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Darci L. Gardner
Access provided by Emory University Libraries (24 Oct 2013 14:23 GMT)
POURQUOI PRIVILÉGIER LA POÉSIE?:
LA RÉPONSE DES “RÉCITS” DE BONNEFOY
DARCI L. GARDNER
DEPUIS 2004, toute une école de critiques semble graviter autour d’un
nouvel anti-herméneutisme.1 Leur souci, Hans Gumbrecht l’explique
dans son livre fondateur (2004), est qu’une préoccupation de l’interpré-
tation nous éloigne du monde tangible. Incapable de rien contempler
sans en vouloir démêler le sens, on devient indifférent à “la présence”
des choses vues indépendamment de leurs histoires (Gumbrecht 52).
Cette pensée se lie ainsi à un refus de “la dominance sournoise des
parangons narratifs” dans la culture contemporaine (Alduy, ma traduc-
tion). Selon cet argument, la surabondance de modèles narratifs que
nous employons quotidiennement pour donner une logique et un sens à
la vie nous entraîne à chercher des explications profondes là où il n’y a
que des faits, des événements, ou des objets.2 Vu sous cet angle, cette
nouvelle remise en question de l’herméneutique, quoique moins absolue
que celle de Susan Sontag (2001), acquiert un certain poids du fait que
ce problème touche à la vie autant qu’à la littérature.3 En tant que
1
Yvan Élissalde définit l’herméneutisme comme “une pratique excessive de l’inter-
prétation” (13). Il inventa ce terme dans sa Critique de l’interprétation (2000), une étude
antérieure au courant de pensée dont il est ici question.
2
Reprenant cette idée dans son récent article, Joshua Landy écrit: “We are deeply
impatient with the static. If it doesn’t move, we refuse to look at it. […] We are paying
less and less attention to [atemporal phenomena], and it is more and more difficult,
accordingly, to create a space for their perception” (498).
3
Pour cette raison, il ne s’agit pas du discours académique des années 1980, quand
les écrivains et les poètes-théoriciens cherchèrent à déstabiliser les structures convention-
nelles de la narration (Harryman 1), ni même exactement des articles plus récents qui
reprochent aux narratologues de traiter la poésie de prose en négligeant les aspects non-
narratifs (McHale 12; Tammi 19). Les critiques traités ici se distinguent par un discours
littéraire qui met en jeu l’expérience vécue.
11
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LA SUBVERSION DU NARRATIF
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John Jackson l’explique: “Bonnefoy désigne vraisemblablement par la métaphore
du rêve un mode ou un régime de glissement du sens qu’il s’agirait de distinguer du régi-
me conceptuel ou des modes narratifs plus traditionnels. […] Certains récits semblent
plus proches de ce que l’on nomme d’habitude des poèmes en prose […]” (212).
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gré les nombreuses études consacrées aux récits “majeurs” (dont “L’É-
gypte,” “Rome, les flèches,” et les deux versions de “Rue Traversière”
sont les plus connus), il n’existe que très peu de commentaires sur les
petits poèmes qui se trouvent parmi eux.5 Pourtant, ces morceaux sont
essentiels au projet du recueil parce qu’ils jouent un rôle tout à fait dif-
férent des autres. S’insérant entre les récits plus longs, ils interrompent
et minimisent les tendances narratives du livre afin de maintenir la tem-
poralité et l’espace de son lieu poétique.
Tandis que la majorité des “récits en rêve” retiennent suffisamment
de caractère narratif pour transmettre quelques événements explicites,
les plus courts poèmes en prose – par exemple, “Rentrer, le soir,” qui se
situe entre les deux épisodes de la “Rue Traversière” – résistent obstiné-
ment à cette tendance. Le texte fait suite à un véritable récit d’environ
quatre cent mots dans lequel le narrateur décrit un souvenir d’enfance. Il
reprend cette matière dans un mode différent:
Une allée de jardin botanique, avec beaucoup de ciel rouge au-dessus des arbres
humides. Et un père, une mère des aciéries qui y ont mené leur petit enfant.
Puis, du côté du soir, les toits sont une main qui tend à une autre main une pierre.
Et c’est soudain un quartier de boutiques basses et sombres, et la nuit qui nous a sui-
vis pas à pas a un souffle court, qui cesse parfois; et la mère est immense près du garçon
qui grandit. (1977:69)
Dans son essai fondateur sur “La Grammaire du récit,” Tzvetan Todorov
affirme qu’il y a “deux types d’épisodes dans un récit: ceux qui décri-
vent un état […] et ceux qui décrivent le passage d’un état à l’autre”
(121). “Rentrer, le soir” contient surtout le premier de ces deux types de
prédicats et donc ne constitue pas strictement un récit. Certes, il y a un
changement de lieu diégétique (du “soir” à “la nuit” et du “jardin” au
“quartier de boutiques”), mais ces transitions sont implicites et non pas
décrites; rien n’indique comment ni de quel point de vue ces métamor-
phoses se produisent. Au lieu de se déplacer pour transmettre l’idée d’un
passage d’un état à un autre comme Todorov le décrit, les images s’ac-
cumulent dans un processus additif, souligné par la répétition de la
conjonction “et” et l’emploi dominant du présent.
