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Pourquoi privilégier la poésie?

: La réponse des "Récits" de Bonnefoy

Darci L. Gardner

Romance Notes, Volume 53, Number 1, 2013, pp. 11-20 (Article)

Published by The Department of Romance Languages and Literatures, The University


of North Carolina at Chapel Hill
DOI: 10.1353/rmc.2013.0009

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http://muse.jhu.edu/journals/rmc/summary/v053/53.1.gardner.html

Access provided by Emory University Libraries (24 Oct 2013 14:23 GMT)
POURQUOI PRIVILÉGIER LA POÉSIE?:
LA RÉPONSE DES “RÉCITS” DE BONNEFOY

DARCI L. GARDNER

DEPUIS 2004, toute une école de critiques semble graviter autour d’un
nouvel anti-herméneutisme.1 Leur souci, Hans Gumbrecht l’explique
dans son livre fondateur (2004), est qu’une préoccupation de l’interpré-
tation nous éloigne du monde tangible. Incapable de rien contempler
sans en vouloir démêler le sens, on devient indifférent à “la présence”
des choses vues indépendamment de leurs histoires (Gumbrecht 52).
Cette pensée se lie ainsi à un refus de “la dominance sournoise des
parangons narratifs” dans la culture contemporaine (Alduy, ma traduc-
tion). Selon cet argument, la surabondance de modèles narratifs que
nous employons quotidiennement pour donner une logique et un sens à
la vie nous entraîne à chercher des explications profondes là où il n’y a
que des faits, des événements, ou des objets.2 Vu sous cet angle, cette
nouvelle remise en question de l’herméneutique, quoique moins absolue
que celle de Susan Sontag (2001), acquiert un certain poids du fait que
ce problème touche à la vie autant qu’à la littérature.3 En tant que

1
Yvan Élissalde définit l’herméneutisme comme “une pratique excessive de l’inter-
prétation” (13). Il inventa ce terme dans sa Critique de l’interprétation (2000), une étude
antérieure au courant de pensée dont il est ici question.
2
Reprenant cette idée dans son récent article, Joshua Landy écrit: “We are deeply
impatient with the static. If it doesn’t move, we refuse to look at it. […] We are paying
less and less attention to [atemporal phenomena], and it is more and more difficult,
accordingly, to create a space for their perception” (498).
3
Pour cette raison, il ne s’agit pas du discours académique des années 1980, quand
les écrivains et les poètes-théoriciens cherchèrent à déstabiliser les structures convention-
nelles de la narration (Harryman 1), ni même exactement des articles plus récents qui
reprochent aux narratologues de traiter la poésie de prose en négligeant les aspects non-
narratifs (McHale 12; Tammi 19). Les critiques traités ici se distinguent par un discours
littéraire qui met en jeu l’expérience vécue.

11
12 ROMANCE NOTES

consommateurs de médias qui ne tenons qu’à ce qui se passe, nous


devenons insensibles aux objets, aux émotions, et aux êtres.
La poésie semble offrir un remède à cette situation, car pour certains
(Bonnefoy, 1989:23; Gumbrecht 18; Alduy), elle est particulièrement
adaptée à l’évocation des présences. Le poète contemporain Yves Bon-
nefoy écrit: “La poésie: percevoir des apparitions là où le ‘prosateur’ ne
veut que décrire des apparences” (1989:23). Mais par quels moyens la
poésie suscite-t-elle cette perception privilégiée? Quels avantages a-t-
elle sur le mode narratif? Dans cet essai, on répondra à ces questions en
examinant les “récits en rêve” de Bonnefoy.
L’idée reçue jusqu’ici serait que la sonorité est largement respon-
sable de l’effet particulier de la poésie qui nous rend sensible au monde:
“[E]ven the most overpowering institutional dominance of the herme-
neutic dimension could never fully repress the presence effects of rhyme
and alliteration, of verse and stanza” (Gumbrecht 18). Cependant ces
éléments ne sont pas une explication suffisante, car les poèmes parfois
les plus évocateurs dans l’œuvre de Bonnefoy sont écrits entièrement en
prose, sans rime et sans vers. Comme nous le verrons à travers les ana-
lyses qui suivent, les objets et les émotions représentés deviennent pal-
pables non seulement à cause de la sonorité des mots mais aussi grâce à
l’oscillation soigneusement maîtrisée entre les deux pôles poétique et
narratif de son écriture.

