le cœur, laquelle est la science bénéfique, et une science qui n’est que
discours, et c’est là une preuve de Dieu contre le fils d’Adam29. »
Selon Râzî, la connaissance promise par ce verset ne concerne pas
seulement la religion mais porte également sur la Création. Elle permet
aussi bien de déchiffrer les versets du Livre sacré que de saisir le sens des
signes de Dieu dans le monde.
Dans une perspective initiatique, l’émir Abd el-Kader interprète ce verset
comme une invitation à l’illumination intérieure : « Ne reçoit la guidance
de Dieu que celui qui observe la Loi sacrée transmise par les envoyés de
Dieu, qu’il en comprenne le bien-fondé ou non. Au croyant qui fait preuve
de piété, Dieu communique une science provenant de Lui et l’amène à
connaître réellement ce qui auparavant ne relevait que de l’habitude
fidéiste. C’est pourquoi Dieu a dit : “Faites preuve de piété envers Dieu, Il
vous accordera alors une connaissance.” Il a dit également à propos d’al-
Khidr  : “Nous avons accordé à ce serviteur une miséricorde venant de
Nous et lui avons conféré une science émanant de Nous30.” Tout cela
s’opère grâce aux épiphanies (tajalliyât) “goûtées” par le croyant et au
flux divin qu’il reçoit31. »
Ô vous qui croyez ! Si certains d’entre vous se détournent de leur
religion, [qu’ils sachent que] Dieu fera surgir d’autres hommes ; Il les
aimera et eux aussi L’aimeront.
5, 54

La langue arabe possède plus de soixante mots pour dire l’amour, désigner
ses modalités essentielles, faire assentir ses aspects inépuisables32.
Dans les hadiths, le Prophète est surnommé «  l’Aimé de Dieu  » (Habîb
Allâh). Cela suggère, conjointement avec les versets du Coran, toute
l’importance de l’amour dans la relation à Dieu en islam. Certains
Compagnons étaient connus pour l’amour qu’ils portaient à Dieu. Ainsi,
Tabarî rapporte qu’Abû Bakr et ses disciples se trouvaient parmi ceux qui
avaient réalisé l’amour divin.
Les mystiques de l’islam exprimeront en prose ou en poésie l’amour
brûlant qu’ils éprouvent pour Dieu. Une des grandes représentantes de
cette mystique est Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. 801). Le poème qu’elle
composa pour chanter l’amour de Dieu est l’un des plus souvent cités dans
les textes religieux musulmans :
Je t’aime de deux amours  : amour visant mon propre bonheur, et amour
vraiment digne de Toi.
Quant à cet amour de mon bonheur, c’est que je m’occupe à ne penser
qu’à Toi et à nul autre.
Et quant à cet amour digne de Toi, c’est que Tes voiles tombent et que je
Te vois.
Nulle gloire pour moi, ni en l’un ni en l’autre, mais gloire à Toi, pour
celui-ci et pour celui-là33.
Il est des hommes qui donnent des égaux à Dieu : ils les aiment comme
ils devraient aimer Dieu. Mais ceux qui ont la foi vouent à Dieu un plus
grand amour encore.
2, 165

Ce verset est considéré par les exégètes comme une condamnation de toute
idolâtrie, qu’elle prenne la forme du paganisme ou qu’elle soit plus subtile
comme l’amour du pouvoir, des richesses matérielles, etc.
Le Prophète insista souvent sur l’amour qu’il faut porter à Dieu et donna
entre autres recommandations pour nourrir cet amour de se rappeler les
bienfaits dont l’homme jouit quotidiennement  : «  Aimez Dieu pour les
bienfaits qu’Il vous accorde ; aimez-moi pour l’amour de Dieu envers moi
et aimez les gens de ma Maison pour l’amour que je leur porte34. »
Cependant, cette conscience des bienfaits ne fait pas naître à elle seule
l’amour : elle n’est qu’un point de départ pour connaître Dieu à travers ses
Attributs de générosité, de bonté, de pardon, etc. Ainsi, il existe des liens
étroits entre l’amour et la connaissance. Ce sont ces liens que veut mettre
en lumière Ghazâlî lorsqu’il traite de l’amour de Dieu : « Aimer un autre
que Dieu, sans que cet amour soit en Dieu, ne peut être que le fait de
l’ignorance et de l’incapacité où l’on est de connaître Dieu. […] L’amour
procède de la connaissance. Supprimez la connaissance et vous supprimez
l’amour. Affaiblissez la connaissance et vous affaiblissez l’amour.
Renforcez la connaissance et vous renforcez l’amour. C’est dans ce sens
que Hasan al-Basrî35 a dit : “Connaître Dieu, c’est L’aimer. Connaître le
monde, c’est y renoncer.”36 »
En vérité, n’eussent été la grâce du Seigneur et Sa Miséricorde, vous
auriez tous, à de rares exceptions, été entraînés par Satan.
4, 83

La guidée est une grâce (fadl)  : si sa recherche fervente est une des
conditions de son obtention, l’initiative humaine n’est cependant pas
suffisante. La guidée n’est donc pas imputable au mérite du croyant. Elle
est un pur effet de la Générosité de Dieu. Les exégètes du Coran se sont
interrogés sur les rares êtres qui, par le discernement (istinbât) octroyé par
Dieu, possèdent une nature imperméable aux suggestions sataniques. Ce
discernement est évoqué dans le début du verset : « Lorsque les croyants
reçoivent une nouvelle, rassurante ou alarmante, ils s’empressent de la
diffuser, alors qu’ils auraient dû, avant tout, en référer à l’Envoyé de Dieu
et à leurs chefs qui, possédant le discernement, savent en apprécier la
portée… » Dans son commentaire, Tabarî se fait l’écho des divers avis en
la matière. Pour certains, l’exception évoquée par le verset n’est qu’une
figure de style puisque le discernement est lui-même une grâce. Pour
d’autres, le discernement est une faculté de connaître intuitivement la
nature des choses. Ils s’appuient sur le sens de la racine du terme istinbât
laquelle désigne le jaillissement de l’eau à partir d’une source cachée.
Le discernement est donc ce que l’on peut appeler une «  grâce
immanente  » présente dans l’intellect lorsque celui-ci n’est voilé par
aucune passion et qu’il retrouve sa pleine envergure. Selon un hadith  :
« Certes, l’homme peut atteindre par l’acquisition des vertus le degré de
celui qui jeûne la journée et veille la nuit en adoration. Or, les vertus ne
sauraient être parfaites que si l’intellect l’est. Alors, la foi d’un tel homme
sera parfaite, il obéira à son Seigneur et désobéira à son ennemi
Satan37. »
Ô vous qui croyez ! Faites preuve de piété et recherchez le moyen
d’accès à Dieu. Faites des efforts pour Sa cause, peut-être réussirez-
vous !
5, 35

Ce verset est présenté par de nombreux exégètes comme un résumé des


conditions du cheminement spirituel. L’expression « moyen d’accès à
Dieu  » par laquelle nous rendons le terme arabe wasîla désigne, selon
Tabarî, ce qui permet d’entrer dans la Proximité divine. Il souligne que
l’amour (mahabba) est un des moyens privilégiés pour y entrer.
Les soufis considèrent que la wasîla par excellence est l’enseignement du
guide spirituel authentique. Dans cette perspective, l’émir Abd el-Kader a
longuement commenté ce verset dans lequel il discerne les phases
essentielles du parcours de la Voie qui conduit à la connaissance  : «  En
premier lieu, Dieu ordonne aux croyants de pratiquer la piété. Cela
correspond à ce que, chez nous, on appelle la “station du repentir”, qui
est la base de tout progrès sur la voie et la clé qui permet de parvenir à la
“station de la réalisation”. »
Il identifie ensuite « le moyen d’accès à Dieu » au guide spirituel : « Dieu
nous dit ensuite  : “et recherchez un moyen d’accès vers Lui” [...] Ce
moyen, c’est le guide spirituel dont la filiation initiatique (nisba) est sans
défaut, qui a une connaissance véritable de la Voie, des déficiences qui
font obstacle et des maladies qui empêchent de parvenir à la gnose, qui
possède une science éprouvée de la thérapeutique des dispositions
tempéramentales et des remèdes qui conviennent38. »
Il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose alors qu’elle est un
grand bien pour vous, et que vous aimiez une chose qui vous est
nuisible !
2, 216

Un des obstacles les plus difficiles de la vie spirituelle est la sorte


d’inversion des valeurs congénitale à l’ego. Les réflexes égocentriques
vont, en effet, rarement dans le sens de nos intérêts ultimes et de nos fins
dernières. La recherche exclusive des plaisirs immédiats n’est pas
compatible avec la quête du bonheur authentique.
Puisque l’ego a tendance à prendre le secondaire pour l’essentiel, la
démarche spirituelle doit comporter une inversion de cette tendance, nous
dirions même une «  conversion  » au sens étymologique du terme. Cette
inversion du regard est, en particulier, nécessaire dans la façon de
percevoir les épreuves. À ce propos, le hadith suivant est très éclairant  :
« N’est pas un croyant accompli quiconque ne considère pas l’épreuve
comme une grâce et l’aisance comme un malheur39. »
Dans l’éducation spirituelle qu’il prodiguait, le cheikh Darqâwî insistait
sur l’importance de l’inversion que nous avons évoquée  : «  Les réalités
sont cachées dans leurs contraires… Quiconque désire obtenir doit
accepter de perdre ; que celui qui veut recevoir accepte d’être privé ; qui
désire l’honneur doit accepter l’humiliation ; qui désire la richesse doit se
satisfaire de la pauvreté ; que celui qui veut être fort accepte sa faiblesse
et que celui qui veut l’ampleur se résigne à l’étroitesse… En somme, que
celui qui désire la liberté se réjouisse de l’état de servitude (‘ubûdiyya),
ainsi que s’en réjouissait le Prophète, sur lui la Grâce et la Paix40. »
As-tu considéré celui qui a fait de sa passion sa propre divinité, et que
Dieu égare malgré la science qu’il a reçue, en scellant son ouïe et son
cœur, et en lui mettant un bandeau sur les yeux ? Qui pourra donc, en
dehors de Dieu, guider cet égaré ? Ne méditez-vous donc pas ?
45, 23

Le savoir livresque et l’érudition ne suffisent pas pour échapper à


l’emprise de la passion (hawâ). Cette dernière peut même les utiliser pour
s’imposer à autrui avec force et conviction. Une telle attitude revient à
faire de la passion une véritable divinité.
L’affirmation authentique de l’Unicité divine (tawhîd) n’est possible,
affirme Ghazalî, que pour celui qui s’est défait de l’emprise de la passion
sur lui-même  : «  Le degré le plus élevé de l’affirmation de l’Unicité
consiste à voir toutes choses comme émanant de Dieu de manière à
abandonner l’attitude consistant à se tourner vers les choses créées, à ne
vouer un culte qu’à Lui et à se défaire de sa passion. Quiconque suit sa
passion, lui voue un culte. C’est pourquoi le Très-Haut a dit  : “Que
penses-tu de celui qui a fait de sa passion sa propre divinité ?” De même,
le Prophète, sur lui la Grâce et la Paix, enseigna ceci  : “La divinité la
plus détestée par Dieu, qui puisse être adorée sur terre, c’est la
passion.”41 »
Commentant ce verset, Râzî considère que les enseignements du Coran,
comme ceux du Prophète, apportent les moyens théoriques et pratiques
pour se défaire de la passion et revivifier le cœur. C’est également ce que
laisse entendre ce hadith : « N’est croyant que celui dont la passion s’est
conformée aux enseignements que j’ai apportés42. »
 
1. Jeune cousin du Prophète et compagnon considéré comme une référence en matière
d’interprétation du Coran.
2. Ghazâlî, Ihyâ’, VII, p. 68.
3. Ihyâ’, V, p. 174-175.
4. Ibn Mâjah, Sunan, n° 4102
5. Ghazâlî, Ihyâ’, VIII, p. 15.
6. Exode : 3, 14.
7. Voir al-Futûhât al-makkiyya, II, p. 413.
8. Ibid., IV, p. 41.
9. Fayd al-Qadîr, hadith n° 3581.
10. Muslim, Sahîh, ch. 6, 26 (n° 201).
11. Bukhârî, Sahîh, hadith n° 5962.
12. Muslim, Sahîh, ch. 48 : 12, hadith n° 41.
13. Al-Futûhât al-makkiyya, III, p. 188.
14. Tirmidhî, Sunan, n° 482.
15. Voir Kalâbâdhî, Kitâb al-ta‘arruf li-madhhab al-tasawwuf, Beyrouth, 1993, p. 77.
16. Muslim, Sahîh, ch. 4 ; 42 (n° 215).
17. Voir Tayeb Chouiref, Lire et comprendre le Coran, op. cit., p. 196.
18. Tirmidhî, Sunan, n° 3666.
19. Traité de soufisme, Paris, Sindbad, 1981, p. 123.
20. Istilâhât al-sûfiyya, Le Caire, 1992, p. 79.
21. Ihyâ’, I, p. 641.
22. Michel Chodkiewicz, « Le paradoxe de la Kaaba », RHR, 4, 2005, p. 439.
23. Voir Bukhârî, Sahîh, n° 5763 et Martin Lings, Le Prophète Muhammad, op. cit., p. 309-311.
24. Al-Bahr al-madîd, VI, p. 542.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Voir Reynold A. Nicholson, Studies in Islamic Mysticism, Cambridge University Press, 1921, p.
247.
28. Ihyâ’, I, p. 326.
29. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, n° 5717.
30. Voir Coran : 18, 65.
31. Kitâb al-mawâqif, I, p. 205-206.
32. Voir Nacer Khémir, « Les soixante noms de l’amour », Qantara, n° 18, 1996, p. 18-53.
33. Émile Dermenghem, Les Plus Beaux Textes arabes, Paris, La Colombe, 1951, p. 233.
34. Tirmidhî, Sunan, n° 3878.
35. Mystique et prédicateur célèbre, mort à Bagdad en 728.
36. Revivification des sciences de la religion, Alger, Entreprise nationale du livre, 1985, p. 42-43.
37. Abû Dâwud, Sunan, n° 4799.
38. Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit., p. 60-61.
39. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, hadith n° 7596.
40. Rasâ’il, Beyrouth, 2003, p. 57.
41. Ihyâ’, I, p. 127.
42. Nawawî, Les Quarante Hadiths, trad. fr. Ahmad Valsân, Beyrouth, s. d., p. 130.
LES CINQ PILIERS (AL-ISLÂM)

LA FOI (AL-ÎMÂN)

LA VERTU PARFAITE (AL-IHSÂN)


Dieu témoigne, et avec Lui les anges et les hommes ayant reçu la
connaissance, qu’il n’y a de divinité que Lui ; Lui qui assure la justice.
3, 18

