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Les constructions de l’universel

Psychanalyse, philosophie
MONIQUE
DAVID-MÉNARD

Les constructions
de l’universel
Psychanalyse, philosophie

QUADRIGE / PUF
À Jean-Pierre Lefranc
et Véronique Lacoudre

ISBN 978-2-13-057615-0
ISSN0291-0489
Dépôt légal — 1re édition : 1997
1re édition « Quadrige » : 2009, octobre
© Presses Universitaires de France, 1997
Pratiques théoriques
6, avenue Reille, 75014 Paris
Sommaire

Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

Synopsis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

Chapitre 1 — « Aussi souvent qu’on voudra... » (les


structures de désir et le concept d’universel) . . . . . 25

Chapitre 2 — L’universel chez Sade et Kant . . . . . . . 43

Chapitre 3 — La version sadienne de l’universel . . . . . 75

Chapitre 4 — Faut-il chercher l’universel dans la beauté ? 99

Chapitre 5 — Faut-il chercher l’universel dans la diffé-


rence des sexes ? Les « formules de la sexuation »
chez Lacan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

Conclusion — La pensée est-elle sexuée ?. . . . . . . . . . 169

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Avant-propos
à la présente édition

Les Constructions de l’universel traitent d’une ques-


tion qui intéresse tout un chacun : peut-on vivre sans se
référer à une valeur inconditionnée, c’est-à-dire à un
impératif plus puissant que tout intérêt et tout désir de
valeur seulement relative ? Est-ce par rapport à un tel
choix, qui distingue radicalement un absolu de tout le
reste de nos buts dans l’existence, que nous définissons
nos vies de femmes et d’hommes ? Dans notre culture,
cette question se pose aussi bien à propos de la figure
d’Antigone sur laquelle beaucoup de psychanalystes se
sont penchés, qu’à propos de Kant. Et comme Emma-
nuel Kant est le philosophe le plus conséquent de cette
philosophie qui rapporte les désirs et les intérêts à un
inconditionné, ce livre est, à bien des égards, un livre sur
Kant. Mais il prête attention autant aux exemples pris
par Kant qu’à la cohérence conceptuelle de la morale
qu’il construit.

1 / Les exemples n’ont pas de statut théorique expli-


cite dans la construction de la morale kantienne puisque
le caractère transcendantal de la loi morale exclut que
des matériaux empiriques limitent ou conditionnent la
portée de l’impératif absolu : dire que la loi morale
détermine notre volonté inconditionnellement car nous

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sommes tous concernés par le respect pour la pure forme
d’une Loi qui traverse nos intérêts et les juge, c’est
exclure que la matérialité de nos actes, les buts concrets
que nous visons lorsque nous agissons, soient en eux-
mêmes pris en considération et hiérarchisés lorsqu’il
s’agit de décider de la valeur morale d’un acte. « Fonc-
tion transcendantale de la loi morale » : cette expression
bizarre pour un lecteur non familier avec les textes phi-
losophiques, veut dire exactement que la manière dont
un impératif inconditionné traverse tous nos choix et
oriente notre jugement sur nos actes est ce qui donne
sens à la vie humaine. L’inconditionné va de pair avec
l’universel puisque tous les hommes ont ceci en commun
de pouvoir agir par respect pour la pure forme que
prend la maxime de leurs actes lorsqu’elle se confronte à
un inconditionné. Cette communauté des êtres humains
n’est pas une communauté de fait, ce n’est ni un consen-
sus ni une solidarité, c’est une communauté de droit :
c’est le respect de l’inconditionné qui fonde ce que les
hommes ont en commun – Kant nomme cela le règne
des fins. Le transcendantal, c’est donc ce qui structure la
vie morale a priori, c’est-à-dire sans que le contenu de
nos désirs et de nos intérêts intervienne autrement dans
les jugements moraux que comme l’occasion empirique
de cette épreuve d’universalisation de la maxime de nos
actes.
L’ouvrage qu’on va lire présuppose que ces thèmes
kantiens soient élucidés. Il convient aussi de rappeler
que cette fonction régulatrice et a priori de l’impératif
moral est clairement distinguée de la fonction dite
« constitutive » des lois dans le domaine de la connais-
sance. Car le pouvoir organisateur des lois dans la
connaissance est, lui, conditionné. Les lois de l’entende-
ment qui structurent l’expérience de ce qui est connu
sont a priori aussi, en ce qu’elles ne dérivent pas du
donné. Et elles ont aussi une fonction transcendantale,
c’est-à-dire que ce que nous nommons la nature dans sa
légalité est constitué par ces règles de l’entendement.

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Mais dans la connaissance, cette fonction transcendan-
tale est soumise à des conditions de temps et de lieux,
même si les catégories qu’elle convoque ne viennent pas
de ce qui est donné selon ces temps et ces lieux. C’est
donc uniquement dans la morale que la fonction trans-
cendantale de la raison est inconditionnée, ce qui donne
une place de choix, dans la pensée kantienne, à la vie
morale.
Or, c’est cette indépendance du transcendantal par
rapport à l’empirique de nos désirs et de nos intérêts que
je questionne dans Les Constructions de l’universel. Et de
deux manières : d’une part, en réfléchissant sur les exem-
ples qu’il choisit et qui dessinent les contours d’une
anthropologie ; d’autre part, en examinant s’il établit
vraiment de façon déductive, comme il le soutient, la
valeur de la loi inconditionnée. Pourquoi Kant a-t-il
besoin de prendre tant d’exemples pour faire surgir
comme évidente la différence radicale entre l’incondi-
tionné et le conditionné alors qu’il affirme en même
temps que, pour valoir, la loi morale « n’a qu’à se pré-
supposer elle-même » ?

2 / Il y a donc une anthropologie qui soutient la


construction de la morale kantienne malgré la prétention
du transcendantal à être indépendant de toute descrip-
tion empirique de l’existence humaine. Pour établir cela
– car je ne suis certes pas la première à tenter cette cri-
tique –, je définis une méthode différente, par exemple,
de celle de Nietzsche dans la Généalogie de la morale et
aussi de celle de Lacan dans Kant avec Sade. Le premier
parlait du « relent de cruauté » que garde l’impératif
catégorique et le second de l’infrastructure sadienne de
cet impératif : le caractère formel de la loi morale est, en
effet, interprété par Lacan comme un vide que couvrirait
néanmoins un objet, le fouet de Dolmancé, personnage
central de La Philosophie dans le boudoir. Ce sont là des
manières trop directes de repérer de l’empirique dans le
transcendantal. Trop directes car inexactes par rapport à

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la subtilité de Kant, qui ne fait jamais du rapport sen-
sible à l’impératif qu’il nomme le respect la cause de la
reconnaissance de la Loi « par tout homme et en toutes
circonstances ». La méthode suivie ici consiste à décrire
des exemples de désirs qui ne peuvent pas être résumés
par le conflit entre un inconditionné de nature morale
(adossé à la notion juridique de loi) et la série des condi-
tions qui nous font agir. C’est en ce point qu’intervient
la clinique psychanalytique : l’analyse d’un rêve, fait par
telle analysante, ne peut s’inscrire dans l’opposition
entre l’inconditionné et le conditionné. L’analyse de ce
rêve montre un autre sol anthropologique que celui que
résume l’opposition entre la matérialité toujours condi-
tionnée de nos désirs et le formalisme de la Loi qui nous
ferait changer de registre dans l’évaluation de nos désirs.
Conceptuellement, pour décrire ce type d’exemples
que ni Kant, ni Nietzsche, ni Lacan n’ont convoqués, je
développe la notion freudienne de substituabilité des
objets pulsionnels. Ce livre est le premier dans lequel j’ai
tissé ensemble la lecture de textes philosophiques et
l’analyse de rêves d’une analysante. Et sans doute n’ai-je
pas, dans ce premier essai, assez travaillé cette liaison
établie entre des productions qui, d’ordinaire, ne figu-
rent pas dans le même type de réflexion ; il aurait fallu
préciser les conditions transférentielles de la formation
du rêve analysé dans le premier chapitre pour mieux
dessiner le plan où se rejoignent les productions oni-
riques, les matériaux empiriques que livre Kant dans ses
exemples, et les déplacements effectués par la création
artistique et investigatrice d’un artiste comme Léonard
de Vinci. C’est le repérage des substitutions d’objets
dans l’art et dans les formations de l’inconscient qui per-
met de concevoir d’autres destins pulsionnels que l’idéa-
lisation d’une loi qui juge en séparant « tous les désirs »
d’un désir unique érigé en norme absolue. Chez un
artiste, en effet, on saisit « à l’œuvre » comment des des-
tins pulsionnels se transforment en nouvelles manières
de sentir, de voir, de penser, qui importent dès lors

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moins par l’effet qu’elles produisent chez leur produc-
teur que par la matérialité disponible, du fait de cette
transformation, à d’autres spectateurs, lecteurs, audi-
teurs, penseurs. C’est ce même travail de sublimation qui
est au pouvoir de la répétition dans le transfert, au plus
près, pourtant, des aspects destructeurs de cette der-
nière : il s’agit, dans une analyse, d’emprunter des
matériaux à ce qui se répète de façon délétère, pour en
faire autre chose que de la destruction.
Considérées à partir de l’espace commun à l’art et à
la psychanalyse comme deux pratiques qui transforment
les impasses subjectives en création sans les effacer
comme impasses, les constructions conceptuelles d’une
philosophie apparaissent comme un cas particulier de
déplacements des enjeux pulsionnels : celui où la marque
du sujet tend le plus à s’effacer car la dépendance de la
pensée par rapport aux pulsions y est traitée comme une
exclusion. Mais cette exclusion n’est jamais totale ou
plutôt, comme elle est en acte dans les textes, on peut
tout à fait la lire à l’œuvre. Et il ne s’agit nullement de
déconsidérer ce travail d’exclusion par le sujet de ce qui
le détermine à penser. Il s’agit seulement de montrer que
cette exclusion soutient constamment dans les textes
mêmes l’invention d’une cohérence conceptuelle ainsi
que la négligence inévitable, par le philosophe lui-même,
des points aveugles qui favorisent la formulation des
problèmes qu’il est contraint de définir. Sur ce point,
Les Constructions de l’universel poursuivent le travail
entrepris dans La Folie dans la raison pure (1990).

3 / Avec la précision limitée qui caractérise mon


abord de la sexuation dans le présent ouvrage dont la
première parution remonte à 1997, je ne souhaite
en 2009 rien y retoucher, mais plutôt expliciter certains
des enjeux qui m’apparaissent mieux à présent.
Ce livre parle d’une épreuve bien partagée de la vie
humaine : avoir à se séparer d’objets d’amour et de
désir, avoir à renoncer à ce que nous investissons dans

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des relations qui, soudain, nous font défaut lorsque la
personne qui validait ce que nous attendions d’elle sans
savoir de quoi au juste il s’agissait pour nous tant que
nous en jouissions, répond par l’absence ou par le refus
à cette demande. Cette expérience fondatrice de multi-
ples choix dans notre vie et qui fait tourner bien ou mal
notre vie amoureuse selon la manière dont nous la tra-
versons, est pensée ici à partir d’un concept de Freud :
celui de substituabilité des objets pulsionnels. Substituer
un objet pulsionnel à un autre, ce n’est pas nécessaire-
ment multiplier les expériences, c’est pouvoir perdre, et
il y a bien des manières de pouvoir ou de ne pas pouvoir
perdre. Qu’il faille perdre un objet n’implique pas – ni
dans la sublimation artistique, ni dans le rêve pris
comme exemple – que cet impératif soit érigé en norme
inconditionnée qui juge et sacrifie les autres choix possi-
bles pour qu’ils puissent être mis à distance. C’est donc
bien la séparation tranchée entre les faits et le droit
comme vecteur de la vie morale que je mets en cause, en
montrant qu’elle repose sur une anthropologie trop res-
trictive. Cela remet en cause les philosophies morales
contemporaines mais aussi les schémas trop souvent
reçus en psychanalyse lorsqu’ils privilégient des schémas
de perte tout préparés dans la tête des analystes et dès
lors trop proches du sacrifice du sensible au nom d’un
inconditionné transformé en « symbolisation ». La sym-
bolisation est plutôt le résultat que le processus de trans-
formation lui-même. Je crois que les théories psychana-
lytiques ont simplifié à l’extrême les processus par
lesquels nous pouvons ou ne pouvons pas perdre ce qui
nous lie à des personnes ou ce qui, dans nos liens à des
personnes, nous attache à certains traits que nous avons
fait nôtres. Ce livre peut être lu comme une avancée
dans la description de certaines inventions oniriques,
esthétiques, conceptuelles qui puissent rendre non seule-
ment supportables mais inventifs des renoncements au
départ imposés mais qui donnent occasion, matière et
style à de nouvelles formes de vie : ce qui fait souffrir

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dans les séparations parvient ou non à déplacer, à trans-
former ce qui a été perdu en négociant des compromis
complexes entre ce qui n’est plus là et d’autres objets
inventés en rêve, matérialisés dans la création d’un style
artistique, accrochés à des idéaux ou à des activités à la
fois différents et semblables à ceux dont la perte nous
paraît au départ insurmontable. L’idée freudienne du
caractère éminemment substituable des objets pulsion-
nels ouvre la possibilité des ces analyses. Je ne dis pas
qu’elle suffise à la tâche, car Freud a surtout décrit la
proximité entre le deuil et la mélancolie ou encore la
fixation fétichiste à un objet qui arrête les substitutions,
mais elle l’inaugure.
L’insistance sur ce concept de substituabilité permet
d’aborder d’une nouvelle manière la sexuation : si l’on
ne veut pas faire du féminin et du masculin des entités
relevant d’une essence des sexes qui est introuvable, si
l’on ne veut penser les sexes ni comme indépendants l’un
de l’autre, ni comme définis dans leur différence par le
seul rapport différentiel au phallus ou à un terme quel-
conque pris comme critère unique de distinction, on
pourra dire que c’est la manière de négocier la perte
d’objets et les séparations qui a pour résultat, non pas
que tel sujet « se range » du côté homme ou du côté
femme, mais que c’est là le terrain sur lequel s’inventent
les identifications sexuées. Comme l’écrivait excellem-
ment Freud, la psychanalyse ne donne pas la vraie défi-
nition du masculin et du féminin ; elle reçoit ces détermi-
nations telles qu’elles ont été « bricolées » pour la
personne qui commence une analyse et elle les « met au
travail ». L’aspect principal de cette mise au travail est
d’établir le lien entre les identifications sexuées et les
expériences de séparation et de perte qui structurent les
symptômes, les rêves, les formations de l’inconscient. S’il
n’y a pas de déterminations essentielles du féminin et du
masculin, et si la sexuation met toujours en relation
du masculin et du féminin dans des fantasmes, il n’en
reste pas moins que c’est dans ces expériences de perte

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qu’elles prennent leur configuration pour chaque sujet.
C’est ce qui m’a fait invoquer dans une formule très
générale « la sexualité féminine » ou la « sexualité mas-
culine ». Mais il s’agit là d’un raccourci : il est exact que
la structure de certains rêves de femmes ne s’inscrit pas
dans le schéma du rapport à la loi fondé sur la forma-
tion d’idéal et les constructions phalliques de la culpabi-
lité. Le féminin sert donc d’objection utile, mais s’il est
présenté comme une nouvelle vérité des transformations
pulsionnelles, le but sera manqué car la question de la
formation du féminin et du masculin redeviendra prédé-
terminée et valable universellement. C’est pourquoi je
parle souvent des désirs de « certaines » femmes ou de
« certains » hommes chez qui ce qui régit les transforma-
tions pulsionnelles a une configuration différente des
schémas classiquement décrits. L’apparent empirisme de
ces formulations est la seule manière d’être rigoureuse
dans une théorie de la clinique qui ne redonne pas à la
formation des identités sexuées le caractère de matériaux
se confrontant à une Loi inconditionnée.

4 / En prenant pour guide ce concept de substituabi-


lité, je rencontre celui d’universalité, je n’en pars pas : en
décrivant comment Kant veut nous apprendre à nous
séparer, en convoquant le « cas par cas » des actes que
nous avons envie d’accomplir tout en posant une fois
pour toutes un principe qui vaudrait en tout temps et en
tout lieu, et qui nous rend capables d’agir par respect
pour la pure forme de nos actes, je montre qu’il court-
circuite l’importance de ces épreuves de séparation et
d’invention de la vie à partir d’elles ; car il fait de ces
épreuves des déterminations incapables en elles-mêmes
de donner accès à une liberté. Une épreuve, en effet,
n’est telle que si son issue n’est pas définie d’avance. Or,
définir la liberté par l’inconditionnalité de la détermina-
tion de la volonté par un impératif, c’est préjuger des
formules par lesquelles une vie humaine s’invente. Peut-
on vivre sans définir une « faculté supérieure de désirer »

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qui se fonde sur un principe inconditionné ? Même si
l’on reconnaît en soi la capacité à choisir le respect de
quelque chose, de quelqu’un, d’un idéal au nom de quoi
on peut être amené à sacrifier son existence, est-ce par là
qu’on se définit comme être humain universel, l’huma-
nité ainsi repérée étant ce qui fonde chaque humain
comme humain ? « Certainement pas ! » : telle est la
réponse qu’explicitent Les Constructions de l’universel.
Pour faire croire au contraire que c’est bien le cas, Kant
mais aussi Lacan (souvent) opposent le sensible au
rationnel, le pathologique à la volonté inconditionnée, le
transcendantal à l’empirique, le structural à une clinique
supposée aveugle. Mais précisément, l’étude des substi-
tuabilités d’objets pulsionnels évite ces dualités qui ont
pour résultat de rendre impensables tant la mobilité pul-
sionnelle que le blocage de la substituabilité. Mettre l’ac-
cent sur la substituabilité a une fonction dans une nou-
velle évaluation de la clinique, d’une part. Mais d’autre
part, ce concept met en cause la distinction de l’empi-
rique et de la structure, lorsque cette distinction tranchée
renvoie les écrits sur la clinique à un empirisme privé de
pensée. Il s’agit de montrer que la psychanalyse, dans les
formations de l’inconscient, a affaire à des processus
dont les caractéristiques sont déchiffrées et transformées
à la condition que s’instaurent un ou des transferts :
c’est parce que ce qui a formé les symptômes se répète
dans la cure que la singularité des objets qui causent nos
désirs peut prendre forme et se modifier. Avec ce rappel
qui emprunte sa formulation au Lacan du séminaire sur
La Logique du fantasme, je joue Lacan contre Lacan. En
effet, le projet d’une axiomatique de la sexuation efface
les processus de substitution liés à la dynamique de la
répétition dans les cures. C’est pourquoi je tiens
qu’écrire le non-rapport sexuel comme une logique, est
une construction ingénieuse mais qui perd l’articulation
rigoureuse des destins de pulsions au transfert.
Philosophiquement, travailler le concept de substi-
tuabilité des objets pulsionnels dégage un espace où la

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formation des désirs se structure autrement que par la
distinction kantienne du pathologique et de la volonté
rationnelle. La pensée kantienne sur la détermination
immédiate de la volonté par la loi est une construction
admirable, dont bien peu de lecteurs ont pris la mesure,
mais cela ne signifie pas qu’elle soit vraie, c’est-à-dire
qu’elle établisse effectivement l’autonomie de la volonté.
Kant affirme que pour valoir inconditionnellement, la
raison n’a qu’à se présupposer elle-même, mais il fait,
dans la précision de ses textes, tout autre chose : il
invoque l’évidence de la différence entre les intérêts
pathologiques et l’inconditionné. C’est-à-dire qu’il se
réfère à des contenus d’actes au moment même où il dit
n’avoir pas à s’en préoccuper, puisque la raison « n’a
qu’à se présupposer elle-même ». L’anthropologie kan-
tienne choisit ici des exemples qui puissent conférer une
évidence à la différence du conditionné et de l’incondi-
tionné. Mais comme dans toute description, il choisit
d’observer ce qui l’arrange dans la multiplicité des actes
et des désirs observables. J’ai simplement choisi d’en
« observer » d’autres, qui ne sont pas un pur désordre ni
un espace où rien ne serait anticipable, mais un champ
dont la détermination suppose qu’on rompe avec l’épis-
témè de l’inconditionné et du conditionné. Il est éton-
nant que les lecteurs de Kant n’aient pas souligné à quel
point la description des désirs et des actes humains à
partir des catégories de l’entendement pur définies dans
la Critique de la raison pure, et surtout à partir des caté-
gories de la quantité – unité, pluralité, totalité –, est arti-
ficielle. Pourquoi faudrait-il assurer à toute force l’unité
de la raison dans ses divers usages : théorique, pratique,
esthétique ? Pourquoi ne pas chercher une détermination
des désirs qui leur soit spécifique ? C’est bien ce que per-
met le concept de substituabilité des objets pulsionnels ;
sortir de la rhétorique de l’inconditionné en mettant à
l’épreuve la façon dont elle se construit dans le texte
kantien, ce n’est pas s’engager dans une morale molle de
l’indifférence aux choix et du consensus. C’est inventer

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une nouvelle manière de penser nos désirs et nos actes,
et, ce qui est plus difficile encore, une nouvelle manière
de sentir, comme disait Nietzsche.

5 / Tel qu’il est écrit, cet ouvrage peut engager une


confrontation avec plusieurs publications récentes : avec
Des corps qui comptent1 de Judith Butler, par exemple,
sur la porté du concept de substituabilité. Cette notion
paraît confuse à cette dernière, alors que j’en fais un
concept apte à renouveler l’abord de la sexuation ; avec
Le Pas-tout de Lacan2 de Guy Le Gaufey, qui trace de
façon intéressante l’histoire des « formules de la sexua-
tion » chez Lacan mais sans questionner jamais la
notion d’universalité dans ses diverses composantes et
sans saisir du tout de quoi il s’agit dans la conception
kantienne du négatif. Travailler le concept de substitua-
bilité introduit d’ailleurs à une conception fort différente
des rapports entre la théorie et la clinique en psychana-
lyse de celle de Guy Le Gaufey : ce dernier critique de
façon rapide les psychanalystes qui donneraient aux
vignettes cliniques une fonction illustrative ne tenant pas
compte de ce qu’apporte Lacan dans l’axiomatique de la
sexuation du côté homme, à savoir l’importance de la
relation dans laquelle une proposition particulière
contredit l’universalité d’une proposition préalablement
posée et de qualité logique – affirmative ou négative –
contraire. Mais, d’une part, cette critique glisse des for-
mules de la sexuation à une considération de méthode
qui ne relève pas du même registre d’analyse ; d’autre
part, qui a dit que la clinique avait une fonction illustra-
tive ? La référence à la clinique sert plutôt à forger les
concepts qui sont mis à l’épreuve dans leur prétention à

1. Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of


« Sex », London-New York, Routlege, 1993. Traduction Ces corps
qui comptent. Sur la matérialité et les limites discursives du sexe,
Paris, Amsterdam, 2009.
2. Guy Le Gaufey, Le Pas-tout de Lacan. Consistance logique,
conséquences cliniques, Paris, Epel, 2006.

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rendre compte des processus à l’œuvre dans la répétition
transférentielle. De ce point de vue, un concept comme
celui de substituabilité, dont on ne précise la pertinence
qu’en réussissant à nommer ce qui reste longtemps
opaque à l’analyste dans la répétition transférentielle, est
sans doute plus fécond pour une conception rationnelle
de la psychanalyse que le recours à la logique extension-
nelle de l’universel, surtout lorsqu’elle se compose avec
des éléments de logique aristotélicienne pourtant incom-
patibles avec la seule extensionalité.
Enfin, parmi les confrontations souhaitables que
cette nouvelle parution des Constructions de l’universel
pourraient inaugurer, je citerai l’ouvrage récent
d’Alenka Zupancic Le Réel dune illusion, qui refait le
geste kantien de l’inconditionné pour s’opposer aux
morales du consensus. Cet auteur montre d’ailleurs fort
bien en quoi Lacan est kantien bien qu’il « torde » Kant
en le rapprochant trop de Sade. Si elle distingue bien
deux éthiques du désir définies par l’inconditionné d’une
éthique dite « du réel » qui relèverait d’une incondi-
tionnée « sous condition du réel », on voit mal, dans ce
livre, comment ce paradoxe ouvre à une autre anthropo-
logie. La question à poser à cette répétition de la geste
kantienne à la lumière de mon ouvrage est la suivante :
n’a-t-on le choix qu’entre l’inconditionné et la mollesse
de l’indifférence – tout se vaut – et du consensus ? Ne
convient-il pas plutôt de se demander si, pour se repérer
dans la détermination et la liberté des choix, on a besoin
de fonder une morale, c’est-à-dire de se réclamer de
l’universel ? Faut-il vraiment se régler sur le « pour tout
homme » et l’annoncer haut et fort à ses congénères
pour effectuer des choix dans l’existence ?

Monique DAVID-MÉNARD.
Introduction

Le concept d’universel qui organise une bonne partie


de notre logique, de notre philosophie politique, de
notre morale, de notre conception même de la différence
des sexes est non seulement plus complexe qu’on ne le
dit généralement mais aussi confus. Il réunit des aspects
hétérogènes sans le dire ni justifier cette liaison, parfois
il se redéfinit dans un domaine dit fondamental comme
la logique, sans pouvoir tenir compte de sa nécessaire
réforme dans d’autres, parfois enfin, comme c’est le cas
avec la théorie lacanienne de la sexuation, il cherche à se
transformer pour rendre compte d’une réalité para-
doxale comme celle de la différence des sexes, mais tout
en restant tributaire de la confusion préalable qu’on
vient d’évoquer.
Dans le livre que voici, je critique le concept d’uni-
versalité sous divers points de vue, et pourtant je ne pré-
tends nullement le remplacer de façon systématique par
autre chose. Quand des cadres fondamentaux de la
pensée sont en crise, ce n’est pas par un oukase que cette
crise peut se transformer ; et, d’autre part, les obscurités
et inconséquences de la notion d’universalité doivent
sans doute nous amener à considérer autrement la
conception universelle de l’homme, comme une cons-
truction dont on commence seulement à voir ce qui en

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fait la nécessité et le caractère parfois illusoire. En fait il
s’agit, comme disait Nietzsche dans Aurore, de changer
notre façon de sentir : « Nous devons changer notre
façon de juger – afin de parvenir finalement, et peut-être
très tard, à mieux encore : changer notre façon de sen-
tir. » Je souhaite contribuer à ce que, par l’estimation de
quelques points faibles dans l’usage du concept d’univer-
sel, nous commencions à sentir autrement de quoi il est
fait.
Dans ce travail patient, parfois tendre pour les édifi-
ces de pensée fondés sur la notion d’universalité, parfois
violent aussi, la psychanalyse joue, comme d’habitude
dans ce que j’écris, le rôle d’instrument critique, puis-
qu’elle montre comment s’enchevêtrent concepts et fan-
tasmes dans la pensée philosophique ; mais elle est aussi
partie prenante du problème qu’elle traite puisque la dif-
férence des sexes est une question qui met en crise la
notion d’universalité. On me demandera donc si je suis
féministe : je m’appuie en effet sur la structure de cer-
tains rêves de femmes pour montrer que la substitution
des objets de désir ne s’y effectue pas comme dans la
sexualité masculine, que l’expérience de la culpabilité qui
est par là mise en œuvre diffère chez les hommes et chez
les femmes, et que la construction du concept d’univer-
salité, chez Kant en tout cas, mais aussi chez beaucoup
d’autres penseurs, est solidaire de sa liaison à une
anthropologie des désirs et à une analyse très particu-
lière et plutôt masculine – de l’expérience coupable. Je
ne veux pas dire par là que les femmes n’ont pas de rap-
port à l’universel ni qu’elles seraient vouées par nature à
une pensée de la particularité. Pourtant ce n’est pas tout
à fait un hasard, non plus, si ce sont des lectrices de
Kant, et non pas des lecteurs, qui font apparaître ce qui,
dans les fondements mêmes de sa pensée sur l’universel,
reste une « évidence » mal justifiée, une construction
conceptuelle tributaire d’une anthropologie déclinée au
masculin. Car les points aveugles d’une pensée apparais-
sent mieux à qui n’y est pas inclus(e). Ceci ne signifie

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pas qu’une anthropologie tributaire d’une position fémi-
nine soit plus vraie que la pensée kantienne, sadienne ou
lacanienne, ni que les modes d’accès au concept qu’elle
autorise soient plus vrais ou plus rigoureux, ils sont seu-
lement autres, mais il est très important de le faire appa-
raître. Les couples fondamentaux de la pensée concep-
tuelle sont traversés par la question de la sexuation des
sujets pensants comme par des mythes. On voit mal
après tout pourquoi les philosophes acceptent si mal que
la construction des concepts soit tributaire des fantasmes
par lesquels un penseur se définit comme sexué, alors
qu’ils disent accepter que la philosophie ait toujours
affaire à des mythes, dont les concepts se séparent, cer-
tes, mais jamais de façon simple. Car la question de la
sexuation dans la pensée forme des mythes nécessaires
qui sont liés aux oppositions fondamentales à partir des-
quelles les problèmes philosophiques prennent forme :
sensible et intelligible, particulier et général comptent
parmi ces oppositions de base qui inaugurent un mode
d’interprétation du réel qu’on nomme philosophique. Si
des femmes ou si certains hommes qui ne sont pas classi-
quement hommes ont des représentations du masculin et
du féminin qui ne se laissent pas naturellement transfor-
mer dans ces couples d’opposés qui ont présidé à la nais-
sance de la pensée philosophique, cette dernière peut
être amenée à changer, sans qu’on puisse prévoir a priori
comment, puisque les voies de passage entre les organi-
sations fantasmatiques et les concepts ne sont pas fixées
dans une essence ni dans une nature. Les mythes chan-
gent lentement, les représentations du masculin et du
féminin aussi, et donc ce qui, dans la pensée philoso-
phique, est tributaire de ces représentations également.
Telle est l’orientation de ce qu’on appellera, si on veut,
mon féminisme, mais que beaucoup de féministes peut-
être ne reconnaîtront pas comme tel. Car je ne fais pas
du féminin une plus haute vérité que le masculin. Un
fantasme par lequel se définit une identité sexuelle, c’est
une pensée qui ne vaut que par son adresse, et non par

21
son contenu ; par un fantasme ou un rêve comme ceux
qui figurent dans ce livre nous nous forgeons une iden-
tité qui ne tient que par rapport à des interlocuteurs à la
fois imaginaires et réels qui seront autres ou identiques à
nous. Un fantasme n’est pas plus vrai qu’un autre, il est
seulement différent, et pourtant il est de la pensée, et
établit des rapports avec des pensées constituées autre-
ment que lui, selon d’autres règles. Tels sont les aspects
de la pensée que je souhaite faire apparaître à propos du
concept d’universalité.
Synopsis

L’ouvrage que voici montre que les confusions qui


affectent le concept d’universel sont liées aux sources
anthropologiques ou fantasmatiques de ce concept. Le
premier chapitre indique ce que l’expression universelle
« pour tout homme » doit à une anthropologie dans
laquelle les objets de désirs auxquels il faut renoncer
sont réputés équivalents au nom même de ce renonce-
ment transformé en idéal. Il s’appuie sur l’analyse d’un
rêve féminin dans lequel la substitution d’un objet de
désir à un autre suit une autre voie.
Le second chapitre, en reprenant de ce point de vue
le problème ouvert par Lacan dans « Kant avec Sade »,
établit de quelle manière Sade, en mettant à la place de
l’inconditionné un terme empirique – le plaisir du liber-
tin – et non plus un terme transcendantal comme la loi,
fait apparaître ce qui n’apparaissait pas chez Kant, à
savoir la relation nécessaire entre trois termes : deux uni-
versels sériels – « tout objet pathologiquement déter-
miné » et « tout homme » – et une fonction d’incondi-
tionnalité.
Le troisième chapitre évalue la cohérence et la
consistance de la pensée de Sade, et montre qu’il déplace
plus qu’il ne résout les paradoxes qui habitent la notion
d’universalité.

23
Le quatrième chapitre esquisse une théorie de l’art
comme processus par lequel une pensée se détache des
conditions subjectives qui l’ont motivée, ce qui permet
de réévaluer ce qui distingue la philosophie de l’art : la
philosophie se constitue comme philosophie en rendant
indistinctes mais non pas inexistantes dans les textes les
traces de la sublimation dont elle est l’œuvre même,
alors que l’art matérialise les traces et les donne à
contempler.
Le cinquième chapitre étudie de quelle manière
Lacan, lui aussi, eut recours à l’universel pour penser le
rapport des sexes. Pour ce faire, il emprunta à la philo-
sophie du nombre de Frege, mais en reproduisant la
jonction, pratiquée par Kant, entre une anthropologie
masculine des désirs et une logique de l’universel.
La conclusion évalue le degré d’interdépendance
entre une position de désir féminine et une définition de
la pensée comme processus sublimatoire qui puisse éviter
les confusions affectant le concept d’universalité.
CHAPITRE 1

« Aussi souvent qu’on voudra... »


Les structures de désir
et le concept d’universel

L’homme des droits de l’homme

La vision morale du monde que pourfendait Hegel,


celle qui repose sur la confrontation de la matérialité de
nos actes avec un impératif inconditionné, et qui définit
l’humain par l’universalité du rapport à la loi, morale
d’abord et juridique ensuite, semble être au début du
XXIe siècle un rempart inégalé contre la violence
humaine et les conflits nationaux et internationaux ; à la
morale kantienne et à la philosophie des droits de
l’homme, on revient, dit-on, malgré les critiques philoso-
phiques qui semblaient en avoir démontré le caractère
illusoire car abstrait : Hegel a démonté la logique de
cette abstraction qui ne peut que se travestir constam-
ment car elle ignore la teneur véritable de l’agir humain ;
Nietzsche a fait entendre le relent de cruauté qui anime,
pas même secrètement, l’impératif catégorique kantien,
et, plus près de nous, Lacan a mis en parallèle Sade et
Kant, c’est-à-dire qu’il a montré que le formalisme de
l’impératif de la jouissance peut se réclamer, tout comme
l’impératif moral, de l’universalité requise par l’idée juri-
dico-politique de l’humain. Dans ces débats, les philoso-
phes kantiens ou les tenants d’une éthique des droits de
l’homme font toujours apparaître ce qu’il y a de réduc-

25
teur et de caricatural dans les tentatives pour abattre la
conception morale de l’homme, ce qu’il y a de dange-
reux aussi à définir un homme prétendument concret,
car situé dans un conflit de classes, puisque cet homme-
là n’est pas moins abstrait, pas moins irréel que
l’homme universel des droits de l’homme. Mais les cri-
tiques du formalisme de la moralité rétorquent qu’il est
urgent de renoncer à une conception de la raison univer-
selle qui abrite et couvre toutes les puissances du mal,
car elle ignore la violence dont elle se tisse. Ce débat
prend la forme d’un conflit antinomique où chaque parti
croit ruiner l’autre cependant que le parti adverse le
défait aussi, si bien que le résultat est nul, un partout
pourrait-on dire.

Changer d’objet

Peut-être faut-il se déplacer un peu pour com-


prendre dans quel cercle tournent les partisans et adver-
saires d’une conception universelle de l’humain : avant
de constituer une philosophie de la moralité, Kant,
en 1764, remarquait que la moitié de l’humanité ignore
le rapport à la loi, que les femmes n’ont pas le sens du
sublime qui mène à la constance des principes de l’agir,
que ce n’est jamais par respect pour la loi qu’elles sont
morales quand elles le sont. Il ajoutait que, lorsqu’une
femme est morale, c’est parce qu’elle trouve belle la
moralité, ce qui ne peut que rebuter, même s’il se laisse
fasciner, l’homme de la moralité. « La vertu de la
femme est une belle vertu. Celle du sexe masculin doit
être une vertu noble. Les femmes évitent le mal, non
parce que le mal est injuste, mais parce qu’il est laid, et
que des actions vertueuses signifient pour elles celles
qui sont moralement belles. Rien en elles ne ressortit au
devoir, rien à la nécessité, rien à la culpabilité. La
femme est réfractaire à tout commandement, et à toute
contrainte qui la rendrait grincheuse. Les femmes ne

26
réalisent tel acte que parce que cela leur plaît ainsi, et
tout l’art ici consiste à faire que leur plaise uniquement
ce qui est bon. J’ai peine à croire que le beau sexe soit
capable de principes... »1 La donne ici est claire : si la
moralité est empiriquement rare chez les hommes et
chez les femmes, cette apparente équivalence ne doit
pas masquer une différence radicale. Les hommes sont
constitués par la confrontation de la maxime de leurs
actes à un impératif inconditionné qui traverse et tran-
sit tous leurs intérêts sensibles. Ce sacrifice possible du
pathologique au profit d’une exigence de pure forme
n’aurait-il de sens que pour les hommes ? S’il s’agit là
d’une boutade, il se pourrait bien que cette boutade
énonçât une vérité sur laquelle ensuite les philosophes
– et Kant lui-même – auraient oublié de s’interroger
plus avant. Laissons à Kant l’idée, qui est un fantasme
masculin aux prises avec la féminité, que, si les fem-
mes ignorent l’obligation morale, c’est parce qu’elles
n’apprécient que le beau, et reprenons, sans l’écarter
d’un revers de main, la première partie de son affirma-
tion : la moralité est une affaire d’homme, une cons-
truction intéressante, certes, mais qui a des fondements
dans une structure du désir masculin. Pour le com-
prendre, il convient de porter attention à ce que Freud
nomme la substituabilité des objets des pulsions sexuel-
les ; et il convient de comparer les formes de cette subs-
tituabilité chez les hommes et chez les femmes. On
pourra revenir alors à l’équivalence des sujets devant la
loi qui fonde la conception de l’homme universel.

La clinique psychanalytique et l’expérience de la vie


amoureuse montrent que les femmes n’ont pas le même
rapport au Souverain Bien et à la culpabilité que les
hommes, et cela parce que le caractère éminemment
variable des objets pulsionnels n’a pas pour une femme

1. E. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime,


trad. M. David-Ménard, Paris, Garnier-Flammarion, 1990, p. 126.

27
le même destin dans la substituabilité. On ne change pas
d’objet de désir de la même manière quand on est une
femme, ou identifié à une femme, et quand on est un
homme ou identifié à un homme. Comprenons bien
cette différence : la variabilité de l’objet d’une pulsion,
qui peut changer, comme l’écrivait Freud, aussi souvent
qu’on voudra, vaut pour les hommes et pour les fem-
mes. Mais l’unicité de cette formulation générale
recouvre dans chaque sexe des processus pulsionnels et
sublimatoires différents. Freud, d’ailleurs, invite à conce-
voir la multiplicité des fonctions possibles de l’objet et
par là aussi la diversité des modes de substitution possi-
bles d’un objet à un autre : « L’objet (Objekt) de la pul-
sion est ce à quoi ou ce par quoi la pulsion peut
atteindre son but. C’est l’élément le plus variable de la
pulsion, il ne lui est pas lié dès l’origine, il ne lui est
adjoint que par sa capacité propre de rendre possible la
satisfaction. Ce n’est pas nécessairement un objet
(Gegenstand) étranger, ce peut être tout aussi bien une
partie du corps propre. Il peut changer au cours du des-
tin de vie de la pulsion aussi souvent qu’on voudra ; les
fonctions les plus importantes incombent à ce déplace-
ment de la pulsion lié à son objet. Il peut se produire
que le même objet (Objekt) serve en même temps à la
satisfaction de plusieurs pulsions, c’est ce qu’Alfred
Adler nomme l’entrelacs pulsionnel. Nous mettons en
évidence en tant que fixation de la pulsion une liaison
particulièrement intime de celle-ci à l’objet. Cette der-
nière se réalise souvent à des périodes très précoces du
développement pulsionnel et met fin à la mobilité de la
pulsion en opposant une résistance intense à la sépara-
tion. »1 Ce texte a été souvent commenté, il fut l’occa-
sion aussi de contresens décisifs, comme celui que Lacan
commet lorsqu’il remplace l’idée que l’objet peut chan-

1. S. Freud, Gesammelte Werke, t. X, Frankfurt am Main, Fis-


cher Verlag, 1946, p. 215. La traduction nouvelle de ce texte en res-
pecte la subtilité, Œuvres complètes, t. XIII, PUF, 2005, p. 170.