LA SUBVERSION DU NARRATIF

Rue Traversière et autres récits en rêve (1977) comprend trente-trois


titres dans lesquels il s’agit d’un mélange de souvenirs, de rêves, et de
ruminations esthétiques que l’auteur appelle “récits en rêve.”4 Bien que
la grande majorité de ces récits représentent “une pratique simultanée de
la poésie et de la prose” (Brophy 687), une dizaine de ces textes se dis-
tinguent du reste par leur concision et par un espacement des para-
graphes qui leur donne l’apparence de poèmes plutôt que de récits. Mal-

4
John Jackson l’explique: “Bonnefoy désigne vraisemblablement par la métaphore
du rêve un mode ou un régime de glissement du sens qu’il s’agirait de distinguer du régi-
me conceptuel ou des modes narratifs plus traditionnels. […] Certains récits semblent
plus proches de ce que l’on nomme d’habitude des poèmes en prose […]” (212).
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gré les nombreuses études consacrées aux récits “majeurs” (dont “L’É-
gypte,” “Rome, les flèches,” et les deux versions de “Rue Traversière”
sont les plus connus), il n’existe que très peu de commentaires sur les
petits poèmes qui se trouvent parmi eux.5 Pourtant, ces morceaux sont
essentiels au projet du recueil parce qu’ils jouent un rôle tout à fait dif-
férent des autres. S’insérant entre les récits plus longs, ils interrompent
et minimisent les tendances narratives du livre afin de maintenir la tem-
poralité et l’espace de son lieu poétique.
Tandis que la majorité des “récits en rêve” retiennent suffisamment
de caractère narratif pour transmettre quelques événements explicites,
les plus courts poèmes en prose – par exemple, “Rentrer, le soir,” qui se
situe entre les deux épisodes de la “Rue Traversière” – résistent obstiné-
ment à cette tendance. Le texte fait suite à un véritable récit d’environ
quatre cent mots dans lequel le narrateur décrit un souvenir d’enfance. Il
reprend cette matière dans un mode différent:

Une allée de jardin botanique, avec beaucoup de ciel rouge au-dessus des arbres
humides. Et un père, une mère des aciéries qui y ont mené leur petit enfant.
Puis, du côté du soir, les toits sont une main qui tend à une autre main une pierre.
Et c’est soudain un quartier de boutiques basses et sombres, et la nuit qui nous a sui-
vis pas à pas a un souffle court, qui cesse parfois; et la mère est immense près du garçon
qui grandit. (1977:69)

Dans son essai fondateur sur “La Grammaire du récit,” Tzvetan Todorov
affirme qu’il y a “deux types d’épisodes dans un récit: ceux qui décri-
vent un état […] et ceux qui décrivent le passage d’un état à l’autre”
(121). “Rentrer, le soir” contient surtout le premier de ces deux types de
prédicats et donc ne constitue pas strictement un récit. Certes, il y a un
changement de lieu diégétique (du “soir” à “la nuit” et du “jardin” au
“quartier de boutiques”), mais ces transitions sont implicites et non pas
décrites; rien n’indique comment ni de quel point de vue ces métamor-
phoses se produisent. Au lieu de se déplacer pour transmettre l’idée d’un
passage d’un état à un autre comme Todorov le décrit, les images s’ac-
cumulent dans un processus additif, souligné par la répétition de la
conjonction “et” et l’emploi dominant du présent.