Le premier pilier de l’islam est le «  témoignage de foi  » (shahâda)  : Lâ


ilâha illa Llâh, il n’est de divinité que Dieu.
L’islam n’est pas une religion basée sur le caractère exceptionnel de son
fondateur mais sur Dieu, Lui-même. C’est-à-dire Dieu non pas envisagé
selon une de ses manifestations dans l’histoire des hommes (par exemple
en tant qu’Il a sauvé les croyants dans le cas de la sortie d’Égypte avec
Moïse) mais en tant qu’Il est ce qu’Il est. Donc en tant qu’Il est l’Unique
possédant toutes les perfections, de toute éternité. C’est une perspective
centrée sur l’Absolu, et non sur un «  fait  », aussi sacré soit-il. C’est
pourquoi l’entrée en islam se fait par l’acceptation d’une vérité laquelle,
comme telle, relève a priori de la connaissance.
Selon Ghazâlî, on peut ramener les nombreux degrés de l’affirmation de
foi à quatre paliers fondamentaux. Le premier palier (martaba) consiste en
une simple affirmation de la langue sans participation du cœur. Le
deuxième est l’acceptation de la formule par le cœur. Ces deux premiers
paliers concernent le commun des musulmans. Le troisième est celui où
l’on contemple la vérité du témoignage de foi par dévoilement initiatique.
C’est le degré des Rapprochés (muqarrabûn) qui « voient les choses
créées multiples, tout en percevant cette multiplicité comme émanant de
l’Unique  ». Quant au quatrième palier  : «  Il consiste à ne voir dans
l’Existence que l’Unique. Telle est la contemplation des véridiques que les
soufis appellent “l’extinction de l’ego dans l’affirmation de l’Unicité” (al-
fanâ’ fî l-tawhîd). En effet, ceux qui réalisent ce degré ne perçoivent plus
que l’Unique et donc meurent à leur propre ego1. »
Certes la prière est prescrite aux croyants en des moments déterminés.
4, 103

La prière est le seul acte d’adoration que le Prophète ne reçut pas par
inspiration ou révélation. Second pilier de l’islam, elle lui fut imposée lors
de son ascension (mi‘râj) alors qu’il était « à une distance de deux arcs ou
plus près encore2  » de Dieu. Ce mode exceptionnel d’enseignement et
cette proximité de Dieu font dire aux exégètes du Coran que la prière
(salât) est ce qui relie (sila) le serviteur et son Seigneur. C’est pourquoi
elle est appelée en islam « la colonne centrale de la religion » (‘imâd al-
dîn).
Toutefois, c’est sur terre que furent montrés au Prophète les cinq
intervalles de temps durant lesquels doivent être accomplies les prières
quotidiennes. L’ange Gabriel vint voir le Prophète un premier jour pour lui
montrer à quel moment de la course du soleil dans le ciel commençait
chaque intervalle de temps, et un second jour pour lui indiquer la fin de
ces intervalles  : aube, zénith, mi-hauteur dans le ciel, crépuscule, nuit
complète. Ainsi, en plus du lien avec son Seigneur, le croyant se trouve
ainsi mis en harmonie avec les cycles du jour et de la nuit.
En présence de ses Compagnons, le Prophète insista sur le rôle
purificateur de la prière par le fait qu’elle relie toujours à nouveau
l’homme à sa Source : « Si l’un d’entre vous possédait une rivière passant
près de chez lui et qu’il puisse s’y baigner cinq fois par jour, pensez-vous
qu’il demeurerait sur son corps la moindre salissure ? Eh bien, ainsi en
est-il des cinq prières quotidiennes : par elles, Dieu efface les péchés3. »
Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux le Très-Miséricordieux.
Louange à Dieu, Seigneur de l’univers, le Tout-Miséricordieux le Très-
Miséricordieux, Souverain du Jour du Jugement dernier !
C’est Toi que nous adorons ! C’est de Toi dont nous implorons le
secours !
Guide-nous dans la Voie droite ; la Voie de ceux que tu as comblés de
bienfaits, non celle de ceux qui ont mérité Ta colère ni celle des égarés !
1, 1-7

Les sept versets de cette citation constituent l’ensemble de la première


sourate du Coran, appelée al-Fâtiha, « Celle qui ouvre ». Elle est récitée
au moins deux fois dans chaque prière rituelle. D’où son appellation « les
sept redoublés  » (al-sab‘ al-mathânî). C’est elle qui fait de la prière un
dialogue entre l’homme et Dieu. Un hadith qudsî4 enseigne que la sourate
al-Fâtiha est partagée entre Dieu et le croyant  : «  J’ai partagé la prière
entre Moi et Mon serviteur. Lorsqu’il dit  : “Louange à Dieu.”, Je dis  :
“Mon serviteur Me loue.” […] Lorsqu’il dit : “Guide-nous dans la Voie
droite…”, Je dis  : “Ceci exprime le besoin de Mon serviteur. Je lui
accorderai ce qu’il demande.”5 »
Cette sourate est également considérée comme un résumé de l’ensemble
des enseignements du Coran, ce que souligne l’appellation Umm al-
Qur’ân, « la Mère du Coran » : « Selon le Prophète, tout ce qui se trouve
dans les Livres révélés se retrouve dans le Coran et tout ce que contient le
Coran est résumé dans la sourate al-Fâtiha. Celle-ci est contenue à son
tour dans la formule “Au nom de Dieu, le Tout-Miséricordieux le Très-
Miséricordieux”6. »
Ô vous qui croyez ! Lorsque vous vous levez pour accomplir la prière,
lavez votre visage, vos mains et vos avant-bras jusqu’au coude, frottez-
vous la tête de votre main humide, lavez-vous les pieds jusqu’aux
chevilles…
5, 6

La prière ne peut être accomplie que si le fidèle est en état de pureté


rituelle. Ce verset instaure la pratique des ablutions dites «  mineures  »
(wudû’) laquelle doit être répétée si le fidèle urine, émet un gaz, va à la
selle, s’endort profondément ou s’évanouit.
L’eau pure ramène virtuellement le croyant à l’état de pureté originelle
(fitra) lequel est l’état premier de la Création. C’est, en effet, de l’eau que
« fut créée toute chose vivante », selon les termes d’un verset7. Du reste,
un hadith affirme clairement l’importance spirituelle de la purification par
l’eau : « La pureté rituelle est la moitié de la foi8. »
En l’absence d’eau, le croyant pourra se purifier rituellement en recourant
à l’ablution sèche (tayammum) : elle consiste à mettre les mains en contact
avec la terre, le sable ou la roche puis à les passer sur le visage et les
mains en incluant les poignets.
La notion de fitra permet de comprendre pourquoi beaucoup d’auteurs
considèrent la pureté rituelle comme une préparation à la pureté intérieure.
Ainsi, Ghazâlî définit, dès le début du chapitre qu’il consacre à la pureté
rituelle, quatre degrés de purification :
«  Il existe quatre degrés de purification  : la purification extérieure des
impuretés et des souillures  ; la purification des membres d’action des
fautes et des péchés  ; la purification du cœur des traits de caractère
blâmables et des défauts ; et, enfin, la purification de l’intime de l’être de
tout ce qui n’est pas Dieu, le Très-Haut. Ce dernier degré est celui des
prophètes – sur eux la Paix – et des véridiques9. »
… et, si vous avez accompli l’acte sexuel, purifiez-vous entièrement le
corps.
5, 6

À la différence des souillures mineures évoquées dans le commentaire du


verset précédent, l’acte sexuel fait entrer en état d’impureté majeure
(janâba). Toute émission de sperme – volontaire ou non –, le flux
menstruel et les lochies doivent être purifiés par les ablutions majeures
(ghusl). Celles-ci consistent à passer de l’eau sur toutes les zones du corps,
de la tête aux pieds.
Pour la majorité des théologiens, le fidèle en état d’impureté majeure ne
doit pas réciter le Coran. Ils s’appuient sur une parole de ‘Alî, cousin et
gendre du Prophète, affirmant que rien n’éloignait l’Envoyé de Dieu de la
lecture du Coran sauf l’état d’impureté majeure.
En dehors des cas que nous avons mentionnés, le fidèle devra accomplir
les ablutions majeures avant de se rendre à la mosquée pour la prière du
vendredi. De même, il lui est recommandé de le faire pour se rendre à la
prière des deux grandes fêtes religieuses de l’islam  : l’Aïd de fin de
ramadan et l’Aïd commémorant le sacrifice d’Abraham. Enfin, quiconque
accomplit la toilette mortuaire pour un défunt devra se purifier par les
ablutions majeures.
La purification du corps par les deux types d’ablution, lors de nombreuses
situations quotidiennes, rappelle au croyant que la vie terrestre a besoin
d’être rattachée toujours à nouveau à sa source céleste. La pesanteur de la
matière dense du corps est en quelque sorte neutralisée par la fluidité et la
pureté de l’eau  : «  Dieu aime ceux qui ne cessent de revenir à Lui et Il
aime ceux qui se purifient. » (2, 222)
En vérité, la prière empêche de s’adonner à la turpitude et à ce qui est
blâmable. Et l’invocation de Dieu est plus grande encore.
29, 45

Outre la fonction de lien et de dialogue avec Dieu, la prière a pour rôle de


purifier l’âme en l’empêchant de céder à ses faiblesses. En permettant au
fidèle de se recentrer, elle l’aide à échapper à la tyrannie des désirs de
l’ego. Cette fonction est celle du dhikr, de l’invocation de Dieu laquelle
consiste à se souvenir de Lui grâce à des formules rituelles. S’adressant à
Moïse, Dieu lui demande de prier dans une intention de dhikr : « Et
accomplis la prière dans le but de te souvenir de Moi (li-dhikrî). » (20, 14)
Les vertus purificatrices du dhikr sont souvent évoquées dans les paroles
du Prophète :
« Renouvelez votre foi : multipliez la répétition de la formule “Il n’est de
Dieu que Dieu”10. »
« On demanda au Prophète quel type de combattants aurait la plus grande
récompense. Il répondit : “Ceux qui invoquent le plus Dieu le Très-Haut.”
On l’interrogea alors sur la prière, l’impôt légal, le pèlerinage, l’aumône,
il répondit à chaque fois  : “Ceux qui invoquent le plus Dieu le Très-
Haut.” Alors Abû Bakr dit à ‘Umar : “Ô père de Hafsa, les invocateurs
ont amassé tout le bien !” Le Prophète conclut alors : “Exactement !”11 »
Cherchez assistance dans la patience et la prière. Certes, la prière peut
être lourde sauf pour ceux qui goûtent au recueillement, qui savent
qu’ils rencontreront leur Seigneur et qu’ils retourneront à Lui.
2, 45-46

La foi implique souvent certaines épreuves aussi bien extérieures


qu’intérieures. Dans le cas des premiers musulmans, elle les exposait à
l’hostilité des puissants de La Mecque mais ce n’est pas tout : ils avaient
aussi à lutter contre leurs propres tendances négatives.
La patience (sabr) désigne en islam la possibilité qu’a l’homme d’aller à
l’encontre de ce qui tente de s’imposer à sa volonté  : «  La patience est
propre à l’homme et on ne peut l’attribuer ni aux anges eu égard à leur
perfection ni aux animaux car ils en sont incapables. En effet, les animaux
sont dominés par les besoins concupiscents, ils y sont entièrement soumis.
Chaque mouvement ou repos est motivé par un besoin. Ils n’ont pas la
faculté d’y opposer une résistance qui, si elle était ferme, serait nommée
“patience”12. »
La patience et la prière sont des soutiens fondamentaux pour affronter les
épreuves, à condition que la prière ne soit pas accomplie de manière
mécanique mais qu’elle soit l’occasion d’un véritable recueillement
(khushû‘). Le verset donne une indication sur la façon de faire naître le
recueillement  : le croyant doit emplir son cœur avec la certitude qu’il
rencontrera, tôt ou tard, son Seigneur. Chaque jour qui passe rapproche
inexorablement l’être humain de cette rencontre, bon gré mal gré.
La prière musulmane, et en particulier la station debout (qiyâm) par
laquelle elle débute, est une anticipation du Jour de la Résurrection
(qiyâma) où l’humanité se présentera devant Dieu. Choisir librement de se
tenir devant Dieu et de s’adresser à Lui, c’est déjà vivre quelque chose de
la Résurrection.
Les aumônes légales sont destinées aux pauvres, aux nécessiteux, à ceux
qui sont chargés de recueillir ces dons et de les répartir, à ceux dont les
cœurs sont à gagner, au rachat des captifs, aux endettés insolvables, à
ceux qui se consacrent à la cause de Dieu et aux voyageurs démunis.
C’est une obligation prescrite par Dieu. Et Dieu est Omniscient et Sage.
9, 60

Le terme arabe zakât que l’on traduit souvent par «  aumône légale  »
possède le double sens de purification et d’accroissement. C’est ainsi que
le Prophète affirmait : « Les aumônes ne font pas diminuer les biens
matériels que l’on possède13 ! »
Pourtant ce n’est pas ce terme qui est utilisé dans ce verset mais celui de
sadaqa, parfois réservé à l’aumône libre et non obligatoire.
Ce terme provient de la même racine que sidq, désignant la sincérité.
Donner l’aumône légale, outre son utilité pour les nécessiteux, est une
preuve que pour le croyant l’accumulation des richesses matérielles n’est
pas une fin en soi et que le souci d’autrui fait partie intégrante de sa foi. À
ce sujet, le Prophète disait  : «  Nul d’entre vous n’a la foi tant qu’il ne
souhaite pas pour les autres ce qu’il souhaite pour lui-même14. »
L’aumône légale, troisième pilier de l’islam, montre clairement le lien
entre la foi et la générosité envers autrui. On aurait tort de n’y voir qu’un
impôt légal visant à consolider les liens communautaires à Médine.
L’insistance sur la charité comme composante de la foi est présente dès les
premières révélations à La Mecque :
«  As-tu vu celui qui traite la religion de mensonge. C’est celui-là même
qui repousse l’orphelin et n’incite pas à nourrir le pauvre. » (107, 1-3)
«  Alors l’orphelin, ne le brime jamais  ! L’homme dans le besoin, ne le
repousse jamais ! » (93, 9-10)
Ô vous qui avez la foi ! Le jeûne vous a été prescrit comme il a été
prescrit aux peuples qui vous ont précédés ; peut-être atteindrez-vous la
piété.
2, 183

Le jeûne n’était pas une pratique inconnue des Arabes de la période


antéislamique. De plus, juifs et chrétiens le pratiquaient. On rapporte que
lorsque le Prophète arriva à Médine, il apprit que les juifs jeûnaient le
dixième jour du mois lunaire de Muharram en souvenir de Moïse et de la
sortie d’Égypte. Il ordonna alors aux musulmans de jeûner le neuvième et
le dixième jour de Muharram. Ce jeûne fut une obligation rituelle jusqu’à
la révélation de ce verset. C’est alors le jeûne du mois de Ramadan qui
devint l’obligation rituelle.
En plus d’inscrire le jeûne dans la continuité des religions abrahamiques,
ce verset en fait une aide pour réaliser la piété. Les différents degrés de
celle-ci sont multiples. En relation avec le jeûne, Ghazâlî distingue trois
catégories fondamentales : le jeûne du commun (sawm al-‘umûm), le jeûne
de l’élite (sawm al-khusûs) et le jeûne de l’élite de l’élite (sawm khusûs al-
khusûs). Le jeûne du commun est caractérisé par l’abstention de se livrer
aux désirs du ventre et du sexe. En plus de cela, le jeûne de l’élite consiste
à préserver du péché l’ouïe, la vue, la langue, les mains, les pieds et tous
les organes d’action (jawârih). Outre tout cela, le jeûne de l’élite de l’élite
consiste, selon Ghazâlî, à «  préserver le cœur des préoccupations
mondaines et de toutes pensées vaines, de manière à être entièrement
tourné vers Dieu le Très-Haut15… »
Certes, Nous l’avons fait descendre au cours de la Nuit de la
Détermination. Et qui te fera connaître la nature de la Nuit de la
Détermination ? La Nuit de la Détermination est préférable à mille mois.
Les anges et l’Esprit descendent avec la permission de leur Seigneur
afin de tout régir. Elle est paix jusqu’au lever de l’aube.
97, 1-5

