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Orient baroque / Orient classique


Variations du motif oriental
dans les littératures d'Europe
(xv1e-xv11e siècle)

Études réunies par


Anne DUPRAT et Hédia KHADHAR

Ouvrage publié avec le concours


du Centre de Recherches en Littérature Comparée,
du Conseil Scientifique de Paris-Sorbonne (Paris-IV), et de l'A.N.R.

EDITIONS BOUCHENE
Collection MEDffERRANEA

La collection MED!TERRANEA, dirigée par A . Duprat pour le Groupe de recherches


Orient/Occident (C.R.L.C, Paris-Sorbonne, Paris-IV), accueille les essais, recueils
d'études, traductions et éditions de textes liés à la présence littéraire du monde arabe
en Europe, de la Renaissance aux Lumières, Au sein de cet ensemble, 1a série<< Études
littéraires» est consacrée aux transferts culturds entre Orient et Occident, et la série
« Barbaresques )> aux récits, romans et mémoires de voyage et de captivité dans les
régences et cités du Maghreb. Réalisées par des spécialistes de littérature ou d'histoire
du début de la modernité, ces éditions présentent au public les textes dans leur
intégralité, précédés d'une introduction qui en éclaire les enjeux propres, et
accompagnés de l'apparat critique indispensable à leur lecture,
Le présent ouvrage est le second de la série « Études littéraires 11,

DÉJA PARUS
Série << Barbaresques »
• L'Histoire de la longue captivité et des aventures de Thomas Pel!ow dans le sud de la
Barbarie, présenté par Denise Brahimi, traduction et notes de Magali Morsy, 2008.
• Le Royaume de Tunis au XVII' siècle, VIII' livre de l'Aftique illustrée de Jean-Baptiste
Gramaye, avec le texte latin. 'TI-aduction française, introduction et notes par Azzedine
Guellouz, 2010.

Série « Études littéraires >)


• V,sages antiques de la Barbarie. Enqu!te sur l'émergence d'une notion, par Isabel
Dejardin, 2010.

À PARAITRE
• L'Esclavage du bmve chevalier de Vintimille d'Henry Du Lisdam (1608), édition,
introduction et·notes par Christian Zonza.
• Légendes Barbaresques. Codes, stratégies, détournements (XVI'-XVIII' siècle), études
réunies par Anne Duprat,
• Aventures de captivité à Malte (X'll' s.). Le récit de Ma'cltnc,zâde Mustafa Efendi,
traduit de ]'ottoman, présenté et annoté par Hayrl Go4in Ôzkoray.
• Fragments de vie. Lettres, pétitions, suppliques de captifi européens au Maghreb à
l'époque moderne, textes édités et présentés par Wolfgang Kaiser.

ISBN: 978-2-35676-008-l
© ÉDITIONS BoUCHENE, Paris, 201 o.
Avant-propos

La réflexion sur les rapports Orient/Occident entre les deux Universités de


Tunis (Département de Français) et de Paris IV (UFR de Lettres) ne date pas
d'aujourd'hui. Commencée dans les années 1980 avec le Professeur René
Pomeau (Société française d'étude du xvm' siècle) par un colloque portant sur
« Diderot, l'Orient et !'Encyclopédie» (1984) elle fut suivie d'un deuxième
colloque en 1989, consacré à « La Révolution française et le monde arabo­
musulman. » Dans les années 1990, c'est dans le cadre du Programme du
Comité mixte de coopération universitaire (CMCU) que les équipes dirigées
respectivement par François Moureau (Centre de recherche sur la littérature des
voyages) et Hédia Khadhar (Unité de recherche : Femmes ei Méditerranée) ont
organisé des rencontres à Paris, Malte et Tunis sur les Relations et les Echanges
en Méditerranée (1453-1835).
Quant au colloque« Orient baroque/ Orient classique. Variations esthétiques
du motif oriental dans les littératures d'Europe (xv1•-xvn' siècles) », qui s'est
tenu à Carthage du 2 au 5 mai 2008, il correspond à l'aboutissement d'un travail
que nous avons pu mener en commun, Anne Duprat et moi-même, de 2006 à
2008 au sein du Groupe de recherches Orient/Occident (Paris-IV-CRLC) et à
l'Université de Tunis.
Notre objectif, en y privilégiant l'étude du motif oriental dans les littératures
européennes, était d'œuvrer à un renouvellement du champ critique sur le sujet,
dans la mesure où les motifs orientaux y sont abordés sur le plan esthétique et
non pas seulement politique ou idéologique. C'était pour nous une nouvelle
façon d'abord(lr les rapports Occident/Orient à travers la littérature et les arts en
Méditerranée durant la période de la Course. Les communications rassemblées
ici ont ainsi permis d'étudier le rôle qu'ont pu jouer les motifs d'origine arabo­
musulmane dans les littératures baroque et classique, celle des romances, des
tragédies shakespeariennes, des romans de mer ainsi que celle des fables, des
nouvelles et des tragédies.
Î" Le présent livre, issu de ce colloque, reflète la richesse et la diversité des
' p échanges qu'ont permis ces rencontres. Nos remerciements s'adressent tout
�)
d'abord à l'Université de Tunis (Faculté des sciences humaines et sociales), à
l'Académie des sciences et des arts de Carthage (Beit-el-Hikma), à !'UR
« Femmes et Méditerranée», à l'Institut Français de Coopération ainsi qu'aux
8 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

comités d'organisation tunisien et français, enfin à l'Université Paris-IV


Sorbonne, dont la coopération a permis la publication de ce livre ; ils vont en
particulier au Centre de Recherches en Littérature Comparée, au Conseil
scientifique de Paris-IV, ainsi qu'à l'A.N.R. (Projet CORSO).

Hédia KI-IADHAR
Université de Tunis
Introduction

Le fil et la trame.
Motifs orientaux dans les littératures d'Europe
(xv1•-xv11• s.)

Anne Duprat
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Des récits de bataille de la littérature hispano-mauresque du siècle
d'Or aux péripéties galantes de l'aventure en Méditerranée et aux mises
en scène du pouvoir inspirées au théâtre classique français par le
cérémonial de la Porte,l'Orient a joué un rôle considérable mais souvent
ambigu dans la formation culturelle des littératures d'Europe au début
de la modernité. C'est cette ambivalence esthétique que viennent illustrer
les communications rassemblées dans ce livre,issu du colloque« Orient
baroque/Orient classique. Variations esthétiques du motif oriental dans
les littératures d'Europe (xv1•-xvu• s.) » réuni à Tunis en mai 2008 sous
les auspices de l'Académie Tunisienne des arts,sciences et lettres (Beit­
el-Hikma,Tunis-Carthage) et de l'Université Paris-IV Sorbonne.
Uimportance de la place occupée par l'Orient dans l'évolution des
littératures vernaculaires de la Renaissance aux Lumières,déjà soulignée
par nombre de travaux consacrés depuis le début du siècle dernier à la
représentation dans le théâtre anglais ou français de l'Empire Ottoman
et de l'Orient biblique,a fait l'objet d'une attention renouvelée depuis
la parution de l'ouvrage d'E. Said1 . C'est ce que montre la richesse des
études consacrées depuis les années 1980 à tous les aspects de cette
représentation, depuis l'identification des sources et des modes de
circulation de ses thèmes,jusqu'à l'examen des phénomènes liés à leur
réception'.
La part tenue dans ces études récentes par une réflexion sur les enjeux
idéologiques du discours classique et pré-classique sur l'Orient est bien
sûr variable. Aucune d'entre elles,en tout cas, ne saurait plus se passer
d'une définition préalable de l'espace que l'on choisit de considérer­
ou que l'on pense que les auteurs de la Renaissance et du classicisme

1. E. Said, Orientalism, New York, Vintage, 1979, trad. fr. C. Malamoud et C. Vauthier,
L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident [1980], rééd. avec une nouvelle préface de
l'auteur, Le Seuil, Paris, 2003.
2. Voir sur ce point la bibliographie critique rassemblée à la fin de ce volume, p. 331-338.
10 ÜRIENT BAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE

considéraient comme oriental. À la description traditionnelle des


turqueries françaises, des romances du Siècle d'Or espagnol, des
ambiguïtés de la représentation du Juif et du Maure dans le théâtre
élisabéthain ou des débats suscités partout en Europe par l'emploi en
littérature de sujets tirés de la Bible sont en effet venus se joindre des
études particulières sur la représentation dans les littératures occidentale
de la Perse, des Indes orientales, de la Chine, du Japon ou du Moyen­
Orient, mais également des pays d'Europe centrale sous domination
ottomane. Souvent inspirées de travaux sur la littérature des voyages, ces
études ont ainsi permis une approche beaucoup plus précise de la façon
dont tel ou tel ensemble de textes identifie un espace comme oriental. On
peut ainsi retracer le chemin souvent complexe qu'ont parcouru les motifs
orientaux avant - et parfois après leur apparition dans les pièces, les
romans et les poèmes qui les ont rendus célèbres.
Si le renouvellement des perspectives adoptées par les études sur les
orientalismes antérieurs aux Lumières a considérablement enrichi
l'image que l'on peut se faire aujourd'hui du« tropisme oriental» des
littératures des xv1• et xvn• siècle, il a cependant contribué, comme c'est
souvent le cas dans les approches post-coloniales des textes anciens, à
une focalisation de l'analyse sur le problème de la représentation de
l'autre et de son monde, sur l'image construite, et sur les images mobi­
lisées dans cette représentation. D'où l'importance que revêt dans ces
travaux récents la mise en évidence des valeurs négatives ou positives qui
sont affectées à ces images, en même temps que du degré d'éloignement
qu'elles trahissent par rapport au réel- entendons ici, par rapport à la
connaissance documentaire que pouvaient avoir les auteurs des événe­
ments, des lieux, des mœurs et des personnages qu'ils représentaient,
mais aussi par rapport à ce que la recherche contemporaine, dans
chacune des aires culturelles concernées, nous dit aujourd'hui de ce qu'a
pu être l'Orient méditerranéen à l'époque de l'expansion maximale de
l'Empire ottoman.
Tout aussi importante apparaît cependant la mise au jour d'autres
systèmes de valeurs, également engagés dans l'utilisation par les
littératures d'Ancien Régime d'exemples, d'idées, de mots et d'histoires
empruntés à l'Orient, ou présentés comme tels. C'est le cas entre autres
des valeurs stylistiques, rhétoriques, formelles et esthétiques engagées
dans l'écriture de telles histoires, et qui en construisent le sens de façon
souvent plus profonde et plus lisible que le discours explicite qu'elles
tiennent sur l'Orient et sur les Orientaux. D'où le souhait, qui a guidé la
réunion des études qui suivent, de revenir sur l'association si souvent
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 11

faite et si éclairante à maints égards entre la coloration baroque d'une


œuvre et l'inspiration orientale qui s'y déploie, en particulier dans la
mesure où cette association permet de mettre à l'épreuve, une fois
encore, l'efficacité heuristique de la notion de baroque, qui interroge
bien plus qu'elle ne définit les objets auxquels on l'applique.
S'agissant du style, l'intérêt d'un tel croisement de notions apparaît
bien à la lumière des études menées au cours des trente dernières années
- qui ont vu le renouvellement des approches rhétoriques des phéno­
mènes littéraires- sur ce que pourraient être les caractéristiques d'une
« rhétorique baroque », et en particulier sur l'influence, visible dans
toutes les littératures d'Europe pendant la première moitié du xvn' siècle,

il
des techniques propres à l'éloquence jésuite. Contestant l'idée même de
l'existence d'une rhétorique uniformément rec_onnaissable comme
î baroque, Marc Fumaroli soulignait dès 1980 l'importance dans l'ana­
lyse de l'art oratoire français d'une retorica divina dont les études
littéraires avaient alors perdu l'habitude d'identifier les formes'. Dans le
domaine de 1'éloquence profane comme dans celui de l'éloquence
sacrée, en particulier pour les années 1600-1640, l'opposition entre asia­

1
nisme et atticisme a notamment fait depuis l'objet de nombreux travaux•.
On peut, dans le prolongement de ceux-ci, relever pour le sujet qui nous

1
intéresse ici, et proposer d'étendre à l'ensemble de la période que l'on
considère dans cet ouvrage !'hypothèse de la lisibilité pour le public

l
contemporain d'une opposition aussi parlante et aussi reconnaissable
entre ces deux pôles de l'art oratoire, et entre les deux systèmes d'images

1
et de procédés littéraires qui leur sont liés. Vasianisme, historiquement
constitué comme le pôle oriental de l'éloquence grecque, puis latine,
continue jusqu'à la fin du classicisme de s'opposer à l'atticisme, tou­
jours ressenti comme son pôle occidental. Ce n'est donc pas un hasard
si la plupart des thèmes et des procédés littéraires empruntés directe­
ment par les littératures du début de la modernité à l'Orient
contemporain comme à l'Orient biblique ou byzantin viennent s'inscrire
de façon significative dans l'univers de style qui leur correspond, fait
3. M. Fumaroli, « Préface », dans V. L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris1 Librairie
Générale française, 1980, p. 26, et« Retorica sacra, retorica divina ; les souches�mères de
l'art dit baroque», dans S. Schütze, (dir.), Estetica Barocca, Rome, Campisano, 2004, p. 15.
4. Sur )'importance de cette opposition pour caractériser les phénomènes désignés par le
Barockbegriff, voir M. Fumaroli, L'école du silence. Le sentiment des images au xv11e siècle,
Paris1 Flammarion, 2004. Pour une mise au point sur ces évolutions dans la critique récente,
voir V. Kapp, « Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du xvue siècle en
Europe», dans D. Scholl, (dir.), La question du baroque,« Œuvres et critiques» XXXII, 2,
2007, p. 23-36.
w,

12 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

d'éclats et de détours, d'arabesques et de concetti, d'effets d'émotion et


d'effets de contraste. Silhouettes grotesques ou magnifiques, exemples
de cruauté et de galanterie toujours extrêmes, contes merveilleux et his­
toires extraordinaires tirés des chroniques orientales épousent ainsi les
plis et les spirales d'un art oratoire qui démultiplie leur efficacité5. Cette
association conditionne profondément leur sens, comme le montre bien
l'exploitation des motifs orientaux dans les histoires tragiques françaises,
dans la comedia espagnole, dans l'épopée italienne ou dans le théâtre
barbaresque de l'Angleterre jacobéenne6.
Les études qui suivent viennent ainsi illustrer la richesse de cette cor­
respondance entre style, forme, motifs et contenus, qui rendait visible et
bien reconnaissable, dans son exotisme de plus en plus familier, le« tro­
pisme oriental» des littératures d'Europe. Ainsi, les articles
d'Anne-Valérie Dulac, de Chantal Liaroutzos, d'Anne Régent-Susini et
de Christine Noille-Clauzade contribuent à mettre en évidence .les liens
qui existent entre une imagerie et des procédés stylistiques liés à l'Orient,
en Angleterre et en France (I. << V Orient, images et styles »). Clotilde
Thouret, Jean Canavaggia, Véronique Locher! et V éronique Adam ont
choisi d'apporter leur contribution à l'étude de l'une des formes les plus
riches et les plus visibles qu'a pu prendre l'Orient en Europe, celle du
spectacle théâtral (II.« Formes: l'Orient sur scène»). Le troisième cha­
pitre de ce livre (III.« Motifs : la veine hispano-mauresque ») regroupe
ensuite des études de Daniela Dalla Valle, Florence Clerc, Alia Baccar
et Suzanne Guellouz consacrées à l'évolution en Espagne, en Italie et
en France au long du xvn' siècle d'un ensemble précis de motifs, liés à
la chute de Grenade', tandis que le quatrième (IV.« Genres : l'Orient
épique et romanesque ») explore les variations génériques du « récit
d'Orient », de l'histoire tragique au roman (Nicolas Cremona, Nancy
Oddo, Mahbouba Sai Tlili), en passant par l'épopée (Noémie Courtès),
5. Voir notamment là-dessus l'article de D. Scholl, « Baroque, arabesque, grotesque»,
dans La Question du baroque, « Œuvres et critiques» XXXII, 2, 2007, p. 45-80.
6, On consultera par exemple1 sur le domaine britannique, les articles récemment réunis par
P. Kapitaniak et J.M. Déprats, Shakespeare et l'Orient, Actes du Congrès de la Société fran­
çaise Shakespeare, 2009, http://www.societefrancaiseshakespeare.org/sommaire.php?id=1495,
ainsi que I. Gadoin et M.-É. Palmier-Chatelain (dir.), Rêver d'Orient� connaître l'Orient. Visions
de/'Orient dans l'art et la littérature britanniques, coll. Signes1 Paris, ENS, 2008.
7. Les analyses présentées dans les articles de Daniela Dalla Valle et de Suzanne Guellouz
ont paru sous une première forme dans le collectif dirigé en 1994 par A. Baccar et F. Haddad­
Chemakh1 L'Écho de la prise de Grenade dans la culture européenne aux XVIe et XVIIe siècle,
Actes du coJloque de Tunis (18-21 nov. 1992), Tunis, Cérès éd. et Ministère de ]'Éducation
et des Sciences1 1994. Merci aux éditrices du volume de nous avoir donné l'autorisation de
les reprendre ici.
l Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 13

et de l'Europe orientale à l'Europe occidentale (Cécile Kovacshazy).


Difficile, enfin, de conclure sans consacrer, comme l'ont fait ici
Encarnacion Medina Arjona, Wafa Abid Dhouib et Mounira Chapoutot,
une dernière série d'interventions à quelques exemples bien connus
d'adaptations en Europe de recueils de contes et de fables orientaux -
ici, le Kali/a et Dimna d'Ibn-al-Muqaffa (Y. « Variations : contes et fables
d'Orient »). On regrettera bien sûr l'absence, parmi bien d'autres, de
propos spécifiquement consacrés aux arts figuratifs ou à la musique ;
leur intégration aurait dépassé les limites d'un ouvrage déjà long.

« Orient baroque, Orient classique » : le titre que l'on a choisi de


donner à cet ouvrage, comme la répartition des études qui le composent,
montre à quel point l'activité de ce pôle oriental de l'imaginaire et de
l'art littéraire reste visible et signifiante bien au-delà de cette première
moitié du XVII' siècle que les tenants d'une chronologie rigoureuse de
l'histoire des styles considèrent comme la période de pleine efflores­
cence du baroque européen.
.Vexemple français est particulièrement éloquent à cet égard. On sait
que l'exploitation d'une veine orientalisante dans les œuvres qui fondent
depuis la période des Lumières le canon esthétique du classicisme fran­
çais - telle qu'elle se donne à voir par exemple dans le développement
à l'extrême fin du siècle d'un genre qui lui est entièrement consacré,
celui du conte oriental - a été longtemps stigmatisée par la critique
comme une concession des auteurs, grands ou petits, à la facilité, et au
goût du public le moins averti, qui coïncide ici avec le lectorat féminin,
pour un exotisme aussi clinquant qu'artificiel et presque toujours associé
au développement de thèmes galants. Surtout, cette complaisance était
considérée comme le résultat d'un repli sur une forme d'art périmée, au
détriment de laquelle on a longtemps fait valoir la « modernité » de l'ins­
piration classique. I.;opposition, au sein de l'œuvre de Mm• de Lafayette,
entre Zaïde et la Princesse de Clèves est un exemple bien connu de cette
discrimination critique, dont les études post-coloniales ont parfois invo­
lontairement repris le principe et prolongé les effets. En reprochant à
l'inspiration orientale classique son irréalisme et le passéisme esthétique
dont elle témoignerait, la critique contemporaine n'a fait souvent qu'em­
boîter le pas à la critique savante du XVII' siècle, qui y voyait une forme
de résistance de la fiction à l'effort d'abstraction, à la recherche de la so­
briété, du beau naturel et de la vraisemblance psychologique propre aux
productions littéraires du siècle de Louis XIV. « Comme toute la galan­
terie espagnole est venue des Maures » écrivait déjà Saint-Evremond,
14 ÜRIENT BAROQUFiÜRIENT CLASSIQUE

« il y reste je ne sais quel goût d'Afrique étranger aux autres nations et


trop extraordinaire pour pouvoir s'accommoder à lajustesse des règles'.»
Or, si l'Orient - et l'on serait tenté d'écrire, en empruntant aux
joailliers leur emploi du terme - 1' « orient » des œuvres classiques reste
baroque, il n'en participe pas moins de façon essentielle à leur sens, en
même temps qu'il contribue à leur rayonnement. De fait, l'exploitation
par les poètes épiques des personnages et des décors tirés de la Bible,
comme le choix que font les romancières de la fin du siècle de mettre en
nouvelles les amours tragiques des derniers chevaliers de Grenade
peuvent être lus aussi bien comme des traits définitoires du classicisme
français, dans sa modernité, que comme la trace laissée dans les œuvres
du dernier quart du siècle par un exotisme caractéristique de la période
antérieure. Associer au baroque cet effet d'hybridité, cet éclat que donne
à l'œuvre la couleur étrangère enlevée sur le fond d'une fiction aux
repères familiers - on a parlé à cet égard de la « créolisation » propre à
l'esthétique baroque - permet donc d'interroger sa participation à
l'efficacité propre aux œuvres classiques, bien plus que de confirmer une
lecture admise de l'histoire des formes littéraires. C'est ce que montrent
depuis longtemps les études sur le parti esthétique qu'a tiré La Fontaine
de la diversitas qu'apportent à son second recueil d'apologues les thèmes
orientaux issus des « fables de Pilpay• », mais aussi l'emploi particulier
que font les tragédies de Racine des épisodes orientaux de l'histoire de
Rome ou des passages les plus sanglants des guerres de succession de
l'empire ottoman'°. La présence dans l'intrigue tragique de la veine
exotique permet ainsi de distinguer un ensemble de valeurs légitime d'un
ensemble illégitime - par exemple, une pratique asianiste de la ruse
« perfide », d'une pratique atticiste de la ruse « prudente », comme l'a
bien montré P. Ronzeaud dans une belle analyse de Mithridate. 1 1

8. Sur les comédies, dans Œuvres en prose, R. Ternois (éd.), Didier, 1966, III, p . 44, cité
par S. Guellouz, infra, p. 192.
9. Voir par exemple P. Dandrey, La Fabrique des Fables, Essai sur la poétique de La
Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991, ainsi que les articles réunis dans A. Baccar (dir.) La
Fontaine et/ 'Orient, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17», Actes du colloque de Tunis,
1 996, et dans G. Dotoli (dir.), Les Méditerranées du xvue siècle, Actes du colloque du Centre
international de rencontres sur le xvue siècle, Monopoli (Bari), t 3M 15 avril 2000, Tübingen,
Gunter Narr Verlag, «Biblio 17», 2002.
t O. Voir P. Ronzeaud (dir.), Racine: La « romaine», la « turque» et la «juive», regards
sur Bérénice, Bajazet, Athalie, Publ. Université de Provence, 1986, ainsi que I. Martin (dir.),
Jean Racine et { 'Orient, Actes du colloque de Haifa, 14Rl 6 avril 1999, Tübingen, Gunter
Narr Verlag, « Biblio 1 7 », 2002.
t t, « L'opposition entre prudence et perfidie, née de l'ambivalence du concept de ruse, a tenR
dance à se structurer, dans la tradition politique, en clivage entre prévoyance occidentale et

C il , .
Wtriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 15

Loin de fonctionner seulement comme un élément de comparaison


révélant la cohérence d'un univers de normes occidental qui serait
distinct de lui au départ, le trope oriental n'est efficace que dans la
mesure où il crée lui-même la différence qu'il prétend révéler, comme
le montrent bien les études consacrées par la critique anglo-saxonne à la
question de l'altérité (Otherness) dans la littérature dramatique
élisabéthaine". Le rapprochement entre les différentes façons dont les
littératures vernaculaires d'Europe ont pu, dans leur effort de
constitution d'un canon d'œuvres national, utiliser l'Orient et ses motifs
comme anti-modèles est particulièrement éclairant à cet égard, dans la
mesure où il montre la complexité d'un procédé qui fait du monde de
l'autre la pierre de touche d'une esthétique en formation. Ne conduit-il
pas les auteurs à associer régulièrement l'univers oriental avec ceux des
éléments d'une identité propre dont on souhaite l'éloignement, révélant
ainsi la procédure d' « étrangisation » dont ceux-ci font l'objet ? Si cette
volonté de mise à distance peut être, dans certains cas, exhibée dans
l'œuvre littéraire aussi clairement qu'elle l'est en dehors d'elle - dans
la prédication ou dans le discours scientifique -, les procédés
qu'emploie la littérature pour obtenir le même effet n'en restent pas
moins spécifiques, ne serait-ce qu'à cause du rôle déterminant quejoue
celle-ci dans la construction des représentations.
La mise en scène de l'Orient apparaît ainsi souvent comme le reflet
d'une tentative partagée partoutes les littératures d'Europe pour exprimer
les désirs, mais aussi pour contrôler les angoisses liés à l'irruption dans
l'épistémè moderne de nouvelles sciences, aussi bien que l'intégration
de nouveaux territoires à l'espace imaginé comme propre à la nation13• Au
désir d'expansion, et à la soif de connaissance que suscitent ces

traîtrise orientale. Que l'Orient commence à Florence ou à Palerme, à Constantinople, à


Bagdad, à Ispahan ou au Siam, peu importe : le plus pervers étant toujours l'oriental de
l'autre », P. Ronzeaud, « Entre Orient et Occident : poétique et politique de la ruse dans
Mithridate », dans I. Martin, op. cit., p. 21.
12, Voir J, Gillies, Shakespeare and the Geography ofDijference, Cambridge Studies in
Renaissance Literature and Culture, Cambridge U.P. 1 994, ainsi que N. Matar, Turks, Moors,
and Eng/ishmen in the Age ofDiscovery, Columbia UP, 1999.
13. Rappelons, s'il en est besoin, que pour ]'Espagne 1492 est aussi bien l'année de la
chute de Grenade que celle de la découverte de 1'Amérique ; voir là-dessus B. Vincent, J492.
L'Année admirable, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 1996. Sur Je traitement littéraire
de 1a discrimination, puis de l'expulsion des Morisques d'Espagne, voir parmi bien d'autres
les récents travaux de B. Fuchs, Passingfor Spain: Cervantes and the Fictions ofldentity,
Chicago, University of IJlinois Press, 2003, et d'É. Picherot, Le Lieu, l'histoire, le sang :
/ 'hispanité des musulmans d 'Espagne dans les littératures arabe, espagnole et française
(xre-X/llle siècles), Paris, PUPS, à paraître.
_,.- -

16 ÜRIENT BAROQUWÜRIENT CLASSIQUE

découvertes répond en effet la peur du décentrement, et le vacillement


des structures sur lesquelles reposent la hiérarchie des savoirs comme
l'équilibre de nations en formation, dans ce qu'Alexandre Koyré voyait
comme le passage d'un monde clos à un univers infini. Ne peut-on
repenser, à la lumière de ces procédés parallèles, l'opposition entre
baroque européen et classicisme français ? Devenue traditionnelle dans
la critique du siècle dernier - qu'il s'agisse d'en creuser le sens pour
préserver la célébration institutionnelle de l'exception culturelle louis­
quatorzienne, ou au contraire de la contester, comme ont pu le faire les
partisans de l' « hypothèse baroque » à la suite de Jean Rousset dans les
années 1950 14 - cette opposition trouve ses limites dans un examen du
rôle souvent semblable joué par les fictions orientalisantes dans les
scénarios de construction nationale. On ne saurait nier la spécificité du
traitement complexe de discrimination effectué au cours du XVI' siècle
par la littérature espagnole vis-à-vis des éléments arabes de sa culture,
lorsque l'expulsion définitive de 1609 achève de faire des Morisques des
étrangers, en les renvoyant aux rives orientales de la Méditerranée -
qu'aucun d'entre eux ne pouvait se souvenir d'avoir quittées un jour pour
venir en Espagne. Mais on peut relever le parallélisme de certains de ces
procédés avec l'association régulière, dans le théâtre anglais comme dans
l'épopée italienne ou dans les écrits des Précieuses en France, des figures
et des exemples orientaux avec les comportements, les histoires et les
principes moraux ou politiques que l' œuvre tente de mettre à distance,
pour les distinguer de ceux sur lesquels on pourrait envisager de fonder
une identité nationale en formation.
1Jefficacité de ce travail de discrimination est souvent d'autant plus
grande que celui-ci ne peut s'effectuer en dehors de la fiction.
1Jexploitation parallèle, dans plusieurs des littératures d'Europe à la
Renaissance, de légendes liées au mythe de Troie, qui font remonter
l'origine lointaine d'un peuple d'Europe à un prince rescapé de l'incendie
de la ville orientale, est révélatrice à cet égard15 : l'élément « oriental » s'y
voit ainsi célébré comme fondateur, en même temps que dépassé dans

14. J. Rousset, La littérature de l'âge baroque en France. Circé et Je paon, Paris, Corti,
1954. Sur tout ceci, voir D, Souiller, Le baroque en question(s), Paris, Champion,
« Littératures classiques», n° 36, 1999. Pour une mise au point récente sur cette évolution,
J.-C. Vuillemin, « Baroque : le mot et la chose», dans D. Scholl, (dir.), La question du
baroque, op. cit., p. 13-23 ; et sur Pimportance des études sur l'italianisme français au xvne
siècle, C. Rizza, « Les· études sur le baroque dans le revue Studi Francesi», ibid., p. 37�44.
15, Sur la présence du même mythe dans la civilisation ottomane, voir B. Rouziès, « Le
tropisme byzantin de la chronique médiévale française», dans L. Villard (dir.), Regards
croisés sur la Turquie, Actes du colloque de Rouen (7�9 déc, 2009), à paraître.

i ...
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 17

l'instauration d'une identité nationale moderne. Tout aussi signifiante


apparaît l'utilisation symétrique, par les protestants et par les catholiques
d'Angleterre et de France, de figures orientales dans le cadre d'un
discours dont le véritable objet est la mise à distance de l'ennemi intérieur
au christianisme qu'est le schismatique d'un côté, le papiste de l'autre.

Cette instrumentalisation du motif oriental apparaît ainsi nécessaire,


dans ce moment de transition culturelle vers les littératures vernaculaires
en Europe occidentale, à la définition d'une image complète de soi, mais
aussi à la construction même d'un espace du sujet occidental qui ne peut
exister que s'il ses frontières sont vues et célébrées comme telles de
l'extérieur. Au-delà de sa vocation auto-critique et satirique, le procédé
employé par Montesquieu dans les Lettres Persanes - se voir par les
yeux de l'autre - a une longue histoire dans la littérature de voyage qui
le précède, où il apparaît indissociable de la naissance d'un regard
ethnologique dont le premier objet, on le sait, est moins l'autre en tant
que tel que le reflet de soi que le voyageur cherche à y découvrir. Le
thème de la déploration nostalgique d'un paradis perdu par les exilés
d' Al-Andalus, qui passe de l'Espagne à la France et à l'Italie dès le xvn'
siècle, avant de connaître la fortune que l'on sait en Angleterre et en
Allemagne au tournant des XVIII' et XIX' siècle, remplit la même
fonction : définir par l'image d'un vide le centre plein du monde. « Dans
l'Orient désert », dit ainsi Antiochus à Bérénice, « quel devint mon
ennui » . . .
De l'exubérance baroque à l'épure classique, des richesses du sérail à
la nudité du désert, chaque monde littéraire a créé l'Orient dont il avait
besoin ; mais il l'a fait à partir d'un ensemble de structures, et d'un
ensemble d'images bien reconnaissables. C'est à l'exploration de ce
paradigme oriental, et des usages qui en ont été faits, que les quelques
études qui suivent voudraient inviter leurs lecteurs. Elles rappellent à
quel point les littératures d'Europe, au moment même où elles célèbrent
ce qu'elle doivent à leur héritage antique, et l'inspiration biblique qui
les anime, ont pu construire leur modernité en tissant sur cette trame
ancienne des fils nouveaux, dont la couleur reste aujourd'hui visible
dans leur dessin.
� � -- -

\ 1J
I.

!;Orient, images et styles


« Imaginons un homme qui n'ait jamais vu
d'éléphant ou de rhinocéros » :
Sir Philip Sidney et les « bêtes d'Afrique, ou bien d'Inde »

Anne-Valérie Dulac
Université Paris-Ouest Nanterre

Peut-on parler d'un Orient « baroque » ou « classique », dans le cadre


de la littérature élisabéthaine ? Le débat sur la pertinence de ces notions
est d'autant plus vif outre-Manche qu'il a longtemps été admis que
l'Angleterre en aurait proposé une version insulaire bien éloignée de sa
version continentale. Aussi la reconnaissance du « baroque » anglais
demeure-t-elle somme toute assez récente :
Aujourd'hui, grâce à des critiques comme Gisèle Venet, il est possible
de dire, du moins en France, que l'Angleterre connut elle aussi un « âge
baroque », entre 1580 et 1640 - même si nombreux sont ceux qui
préfèrent encore la notion indéterminée de "Renaissance'\ avec le sens
fourre-tout que prend ce terme dans le contexte anglais pour désigner la
période qui s'étend de 1550 à la Restauration'.
Pour autant, le « fourre-tout » de l'idée de « Renaissance » ne permet pas
nécessairement de résoudre toutes les difficultés de conceptualisation ou
de périodisation que pose l'histoire anglaise. Dans un article de 19892,
Alice T. Friedman se demandait déjà si l'Angleterre, dans les oppositions
stylistiques extrêmes entre classicisme et anti-classicisme qu'elle déploie
aux XVI' et xvn' siècles, pouvait être considérée comme ayant participé
d'une Renaissance européenne au même titre que d'autres pays. Dans le
même article, commentant le frontispice de l'édition posthume de
l'Arcadie de Philip Sidney ( 1593), Alice T. Friedman notait la coexistence
en cet espace visuel et littéraire de « manières » étrangères les unes aux
autres dont la rencontre constituait d'après elle la marque spécifique d'un
style national :

1 . L. Cottegnies et C. Sukie, dans Baroque/s et maniérisme/s littéraires : tonner contre ?•


Epistémé, n° 9 (printemps 2006), « Avant-propos », p. 1-7.
2. Alice T. Friedman, « Did England have a Renaissance ? Classical and anticlassical
themes in Elizabethan culture », in Cultural D(ffere11tiation and Cultural ldentity in the Visual
Arts, Studies in the hJstory of art n ° 27, Londres, National Gallery of Art / Washington
University Press, 1989,
22 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Nous reconnaissons des processus intellectuels et des choix esthétiques


parallèles à ceux qui sous-tendent la manière picturale typique de la
haute période élisabéthaine, Ici aussi le dessin est composé d'une série
d'images liées et superposées [. . . ], Plus intéressante encore pour notre
propos est la souplesse du style ornemental maniériste qui se prête
particulièrement bien à l'incorporation de nombreux procédés visuels
et littéraires en un même dessin. Pour les Elisabéthains, qui avaient pour
ambition l'élaboration d 'un style national susceptible de coaliser
l'héraldique anglaise, la légende arthurienne et la culture classique, une
telle souplesse n'avait pas de prix'.
Dès lors, ce n'est qu'au cœur d'une juxtaposition de styles• caracté­
ristique d'un « transformisme renaissant' » qu'apparaît un classicisme
anglais, capable de puiser à force courants, dussent-ils être superficiel­
lement irréconciliables. Dix années plus tard, dans La pensée métisse,
Serge Gruzinski, évoquant cette tradition « maniériste » du frontispice,
explique que « [!]es grotesques participent, comme le maniérisme, de
cette hybridation auxquels participent les frontispices qui introduisent
l'ornementation maniériste. 6 » Ces mêmes grotesques qui, d'après Gisèle
Venet, traversent l'imaginaire de Montaigne, ou de Bruno:
[Montaigne et Bruno] décrivent leurs écritures respectives comme ana­
logiques de la peinture des « grotesques » [ ... ]. On retrouve cette
absence de « proportion » et cette conscience d'une écriture du frag­
mentaire dans la dédicace du Banquet des Cendres à Sidney : « Un
peintre procède exactement de même, en ne se contentant pas de donner
les grandes lignes du sujet ; pour remplir son tableau, il peint aussi des

3. « We recognize intellectual processes and aesthetic choices which parallel those


underlying the high Elizabethan manner in painting. For here too the design is composed of
a series of overlapping and related images [ . . .] Most interesting for our purposes here is
how flexible the mannerist ornamental style could be and how well suited for the
incorporation of many different visual and literary devices into one design. For the
Elizabethans, whose intention was to establish a national style that brought together English
heraldry, Arthurian legend, and classical culture, such flexibility was invaluable», dans E.
Pasztory, « Identity and Difference : the uses and meanings of ethnie style», in Cultural
Dljferentlation and Cultural identity in the Visua/Arts, op. clt., p. 98-99.
4. Cette expression traduit les termes d'Esther Pastorzy («juxtaposition of styles») ; là­
dessus, voir infra, p. 31 et suivantes.
5. Cexpression est de Serge Gruzinski dans La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999 : « Il
y a un « transformisme renaissant» [.,.] au xv1° siècle, les curiosités suscitées par les grandes
découvertes, les héritages du paganisme antique, le goOt du merveilleux, l'emprise du
surnaturel chrétien entretiennent un état d'esprit qui ne s'embarrasse guère de vraisemblance
et croit aux mélanges des espèces. A cet égard, Ovide est bien 1a bible du « transformisme
renaissant», p. 174.
6. S. Gruzinski, op. cit., p. 163.

i.,'
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 23

pierres, des montagnes, des arbres [ ... ] ; çà et là un oiseau, un porc, un


cerf, un âne, un cheval ; il se borne à montrer la tête de l'un, la·corne d'un
autre, l'arrière-train d'un troisième, faisant voir les oreilles de celui-ci
alors qu'il décrit entièrement celui-là ». Et d'ajouter, comme pour s'ex­
cuser de ces « grotesques et corps monstrueux » : « Si les couleurs du
portrait [son dialogue] ne vous semblent pas correspondre à celles du
modèle vivant, si les traits vous paraissent inadéquats, sachez que ce
défaut vient de l'impossibilité où se trouvait le peintre d'examiner son
œuvre, de prendre le recul et la distance que prennent d'ordinaire les
maîtres de l'art [ . . . ]. Prenez donc ce portrait tel qu'il est, avec ses deux,
ses cent, ses mille détails et tout ce qu'il comporte »7•
La figure de Philip Sidney, qui parcourt ces réflexions, apparaît sans
cesse dans l'exploration de ces questions. Ses nombreux voyages entre
l'Angleterre et le continent lui assurent une fonction de passeur entre
deux rives, ainsi qu'en témoignent les multiples ouvrages qui lui sont
dédiés de part et d'autre de la Manche. C'est encore le terme de
« grotesque » qui revient sous la plume de Clark Huise en 1990, lorsqu'il
conçoit une analogie entre les failles de l'histoire de l'art de la
Renaissance et la matière des déhiscences grotesques
Vémergence d'une peinture humaniste en Angleterre [ . . . ] suggère que
l'histoire de la Renaissance [ . . . ] n'est pas l'histoire du développement
ou de la transmission de formes culturelles, mais une histoire de
discontinuités, de ruptures et d'incompréhensions, d'accents régionaux
et de variations locales grotesques'.
Ainsi, l'histoire anglaise n'admettrait de baroque ou de classique que
sous la forme de « grotesques », dont l'émergence infléchirait en retour
l'historiographie à laquelle elle donne lieu.
J;interrogation qui porte sur les frontières du baroque ou du classique
n'est pas sans incidence sur le second pan de notre réflexion, qui touche
aux « variations esthétiques du motif oriental ». La propension histo­
rique de l'Angleterre du second seizième siècle à transformer une
esthétique au prisme des grotesques mesure également les capacités de
l'île à accueillir des motifs évocateurs de l'Orient. La densité du trafic

7. G. Venet,« Giordano Bruno et Shakespeare : la poétique d'une écriture dans l'Europe


de la Renaissance», http://www.societefrancaiseshakespeare,org/document.php?id=846
8. « The emergence ofhumanist painting in England [...] suggests that the history of the
Renaissance [ ...] is nota history of development and transmission of cultural fonns, but one
ofgaps, ruptures and misunderstandings, ofregional accents and grotesque local variations.»
C. Huise, The Rule ofArt, Literature and Painting in the Renaissance, Chicago, The
University of Chicago Press, 1990, p. 23-24.
,,, ,

24 ÛRIENT BAROQUWÛRIENT CLASSIQUE

des routes marchandes permet de comprendre, par exemple, qu'en 1 578,


dans l'inventaire du château de Kenilworth de Robert Dudley, l'oncle de
Philip Sidney, on trouve « un grand et beau tapis de facture turque, aux
couleurs orientales.9 » Ièadjectif oriental prend un sens chromatique que
le rédacteur de l'inventaire ne prend pas la peine d'expliciter, tant ces
objets orientaux étaient présents dans l'imaginaire collectif. Le mot
anglais d' « orient » prendrait ici les mêmes « teintes » que dans l'Europe
continentale où ces tapis circulaient avec le même succès. Ièorient litté­
raire et ses motifs voyagent-ils avec la même évidence d'une rive à
l'autre de la Manche ?
En 2004, Gisèle Venet s'était interrogée sur les « parentés » possibles
entre la poétique shakespearienne et celle de Giordano Bruno. Bien que
les deux auteurs « ne se so[ien]t jamais rencontrés, probablement pas
davantage lus », Gisèle Venet proposait de considérer ces auteurs comme
porteurs « d'une « manière » [commune] de penser et de créer, dans une
Europe [ . . . ] resserrée autour de ses modèles culturels, hérités de la
Renaissance humaniste, fût-ce pour les contester" ». Cette hypothèse
s'avère extrêmement audacieuse au regard de l'historiographie anglo­
saxonne et des études anglaises en France. Seulement un an après cette
communication John Greville Agard Pocock publiait par exemple The
Discovery ofIslands, qui affirmait :
Les Britanniques inscriraient volontiers leur histoire au cœur de celle de
« l'Europe » : ils récriraient cette dernière au travers des modifications
qu'y a opérée leur présence en son sein et continueraient aussi à
l'occasion à écrire leur histoire depuis des perspectives moins
continentales qu'insulaires, archipéliques, océaniques et impériales".
Ces questions traversent également les analyses d'historiens français.
En l'an 2000, lors d'unejournée sur le thème « Histoires <l'outre-Manche,
tendances récentes de l'historiographie britannique », les organisateurs
n'avaient pas manqué de rappeler que « le caractére combatif du débat

9, « a great fine carpet of turkey makinge of orient colours in lengthe iiij yardes in bredthe
ij yardes».
1 0. Voir l'article « Giordano Bruno et Shakespeare : la poétique d'une écriture dans
l'Europe de la Renaissance», disponible à l'adresse suivante :
http://www.societefrancaiseshakespeare.org/document.php?id=846
11,« The British would write their history into that of 'Europe' 1 rewrite the latter's history
as modified by their presence in it, and continue on occasion to write the former as seen in
perspectives which are less continental than insular, archipelagic, oceanic and imperial »,
John Greville Agard Pocock, The Discovery ofIslands. Essays in British History, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005. p. 288.
Variations du motiforienta/ dans les littératures d 'Europe 25

historique anglo-saxon, au sens large, pourra encore déconcerter et


séduire [, . . ]. Uaspect parfois cyclique de la discussion, son caractère
souvent insulaire à nos yeux ne doivent pas, en effet, détourner l'attention
de la richesse des thèses développées au sein de cette historiographie
[. . . ]. 1 2 » Ces « histoires d'outre-Manche » intègrent par ailleurs des objets
littéraires devenus matériaux d'un nouvel historicisme qui a
1 profondément bouleversé les frontières disciplinaires et les cadres
universitaires britanniques :
Dans la mesure où ils considèrent la preuve littéraire comme biaisée, les
historiens sont souvent sceptiques quant à ! 'utilisation des poèmes
lorsqu'il s'agit d'interpréter le passé. En fait, les poèmes peuvent fournir
bien des éclaircissements sur les sociétés du passé, mais seulement si
l'on considère qu'ils participent au processus de transformation de la
société plutôt que de les considérer comme des reflets 1 3 .

P. Brioist commente cette citation de Norbrook en précisant que « de


fait, venant de France, on est frappé par l'étroite collaboration qui existe
en Angleterre entre les littéraires et les historiens sur la période de la
Renaissance [ . . . ] I4. » C'est le cas d'uu ouvrage tout à fait central sur la
question qui nous occupe ici, Global Interests. Renaissance Art between
East and West de Lisa Jardine et Jerry Brotton, qui s'intéresse aux
échanges entre l'Europe et l'Orient à la Renaissance. Les deux auteurs
circulent d'un objet historique à l'autre en même temps que d'une
« rive » à l'autre, <l'Est en Ouest, revisitant tapisseries, poèmes ou
discours monarchiques en un même mouvement. Ce choix témoigne de
la tendance croissante d'inclure l'Angleterre à une histoire plus
1
l
cosmopolite qu'insulaire, légitimant ainsi qu'elle occupe une place de
choix dans l'exploration de « variations esthétiques du motif oriental
! dans les littératures d'Europe » 1 5•

12, F. Lachaud, I. Lescent-Giles et F. Joseph�Ruggi (dir.), Histoires d'outre-Manche.