5
Par exemple, Yves Bonnefoy: La poésie, la présence ne contient aucune lecture des
poèmes que l’on traitera ici (Gasarian), et même une étude sur l’hybridité narratif-poé-
tique de Rue Traversière ne les analyse pas (Brophy).
14 ROMANCE NOTES

Bien que l’on ne s’étonne pas de l’omission d’éléments narratifs


dans un texte poétique (même sous le titre de “récit en rêve”), “Rentrer,
le soir” se différencie du texte qui le précède moins par une absence de
récit que par sa suppression concertée, car le poème invoque quelques
éléments narratifs afin de les démolir systématiquement. Les mots
“Puis” et “Et c’est soudain” imitent en apparence la progression tempo-
relle d’un récit mais ne facilitent aucune transition ou enchaînement
logique dans ce contexte. Vidés de leur sens habituel, ils contribuent à la
subversion de la narration que Bonnefoy poursuit quand il instaure une
temporalité du présent à la place du passé que favorisent souvent ses
récits (e.g. “La Rue Traversière”).
Ébranlant davantage le titre du “récit,” Bonnefoy occasionne dans
ses petits poèmes une dérobade systématique de la spécificité et de la
certitude qui selon Gerald Prince caractérisent la narration d’un récit
(74-5). Contrairement au récit, qui tient justement aux faits et à l’organi-
sation des parties, la création d’une présence exige “[u]n réalisme du
possible plus que du fait, du tout plus que des parties […],” car les phé-
nomènes réels ne sauraient habiter un lieu trop étroitement défini (Bon-
nefoy, 1989:34). Pour cette raison “Rentrer, le soir” maintient un lieu
flou: le point de vue est dépersonnalisé (“un père,” “une mère”) et chan-
ge de la première (“nous”) à la troisième personne (“garçon qui gran-
dit”). Tous les aspects de ce paysage se mêlent pour susciter une atmo-
sphère au lieu d’une histoire, ou bien une image vue en rêve plutôt
qu’un récit de rêve.

L’ARRêT SUR IMAGE

Comment justifier à la fois la suppression concertée du récit dans


“Rentrer, le soir” et les moyens narratifs de “La Rue Traversière”? La
réponse que l’on propose ici est que “Rentrer, le soir” n’ajoute rien au
souvenir que “La Rue Traversière” nous laisse, mais il nous fait éprou-
ver l’expérience d’une façon différente.
Bien que “Rentrer, le soir” reprenne la matière du texte qui le précè-
de, il adopte un style qui en est nettement distinct. Loin de dissimuler
cette divergence, Bonnefoy la souligne – avant même le début du poème
– en insérant un espace entre les trois paragraphes extrêmement courts
pour les faire ressembler visuellement à des strophes. Cette présentation
POURQUOI PRIVILÉGIER LA POÉSIE? 15

du texte est un avertissement au lecteur: il n’est pas nécessaire d’ap-


prendre les détails par cœur ou de construire une représentation mentale
des événements, des personnages, et des lieux à retenir parce que tout
reste directement visible.6
Pour renforcer le caractère stable (et non-narratif) du texte, le poème
débute par une phrase nominale; les verbes d’état prédominent dans les
propositions indépendantes, alors que les verbes de mouvement
(“mener,” “tendre,” “suivre”) sont comme relégués aux propositions
relatives qui terminent chaque strophe. L’effet est celui d’un arrêt sur
image: l’allée, le ciel, et les toits fournissent juste assez de lignes pour
suggérer l’esquisse d’un paysage, et ce paysage et les sensations qui s’y
rapportent surgissent du passé par la magie du souvenir et de l’écriture,
qui fixe une image avec des lignes (“une allée,” “les toits”), des cou-
leurs, des jeux d’ombres et de lumière.
La forme de cette image, l’évocation presque alchimique du souve-
nir de l’endroit que le récit précédent décrit, ressemble moins à une
dénégation du narratif qu’à un refus de l’engagement du lecteur qu’il a
tendance à susciter. Minimiser la tendance narrative à aller de l’avant
devient un moyen de réorienter l’attention du lecteur qui, en se concen-
trant trop sur les développements de l’intrigue et le contenu du récit,
perd peu à peu sa capacité à apprécier les objets et les images. Les petits
poèmes en prose s’insèrent entre des récits plus longs et descriptifs pour
interrompre le processus narratif qui, en transportant le lecteur ailleurs,
l’empêche d’apercevoir “la vie comme on l’assume jour après jour, sans
chimères, parmi les choses du simple” (Bonnefoy 1990:187). Ils offrent
donc une réponse à la question: “How, in an age obsessed with change,
can we enable people to see what sits quietly in front of them?” (Landy
498). Comme les images reprennent la matière d’une scène déjà lue,
elles éliminent le suspense et affirment leur présence en surgissant par
un processus d’accumulation au lieu de déplacement.7