La Nuit de la Détermination – également appelée la Nuit du Destin (Laylat


al-Qadr) – est, selon l’avis majoritaire en islam, une des nuits impaires de
la dernière décade du mois de Ramadan. Les exégètes précisent que la
«  descente du Coran  » évoquée par ces versets n’est pas la révélation
puisqu’elle eut lieu de façon fragmentée pendant vingt-trois ans, mais une
descente globale du Livre, de la Table gardée se situant au plus haut des
cieux jusqu’au ciel de notre monde. Selon Tabarî, cette nuit est celle où le
destin annuel de chaque créature est apporté sur terre par les anges et
l’Esprit. La valeur des actes pieux accomplis durant cette nuit est
démultipliée  : en temps ordinaire, mille mois ne suffiraient pas pour
accomplir l’équivalent.
Sans nier la valeur exceptionnelle de cette nuit bénie, les mystiques de
l’islam admettent que tout moment où le serviteur est entièrement absorbé
par la Présence divine peut être appelé Laylat al-Qadr. Ainsi, Abû
l-‘Abbâs al-Mursî (m. 1287) disait : « Chacun de nos instants est une Nuit
de la Détermination. » Dans son commentaire du Coran, Ibn ‘Ajîba se fait
l’écho de cette expérience spirituelle : «  Pour les hommes de réalisation
spirituelle, chaque instant est une Nuit de la Détermination, tous les lieux
sont pour eux la plaine de ‘Arafât, tous les jours sont pour eux vendredi,
car le caractère précieux d’un instant ou d’un lieu est lié à ce qui s’y
produit en termes de proximité divine, de dévoilement et de
contemplation16. »
En vérité, le premier temple qui ait été fondé à l’intention des hommes
est bien celui de La Mecque : il est à la fois une bénédiction et une
guidance pour les mondes. Terre de signes sacrés, c’est aussi l’Oratoire
d’Abraham. Quiconque y pénètre sera en sécurité...
3, 96

La Mecque est appelée Bakka dans ce verset et c’est probablement le nom


originel du lieu, nom qui devint par la suite Makka. La mutation
phonétique d’une consonne labiale en une autre est un phénomène
linguistique connu.
Dans les Psaumes, il est fait allusion à la vallée aride de La Mecque par
son nom originel : « Béni est celui qui place sa force en Toi, et qui trouve
en son cœur les chemins de ceux qui, passant à travers la vallée de Bacca,
en ont fait un lieu plein de sources17. »
Certaines sources musulmanes anciennes rapportent que le temple de
Bakka fut construit par les anges avant la descente d’Adam sur terre.
Après un temps, ce dernier reçut l’ordre de Dieu de s’y rendre en
pèlerinage. Détruit à l’époque de Noé par le Déluge, il fut reconstruit par
Abraham et son fils Ismaël. Puis, Abraham reçut l’ordre d’appeler les
hommes à accomplir le pèlerinage à cet endroit : « Appelle les hommes au
pèlerinage ! Ils répondront à ton appel, à pied et sur toute monture, venant
des contrées plus éloignées. » (22, 27)
Par ce verset, le Coran rattache explicitement l’islam, et en particulier les
rites du pèlerinage, à la Tradition primordiale ou au Culte axial (al-Dîn al-
qayyim) dont nous avons déjà parlé. Un hadith affirme d’ailleurs que celui
qui accomplit le pèlerinage à La Mecque en revient pur « comme le jour
où sa mère l’a mis au monde ». C’est là une allusion à la fitra, la nature
originelle.
… Se rendre en pèlerinage à la Demeure de Dieu est un devoir pour
quiconque en a la possibilité.
3, 97

Le cinquième pilier de l’islam n’est une obligation que pour ceux qui ont
la possibilité physique et matérielle de l’accomplir.
La sacralité de la Kaaba et de ses alentours à La Mecque est marquée par
l’appellation « Demeure de Dieu » (Bayt Allâh). La plupart des rites que
comporte le pèlerinage témoignent de ce qu’il est un voyage vers Dieu. La
formule rituelle que répète inlassablement le pèlerin, la talbiyya, en rend
compte  : «  Me voici ô mon Dieu  ! Me voici  ! [Tu es l’Unique] qui n’a
point d’associé… »
Dans cette perspective, les tournées rituelles (tawâf) autour de la Kaaba
sont le symbole de la Présence divine dans le cœur  : «  Sache que les
tournées rituelles sont en réalité celles du cœur autour de la Présence
seigneuriale. Le Temple de la Kaaba est un symbole, dans le monde
sensible (mulk), de cette Présence que l’œil ne peut percevoir et qui
appartient au monde céleste (malakût). De la même façon, le corps est le
symbole visible du cœur qui relève du monde de la réalité occultée (‘âlam
al-ghayb). »
Ghazâlî poursuit son propos et affirme qu’il existe une « analogie » entre
l’adoration des hommes et celle des anges : « En vertu de l’analogie entre
le plan terrestre et le plan spirituel, la Kaaba correspond au “Temple
fréquenté” qui se situe dans les cieux. Les tournées rituelles que font les
anges autour de ce temple sont l’archétype de celles que font les hommes
autour de la Kaaba18. »
Les bédouins ont affirmé : « Nous avons la foi ! » Disleur : « Vous
n’avez pas encore la foi. » Dites plutôt : « Nous nous sommes soumis car
la foi n’a pas encore pénétré vos cœurs. »
49, 14

Vers la fin de la vie du Prophète, les conversions se firent en masse comme


en témoigne la sourate Le Secours (110, 1-3)  : «  Lorsque le secours de
Dieu et Sa victoire viendront, lorsque tu verras les hommes embrasser en
masse Sa religion, célèbre alors les louanges de ton Seigneur et implore
Son pardon. Certes Dieu revient sans cesse vers le pécheur repentant. »
Ces conversions se faisaient souvent par groupes familiaux ou clans
entiers, ce qui explique qu’une partie des nouveaux musulmans n’étaient
pas mus par des motifs spirituels. Selon Tabarî, ce verset fut révélé, en
premier lieu, à l’encontre de la tribu des Banî Asad. Il distingue clairement
la simple acceptation de l’islam comme dernière religion révélée de la foi
entendue comme lumière qui entre dans le cœur. Pour étayer cette
distinction, Tabarî cite ce hadith : « Le Prophète donna plus à un homme
qu’à un autre. Sa‘d lui dit alors : “Ô Envoyé de Dieu ! Tu n’as pas donné
à un tel alors qu’il est croyant (mu’min).” Le Prophète répondit  : “Ou
simplement soumis (muslim).” Sa‘d réitéra sa remarque à plusieurs
reprises, et le Prophète fit toujours la même réponse et finit par ajouter :
“Il m’arrive de faire un don à une personne alors que j’en préfère une
autre, lorsque je crains que ce don l’égare et le pousse vers l’Enfer.”19 »
Interrogé sur les signes accompagnant l’entrée de la foi dans le cœur, le
Prophète répondit : « Le fait de se tourner vers la Demeure de l’éternité,
de se désintéresser de la Demeure de l’illusion et de se préparer à la mort
avant qu’elle n’arrive20. »
Ceux qui donnent leurs biens en aumône dans l’aisance comme dans la
difficulté, qui contiennent leur colère et se montrent indulgents envers
les gens : Dieu aime les êtres vertueux.
3, 134

La générosité envers autrui ne concerne pas seulement ceux qui vivent


dans l’aisance : le devoir d’aider autrui s’impose à tous. S’adressant à des
pauvres, le Prophète leur dit : « Préservez-vous du châtiment de l’Au-delà,
ne serait-ce qu’en faisant l’aumône d’un morceau de datte  ! Si vous ne
possédez rien, alors faites l’aumône par une belle parole21. »
Les exégètes du Coran décrivent « ceux qui contiennent leur colère » (al-
kâzimîn al-ghayz) comme ceux qui empêchent leur colère de s’exprimer
par des paroles ou des actes. Râzî souligne que cette attitude dérive de
deux qualités  : la patience (sabr) et la longanimité (hilm). Il rapproche
cette attitude de celle décrite dans les versets suivants : « … Ceux qui, dès
qu’ils se mettent en colère, implorent le pardon de Dieu... Ceux qui,
lorsqu’ils sont victimes d’injustice, demandent réparation : la rétribution
d’une offense est proportionnelle à la faute commise. Quant à celui qui
pardonne et cherche la conciliation, c’est à Dieu qu’incombera sa
récompense. Et certes, Dieu n’aime pas les injustes. » (42, 37-40)
Selon un hadith du Prophète, la plénitude de la foi ne peut être atteinte que
si la colère est chassée du cœur : « Qui contient sa colère alors qu’il est en
position de force, Dieu emplira son cœur de paix et de foi22. »
La fin du verset souligne que les attitudes qui y sont recommandées
relèvent de la vertu parfaite (ihsân) laquelle représente les degrés les plus
élevés de la foi.
L’action bonne n’est pas semblable à la mauvaise. Repousse le mal par
ce qui est le plus beau en bonté : tu verras alors celui qu’une inimitié
séparait de toi devenir pour toi un ami chaleureux. C’est là une chose à
laquelle n’atteignent que ceux qui exercent la patience, ceux qui sont
touchés par une grâce immense.
41, 34-35

Commentant ce verset, Ibn ‘Abbâs caractérisait « ce qui est le plus beau en
bonté » par les attitudes suivantes : « Il s’agit de faire preuve de patience
plutôt que de céder à la colère ; être magnanime face à celui qui agit avec
ignorance ; pardonner à ceux qui nous nuisent. »
La bonté capable de transformer un ennemi en ami chaleureux est
conditionnée, dans ce verset, à la patience en tant que grâce de Dieu.
Cependant, précise Râzî, cette grâce ne peut être reçue que par ceux qui
possèdent certaines dispositions intérieures liées à la connaissance et à la
sagesse. Il distingue trois types de savants ou de «  connaissants  »
(‘ulamâ’) : Ceux qui connaissent Dieu en son Être (al-‘ulamâ’ bi-Llâh) ;
ceux qui connaissent Ses Attributs (al-‘ulamâ’ bi-sifâti Llâh)  ; ceux qui
connaissent Ses commandements (al-‘ulamâ’ bi-ahkâmi Llâh). Râzî
ajoutent que les premiers sont les sages auxquels fait allusion ce verset :
« Dieu accorde la sagesse à qui Il veut, et celui qui s’est vu accorder la
sagesse, en vérité, a reçu un bien immense. Mais seuls les gens doués
d’intelligence se remémorent cela ! » (2, 269)
Ces sages sont donc à même de repousser le mal par le bien et d’aider
autrui à sortir de la prison de la haine et du poison du désir de vengeance.
D’autres versets insistent également sur cette noble attitude : « Repousse le
mal par la plus belle bonté. » (23, 96) Évoquant « la plus belle bonté », ce
verset utilise le terme ahsan qui est proche du vocable ihsân, la vertu
parfaite, dont nous avons déjà traité et sur laquelle nous reviendrons.
Dieu accorde la sagesse à qui Il veut, et celui qui s’est vu accorder la
sagesse, en vérité, a reçu un bien immense. Mais seuls les gens doués
d’intelligence se remémorent cela !
2, 269

Le ton de ce verset est celui d’une interpellation : il s’agit d’éveiller, avec


force, la quête de la sagesse dans le cœur des croyants. Cependant, le
verset est également empreint de lucidité  : seuls peuvent se mettre en
quête ceux qui ne veulent plus – ou qui ne peuvent plus – se contenter
d’être superficiels. Ces êtres sont désignés par les termes ulû al-albâb, que
nous avons traduits par «  doués d’intelligence  » mais que l’on pourrait
rendre par « les gens de la profondeur ». Le terme albâb, pluriel de lubb,
désigne l’intérieur d’un fruit, par opposition à son écorce (qishr). La
réalité profonde des choses est donc voilée par leur écorce et ne se dévoile
qu’à ceux qui la recherchent ardemment.
Très tôt, les exégètes et les maîtres spirituels ont tenté de donner une
définition de la hikma, la sagesse. Ainsi, al-Hakîm al-Tirmidhî (m. 930) la
définit comme « la connaissance intérieure », celle qu’aucune érudition ne
saurait procurer. L’obstacle le plus courant à cette illumination est sans
doute l’esprit partisan et donc le sectarisme. Ainsi, le Prophète déclara, un
jour, à ses Compagnons réunis autour de lui : « La sagesse est l’objet de la
quête du croyant  : où qu’il la trouve, il la fait sienne sans se soucier de
son origine23. »
Il est significatif que l’institution fondée à Bagdad en 832 par les
musulmans afin de recueillir toutes les formes de savoir, sans partis pris ni
ostracisme, fut nommée Bayt al-hikma, la «  Demeure de la sagesse  ».
Astronomes, mathématiciens, penseurs, lettrés, traducteurs, la
fréquentaient. Des croyants de diverses religions s’y retrouvaient.
Considérer la sagesse comme un bien immense c’est garder à l’esprit
qu’elle est « l’objet de la quête du croyant ».
Seuls sont croyants ceux dont les cœurs frémissent à l’invocation du
Nom de Dieu, ceux dont la foi augmente quand Ses versets leur sont
récités et qui, en toutes choses, s’en remettent à Lui...
8, 2

Le premier signe de la foi véritable est la réceptivité du cœur à


l’invocation du Nom de Dieu. Cette réceptivité est marquée par une
réaction appelée dans le verset wajal, terme que nous avons traduit par
« frémissement ». Selon Râzî, cette réaction du cœur résulte de la crainte
révérencielle qu’éprouve le croyant face à la grandeur de son Seigneur
(khawf al-‘azâma). Il précise que le frémissement en question n’empêche
nullement la sérénité (itmi’nân) car il s’agit là d’aspects complémentaires
de la foi. Du reste, un autre verset met en relation la paix du cœur (ikhbât)
avec le frémissement dû à l’invocation de Dieu  : «  Annonce la bonne
nouvelle à ceux qui demeurent dans la paix du cœur : ce sont ceux dont le
cœur frémit à l’invocation du Nom de Dieu… » (22, 34-35)
Nous avons vu précédemment l’impact de la Parole révélée sur le cœur du
croyant. Une des fonctions spirituelles du Coran est, on s’en souvient, de
permettre la réminiscence des certitudes contenues dans la nature
originelle.
Enfin, la remise confiante de toutes choses entre les mains de Dieu
(tawakkul), loin de correspondre à une simple passivité, implique une
vigilance sur soi de chaque instant. Cette remise confiante n’est pas un
abandon de l’initiative humaine mais la conscience que cette dernière est
sans valeur sans le Soutien de Dieu. Parce que l’homme a souvent
tendance à compter sur ses propres forces et capacités – l’archétype de
cette attitude est, dans le Coran, Pharaon s’opposant à Moïse –, il doit
régulièrement retourner vers la source de toute possibilité. Pour contrer
cette tendance de l’ego, le Prophète enseigna à ses Compagnons de répéter
quotidiennement cette formule : « Il n’est de force et de puissance qu’en
Dieu. »
N’est-ce pas par l’invocation de Dieu que les cœurs s’apaisent ?
13, 28