Tendances récentes de l'historiographie britannique, Paris, Presses de l'Université de Paris
Sorbonne, 200 l , p. 7.
13. Norbrook cité et traduit par P. Brioist,« Littérature et histoîre : deux approches com­
plémentaires des pratiques culture11es et politique du premier xvne siècle», dans Histoires
d'outre-Manche, op. cit., p. 79�100, p. 79.
14. Ibid., p, 79 (c'est moi qui souligne).
15. Ces histoires, enfin, parce qu'elles sont envisagées depuis l'Angleterre, témoignent
d'une dernière forme de relativisme ou de contradictions potentielles que L. Cottegnies et
C. Sukie ont résumé dans les termes suivants : « [ ...] un malentendu plus récent semble
opposer, en France, les anglicistes et les spécialistes de littérature française ou comparée :
alors que les premiers s'intéressent aux méthodes des seconds pour tenter de tester leur va�
lidité dans le champ des littératures anglo-saxonnes, les seconds semblent marquer un intérêt
26 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

« D 'étranges comparaisons ornent leurs vers / De plantes, de bêtes


d'Afrique ou bien d'Inde » (Astrophil et Stella, sonnet 3, v.8.)

La figure du poète élisabéthain Sir Philip Sidney peut éclairer à plu­


sieurs égards la réflexion sur ces variations. Sidney a passé plus de cinq
années (il meurt à trente-deux ans) sur le continent européen, et en a
ramené de nouveaux objets littéraires ou picturaux. Arthur F. Marotti,
spécialiste de poésie anglaise de l'époque moderne, rappelle par exemple
que la popularité encore actuelle de Sidney tient notamment au fait qu'il
est le premier à avoir « naturalisé » le sonnet en Angleterre : « [ . . . ] cette
forme poétique [le sonnet] ne fut réellement anglicisée qu'à partir de la
composition par Sidney d'Astrophil and Stella, au début des années
1580 1 6 • » Le terme que traduit ici le verbe « angliciser » est, dans la
version originale de cet article, le participe « Englished », dont Lynn
Sermin Meskyll donne la définition suivante pour la période moderne
Le verbe « to English » (« angliciser »), employé à l'époque, est un terme
particulièrement riche, qui implique non seulement traduire (au sens où
nous l'entendons aujourd'hui) une œuvre étrangère dans la langue
anglaise, mais aussi se l'approprier en l'important dans la culture
anglaise17•
Le sonnet devient donc le cœur d'un processus double de circulation
et d'appropriation. Or Sidney reconnaît bien à cette forme et à la poésie
en général la propension à s'enrichir d'images exotiques et issues,
notamment, de cultures « orientales » :

Laissons les fins esprits évoquer les neufMuses,


Pour, noblement masqués, voir leurs rêves dépeints ;
Ou, singes de Pindare, exhiber pensées d'or :
Charmantes phrases émaillées de fleurs diaprées ;
Ou que brillent aussi en majesté glorieuse,

- dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable - pour le néo-historicisme que les
Anglo-saxons appliquent à leurs littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique
du renouveau des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies".»
(L. Cottegnies et C. Sukie dans leur Avant-propos aux actes du colloque Baroque/s et ma­
niérisme/s littéraires : tonner contre ?, Études Epistémé n° 9 (printemps 2006), p. 1-7,)
16, Arthut' F. Marotti, « 'Love is not love': Elizabethan sonnet sequences and the social
order», in ELH, vol. 49 n° 2, p. 3 96-428, 1982 (« the form was not really Englished until
Sidney wrote Astrophil and Stella in the ear/y 1580s », p. 397).
17. L.S, Meskill, « 1Aminta, Thou art translated!': Deux versions anglaises de l'Aminta
du TaSse aux xvi<' et xvne siècles», p. 72-91 in Etudes Epistémé n°6 (automne 2004), p. 72.
Wiriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 27

Leurs nouveaux tropes pour orner de vieux problèmes ;


Que d'étranges comparaisons ornent leurs vers
De plantes, de bêtes d'Afrique ou bien d'Inde".

Sidney rassemble ici en un seul sonnet quatre types d'inspiration


poétique qu'il estime les plus répandus en Europe : l'invocation des
Muses, l'imitation des Grecs, l'élaboration logique et rhétorique et enfin
le recours à des images exotiques tirées de l'histoire naturelle, et de Pline,
notamment. Ces dernières comparaisons conservent, d'après Sidney, un
caractère d'étrangeté (« d'étranges comparaisons », c'est moi qui
souligne) propre à enrichir et fertiliser le sol poétique. De la même façon,
dans son Éloge de lapoésie, Sidney rappelle explicitement l'omniprésence
de la poésie en tout point du monde. Dans une sous-partie consacrée à « la
popularité de la poésie chez les nations non civilisées, en Turquie, chez
les Indiens et au Pays de Galle », le poète anglais déclare qu' « en Turquie,
si l'on excepte les prêtres législateurs, on ne trouve d'autres écrivains que
les poètes. [ . . . ] Même chez les Indiens les plus simples et les plus
barbares, où il n'existe pas d'écriture, on rencontre des poètes qui
composent et chantent des chansons, qu'ils appellent Areitos, où l'on
trouve à la fois les exploits de leurs ancêtres et les louanges de leurs
dieux19• » La poésie constitue donc un outil privilégié du cosmopolitisme
renaissant : elle sert ici de maillon ultime entre toutes les cultures, quand
bien même tout autre signe de civilisation en serait absent. C'est pourquoi
Sidney estime la matière poétique supérieure à tout autre. Mais son Éloge
ou Défense de la poésie vise moins à louer une quelconque forme de
poésie anglaise qu'à déplorer l'absence d'un art poétique anglais en
propre. Sidney explique en effet que de toutes les nations européennes
l'Angleterre serait la seule, à l'heure de la rédaction de la Défense, à
négliger cet art suprême :
La poésie, ainsi honorée dans tous les pays, n'ajamais reçu de si piètre
accueil que de nos jours, dans notre Angleterre, y compris aux temps où

18,« Let dainty wits cry on the sisters nine,


That bravely masked, their fancies may be told :
Or Pindar's apes, flaunt they in phrases fine,
Enam'lling with pied flowers their thoughts of gold :
Or else let them in statelier glmy shine,
Ennobling new-found tropes with problems o]d
Or with strange simites enrich each line,
Ofherbs or beasts, which Ind or Afric hold», Ge traduis).
19. Éloge de la Poésie de Philip Sidney, trad. de Patrick Hersant, Paris1 les Be11es Lettres,
1994 (pour la traduction), p. 1 0.
28 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

les trompettes de Mars résonnaient le plus fort. Mais voici qu'une


paresse alanguie semble envelopper cette terre de poètes, et que leurs
chants rivalisent à peine avec ceux des gondoliers de Venise20•
Ainsi l'Angleterre, se refusant à accueillir la poésie, ne soutiendrait
pas la comparaison avec l'Europe au regard de laquelle elle afficherait
un retard coupable. Sidney développe ici une vision insulaire de
l'Angleterre, coupée de la floraison poétique européenne. Si l'on en croit
le premier sonnettiste anglais, les motifs exotiques ou orientaux, ces
images étranges qui enrichissent les vers des poètes, n'auraient donc pas
droit de cité dans l'Angleterre élisabéthaine, puisque la poésie, absente
de l'ile, ne serait ainsi pas en mesure de d'évoquer ces « plantes, [ . . . ],
ces bêtes d'Afrique ou bien d'Inde », contrairement à ce qui se passait
sur le continent. La comparaison de l'Angleterre à d'autres cultures
revient d'ailleurs de manière obsédante dans l'œuvre et la correspon­
dance de Sidney. Ainsi il écrit à son frère, aux environs de l'année 1580 :
« Il est assurément difficile de connaître l'Angleterre, sans la connaître
par comparaison avec d'autres.21 » C'est avec cet objectif de mieux
connaître l'Angleterre en se confrontant à d'autres cultures que, dès l'âge
de 1 8 ans, en 1572, Philip Sidney obtient de la reine un passeport lui
ouvrant Je droit à voyager en Europe pour une durée ne devant pas
excéder deux ans, Le document officiel stipulait que Sidney ne devait
jamais se trouver en compagnie d'exilés anglais qui ne disposaient pas
d'une autorisation légale de sortie du territoire. En réalité, Sidney brava
chacune de ces clauses puisqu'il excéda la durée de son séjour d'un an
et qu'il refusa de se priver de la compagnie de Sir Richard Shelley ou
encore d'Edward, Lord Windsor, deux célèbres catholiques anglais exilés
à Venise. La tentation du voyage J'emporte donc sur l'interdit royal chez
Sidney. Il est dès lors assez compréhensible que, pour un jeune homme
si soucieux de comparer et de voyager, la poésie soit le prolongement
naturel de cette curiosité pour tout ce qui ne participe pas d'un environ­
nement familier
Imaginons un homme qui n'ait jamais vu d'éléphant ou de rhinocéros,
et à qui l'on décrirait ces animaux avec force détails - forme, couleur,
taille, et autres signes distinctifs [ . . . ] cet homme, sans doute, pourra
répéter trait pour trait et presque par cœur ce qu'il a entendu. Cependant

20. Ibid., p. 83.


21. « Hard sure it is to know England, without you know it by comparing it with others »,
The Correspondence ofPhilip Sidney and Hubert Langue!, Boston, The Merrymount Press,
1912, p. 214.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 29

son imagination ne sera pas satisfaite car on ne lui aurait pas donné à voir
une connaissance vivante et vraie, Orj ce même homme, si on lui montre
une peinture fidèle de ces bêtes [ . . . ], n'aura plus besoin de description
pour se les représenter fort exactement. Il ne fait donc aucun doute que
le philosophe avec ses savantes définitions [. . .] garnit l'esprit d'innom­
brables raisons d'être sage, qui, hélas, demeurent impénétrables pour les
facultés de ! 'imagination et du jugement, si elles ne sont pas éclairées ou
représentées par l 'éloquente peinture de la poésie22•
Le choix d'animaux tels que l'éléphant ou le rhinocéros comme motifs
poétiques est loin d'être arbitraire, contrairement à ce que la présentation
anecdotique de Sidney pourrait laisser penser. Katherine Duncan Jones
commente ce passage de la Défense en rappelant que cet « homme »,
qui n'aurait « jamais vu d'éléphant ou de rhinocéros » correspond sans
doute à bien des Élisabéthains, peu familiers de !;imagerie animalière
exotique évoquée ici. Les rares images de ces animaux à circuler en
Angleterre à l'époque étaient les copies de la gravure de rhinocéros de
Dürer de 1 5 1 5 et les imprese du traité de Paolo Giovio qu'Abraham
Fraunce, un proche de Sidney, avait « anglicisé ». A ! 'heure où Sidney
entreprend de défendre la poésie, les représentations de ces deux
animaux connaissent pourtant une fortune tout à fait remarquable sur le
continent. En effet, la date à laquelle Dürer réalise sa gravure de rhino­
céros correspond à celle où Alfonso de Albuquerque se voit offrir par
un rhinocéros de Goa qui fut ensuite envoyé à Emmanuel I" de Portugal.

1
,1 C'est d'après une lettre le décrivant, accompagnée d'un croquis, que
Dürer aurait conçu sa propre version du rhinocéros. IJassociation du rhi­

li ·.
nocéros et de l'éléphant dans le passage de la Défense de Sidney
constitue par ailleurs une preuve supplémentaire d'une probable allu­


sion à ce rhinocéros lisboète puisque Manuel I" avait souhaité organiser
un combat l'opposant à un éléphant, en mémoire d'un épisode de
,, . l 'Histoire naturelle de Pline où il est écrit que le rhinocéros « est le
'
i.
'
second ennemi naturel de l'éléphant. » IJéléphant et le rhinocéros font
ainsi appel ici, dans le texte de Sidney, à la mémoire historique (l'épisode

li
portugais), visuelle (la gravure de Dürer et l'impresa de Giovio) et litté­
raire (l' Histoire naturelle de Pline) de son lecteur. Ce motif, bien

·�i.· :'.
qu'évoquant des animaux étrangers à la plupart des Elisabéthains et ori­
é •
ginaires de « l'orient » indien ou africain, était donc entré de plain-pied
dans l'histoire européenne. Nous avons ici évoqué le rhinocéros mais
·, _ l

': � <
Manuel I" de Portugal possédait également, dans sa ménagerie exotique,

22. P. Sidney, Éloge de la Poésie, op. cit., p. 3 1-32 (c'est moi qui souligne).
"
,I"

30 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

plusieurs éléphants, dont certains furent offerts à d'autres souverains


européens. C'est le cas de Hanno, l'éléphant d'Inde qui fut amené au
pape Léon X en 1514. Natalie Zemon Davis, dans le chapitre inaugural
(« Crossings ») de son récent ouvrage consacré à Léon l' Africain23 cite
l'épisode de Hanno en guise d'illustration des figures du passage et de
la circulation au XV I' siècle qu'elle voit s'incarner en Léon l'Africain
En 1514, le roi Manuel I" de Portugal offrit au pape Léon X un éléphant
blanc des Indes. Promené en grande pompe dans les rues de Rome par
des habitants ravis, l'animal, qu'on avait nommé « Annone », ou Hanna,
incarnait pour le pape l'intention du roi de placer dans le giron chrétien
les royaumes qui s'étendaient de l'Afrique du Nord au continent indien.
[ . . . ] Les poètes, les mythographes et les satiristes lui [à Hanno] consa­
crèrent des œuvres, on le représenta en dessin, en peinture, en sculpture
sur bois, il figura comme ornement de fontaines en bas-reliefs et sur des
plats en majoliques24 •
Le sous-titre de son ouvrage « Un voyageur entre deux mondes »
(A Sixteenth-Century Muslim Between Worlds) résonne très évidemment
avec cet.épisode : Hanna, comme Léon l'Africain, fait figure de voya­
geur, de pont entre deux mondes. Quel chemin le « motif» littéraire de
l'éléphant et/ ou du rhinocéros a-t-il parcouru, pour se retrouver dans le
texte de Sidney ?

Lefrontispice aux éléphants : perspectives croisées


Pour Sidney, c'est la poésie qui est le mieux à même de représenter
l'éléphant ou le rhinocéros grâce à sa puissance évocatoire, qui repose­
rait sur sa capacité à se faire « peinture », à donner à voir (« l'éloquente
peinture de la poésie »). Or, s'agissant de représentations visuelles d'ani­
maux exotiques, il est très probable que Sidney ait pu admirer des
gravures de Dürer lors de son passage à Nuremberg, où il aurait été ac­
cueilli par les frères Camerarius qui possédaient un nombre important
d'œuvres de l'artiste allemand. Leur père, Joachim l", lui avait consacré
un ouvrage complet, et il était en outre l'auteur d'une traduction de son
traité sur les proportions humaines. Or Dürer partageait avec Sidney le
goüt de la comparaison ; le mot de Sidney à son frère sur la nécess_ité du

23, N, Zemon Davis, Trickster Trave/s A Sixteenth-Centu,y Mus/lm between Worlds, New
York, Hill and Wang, 2006,
24. Pour la traduction française de Natalie Zemon Davis, voir Dominique Peters (trad.),
Léon ! 'Africain. Un voyageu r entre deux mondes, Paris, Payot et Rivages, 2006.
11Jriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 31

comparatisme lui aurait parfaitement convenu. En effet Dürer, à l'image


de Sidney décidant d' « importer » le sonnet en Angleterre, est l'un des
premiers artistes à s'intéresser aux théories italiennes pour tenter de les
adapter au nord de l'Europe. La mise en parallèle par Dürer de diverses
traditions européennes est manifeste dans un de ses dessins, non daté
mais probablement réalisé lors de son premier séjour à Venise qui se
trouve aujourd'hui au Stadelisches Kunstinstitut de Francfort et que
Panofsky commente longuement dans The Life andArt ofAlbrecht Dürer
(1955)25 • Ce dessin représente deux femmes vêtues de costumes tradi­
tionnels, l'un de Nuremberg, l'autre vénitien. La représentation
juxtaposée de la gentildonna et de la Hausfrau est un dessin personnel
de Dürer, et non une œuvre de commission. Il reflète donc probablement
ses propres intérêts pour les différences culturelles et visuelles qui sé­
paraient son pays de Venise où il séjourna par deux fois. Or, Dürer,
lorsqu'il se rendait à Venise, était hébergé par Giovanni Bellini, le jeune
frère de Gentile Bellini qui possédait chez lui des œuvres de son aîné
que Dürer avait pris l'habitude de copier. C'est ainsi que, parmi d'autres
copies, Dürer réalise celle d'un des tableaux de Bellini représentant des
Turcs qu'il avait peints lors de son séjour à Istanbul. Durant ce même
voyage Bellini avait peint le désormais célèbre portrait du sultan
Mahomet II, exposé à la National Gallery de Londres. Moins connue,
une miniature de Bellini qui se trouve au musée Isabella Stewart Gardner
de Boston imite la manière « orientale ». Cette œuvre, qui représente un
artiste turc au travail, avait très probablement été composée par Bellini
pour lui-même, puisqu'on comprendrait mal l'intérêt du sultan de de­

tr
1: mander à Bellini de peindre dans le style turc. Comme le dessin des
costumes de Dürer, l'artiste turc peint dans le style oriental par Bellini
témoigne de son intérêt pour les cultures visuelles étrangères. Esther
Pasztory, qui replace tous ces événements en regard les uns des autres dans
« Identity and Difference : the uses and meanings of ethnie style », estime
que le commentaire de Panofsky se trouverait profondément enrichi et

r
]' prolongé par une mise en perspective avec cette proximité liant Bellini à
Dürer d'une part et celle de Venise aux cultures extra-européennes26

.1:· .
25. E. Panofsky, The Life andArt ofAlbrecht Dürer, Princeton, Princeton University Press,
1955, p. 72.
26.« The Venetian gentildonna is meant to be superior and historically more modern than
_; .
the Nuremberg hausfrau. Panofsky does not ask whether there is anything specia1 in the po­
·'ij ' litical situation of Europe that results in such communications between artists and
comparisons ofstyle. I find it striking that bath Gentile Be1lini and Albrecth Dürer are nearly
contemporary, that Dürer stayed in Giovanni BeHini's bouse in Venice and copied paintings
7

32 ÜRIBNT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE

d'autre part. Ces juxtapositions de style, rendues possibles par les


échanges et les comparaisons engagées par des artistes tous passés par
Venise, « porte de l'orient » constituent la trame d'une circulation en
tout sens de motifs « étranges » au cœur de l'Europe de la renaissance27•
De retour à Nuremberg, Dürer rapporte ainsi avec lui théories, manières
et dessins puisés à Venise. Bien avant cela, en 1535, à Nuremberg encore,
Georg Tanstetter et Petrus Apianus éditent !'Optique de Vitellion sous le
titre Vitellionis mathematici doctissimi peri optikes, id est de natura,
ratione etprojectione radiorum visus, luminum, colorum atqueformarum
quam vulgo perspectivam vacant, libri X . . nunc primam opera... Georgi
Tanstetter et Petri Apiani in lucem aedita. La parution est assortie d'un
frontispice qui représente, sous forme de petites saynètes en images, les
différents domaines d'étude de la science optique. Un homme, sur le côté
droit de l'image, évalue à l'œil les propriétés de corps géométriques,
représentant l'art de la perspective. Un autre, à l'autre bout de la gravure,
observe son reflet dans son miroir : c'est la catoptrique. Au centre, un
homme dont les jambes sont immergées jusqu'à mi-mollet illustre les
phénomènes de réfraction. Un arc-en-ciel renvoie aux phénomènes
météorologiques liés à l'optique et, enfin, au fond, un guerrier teste
l'efficacité du miroir ardent pour créer un incendie28•
Quelques années plus tard, en 1572, le texte de Vitellion est à nouveau
imprimé à Bâle par Friedrich Risner. Mais au texte a été ajoutée la tra­
duction latine du Kitâb al-Manazir, traité d'optique arabe composé entre
1020 et 1038 par Ibn al-Haytham (965-1039). Ce musulman né à Basra,
dans l'actuel Irak, est l'auteur d'un traité de perspective essentiel dans
l'histoire des sciences arabes et européennes, autre figure de la rencon­
tre et du passage d'un monde à l'autre. En effet, les historiens des
sciences29 n'ont pas manqué, dans la seconde moitié du xx' siècle, de
revenir sur ce texte-clé qui circulait encore largement au XVI' siècle,

by Gentile Bellini, including one entitled« Turks », and that Venice had especially close
connections with a non-European culture and had, tao, a highly developed sense bath of
itselfand ofthat Other. Neither does Panofsky ask why Dürer in particular should have been
so interested in the issue of ethnie and cultural identity and comparison», E. Pasztory, art.
cit., p. 24.
27, Esther Pasztory conclut d'ailleurs sur une critique adressée à l'entreprise antérieure de
Pevsner, que nous citions en introduction, en expliquant que le discours sur le caractère na­
tional avait désormais cédé la place à l'invention de la tradition (ibid., p. 35).
28. Les expériences sur les miroirs ardents avaient pour but de reproduit l'exploit my­
thique de Syracuse où une flotte ennemie aurait été entièrement incendiée à l'aide d'un tel
dispositif optique.
29. Nous songeons ici aux œuvres pionnières de Roshdi Rashed, de David C. Lindberg ou,
plus récemment de A. Mark Smith.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 33

même avant sa réimpression par Risner, et en Angleterre notamment. La


diffusion européenne des manuscrits de l'optique d' Alhacen au XIV'
siècle témoigne d'ailleurs de sa présence déterminante sur les « îles bri­
tanniques » : sur les 14 exemplaires recensés en Europe, 2 se trouvaient
à Cambridge, 1 à Edimbourg, 3 à Londres, et 1 à Oxford. Sept, en tout
- c'est-à-dire la moitié des manuscrits disponibles - étaient donc répar­
tis sur les différentes parties de l'île, et 6 de ces 7 exemplaires se
trouvaient en Angleterre. Pour l'époque qui nous intéresse, on peut noter
que John Dee, que Sidney connaissait pour avoir été son élève et ami, en
possédait deux exemplaires dans sa bibliothèque. VAngleterre donc, et
les proches de Sidney, sont familiers de ce texte traduit de l'arabe, fruit
du génie d'un musulman médiéval.
Mais revenons à nos éléphants : lorsque le texte d' Alhacen est réédité
par Risner aux côtés de celui de Vitellion, le frontispice voit s'ajouter aux
représentations imagées des différents domaines d'application de la
science optique un détail révélateur pour notre propos. Il s'agit de cinq
éléphants dont tous ne sont pas représentés entièrement : relégués dans le
coin inférieur gauche de la gravure, certains ont le corps tronqué, d'autres
sont à peine discernables. Tous sont groupés à l'extrémité d'un pont
enjambant un cours d'eau, et vus sous des angles différents. Cette
« fragmentation» de l'animal n'est pas sans évoquer la dédicace de Bruno
à Sidney (« ça et là un oiseau, un porc, un cerf, un âne, un cheval ; il se
borne à montrer la tête de l'un, la corne d'un autre, l'arrière-train d'un
troisième [ . . . ] . ») où il est question de perspective et du travail du peintre,
proche en ce sens de celui des grotesques.
Quant au choix de l'animal, ce n'est pas la première fois que l'élé­
phant est associé à des questions d'optique et de perspective. Dans la
Magia Naturalis de Giambattista della Porta, qui est l'un des traités de
« magie naturelle » qui circule le plus remarquablement à la renais­
sance'°, la camera obscura imaginée par lui permet de mettre en scène

30. « Now, to reach the end ofthis material, I will add a secret that is surely the most in­
genious and beautiful for pleasing great lord, In a dark room, on white sheets, you can see
hunts, convite, battles of enemies, games, and finally, everything you like, so clear and lu­
minously, and minutely, as if you had them right before your eyes. Let there be a spadous
area outside the room where you are going to make these appearances, which eau be well il�
luminated by the sun. In this, you will place trees, bouses, woods, mountains, rivers, real
beasts or anima1s fabricated with skill from wood or other materials, which have children
inside them who move, as we frequently use in the intermissions of comedies, deer, wi1d
hoar, rhinoceroses, elephants, lions and other animals that please you. Bach ofthese emerges
one by one from its lair, and cornes into the scene, then the hunters corne with spears, nets
and other necessary instruments, and are seen to hunt the anima1s, p]aying horns, trumpets
34 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

une chasse aux éléphants et aux rhinocéros pour le divertissement des


puissants. Par Je choix du motif de la chasse et Je dispositif de chambre
obscure qu'il décrit ici, Della Porta, en 1558, retrouve Je chemin de
Léonard de Vinci et, avant lui, d' Alhacen31 • Quant au motif de l'éléphant
qui nous intéresse ici, Je choix de l'ajouter au frontispice de 1572 et son
absence de celui de 1535 indique clairement que, s'il n'avait pas été jugé
« nécessaire » à l'édition de la seule œuvre de Vitellion, c'est qu'il il­
lustre sans doute ici l'ajout d'un corpus arabe au texte initial. I.:animal,
représenté au cœur d'une gravure portant du reste les signes d'une
culture « européenne » (la ville du fond ou les vêtements des person­
nages évoquent ! 'Europe du XVI' siècle de manière évidente), signe la
possibilité pour l'espace visuel (le frontispice) et scientifique (l'histoire
de l'optique) d'accueillir une tradition étrangère (l'éléphant et la théorie
d' Alhacen). La publication en un seul volume des textes de Vitellion et
d' Alhacen, l'un à la suite de l'autre, n'est donc pas sans évoquer les
« juxtapositions de styles » analysées par Esther Pasztory.
La présence d' Alhacen en Europe continentale, manifestée ici visuel­
lement par les éléphants ornant Je frontispice, n'est pas chose nouvelle.
En 1435, déjà, Alberti, dans la version latine du De Pictura faisait « ex­
plicitement référence aux deux théories de la vision [celle des Grecs et
celle proposée par Alhacen] et ici, au lieu de parler des « Anciens »
(veteres) il parle des hommes d'autrefois (prisci) ce qui permet d'inclure
les Arabes parmi les devanciers. Alberti n'a pas repris le passage dans la
version italienne, sans doute parce qu'il le jugeait inutile aux praticiens
de la peinture à qui la traduction s' adressait32• » Cette variation lexicale
des veteres aux prisci permet par incidence de superposer à la tradition
classique héritée de Pline associant éléphants et rhinocéros la présence
en creux de l'optique arabe et de relire Je frontispice aux éléphants
comme la marque d'une hybridation de la tradition perspectiviste, mêlant
cultures classique et orientale. Dès lors, Sidney, en évoquant le travail
d'un peintre s'employant à représenter un éléphant, s'inscrit donc dans

and couches, so that th ose inside the room see the trees, the animais, and the faces of the
hunters, and the other things, so naturatly that they cannot tell whether they are real or due
to trikkery. » J,-B. De Porta, La Magie naturelle ou les secrets et miracles de la nature.
Édition conforme à celle de Rouen (1631), Paris, Daragon, 1913.
31. Lew Andrews, dans Story and Space in Renaissance Art. The Rebirth of Continuous
Narrative (Cambridge, Cambridge University Press, 1 995) donne le résumé complet des
transmissions du motif de la vision comme « chasse )> du visible et l'histoire de la camera
ohscura dont Alhacen aurait eu l'intution.
32. G. Simon, Archéologie de la vision : l'optique, le corps, la peinture, Paris, Seuil, 2003,
p. 1 8 1 .
Variations du motif'oriental dans les littératures d'Europe 35

une tradition hybride - poétique et picturale, qui l'installe dans l'histoire


du motif « visuel » de l'éléphant et des trajets surprenants qu'il em­
prunte, au carrefour de l'Angleterre, de l'Europe continentale et de
l' « Orient ».

L'archéologue et le tisserand ; pour une historiographie du motif


Le terme d'orient, s'il est associé, dans l'inventaire de Robert Dudley,
à des couleurs - dont l'analyse relève de la pratique optique et picturale
- apparaît également dans l'Arcadie de Sidney, au troisième livre,
lorsque le poète compare une nymphe à une « perle d'orient »33 • De
même que dans le traité du miniaturiste anglais Hilliard34, avec qui
Sidney s'était entretenu au sujet de questions de représentations en pers­
pective", le terme d'orient renvoie à l'éclat, au lustre, ici celui de perles
particulièrement brillantes dont Sidney écrit qu'elles ont la « couleur
parfaite » (« perfect hue »). Cette perfection n'est pas sans rappeler celle
évoquée dans la Défense de la poésie en ces termes
On trouve entre [les bons et les mauvais poètes] une différence semblable
à celle qui sépare les peintres mineurs [. . .] et les peintres supérieurs,
qui, obéissant à leur seul génie, vous parent des couleurs les plus propres
à séduire".
Ou, plus loin : « le poète, à nul autre pareil, [. . . ] donne une image par­
faite [. . . ]. Une image parfaite, dis-je, car elle livre à l'esprit une claire
représentation des choses37, ». Le poète a donc pour vocation de livrer,
tel un peintre génial, une image parfaite, dont les « couleurs », sembla­
bles à la teinte parfaite de la perle orientale, seraient susceptibles de
séduire et de représenter parfaitement à l'œil du lecteur un éléphant, ou
un rhinocéros, quand bien même il n'en aurait jamais vu. IJimage de
l'éléphant, ce motif « oriental », venu « d'Afrique ou d'Inde », doit
égaler la perfection de l'éclat de la perle d'orient en présentant des

33. La métaphore n'a pas été conservée dans les traductions en langue française ; voici la
version originale :« [. . .] a nymph that did excel as far / Ail things that erst I saw (as orient
pearls exceed /That which their mother hight, or else they silly seed) ; / Indeed a perfect hue,
indeed a sweet concent [. . .] », dans V. Skretkowicz (éd.), The Countess of Pembroke 's
Arcadia by Sir Philip Sidney, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 349.
34. C'est ce qu'indique L. Bradley Salamon dans son commentaire du traité phare de
Hilliard. Voir A.F. Kinney and L. Bradley Salamon (éd.), Nicholas Hi/liard, The Art of
Limning (c. 1598�1599), Boston, Northeastern University Press, Boston, 1983.
35. Hilliard donne le récit complet de cet échange dans T/JeArt ofLimning, op.cil., p. 26-27.
36, P. Sidney, Éloge de la Poésie, op, clt., p. 20-21.
37. lbld., p. 31.
36 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

couleurs justes, une teinte parfaite qui illuminera l'esprit du lecteur d'une
vision sans pareille, étincelante : « si le monde de la nature est d'airain,
celui des poètes est d'or38• ». C'est pourquoi la poésie, finalement, sur­
passe toute chose, car, ainsi que l'écrivait Bruno dans sa dédicace à
Sidney, justement, le banquet qui les avait réunis aurait été l'occasion
de démontrer « la vanité des études de perspective et d' optique39 » : seule
la vision poétique de l' éléphant permet de saisir de ce motiforiental « la
connaissance vivante et vraie40 », dans les termes de Sidney, D'ailleurs,
lorsque ce dernier écrit, dans le texte précédemment cité : « Imaginons
un homme qui n'ait jamais vu d'éléphant ou de rhinocéros, et à qui l'on
décrirait ces animaux avec force détails - forme, couleur, taille, et autres
signes distinctifs », la liste de « détails » choisis par Sidney ne semble
pas tout à fait anodine. La forme, la couleur ou la taille des objets visi­
bles ne constituent-ils pas les catégories premières de la perception
visuelle ? Celles-là même au sujet de la mesure desquelles l'optique s'in­
terroge tout particulièrement ? Forme, couleur ou taille appartiennent
en effet aux « intentions », c'est-à-dire des catégories du visible, de l'op­
tique de Ptolémée dont la liste se voit considérablement allongée par Ibn
al-Haytham.
Aux « intentions » (pour parler comme la traduction latine de l'origi­
nal arabe, ce qui correspond à l'idée des catégories du visible) retenues
anciennement par Ptolémée - lumière, couleur, distance et position,
grandeur, forme, repos et mouvement- s'ajoutent la « solidité » (au sens
géométrique de tridimensionalité), la séparation et la continuité, le
nombre, le rugueux et le lisse, la transparence et l'opacité, l'ombre et
l'obscurité, la beauté et la laideur, la ressemblance et la dissemblance.
Au total vingt-deux propriétés, dont Ibn al-Haytham va dans la suite soi­
gneusement examiner comment elles sont accessibles à la vue et
comment celle-ci pour chacune peut se tromper".
Ces propriétés devenant plus nombreuses, certaines d'entre elles
échappent à la mesure ou au calcul, pour reposer au contraire sur l'éla­
boration visuelle et le temps de la perception. Ghiberti (1378-1455),

38. Ibid., p. 16.


3 9. G. Bruno, Le Banquetdes cendres, traduit par Yves Hersant, Nîmes, Éditions de l'éclat,
2002, p. 8.
40. P. Sidney, Éloge de la Poésie, op. cit., p. 3 1-32.
41. G, Simon, « Vapparition des valeurs tactiles en optique géométrique», p. 20M38 in
Haptisch, La Caresse de l 'œll, catalogue de l'exposition au Musée de l'Abbaye SainteMCroix
des Sables d'Olonne tenue du 3 juillet au 30 septembre 1993, Les Sables D'Olonne, Cahiers
de l'Abbaye de SainteMCroix n° 75, 1993, p. 32.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 37

dans son Commentario Terzo avait déjà expliqué, en s'appuyant sur les
thèses d' Alhacen, que la vision pouvait se produire soit sous forme de
perception immédiate (comprensione superficiale - per lo primo
aspecta) soit sous la forme d'une perception plus attentive et contem­
plative (comprensione per lo risguardamento - per intuitione). Cette
perception « active » fait intervenir l'imagination et la mémoire, et la
faculté de comparaison et nécessite logiquement le dépassement des ca­
tégories visibles recensées par Ptolémée :
La sensation pure ne devient donc que le point de départ d'un processus
complexe de comparaison où la virtu distinctiva, la faculté de distinction,
doit trier de nombreuses données et émettre un grand nombre de
jugements en un laps de temps considérable42•
Ce temps, essentiel à la perception « vivante et vraie », détachée de la
seule sensation immédiate, est celui qu'il faut à Astrophil pour tomber
amoureux de Stella, dans la séquence de sonnets de Sidney :

Ni au premier regard, ni par flèche labile


Amour ne causa ma plaie à jamais sanglante
Mais valeur certaine au fil du temps me gagna,
Et par lents degrés finit par me conquérir.
Je vis et appréciai ; appréciai sans aimer ;
J'aimai, sans obéir aux décrets de l'Amour [ . . . ]43•

Le hasard et l'indirection première du regard, qui ne succombe pas im­


médiatement à la vision de Stella, permettent l'introduction d'un lent
processus qui mène par degrés de la vision à l'amour, qui n'est pas sans
évoquer le temps long de la certification d' Alhacen au cours de laquelle
a lieu (et temps) la perception. La « valeur certaine » de ce sentiment
n'est donc pas simplement soumise au calcul ou aux règles immédiates
(les « décrets de l'amour ») mais au passage du temps nécessaire à l'acte

42.« Pure sensation, then, is only a starting point for a complicated process of compati­
son in which the virtu distinctiva, the distinguishing faculty, must sort out numerous bits of
date and make a variety ofjudgments over a considerable amount of time. »
43.« Not at first sight, nor with a dribbèd shot,
Love gave the wound, which, while I breathe will bleed:
But known worth did in mine oftime proceed,
Till by degrees it had full conques! got.
I saw, and liked; I liked, but loved not;
I loved, but straight did not what Love decreed:
At length to Love's decrees I forced agreed», Astrophil and Stella, sonnet 2, v. I N7.
38 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

perceptif, à l'encontre du cliché poétique du « premier regard ». Les


« fils du temps » et de l'art poétique décrits ici permettent donc à l'his­
torien de remonter jusqu'au territoire archéologique d'où certains motifs
sont issus :
La recherche archéologique nous oblige ainsi à interpréter la significa­
tion des vestiges dans leurs rapports mutuels de contemporanéité et à
les corréler à des données de même époque, quitte à reconstituer grâce
aux indices découverts les grandes étapes d'une histoire dont la trame
événementielle nous échappe, mais non les mutations et les ruptures44•
IJhistoire du motif des « étranges comparaisons », de « bêtes d'Afrique
ou bien d'Inde » qui réapparaissent en plusieurs endroits du corpus
sidneïen dessinent donc finalement une histoire interstitielle de l' œil et de
la perspective qui y sont associés, Ces motifs poétiques et leur épaisseur
ne sauraient, par conséquent, figurer dans un simple « inventaire ». La
perception poétique, la « connaissance vivante et vraie » - d'un éléphant
comme de Stella - se refusent au calcul ou aux décrets. Le motif
poétique est sans commune mesure avec d'autres, ceux, par exemple, qui
ornent le tapis aux « couleurs d'orient » consigné dans l'inventaire de
Robert Dudley. Cet objet d'artisanat, oriental par son origine et ses motifs
colorés, que Sidney avait plus que probablement eu l'occasion de voir à
de nombreuses reprises est décrit brièvement avant d'être mesuré avec la
plus grande précision : la mention de sa longueur et sa largeur exactes
suivent immédiatement les remarques concernant sa couleur et son lieu
de provenance45 • Ainsi inséré au cœur d'une logique d'inventaire, le
« motif» peut ici se prêter à la règle qui en donne une image censément
exhaustive. Cette description de l'inventaire est proche de celle que
Sidney évoque dans la Défense (« force détails - forme, couleur, taille, et
autres signes distinctifs ») et que surpasse la poésie, infiniment.
« Transporté » dans la matière poétique, le motif conduit à une
archéologie permettant de dégager, sous la surface chamarrée des étoffes
orientales, les couches où ont circulé, ailleurs, avant, ou en un même
temps, ces lignes brisées du dess(e)in historique qui ajoutent à ces effets
d'inventaire une dimension non mesurable de l'histoire du trajet
« d'étranges comparaisons », ailleurs et au-delà des règles ou des routes
du commerce international ou des dons d'animaux d'un souverain à
l'autre.

44. G, Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, 2008, p.104.


45. Voir supra, note 9.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 39

Ces « négociations » littéraires qui doublent les circuits marchands


portent ainsi la marque silencieuse des trajets du scientifique au litté­
raire, de l'Orient à l'Europe continentale, et de cette Europe à
l'Angleterre, dont la trame, pour être reconstituée, appelle le mélange
des genres et des traditions. Et Giordano Bruno, s'adressant à Sidney, de
confirmer ces mesures différentielles
Et pour ce qui est des effets de surface : les individus qui nous ont fourni
l'occasion de rédiger ce dialogue [ . . . ] apprendront à se montrer plus
circonspects, quand ils mesurent les hommes à la même aune que les
étoffes46•

46. G. Bnmo, op. cit., p. 1 1 .


Espace baroque, espace classique
daus les guides du voyage eu Orient ?