28
ger aussi souvent qu’on voudra par cette autre idée selon
laquelle l’objet n’a aucune importance1. Ce contresens
mène Lacan vers un modèle pervers de la réalisation
pulsionnelle, c’est-à-dire vers « Kant avec Sade ». Ou,
plus exactement, c’est l’idée que le pervers réalise le
mieux ce que permet un circuit pulsionnel en faisant le
tour d’un objet par lui-même indifférent qui amène
Lacan à inventer, en lisant Freud, un autre texte. Il
n’est, certes, pas dépourvu de pertinence de remarquer
que l’homme du sublime et de la moralité, l’homme kan-
tien qui met le pathologique au pas de la constance des
principes dont se réclame l’action, ressemble à l’homme
sadien en ce que justement la variabilité des objets pul-
sionnels est interprétée par l’un et par l’autre comme
une indifférence – indifférence au regard du règne exclu-
sif des intérêts de la jouissance pour Sade, indifférence
dans le respect pour la loi morale qui relègue tous les
intérêts sensibles dans une non-pertinence au regard de
l’impératif pour Kant. Remarquons encore que la varia-
bilité de l’objet interprétée comme indifférence ou
comme indifférenciation peut faire penser aussi à Don
Juan, qui rend successivement indifférente chaque
femme, pour qu’elle ne prenne pas trop vite les traits
d’une Elvire ou d’un spectre qui viendraient lui deman-
der des comptes sur sa jouissance.
Mais le thème de la variabilité des objets pulsionnels
selon Freud ouvre bien d’autres possibilités. Ne serait-ce
que par sa dernière phrase qui est d’une subtilité redou-
table : la fixation précoce d’une pulsion à un objet, est-il
dit, bloque la mobilité pulsionnelle en résistant à sa
Lösung : ce terme désigne aussi bien la dissolution du
lien exclusif à un objet précoce que la résolution d’une
pulsion par l’expérience de plaisir qui dénoue momenta-

1. J. Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fonda-


mentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 153. Sur ce
point, cf. M. David-Ménard, L’hystérique entre Freud et Lacan.
Corps et langage en psychanalyse, Paris, 1983, p. 205.

29
nément la tension pulsionnelle. Ne pas pouvoir aban-
donner certains objets et ne pas pouvoir trouver d’objets
qui permettent le plaisir car ils sont tous substitutifs,
représentent donc deux aspects d’une même fixation.
Mais l’intéressant pour le propos ici retenu est que la
possibilité du plaisir se lie à la possibilité de renoncer à
certains objets sans que, pour autant, la séparation exige
nécessairement une indifférenciation des objets.

La culpabilité au féminin : un cauchemar


Prenons un exemple : au moment d’avoir peut-être à
renoncer à l’amour d’un homme qui s’éloigne d’elle et
qu’elle attend, une femme, la veille du jour où elle a un
rendez-vous avec cet homme, fait le rêve suivant : elle
est dans une file d’attente avec sa fille ; il règne dans cet
endroit une atmosphère pénible, qu’elle décrit par l’ex-
pression « aller à l’abattoir ». Elle quitte un moment ce
lieu pour aller faire des courses dans le quartier animé
de la ville en empruntant pour ce faire une belle voiture,
mais réalise alors qu’elle n’est plus avec sa fille, que,
mourir pour mourir, elle aurait bien dû ne pas laisser
cette dernière seule, qu’elle s’empêche, en étant partie,
de profiter de ces derniers moments de vie avec sa fille,
et elle se réveille horrifiée de ce cauchemar, avec le senti-
ment qu’elle a éprouvé exactement ce qu’éprouvaient les
Juifs pendant la guerre, réalisant qu’ils allaient mourir.
De nombreux liens associatifs surgissent pendant la
séance d’analyse. Son ami lui a dit récemment : « Je vais
venir voir ta fille. » Et sa fille, ces derniers temps, lui
reprochait de trop sortir le soir. Enfin la belle voiture la
ramène aux propositions récentes d’un autre homme qui
a, lui, une belle voiture, contrairement à celui qu’elle
attend. De plus, l’attente de la mort la renvoie à ce dont
on accuse parfois les Juifs, d’être restés passifs pendant
la dernière guerre, et cela se rapporte aussi à une phrase
de son ami qui se disait, lui, passif avec les femmes un
jour où il parlait de ses rapports avec une autre femme

30
que cette patiente, autre femme pour laquelle justement
il risque de la quitter, ce qui a provoqué cette attente
angoissée.

On ne dira pas, à l’écoute d’un tel rêve, que cette


femme ignore la culpabilité, puisque ce cauchemar met
en scène une sorte de tentative désespérée pour prendre
sur elle la « faute » d’un homme. La culpabilité est
même doublement mise en scène dans ce cauchemar :
dans sa couche la plus radicale, le pressentiment d’aller
à un rendez-vous comme à l’abattoir renvoie cette
femme à l’expérience de malheur et d’humiliation dont
la situation des Juifs menacés offre souvent dans les
rêves le matériel signifiant. Nulle subjectivation n’est
possible dans ce registre, c’est-à-dire que nul acte n’est
représentable par lequel un humain se ferait l’origine
d’une violence, quitte à se sentir coupable d’en prendre
la responsabilité, quitte aussi à se sentir solidaire des
autres humains qui se trouvent élevés, par le refoulement
même de cette violence partagée, à l’universalité des
sujets d’une loi morale. Telle est, en effet, dans la sexua-
lité masculine, la manière dont se construisent pour une
part la culpabilité et le rapport des actes à la loi morale.
Telle est la thèse de Freud, en 1913, dans Totem et
Tabou.
Or, il n’en est pas ainsi pour cette patiente, et la sub-
jectivation suit d’autres voies. Par rapport à l’expérience
de souffrance que réveillent ses difficultés présentes, le
thème de l’attente de la mort avec l’accusation de passi-
vité portée contre les Juifs est l’aveu d’une sorte de
honte radicale d’exister qu’il faudrait comparer au signe
de refus d’avoir été que fait le personnage de Sygne de
Coûfontaine dans L’Otage de Claudel, signe sur lequel
Lacan a naguère attiré notre attention1. Mais, dans le
cauchemar de cette patiente, ne se signifie nul refus

1. J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII : Le transfert, Paris, Le


Seuil, 1991, p. 325-326.

31
d’avoir vécu adressé à un autre, seulement une figura-
tion sans appel d’un espoir condamné.
Sans appel ? Ce n’est pas tout à fait vrai, puisqu’il y
a dans ce cauchemar une autre incidence de la culpabi-
lité qui constitue, elle, une construction subjective qui a
pour effet de limiter le sentiment brut du malheur : dans
ce rêve, la patiente se raconte qu’elle est coupable de
n’être pas assez présente auprès de sa fille à l’approche
de la mort, et trop préoccupée au goût de cette dernière
par ses relations avec des hommes. D’une part, la culpa-
bilité ne porte plus sur l’être même, dans ce registre ;
d’autre part, l’allusion aux courses à faire permet que se
signifie le remplacement d’un homme qui n’a pas de voi-
ture par un autre qui en a une belle. Au sein de cette
attente passive d’une mort subie et non appelée se fait
entendre une culpabilité plus négociable. Les reproches
adressés à la mère renvoient à autre chose qu’à l’attente
inexorable d’une mort où celle-ci ne pourrait pas même
être là avec sa fille. Un homme avec voiture contre un
homme sans voiture, cette substitution d’objet rend pos-
sible une culpabilité secondaire et érotisée. L’érotisme ou
le pulsionnel borde donc dans ce rêve, comme c’est en
général le cas, l’angoisse portant sur l’identité menacée,
et on saisit assez bien aussi comment le pulsionnel se
constitue en limitant la pulsion de mort, en en répétant
quelque chose tout en la déplaçant. L’érotisation trans-
forme et sublime la pulsion de mort, sans la refouler à
proprement parler, c’est-à-dire sans recourir au scénario
imaginaire de la faute et de la castration qui construit
certains humains qu’on appelle hommes par la corréla-
tion entre le « ravalement » de la souffrance éprouvée et
l’universalisation de la culpabilité.
Kant avait tort, sans doute, de dire que les femmes
ignorent la culpabilité, mais il n’avait pas tort de sentir
qu’elles la vivent autrement que les hommes : par une
dépossession d’elles-mêmes qui n’a d’autre recours que
ce retour à des situations typiques de cette attente du
pire. La culpabilité est massive, elle ne se lie pas à la

32
figuration d’un désir de meurtre où s’abolirait la distinc-
tion entre soi et l’autre et entre la haine et l’amour
– comme c’est souvent le cas dans les rêves de culpabilité
faits par des hommes ; cette culpabilité ne s’apaise par
aucune construction où le phallus viendrait représenter
ce qu’il faut perdre pour que la faute en soit allégée.
Le cauchemar, par lui-même, donne une forme à
l’expérience anticipée d’une dépossession qui porte sur
l’être de la rêveuse, il donne un profil à la crainte d’une
rupture amoureuse en la rendant funeste. Les femmes
ont une certaine capacité à vivre et à se représenter des
situations sans recours, pas même le recours d’une loi
qui leur interdirait quelque chose, la seule limite à la
menace étant dans sa représentation aggravée. Or, c’est
dans l’étoffe même de la souffrance qui défait l’exis-
tence que se tisse le scénario érotique : le sourire qui
permet à la rêveuse d’émerger de son cauchemar trans-
forme la culpabilité ; la substitution de l’homme à la
belle voiture à celui qui part est une invention qui per-
met la sortie du cauchemar au sein même de l’angoisse
qu’il figure. La substitution ne rend pas équivalents les
objets de désir, elle ne les relègue pas dans une même
insignifiance au regard d’une loi qui arrimerait le sujet
à des principes idéaux qui garantiraient, justement par
leur constance, l’indifférence des objets auxquels il
convient de renoncer. Non, notre rêveuse invente une
substitution qui oppose un objet à un autre par l’attri-
but « voiture », cette comparaison permet une hiérar-
chisation des deux registres de l’angoisse, et elle rend
possible un sourire dans le cauchemar, ce que je nom-
mais sublimation plutôt que refoulement. Lorsque s’ins-
taure un refoulement, l’identification à un idéal
« ravale » les objets pulsionnels, les constitue en série
où ils sont substituables et indifférents au regard juste-
ment de la loi qui redéfinit le sujet. Il y a, sans doute,
une corrélation entre la relégation des objets et l’effet
de subjectivation dont parle Lacan lorsqu’il dit qu’un
sujet est ce qui représente un signifiant auprès d’un

33
autre signifiant. Un objet en vaut un autre et un signi-
fiant en vaut un autre puisque leur place seule assure
au sujet de pouvoir se constituer dans l’éclipse qui les
conjoint. L’opposition entre la belle voiture et l’homme
qui n’en a pas a une autre fonction. La belle voiture se
rit d’une abolition qui ne saurait être pensée ici comme
éclipse du sujet : lorsqu’il y a abolition, il n’y a pas
sujet, et lorsqu’il y a émergence d’un sujet, c’est par
une dérision de l’abolition qui n’est pas une éclipse. La
belle voiture n’est pas un signe – au sens où Lacan dit
que le signe représente quelque chose pour quelqu’un1,
elle n’est pas non plus exactement un signifiant pour la
raison susdite, elle est plutôt la figuration d’une autre
présence possible qui, du coup, rend vivable l’absence.
Un homme à belle voiture au lieu d’un homme qui
part, cette ressource du rêve n’ouvre pas à une sérialité
indéfinie des objets, justement parce que ce symbole est
symbole d’une présence possible et d’une absence dès
lors représentable. Un autre objet suffit, il n’est pas
nécessaire pour érotiser l’angoisse que la substitution
soit indéfiniment ouverte, et la nécessité de passer à un
autre ne déprécie pas l’objet en général : le rêve retient
un caractère de l’objet qui déserte et, sur le mode
ludique de l’opposition, invente un recours possible par
la belle voiture. Il suffit que cette opération permette
l’émergence hors du cauchemar qui n’en est pas l’oubli,
puisque le matériel qui réalise cette émergence reste
référé à l’objet qui manque ; c’est en ce sens qu’il n’y a
pas de ravalement de l’objet ni de refoulement de l’an-
goisse la plus radicale, mais qu’il y en a une transfor-
mation. Dira-t-on que les femmes ne sont pas des
sujets ? Posons plutôt qu’elles deviennent des sujets
autrement que les hommes, par un mode spécifique de
sublimation ludique de ce qui, dans leurs désirs, cause
souffrance et culpabilité.

1. J. Lacan, Séminaire XI, op. cit., p. 144.

34
La culpabilité chez Kant et sa logique

Ce prologue doit permettre d’aborder autrement la


compréhension des morales de l’impératif catégorique et
de la transgression : autrement, c’est-à-dire en en faisant
un destin de pulsion qui a sa raison d’être mais qui ne
saurait valoir comme norme inconditionnée de vérité,
car certaines des affirmations de la morale kantienne,
présentées comme évidentes rationnellement, se révèlent
obscures dès lors qu’on remarque que d’autres destins de
la culpabilité que la moralité sont réels donc possibles,
c’est-à-dire concevables.
Depuis 1763 – depuis l’Essai pour introduire en phi-
losophie le concept de grandeur négative –, et de façon
constante dans les textes ultérieurs qui définissent le rap-
port de nos actes à l’universalité d’une loi qui juge leur
maxime, le concept de la culpabilité, chez Kant, est
double : l’expérience de la culpabilité, c’est d’abord l’ex-
périence d’être surpris par un impératif qui fonde notre
conscience morale et par rapport auquel nous nous sen-
tons toujours en défaut. La logique du conflit réel (rea-
ler Widerstreit) présuppose l’opposition de deux forces,
effectives l’une et l’autre : à la conscience de notre déter-
mination par la loi s’oppose la conscience que nos inté-
rêts sensibles résistent à l’impératif inconditionné de la
moralité. Les formules de Kant se précisent tout au.
long de son œuvre en confirmant cette même ligne direc-
trice. En 1763, Kant insiste sur l’expérience de l’infrac-
tion en tant qu’elle présuppose à la fois la reconnais-
sance de la loi et la réalité d’une force qui y contrevient.
Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs
(1785) et dans la Critique de la raison pratique (1788), il
définit l’autonomie de la volonté, et le respect comme
sentiment négatif, c’est-à-dire comme fait de la raison
qui « terrasse la présomption » de la sensibilité, qui met
à l’écart ce qu’elle réclame, cette mise à l’écart étant
l’effet même de la présence paradoxale de l’incondi-
tionné dans l’existence sensible dite encore pathologique.

35
Dans les textes tardifs comme l’Essai sur le mal radical
(1793), ce chapitre fameux de La religion dans les limites
de la simple raison, l’idée même de mal radical et non
pas originaire fait du penchant au mal l’opposition non
hasardeuse à notre enracinement préalable dans l’ordre
de la loi. Une volonté originairement mauvaise, soit une
volonté qui voudrait détruire la loi, est déclarée « mani-
festement impossible », c’est-à-dire que le mal radical
doit être attribué à une volonté qui contrevient à ce qui,
pourtant, la fonde, et la logique du conflit réel est rap-
pelée par Kant comme étant l’opérateur logique de ce
rapport à la loi qui s’accompagne toujours, « pour nous
autres hommes », de la conscience de l’infraction. Tel est
le premier versant de la culpabilité qui fonde, selon
Kant, l’être humain comme tel, fût-il un criminel prison-
nier dans son cachot : être surpris par une instance
inconditionnée, qui définit ce que nous devons et par
rapport à laquelle nous sommes toujours en défaut.

L’universel sériel et l’inconditionné : quel rapport ?

Mais le rapport à la loi a aussi selon Kant un autre


visage : le ravalement du pathologique, c’est-à-dire de
l’existence sensible en tant qu’elle nous affecte de
manière toujours particulière, est la condition anthropo-
logique qui transforme toute intention d’acte qui a un
contenu en un prétexte à exercer l’épreuve logique de
l’universalisation de la maxime. Même si nos actes dans
leur matérialité sont différents et spécifiques, le fait
qu’ils soient susceptibles d’être soumis à l’épreuve de
l’universalisation de leur maxime les transforme en
simple matériau pour le formalisme de la loi, et cela
transforme le sujet moral en personne, en instance pour
qui la loi vaut, quels que soient ses désirs : une personne
en vaut une autre, c’est ce qui définit le sujet de la
moralité et du droit, c’est-à-dire que l’universalité
de la personne est censée être le commentaire rationnel

36
de la surprise par la loi inconditionnée qui ravale en
nous le pathologique. Pour tout humain, la loi vaut, cela
veut dire non plus que la loi surprend toujours mon être
sensible, mais que, quels que soient mes actes, ils ne
valent que par leur confrontation à un impératif d’uni-
versalité qui les rend équivalents les uns aux autres et
qui rend les sujets de la loi équivalents les uns aux
autres. L’universalisation de la maxime de nos actes
comme épreuve de leur moralité transforme l’expérience
d’être en défaut par rapport à un impératif incondi-
tionné en indifférenciation relative de la matière de nos
actes au regard de l’universalité dont ils sont capables
pour une volonté. Une fois, donc, la culpabilité, c’est la
présence de l’inconditionné dans le conditionné ; une
autre fois la culpabilité est l’occasion de cette redéfini-
tion du désir comme volonté – pourvu que nos désirs
soient la simple occasion de définition d’un universel.
L’inclination sensible est alors un cas où se définit un
principe, ce qui est tout différent de l’expérience d’être
en défaut par rapport à un instance transcendante et
fondatrice. L’inconditionné, c’est la surprise d’être
devant la loi ; l’universalité, c’est l’épreuve formelle par
quoi nos actes acquièrent une mesure commune et par
quoi les sujets deviennent des personnes équivalentes, ou
même identiques au regard de la loi : « Agis de telle
sorte que la maxime de ton action puisse toujours valoir
en même temps comme loi d’un monde humain pos-
sible. » Qui ne voit qu’être en défaut par rapport à un
impératif fondateur est une notion tout à fait distincte,
rationnellement, de cette opération formelle par laquelle
les actes et les sujets deviennent équivalents car universa-
lisables ? Or, lorsque nous lisons Kant, nous pensons
ensemble ces deux aspects de la moralité, nous faisons
comme s’ils étaient une seule et même chose, et nous ne
nous posons plus de question. Le « pour tout homme »
nous paraît être l’explicitation naturelle du défaut
devant l’impératif absolu. Mais l’inconditionnalité de
l’impératif n’a rien à voir logiquement avec une

37
universalité sérielle des actes et des sujets de la loi.
Chacune de ces idées est claire, et elles sont distinctes
l’une de l’autre.
Qu’est-ce donc qui produit l’évidence illusoire de
cette identité sinon le fait que le seul point commun aux
deux versants de la moralité, c’est le ravalement du sen-
sible ? Le commandement inconditionné ne devient
homogène à l’épreuve d’universalisation de la maxime
de nos actes que si nous envisageons l’un et l’autre
comme mise à l’écart méthodique du pathologique : l’in-
conditionné, c’est l’expérience de la rupture produite en
nous par le surgissement d’un commandement qui nous
fonde ; l’universel, c’est l’indifférenciation des cas et des
sujets produite par l’épreuve formelle à laquelle nous
soumettons nos actes. L’inconditionné ne devient iden-
tique à l’universel que si ce qui les instaure l’un et
l’autre, c’est le ravalement du pathologique.

La morale de l’universel : vérité d’un concept


ou vérité d’un fantasme ?

Dans le cauchemar de la patiente dont je suis partie,


un impératif inconditionné se faisait jour : il faut renon-
cer à un homme qu’on aime même si c’est « aller à
l’abattoir », mais aucune instance universalisante ne fai-
sait de ce renoncement nécessaire un cas d’une épreuve
valant pour tout humain. La substitution d’un objet à
un autre est une manière d’inventer en rêve une possibi-
lité de séparation lorsqu’elle s’impose. On dira que l’im-
pératif en question n’est pas de même nature que l’impé-
ratif catégorique kantien, que c’est encore un impératif
conditionné ; pourtant, en tant qu’il commande un
renoncement inconditionnellement, il a le même statut.
La différence entre la nécessité d’effectuer une sépara-
tion et l’impératif moral consiste dans le fait que nulle
instance transcendantale ne fonde la première : l’obliga-
tion se présente comme une nécessité brute, liée au

38
départ d’un homme aimé ce dont il faut prendre acte,
faute de devenir folle et d’halluciner sa présence. Or,
cela ne correspond pas à l’aspect juridique de l’impératif
catégorique qui définit en principe un ordre d’obligation
supérieur à toute nécessité de fait, un rapport à la loi en
général qui fonderait notre qualité d’humain de telle
manière que l’effet de souffrance produit par la présence
de la loi lorsqu’elle met à l’écart les désirs ne serait
qu’une conséquence de ce que Kant nomme l’auto-
nomie, c’est-à-dire l’appartenance à un ordre juridique
qui rompe une fois pour toutes avec les servitudes du
pathologique. Mais, à une telle rupture, accomplie une
fois pour toutes, le rêve de la patiente, justement, n’y
croit pas. Qu’un renoncement s’impose inconditionnelle-
ment n’ouvre à aucune idéalisation du principe au nom
duquel il est imposé. C’est bien pourquoi la substitution
d’objet, en retenant un caractère du premier objet – pas
de voiture – qui se trouve transféré sur le second
– l’autre a une belle voiture –, évite l’idéalisation du
principe qui oblige à renoncer. Le renoncement a à
s’effectuer sans que le fait de l’amour se sépare du droit
d’une autonomie qui le nierait ou le reléguerait au rang
d’amour pathologique. Mais du coup, aucune sérialité
des objets ne se dessine dans ce rêve : les objets ne sont
posés comme tous équivalents que lorsqu’ils sont relé-
gués par une loi qui oppose les faits au droit. Dans le
cauchemar analysé, au contraire, la rêveuse peut passer
d’un objet à un autre, car elle forge une transition ima-
ginaire et une différence. La rêveuse prend les hommes
un par un, pourrait-on dire en paraphrasant la formule
de Don Juan, mais l’arithmétique du désir a ici une tout
autre portée que pour le héros masculin ; il s’agit du
passage d’une singularité à une autre qui prend acte
d’une perte, mais en l’allégeant par l’humour d’une
substitution. Ce que les psychanalystes appellent la cas-
tration, c’est-à-dire le fait que nos désirs ne sont pas
tout puissants et que cela nous surprend comme un cau-
chemar ne se lie naturellement à aucune formalisation

39
de l’existence qui permettrait de décider a priori à quoi il
faut renoncer pour que notre vie reste arrimée à des
principes qui empêchent les surprises désagréables.

On pourrait donc développer la remarque kantienne


sur l’amoralité des femmes en disant que pour ces der-
nières, lorsqu’il s’agit de limiter les prétentions du
pathologique, c’est-à-dire de nos désirs, ce processus a
lieu sans que les faits soient déconsidérés par un droit ;
en d’autres termes, il n’y a pas d’idéalisation du principe
qui enjoint de renoncer, même s’il y a une nécessité de
renoncer. Dès lors, on peut se demander si la différence
du fait au droit qui le juge n’est pas elle-même une cons-
truction, intéressante, certes, en tant qu’elle permet un
certain renoncement appelé autonomie, mais relative,
dans sa « vérité », à certaines organisations de désir, cel-
les qui ont intérêt à rendre interchangeables les objets de
désir pour qu’un renoncement à un objet puisse s’effec-
tuer. Il s’agirait alors de la vérité d’un fantasme, indisso-
ciable du type de transformation pulsionnelle qu’il rend
possible, et non pas de la vérité d’un concept. Certes,
pour les femmes comme pour les hommes, l’impératif
catégorique fait sens intellectuellement. Mais, puisqu’il
ne s’impose pas sans s’accompagner de l’effet de mise à
l’écart qu’il produit sur notre faculté sensible de désirer,
la question se pose de savoir si l’explicitation de son
pouvoir d’obligation en termes d’universalisation de ses
points d’application ne tient pas à ce qui, dans certaines
organisations de désir, met à l’ordre du jour la reléga-
tion du pathologique au « coup par coup » tout en se
résumant par le « une fois pour toutes » de la séparation
entre l’impératif et les désirs empiriques qu’il permet de
reléguer en bloc.

S’il y a un sol commun entre Kant et Sade, comme le


suggérait Lacan, n’est-ce pas du point de vue de cette
corrélation caractéristique entre la position d’une loi
dont l’inconditionnalité s’exerce par la relégation du sen-

40
sible, une fois pour toutes, ce qui instaure le droit, et
l’exercice répété de cette épreuve au coup par coup,
c’est-à-dire universellement, par la mise à l’écart des
désirs en soi-même ou en l’autre ?
Qu’on lise La Philosophie dans le boudoir de Sade, le
Dom Juan de Molière, ou la Critique de la raison pra-
tique de Kant, ce qui frappe, en effet, c’est une remar-
quable corrélation entre la sérialité indéfinie des objets
du désir et le sacrifice de tous ces objets au nom d’un
idéal posé comme absolu, et qui varie dans ces trois cas :
chez Sade, c’est le plaisir du libertin, sans autre titre que
son affirmation qui justifie qu’on lui sacrifie tout, tout
agrément de l’autre ou tout attachement du sujet qui
l’éprouve ; dans le cas de Dom Juan, comme l’a souligné
Monique Schneider1, la célébration des conquêtes à
l’échelle de l’univers et au coup par coup s’accompagne
d’une clause qui restreint la jouissance au moment où
« un beau visage » commande la relégation de la série
entière : « Dès qu’un beau visage me le demande, si j’en
avais dix mille, je les donnerais tous » (acte I, scène II) ;
enfin chez Kant, on sait assez que le « fait de la raison »,
en nous introduisant à l’ordre de la volonté rationnelle,
renvoie en bloc tous nos désirs dans le registre de ces
plaisirs et déplaisirs qui, n’étant capables d’aucune
détermination a priori, pâlissent tous également dans
leurs particularités puisque seule leur capacité à servir de
matériau à une loi non contradictoire d’un monde
humain possible les inscrit dans la moralité.

On peut discuter pour savoir si le terme de sacrifice


décrit avec pertinence, dans chacun de ces cas, la posi-
tion détachée de l’inconditionné par rapport à l’univer-
salité sérielle des termes qu’il relègue. Il faudra examiner
ce point avec soin, car c’est sans doute par lui que se dif-
férencient le rigorisme kantien, le défi dojuanesque et

1. M. Schneider, Dom Juan et le procès de la séduction, Paris,


Aubier, 1994, p. 124-125.

41
l’impassibilité sadienne, mais il importe de noter que, ces
trois solutions se laissent décrire par une même logique
de l’universel et de l’inconditionné qui préside à la déter-
mination d’un Souverain Bien. Est-ce à dire que les fem-
mes ou les humains identifiés à une femme se conduisent
en se passant de cette référence au Souverain Bien des
philosophes, fût-il, comme celui de Kant, de forme
pure ?
CHAPITRE 2

L’universel chez Sade et Kant

De quel point d’impensé dans la philosophie des


droits de l’homme Sade est-il le révélateur ? Une telle
question pourrait conduire à confronter la pensée du
marquis à tel de ses compatriotes, Robespierre, Rous-
seau, D’Holbach, puisque aussi bien elle s’y réfère, à
l’occasion, explicitement, ne serait-ce que par le titre-
programme qui affirme vouloir compléter les bases
d’une philosophie de la République : « Français, encore
un effort si vous voulez être républicains. » Comme on
sait, cet « en plus » est aussi une subversion. Pourtant, si
l’on veut saisir l’articulation du passionnel avec le poli-
tique, dans les philosophies juridiques de la Révolution
française, il est plus intéressant de confronter Sade avec
Kant, car, chez l’un et l’autre, cette articulation se fait
par une réflexion approfondie sur ce que peut ou ne
peut pas l’universalité de la loi dans l’œuvre de civilisa-
tion des passions. À l’idée kantienne d’une détermina-
tion immédiate de la volonté humaine par la loi morale
dans le respect, et à l’idée du droit comme simple
conformité d’une action avec la loi, abstraction faite des
mobiles de celle-ci1 répond l’affirmation de Dolmancé

1. E. Kant, Doctrine du droit, in Métaphysique des mœurs,


Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, 1986, p. 464-465.

43
dans La Philosophie dans le boudoir : « ... les lois ne sont
pas faites pour le particulier, mais pour le général, ce qui
les met dans une perpétuelle contradiction avec l’intérêt,
attendu que l’intérêt personnel l’est toujours avec l’inté-
rêt général. »1 Articuler politique et passion, c’est, pour
Kant, distinguer la subsomption externe et la subsomp-
tion interne du particulier sous le général ; c’est, pour
Sade, prendre acte de leur nécessaire et paradoxale dis-
jonction : quel est donc cet étrange concordat qu’il pré-
conise entre le général et le particulier, soit entre des ter-
mes dont l’un, jamais, ne subsume l’autre sous sa
législation, et pourquoi, alors, les mettre tout de même
en rapport ?
La seconde raison que nous avons de confronter
Sade avec Kant plutôt qu’avec ses compatriotes est his-
torique : Jacques Lacan, dans un article célèbre de ses
Écrits, « Kant avec Sade »2, et dans le séminaire contem-
porain sur L’éthique de la psychanalyse, a ouvert la voie
de ce rapprochement qui donne beaucoup à penser, tant
aux philosophes qu’aux psychanalystes. Par cette lec-
ture, Lacan prend au fond la suite des critiques philoso-
phiques adressées à la philosophie kantienne de l’agir,
celle de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit et celle
de Nietzsche dans la Généalogie de la morale, qui tous
deux mettaient en cause la prétendue pureté du point de
vue transcendantal en morale : Hegel s’emploie à mon-
trer qu’il n’est pas possible qu’une conscience de soi
active ignore en son for intérieur qu’elle réalise de l’uni-
versel : puisqu’elle est réflexivité, que les faits et les actes
ne sont pour elle qu’en tant qu’elle les mesure à ce
qu’elle détermine comme leur valeur universelle, il est
impossible qu’elle ne soit pas heureuse chaque fois
qu’elle agit moralement, c’est-à-dire que la conscience

1. Marquis de Sade, La philosophie dons le boudoir, Paris, Galli-


mard, « Clio », 1976, p. 176.
2. J. Lacan, « Kant avec Sade », in Écrits, Paris, Le Seuil, 1966,
p. 767.

44
du bonheur n’est jamais un au-delà pour qui agit en fai-
sant passer de l’universel dans le sensible – ce qui ruine
l’idée kantienne du devoir. D’autre part, puisque agir
c’est, pour un humain, être reconnu ; il est impossible
d’analyser l’agir humain en séparant son intention des
effets extérieurs de l’acte par lesquels il entre dans le
champ de la reconnaissance. Il y a bien chez Kant deux
notions de l’universel : le règne des fins – cette représen-
tation d’un monde dans lequel tous les humains auraient
la raison comme objet commun de leurs volontés – se
double toujours d’un champ de reconnaissance où les
actes régis par une intention sont, sous le regard d’au-
trui, soumis à l’épreuve de la contradiction entre leur
intention et leur effectivité. Bref, il y a de l’empirique
dans le transcendantal.
D’une autre façon, Nietzsche confirme cette dernière
affirmation, en faisant du moment négatif de mise à
l’écart du sensible la raison d’être de l’impératif catégo-
rique : « Et ne faudrait-il pas ajouter que le monde n’a
jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et de
torture ? (Même chez le vieux Kant l’impératif catégo-
rique a un relent de cruauté). »1 Kant faisait de ce
moment négatif un effet et non une cause du rapport à
la loi. Pour lui, il n’y a pas de mobile sensible qui cause
notre expérience de l’obligation par une loi qui com-
mande inconditionnellement. Bousculant la construction
kantienne, Nietzsche affirme que la loi n’est pas pure
mais cruelle, qu’il n’y a pas de pureté sans épuration. On
connaît ces thèmes, et aussi la manière dont les textes
kantiens résistent à de telles critiques : celle de Hegel ne
vaut que si on ignore la distinction kantienne de la
connaissance et de la pensée – Hegel remplace, en effet,
la notion de connaissance par celle de savoir conscient
de soi, alors que la conscience du devoir chez Kant est
une pensée qui juge les faits et non pas un savoir ; celle

1. Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, 1964, p. 89


ou encore folio p. 69.

45
de Nietzsche se bat à coups de marteau contre l’idée
d’une détermination par la loi qui aurait une origine
autre que sensible, mais sans prendre en défaut le texte
kantien lui-même.

Les choix de Lacan dans « Kant avec Sade »

Lacan, donc, revient à la question de la cruauté de


l’impératif catégorique, et de plus près que Nietzsche. Il
inscrit ce retour sous une double condition épistémolo-
gique : interpréter, d’une part, le Souverain Bien de
l’éthique philosophique comme l’objet suprême du désir
à jamais interdit – Kant disait : postulé comme non
impossible mais jamais présent dans l’effectivité de la vie
morale ; et faire, d’autre part, de la loi morale kantienne
énoncée dans l’impératif, « quelque chose de signifiant
déjà » – c’est-à-dire ce qui, en déterminant la structure
du désir d’un sujet, produit en lui une scission que Kant
aurait repérée comme celle des intérêts pathologiques et
de la volonté rationnelle, mais qu’on peut aussi définir,
après Jakobson, comme la scission du sujet de l’énoncé
et du sujet de l’énonciation. À cette double condition,
donc, Lacan montre la portée décisive de la morale kan-
tienne : ne reposant plus sur une idée préalable du Bien,
elle dénuderait le rapport entre l’objet du désir et la loi
morale qui ne s’établit dans l’impératif catégorique
qu’en excluant tout objet pathologique, ce qui ne va pas,
en effet, sans quelque cruauté exercée par le sujet ration-
nel sur son être pathologique. Le rapprochement de
Kant avec Sade s’effectue alors, chez Lacan, en trois
temps :
1 / Sade et Kant réfléchissent tous deux sur la poli-
tique de l’universel et son rapport à la morale. Pour tout
humain, la loi vaut ; cette proposition qui fonde l’idée
d’une république démocratique est exprimée par Kant et
par Sade. Chez ce dernier, elle figure en effet dans Fran-
çais encore un effort..., à l’intérieur d’un contexte déter-

46
miné : il s’agit de montrer que, si, dans une société
démocratique, aucun homme ne peut faire d’un autre sa
propriété, cette égalité dans le droit à la jouissance
implique aussi que tout homme peut réduire tout autre
au rang d’instrument temporaire de cette dernière, même
sous la condition de la douleur infligée à cet instrument,
puisque « tout homme est tyran quand il jouit » comme
dit clairement Sade. Lacan voit donc en Sade comme en
Kant un héraut du « pour tout homme » qui caractérise
la philosophie des droits de l’homme.
2 / Ce « pour tout homme » est défini chez Kant par
l’inconditionnalité de son rapport à la loi morale, ce qui
suppose bien, selon Lacan, la mise au pas du patholo-
gique, c’est-à-dire le moment de la cruauté qui fait surgir
l’inconditionnel comme tel : « Notons que ce Bien n’est
supposé le bien, que de se proposer, comme on vient de
le dire, envers et contre tout objet qui y mettrait sa
condition, de s’opposer à quelque que ce soit des biens
incertains que ces objets puissent apporter, dans une
équivalence de principe, pour s’imposer comme supé-
rieur de sa valeur universelle. »1
3 / Dans le caractère inaccessible de la chose en soi
conçue comme Souverain Bien, qui réconcilierait le
devoir avec le bonheur, Lacan repère alors l’indice d’une
doublure diabolique du Bien pour l’homme de l’Univer-
sel : l’être suprême en méchanceté s’annonce par le fait
que la loi provoque la douleur de celui qu’elle fait sujet ;
le caractère seulement postulé du Bien en morale ne
signifie pas uniquement que toute considération d’objet
pathologique doit être suspendue pour que la forme uni-
versalisante de la loi s’établisse, mais aussi qu’il y a tout
de même un objet dans le rapport moral à la loi. Cet
objet est celui-même que dévoile Sade, et dont la latence
de la Chose en soi kantienne organise l’éloignement : la
loi morale s’adresse à tout homme et a par là le même

1. Ibid., p. 766.

47
statut, selon Lacan, que l’agent du tourment dans l’ex-
périence sadienne. Cet agent a la même neutralité imper-
sonnelle, la même impassibilité dans son adresse à « tout
homme » que la loi. « Aussi allons-nous, écrit Lacan,
découvrir ce troisième terme (entre l’objet pathologique
et la voix de la raison), qui, au dire de Kant ferait
défaut dans l’expérience morale. C’est à savoir l’objet
que, pour l’assurer à la volonté dans l’accomplissement
de la loi, il est contraint de renvoyer à l’impensable de la
Chose-en-soi. Cet objet, ne le voilà-t-il pas, descendu de
son inaccessibilité, dans l’expérience sadienne, et dévoilé
comme être-là, Dasein, de l’agent du tourment ? »1
On pourra toujours objecter à Lacan qu’il ne montre
pas vraiment l’identité qu’il affirme entre l’inaccessibilité
du Bien aménagée par Kant et le retrait pudique du res-
sort de la souffrance que Sade ferait sortir de l’ombre
comme l’agent du tourment à quoi est soumis tout
humain dans une société démocratique. D’ailleurs, on
fera remarquer avec raison que, dans la phrase qu’on
vient de citer, Lacan déforme Kant comme Hegel le fai-
sait : Kant n’a jamais dit que la loi est impensable mais
que la Chose-en-soi est inconnaissable. Lacan gomme,
comme Hegel, la différence entre connaître et penser,
pour pouvoir voir poindre le fouet de Dolmancé dans le
retrait aménagé par Kant pour le Souverain Bien.
4 / Le dernier coup de force de Lacan, après qu’il a
fait de Sade le révélateur de l’être suprême en méchan-
ceté qui annoncerait la face cachée du Souverain Bien en
son retrait dans l’idéal égalitaire des droits de l’homme,
consiste à sauver in extremis la Loi – la Loi symbolique
de la psychanalyse et par là même aussi la Loi morale
kantienne – de sa collusion un instant entrevue avec un
instrument de torture : « Car le gibet n’est pas la Loi, ni
ne peut être ici par elle voiturée. Il n’y a de fourgon que
de la police, laquelle peut bien être l’État, comme on dit

1. Ibid., p. 772.

48
du côté de Hegel. Mais la loi est autre chose, comme on
sait depuis Antigone. »1
La position de Lacan est ici complexe : la seule chose
qui fasse la différence entre l’instrument de torture et la
Loi, c’est la référence ici elliptique à la figure d’Anti-
gone, c’est-à-dire à une certaine assomption du risque de
la mort pour affirmer le droit d’une Loi qui soit autre
que répressive d’une part, et perverse de l’autre. Pour
indiquer ce point, Lacan fait référence, dans l’article
« Kant avec Sade », mais aussi dans le Séminaire sur
L’éthique de la psychanalyse, à deux exemples kantiens
de la Critique de la raison pratique, destinés à montrer
aux lecteurs philosophes que tout homme fait nécessaire-
ment. la différence entre ce qui est en lui-même détermi-
nation pathologique et impératif moral. Ces deux exem-
ples, convoqués ensemble par Kant n’ont pas la même
structure logique, et ne présentent pas de la même
manière la scission du sujet : dans le premier, il est ques-
tion d’un homme à qui on propose une nuit d’amour
– Kant ne précise pas avec qui, mais Lacan imagine
qu’il s’agit d’une belle –, à la condition qu’après la nuit,
un gibet l’attende à la sortie de la chambre de ses déli-
ces. Le second exemple met en scène le même gibet, mais
dans un scénario différent : un tyran demande à l’un de
ses sujets de porter un faux témoignage contre un
homme dont ledit sujet a de bonnes raisons de vouloir se
venger ; faute de cette trahison, le gibet l’attend. Selon
Kant, ce sujet ne pourra peut-être pas affirmer qu’il
résistera à la tentation de « vendre » cet autre homme ;
mais il se représentera nécessairement l’obligation de le
faire, dès lors qu’il est humain, ce qui suffit à établir la
détermination immédiate de la volonté en tant que telle
par l’impératif qui suspend la valeur de toute existence
conditionnée. Il semble que le premier exemple soit
autrement structuré, puisqu’il ne comporte pas de dis-

1. Ibid., p. 782.

49
jonction exclusive entre les intérêts pathologiques et
l’obligation par la loi : en effet, c’est pour rester en vie,
que, selon Kant, tout homme pourra faire taire en lui
l’exigence de désir. Il pourra sacrifier la nuit avec l’objet
de son choix plutôt que d’être pendu. Le sacrifice pos-
sible, pour tout homme, d’une passion se fait une fois
contre l’intérêt de la vie et pour le respect de la parole,
une autre fois pour la conservation de la vie. À vrai dire,
ce dernier exemple cité est bien difficile à interpréter
puisque la conservation de la vie peut être considérée
soit comme un devoir, comme le soulignait un texte
célèbre des Fondements de la métaphysique de mœurs, soit
comme un désir si on suppose les hommes attachés
avant tout à la vie. Ce qui rend homogènes, cependant,
ces deux exemples, c’est qu’ils font apparaître l’un et
l’autre la capacité des humains de faire taire en eux
l’ordre des désirs lorsque vaut pour eux un terme
inconditionné, quelle que soit la nature de cet
inconditionné.
Concluons provisoirement sur la lecture lacanienne
de Kant : si le psychanalyste infère un « objet de la
loi » dans l’inaccessibilité du Souverain Bien, alors que
pour le philosophe la loi est une instance qui rend équi-
valents tous les sujets mais n’a pas d’instrument qui
effectue la scission du sujet, c’est pour une raison qui
est d’abord intrapsychanalytique : Lacan affirme que
l’objet du désir est « aussi insaisissable », dans sa capa-
cité à faire vaciller le sujet qu’est inaccessible le Souve-
rain Bien. Lorsque cet objet, tout de même, se matéria-
lise, c’est comme instrument de torture, et la seule
position de la Loi qui se sépare, chez Kant comme en
psychanalyse, d’une fonction torturante est celle qu’in-
dique Antigone : un désir au-delà d’un désir sensible.
Sinon, c’est-à-dire dans le fantasme, Sade règne ; en
d’autres termes, le désir est pervers dans ses réalisa-
tions, il met le sujet en face d’un objet qui le déloge de
lui-même par la souffrance. Structuralement ou du
point de vue de la vérité, cette souffrance correspond

50
au fait que le sujet est comme catapulté au point de
faille de l’Autre, au point d’incomplétude qui organise
les signifiants de son désir, aliénés en l’Autre. Concrète-
ment, pour le sujet, ce point de faille ne se dénude que
lorsqu’un objet, qui se trouve détenu par un agent et
serait la face d’ombre de la loi, le force, dans la dou-
leur, à reconnaître le point de sa propre disparition
comme sujet. Le sujet pervers est celui qui ne craint pas
d’occuper cette place d’agent du tourment d’un autre,
qui met cet autre en présence de ce qui le fait défaillir
et en jouit, quitte à s’identifier par là, en un temps
second, à ce moment de la souffrance en l’autre. La
névrose, c’est la méconnaissance de ce dont la perver-
sion est la vérité, et la seule sortie possible de cet enfer
serait dans un certain renoncement au désir au nom de
la Loi, ce dont témoigne Antigone. Telle serait la posi-
tion de Lacan s’il ne finissait pas, parfois, par distin-
guer la position d’un analyste de celle d’Antigone, en
disant de façon quelque peu mystérieuse : le désir de
l’analyste n’est pas un désir pur1, ce qui laisse ouverte
la question de savoir ce qu’est un désir qui pourrait,
hors analyse, se réaliser sans être pervers2. De ce point
de vue, Kant n’est pas Sade. J’ai pu montrer que la
structure de désir qui prépare la définition du sujet
comme moral, c’est la mélancolie et non le sadisme3. Le
mélancolique ne réalise pas son désir en forçant un
autre à ressentir dans la douleur qu’il est sujet d’une loi
qui lui fait mal, ni en jouissant du fait que cela fait
mouche à tous les coups ; la souffrance mélancolique se
transforme en rapport à des principes de vie constants.