Le terme arabe dhikr que nous avons rendu en français par « invocation »
peut aussi être traduit par «  souvenir  », «  rappel  » ou «  mention  ». Pour
respecter cette polysémie, on peut proposer la périphrase suivante : Rappel
de Dieu par la répétition d’une formule sacrée.
L’obstacle majeur à la paix intérieure est constitué par les pensées qui
s’imposent par leur force, quelle qu’en soit l’origine, craintes ou désirs. La
nature agitée du mental est une prison dont on doit apprendre à sortir. La
répétition abondante d’une formule sacrée permet de concentrer la pensée
du croyant sur le contenu spirituel de cette formule. Par ce biais, l’amour
de Dieu s’empare progressivement du cœur et y infuse la paix et la
sérénité. En d’autres termes, l’invocation persévérante de Dieu dissout le
mental dans la bienheureuse Lumière divine qui embrasse toute chose.
Dans son commentaire, Râzî qualifie l’invocation de Dieu de «  pierre
philosophale capable de transformer radicalement le cœur ». Pour sa part,
le cheikh Darqâwî insiste sur la joie indéfectible du croyant dont le cœur
est imprégné par l’invocation de Dieu : « Il est dit que par l’invocation de
Dieu le croyant atteint une telle paix de l’âme que la grande terreur au
Jour de la Résurrection ne peut l’attrister ; combien moins pourrait-il être
troublé par ce qui lui arrive d’épreuves et de revers dans l’ici-bas. Tiens-
toi donc fermement à l’invocation de ton Seigneur, mon frère, comme nous
te l’avons dit, et tu verras merveille. Que Dieu nous comble de Sa
grâce24. »
Dans des sanctuaires que Dieu a permis d’édifier et dans lesquels Il a
autorisé que l’on invoque Son Nom, il est des hommes que ni le négoce
ni les ventes ne distraient du souvenir de Dieu, de l’accomplissement de
la prière et de l’acquittement de l’aumône prescrite. Ils glorifient Dieu à
l’aube et au crépuscule.
24, 36-37

Ce verset suit celui de la Lumière (24, 35) et fut, comme lui, révélé vers
l’an 5 de l’Hégire, à une époque où la communauté de Médine s’était
structurée et où un certain nombre de mosquées avait vu le jour. Il rappelle
l’importance qu’avait la pratique de l’invocation du Nom chez les
Compagnons dont la foi était la mieux ancrée. Leur état spirituel est décrit
comme un souvenir perpétuel de la Présence de Dieu. Parmi les diverses
formes d’invocation, certaines peuvent être pratiquées par tout musulman,
d’autres doivent être transmises par une initiation. C’est le cas de la forme
d’invocation dont traitent les deux extraits suivants :« Sache que par Son
Nom Dieu illumine celui qu’Il choisit, et lui communique ainsi inspiration
et compréhension. Le motif spirituel pour lequel Dieu invite à invoquer
abondamment Son Nom de préférence à toute autre invocation n’est autre
que de permettre de méditer sur les significations intelligibles des secrets
du Nom. C’est ainsi que les soleils des lumières se lèvent sur les
cœurs25… »
«  Le Nom est à la fois la voie d’accès à la Connaissance et la
Connaissance elle-même… Par ce mystère intérieur de l’union du Nom et
du Nommé, de Dieu et de son Nom béni, l’accès à la forme sacrée est
accès à l’Informel car vivre constamment dans le Nom divin c’est vivre en
Dieu et voir toutes choses en Lui, telles qu’elles sont26. »
Dis : Allâh ! Puis laisse-les ensuite à leurs vains discours.
6, 91

Bien qu’elle puisse être comprise à différents niveaux, cette formule


lapidaire est l’un des versets les plus directs concernant l’invocation de
Dieu. Au sens premier, ce verset est une réponse aux détracteurs du
Prophète : «  Demande-leur  : “Qui donc a révélé l’Écriture que Moïse a
apportée comme lumière et direction pour les hommes ? Ce livre que vous
écrivez sur des feuillets, pour n’en montrer qu’une partie, tout en cachant
tout le reste, et dans lequel vous avez appris ce que vous ne saviez ni vous
ni vos ancêtres ?” Dis : “Allâh !” Puis laisse-les à leurs vains discours. »
Spirituellement, ce verset est une invitation à remplacer toutes les
préoccupations qui assaillent le cœur par l’invocation de Dieu. Ainsi,
Ghazâlî soutient que celui qui souhaite jeûner de manière spirituelle, doit
demeurer intérieurement dans l’invocation de Dieu : « Les maîtres versés
dans la science des cœurs enseignent que celui qui, pendant le temps du
jeûne, se préoccupe de ce qu’il mangera lors de la rupture, a un
comportement fautif car cette attitude est le signe du peu de confiance
dans la faveur de Dieu et une marque de certitude déficiente à l’égard de
Celui qui accorde la subsistance. Telle est l’excellence des prophètes, des
véridiques et des rapprochés. Il serait superflu d’en parler longuement
car, en vérité, ce degré d’excellence s’obtient par le cheminement
intérieur. Il s’agit, en l’espèce, d’orienter son inspiration intérieure vers
Dieu, le Très-Haut, et de se défaire de tout ce qui est autre que Lui. On
devra alors s’imprégner du sens de ce verset : “Dis : Allâh ! Puis laisse-
les à leurs vains discours.”27 »
Persévère dans la compagnie de ceux qui invoquent leur Seigneur matin
et soir par désir de Sa Face.
Ne détourne pas d’eux ton regard en recherchant les séductions de l’ici-
bas !
18, 28

Après être rentré triomphalement à La Mecque, le Prophète se montra très


indulgent envers ses anciens ennemis. Bien que leur foi fût douteuse,
certains furent encouragés par le Prophète et mis à l’honneur afin d’ouvrir
leur cœur. Il s’agit des Mu’allafat qulûbuhum, ceux dont on veut gagner
les cœurs. Un jour, quelques-unes de ces personnes, alors qu’elles étaient
en compagnie du Prophète, se mirent à critiquer certains croyants pauvres
en ces termes : « “Ô Envoyé de Dieu ! Pourquoi ne nous débarrasses-tu
pas de ces gens et de l’odeur de leurs vêtements de laine afin que nous
puissions nous asseoir et parler avec toi  ? Accorde-leur un jour où ils
viendront et où nous serons absents, et accorde-nous un jour où nous
viendrons et où ils seront absents.” C’est alors que fut révélé le verset
précité28. »
Ce qui distingue ce groupe de pauvres est leur attachement à la pratique de
l’invocation alliée à une grande aspiration à la proximité de Dieu. Il est à
souligner que le Prophète reçoit l’ordre de Dieu de rechercher leur
compagnie et d’y persévérer. Il faut voir là une conséquence de
l’excellence de l’invocation, en particulier sous forme collective.
L’expression isbir nafsak que nous avons rendue par « persévère » signifie
littéralement «  impose la patience à ton ego  ». Les maîtres spirituels
enseignent que le novice éprouve souvent une sorte de découragement
face à la monotonie apparente des séances d’invocation. Cette période est
appelée fatra et seuls la dépassent ceux qui sont amenés à découvrir
l’inépuisable richesse intérieure offerte par l’invocation de Dieu.
Invoquez-Moi, Je vous évoquerai…
2, 152

Il existe un certain nombre de versets qui expriment ce que l’on peut


appeler une « réciprocité mystique », c’est-à-dire un lien réciproque entre
l’action de l’homme et celle de Dieu. Ainsi, le verset suivant conditionne
le soutien de Dieu au soutien à Sa cause : « Si vous soutenez la Cause de
Dieu, Dieu vous soutiendra…  » (47, 7) Cette réciprocité est également
valable lorsque l’homme se comporte mal  : «  Dieu est prêt à vous faire
miséricorde. Mais si vous recommencez [vos péchés], Nous
recommencerons [à vous châtier]. » (17, 8)
Concernant l’expression « Invoquez-Moi, Je vous évoquerai », Tâbarî cite
la glose suivante : « Invoquez-Moi par vos actions d’obéissance, Je vous
évoquerai en vous accordant Mon pardon. »
Les hadiths qudsî – dans lesquels Dieu parle à la première personne –
rendent compte également de la réciprocité mystique que nous avons
évoquée : « Dieu le Très-Haut a dit : “J’agis en conformité avec ce que
Mon serviteur pense que Je ferai et Je suis avec lui lorsqu’il M’invoque.
S’il M’invoque en lui-même, Je l’évoque en Moi-même, et s’il M’invoque
dans une assemblée, Je l’évoque dans une assemblée meilleure que la
sienne. S’il s’approche de Moi d’un empan, Je M’approche de lui d’une
coudée ; s’il s’approche de Moi d’une coudée, Je M’approche de lui d’une
brassée  ; s’il vient à Moi en marchant, Je vais à lui en
M’empressant !”29 » Ajoutons que cette réciprocité n’est pas toujours un
rapport d’affinité ou de participation, car il existe aussi un rapport de
complémentarité inverse. Par exemple, la réalité humaine est pauvreté
alors que la Réalité divine est Richesse  : «  Ô hommes, vous êtes les
pauvres envers Dieu, et Dieu est le Riche, le Louangé. » (35, 15)
La Richesse de Dieu ne vient habiter l’homme que si celui-ci renoue avec
sa pauvreté ontologique.
N’as-tu pas médité comment Dieu propose comme symbole de la bonne
parole un bel arbre fermement enraciné dans le sol, dont les branches
s’élancent vers le ciel et qui produit, par la grâce de son Créateur, des
fruits à chaque instant ? À l’opposé, la parole perverse est comparable à
un arbre malingre, déraciné à même le sol et dépourvu d’ancrage.
14, 24-25

Le symbole de l’arbre est un symbole universel que l’on retrouve dans la


plupart des religions30. Dans ce verset, l’arbre symbolise l’épanouissement
spirituel de l’être grâce à la «  parole sacrée  ». Selon Tabarî, le symbole
doit être déchiffré par l’œil du cœur : « Ne perçois-tu pas, Ô Muhammad,
par l’œil du cœur ce que signifie la “bonne parole” ? […] Selon Ibn
‘Abbâs, celle-ci est la parole “Lâ ilâha illa-Llâh”, “Il n’est de dieu que
Dieu”. Le “bel arbre” est le croyant.  » Il ajoute que l’expression
« fermement enraciné » désigne la foi lorsqu’elle est ancrée dans le cœur.
Quant à l’expression «  dont les branches s’élancent vers le ciel  », elle
concerne les actions du croyant qui sont élevées jusqu’au ciel.
De même, Ghazâlî identifie la « bonne parole » à la connaissance
spirituelle : « Plus grande est notre connaissance de Dieu, plus elle prend
de place dans le cœur, plus grand sera notre amour pour lui… Cela est
comparable à la graine que l’on plante dans la terre après avoir purifié
celle-ci des mauvaises herbes. De cette “graine” sortira l’arbre de
l’amour et de la connaissance. Cet arbre est le symbole donné par Dieu :
“Dieu propose comme symbole de la bonne parole un bel arbre…”31 »
 
1. Ihyâ’, VIII, p. 202-203.
2. Voir Coran : 53, 9.
3. Bukhârî, Sahîh, n° 505.
4. Il s’agit d’un propos rapporté par le Prophète où Dieu parle à la première personne.
5. Tirmidhî, Sunan, n° 2953.
6. ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, al-Kahf wa-l-Raqîm, Beyrouth, 2004, p. 13.
7. Voir Coran : 21, 30.
8. Muslim, Sahîh, ch. 2 ; 1 (n° 1).
9. Ihyâ’, I, p. 464.
10. Sur ce hadith, voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, op. cit., I, p. 220.
11. Ibid., I, p. 223-224.
12. Ghazâlî, Le Livre de la patience, op. cit., p. 22.
13. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, n° 3449.
14. Bukhârî, Sahîh, n° 13.
15. Ghazâlî, Les Secrets du jeûne en islam, Paris, Albouraq, 2001, p. 129-130.
16. Al-Bahr al-madîd, VI, p. 490.
17. Psaume 84, « Chant du Pèlerinage », versets 6-7.
18. Ihyâ’, II, p. 245.
19. Muslim, Sahîh, ch. 1 : 40, hadith n° 150.
20. Voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, op. cit., I, p. 131.
21. Nasâ’î, Sunan, n° 2554.
22. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, n° 8997.
23. Tirmidhî, Sunan, n° 2828.
24. Voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, op. cit., I, p. 244-245.
25. Ibn ‘Atâ’ Allâh, al-Qasd al-mujarrad, Le Caire, s. d., p. 80.
26. Seyyed Hossein Nasr, La Connaissance et le Sacré, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1999, p. 270.
27. Ihyâ’, II, p. 110-111.
28. Ibn Mâjah, Sunan, n° 4127.
29. Bukhârî, Sahîh, n° 6970.
30. Voir René Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée, Paris, Gallimard, 1962, p. 304-
315 et Ananda Coomaraswamy, L’Arbre inversé, Milan, éditions Archè, 1991.
31. Ihyâ’, VIII, p. 436.
L’ICI-BAS ET L’AU-DELÀ
Le désir d’accumuler les richesses vous accapare jusqu’à ce que vous
vous retrouviez dans la tombe. Prenez garde ! Vous connaîtrez bientôt la
Vérité.
102, 1-3

La course sans fin à l’accumulation et le règne de la quantité qui s’impose


partout dévorent la vie de ceux qui s’y abandonnent sans résistance. Dans
ces conditions, rien ne les prépare à la mort et à la rencontre avec Dieu.
Or, selon un hadith  : «  Chaque homme sera ressuscité dans l’état dans
lequel la mort l’aura surpris1. »
Le verset se termine par une mise en garde car l’absence totale de
préparation à la mort fait de l’irruption de la Vérité un phénomène d’une
fulgurance insoutenable. Certains exégètes font un rapprochement entre la
mort d’un individu et la fin du monde. On parle dans le premier cas de
petite résurrection (al-qiyâma al-sughrâ) et de grande résurrection (al-
qiyâma al-kubrâ) dans le second. Dans les deux cas, l’expérience est
nécessairement « inouïe et apocalyptique » : « Le monde sera submergé et
ravalé un jour par une irruption inimaginable du miraculeux pur –
inimaginable parce que dépassant toutes les expériences et toutes les
mesures humaines. L’empirisme humain ne saurait donc en être témoin,
pas plus qu’un éphémère ne peut statuer sur l’alternance des saisons  ;
pour une créature qui serait née à minuit et dont la vie ne durerait qu’un
jour, le soleil ne saurait entrer d’une façon quelconque dans la série des
sensations habituelles  ; l’apparition du disque solaire, qu’aucun
phénomène analogue ne laissait prévoir durant la longue nuit,
apparaîtrait comme un prodige inouï et apocalyptique. Or c’est ainsi que
Dieu viendra. Il n’y aura plus que cette seule venue, cette seule présence,
et le monde des expériences en éclatera2. »
Sachez que la vie d’ici-bas n’est que jeu et frivolité, apparat et futiles
rivalités, ainsi que désir d’accumuler des richesses et d’avoir une
nombreuse descendance. La vie d’ici-bas est semblable à une pluie qui
fait pousser une végétation qui, après avoir charmé un instant les
cultivateurs, se fane, jaunit et tombe en débris. Dans l’Au-delà, il y aura
soit un terrible tourment, soit le Pardon de Dieu et Son Agrément. Quant
à la vie d’ici-bas, elle n’est qu’une jouissance illusoire.
57, 20

Tout le contenu du verset au sujet de la nature réelle de l’ici-bas est résumé


par l’expression «  jouissance illusoire  » (matâ‘ al-ghurûr). Le désir
d’accumuler (takâthur) richesse et pouvoir fait perdre de vue leur
caractère éphémère.
La parabole de la végétation luxuriante apparaissant, grâce à la pluie, sur
une terre jadis desséchée, pour se faner et disparaître ensuite est un rappel
de l’inconscience qu’il y a à consacrer toute sa vie à « ce qui ne dure
pas ».
L’enseignement oral du Prophète ainsi que son exemple personnel
témoignent de l’importance du détachement comme vertu essentielle  :
« Le bas monde est la demeure de celui qui n’en a point et la richesse de
celui qui ne possède rien : seul celui qui n’a pas d’intelligence amasse en
ce monde3. » Malgré les possibilités que lui offrait sa position dominante
en Arabie, vers la fin de sa vie, le Prophète refusa toujours d’accumuler la
moindre richesse pour lui et distribuait en aumônes les richesses qui lui
étaient offertes. Jusqu’à sa mort, sa demeure fut aussi simple que celles
des plus humbles parmi les musulmans.
Les œuvres des négateurs sont semblables à un mirage du désert que
l’homme assoiffé prend pour de l’eau ; mais quand il y arrive, il
s’aperçoit qu’il n’en est rien. Ce qu’il trouve, c’est Dieu. Il lui donne
alors ce à quoi il a droit, car Dieu est prompt dans Ses comptes.
24, 39