Chantal Liaroutzos
Université de Caen

Destiné de manière quasi exclusive aux pèlerins pendant le Moyen


Âge, le genre des guides de voyage se métamorphose à la Renaissance,
Une nouvelle curiosité se fait jour, qui s'attache à l'histoire des pays ou
des régions parcourus, aux paysages, aux monuments, à tout ce qui,
d'une manière ou d'une autre, peut être considéré -, ou révéré -- comme
« antiquité ». Les échanges commerciaux y trouvent également leur
place, et les recommandations de plus en plus précises concernant la
santé ou la sécurité des voyageurs sont accompagnées de conseils visant
à leur assurer un plus grand confort',
Parallèlement, le genre du récit de pèlerinage en Terre sainte connaît
avec la Réforme catholique un essor qui restera relativement éphémère,
mais qui marque un moment décisif dans la perception du voyage en
Orient. Comme l'a montré Marie-Christine Gomez-Géraud2, la relation
du « Grand voyage » témoigne d'une nouvelle sensibilité religieuse, qui
engage, plus largement, des modes de perception et de représentation
spécifiques. Or il n'existe pas à la fin du XVI' et au début du xvn' siècle
de guides consacrés à ce qu'on appelle alors « le Levant » qui ne soient
au premier chef, voire exclusivement, des guides du voyage en Terre
Sainte. Il y a là un déséquilibre apparent, au sein du « discours viatique »
entre les récits et les guides. En effet, les récits consacrés à l'Égypte, à
l'Asie Mineure, à l'Afrique du Nord, à la Perse -- pour en rester à l'Orient
- se multiplient à la fin de la Renaissance, Leurs auteurs témoignent de
cette nouvelle et toute profane curiosité, largement partagée par le public
si l'on en croit les pratiques éditoriales et le discours liminaire de ces
relations, Sans compter les textes demeurés manuscrits parce que desti­
nés à un public plus restreint, dont le Centre de Recherches sur la

1. Cf. Chantal Liaroutzos, « La Guide des chemins de France », dans Le pays et la


mémoire: pratiques et représentation de l 'espacefrançais chez Gilles Corrozet et Charles
Estienne, Paris, H. Champion, collection « Les géographies du monde », 1998, p. l 40M249.
2. Marie�Christine Gomez-Géraud, Le crépuscule du gmnd voyage : les récits des pèlerins
à Jérusalem, 1458-1612, Paris, H. Champion, collection « Les géographies du monde »,
1999.
42 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

littérature des voyages de l'Université de Paris-Sorbonne a entrepris le


recensement, cet extraordinaire essor du récit de voyage est aujourd'hui
largement étudié. Dans quelle mesure ces transformations profondes de
la pratique et du discours viatiques sont-elles perceptibles dans les guides
de voyages en Orient, pendant cette période décisive qui englobe la toute
fin du XVI' siècle et les premières années du xvn' ?
Parce qu'il prescrit ce qui est à voir, à retenir, qu'il enjoint quel com­
portement adopter en pays étranger et parce qu'il propose, voire impose
un certain mode d'accès à l'altérité, on peut penser que le guide reflète
une attitude collective à l'égard de l'étranger en même temps qu'il joue
un rôle actif dans cette perception. Du fait de sa visée pratique, le guide
de voyage se caractérise en principe par la relation de maîtrise dans la­
quelle se situe le locuteur par rapport à son destinataire, ce que manifeste
l'emploi privilégié du discours injonctif'. À cette présentation concise de
données qui, notons-le, ne supposent pas forcément une « autopsie » ou
une expérience personnelle, les auteurs du XVII' siècle préfèrent souvent
la forme du récit, réel ou imaginaire, qui organise la représentation de
l'espace du voyage sous une forme narrative dans le but d'attiser la cu­
riosité du public. Le lecteur s'attache ainsi à un itinéraire singulier, mais
présenté plus ou moins explicitement comme exemplaire, c'est-à-dire
susceptible de prendre en charge une expérience collective. Quant aux
voyageurs mus par un intérêt moins frivole, tel Montaigne qui souhaitait
s'aventurer jusqu'en Hongrie et en Grèce en s'aidant de la cosmogra­
phie de Münster, ils se tournent vers ces ouvrages de caractère
encyclopédique, imposants et intransportables, qui accumulent des
données érudites dans le but de proposer une véritable somme de
connaissances sur les pays présentés, comme la Description de 1 'Afrique
de Dapper. Rares sont ainsi les livres qui se présentent explicitement
comme des guides, tels le Guide des chemins pour le voyage de
Hierusalem et autres villes et lieux de la Terre saincte ... de Loys
Balourdet (1601)4, ou La Guide . . . d'Henri Castela5 - mais ce dernier

3. Voir par exemple dans le guide de Charles Estienne des indications du type :« Passe les
boys de Nesle [ . . .] Descen la vallée . . . », Charles Estienne, La Guide des chemins de France
de 1553, éd. Jean Bonnerot, Genève, Slatkine - Paris, H. Champion, 1978, Reprod. en fac­
sim. de l'éd. de Paris, H. Champion, 1936, p. 32, Védition originale de La Guide (1552) est
disponible sur le site de la BNF Gallica.
4, La Guide des chemins pour le voyage de Hierusalem et autres villes et lieux de la Terre
saincte [...] par M. Loys Balourdet, Chaalons, C. Guyot, 1601.
5. Le Sainct voyage de Hiérosalem et Mont Sinay,faict en l'an du grand Jubilé, 1600...
par R. P. F. Henry Castela,... Bourdeaux, Paris, L. Sonnius, 1603.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 43

ouvrage est simplement un livret complémentaire ajouté à la demande du


public au Sainct voyage de Hiérusalem et Mont Sinay, faict en l 'an du
grand Jubilé, 1600. Le titre fournissant ainsi peu d'indications sur la
fonction de l'ouvrage, il m'a semblé pertinent de retenir pour objet
d'étude, outre ceux qui se désignent eux-mêmes comme guides, ceux
des 1'oyages qui témoignent explicitement d'une visée prescriptive6, dont
le plus caractéristique, et le plus intéressant pour notre propos, Les
voyages du Sieur de Villamont7, connut un succès extraordinaire pendant
toute la première moitié du xvn' siècle. Outre le traditionnel pèlerinage
en Terre Sainte, auquel les auteurs joignent fréquemment un voyage en
Italie, Villamont prolonge son itinéraire de Jérusalem par un voyage en
Palestine, en Syrie et en Égypte. I;étude que je me propose de mener au
sein de ce corpus sera consacrée à ce que l'on pourrait appeler, suivant
Bakhtine, le chronotope de l'Orient, c'est-à-dire à l'organisation et à la
représentation de l'espace-temps du voyage, non pas simplement comme
décor, chronologie et ordre de progression du récit, mais en tant qu'il
constitue la spécificité du propos sur le plan générique en même temps
qu'il établit la singularité de chacun des guides examinés.
Du fait qu'il préconise et relate à la fois un voyage dont les modalités
sont depuis longtemps mises en place, le guide du pèlerinage à Jérusalem
adopte une forme et un contenu très codés, ceux d'un itinéraire ritualisé
dans laquelle le viateur s'engage tout entier sur le plan matériel, affec­
tif, intellectuel et spirituel. Ainsi le guide de Balourde! suit le même
protocole que les récits du voyage de Jérusalem publiés à la même
époque. La progression est organisée suivant le rituel de l'épreuve,
imposée par les conditions naturelles -- les dangers de la navigation par
exemple - ou, plus fréquemment, par le caractère conflictuel des
échanges avec l'habitant : jets de pierre des Turcs anx chrétiens dès leur
arrivée, paiement d'innombrables péages (les « courtoisies ») pour se
rendre d'un endroit à l'autre ou pénétrer dans les lieux saints, rencontres
violentes avec les troupes de brigands arabes. Chacune de ces épreuves
est à déchiffrer comme une leçon spirituelle : bastonnades et humilia­
tions ne sont qu'un rappel de celles que subit le Christ dans sa passion
et le racket dont les voyageurs se disent victimes est l'avertissement tou­
jours réitéré de la nécessité du dépouillement qui doit accompagner le

6. Par exemple, Nicolas Bénard annonce dans sa préface : « [ ...] tu y trouveras outre la
guide du chemin quelques recherches sur divers sujects, non encore remarquez ailleurs en
semblables livres de voyage », Le voyage de Hierusalem et autres lieux de la Terre sainte,
Jaict par le Sr Bénard, [...] , Paris, D. Moreau, 1 621.
1. Les voyages du seigneur de Vil/amont [...] Paris, C. de Monstr'oeîl et J. Richer, 1595.
-

44 ÜRIENT BAROQUEIÜRIENT CLASSIQUE

pèlerinage. Balourde! par exemple, dans les conseils qu'il adresse aux
pèlerins, met sur un même plan recommandations religieuses et maté­
rielles :
[ . . . ] qu'il porte deux bourses, l'une pleine de patience en affluence, et
l'autre d'argent en abondance, à tout le moins, où il y ait six vingt escus
[ . . . ] encores faut-il vivre de mesnage [ . . . ] Au reste, il convient estre
humble partout et en tout : car sans humilité on ne peut aller avant,
amiable, et de bon accord, bien servir à Dieu'.
Cette leçon n'empêche pas Balourde!, dans son épître liminaire à
Renée de Lorraine, de regretter le temps de Godefroy de Bouillon :
Car en ce temps là, nul estoit vray Gaulois, qui n'eust esté en
Hierusalem. Ce qui donne à cognoistre que les Chrestiens y estoient
bienvenus, receuz, et honorez : là où aujourd'huy ils sont battus,
mocquez et dechassez9•
Une tension permanente oriente la progression du voyageur entre un
présent déceptif - celui de l'occupation turque - et un passé ou bien
historique (comme le temps des croisades), ou bien biblique. C'est que
l'itinéraire invite toujours à regarder plus loin que le temps et l'espace
présents, ou, plus exactement et si l'on peut dire, à voir double. Le lieu
saint n'est pas le lieu qu'on voit. Tous les auteurs par exemple invitent à
se représenter ce pays fertile et bien cultivé que fut autrefois la « terre de
promission », aujourd'hui stérile parce que ni les Turcs, ni les Mores ne se
soucient d'agriculture, mais qui ne demanderait qu'à reverdir si Dieu
voulait qu'il füt en de meilleures mains. Les ouvrages étudiés ici se
donnent pour récit d'une expérience de reconfiguration du monde et de
soi-même, et, du fait de son caractère religieux, éminemment
reproductible. Cette visée fait de chacune des étapes du périple le véritable
lieu commun d'une topographie dont Balourde! tente de définir, à propos
du Saint Sépulcre, le caractère paradoxal : « le plus grand, le plus excellent,
et renommé, pour sa petitesse, que jamais n'a esté de plus grand, ne plus
beau bastiment au monde [ . . . ]. On pourra demander en quoi est-il si
grand ? en ce qu'il est par tout le monde. » Le processus évangélique du
renversement des perspectives inverse l'échelle de la géographie et de
l'architecture humaines, et Balourde! amplifie ce thème dans un
développement oratoire qui fait plutôt la preuve de son ingenium que de

8. Louis Balourdet, La Guide des chemins pour le voyage de Hierusalem, op. cit., f. eiij.
9. Ibid., f. aiii.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 45

son aptitude à l'humilité. De même, Bénard développe sur le mode


oxymorique - et non sans une certaine préciosité - son regret de quitter le
Saint Sépulcre où, rappelons-le, les pélerins étaient enfermés pendant
vingt-quatre heures sous la garde des religieux franciscains eux-mêmes
surveillés par les Turcs : « C'est assez pour le present, il faut malgré nous
sortir de ceste agreable, doulce et salutaire prison. »
La rhétorique du saint voyage ne craint donc pas de s'afficher. Il s'agit
de signifier par tous les moyens que pour le Chrétien, la Terre Sainte
n'est pas un pays étranger, mais l'espace familier d'une mémoire qui se
l'est déjà approprié, et que le guide se contente d'aider à reconnaître
pour permettre cette conversion - très exactement, cette révolution - en
quoi consiste le pèlerinage. Dans ce but, c'est à incorporer la leçon des
Ecritures qu'incite avant tout le guide, à mettre ses pas dans ceux des
saints personnages qui laissèrent leurs traces, le plus souvent palpables
et lisibles, dans les pierres, dans ! 'hydrographie, dans la végétation
mêmes. Le contact avec ) 'histoire sacrée devient par ce moyen un contact
physique, la dévotion s'appuie sur le sensible. Ainsi Balourde! reprend
à son compte la méditation lyrique de Saint Bernard pour dire l'exalta­
tion que suscite en lui l'évocation charnelle du corps mort du Christ au
contact de son tombeau :
Entre les lieux saincts et desirables le S. Sepulchre tient la principauté :
et s'y trouve je ne sçay quoy plus de devotion là où le mort a reposé, que
là où Juy vivant a reposé. Et puis il dict, 0 que c'est une chose douce aux
peregrins, apres tant de fatigues de chemin, tant de perils en la terre, et
en la mer, apres tant de dangers de larrons, de se reposer enfin là où on
cognoist que son Maistre et Sauveur avoit reposé. 10
Ce désir de proximité peut aller jusqu'à celui de voir le paysage avec
le regard même d'un personnage de l'histoire sainte : « quasi au sommet
de la montagne estoit la tour de David, de laquelle il vit Bethsabée qui
se lavoit » (Bénard). Castela apporte quelques précisions supplémen­
taires : « il convoita Bethsabée, la contemplant lorsqu'elle estait a la
fontaine qu'elle avoit en son jardin comme elle y est encores1 1 », et
Balourde!, évoquant lui aussi cette scène dans les mêmes termes, précise
que Bethsabée était alors « toute nue » : la piété semble bien ici prendre
appui sur la sensualité de l'évocation. Un tel cas n'est pas unique dans

10. Ibid., p. 68.


1 1 , Le sainct voyage de Hiérnsalem et Mont Sinay,faict en l 'an du grand Jubilé, 1600...
par R. P. F. Henry Caste1a, ..., Bourdeaux, Paris, L. Sonnius, 1603, p. 140.
46 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

le corpus. M.C. Gomez-Géraud a montré que l'expérience du pèlerin


affecte la totalité des sensations, celui-ci est littéralement engagé corps
et âme dans le périple sacré, s'extasiant par exemple sur l'odeur suave
qui émane du tombeau de la Vierge 12• Le parcours n'est alors pas loin
d'apparaître comme une entreprise de séduction à laquelle il arrive que
le guide lui-même se laisse prendre. Devant la mosquée d'Oman, réputée
être le temple de Salomon, Castela est ébloui par le jeu des lumières sur
la façade :
[ . . ,] de belles colonnes de bronze y sont rangées deux a deux, avec de
beaux vitrages de chasque costé d'icelles le demeurant de tout ce qui y
est plain, est peint ou damasquiné avec de si belles couleurs, que le soleil
venant à donner ses rayons, il en faict naistre et paroistre par sa rever­
beration tant d'autres aux environs, qu'on diroit proprement que se [sic]
sont des bluettes de feu ou bien quelques estoilles qui voltigent et se
remuent continuellement13,
Un tel spectacle avive son désir de voir l'intérieur, mais l'entrée est
interdite aux chrétiens. Reçu dans une maison dont la vue donne sur la
mosquée, il peut la contempler sous un autre angle, mais demeure par­
tiellement frustré : « Je regrettais de ne m'en pouvoir aprocher autant
qu'il eut esté besoing, pour remarquer toutes les plus belles raretés de ce
temple ». Un autre spectacle s'offre à lui cependant - en dernier ressort
tout aussi frustrant :
Mais en me promenant dans ceste maison [ . . . ] je vis sans y penser
dixhuict femmes enfermées dans un sérail, clos des grandes grilles de fer
fort espaisses, lesquelles sebattoient toutes ensemble ; au moyen dequoy
voulant m'en retourner sans estre apperçeu d'aucun je me pris garde
qu'elles tirerent un rideau qui estoit au derriere de la grille et au mesme
instant l'osterent et tournerent fermer14 ,

Le miroitement des apparences attise une pulsion scopique toujours


déçue, et l'on sait à quels développements romanesques est promis ce
motif dans le voyage en Orient. On notera tout de même dans cette scène
que malgré le caractère furtif de la vision du harem, le frère Castela a eu
le loisir de compter les femmes qui s'offraient à sa vue, ce qui, au
demeurant, peut attester la chasteté de son regard.

12, Castela, op. cil., p. 158.


13, Ibid., p. 177.
14. Ibid., p. 179.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 47

Le voile qui couvre le visage des femmes, et que tous les voyageurs
décrivent attentivement, est aussi celui qui garde l'empreinte de ce que
les pèlerins voudraient voir à tout prix : le visage souffrant du Christ.
[ . . . ] là soulait estre jadis la maison de la bonne Veronique, laquelle
esmeue de compassion lorsqu'elle vit passer nostre Sauveur devant sa
porte tout [, . . ] ne se peut tenir d'accourir à luy, et s'ostant le voile de la
test en essya la sacrée face d'iceluy, laquelle demeura emprainte depuis
audict voile, marquant touts les traictz du visage du propre sang, ny plus
ny moins que si on l'eust depeinte d'un pinceau : cela se voit encores au
mesme voile qu'on monstre aux Pelerins en l'Église S. Pierre a Rome 15•
I:objet du désir est toujours ailleurs --- à Rome, lorsque l'on est à
Jérusalem, par exemple - toujours dérobé, voire interdit. La contem­
plation ne peut se faire que sous surveillance, le· guetteur ottoman est
toujours là, interrompant l'extase mystique.
Partagé entre le désir et la douleur de voir, entre l'émerveillement et
! 'indignation, le guide développe toutes les possibilités de la rhétorique
épidictique - 1' éloge superlatif alternant avec le blâme indigné - mais
surtout, il s'investit personnellement dans un lyrisme destiné à impres­
sionner le lecteur. Au moment de quitter la Terre Sainte, Nicolas Bénard,
toujours inspiré par le cérémonial des adieux, lui adresse une plainte
Adieu donc ô desolee, captive et ruynee saincte cité de Hierusalem !
c'est à mon grand regret que je te quitte, et queje ne verrai jamais de mes
yeux corporels les ryunes de tes superbes edifices et bastimcns [ . . . ] 16,
Chaque pèlerin entend faire partager l'émotion qui est la sienne dans
les lieux consacrés. Pour cette raison, il recourt plus volontiers à l'exhor­
tation qu'à l'injonction. Il n'impose pas son parcours - ce qui serait
inutile puisque d'une part, le parcours s'impose de lui-même, d'autre
part le lecteur doit effectuer personnellement cette démarche d'appro­
priation du territoire - il s' expose, comme il l'a déjà fait lors du voyage.
Il s'offre en exemple de ce qui est à faire, ou à éviter, et c' est en quoi la
démarche prescriptive du guide coïncide ici exactement avec la pro­
gression du récit.
Les exemples qu'on vient de donner montrent qu'il est difficile d'en­
visager séparément la visée religieuse et la visée profane du guide. La
ritualisation de l'itinéraire suppose en même temps sa théâtralisation et

15. Ibid., p, 189.


16. le voyage de Hierusa/em et autres lieux de la Terre sainte, faict par le Sr Bénard,
[, . . ], Paris, D. Moreau, 1621, p. 306.
48 ÜRIBNT BAROQUEfÜRIBNT CLASSIQUE

la participation du pèlerin aux cérémonies qu'impose le parcours, la


récitation des prières dispensatrices d'indulgences qui marquent chaque
étape, le spectacle des pratiques religieuses des autres cultes, auxquels
les voyageurs se montrent très sensibles, font des Lieux Saints un spec­
tacle permanent. Le guide de pèlerinage ne s'inscrit pas seulement dans
l'histoire des pratiques religieuses : il est aussi, plus largement, partie
intégrante de ce vaste Théâtre des voyages qui se constitue à la fin de la
Renaissance et à l'âge classique. Lorsque le discours n'est plus stricte­
ment encadré par la liturgie ou qu'il n'est plus immédiatement sollicité
par les souvenirs bibliques, les guides adoptent des modalités de repré­
sentation plus diversifiées,
« Tant plus l'homme voit, plus il desire voir » : Villamont légitime par
cette formulation sentencieuse une curiosité toute profane qui s'exprime
après son départ des lieux saints. Tous les topoi de la vie et des mœurs
dans l'empire ottoman, déjà bien constitués, sont présents dans cette
partie, mais Villamont s'efforce de leur conférer la [saveur] des « choses
vues ». Les descriptions sont marquées par une attention accrue aux
formes, aux mouvements, aux couleurs et par une esthétisation du propos.
Séduit par la vitalité des villes de l'actuelle Syrie, il consacre à Damas un
éloge que l'on retrouve du reste chez nombre d'autres voyageurs :
Pour conclusion je diray qui considerera bien la beauté, situation, et
richesses de ceste ville, lajugeroit le paradis du monde, non pour le regard
du bastiment de la cité, mais seulement pour la bonté du territoire17•
Il apprécie en artiste et en connaisseur les courses de chevaux auxquelles
il dit avoir assisté, « chose superbe et magnifique à voir », décrit les danses
données à l'occasion d'un mariage aussi bien que les supplices infligés
par les Turcs, auxquels il consacre un développement assez complaisant.
Le pèlerin n'a pas disparu sous le voyageur curieux - Villamont évoque
par exemple avec une certaine exubérance un épisode apocryphe de l'en­
fance du Christ - mais ce désir de voir par lequel il légitime la poursuite
de son voyage s'exprime librement par la description des riches parures,
l'attention qu'il porte aux ornements du vêtement féminin, aussi bien que
par son intérêt tout humaniste18 pour les paysages dont il rend compte d'un
point de vue plus naturaliste qu'esthétique, comme on peut le voir dans le
passage élogieux qu'il consacre aux cèdres du Liban.

17, Les Voyages du seigneur de Villamont [ . . . ], Paris, C. de Monstr' oeil et J. Ri cher, 1595,
p. 232.
1 8. Le rapprochement avec Montaigne voyageur s'impose constamment.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 49

Bénard, chez qui pourtant la perspective religieuse oriente presque


exclusivement le propos, se montre cependant soucieux de construire
les paysages. Si l'énumération, qui joue en rôle essentiel dans le dis­
cours descriptif de la Renaissance, demeure le moyen le plus
fréquemment employé par les guides dans leur ensemble pour dire
l'abondance et la variété des objets qui s'offrent aux yeux, le texte que
Bénard consacre au rivage syrien donne un exemple intéressant de la
manière dont, peu à peu, la juxtaposition des éléments traditionnels du
locus amoenus -· les belles prairies, les ruisseaux, les tulipes multico­
lores - cède la place à une organisation fondée sur Je modèle pictural :
[ . . . ] nous partismes de bon matin cheminans par terre à la coste de ta
marine environ deux milles, puis par de belles prairies arrousees de ruis­
seaux et parsemes de tulipes blanches, rouges et bteuës, et d'une infinité
d'autresbelles fleurs nous montasmes tous trois à pied une fort haute
montagne et rocher couvert de lauriers, atvive blanche, thue, lentisque et
autres belles fleurs ; au sommet de laquelle montagne est une grosse tour
qui regarde ta marine, et au bas de ce haut rocher est une belle plaine
remplie de figuiers, caroubtiers, lentisques et autres arbres, puis dessus
une petite coltine on void un bois de caroubiers où plusieurs Arabes se
retirent pour voiler les passants [ . . . ]19
!;effort de localisation des éléments naturels (« au sommet de laquelle »,
« au bas », « puis dessus ») constitue véritablement le lieu en paysage,
« étendue de pays que l'on peut contempler d'un seul regard ».
I; architecture enfin est Je lieu dans lequel les problèmes de la repré­
sentation spatiale trouvent leur expression la plus diversifiée. La
tentative de description du monument affronte la question du point de
vue et, si la tentative de construire une image du monument s'est affer­
mie depuis les premiers guides du XVI' siècle - celui d'Estienne se
contentait le plus souvent de signaler une « belle et claire église » -, on
a le sentiment, à lire par exemple la description que donne Bénard du
Saint Sépulcre, que Je regard ne parvient pas à trouver son point fixe,
celui à partir duquel la représentation pourrait s'ordonner.
[ . . . ] il y a bien soixante colomnes en quatre rangs qui sont de marbres,
semblables à peu près du porphyre tout d'une piece qui soustiennent la
nef de l'Église : elle est pavee de marbre de diverses couleurs, et en la
voûte se voient encores force vieilles peinctures dorees et azurees re­
presentans diverses histoires de t' escriture saincte, et de la à main gauche
19. Bénard, Nicolas, Le voyage de Hierusalem et autres lieux de la Terre ste,faictpar le
Sr Bénard... , Paris, D. Moreau, 1621, p. 109.
.ii'I" ,·, ' -

50 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

on entre dedans le monastere, puis par un petit escalier entaillé dans la


roche, nous descendismes comme dans une grotte au lieu où nostre
Seigneur nasquit, qui est embellie de tous costez, et son parterre ou pave
qui est faict de marbre blanc bien poly. En l'une des entrees d'icelle et
au milieu est un autel orné d'un tableau fort bied (sic) peine! represen­
tant le mystere de la Nativité du Sauveur, sur lequel autel où est ledit
tableau les prestres latins peuvent celebrer la saincte Messe : comme fit
le pere Gregoire [ ... ]20 ,
Cette errance21 - aux deux sens du terme car elle est aussi, comme on
va le voir, créatrice d'illusions - peut être consciente et assumée, comme
c'est le cas pour Villamont qui s'enchante des leurres créés par la pers­
pective des pyramides :
Certes tant plus je regardois cest œuvre, plusje l'admirois, car du bas on
eust dit que la pyramide estoit pointuë comme un diamant, et
toutesfois estant an hant : on y voyoit une si grande plate-forme, que
d'icelle nous voyons à clair le Caire, les deserts areneux, et partie de
l'inondation du Nil, qui arrousoit encore les terres de la fertile Égypte22•
Le changement de point de vue dissipe le mirage des apparences en
même temps qu'il ouvre de nouvelles perspectives, dont la description
cependant peine à organiser la représentation, faute d'introduire un ordre
dans les éléments qui constituent le paysage. Dans la seconde moitié du
siècle, Jouvin de Rochefort23 par exemple témoigne de la capacité du
discours descriptif à produire cet ordre, dans lequel les éléments naturels
trouvent chacun leur place :
Le lieu de cette colonne" estant élevé, fait qu'on a la veuë agreable sur
le port, et d'un autre côté a un derny mil sur le grand lac Marcotis, qui a
cent milles de circuit, estant bordé de quantité de palmiers d'une hauteur
prodigieuse, de carobiers, et cassiers ; ce qui fait un Ires-beau païsage.

20. lbid., p. 124.


21. Voir aussi la description du« temple de Salomon» chez Villamont (Les Voyages du
seigneur de Vil/amont, divisez en trois livres ... Plus un abrégé de la descrip tion de t oute la
France, Paris, C. de Monstr'oeil et J, Richer, 1595, p. 124.
22, Op. clt., p. 275,
23, Jouvin, Albert (de Rochefort), Le Voyageur d'Europe, où sont les voyages de France,
d 'Italie et de Ma/the, d'Espagne et de Portugal, des Pays Bas, d'Allemagne et de Pologne,
d'Angleterre, de Danemark et de Suède, Paris, C. Barbin, 1676. Comprend : I [2e partie],
Voyage d'Italie et de Ma/the ; II. Le rbyage d'Espagne et de Portugal et le voyage des Pais­
Bas. - 2 vol. j III. Le rtiyage d'Allemagne et de Pologne et le voyage d'Angleterre, de
Dannemark et de Suède. - 2 vol. ; VII [sic] Le 10yage de Turquie comprenant la Terre Sainte
et l 'Égypte.
24, La« colonne de Pompée».
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 51

Et du côté du midy dur les deserts de Barca et d'un autre sur la ville, qui
n'en est eloignee que de cinq cens pas, en telle sorte que ce lieu nous
parut un des plus remarquable des environs d'Alexandrie".
Ce désir d'un discours organisé et hiérarchisé s'exprime à plusieurs
reprises chez Bénard et Balourde!. Même si les lacunes de la représen­
tation textuelle sont en partie comblées par les illustrations - plans ou
élévations des monuments - les difficultés des auteurs à rendre compte
de l'agencement des formes architecturales montrent que la recherche de
l' « ordre d'architecture » au tout début du XVII' siècle, c'est-à-dire au
moment même où Malherbe cherche à construire un équivalent verbal
des « beaux et grands monuments d'éternelle mémoire », demeure dans
les guides à l'état d'aspiration.
Est-il pertinent de voir dans la constitution du chronotope de l'Orient
tel que nous venons de l'évoquer dans les guides les traits caractéris­
tiques d'une esthétique baroque ? Certes l'appréhension paradoxale du
temps et de l'espace pérégrins, le caractère volontiers ostentatoire de la
sensibilité religieuse, la rhétorique de l'excès, les séductions du regard
peuvent être considérés comme corollaires de la Réforme catholique et

.' .
de la réaction post-tridentine, résolue à rendre sensible le religieux par
tous les moyens. Rappelons qu'à l'époque où sont rédigés ces ouvrages,
Henri III se fait remarquer par une dévotion que beaucoup considèrent
comme exagérément voyante et sentimentale. Cependant la grande leçon
baroque - puisque le réel n'existe pas sur la terre, il faut prendre son
parti de se laisser séduire, et de se perdre dans le jeu trouble et miroitant
des apparences - n'est pas véritablement développée dans les guides du

'
voyage au Levant. Le processus d'appropriation de l'espace, en quoi
consiste tout voyage, est pris en charge dans les guides par des modali­

I1· ·•.. ·
tés de représentation qui apparaissent à la fois comme héritées de la
·
1•.· tradition religieuse et réactualisés par de nouvelles intentions rhétoriques
sans qu'il soit bien possible de distinguer les unes des autres. Sans
compter le fait que, par-delà des procédés reproduits quasi littéralement
;, _-
• ·'
d'un texte à l'autre, ce peut être une appréhension plus diversifiée, voire
une poétique, qui se fait jour dans certains guides. Il en va ainsi tout par­
ticulièrement dans l'ouvrage de Villamont chez qui la curiosité
. '
humaniste prolonge et amplifie le projet religieux, introduisant dans le
_J 'i rituel pérégrin le projet viatique défini peu auparavant par le protestant
"
' Jean de Léry, qui en avait fait sa devise : « Plus voir qu'avoir ». Enfin,

25. Op. cit., p. 16.


52 ÜR!ENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

si l'idéal classique de la représentation, celui d'un ordre perceptible par


la raison qui trouverait son modèle dans la nature elle-même, semble
parfois se chercher dans ces textes, c'est la description de paysage et d'ar­
chite.cture qui lui donnera l'occasion de se développer et de s'affermir.
« Comment peut-on parler turc ? »
Langue( s) et parole dans les écrits des voyageurs français
dans l'Empire ottoman au XVII' siècle :
asianisme et atticisme au Levant

Anne Régent-Suslni
Université Paris-Ill Sorbonne Nouvelle

« Voilà une langue admirable que ce turc 1 », s'écrie Monsieur Jourdain',


au moment même où Colbert crée l'institution des « Jeunes de langue »
(1669)2 et où le grand Mamamouchi, alias Süleymân Aga, envoyé du
Grand Turc auprès du Roi Soleil, vient de séjourner en France. En cette
seconde moitié du XVII' siècle, de la scène comique à la scène diploma­
tique, la langue turque fait ainsi irruption dans la France de Louis XIV,
comme un peu partout en Europe occidentale. Emblème de ce qu'on ap­
pellera plus tard l'Orient, et qui fascine plus que jamais les grandes
puissances chrétiennes, la langue turque, de mieux en mieux connue (on
connaît le rôle joué à cet égard par des érudits tels que Barthélémy
d'Herbelot et Antoine Galland), synthétise le mystère et les complexités
d'un monde composite et à bien des égards bifrons. Ce monde, les voya­
geurs l'appréhendent le plus souvent à travers le double prisme de la
situation politico-militaire du continent, et des préjugés linguistiques et
sociaux qui sont les leurs. En quoi la description de la (ou des) langue(s)
turque(s) données par les voyageurs français est-elle tributaire de l'ima­
ginaire linguistique de leur temps et de leur pays d'origine ? En quoi se
trouve-t-elle influencée par des facteurs politiques et sociaux ? Telles sont
les questions qui sous-tendront la présente réflexion.

1. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, IV, 3, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard,


« Bibliothèque de la Pléiade», 1 971, t. Il, p. 767.
2. Bien entendu, l'apprentissage du turc par des Occidentaux ne commence nullement
avec les«Jeunes de langue» : en Occident chrétien, la longue lutte contre l'islam arabo­
andalou et contre le monde islamo-turc proche-oriental, mais aussi les contacts plus
pacifiques, commerciaux notamment, établis entre les peuples, amenèrent le monde latîn à
prendre conscience qu'H lui fallait désormais sè familiariser avec les langues orientales- ce
dont témoigne par exemple le De utilitate grammaticae de Roger Bacon. Un pas important
fut ensuite franchi au xv111 siècle, en lien avec la politique d'ouverture diplomatique menée
par François 1er en direction de l'Empire ottoman de Soliman le Magnifique. L'apprentissage
de l'arabe fit quant à lui des progrès décisifs sous l'impulsion de personna1ités telles que
Pierre le Vénérable en France ou Raymond Lulle en Espagne, au point que dans la société
latine implantée en Syrie à la suite des croisades, de nombreux clercs, chevaliers et com­
merçants maîtrisaient fort bien la langue du pays.

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54 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

Loin de constituer un environnement linguistique homogène, la Porte


mettait le voyageur en contact avec une myriade de langues et de
dialectes de toutes origines (indo-européennes, altaïques, sémitiques,
caucasiennes, etc.)3• Cependant, trois facteurs pouvaient aider le
voyageur occidental à appréhender cet ensemble disparate. En premier
lieu, le turc-ottoman (ou osmanli), langue de la classe dirigeante, était
connu d'un grand nombre d'habitants et fonctionnait comme une langue
officielle unique. Ensuite, le nombre de langues en usage dans l'Empire
était bien inférieur à l'écrit qu'à l'oral ; à l'écrit dominaient nettement le
turc-ottoman, l'arabe, le persan et le grec (ainsi que, secondairement,
l'arménien et le judéo-espagnol)4• Enfin, les trois langues majeures, à
savoir le turc-ottoman, l'arabe et le persan, bien que d'origine différente',
utilisaient le même alphabet : ce sont elles qu'on entend généralement
au XVII' siècle sous l'expression « langues orientales »6 .
C'est donc tout naturellement sur ces trois langues principales que les
témoignages sont les plus nombreux. Or un imaginaire spécifique
s'attache à chacune d'elles. En règle générale, le persan est considéré
comme la langue littéraire par excellence ; l'arabe, pour des raisons
évidentes, prédomine dans ces deux domaines éminemment valorisés
que sont la science et la religion1 , tandis que le turc (qui désigne en fait
l'ousmanli) est considéré comme la langue de la Cour, de l'armée et du
pouvoir politique'. De ce fait, l'imaginaire linguistique que développent

3. Voir Antoine Galland, Le royage à Smyrne. Un manuscrit d'Antoine Galland (1678), éd.
Frédéric Bauden, Paris, Chandeigne, 2000, p. 150-151 : « Un curieux des langues peut avoir
le plaisir à Smyrne d'en entendre parler près d'une douzaine et d�apprendre celles qui lui plai­
raient le plus [ . . . ] Mais il n'en pourrait apprendre l'érudition et le beau parler que son étudie
particulière, parce qu'il y en a peu ou point qui sachent toutes ces langues au-delà de ce
qu'il suffit pour pratiquer et faire commerce. »
4. Il en va de même dans l'Empire perse j voir par exemple Jean Chardin, M:lyages en
Perse, Paris, Phébus, éd, Claude Gaudon, 2007, p. 179.
5. Le turc-ottoman est d'origine altaïque, le persan d'origine indo-européenne et l'arabe
d'origine sémitique.
6. Voir par exemple Antoine Galland, Discours pour servi,- de Préface à la Bibliothèque
orientale de Ba,-thélémy D 'Herbe lot, Maestricht, Dufour et Roux, 1776, p. xvii : « Les
langues orientales,j'entends parler de l'arabe, du persien et du turc. »
7, La même répartition, ou peu s'en faut, prévalait en Perse, Voir Raphaël du Mans, « Estat
de 1660 », in Francis Richard, Raphaël du Mans, missionnaire en Perse au xv11e siècle, II.
Estats et Mémo/,-e, Paris, VHarmattan, 1995, p. 101 ; et Jean Chardin, J0yages en Perse, op.
cit., p. 179.
8. Sur ce point, tous les voyageurs, notamment en Perse, s'accordent ; voir par exemple
Jean-Baptiste Tavernier, Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes, éd. J.-B.-J. Breton, Paris,
Le Petit, 1810, t. III, p, 56 ; Jean Chardin, op. cit., p. 179 ; et, encore au début du x1xe siècle,
Gaspard Drouvillei Voyage en Pe,-se,fait en 1812 et 1813, Masson etYonet, 1828, p, 29.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 55

les voyageurs occidentaux à propos du turc, langue de l'autorité et du


pouvoir impérial, est aussi ambivalent que les sentiments que suscitent
chez eux une puissance ottomane à la fois fascinante et redoutable.
De cette ambivalence foncière émergent deux qualités univoques, émi­
nemment valorisées par l'esthétique et l'imaginaire linguistique dits
« classiques », et invariablement associées à la langue turque ; la briè­
veté et la régularité.
Premier critère linguistique susceptible de valoriser la langue turque
la brièveté qui lui est attribuée, valeur linguistique typique d'un classi­
cisme prônant une économie rigoureuse du discours, et charmé par la
densité d'une langue ramassée. Cette impression repose, contrairement
à d'autres, sur des fondements objectifs : elle s'explique notamment par
la nature agglutinante de la langue turque, fondée sur l'accumulation de
suffixes joints au radical et propice, dès lors, à la formation de multiples
mots composés (cinq ou six suffixes ne sont pas rares), voire de vérita­
bles mots-phrases•. Une telle impression se trouve, de fait, largement
partagée ; lorsque Covielle enseigne doctement à Monsieur Jourdain que
"<';_
« la langue turque [ . . . ] dit beaucoup en peu de paroles10 », il ne fait que
reprendre à son compte un topos qui parcourt depuis longtemps les récits
de voyageurs, de France ou d'ailleurs : dès le XV' siècle, le Bourguignon
Bertrand de la Broquière parle ainsi d'un « très beau langaige, et brief »' 1
et le Grec Georges de Trébizonde de « mots concis »12•
9, Au tournant du x,xe siècle, Amable Jourdain portera sur cette faculté de créer des mots
composés un jugement plus nuancé1 signe que les valeurs esthétiques et l'imaginaire lin�
guistique ont changé : « Une des propriétés de cette Jangue est la faculté accordée à l'écrivain
d'employer des mots composés. Il peut à son gré unir un participe et un nom, un adjectïf et
un substantif, deux noms, pour former des adjectifs qui donnent plus de douceur et d'agré­
ment à sa diction ; et en cela, il faut avouer que les poètes persans l'emportent sur ceux des
autres nations, [ •..] Cependant il faut avouer que cette facilité dont jouit tout écrivain de se
composer des mots, si elle contribue à la richesse de la langue, quelquefois à la concision de
l'expression, nuit le plus souvent à la force et à la vigueur du style, qui devient brillanté,
ampoulé, plutôt que gracieux » (La Perse, ou tableau de l'histoire, du gouvernement, de la
religion, de la littérature, etc. de cet empire ,· des mœurs et coutumes de ses habitants, Paris,
Ferra / Imbert, 1814, t. V, p. 73).
10. Molière, Le Bourgeois gentilhommei IY; 4, éd. cil, p. 768.
1 1 , Bertrand de la Broquière, Le 10yage d'Outremer, éd. C. Schefer, Paris, 1 892, p. 101.
Voir aussi ibid., p. 63-64.
12. Voir Michel Balivet, « Avant les Jeunes de langue :-coup d'œil sur l'apprentissage des
langues turques en monde chrétien, de Byzance à Guillaume Postel (v1e-xvie siècles) », Varia
Turcica XXI. Istanbul et les langues orientales. Actes du colloque organisé par l'IFÉA et
l 'INALCO à l'occasion du bicentenaire de l 'É'cole des langues orientales, dir. R Hitzel, Paris,
VHarmattan, 1 997, p. 70. Sur la prédilection des Turcs pour la brièveté, voir aussi Jean Chardin,
Journal du J-vyage du Chevalier Chardin en Perse et aux Indes Orientalespar la Mer Noire et
par la Colchide, première partie, Londres, Moses Pitt, 1686, p. 29 :« Il [C.:Ambassadeur] tint
,
56 ÜRIENT BAROQUEIÜRJENT CLASSIQUE

Cette brièveté s'accompagne, selon certains voyageurs, d'une


remarquable régularité. C'est ainsi que Raphaël du Mans, missionnaire
capucin et traducteur diplomatique en Perse, déplore en 1660 ce qu'il
appelle le « peu de gouvernement » du persan, et valorise en retour la
régularité du turc, langue de l'autorité et de la maîtrise, jusque dans ses
structures mêmes :
[Dans] [l]a sintaxe [du persan], peu de gouvernement [. . . ] Pour la
[langue] turquesque, elle, la plus régulière dans sa conjugaison, car elle
n'en a qu'une seule, est uniforme dans tous ses temps, dans tous ses
noms, de quelconque termination, elle n'a que une seule déclinéson. [. . .]
Ses prépositions, leurs cas particuliers, comme aussi les verbes dans sa
sintaxe, suivent en quelque façon la sintaxe latine. [ ...] La langue latine
et grecque sont belles pour leur abondance d'inflexions qui toutes ont
significations propres et particulières. La turquesque en cela ne leur cède
rien et, en outre, n'a point tant d'hétéroclites anormaux et diversités de
conjugaisons et déclinésons, par une unique et régulière satisfaisant à
tout ce que 1' on sçauroit désirer13 •

On le voit : se trouve associée à la promotion d'une certaine économie


linguistique, qui n'est pas sans lien avec la simplicitas classique (une
seule déclinaison, aucune exception, etc.), la notion de régularité
grammaticale, essentiellement conçue sur le mode de la ressemblance
avec la grammaire latine - si bien que le turc, dont la structure pouvait
apparaître comme plus proche du latin, se voit promu aux dépens du
persan. Dès lors, le turc n'est rien moins qu'une sorte de double amélioré
du latin, plus régulier encore que l'original. Ainsi, alors que la Byzance
médiévale considérait volontiers le turc comme une langue « barbare »,
au même titre que la plupart des langues non-grecques (y compris le
latin, d'ailleurs), l'Occident chrétien, puis Constantinople elle-même
remettent peu à peu en question cette image, sous la double influence de
! 'humanisme et des évolutions politiques notarnment14, et les mêmes
préjugés antiquisants qui avaient été utilisés contre la langue turque
peuvent désormais servir à sa réhabilitation.
Mais la comparaison linguistique effectuée par Raphaël du Mans ne se
borne pas au plan syntaxique. La préférence qu'il accorde au turc se
fonde également sur une analyse de type lexicographique : selon lui en

à ce Ministre [le Vizir] plusieurs discours, qui pour être trop longs et étendus pour des Turcs,
ne faisaient aucun effet.»
13. Raphaël du Mans, op. cit., p. 101�102,
14. Voir Michel Balivet, art. cit., p. 69.

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Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 57

effet, la langue « persienne » se caractérise par son « indigence », qui la


rend particulièrement vulnérable à l'influence de la langue arabe :
La persienne, pour son indigence, prend la plus part de ces mots,
substantifs et adjectifs, de l'arabe. Elle a peu de verbes, et encor,
d'ordinère, les !esse pour prendre un nom arabe et l'accomoder avec le
verbe auxilière. [ . . . ] la persienne, que l'on appelle icy l'ancien/oursse,
se pert de jour en jour pour se mesler trop de vocables arabes15•

On trouve, à la même époque, un jugement analogue chez Jean­


Baptiste Tavernier, qui écrit :
Comme [la langue persane] est fort stérile, elle a emprunté nne foule de
locutions de l'arabe 16•

En filigrane se lit, à travers les critiques de la pauvreté supposée de la


langue persane, la promotion d'une richesse lexicale garante de
l'autonomie d'une langue, celle-ci s'avérant dès lors capable de subvenir
elle-même à ses besoins sans emprunter de vocables à d'autres langues -
fantasme de pureté linguistique (impliquant une conception obsidionale de
la langue) très prégnant à l'âge classique, et encore bien au-delà17•
'&
:

Cette perspective n'est toutefois pas celle de tous les voyageurs fran­
çais de la même époque. Un Jean Thévenot, au contraire, considère par
exemple les emprunts de l'ousmanli à l'arabe et au persan (ces deux
sources n'étant pas distinguées chez lui) comme un facteur, non de cor­
ruption, mais d'enrichissement lexical - selon une conception également
très répandue à l'âge classique qui fait de l'ampleur du vocabulaire d'une
langue l'un des critères principaux de sa richesse et de sa valeur18• Au
15. Voir Raphaël du Mans, op. cit., p. 101.
16. Jean..Baptiste Tavernier, op. cit., t, III, p. 56.
17. Plus exactement, dans le cas qui nous occupe, il est probable que la menace de cor­
ruption que semble pour ces auteurs représenter la langue arabe s'explique par un double
fantasme. D'une part, un fantasme général, le rêve d'une pureté Jinguistique parfaitement il­
lusoire, et la négation conjointe de ce qui fait la vitalité d'une langue, à savoir sa capacité à
accueillir des vocables venus d'ailleurs (on sait d'ailieurs que la réforme de la langue turque
lancée par Atatürk en 1928 et visant notamment à la purifier de ses éléments persans et
arabes, coïncida en fait avec un autre type d'« invasion» linguistique, à savoir des emprunts
nombreux aux langues occidentales). D'autre part, un fantasme plus spécifiquement attaché
à la langue arabe, celle-ci étant ressentie comme d'autant plus menaçante qu'elle est la langue
du Coran ; sa sacralité lui confère une force supél'leure (et il est significatif à cet égard que
sa richesse, contrairement à celle du turc et du persan, ne soit jamais mise en cause par nos
voyageurs) et cette puissance intrinsèque la rend d'autant plus redoutable qu'elle est, par ex­
cellence, la langue des« infidèles» mahométans.
18. Voir Jean Thévenot, L'Empire du Grand Turc, Paris, Calmann-Lévy, 1965, p. 102 :« La
langue turque [...] est fort grave et agréable, et aisée à apprendre, mais elle n'est guère ample,
58 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

cœur de la vision des langues orientales proposées par nos voyageurs


s'opposent donc moins deux imaginaires linguistiques, que deux
versants du même imaginaire linguistique.
Cependant, le jugement - ou plutôt le préjugé - des voyageurs ne se
limite pas à un commentaire de la syntaxe ou du lexique des langues
rencontrées. Il s'applique également aux sonorités jugées caractéris­
tiques de ces langues. C'est par exemple en ces termes que Raphaël du
Mans explique la préférence qu'il accorde au turc agemi (turc parlé en
Perse, et fortement mâtiné de persan) :
Le turcq de ce pais icy [la Perse], appellé turc agemi, est plus délicat à
l'oreille que le turcq osman/ou [ousman/i], qui, pour converser avec
l'arabe, luy donne des accents et prononces plus gutturales, là ou icy,
pour user aussi du persien, la prononce est plus labiale".

Son appréciation des phonèmes consonantiques propres aux langues


considérées mêle description et jugement axiologique de type esthétique,
fondé sur la valorisation d'une « délicatesse » associée, de manière
parfaitement arbitraire, au persan et à ses labiales, et déniée - pour des
raisons, là encore, non explicitées - aux gutturales arabes20•
De fait, plus largement, les voyageurs ne se privent pas de juger les
qualités sonores des langues orientales en des termes esthétiques aussi
subjectifs que difficiles à cernerpour le lecteur du XXI' siècle. La douceur,
en particulier, est invoquée de manière récurrente, qu'il s'agisse d'ailleurs,
selon les cas - car là encore l'unanimité n'est pas de mise - de l'attribuer
ou de la dénier à la langue turque, à la langue persane ou à la langue arabe.
Le plus souvent, certes, c'est aux sonorités persanes qu'est attribuée
la douceur, comme en témoigne le récit de Jean Chardin :
La langue [perse] d'à présent [ . . . ] est fort adoucîe par le mélange de
l'arabe et des autres termes étrangers, le son en est agréable à l'oreille,

et il lui manque beaucoup de mots qu'elle emprunte de l'arabe et du persan, mais avec ce
secours et omement1 on la peut nommer très ample et très riche ».
19. Raphaël du Mans, « Estat de 1660 », in Francis Richard, op. cit., p. l 02. Jean-Baptiste
Tavernier porte la même appréciation : « On parle turc à la cour [de Perse], mais avec un
accent bien plus doux qu'à Constantinople » (op. cit., t. III, p. 56).
20. Dans l'ensemble, les voyageurs retiennent moins de l'arabe sa musicalité que ses
nombreuses gutturales,jugées désagréables à l'oreille ; le commentaire d'un Thévenot rejoint
à cet égard celui de Raphaël du Mans : « La langue arabe est [ . . .] fo1t difficile à prononcer,
car il y a beaucoup de mots qu'il faut tirer de la gorge. Aussi les Turcs à Constantinople se
voulant divertir font venir devant eux des Arabes qu'i1s font parler en cette langue » (Jean
Thévenot, Suite du voyage au Levant, op. cil., p. 496-497). Il juge par ailleurs la « langue
persienne » « belle ».
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 59

et la prononciation assez aisée, Les Persans l'appellent langue salée,


pour dire qu'elle a bon goüt ; elle a aussi beaucoup de cadence dans les
vers. On la peut comparer avec les langues les plus douces que nous
connaissons, comme c'est aussi la langue de tout l'Orient qui a le plus
de rapport aux langues de l'Europe, et qui est la moins chargée de sons
durs et rudes ; même les lettres dures de l 'arabe et du turc, comme le d,
le ts, le kha, sont affaiblies en persan, qui les prononce en s, enz, en c.21

Cette sonorité parfaitement policée aux yeux de certains voyageurs


français trouve du reste son pendant visuel dans les somptueuses
calligraphies, que ne cessent de louer les voyageurs occidentaux, au
premier rang desquels Antoine Galland, bibliophile professionnel (son
séjour à Constantinople avait notamment pour objet la constitution des
collections royales, par l'achat de monnaies, de médailles et de manuscrits
remarquables22). Le Journal qu'il rédige à Constantinople témoigne de
ces ravissements multiples ; il s'agit certes de relater sa mission et d'en
confirmer l'intérêt, mais aussi d'exprimer, pour soi-même, l'admiration
sans cesse renouvelée devant un art singulier et porté à son achèvement -
et il parle alors systématiquement de « caractère persan » ou « persien »
Son Excellence acheta 22 piastres un grand in quarto contenant le
Ghuilistan et le Bostan, celui-ci écrit à la marge de l'autre, en très beau
caractère persan enrichi de dorures et de couleurs, avec deux figures
ornées de belles vignettes et les deux premières pages écrites sur un fond
d'or. La couverture était du dernier beau23•
Je vis un roman turc en vers, bien écrit d'un caractère persien sur papier
de soie, intitulé Chisreu Shirin avec des figures qui ne répondaient pas
à la beauté et à la délicatesse de l'écriture".