1. J. Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fonda-


mentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1966, p. 248.
2. P. Guyomard, La jouissance du tragique. Antigone, Lacan et le
désir de l’analyste, Paris, Aubier, 1992.
3. Monique David-Ménard, Introduction à la traduction de
l’ « Essai sur les maladies de la tête », de Kant, Paris, Garnier-Flam-
marion, 1990, et La Folie dans la raison pure. Kant lecteur de Sweden-
borg, Paris, Librairie Vrin, 1990, chap. V.

51
L’anthropologie kantienne n’est pas l’anthropologie
sadienne, même si toutes deux admettent que la souf-
france éprouvée par le sujet a un rôle constituant dans
le rapport à la loi morale. Ce n’est pas en traquant
l’objet dans la loi ou dans la Chose en soi kantienne
qu’on comprendra en quoi Sade indique un point d’im-
pensé dans la philosophie des droits de l’homme.

Ce qui nous retiendra, à partir de cette lecture de


Lacan, intéressante mais quelque peu forcée, c’est que le
rapprochement entre Kant et Sade n’est possible qu’à
partir d’une morale de l’universel. C’est la structure de
l’universalité qu’il faut décrire chez Kant et chez Sade, si
on veut saisir de quoi Sade est le révélateur. En présen-
tant de l’universalité une caricature, Sade oblige à réflé-
chir sur la composition de ce qui se réunit sous ce terme,
et que ni Kant ni Lacan n’explicitent vraiment. Ce der-
nier, en effet, distingue bien l’universalité de droit,
caractéristique de la loi, de l’universalité empirique
qu’on peut appeler en français la généralité, et il la
nomme parfois aussi la manière dont les choses « s’ar-
rangent », en reprenant par là l’expression de Sade qui
désigne les postures érotiques mettant en jeu une multi-
plicité d’organes substituables dans le plaisir. Mais en
même temps, comme il traque l’objet dans la fonction
transcendantale de la loi, Lacan annule la distinction
qu’il établit par ailleurs. La seule distance explicite qu’il
prend par rapport à la catégorie philosophique de l’uni-
versalité consiste à montrer que toute proposition uni-
verselle affirmative, et en particulier celle qui énonce la
soumission de tous les hommes à la loi, suppose le
refoulement, par l’énoncé même de cette proposition, de
celui qui énonce la loi, et qui fait exception à ce qu’il
énonce. Mais il n’exploite pas cette suggestion pour pen-
ser le rapport entre Kant et Sade.

52
L’universel chez Kant :
notion complexe ou confuse ?

Or l’universalité, chez Kant lui-même, est complexe :


elle signifie d’abord l’inconditionnalité de la loi. C’est
parce que l’impératif catégorique commande quelque
chose sans tenir compte des conditions empiriques,
c’est.à-dire particulières, de l’acte, qu’elle détermine
immédiatement toute volonté. Que la loi concerne toute
volonté est un corrélat du fait qu’elle suspend l’impor-
tance de ce qui particularise les actes. La personne
morale et juridique est logiquement contemporaine de
l’inconditionnalité de la loi. On pourrait même se deman-
der si une telle conception ne va pas au-delà de la multi-
plicité des personnes ; l’humanité est identique en tout
homme ; le tout, ici, et la sérialité qu’il implique ren-
voient à une mêmeté de l’humain dans les individualités
empiriques. C’est en ce sens que les Fondements de la
métaphysique des mœurs définissaient la charité comme
amour de l’humanité en tout homme ; à la limite, l’incon-
ditionnalité de la loi supprimerait toute sérialité de l’uni-
versel. Pourtant, lorsqu’on se réfère aux diverses formules
par lesquelles s’énonce l’impératif catégorique l’incondi-
tionnalité de l’obligation se développe toujours chez
Kant, même dans les énoncés les plus concis de la
seconde Critique, par la référence à l’universalité sérielle
du « pour tout homme ». La première complexité de
l’universel chez Kant est liée à ce point : l’idée d’incondi-
tionnalité est distincte, conceptuellement, de celle de la
quantité universelle du jugement qui explicite l’épreuve
formelle à laquelle est soumise l’intention d’un acte. Or
Kant identifie purement et simplement inconditionnalité
et universalité sérielle : le « pour tout homme » est censé
être le commentaire naturel du Fait de la raison, en tant
qu’il impose un ordre de détermination par l’absolu.
Citons une phrase qui met bien en valeur cette implica-
tion mutuelle, mais non thématisée, de l’inconditionnel et
de l’universel : « Cependant, pour que la raison puisse

53
donner des lois (Gestzgebung), il faut qu’elle n’ait à pré-
supposer qu’elle-même, parce que la règle n’est objective-
ment et universellement valable que si elle vaut sans les
conditions contingentes et subjectives qui distinguent un
être raisonnable d’un autre. »1 Cette phrase, remar-
quablement concise, pose en fait des problèmes décisifs.
Notons d’abord que les deux notions ici intriquées de
l’universel et de l’inconditionné étaient clairement posées
comme distinctes dans la Critique de la raison pure. La,
différence entre l’universalité sérielle et l’inconditionné
est définie par Kant dans la première Critique. Lorsqu’au
début de la Dialectique transcendantale, il réfléchit sur la
manière dont nos jugements laissent se profiler dans leurs
enchaînements des représentations qui sont des totalités,
il affirme : « Nous restreignons, donc, dans la conclusion
d’un raisonnement, un prédicat à un certain objet, après
l’avoir préalablement pensé, dans la majeure, dans toute
son extension sous une certaine condition. Cette quantité
complète de l’extension, par rapport à une telle condi-
tion, s’appelle l’universalité (universalitas). À cette uni-
versalité correspond dans la synthèse des intuitions la
totalité (universitas) des conditions. »2 Le « pour tout x »
qui est une fonction logique va de pair, dans les raisonne-
ments, avec la représentation d’un absolu dans l’intui-
tion, représentation fallacieuse – puisqu’une intuition est
toujours finie –, mais inévitable.
Voyons ce que cette distinction est devenue dans
l’analyse du pouvoir pratique de la raison : il s’agit,
dans les premières pages de la Critique de la raison pra-
tique, de définir la différence entre des principes d’action
qui se réfèrent au contenu de l’acte – du point de vue de
l’enchaînement des causes et des effets qui peut en pro-
duire la réalité pour un sujet qui le désire –, et des impé-

1. E. Kant, Critique de la raison pratique, in Œuvres philosophi-


ques II, Paris, Gallimard, 1985, p. 629.
2. E. Kant, Critique de la raison pure, in Œuvres philosophi-
ques I, Paris, Gallimard, 1980, p. 1033.

54
ratifs, c’est-à-dire des lois qui commandent directement
la volonté inconditionnellement, c’est-à-dire ici sans
tenir compte de cet enchaînement causal qui reste tou-
jours suspendu à la condition que le sujet désire bien
ceci ou cela. Pour la raison théorique, l’inconditionnalité
se définissait positivement, mais au conditionnel : c’était
le caractère d’une intuition qui nous donnerait une tota-
lité – mais cela est impossible puisque l’intuition est
finie. Pour la raison pratique, l’inconditionnalité se défi-
nit négativement, mais à l’indicatif : la volonté comme
autonome s’obtient lorsqu’on lève la restriction à son
universalité que constituent les différences de contenu et
de motivations des sujets. L’universalité est obtenue en
même temps que l’inconditionnalité de l’impératif, de
telle manière qu’il n’y a même plus à distinguer ces deux
caractères de la loi. Ils ne se distinguent pas comme se
distinguaient précédemment quantité d’un jugement et
caractère intuitif du représenté ; ils s’impliquent dans le
même registre, et on n’a même plus à dire qu’ils sont
distincts, sans doute parce que le point de vue de l’intui-
tion empirique de nos actes est neutralisé : puisqu’en
morale nous ne sommes pas dans les conditions restric-
tives qu’impose la connaissance, nous ne connaissons
jamais à proprement parler la qualité morale de nos
actes, et nous serions dès lors dispensés de faire atten-
tion à la différence entre l’universitas et l’universalitas,
soit entre une détermination de logique formelle et une
détermination transcendandale.
On pourrait même se demander si la notion d’incon-
ditionnalité entendue comme universitas garde un sens
lorsqu’elle concerne le monde, jamais posé comme réel,
des volontés rationnelles. Kant répond à cette question
sans la poser. À vrai dire, il ne se demande jamais non
plus comment le possible, qu’il avait pris soin de redéfi-
nir avec rigueur dans la philosophie théorique, peut
signifier ici seulement « non contradictoire ». Il décide
sans le dire que la différence transcendantale entre le
« pas impossible au sens de la contradiction » et le « qui

55
peut être compté parmi les possibles » n’a plus lieu
d’être lorsqu’il s’agit du Fait de la raison. Avec l’épreuve
logique de la maxime de nos actes, la critique transcen-
dantale de la modalité, sans être à proprement parler
invalidée, n’a plus d’occasion de s’exercer. Seulement,
dès lors, le rapport de l’inconditionné à l’universel
devient confus, et, dans les formulations de Kant, ces
deux aspects du rapport à la loi sont cités ensemble
comme s’ils ne faisaient qu’un. C’est bien le cas dans la
concision de la phrase dont nous sommes partis : « Pour
que la raison puisse donner des lois, il faut qu’elle n’ait.
à présupposer qu’elle-même, parce que la règle n’est
objectivement et universellement valable que si elle vaut
sans les conditions contingentes et subjectives qui distin-
guent un être raisonnable d’un autre. » Produire
activement des lois, c’est ne présupposer que soi, et c’est
valoir universellement.
À vrai dire, l’universel est ici affecté d’une autre
complexité encore. Il n’y a pas une seule sérialité en jeu
dans cette phrase, mais deux : il faut des différences
empiriques à supprimer en pensée par la considération
de leur forme pour que l’idée d’universalité dans la
valeur de la règle prenne sens. Il y avait quelque chose
de non précisé, de flou, dans le rapport entre le catégo-
rique de l’impératif et l’universalité de son application.
Mais ce flou en recouvre un autre : pour dire que la rai-
son législatrice ne présuppose qu’elle-même, Kant rap-
porte son absoluité à la suppression méthodique des dif-
férences entre les sujets, réputées contingentes. L’activité
catégorique de la loi ne peut être énoncée que si on men-
tionne les contingences et particularités de chaque acte
dont il faut effectuer le suspens ; il y a donc deux univer-
salités sérielles à considérer : il faut supprimer en pensée
chaque contenu d’acte et chaque motivation particulière,
d’une part ; et l’on obtient, d’autre part, une loi qui vaut
pour tous les cas, pour tous les hommes concernés par la
détermination seulement formelle de la volonté. Kant ne
se demande jamais comment ces deux quantités exten-

56
sives se lient, celle qui est en jeu dans le « sans condi-
tions subjectives et contingentes », et celle qui est en
jeu dans le « pour tout homme » telle loi est possible,
c’est-à-dire non contradictoire.
Entre les deux sérialités aussi il faudrait définir expli-
citement des liens logiques. Puisque la mise de la
maxime en formule de loi fait partie intégrante de la vie
morale – elle seule en effet dégage le sujet moral du par-
ticulier, c’est-à-dire de l’accidentel de ses motivations –,
il faudrait définir la différence des deux sérialités : pour
chaque motivation empirique, disais-je, il faut faire
l’épreuve du formel de la loi. La quantité infinie, ou
indéfinie, des actes qu’on soumet à cette épreuve se fait
nécessairement au cas par cas, car c’est ainsi que se lève
la conditionnalité de l’acte ; alors que dans le « pour
tout homme telle loi peut-elle valoir sans contradic-
tion ? », la quantité universelle du jugement est présentée
comme achevée ou comme donnée. Après Kant, c’est la
logique intuitionniste qui fit remarquer qu’une série de
termes dont on maîtrise au cas par cas la construction
n’est pas équivalente à une série infinie de termes dont
on suppose qu’ils sont tous donnés dès lors qu’on définit
la loi de composition de la série. Kant, certes, ne
connaissait pas les travaux de Brouwer1, qui lui sont
bien postérieurs. Pourtant, il met en œuvre une logique
intuitionniste avant la lettre lorsque, dans la Dialectique
transcendantale il montre que, dès qu’on raisonne sur
une série infinie comme la série de toutes les relations
entre les phénomènes qu’on appelle « monde », les prin-
cipes de contradiction et du tiers exclu ne sont pas
nécessaires : il pourrait se faire que des deux proposi-
tions : le monde est fini ou infini, toutes deux soient
fausses en même temps. Or, entre la sérialité du cas par
cas auquel nous soumettons chacun de nos actes et la
quantité infinie des hommes pour qui la loi vaut, il

1. J. Largeault, Intuition et intuitionnisme, Paris, Librairie Vrin,


1993.

57
existe bien cette différence dans la manière de concevoir
la composition d’une série infinie. Pourquoi donc Kant
qui nous a appris tant de rigueur logique dans la Cri-
tique de la raison pure est-il si négligent lorsqu’il s’agit de
fonder une morale de l’universel et une philosophie du
droit ? Certes, il met tout son soin à montrer que le
champ de pensée de la raison pratique est constituée
autrement que le champ de pensée de la raison théo-
rique, puisque le Fait de la raison est un fait sui generis
et qu’on n’a jamais à juger de façon déterminante de la
moralité de tel acte, puisqu’on n’est pas ici dans le
registre du connaître. Mais, même en acceptant cette dif-
férence qu’il établit en effet, certains acquis de la pre-
mière Critique semblent à présent étrangement négligés
alors qu’il valent aussi dans la construction de ce lieu de
pensée purement possible, jamais affirmé comme réel,
qu’est le règne des fins, monde des volontés rationnelles.
L’universel kantien est donc complexe du point de
vue logique : deux sérialités dont le rapport n’est pas
précisé et une équivalence, qui se pose sans se justifier,
entre l’universitas de l’obligation par la loi, qui investit
la volonté dans sa totalité, et l’universalitas des sujets
auxquels elle s’applique. La logique de l’universel dans
la morale kantienne est complexe, et cette complexité
n’est pas thématisée.

La rhétorique de l’inconditionné chez Kant et Sade

Or cette complexité ne devient repérable – ce qui ne


veut pas encore dire pensable – que si on confronte la
Critique de la raison pratique, prise comme un texte
autonome, à La Philosophie dans le boudoir de Sade.
Que fait Sade, en effet, si ce n’est installer en position
d’inconditionné, non plus la loi morale kantienne, mais
le plaisir d’un seul qui assigne à tous les autres, par la
place détachée qui est la sienne, le statut d’objets équiva-
lents pour son plaisir ? Le point commun entre Kant et

58
Sade, c’est cette composition de l’universalité en deux
strates, que l’on peut nommer, chez nos deux penseurs,
inconditionnalité et universalité sérielle. Chez Sade,
l’universalité sérielle semble d’abord plus simple que
chez Kant, puisqu’elle ne comporte pas la différence
entre la série des actes sensibles et la série des personnes
morales. Seule compte la distinction entre le terme
inconditionné, le plaisir unique du libertin, et la série des
objets. Comme le terme inconditionné n’est plus la loi
elle-même, comme chez Kant, mais la jouissance de
l’unique sujet qui relègue tous les autres dans la série des
objets, la distinction de ces deux registres de l’universa-
lité apparaît comme telle, dans sa fonction logique ou
structurale, alors que, chez Kant, l’inconditionné faisait
un avec la transcendance de la loi, et, du coup, n’appa-
raissait pas comme fonction. On dit toujours que Sade
est une caricature de Kant, mais on ne précise pas en
quoi ; disons-le : c’est un terme sensible, ou patholo-
gique au sens kantien, qui occupe la place de l’incondi-
tionné, puisque l’universel sadien n’a pas pour expé-
rience de base le respect mais le blasphème. Il n’en reste
pas moins qu’il y a un invariant dans les transforma-
tions de l’universel, qui n’apparaît que par cette varia-
tion eidétique, comme dirait Husserl, que constitue le
changement de contenu du terme inconditionné : il faut
un terme inconditionné pour que tous les autres soient
constitués en série dans un autre registre. Rappelons
qu’en effet, si Kant mettait sur le même plan les deux
exemples du gibet et du faux témoignage, dont l’un sup-
posait le sacrifice du sensible et l’autre sa conservation,
c’est parce que le point commun aux deux exemples
était l’installation d’un terme inconditionné, ou d’une
fonction d’inconditionnalité, que son contenu fût
rationnel ou sensible.

S’il y a une complexité dans l’universel sadien, elle


réside ailleurs : chaque sujet de la République peut, dans
la constitution sadienne décrite par « Français encore un

59
effort si vous voulez être républicains », occuper la place
du terme inconditionné qu’est le plaisir du libertin dans
les dialogues. Cela ne fait nullement objection mais
apporte plutôt une confirmation au rapport, dans l’uni-
versalité, entre un terme inconditionné et la série infinie
des objets qu’il relègue au rang d’objets substituables et
équivalents parce qu’il sont situés dans cette position de
relégation par le terme inconditionné. Il y a donc aussi
deux formes de sérialité chez Sade, celle des objets subs-
tituables et celle de l’égalité des citoyens libertins.
L’articulation du politique au passionnel se fait alors
de la manière suivante : l’unique, l’inconditionné des
scénarios érotiques, devient le « pour tout homme » du
programme juridico-politique. C’est comme si, chez
Kant, la loi morale elle-même, mais déchue de sa trans-
cendance, devenait la personne morale. Cette transfor-
mation fait l’unité des deux parties hétérogènes de La
philosophie dans le boudoir. La pièce de théâtre, l’initia-
tion d’Eugénie au libertinage, se fait sous la condition
que les lois valent pour le général et jamais pour le par-
ticulier. Le plaisir particulier du libertin est alors en
position d’inconditionné. Et entre le cinquième et le
sixième dialogue, Sade a intercalé un texte sur les lois
fondamentales de la République qui affirme que tout
homme est en droit d’occuper la place de l’inconditionné
dans la satisfaction de ses désirs, tel est le sens de l’éga-
lité démocratique qui impose qu’on redéfinisse les
rapports de l’État et de la religion avec la jouissance des
citoyens.
Il y a donc deux différences entre Kant et Sade, qui
font du second la caricature du premier : chez Sade, le
terme inconditionné est un terme empirique ; il n’a plus
la transcendance du « Fait de la raison » ; et, deuxième-
ment, le terme inconditionné est pris ensuite comme élé-
ment du « pour tout homme ». Mais seule la caricature,
parce qu’elle réduit les termes à leur fonction dans une
construction de l’universel permet de lire, chez Kant lui-
même, l’échafaudage logique de la construction.

60
À vrai dire, il faut même aller plus loin, si on
accepte de relire la Critique de la raison pratique après
avoir séjourné dans La Philosophie dans le boudoir. Ce
dernier texte est littéraire, même s’il comporte beau-
coup de discussions philosophiques. Le traité kantien
est un texte théorique, de forme déductive, dit-on, qui
fonde la raison pratique et situe sa constitution trans-
cendantale par rapport à la raison théorique ; tout pro-
fesseur de philosophie a l’habitude d’introduire son
auditoire à l’intelligence de ce texte en exposant que,
contrairement à ce qu’il faisait deux ans auparavant
dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, où il
procédait de façon inductive, cherchant à définir à par-
tir d’exemples le lieu transcendantal de la loi, le philo-
sophe, ici, pose des théorèmes. L’analyse de l’agir
humain se fait par la distinction des principes et de
l’impératif ; et cela suffit à déduire le caractère catégo-
rique de l’impératif moral et la liberté. Pourtant, en
même temps, on insiste toujours, dans l’abord de ce
texte, sur le fait que, pour la raison pratique, on ne
part pas d’une critique du sens commun, comme c’était
le cas dans la théorie du connaître, mais qu’on justifie
le sens commun moral. Ce texte, écrit more geometrico,
se veut pourtant une légitimation du sens commun
moral qu’il ne remet pas en cause ; tout homme fait
l’expérience de la moralité dans sa différence avec les
motifs sensibles de ses actes.
Or la lecture de Sade rend sensible au fait que la Cri-
tique de la raison pratique, toute démonstrative qu’elle se
veuille, a un style, comme un texte littéraire, et que ce
style seul assigne à l’universel sa fonction. Ce que je
nommais la construction de l’universalité s’effectue non
pas seulement par une logique ou une détermination de
structure, comme on l’a vu plus haut ; mais par une
sorte de rhétorique de l’inconditionné qui fait ressembler
le texte de Kant à celui de Sade, justement ; ils mettent
tous deux en œuvre une même rhétorique de l’incondi-
tionné, et là encore, c’est parce que ce mode d’écriture

61
est manifeste chez Sade qu’il peut sortir de la négligence
où on le tient lorsqu’on lit Kant.
Le propos des dialogues est l’initiation de la jeune
Eugénie au libertinage, par des actes érotiques, certes,
mais aussi par beaucoup de discussions philosophiques.
Eugénie a deux instituteurs, Mme de Saint-Ange et un
ami de son frère, Dolmancé, dont cette dernière n’a pas
fait encore la connaissance, mais qui est, de toute la
compagnie, le plus philosophe et le plus ferme sur les
principes strictement sodomites de son libertinage. Dol-
mancé est l’équivalent libertin de l’homme mélancolique
et sublime selon Kant : il ne déroge pas à ses principes.
À côté de Dolmancé, le chevalier de Mirvel est un liber-
tin banal, aimant plus les femmes que les hommes et ne
faisant pas profession de la méchanceté ou de l’indiffé-
rence aux douleurs infligées que requiert la vivacité des
plaisirs du libertin. Interviennent aussi deux laquais que
les amis vont chercher pour compléter quelques tableaux
de groupe, ainsi que Mme de Mistival, mère d’Eugénie,
qui est faite prisonnière de la cruauté de sa fille. Cette
dernière déclare en effet depuis le départ du jeu qu’elle
voudrait voir sa mère morte, et lorsque celle-ci se pré-
sente, on la fait violer par celui des deux laquais qui a la
vérole après qu’Eugénie lui a cousu le sexe de ses mains.
Remarquons cependant qu’Eugénie ne se découvre de
tels penchants pour la volupté cruelle que pour plaire à
celui des « amis » qui va le plus lui résister. Elle men-
tionne, certes, sa haine pour sa mère, mais elle ne la rap-
pelle que pour obtenir de Dolmancé qu’il la déflore. Il
refuse d’abord, puis finalement accepte de la sodomiser
une fois qu’elle a crié haut et fort qu’elle voudrait une
victime, sa mère, et malgré tous les efforts qu’elle
déploie, Dolmancé refusera de lui faire découvrir ce qu’il
ne nomme pas sa féminité, déléguant cette tâche qui lui
répugne au Chevalier.
Cela, pour illustrer la cohérence des actes avec le
principe énoncé par Dolmancé, concernant la luxure :
« Aucune passion n’a plus besoin de toute l’extension

62
des libertés que celle-là ; aucune n’est aussi despo-
tique. »1 Si la mesure politique qui en découle dans
« Français encore un effort... » est d’aménager dans les
villes de la République des espaces libres où toutes les
créatures seront offertes aux caprices des libertins qui y
viendront jouir, en exerçant la tyrannie de leurs désirs,
les scènes qui se déroulent dans l’intimité du boudoir
sont comme un premier exercice, non encore légitimé
par la République, de ce parfait solipsisme des plaisirs.
C’est parce que le plaisir est solipsiste qu’il est absolu-
ment indifférent à l’effet qu’il produit sur autrui, et qu’il
exige donc une multiplicité de partenaires en eux-mêmes
indifférents, cette indifférence n’étant jamais plus mani-
feste que lorsque les effets en sont cruels. On remarquera
au passage qu’une affirmation comparable était en jeu
chez Kant, à travers la plupart de ses exemples, puisque
la différence conceptuelle entre les déterminations empi-
riques ou purement rationnelle d’un acte éclatent
lorsque la seconde « terrasse » les premières.
Dans les dialogues, Eugénie apprend vite ; elle s’ins-
truit certes auprès de Mme de Saint-Ange, qui lui
enseigne surtout comment il convient de gagner sa
liberté en contournant les règles de la famille, du
mariage et de la société, l’universalité des occasions et
des objets de ses plaisirs étant la seule norme de la vie
d’une jeune fille. Pourtant, cette universalité-là reste un
peu plate : « Fouts, en un mot, fouts ; c’est pour cela
que tu es mise au monde ; aucune borne à tes plaisirs
que celle de tes forces ou de tes volontés ; aucune excep-
tion de temps, de lieux et de personnes ; toutes les heu-
res, tous les endroits, tous les hommes doivent servir à
tes voluptés. Tant que les lois seront telles qu’elles sont
encore aujourd’hui, usons de quelques voiles ; l’opinion
nous y contraint ; mais dédommageons-nous en silence
de cette chasteté cruelle que nous sommes obligées

1. Marquis de Sade, op. cit., p. 218.

63
d’avoir en public... »1 Le libertinage ainsi présenté ne
fait pas une nouvelle philosophie. En d’autres termes,
l’universalitas des plaisirs que recommande Mme de
Saint-Ange, même si elle implique qu’on renverse quel-
ques usages, ne fait pas de ce moment du viol des règles
le ressort même des plaisirs en leur singularité. On pour-
rait dire avec Kant que les femmes n’ont pas le sens de
l’inconditionné. Même si Sade plaide pour leur méchan-
ceté, cette méchanceté n’éclate pas comme la raison
d’être des plaisirs dans le style de Mme de Saint-Ange.
Celle-ci affirme bien le droit de l’unique aux plaisirs sans
nombre, mais la justification est tout autre que celle du
blasphème. La cruauté liée au plaisir, pour une femme
libertine, est d’abord celle du temps qui passe, et dont
elle se venge par la quantité illimitée de ses plaisirs, la
cruauté donc n’est pas directement le ressort de la jouis-
sance : « Fouts, Eugénie, fouts donc, mon cher ange ;
ton corps est à toi seule ; il n’y a que toi seule au monde
qui ait le droit d’en jouir et d’en faire jouir qui bon te
semble. Profite du plus heureux temps de ta vie : elles ne
sont que trop courtes ces heureuses années de nos plai-
sirs ! Si nous sommes assez heureuses pour en avoir joui,
de délicieux souvenirs nous consolent et nous amusent
encore dans notre vieillesse. »2
Tels ne sont pas les accents du libertinage masculin
qui fait loi dans l’univers sadien. Ceux-ci n’apparaissent
que dans les leçons prodiguées par Dolmancé à Eugénie
et dont celle-ci se délecte pour l’appâter. « Ah ! renonce
aux vertus, Eugénie ! Est-il un seul des sacrifices qu’on
puisse faire à ces fausses divinités (les vertus) qui vaillent
une minute des plaisirs qu’on goûte en les outrageant.
Va, la vertu n’est qu’une chimère... Une seule goutte de
foutre éjaculée de ce membre, Eugénie, m’est plus pré-
cieuse que les actes les plus sublimes d’une vertu que je

1. Ibid., p. 83.
2. Ibid., p. 67.

64
méprise. »1 Il ne s’agit pas seulement ici de faire d’un
plaisir singulier le terme unique et précieux entre tous ;
cet unique prend valeur d’inconditionné par l’outrage
qu’il inflige à toutes les valeurs morales. Le style de Dol-
mancé met en forme, toujours et nécessairement, le
sacrilège : les objets de plaisir ne forment une série
infinie que parce que le plaisir du libertin les fait déchoir
de ce à quoi ils prétendaient. La goutte de sperme est le
joyau qui tient son prix du mépris qu’il fait peser sur les
« vertus les plus sublimes ». En langage kantien, on
dirait que le plaisir du libertin « terrasse la présomp-
tion » des vertus. Il n’y a donc pas de plaisir sans une
foule de termes sacrifiés, et le mot « sacrifice » est tou-
jours au rendez-vous dans les leçons de Dolmancé.
Dans le blasphème proprement dit le sacrifice porte
sur Dieu ; et si, dans ce cas, l’objet à faire déchoir est
unique, le libertin peut jouer sur la répétition indéfinie
des jouissances par lesquelles il réinstalle Dieu pour le
plaisir de le détruire. « Un de mes plus grands plaisirs
est de jurer Dieu quand je bande. Il me semble que mon
esprit, alors mille fois plus exalté, abhorre et méprise
bien plus cette dégoûtante chimère... Et quand mes mau-
dites réflexions m’amènent à la conviction de la nullité
de ce dégoûtant objet de ma haine, je m’irrite et vou-
drais pouvoir aussitôt réédifier le fantôme, pour que ma
rage au moins portât sur quelque chose. »2
On ne saurait lier plus logiquement inconditionnalité
du plaisir d’un seul, déchéance infligée à la transcen-
dance du terme ainsi remplacé et sérialité des objets pro-
duite dans l’excès du blasphème. Le tout étant le lan-
gage de la jouissance masculine. L’autre aspect du
sacrifice des objets qui sont, en même temps, par leur
multiplicité, l’instrument du plaisir d’un seul, c’est, bien
sûr, la cruauté du plaisir dans son solipsisme même :
« ... Il n’y a aucune comparaison entre ce qu’éprouvent

1. Ibid., p. 84.
2. Ibid., p. 113.

65
les autres et ce que nous ressentons ; la plus forte dose
de douleur chez les autres doit assurément être nulle
pour nous, et le plus léger chatouillement de plaisir
éprouvé par nous nous touche ; donc nous devons, à
quelque prix que ce soit, préférer ce léger chatouillement
qui nous délecte à cette somme immense des malheurs
d’autrui, qui ne saurait nous atteindre. »1
Cette phrase présente tous les détails de style que je
cherche à décrire dans leur nécessité :
1 / Le détachement du terme en position d’inconditionné
dans son caractère d’unicité, mis en valeur ici de
façon paradoxale par l’affirmation de son minimum :
le plus léger chatouillement, opposé à la foule des
souffrances imposées.
2 / L’effet de relégation de la série des souffrances d’au-
trui, le dispositif même de la phrase démentant ce
qu’elle affirme d’abord, à savoir la simple extériorité
mutuelle du plaisir d’un seul et des souffrances des
autres.
3 / Le thème du sacrifice qui lie l’inconditionné et la
sérialité ( « à quelque prix que ce soit » ).