Dans le verset précédent, l’ici-bas était comparé à une végétation


éphémère. Cette fois, la comparaison est plus radicale : l’image du mirage
dans le désert est faite pour frapper les esprits et réveiller les cœurs. Quand
l’illusion que constitue le monde cessera – lors de la fin du monde ou
simplement, pour un individu, à sa mort – alors la réalité des actions
accomplies apparaîtra au grand jour. Chaque être récoltera ce qu’il a
semé : Dieu lui donnera « ce à quoi il a droit ».
Le Prophète qualifiait l’ici-bas de « Demeure de l’illusion » et enseignait
que la foi permet, lorsqu’elle est réelle, de prendre conscience du caractère
illusoire des jouissances de ce monde : « Lorsque la lumière entre dans le
cœur celui-ci se dilate et s’élargit. On demanda  : “Quel est le signe qui
atteste de cela  ?” Le Prophète répondit  : “Le fait de se tourner vers la
Demeure de l’éternité, de se désintéresser de la Demeure de l’illusion et
de se préparer à la mort avant qu’elle n’arrive.”4 »
Ghazâlî définit l’illusion (ghurûr) comme « le repos que l’ego trouve dans
ce qui conforte la passion et la nature mondaine5.  » Ajoutons ici que le
Coran laisse entendre que l’illusion de l’ici-bas serait moins séduisante si
elle n’était pas entretenue par les efforts du Maître d’illusion (gharûr)
qu’est Satan : « Ô hommes ! La promesse de Dieu est véridique ! Que la
vie de l’ici-bas ne vous emporte pas dans son illusion ! Que le Maître
d’illusion ne vous trompe pas au sujet de Dieu ! » (35, 5)
En vérité, ceux qui ont eu la foi, qui ont pratiqué les bonnes œuvres et
sont demeurés dans la quiétude auprès de leur Seigneur sont destinés au
Paradis où ils demeureront à jamais.
11, 23

La foi et les bonnes œuvres trouvent leur accomplissement dans la


quiétude (ikhbât) auprès de Dieu. Il n’est pas aisé de définir cet état
spirituel auquel seulement trois versets du Coran font allusion6. Tabarî cite
plusieurs interprétations de ce terme  : selon certains, il désigne le retour
vers Dieu (inâba)  ; d’autres l’interprètent comme un synonyme de
l’apaisement intérieur (itmi’nân). Selon Munâwî, « la quiétude consiste à
être humble face à Dieu et à avoir le cœur empli de Sa Présence7 ».
Dans les hadiths, la quiétude est essentiellement décrite comme une
attitude qui se développe et se renforce grâce à la prière. Commentant un
de ces hadiths, Munâwî écrit : « La recherche de perfection dans tous les
éléments de la prière cités ici s’appelle “quiétude”, laquelle se réalise par
une posture humble et une conscience de notre petitesse dans chaque acte
appartenant à la prière8. »
Dans son commentaire ésotérique, Rûzbihân Baqlî identifie la quiétude à
l’extinction de l’ego : « [Demeureront à jamais au Paradis] ceux qui ont
eu la foi, par la certitude que confère la contemplation directe des réalités
spirituelles, et ont accompli les bonnes œuvres en s’efforçant d’atteindre
la proximité du Réel. Ils ont ainsi purifié leur intérieur grâce à la clarté de
l’invocation, et à la lumière de la méditation. Ceux-là sont demeurés dans
la quiétude auprès de leur Seigneur car leur ego s’est éteint sous l’effet de
la perception des lumières de la grandeur de Dieu. »
Le jour de la Résurrection, ni les richesses matérielles ni le nombre des
descendants ne seront d’aucun secours. Seul sera sauvé celui qui
viendra à Dieu avec un cœur sain.
26, 88-89

Dans le Coran, le cœur (qalb) est cité cent trente-deux fois et l’emploi de
ce terme se fait de plus en plus fréquent au fur et à mesure de la mission
du Prophète. Étymologiquement, le terme qalb dérive de la racine q.l.b.,
laquelle désigne essentiellement l’idée de retournement. Ainsi, un hadith
affirme ceci : « Le cœur de chaque créature est entre les deux doigts du
Tout-Miséricordieux ; lorsqu’Il veut retourner le cœur d’un serviteur, Il le
fait9. »
La Révélation revient donc souvent sur le caractère central du cœur dans
la vie spirituelle. C’est d’ailleurs à « ceux qui possèdent un cœur et sont
capables d’entendre10  » qu’elle s’adresse expressément. Dans cette vie
comme dans l’Au-delà, l’état du cœur est décisif. Qu’est-ce qu’un cœur
sain ? Râzî donne trois réponses possibles à cette question : être libéré de
l’ignorance  ; être purifié des défauts de caractère  ; être gouverné par la
piété.
Le cœur est une réalité pluridimensionnelle car il est un élément subtil
divin et spirituel (latîfa rabbâniyya rûhiyya) s’accordant avec le cœur
physique, selon Ghazâlî. Dans cette perspective, le cœur est considéré
comme un miroir capable de refléter le monde divin : « Sache que le siège
de la véritable connaissance est le cœur, c’est-à-dire l’élément subtil qui
dirige l’ensemble des organes d’action et à qui l’ensemble du corps est
soumis. Le cœur est, à l’égard des choses connues, ce qu’est le miroir pour
les images qui s’y reflètent. De même qu’à tout objet correspond une
image pouvant se refléter dans un miroir, toute chose connue par le cœur
renvoie à une réalité essentielle11. »
Quiconque aura fait le poids d’un atome de bien le verra, et quiconque
aura fait le poids d’un atome de mal le verra.
99, 7-8

Le Coran enseigne, en de nombreux versets, que toute action engendre


nécessairement des conséquences pour son auteur. Celles-ci peuvent être
visibles en cette vie mais ce n’est pas toujours le cas. Dieu peut les
repousser à plus tard (voir par exemple 6, 57 et 18, 58). C’est surtout dans
l’Au-delà que les actions portent tous leurs fruits et que personne ne peut
être lésé en ce domaine : « En vérité, Dieu ne saurait léser personne, pas
même du poids d’un atome  ; et s’il s’agit d’une bonne action, il en
multiplie la valeur et lui attribue une récompense au-delà de toute
limite. » (4, 40)
Évoquant les récompenses dans l’Au-delà, Ghazâlî affirme que l’Enfer
n’est que la souffrance de la séparation avec Dieu, séparation induite par
les mauvaises actions commises12.
Dans cette perspective, les conséquences de nos actions dans l’Au-delà
apparaissent dans un rapport de cause à effet  : «  Quel intérêt un Dieu
infiniment sage et bon peut-Il avoir de tenir un registre de nos péchés, des
manifestations de notre misère ? Tout d’abord, dire que Dieu “punit” n’est
qu’une façon d’exprimer un certain rapport de causalité ; nul ne songerait
à accuser la nature de mesquinerie parce que le rapport de cause à effet
s’y déroule selon la logique des choses  : parce que, par exemple, des
semences d’orties ne produisent pas des azalées. […] L’imperfection
humaine étant un déséquilibre, elle appelle fatalement un choc en retour.
[…] Le feu d’outre-tombe n’est rien d’autre, en définitive, que notre
propre intellect qui s’actualise à l’encontre de notre fausseté, ou en
d’autres termes, il est la vérité immanente qui éclate au grand jour13. »
Ô âme apaisée ! Retourne auprès de ton Seigneur, satisfaite et agréée.
Entre au nombre de Mes serviteurs, entre en Mon Paradis !
89, 27-30

Dans la terminologie du Coran, l’âme apaisée (al-nafs al-mutma’inna)


représente le plus haut des trois stades par lesquels peut passer l’âme
humaine à travers son cheminement intérieur. Livrée à elle-même et en
l’absence de tout enseignement spirituel, l’âme humaine tend vers le mal
(al-nafs al-ammâra bi-l-sû’, Coran : 12, 53), de façon grossière ou subtile.
Grâce à l’éducation religieuse et à la transmission de valeurs éthiques,
l’âme tente de rejeter la part de mal qui est en elle. C’est alors qu’elle se
blâme pour ses mauvais penchants et devient « l’âme blâmante » (al-nafs
al-lawwâma, Coran  : 75, 2). S’ensuit un «  djihâd contre soi-même  »
jusqu’à ce que les défauts de l’âme soient vaincus et qu’elle trouve ainsi la
paix intérieure. Celle-ci ne peut être atteinte, précise Râzî, que par la
pratique sincère et persévérante de « l’invocation de l’Être nécessaire car
seule Sa Perfection et Sa Plénitude peuvent éteindre l’insatisfaction
foncière de l’âme ».
Ghazâlî reprend cette typologie en justifiant la nécessité de purification de
l’âme : « Sache que ton pire ennemi n’est autre que ton âme car il est dans
sa nature d’inciter au mal, de tendre vers lui et de fuir le bien. C’est
pourquoi il t’a été ordonné de la purifier et de lui imposer l’adoration de
son Seigneur et Créateur. [...] Si tu la surveilles et la reprends, elle
passera au stade de l’âme blâmante. [...] Et tu peux espérer qu’elle
devienne ensuite une âme apaisée, appelée à entrer au nombre des
serviteurs de Dieu14. »
Ne vois-tu pas comment ton Seigneur a traité les compagnons de
l’éléphant ? N’a-t-Il pas mis leur stratagème en déroute en envoyant à
leur encontre les oiseaux d’Abâbîl qui lâchèrent sur eux des pierres en
terre cuite, les laissant pareilles à de la paille déchiquetée.
105, 1-5

L’événement eut lieu en 570, par ailleurs année de la naissance du


Prophète. Abraha, vice-régent du Yémen avait fait construire une
somptueuse cathédrale à Sanaa avec l’espoir qu’elle prendrait la place de
La Mecque comme lieu de pèlerinage pour les Arabes. Un Mecquois se
rendit à Sanaa et souilla l’église pour se moquer des prétentions d’Abraha.
Celui-ci leva une armée pour punir le sacrilège, en tête de laquelle
marchait un éléphant. Le but de l’opération était de démolir la Kaaba, lieu
saint des Arabes. Mais l’armée fut détruite, transpercée par de petites
pierres lancées par des oiseaux qui arrivèrent en nombre.
Cet événement marqua les esprits et était encore présent dans les
mémoires lorsque, plus de quarante ans plus tard, le Prophète retransmit
son message et fut combattu par beaucoup de Mecquois. Le Coran évoque
ce soutien miraculeux pour raffermir les croyants et leur rappeler que
l’aide de Dieu se manifestera également pour eux, en temps voulu.
Du point de vue spirituel, les oiseaux d’Abâbîl peuvent être interprétés
comme le symbole des inspirations venant balayer les pensées négatives :
« Le cœur du gnostique est la Kaaba de l’Existence et il est la demeure du
Seigneur. Les armées des pensées négatives et des suggestions
démoniaques essaient de la détruire, mais Dieu la protège comme Il a
protégé Sa Demeure contre Abraha… Les oiseaux représentent les
inspirations divines qui lancent des “pierres” marquées d’invocations et
de pensées lumineuses15. »
Dis : La Vérité est venue et l’erreur s’est dissipée ; certes, l’erreur est
vouée à disparaître.
17, 81

La Vérité et l’erreur mentionnées dans ce verset ont été diversement


interprétées. Parmi les avis qu’il retient, Tabarî cite celui selon lequel ces
deux termes désignent, dans ce contexte, le Coran et le Diable. Il rapporte
également que lorsque le Prophète entra en vainqueur à La Mecque en l’an
8 de l’Hégire, il détruisit toutes les idoles qui se trouvaient dans la Kaaba
et autour d’elle en récitant ce verset.
Nous avons vu pour le verset précédent que la Kaaba peut être considérée
comme un symbole du cœur du croyant. De la même façon, ce verset peut
être interprété comme une allusion à la disparition de l’erreur dans le cœur
et au rayonnement de la Vérité en lui. L’interprétation d’Ibn ‘Ajîba met en
relation ce verset avec celui qui le précède dans la sourate  : «  “Dis  : Ô
Seigneur ! Accorde-moi, de ta part, un pouvoir victorieux !” C’est-à-dire
un pouvoir qui me rende victorieux sur moi-même, qui me permette de
dépasser la conscience égotique et les passions. Ainsi pourrai-je
transcender le monde sensible, m’ouvrir au monde intelligible et accéder
à la contemplation. C’est alors que l’erreur se dissipera – l’erreur étant
tout ce qui n’est pas Dieu – et que viendra la Vérité. La Vérité n’est autre
que l’unicité de l’être. Je pourrai alors dire  : “La Vérité est venue et
l’erreur s’est dissipée  ; certes, l’erreur est vouée à disparaître.” Seules
l’imagination et l’ignorance nous font croire à l’existence de l’erreur.
Celle-ci n’a jamais été16. »
Dieu n’a point placé deux cœurs dans le for intérieur de l’homme.
33, 4

Souligner que l’homme ne possède qu’un seul cœur revient à rappeler les
dangers de la division intérieure dont est capable l’âme humaine.
L’unification de l’être n’est pas spontanée : elle est, au contraire, le résultat
d’un cheminement intérieur. Livré à lui-même et sans enseignement
spirituel, l’homme a plutôt tendance à se disperser et à être tiraillé par des
motivations contradictoires, par exemple être à la fois religieux et esclave
des plaisirs terrestres.
Le Prophète mettait en garde contre la dispersion intérieure et l’absence de
cohérence spirituelle  : «  Celui qui unifie toutes ses préoccupations pour
n’en garder qu’une seule sera préservé par Dieu de tous les soucis du bas
monde et de l’Au-delà. Quant à celui qui se laisse disperser par les
préoccupations, Dieu ne se soucie guère de la manière dont il périra17 ! »
Les maîtres spirituels enseignent que la purification du cœur passe souvent
par une phase d’ascèse (zuhd) où le disciple doit orienter son cœur
exclusivement vers la foi. Dans un second temps, il pourra redécouvrir la
beauté de la Création avec un nouveau regard, non concupiscent. Voici en
quels termes Ghazâlî conseille un jeune disciple : « Mon fils ! Je t’assure
que si tu parcours la Voie spirituelle tu verras des merveilles à chaque
étape. Sache faire des sacrifices, car l’essentiel de la Voie est dans le
sacrifice, comme l’a dit Dhû l-Nûn al-Misrî à l’un de ses disciples : “Si tu
peux sacrifier tout ce qui enchaîne ton esprit alors viens ! Sinon ne
t’occupe pas avec un soufisme futile.”18 »
Ne vont-ils donc pas méditer le Coran ? Ou bien des verrous sont-ils
apposés sur leurs cœurs ?
47, 24