21, Jean Chardin, J0yages en Perse, op. cit., p. 179. Sur 1a douceur du persan, voir aussi,
au début du x1xe siècle, Amable Jourdain, La Perse, ou tableau de l'histoire, du gouverne­
ment, de la religion, de la littérature, etc. de cet empire ; des mœurs et coutumes de ses
habitants, Paris, Ferra/ Imbe1i, 1814, t. V, p. 73 :« On pourrait appeler àjuste titre la langue
persane l'italien de l'Asie ; l'un et l'autre langage ont des consonances mélodieuses et agréa­
bles ; l'un et l'autre ont des diminutifs qui donnent de la grâce à la diction ; l'un et l'autre
possèdent une douceur, une mollesse, une harmonie qui charment l'oreille, et conviennent
à la peinture des passions douces, des images gracieuses, des beautés de la nature,»
22. Voir aussi Jean Chardin, Jiiyages en Perse, op. cit., p. 183 : « Il n'y a point de plus be11e
écriture au monde que la persane ; leur lettres sont fonnées de traits gros et menus, qui s'ape­
tissent en finissant, avec un tour bien inventé et fort agréable à la vue ; il n'y a point de peuple
non plus qui écrive si bien.» Au contraire, pour une évocation violemment critique de la calli­
graphie turque, dénoncée comme une futilité méprisable, voir, à la fin du xvme siècle, le
best-seller du baron de Tott intitulé Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares,
Maestricht, 1785, éd, Ferenc Toth, Paris, Champion, 2004 [éd. revue et corrigée de 1786], p. 62.
23. Antoine Oalland,Journa/, op, cit., 15 janvier 1672.
24. Ibid., 1 4 février 1672.
60 ÜR!ENT llAROQUE/ÜR!ENT CLASSIQUE

Pour autant, l'appréciation esthétique des langues considérées est loin


de toujours tourner à l'avantage du persan. Ainsi, alors qu'un Raphaël du
Mans juge que la prononciation du turc se durcit sous l'influence de
l'arabe, c'est un jugement absolument opposé qu'exprimait le naturaliste
Pierre Belon, l'un des plus grands scientifiques de son temps, au siècle
précédent. Témoignant d'une sensibilité et d'une ouverture d'esprit assez
rares pour son temps, qui préfigurent à bien des égards un certain
orientalisme du XIX' siècle, Belon est transporté par la splendeur des
chants de l'islam, qui lui rappellent manifestement les plus harmonieux
chants chrétiens :
Quand nous descendions du batteau aux rivages du Nil pour entrer es
villages, nous entendions les Mores chanter en leurs mosquées, c'est à
dire eglises, qui se respondent les uns aux autres de voix alternatives, à
la maniere des prebstres latins, faisant quasi mesmes accens, et mesmes
pausées, comme font ceulx qui chantent les pseaumes en latin : qui est
chose qu'on ne faict point entre les Turcs, qui ont dur langage et rude à
la comparaison de 1 'arabe, qui est moult aisé à toutes choses qu'on veult
mettre en rythme, Aussi l'Alcorant est escript en versets de rythme".
Or, en tout état de cause, la perspective exclusivement esthétique
(qu'elle soit sonore ou visuelle) dans laquelle semblent se placer tous
ces auteurs, qu'il s'agisse de promouvoir ou au contraire de dévaloriser
telle ou telle langue orientale, ne doit cependant pas tromper. Elle se
révèle en effet doublement influencée par le contexte politico-social dans
lequel elle s'inscrit.
Le cas du persan est en cela exemplaire. D'une part, la bienveillance
assez générale manifestée envers cette langue renvoie avant tout à la
bienveillance que suscite la Perse elle-même en raison de la politique de
tolérance qu'elle mène envers les chrétiens. Tolérance qui correspond
d'ailleurs aussi, et peut-être surtout, à une stratégie politique : il s'agit
pour la Perse, comme le rappelle Barthélémy Carré de Chambon,
missionné par Colbert au Levant, de prendre le contre-pied diplomatique
de son ennemi l'Empire ottoman :
I.:antipathie et l'animosité qu'ils [les Turcs et les Persiens] ont est si
grande que dans ces derniers siècles les Persiens veulent en tout être
opposés à l'humeur et au génie des Turcs qui haîssent et maltraitent les

25. Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularitez et choses memorables trou­
vées en Grece, Asie, Judée, Arabie, et autres pays estranges, redigées en trois livres, Paris,
Gilles Corrozet et Guillaume Cave!lat, 1553, 4°, BNF S.5472, f. 105 r°.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 61

chrétiens dans leur pays. Ils se sont rendus si affables envers les chrétiens
qu'ils leur ont permis un libre accès dans leur royaume . . .26
Cependant, le persan valorisé est le persan des élites, les patois des
campagnes se trouvant, en Perse comme ailleurs, fortement dépréciés -
Chardin, à la suite des remarques citées précédemment, le précise ex­
plicitement :
Je parle du persan des grandes villes, et non des jargons de la campagne,
qui sont rudes en Perse comme dans les autres pays du monde, et que les
gens des villes ont peine à entendre".
Enfin, la douceur du persan, langue poétique par excellence, renvoie
à une forme de délicatesse policée certes raffinée, mais peu appropriée
à la langue sacrée qu'est l'arabe ou à cette langue officielle et militaire
du redoutable empire ottoman qu'est le turc. Aussi les voyageurs répè­
tent-ils à l'envi la tripartition que professent les Perses, que rappelle
complaisamment Jean Chardin :
Les Persans ont ce dire commun sur les langues, pour montrer que ces
trois-là sont les seules qu'il faille tenir pour vraies langues : Le persan
est une langue douce, l'arabe est éloquent, le turc est sévère, les autres
langues sont un jargon. Le mot que je tourne sévère, signifie propre­
ment « châtiant » et « reprenant », comme qui dirait une langue propre
à gourmander ou à mortifier".
Amable Jourdain reprend plus tard la même tripartition :
Les orientaux se servent d'une fiction ingénieuse pour caractériser les
trois principales langues de leurs contrées. « Le serpent, disent-ils,
voulant séduire Eve, se servit de l'arabe, langue forte et persuasive. »
Eve s'adressa à Adam en persan, idiome de la séduction, de la tendresse
et de l'amour. Jèange Gabriel, chargé de les expulser du paradis, leur
ayant en vain adressé la parole en arabe et en persan, se servit à la fin du
turc, langue menaçante et semblable au tonnerre qui gronde. A peine
eut-il commencé à s'exprimer, que la frayeur s'empara d'eux, et ils
sortirent en toute diligence du séjour de la félicité".

26. Barthélémy Carré, Le Courrier du Roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse
et en Inde, 1668-1674, éd. Dirk Van der Cruysse, Paris, Fayard, 2005, « Premier voyage en
Orient » ( 1668-1671), p. 97-98.
27. Ibid.
28. Jean Chardin, J,oyages en Perse, op. cit., p. 179.
29. Amable Jourdain, La Perse, ou tableau de l 'histoire, du gouvernement, de la religion,
de la littérature, etc. de cet empire ; des mœurs et coutumes de ses habitants, Paris, Ferra /
Imbert, 18 14, t. V, p. 73, note.
62 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Tel que le présentent nos textes de voyageurs, le persan est bien la


langue de l'art et du divettissement cultivé et il n'est guère que cela : de
l'art, il possède certes le charme, la douceur et le raffinement, mais aussi,
en filigrane, la légèreté quelque peu frivole - et les matières graves
(savoir religieux et scientifique et pouvoir politique) sont dévolues
respectivement aux langues arabe et turque.
Quant à la langue turque, elle se voit parfois jugée d'autant plus sévè­
rement que le pouvoir ottoman est perçu comme plus dominateur et plus
menaçant pour les Occidentaux. En effet, la langue turque apparaît dou­
blement liée à la Sublime Porte : d'une part, pour le regard extérieur de
l'occidental, elle incarne tout naturellement, sur un plan symbolique, cet
empire puissant ; d'autre, part, de l'intérieur son statut de langue quasi
officielle fait d'elle l'instrument très concret de l'établissement et du
maintien de l'autorité impériale. Or, des trois principaux peuples du
Levant, les Turcs sont souvent perçus comme les plus hostiles aux
Européens, comme le souligne la remarque du scientifique allemand
Carsten Niebuhr :
En Turquie, ils [les Européens] sont moins bien traités. Une comparaison
des mœurs des Turcs et des Arabes prouvera parfaitement la politesse
supérieure de ces derniers. Les Turcs, en général, détestent les Européens,
probablement parce qu'ils se rappellent vaguement les guerres sanglantes
qu'ils ont menées à plusieurs reprises contre l'Occident'°.

Dès lors, il semble que pour les voyageurs, la rudesse attribuée à la


langue turque caractérise plus largement un peuple aux mœurs jugées
rugueuses, voire « sauvages »31 • Vimpression de violence contenue,
voire de force brute, que produit sur eux cette langue semble refléter la
crainte qu'ils éprouvent devant un islam menaçant et conquérant". Vun

30. Carsten Niebuhr (1733-1 815), Travels throughArabia and Other Countries in the East,
Reading, Antony Rowe, 1994, t. II, 241 (je traduis). Voir aussi Barthélémy Carré, Le Courrier
du Roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse et en Inde, 1668-1674, éd. Dirk Van
der Cruysse, Paris, Fayard, 2005, Premier Voyage en Orient (1668-1671), p. 97-98.
31. Voir Raphaël du Mans, « De Persia» (1684), traduit du latin dans Francis Richard,
Raphaël du Mans, missionnaire en Perse au xvue siècle, Il Estats et Mémoire, Paris,
L'Harmattan, 1995, p. 315 : « les Persans sont [ .. ,] plus affables et polis que les Turcs, chez
lesquels sont encore fortes les mœurs sauvages des Tartares dont ils sont issus.» Sur la gros­
sièreté attribuée aux Turcs (notamment en raison de leur interprétation littérale du Coran, les
Perses appl\raissant au contraire, là encore, comme des maîtres de la chose écrite et du sens
figuré), voir aussi ibid. , p. 307.
32. On sait que depuis le xvie siècle, turc est employé comme synonyme de musulman et que
les expressions traiter quelqu'un à la turque, ou de Thrc à More datent précisément du xvne
siècle ; au contraire, et pour des raisons évidentes, l'expression tête de Turc, qui fera du Turc
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 63

des plus grands défenseurs de la laugue turque au XVII' siècle, Galland


lui-même, rend compte de ces préjugés pour mieux s'opposer à eux, et,
avant de vanter « la délicatesse de [l'J esprit [des Turcs] » et la beauté de
leur poésie, déclare en tête de la Bibliothèque orientale
Par leur nom seul, les Turcs sont tellement décriés, qu'il suffit ordinai­
rement de les nommer, pour signifier une nation barbare, grossière, et
d'une ignorance achevée ; et sous leur nom, l'on entend parler de ceux
qui sont sous la domination de l'Empire ottoman.
Mais il ajoute aussitôt : « Cependant, on leur fait injustice de les charger
d'une si grande calomnie33• » Prise de distance remarquable : de fait, sur
le fond de ces divers schématismes, Galland se détache par la complexité
de ses positions - et sans doute n'est-ce pas un hasard si celui qui, avec
d'Herbelot, connaît le mieux les langues orientales, échappe à tout ré­
ductionnisme. D'un côté, il attribue en priorité la délicatesse à la pensée
et à la calligraphie persanes, et la dénie explicitement aux auteurs turcs :
Je .reçus une lettre de Constantinople écrite en Turc dans laquelle on
m'écrivait ces deux vers persiens qui sont fort beaux [ . . . ] c'est-à-dire :
«j'écris une lettre à laquelleje porte envie parce qu'elle doit voir la face
de mon ami avant moi. » Les Persiens sont ingénieux en ces sortes de
belles pensées où les Turcs n'ont point l'avantage de pouvoir réussir".
De l'autre, il lui arrive de manifester une admiration sans réserve
envers « la délicatesse de l'esprit des Turcs », qui trouve à s'illustrer dans
leur poésie comme dans leur artisanat
Son Excellence a acheté deux piastres un almanach perpétuel à la
Turque, nommé Rouz namè, dont le travail était si beau, si fin et si délicat
que beaucoup d'excellents ouvriers en France ne voudraient pas entre­
prendre d'en faire autant pour dix piastres. Les figures enrichies d'or et
de couleur étaient si bien tracées et avec tant d'exactitude qu'il ne se
pouvait rien souhaiter de plus achevé".
Surtout, pour Galland, la rudesse turque a ses vertus, qui ne sont peut­
être pas de douceur raffinée, mais relèvent bien plutôt d'une simplicité

une victime et non plus un bourreau, est plus tardive et coîncide avec le déclin de l'Empire
ottoman au x,xe siècle.
33. Antoine Galland, Discours pour servir de Préface à la Bibliothèque orientale de
Barthélémy D'Herbelot, Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel... , Maestricht,
Dufour et Roux, 1776, p. x-x1,
34. Antoine Galland, Jou rnal, op. cit., jeudi 15juin 1673.
35. Ibid., 9 février 1672.
64 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

élégante et familière - comme si l'atticisme turc s'opposait à l' asianisme


persan :
Le Cogia des Enfants de langue français m'apporta un livret turc [ . . . ]
dont le discours s'adresse à un empereur turc qui n'est pas nommé. Il lui
enseigne sommairement ce qu'il est nécessaire qu'il sache de l'état de
sa maison et de son empire et de quelques moyens pour bien gouverner.
[ . . . ] Le discours dans sa simplicité en est élégant et familier36•
C'est par cette alliance d'élégance et de familiarité que Galland carac­
térise presque systématiquement la beauté littéraire turque, qu'il semble
parfois préférer au raffinement plus sophistiqué des Persans, comme il
l'exprime très explicitement à propos d'un livre de médecine turc : « Le
discours en est fort familier, exprimé par un style assez pur37• »
La confrontation des écrits de Galland avec ceux des autres voyageurs
de son temps, appelle donc deux remarques. D'une part, bien plus que
les autres voyageurs (Belon excepté), l'érudit se montre ouvert à plu­
sieurs genres de beautés, à plusieurs types de critères esthétiques.
D'autre part, la beauté turque, telle qu'il la décrit, semble correspondre
à bien des égards à un certain idéal classique alliant naturel et brièveté,
élégance et dépouillement. Le Turc fait en ce sens figure d'honnête
homme du Levant, alliant dans son discours naturel et élégance, sobriété
et noblesse virile. Il s'oppose par là au Persan comme le classicisme au
baroque, comme l'asianisme féminin ou efféminé à l'atticisme viril,
comme l' imperatoria brevitas, (dont « on [ . . . ] crédite, depuis toujours,
les Alexandres et les Césars »38) à la parole fleurie du poète.
Plus précisément encore, la brièveté associée à cette langue du com­
mandement qu'est pour Galland, comme pour les autres voyageurs, la
langue turque semble faire écho aux traits prêtés en France à l'éloquence
des Bourbons : à partir d'Henri IV en effet, le laconisme devient carac­
téristique de la parole royale, au point que d' Ablancourt, dédiant à
Louis XIV une traduction des Apophtegmes des Anciens, en loue « le

36. Ibid., I" janvier 1673.


37. Ibid., 17 janvier 1673 ; il s'agit de la Méthode pourfaciliter l'étude de la médecine,
traité composé au x1ve siècle par Khizr Ibn Aly bin el Khattab (plus connu sous le nom de
Hadji Pacha).
38, Ibid., p. 48. Voir aussi Philippe-Joseph Salazar, Projet d'éloquence royale de Jacques
Amyot, nouvelle édition, précédé d'un essai critique : le monarque orateur, Paris, Les Bel1es
Lettres, 1992. Roger Zuber précise que dans la France pré-classique de Henri IYi cette briè­
veté caractérise avant tout l'Europe du Nord, dans la droite lignée de la Germanie de Tacite
(ibid., p. 57). C'est bien cette dichotomie trop stricte (le Sud fleuri contre le Nord laconique)
que vient bousculer la parole turque.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 65

stile court et pressé, tel que celui des Souverains, qui n'aiment ni à faire
de longs discours, ni à les entendre39• » Qu'il s'agisse de la parole turque
ou de la parole royale, la parole souveraine est rapide parce que l'auto­
rité de celui qui la profère est incontestable : soustraite aux exigences de
séduction verbale, elle est la pure expression d'un devoir-être et se trouve
tout entière tendue vers l'action qu'elle vise à produire - et produira in­
failliblement. Vévocation de la parole turque par Galland semble donc
sous-tendue par un double modèle : celui, classique, d'un discours aussi
« pur » que « naturel », dont la « simplicité » et la « familiarité » font
l'élégance singulière ; mais aussi celui de l'imperatoria brevitas, que la
dynastie des Bourbons avait, dès l'époque pré-classique, pleinement fait
sien. Les correspondances que Galland se plaît à tracer, en filigrane,
entre l'Empire ottoman, Grand Empire du Leva.nt, et la France de
Louis XIV, Grand Royaume d'Occident, sont bel et bien multiples.
Au-delà de la subjectivité évidente des jugements portés par les
voyageurs sur les trois principales langues de l'Empire ottoman, que
manifestent leurs spectaculaires divergences, apparaît ainsi la façon dont
ces jugements sont orientés par un ensemble de préjugés culturels,
religieux et surtout politiques. Si la langue persane se trouve relativement
épargnée, c'est que la Perse applique à cette époque une politique de
tolérance, voire de bienveillance envers les chrétiens qui y séjournent. Si
la langue arabe suscite des jugements étonnamment contrastés, c'est
parce qu'elle règne en maîtresse sur ces deux domaines éminents que
sont les sciences et la religion, domaines que bien des Occidentaux
souhaiteraient s'approprier exclusivement : dans un Occident où la
Parole religieuse perd progressivement de sa sacralité, on envie,jusqu'à
parfois la jalouser, cette langue que, par nature, tous ses locuteurs
tiennent pour absolument sacrée'°. Si la langue turque éveille, elle aussi,
des sentiments contradictoires, c'est qu'elle renvoie à la fois à une nation

39. Cité par Roger Zuber, Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du
xnr siècle français, Paris, Klincksieck, 1997, p. 57. Dans une perspective différente, sur
l'opposition, prégnante au xv1e siècle, entre la parole républicaine libre et librement copieuse
et la parole impériale pour laquelle la concision est un gage de prudence et le laconisme un
outil d'expression masquée, voir Christian Mouchet, Cicéron et Sénèque dans la rhétorique
de la Renaissance, Marburg, 1-litzeroth, 1990, p. 147.
40. Le parallèle entre la langue arabe et l'hébreu est explicite chez Postel, qui, pour dénigrer
la première - comme il dénigre plus largement l'islam -, la présente cependant comme
« bâtarde de l'hébraïque» (Histoire et considération de l'origine, loi et coutume des Persiens,
Arabes, 'Jures et tous autres Muhamédiques ou lsmaélites, dits par nous Mahométains ou
Sarrazins, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1560, p. 36), La jalousie de Postel est manifeste
dans les Jignes suivantes, dans lesquelles il reconnaît ]a formidable expansion de la langue
66 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

plutôt hostile aux occidentaux (l'Empire ottoman menant à cet égard


une politique opposée à celle de la Perse), et à une nation éminemment
puissante, pendant oriental, en quelque sorte, de la France de Louis XIV,
qui ne manque pas d'exercer sur les voyageurs français une certaine
fascination. Que les jugements exprimés par les voyageurs soient positifs
ou négatifs, on est encore bien loin d'une appréhension neutre des
langues rencontrées : le travail des orientalistes ne fait que commencer
- mais il est d'ores et déjà significatif que les jugements les plus
personnels et les moins biaisés sur ces langues orientales soient émis par
des érudits tels que Belon et Galland.
Ce que manifeste enfin la confrontation des jugements portés par les
voyageurs du xvn• siècle sur les différentes langues orientales, c'est la
manière dont s'opposent, dans leur imaginaire, deux Orients : à l'Empire
ottoman comme analogon du Royaume de France s'oppose la Perse,
Orient de l'Orient ; à l'atticisme naturel de la langue turque, faite pour
commander, s'oppose l'asianisme de la langue persane, faite pour
charmer''. Dans ce grand ensemble du Levant, perçu comme le lieu du
despotisme et de l'asianisme, se détache l'Empire ottoman, censément
plus rationnel et plus proche du régime louis-quatorzien42, qui seul

arabe : « laquelle lange arabique, à cause du grand domaine acquis et maintenu sous ledit
Alcoran, aujourd'hui est plus grande que jamais ne fut la grecque et la latine, et l'hébraïque en­
semble, Car combien que les Indiens, Ca tains, Tartares, Chorassmiens, Perses et Turcs aient la
langue très diverse de l'arabique et que les Syriens, Arabes et Mores l'ayant quelque peu sem­
blable, si est-ce que la langue grammatique des doctes en toutes disciplines, et dedans l 'Alcoran
écrite, est commune entre les doctes, justes et prêtres de tous les habitants quasi de l'Asie, de
l'Afrique et de plus que la tierce partie de l'Europe. Ainsi au Heu que la langue avec le
Décalogue, descendue du Ciel n'est pas étendue ainsi comme e11e devait, en tout le monde, avec
1'Empire de leur Messie et notre Christ, étant la vraie et légitime par laqueUe l'Empire éternel
d'icelui Christ doit être amplifié et étendu, il a fa1lu (depuis que nous le voyons fait) que la
bâtarde1 au lieu de la légitime, succédait et dominait le monde» (/oc. cil.).
41. Voir Marc Fumaroli,« Baroque et classicisme», in l'École du silence (1994), Paris,
Flammarion, 1998, p. 448 : « I.:histoire de la rhétorique nous enseigne que l'asianisme ap­
paraît plus souvent lié au genre démonstratif et au style moyen, qui l'un et l'autre visent à
plaire autant qu'à persuader, à susciter l'étonnement et l'admiration plus encore qu'à
convaincre. [...] En revanche, l'atticisme apparaît le plus souvent lié au style simple de la nar­
ratio et de la probatio, et il vise à persuader plus qu'à plaire et émouvoir. »
42. Voir par exemple ce qu'enseigne Bossuet à l'héritier de la couronne, dont témoigne par
exemple le titre de la proposition V, 1, 1 de sa Politique : « Le gouvernement est un ouvrage
de raison et d'intelligence» (Politique tirée des propres paroles de /'Écriture sainte, éd. J.
Le Brun, Genève, Droz, 1971, p. 1 14) ; voir aussi l'exhortation qu'il adresse au Dauphin :
« Comme vous êtes né pour gouverner les hommes par la raison, et que pour cela il est né­
cessaire que vous en ayez plus que les autres, aussi les choses sont-elles disposées de sorte
que les autres travaux ne vous regardent pas, et que vous avez uniquement à cultiver votre
esprit, à former votre raison» (Correspondance, éd. Urbain et Lévesque, t. II, p. 417-4 1 8).
fflriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 67

tendrait vers l'atticisme. Du côté des fleurs et des ornements baroques,


la langue persane et ses ravissements poétiques ; du côté du naturel et de
la simplicité classiques, la langue turque et son imperatoria brevitas : à
l'image de cet âge dit « classique » où il trouve son épanouissement,
l'imaginaire français du Levant, décidément, n'est homogène qu'en
apparence.
« Le pays des Fables »
Fictionnalité et orientalité chez Pierre-Daniel Huet

Christine Noille-Clauzade
Université de Grenoble

Dans un article consacré à l'imaginaire classique du style orientaJI,


nous avions exploré comment a pu émerger à la fin du XVII' siècle une
approche « historique et littérale de l'Orient », dégagée d'un certain
nombre de stéréotypes politiques, culturels et rhétoriques colportés
depuis l'antiquité - une approche grammaticale et éditoriale des maté­
riaux orientaux dans la lettre de leurs textes, qui s'est concrétisée dans
ces deux parutions fondatrices que sont d'une part les Mille et une Nuits,
et d'autre part la Bibliothèque orientale (1697).
Parmi les conditions de ce réaménagement épistémique, nous avions
pointé le rôle des nouvelles réflexions rhétoriques et poétiques qui se
succèdent dès la moitié du Grand Siècle, concernant quatre points cru­
ciaux : 1 . la place majeure (et souvent oubliée) accordée par les
classiques au corpus dit des rhétoriques byzantines et des esthétiques
non classiques qu'elles autorisent ; 2. la valorisation, sous l'égide des
néo-platoniciens, d'une poétique de l'inspiration fabulatrice, s'épa­
nouissant dans une fictionnalité foisonnante non incompatible avec la
révélation de sagesses sublimes ; 3. la revalorisation des langues moyen­
orientales comme langues des origines et sources de l'écriture ; enfin 4.
l'invention de la lecture littérale et historique d'un texte majeur qui est
partie prenante du corpus oriental, le texte biblique.
Autant de points certes techniques, mais globalement décisifs qui ont
permis, nous semble-t-il, de positiver l'Orient comme lieu d'une liberté
et d'une inventivité dans la fignralité stylistique, comme pays des Fables,
comme origine de l'alphabet, c'est-à-dire des lettres et des belles-lettres,
enfin comme espace matériel où se sont déployées les gestes sacrées.
Ainsi, ce n'est pas uniquement sous l'action des voyageurs et des am­
bassades que le regard occidental a pu « apprivoiser» une part
d'orientalité, mais le regard lui-même a été corrigé en profondeur par les
bouleversements tout intellectuels de l'érudition classique.
1 . Voir Ch, Noille-C]auzade, « Approches de la rhétorique orientale au xvne sièc1e », dans
A, Duprat et E. Picherot dir., Récits d'Orient dans les littératures d'Europe (xne-xvlle
siècles), Paris, P.U.P.S., 2008, p. 279-288.
70 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

C'est alors sur une figure effacée des belles-lettres que nous allons
nous pencher aujourd'hui pour donner corps à ce paysage intellectuel,
Pierre-Daniel Huet : si ce prélat et érudit français connaît encore au­
jourd'hui l'honneur d'être cité dans les thèses de littérature, c'est
principalement pour son essai De L'Origine des romans paru en 1671
en tête de la nouvelle intitulée Zaïde histoire espagnole, d'abord attri­
buée à Segrais, et rendue aujourd'hui à son véritable auteur, Madame
de La Fayette. Huet y établit une liaison forte entre fictionnalité et orien­
talité, comme nous le verrons tout d'abord.
Mais l'on peut trouver une « suite » déguisée à ce premier texte, « vingt
ans plus tard » : dans une longue enquête où l'érudition le dispute à
l'affabulation, Huet cache en effet sous le titre austère de Traité de la
situation du Paradis terrestre (1 ère édition 1691) un « retour à l'Orient »,
en quelque sorte, une investigation livresque et philologique sur l'Orient
comme terre historique dotée d'actualité et de matérialité. D'une œuvre
d'érudition à l'autre, Huet passe ainsi d'une logique de fictionnalité à
une logique de référentialité : après avoir fait de l'orient l'espace par
excellence de l'imaginaire, il tente d'en faire la référence actuelle et
l'ancrage matériel du monde biblique. Avant les grandes éditions des
textes orientaux que nous rappelions ci-dessus, le Traité de la situation du
Paradis terrestre nous donne ainsi l'occasion de nous pencher d'un peu
plus près sur ce que la thèse d'Edward Said nomme le « réalisme »
linguistique : à savoir la capacité de décrire et de matérialiser les lieux de
l'Orient par le pouvoir des noms, qu'ils soient noms propres ou noms
communs.
Loin d'y reconnaître cependant la tentation d'un nominalisme aussi
réducteur que colonisateur, nous y verrons à l' œuvre une constante pro­
pension de la fiction qui fait de cette enquête sur l'Orient la quête d'un
nouveau romanesque de l'Orient, d'une « histoire vraie » de l'Orient au
sens où les nouvelles fictions de la fin du siècle se désignent comme
« histoires véritables ».
Commençons tout d'abord par la lettre De L'Origine des romans2• Huet
y développe une des rares réflexions élogieuses que le XVII' siècle a
livrées sur le roman, une réflexion à la fois théorique et historique,
définissant rapidement le roman dans ses traits constitutifs et le décrivant
longuement au fil de son histoire. Le point soulevé par la formule
2. P. D. Huet, Traité de/ 'Origine des romans, Paris, Jean Mariette, 1711. Poul' une édition
contemporaine, voir P. D. Huet, De/'Origine des romans, dans C. Esmein (éd.), Poétiques
du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du xvue siècle
sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004,

.�
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 71

introductive du texte -- « Ce qu'on appelle proprement romans, sont des


fictions d'aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir
et l'instruction des lecteurs. » (p. 2) - n'est pas celui sur lequel on
attirera l'attention ici, car de fait, Huet ne s'intéresse ni à la structuration
des aventures en question, ni à l'orchestration de l'amour, ni à la « prose
d'art » soi-disant requise, ni à la finalité pseudo-horatienne du genre. Il
se focalise clairement sur la seule notion de fiction, en lui accordant deux
types de développements : des développements logiques permettant de
saisir spécifiquement la fiction entre vérité et mensonge, comme lieu du
fabriqué et de l'imagination ; et des développements sur la genèse
orientale du genre.
Nous nous contenterons ici de résumer à grands traits les considérations
sur le statut logique des énoncés fictionnels, pour n'en retenir que le point
d'aboutissement. Pour Huet, les fictions échappent à la véridiction du
monde actuel : elles ne peuvent pas être globalement, de droit, vérifiées
dans les archives historiques du monde actuel, contrairement aux
« histoires véritables » : « Je dis « des fictions », pour les distinguer des
histoires véritables. » (p. 2) Et il ajoute « Les romans [ . . . ] sont véritables
dans quelques parties, et faux dans Je gros. » (p. 5) Il s'agit bien là d'un
positionnement logique global, entraînant Je statut de tous les énoncés
textuels de la fiction : mais Huet poursuit en notant que ce positionnement
du roman ne saurait être à la réflexion tenu pour ur1e simple « fausseté »,
c'est-à-dire pour un mensonge, pour une pure falsification de la vérité, de
ce qui est vérifié et tenu pour véritable dans le monde actuel : « Encore
que le mensonge leur fOt autrefois [i.e. aux Perses] fort odieux dans
l'usage de la vie . . . , néanmoins il [le mensonge] leur plaisait infiniment
dans les livres et dans le commerce des lettres, si toutefois les fictions
doivent s'appeler mensonges. » (p. 1 1).
Le romanesque pour Huet reçoit ainsi un positionnement logique in­
confortable, à la fois détourné de l'actualité -jusqu'à l'invraisemblance
du merveilleux - et détourné du mensonge, voire relié à la vérité (y
compris la vérité la plus haute, qu'elle soit révélée, philosophique, ou
théologique). Aux côtés de Leibniz, mais par d'autres voies, Huet
éloigne le roman conjointement de la vérité et du mensonge, pour par­
venir au plus près d'une première théorisation de l'affabulation comme
exploration de scénarios contrefactuels, de mondes possibles alterna­
tifs : c'est du moins ce qui transparaît dans l'extraordinaire définition de
la faculté fabulatrice qu'il donne, à la fin de son ouvrage, comme nou­
velle version se substituant à l'analyse aristotélicienne de la mimesis :
72 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Cette inclination aux fables, qui est commune à tous les hommes, ne leur
vient pas par raisonnement, par imitation, ou par coutume ; elle leur est
naturelle, et a son amorce dans la disposition même de leur esprit et de
leur âme ; car le désir d'apprendre et de savoir est particulier à
l'homme ... ; l'envie de connaître ne se remarque que dans l'homme,
Cela vient, selon mon sens, de ce que les facultés de notre âme étant
d'une trop grande étendue et d'une capacité trop vaste pour être remplie
par les objets présents, l'âme cherche dans le passé et dans l'avenir, dans
la vérité et dans le mensonge, dans les espaces imaginaires et dans l 'im­
possible même, de quoi les occuper et les exercer. (p. 61,je souligne)
l;essai De L'Origine des romans assigne ainsi à l'affabulation une
origine anthropologique forte, et fonde la généalogie du roman sur le
mythe « du mariage de Portus et de Pénie, c'est-à-dire, des Richesses et
de la Pauvreté, d'où il [Platon] dit que naquit le plaisir » (p. 62). Pauvreté
et limitation de notre faculté de connaître, inquiète et insatisfaite; d'un
côté ; richesses et ressources de notre faculté d'affabulation de l'autre :
le mythe platonicien peut en vérité tout aussi bien décrire l'Orient, entre
manque et abondance, entre inquiétude et plaisirs. Qu'à l'origine du
roman il y ait aussi pour Huet l'Orient témoigne en profondeur d'un
imaginaire fort qui investit indifféremment les motifs de la fictionnalité
et de l' orientalité.
Car, pour en venir au second point important de la lettre sur L'Origine
des romans, Huet consacre la majeure partie de ses développements à la
genèse du genre, qu'il enracine à la fois symboliquement, formellement
et historiquement dans l'Orient :
Je dis que l'invention en est due aux Orientaux ; je veux dire aux
Egyptiens, aux Arabes, aux Perses et aux Syriens. (p. 7)
Huet avance trois types de preuves à son propos, une preuve historique
(« Vous l'avouerez sans doute quand je vous aurai montré que la plupart
des grands romanciers de l'antiquité sont sortis de ces peuples »), une
preuve formelle (les discours des Orientaux ont en germe toutes les
potentialités narratives du roman : figures, allégories, paraboles, fables),
et une preuve morale
Aussi à peine est-il croyable combien tous ces peuples ont l'esprit poé­
tique, inventif et amateur de fictions ; tous leurs discours sont figurés ;
ils ne s'expliquent que par allégories ; leurs théologie, leur philosophie,
et principalement leur politique et leur morale, sont toutes enveloppées
sous des fables ou des paraboles. (p. 8)
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 73

Comme nous le constatons ici, Huet est un des acteurs importants dans
la reconsidération et la positivation de l'affabulation, en liaison avec un
éloge novateur des civilisations antiques de l'Orient, « de sorte que,
comme il l'écrit lui-même, tout ce pays mérite bien mieux d'être appelé
le pays des fables que la Grèce. »
Par son érudition et sa connaissance des lettres antiques, Pierre-Daniel
Huet a ainsi travaillé à faire de l'Orient le Pays des fables, et à faire de
l'affabulation une exploration d'autres mondes, d'espaces imaginaires.
En télescopant les deux extrêmes, il est vrai aussi de dire que pour
Huet, l'Orient de sa Lettre de /'Origine des romans est lui-même un
espace imaginaire, ouvert à l'affabulation, un univers alternatif qui
autorise un genre et une esthétique non aristotélicienne, un lieu fictionnel
où s'originent l'histoire du roman et l'invention du romanesque. Les
topiques conventionnelles des « fleurs » et des « parfums », du « luxe »
et des « voluptés » (p. 18) viennent ainsi s'entremêler aux motifs bien
plus novateurs du désir et de l'autre monde pour faire de l'orient du
roman un orient fabuleux.
Un objet littéraire erratique traverse fugitivement le texte, qui matérialise
cet imaginaire de l'Orient qui est conjointement un imaginaire de la fable
- à savoir la mention d'un fleuve mythique où s'enracinent les fictions :
« Je croirais donc volontiers que, quand Horace a appelé fabuleux le fleuve
Hydaspe, qui a sa source dans la Perse et son embouchure dans les Indes,
il a voulu dire qu'il commence et qu'il finit sa course parmi des peuples
fort adonnés aux feintes et aux déguisements. » (p. 15)
Le fleuve fabuleux est ici manifestement à la fois synecdoque de
l'Orient et métaphore de l'élan affabulateur ; car si dans cet Orient des
fables qu'esquisse Huet, il y a un fleuve qui court, qu'est-ce donc que la
tentation romanesque, sinon une projection et une course dans des
espaces imaginaires, dans des orients littéraires ? Le monde possible, le
décor du genre romanesque devient ainsi au fil du texte, un décor
oriental : l'actualisation de l'Orient est alors dans le texte marquée à la
fois par l'éloignement et par une rêverie plus toponymique que
géographique. Le surgissement de l'Orient ne se fait pas par le relief ou
les peuplements, mais par les noms propres d'écrivains et leur histoire,
telle qu'elle est véhiculée, reprise et déformée dans les différents textes
de l'antiquité. Si l'Orient est le cadre de référence du genre, c'est un
décor immatériel, fait de noms et de mythes, bien plus que de paysages,
fait de matière littéraire et lui-même éminemment romanesque, bien plus
que géographique.
. "li!

74 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

La Lettre sur L'Origine des romans a clairement situé l'affabulation


dans la prolongation de la connaissance, comme dépassement et substitut
à la fois. On peut alors dire que le Traité de la situation du Paradis
terrestre répond à cette orientation : d'abord ouvrage d'érudition, et dans
la continuité, œuvre d'affabulation, le traité entreprend de construire une
lecture littérale ou historique de la Bible, et plus précisément des versets
suivants de la Genèse en 2, 8-15.

Et le Seigneur Dieu planta un Jardin en Eden, du côté d'Orient, et il mit là


l'homme qu'il forma.
. . , Et un fleuve sortait d'Eden pour arroser le Jardin, et de là il se divisait et
était en quatre têtes.
Le nom de l'un était Philon : c'est celui qui tournoie dans toute la terre de
Chavil ah, où il y a de l'or.
Et l'or de cette terre est bon : là est le bdellium et la pierre d'onyx.
Et le nom du second fleuve est Gehon ; c'est celui qui tournoie dans toute
la terre de Chus.
Et le nom du troisième fleuve est Chidekkel ; c'est celui qui va vers
l'Assyrie ; et le quatrième fleuve est !'Euphrate.

Qu'est-ce que le sens littéral de la Bible ? Depuis le début du xvn• siècle


s'opère un renouveau de l'exégèse biblique, d'abord protestante, puis,
avec Richard Simon, catholique, qui travaille à construire la lettre du texte
avant de se préoccuper de l'interprétation des sens spirituels (qu'ils soient
moraux, typologiques ou anagogiques). La lecture littérale relève d'un
travail d'érudition comparative : comparaison philologique, phonétique et
grammaticale entre les différents états et les différentes langues par
lesquels nous est parvenu le corpus biblique ; comparaison rhétorique
entre sens propres et sens figurés pour apprécier ce que Fleury nomme à
la même époque « les beautés extérieures de !'Ecriture Sainte », à savoir
les fleurs du style ; comparaison avec les corpus antiques des païens pour
comprendre les références culturelles (qu'elles soient juridiques,
historiques proprement dit, géographiques, militaires,. ,), Mobilisant ainsi
diverses compétences (grammaire, rhétorique, phonétique, histoire,
droit . . . ), ce travail de comparaison est globalement appelé critique
(établissement du sens littéral par critique des textes, de krisis, qui signifie
précisément choix après confrontation entre diverses options).
Le traité de Huet a alors pour ambition de fixer le sens littéral des versets
évoquant le Paradis terrestre, ce qui, dans l'optique adoptée par le prélat,
revêt d'emblée une orientation précise : il s'agit pour Huet de donner à
cette description une référence précise dans le monde actuel, autrement
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 75

dit, de situer géographiquemeut ce lieu mythique et sacré s'il en est.


Vambition est ainsi clairement posée : Huet se livre à une comparaison
critique des divers points de la terre susceptibles de correspondre à la
description légendaire, et très vite son attention se focalise à l'exclusion de
tout autre lieu sur un point de l'Orient, entre !'Euphrate et le Tigre.
Vanalyse devient alors description minutieuse de ce qui est censé être
la géographie « littérale », réelle, d'une région d'Orient : or, l'explora­
tion et la présentation du territoire oriental délimité par les deux fleuves
et leurs courbes est de fait une exploration strictement livresque et lin­
guistique, une enquête d'érudition censée aboutir paradoxalement à la
révélation d'un référentiel oriental précis.
Huet procède en effet selon une méthodologie dont les principes sont
stricts, mais l'application plutôt libre. Vétablissement des lieux est en
effet conçu comme une démonstration rhétorique, à la recherche de
preuves - là où les adversaires de Huet sont censés en être restés à la
mention d'« opinions » précipitées qui, non étayées par des arguments,
s'avèrent des « fictions ». Ainsi,
Lorsqu'on a posé ce fondé, que le Philon est le Gange, on ne s'est point
embarrassé de l'objection qu'on pouvait raisonnablement faire sur la
distance de sa source. . . On a eu recours à des conjectures frivoles, ou à
des fictions sans preuves, ou au miracle, qui est le refuge ordinaire de
ceux à qui la raison ne fournit point de défense, et un moyen sur pour
soutenir les opinions les plus bizarres. (p. 101)
À quelles preuves Huet a-t-il recours pour établir les référents du
Paradis terrestre ? Son enquête est d'abord une enquête sémantique, sur
les sens des mots dans le texte : les verbes (« sortir de »), les noms
communs (le bdellium, la pierre d'onyx), les noms dont la nature est in­
certaine (noms communs ou noms propres : Eden ou volupté, en Orient
ou à l'Est) et bien sûr les noms propres (les quatre fleuves : le Philon, le
Gehon, le Chidekkel et !'Euphrate, et les deux terres de Chus et de
Chavilah).
Les théoriciens de la linguistique contemporaine se sont penchés sur
les modes de référenciation et de signification des noms et il n'est pas
inutile pour notre propos de rappeler ici quelques-unes de leurs analyses.
Les noms communs sont dotés d'une signification (le N.C. fleuve
signifie, pour aller vite, un cours d'eau se jetant dans la mer) et d'une ou
plusieurs références (le N.C.jleuve réfère à chacun des cours d'eau dotés
des propriétés rappelées ci-dessus). La théorie aujourd'hui largement
partagée concernant les noms propres est une théorie logique, élaborée
76 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

dans le droit fil de la sémantique des mondes possibles'. C'est une


théorie causaliste, selon laquelle le N.P. est un désignateur rigide de
référence, établi par un baptême inaugural et transmis par chaîne causale
ensuite, faisant référence à un élément individuel singulier (qu'il s'agisse
d'un individu humain, d'un lieu singulier, etc.), et ne comportant aucune
signification : Aristote ne signifie rien mais ne fait que référer à un
individu Aristote, qui se serait appelé Aristote même s'il n'avait pas été
philosophe ; aucune propriété sémantique n'étant attachée au N.P.
Aristote, c'est un pur référent sans signification. Pour Kripke, dans tous
les scénarios contrefactuels, il y a permanence de l'individu et du Nom
propre qui y réfère, et une valse des contenus sémantiques (dans un
monde possible, Aristote pourrait ne pas être philosophe, etc.).
Ces catégorisations abstraites et anachroniques vont nous permettre
cependant de mesurer à la fois l'ampleur et la fragilité du travail de Huet.
I:ampleur, tout d'abord, puisque Huet doit systématiquement réfléchir
sur une concurrence entre référents, significations, et/ou noms propres :
- concurrence tout d'abord entre diverses histoires pour un même
N.P. et un même référent : le lit du fleuve Euphrate ayant maintes fois
évolué depuis l'antiquité, nous avons là un référent singulier avec un
Nom Propre unique, mais doté de plusieurs histoires concurrentes, de
plusieurs versions, avec des dérives sur la politique agricole antique (des
canaux de dérivation, ayant été creusés puis abandonnés, donnent lieu à
une description en termes de rivalités et de vol).
- concurrence de divers N.P. pour une même histoire et un même ré­
férent : de même qu'au fil des siècles le canal fluvial nommé dans la
Bible Philon, a reçu d'autres dénominations, au demeurant tout aussi
exotiques pour un lecteur français (Pasitigre, Schat-el-Arab . . . )4 ;
- concurrence entre divers référents pour un même N.P. et une même
histoire (la propriété « lieu édénique » et le nom propre Eden pouvant
être appliquées à plusieurs territoires de la région).
- concurrence entre diverses descriptions pour un même N.C. - ce qui
est une donnée linguistique tout à fait problématique : Huet est face à des
noms communs dont il ignore la signification (tout en postulant qu'ils en
ont bien une) : qu'est-ce que le Schoham hébreu (la pierre d'Onyx ? le

3. Voir le texte inaugural de S. Kripke, La logique des noms propres, [1972], Paris, Minuit,
1982, pour la trad. française.
4. << De sorte que les noms de Tigre, d'Euphrate et de Pasitigre furent donnés presque in�
différemment à toutes les parties de }'Euphrate qui sont entre sa jonction avec le Tigre et la
mer. Comme aujourd'hui le nom de Schat�el�Arab se donne presque à toutes ces mêmes
parties. » (p. 1 16),
lflrlations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 77

r;
-,,

béryl ?) qu'est-ce que le bdellium (une gomme aromatique ? une perle ?)