On multiplierait ces citations à l’envi, il faudrait citer


pratiquement toutes les tirades de Dolmancé. On pour-
rait dire qu’instruire Eugénie, pour Dolmancé, c’est l’in-
troduire à certaines tournures de phrases qui font du
plaisir un joyau, un terme que l’arrangement des propo-
sitions fait briller par des paradoxes qui l’opposent à la
série des termes dont il convient d’organiser le mépris.
Tel est le style de l’universalité sadienne, auquel nous
allons à présent confronter le style de Kant dans la Cri-
tique de la raison pratique.
Lorsqu’on relit la Critique de la raison pratique après
un séjour patient dans ce qu’il est convenu d’appeler

1. Ibid., p. 169-170.

66
l’enfer de Sade, on est surpris par l’étrange construction
d’un tel texte. Il ne suffit pas de dire, en effet, que la
démarche kantienne est ici synthétique et déductive et
que, cependant, il s’agit de fonder le sens commun
moral au lieu de le critiquer comme faisait, pour le sens
commun théorique, la Critique de la raison pure. Toute
l’attention de Kant porte sur la situation d’une pensée
de la liberté qui ne soit pas incompatible avec ce qui a
été établi des lois de la nature phénoménale à laquelle
nous appartenons aussi dans les règles de l’agir. Et Kant
se donne le droit de juxtaposer à l’analyse causale de
nos actes déterminés naturellement, une causalité par
liberté, en montrant avec soin qu’il n’y a pas de
contradiction entre causalité et liberté. Soit !
Seulement, pour installer le règne de la volonté à
côté de celui des inclinations sans qu’ils se gênent théori-
quement et de telle manière que la vie morale vive cons-
tamment de la réalité de leur conflit, le philosophe pro-
pose une description de l’agir dans sa naturalité qui ne
laisse pas de surprendre : du point de vue phénoménal,
dit-il, la seule chose qui compte dans une action, c’est de
savoir quelle sera l’intensité du plaisir que sa réalisation
procurera, en rendant réel un objet ou un état dont
notre faculté de désirer vise la présence. En d’autres ter-
mes, la seule prise de nos concepts sur nos actes consiste
à évaluer quel degré de plaisir et de peine tel acte appor-
tera. Notons d’abord qu’il existe donc dans la vie
morale une liaison constante entre la faculté de désirer,
qui produit activement des faits, et la faculté d’éprouver
du plaisir et de la peine, qui indique comment un état.
est réel pour un sujet en déterminant le degré de réalité
de ce que celui-ci éprouve lorsqu’il agit. Ces précisions
kantiennes ont pour fonction de rendre compatibles
l’analyse du connaître et l’analyse de l’agir, puisque le
degré d’intensité d’un acte répond à la seconde des caté-
gories figurant dans la table des catégories, celle de la
qualité : dans la connaissance, pour qu’un objet soit
appréhendé comme réel, il faut qu’il affecte notre faculté

67
de le recevoir, qu’il soit senti et perçu ; l’élément de
détermination a priori de cette perception consiste dans
l’intensité, déterminable mathématiquement, de sa réa-
lité. Est réel un objet perçu selon un certain degré de
réalité. Ce n’est pas là une condition suffisante dans la
détermination de la réalité d’un quelque chose – il faut
que son existence soit déterminée aussi selon d’autres
principes –, mais c’en est une condition nécessaire. On
présente souvent l’impératif catégorique en l’opposant
aux impératifs dits hypothétiques qui montrent com-
ment chacun de nos désirs, pris dans des relations de
causalité « s’y prend » pour arriver à ses fins. Mais la
Critique de la raison pratique déplace l’accent des formu-
lations antérieures en centrant la faculté de désirer sur la
production d’un objet réel qui n’est concevable que par
son degré d’intensité. Une volonté pathologiquement
affectée cherche nécessairement à anticiper l’effet que
produira ce qu’elle veut réaliser, du point de vue du
degré de plaisir que cet état lui procurera. Or la pensée
échoue dans cette tentative : rien n’est rationnellement
prévisible dans l’effet plaisant ou déplaisant qu’aura sur
nous un objet ou une situation, alors même que c’est de
ce seul point de vue qu’il y aurait à penser quelque
chose dans la vie de nos désirs. La critique par Kant de
l’idée du bonheur comme maximisation confuse de nos
plaisirs n’est qu’une conséquence de l’énoncé de ce
paradoxe : « Les représentations des objets peuvent être
aussi diverses que l’on voudra, être des représentations
de l’entendement ou même de la raison, par opposition
aux représentations des sens, le sentiment de plaisir
cependant, grâce auquel seul elles constituent propre-
ment le principe déterminant de la volonté (l’agrément,
le plaisir que l’on attend, qui excite l’activité, à produire
l’objet) est toujours de la même espèce, non seulement
en tant qu’il ne peut être connu qu’empiriquement, mais
aussi en tant qu’il affecte une seule et même force vitale
qui se manifeste dans la faculté de désirer, et que, sous
ce rapport, il ne peut différer en rien de tout autre prin-

68
cipe. déterminant, si ce n’est par le degré. »1 Deux thèses
vont de pair : d’une part on ne peut comparer, c’est-à-
dire concevoir des principes d’action que par le degré du
plaisir et du déplaisir que l’acte lui-même procurera et
d’autre part, de cette intensité, rien n’est prévisible
a priori. « Mais aucune représentation d’un objet quel-
conque quelle qu’elle soit, ne permet de savoir a priori si
elle sera liée au plaisir ou à la peine, ou si elle sera indif-
férente. »2 C’est la liaison de ces deux thèses, et elle
seule, qui permet au fondateur de la moralité d’aban-
donner la vie de nos désirs à ce qu’il nomme la contin-
gence, le hasard. Et cela seul installe en contrepoint la
volonté concernée par la loi comme principe rationnel
d’action. Il faut pouvoir dire que rien n’est constant
dans l’ordre du plaisir et du déplaisir escomptés, et que
c’est pourtant là la seule prise de notre pensée sur ce qui
détermine nos actes dans l’ordre des désirs, pour que la
loi morale apparaisse, elle, comme rationnelle, incondi-
tionnée, déterminable a priori pour tout homme, etc.
Si on prend un peu de recul, ce recul qu’impose
l’étrange pensée de Sade sur l’agir humain, on convien-
dra que ce « cadrage » kantien de la vie sensible n’est
pas moins étrange que celui du Marquis. Car, après
tout, pourquoi faudrait-il poser que la seule chose qui
rend comparables nos actes, c’est la détermination de la
grandeur du plaisir qu’ils procurent ? Ce « branche-
ment » de la volonté sur la deuxième des catégories, la
grandeur intensive, répond sans doute à un souci de
cohérence interne à l’édifice critique. Mais n’y a-t-il pas
une autre façon de concevoir la vie de nos actes portés
par nos désirs ? Kant pose que tout ce qu’il y a à dire
rationnellement de la réalité des objets et états dont
nous voulons sentir la présence, c’est que seule leur
grandeur intensive imprévisible les rend concevables.
Cependant, si d’aventure une science des désirs était pos-

1. Critique de la raison pratique, op. cit., p. 632.


2. Ibid., p. 630.

69
sible qui concevrait non pas la grandeur du plaisir réel ;
mais la manière dont notre faculté de désirer se rap-
porte, dans l’ordre sensible lui-même, à la réalité ou à
l’irréalité de l’objet qu’elle vise ? Et si jamais était déter-
minable a priori le rapport d’un sujet humain à ce qui
est capable de provoquer son plaisir, sa peine, et l’excès
même de ceux-ci qui commande son organisation de
sujet, pathologiquement déterminée ?
Ces questions, comme on le voit, viennent à présent
non plus de Sade mais de Freud et de Lacan, si l’on
nomme jouissance l’excès vers lequel les plaisirs tendent.
Ne les posons pas encore pour elles-mêmes ; il suffit
pour le moment de les énoncer pour être frappé par le
caractère non nécessaire de l’anthropologie kantienne :
que la faculté de désirer soit intéressée à la réalité des
objets d’une manière qui ne requiert pas d’autre considé-
ration, et que la vie de nos désirs soit contingente,
c’est.à-dire tout à la fois inconstante et imprévisible, cela
semble aller de soi. Ce qui est donné par Kant comme
un principe – que « nul ne peut savoir a priori quelle
représentation sera accompagnée de plaisir et laquelle de
peine » – n’est sans doute que la généralisation abusive
du dicton selon lequel tout passe dans l’ordre des désirs
ou encore la transformation du sentiment mélancolique
de la vie selon laquelle l’existence sensible laissée à elle-
même se défait, en pseudo-principe de la non-détermina-
bilité a priori de la grandeur intensive de nos expériences
affectives. Convoquer ici la grandeur intensive a pour
fonction de pouvoir dire que seule la moralité est ration-
nellement déterminable. Et toute la suite du texte de
Kant le confirme : c’est par opposition à la contingence
supposée de l’obtention des plaisirs que la volonté se
découvre, de façon éclatante et évidente, déterminée par
la loi où elle se fonde.
Pourquoi a-t-on besoin d’opposer discursivement la
volonté rationnelle à la vie sensible pour fonder la mora-
lité ? Parce que, à considérer les articulations, du texte
qui se présente comme synthétique et déductif, jamais

70
l’existence de la faculté supérieure de désirer n’est à pro-
prement parler démontrée. Elle prend consistance plutôt
grâce à la rhétorique de l’inconditionné. Il vaut la peine
de s’arrêter sur ce point : ayant « établi » que la considé-
ration du degré de plaisir et donc du bonheur ne com-
porte pas de détermination a priori, Kant ajoute :
« ... Et alors, ou bien il n’existe pas de faculté de désirer
supérieure, ou bien la raison pure doit être pratique par
elle seule, c’est-à-dire que, sans la présupposition d’un
sentiment quelconque, donc sans représentation de
l’agréable ou du désagréable comme de la matière de la
faculté de désirer qui d’ailleurs est toujours une condi-
tion empirique des principes, elle doit pouvoir détermi-
ner la volonté par la seule forme de la règle pratique. »1
Comme on voit ici, rien ne nous interdit de poser qu’il
n’y a pas de faculté de désirer supérieure, et c’est bien ce
que fait Sade. En dépit de l’apparence déductive des
théorèmes de la raison pratique, celle-ci n’est jamais
déduite. Dans le texte, ceci se marque d’une part par une
particularité syntaxique des enchaînements et d’autre
part par le style :
1 / Alors que Kant veut établir l’indépendance de la
détermination de la volonté par la loi, il ne peut jamais
l’énoncer, cette indépendance, qu’en parlant d’autre
chose, à savoir de la détermination seulement empirique
du degré de plaisir. C’est ce que rappelle ici la formule
« sans présupposition d’un sentiment quelconque... » ; la
construction de la phrase est ici identique à la première
que je citais plus haut lorsque je réfléchissais sur le rap-
port des composantes inconditionnée et sérielle de l’uni-
versel : « Pour que la raison puisse donner des lois, il
faut qu’elle ait simplement besoin de se supposer elle-
même... sans aucune des conditions subjectives et acci-
dentelles qui distinguent un être supérieur d’un autre. »2
En fait, dans ces formulations, la suite de la phrase

1. Ibid., p. 635.
2. Cf. infra, p. 29.

71
dément ce que le début pose. Si vraiment dans la
volonté morale, la raison n’avait qu’à se présupposer
elle-même, elle n’aurait pas besoin de parler d’autre
chose que de soi en le congédiant. Dans les phrases
citées, l’expression « sans présupposition d’un sentiment
quelconque... » témoigne, chaque fois, que la méthode
kantienne d’exposition de la moralité n’est jamais syn-
thétique ; car la partie de phrase qui commence par
« sans » reprend la démarche inductive dans celle qui se
veut déductive, soit les Fondements de la métaphysique
des mœurs dans la Critique de la raison pratique.
2 / De là, dans le style de Kant, la mise en évidence
par des exemples du fait que la loi morale « tranche »
pour tout homme sur les déterminations pathologiques
de ses actes. De là cette rhétorique de l’inconditionné,
qui se déploie dans le texte après la fameuse phrase qui
laissait supposer qu’il pourrait ne pas y avoir de faculté
supérieure de désirer. Rappelons d’abord l’exemple du
gibet et ses deux modalités. Tout homme évidemment
pourra sacrifier une « passion luxurieuse » s’il doit être
pendu aussitôt sa passion satisfaite : « On n’aura pas à
chercher longtemps ce qu’il répondrait. » Et lorsqu’il
s’agit du faux témoignage à ne pas porter : « Il devra
concéder sans hésitation que cela lui est possible. »1
Troisième exemple : si on vous recommandait un
intendant remarquable en tous points, en précisant que,
parmi ses qualités, il sait utiliser l’argent des autres
comme s’il était le sien sitôt qu’il est certain de pouvoir
le faire sans être découvert « Vous penseriez que celui
qui vous recommande cet homme se moque de vous ou
qu’il a perdu la raison. Les limites de la moralité et de
l’amour de soi sont tracées d’une façon si nette et si pré-
cise que l’œil même le plus commun ne peut se tromper
en distinguant ce qui appartient à l’un et à l’autre. »2
Kant a un style et il est rien moins que naïf : lorsqu’il

1. Critique de la raison pratique, op. cit., p. 651.


2. Ibid., p. 651.

72
joue sur le vocabulaire de la visibilité éclatante de la loi
morale, celle-ci s’inscrit à côté de ses réflexions sur le
caractère éblouissant de certaines évidences, comme cel-
les du fanatisme et de l’extravagance. La loi morale est
évidente pour tous, mais elle n’éblouit pas. C’est un
joyau non trompeur, car il tranche sur les « obscurités »
de la recherche du bonheur ou de l’utile : « Le devoir est
clair, l’avantageux est d’une obscurité impénétrable. »1
L’obscurité, que pourtant l’exemple de l’intendant n’im-
posait guère, doit être au rendez-vous, en tant qu’elle est
censée accompagner la contingence de la vie patholo-
gique, pour que se détache la netteté dans l’appréciation
du devoir. La rhétorique de la clarté du devoir vient ici
doubler la thèse selon laquelle il n’y a nulle détermina-
tion a priori de la qualité affective de nos expériences.
Il faut monter en épingle cette évidence en l’illustrant
par des exemples, précisément parce que n’est jamais
levée la première hypothèse dont partait Kant, et selon
laquelle il pourrait ne pas y avoir de faculté supérieure
de désirer, le premier « ou bien » de l’alternative dans la
phrase citée plus haut. Dans ces exemples, la loi morale
brille comme un joyau, ainsi que disait encore le texte
des Fondements ; seulement, dès lors, l’inconditionné
kantien a un statut rhétorique qui l’apparente à l’incon-
ditionné de Sade. Il est invoqué plus que démontré. Son
évidence n’est jamais une évidence rationnellement.
établie ; elle est mise en scène dans des phrases qui l’ins-
tallent en une position détachée des déterminations sen-
sibles. Je dois à Monique Schneider2 une autre formula-
tion de la même pensée : si la faculté supérieure de
désirer était rationnellement établie, disait-elle, on n’au-
rait pas à mentionner, on n’aurait pas à. savoir si elle
confirme ou terrasse la présomption des intérêts sensi-

1. Ibid., p. 652.
2. Décade de Cerisy-la-Salle de juillet 1994 sur Le masculin :
identités et dissémination, sous la direction de H. Amigorena et
F. Monneyron, Paris, L’Harmattan, 1997.

73
bles. Alors, en effet, elle se présupposerait elle-même ;
Kant n’aurait pas besoin de s’exprimer par une restric-
tion : « Elle n’a qu’à se présupposer elle-même » – ce
qu’elle ne fait jamais !

Concluons : on pourrait dire que je n’ai fait ici


que redire ce que dit Kant, à savoir que la raison pra-
tique confirme les évidences du sens commun moral.
Mais, lorsque Kant le dit, il disjoint cette affirmation de
l’hypothèse un instant formulée selon laquelle il pourrait
ne pas y avoir de faculté supérieure de désirer. La réécri-
ture synthétique de l’analyse inductive des Fondements
dans la seconde Critique... sert à oublier ce qui est pour-
tant d’abord énoncé, mais doit être exclu. D’autre part
et surtout, si l’inconditionné de la loi n’est établi que par
une rhétorique de ce qui tranche sur la supposée obscu-
rité des déterminations sensibles de nos actes, la néces-
sité de cette rhétorique vient de ce qu’elle dispense Kant
de s’interroger sur les obscurités de la logique de l’uni-
versel qu’il met en jeu pour fonder la moralité. La mise
en scène de l’inconditionné dispense de réfléchir sur le
rapport de l’inconditionné avec le « pour tout homme »
de l’universel sériel et sur le rapport de cette sérialité
avec celle de nos actes, censés être tous équivalents parce
que relégués par l’évidence de la loi dans l’obscurité et la
complexité indéterminable du pathologique. Ce qui reste
non précisé par Kant dans ces relations fait de l’évidence
invoquée de l’universel une construction qui demeure
peu au clair sur son échafaudage. Il y a de l’impensé
dans la philosophie des droits de l’homme ; ce ne serait
peut-être pas grave que cette philosophie sache qu’elle
est une construction ; il faudrait voir. Mais elle préfère
ne pas se fixer cette tâche.
CHAPITRE 3

La version sadienne
de l’universel

Parce qu’il décide de placer l’excès blasphématoire


du plaisir libertin en position d’inconditionné, Sade fait
apparaître par contraste que l’inconditionné, dans la
morale kantienne, se réduit à une place dans un système
théorique, et que le contenu de ce système n’est pas
nécessairement le respect pour la loi. Le fait de la raison,
nous l’avons vu précédemment, formalise sans la fonder
une expérience de la culpabilité que Kant donne comme
universelle – bien qu’il ait un instant affirmé que les
femmes l’ignorent – et qui est sans doute spécifique de
la sexualité masculine plutôt qu’universelle. Est-ce à
dire, en contrepoint, que l’universel sadien tient ce qu’il
promet ?
La Philosophie dans le boudoir s’inscrit à la limite de
la pensée kantienne ; elle se propose de montrer que le
formalisme de l’idéal des droits de l’homme et de la
morale pourrait aussi bien s’accompagner d’une volonté
de détruire la loi, alors que cela paraissait à Kant
« manifestement impossible » lorsqu’il en rencontrait
l’éventualité, qu’il s’empressait d’écarter1.

1. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, in


Œuvres philosophiques III, Paris, Gallimard, p. 48-49. Et Doctrine du
droit, ibid., p. 586-588, texte et note.

75
La volonté de détruire la loi peut-elle s’accommoder
d’une exigence d’universalité ? Telle est la question qui
guidera notre lecture de l’ouvrage de Sade. Cela revient
à examiner comment est mis en œuvre le principe
qu’énonce Dolmancé dans son dialogue avec Eugénie :
EUGÉNIE : « Mais si toutes les erreurs que vous pré-
conisez sont dans la nature, pourquoi les lois s’y oppo-
sent-elles ? »
DOLMANCÉ : « Parce que les lois sont faites pour le
général, ce qui les met dans une perpétuelle contradic-
tion avec l’intérêt, attendu que l’intérêt personnel l’est
toujours avec l’intérêt général. »1
On pourrait dire que toute La Philosophie dans le
boudoir est l’illustration de cette thèse2, et successivement
de deux manières : la fantaisie théâtrale met en scène les
plaisirs du libertin, puis le texte inséré dans le cinquième
dialogue – « Français, encore un effort... » – universalise
la maxime de la volonté mauvaise et décrit le monde
social qui en résulterait. Dans la fable théâtrale et péda-
gogique, on partait de l’intérêt personnel qui ne ren-
contre la généralité de la loi que comme un obstacle
existant socialement, mais dépourvu de tout fondement
pour la logique du plaisir. C’est un obstacle avec lequel
il faut ruser par la dissimulation. Cette dernière prend
diverses formes selon la qualité du personnage libertin
qu’elle concerne : côté femme, la dissimulation concerne
surtout l’art de respecter les formes du mariage. Mme de
Saint-Ange, en effet, ne conseille nullement à Eugénie de
devenir une prostituée socialement – c’est Dolmancé qui
fait une apologie de principe de la prostitution ; elle l’in-
cite à respecter cette loi générale du mariage tout en
l’enfreignant de fait par des adultères multiples et
secrets. Ce dont il convient de se garder a ici deux visa-

1. Sade, La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 176.


2. À la croisée d’une biologie de l’individuation et d’une morale
du singulier et de la loi, on lira : Alain Prochiantz, La Biologie dans
le boudoir, Paris, O. Jacob, 1995.

76
ges : la fidélité au mari qui serait une prison, mais aussi
l’amour d’un amant qui en serait une autre. Le secret du
bonheur, selon Mme de Saint-Ange, est de multiplier les
amants en payant des laquais pour acheter leur silence,
tout en acceptant toutes les fantaisies sexuelles réclamées
par un mari, car cette complaisance garantira la longé-
vité du couple officiel. Dolmancé, lui, propose de porter
la dissimulation plus avant : il affirme avoir été meur-
trier, puisque la cruauté est ce qui ébranle le mieux la
masse des nerfs, mais ne révélera pas même à ses amies
dans quelles circonstances il l’a été. Le clivage est prati-
qué, donc, selon des manières qui varient selon le sexe et
le tempérament : à l’idée kantienne que le sujet moral se
découvre toujours en défaut par rapport à une loi dont
la valeur définit universellement l’humain répond l’art
proclamé de pratiquer une double référence, aux lois
générales, d’une part, aux inclinations qui les violent, de
l’autre. À vrai dire, dans cette vulgate libertine, il ne
s’agit pas d’une simple séparation entre le général et l’in-
dividuel, il ne s’agit pas non plus du développement de
toute une nichée de contradictions privées de pensée,
comme le soutenait Hegel dans la Phénoménologie de
l’esprit, lorsqu’il dénonçait l’insuffisance rationnelle de
la vision morale du monde. Avec Sade, le ressort même
de l’art de conduire sa vie est de cultiver l’incompatibi-
lité des lois et des intérêts individuels en multipliant les
« clashes », c’est-à-dire les occasions de leur mutuelle
répugnance. Voici comment s’explicite la déclaration de
Dolmancé à Eugénie : « Mais les lois, bonnes pour la
société, sont très mauvaises pour l’individu qui la com-
pose ; car, pour une fois qu’elles le protègent ou le
garantissent, elles le gênent et le captivent les trois
quarts de sa vie ; aussi l’homme sage et plein de mépris
pour elles les tolère-t-il, comme il fait des serpents et des
vipères, qui, bien qu’ils blessent ou qu’ils empoisonnent,
servent pourtant quelquefois dans la médecine ; il se
garantira des lois comme il fait des bêtes venimeuses ;
il s’en mettra à l’abri par des précautions, par des mys-

77
tères, toutes choses faciles à la sagesse, et à la prudence.
Que la fantaisie de quelques crimes vienne enflammer
votre âme, Eugénie, et soyez bien certaine de les com-
mettre en paix, entre votre amie et moi. »1
L’art du pharmakon est donc ce qui lie, par la grâce
du sage, l’universel et le particulier dont il s’agit de
célébrer la dissension par des emprunts momentanés à
ce qui répugne à chacun des termes. Aucune logique ne
scellera cette conduite, puisqu’il importe justement
qu’elle reste soumise à l’arbitraire inventif du libertin.
Le paradoxe de Sade est là : il attaque la philosophie
dans les termes qu’elle définit elle-même, ici l’universel
et l’individuel, le désir et la loi, et, ce faisant, il donne à
croire qu’il va réfuter l’organisation logique de la
pensée kantienne puisqu’il en dénonce les failles. Mais
tel n’est pas vraiment le gain qu’on obtient à lire Sade,
qui, même s’il proclame qu’il construit un système qui
universalise sans contradiction la volonté du mal, fait
en réalité autre chose : dans ses pages les plus écœuran-
tes, forcer le lecteur à se représenter qu’on est bien
dans le mal, selon l’expression de Lacan, et, dans les
pages légères, inventer des arts de faire avec la loi qui
mettent fin par un accent humoristique aux déboires de
la conscience malheureuse.
Puisque les lois qui valent pour le général ne subsu-
ment jamais l’individuel, il s’ensuit que dans la descrip-
tion des plaisirs il n’y a que de la contrefaçon du géné-
ral : ainsi, la société libertine est une société qui
fait exception, comme dit excellemment Dolmancé :
« ... Jamais entre eux ne se mangent les loups, dit le pro-
verbe, et, si trivial qu’il soit, il est juste. Ne redoutez
jamais rien de moi, mes amies : je vous ferai peut-être
faire beaucoup de mal, mais je ne vous en ferai
jamais. »2 Il n’y a donc de libertinage que pour une
société des amis du crime, amis entre lesquels seulement

1. La Philosophie dans le boudoir, p. 176.


2. Ibid., p. 116.

78
peut régner la confiance ou la complicité, puisqu’ils s’en-
tendent sur la particularité des plaisirs et la nécessité,
pour les pratiquer, non seulement d’ignorer les lois, mais
de les contredire en secret.

Sade est-il philosophe ?

Toutefois, en principe, chez Sade, il n’y a pas que du


théâtre, il y a aussi de la philosophie : « J’ai promis par-
tout la même logique, je tiendrai parole », lance l’auteur
de Français encore un effort... Il s’agit donc, en principe,
d’être plus cohérent que les révolutionnaires, et de
décrire – en dénonçant l’alliance du théisme et du despo-
tisme, en revendiquant le blasphème comme ressort de la
jouissance, en légalisant surtout l’inceste, le vol et le
meurtre – une société plus consistante et qui n’exclue
plus le sexe de l’organisation commune. Le principe
selon lequel ce qui vaut pour le général ne vaut jamais
pour le particulier est illustré « à l’envers » dans Fran-
çais encore un effort.. ; en effet, avant de recommander
une mesure légale comme l’autorisation du vol ou du
meurtre, Sade prend toujours soin de rappeler qu’il ne
faut point légiférer pour la collectivité en partant de
points de vue individuels. Pour celui qui est tué, le
meurtre est un mal, mais à l’échelle de la société il est
certain, selon Sade, que tous les moyens d’éliminer la
population en surnombre, que ce soient les avortements
ou les meurtres, seront les bienvenus. Le motif écono-
mique – une société ne peut survivre que si les citoyens
ne sont point trop nombreux – sert ici de machine pour
une apologie de la destructivité, attribuée à la nature.
Même un pouvoir royal avait su parfois déchiffrer cette
prétendue justice immanente à la violence : « Je vous
accorde votre grâce, disait Louis XV à Charolais qui
venait de tuer un homme pour se divertir, mais je la
donne aussi à celui qui vous tuera... En un mot le
meurtre est une horreur, mais une horreur souvent

79
nécessaire, jamais criminelle, essentielle à tolérer dans un
État républicain. »1
Il s’agit, semble-t-il, de battre la philosophie de la
République sur son propre terrain, de montrer comment
la démocratie et l’égalité peuvent prendre corps. Cette
lecture philosophique de l’ouvrage peut trouver un
appui sur bien des énoncés de Sade : par exemple, c’est
par des arguments remarquables qu’il souhaite l’aboli-
tion de la peine de mort, conseillant de s’en tenir à la
seule violence passionnelle des hommes dans le crime, et
bannissant une violence instaurée par la loi, « parce que
la loi, froide par elle-même, ne saurait être accessible
aux passions qui peuvent légitimer dans l’homme la
cruelle action du meurtre ». En effet, si la cruauté est
dans la nature autant que la bonté, que peut être la pré-
tention d’une loi à en être l’origine légitime ? On est
tenté de suivre Sade en appréciant l’audace de l’effort
auquel il invite les citoyens. Ou encore, lorsqu’il envi-
sage avec conséquence les relations de la sexualité et du
politique : puisque la jouissance est despotique, qu’au-
cune passion n’a plus besoin de toute l’extension de sa
liberté que celle-là, « toutes les fois que vous ne donne-
rez pas à l’homme le moyen secret d’exhaler la dose de
despotisme que la nature mit au fond de son cœur, il se
rejettera pour l’exercer sur les objets qui l’entoureront, il
troublera la paix civile ». Sade, donc, propose une façon
meilleure de construire la paix civile, qui tienne compte
de ce que les systèmes juridiques taisent ordinairement :
le rapport métonymique qui lie les objets érotiques aux
objets et activités politiques. On pourrait donner d’au-
tres exemples concernant l’instauration d’un régime poli-
tique fondé sur la douceur des lois, seul remède au fait
qu’il ne peut y avoir autant de lois que de singularités
dans une société donnée... Pourtant, cette « sagesse » du
marquis ne suffit pas à caractériser sa pensée. Car, en

1. Ibid., p. 249.

80
même temps, le texte de Sade rend un son presque fou et
terrifiant, sa volonté de cohérence ayant un accent dia-
bolique. En quoi ? Peut-être pas seulement parce que,
comme l’a affirmé Annie Lebrun, Sade lève avec consé-
quence les illusions sur l’humain qui ne découvrent plus
qu’un « bloc d’abîme »1, mais plutôt aussi parce que la
décision de cohérence logique, de cohérence plus
accomplie que dans la philosophie républicaine, tourne à
une apologie de la destruction qui emporte le parti pris
de logique, et qui a pour effet ou pour fonction – peu
importe l’ordre des facteurs – de supprimer les repères
introduits dans l’ordre de la cohérence ; ce n’est pas que
la cohérence ait une valeur de norme absolue, pour la
pensée. Mais, comme Sade commence par dire qu’il va
faire œuvre logique en construisant un monde social sur
la prémisse de la volonté mauvaise, le lecteur accepte
son propos. Or ce dernier se trouve détourné sans cesse,
l’affirmation de la volonté de meurtre, de crime et de
matricide devenant petit à petit la seule raison d’être du
discours. Et comme il s’agit d’une forme littéraire qui se
sert du « motif » sexuel pour forcer le lecteur à jouir
quand il est question de jouissance, à être dans la
cruauté lorsqu’il s’agit de faire l’apologie de la cruauté
meurtrière, etc., ledit lecteur est emporté dans les
détours du texte sans plus savoir où il est, le critère de
cohérence ne faisant plus fonction d’orienteur. Car
l’auteur, ou le narrateur, ne cesse de se déplacer dans ce
qu’il affirme, la seule constance étant l’apologie du mal,
et non pas la décision logique revendiquée.

Ou plutôt, ce sentiment que l’auteur ne cesse de se


déplacer dans son propos est peut-être lié, pour le lec-
teur de Sade, à l’extrême difficulté qu’il y a à recevoir ce
texte de La Philosophie dans le boudoir. Peut-être est-ce
moins l’auteur qui se déplace, qui est inconséquent

1. Annie Lebrun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, Paris, J.-J. Pau-


vert, 1985, et Gallimard, « Folio », 1993.

81
– dans ce qu’il dit par exemple sur la nature, indifférente
au bien comme au mal, ou essentiellement cruelle selon
les pages –, que le lecteur qui est mis par le texte à une
place intenable, et qui paralyse sa capacité de lecture :
tout Sade tient dans la corrélation de deux données : on
ne peut lire La Philosophie dans le boudoir sans quitter
périodiquement le texte pour se masturber, et il est
presque impossible, sauf à séjourner longtemps dans la
violence d’un texte qui accumule les occasions de faire
mal à qui le lit, de se faire une idée synthétique de ses
développements. Et cela parce qu’il faut lutter contre ce
texte, dont la réussite est de produire un effet de souf-
france et de jouissance sur le lecteur. Or, ce scénario en
quoi consiste la lecture du livre est en plein accord, cette
fois, avec le propos développé par « Français, encore un
effort si vous voulez être républicains » : il s’agit d’ins-
taurer un régime d’égalité où tout individu peut forcer
tout autre à jouir, et d’inscrire dans la législation que
telle est la source de l’égalité politique. Tout citoyen en
vaut un autre, car tout homme est un despote quand il
jouit, et l’égalité consiste à laisser se développer pour
tout jouisseur le despotisme de la jouissance. Cela sup-
pose cette interchangeabilité absolue des citoyens-jouis-
seurs, qui est à l’image de la substituabilité rigoureuse
des organes érotiques dans les postures libertines. L’uni-
versel sériel trouve ici son expression la plus crue ; et,
paradoxalement, elle s’allie au privilège de l’incondi-
tionné puisqu’il s’agit de créer une situation d’égalité
où tout homme ne connaît que sa propre jouissance,
c’est-à-dire où il réduit tous les autres au rang d’esclaves
de son plaisir. D’où la légalisation souhaitée de l’inceste,
du meurtre. On se demandera comment il convient d’en-
tendre ces recommandations : au n-ième degré, comme
le fait de lever un coin du voile sur les ressorts érotiques
dont se nourrit un ordre légal ? Comme une parabole
fantastique ou comme un projet de réforme politique au
premier degré ? En fait, ces questions n’ont qu’une
importance relative, car ce texte agit sur son lecteur, et

82
ce n’est pas au nième degré : il force à jouir en racontant
des horreurs qui prennent l’apparence de développe-
ments violemment subtils. En psychanalyse, on se
demande souvent quel statut ont les scénarios de jouis-
sance chez les analysants dits pervers : leur complexité,
leur nécessité contraignante pour que la jouissance
puisse se frayer un chemin en font des constructions par-
fois très proches d’un délire, à ceci près que c’est un
délire limité aux matériaux de l’existence sexuelle, et qui
est, par son originalité figée, la caricature des fantasmes
de tout un chacun. On se pose la même question en
lisant Sade : lorsqu’il recommande de créer, dans la
société des démocrates, des espaces de luxure, spacieux
et confortables, où tout citoyen pourra forcer tout autre
à être le moyen de sa jouissance, on se demande si on a
là une métaphore subtile de l’extraterritorialité de la
jouissance ou s’il s’agit de recommander l’instauration
pure et simple d’une folie sanguinaire, dans une apo-
logie. de la cruauté pour la cruauté. L’écriture du texte
de Sade est plus que le déploiement d’un fantasme, au
sens où peuvent l’être les écrits de Georges Bataille, pré-
cisément parce que Sade met en acte une contrainte à
jouir et définit l’exercice de la pensée rationnelle comme
l’approche de ce point de violence.
En fait l’hésitation sur ce dont il s’agit quand on lit
Sade ne se résout que par la force : ce texte, selon les
moments, fait jouir ou écœure, c’est-à-dire qu’il mobilise
un point de l’humain où nulle liberté de lecture ne tient
au regard de la jouissance. Seule l’expérience de la lec-
ture permet donc de trancher sur ce qu’est ce texte,
au.delà de toutes les ambiguïtés sur lesquelles on peut
gloser à l’infini concernant son statut : la jouissance,
c’est le forçage, et cela sans métaphore ou déplacement.
Telle est la thèse mise en acte plutôt que développée.
Son contenu vaut moins par sa seule explicitation que
par cet acte même qui prétend assimiler la rigueur de la
pensée et le forçage de la jouissance des lecteurs. Si on
saisit que ce texte est une machine à produire chez le lec-

83
teur – et l’évocation écrite y suffit – cet état de jouis-
sance forcée dont il s’agit d’aménager la place dans
l’ordre social, il n’y a plus d’inconséquence. Car la cohé-
rence et l’incohérence sont définies, elles aussi, comme
des transactions liant l’auteur et les lecteurs du texte : La
cohérence n’est pas seulement une caractéristique
concernant l’énoncé ; elle est le régime d’un discours qui
maintient la règle d’une fixité stratégique entre auteur et
lecteur. L’incohérence est l’acte par lequel l’auteur
entraîne le lecteur, grâce à des affirmations qui se dépla-
cent, dans une spirale de jouissance destructrice qui
aboutit à la mise à mort de la mère d’Eugénie au cours
d’une scène érotique.

C’est à propos de la cruauté supposée de la nature et


des plaisirs que les hésitations théoriques de Sade révè-
lent leur fonction d’entraînement à faire jouir. Dans le
registre de la logique du texte, de son sens et de ses res-
sources littéraires, on pourra relever des hésitations ou
inconséquences qui nous ont fait dire d’abord que le
parti pris de cohérence de Sade, qui veut en remontrer
aux philosophes, n’était pas vraiment assumé. En parti-
culier, le texte hésite : sur ce qu’il convient d’appeler
nature, et sur la question de savoir si le plaisir est solip-
siste ou s’il est essentiellement cruel. D’ailleurs, ces deux
points n’en font qu’un : ce qui est attribué à la nature
– indifférence au bien et au mal ou préférence marquée
pour la destruction – est aussi bien la marque, caracté-
ristique et ambiguë, des plaisirs : sont-ils pris à la
cruauté exercée sur d’autres ou bien l’autre est-il seule-
ment irréel pour le solipsisme du plaisir ? On remar-
quera qu’il s’agit là de la même question qu’à propos de
la nature, et qu’elle porte sur l’importance de la cruauté.
Cette dernière n’est-elle qu’un phénomène adjacent dans
les actions de la nature ou du plaisir ou bien la raison
d’être de leurs agissements ? Tout le texte met en scène
cette question en effaçant la différence entre les deux
possibilités.

84
C’est bien pourquoi Sade diffère de Machiavel ou de
Spinoza, chez qui l’affirmation de la rationalité du mal
n’est jamais la raison d’être de la pensée : pour Machia-
vel, le mal et la cruauté existent dans l’art de gouverner,
il convient qu’un prince sache en user pour pouvoir se
faire craindre de ses sujets, ce qui est de meilleure stra-
tégie politique que de se faire aimer. Mais user d’une
cruauté naturelle, pour un prince, n’est utile qu’autant
qu’il s’en sert sans s’y identifier, c’est-à-dire sans s’y
« vautrer » même s’il en jouit. Cette jouissance même
risque de se transformer en piège sur la scène du pou-
voir, car le but n’est jamais ici l’expression de la cruauté
en elle-même, mais l’exploitation de ses ressources pour
assurer, mieux que ne le fait la bonté, la stabilité d’un
rapport de forces. Le texte de Machiavel ne dérape
jamais dans une apologie de la cruauté en politique. Il
s’en tient au fait brut de l’existence de cette dernière
chez certains princes, et sur les avantages de son utilisa-
tion raisonnée. On dirait de même, à propos du statut
de la nature spinoziste, que l’indifférence de la nature au
bien et au mal est affirmée sans que cette thèse vire
jamais à une louange de la destructivité naturelle : les
grands poissons mangent les petits par un droit de
nature, selon l’expression du Traité politique, mais cela
implique seulement que les idées du bon et du mauvais
sont des notions inadéquates, produites par les idées des
affections des corps, et qu’il convient de ne pas imaginer
la nature à leur image. Le bien et le mal n’existent pas
dans la nature et il s’agit de ne pas faire de la nature une
instance porteuse d’intentions et qui délirerait avec les
hommes soumis aux affections. Mais cette affirmation
de l’amoralité de la nature ne se transforme jamais en
illustration de sa capacité à détruire comme chez Sade.
L’éthique consiste bien plutôt à cultiver celles de nos
passions qui favorisent l’exercice de la pensée vraie.

Le recours sadien à la notion de nature est donc très


spécifique, si on le compare aux conceptions des autres

85
penseurs matérialistes. Sa particularité la plus criante est
d’abord la liaison explicite établie entre nature et sexe,
ou plutôt – car Sade n’emploie pas le mot sexe au sens
qui est le nôtre – entre nature et manières de jouir. Là
où Machiavel parlait du désir d’opprimer chez les
grands et du désir du peuple de n’être pas opprimé, là
où Spinoza reprenait le terme classique de passion, Sade
parle de disposition à jouir, de luxure, de plaisirs liber-
tins et les identifie aux « mouvements de la nature », en
les opposant à l’éducation et à la loi. Pour naturaliser le
plaisir, il s’appuie d’abord sut une conception mécaniste
du mouvement. Cette dernière sert, certes, à mettre en
pièces l’idée d’un maître divin de la nature : « Si la
matière agit, se meut, par des combinaisons qui nous
sont inconnues, si le mouvement est inhérent à la
matière [...] quel sera le besoin de chercher alors un
agent étranger à tout cela, puisque cette faculté active se
trouve essentiellement dans la nature elle-même, qui
n’est autre chose que la matière en action ? »1 Mais ce
thème n’est jamais autonome, car, parmi les mouve-
ments sans intention, il convient au premier chef de
compter les désirs sexuels de tous ordres. Ainsi Mme de
Saint-Ange expose-t-elle à Eugénie comment elle a
conquis sa liberté dans le mariage en satisfaisant les
lubies coprophagiques de son mari ; et Dolmancé ajoute,
en réponse à Eugénie qui trouve cette fantaisie bien
extraordinaire : « Aucune ne peut se qualifier ainsi, ma
chère ; toutes sont dans la nature ; elle s’est plu, en
créant les hommes, à différencier leurs goûts comme
leurs figures, et nous ne devons pas plus nous étonner de
la diversité qu’elle a mise dans nos traits que de celle
qu’elle a placée dans nos affections. »2
À vrai dire, entre la nature conçue comme matière en
action sans principe final et la nature conçue comme
diversité sans finalité des dispositions à jouir, il y a un

1. La Philosophie dans le boudoir, p. 70.


2. Ibid., p. 93.

86
intermédiaire : les mouvements de la vie, libérés eux
aussi de toute finalité liée à une création divine qui n’est
qu’une chimère « [...] depuis que, mieux instruits des lois
et des secrets de la physique, nous avons développé le
principe de la génération, et que ce mécanisme matériel
n’offre aux yeux rien de plus que la végétation du grain
de blé, nous en avons appelé à la nature de l’erreur des
hommes »1. Cet appel à la nature garantit que la pro-
création ne recèle aucun droit de Dieu sur des créatures,
et si la contingence règne dans les lois de la procréation,
c’est une raison pour que les hommes se sentent aussi
maîtres de leurs produits qu’un humain est libre de se
débarrasser de ces excroissances de son corps que sont
ses ongles. Laissons pour la suite ce parallèle établi entre
les enfants et les déchets de nos corps pour noter seule-
ment que la référence à la nature vivante et au caractère
sans mystère de la procréation établit, mieux que ne le
faisait la seule nature physique, que la nature détruit
autant qu’elle crée. Tel est le maillon qui articule sous le
nom de nature une physique de la matière en mouve-
ment et une théorie de la jouissance : la biologie nous
garantit que la nature détruit comme nous jouissons de
détruire dans les plaisirs. La jouissance est naturelle pré-
cisément parce qu’elle est destructrice comme la vie qui
ne se perpétue que par un mécanisme contingent sur
lequel les hommes ont tous les droits, et d’abord celui de
l’interrompre par le meurtre et a fortiori par l’infanticide
ou l’avortement.

Un silence de Sade : le plaisir est-il solipsiste


ou délibérément cruel ?

Dans ce geste théorique qui réunit par le mot de


nature une théorie physique et une description des
« mouvements » sexuels qui les place d’emblée au-delà

1. Ibid., p. 123.

87
du bien et du mal, Sade se distingue des autres penseurs
matérialistes de la pensée occidentale en exposant sous
toutes les coutures l’idée que la nature, c’est l’impulsion
à jouir et que c’est à ce titre que la luxure s’inscrit dans
une physique et une science de la vie. La « démonstra-
tion » comporte plusieurs points corrélés :
1 / Nature et plaisirs sont ignorants du bien et du mal et
pourtant, ils ont une affinité particulière avec la dou-
leur et la destruction infligées.
2 / Les femmes ont, à un degré éminent, le secret de la
cruauté dans les plaisirs.
3 / La sodomie est la forme suprême du plaisir. Elle
garantit son caractère naturel en un sens inédit, à
savoir qu’elle inscrit les violences érotiques dans la
destructivité de la nature. Cette dernière, en effet,
bien qu’elle tolère chez les vivants la capacité à se
reproduire, n’est jamais aussi naturelle qu’en la
contournant. Et pour Sade, ne pas se reproduire,
c’est détruire.
Si on considère comme déterminante pour l’ « éthi-
que » et la métaphysique sadiennes l’idée ambiguë du
plaisir pris entre le solipsisme et la cruauté cultivée – le
premier des points mentionnés –, la physique et la bio-
logie sadiennes, c’est-à-dire les deux versants épistémolo-
giques de sa philosophie, apparaissent comme des relais
pour faire passer une éthique de la cruauté. Le premier
point commande alors la position des deux autres. Nul
doute qu’il s’agisse là de la véritable cohérence du pro-
pos sadien : que la philosophie s’énonce dans un bou-
doir a bien pour vérité que le privilège accordé à une
certaine structure de désir – celle nommément de Dol-
mancé – commande une organisation conceptuelle qui a
l’air de la précéder logiquement. On pourrait donc sans
forcer le texte exposer la pensée de Sade sur la nature en
partant de sa doctrine du plaisir, puisque, aussi bien, sa
visée est d’assimiler les deux. Pourtant, si on veut com-
parer sa philosophie comme système avec celle d’autres

88
penseurs, et en particulier avec celle de Kant, il peut être
utile de respecter l’ordre d’exposition qui consiste à ins-
crire la doctrine du plaisir libertin dans une théorie phy-
sique et biologique de la nature. On soulignera alors en
quoi le second point à développer, l’importance de la
sodomie, joue le rôle d’articulation entre une épistémo-
logie de la vie naturelle et une éthique de la cruauté.
Comme la liberté kantienne était la clef de voûte de
l’édifice critique, la sodomie est chez Sade la clef de
voûte du système de la philosophie libertine, car elle est
censée inscrire une théorie du désir dans une théorie de
la nature, de même que la liberté kantienne était censée
inscrire une théorie de l’action dans une théorie de la
constitution transcendantale de la nature. Si le lecteur
du chapitre second du présent ouvrage nous concède
que la clef de voûte kantienne comporte quelques points
de faiblesse qui menacent l’édifice, il sera amené à
reconnaître que Sade n’est pas mieux loti que Kant,
c’est-à-dire qu’à la faveur d’un usage glissant de la réfé-
rence au terme de nature, Sade transforme en système
du monde un acte littéraire qui consiste à privilégier vio-
lemment le désir libertin mis en scène – acte qui n’a
d’autre vérité que de se produire, comme tout désir qui
se manifeste en s’exposant.