6
Pour une introduction à ce modèle d’interprétation, voir Teresa Bridgeman 128-9.
7
Notre lecture s’oppose ainsi à celle de Michael Brophy, qui soutient que “détruire le
récit lui permet [...] de rêver une écriture [...] qui se déplace douteusement avec lui, qui
s’avère aussi fragile, aussi fuyante que lui” (693). Au contraire de notre notion de stabilité
que l’arrêt sur image fournit, il écrit: “Ainsi, il est toujours questions de se déprendre de la
forme fixe afin de poursuivre la possibilité d’une écriture mouvante et provisoire” (695).
16 ROMANCE NOTES

LE “RÉCIT” AUTO-ÉVOCATEUR

Sans refuser catégoriquement l’activité narrative, Bonnefoy y four-


nit des répits intermittents qui tentent d’assurer que le lecteur tient plus
à son engagement actuel (la lecture) qu’à la transmission d’une histoire,
d’une situation diégétique, ou des faits. L’alternance de poèmes de
caractères opposés fait osciller l’attention du lecteur entre les scènes
représentées et la sensation de leur présence. Cependant l’expérience
n’est pas toujours visuelle comme dans le cas des arrêts sur image. Dans
“Le Fou rire,” qui suit la “Seconde Rue Traversière,” l’effet de présence
provient surtout du rythme et des répétitions:

Il s’agissait, obscurément, d’un vieil homme qui s’était fait une spécialité, à bon droit,
de peindre au lavis des fous rires.
C’est un sage, me disait-on. Depuis longtemps il ne cherche plus qu’à tracer, d’un
seul grand coup de pinceau – oui, des fous rires.
Et, sur la pointe des pieds, dans cette galerie du fond du jardin de bambous, on s’ap-
prochait de la porte de sa cellule. Écoutez, chuchotait-on (et l’on riait, l’on riait!), écoutez
le bruit du pinceau. (1977:75)

Comme “Rentrer, le soir,” “Le Fou rire” ne prend la forme d’une narra-
tion que pour la nier. Bien que le texte ait une structure tripartite qui
rend nettement distincts le début, le milieu, et la fin, ces trois para-
graphes ne déclenchent aucun enchaînement causal des événements. Il
commence avec “Il s’agissait” comme s’il allait préciser tout de suite ce
dont il est question, mais en réalité tout reste assez flou, flou renforcé
par l’adverbe “obscurément” qui suit immédiatement ce début et, dans
les phrases suivantes, par l’imprécision du pronom “on” qui identifie un
nombre indéfini de sujets (celui qui “disait,” celui qui “s’approchait”
avec le narrateur, celui qui “chuchotait,” celui qui “riait” – sont-ils tous
des personnages différents?).
En évitant la spécificité du récit, Bonnefoy s’éloigne non seulement
du narratif mais du quotidien qui, selon Victor Shklovsky, nous éloigne
des sensations de la vie: “The purpose of art is to impart the sensation of
things as they are perceived and not as they are known. The technique of
art is to make objects ‘unfamiliar’, […] to increase the difficulty and
length of perception because the process of perception is an aesthetic
end in itself and must be prolonged” (12). La faute d’un texte narratif
POURQUOI PRIVILÉGIER LA POÉSIE? 17