La méditation des versets du Coran, comme celle des signes de Dieu dans
la Création, suppose une ouverture du cœur. Dans les deux cas, c’est cette
ouverture qui rend possible la méditation. Du reste, le vocable arabe
employé pour « versets » et « signes » est le même : âyât. Selon Râzî, les
« verrous » désignent ici l’incroyance (kufr) et l’obstination (‘inâd).
Ailleurs dans le Coran, les obstacles empêchant de méditer les versets du
Livre et les signes dans le monde sont symbolisés par la rouille  :
«  Lorsqu’on leur lit Nos versets, ils commentent  : “Légendes de
primitifs !” Oh que non ! Mais les œuvres qu’ils ont acquises ont déposé
un voile de rouille sur leurs cœurs. » (83, 13-14)
Traitant de la méditation des versets du Coran, Ghazâlî expose les voies
permettant de se « défaire des obstacles à la compréhension » (al-takhallî
‘an mawâni‘ al-fahm). Ces obstacles sont essentiellement constitués par
l’influence du Diable sur le cœur des hommes : « La plupart des hommes
sont privés de la compréhension du Coran à cause des voiles que le
Diable a disposés sur leur cœur. C’est ainsi que les cœurs deviennent
aveugles aux merveilles des secrets du Coran. Le Prophète a dit : “Sans
les démons qui entourent leurs cœurs, les fils d’Adam pourraient voir le
Monde spirituel (malakût).”  » Ghazâlî poursuit en soulignant que les
significations du Coran relèvent elles-mêmes du Monde spirituel. Il insiste
alors sur la nécessaire purification du cœur en vue de favoriser la
méditation des versets du Livre saint19.
Aucun malheur ne vous touche sans la permission de Dieu. Et
quiconque croit en Dieu verra son cœur guidé par Dieu. Il est
parfaitement Omniscient.
64, 11

Plusieurs versets enseignent que le malheur (musîba) n’est ni fortuit ni


même le fait de ceux qui voudraient nuire à autrui. Tout malheur qui
touche une personne est nécessairement prédestiné, et en ce sens il
n’arrive que par la permission de Dieu. Le malheur possède, en effet, une
fonction importante : celle de pousser l’être humain à faire des choix et à
agir en conséquence : « Béni soit Celui qui détient le pouvoir suprême et
qui est Tout-Puissant, qui a créé la mort et la vie pour vous éprouver et
connaître ceux d’entre vous qui se conduisent le mieux. » (67, 1-2)
Selon un hadith, le croyant accompli est celui dont le regard sur l’épreuve
est l’inverse de celui qui la considère comme un malheur : « N’est pas un
croyant accompli quiconque ne considère pas l’épreuve comme une grâce
et l’aisance comme un malheur20. » Chez le croyant accompli, l’épreuve
est ressentie comme une grâce parce qu’elle permet une victoire sur l’ego,
lorsqu’elle est vécue dans la Voie. L’attitude égocentrique face à l’épreuve
consiste à se focaliser sur la difficulté vécue sans y mettre de sens.
Lorsque le croyant est imprégné de la conviction que chaque situation
qu’il est amené à vivre possède sa raison d’être, l’épreuve est alors
acceptée sans amertume – et chez les saints, avec un certain bonheur –
même si elle reste difficile à vivre au quotidien.
La grâce apportée par l’épreuve permet, entre autres bienfaits spirituels, la
guidance du cœur comme l’indique ce verset.
As-tu vu celui qui traite la religion de mensonge. C’est celui-là même
qui repousse l’orphelin et qui n’incite pas à nourrir le pauvre.
107, 1-3

Ces versets font partie des premières révélations que reçut le Prophète à
La Mecque. Comme d’autres versets de cette époque, ils font de la charité
une conséquence naturelle de la foi.
L’islam fut considéré par les puissants de La Mecque comme une menace
pour leur position privilégiée et leurs richesses : ils comprirent très vite le
danger que pouvaient représenter pour eux les idées de générosité et de
partage prônées par le Prophète.
Râzî rapporte l’avis selon lequel ces versets furent révélés pour condamner
le comportement d’Abû Sufyân lequel sacrifia deux chameaux – comme il
avait l’habitude de le faire chaque semaine –, mais refusa de nourrir un
jeune orphelin qui vint lui demander un peu de viande.
Peu avant la révélation de ces versets, d’autres étaient venus souligner
l’emprise que les biens matériels ont sur le cœur de l’homme :
«  Oh que non  ! Vous n’êtes pas généreux avec l’orphelin et vous
n’encouragez pas à nourrir l’homme dans le besoin. Vous spoliez les
héritiers de leurs biens et vous vouez à la richesse un amour sans
bornes ! » (89, 17-20)
«  En vérité, l’homme est bien ingrat envers son Seigneur  ! Ingratitude
dont il se rend bien compte  ! De plus, il témoigne d’une formidable
cupidité pour les biens de ce monde. Ignore-t-il que lorsque les tombes
seront retournées et le secret des cœurs dévoilé, leur Seigneur sera, ce
jour-là, de tous leurs actes parfaitement renseigné ? » (100, 6-11)
C’est Nous qui avons créé l’homme et Nous savons ce que son ego lui
suggère. Et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire.
50, 16

Les exégètes comme Tabarî et Râzî ne disent que peu de choses sur ce
verset. Ils se contentent de souligner que Dieu connaît le contenu des
cœurs et que Sa proximité de l’homme est le fait de Sa Science parfaite.
Pour sa part, Rûzbihân Baqlî relève une allusion subtile : l’ego (nafs) n’est
pas la réalité de l’homme et Dieu est plus proche de cette réalité que ne
l’est l’ego. Il cite à ce propos une sentence célèbre qu’il considère comme
un hadith : « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur. » Il justifie cette
position par l’insufflation de l’Esprit de Dieu en l’homme lors de la
création.
Tel qu’il est construit, ce verset introduit en effet une distinction entre ce
qui fait la réalité profonde de l’homme – mais qui n’est pas nommé – et
son ego. Le cheminement intérieur du croyant doit l’amener à ne plus faire
corps avec les tendances, les désirs et les craintes de l’ego. Il doit au
contraire considérer l’ego comme un corps étranger en lui.
La nature humaine est duelle  : réalité spirituelle et identification avec
l’ego. Tout le propos du cheminement initiatique est de renouer avec la
première et de perdre la seconde. Ce cheminement initiatique est décrit par
Ghazâlî comme le rayonnement de l’Esprit en l’homme, rayonnement
faisant disparaître l’identification à l’ego dont la racine est l’ignorance de
soi : « Celui qui connaît le mystère de l’Esprit (sirr al-Rûh) se connaît soi-
même [ou connaît son âme]  ; et qui se connaît, connaît son Seigneur, et
sait qu’il est une réalité seigneuriale (amr rabbânî) dans sa nature et son
origine, et que dans le monde corporel il est un étranger21. »
Je ne cherche pas à disculper mon ego. En vérité, l’ego incite au mal
sauf chez celui qui est l’objet de la miséricorde de mon Seigneur. Certes,
mon Seigneur est Pardonneur et Miséricordieux.
12, 53

Dans l’effort pour perdre l’identification avec l’ego, un des obstacles


majeurs est la tendance à «  disculper l’ego  », c’est-à-dire à justifier les
actes et les attitudes dont il est à l’origine, par des motifs louables, voire
valorisants.
Celui qui parle à la première personne dans ce verset est le prophète
Joseph (Yûsuf). Ayant été lavé de tout soupçon dans l’accusation
d’agression sexuelle à l’encontre de la femme de Putiphar, intendant du
Pharaon, Joseph n’attribue pas son innocence à la pureté de son ego mais à
la miséricorde de Dieu. Par nature, tout ego est capable du mal, sous une
forme ou une autre : « N’eussent été la grâce de Dieu à votre endroit et Sa
miséricorde, aucun d’entre vous n’aurait jamais pu purifier son âme. Mais
Dieu purifie qui Il veut. Certes, Dieu entend et connaît parfaitement toute
chose. » (24, 21)
Commentant le verset 12, 53, Râzî souligne que seuls ceux qui sont l’objet
de la Miséricorde de Dieu peuvent échapper à la tyrannie de l’ego : « La
fidélité à Dieu et la foi sont un pur don de Dieu. Ainsi, échapper à l’ego
n’est possible que si l’on est touché par la Miséricorde divine. La
formulation du verset laisse entendre que lorsqu’un croyant reçoit la
Miséricorde, il est naturellement poussé à se défaire de l’emprise de l’ego
sur lui. »
Celui qui était mort, à qui Nous avons rendu la vie et à qui Nous avons
remis une lumière avec laquelle il évolue parmi les hommes est-il
semblable à celui qui est dans les ténèbres dont il ne sortira pas ?
6, 122

La foi, au sens le plus élevé du terme, est une lumière accordée par Dieu
suite à la mort de l’ego. Cette lumière provoque alors une renaissance
spirituelle pour l’être qui la reçoit et transforme radicalement sa perception
des choses. Les mystiques distinguent la mort physique inévitable et la
« mort spirituelle » : « C’est cette seconde mort qui nous est prescrite dans
la parole de l’Envoyé d’Allâh  : “Mourez avant de mourir.” Celui qui
meurt de cette mort volontaire, la résurrection pour lui est accomplie...
Ainsi que l’a dit le Prophète – sur lui la grâce et la paix – selon une
tradition mentionnée par Tabarânî  : “Vous ne verrez pas votre Seigneur
avant d’être mort” ; et cela parce que, dans la contemplation de ce mort-
ressuscité, toutes les créatures se sont anéanties, et que pour lui ne
subsiste qu’une seule chose, une seule Réalité22. »
L’être né à nouveau est une bénédiction pour tous ceux qui l’entourent car
la lumière divine dont il est le porteur suscite chez les autres la volonté de
lutter contre leur propre ego et de se parfaire. C’est la raison pour laquelle
le Prophète donna en exemple Abû Bakr et poussa les autres Compagnons
à tirer profit de sa compagnie  : «  Un hadith affirme  : “Que celui qui
souhaite voir un mort marcher sur terre regarde Abû Bakr.” Le Prophète
qualifia Abû Bakr de “mort” parce que la volonté individuelle de ce
dernier s’était éteinte face à la Volonté de Dieu… Parcours la Voie, toi
aussi mon frère, sous la direction d’un guide spirituel afin de vivre cette
“mort” symbolique23. »
Bienheureux celui dont Dieu a élargi la poitrine afin qu’il se soumette à
Lui et qui détient ainsi une lumière venant de son Seigneur.
39, 22

L’élargissement de la poitrine (sharh al-sadr) est une sortie de l’étroitesse


des vues égocentriques. Du point de vue de l’intérêt individuel immédiat,
la foi est folie puisqu’elle implique une distanciation par rapport à cet
intérêt. Se soumettre à Dieu, c’est sortir de la soumission à la tyrannie de
l’ego. En ce sens, la soumission à Dieu – qui est la signification du mot
«  islam  » –, loin d’être une aliénation, est une voie de libération
intérieure  : «  Celui que Dieu veut guider, Il lui élargit la poitrine pour
l’islam. Mais Il oppresse la poitrine de celui qu’Il veut égarer, lui causant
ainsi une gêne semblable à celle que ressent quiconque tente de s’élever
en altitude… » (6, 125)
Commentant le verset 39, 22, Râzî justifie la guidance et l’égarement
venant de Dieu comme une conséquence de la disposition de chaque âme.
Certaines sont « lumineuses et orientées vers le divin » (nûrâniyya mâ’ila
ilâ l-ilâhiyyât) et d’autres sont «  viles et orientées vers les plaisirs
corporels » (khasîsa mâ’ila ilâ l-jismâniyyât). Finalement, ajoute-t-il, Dieu
ne fait que mettre au jour et raffermir les tendances profondes de l’âme.
Quant à la lumière évoquée par ce verset, Ibn ‘Ajîba la décrit comme une
clairvoyance permettant de comprendre en profondeur la religion (basîra fî
l-dîn). Cette clairvoyance dérive essentiellement, selon lui, de la
méditation des versets de la Révélation et des signes de Dieu dans la
Création.
Devant aller trouver Pharaon pour mettre fin à la façon dont il traitait les
juifs, Moïse implora Dieu en lui demandant l’élargissement de la poitrine :
« Seigneur ! Élargis ma poitrine, facilite ma tâche et délie le nœud de ma
langue afin que mon message soit compris ! » (20, 25-28)
Invoque le Nom de ton Seigneur et consacre-toi totalement à Lui. Il est
le Seigneur de l’Orient et de l’Occident : il n’est de Dieu que Lui.
Prends-Le donc pour Garant. Supporte avec patience leurs paroles et
éloigne-toi d’eux avec noblesse.
73, 8-10

Dès le début de sa mission, le Prophète rencontra une très forte hostilité à


La Mecque, surtout de la part des notables de la ville. Les premières
révélations insistent tout particulièrement sur la vie spirituelle et la
primauté de l’intériorité. Elles ne mettent pas encore l’accent sur la
nécessité de retransmettre le message.
Le tout premier devoir du Prophète fut de se consacrer entièrement à Dieu
et, pour ce faire, de passer une partie de ses nuits dans la prière et
l’invocation du Nom de Dieu. Il s’agissait pour lui de puiser en Dieu la
force et la patience nécessaires à la longue et difficile mission qui
l’attendait.
Toutes les difficultés qu’il rencontra par la suite devaient être surmontées
grâce à la lumière de l’invocation laquelle chasse du cœur le poids des
épreuves. « Rien n’a de poids face au Nom de Dieu » : tel est, d’après un
hadith24, ce que Dieu déclarera le Jour de la Résurrection à un homme qui
n’aura accompli comme bonne action que le simple fait d’écrire le Nom de
Dieu sur une feuille.
Concernant la primauté de l’invocation sur toute autre action, le Prophète
donna cette réponse à un homme qui vint se plaindre à lui : « “Ô Envoyé
de Dieu, les prescriptions religieuses sont trop nombreuses pour moi !” Le
Prophète lui dit alors  : “Que ta langue demeure toujours humide par
l’invocation de Dieu !”25 »
Ceux qui ont la foi ainsi que les juifs, les chrétiens et les sabéens, ceux
qui ont cru en Dieu et au Jour dernier et ont œuvré pieusement, auront
leur récompense auprès de leur Seigneur. Ils ne connaîtront ni crainte
ni affliction.
2, 62

Ce verset fut révélé dans la dernière partie de la vie du Prophète. Il


représente de ce fait un enseignement définitif du Coran. On entend
parfois, de nos jours, l’idée selon laquelle les versets promettant la
récompense divine à d’autres croyants que les musulmans auraient été
abrogés par d’autres versets les condamnant. S’il existe bien certains
« versets abrogeants » et donc des « versets abrogés », ils ne concernent
que des prescriptions rituelles et non des promesses eschatologiques sur
lesquelles Dieu ne revient jamais  : «  Seigneur  ! Accorde-nous ce que Tu
nous as promis par l’intermédiaire de Tes messagers ! Épargne-nous toute
humiliation au Jour de la Résurrection, Toi qui ne manques jamais à Tes
promesses ! » (3, 194)
Avant que le verset 2, 62 ne fût révélé, Salmân le Perse, un Compagnon
proche du Prophète, s’inquiétait du sort des croyants des autres religions
dans l’Au-delà. Quand il entendit ce verset, la peine qu’il éprouvait pour
eux s’apaisa entièrement26.
Commentant ce verset, le cheikh al-‘Alawî (m. 1934) insiste sur
l’immensité de la Miséricorde divine  : «  Quiconque médite le Coran se
rend compte que Dieu est plus miséricordieux envers le serviteur que ne
saurait l’être ce dernier envers lui-même… Les communautés
traditionnelles (firaq) – islam inclus – sont, en elles-mêmes, toutes égales
puisqu’elles font l’objet, dans ce verset, d’une seule énumération. […] J’ai
donc saisi de ce verset énigmatique que toutes les communautés
traditionnelles citées possèdent une réelle validité en Religion (makâna fî
l-Dîn)27. »
Il vous a accordé une part de tout ce que vous Lui avez demandé et si
vous vouliez compter les bienfaits de Dieu, vous ne sauriez les
dénombrer. L’homme est vraiment très injuste et très ingrat.
14, 34