Partons donc du concept de nature tel qu’il se défi-


nit : la nature c’est d’abord la mécanique des corps phy-
siques libérée de toute référence à un créateur ou à un
premier moteur1 et, si le terme en vient à qualifier toutes
les formes de disposition au plaisir qui relèvent d’une
description pure de toute appréciation morale, c’est par
l’intermédiaire d’une référence à la sodomie : « [...] c’est
dans l’homme que la nature veut que l’homme serve
cette fantaisie ; et c’est spécialement pour l’homme
qu’elle nous en a donné le goût. »2 Curieusement, à par-

1. Ibid., p. 70.
2. Ibid., p. 98.

89
tir du moment où la sodomie comme nec plus ultra de la
jouissance est invoquée, le texte devient lyrique sur le
thème de la nature. Sade, à propos de l’inceste, ira jus-
qu’à parler des « divines lois de la nature »1. Et dès qu’il
évoque la sodomie, il personnifie ladite nature : « Il est
absurde de dire que cette manie l’outrage. Cela se peut-
il, dès qu’elle nous l’inspire ? peut-elle, dicter ce qui la
dégrade ? Non Eugénie, non ; on la sert aussi bien là
qu’ailleurs, et peut-être plus saintement encore. La pro-
pagation n’est qu’une tolérance de sa part. »2 Avec cette
dernière et courte phrase on tient la clef de voûte de
l’édifice sadien : la propagation n’est qu’une tolérance de
la part de la nature. Cette affirmation, qui sera répétée
telle quelle à plusieurs moments des dialogues – par
exemple « [...] la propagation n’est nullement le but de la
nature : elle, n’en est qu’une tolérance... »3 –, ne consiste
pas à dénaturaliser le pulsionnel, comme ce sera le cas
chez Freud ni à distinguer sexe et nature – ce qui
implique en effet que la reproduction ne soit pas la
norme du sexe. Non, chez Sade il s’agit d’affirmer que la
sodomie est naturelle parce qu’elle est destructrice
comme la nature. L’invocation de la nature est faite du
point de vue d’une apologie de la destruction et la
sodomie, parce qu’elle ne reproduit pas, est posée
comme destruction. Quelle que soit la portée historique
d’une telle situation polémique de la sodomie, qui, au
XVIIIe siècle était réputée un crime, on ne peut tout de
même que s’étonner du sophisme sadien : ne pas repro-
duire, c’est détruire. La raison de ce sophisme est
patente dans le texte : c’est parce qu’il s’agit de magni-
fier une violence interne aux mouvements du plaisir que
la cruauté exercée raffine, que, du coup, la sodomie est
qualifiée de destructrice et inscrite dans la nature phy-
sique et biologique, à tel point que l’imagination liber-

1. Ibid., p. 107.
2. Ibid., p. 98.
3. Ibid., p. 122.

90
tine en vient, dans un raisonnement tortueux, à repré-
senter une cruauté de la nature elle-même qui, se servant
des fantaisies sodomites, viserait l’extinction de l’espèce
humaine : « La propagation n’est qu’une tolérance de sa
part. Comment pourrait-elle avoir prescrit pour loi un
acte qui la prive des droits de sa toute-puissance,
puisque la propagation n’est qu’une suite de ses premiè-
res intentions, et que de nouvelles constructions, refaites
par sa main, si notre espèce était absolument détruite,
redeviendraient des intentions primordiales dont l’acte
serait bien plus flatteur pour son orgueil et sa puis-
sance. » Faut-il vraiment, pour cesser de condamner la
sodomie, imaginer une destruction de la vie et une
créativité biologique qui ne passerait pas par la
reproduction sexuée ?

Et, après tout, pourquoi mettre au compte d’une


supposée nature, et toute-puissante qui plus est, la jouis-
sance d’un libertin à exercer une cruauté ? Ne suffit-il
pas de rappeler que cet exercice est « ce qui ébranle le
mieux la masse de ses nerfs » ? Il y a deux moments
dans le délire sadien : le premier consiste à poser que ne
pas se reproduire, c’est détruire, sans apercevoir que
c’est là de la mauvaise logique ; et le second est d’hypos-
tasier en une nature destructrice une destructivité de cer-
tains plaisirs qui croient trouver par là des lettres de
noblesse philosophique, alors que cette destructivité se
formule seulement par une métaphore vitale qui la dis-
pense de s’interroger sur l’ambiguïté de la conception
des plaisirs qu’elle met en place : le plaisir est-il solipsiste
et par là secondairement cruel, n’ayant cure de ce qu’il
produit sur les objets qui le concernent ou bien est-il, au
contraire, pris à la cruauté exercée sur l’autre à qui le
libertin se sent semblable ? Faute d’élucider cette ques-
tion, Sade fait comme les philosophes font toujours, à
en croire Spinoza ; il fait délirer la nature en prétendant
inscrire en elle une logique passionnelle qui s’exacerbe
en s’aveuglant sur elle-même.

91
Présentons les choses autrement : on est tenté de sou-
tenir qu’en invoquant la sainteté de la nature dans sa des-
tructivité, Sade fait œuvre de pensée rationnelle, qu’il
inverse le rôle de l’idée de nature dans les philosophies
juridiques, et que, pour ce faire, il personnifie à son tour
la nature. Cela ne serait alors qu’une tournure de style
toute maîtrisée par un propos de théoricien. Or, il en va
tout autrement dans ce texte : l’attribution à la nature
d’une destructivité diabolique intervient à la place d’une
analyse de la cruauté des désirs libertins. Inscrire le mal
dans la nature de la vie, c’est renoncer à définir la des-
tructivité du plaisir qui est le véritable thème de l’ou-
vrage. S’il voulait faire œuvre de philosophe, Sade aurait
dû se prononcer sur le rapport de la jouissance au mal.
À la place de cela intervient, comme un détour ou
comme une métaphore qui se prend pour une métaphy-
sique matérialiste, une théorie de la vie : l’apologie de la
sodomie est véritablement l’instrument de ce glissement
obscur. Qu’est-ce que cela veut dire que ne pas se repro-
duire, c’est détruire ? Qu’il y a dans la jouissance sodo-
mite un forçage du plaisir qui en est l’accomplissement,
ou encore que les humains qui n’ont pas de descendance
participent à une destructivité supposée de la nature bio-
logique qui n’a admis la reproduction que comme une
erreur qu’il conviendrait de corriger ? L’apologie de la
sodomie joue sur les deux tableaux d’une façon confuse.
Et, comme on l’a précédemment suggéré, cette confusion
a pour fin une indécision sur la nature du plaisir, que le
théoricien, tout animé qu’il est pourtant de la volonté de
tout clarifier sur le rapport du plaisir et du mal, ne par-
vient pas à résoudre. Écoutons-le : ayant inscrit le
meurtre dans la nature et avec lui l’infanticide et l’avorte-
ment, Dolmancé en arrive à la cruauté propre aux plai-
sirs : « [...] il ne s’agit pas de savoir si nos procédés plai-
ront ou déplairont à l’objet qui nous sert, il s’agit
seulement d’ébranler la masse de nos nerfs par le choc le
plus violent possible ; or il n’est pas douteux que, la dou-
leur affectant bien plus vivement que le plaisir, les chocs

92
résultatifs sur nous de cette sensation produite sur les
autres seront essentiellement d’une vibration plus vigou-
reuse, retentiront plus énergiquement en nous, mettront
dans une circulation plus violente les esprits animaux qui,
se déterminant sur les basses régions par le mouvement
de rétrogradation qui leur est essentiel alors, embraseront
aussitôt les organes de la volupté et les disposeront au
plaisir. »1 Les chocs résultatifs sur nous de cette sensation
produite sur les autres... Voilà une notation assez subtile :
c’est lorsqu’elle est infligée à un autre que la douleur peut
se transformer en volupté pour celui qui l’inflige. Mais,
au lieu d’analyser la particularité de ce plaisir, Sade en
fait un système du monde : « Comment la nature qui
nous conseille toujours de nous délecter, qui n’imprime
jamais en nous d’autres mouvements, d’autres inspira-
tions, pourrait-elle, le moment d’après, par une inconsé-
quence sans exemple, nous assurer qu’il ne faut pourtant
pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la
peine aux autres ? Ah ! croyons-le, croyons-le, Eugénie,
la nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de
nous ; rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous y
reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil
qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux
dépens de qui... »2 Qu’on suive les inflexions de ce texte :
parti d’une analyse assez fine de ce paradoxal rapport à
un autre qui ressent la douleur avant que le libertin puisse
jouir de son contrecoup de plaisir, le texte ensuite projette
dans la mère nature un égoïsme simplificateur qui libère
le libertin de ce qu’il fait mais efface en même temps, en
se dissolvant dans une puissance cosmique de destruc-
tion, la spécificité de son acte qui, par lui-même, ne fai-
sait pas une vérité.

Concluons : si l’objectif de Sade est d’approcher une


certaine direction de la volupté qu’il nomme son despo-

1. Ibid., p. 127.
2. Ibid., p. 84.

93
tisme et qui entretient avec ses objets une relation qui
mêle plaisir et cruauté, La Philosophie dans le boudoir est
un texte qui parvient parfois à rendre audible l’enjeu de
ce qu’on a nommé sadisme. Mais, si ce texte vise à faire
croire que cette forme violente du désir articule les plai-
sirs à la vie et à la nature qui seraient essentiellement
destructrices, il n’est plus qu’une projection dans ce
qu’on nomme alors nature en voulant la construire
comme un tout, de l’objet inconditionné d’une haine qui
se figure comme matricide. Inscrire la cruauté du plaisir
dans la nature, faire de la sodomie un acte qui serait
biologiquement destructeur, rendre le meurtre, le vol et
l’inceste à leur spontanéité supposée ne contribuent pas
à expliquer comment les lois générales peuvent coexister
avec la particularité des voluptés ; c’est bien plutôt dis-
soudre la critique de la notion d’universel dans une apo-
logie de l’inconditionné qui se sert du mot nature pour
s’arrêter de penser.
À ce titre, les limites du texte de Sade ne sont guère
éloignées des limites du texte de Kant : on se rappelle
que le concept de nature, chez Kant, change de sens de
la première à la seconde Critique. Dans sa période d’in-
transigeance critique, Kant définissait la nature comme
le strict corrélat de l’organisation du donné par l’esprit :
« Par nature (dans le sens empirique), nous entendons
l’enchaînement des phénomènes, quant à leur existence,
d’après des règles nécessaires, c’est-à-dire d’après des
lois. »1 Cette restriction nécessaire apportée au sens du
mot « nature » semble faire corps avec le kantisme, et
ouvrir par là une perspective résolument athée sur la
nature, car phénoménale et dépourvue de tout finalisme.
Or, lorsqu’il compare, dans la Critique de la raison pra-
tique, la situation de la pensée par rapport aux données
de l’intuition et par rapport à celles du sens commun,
Kant se donne la liberté de parler comme d’une réalité
d’une nature suprasensible, alors que la stricte rigueur

1. E. Kant, Œuvres philosophiques I, op. cit., p. 946.

94
critique ne devrait lui faire envisager cette notion que
comme une Idée de la raison pratique, que le discours
philosophique ne doit jamais poser comme réelle, mais
seulement comme non contradictoire. On sait l’attention
que Kant prêtait, dans la Dialectique transcendantale, à
ces raisonnements dans lesquels la pensée raisonne sur le
Je, le monde et Dieu en enchaînant des propositions
dans lesquelles ces notions sont parfois posées comme de
purs corrélats de pensée, et parfois à tort, comme des
êtres existants. Cette capacité illusoire de nos raisonne-
ments d’accorder l’existence à de pures Idées par le jeu
de l’enchaînement des propositions d’un syllogisme était,
dans la première Critique, le mécanisme même de l’illu-
sion transcendantale. Or, lorsqu’il définit, dans le cha-
pitre intitulé « De la déduction des principes de la raison
pure pratique », la notion de nature suprasensible, le jeu
du discours le fait tomber dans cette même illusion
transcendantale. Le texte commence par mentionner,
deux fois de suite, le rapport de la moralité à un « ordre
intelligible des choses », par rapport auquel seul notre
action morale prend sens. Cet ordre intelligible des cho-
ses est l’idée d’un monde des volontés rationnelles.
Accordons cela : cette notion peut, en effet, sans incohé-
rence prendre place à côté de la notion de nature qui,
seule, peut être créditée d’une existence. « Car la liberté,
si elle nous est attribuée, nous transporte dans un ordre
intelligible des choses. »1 Au moment même où il a pris
soin de préciser que la loi morale ne nous donne aucune
vue sur cet ordre intelligible, Kant pose cependant
qu’elle annonce un monde de l’entendement pur « et le
détermine de façon positive et nous en fait connaître
quelque chose, à savoir une loi »2. On dira que jusqu’ici
nous avions affaire à du travail d’orfèvre, car la loi
morale, ce Fait de la raison, peut être connue dans
l’expérience du devoir sans que l’ordre intelligible des

1. E. Kant, Œuvres philosophiques II, p. 658.


2. Ibid., p. 659.

95
choses soit posé par la pensée comme réel, c’est-à-dire
donné à l’intuition. Cependant, dans la phrase suivante,
Kant en vient à parler, à l’intérieur de phrases cons-
truites de la même manière, grammaticalement parlant,
de la nature sensible, qui fait de nous des êtres patholo-
giquement déterminés, et de la nature suprasensible qui
n’est plus seulement déclarée « déterminable », comme le
monde de l’entendement pur, mais qui, par la grâce
malencontreuse de l’usage du verbe « être », est posée
comme existante, ce qui est exactement le mécanisme de
l’illusion transcendantale. Dans la phrase qui suit, on
sera attentif au fait que ladite nature suprasensible,
d’abord posée comme le corrélat d’un devoir-être est
finalement posée comme étant : « Cette loi doit donner
au monde sensible, considéré comme une nature sensible
(en ce qui concerne les êtres raisonnables), la forme d’un
monde de l’entendement, c’est-à-dire d’une nature
suprasensible sans pourtant briser son mécanisme. Or la
nature, dans le sens le plus général, est l’existence des
choses sous des lois... Et, comme les lois selon lesquelles
l’existence des choses dépend de la connaissance sont
pratiques, la nature suprasensible n’est autre chose,
autant que nous puissions nous en faire un concept,
qu’une nature soumise à l’autonomie de la raison pure
pratique. » Même si Kant veut dire, dans cette phrase,
que la nature suprasensible est une idée, jamais posée
comme réelle, le seul fait qu’il construise un parallèle
grammatical entre la nature au sens empirique et la
nature « dans le sens le plus général », confère à cette
dernière le statut indû d’une réalité existante. Cette illu-
sion que Kant nous avait appris à démonter et à recon-
naître comme telle s’opère ici à la fois par la grammaire
et l’ambiguïté du verbe « être » et par un glissement
sémantique : le texte passe de l’ « ordre intelligible des
choses », la notion d’ordre étant facile à distinguer de
celle d’existence, à celle de monde qui, comme il l’a
montré lui-même, laisse plus facilement prise à l’illusion
transcendandale, et enfin à celle de nature qui, malgré

96
les précautions qu’il prend par le contenu de son dis-
cours, nous fait sauter, par sa forme, dans la croyance
en l’existence du suprasensible. Le terme à la faveur
duquel se réintroduit la croyance, c’est, ici comme chez
Sade, le terme de nature. Nature, posée comme sacrée,
car destructrice chez celui-ci et qui est aussi à détruire
dans la figure du maternel ; nature, au contraire, qui est
l’élément même de notre être suprasensible chez celui-là
– peu importe, au fond par rapport au point qui nous
occupe : c’est parce que Kant n’aperçoit pas les confu-
sions inhérentes au concept d’universel qu’il pratique
qu’il réintroduit sous le terme de nature, une existence
du suprasensible ; et c’est parce que Sade ne va pas très
loin dans le programme qu’il s’est fixé de repenser les
paradoxes de la disjonction entre l’universel et le
particulier qu’il sacralise à nouveau, fût-ce par dérision,
la nature destructrice et à détruire. La nature est, chez
Sade comme chez Kant, le symptôme de ce qui reste
impensé chez les penseurs de l’universel.
CHAPITRE 4

Faut-il chercher l’universel


dans la beauté ?

Le concept d’universalité a été jusqu’ici considéré du


point de vue de sa consistance interne, et aussi de son
usage – compte tenu justement des confussions qui l’af-
fectent –, pour concevoir la différence des sexes en psy-
chanalyse. Je vais à présent envisager moins sa défini-
tion que sa fonction, lorsqu’il s’agit de ployer un
domaine comme celui de l’art à la discipline de l’univer-
sel et du particulier. Cela suppose une lecture de la Cri-
tique de la faculté de juger, de Kant toujours, mais aussi
une confrontation des résultats de l’ouvrage avec une
autre approche de la production dans l’art qui sera faite
sur l’exemple d’une œuvre, celle de Léonard de Vinci.
Pourquoi Léonard ? Parce qu’il est un artiste qui a
remarquablement bien parlé de sa technique, et qu’en
confrontant le spectacle de ses œuvres à ses écrits, on
saisit assez bien qu’on ne peut à la fois comprendre ce
qu’est une technique picturale et chercher l’universel
dans la beauté. Je le dis un peu brutalement pour com-
mencer : l’obsession de l’universel a empêché Kant de
comprendre ce qu’est la production et la contemplation
de ce qu’on nomme beau dans l’art. Et, si l’on veut pou-
voir décrire la production artistique, il faut cesser d’em-
ployer les termes d’universel et de particulier, car ce
n’est pas le problème. De quoi est-il question dans l’art

99
si la question de l’universel est à côté de la plaque ? De
sublimation, certainement, si bien qu’on confrontera la
notion kantienne de satisfaction désintéressée à la notion
freudienne de sublimation, ce qui permettra enfin un
retour sur le destin des pulsions perverses dans l’art que
le schème de l’universel et du particulier échoue aussi à
concevoir.
Un mot d’abord sur la brutalité de ce jugement
concernant la troisième Critique. Cet ouvrage est un
livre merveilleux, délicieux. Un pur moment de pensée
par lequel Kant réévalue ce qu’il a posé antérieurement
– la finitude de la connaissance d’objet, et les rigueurs
nécessaires de la moralité –, et où, sans renier ce qu’il a
établi précédemment, il en fait varier le sens en assurant
l’unité diversifiée de nos expériences et de notre pensée :
l’expérience du sublime apparaît comme la doublure
esthétique de l’expérience morale, la beauté est caracté-
risée comme la promesse du bonheur qui échappe donc
à la morale comme à l’art mais par des moyens chaque
fois spécifiques et qui se répondent. Les jeux de l’imagi-
nation s’inscrivent harmonieusement dans un rapport
des facultés libérées des contraintes du schématisme et
du coup le schématisme lui-même s’en trouve redéfini
comme une contrainte que la raison s’impose dans la
connaissance physique mais qui n’appartient pas à la
pensée de toute réalité, et peut-être pas à la connaissance
de la vie. La finalité, subjective et objective, est réintro-
duite dans l’exercice du jugement, redonnant un sens à
l’ambiguïté du mot nature qui concerne toujours et
encore l’univers, par l’homme intouché, et qui manifeste
dans la vie et la beauté une spontanéité que l’on ne peut
pas ne pas lui prêter. De cette spontanéité qu’est la
nature, le génie artistique, dans son opacité même, sait
prendre le relais, lui qui tient la place, justement, de
cette spontanéité irréductible aux seules lois physiques
de constitution d’une nature. Les principes a priori qui
sont à l’œuvre dans la connaissance apparaissent comme
autant de restrictions, nécessaires mais circonscrites, à

100
des rapports de nos facultés autrement englobants et qui
nous réconcilient avec le monde et avec nous-mêmes,
puisque, dans cette diversité d’usages, il s’agit toujours,
comme Kant le dit souvent, des mêmes facultés de
connaître, c’est-à-dire de ces facultés – sensibilité, imagi-
nation, entendement et raison – qui ont été d’abord défi-
nies dans la connaissance d’objet au sens strict mais qui
sont toujours elles-mêmes – et nous, avec elles, toujours
nous-mêmes – dans la paix retrouvée des ponts jetés
au.dessus de l’abîme de la séparation entre la raison
théorique et la raison pratique.
Bref, pour nombre de ses lecteurs, la Critique de la
faculté de juger serait le grand livre de Kant et c’est un
ouvrage d’apaisement. Mais qu’il restaure une harmonie
qu’on croyait perdue depuis la Critique de la raison pure
ne signifie pas que ce livre merveilleux de subtilité soit
vrai. Et justement, il n’est pas vrai lorsqu’il traite du
beau, car, pour articuler l’art à la connaissance et à la
morale et donc unifier la raison dans tous ses états, il
réutilise toute la table des catégories et en particulier la
catégorie de la quantité, et l’idée d’universalité des juge-
ments de goût qui en dépend, d’une manière qui n’est
pas moins arbitraire, à propos de la beauté qu’elle ne
l’était déjà, dans la description de l’action humaine, à
propos de la moralité.

Satisfaction désintéressée
et universel sans concept

Pour dire les choses encore autrement, Kant définit


le goût par deux expressions : satisfaction désintéressée
et universel sans concept (la finalité sans fin nous retien-
dra moins ici) ; or, la seconde de ces expressions
l’empêche de profiter de l’intérêt de la première. « Satis-
faction désintéressée », cette notion, en effet ne peut que
retenir l’attention : qui n’a éprouvé l’apaisement calme
en quoi consiste le plaisir que donnent les choses belles ?

101
Qu’il s’agisse véritablement d’une satisfaction enracine
l’expérience esthétique dans la faculté d’éprouver du
plaisir et de la peine, et indique en même temps que nos
désirs, dans ce plaisir, connaissent une transformation.
Cette transformation, Lacan la définissait naguère, dans
Le Séminaire XI, en parlant de l’effet pacifiant, apolli-
nien de la peinture, qui apaise la quête du regard dans
la pulsion scopique : « Il (le peintre) donne quelque
chose en pâture à l’œil, mais il invite celui auquel le
tableau est présenté à déposer là son regard, comme on
dépose les armes. »1 Ce même phénomène de détache-
ment, Kant le définissait en disant que, dans l’expérience
de la beauté, le plaisir n’adhère plus à son objet, est
indifférent à la question de la réalité de ce dernier :
Depuis la distinction faite dans le Philèbe entre les plai-
sirs mélangés et les plaisirs purs, c’est-à-dire ceux que ne
suit pas l’expérience d’un manque, les philosophes, mais
pas seulement eux, sont à la recherche de cette modalité
transformée de nos désirs. Le même Platon, dans Le
Banquet, disait aussi que, dans l’éducation érotique et
philosophique, pour ne pas être esclave de l’objet de nos
désirs, il s’agit, en se « décollant » d’un objet unique, de
saisir l’idée de la beauté qui se profile à l’occasion de la
multiplication des objets beaux. L’expérience de la
beauté est ce moment où l’attachement à un objet cesse
d’être une chaîne, et cela même lorsque l’attrait érotique
n’est pas tout de suite dépassé. Les arts du beau selon
Kant nous permettent de nous installer d’emblée, cette
fois, dans cette liberté par rapport à ce qui nous attache
qu’au fond tous les théoriciens de l’art ont cherché à
caractériser. Ne pourrait-on pas dire que la notion freu-
dienne de sublimation d’une pulsion qui s’illustre dans
l’art de façon privilégiée correspond, chez l’inventeur de
la psychanalyse, à ce même abord ? Une pulsion
sublimée est une pulsion dont le but est transformé : il

1. J. Lacan, Le Séminaire, livre XI : Les quatre concepts fonda-


mentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 93.

102
ne s’agit plus d’une satisfaction sexuelle directe, effec-
tive, et pourtant le désir qui sous-tend la création n’a
pas renoncé à lui-même comme dans le refoulement, il
prend plaisir à s’exprimer, à se transformer en une
représentation de soi qui pourra aussi éveiller en d’au-
tres humains la reconnaissance de ces désirs présents en
eux, toujours vivaces mais refoulés. Ne s’agit-il pas dans
toutes ces formulations de la même chose concernant le
beau ? En particulier, la philosophie kantienne et la psy-
chanalyse disent-elles la même chose sur ce moment de
la beauté ? Non justement, mais encore faut-il dire en
quoi consiste cet écart décisif. Signalons simplement,
pour le moment, que même si Freud, à propos de la
sublimation1, définit bien une modalité de la pulsion qui
ne revendique plus la satisfaction sexuelle immédiate, il
n’en dit pas moins que le plaisir, dans l’art, ne renonce à
rien. S’il remplace le plaisir pris à l’existence d’un objet
convoité par un plaisir pris à la représentation, quelque
chose de la toute-puissance des désirs infantiles continue
à soutenir l’activité de l’artiste, et c’est même cela qui
fait sa paradoxale réussite dans les effets de reconnais-
sance qu’il produit chez les autres : c’est une expérience
ludique de toute-puissance partagée que le plaisir du
beau, puisque l’artiste révèle ce que les autres ne
savaient pas voir, entendre, sentir en eux-mêmes. Plaisir
qu’on pourrait dire désintéressé, car transformé dans
son but ; et pourtant Freud ne dirait pas que le goût est
un jugement, ni que c’est en cela qu’il rompt avec l’atta-
chement des sujets à leurs objets. La sublimation n’im-
plique aucune « faculté supérieure d’éprouver du plaisir
ou de la peine », et elle ne distingue pas faculté de
désirer et faculté d’éprouver du désir et de la peine.
Sublimer, c’est un destin de pulsion, et comme tel c’est
un faire, une production portée par un désir, ce n’est pas
un jugement réfléchissant.

1. S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, trad. Marie


Bonaparte, Paris, Gallimard, 1927, en particulier chapitres I et V.

103
Ce qui caractérise Kant, en effet, c’est la liaison qu’il
établit entre l’idée de désintéressement et celle de juge-
ment. On ne peut être libre par rapport au désir qui
nous attache à des choses réelles que si l’on juge ; et si
l’on juge, on fait intervenir dans ses jugements la caté-
gorie de la quantité, et donc le concept d’universalité.
Kant ne pense le détachement de l’intérêt pour l’exis-
tence de l’objet, dans l’art, qu’en commentant « satisfac-
tion désintéressée » par « universel sans concept ».

La « généralité comparative » des plaisirs mondains


et l’ « universalité sans concept » du beau

Relisons les quelques paragraphes – 6 à 9 – de la Cri-


tique de la faculté de juger1 où les distinctions fondamen-
tales sont posées. Tout d’abord, par différence d’avec
Platon mais aussi d’avec Freud, Kant sépare la faculté
supérieure d’éprouver du plaisir et de la peine de la
faculté de désirer : dire que le beau n’est pas l’agréable
ni le bien, c’est ne s’autoriser à traiter du beau qu’une
fois la distinction établie entre les désirs qui s’intéressent
à l’existence de leur objet et ceux qui ne s’intéressent
qu’à la représentation dudit objet. Les désirs moraux
veulent la réalité de certaines situations, ils sont intéres-
sés ; les désirs sensuels sont absolument et, semble-t-il,
tout bêtement attachés à la présence de l’objet dont ils
veulent jouir. Cette célèbre distinction kantienne entre le
bien, l’agréable et le beau est en fait un véritable festival
de l’universalité. Réfléchir sur l’art pour Kant, c’est pré-
ciser de quel ordre subtil, ni seulement empirique ni tout

1. E. Kant, Kritik der Urteilskraft, Werkausgabe Band, X, Suhr-


kamp Taschenbuch Wissenschaft, Frankfurt am Main, 1974, p. 124
et sq. Je retraduis les textes que je commente et consulte également
deux traductions récentes : celle de J. R. Ladmiral, M. B. de Launay
et J. M. Vaysse, in Œuvres philosophiques II, Paris, Gallimard, 1985,
p. 967 et sq., et celle d’Alain Renaut, Paris, Aubier, 1995, p. 189
et sq.

104
à fait transcendantal, relève la quête d’universel qui
nous fait dire : « C’est beau. » Il faut multiplier les ter-
mes qui qualifient les formes diverses de l’universel :
même l’agréable est parfois susceptible d’une « généralité
comparative » liée à la culture des sensations dans ce
que l’on appelle les plaisirs mondains : On sait que Kant
appréciait fort les dîners en ville, et il lui importe de pen-
ser le statut de la communauté, labile mais précieuse,
qui s’y forme l’espace d’un soir. Soit un homme qui sait
entretenir ses hôtes en charmant tous leurs sens au cours
d’un repas et en les faisant jouir de ce qui les lie, lorsque
le plaisir de la conversation entretient et relaie le plaisir
des sens gustatifs. On ne dira pas, pourtant, que cet
homme a du goût ; la communauté qui se dessine ici se
fait trop au ras des sensations pour cela, mais on dira
qu’il s’agit là de susciter une « généralité comparative » :
les convives forment un tout, puisqu’ils profitent
ensemble des mêmes plaisirs grâce au talent de leur hôte,
mais ce tout reste une communauté de fait ; elle n’a rien
de juridiquement fondé, elle ne saurait se justifier par un
droit à l’universel dans le plaisir éprouvé ni par une
obligation à l’éprouver.
Que Kant nomme cette communauté « généralité
comparative » est tout à fait intéressant pour notre pro-
pos : cela veut dire que, dans la comparaison des plai-
sirs, le tout ne se détache pas ici comme le ferait une ins-
tance fondatrice des faits, ce qui était le cas, par exemple
en morale, de l’instance inconditionnée appelée loi. J’ai
avancé, dans le premier chapitre, que le détachement de
cette instance par rapport à la série totale des faits
qu’elle juge est peut-être caractéristique d’une structure
masculine du désir, qu’il n’y a de nécessité à détacher
l’inconditionné que pour un désir qui totalise la série de
ses objets substitutifs, et que, dans la sexualité féminine,
le rapport à la loi, ou bien n’existe pas, comme Kant
l’avança un moment, ou bien se fonde sur un autre pro-
cessus que la formation d’un idéal lié à une série d’objets
que la loi rend équivalents. Même si, en 1790, Kant a

105
oublié les remarques qu’il osait faire en 1764 sur le fait
que chez les femmes rien ne ressortit au devoir, il est
intéressant de noter qu’il examine cependant des expé-
riences esthétiques dans lesquelles l’accord des sensa-
tions éprouvées par des convives reste immanent au
sentir lui-même. Notre philosophe tient à dire à présent
que les convives jouissent ensemble des sensations qu’ils
partagent ; une communauté fugace est par là créée,
mais elle reste un pur fait qui ne peut prétendre à
aucune justification rationnelle.
Tout autre est le jugement de goût : la prétention à
une validité universelle est, selon. Kant, vraiment consti-
tutive de ce dernier ; elle lui appartient essentiellement,
mais sur un mode paradoxal : dans l’émotion esthétique
qui dit « C’est beau », on exige l’assentiment de tous,
mais cette exigence ne peut pas se justifier par des rai-
sons ; c’est comme une universalité en attente d’elle-
même, et Kant prononce ce terme d’attente : on attend
l’adhésion de chacun dans le jugement de goût, il s’agit
d’un universel d’ordre juridique, mais qui, parce qu’il ne
peut se justifier comme se justifie un principe moral ou
juridique, crée cette communauté en attente de sa propre
justification que Kant appelle le sens commun. Ce n’est
plus la jouissance communicative d’un dîner mondain,
c’est l’exigence d’une communauté de jugement qui
s’éveille à l’occasion d’une émotion esthétique, et qui
garde ce quelque chose d’empirique que dit ici le terme
d’attente. Le jugement de goût, c’est l’attente d’une uni-
versalité, mais qui soit l’adhésion effective de chacun et
non pas la participation à une communauté qui sache
dire de quoi elle est faite et qui pourrait rendre obliga-
toire à tout humain de s’y inscrire. L’universalité n’est
pas un postulat de la raison esthétique comme elle est un
impératif de la raison pratique, mais elle est impliquée
au cœur même du jugement de beauté et attendue
comme une voix universelle, comme un concert. En affi-
nant les expressions qui spécifient les formes d’universa-
lité, Kant joue sur les étymologies des termes qu’il

106
emploie : l’accord sur le beau (Einstimmung) est attendu
comme une voix universelle (allgemeine Stimme). Cela
est intraduisible en français et intéressant, puisqu’il
s’agit de conjoindre une réalité empirique, la voix – qui
était déjà importante dans les conversations des dîners
mondains –, et une communauté de droit qui n’est plus
la généralité comparative de ces dîners. Intéressant aussi
parce que la métaphore de la voix qualifie aussi le
devoir moral : l’impératif catégorique qui s’adresse à
tout homme est la voix de la raison, mais en morale il
ne peut s’agir justement que d’une métaphore, alors que
dans l’expérience esthétique, celui qui dit « C’est beau »
a besoin de l’assentiment effectif des autres ; c’est leur
avis qu’il veut entendre, lorsqu’il se hasarde à juger belle
telle œuvre, et ce n’est pas là une métaphore. Cela est
subtil et ambigu : en un sens, c’est parce que le beau ne
peut pas être rationnellement postulé comme universel
qu’il se fait jour dans un partage empirique mais en
droit attribuable à tous. Dès lors, ce quelque chose
d’empirique qui caractérise l’attente fait que la vie esthé-
tique est civilisatrice, puisqu’elle fait vivre les hommes
ensemble, et sur un mode qui n’est pas celui du simple
partage des sensations mais celui de l’exercice du juge-
ment : dans l’expérience esthétique, on prête à tous le
même avis que le sien propre et les désaccords de fait
qui ne manquent pas de s’élever sur tel ou tel objet
n’enlèvent rien au fait que les hommes cherchent l’una-
nimité qui est aussi bien le droit du beau, mais un droit
perpétuellement en attente de sa propre formulation.
Prêter nécessairement aux autres son propre avis, tel est
l’espace de déploiement du goût, et il est essentiel que
l’assentiment soit ludique, bien qu’il ne soit pas pensé
comme facultatif : ce jeu désigne le fait que, dans la
recherche d’universalité, ce ne sont pas nos sens qui
commandent, mais notre réflexion. L’impression de
beauté ne concerne finalement jamais l’objet en lui-
même, Kant finit par le dire crûment ; mais l’accord
senti de nos facultés qui se développe à l’occasion de la

107
quasi-présence d’un objet, et donc également cette uni-
versalité attendue comme un droit sont, au fond, plus
une occasion de rencontrer nos semblables, de sentir
qu’ils sont des semblables grâce à de ce jugement
partagé, qu’un plaisir pris à des objets. La beauté
n’est jamais objective ; elle est le déploiement d’une
subjectivité universelle que les hommes exigent sans
pouvoir la justifier dans les occasions où elle se
rencontre.
On pourrait poursuivre à l’infini le commentaire de
ces affirmations de Kant sur l’universel « en jeu » dans
la beauté : l’exigence d’universalité est plus qu’un cons-
tat et moins qu’un principe. Le jugement de goût ne fait
que prêter à chacun l’assentiment qu’il suscite, comme
un « cas particulier de la règle dont il attend la confir-
mation non pas de concepts, mais de l’adhésion des
autres ». L’universel attendu lie les sujets sans objectiver
leur lien, et pourtant les hommes ont raison de dire
« c’est beau » comme si le beau était objectif, puisque le
jugement esthétique a ceci d’analogue avec un jugement
de connaissance qu’il peut présupposer sa validité pour
tout homme. L’erreur du langage commun est donc jus-
tifiée comme une allusion à la fonction transcendantale
de l’universel, déterminant dans la raison théorique,
réfléchissant dans la raison esthétique.
L’essentiel est qu’en décrivant ce jeu, la vie esthé-
tique se mette en rapport avec la connaissance, la
morale, la connaissance du vivant et même la philo-
sophie de l’histoire et du droit, puisque cet universel qui
se déploie dans l’ordre des faits alors qu’il se définit
comme un droit est ce qui régit aussi l’histoire comme
avènement du droit, justement. Entre l’insociable socia-
bilité des hommes et le sens commun qu’exige le beau,
on peut donc décrire d’autres passages et d’autres har-
moniques. Si bien que ce que j’ai nommé la subtilité de
Kant faisant apparaître l’universel dans le jugement de
goût, indique en fait qu’en s’intéressant au beau, Kant
s’intéresse surtout à la cohérence de sa propre pensée. Si

108
jeu il y a dans la Critique de la faculté de juger1, n’est-ce
pas d’abord en ce que Kant se plaît à organiser avec art
des renvois sans fin entre les divers aspects de sa
pensée ? La notion d’universel est l’instrument de ce jeu
de miroirs, mais on pourrait aussi bien dire qu’elle
couvre l’opération. Car enfin, dans cette séduction
qu’exerce l’architectonique kantienne grâce au travail
effectué sur la notion d’universel, s’agit-il vraiment de la
beauté ?

« Déduction » du jugement de goût ?