- concurrence entre N.P. et N.C. pour deux termes clefs : l' « orient » et
l' « éden » : Huet hésite entre désignateur rigide et désignateur accidentel
pour un même référent. Le texte biblique mentionne-t-il en effet ainsi un
lieu nommé Orient, Eden, on un espace doté de propriétés sémantiques
(un espace situé à l'Est du scripteur biblique, un espace édénique) 'l
!;indétermination de tous ces éléments explique bien sûr pourquoi le
texte biblique est fondamentalement « résistant » à une lecture littérale
et historique. Mais les problèmes qu'explicite Huet pour situer son
paradis sur une terre d'Orient témoignent aussi d'un trait méthodolo­
gique fondamental : Huet cherche à établir les fameuses preuves de son
hypothèse référentielle en s'appuyant systématiquement sur les signifi­
cations « accidentelles », sur les descriptions, sur les histoires, sur les
motivations sémantiques des noms propres - d'où leur proximité, dans
ce travail, avec les noms communs'. La critique des textes travaille
constamment le passage entre désignateurs accidentels et rigides, que
ce soit dans l'enquête grammaticale (le retour des mêmes noms propres
dans la Bible n'étant jugée pertinent que s'il est accompagné du retour
des mêmes descriptions accessoires, comme on le voit sur l'expression
« Terre de Chus »), dans l'enquête historique (les divers documents tex­
tuels antiques païens convoqués pour étayer l'hypothèse géographique
sont retenus lorsque le lieu est décrit non pas avec les mêmes noms
propres mais avec les mêmes mythes et les mêmes descriptions), dans
l'enquête étymologique (les racines des noms propres étant des noms
communs dotés de significations jugées concordantes et probantes).
De façon extrêmement cohérente, Huet dénonce d'un côté toutes les
supputations non étayées par des preuves, fruits d'une rêverie sur les loin­
tains et sur les sons ; de l'autre, il ramène systématiquement la recherche
des référents à la compréhension des descriptions et des histoires asso­
ciées à la mention des noms propres. C'est une logique de preuve par les
« adjoints », par les circonstances, si l'on s'en réfère aux catégories de la
rhétorique classique, ou encore c'est une démonstration par « association
d'idées », pour reprendre l'expression du philosophe Hume. Pas étonnant
alors de trouver sous la plume de Huet, comme qualité de la « science des
étymologies », un éloge . . . de l'art des « correspondances » : « Ces
permuiations de lettres sont les portes de communication par où les mots
originaux entretiennent leurs correspondances. » (p. 189)
5. Comme Huet 1e dit en ouverture, « La situation du Paradis terrestre me paraît dési­
gnée. . . exactement par ]es termes de ce passage . . . i1 suffira de faire voir . . . qu'elle [mon
opinion] répond parfaitement à la description de Moise.» (p. 16-18),
78 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Et c'est là en même temps qu'apparaissent les limites et la fragilité de


la méthode : pour « preuves » des lieux en effet, pas besoin d'enquête de
terrain mais des compétences philologiques et humanistes : connaître les
langues, les étymologies, la phonologie, et connaître les corpus antiques
sacrés et profanes sont les seules compétences requises pour
l'établissement des preuves. l; actualité que conquiert l'Orient est une
actualisation linguistique et mythologique : il s'agit de comprendre quels
sont les noms propres et les histoires du passé qui se surimposent en
palimpseste aux noms propres et aux histoires actuels des lieux de l'Orient.
Dès lors que l'enquête est littéraire et que la preuve des lieux passe par
l'établissement des histoires et des descriptions qui y sont attachées, le
travail de comparaison entre les différentes versions des mythes et les
différentes descriptions s'effectue en fonction d'un critère ô combien
romanesque, le vraisemblable. Huet retient comme histoires et descriptions
probantes de chacun des lieux les versions les plus « croyables », les moins
« impossibles », les plus « vraisemblables » : il est « vraisemblable » que
Moïse ait désigné la rive droite du fleuve par le terme d' « Orient » (p. 42,
51-3), il est « probable » que le bdellium soit une gomme aromatique ou
une perle (p. 131), etc. Cas extrême, et en même temps crucial, la question
du référent « instable » : en effet, les embouchures du Tigre et de
!'Euphrate, censées être décisives dans cette entreprise de référence et de
situation, ont maintes fois changé au cours de l'histoire - tant et si bien
que le lieu assigné comme référence du Paradis est fondamentalement un
lieu inexistant, inactuel, fictionnel, rêvé, reconfiguré par l'érudit pour
coïncider avec les fameuses descriptions.
I; érudition cède alors le pas à la compilation lettrée et à la recompo­
sition fictionnelle : deux pages entières sont consacrées à une rêverie
sur l'or et les trésors de la reine de Saba, cinq pages aux pêches mira­
culeuses de perles rares, un chapitre entier restitue l'histoire et les
conditions de travail de Moïse écrivant ce texte ; le répertoire des lieux
de l'antiquité nommés Eden ou Aden donne l'occasion d'une évocation
nostalgique des lieux mémorables de l'Arabie Heureuse. Enfin la
reconstitution des fleuves et de leur parcours mythique cède le pas à une
narrativité fabuleuse et à une rêverie amoureuse sur leurs courbes (les
fleuves « enferment la Mésopotamie », « se joignent ensemble », « puis
ne faisant qu'un même lit, ils s'avancent », « ils se séparent de nouveau
et enferment dans leurs bras . . . », etc.),
La naissance de l'Orient à l'actualité s'avère ainsi une naissance
parfaitement fabuleuse, et l'attestation des lieux une attestation
intellectuelle et imaginative, qui se substitue au témoignage sensible et à
f!lriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 79

la vérification expérimentale. Huet invente un « orient véritable » à la


façon dont les nouvelles historiques et galantes de la seconde moitié du
xvn• siècle se désignent comme « histoires vraies ». I..:orient est doté ici
d'nne actualité textuelle, linguistique et même graphique : car au fil des
mots, la matière d'Orient devient une matière scripturale, faites de noms
aux consonances non familières et de courbes, de sons exotiques et
d'arabesques fluviales. S'il y a un référentiel autre que linguistique
derrière les noms propres et les noms communs de l'Orient, c'est celui
d'une carte sur un mur : de même que, pour Barbara Cassin, la littérature
occidentale serait née d'une description de tableau au début des
Ethiopiques d'Héliodore6, de même, pour Huet, l'Orient historique naît
d'une et avec une carte géographique : c'est un espace plan, sans villes et
sans reliefs, marqué de N.P. et de traits, de skematri figurant un réseau
fluvial. Huet rêve son paradis devantune carte de géographie antique (celle
de Ptolémée) ou renaissante (celle de Kircher), et de cette carte, il ne voit
même que la forme d'un fleuve perdu, forme qui est aussi fiction de
fleuve : elle n'en est pas même le dessin, mais le rêve.
I..:Orient devient une référence actuelle pour le Paradis terrestre : mais
l'actualité de cette référence est une actualité textuelle, linguistique et
graphique. VOrient a pour référent non un paysage mais une biblio­
thèque, non une matérialité géologique (un territoire et un sol), mais un
matériau linguistique (une langue et un lexique), non un espace géogra­
phique mais une surface graphique.
De cet empilement de textes, de ce chatoiement de mots, de ce
palimpseste de cartes graphiques, se constitue un cadre référentiel
littéraire. Origine et pays des fables, l'Orient n'est pas encore un lieu :
il est un lexique, un corpus de textes antiques et sacrés, un entrelacs de
courbes et d'esquisses graphiques.
I..:on sait que l'art de la cartographie se déploie pour servir une colo­
nisation, des intérêts (commerciaux, militaires ou fiscaux). Quelle est
l'utilité de la carte du Paradis terrestre et plus généralement, du traité de
Huet ? Parfaitement inutile et inactuelle, leur utilité est strictement lin­
guistique et textuelle : ils offrent un déploiement de mots et de mythes
et fonctionnent ainsi comme appel à et support de l'imaginaire. Le « réa­
lisme » linguistique dont parlait Edward Said se déploie ainsi en une
poétisation : la réalité du lieu oriental est conquise par les mots, les sons,
et par le dessin des côtes et des rivières ; mais on ne saurait réduire cette
emprise linguistique à un nominalisme taxinomique. Huet élabore bien

6, Voir B. Cassin, L'E.ffet sophistique, Paris, Gallimard, 1995.


80 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE

plus une cartographie de l'imaginaire et un lexique inactuel - étrange et


étranger - des noms de pays. Il aura permis, ce faisant, une colonisation
littéralement romanesque de l'Orient.

Traité de la Situation de Paradis Terrestre par M. Pierre Daniel Huet,


à Paris, chez Jean Anisson, 1691. Frontispice.
Il.
Formes : l'Orient sur scène
Un Orient antique ? CAfrique des Sophonisbe
(France-Angleterre, xv1•-xv11• siècles)

Clotilde Thouret
Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)

Y a-t-il un Orient antique 'l J:;Afrique du temps des Romains devient­


elle orientale ou barbaresque lorsqu'elle est le lieu d'une fiction baroque
ou classique ? Quel imaginaire de l'Orient se trouve mobilisé par un
sujet de tragédie pris dans l'histoire antique ? Pour répondre à ces ques­
tions, un lieu s'impose : Carthage, et à travers ce lieu, une héroïne :
Sophonisbe, petite fille d'Hamilcar et fille d'Hasdrubal'. Au moment
de la Seconde guerre punique, afin de bloquer la progression romaine,
Carthage tente de créer une alliance africaine avec les rois Numides,
Massinisse et Syphax ; et de cette alliance, l'union avec Sophonisbe est
la pièce maîtresse.
Femme illustre par son courage puisqu'elle se donne la mort plutôt
que de se soumettre aux Romains, la reine carthaginoise incarne la ville
rivale de Rome et son histoire est le sujet d'un grand nombre de récits
et de tragédies, de la Renaissance à l'âge classique'. Les événements de

1. Pour une analyse du rôle politique étonnamment mineur joué par cette figure héroîque
en Afrique, voir Denise Brahimi,« Sophonisbe et les Numides», Awal. Cahiers d'études ber­
bères, n° 17, 1998, p. 57-64.
2. Les principales versions ou réécritures de ]'histoire de Sophonisbe et de Massinisse, en
Europe et jusqu'à la fin du xvue siècle, tous genres confondus, sont les suivantes (ce sont les
éditions auxquelles je ferai référence dans la suite de l'article) : Pétrarque, L'Afrique. Ajfrica,
1-V, éd. et trad. P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2006, livre V ; Boccace, De Claris
Mulieribus, 1362, Des Dames de renom. Nouvellement traduit enfrançais d'après la traduc­
tion de L. A. Rido/fi, Lyon, Guillaume Rouillé, 1551, rééd. X. Carrère, Toulouse, Editions
Ombres, 1996 ; Galeotto del Carretto, Soforâsba, 1502 ; Gian Giorgio Trissino, Sofonisba,
1514, dans Il teatro italiano Il La tragedia del Cinquecento, t. l, éd, M. Ariani, Turin, Einaudi,
1977 j Mellin de Saint-Gelais, Sophonisba. Tragédie très excellente tant pour l'argument que
pour lepoli langage et graves sentences dont elle est ornée, représentée et prononcée devant
le Roi, en sa ville de Blois, Paris, Gilles Corrozet, 1559, rééd. L. Zilli, dans La Tragédie à
l'époque d'Henri II et de Charles IX. Première série, t.I, (J 550-1561), Florence-Paris, Leo
S. Olschki-PUF, 1989, p. 238-368 ; Bandello, Nove/le, I, XLI, 1554 ; Nicolas de Montreux, La
Sophonisbe, Rouen, Raphaël du Petit Val, 1601, rééd. D. Stone, Genève, Droz, 1976 ; Antoine
de Montchrestien, La Carthaginoise, ou la Liberté, 1604, dans Les Tragédies de Montchre.stien,
éd. L. Petit de Jullevîlle, Paris, Pion, 1891 ; John Marston, The Wonder ofWomen, or the
Tragedie ofSophonisba, 1606, La tragédie de Sophonisbe, ou la Merveille desfemmes, éd. et
trad. J. Pelorson, Paris, Les Belles Lettres, 1996 ; Jean Mairet, La Sophonisbe, 1634, dans
IF""'
84 ÜRIENT DAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

la deuxième guerre punique qui tissent la trame de l'histoire de


Sophonisbe et de Massinisse le Numide se déroulent à la fin du III' siècle
avant J.-C., dans ce qui s'appelle alors la Lybie ou l'Afrique. Tite-Live
et Appien d'Alexandrie en sont les principaux historiens'. Les aventures
de Massinisse et de Sophonisbe se trouvent au Livre XXIX (19-33) et au
Livre XXX (3-15) del'Histoire romaine de Tite-Live ; chez Appien, elles
se répartissent entre L'ibérique (Histoire romaine, Livre VI, chap. 37 en
particulier) et Le Livre Africain, consacré en grande partie à la campagne
de Scipion en Afrique (Histoire romaine, Livre VIII, chap. 10-27). Ces
textes sont les sources principales des poètes qui ont consacré des pages
à l'héroïne carthaginoise.
Les réécritures des XVI' et xvn' siècles se concentrent sur la fin de
l'épisode, proprement tragique. A la faveur de l'union de Sc,phonisbe et
de Syphax, les Carthaginois ont obtenu du roi numide qu'il quitte
l'alliance avec les Romains pour rejoindre leur camp4• Après ses victoires
en Espagne, Scipion décide de porter la guerre en Afrique et il s'appuie
pour cela sur un autre roi de Numidie, Massinisse. Dans certaines
versions, Syphax a en outre usurpé le trône de Massinisse. S'ils sont tous
deux Numides, l'un (Massinisse) est le chef des Massyles et l'autre
(Syphax) des Masaesyles, deux peuples qui se partagent une partie du
territoire de l'actuelle Afrique du Nord. Après plusieurs batailles, les
armées romaines de Scipion et Lélius et celles de Massinisse mettent en

Théâtre du XV/le siècle, t. I, éd. J. Scherer, Paris, Gallimard, coll, « Bibliothèque de la


Pléiade», 1975 ; Corneille, Sophonisbe, 1663, dans Œuvres complètes, t. III, éd. G. Couton,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987 ; Madeleine de Scudéry, Les
Femmes illustres, 1644, éd. C. Maignien, Paris, Côté-femmes, 1991 ; Nathaniel Lee,
Sophonisba, or Hannibal S Overthrow, dans The Works ofNathaniel Lee, t. I, éd, T, B. Stroup
et A. L. Cooke, New Brunswick, The Scarecrow Press, 1954. Sur les différentes versionsJ voir
C. Ricci, Sophonisbe dans la tragédie classique italienne etfrançaise, Turin, Paravia, 1904,
et A. Axelrad, L e thème de Sophonisbe dans les principales tragédies de la littérature occi-
dentale (France, Angleterre, Allemagne), Lille, Bibliothèque universitaire, 1956.
3. D'autres historiens antiques ont raconté cet épisode, comme Polybe, Diodore de Sicile
ou Dion Cassius.
4. Le récit d'Appien est très clair à cet égard (Histoire romaine. Livre VI L'ibérique, éd.
et trad. Paul Goukowsky, CUF, 2003, XXXVII-149-I 50) :« À l'insu d'Hasdrubal, Massinissa
franchit de son côté le détroit et, après avoir établi des 1iens d'amitié avec Scipion, il jura
d'être son allié, s'il faisait une expédition en Afrique. Il avait conclu cet accord, en homme
d'une fidélité à toute épreuve, pour la raison que voici. La fille d'Hasdrubal (le général dont
Massin_isse était alors le compagnon d'armes) lui avait été promise en mariage. Mais le prince
Syphax brülait d'amour pour cette fi11e et les Carthaginois, qui jugeaient capital de s'assu­
rer de son appui contre les Romains, lui donnèrent la fille sans s'être informés de rien auprès
d'Hasdrubal. Quand la chose fut accomplie, Hasdrubal s'efforça de la tenir secrète par égard
pour Massinissa. Mais celui-ci l'apprit et conclut un accord avec Scipion. » :?;i

., ! 1
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 85

échec Syphax à Cirta, capitale de ses États, et le font prisonnier. Alors


que les soldats entrent dans la ville, Sophonisbe fait promettre à
Massinisse de ne pas la livrer comme prisonnière aux Romains ; il
excède sa demande et l'épouse le jour même. Mis en garde par Syphax
contre la belle Carthaginoise, rendue responsable de sa trahison, Scipion
reproche alors à Massinisse d'oublier leur alliance et réclame
Sophonisbe : elle appartient à Rome comme le reste du butin. Pour
honorer sa promesse à la reine, le Numide lui donne (ou lui fait envoyer)
du poison, qu'elle boit sans hésiter.
On peut organiser l'ensemble des réécritures de !'histoire de Sophonisbe
autour de deux pôles, selon qu'elles relèvent plutôt de la poésie amou­
reuse ou plutôt de la littérature morale. Développant les virtualités
élégiaques de la situation, Pétrarque par exemple en (ait un sujet amoureux
dans le cinquième livre de son Africa. Antoine de Montchrestien avec La
Carthaginoise, ou la Liberté (1604) et surtout Jean Mairet avec sa
Sophonisbe (1634) le suivront dans cette voie. Dans le champ de la litté­
rature morale, Sophonisbe trouve d'abord sa place dans la galerie des
femmes fortes, depuis Boccace qui en fait une « dame de renom » (De
Claris Mulieribus, 1362) jusqu'aux Scudéry (Les Femmes illustres, 1644).
Le sujet se prête en outre à une méditation sur les inconstances de la
fortune et les malheurs des grands5 : elle prend parfois une coloration assez
nettement stoïcienne, comme dans la tragédie de Trissino (1514), qui sera
traduite par Mellin de Saint-Gelais et représentée à la cour de France
(1556). Enfin, l'histoire de Massinisse et de Sophonisbe peut être mise en
scène comme une tragédie de la fidélité : les retournements d'alliances et
la multiplication des serments qui entrent en contradiction les uns avec les
autres (foi conjugale et privée, foi politique et publique, foi « patrio­
tique » . . . ) ouvrent un espace pour une réflexion sur la trahison et la
loyauté, espace qu'investissent les tragédies de Montreux (1601), de
Marston ( 1606) et de Corneille (1663)6. Ces textes, en particulier les deux

5. Voir par exemple ]'avis « Au lecteur» de Montchrestien, op. cit., p. 45 :« Je propose cest
exemple non seulement aux Princes, mais à tous hommes, pow· leur montrer combien est ina
certaine leur felicité, & que quand ils pensent estre parvenus au comble de leurs desirs la fortune
se jette à la traverse & les precipite en des miseres autant facheuses qu'inesperées. »
6. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article,« Les épreuves de la fidé1ité. La
trahison dans les Sophonisbe sur les scènes italienne, française et anglaise (xv1e-xv11e
siècles)», Seizième siècle, n° spécial La Trahison, dir. Patricia EicheI-Lojkine, 2009, n° 5,
p. 93-114. Sur le rôle de ce sujet dans le renouveau de la dramaturgie tragique française et
les spécificités des tragédies de Trissino, Mairet et Corneille, voir l'article de Christian
Delmas, « Les Sophonisbe et le renouveau de la tragédie en France», xn1e siècle, 2000,
n° 208, p. 443-464.
86 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

derniers, font d'ailleurs une large place au motif de la femme forte


comme le montre le titre de la pièce de Marston : The Wonder ofWomen,
or the Tragedie of Sophonisba (La tragédie de Sophonisbe, ou la
Merveille desfemmes).
Le corpus tragique se propose avec évidence à l'étude de la place et
des formes de l'imaginaire barbaresque dans la reprise dramatique d' un
sujet antique. La tragédie de Sophonisbe se déroule en effet en Afrique
du Nord, que les hommes des XVI' et XVII' siècles désignent du nom de
« Barbarie ». Les dramaturges situent les événements à Cirta7, l'actuelle
Constantine, à l'exception de Marston qui choisit de déplacer l'action
dans Carthage, Grâce à cette infidélité historique, la pièce anglaise gagne
en force dramatique : les Romains sont aux portes de la ville ennemie et
l'enjeu de la résistance de la reine carthaginoise apparaît plus clairement
encore. Cependant, même au cœur de la capitale du royaume de
Numidie, Sophonisbe demeure la fille d'Hasdrubal et, dans son refus de
se soumettre aux Romains, elle incarne la grandeur et le destin de
Carthage. Ces pièces, écrites pour certaines par des poètes qui ont
composé sur des sujets « turcs » comme Montreux ou Mairet, permettent
ainsi de considérer un aspect spécifique du traitement du motif oriental :
les modalités de sa présence et son rôle dans la représentation
dramatique d'un sujet antique. Si une Afrique antique se dessine dans
une opposition à l'Occident par le biais de la confrontation avec Rome,
la couleur locale barbaresque occupe une place relativement marginale
dans la mise en scène. Uimaginaire de l'Orient est en revanche plus
sensible dans la composition des caractères, notamment de ceux des rois
numides qui s'apparentent par certains de leurs traits aux Maures des
fictions barbaresques contemporaines.

Romains et Africains
Cet épisode de la deuxième guerre punique met au premier plan le jeu
des alliances, favorisé par la position d'intermédiaire occupée par les
Numides. On l'a vu, les alliances des.deux rois numides, avec Rome
d'une part, et avec Carthage de l'autre, se nouent et se dénouent au gré
de la volonté ou de l'amour de Sophonisbe. Les remises en cause ou les
réaffirmations de ces fidélités militaires sont autant d'occasions de
nommer les deux camps : le conflit entre Rome et Carthage se trouve
alors souvent reformulé en une confrontation entre Rome et l'Afrique.

7. Dénommée aussi Cirte ou Cyrthe.


Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 87

Parce qu'elle interroge directement les raisons qu'a un homme de


parjurer une foi donnée pour honorer un autre serment, la tragédie de
Montreux s'appuie à maintes reprises sur cette opposition. Dès le premier
acte, Scipion demande à Syphax d'expliquer ce qui l'a poussé à rompre
son alliance avec Rome : il fut un bon roi tant qu'il refusait d' « irriter la
grandeur de nostre republique / Pour secourir l'estat de la parjure
Affrique » (acte 1, v. 249-250)8 • La rime vient souligner cette nouvelle
ligne de partage des forces : à Rome s'oppose une Afrique dont les
personnages revendiquent l'unité, fondée sur des principes politiques,
géographiques, culturels et naturels. Compagnon de Massinisse, Gelosses
encourage le Numide à prendre les armes contre Rome : Scipion lui fait
l'injure de lui réclamer Sophonisbe comme butin de Rome alors qu'elle lui
était promise avant même qu'elle ne soit mariée à.Syphax ; il rappelle
ensuite que les Romains sont des « étrangers » sur le sol africain :

Chassons ces estrangers, et que nostre patrie


Soit exempte ce jour de leur vive furie
Recognoissons nos loix, nostre pays, nos citez,
Et deffendons encor nos cheres libertez,
Nos temples nos palais, et de nos premiers peres,
Trespassez pour le pays, les tombes mortuaires. (acte III, v. 1413-1418)

Pour Massinisse, renoncer à Sophonisbe reviendrait à « allume[r]


encore / Dans l' Affrique le feu qui brulant la devore » (acte III, v. 1 1 80-
1 181 ), autrement dit à prolonger la guerre intestine que son alliance avec
les Romains avait d'une certaine manière provoquée. Syphax est plus
clair encore dans l'affirmation d'une identité commune lorsqu'il
invoque, pour défendre la trahison de Rome, le lien naturel et culturel qui
l'unit aux Carthaginois :

J'ay fait ce que j' ay <leu en prenant la deffance


De ceux de quij'avois recherché l'alliance,
Qui m'estoyent alliez d'air, de sang, et de meurs
Et dontj'avois receu mille sacrez honneurs. (acte !, v. 349-352)

Ainsi définis, les principes des liens qui unissent Carthage et la


Numidie tendent à créer un espace africain uniforme.
8. À la fin de la pièce, alors même qu'il fait l'éloge du courage de la reine carthaginoise,
Scipion emploie de nouveau cette locution, mais de manière paradoxale cette fois : il dit
envier « l'honneur de la parjure Affrique, / D'avoir jadis nourry un esprit si hautain / Qui me­
ritoit de naistre et de mourir Romain » (Montreux� op. cil.• acte V, v. 2722-2724).
88 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

I;opposition est plus nette encore dans la tragédie de Marston puisque


la distinction entre Numides et Carthaginois y est très estompée. Le
Prologue annonce que la scène est en Lybie (« The Sceane is Lybia ») et
expose le fonctionnement politique de la région ; Carthage est la capitale
de cet empire sur lequel règne dix-sept rois, parmi lesquels Massinisse et
Syphax. I;action s'ouvre sur la célébration des noces de Sophonisbe et de
Massinisse, qui scellent l'alliance de celui-ci avec les autres seigneurs de
l'Empire. Humilié et dépité, Syphax décide de rejoindre Scipion pour se
venger. Au moment du coucher solennel des deux époux, Carthalon
apporte la nouvelle ; grâce à l'appui de Syphax, les troupes de Scipion
sont en train de prendre le dessus. Sans même consommer le mariage,
Massinisse part au combat pour défendre la cité. Les sénateurs et seigneurs
de Carthage, à l'exception de Gelosso, décident alors de rompre les
engagements qui les lient à Massinisse pour donner Sophonisbe à Syphax
et regagner l'alliance de ce dernier (Il, 1). Ils vont jusqu'à fomenter un
complot contre le roi des Massyles, mais la tentative d'assassinat par
Giscon l'empoisonneur échoue grâce à Gelosso (Il, 2). Sur le champ de
bataille, blessé, attaqué par les troupes de ses anciens alliés, Massinisse est
alors contraint de chercher la protection de Scipion. Les actes III et IV
sont occupés par les tentatives de Syphax pour posséder Sophonisbe, par
la force tyrannique ou bien les pouvoirs surnaturels d'Erichto (la
magicienne de La Pharsale, devenue dans cette pièce une vieille sorcière
hideuse et concupiscente). Mais le désir du Numide se heurte à la fidélité
et la vertu sans exemple de la reine. Au dernier acte, Massinisse sort
victorieux de la bataille qui l'oppose seul à Syphax ; mais Scipion est
inquiet du noir et mensonger portrait que le traître a fait de Sophonisbe,
et il la réclame comme captive de Rome. La reine s'empoisonne pour
permettre à Massinisse de rester loyal ; elle meurt épouse et vierge, la
« merveille des femmes ». Si la présence des Romains est décisive, ils
n'occupent sur la scène que l'arrière-plan, et l'action se trouve placée au
cœur des affaires et des palais de la Lybie. !.;inexactitude historique, que
Marston reconnaît et justifie dans son avertissement au lecteur', renforce
l'identité africaine contre les assiégeants Romains et tend à masquer la
distinction entre Numides et Carthaginois.
I;idée d'une unité africaine est moins appuyée dans la tragédie élé­
giaque de Mairet, sans toutefois en être absente. Au moment où
9. « To the generall Reader » : « Know, that I have not labored in this poeme, to tie my selfe
to relate anything as an historian but to in large every thing as a Poet. » Marston, op. cil.,
p, 1 : « Sache que mon labeur en ce poème s'est astreint non à relater les choses en histo­
rien, mais à les grandir toutes en poète ».
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 89

Massinisse entre victorieux dans Cirta, Sophonisbe prononce un vœu à


l'Amour : elle demande au dieu de faire naître la passion dans le cœur
du roi et de se rendre ainsi « restaurateur des affaires d'Afrique »
(acte III, scène 3, v. 744). À peine une centaine de vers plus loin, c'est
« par le nom Africain » et « par le titre de roi » (acte IV, scène 4, v. 842)
qu'elle supplie le vainqueur de lui épargner le triomphe. La construc­
tion d'une opposition structurante entre Rome et l'Afrique s'explique
donc avant tout par une action centrée sur les liens qui unissent les
Numides à Sophonisbe et qui fait dans les textes une large place au point
de vue des adversaires des Romains.
Dans cette perspective, Corneille fait exception car il complique le
conflit entre Romains et Africains par une rivalité entre Gétuliens et
Carthaginois. Incarnée par Éryxe et Sophonisbe, ce.tte rivalité est amou­
reuse autant que politique : la reine de Gétulie dispute à la fille
d'Hasdrubal le cœur de Massinisse tout comme elle revendique le droit
des Gétuliens sur la terre d'Afrique. À Sophonisbe, qui lui reproche
d'aimer l' « ennemi de sa propre Patrie / Qui sert des Étrangers » (acte I,
scène 3, v. 204-205), Éryxe répond que Syphax fait de même en servant
les Carthaginois qui, venus de Tyr, ne sont guère plus Africains que les
Romains. Surtout, isolant Sophonisbe pour mettre en valeur son hé­
roïsme, Corneille fait de l'amour de Carthage et de la haine de Rome les
« passions dominantes »'° de la reine carthaginoise. Elle exige par
exemple de son premier époux qu'il poursuive la guerre alors que les
Romains lui proposent une paix tout à fait favorable. Pour expliquer sa
trahison, Syphax dira d'elle à Lélius, le lieutenant de Scipion : « Elle
avait tout mon cœur, Carthage tout le sien » (acte IV, scène 2, v. 1207).

Quelques éléments barbaresques pour une couleur locale estompée


À cette Afrique unie (ou déchirée) contre Rome, s'ajoutent des cou­
tumes, des personnages secondaires ou des détails spectaculaires, qui
étoffent cette évocation militaire et géographique de l'Orient et lui
donnent quelques couleurs barbaresques. Ainsi la coutume qui veut
qu'en Afrique chaque roi ou grand personnage ait toujours à sa disposi­
tion du poison, voire qu'un esclave soit entièrement voué à cette charge,

10. Corneille, op. cit., « Examen », p. 382 : « Vous trouverez en cette tragédie les carac­
tères tels que chez Tite-Live ; vous y verrez Sophonisbe avec le même attachement aux
intérêts de son pays, et la même haine pour Rome, qu'il lui attribue, Je lui prête un peu
d'amour, mais elle règne sur lui, et ne daigne l'écouter, qu'autant qu'il peut servir à ces pas­
sions dominantes qui règnent sur elle, et à qui elle sacrifie toutes les tendresses de son cœur,
Massinisse, Syphax, sa propre vie. »
90 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

est presque chaque fois rappelée. C'est grâce à elle que Sophonisbe peut
échapper au triomphe, Massinisse lui apportant le poison ou, le plus
souvent, le lui faisant apporter1 1 • Elle se trouve mentionnée chez Tite­
Live et elle est ensuite identifiée comme spécifiquement africaine par
Marston (acte III, scène 2).
Le registre des dépenses de Catherine de Médicis nous a laissé des in­
formations précieuses sur la mise en scène de la Sophonisbe à la cour de
France, au château de Blois, en 1556 12• La pièce de Trissino, écrite en
15 14, avait été publiée en 1 529 à Vicence. À la demande de la reine, à
l'occasion de Mardi-Gras ou d'un mariage, Mellin de Saint-Gelais la
traduit en français, pratiquement à l'identique. Le décor demeure très
rudimentaire et les interprètes - dont Marie Stuart, qui interprète le rôle
titre - jouent en costumes d'époque somptueux. Mais la mise en scène
ajoute une touche orientale qui évoque le lieu de l'action : rôles muets,
trois esclaves maures étaient coiffés de turbans en taffetas blanc.
Marston prévoit lui aussi une touche spectaculaire d'exotisme oriental
en introduisant deux personnages nouveaux : Vangue, esclave éthiopien
de Syphax, et Zanthia, chambrière égyptienne de Sophonisbe. Tous deux
participent de la composition d'un Orient antique particulièrement
hétéroclite, qui emprunte à diverses époques comme à divers espaces.
Mais l'enjeu de l'« orientalisme » de ces deux figures secondaires est
moins la couleur locale que la construction d'un univers moral aux
polarités antithétiques fermement dessinées, où la maîtrise de soi, la
vertu et la fidélité s'opposent à la l'intempérance, à la concupiscence et
à la lâcheté13. Dans cette perspective, le dramaturge s'appuie sur les
stéréotypes les plus répandus et les deux personnages, qui sont distingués
comme étant plus africains que les autres, sont aussi les plus fourbes.
La couleur de leur peau est donc moins documentaire que symbolique :
le « gentle Negro » (acte I, scène 1, v. 69 ; acte III, scène 1, v. 147) aide
Syphax dans ses trahisons et son désir de possession de Sophonisbe ; la
chambrière tente de convaincre sa maîtresse de céder à Syphax avant de
la trahir en révélant sa fuite à ce dernier (acte III, scène !). Cette

11, Là encore Corneille fait exception : Sophonisbe renvoie le poison que Massinisse lui
fait parvenir, réaffinnant par là son courage et sa liberté (op. dt., acte V, scène 2, v. 1612-
1614 : « Et quand il me plaira de sortir de la vie, / De montrer qu'une femme a plus de cœur
que lui, / On ne me verra point emprunter rien d'autrui »).
12, Voir l'introduction de Luigia Zilli à son édition de la pièce (Mellin de Saint-Gelais, op,
cil.).
1 3 . Voir J. Pelorson, « Introduction » à The Wonder of Women, or the Tragedie of
Sophonisba1 éd. cit.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 91

symbolique joue d'ailleurs un rôle comique dans le seul passage


burlesque d'une pièce qui en est singulièrement dépourvue14 : lorsque
Syphax ivre de désir parvient au lit de ses noces, il y découvre Vangue
endormi, drogué par Sophonisbe qui espérait ainsi gagner quelques
instants dans sa fuite (acte III, scène 1, v. 1 84).
Plus généralement, les tragédies de notre corpus ne créent pas à
proprement parler de cadre oriental pour l'action qui s'y déroule. Cela est
particulièrement évident pour la pièce de Trissino et sa traduction par
Mellin de Saint-Gelais, de toute façon trop reculées dans le temps pour
faire fond sur une quelconque vogue orientale : ces textes évoquent bien
plutôt le roman de chevalerie que l'Afrique barbaresque15• I.:Italien fait du
barbare luxurieux que l'on trouvait chez Tite-Live et Boccace un chevalier
courtois, vertueux et magnanime : « panache rouge sur l'armet »,
Massinisse, après s'être rendu « seigneur de la place », épouse Sophonisbe
dans une cérémonie toute chrétienne. Les autres dramaturges choisissent
plutôt d'étendre les coutumes romaines au-delà de la Méditerranée.
Sophonisbe sacrifie à Junon avant son mariage (Marston, Montchrestien) ;
Numides et Carthaginois jurent par Jupiter ; Corneille renvoie aux lois
romaines pour justifier que son héroïne puisse épouser Massinisse alors
que Syphax est encore en vie. Ainsi, non seulement l'Afrique antique
n'engage pas de particularité historique réelle, mais elle ne fournit pas non
plus un monde fictionnel qui lui soit propre. C'est d'ailleurs la même
Barbarie d'évocation, le même Orient estompé que l'on trouve dans les
représentations picturales contemporaines, comme par exemple dans
l' œuvre de Mattia Preti ( 1613-1 699), La Mort de Sophonisbe (Musée des
beaux-arts de Lyon) : seul un homme enturbanné, à l'arrière-plan, sur le
bord gauche du tableau, rappelle le lieu géographique de l'action. Si
l'imaginaire contemporain de l'Orient est présent dans ce corpus, c'est
avant tout par le biais des rois numides.

Maure cruel et Maure galant


Chez Marston et Mairet, ces personnages portent la marque de
l'influence des représentations contemporaines de l'Afrique barbaresque.
Leurs caractères reposent en effet sur une image plus ou moins fantasmée

14. La critique insiste souvent sur la dimension satirique et burlesque des pièces de
Marston, mais sa Sophonisbe fait exception de ce point de vue. Voir George L. Geckle, John
Marston S Drama. Themes, Images, Sources, Londres-Toronto, Associated University
Presses, 1 980.
15. Sur ce point, voir Christian Delmas, op. cit., en particu1ier p. 457-458.
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92 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

d'une altérité orientale, mais dans des directions opposées puisque le


Syphax de Marston prend les traits du Maure cruel et le Massinisse de
Mairet ceux du Maure galant16•
Du guerrier sensuel, irréfléchi et vindicatif qu'il était chez Tite-Live,
Massinisse est devenu dans la tragédie anglaise un modèle du néo­
stoïcisme qui s'oppose en tout point à Syphax. C'est autour de la figure
de ce dernier que se cristallise tout un ensemble de stéréotypes orientaux
puisque le roi numide, villain de la pièce, concentre tous les vices du
Maure cruel. Sa tyrannie se fait jour dès la première scène de la pièce
lorsqu'il justifie sa vengeance contre Carthage : « my revenge / Shall
therefore beare no argument ofright. /Passion 1s Reason when it speakes
from Might17 • » Particulièrement violent, il se débarrasse au moindre
obstacle, et sans la moindre hésitation de ceux qui le servent; sa brutalité
se manifeste d'une façon très spectaculaire lorsqu'on le voit entrer en
scène au début de l'acte III « traînant Sophonisbe par les cheveux, qu'il
tient enroulés autour de sa dague » (acte III, scène 1, didascalie). En outre,
véritable incarnation de la luxure, c'est un personnage entièrement dominé
par la concupiscence. Or l'Afrique se trouve chaque fois associée à ses
fantasmes cruels et pervers : en attendant de pouvoir s'unir avec
Sophonisbe, il envisage de satisfaire ses appétits avec Zanthia (qui
d'ailleurs est prête à accepter) ; lorsque la fille d'Hasdrubal lui résiste, il
la menace de la prendre de force, aidé de deux esclaves noirs1 8• Enfin,
Syphax est Je grand traître de la pièce et il est justement aidé dans ses
entreprises par son esclave éthiopien, puis par Zanthia. Véritable petit
démon de 1'Orient, Vangue lui apporte la lueur pour le guider dans les
ténèbres c'est-à-dire l'idée de l'alliance avec Scipion 19• Son caractère
maléfique est de surcroît confirmé par son rôle de préfiguration grotesque
d'Erichto : quand, grâce à ses pouvoirs, Syphax croit enfin avoir passé
une nuit d'amour avec Sophonisbe, c'est la sorcière qu'il découvre au

16. Sur cette double figure du Maure v_oir Eldred Jones, Othello S Countrymen. TheAfrican
in Eng/ish Renaissance Drama, LondresJ Oxford University Press, 1965, et surtout A. Duprat
et E, Picherot (dir.), Récits d'Orient dans les littératures d'Europe (xne-xvIIe siècles)J Paris,
PUPS, 2008,
17. Marston, op. cit., acte I, scène 1, v. 75-77 : « Aussi bien ma vengeance / Ne prendra
point la peine de se fonder en droit. / Passion est raison quand parle un puissant roi »
(trad, J, Pelorson),
18, Acte III, scène 3, v. 9-11 : « Ile tack thy head /To the low earth, whilst strength oftoo
black knaves, / Thy limbes ail wide shal1 straine » (trad. J, Pelorson : « Je clouerai ta tête /
Au sol, tandis que deux de mes noirs serviteurs / Écarteront tes membres de toute leur
vigueur»),
19, « Sorne light in depth of hell », dit Syphax (acte I, scène !, v. 23).
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 93

matin dans sa couche. On le voit, si Marston mobilise les stéréotypes de


la Barbarie infernale, c'est pour les soumettre à une dramaturgie de la
tragédie morale.
Quant au Massinisse de Mairet, il semble avoir quitté l'Afrique antique
pour la Barbarie galante du xvn• siècle. Son caractère ardent, voire im­
pulsif, n'est plus le fait d'un luxurieux comme chez Boccace20, ou d'un
intempérant comme chez Tite-Live (qui en fait ainsi le symétrique de
Scipion), mais d'un homme dominé par la passion amoureuse. Le futur
auteur de I'Illustre Corsaire fait de l'histoire de Sophonisbe une tragé­
die élégiaque". Invention de Mairet, la mort de Syphax au combat
permet de reléguer au second plan la question des alliances et de concen­
trer toute l'attention sur le destin amoureux des deux protagonistes.
I1autre pièce majeure de cette transformation est le personnage de
Massinisse, qui devient un personnage de Maure guerrier et galant. Deux
éléments se distinguent dans cette construction. Le premier est la grande
scène centrale (acte III, scène 4) qui succède immédiatement à la défaite
et pendant laquelle Sophonisbe séduit le roi de Numidie, qu'elle aimait
jusque là sans qu'il le sût. Dans cette scène se déploie toute une rhéto­
rique galante, promise à un bel avenir dans la tragédie française.
Massinisse y développe par exemple les oxymores du vainqueur vaincu,
du captif de la captive ou de la gloire dans la défaite22, auxquels la si­
tuation donne toute leur force. En outre, son discours fonctionne en
contrepoint avec celui de la reine. A Sophonisbe qui l'a supplié par ces
vers : « Donnez-moi l'un des deux, ou que jamais le Tibre, / Ne me
reçoive esclave, ou que je meure libre » (v. 839-840), Massinisse répond :
20. Boccace, op. cit., p. 70 : « Masinissa, qui même était Numide, et adonné (comme i1s
sont tous aussi) à luxure, regardant la douceur du visage de Sophonisbe (car son propre
malheur la favorisait encore de certaine grâce, outre l'accoutumée, digne de compassion),
en partie ému de te11es prières attrayantes, et en partie surpris d'amour, tout ainsi armé qu'il
était (n'étant pas encore arrivé Laelius) lui tendît la main droite, en gage de promesse et foi
de ce qu'elle lui avait demandé, 1a levant debout i et parmi les pleurs et plaintes des femmes,
et entre le tumulte des soldats, qui rôdaient partout, incontinent la prit à femme, célébrant
ses noces au milieu de la tempête des Romains, sous opinion (comme je pense) d'avoir par
cette voie trouvé moyen d'assouvir sa luxure, et satisfaire aux prières de Sophonisbe. »
21, Voir Bénédicte Louvat, « Introduction », dans Jean Mairet, Théâtre complet, t. I, Paris,
Champion, 2004, p. 27-97 : « Mairet substitue au sujet historique du suicide de la reine car­
thaginoise fidèle à sa patrie et hostile à Rome un autre sujet : celui de la mort des amants
comme effet non plus d'une transcendance historique et politique mais de la fatalité de la
passion » (p. 83).
22. Acte III, scène 4, v. 864-868 : « Trop de gloire pour moi se treuve en ma défaite/ Pour
la désavouer et la tenir secrète. /Vantez-vous d'avoir fait avec vos seuls regards / ce que l'ont
jamais pu ni les feux, ni les dards ; / 11 est vrai, j'affranchis une reine captive, / Mais de la
1iberté moi-même je me prive. »
1 94 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

« Donnez-moi l'un des deux, la mort, ou votre grâce » (v. 888). Le


deuxième élément est le récit de l' innamoramento de la reine, qui entre­
lace le chant des armes etle chant d'amour (acte IV, scène !). Avant même
que les Romains ne débarquent en Afrique, lors d'une offensive contre la
ville asségiée, Sophonisbe voit Massinisse pour la première fois : au milieu
des combats où le Numide se distingue par sa vaillance, alors qu'il relève
sa visière, la reine aperçoit « Ce visage où l'Amour et le Dieu de la Thrace
/ Mêlent tant de douceur avecque tant d'audace » (v. 1063-1064).
Si ce sujet se prête finalement assez peu à la rêverie orientale, cela tient
sans doute à la figure de Sophonisbe et à ses virtualités symboliques et
axiologiques. Celles-ci conduisent bien plutôt à estomper l'éloignement
qu'à creuser une éventuelle altérité orientale. Ses déplorations pathétiques
l' apparentent aux figures de Didon ou Hécube. La grandeur de son geste
final et son opposition aux Romains rencontrent la nécessaire dignité du
personnage royal, notamment sur la scène française. Enfin, si elle est chez
Corneille l'incarnation de lafides punica, son courage et sa constance lui
valent l'admiration des Romains23• Dans ce dernier cas, l'Orient est un
outil de la construction héroïque : l'opposition de Sophonisbe à Rome
vaut pour pierre de touche de sa valeur, qui tient dans sa fidélité à Carthage
et à elle-même. Ainsi, de l'exemplaire force d'âme stoïcienne à la glorieuse
vertu romaine, en passant par la dignité monarchique, le personnage de
Sophonisbe laissait a priori peu de place à l'épanouissement des
représentations contemporaines de l'Orient.
Si l'on considère l'ensemble des Sophonisbe des XVI' et XVII' siècles,
l'Afrique antique ne se transforme donc pas en Orient mythique. Le
motiforiental constitue un arrière-plan, présent par quelques touches de
couleur locale, bien plutôt qu'un véritable cadre pour la fiction, ou qu'un
ailleurs qui permettrait d'explorer une question politique ou anthropo­
logique. Il joue cependant un rôle dramaturgique indéniable, qu'il
s'agisse de la construction de l'opposition entre Rome et l'Afrique, ou
bien de l'élaboration des personnages de Numides, qui prennent, chez
Marston et Mairet, les traits des Maures des fictions barbaresques plus
contemporaines. Comme on pouvait s'y attendre, ce sont les deux pièces
les plus infidèles à l'histoire - leurs auteurs reconnaissant d'ailleurs cette