L’observation des signes de Dieu dans la Création doit amener à la


gratitude envers le Créateur. Tabarî résume les innombrables bienfaits dont
les hommes sont destinataires par la position centrale qu’ils occupent dans
la Création. Par son intelligence, l’homme a la possibilité de bénéficier des
innombrables bienfaits que lui offre la Nature. Pour autant, cela ne signifie
pas qu’il doive se considérer comme « maître et possesseur de la Nature »,
selon l’expression cartésienne en forme de programme. Par la gratitude,
l’homme demeure conscient du don généreux de Dieu à son endroit et se
rappelle qu’il doit demeurer digne de la fonction qu’il occupe dans la
Création. Dans son enseignement oral, le Prophète insistait sur la gratitude
pour les bienfaits du Créateur comme une voie vers l’amour de Dieu  :
« Aimez Dieu pour les bienfaits qu’Il vous accorde28… »
Dans la perspective de ce hadith, Ghazâlî souligne que la station spirituelle
de la gratitude fait partie des stations que doit réaliser celui qui chemine
vers Dieu  : «  Comme les autres stations, elle possède trois aspects  :
connaissance, états spirituels et actions. La connaissance est le
fondement  : elle fait naître des états spirituels qui, à leur tour, génèrent
des actions. La connaissance dont il s’agit est la perception du bienfait
comme émanant du Bienfaiteur. L’état spirituel est provoqué par la joie
d’être le destinataire des bienfaits du Créateur. Enfin, il faudra agir en
conformité avec la Volonté du Bienfaiteur, et avec amour pour Lui29. »
 
1. Muslim, Sahîh, ch. 33 : 10.
2. Frithjof Schuon, Regards sur les mondes anciens, op. cit., p. 59-60.
3. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, n° 4274.
4. Voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, op. cit., I, p. 131.
5. Ihyâ’, VI, p. 611.
6. En plus du verset cité, voir Coran : 22, 34 et 22, 54.
7. Al-Tawqîf ‘alâ muhimmât al-ta‘ârîf, Le Caire, 1990, p. 41.
8. Fayd al-Qadîr, V, p. 612, hadith n° 8003.
9. Muslim, Sahîh, ch. 46 : 3, hadith n° 17.
10. Voir Coran : 50, 37.
11. Ihyâ’, III, p. 47.
12. Ihyâ’, VII, p. 86-87.
13. Frithjof Schuon, Comprendre l’islam, op. cit., p. 77-79.
14. Ihyâ’, IX, p. 207.
15. Ibn ‘Ajîba, al-Bahr al-madîd, VI, p. 516.
16. Al-Bahr al-madîd, III, p. 225.
17. Hadith rapporté par Ibn ‘Umar. Voir al-Hâkim, al-Mustadrak, n° 3658.
18. Ghazâlî, Lettre au disciple, Paris, Albouraq, 2012, p. 57.
19. Voir Tayeb Chouiref, Lire et comprendre le Coran, op. cit., p. 113-114.
20. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, n° 7596.
21. Ihyâ’, VI, p. 617.
22. Abd el-Kader, Écrits spirituels, op. cit., p. 62-63.
23. Sha‘rânî, al-‘Uhûd al-muhammadiyya, Beyrouth, 2005, p. 432.
24. Tirmidhî, Sunan, n° 2639.
25. Ibid., n° 3435.
26. Voir ‘Alî al-Wâhidî, Asbâb al-nuzûl, Beyrouth, 1994, p. 20-21.
27. Al-Bahr al-masjûr, Mostaghanem, 1995, I, p. 145-148.
28. Tirmidhî, Sunan, n° 3878.
29. Ihyâ’, VII, p. 277.
LE COMBAT POUR LA FOI ET
L’EFFORT SUR SOI-MÊME
Ceux qui luttent en Nous seront assurément guidés sur Nos sentiers. Et
certes, Dieu est avec ceux qui ont réalisé la vertu parfaite.
29, 69

Aucun reproche concernant l’islam n’est aussi récurrent de nos jours que
celui de violence. L’usage aveugle de la force armée contre les infidèles
serait encouragé par le Coran, à en croire un discours aisément relayé dans
les médias. Aussi le terme « djihâd » – invariablement traduit par « guerre
sainte  » – est-il devenu le symbole même de la sanctification de cette
violence.
La guerre au sens propre du terme est souvent désignée dans le Coran par
le vocable harb. Non seulement Dieu ne souhaite pas la guerre, mais bien
souvent « Il éteint les conflits » afin qu’elle n’ait pas lieu : « Chaque fois
que les ennemis du Prophète1 allument le feu de la guerre (harb), Dieu
l’éteint… » (5, 64) Loin de sanctifier la guerre, le Coran s’oppose à toute
cruauté gratuite envers les ennemis et pose les fondements du traitement
respectueux des prisonniers : « Lorsque vous êtes en guerre (harb) contre
les ennemis, frappez-les durement jusqu’à leur reddition. Faites-les
prisonniers  : vous les libérerez ensuite gracieusement ou contre une
rançon quand la guerre aura pris fin.  » (47, 4) Il arriva que la rançon
demandée ne fût pas matérielle, tel le fait d’enseigner à lire à dix illettrés.
Le bon traitement des prisonniers est aussi important que la charité envers
les pauvres et les orphelins : « Bien qu’étant dans le besoin, ils nourrissent
le pauvre, l’orphelin et le prisonnier : “Nous vous nourrissons par amour
de Dieu et n’attendons ni compensation, ni remerciement.” » (76, 31)
Lorsque le Coran évoque « ceux qui luttent en Nous » le terme « djihâd »
alors employé possède toujours – en contexte de guerre comme en temps
de paix – une signification intérieure : la lutte contre son propre ego afin
de tendre vers la vertu parfaite (ihsân).
Invite les hommes à la voie de ton Seigneur par la sagesse et la belle
exhortation : dialogue avec eux de la meilleure manière ! Certes ton
Seigneur connaît parfaitement ceux qui se sont écartés de Sa Voie
comme ceux qui sont bien guidés.
16, 125

Ce verset fut révélé suite à la bataille d’Uhud qui eut lieu en l’an 3 de
l’Hégire et durant laquelle Hamza, l’oncle du Prophète, fut tué puis
mutilé : son ventre avait été ouvert afin d’en extraire le foie à la demande
de Hind qui avait juré de l’obtenir et de mordre dedans. Son nez et ses
oreilles furent également arrachés.
Face à tant de barbarie, le Coran invite le Prophète et les croyants à ne pas
céder à la tentation de répondre par la haine ni à se laisser ronger par la
soif de vengeance. C’est au contraire la sagesse qui doit vaincre la folie
meurtrière. La fonction de la bonne exhortation est de montrer à ceux qui
se sont laissé aller à des actes ignobles qu’ils doivent sortir des ténèbres
dans lesquelles ils se trouvent. Il s’agit de toucher leurs cœurs et d’éveiller
leur conscience, dans la mesure du possible. La sagesse et la bonne
exhortation évoquées par le verset correspondent, selon Râzî, aux diverses
ressources de l’argumentation et du sentiment propres à faire comprendre
aux ennemis que la Voie à laquelle ils sont appelés est celle de leur propre
avantage, en cette vie et dans l’Au-delà.
La suite du verset invite ceux d’entre les croyants qui en sont capables à
pardonner les coupables et à faire preuve d’une compassion universelle.
Selon un hadith  : «  L’homme n’atteint la réalité de la foi que lorsqu’il
désire pour tous les hommes le bien, tel qu’il l’aime pour lui-même2. »
Nous verrons avec la citation suivante dans quelle mesure le pardon est
désigné comme un idéal à réaliser.
Si vous devez exercer des représailles, que cela soit à la mesure du
préjudice subi ; mais si vous supportez les offenses avec patience, cela
est bien meilleur pour ceux qui en sont capables. Fais preuve de
patience ! Mais tu n’y parviendras qu’avec l’aide de Dieu.
16, 126-127

Le verset propose deux voies possibles lorsque les croyants sont


injustement attaqués. La première est celle de la riposte mesurée et
proportionnée au préjudice subi. C’est la loi du talion que le Coran
rattache expressément à la Torah : « Nous leur avons prescrit dans la
Torah : vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent
pour dent. Quant aux blessures, elles tombent sous la loi du talion.
Quiconque renonce par charité à ce droit obtiendra le pardon de ses
péchés. Ceux qui ne jugent pas d’après ce que Dieu a révélé, ceux-là sont
les injustes. » (5, 45)
La seconde voie proposée par le verset est spirituellement supérieure à la
première : il s’agit de supporter les offenses avec patience et de pardonner.
Mais il n’en demeure pas moins que le Livre n’impose pas aux victimes
l’obligation de pardonner. Seuls ceux qui ont reçu la grâce de Dieu
peuvent dépasser le «  besoin  » de voir puni, par exemple, l’auteur du
meurtre d’un proche, pour pouvoir faire leur deuil. Aussi, le réalisme
social dont fait preuve le Coran à de nombreuses reprises constitue-t-il une
reconnaissance des diverses possibilités spirituelles que l’on ne manque
pas de trouver dans toute communauté étendue.
Par ses paroles autant que par ses actes, le Prophète incarna l’exemple du
pardon et l’enseigna aux autres  : «  La plus haute vertu (afdal al-fadâ’il)
consiste à renouer avec celui qui a rompu avec toi, à donner à celui qui t’a
privé et à pardonner à celui qui a commis une injustice envers toi3. »
Permission est donnée désormais à ceux qui ont été injustement agressés
de combattre. Et Dieu est en mesure de leur assurer la victoire. À ceux
qui ont été expulsés de leur territoire sans autre motif que d’avoir
proclamé : « Dieu est notre Seigneur ! » Et si Dieu n’avait pas repoussé
certains hommes par d’autres, des ermitages auraient été détruits, ainsi
que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est
abondamment invoqué. Oui, Dieu sauvera ceux qui soutiennent Sa
cause. Dieu est, en vérité, le Fort, le Puissant.
22, 39-40

Pendant près de dix longues années, le Prophète et les Compagnons


subirent insultes, brimades et persécutions de la part des maîtres de La
Mecque, les Qurayshites. Arrivés à Médine, les Compagnons qui avaient
quitté La Mecque en laissant une grande partie de leurs biens furent
spoliés. Le Prophète leur interdit de réagir tant que la Révélation ne leur
en donnait pas le droit. Ces deux versets apportèrent la permission tant
attendue.
Ils contiennent une justification du devoir de défense de la religion. Nous
avons ici l’affirmation que toute religion révélée a été combattue par ses
détracteurs et que sans défense active, elles auraient subi des pertes
irréparables  : «  … des ermitages auraient été détruits, ainsi que des
synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est
abondamment invoqué. »
Ces versets replacent donc la défense de l’islam dans le cadre plus général
de la défense des religions abrahamiques. Ajoutons, enfin, que le Coran
considère que chercher à éloigner les croyants de leur foi, les empêcher de
pratiquer leur religion et détruire leurs lieux de culte est une
«  subversion  » plus grave que de s’en prendre à eux physiquement,
puisqu’il s’agit alors de « détruire leurs âmes4 ».
Ô vous qui avez la foi ! Ne prenez pas les juifs et les chrétiens pour
alliés. Ils sont alliés les uns des autres. Quiconque parmi vous les prend
pour alliés sera des leurs. Dieu ne guide pas les traîtres.
5, 51

Ce verset, comme beaucoup dans le Coran, est lié à des circonstances


précises et ne concerne pas les fidèles des religions citées en tant que tels,
mais seulement des groupes d’individus qui, tout en appartenant à ces
religions, se comportaient en hypocrites et en traîtres. Leur haine de la
nouvelle religion n’était pas motivée par des raisons théologiques, mais
par des intérêts d’alliances entre tribus. Le Coran se fait l’écho de la
naïveté politique et de la candeur de certains Compagnons : « Ô vous qui
avez la foi ! Ne prenez pas de confidents en dehors de votre communauté,
qui feraient tout pour vous nuire, car rien ne leur ferait plus plaisir que de
vous voir en difficulté. La haine qu’ils portent perce déjà dans leurs
propos. Que dire alors de celle qu’ils cachent dans leur cœur ? Vous voilà
donc suffisamment avertis ! Puissiez-vous être capables de discernement !
Vous avez pour eux de l’affection, et eux vous considèrent comme des
ennemis… » (3, 118-119) Caractérisant la fermeté du Prophète face à ces
situations, F. Schuon écrit  : «  Un reproche souvent formulé est celui de
cruauté ; or c’est plutôt d’implacabilité qu’il faudrait parler ici, et celle-ci
visait, non les ennemis comme tels, mais les seuls traîtres, quelle que fût
leur origine5. »
En dehors des cas particuliers, la relation « normale » avec les fidèles des
religions abrahamiques doit être l’entente respectueuse : « Dialoguez avec
les gens du Livre [juifs et chrétiens] de la manière la plus courtoise. » (29,
46) Mais la recherche de la paix doit être universelle et englober tous les
hommes, de toutes croyances  : «  Et s’ils [les païens] sont enclins à la
paix, opte pour la paix. » (8, 61)
Combattez ceux qui ne croient ni en Dieu ni au Jour dernier ; ceux qui
ne s’interdisent pas ce que Dieu et Son Prophète ont déclaré interdit ;
ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la religion en toute
vérité. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils versent directement la capitation
en toute humilité.
9, 29

Ce verset fut révélé en l’an 8 de l’Hégire, après la conquête de La Mecque.