Revenons un instant au § 6 de la troisième Critique,


c’est-à-dire au passage de la définition du beau comme
ce qui plaît indépendamment de tout intérêt à la notion
d’universel sans concept, car nous y retrouvons une
sorte de scénario ou de scène, à mi-chemin entre un
exemple et un concept, que nous avions déjà remarquée
dans l’analyse de la moralité, et qui, là, permettait à
Kant de déclarer identiques le sentiment d’être en défaut
devant la loi et l’idée que la loi vaut pour tout homme.
Ici, l’universalité s’introduit à partir de la question de la
non-importance de la réalité de l’objet qu’on juge beau :
« Ce dont quelqu’un a conscience, en sachant que la
satisfaction qu’il y trouve est pour lui-même indemne de
tout intérêt, il ne peut en juger autrement qu’en disant
que cet objet devrait contenir le principe d’une satisfac-
tion pour tout homme. » Le jugement qui attribue à qui-
conque la satisfaction de la beauté est posé comme étant
le commentaire nécessaire du détachement ; et comme,
en fait, il n’y a nulle évidence dans cette transition qu’il
nomme pourtant déduction, Kant développe l’expérience
de pensée qu’elle suppose : « Puisque la satisfaction ne
se fonde pas sur une quelconque inclination du sujet (ni
sur quelque autre intérêt supposé), puisqu’au contraire

1. Ibid., p. 124.

109
celui qui juge se sent pleinement libre au regard de la
satisfaction qu’il voue à l’objet, il ne peut découvrir
comme cause de sa satisfaction aucune condition per-
sonnelle et privée dont il dépendrait lui-même comme
sujet, et lui tout seul ; et il doit donc considérer cette
satisfaction comme fondée en ceci qu’il peut la présup-
poser aussi chez tout autre (für jedermann) » (§ 6).
Quelle opération compliquée ! Dire que le goût est
un jugement, c’est passer de l’idée de détachement par
rapport à la présence de l’objet à l’attribution d’une
expérience semblable à tout homme. Cela suppose que le
caractère intime ou personnel de l’expérience de la
beauté se laisse correctement décrire par l’opposition de
ce qui est « privé » et « public » et que cette opposition
puisse être équivalente à l’opposition logique du particu-
lier et de l’universel, qui sont deux des catégories de la
quantité définies dans la Critique de la raison pure. Dès
lors, il y a une infrastructure logique de l’expérience du
beau et la quantité du jugement qui en prend acte dans
le discours est précisée : les jugements de beauté s’énon-
cent comme des jugements singuliers puisqu’en eux le
sujet est pris dans sa totalité – c’est telle rose prise
comme un absolu qui est déclarée belle, et pourtant il y
a une genèse transcendantale de ce jugement singulier
qui fait intervenir le particulier puis l’universel.
Comme dans la Critique de la raison pratique, l’uni-
versalité est ici fort complexe, et cette complexité est
déployée dans le texte allemand : « Denn da es sich nicht
auf irgendeine Neigung des Subjekts (noch auf irgendein
anderes Interresse) gründet, sondern da der Urteilende
sich in Ansehung des Wohlgefallens, welches er dem
Gegenstande widmet, völlig frei fühlt : so kann er keine
Privatbedingungen als Gründe des Wohlgefallens auffin-
den, an die sich sein Subjekt allein hinge, und muss es
daher als indemjenigen begründet ansehen, was er auch bei
jedem anderen voraussetzen kann. » On traduit jedermann
par « tout homme », mais ce terme, employé dès la
phrase précédente, insiste sur la série des individus

110
concernés ; et la « déduction » kantienne décompose en
effet le tout d’une manière précise : pour obtenir le
« tout homme » du jugement de goût, il faut d’abord
passer par la série des sensations désignées par un
pronom indéfini et sur laquelle porte l’opération de
détachement – la satisfaction ne se fonde pas sur une
quelconque inclination ni sur quelque autre intérêt que
ce soit. On retrouve ici l’essentielle polyphonie de la
catégorie d’universel, qu’on peut aussi bien appeler
confusion, puisque le glissement d’un sens à l’autre du
terme n’est jamais thématisé lorsqu’il est effectué : de la
sérialité on passe à l’absoluité pensée tantôt comme
totalité – ici, il se sent pleinement libre –, tantôt comme
inconditionnalité, comme c’était le cas pour l’ « évi-
dente » hétérogénéité de la loi morale qui tranche par
rapport à tous les intérêts sensibles ; et ce glissement
s’accompagne d’une transition ; d’une phénoménalité
objective – un cas et puis l’autre à suspendre chaque fois
dans sa valeur – on passe à l’objectivité d’un principe,
qui est d’un autre ordre puisque identique à une instance
transcendantale et subjective. Comme à propos de la
« déduction » du jugement moral, on a ici besoin de se
représenter dans le discours l’indifférenciation des objets
au cas par cas, un cas après l’autre, pour pouvoir don-
ner un contenu au « tout homme ». La négation des
inclinations sensibles s’effectue au cas par cas, et cela
produit une « totale » liberté du sujet du jugement de
goût ; dire que le sujet est totalement libre résume positi-
vement et après coup l’annulation sérielle des attache-
ments. L’absolu passe alors de la totalité sérielle à la
radicalité du détachement par rapport aux objets sensi-
bles. Du coup, après que l’adverbe « complètement » a
été prononcé, le « chaque homme » du jedermann s’en
trouve modifié, le chaque homme est un tout homme.
De plus – et ceci caractérise le jugement de beauté et
n’existait pas dans la moralité –, pour obtenir la série
complète des sujets, on passe par l’autre sujet pour aller
au tout : la non-dépendance éprouvée par le sujet du

111
plaisir esthétique le motive à convoquer d’autres sujets
possiblement capables du même plaisir détaché. L’uni-
versalité du jugement de goût a donc une structure
intersubjective.
Mais comment rendre équivalentes l’idée qu’on
n’adhère pas à l’objet dans sa matière même et cette autre
idée selon laquelle le beau est beau en ceci qu’il vaut pour
chaque individu appelé homme ? Pour extraire l’universel
du détachement, il faut supposer que le contemplateur, se
rendrait compte, dans l’intimité de l’expérience, qu’il
n’adhère pas au réel de l’objet beau, puis remplacerait un
« je ne veux pas jouir vraiment de cet objet » par un
« c’est beau non seulement pour moi mais pour tout
homme ». Le passage à l’exigence d’universalité est-il
vraiment le destin obligé de l’expérience du désintéresse-
ment ? Quand on se détache d’un objet de désir, est-ce
par la construction d’un scénario intérieur grâce auquel
on l’attribue à quiconque ? Passe-t-on vraiment par un
moment où l’attachement serait synonyme de particula-
rité, particularité dont on se déferait en pouvant attribuer
à tout autre ce qu’on éprouve ? « Particulier », ce terme
est-il ici logique, désignant la quantité d’un jugement
hypothétique du type « ceci est beau pour moi » ou bien
l’équivalence établie entre « je suis intéressé à l’existence
d’un objet » et « il me plaît à moi » n’est-elle pas plutôt
une note anthropologique ou fantasmatique : quand on
veut quelque chose on le veut pour soi tout seul ? Si tel
était le cas, on aurait affaire ici moins à une identité
conceptuelle entre l’idée de désintéressement et celle
d’universel qu’à un exemple empirique, pathologique-
ment déterminé, comme dirait Kant, ou à une expérience
qui a la structure d’un fantasme, comme dirait Freud,
c’est-à-dire d’une combinaison de choses vues et enten-
dues, élaborées après plusieurs événements décisifs et
traumatiques qui imposent au sujet ce travail de représen-
tation, travail qui concerne justement le rapport à la pré-
sence et à l’absence des situations et des objets dont il
désire jouir, ou produire la présence.

112
La difficulté, dans ce texte, vient du fait que ce que
Kant nomme « déduction » a un statut ambigu : ou
bien il s’agit de suivre phénoménologiquement l’expé-
rience d’une satisfaction paradoxale en ce qu’elle se
découvre « non privée » : « Cet objet me plaît. Ce n’est
pas, dans ce plaisir, la matière c’est-à-dire l’existence de
l’objet qui me lie, je n’y suis pas, moi en tant que sujet
et moi seulement, attaché ; donc, cette satisfaction n’est
pas uniquement la mienne. Elle est constituée par
l’expérience de partage qu’elle appelle. » Dans cette pre-
mière version, l’expérience de la beauté suppose un
dédoublement empirique du sujet, c’est une épreuve
interne au plaisir esthétique qui développe tout un
scénario bien proche d’un fantasme : cette épreuve
montrerait par exemple, et sans que cela ait à être pré-
cisé ici, comment la beauté conjure la possessivité, ou
la jalousie de l’agrément, à la double condition que le
sujet se dédouble et (se) raisonne. Ou bien il s’agit, non
pas de décrire l’expérience du beau, mais plutôt, comme
Kant le fait dès le § 5, de constituer une typologie des
satisfactions, et d’opposer le fait de l’agréable au droit
du beau, même si ce droit est perpétuellement en
attente de sa propre règle. Mais dans aucun des deux
cas on ne comprend comment l’universel sans concept
« sort » de l’expérience du non attachement de la
beauté à l’objet. S’il s’agit de la description d’un pro-
cessus, beaucoup trop d’éléments sont allusifs, et la
catégorie de la quantité coiffe artificiellement les étapes
de l’expérience de satisfaction réflexive. S’il s’agit d’une
typologie des satisfactions, le processus de détachement
interne à la satisfaction est perdu. On remarquera, de
plus, que la première lecture ne peut pas être tenue jus-
qu’au bout par Kant, car cela mettrait en danger le
principe – qu’il pose dans la troisième Critique, mais
qu’il ne posait pas en 1764 – d’une distinction entre la
faculté de désirer, à l’œuvre dans l’action, et la faculté
d’éprouver du plaisir et de la peine, à l’œuvre dans la
vie esthétique.

113
On remarquera d’ailleurs que, comme dans la rhéto-
rique concernant l’impératif catégorique dont l’existence
restait suspendue à l’analyse d’exemples, auxquels on
opposait l’évidence du devoir par une négation, c’est
dans des formules négatives, qui font surgir le non-atta-
chement à l’objet, que Kant fait passer pour une déduc-
tion ce qui est un rapport mis en scène du sujet à
lui.même, rapport qui est censé rendre évidente l’implica-
tion des deux concepts distincts de détachement et d’uni-
versalité des sujets concernés par la beauté. Cela posé,
Kant peut alors raffiner en précisant ce que signifie que
cet universel soit sans concept : il montre que cette exi-
gence d’universalité liée à l’expérience de la beauté se
donne comme une exigence logique et constitutive d’un
réel, alors qu’elle n’est que cette exigence du sujet en quoi
consiste la transition qui fait passer du non-attachement
à l’objet à l’universalité : le sujet n’exprime ce qui se passe
en lui qu’en disant que l’objet est beau, alors que ce dont
il s’agit est cette exigence de retrouver en d’autres ce plai-
sir dès lors qu’il est affirmé partageable.

Le passage de la satisfaction désintéressée à l’universel


sans concept ne peut être appelé une déduction qu’au prix
d’une négligence du texte comme enchaînement de phra-
ses : ce qui, dans la suite des phrases, « couvre » le hiatus
conceptuel de telle façon qu’il devienne indiscernable est,
en effet, très précis. Il s’agit, d’une part, de transformer le
processus négatif mais actif du détachement de l’objet en
une référence positive à un autre humain qui est censé être
présent dans l’émotion esthétique. Il s’agit, d’autre part,
de simplifier le scénario évoqué en le résumant par le
thème de l’universalité du jugement de goût.

La beauté : intime et publique

Cette « déduction » de l’universalité du jugement de


goût offre un excellent exemple de ce qui caractérise, en

114
général, me semble-t-il, la philosophie comme telle : il
s’agit d’un texte qui fait oublier, par les catégories logi-
ques qu’il convoque, qu’il est écrit comme un texte,
c’est-à-dire par des ressources syntaxiques et sémanti-
ques qui produisent une pensée grâce à la contingence
d’un style. Côté jardin, la doctrine du beau comme uni-
versel sans concept, dans toute sa subtilité par rapport à
la doctrine du jugement de connaissance et du jugement
moral. Côté cour, mais présente dans le même texte, et
non pas dans un autre espace, une scène qui nous fait
assister à la production du sujet esthétique, c’est-à-dire
d’une subjectivité intime et qui pourtant n’existe qu’ex-
posée. Car le moment le plus intéressant du texte, celui
qui requiert de Kant le travail d’écriture le plus serré,
n’a pas été encore explicité. Il se trouve pourtant dans la
phrase décisive que j’ai citée en allemand, et qui est
censée déduire l’universel sans concept de la satisfaction
ohne alles Interesse, qu’il vaudrait mieux traduire par
« satisfaction qui se passe de tout intérêt » pour indiquer
la privation active à l’œuvre dans le désintéressement.
Kant décrit ici un sujet étrange : complètement intime et
inédit dans la production de sa propre intimité et pour-
tant étalé grâce à d’autres yeux : « ... Il ne peut décou-
vrir comme principe de sa satisfaction, aucune satisfac-
tion à laquelle lui-même comme sujet et lui tout seul se
trouverait attaché (an die sich sein Subjekt allein hinge)
et il doit donc la considérer comme fondée en ceci qu’il
peut la présupposer aussi chez tout homme. » Le verbe
hingen signifie à la fois « être accroché à » et « dépendre
de ». Et c’est la négation de l’accrochage à l’objet qui
introduit l’idée d’un sujet : le début de ce texte évoque,
en effet, en la niant, une subjectivité qui serait produite
dans son caractère réflexif par la dépendance à un objet.
Et la négation de toute dépendance de cet ordre, loin
d’être l’éloignement de toute réflexivité subjective, est la
découverte de la réflexivité universelle du jugement de
beauté. Autrement dit, même si la satisfaction matérielle
est rejetée, son évocation sert pourtant à concevoir qu’il

115
y ait production d’un sujet, c’est-à-dire d’une réflexivité
de la pensée par rapport à elle-même dans l’expérience
esthétique.
Certes, le sujet qui dit : « c’est beau » est détaché de
tout intérêt objectif, mais le conditionnel nié par lequel
est évoqué l’attachement sert à penser la réflexivité du
sujet ; puis ce sujet, d’abord évoqué comme intime, iden-
tifie sa satisfaction par le fait même qu’elle doit être
partagée avec tout autre. Un fait de satisfaction est ici
interprété comme devant être attribué à tous les autres
que celui qui l’éprouve. Tel est l’étrange « Fait de la rai-
son esthétique » auquel Kant nous convie.

La notion d’universel sans concept ne peut s’exposer


sans que soit évoqué le dédoublement du sujet au
moment même où il est produit. Ce rapport mis en scène
du sujet à lui-même qui effectue le passage de l’émotion
esthétique au jugement qui serait habité par une exi-
gence de reconnaissance universelle nous renvoie, en
fait, à un choix de Kant, qui se donne à tort comme une
évidence rationnelle : il part du fait que, dans l’expé-
rience de la beauté, le sujet n’est pas attaché à l’objet
comme dans un désir qui voudrait le consommer, cet
objet, ou en jouir. Et il interprète ce fait en appliquant
la catégorie du particulier à une émotion attachée à
l’existence réelle de son objet. La jouissance est dite
avoir pour quantité le particulier. La seconde des caté-
gories de la quantité définies dans la table de la Critique
de la raison pure est censée pouvoir rendre compte de
l’expérience de la beauté ; et c’est grâce à cette applica-
tion de la catégorie de la quantité que l’unité de la rai-
son humaine dans tous les domaines de son déploiement
est assurée. C’est aussi par là que la réflexion kantienne
sur l’art et sur les phénomènes de la vie permet une
réévaluation des deux premières Critiques. Le moment
de pensée décisif, donc, ce n’est pas d’abord l’usage de la
catégorie d’universel, mais l’intervention de la catégorie
du particulier. Une jouissance de l’objet dans sa maté-

116
rialité est une jouissance privée, c’est-à-dire particulière
en logique. Kant prend la décision d’interpréter
« privée » par « particulière ». Or l’expérience de la
beauté, tout en étant privée, se veut aussi publique ; c’est
un plaisir qui attend d’être partagé, qui appelle d’autres
humains à former une communauté qui se nommera le
sens commun. Et il s’agit d’une communauté subjective
précisément parce que ce n’est pas de l’objet que vient le
plaisir partagé, mais de ce dont il est l’occasion pour
tous les sujets concernés : un accord des facultés qui
devient sensible de la même manière pour tous. Comme
c’est tout de même à l’occasion de la contemplation d’un
objet que cette communauté dans le plaisir se forme et
comme, dans la connaissance, un concept universel
donne forme objective à ce qu’il permet d’appréhender,
les hommes attribuent à l’objet la qualité de beauté qui
appartient en fait à l’accord de leurs facultés et ils
disent : « Cette chose est belle. » Le démonstratif, ici, a
l’air d’être un sujet particulier. Mais, comme il renvoie à
une élaboration transcendantale qui fait intervenir l’uni-
versel, « cette » chose est en fait, comme sujet logique,
une synthèse de particulier et d’universel, c’est-à-dire un
singulier. Les jugements de goût sont des jugements sin-
guliers, dit Kant, et non pas des jugements particuliers,
comme pourrait le faire croire leur seule forme gramma-
ticale. Ils sont une synthèse transcendantale d’universel
et de particulier : le quasi-objet esthétique est en fait une
totalité à lui tout seul, précisément parce qu’il donne
lieu à un jugement qui n’a de sens que comme universel.
Par cette subtile dialectique logique, Kant vise ce carac-
tère paradoxal de la beauté qui est d’être à la fois intime
et partageable. Le détachement par rapport à la jouis-
sance n’empêche pas qu’il subsiste dans le plaisir esthé-
tique un certain caractère d’intimité, mais c’est une inti-
mité qui n’exclut pas, qui exige, au contraire, le partage
et la reconnaissance. Les trois catégories de la quantité
– universel, particulier, singulier – servent à interpréter
l’expérience esthétique et à approcher une dimension

117
effective et paradoxale de l’art : c’est intime et ça se
partage pourtant. Et, du coup, le « c’ » du « c’est beau »
désigne moins l’objet que l’expérience subjective exigée
par tous à son propos.

Ce qui rend la beauté partageable

Mais faut-il vraiment interpréter le paradoxe de fait


du plaisir esthétique, intime et partageable, par les caté-
gories de la quantité ? L’intimité exposée de l’œuvre est-
elle ici essentiellement particularité, comme Kant
l’affirme ? On voit bien pourquoi il l’affirme : il veut
présenter comme évidente la séparation de l’agréable et
du beau, de la jouissance et du goût qui est un jugement.
Mais, du coup, il n’analyse jamais pour lui-même ce
paradoxe de la beauté qu’il inféode aux catégories du
jugement : particulier, universel, singulier. Se détacher
de l’objet, c’est cesser de s’enfermer dans la particularité
d’une jouissance sensible, donc c’est aller vers l’univer-
sel, fût-il sans concept. À cette thèse se lie celle selon
laquelle, lorsqu’on prend un plaisir libre, ce ne peut
jamais être à la matière d’un objet d’art, mais à sa
forme, qui renvoie au libre jeu des facultés. Or, s’il est
bien vrai qu’un artiste n’a pas à ce qu’il crée un rapport
de dépendance érotique identique à celui du désir, s’il
suscite chez les autres autre chose qu’une jouissance, est-
ce vraiment parce que les objets de l’art seraient des
quasi-objets, n’important jamais par leurs qualités maté-
rielles, mais seulement par leurs qualités formelles qui
font l’enjeu du jugement de goût ? Qu’est-ce qui fait
qu’un tableau n’est plus seulement l’objet privé d’un
peintre ? Et que veut dire ici « privé » ?

On montrera ceci : si on ne recouvre plus le paradoxe


de l’expérience du beau, intime et publique en effet, par
l’application des catégories de la quantité, il devient pos-
sible de décrire ce qu’on nommera beau dans le proces-

118
sus de sa production et tout uniment de sa reconnais-
sance comme beau par d’autres humains que l’artiste.
En quoi consiste donc le détachement d’un objet de
jouissance qui s’effectue dans la mise au point d’un style
pictural par exemple ? C’est ici que Léonard de Vinci est
notre guide : on sait que cet artiste était habité par une
ambiguïté sexuelle qui s’exprime à la fois dans la diver-
sité que certains jugent dispersée de ses activités, et par
le caractère presque toujours inachevé de ses œuvres pic-
turales. Mais le problème est de comprendre comment la
fuite devant l’achèvement d’une toile s’est transformée
chez Vinci en l’invention d’un style pictural, l’infinito, et
comment cette transformation même révèle quelque
chose d’inédit, de privé au sens d’intime, au public des
œuvres autant qu’à l’artiste.
Dans son étude sur Léonard – Un souvenir d’enfance
de Léonard de Vinci –, Freud insiste sur ces points, sou-
vent avec pertinence même s’il se trompe sur d’autres,
comme on l’a montré depuis1. En particulier, il met
l’accent sur le fait que l’ambiguïté sexuelle de Léonard a
commandé la dominance de la connaissance sur l’art
dans son activité, le caractère inépuisable des investiga-
tions naturelles ménageant, mieux que l’obligation
d’achever une œuvre commandée, la contrainte d’inachè-
vement qui soutenait l’infatigable activité de Léonard.
Mais Freud qui, à travers Vinci, règle des comptes avec
la philosophie à laquelle il préfère l’art, méconnaît que
la mise en œuvre de l’ambiguïté, chez Léonard, traverse
la distinction de l’art et de la science ou plutôt l’ignore.
Vinci n’a pas préféré la science à l’art ; il a cherché par-
tout à faire apparaître le moment où la distinction des
êtres et des choses n’est pas acquise, le moment, que
peut saisir le peintre ou le dessinateur-savant, où la

1. Voir en particulier Meyer Schapiro, « Léonard et Freud : une


étude d’histoire de l’art » et « Deux méprises de Léonard de Vinci
suivies d’une erreur de Freud », in Style, artiste, société, Paris, Galli-
mard, 1982, p. 92 et sq. On se reportera également à D. Merej-
kowski, Le roman de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 7e éd., 1958.

119
séparation des genres d’êtres se fait sans être assurée, où
la perspective plane et raisonnable se stabilise provisoi-
rement à partir d’une anamorphose, où la forme se
décide dans le jeu indécis et provisoire des ombres et des
lumières. Freud, après une enquête psychologique serrée
sur l’enfance de Vinci, finit par poser que le psychana-
lyste n’a finalement rien à dire sur le génie en tant que
tel, même s’il peut dévoiler des choses de la vie qui mar-
quent l’œuvre. Mais n’est-ce pas là, de la part de Freud,
une critique de la manière trop exclusivement psycholo-
gique par laquelle il aborde lui-même la question ? Non
qu’il soit inutile de savoir à quelle double figure mater-
nelle avait affaire Léonard, ni de quelle manière, comp-
table et ritualisée, il réagissait dans ses carnets à la mort
de son père et de sa mère. Mais ces éléments, indispensa-
bles à l’intelligence de ce que fut l’individu Léonard, ne
disent encore rien sur le processus par lequel, tout en
mobilisant ces données subjectives, les techniques du
peintre et du savant en firent autre chose que son affaire
personnelle et privée, comme aurait dit Kant. Autrement
dit, Freud s’arrête au seuil d’une théorie de la sublima-
tion dont Léonard nous offre pourtant, par son com-
mentaire de ses propres productions, tous les matériaux.
La technique du peintre Léonard, le « sfumato », c’est-à-
dire l’invention d’un rapport entre les formes et les cou-
leurs, qui tantôt soulignent la netteté des traits du dessin
et tantôt les rendent flous ; l’art de la lumière et de
l’ombre qui fait de la netteté des formes peintes un
moment fragile et indécis du visible, et aussi la science et
l’art de la perspective qui n’est, elle aussi, qu’un moment
particulier des multiples anamorphoses qu’elle ordonne
un instant, tous ces caractères de l’art de Vinci sont le
développement matériel, c’est-à-dire technique, de l’am-
biguïté de son désir sexué. Seulement, à partir du
moment où une ambiguïté sexuelle se développe en un
style, elle n’est plus seulement celle d’un individu, Léo-
nard en l’occurrence. Cela veut dire deux choses à la
fois : d’une part, le style remplace ou transforme le plai-

120
sir immédiat qui faisait jouir Léonard des objets sexuels
ambigus, et cela parce qu’il crée d’autres objets avec de
la matière colorée et des formes non moins matérielles et
plus ou moins floues selon les parties du tableau qu’on
considère ; d’autre part, puisque ses désirs sexuels se
déplacent en prenant corps dans des matériaux qui font
paraître l’ambiguïté, cette ambiguïté devient reconnais-
sable par tous ceux qui regardent ses toiles. Elle devient
reconnaissable comme quelque chose d’eux-mêmes qu’ils
ne savaient pas. D’où l’aspect de révélation que produit
la beauté, et ce paradoxe d’une intimité étalée que Kant
signalait sans la concevoir. Ne pourrait-on pas considé-
rer la notation kantienne sur la production de la beauté
comme d’un quelque chose qui n’est pas seulement privé
en prêtant attention à ce processus que les catégories du
particulier, de l’universel et du singulier n’aident pas
à concevoir ? Ces catégories, en effet, effacent les
déplacements d’objets pulsionnels que réalisent les tech-
niques et les théories de Léonard.

Le beau est l’insu d’une pratique

Dans cette perspective, on peut comprendre que le but


de Vinci ne soit jamais de définir la beauté. Le terme de
« beauté » signale, dans les Carnets, que l’enjeu de l’acti-
vité du peintre ou du savant est satisfait, qu’il a bien saisi
par sa pratique le rapport du distinct et de l’indistinct qui
est comme sa fenêtre sur le monde. Les termes de
« beauté » ou de « grâce » ponctuent le processus par
lequel des pulsions se trouvent des objets dans une tech-
nique, avec cette conséquence qu’avait bien vue Freud
que la sublimation par l’art développe souvent des
aspects pervers des pulsions, ceux justement qui se pas-
sent d’une satisfaction sexuelle directe et érotisent les tra-
jets pulsionnels eux-mêmes, en faisant de ces trajets de
nouveaux objets. Le gain d’une telle substitution, c’est
qu’il s’agit de créer un monde où aucune détermination

121
sexuelle stable ne vaut, et où seul l’artiste fait miroiter,
par la manière qu’il définit lui-même, les pôles ambigus
d’une différenciation qu’aucune loi ne fixe. Léonard de
Vinci ne définit jamais le beau, mais ce terme, qui émaille
ses écrits, signale comment une technique ou un savoir le
satisfait. Voici un exemple, pictural d’abord : « Un haut
degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière aux
visages de ceux qui sont assis sur le seuil de demeures
obscures et tels que les yeux de l’observateur voient la
partie sombre du visage envahie par l’ombre de cette
demeure et la partie éclairée avivée par l’éclat de l’air. Par
ce contraste accru d’ombre et lumière, le visage acquiert
un vif relief, avec dans la partie éclairée des ombres
presque insensibles, et dans les parties obscures des reflets
presque insensibles. Cette représentation avec l’effet
accru d’ombre et de lumière confère au visage sa
beauté. »1 Le moment de la beauté, ce n’est pas le pur
contraste d’ombre et de lumière, c’est sa capacité à se
modifier jusqu’à devenir discrètement son opposé ;
presque insensible et pourtant présente, l’ombre de la
lumière, presque insensible l’obscurité d’un reflet. Faire
éclore ce moment de l’indécis grâce à la maîtrise de la dis-
tinction et de la technique subtile qui la fait dévier, telle
est la passion de ce peintre qui lui « arrache » le mot de
beauté, lorsqu’il la sent concrétisée. Le problème n’est
plus, alors, de savoir si un tel objet est réel comme l’exige-
rait la faculté de désirer ou si sa réalité est indifférente
comme le voudrait la faculté d’éprouver du plaisir et de
la peine. Cette distinction kantienne a perdu sa valeur dès
lors qu’on analyse la sublimation à l’œuvre, elle était plu-
tôt une entrave à l’intelligence du processus en question.
De même, la précision de ses dessins d’anatomiste
et de naturaliste est, dans ses études, celle de Léda

1. Léonard de Vinci, textes traduits, réunis et annotés par André


Chastel avec la collaboration de Robert Klein, Paris, Hermann,
1964, p. 159-160. Dans cet ouvrage, on notera la grande pertinence
des commentaires d’André Chastel sur les textes présentés.

122
Leonardo dopo Milano,
éd. Giunti-Barbera, Florence, 1982
Léonard de Vinci : Études de la nature
de la Bibliothèque royale du château de Windsor,
éd. Giunti-Barbera, Florence, 1982
Léonard de Vinci : Études de la nature
de la Bibliothèque royale du château de Windsor,
éd. Giunti-Barbera, Florence, 1982

125
par exemple1, au service d’insensibles transitions. amé-
nagées entre le corps d’une femme, les courbes des lia-
nes, dont on ne sait si elles sont terrestres ou aquatiques,
et les volutes du corps d’un serpent qu’épouse la main
de Léda. Vinci peut bien théoriser cette pratique du des-
sin en une philosophie de l’analogie entre microcosme et
macrocosme, mais ces discours rompent avec la tradi-
tion de cette théorie, car ils n’importent que comme
commentaire de cette production des transitions insensi-
bles par lesquelles se produit, pour notre plaisir, de l’am-
biguïté. Le dessinateur et le peintre sont appelés des
savants ; ils sont dits posséder la plus haute science,
mais cette science consiste toujours à faire surgir des for-
mes et à jouer sur leur indistinction. Ces théories, d’ail-
leurs, peuvent être aussi bien des fictions : on connaît les
lettres de Vinci, adressées à un interlocuteur imaginaire,
qui esquissent par des mots les mouvements à dessiner
dans la description d’une bataille ou encore d’un déluge.
La description de la bataille est comme un hymne aux
métamorphoses de la poussière : parfois aérienne lors-
qu’elle s’élève par les mouvements des chevaux et des
combattants ou qu’elle imprègne les cheveux « et tout ce
que les vainqueurs ont de léger, flottant dans le vent » ;
parfois, au contraire, pesante comme une chute : « Si tu
montres la chute d’un combattant, tu dois indiquer dans
la poussière convertie en boue sanglante la trace du pied
qui a glissé. »2 On n’en finirait pas de citer les métamor-
phoses des formes dans le dessin, la peinture, la tech-
nique, en soulignant les échanges des êtres et des choses
dont l’artiste se fait le démiurge. Et nous partageons ce
plaisir, même si nous ne sommes pas habités par la
même ambiguïté que Léonard, justement parce qu’il la
transforme par la matérialité de ses œuvres ; dès lors,
nous pouvons nous y reconnaître et en jouir, libérés en

1. Ibid., p. 163.
2. Ibid., p. 60.

126
même temps de ce qu’a d’intenable pour beaucoup une
passion de l’ambigu directement éprouvée et lancinante.

Qu’est-ce qui permet de dire, devant les œuvres de


Vinci, que cette invention inlassable de l’indistinct et du
distinct est sexuelle ? C’est, sans doute, l’intense plaisir
des sens, et en particulier de la vue, qui y est sans cesse
convoqué. Certes, il ne s’agit pas d’une satisfaction
sexuelle directe, c’est-à-dire prise au commerce d’un
autre corps, mais l’artiste travaille les mêmes matériaux
sensibles que ceux qui provoquent les désirs sexuels.
Simplement, il introduit à une culture exacerbée d’un
sens qui congédie la collaboration coutumière de nos
sens lorsque ces derniers se laissent fasciner par ce qu’on
nomme un objet de désir. Ce qui fait que, dans une pul-
sion sublimée, la satisfaction sexuelle directe peut être
indéfiniment repoussée et remplacée par un autre plaisir,
c’est le processus même de ces substitutions d’objets
dont on peut suivre le tracé, puisque les œuvres en sont
la trace. Au bout du compte, on n’a même plus à savoir
de quelle pulsion sexuelle fort précise part la série des
substitutions, puisque l’objet devient ce qui se dépose
dans le parcours lui-même. Se libérer de l’objet en le
recréant de façon sélective, telle est la passion à l’œuvre
dans le détachement dont parlait Kant.
Mais dès lors qu’on s’attache à saisir ce processus,
l’anthropologie kantienne et la logique du particulier et
de l’universel qui la protégeaient ne tiennent plus : pour
saisir comment une pratique de dessinateur peut pro-
duire dans le visible une ambiguïté fascinante, il ne
convient pas de séparer par principe l’agréable du beau
ni le beau du bien. Il ne convient pas de distinguer
faculté de désirer et faculté d’éprouver du plaisir et de la
peine. Ces distinctions ne reposent que sur l’idée fausse
que le désir voudrait consommer son objet, et sur cette
autre idée fausse que tout le monde sait bien ce qu’est la
réalité d’un objet que la faculté de désirer veut produire.
Chez Kant, l’idée même de détachement, dont il sent

127
pourtant l’utilité pour saisir la satisfaction esthétique est
une notion simpliste car tributaire de l’idée préalable
que tout le monde s’entend sur ce qu’est vouloir « réali-
ser » un état de fait. Nous ne pouvons plus être kan-
tiens, après Freud : puisque l’objet de la faculté de dési-
rer est essentiellement substitutif, il convient d’abord de
penser sur quel fond – non pas d’absence mais de
substitutions nécessaires – sa présence est envisageable
ou exclue.

La satisfaction esthétique n’est pas ohne alles Inter-


resse, elle retient de l’objet des lambeaux de présence
qu’elle recrée autrement, et dans la satisfaction prise à la
« réalité » de l’objet ce sont aussi des traits significatifs
qui font cette réalité pour nous. Il est vain d’imaginer
une coupure de principe entre l’agréable et le beau car
l’objet que Kant disait agréable déroute par principe la
consommation ou la possession.
Cette déroute de la consommation ainsi que le déta-
chement d’une satisfaction réputée directe sont des pro-
cessus par lesquels une pratique invente des substitutions
d’objets et de traits significatifs ; et ces processus ne peu-
vent être décrits que si on renonce à les résumer
d’avance par une logique, qui a le tort de préjuger de
l’importance de la catégorie de la quantité dans la saisie
de ces processus.

Une alternative : saisir une pensée


à l’œuvre ou construire sa logique

Il est remarquable qu’on ne puisse pas à la fois être


attentif aux processus de substitution d’objets dans une
pratique artistique ou dans un rêve et unifier d’avance
tous les usages de la pensée en déclarant que le beau est
un universel sans concept. L’intervention de ce concept
est peut-être intéressante si on apprécie la jouissance que
Kant prenait à la cohérence de sa propre pensée, mais

128
elle empêche de concevoir ce qui en nous se satisfait
dans l’art. Au contraire, lorsqu’on se donne les moyens
de penser le détachement de l’objet comme un processus,
la confrontation entre l’art et la philosophie apparaît
sous un jour nouveau : les substitutions d’objets pulsion-
nels, dont la pratique matérielle de l’artiste est l’œuvre
même, sont moins effacées de la production des œuvres
que dans la philosophie. Dans cette dernière en effet, la
logique tend, sans jamais y parvenir tout à fait, à
rompre les ponts entre les fantasmes et les concepts. On
aura saisi que l’application par Kant de la catégorie de
la quantité à tous les domaines de l’expérience, quelle
que soit sa pertinence par rapport à chacun, garantit
bien l’idée d’une unité de la raison, mais au prix de pré-
jugés conceptuels considérables et d’une impossibilité à
saisir le détachement des concepts par rapport aux pul-
sions comme un processus, c’est-à-dire encore comme
une relation qui a la forme paradoxale d’une récusation.
Ce qui différencie l’art de la philosophie, c’est cette récu-
sation – créatrice dans les grands systèmes – des rap-
ports qui, pourtant, continuent à se tisser sur ce mode
paradoxal de l’exclusion entre fantasmes ou pulsions et
concepts.
CHAPITRE 5

Faut-il chercher l’universel


dans la différence des sexes ?
Les « formules de la sexuation » chez Lacan

L’universel, garant de l’unité de la raison

La notion d’universalité, qui résume depuis Kant la


modernité du rationalisme, est une notion confuse, au
sens cartésien de ce terme. On sait qu’une idée confuse,
chez Descartes, est une idée que l’on confond avec une
autre : l’idée d’universalité ne désigne jamais seulement
la quantité universelle du sujet logique d’une proposi-
tion, mais, dans la systématicité de la raison kantienne,
elle garde, par sa fonction unificatrice, le souvenir de la
logique aristotélicienne, qui ne fondait une logique for-
melle qu’en l’arrimant à une ontologie. Chez Aristote,
en effet, la sérialité de l’universel se liait explicitement à
la considération de la totalité : « J’entends par universel
(katholou) ce qui appartient à tous (kata pantos) et à
chacun par soi (kath’auto) et en tant que tel (ê autô). »1
Dans cette définition des Seconds analytiques, l’universel
ne doit pas être entendu seulement en extension, il n’est
pas seulement ce qui est commun à tous les individus
d’une même classe ni à tous les sujets inclus dans un

1. Aristote, Seconds analytiques. Organon, trad. J. Moreau, in


Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 40. Ou trad. J. Tricot,
Paris, Vrin, 1987, p. 27.

131
genre. Il est ce qui appartient à chacun d’eux essentielle-
ment, à chaque être considéré par lui-même, c’est-à-dire
nécessairement. Cette nécessité fait intervenir l’idée de
totalité de deux manières : c’est par sa détermination
interne qu’une notion est universelle ; et par là elle s’ins-
crit dans la considération de l’univers, du tout ontologi-
quement ordonné dont les enchaînements valides de nos
jugements respectent la hiérarchie. La syllogistique aris-
totélicienne, en travaillant sur la qualité – affirmative ou
négative – et la quantité – universelle, particulière ou
singulière – de nos jugements permet d’enchaîner les
propositions nécessaires qui rapportent la plurivocité des
sens de l’être à l’analogie moyennant laquelle chaque
région de l’être se rapporte aux autres. L’universel n’a
pas à s’affranchir de l’articulation d’une logique à une
ontologie ; au contraire, il fonde leur appartenance dans
une logique de l’attribution, puisque la fonction de liai-
son de la copule – être – qui lie sujet et prédicat est soli-
dement arrimée au sens absolu et analogique de l’être.
Cela est suffisamment connu.
Lorsque avec Kant l’absolu perd toute détermination
ontologique – la totalité comme telle étant inconnais-
sable –, on devrait s’attendre à ce que la détermination
sérielle ou extensive de l’universel s’autonomise et perde
sa référence préalable à la fois à l’ordre hiérarchique de
l’univers et à l’idée de nécessité interne d’un être que le
logos déploierait. On a vu suffisamment qu’il n’en est
rien. De la totalité aristotélicienne, il reste l’incondi-
tionné : la loi morale vaut, pour tout acte et pour tout
homme et elle suppose la considération d’un univers des
volontés rationnelles, non pas réel (ce serait retomber
dans une hiérarchie ontologique) mais possible, que
Kant nomme règne des fins. Certes, la quantité de nos
jugements lorsque nous disons « pour tout homme la loi
vaut » ne décrit plus la place de l’homme, générique-
ment, dans l’univers. Pourtant, l’inconditionnalité de la
loi est bien définie par Kant comme ce qui vient à la
place de la nécessité aristotélicienne.

132
À la place, c’est le cas de le dire, puisque Kant défi-
nit l’inconditionné par la place qu’il lui assigne à l’arti-
culation de la raison théorique et de la raison pratique1 :
le monde comme tout est inconnaissable. En particulier,
on ne peut dire de lui de façon certaine ni qu’il est causé
par quelque cause ni qu’il est non causé, c’est-à-dire
libre. Cette clôture de tout ce qui est que nous appelons
monde, univers ou cosmos ne relève plus du connaître,
et on devrait alors s’attendre à ce que le petit mot
« tout » n’ait plus jamais rien à faire avec un tout, une
totalité. Pourtant, en vertu du fait que l’idée d’une cause
libre, sans pouvoir être établie dans sa réalité, n’est
cependant « pas impossible au sens de la contradic-
tion »2, l’idée du tout, inconnaissable mais pensable, per-
met d’inscrire la liberté de la volonté à la place de ce
qu’était la totalité chez Aristote. De la totalité il reste
une place, et cette notion de totalité désormais change
de nom : elle va s’appeler inconditionnalité : l’incondi-
tionnel, c’est ce qui n’est soumis à aucune restriction,
qui vaut absolument, dans tous les cas. Comme l’idée du
monde, du tout des phénomènes, est une idée non-
impossible-au-sens-de-la-contradiction, elle peut servir à
penser la liberté de la volonté : l’idée d’une cause libre,
d’une cause non causée par autre chose que soi qui, en
cosmologie rationnelle, donne la détermination du
monde sans permettre de connaître ce dernier, donne
aussi la détermination de notre rapport à la loi. Le
devoir est une détermination de notre volonté qui n’est
causée par rien d’autre que soi dans la raison pratique,

1. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. J.-L. Delamarre et


F. Marty, in Œuvres I, Paris, Gallimard, 1980, p. 1167 et sq.
2. Sur cette notion, voir Monique David-Ménard, La Folie dans
la raison pure. Kant lecteur de Swedenborg, Paris, Vrin, 1989, chap. I
et V. Depuis la parution de cet ouvrage, une philosophe américaine a
également mis en relation la notion kantienne d’antinomie de la rai-
son pure et les paradoxes du rapport des sexes : cf. Joan Copjec,
« Sex and the euthanasia of reason », in Read my Desire. Lacan
against the Historicists, Cambridge/London.