23. Pour Montreux, voir ci-dessus la n, 8. Corneille, op. cit., « Préface », p. 382 : « Elle
fait [de son attachement aux intérêts de son pays] son unique bonheur, et en soutient la gloire
avec une fierté si noble et si élevée, que Lélius est contraint d'avouer lui-même qu'elle mé­
ritait d'être née Romaine, » Dans les derniers vers de la pièce, le lieutenant de Scipion
prononce en effet cet éloge (acte V, scène 7, v. 1 8 1 2) : << Une telle fierté devait naître
Romaine. »
filriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 95

infidélité-- qui sont les plus enclines au tropisme oriental. Somme toute,
seule la pièce de Marston élabore véritablement un Orient antique.
-. 1-
Vunivers oriental, à la fois abstrait et stéréotypé, y vient soutenir la
démonstration politico-morale ; c'est un lieu d'extrêmes, ouvert au sur­
naturel, où se cotoient la pire débauche et la vertu la plus haute, les jeux
d'alliances complexes et les amours chastes, et qui permet au drama­
turge d'associer la traîtrise à une altérité maléfique.
""--
' ·
La mise en scène du Juif
dans Los Banos de Argel de Cervantès

Jean Canavaggia
Université Paris-Ouest Nanterre

La présence du monde juifdans la vie et dans l' œuvre de Cervantès a


alimenté plusieurs controverses, quelque peu faussées, il faut bien le
dire, par certains présupposés sur lesquels reposent bon nombre de
travaux. Pour clarifier le débat, on rappellera tout d'abord que, dans
l'Espagne de Philippe II, il n'y a plus officiellement de juifs, mais seu­
lement des conversas, c'est-à-dire des descendants de juifs qui se sont
convertis au christianisme, soit avant 1492, soit immédiatement après la
fin de la Reconquête, les uns par crainte ou par nécessité, les autres par
conviction. S'il est vrai que l'obsession de la souillure, ou mancha, les
rend souvent suspects aux yeux des vieux-chrétiens, ce ne sont pas pour
autant des crypta-judaïsants, pas plus que des individus condamnés à
pratiquer une sorte de double jeu'. En second lieu, une certaine circons­
pection s'impose à quiconque est tenté de faire de Cervantès un
conversa, même si sa pureté de sang n'est accréditée que par des témoi­
gnages sujets à caution2• Ce n'est donc pas trancher le débat que de dire,
comme le fait Francisco Marquez Villanueva, qu' « il serait beaucoup
plus difficile de prouver que Cervantès était vieux-chrétien que le
contraire »3• Enfin, en lui attribuant un prétendu cryptojudaïsme, tous
ceux qui ont voulu voir dans son chef-d'œuvre, Don Quichotte, un livre
messianique et prophétique, ont perdu de vue les véritables valeurs d'un
texte dont la ricbesse de signification est irréductible à un ésotérisme
issu de la tradition de la Kabbale. Même si Alonso Quijano (ou Quijada)
est malicieusement apparenté par son créateur aux Quijadas d'Esquivias,

1. Voir les observations d'Antonio Domfnguez Ortiz, dans Los judeoconversos en la


Espafla moderna, Madrid, Mapfre, 1991, ainsi que celles de Joseph Pérez, CrOnica de la
lnquisiciôn en Espaiia, Madrid, Ediciones Martinez Roca, 2002, part. p. 44-59, 99-106 et
175-186.
2, Américo Castro, dans Cervantes y los casticismos espaiioles, Madrid/Barcelona�
Alfaguara, 1966, p. 164 et ss,, ne donne pas de véritables preuves documentaires des origines
de l'auteur de Don Quichotte, en dépit des précisions biographiques qu'il dit apporter.
3. Francisco Mârquez Vi11anueva,« La cuesti6n del judaismo de Cervantes», in Rogelio
Reyes Cano éd., Don Quijote en el reino de la fantasia. Rea/idad yflcci6n en el universo
mental y biograjico de Cervantes, Sevilla, Fundaci6n Focus�Abengoa, 2004, p. 51�74.
98 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

,-,
�·
une famille conversa originaire de la Manche4,
cela ne suffit pas pour
que nous suivions Dominique Aubier lorsqu'elle transforme l'ingénieux
hidalgo en prophète d'Israël'.
En fin de compte, les Juifs stricto sensu que Cervantès a introduits
dans son ceuvre se trouvent toujours situés hors d'Espagne : à Rome, à
Alger, à Chypre ou à Constantinople. Absents du Don Quichotte, ils
n'apparaissent que dans les tout derniers chapitres du Persiles, son tes­
tament littéraire'. Quant au Juif qui figure parmi les personnages des
pièces issues de l'expérience de la captivité - Las banos de Argel et La
Gran Sultana - il est cantonné dans des séquences épisodiques. Ces
séquences n'en ont pas moins donné lieu à des interprétations contra­
dictoires, en raison de l'image ambiguë qu'elles nous offrent du Juif
d'Alger. Pour mieux apprécier cette ambiguïté et essayer d'en mesurer
l'exacte portée, nous nous attacherons donc au cas le plus significatif,
celui des Banos de Argel, une pièce sans doute mise en chantier par
Cervantès dans les années 1585, après son retour de captivité, mais qui
ne fut publiée qu'en 1615, un an avant sa mort, dans le recueil des Ocho
Comedias7•
Une observation préliminaire s'impose : dans les quatre séquences des
Banos où intervient un Juif, ce n'est pas lui qui anime l'action, mais son
antagoniste, le sacristain Tristan, qui tient le rôle du bouffon de la pièce.
Captif du bagne, ce dernier se moque à deux reprises de sa victime au

4, Américo Castro a examiné les habitudes alimentaires de l'ingénieux hidalgo avant sa


première sortie et, plus particulièrement, les « duelos y quebrantos », son menu du samedi,
en relation avec la signification historico�sociale du jambon et du lard, bannis del' ordinaire
des juifs ( Cervantes y los casticismos espaiio/es, p. 15� 16), Les due/os y quebrantos (mot à
mot « débris et brisures») sont un mets difficile à identifier clairement. On a supposé qu'il
s'agissait d'abats, mais l'hypothèse la plus communément admise veut qu�il ait été composé
d'oeufs frits additionnés de lard, dont on considérait qu'ils ne rompaient pas l'abstinence du
samedi,
5, Dans Don Quichotte, prophète d 'Israël, Paris, Laffont, 1966, Voir à ce sujet Michael Mc
Gaha, « ls There a Hidden Jewish Meaning in Don Quixote? », Cervantes, 24.1 (2004),
p. 173-188.
6. Persiles, rv; 8-10, p. 814a-817a. Au sujet de cet épisode, voir José Ignacio Dfez
Fernândez et Luisa Fernanda Aguirre de Cârcer, « Contexto hist6rico y tratamiento de la
« hechicerla» morisca y judfa en el Persiles», Cervantes, 12.2 ( 1 992), p. 33-62, ainsi que
Antonio Cruz Casado, « Auristela hechizada : Un caso de malefi-cio en el Persiles », Ibid.,
p. 91-104.
7, Sur la date de composition de cette pièce, voir l'introduction à notre édition de
Cervantes, Los bafios de Argel, Pedro de Urdemalas, Madrid, Taurus, 1992, p. 33-37. Les
passages que nous citons renvoient à l'édition des Obras completas indiquée supra, n, 4.
Nous donnons chaque fois entre parenthèses la référence des vers, ainsi que celle des pages
de cette édition à laquelle renvoient également nos références à La Gran Sultana.
Jilriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 99

cours du deuxième acte. Tout d'abord, après s'être gaussé de son aspect,
il essaie de le contraindre à porter chez son maître, à sa place, le baril
dont il était chargé. Le refus du Juif, qui ne veut pas contrevenir à la loi
du sabbat, provoque la colère et les menaces du sacristain, jusqu'au
moment où, à la demande d'un vieillard, captiflui aussi, qui a été témoin
de la scène, il accepte de renoncer à son projet (953 a-b, vv. 1258-1309).
Un peu plus loin, toujours au deuxième acte, nous voyons reparaître
trompeur et trompé, mais sans témoins. Cette fois, le sacristain vient de
dérober au Juif une cazuela moji, c'est-à-dire une écuelle remplie d'un
mélange de fromage, d'aubergines et de miel ; or il ne veut pas la lui
rendre tant que l'autre ne la lui aura pas rachetée, bien qu'il lui soit in­
terdit ce jour-là de faire commerce (957 b-958 a, vv. 1672-1724). Enfin,
au troisième acte, tous deux comparaissent devant le pacha d'Alger, à la
suite d'un autre vol plus lourd de conséquences, celui d'un enfant au
berceau dont Tristan s'est emparé en plein ghetto (966 a-b, vv. 2514-
2528). Le sacristain n'a plus d'autre recours que d'obéir au pacha et de
rendre sa proie ; mais les Juifs d'Alger, terrifiés, décident de racheter
leur bourreau à son maître pour retrouver la tranquillité qu'ils avaient
perdue (969 b, vv. 2824-2855).
La présence du Juif dans la pièce, dans de telles conditions, ne semble
n'être qu'accidentelle. Mais cette impression se dissipe dès lors que nous
nous apercevons qu'elle est un des éléments d'une construction drama­
tique complexe, fort éloignée de la pratique définie par Lope de Vega
dans son Arte Nuevo de hacer comedias. Au lieu d'établir dès le début
une liaison organique des différentes intrigues, Cervantès les fait alter­
ner tout au long de l'action, laissant à chacune le soin de se développer
selon la logique qui lui est propre. La première d'entre elles s'ordonne
autour des amours de deux esclaves chrétiens, don Fernando et
Constanza, l'un et l'autre en butte aux avances de leurs maîtres respec­
tifs, dans une sorte de rifacimento de l'action centrale de Los tratos de
Argel, une pièce de la première époque de la production de l'auteur. Une
deuxième intrigue, à la charge d'un autre couple, formé cette fois par
don Lope et la mauresque Zahara, réélabore l'histoire du Captif insérée
dans la première partie de Don Quichotte. Enfin, deux intrigues épiso­
diques s'entrelacent avec elles : l'une, assurée par le vieillard captifet ses
deux fils, Juanico et Francisquito, s'achève tragiquement sur le martyre
du cadet ; l'autre est celle qu'anime précisément le sacristain au fil de
ses interventions successives, parmi lesquelles les rencontres avec le Juif
occupent une place de choix. A première vue, il n'y a pas d'autre lien
1 00 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

entre ces quatre intrigues que celui qui naît de la coîncidence des
personnages sur le plateau : c'est ainsi que le premier incident entre
Tristan et le Juif s' achève sur la requête du vieillard en faveur de ce
dernier. Mais, en réalité, cette coïncidence ne fait qu'incarner sur la
scène, dans une sorte de prisme, le jeu de perspectives né de l'entre­
croisement des différentes trajectoires qui se déroulent sous les yeux du
spectateur. Référées à une problématique commune, les conduites indi­
viduelles ne sont pas, comme chez Lope, les fils d'un même écheveau :
elles se répondent entre elles à la manière des tableaux d'un retable, au
sein d'un ordre du monde qui les dépasse et dont dépend, en dernière
instance, leur signification.
Les interprétations que l'on a données de ces séquences n'ont pas pris
en compte, jusqu'à une date récente, le caractère particulier d'une telle
construction. Au contraire, elles ont été le plus souvent détachées du
reste de la pièce, comme s'il s'agissait d'épisodes autonomes. On com­
prend mieux, dès lors, la lecture qu'en 1925 Américo Castro en a donnée
dans El pensamiento de Cervantes. Ce qui a attiré alors son attention,
c'est le fait que les méchants tours dont est victime le Juif ne sont pas
suffisamment condamnés ni contrebalancés par l'auteur qui, par deux
fois, attribue ces mésaventures à l'obstination hébraïque. Et Castro de
conclure :
Je ne vois donc pas d'autre affirmation fondée que celle qui veut que,
pour telle ou telle raison - antijudaïsme espagnol, opinion formée à
Alger où le juif était un pauvre hère, en butte à la hargne des maures et
des chrétiens, concession à l'opinion courante - Cervantès apparaisse
comme ce que nous appellerions aujourd'hui un antisémite'.
Par rapport à cette conclusion, le réexamen de ces mêmes séquences,
entrepris quarante années plus tard par Castro dans Cervantes y los cas­
ticismos espafioles, révèle un changement complet de perspective : un
changement qui, comme on pouvait s'y attendre, se situe dans le droit fil
de sa nouvelle vision du passé des Espagnols, forgée à la faveur de son
exil, dans le creuset de son grand livre sur La réalité historique de
l'Espagne. Au lieu d'imposer, comme par le passé, une lecture « ana­
chronique et stérilisante », parce qu'orientée par « un antisémitisme
rétrospectif», Castro préfère souligner, cette fois, la façon dont nous est

8. « No veo, pues, base sino para afirmar que por unas u otras razones antijudaismo de
M

espafiol, opini6n formada en Argel, donde el judio era un pobre ser, blanco de la saifa de
moros y cristianos, concesi6n a la opini6n corriente � Cervantes aparece coma loque boy lla�
marfamos un antisemita » (El pensamiento de Cervantes, p. 291 ).
Vàriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 101

ici offerte l'expression multidimensionnelle d'une coexistence difficile,


contemplée par le spectateur sons divers points de vue. Face à l'antiju­
daïsme vulgaire, incarné par Tristan, le Juif des Banos, observe Castro,
ne se borne pas à manifester sa douleur devant la violence qui lui est
faite. Sa fidélité aux rites de sa religion l'amène à résister, autant qu'il
le peut, à son bourreau. Bien mieux : la constance dont il fait preuve, en
refusant de rompre la loi du sabbat, contraste avec les constantes com­
promissions dont le sacristain s'est vanté quelques instants auparavant.
Tristan, en effet, vient d'avouer au vieillard captif que, tout en étant de
bronze en matière de foi, il ne laisse passer aucune occasion d'amélio­
rer sa situation. De plus, observe Castro, lorsque la tension entre
trompeur et trompé devient intolérable, l'opportune intervention du vieil­
lard, pris de pitié, dissuade le sacristain de pousser plus loin son
avantage. Ainsi, tandis que la disqualification de ce personnage interdit
au spectateur de s'identifier à lui, la requête du parfait chrétien qu'est le
père de Juanico et de Francisquito marque de son sceau le triomphe de

- t-
la tolérance. Cette tolérance, cela va de soi, s'inscrit dans les limites
qu'impose le respect du dogme ; comme telle, elle suscite une solution
de compromis - « baciyélmica », nous dit Castro, par référence à l'aven­
ture fameuse du heaume de Mambrin dans Don Quichotte - ; une
solution selon laquelle le même captif qui joue les conciliateurs ne
manque pas d'expliquer que tout cela est dû au « grand péché » commis
par le peuple d'lsraël9• Preuve, parmi d'autres, de la prudence d'un
Cervantès qui, aux dires de Castro, savait fort bien pour qui et où il écri­
vait et qui, par conséquent, n'a pas voulu commettre une de ces naïvetés
dont était coutumier don Quichotte.
La comparaison de ces deux interprétations montre donc le caractère
radical de la révision opérée par Castro : non seulement en remplaçant
une lecture quelque peu sommaire par une autre, plus nuancée et plus
subtile, mais aussi en prenant en compte les connotations d'un dialogue
qui met en scène la confrontation de deux religions et de deux cultures.
Cela étant, cette mise en scène, au plein sens du terme, est une dimen­
sion que don Américo paraît avoir éludée dans les deux cas, en analysant
la rencontre du Juif et du chrétien d'un point de vue essentiellement
idéologique : soit en fonction de la << pensée » de Cervantès, telle qu'il
l'entendait en 1925, soit à partir du « vécu » personnel de !'écrivain, re­
vendiqué par le même Castro en 1 966, comme caractéristique d'une
Espagne conflictuelle, issue du triomphe de la caste majoritaire des

9. Cervantes y los casticismos espaiioles, p. 87.


102 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

vieux-chrétiens. Or, en réaction contre cette approche quelque peu


réductrice, la configuration de ces séquences demande à être examinée
dans le contexte propre à celles-ci. De plus, leur enchaînement ne peut se
comprendre que si nous le référons à un code théâtral spécifique, étranger,
comme nous l'avons vu, au canon de la comedia nueva. Serait-ce qu'il
faille opposer l'esthétique « classique » de cette pièce à l'esthétique
« baroque » qu'imposeront bientôt Lope de Vega et ses disciples ?
Certainement pas. Plutôt que de suivre Joaquin Casalduero, qui voit en
Cervantès le représentant d'un « premier baroque », que viendraient
relayer tour à tour un « deuxième baroque » (celui de Lope), puis un « troi­
sième baroque » (celui de Calder6n) 10, on peut considérer Los bafios de
Argel comme la mise en œuvre d'une formule « maniériste » mal accor­
dée aux attentes du public et que la comedia nueva n'adoptera pas.
Au sein du système complexe de correspondances élaboré par la dra­
maturgie cervantine, un intérêt tout particulier s'attache aux différents
moments de la trajectoire que suit Tristan : sa couardise, au début de la
pièce, lors de la razzia opérée par les pirates barbaresques dans un village
des côtes d'Espagne dont les habitants sont emmenés en captivité (939
b-941 a, vv. 1-102) ; puis, ses bévues et ses saillies, lorsqu'il comparaît
pour la première fois devant le pacha d'Alger, après avoir débarqué de
la galère du corsaire Morato (948 a, vv. 722-761) ; ses compromissions
et ses faiblesses, qu'il avoue au père de Juanico et de Francisquito (952
a-b, vv. 1 157-1216) ; enfin, ses invectives contre des enfants maures qui,
sur le mode ironique, lui rappellent la mort récemment survenue de celui
qui aurait pu être son libérateur, don Juan d'Autriche, le vainqueur de
Lépante (952 b-953 a, vv. 1217-1257). Ainsi, Tristan s'emploie à incar­
ner sur scène une conception très accommodante de la captivité que
dénonce et condamne précisément son vénérable compagnon. Du même
coup, la double humiliation qu'il subit, tant de la part des enfants maures
que de celle de ce captif exemplaire, conditionne la revanche que lui
offre malgré lui le Juif, avec son apparition inopinée. La violence qu'il
exerce à son endroit contrebalance, en quelque sorte, la lâcheté dont il a
fait preuve jusqu'alors ; mais l'intervention du vieillard limite la portée
des avanies dont sa victime a fait les frais, si bien que, dans la deuxième
séquence, les mésaventures du Juif sont d'un autre ordre. Tristan ne
prétend plus, cette fois, le charger du baril que lui-même aurait dû porter
chez son maître ; il veut s'approprier le plat qu'a préparé le Juif, donnant

10. Voir J. Casalduero, Sentido yforma del teatro de Cervantes, Madrid, Gredos, 1966,
p. 7-27.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 103

ainsi la preuve de sa proverbiale goinfrerie. Enfin, le rapt d'un enfant juif


au berceau, bien que contrarié par la justice du pacha d'Alger, incite ses
coreligionnaires, désireux de se débarrasser du sacristain, à réunir l'ar­
gent nécessaire à son rachat, lui permettant de rejoindre les deux couples
d'amants au moment où ces derniers s'évadent. C'est ainsi que la
« douce fin » de l'histoire d'amour devient l'élément central du
dénouement heureux de l'ensemble de la pièce.
Dans ces conditions, comment référer à la vision personnelle de
Cervantès le traitement du couple formé par Je Juif et le sacristain ?
Comment le rattacher à une idée préconçue du Juif qui viendrait détermi­
ner ce traitement au sein d'une représentation spécifique du monde ? C'est
là, sans aucun doute, que réside la difficulté majeure. En 1925, Castro,
nous l'avons vn, qualifiait d' « antisémite » l'auteur de Don Quichotte.
Quarante ans plus tard, il n'hésite pas à se rétracter, dans son désir de pro­
mouvoir, non seulement une nouvelle lecture de ces épisodes, mais aussi
une nouvelle hypothèse biographique, celle de 1 'origine conversa de
Cervantès. Cela étant, il n'en demeure pas moins fidèle à la même dé­
marche interprétative, celle qui le conduit à déduire des textes l'intention
de !'écrivain : d'abord, en affirmant que Cervantès n'était pas antisémite,
après avoir dit le contraire en d'autres temps ; mais, plus encore, en in­
duisant ses motivations de l'opposition qu'incarnent, dans ces séquences,
Tristan et sa victime. Cervantès, déclare Castro, « a mis clairement en
lumière l'obstination avec laquelle chacun affirme sa propre foi 1 1 • » Par
conséquent, même s'il est impossible d'apprécier jusqu'à quel point il
jugeait méritées les diatribes contre les juifs, il n'en est pas moins clair,
selon lui, que l'auteur de Don Quichotte a personnifié dans le sacristain
des « façons de sentir qui ne lui étaient guère agréables. 1 2 » A l'inverse, il
n'a pas voulu priver de ses droits le Juif des Bafios, mais a tenu à montrer
sa capacité de résistance. Et Castro de conclure sur une phrase caractéris­
tique de sa démarche : « Cervantès pratique le christianisme dans son
œuvre [...] Qui sait si, au fond de son âme, il n'a pas pensé qu'il serait fort
juste et fort chrétien de laisser à chacun sa foi 1 3 ? »
Voilà ce qui, précisément, ne nous paraît pas recevable. Quand bien
même la question que pose Castro appellerait une réponse affirmative,

I l , « Cervantes hizo resaltar en modo bien claro el tes6n en mantener cada uno su propia
fe» (Ibid., p. 89),
12, « modos de sentir ingratos », Ibid., p. 86,
13. « Cervantes practica en su obra el cristïanismo; [, .. ] quién sabe si en el interior de su
alma no pensaria que seria muy justo y muy cristiano dejar a cada uno su fe.» (Ibid., p. 90).
104 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

il est impossible de l'inférer de ces épisodes et, plus précisément, des


plaisanteries du sacristain. En d'autres termes, la tolérance de Cervantès,
sa préférence pour une coexistence pacifique entre les différentes com­
munautés qui cohabitaient en Espagne ne peut constituer une grille de
lecture de ces séquences, et ce pour au moins deux raisons. En premier
lieu, contrairement à ce que prétend Castro, rien ne nous permet de pé­
nétrer dans l'intimité d'un écrivain disparu depuis quatre siècles et dont
la subjectivité - par définition - nous échappe. De plus, ces péripéties
n'ont pas l'Espagne pour théâtre, mais Alger. Par conséquent, même s'ils
se prêtent à plusieurs niveaux de lecture, les tours dont le Juif est la
victime ne font que styliser, sur un registre délibérément comique, le
sort que subissaient ses coreligionnaires dans la cité maghrébine, ainsi
que le décrit, dans un texte souvent cité, l'auteur de la Topographfa e
historia general de Argel :
Ils sont à ce point persécutés par tous, Turcs, Maures et chrétiens, que
c'en est incroyable, car [...] si nn chrétien vient à rencontrer un juif dans
la rue, il lui donnera mille horions, et si le juif s'en prend au chrétien et
qu'il est vu par un Maure ou un Turc, aussitôt celui-ci vient au secours
du chrétien, même si c'est un humble esclave, et on l'invite à grands cris
à tuer ce chien de juif".
Cette observation sera corroborée quelques années plus tard par d'au­
tres témoins oculaires, tels que le Père Dan". Elle met en lumière un fait
dont l'importance a été soulignée par Fernand Braudel : les complica­
tions que connaissait la situation rarement enviable des Juifs, en raison
des tensions nées de leur coexistence avec les captifs chrétiens16• Dans
cet univers bigarré, leurs activités mercantiles et financières provo­
quaient toute sorte de jalousies : celle des Turcs et des Maures qui, pour
cette raison, leur assignaient une place inférieure au sein de la commu­
nauté algéroise ; celle, aussi, des esclaves chrétiens, du fait de la

14. « Son tan abejados de todos los turcos, moros y christianos, que es cosa increyble,
porque [...], si acaso un christiano encuentra a un judio por 1a calte, le dan\ mil pescozones,
y si el judio va a dar al christiano, y le ve alg\Jn moro o turco, Iuego favorece al christiano,
aunque sea un vil esclavo, y le dan vozes que mate al perro jud(o.» (Fray Diego de Haedo,
Topographla e Historia General deArgel, Valladolid, Diego de Fernândez y C6rdova, 1612,
f. 23r.). Il existe une édition moderne de cet ouvrage (Bauer y Landauer, Madrid, Bibli6filos
Espafioles, 1927).
15. V. Ottmar Hegyi, Cervantes and the 'J'urks : Historical Reality versus Literary Fiction
in « La Gran Su/fana » and« El amante liberal », Newark, Juan de la Cuesta, 1992, p. 151.
16. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II, Paris, A. Colin, 1966, t. II, p. 145-150.
füriations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 105

participation des Juifs aux transactions liées à la course. De là les


incidents rapportés par les témoins précités ; de là, aussi, le fait que les
épisodes animés par Tristan et sa victime renvoient à de tels antago­
nismes, sans que nous puissions induire de leur présence au sein de
l'œuvre, comme l'avait fait Castro en 1 925, un prétendu antisémitisme
de l'auteur".
Cela étant, les altercations que mettent en scène les Bai/os ne nous
permettent pas non plus d'assigner à Cervantès la position qu'allait lui
attribuer Castro quarante ans plus tard, en mettant à son compte un
plaidoyer sans équivoque en faveur d'une coexistence entre juifs et
chrétiens. Il est vrai que le sacristain et sa victime défendent l'un et
l'autre leurs points de vue. Il est tout aussi certain que Tristan ne parvient
pas à ses fins, puisqu'il en est empêché par son compagnon de captivité.
Mais le commentaire qui accompagne l'intervention compatissante de ce
dernier, à la fin de la première séquence, s'avère par trop catégorique
pour autoriser la lecture qu'en propose l'auteur de La réalité historique
de l 'Espagne. Il n'est que d'écouter le vénérable vieillard :

Engeance efféminée,
Infâme et fainéante 1
Laisse-le pour cette fois, je te prie".

« C'est à cause de toi que je le laisse » répond alors le sacristain, qui


ajoute : « Qu'il s'en aille, l'infâme circoncis » 19, tandis que son interlo­
cuteur met un terme à l'incident par ces mots :

Voilà du grand péché le châtiment.


Elle s'accomplit à la lettre,
Véternelle malédiction

17. Dans Los Cautivos de Argel, une pièce composée par Lope de Vega et représentée en
1599, un juif du nom de Brahin est en butte aux avanies que lui fait subir le gracioso Basurto.
Toutefois les scènes animées par ces deux personnages ne présentent pas d'analogies avec
les séquences des Baflos que nous examinons ici, et ce alors même qu'entre Los Tratos de
Argel et Los Baflos deArgel, Los Cautivos de Argel semblent constituer le mail1on intermé­
diaire d'une Véritable chaîne. V. à ce sujet Louise Fothergi11-Payyme,« Los tratos de Argel,
Los cautivos de Argel y los haflos deArgel : tres« trasuntos» de un« asunto», J.M. Ruano
de la Haza (ed,), El mundo del teatro en su Siglo de Oro : ensayos dedicados a John E.
l!lrey, Ottawa Hispanie Studios, 3, 1989, p. 177-184.
18. JOh gente afeminada,
infame y para poco!
Por esta vez te ruego que le dejes, ( 953 a, vv. 1291-1293)
19. Por ti le dejo [..] vaya/el circunciso infame
106 ÜRIBNT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Que vous a lancée


Celui qui est déjà venu
Et que, dans votre erreur, vous attendez si vainement20•

Solution de compromis, ainsi que l'affirme Castro ? Il nous est


difficile de partager cette opinion, dès lors que l'on accorde au vieillard
le véritable rôle qu'il joue ici : témoin compatissant des avanies subies
par le Juif, il intervient, plus encore, à la façon d'un chœur. Comme tel,
il ne défend pas sa foi contre vents et marées, comme le feront bientôt
ses enfants : il s'attache plutôt, au moment opportun, à tirer la leçon de
l'épisode, dans un sens qui n'est pas précisément celui qu'on attendrait
d'un apôtre de la tolérance21 •
Un autre point délicat est celui du comique de ces épisodes. Ceux-là
mêmes qui admettent que les saillies de Tristan visent à dérider le
spectateur, expriment en même temps un certain malaise devant le rire
ainsi provoqué. Au milieu du siècle dernier, Joaquin Casalduero, comme
pour laver Cervantès de tout soupçon d'antisémitisme, avait souligné le
côté plaisant de ces séquences, non sans ajouter que Tristan nous fait rire
« un peu grossièrement22• » Quelques années plus tard, Robert Marrast
manifestera une nette réprobation : « Il fallait - écrit-il - que les esprits
fussent singulièrement imprégnés d'intolérance pour trouver là matière à
plaisanterie23 • » Ce point d<J vue correspond en fait à une radicalisation
anachronique de la thèse défendue par Castro en 1925, celle de
l'antijudaïsme de Cervantès. Pour cette raison même, le comique ainsi
contesté nous semble requérir un réexamen mieux accordé avec l'état
d'esprit d'une époque différente de la nôtre, plus sensible également aux
recours mis en œuvre par l'auteur pour provoquer le rire.

20. La pena es ésta de aquel gran pecado


Bien se cumple a la letra
la maldici6n eterna
que os ech6 el ya venido,
que vuestro error tan vanamente espera (953 a, vv. 1301-1305).
2 1. Que cette scène ait lieu le Samedi saint, veille de la résurrection du Christ, rend cette
tirade d'autant plus significative. Le point avait déjà été relevé par Joaquin Casalduero
(Sentido yforma del teatro de Cervantes, p. 90-91), mais c'est à Floren-cio Sevilla Arroyo et
Antonio Rey HazaS qu'il revient d'en avoir souligné toute l'importance (Y. Cervantes, Los
Bafios deArgel, El rufidn dichoso, Madrid, Alianza/ Centra de Estudios Cervantinos, 1998,
Introducci6n, p. XXIV-XXIX).
22. Joaqufn Casalduero, op. cit, p. 90. Une première édition de ce livre a été pubHée en
l 95I par Aguilar.
23. Robert Marrast, Miguel de Cervantès dramaturge, Paris, UArche, 1957, p. 69.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 107

Dans la première séquence, le Juif dont, soit dit en passant, nous


ignorons le nom, est aussitôt identifié par son aspect. À la question du
vieillard : « 6No es aquéste judlo? », Tristan répond en ces termes :

Son toupet le montre,


Ses mules infâmes,
Sa face de misérable gueux.
Sur le sommet du crâne,
Le Turc porte une seule tresse
De cheveux bien peignés,
Et le Juifles porte sur le front ;
le Français, derrière l'oreille,
Et !'Espagnol, tel un mulet, car il est le geai de tous,
En a le corps couvert, Dieu me garde24 !

Ces touches successives, loin de résorber dans une caricature grossière,


se multiplient au fil d'une plaisante comparaison entre les usages
respectifs des nations qui composent la Babylone algéroise, qualifiée
plus loin d'« arche de Noé en réduction » (« arca de Noé abreviada » 961
b, v. 2065). La tension consécutive aux menaces proférées par le
sacristain est ainsi infléchie par cette comparaison, dont le caractère
pittoresque nous entraîne au-delà de sa valeur purement documentaire.
Lors de la deuxième rencontre du même acte, la violence du sacristain,
naguère conjurée par l'intervention de son compagnon, se résout cette
fois dans unfinale de farce. Dans un premier temps, la séquence s'ouvre
sur les demandes réitérées du Juif, qui tente en vain de récupérer son
écuelle :

24. Su copete lo muestra,


sus infames chinelas,
su rostro de mezquino y de pobrete.
Trae el turco en la corona
una guedeja sola
de peinados cabe1los,
y el judfo los trae sobre la frente;
el francés, tras la oreja;
y el espafiol, acémila,
que es rendajo de todos,
le tme, jvâlame Diosl, en todo el cuerpo. (953 a, vv. 1 259-1269)
Sur la valeur de témoignage de ces remarques, v. notre édition précitée des Baiios, p. 152,
note au v. 385,
108 ÜRIENT BAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE
,,
Digne chrétien, que le Dieu [d'Israël]
Te rende ta liberté,
Si tu me rends ce qui est à moi25•

Cette requête suscite une réponse ironique du trompeur, formulée sur


un rythme de ritournelle

Point ne veux, digne Juif;


Juif digne, point ne veux26•

Dans un second temps, l'obstination que met la victime à invoquer le


sabbat pour refuser de fixer le prix du larcin, donne lieu à un curieux
dialogue du sacristain avec l'écuelle, au fil duquel, comme on pouvait
s'y attendre, questions et réponses sont à la charge du même locuteur :

Dis-moi, écuelle, combien vaux-tu ?


« Je vaux, à ce qu'il me semble,
Cinq réaux, rien de plus. »
Tu mens, foi de gentilhomme'' !

Finalement, l'épisode du troisième acte, qui voit Tristan apparaître sur


scène avec, dans ses bras, un enfantjuif au maillot, pourrait produire un
effet odieux. Mais, si l'on tient compte des dispositions du public auquel
était destinée la pièce, le propos manifesté par le voleur tend à réduire
la tension : tout ce qu'il prétend, c'est élever l'enfant en lui apprenant le
Notre-Père.
On objectera que ce tableau plaisant aurait pu atteindre son but dans
l'Espagne de Philippe III, au cas où Cervantès aurait obtenu le concours
des comédiens auxquels il voulait confier ses pièces, mais qu'un tel di­
vertissement s'accorde mal avec une sensibilité moderne, à une époque
comme la nôtre, encore sous le coup de l'horreur de la « solution finale».
Ainsi s'explique-t-on que Francisco Nieva, dans son adaptation des Banos
deArgel, montée à Madrid en 19n, ait fait l'économie de ces séquences,

25. Cristiano honrado, asf el Dfo


te vuelva a tu libre estado,
que me vuelvas lo que es mfo. (957 b, vv. 1672-1674)
26. No quiero, judio honrado;
no quiero, honradojudlo, (957 b, vv. 1675-1676)
27. Di, cazuela, (,cuânto vales?
« Paréceme a mi que valgo
cinco reales1 y no mâs, »
1Mentfs, a fe de hidalgo! (957 b, vv. I 701-1704)
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 109

tout en reconnaissant que les coupures ainsi opérées étaient « sujettes à


débat et à discussion. » À l'en croire, ces épisodes auraient réclamé, pour
pouvoir être conservés, « une clarification par trop subtile et même déli­
cate », dans la mesure où ils mettaient en jeu « un conflit excessivement
intime de Cervantès lui-même. » Et Nieva de poursuivre :
[Cette clarification] est liée à sa prétendue absence de pureté de sang, ainsi
qu'à la condition « néo-chrétienne » - cette fois avérée - de la famille de
sa femme. Elle mériterait une étude particulière, quelque peu fondée sur
les théories <l'Américo Castro qu'on a cessé, assurément, d'affiner, comme
s'il s'agissait d'une question pat· trop triviale et obsédante".
Comme on Je voit, les scrupules de l'adaptateur sont nés d'un examen
fort consciencieux de la question si souvent déba.ttue des origines de
!'écrivain, raison pour laquelle il ne saurait être accusé d'avoir souscrit
aveuglément à la thèse défendue par Castro à la fin de sa vie29• En
revanche, dans la version de La Gran Sultana montée avec succès, en
1994, par Adolfo Marsillach au Teatro Principe de Madrid, on conserva
1'épisode au cours duquel Madrigal, dans des termes comparables à ceux
de Tristan, se moque des juifs de Constantinople (1006 a-b, vv. 427-475).
Les spectateurs manifestèrent alors une franche adhésion, comme nous
pûmes nous-même le constater.
Ce que 1'on peut inférer, dès lors, de cette différence de perspective,
c'est que l'attitude du public dépend, en dernière instance, de la façon
dont sont jouées ces séquences. Quel degré d'expressivité réclament les
menaces du sacristain et la défense que lui oppose le Juif ? Quelle ges­
tuelle doit accompagner et souligner le dialogue ? Selon l'optique
retenue - soit mettre en valeur leur affi:ontement, soit, au contraire, le dé­
réaliser au profit d'une interprétation ludique des saillies et du
commentaire qu'elles suscitent de la part du vieux captif- l'effet produit
peut être de nature très différente. Ce n'est pas que les tours que joue le
sacristain doivent se diluer dans un jeu de grimaces ; mais, au lieu de

28.« Conecta con su supuesta no limpieza de sangre y ]a probada realidad de« cristia�
nismo nuevo» en ]a familia de su mujer. Mereceria un estudio aparte y un tanto fundado en
las teorfas de Américo Castro que, por cierto, también se han dejado de afilar como si se
tratase de un tema ya demasiado t6pico y obsesivo.» (Francisco Nieva. Los Baflos deArgel:
un trabajo teatral de Miguel de Cervantes Saavedra, Madrid, Centro Dramâtico Nacional,
1980, p. 66).
29. Nonobstant, si respectables qu'aient été de tels scrupules, il faut remarquer qu'ils sur­
girent pendant la préparation du spectacle, autrement dit, dans une étape préalable à la
création de l 'œuvre devant le public madrilène dont la réaction, présumée hostile, ne dépassa
pas, dans ces conditions, Je stade de l'hypothèse.
1 10 ÛRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

donner prise à des interprétations subjectives, ils permettent de faire


apparaître, à travers les différentes attitudes incarnées sur scène, une
fragmentation propre à mettre en question un lieu commun trop souvent
admis sans discussion ; celui d'une solidarité partagée par tous les captifs
devant le malheur commun. Au contraire, dans !'Alger qu'a connu
Cervantès, la difficile coexistence des communautés, avec leurs tensions
et leurs inévitables compromissions, nous apparaît comme le meilleur
antidote à une vision idéalisée de l'esclavage, fondée sur une opposition
manichéenne entre bons et méchants.
C'est alors qu'il convient de définir comme il se doit le rôle que, dans
ces épisodes, le trompeur joue face à sa victime. Il se trouve en effet que
les tours et les plaisanteries du sacristain correspondent à une modalité
spécifique de ce que l'on appelle en espagnol « la figura del douaire »,
telle que Cervantès l'a conçue ; un personnage aussi peu réductible au
bobo (ou naïf) du théâtre de la Renaissance, dont les interventions
s'inscrivent dans les limites de séquences autonomes et renvoient à des
comportements prédéfinis, qu'au gracioso de la dramaturgie lopesque,
confident et conseiller d'un galan (ou jeune premier) avec lequel le
bouffon cervantin ne s'est jamais résolu à unir son destin'°. Son humble
condition sociale, sa proverbiale couardise, son goût de la bonne chère et
sa faconde, sa fascination devant le verbe et ses virtualités festives le font
comparer, tout au long de l'action, au bouffon de cour, sans que ceux qui
le qualifient de la sorte parviennent à décider si sa folie est naturelle ou
simulée. « Ou ce malheureux perd la tête/ou bien il s'agit d'un fol »,
déclare le renégat Hazén, lorsque Tristan comparaît pour la première fois
devant le pacha (vv. 735-736), tandis que celui-ci finit par conclure ;
« C'est un bouffon que ce chrétien » (v. 754)3 1 • Par la suite, au début du
dernier acte, les interventions intempestives du sacristain produisent un
effet comparable, lors de la représentation du colloque pastoral monté dans
le bagne par les captifs : la même question surgit sur les lèvres des
spectateurs de la pièce encadrée (961 b-963 a, vv. 2097-2242), si bien que
les impertinences de Tristan semblent osciller entre les jeux de scène de
l'histrion et la déraison de l'insensé.
30, Dans un article paru il y a plus de vingt ans, nous avons eu l'occasion de souligner
l'anti-héroîsme fondamental de Tristan (« Sobre lo c6mico en el teatro cervantino : Tristân
y Madrigal, bufones in partibus », Nueva Revista de Filo/ogia Hispémica, 34, 1985�86,
p. 538- 547). Voir également le bref article de Nicholas Kanellos, « The Antisemitism of
Cervantes' Los Baflos de Argel and La Gran Sultana », Bulletin of the Comediantes, 27
(1975), p. 48-52, Nous élargissons ici nos remarques, en les replaçant dans la perspective qui
est désormais la nôtre,
31. « 0 este pobre pierde el tino / o él es hombre de placer» ; « Buf6n es este cristiano. »
f1iriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 111

Il serait anachronique d'assigner à ces plaisanteries une finalité


exclusivement morale, étrangère, par conséquent, au contexte artistique
de la pièce32• Dans ces saillies réside en effet la fonction la plus
significative du bouffon selon Cervantès : celle d'un personnage dont
les déportements, marqués du sceau de l'irresponsabilité, prennent une
signification nouvelle dès lors qu'ils sont transférés du cadre d'un palais,
lieu d'élection du traditionnel bouffon de cour, au décor insolite et
angoissant du bagne. Dans ce nouveau décor, Tristan assume sans hésiter
les multiples fonctions assignées à I' « hombre de placer » : soit en
développant le contrepoint burlesque des actions pathétiques qui sont
représentées sous nos yeux ; soit en soulignant les contradictions où
s'enfoncent, plus d'une fois, les autres personnages ; soit, enfin, en
démasquant ceux qui prétendent affecter la gravité, dans un jeu de l'être
et du paraître où se dissolvent les statuts préétablis33•
En maintes occasions, il est vrai, les plaisanteries du sacristain abou­
tissent à des situations qui nous semblent quelque peu grossières, chaque
fois que le préjudice subi par leurs victimes fait que la plaisanterie légère
est sur le point de devenir une plaisanterie pénible, pour reprendre la dis­
tinction entre hurla ligera et hurla pesada, établie par ceux qui
légiféraient sur la licéité de tels divertissements. Fin connaisseur de cette
casuistique34, Cervantès, dans Los Bafios de Argel, a toujours pris soin
de ne pas dépasser certaines limites : en fin de compte, le sort réservé
au Juif par Tristan est plus enviable que celui que connaissent les chré­
tiens qui, tel Francisquito, sont voués par leurs bourreaux au martyre.
Néanmoins, au-delà de ces inévitables précautions, les tours imaginés
par le sacristain revêtent un intérêt tout particulier si on les compare aux
saillies du fou de cour, figure institutionnelle liée à un milieu homogène
par le caractère rituel de ses interventions. Ce sont en effet les sorties,
parfois périlleuses, d'un bouffon inpartibus infidelium qui met en ques­
tion, non plus le monde auquel il appartient, mais un monde d'où il
s'évade à sa manière, par la magie du verbe et le pouvoir du rire. En ce

32. On ne saurait donc voir en elles, comme l'a fait Stanislav Zimic, les marques d'une
attitude stupide et cruelle que Cervantès se plairait à condamner dans un esprit authentiR
quement chrétien (V. Stanislav Zimic, El teatro de Cervantes, Madrid, Castalia, 1992,
p . 140-143). Il ne nous semble pas non plus, pour autant, que l'on puisse réduire Tristan à
n'être que l'exacerbation burlesque d'un comportement vieux-chrétien.
33. J. Canavaggia, art. cit.
34. Voir Monique Joly,« Casusistica y novela : de las matas hurlas y las hurlas huenas »,
CriticOn 1 6 (1981), p. 7-45, rééd. sous le titre« Las hurlas de don Antonio durante la estan­
cia de don Quijote en Bàrce]ona» in Études sur « Don Quichotte », Paris, Publications de
la Sorbonne, 1996, p. 113-131.
112 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE
,,
sens, jamais il ne se confond avec l'histrion professionnel : derrière le
masque du demi-clerc d'humble extraction, il en arrive à incarner une
exemplarité étrangère à tout dogmatisme, dans la convergence des
destins fragmentés qui se croisent sur scène. Façon, parmi d'autres, de
rajeunir le mythe du bouffon : non pas en fonction de l'une des attitudes
que l'on a voulu assigner à l'auteur de Don Quichotte, mais comme la
manifestation par excellence d'un art étranger à la norme de Lope.
C'est ainsi que, dans cette rencontre de communautés et de destins,
l' Alger cervantin, à quatre siècles de distance, nous apparaît comme le
miroir concave dans lequel aurait pu se contempler l'Espagne de
Philippe III ; à ceci près que Cervantès n'a pu, de son vivant, lui offrir
ce miroir, victime de la puissante confrérie des comédiens madrilènes
qui le contraignit à donner à l'imprimeur, un an avant sa mort, ses Huit
comédies et huit intermèdesjamais représentés".