serait de contrecarrer la perception des objets en les nommant trop


directement. En mettant ses récits “en rêve,” Bonnefoy évite ce piège et
met l’accent sur la perception de sa matière elle-même et non pas sur
l’histoire de chaque image ou événement qu’il représente.
Au lieu de transporter le lecteur ailleurs comme le ferait un récit peu
poétique, la texture poétique du langage nous garde dans l’ici et le main-
tenant.8 La proposition finale incite le lecteur à reconnaître les sons des
mots que le texte fait entendre à celui qui le lit: la succession des syllabes
staccati (“Écoutez, chuchotait-on”) soulignée par les assonances et les
répétitions suivantes (“écoutez,” “l’on riait”) créent un rythme qui attire
l’attention sur la sonorité et donc la présence matérielle du texte. Elles
fonctionnent comme des cailloux qui tombent dans une eau placide, trou-
blent l’image qui s’y reflète et attirent l’attention sur la surface jadis
ignorée du liquide. Ainsi on ne nie pas l’importance des sonorités, qui
contribuent comme Gumbrecht le dit au potentiel évocateur de la poésie.
Cependant la poésie retient plusieurs autres moyens pour évoquer
des effets de présence. Si “Rentrer, le soir” montre que les images
contribuent à ce processus, “Le Fou rire” témoigne que le contenu n’est
pas négligeable non plus. Au niveau thématique, le rire – n’étant pas une
chose qu’un peintre peut “tracer” littéralement, et évoquant en outre le
domaine sonore de la poésie – suggère que la peinture dont le texte parle
n’est que métaphore d’une autre façon de “tracer” le monde: l’écriture
poétique.9 Françoise Meltzer écrit: “it is the portrait of itself that litera-
ture paints when it conjures up a version of the painted arts” (1). L’ima-
ge du peintre avec son pinceau nous encourage à envisager en parallèle
le poète avec sa plume.
Au lieu de représenter quelque chose avec sa propre signification, le
texte est allégorique de lui-même. Par exemple, le deuxième paragraphe
est une réévocation du premier. D’abord, une construction impersonnel-
le désigne le sujet: “il s’agissait […] d’un vieil homme” devient “c’est
un sage.” Ensuite, l’expression “Depuis longtemps il ne cherche plus
qu’à” reformule “s’était fait une spécialité […] de,” et enfin “tracer […]
des fous rires” fait résonner “peindre […] des fous rires.” Le “oui” qui

8
Bonnefoy traite ce thème du clivage entre “l’ici” et “l’ailleurs” dans L’Arrière-pays
(1972).
9
Renforçant davantage cette hypothèse, Bonnefoy montre dans ses écrits Sur un
sculpteur et des peintres (1989) une tendance flagrante à présenter ses avis sur la poésie à
travers ses critiques sur les arts plastiques.
18 ROMANCE NOTES

s’insère ici reconnaît et souligne cette dernière redondance. De cette


façon, le deuxième paragraphe reproduit non seulement le contenu mais
aussi la structure du précédent. Allant plus loin que la simple réflexivité,
le poème se replie sur lui-même pour se réaffirmer comme objet de la
description.
L’effet ultime – une évocation de présence, dans ce cas, celle du
poème – se produit enfin par une érosion progressive du clivage entre la
situation que le texte décrit et celle dans laquelle le lecteur se trouve.10
Grâce à cet écroulement, la voix qui s’adresse au narrateur (“Écoutez”)
semble être aussi destinée au lecteur. Mis en garde par cet appel, on est
plus réceptif à la découverte que le chiasme (“Écoutez,” “riait,” “riait,”
“écoutez”) déclenche: le texte construit une chambre de réverbération.
On entend aussi les échos des permutations du mot “rire” dans chaque
strophe et encore dans le titre. L’insertion de la parenthèse “(et l’on riait,
l’on riait!)” souligne cette simultanéité. Dans cette manière, le poème ne
reflète pas de “fous rires,” il les évoque à travers la lecture, et ce proces-
sus exige la participation d’un lecteur qui ait la patience d’“écoute[r]” le
poème lui-même au lieu de chercher le but, la leçon, ou l’histoire qui
pourrait s’y cacher. Ainsi, “on” dit d’écouter “le bruit du pinceau” –
c’est-à-dire, le poème en train de s’écrire – et non pas le rire.
En écrivant les textes les plus courts dans Rue Traversière et autres
récits en rêve, Bonnefoy pratique une esthétique qu’il expliquera
quelques années plus tard dans “Douze tons,” un essai sur un tableau qui
parvient à “recréer l’univers” malgré sa taille modeste, “guère plus
qu’une main ouverte” (1989:130). Exprimant son émerveillement
devant “cette adéquation de petits formats et de vastes sites,” le poète
affirme: “il n’est pas besoin de trop dénombrer les choses […]. Telle est
la leçon de cette peinture: qu’on sache les écouter par le fond de silence
dont ils s’élèvent […]” (1989:127, 130). Il met ainsi au premier plan la
perception et l’expérience des objets statiques.
Le point de vue qu’il présente dans cet essai résume le rôle de ses
plus petits poèmes dans Rue Traversière, où ils contrebalancent les ten-
dances narratives des textes plus longs afin de susciter des présences. En
préservant cet équilibre dans son recueil, Bonnefoy inaugura une vision