133
et c’est donc son absoluité qui fonde le fait, sériel ou
extensif, qu’elle vaille dans tous les cas. Avec Kant, il
n’y a plus d’univers, mais l’articulation de la fonction,
logique de l’universel à un absolu subsiste. C’est pour-
quoi nous avons vu revenir si souvent dans la philo-
sophie de l’action ou de l’art le tout, appelé désormais
l’inconditionné, avec la sérialité. C’est aussi pour faire
apparaître la collusion de l’inconditionné avec l’absolu
que Sade, plus radicalement que Kant, le réduit à une
fonction logique, qui pourrait abriter n’importe quoi,
l’arbitraire de la jouissance tout aussi bien que la trans-
cendance de la loi.
Ces retours ne sont pas chaque fois justifiés par
Kant ; un seul retour de l’absolu fait l’objet d’un essai
privilégié de justification : celui par lequel l’idée de
liberté est installée à la place du cosmos aristotélicien
dans le système. « Tous » reste arrimé à l’idée de totalité
et à l’idée d’unité interne d’un monde parce que Kant
nous dit que l’action humaine est analysable comme les
phénomènes de la nature externe – c’est-à-dire comme
un enchaînement de causes et d’effets – et cela de telle
manière que, pourtant, la question se pose de savoir si
notre conduite n’est pas aussi, sans contradiction, sus-
ceptible d’être pensée comme déterminée par rien de
préalable, comme libre, comme inconditionnée. C’est
cette articulation du cosmologique au pratique que Kant
lui-même résume en disant que l’idée de liberté est la clef
de voûte de l’édifice critique. Mais si d’aventure il était
artificiel ou facultatif de comparer l’action humaine à un
phénomène externe, si l’analogie de la nature externe et
de notre nature n’était pas la bonne manière d’aborder
l’analyse de l’agir humain – en particulier si cette ana-
logie reposait sur une conception trop simple de la réa-
lité des phénomènes dits internes –, il n’y aurait plus de
nécessité à caractériser comme non impossible la liberté
de la volonté, ni l’absolu réduit à un impératif incondi-
tionné. Et, par voie de conséquence, la sérialité de l’uni-
versel serait indépendante de l’idée de totalité. Dire que

134
la liberté est la clef de voûte de l’édifice critique c’est
donc aussi indiquer le point de fragilité de ce dernier :
pourquoi faut-il calquer l’analyse de l’agir sur les caté-
gories définies pour un tout autre usage : la connais-
sance des phénomènes externes ? Pourquoi faudrait-il
que la raison soit une dans tous les domaines où elle
s’exerce ? On voit bien que la doctrine de l’universel,
loin de répondre à cette question, empêche de la poser,
puisqu’elle présuppose que la question de la quantité des
jugements que nous énonçons concernant un champ de
notre expérience est la question décisive qui décide de la
rationalité de la pensée qui appréhende ce champ. Mais
ce choix n’est jamais justifié. Il est plutôt mis en œuvre
pratiquement par la rhétorique philosophique ; et avec
cette pratique, l’effet d’univers revient dans la logique
transcendantale de l’universel.
Or le parti pris d’unifier tous les aspects de la raison
en insistant sur l’intervention de la quantité de nos juge-
ments dans tous les domaines se fait au détriment
d’autre chose : Kant ne pense pas le processus par lequel
un désir se détache d’un objet. Il mentionne qu’il en est
bien ainsi, mais la logique de l’universel présente le pro-
cessus comme achevé, au moment où il peut se résumer
par un tableau des fonctions de l’universel, et il renonce
à concevoir le détachement comme un processus esthé-
tique, comme une liaison entre ce qu’il nomme faculté
de désirer et faculté d’éprouver du plaisir et de la peine.
La notion d’universalité, loin de fonder tous ses usa-
ges, met en œuvre une stratégie qui condense des regis-
tres de pensée multiples : une anthropologie qui croit
pouvoir séparer la faculté de désirer et la faculté
d’éprouver du plaisir et de la peine, une théorie de
l’ « humain devant la loi », une analogie entre les phéno-
mènes externes et notre conduite supposée analysable
par les mêmes catégories, une doctrine du jugement.
En termes non plus modernes mais contemporains,
c’est.à.dire freudiens, l’universel kantien noue une
conception de l’indifférenciation des objets du désir avec

135
une conception du sujet de la loi. Cette stratégie se
résume par le pseudo-principe selon lequel « Nul ne peut
savoir a priori quelle représentation sera accompagnée
de plaisir et laquelle de peine », c’est-à-dire selon
laquelle l’ordre des désirs sensibles ne donne pas prise à
l’a priori. Pour que l’universel unifie les champs de l’ex-
périence humaine, le prix à payer est lourd, rationnelle-
ment. Lourd en points aveugles et en arrêts de la pensée.

Comment Lacan en vient à l’universel


Il n’en est que plus étonnant de constater que pour-
tant, dans la pensée contemporaine, l’universel, par le
biais de la quantification des jugements qui résument
nos expériences, continue à être convoqué lorsqu’il s’agit
de gagner à la pensée de nouvelles régions : Jacques
Lacan, voulant montrer l’impact des paradoxes constitu-
tifs de la sexuation, eut recours, comme on sait, au
quantificateur universel pour inventer une écriture for-
melle qui rendît compte de ce qu’il nomma le « non-
rapport sexuel ».
Considérons d’abord ses formulations à leur point
d’arrivée, dans Le Séminaire, livre XX, Encore1 :

∃x Fx ∃x Fx
Kx Fx Kx Fx

S S(A)
a La
F

1. J. Lacan, Le Séminaire, livre X : Encore, Paris, Le Seuil, 1975,


p. 73. La présente lecture des « formules de la sexuation » fait suite à
une discussion avec Patrick Guyomard, dans un séminaire du Col-
lège international de philosophie en janvier 1994.

136
Si on désigne par PHI le terme phallique dont l’image
corporelle est le pénis soumis à l’épreuve de la tumes-
cence et de la détumescence, qui le rend apte à matériali-
ser le fait que sa possession échappe à une maîtrise qui
se voudrait toute-puissante, il est possible, selon Lacan,
de définir le masculin et le féminin par les manières dis-
tinctes dont les sexes se rapportent au phallus comme
signifiant du manque.
Un homme est un être pour qui vaut la conjonction
des deux propositions suivantes : « Pour tout x PHI(x) »
et « Il existe un x tel que non PHI(x) ». Cela traduit dans
la logique des fonctions propositionnelles le mythe freu-
dien de Totem et tabou qui dit que ce qui fonde pour un
homme sa capacité à être un homme, c’est d’accepter
d’être concerné par la castration, et cela va de pair, dans
l’inconscient, avec la certitude qu’un au moins, le père de
la horde primitive, ne l’était pas, castré, puisqu’il jouissait
de toutes les femmes. Dans le mythe, les frères ligués ont
tué le père tout-puissant, leur solidarité d’hommes étant
fondée sur le refoulement commun de ce meurtre. Lacan
relit le mythe en montrant que la certitude délirante de la
toute-puissance se limite de l’intérieur par le refoulement
qu’elle subit : dans l’inconscient subsiste l’idée qu’un au
moins n’est pas castré, mais cela permet d’accepter que
les hommes effectifs le soient, c’est-à-dire que ce qui les
rend hommes soit marqué par le manque. Du point de
vue logique, une fonction propositionnelle universelle se
lie à une proposition particulière existentielle de qualité
opposée qui nie la précédente. Le passage de la toute-
puissance du principe de plaisir à la limitation du prin-
cipe de réalité se fait par cette transaction.
Lacan transforme donc la notion aristotélicienne de
contradiction, qui consistait à exclure des enchaînements
de propositions valides la succession d’une proposition
universelle affirmative et d’une particulière négative. On
n’a pas à la fois : tous les hommes sont mortels et
Socrate est non mortel. Pour un logicien, le critère de la
contradiction est précieux parce qu’il permet d’exclure

137
une consécution de propositions qui lie par une implica-
tion une proposition universelle affirmative et une parti-
culière négative. Une telle police du langage est moins
aisée à établir lorsqu’il s’agit de l’opposition de deux
qualités contraires : tel homme peut être à la fois jeune
et vieux, cela dépend de la manière dont et du moment
où le prédicat est affecté au sujet. Les critères quantita-
tifs de l’universalité ou de la particularité du sujet
logique ne suffiront pas alors à constituer des enchaîne-
ments propositionnels valides. Pour Aristote, savoir
quoi exclure, c’est savoir quoi admettre comme vrai.
Lacan, lui, admet comme vraies deux propositions
contradictoires, en tant qu’elles décrivent au plus juste le
compromis qui s’instaure dans le sujet et qui le divise
entre un résidu de croyance et la reconnaissance de sa
castration. Il ajoute, d’ailleurs, que la sagesse populaire
voit plus juste que le logicien en la matière, lorsqu’elle
énonce que l’exception confirme la règle. Il avance donc
que la solidarité réglée entre une universelle affirmative
et la particulière négative qui la contredit tient compte
de ce que la pensée doit au processus de la castration.
De ce point de vue, on peut faire de Sade un fort bon
logicien ; puisque, comme on l’a vu, il installe l’excep-
tion de la jouissance d’un seul comme ce qui fait jouer
l’universalité de la règle par sa violation même. Il ne
s’agit donc pas seulement pour Lacan de montrer qu’on
peut mettre en formules logiques la castration en tant
qu’elle détermine l’identité sexuelle ; il s’agit aussi de
montrer que la logique porte la marque des paradoxes
de la sexuation. Entre la logique et la psychanalyse les
rapports que Lacan instaure sont mutuels. D’autre part,
du point de vue clinique, il s’agit de montrer que toute
réalisation de désir pour un homme est du côté de ce qui
viole « exceptionnellement » une loi, seul moyen d’en
assurer la validité générale...
Du côté femme, la même instauration du principe de
réalité se résume par les formules suivantes : « Il n’existe
pas de x tel que non PHI(x) », couplé à « ce n’est pas

138
pour tout x que PHI(x) ». Cette formule se lit : « Il
n’existe aucune femme qui n’ait rapport à la fonction
phallique. » Cette proposition est conjointe avec cette
autre : « Ce n’est pas tout, d’une femme, qui est lié à
cette fonction. » Cela correspond aussi à l’idée que les
femmes ne sont pas marquées à tous égards par la cas-
tration ; quelque chose de ce qui les fait femmes se joue
dans l’excès par rapport à cette détermination qui pour-
tant les concerne aussi. Soit : une femme n’est « pas
toute » dans la fonction phallique. Cet usage de la néga-
tion modifiant le quantificateur universel est un écart de
Lacan par rapport à Frege1 puisque ce dernier a proposé
de ne retenir en logique que les négations portant sur la
fonction propositionnelle elle-même et non pas sur un
terme. Dans le même temps, Lacan ajoute une remarque
qui a suscité bien des débats offusqués ou admiratifs
selon le cas : les formules qui résument la position fémi-
nine ne faisant pas intervenir de quantificateur universel
positivement, cela impliquerait que La femme n’existe
pas, La femme en général est une formule dépourvue de
sens, ce qui signifie à la fois que pour un homme, tel
Don Juan, même si les femmes sont mille e tre, elles ne
forment pas une classe, et que les femmes ne s’inscrivent
pas dans l’universel qui est cependant la modalité même
de la pensée. Jamais les femmes ne sont capables de dire
en quoi consiste, universellement, leur position de
femme ; elles sont exclues de la nature des choses qui est
la nature des mots2, en excès par rapport au Symbolique
qui suppose l’usage des fonctions propositionnelles
pourvues du quantificateur universel. Qu’on loue cet
excès qui installe le féminin sur un bord proche d’une

1. G. Frege, « Recherches logiques ; 2. La négation », in Écrits


logiques et philosophiques, trad. Cl. Imbert, Paris, Le Seuil, 1971,
p. 195 et sq.
2. Encore, p. 68. Il est exact, comme le soutient G. Le Gaufey que
« pas tout » renvoie au fait logique que les femmes ne forment pas un
tout. Mais dès que Lacan commente ce qu’il écrit, le « pas-tout »
change de sens : ce n’est pas tout, d’une femme qui se lie au phallique.

139
position mystique ou qu’on le déplore, puisqu’il
implique que les femmes ne peuvent. pas se penser elles-
mêmes, il n’en reste pas moins qu’entre les femmes et
l’universel, Lacan instaure du non-rapport. Ces affirma-
tions prennent la suite de celles de Freud, à qui il est
arrivé d’écrire que les capacités sublimatoires des fem-
mes sont limitées, car à 30 ans la mobilité des déplace-
ments pulsionnels et des substitutions d’objets se figerait
pour elles dans la séquence supposée immuable et quasi
naturelle : faeces, pénis du père, enfant... Les partisans
des « formules de la sexuation » font remarquer qu’il ne
s’agit nullement de déconsidérer les femmes, que d’ail-
leurs les formules concernant le féminin font intervenir
des propositions existentielles qui ont bien d’autres pro-
priétés logiques que d’enfermer les sujets concernés dans
la clôture de l’universel, que d’ailleurs les femmes s’ins-
crivent partiellement dans la fonction phallique, que, de
plus, un individu biologiquement homme peut s’inscrire
dans une position femme et un individu biologiquement
femme dans la position homme, rien n’y fait. Lacan,
d’une manière qui ne saurait être indifférente au propos
du présent ouvrage, disjoint femme et universalité. La
question est à présent de savoir si et comment la critique
que je présente de la notion d’universel s’inscrit dans ce
débat.

Pour cela, il convient d’abord de comprendre en quel


sens, chez Lacan, la sexuation est affaire de logique. Car,
s’il s’agit seulement de décrire une dissymétrie par rap-
port à la question phallique, il n’était peut-être pas néces-
saire d’avoir recours à la position différente des hommes
et d’une femme au regard de l’universel. Tout en ayant
recours à la logique, Lacan, dans L’Étourdit1, propose
d’abord, en effet, de décrire le paradoxe en quoi consiste
l’existence sexuée par les seules ressources des subtilités
grammaticales et rhétoriques : « L’homme n’est pas sans

1. J. Lacan, L’Étourdit, in Scilicet, Paris, Le Seuil, 1973, p. 5 et sq.

140
l’avoir, la femme est sans l’avoir. » Telle est la formule
brillante et complexe par laquelle il définit ce qu’est la
sexuation. Cette phrase fait jouer la dissymétrie par une
dialectique subtile de l’être et de l’avoir qui tourne autour
d’un terme déjà général, comme voudra l’être le PHI, mais
réduit ici à un pronom personnel allusif et élidé. D’autre
part, « ne pas être sans », cette expression met en ques-
tion la logique de l’attribution par une négation qui
allège le poids ontologique du verbe « être », indiquant
par là que ce qui définit la sexuation échappe à toute
détermination ontologique, et donc sans doute à une
logique de type aristotélicien. Mais on voit bien en quoi
l’expression reste insatisfaisante : car, du côté féminin, la
sexuation apparaît encore comme liée à l’être et ce relent
de naturalisme ne pouvait satisfaire la thèse lacanienne
selon laquelle la sexuation subvertit l’ontologie dont la
pensée occidentale reste tributaire depuis les Grecs. Le
recours à la logique, et plus particulièrement à la logique
de Frege, qui rompait avec l’onto-logique aristotélicienne
permet à Lacan de radicaliser son propos.

Le nombre chez Frege


et le trait unaire chez Freud

L’emprunt de Lacan au logicien Frege se fit en deux


temps : dans les années 1961-1962, le séminaire, encore
inédit, sur L’identification faisait apparaître que, pour
penser le sujet de l’inconscient qui se forme par une série
d’identifications à des traits venus de l’Autre, que Freud
nomma trait unaire, einiger Zug1, il était utile de se réfé-
rer à la philosophie du nombre de Frege : ce dernier en
effet dans les Fondements de l’arithmétique2 examine

1. S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du Moi », trad.


P. Cotet, A. Bourguignon, J. Altounian, O. Bourguignon et A. Rauzier,
chap. VII : « L’identification », Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981.
2. G. Frege, Fondements de l’arithmétique, trad. Cl. Imbert,
Paris, Le Seuil, 1969, p. 158 et sq.

141
« Quelques opinions sur l’unité et sur l’un ». Il met fin,
dans ce texte, à une confusion qui a toujours affecté la
notion de nombre, depuis Euclide et jusqu’à Leibniz
inclus, et qui consiste à ne pas distinguer deux significa-
tions de l’unité : on présuppose à tort que 1, c’est à la
fois le premier des nombres entiers et une unité qui
intervient dans la formation de tout nombre de la série
des nombres entiers. Or, cette confusion en arithmétique
entre le premier des nombres et la loi de composition
d’un nombre quelconque fait du nombre une unité
interne sur le modèle d’un sujet logique pourvu de pro-
priétés qui sont ses attributs : à ce compte-là, écrit
Frege, « une ville devrait s’entendre comme sage
homme ». Le manque de rigueur dans la définition du
nombre vient de ce qu’on inféode les êtres mathémati-
ques eux-mêmes à la logique de la prédication. Or « la
délimitation, l’indivision, l’insécabilité ne peuvent pas
servir à caractériser ce que nous exprimons par le mot
“un”... Il faut distinguer un et unité. Le mot “un”, en
tant qu’il est le nom propre d’un objet des mathémati-
ques, ne peut pas être mis au pluriel. Il est donc
dépourvu de sens de vouloir faire naître les nombres par
la réunion de plusieurs uns. Le signe + dans 1 + 1 = 2 ne
peut pas signifier une telle réunion ». On distinguera
donc les attributs d’un être et les propriétés d’un
concept. « Donner un nombre, c’est énoncer quelque
chose d’un concept », et de ce point de vue, 0 est un
nombre, ce que ne pouvaient pas reconnaître les ancien-
nes définitions. « Quand je dis : “Vénus a 0 lune”, il
n’existe aucune lune ou agrégat dont on pourrait énon-
cer quelque chose, mais on attribue au concept “lune de
Vénus” une propriété : à savoir celle de ne rien subsu-
mer. Si je dis : “Le carrosse de l’empereur est tiré par
quatre chevaux”, c’est au concept “cheval qui tire le
carrosse de l’empereur” que j’attribue le nombre
quatre. »
Ces exemples célèbres sont décisifs, car il s’agit de
rien de moins que de rompre avec l’idée que le langage

142
dirait l’être à la faveur de la fonction de liaison du verbe
« être ». Il ne s’agit pas seulement de faire remarquer
qu’un nombre n’est pas une propriété comme une autre ;
il s’agit, en isolant le nombre et en le redéfinissant, de
repenser, comme on le voit, toutes les prétentions de
notre langage : on fait disparaître, dans la description
logique des inférences valides, les verbes « être » et
« avoir », porteurs d’une illusion ontologique. On distin-
guera désormais deux types de propositions qu’on trai-
tera différemment, selon qu’on les pourvoira de la
valeur de vérité Vrai ou de la valeur de vérité Faux.
C’est pourquoi Frege ne retient comme négation que
celle qui porte sur la proposition entière, qui permet de
distinguer ces deux sortes de propositions, les négations
portant sur des termes conférant au négatif une portée
trompeuse. On n’aura même plus à dire : « Il est vrai
que ou il est faux que... » Un signe écrit suffira à mar-
quer cette différence et à éloigner les illusions liées à l’u-
sage du verbe « être » et de la négation.
Dans un premier temps, donc, Lacan, tout en citant
la pensée de Frege dans sa cohérence d’ensemble, s’inté-
resse de façon prévalente à la réflexion sur le nombre et
sur l’unité. Car, dans l’identification en psychanalyse, il
y a un phénomène de comptage du sujet qui implique
une déperdition de son « être » : le sujet est compté
comme un par un trait décisif qui lui vient de l’Autre.
Ce trait résulte du fait que le sujet a dû perdre ses pre-
miers objets d’amour incestueux, et qu’il devient ce qui
reste de ces objets, ou encore ce qui, de l’Autre consti-
tuant, l’a marqué ; il devient identique à tel ou tel trait
de l’Autre. De même que le nombre n’est plus conçu par
Frege comme une unité interne, de même le sujet n’est
plus conçu par Lacan comme un être, mais comme des
traits qui inscrivent ce qui lui vient d’ailleurs que de lui-
même dans ce qu’il pense être le plus « lui-même ». Le
sujet n’est pas un « même », s’il se constitue par des
identifications ; l’unaire n’est pas l’un. Il interdit le total,
l’unifié. Par contre, il s’annonce dans les répétitions qui

143
scandent la vie d’un sujet comme ce qu’il a de « à nul
autre pareil », d’einzig, comme disait Freud. Le recours
à la théorie frégéenne du nombre permet à Lacan,
en 1961-1962 d’assurer mieux que ne le faisait la seule
théorie du signifiant cette idée que le sujet qui se forme
dans le rapport de l’inconscient et du conscient est une
fonction et non pas un être. De plus, en 1961-1962,
Lacan insiste sur l’écriture : dans l’identification, le sujet
de l’inconscient touche à ce qui fonde la logique, car,
dans le trait unaire, il s’agit d’une inscription, antérieure
logiquement à tout effet de signifiance.

La sexuation comme fonction propositionnelle,


la quantification, l’existence

Dans un second temps, la référence à Frege servira à


penser non plus seulement l’identification, mais « ce qui
supplée à ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire dans le
rapport sexuel ». Le rapport sexuel ne livre aucune
détermination par lui-même, mais l’écriture du rapport
des sexes au phallus supplée à cette impossibilité théo-
rique qui est l’effet, dans la pensée, du malentendu en
quoi consiste la sexualité humaine. La pensée tient
compte de cette expérience d’inadéquation par ce qui
peut s’écrire du rapport des sexes au phallus. Il s’agit
bien de tenir compte, en effet, car cette transformation
de la logique, qui écrit l’existence au lieu de parler l’être,
loin de congédier les critères de quantité dans les juge-
ments, en renforce et en redéfinit l’importance. Lorsque
Frege remplace les sujet et prédicat de l’ancienne logique
par un autre découpage élémentaire des propositions qui
distingue fonction et argument, tout change dans la pro-
position : même si le sujet et le prédicat pouvaient être
des termes généraux, des variables, dans une fonction
propositionnelle, les termes sont généraux en une autre
acception. La fonction, c’est la position d’une relation ;
l’argument, qui contient une variable, complète la fonc-

144
tion et à la fonction s’articule le concept qui se définit
comme la fonction qui a, pour tout argument, une
valeur de vérité. Par exemple, 2x + 1 est une fonction, et
2x + 1 = 0 un concept qui reçoit, pour toute valeur de la
variable, une valeur de vérité. En mathématique, cette
dernière s’appelle une solution de l’équation. Mais, dans
la logique qui s’appuie sur cette mathématique pour
redéfinir la langue naturelle, la solution devient la valeur
de vérité. Même si tout change d’une proposition prédi-
cative à une fonction propositionnelle, dans les deux cas
le logicien assigne un rôle important à la catégorie de la
quantité. Aristote distinguait la quantité du sujet d’un
jugement ; Frege définit le quantificateur des fonctions
propositionnelles dans la nouvelle logique. Une considé-
ration de quantité intervient même trois fois dans cette
logique : d’une part, les arguments mettent en jeu des
variables qui représentent des termes universels ; d’autre
part, la notion d’extension d’un concept introduit le
nombre dans la différenciation du Vrai et du Faux, puis-
qu’il y a deux valeurs de vérité et deux seulement pour
un concept qui se définit à partir d’une fonction. Enfin,
on l’a vu à propos des exemples « 0 lune » et « quatre
nobles chevaux », Frege ne parlera plus de l’existence
qu’en passant par la quantification : « Affirmer l’exis-
tence ce n’est rien d’autre que nier le nombre zéro. »1 La
fonction référentielle du langage se pliera chez Frege à
ce principe de n’admettre un rapport des mots aux cho-
ses que par le biais de la quantification (sauf pour les
noms propres, qui sont des constantes logiques).

Qu’est-ce qui pouvait intéresser Lacan dans cette


démarche ? Cette tentative pour redéfinir de façon dras-
tique l’existence lui parut apte à dissoudre les illusions

1. Ibid., p. 180. Sur la portée de ce texte pour la philosophie et


pour la psychanalyse, voir Cl. Imbert, « Pour une structure de la
croyance » ; in Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 18, « La
croyance », Paris, Gallimard, automne 1978, p. 143 et sq.

145
ontologiques qui s’attachent non plus seulement à l’iden-
tification, mais à la rencontre des sexes en tant qu’elle ne
fait pas rapport, si ce n’est par ce qu’en peuvent écrire,
faute d’un vrai rapport des sexes, les positions sexuées
qui prennent le phallus comme fonction.
Dans le séminaire encore inédit sur La logique du
fantasme, et particulièrement lors des séances des 12 et
19 avril 1967, Lacan situe l’acte sexuel de la manière que
voici : il énonce d’abord qu’il n’y a pas de rapport
sexuel. Cela veut dire que le sujet, dans l’acte, ne ren-
contre pas l’objet de son désir que l’autre lui paraît recé-
ler. Cet objet ne peut jamais être l’instrument d’une
complétude dont l’acte sexuel serait, grâce à l’autre, l’ex-
périence, car il représente plutôt la part du sujet qui lui
est inassimilable à lui-même et que la rencontre sexuelle
confirme dans son caractère d’inassimilable par la part
d’insatisfaction qu’elle comporte toujours et que symbo-
lise la tumescence et la détumescence du pénis pour les
deux sexes. Cet objet confronte le sujet à ce qui, de lui-
même, lui échappe tout en le constituant, l’objet dit
« a ». Que l’objet soit cause du désir implique qu’il soit
interne à la structure du sujet. Aucun autre ne saurait à
proprement parler le donner, même si l’acte sexuel en
entretient l’illusion. C’est ici que la question du « non-
rapport sexuel » rejoint celle de l’identification : Lacan
affirme que l’objet « a » n’est pas seulement lié à l’acte
sexuel, mais à un autre acte, directement en rapport avec
l’inconscient, et qui se radicalise dans le transfert, à
savoir la répétition. Or, l’objet qui cause le désir et
anime les répétitions où le sujet agit ce qu’il ne peut pas
dire renvoie au trait unaire, c’est-à-dire à la marque
traumatique laissée par l’autre dans la structure de son
désir. Cet objet, tout en déterminant a priori les rencon-
tres amoureuses d’un sujet – car un autre n’est réel que
s’il parait contenir cet objet –, est, selon Lacan, recou-
vert par l’illusion d’union et d’être dont est porteur
l’acte sexuel. Au contraire, il peut apparaître comme tel
dans les destins sublimatoires de la pulsion, ceux qui

146
renoncent à la satisfaction sexuelle directe et laissent se
profiler dans les productions du sujet l’épure de l’objet,
constituant et inassimilable. Dans la pensée lacanienne,
l’insatisfaction sexuelle – l’acte ne satisfait jamais tout à
fait le désir – est le phénomène dont la théorie de la
répétition et du non-rapport sexuel rend compte. Cela
implique aussi, métapsychologiquement, qu’on ne puisse
pas dire que le sexe parle : l’inconscient parle du sexe,
mais le sexe lui-même n’est pas l’inconscient. Dans la
rencontre des corps sexués, l’identité sexuelle de chacun
des partenaires ne se trouve que par ce qui rate et qui
renvoie chacun à son désir : « Si la relation sexuelle exis-
tait, c’est cela qu’elle voudrait dire : que le sujet de
chaque sexe peut toucher quelque chose de l’autre au
niveau du signifiant, j’entends que ceci ne comporterait
chez l’autre ni conscience ni même inconscient, simple-
ment accord. » C’est à défaire cette illusion que Lacan
s’emploie : le terme de sexualité signifie que justement le
sexe ne parle pas, même si le matériel signifiant de l’in-
conscient est sexuel. Et, du point de vue du rapport des
sexes, cela implique que le référent des sexes est introu-
vable, il n’y a pas d’essence du masculin et du féminin
que l’acte sexuel accomplirait. On peut discuter certains
aspects de cette théorie lacanienne du non-rapport
sexuel1, mais, pour notre propos présent, il convient de
bien saisir en quel point d’une théorie de la clinique
psychanalytique interviennent la critique de l’ontologie
et, plus précisément, le recours à la quantification dans
l’écriture des formules de la sexuation.

Dans le séminaire inédit de 1971-1972 intitulé... Ou


pire..., mais aussi dans des textes publiés comme
L’Étourdit ou Le Séminaire, livre XX : Encore, il tente

1. Voir Monique David-Ménard, « Ce que la psychanalyse


change à l’acte sexuel. Le lit de l’amour et le lit de l’analyse », Revue
internationale de psychopathologie, no 19, « L’acte sexuel », Paris,
PUF, 1995, p. 383 et sq.

147
d’exposer en quoi une écriture qui prend le masculin et
le féminin dans les rets de la quantification peut tenir
compte de « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » dans
le rapport des sexes.
La première chose qui intéresse Lacan, on l’a vu,
c’est que traiter du rapport des sexes en termes de fonc-
tion et d’argument permet de conjoindre un jugement
universel et un jugement existentiel qui est son contra-
dictoire pour décrire la position homme. La même fonc-
tion, modifiée par une négation portant d’abord à la fois
sur le quantificateur existentiel et sur la fonction, puis
sur le quantificateur universel ( « pas tout » ), permet de
décrire la position femme. On peut saisir par ces formu-
les que les deux sexes n’entrent pas en relation sur le
mode d’une complémentarité, bien qu’ils se déterminent
par rapport à une même fonction, la fonction dite phal-
lique. Mais il est décisif aussi que, dans leur conjonction
qui ne fait pas rapport, le masculin et le féminin soient
ici des fonctions ; il y a de l’homme et il y a de la
femme, ou plutôt il y a de l’une femme (puisque La
femme n’existe pas) sans qu’il s’agisse là d’essence.
Lacan joue ici sur les harmoniques du mot « fonction »,
en particulier dans la description du côté homme : le
jugement existentiel, sans garantie dans l’être, par quoi
un homme se détache de l’universalité des hommes,
décrit l’aspect risqué, exceptionnel de l’acte par lequel
un homme se pose comme homme. C’est grâce à l’excep-
tion que formalise l’existentielle, dit-il, qu’il y a de l’Un
– à dire « Y a d’l’Un » – ou encore de l’ « Unien »,
qu’on distinguera donc de l’unaire du trait identifica-
toire... C’est en se prenant toujours peu ou prou pour le
père de la horde, alors qu’il sait par ailleurs que tous les
hommes sont châtrés qu’un homme est homme. D’autre
part, la polysémie des formules, dans la lecture qu’en
propose Lacan, permet de comprendre que se rejoignent
la problématique de l’objet-cause du désir, qui fait
échapper au moins un homme à l’universalité des
hommes pris comme ensemble, et le mythe du père,

148
c’est-à.dire celui de l’au-moins-un qui n’était pas châtré.
Le jugement existentiel correspond donc à la fonction
particularisante de l’objet qui est le seul élément qui
fasse échapper l’homme à la tautologie de l’universel.
Cette dernière renvoie ici au narcissisme de la fonction
phallique qui réunit les hommes. (On remarquera d’ail-
leurs que chez Lacan l’expression de fonction phallique
a un sens contradictoire selon les contextes, comme si
elle renvoyait aux deux propositions de la position
« homme » en même temps.) L’interprétation des formu-
les du côté homme est donc la suivante : seules les aven-
tures particularisantes de son désir pour des femmes qui
incarnent ce qui, de lui-même, ne peut pas se réfléchir
dans le symbolique, font de l’homme un homme. Donc,
ce que formalise le jugement existentiel négatif serait la
seule échappée hors de l’universel qui définit un homme
comme élément d’un ensemble ; un homme existe par sa
manière de faire exception par rapport à ce qui
l’enferme dans l’universel du masculin, c’est-à-dire, qui
l’enferme dans le narcissisme de l’amour qui ne laisse à
l’autre aucune transcendance.
Pour avancer cela, Lacan s’autorise d’une remarque
de Frege qu’il réinterprète pour son compte. Selon
Frege, les jugements universels sont de purs possibles :
« Certes, à première vue, la proposition : Toutes les
baleines sont des mammifères, semble porter sur des bêtes
et non sur des concepts. Mais qu’on demande de quelles
bêtes on parle, on ne saurait en montrer aucune. »1 Dans
une proposition existentielle, au contraire, on dit qu’on
a sous la main un homme et qu’il est tel ou tel. Sur ce
point, Frege « corrige » Aristote pour qui la proposition
universelle, caractérisant des êtres capables d’intelligibi-
lité interne, avait une dignité plus grande que la particu-
lière. Avec la logique des fonctions, on peut ne plus par-

1. G. Frege, Fondements de l’arithmétique, op. cit., p. 176, et


J. Lacan, L’Étourdit, p. 7.

149
ler d’ontologie mais plutôt de référence1, et les
universelles sont des conditionnelles, elles n’impliquent
rien de référentiel. Le privilège, chez Lacan, de l’existen-
tielle « qui dit que non à la fonction phallique » est lié à
sa tentative pour concevoir la position homme comme
un acte, sans garantie dans l’être mais inaugurant une
existence.
A contrario, lorsque Lacan dit : « La femme n’existe
pas », il n’exprime pas seulement qu’elle ne se définit pas
comme universelle dans ce qu’elle a de féminin, mais
aussi que sa position sexuée n’est pas un acte qu’on écri-
rait comme ce qui fait exception à une règle. Certes, elle
est en excès par rapport à l’universalité d’une détermina-
tion symbolique, mais cet excès ne la fait pas passer à
l’existence ; la négation « pas toute » ne se réfère pas à
un acte, elle renvoie plutôt à une énigme dont Lacan
affirme la nécessité... La Femme, énigme pour soi-même
et pour les hommes.

Il faudra certainement renverser les choses en disant


que c’est parce que les hommes ont besoin de mettre le
féminin à la place de l’énigme qu’ils sont amenés à dire,
en miroir par rapport à eux-mêmes, que les femmes se
trouvent dans une position d’excès par rapport au sym-
bolique, incapables de dire de quoi est faite leur jouis-
sance. Cette dernière ne parait aux hommes si mysté-
rieuse que parce qu’elle n’a pas pour levier la seule
jouissance représentable pour eux, et dont leur sexe est
l’emblème. Il nous faudra bientôt en venir à considérer
les formules de la sexuation comme la formalisation
d’un fantasme masculin, ce qui n’est nullement sans
intérêt, mais ne nous mène pas beaucoup plus loin que
l’idée de Kant selon laquelle les femmes n’ont pas le sens
du devoir, ni n’éprouvent de culpabilité, qu’elles ne sont
morales que quand la moralité leur parait belle. En écri-

1. Sur les lectures possibles de Frege, cf. Ali Benmakhlouf,


Gottlob Frege, logicien philosophe, Paris, PUF, 1997.

150
vant ce qui supplée au non-rapport sexuel Lacan pensa
trouver une formulation de ce non-rapport qui fût
indemne de ce qu’il décrivait, à savoir la sexuation. Sans
doute y échoua-t-il. Mais il n’y a pas d’urgence à criti-
quer Lacan si nous voulons comprendre de quoi sont
faits les prestiges et les vertus de l’universel, et les
raisons de son recours admiratif à Frege.

Jusqu’où un psychanalyste peut-il être logicien ?

Remarquons d’abord que l’interprétation que Lacan


donne de son idéographie de la sexuation ne répond pas
aux stricts réquisits de la détermination d’un modèle en
logique. Il superpose plutôt de façon approximative une
théorie du symbolique et de l’objet aux notations de sa
langue formelle. Mais cela n’est pas en soi une critique
invalidante, car ce formalisme fait penser.

En revanche, dans l’usage du terme d’universalité,


une ambiguïté subsiste sur le caractère ensembliste ou
totalisant de ce « tous les hommes » auquel se réfère le
« pour tout (x) ». D’une part, cette description du non-
rapport entre femme et homme tourne toujours autour
d’un seul terme, le phallus ; d’autre part, elle ne se libère
pas complètement des prestiges pourtant dénoncés de
la totalisation : dans le séminaire... Ou pire..., le
17 mai 1972, Lacan insiste d’abord sur la différence
entre le Un d’attribution et ce qu’il nomme le Un de dif-
férence, montrant comment les fonctions proposition-
nelles évitent l’idéalisme de la philosophie lié à l’attribu-
tion : en effet, une proposition comme « l’homme est
bon » est l’occasion d’une question sur la capacité du
sujet à répondre vraiment à son attribut. La philosophie
platonicienne trouve là son départ : « On trouve d’ail-
leurs toujours suffisamment de raison pour montrer qu’à
cet attribut il est capable de ne pas répondre, d’éprouver
une défaillance à le remplir. » La grammaire grecque

151
incite, par l’attribution, à confronter le sensible à son
modèle idéel et dès lors idéal. La vérité d’un sensible est
dans sa participation imparfaite à l’intelligible qui le
fonde. Au contraire, dans une fonction propositionnelle,
le concept est construit de telle manière que c’est par le
nombre qu’on répond à la question de la vérité :
« Quand il s’agit d’articuler sa conséquence, ce Un de
différence a comme tel à être compté dans ce qui
s’énonce de ce qu’il fonde qui est ensemble et qui a ses
parties. Le Un de différence, non seulement est comp-
table, mais doit être compté dans les parties de l’en-
semble. » Donc, Lacan sent bien que. le concept et la
fonction propositionnelle font intervenir le nombre non
seulement dans la quantification de l’argument, mais
aussi dans le rapport des fonctions à la valeur de vérité.
Et que, dans cette mesure même, les ensembles que défi-
nissent les fonctions n’ont pas à être conçus comme des
totalités qui seraient unifiées par un attribut essentiel. Le
Un qui apparaît avec le quantificateur existentiel – il en
existe un qui dit que PHI(x) n’est pas la vérité – est un
Un de différence justement parce qu’il se compte et que
le fait en quoi consiste le jugement a pour valeur de
vérité le Vrai. Pourquoi donc Lacan ajoute-t-il alors :
« Car, bien entendu, il n’en reste pas moins que la rela-
tion pour tout homme est ce qui définit l’homme, là attri-
butivement comme tout homme ; Qu’est-ce que c’est que
ce tout ou ce tous, qu’est-ce que c’est que tous les hom-
mes en tant qu’ils fondent un côté de cette articulation
de suppléance, c’est où nous reprendrons... » ? Curieuse-
ment, dans ce moment de pensée, seul le Un de la pro-
position existentielle est appelé Un de différence, le
quantificateur universel du second jugement qui caracté-
rise le masculin semble moins strictement soumis aux
principes frégéens et rejoindre un tout plus classique
dans sa facture. Est-ce un hapax ? Non ; dans le célèbre
texte de l’année suivante, L’Étourdit, Lacan, insistant
sur le fait que dans la reproduction humaine la vie
reproduit la question de ce qu’est le sexe, il ajoute :

152
« C’est à partir de là qu’il nous faut obtenir deux univer-
sels, deux tous suffisamment consistants pour séparer
chez les êtres parlants – qui, d’être des, se croient des
êtres –, deux moitiés telles qu’elles ne s’embrouillent pas
trop dans la coïtération quand ils y arrivent. »1
Ce texte, plus accompli dans la formulation que le
séminaire... Ou pire..., est tout à fait remarquable. Car
on y saisit ce qui motive le retour d’une conception de
l’universel pré-frégéenne et pré-ensembliste dans la
réflexion lacanienne sur la sexuation. Par son caractère
impératif, cette phrase lacanienne indique comment se
lient deux aspects de la sexuation qui sont peut-être
moins solidaires qu’il ne l’affirme. Car enfin, analyser
une non-complémentarité des relations sexuées pourrait
faire l’objet d’une théorie du malentendu sans que les
sexes soient théoriquement séparés en deux touts. Tout
ce que Lacan avance sur l’exception à la loi de la castra-
tion pour définir la position homme et tout ce qu’il
avance sur le « pas toute » pour définir la position
femme repose sur l’idée que l’analyse d’un essentiel
ratage dans le rapport sexuel supposerait qu’on cons-
titue au préalable deux moitiés qui sont des touts. Mais
pourquoi faut-il ne penser le non-rapport qu’en présup-
posant que les sexes sont des touts ? En quoi le fait qu’il
y ait deux manières de rater le rapport sexuel, selon la
formulation de Encore2, implique-t-il une considération
de totalisation de chacune de ces manières, qui est dès
lors censée former une moitié qui est un tout ? La ques-
tion, qu’il évoque, de savoir s’il y a de fait, dans toute
société, autant d’hommes que de femmes et la considéra-
tion théorique du nombre des humains à répartir entre
ces deux manières de rater le rapport sexuel sont-elles
vraiment indispensables, comme le dit Lacan, à l’analyse
du non-rapport ? Et est-ce cela tenir compte de l’impor-
tance de la quantification chez Frege, lorsqu’on donne

1. L’Étourdit, p. 12.
2. Encore, p. 53.

153
un modèle psychanalytique de la logique de ce dernier ?
En fait, dans la phrase citée de L’Étourdit, le « il faut »
introduit, non seulement une répartition, mais aussi un
inconditionné qui se développe, comme chez Kant et
sans plus de justification chez Lacan que chez Kant, en
un universel sériel supposé former une totalité. Plus pré-
cisément, l’impératif « il faut » a ici une double significa-
tion : c’est une possibilité théorique, un impératif hypo-
thétique, au sens kantien du terme, en ce que la
quantification des fonctions permet de mieux penser la
sexuation comme répartition entre deux termes. Mais il
y a autre chose, dans ce « il faut » : il y a l’impératif
catégorique de se déterminer comme homme ou comme
femme lorsqu’on est un humain ; cet impératif est caté-
gorique en ce qu’on n’échappe pas à une telle obligation,
qui a un caractère pratique, au sens kantien du terme,
puisqu’elle prend le relais d’une impossibilité théorique
dans la détermination d’une essence des sexes. Secondai-
rement, la répartition peut se traiter comme une néces-
sité dans le cadre d’une logique bivalente ; il n’y a pas de
troisième sexe possible, même si la sexualité infantile
forge toutes sortes de représentations fantasmatiques sur
les sexes et leur rapport à l’existence des enfants.