5
Par exemple, Yves Bonnefoy: La poésie, la présence ne contient aucune lecture des
poèmes que l’on traitera ici (Gasarian), et même une étude sur l’hybridité narratif-poé-
tique de Rue Traversière ne les analyse pas (Brophy).
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6
Pour une introduction à ce modèle d’interprétation, voir Teresa Bridgeman 128-9.
7
Notre lecture s’oppose ainsi à celle de Michael Brophy, qui soutient que “détruire le
récit lui permet [...] de rêver une écriture [...] qui se déplace douteusement avec lui, qui
s’avère aussi fragile, aussi fuyante que lui” (693). Au contraire de notre notion de stabilité
que l’arrêt sur image fournit, il écrit: “Ainsi, il est toujours questions de se déprendre de la
forme fixe afin de poursuivre la possibilité d’une écriture mouvante et provisoire” (695).
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LE “RÉCIT” AUTO-ÉVOCATEUR
Il s’agissait, obscurément, d’un vieil homme qui s’était fait une spécialité, à bon droit,
de peindre au lavis des fous rires.
C’est un sage, me disait-on. Depuis longtemps il ne cherche plus qu’à tracer, d’un
seul grand coup de pinceau – oui, des fous rires.
Et, sur la pointe des pieds, dans cette galerie du fond du jardin de bambous, on s’ap-
prochait de la porte de sa cellule. Écoutez, chuchotait-on (et l’on riait, l’on riait!), écoutez
le bruit du pinceau. (1977:75)
Comme “Rentrer, le soir,” “Le Fou rire” ne prend la forme d’une narra-
tion que pour la nier. Bien que le texte ait une structure tripartite qui
rend nettement distincts le début, le milieu, et la fin, ces trois para-
graphes ne déclenchent aucun enchaînement causal des événements. Il
commence avec “Il s’agissait” comme s’il allait préciser tout de suite ce
dont il est question, mais en réalité tout reste assez flou, flou renforcé
par l’adverbe “obscurément” qui suit immédiatement ce début et, dans
les phrases suivantes, par l’imprécision du pronom “on” qui identifie un
nombre indéfini de sujets (celui qui “disait,” celui qui “s’approchait”
avec le narrateur, celui qui “chuchotait,” celui qui “riait” – sont-ils tous
des personnages différents?).
En évitant la spécificité du récit, Bonnefoy s’éloigne non seulement
du narratif mais du quotidien qui, selon Victor Shklovsky, nous éloigne
des sensations de la vie: “The purpose of art is to impart the sensation of
things as they are perceived and not as they are known. The technique of
art is to make objects ‘unfamiliar’, […] to increase the difficulty and
length of perception because the process of perception is an aesthetic
end in itself and must be prolonged” (12). La faute d’un texte narratif
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Bonnefoy traite ce thème du clivage entre “l’ici” et “l’ailleurs” dans L’Arrière-pays
(1972).
9
Renforçant davantage cette hypothèse, Bonnefoy montre dans ses écrits Sur un
sculpteur et des peintres (1989) une tendance flagrante à présenter ses avis sur la poésie à
travers ses critiques sur les arts plastiques.
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Comme Gasarian le fait remarquer, la mise en abîme dans la poésie de Bonnefoy a
souvent pour effet de nous faire oublier que le poème n’est qu’une représentation (126-
7).
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STANFORD UNIVERSITY
ŒUVRES CITÉES
Alduy, Cécile. “Against Narratives III: Or a Certain Kind of Narrative.” Arcade. Digital
Salon. <http://arcade.stanford.edu>. 29 Jan. 2010.
Bonnefoy, Yves. “La Présence et l’image.” Entretiens sur la poésie, 1972-1990. Paris:
Mercure de France, 1990.
––––––. L’Arrière-pays. Paris: Gallimard, 2003 [1972].
––––––. Rue Traversière et autres récits en rêve. Paris: Gallimard, 1992 [1977].
––––––. Sur un sculpteur et des peintres. Paris: Plon, 1989.
Bridgeman, Teresa. “Thinking Ahead: A Cognitive Approach to Prolepsis.” Narrative
13.2 (2005): 125-159.
Brophy, Michael. “Le Récit et la figuration du rêve dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy.” The
French Review 70.5 (1997): 687-97.
Élissalde, Yvan. Critique de l’interprétation. Paris: Librairie philosophique J. Vrin, 2000.
Gasarian, Gérard. Yves Bonnefoy: La poésie, la presence. Seyssel [France]: Champ Val-
lon, 1986.
Gumbrecht, Hans Ulrich. Production of Presence: What Meaning Cannot Convey. Stan-
ford: Stanford University Press, 2004.
Harryman, Carla. “Introduction: Non/Narrative.” Journal of Narrative Theory 41.1
(2011): 1-11.
Jackson, John. “Yves Bonnefoy et ‘la souche obscure des rêves’.” Bonnefoy 1992. 205-
230.
Landy, Joshua. “Still Life in a Narrative Age: Charlie Kaufman’s Adaptation.” Critical
Inquiry 37.3 (2011): 497-514.
McHale, Brian. “Beginning to Think about Narrative in Poetry.” Narrative 17.1 (2009):
11-27.
Meltzer, Françoise. Salome and the Dance of Writing: Portraits of Mimesis in Literature.
Chicago: University of Chicago Press, 1987.
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