3 5. Ce travail procède initialement d'une étude publiée sous le titre suivant : « La


estilizaci6n del judio en Los Baffas de Argel ». in Caroline Schmauser et Monika Walter
(eds.), l « jBon compaflo,jura Di ! » ? El encuentro de moros,Judfos y cristianos en la obra
cervantina, Berlin, Vervuert/Iberoamericana, 1992, p. 9�20.
Le Maure cruel :
représentations théâtrales de la violence orientale

Véronique Locher!
Université de Haute Alsace (Mulhouse)

« La Barbarie est un Théâtre sanglant, où il s'est joué quantité de


Tragédies » écrit le père trinitaire Pierre Dan dans son Histoire de
Barbarie', soulignant ainsi la dimension spectaculaire et la coloration
tragique de l'univers oriental. La figure centrale de cet Orient baroque
est le Maure cruel, personnage stéréotypé qui conm1ît une grande vogue
dans la littérature européenne à la fin du xv1• et au début du xvn' siècle'.
Il ne s'agit certes que de l'un des multiples visages de l'Orient, dont la
représentation est nuancée par le contraste entre le Maure cruel et le
Maure galant, ou entre le Turc cruel et le Maure civilisé. Rappelant que
depuis Dionysos cruauté, altérité et théâtre sont étroitement liés', il cor­
respond aussi à deux traits caractéristiques de la littérature baroque : la
théâtralisation et le goût du spectacle macabre. Un important corpus se
dessine donc à 1' intersection de la représentation de 1' Orient et du théâtre
de la cruauté. En Angleterre, la cruauté du personnage oriental se donne
libre cours dans des pièces proches des moralités4, puis dans les tragé­
dies élisabéthaines' et jusque sur les scènes de la Restauration (Cambises
d'Elkanah Settle, Abdelazer d' Aphra Behn, Ibrahim de Mary Pix). En
Espagne, la fin du XVI' siècle voit le développement de tragédies séné­
quiennes qui prennent l'Orient antique pour cadre6 , avant que quelques

1. Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, P. Rocolet, 1637, p. 2.


2, Sur ce stéréotype anti-islamique, qui confond les figures du Maure et du Turc, voir C. A.
Patrides,« 'The Bloody and CrueU Turke' : the Background ofa Renaissance Commonplace»,
Studles ln the Renaissance, vol. X, 1963, p. 126-135 et F. Lestringant,« Altérités critiques : du
bon usage du Turc à la Renaissance», dans D'un Orient l 'autre. Les métamorphoses succes�
sives des perceptions et connaissances, Paris, É-:ditions du CNRSJ 1991, t, I, p. 85�105.
3. Voir P. Brunel, Théâtre et cruauté ou Dionysos profané, Paris, Librairie des méridiens,
1982, p. 17-18.
4. Th. Preston, Cambises King ofPercia (v. 1584), reprint dans Old English Drama, s. 1.,
1910 ; O. Peele, The Battle oJA/cazar(1594), éd. fac-similé, The Malone Society Reprints,
s. 1., 1907.
5. Mentionnons, parmi bien d'autres, la pièce anonyme Lust's Dominion (Londres, R.
Pollard, I 657 [v. 1600]), Titus Andronicus et Othello de Shakespeare.
6, La Honra de Dido restaurada de Lasso de la Vega (1587, éd. A. Hermenegildo, Kassel,
Reichenberger, 1986), La gran Semiramis de Viruès (dans Obras Tragicas y liricas, Madrid,
1 14 ÜRIENT BAROQUE/ÜR!ENT CLASSIQUE

comedias ne traitent de la captivité et des affrontements entre chrétiens


et Maures. En France, le début du XVII' siècle est marqué par des tragé­
dies particulièrement macabres7 • Ces pièces mettent en scène différents
types de cruauté : tantôt la violence est interne à l'univers oriental (dans
le cas des intrigues de palais ou du sérail), tantôt elle met aux prises
Maures et chrétiens en représentant soit un conflit guerrier, soit le destin
d'un captif chrétien en Orient ou d'un esclave maure en Europe. Le
théâtre espagnol entretient des rapports assez étroits avec la réalité de
ces tensions et l'expérience vécue de la captivité, tandis que les théâtres
français et anglais sont plus intéressés par les mécanismes universels de
la vengeance et de la tyrannie. La vogue théâtrale de la cruauté orientale
coïncide donc avec un moment important du théâtre européen, marqué
par une grande unité de formes et de sujets, qui interrogent l'exercice de
la justice et la légitimité du pouvoir, à une époque marquée par les
guerres civiles et les conflits religieux.
Mais la représentation de l'Orient n'est pas seulement le miroir d'une
crise européenne. Associant l'effet de présence agressif produit par le
spectacle de la cruauté et le recul métathéâtral lié à l'exhibition de ses
propres mécanismes, le théâtre baroque reflète l'ambiguïté des rapports
de l'Europe avec cet Orient à la fois déréalisé par la reprise de
stéréotypes hérités d'une longue tradition et de plus en plus connu,
faisant irruption dans la vie des Européens à travers l'expérience de la
captivité. Commune aux récits viatiques, aux histoires tragiques et aux
pièces de théâtre, la représentation de la cruauté orientale met à l'épreuve
plusieurs frontières : la frontière géographique et culturelle entre Orient
et Occident, mais aussi la frontière générique entre spectacle et récit et
la frontière esthétique entre réalité et fiction. Constitué en théâtre
tragique, l'Orient alimente la littérature européenne en motifs et en
structures, qui stimulent les expérimentations des dramaturges, et met en
question le regard de l'Occident, placé dans la position problématique du
spectateur de la cruauté.

A. Martin, 1609), Alejandra et Jsabela de Leonardo de Argensola (comp. v. 1583, 1' éd. 1772).
Voir J.-L. Flecniakoska,« V horreur morale et l'horreur matérielle dans quelques tragédies es­
pagnoles du xv1° siècle », dans J. Jacquot (dir,), Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la
Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 61-72.
7. La section consacrée aux Maures dans le recueil C, Biet (dir.), Thédtrede la cruauté et
récits sanglants en France (xne-xv11e siècles), Paris, Robe1t Laffont, 2006 contient La
Tragédiefrançaise d'un More cruel (anonyme, v. 1 600), La Tragédie mahométiste (anonyme,
1612) et La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman, de P. Mainfray (1621).
Vàriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 1 15

L'Orient, scène tragique


Pour Pierre Dan, la Barbarie offre un décor, des personnages et des
actions dignes d'une tragédie :
Cette région comme maudite a toujours été le théâtre funeste, où le
libertinage, l'hérésie et l'impiété ont représenté à la vue de tout le monde
une infinité d'actes sanglants et tragiques. Divers peuples qui l'ont de
temps en temps habitée, tous infidèles et inhumains, tels qu'ont été les
Goths, les Vandales et les Sarrasins, ont joué les principaux personnages
de cette Tragédie'.
!;usage récurrent de la métaphore théâtrale pour décrire l'univers
oriental peut être considéré comme un trait de la mentalité baroque, qui
fait du théâtre « la clé de la compréhension du monde9• » Aux signifi­
cations traditionnelles d'ordre moral, religieux ou encyclopédique du
théâtre s'ajoute une référence précise à la représentation théâtrale en tant
que spectacle donné à voir à un public. En présentant l'Orient comme
« un sanglant échafaud », le récit historique prépare son transfert dans
la littérature dramatique. A travers ses nombreux emplois métapho­
riques, qui mettent en parallèle événements réels et schémas fictionnels,
le théâtre assure le relais entre la vie et la littérature, l'Orient réel et
l'Orient fantasmé,
Instrument de mise à distance de l'autre, l'évocation de la cruauté
orientale s'inscrit dans une longue tradition historique, religieuse et
littéraire, qui tend cependant à en réduire l'altérité. Le Maure cruel
apparaît en effet comme le descendant des héros tragiques (les Atrides,
Médée) et des tyrans (Phalaris, Néron) de l'antiquité ou celui d'Hérode,
de Satan et du Vice mis en scène par le théâtre du Moyen Âge. De même,
les souffrances endurées par ses victimes rappellent les supplices de la
mythologie grecque et de !'Enfer chrétien et surtout la Passion du Christ,
modèle de tous les martyres. Nourrie de cet héritage, la figure du Maure
cruel est cependant présentée comme nouvelle. Thomas Phelps insiste
sur le caractère inouï de cette cruauté, qui surpasse aussi bien ses
modèles antiques que ses rivaux contemporains :
Je me suis rendu à plusieurs reprises aux Indes occidentales et j'ai vu et
entendu parler des différents actes inhumains et cruels commis là-bas.
J'ai aussi lu des livres et entendu des discours d'hommes érudits sur les

8. Op. cit., p. 2-3.


9. D. Souiller, « Baroque et théâtralité »t dans A. Larue (dir.), Théâtralité et genres
littéraires, Poitiers, La Licorne, 1996, p. 91.
1 16 ÜRJENT BAROQUE/ÜR!ENT CLASSIQUE

tyrans siciliens et les empereurs romains, mais en faitje les oublie tous :
on ne peut les évoquer en comparaison de ce monstre d'Afrique, un
composé de sang et de poussière que rien ne peut satisfaire, excepté des
sacrifices humains 10•

Au-delà de l'hyperbole, un tel propos met en lumière deux aspects de


la cruauté orientale qui vont participer au renouvellement de son traite­
ment littéraire. On observe d'une part une actualisation de la cruauté,
liée au présent et à l'expérience vécue, et d'autre part une concurrence
entre la réalité et la fiction, favorisant une esthétique du vrai extraordi­
naire. Dépassant l'imagination, la cruauté orientale doit être attestée,
comme le souligne à plusieurs reprises Pierre Dan 11 • Elle est donc le
sujet idéal pour une tragédie cherchant à se renouveler, en substituant des
sujets modernes aux sujets antiques et en établissant un nouveau rapport
au vrai12 • Les sources hétérogènes de sa représentation en font égale­
ment le lieu privilégié d'une interrogation sur les frontières entre réalité
et fiction. Le mélange de motifs littéraires et de vérité historique à
l' œuvre au théâtre est déjà présent dans les récits de captivité, qui rap­
prochent l'Orient en le faisant mieux connaître, mais entretiennent aussi
la distance en continuant à faire circuler certains stéréotypes. Cette
contradiction reflète en partie la situation du captif dont les progrès dans
la connaissance de l'Orient sont liés à une expérience douloureuse . La
tension entre le stéréotype de la cruauté et l'expérience vécue est révélée
par l'étrange exception notée dans le récit du captif de Don Quichotte"

10.« I have been several times in the West Indies and have seen and heard of divers in­
humanities and cruelties practiced there, I have also read in books and have heard 1earned
men dis course of the Sicilian tyrants and Roman emperors, but indeed I forget them all; they
are not to be named in comparison with this monster of Africk, a composition of gore and
dust, whom nothing can atone but hum an sacrifices» (A True Account ofthe Captivity of
Thomas Phelps, 1685, dans Piracy, Slavery, and Redemption. Barbary Captivity Narratives
/rom Early Modern England, éd. D. J. Vitkus, New York, Columbia University Press, 2001,
p. 204). Sauf mention contraire, la traduction en français est toujours la nôtre.
11.« Cruauté que je tiendrais pour incroyable, si des hommes de croyance ne m'en avaient
assuré, comme d'une chose vraie, et dont ils pouvaient parler, pour avoir vu et connu ce
maudit persécuteur» (op. cit,, p. 335),
12. Voir le discours du Presenter dans The Battle ofAlcazar de Peele : « Sit you and see
this true and tragic war, / A modern matter full ofblood and ruth» (« Asseyez-vous et voyez
cette guerre véritable et tragique, un sujet moderne plein de sang et de pitié»).
13.« Chaque jour, [Hassan-Aga] en faisait pendre quelqu'un ; on empalait celui-là, on
coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que
les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu'il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son
humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain. Un seul captif s'en
tira bien avec lui : c'était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra» (I, 40, trad,
L, Viardot, Paris, Garnier, 1992, p. 395),
filriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 1 17

et par les contradictions du récit de Joseph Pitts, qui justifie son


reniement par les tortures qu'il a subies, tout en signalant que de telles
cruautés n'ont rien d'habituel, conformément à son souci de donner une
image fidèle de l'Orient14• IJexpérience orientale donne ainsi au motif de
la cruauté une nouvelle actualité, qui met en question les limites entre le
réel et l'imaginaire. IJancêtre le plus intéressant du Maure cruel est donc
certainement Néron, convoqué aussi bien par les récits de captivité que
par les traités de théorie dramatique, car il est à la fois un tyran sangui­
naire, persécuteur de chrétiens, et un artiste fou, qui a mis en danger les
acteurs et chanté J'incendie de Troie devant l'incendie réel de Rome 1 '.
Scène privilégiée du theatrum mundi, qui prend une coloration
essentiellement tragique à l'époque baroque, l'Orient est à la fois
récepteur de schémas qui le théâtralisent et source de motifs et de sujets
propres à renouveler la dramaturgie tragique. Il a l'avantage d'offrir à
l'observateur un réel déjà théâtralisé. De nombreuses actions cruelles
sont en effet d'emblée conçues comme des spectacles offerts à la vue
du peuple : la « pompe barbare et sanglante » des têtes tranchées tient
lieu de triomphe, l'effet dissuasif des exécutions et des supplices repose
sur leur exposition « en vue, et en spectacle à tout le monde16• » Traités
et récits ont pour fonction d'élargir le public de tels spectacles en portant
à la connaissance des Européens les exactions commises en Orient
« nous étalerons ici comme en un théâtre les cruautés que ces tigres ont
accoutumé d'exercer contre les pauvres esclaves chrétiens17. »
La lecture de la réalité orientale à travers le prisme du théâtre invite
aussi à voir en elle un réservoir de sujets de tragédie, une matrice
fictionnelle alimentant l'imaginaire européen. L'Histoire deBarbarie de
Pierre Dan tend ainsi à devenir un recueil d'histoires tragiques, comme
le suggère le titre de la section consacrée aux supplices : « Des cruels
supplices que les Turcs et les Barbares font souffrir aux renégats, [ . . . ]
avec plusieurs histoires sur ce sujet » et plus loin, « parmi tant d'histoires
de renégats fugitifs, en voici une que je trouve aussi digne de pitié qu'elle

14, A True and Faithfal Account ofthe Religion and Manners ofthe Mohammetans, with
an Account of the Author8 Being Taken Captive (1704), dans Piracy, Slavery, and
Redemption, op. cit., p. 306.
15. Traitant des « spectacles pleins de hasard », La Mesnardière évoque « ces autres traits
hasardeux dont Néron faisait ses délices, à cause que ces Aventures n'étaient guère repré­
sentées sans qu'il en coûtât la vie, ou pour le moins quelque blessure, à ceux qui les
imitaient » (La Poétique, 1640, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 202),
16, P. Dan, op, cil., p. 130 et 410.
17. Ibid., p. 367,
118 ÜRIENT BAROQUEiÜRIENT CLASSIQUE

est sanglante et funeste 18 • » Les manchettes mettent en relief plusieurs


motifs tragiques récurrents, soulignant la « Mort tragique de Selim
Eutermi », la « Trahison d' Abdala », l'« Inhumanité d' Amides contre son
père » ou encore « l'ambitieuse cruauté d' Amides pour usurper le
royaume de Tunis. » Les schémas tragiques traditionnels de la trahison,
de la vengeance, de la violence familiale et des ravages de l'ambition sont
renouvelés par leur inscription dans l'univers oriental. Une forme de
fatalité nouvelle, visualisée par la couleur de peau, pèse sur le personnage
du Maure, qui ne peut échapper à une cruauté innée, à l'image d'Othello
ou du Soliman présenté par Moffan « comme ne forlignant point ni
dégénérant de la tyrannie furieuse et dégénérée de ses ancêtres1 9 , »
Univers tragique hyperbolique, l'Orient permet d'accentuer la violence
tout en assurant sa vraisemblance et invite à développer la dimension
spectaculaire de la tragédie, méprisée par Aristote, mais dont La
Mesnardière reconnaît l'économie de moyens20•
Les spectacles « épouvantables » et « dignes de compassion » décrits
par les observateurs de l'Orient sont portés à la scène, qui s'inspire éga­
lement de la tradition picturale : « Qu'on découvre une peinture sur toile
et un rocher et qu'on voie le gibet où est placé Felis, la poitrine décou­
verte, où la croix de Montesa est tracée avec du sang21 • » La fécondité
de l'Orient comme matrice tragique est soulignée par le rôle actifconféré
au Maure par les dramaturges. Aaron dans Titus Andronicus, Eleazar
dans Lust� Dominion, de même que l'esclave maure dans la Tragédie
française d'un More cruel sont les dramaturges et les metteurs en scène
d'une action qu'ils présentent comme une pièce de théâtre :
Ele. La scène réclame des acteurs, je vais en amener davantage et la
revêtir de la riche pompe du cothurne.

18, Ibid., p. 328 et 333, Voir aussi p. 3 5 1 : « Et voici le récit véritable de cette histoire tra­
gique, arrivée il n'y a pas longtemps, »
19, Le Meurtre exécrable et inhumain, commis par Soltan Solyman, Patis, J. Caveiller,
1556, non pag,
20, « Pourquoi prendre tant de détours, employer tant d'artifice, déployer tant de paroles
pour obtenir un effet que l'exposition réelle des souffrances théâtrales peut engendrer en un
moment ? » (op. cit., p. 210). I.:efficacité du spectacle est également suggérée par le rôle des
gravures dans l'édition hollandaise de 1'Histoire de Barbarie de P. Dan, où deux planches re­
présentent les supplices infligés aux Chrétiens, dans La Tragédiefrançaise d 'un More croe/
et dans The Empress ofMorocco de Settle, où chaque acte est précédé d'une illustration.
21. « Descllbrase una pintura de lienzo y un risco, se vea el palo en que esté puesto Felis,
descubierto el pecho, y en él hecha la cruz de Montesa con sangre » (Lope de Vega, Los
cautivos deArgel, comp. v, 1599, dans Parte veintecinco... de las comedias, Saragosse, viuda
de Pedro Verges, 1647, III).
,
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 119

Voici pour commencer la belle tragédie


Voilà l'acte première22•

Le Maure cruel devient presque l'allégorie de la tragédie, comme le


suggèrent l'invocation d'Eleazar à la tragédie23 ou la description de
Muley Hamet par le Presenter dans The Battle ofAlcazar :
Cet honune aux regards noirs et aux actions sanglantes, portant une
chemise tachée d'un nuage de sang, se présente une épée nue à la main,
accompagné, comme vous pouvez à présent le voir, de démons qui ont
revêtu forme humaine24.
Moteur de l'intrigue, il encourage les progrès de la dramaturgie
baroque vers l'action25• Ce rôle de meneur de jeu, qui le rapproche du
Vice des moralités médiévales ou du démon tel qu'il apparaîtra dans les
autos caldéroniens26, fait apparaître l'ambiguïté de la fiction, produite
par un agent maléfique. Mais si le monde est le théâtre du diable, le
théâtre reste le seul moyen de déjouer ses plans. Lust's Dominion illus­
tre bien l'ambivalence du théâtre, puisque le metteur en scène maléfique
qu'est Eleazar est finalement vaincu grâce à une feinte théâtrale,
Philippe et Hortenzo se déguisant en Maures. Le théâtre baroque offre
ainsi une représentation en mouvement de l'Orient, où le rapport à
l'autre n'estjamais figé et où les oppositions morales et culturelles sem­
blent réversibles. Le Maure cruel s'exprime en effet à travers des
monologues exposant longuement ses motivations et sa responsabilité
est fréquemment atténuée par celle des personnages européens. Le
théâtre tragique de l'Orient n'est donc pas seulement une scène où se
projettent les fantasmes européens et les schémas importés de sa littéra­
ture : le modèle théâtral partagé par les voyageurs et les écrivains
favorise les échanges entre l'expérience présente et la tradition littéraire.
Il guide la lecture des violences de l'univers oriental, qui alimentent en

22. «The Scene wants Actors, 1'1e fetch more, and cloth it / In rich Cothurnall pompe »
(Lust 's Dominion, V, 5)1 et Tragédie française d'un More cruel, éd. cit., v.779-780.
23. lbid. V, 6.
24.« Black în his looks, and bloody in his deeds, /And in his skirt staind with a cloud of
gore, / Presents himselfwith naked sword in hand, / Accompanied as now you may behold,
/ With devils coted in the shape of men».
25. Voir E. Forsyth, La Tragédiefrançaise de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème
de la vengeance, Paris, Champion, 1994 [1962], p. 307-308.
26. Dans les mystères, Satan apparaît comme l'inventeur des scènes de torture et Hérode
comme le metteur en scène de la Passion. Voir J. Enders, The Medieval Theater ofCruelty,
Rhetoric, Memory, Violence, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1999.
120 ÛRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

retour les formes du spectacle tragique sur les scènes européennes. A la


fois schéma cognitif et genre littéraire, le théâtre éclaire les relations
entre Orient et Occident en mettant en scène les réactions du spectateur
occidental face au spectacle cruel offert par l'Orient.

L'Occident spectateur de l 'Orient : les effets du spectacle cruel


Le motif de la cruauté orientale est révélateur d'un autre aspect majeur
de la poétique baroque qui est la recherche de l'effet. A la différence de
l'esthétique classique qui confie la cruauté au discours, le théâtre
baroque exploite l'efficacité du spectacle, rejoignant ainsi la pédagogie
chrétienne par les images et par les exemples concrets, telle qu'elle est
pratiquée par Jean-Pierre Camus, mais aussi l'intelligence visuelle des
musulmans, telle que la décrit Cervantès27 • Vambiguïté du spectacle de
la cruauté au théâtre, où la distance au réel risque à tout moment de
s'abolir, prolonge le jeu sur les frontières entre la réalité et la fiction,
cette dernière étant traditionnellement définie par le fait qu'elle cause du
plaisir là où la réalité est douloureuse. Le mouvement d'adhésion et de
distanciation produit par un tel spectacle convoque le débat théorique
sur la catharsis, mais réfléchit aussi les relations entre Orient et Occident,
oscillant entre l'identification et la distance, les effets de miroir et de
repoussoir.
Vesthétique du mouvement, du contraste, voire du paradoxe qui
caractérise le théâtre baroque s'exprime à travers son effort pour
conjuguer la distance artistique et le choc du réel. Vart nécessite un
certain recul, qui peut être obtenu par le choix d'un sujet oriental : La
Taille ne souhaite pas faire des guerres civiles contemporaines le sujet
de sa tragédie, « aimant trop mieux décrire le malheur d'autrui que le
nôtre28 • » I.:éloignement n'est cependant qu'un moyen pour mieux
toucher le public contemporain : si Bonnin fait « monter les Solimans sur
le théâtre », c'est pour « affiner et assagir nos Français de leurs périls
tragiques29• » Cette dialectique du proche et du lointain, mise en œuvre
par le théâtre humaniste, est accentuée par le théâtre baroque qui exploite
27. « Tu as à présent l'esprit comme l'ont toujours eu les musulmans, auxquels on ne peut
faire entendre la fausseté de leur secte, ni par des citations de la sainte Écriture, ni par des
déductions tirées des raisonnements de l'intelligence ou fondées sur des articles de foi ; il
faut leur apporter des exemples palpables, intelligibles, indubitables [ ... ] et, comme ils n'en­
tendent même pas cela sur de simples paroles, il faut le leur mettre sous les yeux, le leur
démontrer avec les mains » (Don Quichotte I, 33, trad. cit., p. 316).
28. De l'art de la tragédie, préface à Saül le furieux (1572), éd. B. Forsyth, Paris, STFM,
1968, p. 3,
29. Dédicace de La Soltane (1 561), éd. M. Heath, Exeter, University ofBxeter, 1977, p. 6.
� -

Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 121

simultanément l'effet de présence du spectacle et la distance assurée par


la théâtralité. La cruauté orientale offre un motif idéal pour la production
de ces effets paradoxaux. Les procédés scéniques employés pour la
représenter garantissent à la fois un impact immédiat sur le public et
l'exhibition de l'artifice. La représentation de crimes, de supplices et de
batailles conduit à développer l'usage du décor (« Ici le décor s'ouvre et
Crimalhaz, qui a été précipité sur les gauches, suspendu sur un mur
recouvert de pointes de fer, apparaît »30) et des accessoires (armes en tous
genres, fausses têtes, bouteilles de vinaigre). Le sang, qui coule
abondamment («Ici la soltane boit de son sang »31 , «Entrent la Cruauté et
le Meurtre, les mains pleines de sang»32), apparaît comme l'élément le
plus « réaliste » du spectacle cruel : Marmontel en bannira l'emploi car il
rend « l'imitation trop effrayante et horriblement vraie.33 » La
représentation de la violence repose cependant sur des trucages et des
conventions qui l'atténuent : les batailles sont suggérées par un bruitage
en coulisse, prolongé par l'ostension de quelques blessés sur scène
(« Entre Tarfo le visage plein de sang et l'épée à la main », « On entend le
bruit des armes en coulisse et entrent Tarfo et Garcilaso »34) ; le viol est
évoqué a posteriori par les cheveux dénoués et le désordre du costume de
l'actrice (« Il sort et amène Dona Clara, les cheveux dénoués, le visage
couvert de sang et à moitié dévêtue »35). De plus, la représentation sur
scène d'une violence déjà théâtralisée ou la mise en scène interne du
spectacle cruel dans le cadre d'une vengeance ou d'une feinte produisent
un effet de mise en abyme, renforçant la distance. Le sang, sur lequel
repose la puissance illusionniste du spectacle, est ainsi souvent associé à
la feinte : de même que dans Le Curieux impertinent de Cervantès, Camille
se blesse superficiellement pour convaincre son mari de sa vertn36,

30. « Here the Scene opens, and Crimalhaz appears cast down on the Gaunches, being
hung on a Wall set with spikes of iron », (Sett]e, The Empress ofMorocco, Londres, W.
Cademan, 1673, V),
31. Tragédie mahométiste, éd. cit., p. 643.
32.« Enter Cruelty and Murder with bloody bands», (Preston, Cambises).
33. Art, « Illusion », dans Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, Paris,
Desjonquères, 2005, p. 637.
34.« Sale Tarfe lleno el rostro de sangre y 1a espada en la mano », « Suena ruido de armas
dentro, y salen Tarfe y Garcilaso», Lope de Vega, El cerco de santafe e i/ustre hazaiia de
Garcilaso de la Vega, 1604, dans Obras de Lope de Vega, éd. M. Menéndez y Pelayo, Madrid,
Atlas, 1968, vol. 23, 1 et JIL
35, « Entra, y saca a Dofia Clara, suelto el cabello, sangriento el rostro, y medio vestida »
(Calder6n, Amar después de la muerte, éd. Madrid, Espasa-Calpe, 1970, III, 6). 11 s'agit ici
du viol d'une Morisque par les Espagnols.
36. Don Quichotte, 1, 34, trad. cit., p. 346.
,;;
122 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Crimalhaz, amant de la reine, fait couler son sang pour sauver les
apparences et accuser Muley Hamel d'avoir voulu la violer : « Ici
Crimelhaz se frappe lui-même au bras droit, qui se couvre immédiatement
de sang.37 » Face à ce spectacle ambigu, la réaction du spectateur oscille
entre la sidération et la distance, l'horreur et le rire. La mort est en effet
présentée par les théoriciens du théâtre comme une limite de la
représentation. Elle échappe à l'imitation car soit elle paraît vraie et
rapproche alors le théâtre du combat de gladiateurs, soit elle paraît fausse
et annule tout effet d'illusion et d'empathie, jusqu'à provoquer le rire :
J'ai observé que dans toutes nos tragédies, le public ne peut s'empêcher
de rire quand les acteurs doivent mourir ; c'est la partie la plus comique
de toute la pièce. [ . . . ] Mourir en particulier est une chose que seul un
gladiateur romain pouvait jouer avec naturel sur la scène, quand il le faisait
au lieu de l'imiter ou de le représenter ; c 'est pourquoi il vaut mieux en
éviter la représentation".
Là où le théâtre classique verra une contradiction insurmontable,
nécessitant de confier la mort aux mots pour la rendre vraisemblable, le
théâtre baroque entretient ce paradoxe qui permet de conjuguer l'illusion
et la distance, l'émotion du spectacle et le recul réflexif.
Dans les ouvrages historiques et les récits de captivité comme dans les
pièces de théâtre, les actions du Maure cruel suscitent surtout horreur et
pitié, mais aussi une forme de plaisir, qui fait apparaître le statut pro­
blématique du spectateur. Plus que la terreur aristotélicienne suscitée par
l'agencement de la fable, la cruauté orientale produit une horreur liée à
sa dimension visuelle et chargée d'une valeur didactique et morale.
Histoires tragiques et pièces de théâtre soulignent le caractère exem­
plaire du vice puni qui donne au spectateur « l'horreur du mal39 », ce
3 7.« Here Crimalhaz stabs himself in his right arm, which immediately appears bloody»
(Settle, The Empress ofMorocco, III, 1).
38,« I have observed that in all our tragedies, the audience cannot forbear laughing when
the actors are to die ; 'tis the most comic part of the whole play. [ ...] dying especially is a thing
which none but a ROman gladiator couId naturally perform On the stage, when he did not imitate
or represent, but do it; and therefore it is better to omit the representation ofit» (J. Dryden, An
Essay ofdramatic poesy, 1668, propos de Lisideius, défenseur de l'esthétique française, dans
The Works ofJohn Dryden, éd. S. Holt Monk, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of
California Press, vol. XV II, 1971, p. 3 9-40). Cette remarque est confirmée par Chappuzeau,
qui a assisté en Angleterre à une repi-ésentation de la mort de Mustapha (The Tragedy of
Mustapha d'Ori-ery)« qui se défendait vigoui-eusement sur le Théâtre contre les muets qui Je
voulaient étrangler ; ce qui faisait rire, et ce que les Français n'auraient représenté que dans un
récit» (Le Théâtrefrançais, Paris, R. Guignard, 1674, p. 56),
3 9. J.-P. Camus, préface de L'Amphithétître sanglant où sont représentées plusieurs actions
tragiques de notre temps (1630), éd. S. Ferrari, Paris, Champion, 2001, p. 180.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 123

qui est la fonction des supplices dans la réalité. Si le Maure cruel suscite
l'horreur, sa victime fait naître la pitié. C'est l'émotion privilégiée par les
récits qui cherchent à encourager ainsi le secours financier au rachat des
captifs, aussi bien que par la théorie du théâtre. Les émotions ainsi susci­
tées sont pénibles : la pédagogie baroque de l'effroi privilégie l'émotion
sur le plaisir, la passion sur l'intellect4°. Rawlins est conscient du fait que
son récit va faire souffi'ir les chrétiens, dont le sang coule métaphorique­
ment par solidarité avec leurs frères captifs : « Bien que cela fasse saigner
un cœur chrétien d'entendre de telles choses, il ne faut pas cacher la vérité,
ni taire l'horreur'1 • » Le plaisir n'est cependant pas exclu de telles repré­
sentations : Okeley évoque son plaisir à se souvenir des dangers passés et
celui que le lecteur pourra prendre à la lecture de ses aventures dont il est
à l'abri, dans une position proche de celle du spectatimr de cirque :
Ces souffrances qu'il est horrible d'éprouver sont néanmoins agréables
à se rappeler et il y a un plaisir secret à mminer et à ressasser des dangers
passés ; cependant, il sera possible au lecteur de parcourir des yeux en
une heure ce que j'ai enduré pendant cinq ans et, en s'imaginant en
sécurité au-dessus de l'amphithéâtre, de regarder en contrebas de
pauvres esclaves combattant des bêtes42•
Pourtant, dans une perspective morale, le plaisir équivaut à une
approbation43• Le spectateur risque alors de s'identifier avec le Maure dont
la cruauté est définie par l'absence de pitié : le prologue de Cambises de
Settle joue sur cette confusion possible en comparant, sur un ton plaisant,
les spectateurs à des Turcs44• Récits et pièces insistent en effet sur la

40. Voir F. Lestringant,« Le Théâtre des cruautés de Richard Verstegan (1588), Une scé­
nographie de la Contre-Réforme», dans C. Dumoulié (dir.), Les Théâtres de la Cruauté.
Hommage àAntonin Artaud, Paris, Desjonquères, 2000, p. 86-96.
41.« Although it would rnake a Christian's heart bleed to hear of the same, yet must the
truth not be hid, nor the terror left untold » (The Famous and Wonder/ut Recovery ofa Ship
ofBristol, 1622, dans Piracy, Slavery, and Redemption, op. cit., p. 102).
42. « Those miseries which it is dreadful to endure are yet de1ightful to be remembered,
and there's a secret pleasure to chew the cud and ruminate upon escaped dangers; however,
the reader may afford to run over with bis eye in an hourthat which I ran through in five years
and, supposing himself safe upon the amphitheater, may behold poor slaves combating with
beasts below» (Ebenezer,· or, a Sma/1 monument ofGreat Mercy, 1675, dans Piracy, S/avery,
and Redemption, op. cil., p. 152-153).
43.« Lorsque nous avons une extl'ême horreur pour une action, on ne prend point de plaisir
à la voir représenter» (Nicole, Traité de la comédie, 1667, éd. L. Thirouin1 Paris, Champion,
1998, p. 60).
44. Il les invite à imiter le silence des muets étranglant le frère du sultan en évitant de ma�
nifester bruyamment leur mécontentement ( Cambises, Londres, W. Cademan, 1671),
124 ÜRIENT DAROQUB/ÜRIENT CLASSIQUE

position de spectateur du tyran oriental et sur la perversion des émotions


qui le caractérisent :
Le malheureux père et homicide, voyant de l'un des coins de sa tente un
si horrible et inhumain spectacle, avec une voix cruelle et épouvantable
reprenait aigrement ceux qui avaient mis la main sur le Mustaphe. [. . . ]
Tuerez-vous point cruellement ce traître, qui depuis dix ans, par ses
trahisons, ne m'a pas donné le loisir de dormir et prendre repos une seule
nuit ?45
Le motif du tyran spectateur de la cruauté est également convoqué par
la réflexion théorique sur les effets du théâtre. Les anecdotes antiques
rapportant les larmes versées par le tyran au théâtre soulignent 1' écart
entre l'art et la réalité, sans garantir pour autant une quelconque utilité
du théâtre, qui échoue à rendre le tyran plus humain46• Moffan suggère
cependant une telle utilité puisque Soliman qui n'a pas cillé devant le
meurtre de son fils est touché d'émotion et de repentir devant les
réactions du peuple :
Vinhumanité du fait avait incité un chacun à pleurer, de sorte que telles
plaintes émouvaient grandement à pitié : même le Soltan, qui en était
l'homicide, semblait venir à repentance de si cruel et exécrable parricide47•
D'autres spectateurs sont donnés en exemple au public de théâtre : le
martyr, qui considère le spectacle du supplice avec sérénité et assurance,
et Dieu lui-même, spectateur du théâtre du monde. Le spectacle de la
cruauté pose en effet la question de la cruauté de Dieu. Face aux invo­
cations du More cruel, qui réclame la pitié de Mahon et son aide pour
châtier son maître, et aux appels à Dieu sans réponse de ses victimes48,
face à l'assimilation des dieux à des spectateurs de tragédie réjouis par
les actions violentes dans Titus Andronicus49, les tragédies suggèrent
néanmoins que « les dieux ne sont cruels qu'envers ceux qui le déser­
vent50 » et que la cruauté du Maure sera châtiée ou constitue elle-même
45, Moffan, op. cit.• non pag.
46, Voir A. Walfard, « Les larmes d'Alexandre de Phères prouvent-elles l'utilité morale du
théâtre ?», dans F. Lecercle, S. Marchand, Z. Schweitzer (dir.), La Théorie subreptice :
usages de l 'anecdote dans la théorie théâtrale, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne,
2010.
47. Op. cit,, non pag.
48. La Tragédiefrançaise d'un More cruel, éd. cit., p. 556 et 578.
49, « 0 ! why should nature build so foul a den, / Unless the gods delight in tragedies ? »
(« Oh I pourquoi la nature édifieraît-t-elle un antre aussi affreux si les dieux ne prennent pas
plaisir aux tragédies ?», IYi 1).
50, La Tragédie mahométiste, éd, cit., v. 354.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 125

un châtiment. I; enchâssement théâtral constitué par la représentation sur


scène du spectacle de la cruauté permet donc d' offi:ir au public plusieurs
figures de spectateur qui sont autant de modèles et de contre-modèles
l'invitant à expérimenter différentes positions par rapport au spectacle.
Si la cruauté orientale est souvent caractérisée par sa nature gratuite et
arbitraire, elle occupe des fonctions précises dans les différents genres qui
la mettent en scène. Le spectacle de la cruauté est principalement justifié
par son utilité morale". Il est frappant que les récits non fictifs empruntent
fréquemment la structure tripartite de l'histoire tragique (introduction
sentencieuse et abstraite, récit, leçon morale) pour donner du sens aux
exactions qu'ils rapportent. Au-delà des enjeux nationalistes et religieux
servis par la description de la cruauté se dessine une leçon universelle sur
la nature humaine, qui tend à rapprocher l'Orient de l'Occident. Pierre
Dan conclut ainsi l'histoire du traîtreAbdala : « I:on peut voir par là, qu'en
quelque lieu qu'il y ait des traîtres, soit en Barbarie ou ailleurs, ils sont
partout mal récompensés52• » De même, les titres des pièces mettent en
avant les leçons à dégager de l'action tragique : par exemple La Tragédie
de Soliman et Perseda, où sont montrés la constance de / 'Amou,;
l'inconstance de la Fortune et le triomphe de la Mort de Thomas Kyd
( 1599). Au mécanisme de l'exemplarité s'ajoute celui de l'allégorie.
Comme le suggèrent la dimension symbolique, à la fois religieuse et
politique, du corps et du sang et la présence de personnages allégoriques
dans les théâtres anglais et espagnol, les spectateurs sont invités à dépasser
la fascination exercée par le spectacle concret pour envisager ses
significations à plusieurs niveaux : la violence est l'allégorie du châtiment
des erreurs humaines ; les ravages de la tyrannie illustrent la tyrannie des
passions sur l'âme ; les relations entre Orient et Occident prennent la
forme d'une psychomachie dont le meilleur exemple est Othello, qui finit
par tuer le Turc en lui (Y, 2). Néanmoins, plus le spectacle est frappant et
fascinant et plus son contrôle interprétatif est difficile. I;image de la
cruauté a tendance à se détacher du reste de 1' œuvre, ce qui lui fait perdre
son utilité morale, comme le suggère une remarque d'Okeley décrivant
les supplices terribles qu'il a vus et qui se sont imprimés dans sa mémoire,
alors qu'il a oublié la faute qu'ils châtiaient de manière exemplaire".

51. Galluzzi convoque Platon de préférence à Aristote pour théoriser une tragédie qui vise
à susciter la détestation et l'horreur du tyran plutôt que la crainte et la pitié. Voir B. Filippi,
« La cruauté édifiante du théâtre jésuite au xvue siècle», dans Les Thé/Ures de la cruauté,
op. cil., p. 1 5 1 - 1 58.
52. Op. cil., p, 1 3 1 .
53. Op. cil., p. 162-163.
126 ÜRIENT BAROQUE/ÜRŒNT CLASSIQUE

Vimage violente alimente la violence, comme le suggère la Tragédie


mahométiste, où le spectacle de son enfant mort suscite dans l'esprit de
la sultane le spectacle terrible de sa vengeance et la transforme en
bourreau de Mosech54• Même le simple récit de la cruauté peut entraîner
des effets violents et incontrôlables, comme le montre un épisode
rapporté par Pierre Dan. Le compte-rendu des deux seuls marins
rescapés d'un navire pris par un corsaire d'Alger éveille la fureur de la
foule à Marseille :
A leur arrivée ils firent le lamentable récit de cet accident tragique, qui
toucha si vivement tous ceux de la ville, qu'une juste colère leur ôtant
l'usage de la raison ; tous transportés hors d'eux-mêmes, et sans consi­
dération de ce qu'ils allaient faire, ils coururent au logis de
l'Ambassadeur d'Alger [ . . . ] ; et se jetant sur lui et sur les siens, bien
qu 'innocents de ce crime, ils les immolèrent à leur fureur".
Si certains dramaturges utilisent la puissance de ces effets sur un public
galvanisé pour les mettre au service d'un combat religieux ou politique,
la stabilisation qui a lieu en France et en Espagne au cours du xvn' siècle
- à la différence de l'Angleterre dont l'histoire politique est plus mou­
vementée - entraîne une méfiance croissante vis-à-vis du spectacle de la
cruauté et des réactions qu'il est capable de susciter :
Les Grecs qui étaient [sic] des États populaires, et qui haïssaient la
monarchie, prenaient plaisir, dans leurs spectacles, à voir les rois humiliés
et les grandes fortunes renversées ; parce que l'élévation les choquait. Les
Anglais nos voisins aiment le sang, dans leurs jeux, par la qualité de leur
tempérament, ce sont des insulaires, séparés du reste des hommes ; nous
sommes plus humains, la galanterie est davantage selon nos mœurs".
Considérant le spectacle comme le miroir du public, les théoriciens
opposent la sensibilité des Français à la barbarie des Athéniens et des
Anglais. Si « l'échafaud est la tragédie de la populace » et qu'un public
habitué aux horreurs doit être stimulé par des moyens violents57, le spec­
tacle de la cruauté heurte les honnêtes gens qui remplacent
progressivement la « vulgaire populace » dans le public, selon les sou­
haits des théoriciens classiques. Au cours de ce processus qui tend à
restaurer l'autorité du verbe sur la scène et à canaliser les émotions du

54. Voir l'acte IV.


55. Op. cit,, p. 459.
56. Rapin, Réflexions sur la Poétique d'Aristote, Paris, F. Magner, 1674, p. 182-183.
57. Marmontel, art.« Illusion», op, cit., p. 634.
,--
Variations du motiforiental dans les littératures d' Europe 127

public, l'Orient tend à s'éloigner davantage du public européen, mis à


distance par les mots. Le théâtre baroque exploitait, en revanche, sa force
subversive pour confronter la fiction à la réalité, pour contester toute
forme d'autorité et pour expérimenter la puissance du spectacle.
Sujet baroque, l'Orient partage l'ambivalence de l'art théâtral lui­
même. Multipliant les points de vue, jouant sur plusieurs niveaux de
signification, le théâtre baroque suggère une proximité paradoxale de
l'univers oriental, en oscillant sans cesse entre horreur et empathie, adhé­
sion et distance. A la fois miroir de soi et regard vers l'autre, la
représentation de la cruauté orientale est le lieu d'une radicalisation de
la différence et d'une prise de conscience de la ressemblance. Comme le
suggère Eleazar, si la couleur de leur peau distingue le Maure de
!'Européen, la couleur de leur sang est la même : « Bien que ma peau soit
basanée, dans mes veines coule un sang aussi rouge et aussi royal que le
meilleur et le plus fier d'Espagne". »

58. « Although my flesh be tawny, in my veines, / Runs blood as red, and royal as the best,
/ And proud'st in Spain » (Lust's Dominion, l, 2).
« Mon Turban n'a plus sa couronne »
La désorientation du monde ottoman

Véronique Adam
Université de Toulouse·C.R.I. Grenoble

U œuvre de Tristan l'Hermite échappe souvent à une codification


esthétique'. Baroque ou préclassique 'l Son choix en 1646, dans sa
septième et ultime tragédie, de représenter la mort d'un sultan
contemporain, Osman II (1622), peut être expliqué par deux contextes
révélant la dualité de ce modèle de héros oriental. Les chroniqueurs
français, turcs et polonais des années 16202 désignent eux-mêmes
l'existence du sultan comme une tragédie : rapidité de son règne (4 ans),
violence et arbitraire de son destin (tué par ses soldats, remplacé par un
fou), jeunesse au moment de sa mort (il a 20 ans). Le Mercure François
et plus tard Antoine Galland soulignent ! 'horreur et la compassion
qu'inspire son sort3• De récents travaux montrent que les historiographes
turcs voient en lui le symptôme d'une crise de l'état ottoman et la
constitution progressive de l'état turc4• Symbole universel de 1' instabilité
politique et de la fragilité du pouvoir, ce sultan est projeté dans un monde
indéniablement baroque. À ces faits historiques s'ajoute le contexte
littéraire : Tristan entre trois ans après la rédaction d' Osman à l'Académie
Française, la tragédie orientale est à la mode et l'Orient moderne existe
dans ses œuvres depuis 163 76• Il a inventé assez de détails pour donner à
son monde oriental une certaine vraisemblance et une distance nécessaire
avec le monde du spectateur, à l'instar de Racine'. Tous deux s'autorisent,

l , La citation qui figure dans le titre de cette communication est extraite d'Osman, dans
Œuvres complètes, Paris, Champion, t. rv, 2001, V, 1, v. 1272, p. 526.
2. Voir les annexes, p. 144-145, et N. Vatin, 0, Veinstein, Le Sérail ébranlé, Paris, Fayard,
2003, p. 218�239 ; J. Hammer-Purgstall, Histoire de l 'Empire ottoman, depuis son origine
jusqu 'à nosjours, Paris, Be11izard, t. 8, p. 24lsq.
3. Mercure François, Paris, Richer, Varennes, Henault, 162ltt1622, t. V III, p. 367·374,
4. Gabriel Piterberg, An Ottoman 1}ugedy: Hlstoryand Historiography at Play, Berkeley
and Los Angeles, University ofCalifornia Press, 2003.
5. Principes de Cosmographie (1637), Plaidoyers historiques (1642), Le Page disgracié
(1643), Osman (1646), Vers Hérol'ques ( 1648) ; l'Orient des origines est présenté dans les tra­
gédies Mariane ( 1636) et La Mort de Chrlspe ( 1645). Le texte cité vient des Œuvres
complètes, Paris, Champion, 5 vol, 1999·2003.
6. Racine,« Seconde préface», Bajazet [l 672], Œuvres complètes, éd. de O. Forestier, Paris,
Gallimard,« la Pléiade», 1999, t. l, p. 625 :« !Jéloignement des pays répare [ ...] la trop grande
130 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

préservés par cette distance géographique, à représenter un sultan plus


proche de leur public. Néanmoins, !'Osman de Tristan abandonne dès
l'exposition ses sentiments amoureux et conteste l'analogie possible avec
le héros galant ou le sultan oriental des autres dramaturges. Il se
transforme en un héros à la romaine, dévoué à la raison d'État, fort de
son ethos de guerrier, rationnel, mettant à distance toute l'instabilité et
l'illusion du monde oriental - un héros quasi-cornélien. Mais le
classicisme de Tristan se limite au respect du vraisemblable et ce
personnage, on le verra, est privé de la rhétorique héroïque attendue. Il
se pose comme un héros classique dépourvu d'atticisme, jouant dans
une tragédie historique et politique qui n'est aucunement galante. La
modélisation littéraire de ce personnage et de l'Orient passerait donc par
l'exposition d'un monde oriental désarticulé et par la désarticulation de
la représentation habituelle du sultan oriental, devenu héros romain ;
modélisation fondée sur la juxtaposition d'une théorisation classique et
d'une thématique baroque, et sur un entrecroisement de la vérité
historique avec une fiction vraisemblable. Pour étudier cette figuration
complexe de l'Orient, une typologie des Orients dans les œuvres de
Tristan sera proposée. I; étude du motif de l'illusion, cher aux baroques,
montrera la construction de cet univers oriental dramatique, du héros à
la romaine et de la mimesis. Enfin, un examen de la nature du politique
orientale! du lieu qui lui est assigné achèvera d'esquisser la nature
esthétique de l'Orient tristanien.
Tristan, polygraphe, propose dans ses œuvres plusieurs Orients. Comme
chez Mairet ou plus tard chez Racine7, on trouve chez lui un Orient antique
et moderne. I; Orient moderne nous importe davantage. Sa diversité naît
du croisement de trois types de sources : des œuvres littéraires, françaises
comme celles des Scudéry', italiennes' et flamandes 10 ; des sources
historiques qui entretiennent des rapports différents au monde oriental : les

proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est [,,,] à mille ans
de lui, et ce qui en est à mille lieues. »
7. Mairet, Cléopâtre, 1635 et Le Grand et dernier Soliman, Mustapha, 1639, Idem pour
Racine, Bérénice, 1670 et Bajazet, 1672.
8. G, de Scudéry, Ibrahim ou /'Illustre Bassa, Paris, de Sercy 1643, d'après le roman de
sa sœur, Ibrahim, Paris, A. de Sommaville, 1641. Voir les annexes et l'édition moderne
d'lbrahim, Paris, S.T.RM., 1998, p. 13-35.
9, V. Sitti, Mercurio, Selon D. Dalla Valle, « Une Relecture d'Osman». Mélanges offerts
à Cl. Abraham, Car demeure l'amitié, (F. Assaf dir.), Paris, Papers on French Seventeenth­
Century Litera/ure, 1997, p. 155-170.
10. G. Bounin, La Soltane, Paris, G. Morel, 1561, ou Van den Bussche,Epitomes de cent
histoires tragiques, Paris1 Bonfons, 1 571. ·
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 131

récits du Mercure de France sont de seconde main, le témoignage des


historiographes européens sur les combats est en revanche direct' 1 • Tristan
a recours à certains géographes dans ses Principes de cosmographie.
IJOrient ne se limite pas à un seul modèle ou une seule réalité. La
récurrence des éléments orientaux, dans ces écrits qui renvoient les uns
aux autres implicitement, assure une sorte d'auto-référentialité de l'œuvre
enjouant d'une vraisemblance externe et interne. IJOrient oscille entre la
feintise et la fiction" : il existe comme un espace référentiel mimant
l'Orient réel et connu et, disséminé dans l'œuvre, il se construit comme un
lieu imaginaire, surdéterminé par l'espace romanesque, théâtral ou
poétique qui se dessine en marge de toute réalité. De cet Orient multiple,
on privilégiera trois configurations : un Orient religieux, géographique ou
politique organisé autour de trois axes, est/ouest, Europe/Asie, nord/sud.
Tristan joue sur une figuration attendue de l'Orient par opposition à
l'Occident. Les Turcs sont représentés comme ennemis des chrétiens et
monstrueux, aussi bien dans les récits réalistes que fictionnels : le
premier plaidoyer met en scène le premier médecin de « sa Hautesse »,
l'empereur ottoman, dont l'ordinaire est « de traiter comme des bêtes »
les chrétiens. En torturant un jeune homme, il fabrique une arme capable
de tuer toute la Chrétienté 13• Cette barbarie orientale est néanmoins ré­
servée chez Tristan aux personnages masculins secondaires ou aux
Orientaux représentés loin de leur terre d'origine, et éloignés dans le
temps : Hérode, dans Mariane est perçu comme monstrueux à cause de
son origine orientale : c'est « un barbare, tm Scythe,/ Meurtrier », un
« Lâche et cruel Arabe ». Sa monstruosité force la mère de Mariane à
accuser et renier sa propre fille, en la décrivant comme un « monstre
plus cruel que tous ceux de l'Afrique »14, IJOrient de la Barbarie ou le
Moyen-Orient donnent ainsi les signes et la mesure de la monstruosité.
Osman, qui est encore dans ses terres, échappe en partie à cette bar­
barie, de même que la femme orientale. Tous deux apparaissent
davantage comme le lieu d'un transfert entre Occident et Orient, trans­
fert qui touche aussi les modèles littéraires. La femme orientale,
responsable traditionnellement de tous les maux du sultan", cède chez
Tristan son vice à la femme romaine. Celle-ci récupère sa violence -

1 1 . Voir les annexes.