Lacan avec Kant

Il y a là, en effet, une configuration analogue à celle


de l’impératif catégorique kantien : c’était parce qu’il n’y
a pas d’essence du Bien moral préalable à la détermina-
tion par la loi que celle-ci oblige inconditionnellement ; et
Kant commente cette inconditionnalité en « installant »
l’inconditionné de la liberté à la place de cette totalité
pensable mais inconnaissable qu’est l’idée de monde.
L’effet théorique produit par cette métaphore est la
représentation du monde moral comme un tout formé
par les volontés rationnelles que le philosophe nomme
règne des fins. Lacan effectue une construction ana-

154
logue : c’est parce qu’il n’y a pas de détermination essen-
tielle du sexe chez les humains – les données biologiques
et culturelles laissant toujours un reste qu’élaborent nos
fantasmes – que ces fantasmes, loin d’être laissés à l’indé-
termination de l’imaginaire, sont cadrés par l’obligation
d’avoir à choisir entre deux sexes. En tant que la sexua-
tion oblige à choisir entre deux sexes et qu’elle ne dispose
que d’un signifiant, le phallus, pour pallier ce que cette
différence a d’ininscriptible, elle appelle, pour Lacan, le
recours à la logique bivalente de Frege qui permet par
ailleurs de tenir compte du caractère a-ontologique de ce
choix obligatoire. Mais, à cause de son double sens, cette
obligation reste pensée par Lacan en termes kantiens,
comme si les deux moitiés qu’il évoque venaient à la place
d’une détermination essentielle du sexe qui est introu-
vable en psychanalyse, comme était introuvable dans la
cosmologie kantienne la connaissance du monde. L’ana-
logie qui subsiste chez Lacan entre l’inconditionné de la
loi morale et l’inconditionné de la sexuation a pour effet
d’imposer la représentation des sexes comme de « deux
moitiés qui sont des touts », représentation qui a sans
doute le même statut métaphorique que le règne des fins
chez Kant... Du coup, la réforme espérée de l’appel à
Frege pour penser la sexuation comme fonction s’arrête
en route, car une notion pré-frégéenne de la totalité « tra-
vaille » sous la quantification.
L’idéographie de la sexuation est, en fait, au
confluent de deux gestes philosophiques ou antiphiloso-
phiques, comme il aimait à le dire, de Lacan : l’appel
fait à Frege se conjugue au souvenir de la lecture de
Kant. Le « il nous faut obtenir deux universels, deux
tous suffisamment consistants... » n’explicite que l’une
de ces composantes, celles qu’il fait à Frege : car il y a
une homologie entre la bivalence des valeurs de vérités
et la bivalence des positions sexuées entre lesquelles se
répartissent les humains.
Le fait qu’il n’y ait pas de troisième terme en matière
de sexe, que le choix s’impose entre le masculin et le

155
féminin ressemble à la notion de bivalence des concepts
en logique : un concept, c’est une fonction dont la valeur
est toujours une valeur de vérité, c’est-à-dire soit le Vrai
soit le Faux. Mais, chez Frege, il ne s’ensuit. pas que le
Vrai et le Faux soient des moitiés analysables comme
des touts. Lorsqu’il arrive au logicien de rencontrer cette
question, impliquée en effet par l’un des usages qu’il fait
de la quantification, Frege hésite ; il est en fait moins
affirmatif que Lacan : « On pourrait dire aussi, déclare-
t-il, que juger, c’est distinguer des parties au sein de la
valeur de vérité. [...]. À chaque sens auquel correspond
une valeur de vérité, on pourrait associer une certaine
manière de diviser la valeur de vérité. Mais il faut dire
que j’emploie le terme « partie » d’une manière bien par-
ticulière. J’ai transposé le rapport de la partie au tout,
d’une proposition dans sa dénotation, et j’appelle la
dénotation d’un mot partie de la dénotation d’une pro-
position quand le mot est lui-même partie de la proposi-
tion. Or cette façon de dire est contestable [...]. Il
conviendrait d’inventer une expression mieux adaptée. »1
Frege explicite les problèmes posés par le fait qu’il fait
de la valeur de vérité la dénotation d’une expression et
que cela implique la considération de la proposition
comme d’un tout qui a des parties, détermination qu’il
ne pense pas d’emblée selon les règles qu’il est en train
de définir. Les pièges de la totalité attendent le logicien
qui veut retraduire la langue naturelle en fonctions pro-
positionnelles, et il le dit. Mais Lacan est moins pru-
dent : le thème de la répartition des humains en deux
dénotations de propositions – homme ou femme comme
vrai ou faux – se transforme sous sa plume en un impé-
ratif ; la nécessité théorique de la répartition est censée

1. En avançant un peu dans la pensée du féminin, on pourra se


garder de reconduire des thèses toutes faites sur le rapport supposé
évident du maternel au féminin que Lacan ne questionne pas : « À
cette jouissance qu’elle n’est pas toute, c’est-à-dire qui la fait quelque
peu absente d’elle-même, absente en tant que sujet, elle trouvera le
bouchon de ce a que sera son enfant » (Encore, p. 36).

156
prendre acte de l’impératif inconditionné du choix sans
qu’on s’interroge sur la nature de cette mise en corres-
pondance. Mais, du coup, les sexes sont appelés « deux
moitiés qui sont des tous », sans que cela ait été justifié.

Sur un autre point d’importance, le recours à Frege


trouve, en même temps qu’un véritable intérêt, une
limite que Lacan n’explicite pas : la conception des rap-
ports entre les mots et les choses ne peut pas être la
même pour un logicien et un psychanalyste. Cela est vrai
en général, mais spécialement lorsque le logicien est
quelqu’un qui pense le contenu logique d’une pensée en
déconsidérant par principe toute considération du sujet
qui conçoit. Frege s’intéresse exclusivement aux « pen-
sées sans porteur » ; et sa polémique avec toute forme de
psychologisme, fût-il celui de Husserl, est connue. S’il ne
s’agit que de confronter logique et psychanalyse, il
semble d’abord que cela ne soit pas gênant : le sujet de
la psychanalyse, écrit Lacan, c’est le sujet de la science, à
entendre comme le sujet qui choit de la formation des
sciences modernes, qui est à la fois produit par elles et
laissé pour compte... jusqu’à ce que la psychanalyse le
ramasse, pourrait-on dire. Et il est instructif de consta-
ter que Freud et Frege, qui travaillent au même
moment, s’excluent, bien qu’ils soient parties prenantes
d’un même processus épistémique. Ils ont par exemple
publié chacun un article sur la négation dans les
années 1920. Mais il est un point sur lequel cette épisté-
mologie concordataire, selon l’expression que Georges
Canguilhem appliquait à Bachelard, ne tient pas : pour
un psychanalyste la réalité n’est pas ce sur quoi ouvre
un langage, pourvu qu’il respecte la syntaxe et la séman-
tique d’une langue bien faite. On a vu apparaître cette
question lorsque Lacan reprend la distinction frégéenne
des propositions universelles, qui ne sont que condition-
nelles, et des particulières, qui ont une référence. Si le
principe de réalité se définit comme une modification
interne du principe de plaisir, peut-on se fier en psycha-

157
nalyse à la seule proposition particulière – l’existentielle
négative – pour s’assurer qu’elle a pour référence un
sujet réel, différent d’un pur possible universel ? En psy-
chanalyse, on ne tient jamais pour une évidence le rap-
port d’une proposition à une réalité. On examine com-
ment, dans cette proposition, s’organise un désir, et
comment se limite la toute-puissance de ce désir. Seule
cette limitation, qui se sert des ressources du discours
pour s’effectuer, assure un rapport du fantasme à la réa-
lité. En psychanalyse le rapport à la réalité est gagné par
un processus ; il n’est pas le simple corrélat d’un pouvoir
référentiel du langage qui serait une vertu spontanée.
Pour dire les choses autrement, les ressources par les-
quelles peut se mettre en place le rapport d’un sujet à ce
qui est autre que la toute-puissance de ses désirs sont
multiples. L’organisation logique du discours n’est pas
par elle-même une garantie suffisante de ce qu’un sujet
soit sorti du caractère hallucinatoire du désir qui se réa-
lise dans le rêve mais aussi dans d’autres formes de
pensée. Cette sortie a pour condition que s’inscrive, dans
le travail et les règles de formation des rêves, des symp-
tômes, dans la rhétorique et le style des discours, le
« fait » qu’ont été perdus certains objets qui sont repré-
sentés comme ayant procuré autrefois une satisfaction.
Peut-être la théorie psychanalytique peut-elle rejoindre
ponctuellement la logique en montrant ce que peut la
proposition existentielle pour décrire théoriquement le
masculin. Mais la divergence entre l’analyse des discours
qu’effectuent en général le logicien et le psychanalyste
est ce qui fait valoir l’intérêt de leur rencontre sur
certains points.

Ce qu’une femme ne peut pas ne pas savoir


concernant la fonction phallique

Les formules de la sexuation ont un grand intérêt s’il


s’agit de suggérer des pistes de recherche en cette ques-

158
tion paradoxale de la différence des sexes : le masculin,
dit Lacan, ne sort de la tautologie du phallique qu’en se
posant en exception, ce qui correspond, dans la clinique
de la vie amoureuse, à la seule sortie du narcissisme de
l’amour qu’est la détermination par un objet, cause du
désir, mais rencontré dans un(e) autre. Une femme, par
contre, n’est pas en position d’exception à une règle,
même si, en tant que femme, elle n’est que partiellement
déterminée par l’objet et partiellement seulement prise
dans la problématique phallique. Lacan soutient qu’elle
est en rapport avec ce qui manque dans le Symbolique,
mais de telle manière qu’elle ne peut rien en dire,
puisque justement son affinité avec ce point de faille du
Symbolique comme Autre la met hors discours.
Or il se pourrait bien qu’une femme soit non pas
hors discours, mais difficile à inscrire dans les formules
de la sexuation qui sont comme taillées sur mesure pour
formaliser certains des aspects de la sexualité masculine.
Que l’amour sexué soit l’expérience d’une dissymétrie et
d’une impossibilité à définir les identités sexuelles en ter-
mes d’essence, que cette dimension de l’expérience tra-
verse non seulement l’existence mais aussi la pensée,
même la plus formelle ou la plus conceptuelle, sur ces
points fondamentaux Lacan a osé, après Freud, s’avan-
cer loin. Mais, en matière de description du point d’im-
possible qui polarise la rencontre des sexes, il a sans
doute échoué à faire du féminin autre chose que la limite
interne du masculin. Les formules de la sexuation souf-
frent elles-mêmes de cette tautologie que Lacan décrit
comme caractéristique de la position masculine dans
l’universelle affirmation du phallicisme, avec son supplé-
ment contradictoire. Et cela a pour conséquence que
l’expression « pas toute dans la fonction phallique »
n’ouvre chez lui sur aucune position différente1. Une
position féminine, au lieu de se profiler à l’horizon

1. M. David-Ménard, « L’identification hystérique », in Les


Identifications, Paris, Denoël, 1987.

159
comme un au-delà du phallique sans détermination
autre que négative, ne peut être pensée comme position
sexuelle, c’est-à-dire relative à l’adresse à un autre
qu’elle cherche dans le fantasme, qu’à la condition de
concerner l’autre position sexuée, de se définir par cette
relation, mais sans être le reflet négatif de cette dernière.
Le « pas toute dans la fonction phallique » est plutôt un
autrement qu’un au-delà ; et cet autrement ne laisse pas
intacte cette fonction phallique « elle-même », c’est-à-
dire telle qu’elle se pense dans l’enfermement de l’univer-
sel dont la seule sortie concevable est un point de fuite
indéterminable. Ce qui définit une femme, ou les femmes
comme telles – l’existentielle ou l’universelle, peu
importe ici, l’important est qu’il ne s’agisse pas de l’in-
défini La femme –, ce qui définit une femme, donc, c’est
que, dans la jouissance, elle ne peut pas ne pas savoir
que le pénis n’est pas le phallus. Une femme ne peut pas
partager la certitude de leur unité, qui caractérise aussi
bien les hommes à qui elle a affaire que la position théo-
rique de Lacan dans les formules de la sexuation. Et
cela, non pas parce qu’il y aurait un au-delà du phallus,
qu’il soit dicible ou pas, mais parce que l’expérience
même d’une relation sexuelle qui, en effet, n’est pas rap-
port implique, pour une femme, l’expérience de la dis-
jonction entre pénis et phallus. Elle est dépendante du
pénis comme objet érotique, mais l’expérience même de
sa dépendance dans le registre de l’objet fait qu’elle ne
peut pas prendre le pénis pour l’emblème du symbo-
lique. Le recouvrement du phallus avec le pénis sur
lequel est construite la pensée lacanienne dans les formu-
les de la sexuation tombe par là même. D’ailleurs la
dépendance d’une femme à l’objet-pénis est elle-même
très spécifique : dans la mesure où phallus et pénis coïn-
cident, c’est-à-dire dans la mesure où elle reste amou-
reuse de son père sur un mode incestueux, l’objet n’est
pas pour une femme ce qui choit du symbolique, encore
moins le rebut du symbolique, comme c’est le cas de
l’objet a lacanien. Et lorsqu’elle s’éloigne de l’inceste, le

160
pénis d’un homme à qui elle est liée n’est plus élevé à la
dignité de représentant de l’ordre symbolique. C’est
pourquoi, disais-je, dans la jouissance sexuelle une
femme découvre que le pénis n’est pas le phallus.

Revenons un instant au rêve dont j’étais partie, au


premier chapitre du présent ouvrage, et qui n’est qu’un
exemple parmi beaucoup d’autres qui feraient appa-
raître la même chose1. La manière dont une femme
symbolise les difficultés propres de son désir ne se
résout pas principalement, en effet, par le dispositif
qu’on nomme la castration : la possibilité de faire le
deuil d’un objet d’amour n’emprunte pas le scénario de
ce qu’il faut perdre comme partie de corps pour qu’un
renoncement à un objet soit représentable. Et le rêve,
disais-je, imagine le pire, faisant d’une séparation néces-
saire l’attente d’une mort terrible ; la culpabilité qui se
faisait jour dans le rapport à la fille de la rêveuse était
d’abord sans limite, comme si le rapport malheureux à
un homme mobilisait d’abord une honte d’exister
qu’aucune loi ne pourrait limiter. La seule chose qui
venait limiter cette expérience de déchéance et de perdi-
tion était l’humour d’une substitution qui, dans le
matériel même de la culpabilité – la rêveuse partait
faire des courses en voiture en abandonnant sa fille à la
mort –, substituait un homme pourvu de voiture à
l’homme qui n’en avait pas, et qui la « lâchait ». Ce qui
me retiendra à présent dans ce rêve est double : d’une
part, l’épreuve imposée par la relation actuelle à un
homme renvoie la patiente à une perdition qui concerne
le rapport à une autre femme, ici une enfant, mais ç’au-
rait pu être aussi bien la mère de la patiente comme

1. Ces formulations sont à comparer avec d’autres en particulier


celles de M. Montrelay, L’Ombre et le nom, Paris, Minuit, 1977,
p. 77-81 et « La sexualité féminine », Encyclopaædia Universalis,
1984 ; celles aussi de Monique Schneider dans La Part de l’ombre,
Paris, 1992, passim.

161
dans d’autres rêves. D’autre part, l’objet « voiture », s’il
fait bien référence à l’attribut d’un homme par l’expres-
sion associée « en avoir une belle », ne confond pas
pénis et phallus : les hommes figurent ici par leur attri-
but masculin, qui dit assez ce que la patiente craint de
perdre avec son amant et ce qu’elle espère retrouver,
fût-ce par la magie d’un rêve. Mais le ressort symboli-
sant du rêve ne vient pas de ce registre de l’objet. Il
vient d’une capacité à imaginer le scénario du pire ;
rien ne fait référence dans ce processus à un appui
phallique qui résumerait l’accès au Symbolique. Au
contraire, c’est par référence aux impasses liées au fémi-
nin et tissées avec la référence à l’objet voiture-et-pénis
que le manque devient représentable. La jouissance que
cette femme a à perdre, qu’elle éprouvait donc avec son
amant, et qui la rend en effet dépendante d’un homme
dans la jouissance sexuelle et ensuite dans la séparation,
n’est pas ce que Lacan nomme jouissance phallique,
puisque ce n’est pas ce pénis transformé en phallus
signifiant du manque qui serait, comme le veut la
théorie, l’opérateur du travail du deuil. On a affaire ici
à un investissement direct des substitutions d’objet,
donc du Symbolique, ou plutôt à un investissement
qu’on ne nommera direct que si on le compare au dis-
positif masculin de la castration dans lequel le pénis,
venant à représenter ce qu’il faut perdre symbolique-
ment pour sortir de l’inceste, sert donc en même temps
d’emblème de la symbolisation et de support imaginaire
aux déplacements et substitutions d’objets érotiques1.

1. Que le rapport de l’objet et du Symbolique soient autrement


disposés dans le féminin et le masculin permettrait d’ouvrir une dis-
cussion avec les thèses d’Alain Badiou qui construit sa philosophie
de l’amour comme procédure générique à pâtir de la stricte distinc-
tion lacanienne de l’amour et du désir, cf. Alain Badiou, « L’amour
est-il le lieu d’un savoir sexué ? », in L’Exercice du savoir et la diffé-
rence des sexes, sous la dir. de G. Fraisse, M. David-Ménard, et
M. Tort, Paris, L’Harmattan, 1991. Ce texte a été repris et trans-
formé sous le titre « Qu’est-ce que l’amour ? », in Conditions, Paris,
Le Seuil, 1992.

162
Les formules de la sexuation sont intéressantes en ce
que leur formalisme permet de donner une autre inter-
prétation du « pas toute » que celle qu’imaginait Lacan
– puisque le sens relève de l’imaginaire –, lorsqu’il situait
le féminin à la lisière de ce qu’il concevait pour le mas-
culin. Le « pas toute » s’entend aussi de la manière sui-
vante : une femme, précisément parce qu’elle n’est pas
sans connaître la jouissance phallique, ne peut pas ne
pas savoir que le pénis d’un homme qui la fait jouir
n’est pas le phallus. Certes, il la fait rêver et désirer,
mais il n’est pas pour elle pourvu de tous les pouvoirs
symbolisants que lui prête cet homme dont elle dépend.
La symbolisation de ce qu’il y a à se représenter comme
pouvant être perdu suit des chemins substitutifs diffé-
rents, qui, dans le cours d’une analyse ou dans la vie
amoureuse, n’ont pas ce statut d’énigme que leur prête
Lacan. Lorsqu’il s’agit de pouvoir jouir et de pouvoir
perdre, la symbolisation ne met pas nécessairement une
femme en rapport avec le point de faille de l’Autre qui,
en même temps, la situerait hors discours. La position
mystique pour une femme n’est sans doute que l’une des
stratégies symbolisantes, celle qui répond en miroir à ce
qu’attendent d’elles certains hommes, pas tous... Cela est
de quelque conséquence, puisqu’il s’agit de reconnaître
que le phallus n’est pas l’emblème de tout accès à la
symbolisation du désir.
Si on accepte l’idée qu’une formule écrite peut rece-
voir plusieurs interprétations, on remarquera en même
temps que la nouvelle interprétation du « pas toute »,
par le seul fait qu’elle existe, conteste que l’interpréta-
tion lacanienne du féminin comme énigme soit une
vérité, indépendante d’une position sexuée de son
auteur. Une femme n’est pas énigme pour elle-même,
même si elle ne peut être imaginée que comme telle du
point de vue de l’homme ; et l’idéographie ne met pas
fin à ce fait qu’il y a deux versions du non-rapport
sexuel : en confondant, comme le fait peut-être nécessai-
rement un homme, pénis et phallus, Lacan inscrit une

163
dépendance des femmes par rapport au Symbolique qui
consisterait dans ce fait qu’elles seraient en tant que
femmes indéfinissables dans le symbolique. Mais, si
dépendance il y a, du côté féminin, celle-ci concerne plu-
tôt le rapport au pénis comme objet que le rapport au
phallus. En effet, à décrire les trajets propres des expé-
riences de perte, de perdition et de substitution d’objets
du côté femme, on ne fait pas de la sexualité féminine
une entité indépendante de son rapport au masculin.
Lacan a raison de dire que le féminin n’est pas une
nature, mais il n’est pas pour autant un au-delà du mas-
culin, ni une position sexuée moins marquée par l’objet
« a » et directement en rapport avec ce qui manque à
l’Autre. C’est plutôt que les rapports à l’objet et au
Symbolique, pour une femme, sont plus distincts que
pour un homme, dans la mesure où une part de ce
qu’elle a à se représenter comme perdu ne concerne que
secondairement son rapport au masculin ; dans la
mesure aussi où, dans le registre de l’objet, la dépen-
dance où elle se trouve être par rapport au pénis colore
différemment la fonction de l’objet : pour Lacan, l’objet
de la pulsion est ce qui défait et destitue l’idéalisation
des figures de l’Autre dans l’amour. Comme tel, même si
cet objet est phénoménologiquement approché dans une
rencontre, à l’instar des objets fascinants qui captivaient
Alcibiade en Socrate, l’essentiel est qu’il divise le sujet et
cause son désir. Dans la sexualité féminine également,
l’objet divise le sujet ; ce qui fait jouir une femme appa-
raît comme étant rencontré en un autre mais correspon-
dant à ce qui est le plus inassimilable et pourtant consti-
tuant d’elle-même. Mais le pénis d’un homme vient à
représenter cet objet un peu autrement que, par exemple,
l’objet « sein » pour un homme : l’identité du pénis et du
phallus correspond au maintien des investissements
incestueux pour une femme, et, dans ce registre, le Sym-
bolique reste érotisé, érotisation que la position phal-
lique des partenaires masculins perpétue. Pour une autre
part, s’il y a un accès du féminin au Symbolique, c’est à

164
partir de la dissociation de l’objet-pénis et du phallus et
de la transformation des « expériences du pire » liées au
féminin par l’intermédiaire du maternel.
C’est donc tout le dispositif des rapports entre les
objets et l’accrochage du sujet au symbolique, les moda-
lités de la distinction entre amour et désir aussi, qui
différent dans le féminin de ce qu’il est dans le masculin
ou dans la théorie du masculin.
Si on s’en tient aux diverses interprétations receva-
bles du « pas toute dans la fonction phallique », on sera
donc amené à dissocier cette idée lacanienne de celle
selon laquelle la femme n’existe pas : les femmes existent
à partir de cette expérience que, dans la jouissance, une
femme ne peut pas ne pas savoir que le pénis n’est pas le
phallus. Pour un homme, la confusion du pénis et du
phallus est de principe, et l’expérience de l’objet ne met
pas en cause cette identité postulée. Pour une femme au
contraire, c’est le rapport même à l’objet qui rend
caduque cette équivalence ; elle ne la postule que du
point de vue des investissements incestueux qui la lient à
un père et de son souci de ne pas déranger les postulats
dont se soutiennent les hommes, comme s’ils étaient des
vérités universelles, indemnes de fantasme. Dans le
registre de l’objet l’érotisation de la dépendance se pré-
sente différemment même s’il est vrai, dans les deux
sexes, que l’objet est ce qui cause le désir et qui, ce fai-
sant, met le sujet en face de ce qui le divise. Cela est seu-
lement autrement accentué pour un femme, car le pénis
d’un homme représente pour elle ce dont elle dépend : il
n’est jamais ce qui la fait jouir sans condenser des
aspects décisifs de ce qui la rend désirante. Mais cette
dépendance par rapport au pénis ne recouvre pas la
vertu symbolisante, prêtée au phallus, de faire accéder à
la perte. L’érotique et le symbolique, ici, ne confondent
pas leurs trajets.
Cela n’a pas le même sens pour une femme et
pour un homme d’affirmer qu’il n’y a pas de rapport
sexuel, c’est-à-dire que l’amour n’est pas la parousie de

165
l’Autre1, ni l’expérience d’une complétude et d’une com-
plémentarité des sexes. Un homme commente par là son
rapport à l’objet qui le fait sortir du narcissisme phal-
lique. Une femme commente par cette formule l’expé-
rience de la dissociation entre pénis et phallus. Elle ne
peut pas ne pas savoir que ce qu’elle attend de l’homme
dans la problématique phallique sera déçu, puisque le
pénis n’est pas le phallus, et qu’il lui reviendra de toute
façon, même dans une expérience heureuse, de symboli-
ser seule, ou par d’autres voies, la part de sa vie sexuelle
à laquelle le phallus ne saurait donner forme.

En interprétant autrement que ne le fait Lacan le


« pas toute dans la fonction. phallique » qui figure dans
les formules de la sexuation, il s’est trouvé que je n’ai
plus fait référence à la question de l’universel, ni pour
caractériser deux moitiés qui seraient des touts, ni pour
évoquer la sérialité des objets du désir. En même temps,
j’ai fait référence à des processus de substitution d’objets
par lesquels les humains des deux sexes se représentent
ce qu’est être homme ou femme dans l’expérience
d’avoir à chercher, à abandonner, à perdre et à retrou-
ver ce qui pourrait les faire jouir. Cette corrélation n’est
pas hasardeuse : pour une femme, dans le moment de
pensée qui est le nôtre, la pensée ne se définit pas
d’abord par l’universalité de ce qu’elle énonce ou écrit,
mais par le processus de détachement d’un énoncé par
rapport à la position subjective de son énonciateur
– l’universalité de la pensée ainsi produite n’étant qu’une
conséquence de ce processus. Il y a aussi une relation
entre le fait que, dans la jouissance sexuelle, une femme
ne peut pas ne pas savoir que le pénis n’est pas le phal-
lus et la démarche théorique qui réévalue le concept
d’universalité. En effet, comme on l’a vu, la symbolisa-
tion de ce qui est à perdre ne coïncide pas avec la pro-

1. J. Lacan, Encore, op. cit., p. 39-46.

166
blématique de l’objet, alors que les formules de la sexua-
tion présupposent leur coïncidence par le recouvrement
du phallus et du pénis. Le recours au quantificateur uni-
versel et l’idée qu’il faut obtenir deux touts situés
distinctement par rapport à ce dernier sont solidaires de
cette unification.
Il apparaît donc que le présent travail est partie pre-
nante du problème qu’il pose, et ne saurait justement en
être indemne : aucune formulation théorique qui pense
les paradoxes de la sexuation ne saurait surplomber le
problème qu’elle élabore, pas même par la grâce d’une
idéographie. Et cela parce que le concept d’universel lui-
même ainsi que ses diverses mises en forme n’est pas
indemne de cette articulation. Dans la théorie, tenir
compte de ce fait autorise à situer une pensée qui se
définit comme universelle comme une pensée qui se
détache, par un travail textuel spécifique, de ce qui la
requiert dans l’ordre pulsionnel. Ce qui différencie un
texte philosophique d’un texte littéraire ou du récit d’un
rêve, c’est la manière dont les énoncés philosophiques
s’emploient à méconnaître ce détachement à l’œuvre. Ce
qui caractérise la philosophie, c’est cette récusation, par-
fois réussie, du lien toujours actif entre pulsion et
pensée. Récusation réussie dans l’ordre conceptuel qui se
paie d’une violence1 – peut-être d’un meurtre de soi –
que réalise le passage au concept. Mais le meurtre de soi
n’annule pas pour autant la réussite conceptuelle. Il ne
convient pas de reculer d’horreur devant les systèmes
philosophiques en soulignant à quel point ils reposent

1. Lorsque Monique Schneider montre que le passage à la théorie


universelle de l’Œdipe chez Freud est solidaire d’une récusation de
certains éléments décisifs de son enfance, elle est convaincante. Sans
doute, dans le champ de la psychanalyse où la théorie est plus directe-
ment en rapport avec la position subjective de son auteur, peut-on en
conclure que la théorie de l’Œdipe est fausse. Mais cela ne suffit pas à
conclure que toute théorie universelle est fausse, cf. « L’universel et
ses humeurs », in La Raison et ses raisons, Io, Revue internationale de
psychanalyse, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1993, p. 33 et sq.

167
sur une récusation de soi. Il est exact qu’un tel refus est
à l’œuvre dans l’exposition de leur systématicité même.
Mais cela n’invalide pas l’ordre de vérité conceptuelle
qu’ils produisent, car, en vertu même du caractère émi-
nemment substituable des objets pulsionnels, les objets
d’une pensée peuvent être autres que sexuels au sens
strict. La sexualité s’investit dans ce qui n’est pas elle. Le
paradoxe de la philosophie est que cet investissement
puisse se travailler comme une exclusion du lien actif
entre pulsion et pensée. Mais le processus fantasma-
tique, lorsqu’il est rendu lisible, ne supprime pas
l’hétérogénéité du travail conceptuel qu’il contribue à
produire.
CONCLUSION

La pensée est-elle sexuée ?

Ce qui est sexué, dans la pensée, c’est le point


d’accrochage entre le fantasme et le concept, c’est le pro-
cessus par lequel toute pensée s’élabore à partir d’une
position subjective et s’en détache, le détachement étant
à penser comme une modalité de la transition. Ce pro-
cessus ne relève pas simplement de l’histoire ou de la
genèse d’une pensée ; on ne saurait se contenter de dire
que le sujet est présent dans la genèse et absent du résul-
tat de la pensée. Bien plutôt, la mise en évidence des
articulations entre fantasme et concept, qui sont tou-
jours présentes dans un texte et dans une écriture dès
lors que cette écriture se lit et s’interprète1, oblige plutôt
à critiquer l’opposition trop simple entre l’histoire et la
structure. Lorsqu’on est attentif aux voies de transition
entre un fantasme et un concept, on définit une pensée
par le processus de son détachement par rapport aux
pulsions qui animent le penseur, et non pas par son uni-
versalité. Une pensée est sans doute universelle, mais il
n’est pas intéressant de la définir par son universalité,
car, si on le fait, on ne peut plus concevoir comment une

1. Cela est également l’enjeu du rapport entre l’écriture d’une loi


en physique théorique et sa lecture, cf. Françoise Balibar, « Traduire,
dit-elle... La traduction, une affaire de femmes ? », in L’Exercice du
savoir et la différence des sexes, op. cit., p. 63-75.

169
pensée se détache de son auteur. La considération de
l’universel efface ici le processus de sa production même.
Lorsqu’une pensée se définit par l’universalité, elle
accomplit sans le dire un acte, l’effacement de l’articula-
tion entre fantasme et concept qui est pourtant actuelle-
ment à l’œuvre dans ce qu’elle est comme construction.
Dire qu’une pensée se construit, qu’elle soit conceptuelle
comme celle de Kant ou de Lacan, visuelle comme celle
de Vinci, littéraire comme celle de Sade ou onirique
comme celle d’un rêve, c’est porter attention aux points
qui, dans cette pensée, se présentent avec un caractère de
contingence : car rien n’est déductible dans la manière
dont un concept déplace les enjeux pulsionnels – Kant
aurait dit sensibles – sur la base desquels il se construit.
Par exemple, le principe kantien selon lequel « nul ne
peut savoir a priori quelle représentation sera accom-
pagnée de plaisir et laquelle de peine », qui fait corps
avec l’opposition des déterminations pathologiques et
rationnelles de la volonté, déplace les fantasmes mélan-
coliques qui commandent l’anthropologie kantienne
– rien n’est constant dans le sensible...1 – et transforme
les objets qui peuvent intéresser notre sensibilité en une
série qui les rend tous équivalents au regard de la loi qui
dévalorise leurs différences. La construction conceptuelle
de la Critique de la raison pratique est solidaire de ce
geste qui efface sa propre contingence par l’affirmation
victorieuse de l’universalité du Fait de la raison. À l’in-
verse, lorsqu’on cesse de négliger les transitions entre
fantasmes et concepts dont le texte est la mise en œuvre,
l’universalité autoproclamée de l’édifice théorique appelé
« raison pratique » apparaît comme une construction

1. La psychanalyse, au fond, a pour objet de montrer qu’il y a


une constance dans la vie sensible. Que ce qui caractérise un sujet
humain, c’est la loi selon laquelle les objets de son désir sont déter-
minés. Que ce soit à l’insu du sujet n’infirme pas, mais confirme cette
détermination a priori. Kant et toute la tradition des philosophies du
désir avaient donc confondu détermination et maîtrise par le sujet de
ce qui le détermine.

170
dont la pertinence est solidaire de quelques points aveu-
gles dans l’ordre conceptuel. On a montré qu’il en était
de même, en esthétique, pour la transition entre la satis-
faction désintéressée et l’universel sans concept. Même et
surtout dans une pensée qui se présente comme univer-
selle, il y a des affirmations non justifiées par le registre
conceptuel qui s’expose ; et cette non-justification, cette
incapacité d’une pensée rationnelle à justifier tout d’elle-
même représente l’ouverture de sa fécondité1, car les fan-
tasmes qui la soutiennent tout en se transformant grâce
aux déplacements d’objets que permettent la grammaire,
le style, la logique et l’inventivité du dispositif concep-
tuel, lui confèrent ce qu’elle a de construit2. Les points
d’articulation entre fantasmes et concepts, ou entre pul-
sions et concepts, impliquent une certaine contingence
dans la pensée qui lui confère justement son aspect d’in-
termédiaire entre une architectonique et un bricolage.
Comme le disait Kant, ou comme l’a dit plus près de
nous Deleuze, penser rationnellement, c’est échafauder
des problèmes. Ces problèmes, lorsqu’ils sont concep-
tuellement travaillés ont une intelligibilité partageable,
parce qu’ils transforment des questions subjectives, que
le penseur ne choisit pas d’avoir à penser, en dispositif
conceptuel où peuvent à la fois converger et se mécon-
naître d’autres arrangements fantasmatiques. Cette
transformation et cette méconnaissance sont l’enjeu du
travail de lecture des textes philosophiques. La théorie
lacanienne des formules de la sexuation répond aux

1. Cette affirmation est à confronter avec les travaux de Didier


Vaudène sur l’insu dans la structure des théories scientifiques,
cf. « Écriture et formalisation (un effet de finitude ordinaire) »,
Césure, no 10.
2. On comparera la présente acception du mot « construction »
avec ce qu’Étienne Balibar nomme l’universel fictionnel, et qui est
l’une des trois dimensions de l’universalité qu’il distingue, cf. Ambi-
guous Universality, in Differences : A Journal of Feminist Cultural
Studies, no 7/1 (1995). La version française a paru sous le titre « Les
universels », dans Étienne Balibar, La Crainte des masses, Paris, Éd.
Galilée, 1997, p. 421-454.

171
mêmes règles de formation : sélection d’une anthropo-
logie de départ privilégiant certains aspects de la substi-
tution d’objet dans la sexualité masculine, re-travail de
la question de l’inconditionné par la confrontation de
Kant avec Sade et avec le mythe fondateur de Freud
dans Totem et tabou, appel fait à Frege pour penser
l’identification et formaliser les positions sexuées à partir
de ce dispositif. Affirmation, enfin, de l’universalité
du dispositif conceptuel qui efface les modalités de sa
construction1.

La question se pose de savoir si la conception de


pensée qui efface l’articulation entre fantasme et théorie
en déclarant l’universalité de la pensée est par elle-
même masculine, et si la conception de la pensée qui
porte attention aux transitions entre fantasme et théorie
est par elle-même féminine. Une telle thèse reviendrait à
naturaliser ou à essentialiser une nouvelle fois la sexua-
tion et à mal comprendre comment la sexuation des
humains qui pensent intervient dans l’ouverture d’un
champ de pensée. Ce qui d’une identité sexuelle s’inves-
tit dans la pensée ne consiste en aucune thèse ou déter-
mination fixée une fois pour toutes. La sexuation du
penseur détermine le choix des points de contingence
dans un système, et le mode de leur recouvrement par-
tiel par la systématicité de la construction. Cette contin-
gence fait à la fois le caractère injustifiable d’un sys-
tème de pensée et sa fécondité ; et cette articulation est
possible justement parce que le masculin et le féminin,
qui ne sont pas des déterminations d’essence, se cher-
chent et se fixent, toujours provisoirement, dans les
postulats d’un système ou, plus exactement, dans
les propositions que le système lui-même ne peut

1. Telle est aussi l’orientation de la lecture des formules de la


sexuation par Michel Tort dans « Le Différent », in Symboliser. Psy-
chanalystes, no 33, Revue du Collège de psychanalystes, 1989,
p. 9.16.

172
pas reconnaître comme contingentes lorsqu’il élabore
l’espace de pensée qu’il ouvre.
Pourtant, ce n’est pas un hasard si ce sont des fem-
mes, ou des hommes pervers mais créateurs, qui font
apparaître les points injustifiés dans une construction
rationnelle constituée. Ce n’est pas un hasard si la pré-
sente étude lit Kant un peu autrement qu’on ne l’a lu
jusqu’ici, les lectures canoniques ayant été le fait d’hom-
mes. C’est que, pour une femme qui lit Kant – mais cela
vaudrait pour bien des philosophes – même si intellec-
tuellement la cohérence de sa pensée apparaît, cette
cohérence ne fait pas nécessité. Si le moment de l’univer-
salité, dans une pensée, signale le point de rature le plus
aigu de l’articulation entre fantasme et concept, on com-
prend bien que ce soient des femmes qui, plutôt que de
prendre pour argent comptant l’universalité proclamée
de la raison, fassent apparaître au prix de quelles négli-
gences concernant ses propres opérations, la pensée peut
s’exposer comme universelle. Ce n’est donc pas un
hasard si ce sont plutôt des femmes, ou des hommes
dont l’identité sexuelle se coule difficilement dans les
constructions officielles décrivant la position « homme »,
qui insistent sur les points de transition entre fantasmes
et concepts dans une pensée rationnelle.
On ne peut pas en même temps définir une pensée
par l’universalité de ses concepts et être attentif aux pro-
cessus de détachement de ses concepts par rapport aux
enjeux pulsionnels qu’elle transforme. Ces deux entrepri-
ses sont exclusives l’une de l’autre, et des fantasmes s’in-
vestissent dans le choix nécessaire et inconscient d’une
de ces méthodes de pensée. Ce qui rend nécessaire, pour
certains sujets, de faire apparaître la dimension de la
pensée qu’on appellera le détachement à l’œuvre signifie,
non que l’universalité d’une pensée serait fausse, mais
qu’elle n’est qu’une conséquence. Car lesdits sujets ont
besoin de rouvrir une question que les philosophies de
l’universel ferment et de décrire les procédures effectives
de la pensée qui différent de l’image que la pensée se

173
donne d’elle-même. Mais, une fois décrite, cette articula-
tion entre fantasme et concept n’est, pas plus que le
concept d’universel, masculine ou féminine. Parce que la
réalité du sexuel est a-ontologique, elle produit des effets
dans des registres de pensée et d’expérience où elle ne
figure plus comme telle1. C’est donc toujours provisoire-
ment qu’une thèse philosophique ou l’énoncé d’un pro-
blème apparaît comme spécifique d’une problématique
masculine ou féminine, mais ce provisoire est inélimi-
nable. La sexuation s’inscrit dans la pensée conceptuelle
comme la nécessité d’une contingence.

1. Sur les paradoxes de la différence des sexes dans l’ordre des


concepts, cf. Geneviève Fraisse, La différence des sexes, Paris, PUF,
1996, en particulier les chapitres 4, 5, et 8.
COLLECTION « QUADRIGE »

ABÉCASSIS É. Petite métaphysique du meurtre


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ALAIN Propos sur l’éducation suivis de Pédagogie
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VIII : La Sublimation
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IIIV : Le Baquet. Transcendance du transfert
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Octobre 2009 — No 55 366

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