Désormais, une grande partie de l’Arabie était musulmane et les
communautés juive et chrétienne de la région reçurent le droit de pratiquer
leur religion. En échange de la protection de leurs personnes et de leurs
biens, les Gens du Livre devaient payer un « impôt de protection » appelé
jizya. Certains islamologues ont voulu voir en cette institution la marque
d’un traitement injuste. C’est oublier que les musulmans avaient
également le devoir de s’acquitter du paiement d’une somme annuelle au
titre de l’aumône légale (zakât). D’ailleurs, la même sourate déclare, un
peu plus loin, que les musulmans ne sauraient se soustraire à cette
obligation  : «  Les aumônes légales sont destinées aux pauvres et aux
nécessiteux […]. C’est une obligation prescrite par Dieu. » (9, 60) Par la
jizya, les Gens du Livre sont exemptés de toute autre taxe et du service
militaire. Les mineurs, les âgés et les pauvres n’ont pas à la payer.
Dans cette perspective, Ibn ‘Arabî souligne que la jizya, bien loin d’être
injuste, est une façon d’intégrer au sein de la communauté musulmane les
autres religions abrahamiques. En leur offrant des droits et aussi des
devoirs, l’islam reconnaît ipso facto la validité de leur culte. C’est ce
qu’affirme Ibn ‘Arabî pour qui le paiement de ce tribut intègre dans l’ordre
islamique les Gens du Livre. C’est ainsi que «  leur Loi propre,
théoriquement invalidée par l’avènement de l’islam, retrouve par là même,
en ce qui les concerne, ce que l’on pourrait appeler une validité
dérivée6 ».
Préparez contre les négateurs vos troupes et votre cavalerie : c’est ainsi
que vous dissuaderez l’ennemi de Dieu et le vôtre ainsi que les ennemis
dont vous ignorez l’identité et que Dieu seul connaît…
8, 60

En invitant la communauté des croyants à Médine attaquée par les gens de


La Mecque à acquérir une force suffisante pour impressionner leurs
adversaires, le but que vise ce verset est clairement d’éviter les conflits
armés par la dissuasion. Tout État est confronté à la nécessité de défendre
son intégrité territoriale et de protéger ceux dont il a la charge. En tant que
chef de sa communauté de Médine, le Prophète ne put échapper à la règle.
Néanmoins, cette charge est liée à des circonstances bien précises – fonder
une nouvelle communauté religieuse en milieu hostile – et n’appartient pas
au domaine de la foi en tant que tel. Du point de vue de la spiritualité
individuelle, c’est même le contraire  : c’est le pardon et la non-violence
qui sont donnés comme modèle à suivre. Ainsi, le Prophète donna en
exemple Abel qui ne voulut pas se défendre contre son frère Caïn lorsque
celui-ci s’apprêta à le tuer  : «  [Vers la fin des temps] la personne assise
sera en meilleure posture que celle qui est debout  ; de même, celui qui
marche sera en meilleure posture que celui qui s’empresse. Brisez donc
vos arcs, arrachez-en les cordes et frappez le tranchant de vos épées
contre un rocher  ! Et si un agresseur pénètre dans votre demeure,
comportez-vous comme le meilleur des deux fils d’Adam. » Un verset du
Coran rapporte l’ultime dialogue qui eut lieu entre les deux frères : « Si tu
portes la main sur moi pour me tuer, je ne porterai pas la mienne sur toi
pour te tuer car je crains Dieu le Seigneur des mondes. » (5, 28)
En dehors de la période de fondation de l’islam en tant que religion
communautaire, le point de vue du réalisme social n’a plus lieu d’être  :
seule la démarche spirituelle importe. C’est pourquoi le Prophète
recommanda pour cette période un pacifisme inconditionnel, en donnant
Abel pour modèle.
Dieu ne vous empêche nullement d’être bons et équitables envers ceux
qui ne vous attaquent pas à cause de votre religion et qui ne vous
expulsent pas de vos foyers. Dieu aime les hommes justes.
60, 8

Les versets que nous avons présentés dans ce chapitre montrent clairement
que l’islam ne considère pas l’utilisation de la force comme une démarche
nécessairement injuste. Toutefois, si le Coran dépeint avec beaucoup de
lucidité l’humanité comme étant divisée contre elle-même et dans laquelle
l’amour des autres et de la paix sont constamment mis à mal, il n’en invite
pas moins chaque croyant à être «  bon et équitable  » envers les non-
croyants dès lors que ces derniers ne sont pas animés d’intentions
belliqueuses. Ainsi, le Coran condamne par principe l’usage de la violence
aveugle car la vie humaine est sacrée, chaque être humain portant
l’humanité entière en lui : « Quiconque tue un être humain non coupable
de meurtre ou de sédition sur la Terre est considéré comme le meurtrier de
l’humanité tout entière. Quiconque sauve la vie d’un seul être humain est
considéré comme ayant sauvé la vie de l’humanité tout entière ! » (5, 32)
Ce verset d’époque médinoise montre l’inanité de la thèse selon laquelle
l’islam fut spirituel et pacifique à La Mecque, puis belliqueux et violent à
Médine. L’idée sous-jacente à cette thèse étant, bien entendu, que le
Prophète fut pacifique à La Mecque parce qu’il était en situation de
faiblesse, et qu’il fut violent à Médine parce qu’à la tête d’une cité
puissante, il en avait enfin les moyens…
La bonté dont doivent faire preuve les croyants envers les non-croyants est
désignée par le verbe barra. Terme désignant la douceur avec laquelle il
convient de traiter ses propres parents7. D’ailleurs, le Prophète cita ce
verset à Asma’, la fille d’Abû Bakr, pour l’amener à renouer avec sa mère
qui était incroyante.
Ô vous qui avez la foi ! Inclinez-vous devant Dieu ! Prosternez-vous !
Adorez votre Seigneur et faites-le bien, dans l’espoir d’atteindre le
salut ! Que votre lutte soit en Dieu, comme doit l’être la lutte véritable.
C’est Lui qui vous a élus. Il ne vous a imposé, en matière de religion,
aucune gêne. C’est la Tradition de votre père Abraham lequel vous a lui-
même désignés comme « soumis à la Volonté de Dieu »…
22, 77-78

Ce verset invite les croyants au « djihâd véritable » (haqqa jihâdih) lequel


est désigné comme une « lutte en Dieu », c’est-à-dire en vue de réaliser la
pleine foi en Dieu. Pourtant d’époque médinoise, ce verset affirme
clairement que le véritable djihâd n’est pas une lutte armée mais un effort
spirituel destiné à surmonter les obstacles intérieurs à la foi. Pour
souligner la primauté de cet effort intérieur, le Prophète le nomma « djihâd
majeur  » (al-jihâd al-akbar)  : «  Nous passons maintenant du djihâd
mineur au djihâd majeur8. »
Reprenant les termes du verset qui nous intéresse ici, un autre hadith est
plus radical encore : « Être engagé dans le djihâd c’est lutter en Dieu
contre son propre ego9. »
Les modalités du djihâd majeur sont essentiellement liées à la maîtrise de
soi : « L’homme fort n’est pas celui qui jette à terre son adversaire mais
celui qui se maîtrise lors de la colère10. » Selon Munâwî, il faut inverser
les tendances négatives de l’ego  : «  Le remède de l’ignorance est la
connaissance, celui de l’avarice la générosité, celui de l’orgueil
l’humilité… Qui accepte l’amertume du combat contre l’ego aura accès à
la douceur de la contemplation de la Vérité11. »
Point de contrainte en religion ! Ainsi, la distinction claire entre la vérité
et l’égarement doit se faire.
2, 256

Seule la libre adhésion au Message révélé possède une valeur spirituelle.


Ce principe est fondamental car il est une conséquence directe de la raison
d’être de l’homme. Dieu créa l’homme non pour qu’il L’adore à la manière
des anges, spontanément et sans avoir d’autre choix, mais pour être
reconnu par un être libre qui fait le choix de se tourner vers son Créateur.
On objectera peut-être qu’il est de nombreux exemples en islam où des
individus furent contraints d’agir de telle ou telle manière, contre leur gré.
Ces exemples existent effectivement. Toutefois, ils relèvent de la nécessité
sociale de cohésion communautaire et ne se situent jamais sur le plan
purement religieux et spirituel. Ainsi, lorsque Abû Bakr, calife et
successeur immédiat du Prophète, utilisa la force pour combattre un
groupe refusant de verser l’aumône légale, il n’ignorait pas que l’aumône
donnée à contrecœur n’a aucune valeur spirituelle, les actes ne valant que
par les intentions, comme l’affirme un hadith célèbre. Cependant, il se
devait, en tant que calife, de ne pas laisser les mauvais exemples se
répandre et toucher notamment ceux dont la foi pouvait être fragile. En
obligeant ce groupe à verser l’aumône destinée aux pauvres, il préserve les
principes qui gouvernent l’équilibre de la communauté religieuse, mais
sait bien qu’il ne peut contraindre les cœurs à devenir généreux.
Si l’islam apparaît comme une religion contraignante à un certain nombre
de nos contemporains, musulmans et non-musulmans confondus, c’est
parce qu’il y a bien souvent dans leur esprit confusion entre les nécessités
sociales propres à la umma et les principes religieux et spirituels qui
gouvernent la foi. Or, cette dernière, nous l’avons dit, ne peut être qu’une
libre adhésion du cœur. C’est de cette façon que «  la distinction claire
entre la vérité et l’égarement doit se faire ».
Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la Terre sans
exception auraient cru ; pourrais-tu contraindre les gens à devenir
croyants ?
10, 99

Le verset précédent insistait sur l’absence de contrainte en religion ; celui-


ci justifie l’existence de l’incroyance comme un choix de Dieu. Si Dieu
l’avait voulu, les hommes n’auraient pas le libre arbitre et adoreraient
spontanément leur Créateur, à l’image des anges. Or ce verset souligne
qu’aucun croyant, pas même le Prophète, ne saurait changer la nature
humaine et «  contraindre les gens à devenir croyants  ». Dès lors que
l’homme est libre de reconnaître ou non l’existence de son Créateur, il est
inconséquent de refuser que cette liberté s’exerce pleinement.
De nombreux versets du Coran rappellent au Prophète que son rôle est
celui d’un transmetteur :
«  Quiconque choisit la bonne voie, le fait à son avantage  ; quiconque
préfère l’égarement, le fait à son propre détriment. Tu n’es pas
responsable de leurs actes. » (39, 41)
«  Transmets-leur le Rappel  : tu n’es chargé que de cela. Tu n’as rien à
leur imposer. » (88, 21-22)
Bien entendu, lorsque le Prophète fonda la communauté de Médine, il dut
imposer des règles religieuses de vie collective. Nous ne sommes plus là
dans le domaine de la foi mais dans celui des nécessités sociales. La
fonction pratique de la umma est d’offrir à ses membres les conditions de
vie les moins défavorables à l’éclosion de la foi. Tout en reconnaissant la
nécessité de la vie en commun, le Prophète aimait la solitude et la retraite
spirituelle qu’il considérait comme des voies privilégiées vers la sagesse :
«  La sagesse est constituée de dix parties  : neuf d’entre elles sont
conférées par la solitude et une d’entre elles par le silence12. »
 
1. Il s’agit dans ce contexte de la tribu juive de Médine.
2. Ibn Hibbân, Sahîh, n° 235.
3. Suyûtî, al-Jâmi‘ al-saghîr, hadith n° 1287.
4. Voir 2, 217.
5. Frithjof Schuon, Comprendre l’islam, op. cit., p. 105.
6. Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, Paris, Gallimard, 1986, p. 101.
7. Le terme est utilisé pour décrire le comportement de Jean le Baptiste (Yahyâ) envers ses parents et
celui de Jésus envers Marie. Voir 19, 14 et 19, 32.
8. ‘Ajlûnî, kashf al-khafâ’, n° 1362.
9. Tirmidhî, Sunan, n° 1671.
10. Bukhârî, Sahîh, n° 5763.
11. Fayd al-Qadîr, III, p. 493, hadith n° 3724.
12. Sur ce hadith, voir Tayeb Chouiref, Les Enseignements spirituels du Prophète, op. cit., I, p. 181-
183.
BIBLIOGRAPHIE

Traductions du Coran
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Chiadmi Mohammed, Le Noble Coran, Lyon, éditions Tawhid, 2006.
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Études
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Schuon Frithjof, Comprendre l’islam, Paris, Seuil, 1976 (1re éd. 1961).
INDEX DES VERSETS CITÉS

1, 1-7 129
2, 26 14
2, 30 44
2, 31 54
2, 35-37 50
2, 45-46 68, 133
2, 62 171
2, 87 20
2, 115 32
2, 135 113
2, 136 58
2, 143 88
2, 152 148
2, 153 38
2, 165 119
2, 183 135
2, 186 39
2, 187 95
2, 213 87
2, 216 122
2, 217 (in globo) 178
2, 222 131
2, 228 93
2, 233 (in globo) 93
2, 253 20
2, 255 35
2, 256 184
2, 269 141, 142
2, 282 117
3, 1-4 13
3, 7 18
3, 17 108
3, 18 127
3, 33-34 67
3, 36 69
3, 37 69
3, 42-43 69
3, 45 70
3, 50 (in globo) 58
3, 84 58
3, 96 137
3, 97 138
3, 118-119 179
3, 134 140
3, 164 77
3, 194 171
4, 1 49
4, 19 93
4, 34 93, 94
4, 40 158
4, 64 82
4, 83 120
4, 103 128
4, 163 57
4, 171 20, 70
5, 6 130, 131
5, 28 181
5, 32 182
5, 35 121
5, 45 177
5, 51 179
5, 54 118
5, 64 175
5, 110 20
6, 12 27
6, 38 19
6, 57 (in globo) 158
6, 74-75 61
6, 91 146
6, 103 33
6, 122 168
6, 125 169
7, 20-22 (in globo) 50
7, 23 82
7, 27 49
7, 31-32 37
7, 156 27
7, 172 51
7, 180 28
8, 2 143
8, 60 181
8, 61 179
9, 29 180
9, 60 134, 180
10, 37-38 23
10, 47 59
10, 62 112
10, 99 185
11, 23 156
11, 120 59
12, 53 159, 167
13, 7 59
13, 11 89
13, 28 144
13, 39 (in globo) 17
14, 24-25 149
14, 34 172
14, 36 63
15, 9 (in globo) 13
15, 28-29 20
16, 102 20
16, 120 63
16, 125 176
16, 126-127 177
17, 1 76
17, 8 148
17, 13-14 98
17, 23 96
17, 70 54
17, 81 161
17, 82 15
17, 85 20, 22
17, 89 16
18, 28 147
18, 54 16
18, 58 (in globo) 158
18, 109 19
18, 110 75
19, 5-6 68
19, 14 (in globo) 182
19, 30-33 70
19, 32 (in globo) 182
20, 10-13 106
20, 14 106, 132
20, 25-28 169
20, 46 38
20, 65-69 66
20, 70-71 66
20, 114 53
20, 115 50
21, 5 (in globo) 23
21, 30 (in globo) 130
21, 35 97
21, 37 53
21, 78-79 67
21, 89-90 68
21, 91 20
21, 107 80
22, 27 137
22, 34-35 143
22, 39-40 178
22, 46 99
22, 54 (in globo) 156
22, 77-78 183
22, 78 57
23, 96 141
24, 21 167
24, 35 34, 145
24, 36-37 145
24, 39 155
25, 7 75
26, 69-74 61
26, 88-89 157
26, 192-195 21
28, 7 65
29, 45 132
29, 46 179
29, 69 175
30, 21 49, 93
30, 30 113
30, 58 16
31, 28 48
32, 15-16 68
33, 4 162
33, 21 83
33, 35 92
33, 40 (in globo) 13
33, 45-46 78
33, 56 109
35, 5 155
35, 15 148
36, 12 (in globo) 17
36, 69 (in globo) 23
37, 102 62
37, 104-109 62
38, 29 14
38, 41-42 64
38, 44 64, 94
38, 71-74 45
38, 75-76 46
38, 77-83 47, 69
39, 21 31
39, 22 169
39, 27 16
39, 41 185
40, 78 59
41, 34-35 141
42, 13 60
42, 37-40 140
43, 2-4 17
44, 38-39 91
45, 23 123
47, 4 175
47, 7 148
47, 19 107
47, 24 163
48, 10 84
48, 18 84
49, 2 81
49, 13 87
49, 14 139
50, 16 38, 166
50, 37 (in globo) 157
51, 20-21 90
51, 49 95
51, 56 103
52, 34 23
53, 8-10 76
55, 26-27 31
56, 10-11 111
56, 77-78 (in globo) 17
57, 3 30
57, 4 38, 39
57, 20 154
59, 21 16
59, 22-24 29
60, 8 182
64, 11 164
67, 1-2 164
68, 4 79
70, 19 53
70, 19-23 52
71, 1 60
71, 7 60
71, 26-27 60
73, 8-10 170
75, 2 (in globo) 159
75, 13-15 98
75, 16-19 53
76, 1-2 43
76, 31 175
83, 13-14 163
86, 9-10 98
87, 16-19 57
88, 21-22 185
89, 17-20 165
89, 27-30 159
91, 7-10 104
93, 1-5 105
93, 9-10 134
94, 1-8 73
95, 4-5 (in globo) 113
96, 1-5 74
96, 19 110
97, 1-5 136
99, 7-8 158
100, 6-11 165
102, 1-3 153
102, 5 116
105, 1-5 160
107, 1-3 134, 165
110, 1-3 139
112, 1-4 36
113, 1-5 114
114, 1-6 115
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