10
Comme Gasarian le fait remarquer, la mise en abîme dans la poésie de Bonnefoy a
souvent pour effet de nous faire oublier que le poème n’est qu’une représentation (126-
7).
POURQUOI PRIVILÉGIER LA POÉSIE? 19

que l’académie ne partagerait que plus tard: “aesthetic experience as an


oscillation (and sometimes as an interference) between ‘presence
effects’ and ‘meaning effects’” (Gumbrecht 2). Telle est l’importance
des “récits en rêve” dans son œuvre littéraire, car l’hybridité du genre
permet une fusion des modes narratif et poétique qui ne nécessite aucun
compromis.
Enfin, ces textes démontrent pourquoi l’évocation des présences est
souvent plus facilement accomplie dans un mode poétique que narratif.
Comme Bonnefoy le suggère dans ses avis sur les petits tableaux,
l’avantage de la poésie réside dans ce qu’elle n’a pas à faire. En se limi-
tant à l’instant présent ou à la présence matérielle des objets, elle permet
une perception du monde que les histoires nous font souvent ignorer.

STANFORD UNIVERSITY

ŒUVRES CITÉES

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Salon. <http://arcade.stanford.edu>. 29 Jan. 2010.
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Mercure de France, 1990.
––––––. L’Arrière-pays. Paris: Gallimard, 2003 [1972].
––––––. Rue Traversière et autres récits en rêve. Paris: Gallimard, 1992 [1977].
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Bridgeman, Teresa. “Thinking Ahead: A Cognitive Approach to Prolepsis.” Narrative
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Brophy, Michael. “Le Récit et la figuration du rêve dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy.” The
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Élissalde, Yvan. Critique de l’interprétation. Paris: Librairie philosophique J. Vrin, 2000.
Gasarian, Gérard. Yves Bonnefoy: La poésie, la presence. Seyssel [France]: Champ Val-
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Gumbrecht, Hans Ulrich. Production of Presence: What Meaning Cannot Convey. Stan-
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Harryman, Carla. “Introduction: Non/Narrative.” Journal of Narrative Theory 41.1
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Jackson, John. “Yves Bonnefoy et ‘la souche obscure des rêves’.” Bonnefoy 1992. 205-
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Landy, Joshua. “Still Life in a Narrative Age: Charlie Kaufman’s Adaptation.” Critical
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McHale, Brian. “Beginning to Think about Narrative in Poetry.” Narrative 17.1 (2009):
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Meltzer, Françoise. Salome and the Dance of Writing: Portraits of Mimesis in Literature.
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20 ROMANCE NOTES

Prince, Gerald. “Narrativity.” Axia: Davis Symposium on Literary Evaluation. Rédacteurs


Karl Menges et David Rancour-Laferrière. Stutgart: Akademischer Verlag Hans-Die-
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Shklovsky, Victor. “Art as Technique.” Russian Formalist Criticism: Four Essays. Lee T.
Lemon et Marion J. Reis. Lincoln, NE: 1965. 5-22.
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Tammi, Pekka. “Against Narrative (‘A Boring Story’).” Partial Answers: Journal of Lit-
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Todorov, Tzvetan. Poétique de la prose. Paris: Éditions du Seuil, 1971.

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