12. Sur cette distinction, voir J.-M. Schaeffer, Pourquoi lafiction ? Paris, Seuil, 1999.
13. Plaidoyers historiques, Œuvres complètes, Paris, Champion, 1999, t. V, p. 364-372.
14. Op.dt., t. IV, II, 1, v. 360-361, p. 55 ; IV, 4, v. 1291, p. 99; et IV, 6, v. 1383, p. 102.
15. Ainsi, Roxelane dans l'lbrahim de Scudéry, ou la Sultane qui veut tuer Bajazet, dans
Le grand Sélim, ou Le couronnement tragique de Le Vayer, Paris, N. de Sercy, 1645.
132 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

comme le fait Sabine, la femme de Néron16 - de même que son charme


dangereux : la fille du grand Mufti pense qu'Osman la délaisse parce que
sa beauté serait inférieure à celle des Latines17 • Le mot « barbare », dans
la poésie lyrique, est justement associé à la femme occidentale, qui s'op­
pose en cela à la belle esclave mauresque, « beau monstre de nature18• »
Cette Orientale reprend à son compte la passion dévorante attribuée au
sultan oriental par d'autres dramaturges : elle est ainsi monstrueuse mais
belle, vertueuse et affligée. Un alliage d'éléments contraires, baroque si
l'on veut, chimérique en tout cas. En proie à la passion, vouée à la plainte
ou au souvenir de son amour blessé comme la Didon d'Ovide, elle libère
en quelque sorte Osman du poids du sentiment amoureux, dont le per­
sonnage peut ainsi se rapprocher de celui de Sénèque19• Privé d'amour,
Osman est sans épouse : le sérail des femmes est réduit à sa sœur. Il ne
pense plus qu'au pouvoir et à la raison d'État.
Cette transformation du héros amoureux oriental en héros politique
romain passe par des modifications de l'histoire réelle. Tristan poursuit
le jeu des transferts en déplaçant les défauts de son sultan vers le per­
sonnage féminin. D'après les historiens, Osman ne tombe pas amoureux
de la fille du Mufti, qu'on lui offre pour satisfaire ses désirs et le pousser
à retarder son départ. Il est aussi représenté à plusieurs reprises comme
un mélancolique20• Enfin, il fait un songe qu'il demande à plusieurs
dignitaires d'interpréter. Tristan efface ces traits de mollesse attribués
par ses contemporains aux Orientaux : Osman tombe amoureux de la
fille de Mufti en voyant un portrait d'elle, il est aussitôt guéri de son
amour quand il la rencontre. Mettant à distance immédiatement ses sen­
timents, il dénonce les illusions et l'amour, ce qui l'éloigne de la figure
du despote représenté au milieu d'un harem, comme de celle du héros
galant qu'il deviendra ensuite. Le fait qu'il soit tombé amoureux d'un
portrait ne nuit pas à sa construction héroïque -dans Mariane, la même
aventure arrive à Marc-Antoine, empereur d'Asie21 : le précédent romain
fait autorité, et préserve le caractère héroïque d'Osman. Sa mélancolie

16. Sabine pousse Néron à tuer Sénèque dans La Mort de Sénèque, op.cit., t. IV, p. 241-338.
17. Osman, op.cit., t. rv; II, 3, v. 473, p. 490.
18. «Éloge d'une femme noire», La Lyre, op. cit., t. II, Cil, p. 373-37.
19. Cf. La Mort de Sénèque, op. cit.
20. Hammer, op. èit., p. 287, parle de son « humeur sombre et fantasque >>, de ses « dis­
positions mélancoliques».
21. D'après Flavius Josèphe, la mère de Mariane et d'Aristobule envoie un portrait de son
fils à Marc-Antoine, persuadé qu'il séduirait l'empereur. Il demande effectivement à voir
Aristobule et, pour tenir ce dernier à distance, Hérode le nomme grand prêtre. Dans la pièce
de Tristan, on apprend qu'il a fini par le tuer.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 133

et le récit de son rêve, qui sont pourtant des motifs omniprésents chez les
autres héros tragiques de Tristan22, sont ici déplacés sur le personnage de
sa sœur : Osman ne daigne pas essayer de comprendre son propre rêve.
La figure orientale se construit donc dans ce jeu d'échange permanent
entre les identités féminines et masculines, manipulant les modèles lit­
téraires comme la vérité historique, et proposant une coïncidence des
contraires typique du baroque : c'est un Orient duel qui s'esquisse.
Cependant la présence du personnage d'Osman y apparaît comme un
repère familier et proche, quoiqu'il soit inscrit dans un nouvel Orient,
encore inconnu du public de Tristan.
Les Principes de cosmographie, recueil géographique, propose une
autre représentation de l'Orient, désarticulée elle aussi : ses frontières
politiques sont ignorées au profit des frontières maritimes, ce qui lui
rend une configuration assez proche de celle qui était la sienne sous
l'Empire romain23• Constantinople est rattachée à une province
grecque24, la Romanie, placée en Europe, tandis que la Turcomanie, en
Asie, n'est mentionnée qu'à plusieurs pages de distance de
Constantinople". La dispersion et l'indétermination de l'espace corres­
pondant à la Turquie ottomane sont amplifiées par l'utilisation même du
terme d' « Orient », qui ne sert pas à désigner l'Asie, mais renvoie à la
côte est de chaque pays décrit. Cet éclatement de l'empire de la Porte,
privé de son espace et de son nom, correspond chez Tristan à une logique
paradoxale de représentation de la réalité : il oppose une approche géo­
graphique neutre à la vision religieuse et politique de l'Orient
occidentalisé.
Dans ses récits influencés par la littérature flamande et anglaise, la
représentation que fait Tristan de Constantinople montre la ville comme
un lieu d'échange complexe. Un de ses plaidoyers" retranscrit ainsi la
querelle d'un Juif et d'un Chrétien, histoire connue aussi de Shakespeare
et Marlowe27• Tristan déplace l'histoire à Constantinople, ajoute un juge
musulman et développe les motifs liés à l'univers marchand associé à
l'Orient. Or c'est le Juifet non le musulman qui y apparaît monstrueux,
avec ses « exécrables abominations ». Le motif du procès à
Constantinople propose le croisement de trois Lois : la chrétienne, la

22, Hérode dans Mariane et Constantin dans La Mort de Chrispe. éd. cit. lV.
23. A. Merle, Le Miroir ottoman, Paris, PUPS, « lberica essais», 2003, p. 73-95.
24. Principes de cosmographie, op. cit., t. Il, p. 478.
25. Ibid., p. 487- 488.
26. « D'un juif[ . . .]», Plaidoyers historiques, op. cit., XXXVIII, p. 446sq.
27. Shakespeare, Le Marchand de Venise, 1597 ; C. Marlowe, le Juifde Malte, 1637.
134 ÜRIENT BAROQUWÜR!ENT CLASSIQUE

romaine et l'ottomane ; placé dans une suite d'histoires tragiques qui


montre surtout la barbarie des Occidentaux, ce texte met ainsi en valeur
la sagesse orientale, et fait en cela contrepoids aux trois premiers
plaidoyers, qui racontent l'enlèvement d'otages par des Orientaux
originaires de « Barbarie » ou de « Turquie ». Le chrétien de l'histoire
rappelle enfin au juge musulman que sa nation tient elle aussi en estime
le Christ. Est-ce la fin des barbares ?
IJOrient propose ainsi un espace polymorphe et instable, qui sejoue des
antithèses. Il est unheimlich au sens où l'entendait Freud, à la fois familier
dans la structure de son univers et dans ses fondements, y compris reli­
gieux, mais inquiétant dans ce qu'il révèle de violence dans l'humanité.
Ce décentrement du paysage oriental est également notable dans les
tragédies, où il soulève plus nettement la question du vraisemblable :
l'empire y est en effet défini en fonction d'un axe nord/sud. Au nord,
Tristan juxtapose le point de vue sur les alliances qui serait historique­
ment celui des soldats d'Osman - ceux-ci voyant dans les Tatars des
alliés -, à une vision à la fois occidentalisée et littéraire des choses,
qu'il attribue à Osman, et qui consiste à souligner l'inimitié des Tatars
et des Perses28• Le personnage d'Osman, pour préserver la vraisem­
blance, et contre la vérité historique énoncée par ses sujets, rappelle cette
réalité purement littéraire :

Dans quatre vaisseaux,j'ai tout fait embarquer ;


Et le Perse animé, le Russe et le Cosaque,
Qui vont forcer Byzance à la première attaque [ . . . ]
N'auront pas le loisir de piller nos trésors29•

La menace - quelque incertaine qu'elle soit - d'une attaque des


ennemis traditionnels des Turcs contre Osman est ainsi rendue plus
vraisemblable que l'alliance, pourtant historique, des Tatars évoqués par
les soldats de la pièce. Comme Tristan dans ses Vers héroïques, Osman
fait l'éloge du roi polonais30• La figure de cet ennemi bien connu des
Ottomans marque alors la rupture entre Osman et ses soldats ; le paradoxe

28, Magnon (le Grand Tamerlan), Mainfray (la Rhodienne), Desfontaines (Pers/de) et
Scudéry. Dans le Page disgracié (op. cit., t. I, II, ch, 1 1 , p. 334), on confond un Polonais
avec des « aventuriers turcs », décrits parî'historien Chalcondyle : les Arcangis, « fous
hardis », sont des « écorcheurs de Français », et ont un « baragouin mais offrant des
« magnificences » et des « énigmes ».
29. Osman, I, 3, v. 81-84, p. 471.
30, « Ode royale sur l'heureux mariage de leurs sérénissimes majestés de Pologne », Les �rs
hérol'ques1 t. III, XII ; Osman, I, 3, v. 129sq, p. 473, mentionne le fils de ce couple polonais.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 135

attaché au personnage motive sa fuite à venir, et légitime son choix puisque


cet ennemi polonais des Turcs est effectivement reconnu comme un héros
par le public français -- savant équilibre entre préoccupations esthétiques
classiques, et représentation d'un visage clairement baroque.
La construction nord-orientale de l'empire fait ainsi d'Osman un
observateur occidentalisé. Au sud, l'empire est prolongé vers l'Égypte.
Celle-ci, avec Médine où se trouve le tombeau de Mahomet, lui apparaît
comme une alliée, alors qu'elle devient aux yeux des conjurés ottomans
la voleuse de leur trésor de guerre. Dans la véritable histoire, le but du
voyage d'Osman n'était pas le pèlerinage mais la levée d'une troupe égyp­
tienne ou syrienne". Ce point de vue double sur i'empire ottoman, tourné
vers le nord ou vers le sud, oppose ainsi un Orient guerrier centré sur sa
capitale et en prise avec une réalité économique - celui des soldats-, à
un Orient religieux excentré, tourné vers des figures symboliques de
guides- celui d'Osman. Il fait de cet espace une anamorphose baroque,
dans laquelle l'Orient apparaît constamment différent.
Osman à travers ces analyses géographiques apparaît clairement
comme un personnage conforme à la fois au modèle de !'Oriental tel
que le conçoit l'Occident, et à celui du héros. Il s'oppose à l'amour et
tourne l'empire d'Asie vers l'Égypte comme le ferait un Romain, et il se
comporte en bon croyant comme l'Occident imagine qu'un musulman
le ferait : l'infidèle est fidèle à sa religion. Osman désigne comme
barbares tous les peuples très lointains, valorise les alliés des Européens
-· les Polonais- et lutte seul contre tous, pour la raison d'État. Mais
il vit dans un monde aux frontières bouleversées et instables.
I:opposition à ce monde baroque n'est pas seulement structurelle et
limitée à cette rencontre avec l'altérité féminine et la diversité géogra­
phique. Son discours sert aussi à dénoncer chez les Orientaux les traits
que leur reprochent les Occidentaux et ce faisant, les incohérences de
leur attitude. Par le biais d'un discours rationnel, il s'attaque principale­
ment au motifle plus baroque parmi ceux qui servent à caractériser le
monde oriental : celui de l'illusion.
I:Orient fascine et est fasciné par l'illusion. Le cas le plus exemplaire
est le premier Plaidoyer de Tristan : le médecin du sultan achète un jeune
garçon roux (chevelure de « faux poil » dans le texte original) ; il a en

3 1 . Dans Le Mercurefrançois, Osman fait croire aux conjurés qu'il doit a11er maîtriser les
princes druses en Syrie. Or, il veut partir à Médine; chez les Turcs, il fait croire qu'il part au
Caire ; il veut en réalité lever une milice en Syrie. Mercure François, 1621, t. VIII, p. 371.
D'autres sources évoquent Osman rêvant de la perte de son empire : Mahomet lui prend sa
cotte de mailles.
.:;
136 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

effet du goût pour les « artifices » et pour la perfidie. I;autre médecin,


un Italien, responsable d'avoir vendu ce garçon roux, signale l'existence
d'une « espèce de nuage » qui l'empêche de discerner le vrai dessein du
Turc32 : s'emparer d'un jeune garçon roux, le battre à mort et fabriquer
à partir des « derniers effets de sa rage » du poison. Cette fausseté de
!'Oriental - fausseté d'ailleurs contagieuse pour les Chrétiens : on accuse
à son tour le médecin italien d'artifices - fait du monde ottoman un
leurre permanent. De même, lorsque la religieuse qui apparaît dans le
cadre d'un autre plaidoyer veut revenir dans un couvent après avoir passé
quelques mois dans un bordel de Tunis, personne ne croit qu'elle est tou­
jours vertueuse et tous l'accusent de mensonge33 • Osman est également
construit sur un réseau de personnages trompeurs, sur des lieux et des
objets mensongers : des détails valident la vraisemblance de cet univers
oriental, trompeur comme il se doit, tout en signalant au spectateur la
nécessité de se méfier des illusions. Tristan concilie habilement les
exigences classiques et la thématique baroque.
La structure de la pièce est exposée comme ailleurs par un songe
inaugural. Si le rêve de Sabine dans la romaine Mort de Sénèque est
utilisé par cette femme pour tuer ses ennemis et a une fonction
dramaturgique, 1' Orient tragique rend la présence du songe nécessaire
pour des raisons culturelles et dramatiques. Leur présence dans les
tragédies orientales est en effet justifiée par l'histoire et les pratiques
orientales rappelées déjà dans Mariane (lors de sa fuite en Égypte,
Joseph se met à interpréter les songes) et dans Osman (la sultane, sa
sœur, rappelle que l'Orient a « des lois que d'autres n'ont pas »34). Cette
croyance en la merveille et la prémonition des songes est le symptôme
de l'instabilité de l'empire.
Le recours culturel à un lecteur des songes, un derviche, comme
conseiller est dénoncé par Osman :

Et voit-on quelque part que tes grands politiques


Concertent leur conduite avec des frénétiques ?35

Osman rappelle dans un discours dépréciatif que, s'il a rêvé, sa vision


n'était qu'une chimère vaine, faisant rimer selon l'usage songe avec
mensonge. Dans la version de ce rêve que l'on retrouve dans le Mercure

32. « D'un enfant rousseau [,, ,] », Plaidoyers historiques, op. cit., XXXVIII, p. 365, 370.
33. « De la Religieuse [ .. ] », Ibid., p. 375 etsq.
34. Osman, II, 2, v. 404, p. 486,
35, Ibid., V, 401-402, p. 486.
fariations du motiforiental dans les littératures d'Europe 137

François36, Tristan a conservé le chameau, et éliminé la cotte de maille.


Si Le Brun autorise le peintre à effacer l'animal trop exotique au nom de
la vraisemblance et de l'unité thématique37, Tristan élimine, lui, l'objet
le plus occidental, pour préserver moins la couleur locale que la double
merveille de ce songe, prémonitoire et étranger. La dénonciation de la
vanité du songe montre la contradiction entre son usage dramatique
(créer l'illusion), et son interprétation parle personnage, qui est erronée :
elle montre l'imprudence du sultan qui n'écoute pas les avertissements
prémonitoires - une imprudence d'autant plus notable qu'elle est sou­
lignée et déplorée par le Père Pacifique38 : !'Occidental devient plus
superstitieux que !'Oriental. Dans la réalité39, Osman a cru à ce songe,
qui prépare le spectateur au dénouement funeste en associant le mer­
veilleux à la vraisemblance et au nécessaire : le spectateur ne croit pas
aux songes, mais sait qu'au théâtre, ils sont prémonitoires et funestes.
Tristan joue habilement d'une motivation interne et externe à l'univers
dramaturgique, tout en se servant de ce que le public et les historiens
connaissent de la culture occidentale ; il entrelace le vraisemblable au
vrai. Le songe est l'unique conseiller (les sultans de théâtre ont toujours
des confidents40). Sa dénonciation par Osman, sourd à ses avertisse­
ments, souligne la solitude du héros tragique enfermé dans un monde
étranger, et prépare l'absurdité de la décision des conjurés qui mettront
sur le trône un fou : « Mustapha l'insensé m'ôte mon héritage41 • »
l;incapacité d'Osman à délibérer signale néanmoins le paradoxe de ce
héros. Il privilégie la raison et la raison d'État, se comporte en héros
viril, échappe à la passion amoureuse, mais il est privé de la rhétorique
liée à ces attitudes. Il ne propose aucune maxime mais profère seule­
ment des ordres : « il faut que je m'embarque et que l'on m'obéisse42• »

36. « [Le Sultan Osman] songea que [ . . .] sur le chemin [de la Mecque], son chameau
s'étant écoulé de dessous lui, il s'était envolé au Ciel, et ne lui était demeuré rien que la
bride en la main ». Les autres sources racontent que Mahomet lui prend son Coran et sa
cotte de maille. Hammer, op. dt., p. 293.
37. Il n'en va pas de la peinture comme de l'histoire : Ch. Le Brun défend l'absence de
chameaux dans un tab]eau de Poussin, « objets bizarres qui pouvaient débaucher 1'œi1 du
spectateur et l'amuser à des minuties »,« Conférence académique du 7 janvier 1668 »,
A. Mérot, Les Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture au xvue siècle,
Paris, ENSBA, 2003, p. 134-136.
38. Sa lettre est publiée dans le Mercure Français, op. cit.
39. Katip Çelebi, dans G. Veinstein et N, Vatin, op. cit., p. 61.
40. Mairet, Soliman, Théâtre complet, Paris, Champion,« Sources classiques », III, 6,
n.17, p. 514.
41. Osman, V, 1, v. 1275, p. 526.
42. Osman, I, 3, v.158 sq, p. 474 : « Je puis passer ailleurs en toute liberté/ D'un pouvoir
138 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Son discours n'est guère oriental : aucune image trop ornementée, en


dehors des hyperboles, d'un crescendo et d'un jeu d'accumulation, ne
vient le surcharger. Il dénonce bien au contraire l'absence de raison et
d'ordre de la société ottomane. Seule demeure une ostentation perma­
nente de son moi, traçant son lieu : son discours ordonne et menace sans
résultat. Une rhétorique de héros privée de ses effets. La proximité avec
un Matamore frappe le lecteur mais cet affleurement du comique est
neutralisé par la dénonciation de l'illusion et par le destin tragique
d' Osman, devenu un héros cartésien paradoxal. Dénonçant la fausseté du
réel au nom de la raison, il apparaît fixé sur son identité sans toutefois
avoir procédé à une méditation préalable, répétant sans fin qu'il est le roi,
espérant de la parole une efficacité : « Je suis car je suis tout-puissant »
- un argument dont est le seul à reconnaître l'autorité.
IJillusion orientale, dénoncée mais efficace et victorieuse, efface la
transcendance de la tragédie en fondant le destin du héros et en provo­
quant, à la place des dieux, les accidents de son existence. Elle légitime
les ruptures qui se produisent dans la pièce et construit la tragédie entre
la fiction autoréférentielle - de laquelle participent le songe motivant
l'illusion, l'espace tronqué du sérail, les menteurs évoqués dans la pièce,
les soldats, « corps lâche et traître », l'aga, « homme trompeur" » - et
la feintise, induite par la présence des éléments culturels réels liés à l'his­
toire contemporaine de l'Empire Ottoman et de ses dirigeants44•
Cette illusion littéraire et sociale de l'Orient, placée dans une pièce de
théâtre, motive naturellement une mise en abyme qui achève de rendre
paradoxal Osman. S'il dénonce ces deux mondes d'illusion et se retrouve
étranger à son univers, son existence est aussi l'incarnation et la preuve
de la force de l'illusion, directe ou indirecte.
IJillusion culturelle orientale est ainsi confrontée à l'illusion mimé­
tique d'une peinture dont le charme est plus puissant que celui de
l'original, et au déguisement d'Osman, qui va ravir ses soldats. Tristan
invente ainsi un objet et un personnage dignes de l'Orient comme de la
tragédie. Le portrait de la fille du Mufti est à cet égard doublement trom­
peur : il ne remplit pas sa fonction en ne reproduisant pas le vrai visage
de la fille du Mufti et en séduisant Osman mieux que ne pourrait le faire
la jeune fille - « au prix de sa peinture elle a trop peu d'appas. » Il fait
croire au lecteur que Osman va enfreindre la Loi de la Porte en prenant
absolu sans qu'on ait rien à dire,/ Je puis mettre par tout 1e siège de l'Empire./ [...] de porter
dans l IAsie, et mon Trône, et mes pas,/ D'y faire une Milice et plus belle et plus forte. »
43. Osman, !, 3, v, 105, p. 472 ; v. 248, p. 479.
44. Sur cette distinction, voir J.-M, Schaeffer. Pourquoi lafiction ? Paris, Seuil, 1999,
Variations du mot/( oriental dans les littératures d 'Europe 139

une seconde épouse principale, alors qu'il n'en a pas le droit et qu'il ne le
fera pas. Ce tableau ouvre des fausses fenêtres dramatiques et amoureuses.
Il sert ce faisant à motiver la tragédie et à garder une unité générique, au
nom de la vraisemblance : l'usage fétichiste, amoureux voire allégorique
du portrait, tel qu'on le trouve dans les romans précieux, est ici effacé. Le
succès de ce portrait aurait permis à la servante Fatime de s'élever dans la
société et d'épouser un bassa ; mais la fiction d'un univers carnavalesque
et comique est rejetée. En revanche, l'humiliation de la fille du Mufti, plus
laide que son portrait, pousse son père à se venger et provoque la mort
d'Osman. Cette humiliation reflète celle des soldats qui se voient repro­
cher non leur laideur mais leur lâcheté et seront les agents de cette mort.
Cet objet, qui n'est ni romanesque ni comique apparaît ainsi mimétique de
l'univers oriental et de l'illusion qui s'y attache. Il rêvèle aussi l'identité
des intrigues parallèles, amoureuses et militaires. Il dénonce systémati­
quement la fausseté des genres mimétiques, en osant une vision bien plus
séduisante que l'original : peinture et beauté magique, roman et ubiquité
de l'être aimé, comédie et ascension sociale utopique.
Le personnage d'Osman, dénonciateur de l'illusion et gardien de la
vérité, au contraire du tableau, va alors littéralement incarner lui aussi
l'illusion du monde oriental, miroir bien paradoxal qui dénonce ce qu'il
reflète. Si dans un premier temps, comme les autres puissants de Tristan
(Hérode, Constantin, Néron) il trompe grâce à des déguisements (pour
se cacher de la fille du mufti et des janissaires, il passe deux fois avec
un mouchoir sur le nez ; un mouchoir que Molière offrira significative­
ment à Tartuffe) et à des lieux tronqués (il se sert d'une « fausse
fenêtre », nous y reviendrons), il devient progressivement au nom de
l'héroïsme que veut lui conférerTristan un être maître, quoique de façon
éphémère, de l'illusion. Cette vision contraste avec le regard des Turcs
qui lisent dans cette dissimulation permanente, le signe de la déchéance.
Face à ses soldats, il apparaît littéralement comme stupéfiant - une
Méduse virile, vrai Matamore subjuguant.

Étant seul à cheval, sa personne admirable


Aux yeux de tout le monde était plus vénérable [ . . .]
Dessus ses brodequins et sur sa veste encor,
Eclataient des rubis, des perles et de l'or,
Et dessus le fourreau d'un riche Cimeterre,
Qu'on redoute aux combats à l'égal du Tonnerre,
Et qui fait resplendir de mortelles clartés,
De larges diamants brillaient de tous côtés ;
••
140 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Visitant tous les rangs de ce Camp étonné,


Met le sabre à la main, le vient joindre au grand pas
Mais cette belle taille et cet air magnifique, [. . . ]
Eblouissaient les yeux et frappaient les esprits
Avec mille brillants qui sont d'un autre pris.
Apres avoir lancé des regards tout de flamme, [ ...]
Voici ce qu'à la troupe il a dit à peu prés
«Qui veut dans ce tumulte attirer ma disgrâce ?
Ne suis-je pas Osman, de !'Ottomane race ?
Qui fais trembler la terre à mon Auguste aspect,
Et qui sers le Prophète avec humble respect ? [... ]
Et voyant des soldats dont la mine insolente
Semblait respecter peu la sienne menaçante
Il a fait un signal parmi les assemblés
A douze Capigis qui les ont étranglés;
Mais soudain, sans murmure et sans qu'à ce spectacle,
La troupe soulevée ait apporté d'obstacle,
Et vingt mille soldats d'un seul homme pressez,
Sont devenus muets comme des marbres glacez :
Ainsi le grand Osman laissant partout la crainte
Du sérail qu'il habite a regagné l'enceinte".

I:ostentation et les hyperboles qui marquent ce récit font d'Osman un


héros baroque et une figure orientale construite sur l'inversion paradoxale
des motifs : on se réfère à l'histoire des Ottomans pour en inverser les
signes. Dans d'autres pièces, !'Oriental est mis à mort par des muets et
dans l'histoire vraie, on étrangle le sultan. Ici, il rend les soldats muets et
ordonne des étranglements. Tristan efface la figuration littéraire et .
l'histoire au profit de la seule merveille orientale. Les soldats apparaissent
victimes d'un sentiment tragique paradoxal (larmes et crainte) et d'une
paralysie proche de l'effet magique produits par une Méduse. Tout en se
définissant dans son discours comme ottoman (c'est de son prénom que
vient l'appellation), éclatant dans son apparat, il met en avant ses attributs
(un cimeterre) et s'oppose à la figure du barbare. C'est moins son discours
que le spectacle qu'il offre, qui ravit les soldats à l'instar de ses actions. On
constate alors une distinction entre le récit du messager qui souligne la
magie et la violence de !'Oriental et le discours d'Osman évoquant son
propre courage. Il n'en finit pas d'être en décalage avec le monde dans
lequel il vit, qui le voit comme un monstre-magicien jouant du pathos, et
sa propre vision de son ethos de guerrier.

45. Osman, III, 2, v. 731 -792, p. 503-504.


Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 141

Comparé à d'autres figures royales du théâtre tragique, Osman possède


pour un temps éphémère ce qu'on appelle « l'évidence royale » des per­
sonnages de roi46• D'une part, Osman doit littéralement s'exhiber avec
son apparat pour paraître empereur, ou avec sa pompe pour séduire la
fille du Mufti. D'autre part, il est reconnu comme tel, même lorsqu'il se
cache. Cette hésitation entre l'évidence royale et la nécessité d'ostenta­
tion est paradoxale, soutenue par une construction de l'espace : Tristan
réfléchit au lieu même du pouvoir oriental, disloqué.
Osman doit sortir du sérail pour faire régner l'ordre. Au contraire, au
début de la pièce, il peut espionner et donner ses ordres cachés, comme
son successeur Mustafa, caché voire enfermé derrière une « fausse
fenêtre », ou les sultans des autres tragédies orientales contemporaines47•
Cette fausse fenêtre désigne le sérail comme lieu d'illusion et lieu de
l'arbitraire du pouvoir. Le choix de faire passer le spectateur du sérail,
espace intérieur, à la cité de Constantinople contraste avec la scénogra­
phie des autres tragédies et leur sérail extérieur, plus libre, plus ouvert48
et plus vraisemblable, uo lieu dans lequel chacun peut se trouver sans in­
cohérence. Le choix scénographique de Tristan entraîne l'apparition d'uo
espace compartimenté, en plusieurs lieux visibles ou invisibles. li s'at­
taque à la vision du sérail comme panoptique où le sultan pouvait tout
voir sans être vu. La multiplication des lieux invisibles aux yeux
d'Osman déstabilise sa puissance et l'empire, signale la faillite de ce
pouvoir totalitaire qui en vient à fuir son propre panoptique pour voir ce
qui a lieu dans sa ville49• Le hors-scène, très paradoxal, remodèle la géo­
graphie tragique habituelle. lJ espace naturel est perçu comme un allié
protecteur mais inatteignable : le port et les vaisseaux autoriseraient la
fuite d'Osman, le Dniestr dénonce les mensonges des soldats et le
Bosphore sortirait le derviche. La mer n'est pas une menace ; la ville
contient des lieux funestes ou de révolte : la mosquée, la cité, le camp
de la milice pour la révolte et pour la mort, les sept-Tours, la voüte
obscure du tombeau du père d'Osman. Tous sont marqués par la clôture,
comme devrait l'être le sérail. La multiplication des lieux soulignent la
multitude des opposants, civils, religieux et militaires et proposent au
spectateur à chaque fois un autre motif de se révolter contre Osman. Le

46. G. Forestier, Corneille ou le sens d'une d,umaturgie, Paris, SEDES, 1998, p. 71-101.
47. Mairet. Voir aussi Alain Grosrichard, La Structure du sérail, Paris, Seuil, 1979.
48. C'est le cas par exemple chez Scudéry (Ibrahim ou l'illustre Bassa (tragi-comédie),
Paris, Sercy, 1643) ou chez Mairet (Le Grand et dernier Soliman ou la mort de Mustapha,
s.l, n.d., 1636 ou 1 639).
49. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975,
142 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

sérail n'échappe pas à cette multiplication des lieux et des points de vue :
les portes et les ouvertures (fenêtres, balcons) sont plurielles comme
dans Bajazet50, et dans le sérail se trouvent les appartements de la sultane
sœur, le divan (salle du conseil) et le sérail proprement dit. Il est ainsi
partagé entre clôture et ouverture, entre menaces extérieures et inté­
rieures. Mais rien de funeste ne se passe dans ses murs, au contraire de
ce qui se produit dans d'autres sérails de théâtre, dans lesquels, au nom
de l'unité de lieu, des morts sont mises en scène. Seul l'appartement de
la fille du Mufti pourrait être un refuge provisoire pour Osman, mais il
le refuse. La métaphore du corps politique intervient bien sûr dans la
pièce et souligne la structure plurielle de la société ottomane: l'empire
est présenté comme un « corps de cités, d'hommes et de trésors » ; les
« nerfs et les artères » de ce corps sont les janissaires et la fonction de
l'empereur est de « régler les mouvements » de ce corps51 •
Le corps d'Osman, image de cet empire pluriel, privé de sa fonction
symbolique de sultan est disloqué à son tour réellement et symbolique­
ment. Dans les textes du Mercure et des historiens turcs, Osman a volé
les plumes du turban de son père et des trésors d'un enfant, réservés
pour combattre les chrétiens. Chez Tristan, Osman a volé les plumes de
son père, coupable mais sans excès, pour ne pas être tout à fait innocent
mais préserver la bienséance de ce héros. Cette profanation, le vol du
trésor turc, au nom de la lutte contre les chrétiens, malgré la volonté po­
pulaire, lui fait perdre la sacralité de son corps de roi qu'il croit pouvoir
retrouver à Médina. Le corps vivant d'Osman est héroïsé par Tristan : si
dans les récits historiques, il ne se débat que très tard contre ses bour­
reaux et ne les tue pas, dans la tragédie, il se défend et tue plusieurs
soldats. Il finit par mourir, attaqué « par derrière ». Le sultan imaginé est
plus crédible que le sultan affolé du Mercure. Sa lâcheté est rejetée sur
les personnages secondaires. À cette vraisemblance, s'ajoutent les émo­
tions tragiques qu'il déclenche : il provoque la pitié de la fille du Mufti :

Ainsi donc fut meurtri par des monstres pervers


Le Prince le plus grand qui fut en l'univers"

Et l'horreur du spectateur : on lui coupe le bras et il se met à manger


ses adversaires avant qu'on ne lui coupe la tête. Cette mort violente,

50, A. Soare, « Bajazet dans l'imaginaire racinien », Racine et l 'Orient, biblio 17, 148,
1999, p. 33-52.
51. Osman, IV, 4, v, 1 135, 1 138, 1 140, p. 519-520.
52. Osman, V, 4, v. 1570-1571, p. 536.
r
1

Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 143

préférée paradoxalement à la mort du Mercure (on l'étrangle avec un


cordon), assure une scénographie baroque où le corps est littéralement
désarticulé (la tête d'Osman est portée au sérail), préserve une certaine
bienséance (on ne voit pas le corps démembré), mais surtout correspond
aussi à la dislocation symbolique du corps ottoman que lisent aussi les
Turcs dans la mort d'Osman II. Elle correspond à la description qu'ils
en font53• Osman porte à lui seul dans sa mort toutes les vertus romaines,
grandeur, héroïsme, vertu et raison. Simultanément, il incarne
littéralement la fin de l'empire.
Ainsi, seule sa tête, privée de ses oreilles qui sont portées dans le sérail
à sa mère, est rapportée devant le sérail après sa mort. Le corps devient
vigie permanente aux portes du sérail, et espionne à l'intérieur de celui­
ci. Il devient alors un panoptique monstrueux, et l'empire ottoman une
tête sans corps54•
Cette représentation d'un corps politique oriental démembré à tous les
niveaux, physique, symbolique et religieux, renvoie bien à une vision
baroque du monde, à une pensée par analogie dans laquelle le corps
humain est désarticulé, dans un jeu de syllepse permanent, comme l'est
le corps politique. Chez Chelebi, le sultan est l'âme, mais les membres
de la société (Ulema, marchands, armée, peuple, notables) sont séparés
les uns des autres. La tragédie donne à cette société multiple un prin­
cipe de cohésion dans leur unique volonté de couper la tête le sultan.
Vunité d'action tragique va de pair avec le temps politique. Le corps po­
litique démembré brise l'unité de lieu, mais c'est au nom d'un principe
mimétique, puisque la nature du lieu oriental est anarchique. Union
d'une structure classique et d'un monde baroque. Si la scénographie de
l'espace ne respecte pas l'unité de lieu, elle naît cependant d'une volonté
de représenter le plus parfaitement possible la réalité politique orientale
des années 1 620. Au final, le corps d'Osman incarne et reflète littérale­
ment l'état de l'empire bien mieux que le tableau ne représentait la fille
du Mufti. La fonction mimétique du théâtre apparaît ainsi parfaite dans

53. Katip Celebi, in G. Veinstein et N. Vatin, op. cit., p. 61.


54. Le plusfort des pamphlets ( 1789) : « Quelle est la base du gouvernement monarchique ?
Elle n'est ni un corps sans tête comme en Pologne ni une tête sans corps comme chez les Turcs,
mais la voici : en France, le roi est la tête de l'État ; les militaires en sont les mains : les
magistrats font partie de la tête : ils sont la bouche, les yeux, les oreilles ; ils sont les organes
du cerveau qui est le roi. Le roi est encore le cœur, l'estomac ; et les magistrats sont les viscères.
Les grands sont le tronc qui les enveloppe ; le peuple est les bras, les cuisses, les jambes et les
pieds. Voilà le corps de l'État ». Voir aussi A. de Baecque, Le Corps de /'Histoire, Paris,
Calma1m-Levy, 1994, p. 1 1 1 .
144 OIUENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

la mesure où elle reflète le monde dans des éléments eux-mêmes


naturels, les corps des acteurs.
I:Orient ébauché par Tristan remet donc constamment en question les
modèles littéraires, politiques ou historiques. Le héros oriental varie ainsi
au gré des espaces qu'il traverse : un univers scindé en deux pôles
géographiques le font apparaître comme un héros occidentalisé regardant
les barbares, un monde rempli d'illusion le transforme en héros paradoxal,
dénonçant l'illusion tout en l'incarnant, le lieu politique écartèle son corps
réel et son corps symbolique. Fondamentalement duel, le héros oriental
apparaît comme seul capable de faire cohabiter deux esthétiques et deux
modes d'accès à la réalité, tout en préservant parfaitement l'unité d'un
genre, la tragédie politique. Il lui manque néanmoins un discours propre
il manque à cette ostentation du moi, privé d'atticisme, en proie aux
antithèses et étranger à son monde, un discours amoureux. r; Oriental de
Tristan aurait trouvé alors son double dans la personne du héros galant.

A nnexes
Histoires d'Osman au xvn" siècle (ordre chronologique)
Mercure Français, Paris, Richer, Varennes, Henault, tome VI à Vlll, 1 621-1622.
Lettre du Père pacifique de Provin prédicateur capucin, étant de présent à
Constantinople, envoyée au R.P. Joseph Le Clerc, prédicateur du même ordre,
et définiteur de leur Province de Tours. Sur l'étrange mort du Grand Turc,
Empereur de Constantinople, Paris, F. Huby, 1622,
Récit véritable de ce qui s 'est passé entre l'armée du Roy de Pologne et celle du
Grand Turc, depuis le premier septembre dernier, jusques au 24 décembre
1621, Lyon, Armand, 1622. (Lettres de l'armée de Pologne).
Baudier, M., Histoire générale du sérail et de la cour du Grand Seigneur Turc,
Paris, Cramoisy, 1624.
Celebi, K., Fezleke (poème épique turc) [1625], Ms. Rawl Or. 20, Bodleian
Library, Oxford U., [s.d.].
Gundulic, Y. (Gondola, G.), Osman (poème épique), 1625.
Baudier, M., Histoire générale du Sérail et de la Cour du Grand Seigneur
Empereur des Turcs turcs, Paris, Cramoisy, 1625, ch. XXVlll.
Malingre, Cl., Histoires tragiques de notre temps, Paris, Collet, 1635.
Siri, V., Il Mercurio overo Historia de 'correnti tempi, Casale, Christoforo della
Casa, 1646, t. I.
Jant (de), J., Histoire d'Osman, Paris, Cusson, 1665.
Galland, A., Relation de la mort du Sultan Osman et du couronnement du Sultan
Mustapha traduite du turc, Paris, Barbin, 1 676.
Herbelot de Molainville, B. et Galland, A., Bibliothèque orientale, Paris, s.n.,
1 697.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 145

Liste exhaustive des sources turques


Vatin, N. et Veinstein, G., Le Sérail ébranlé, Paris, Fayard, 2003,
Piterberg, G., An Ottoman 1ragedy: History and Historiography at Play,
Berkeley and Los Angeles, University of Califomia Press, 2003.

Liste chronologique des œuvres contemporaines d'Osman et des œuvres


de Tristan
Bounin, G., La Soltane, Morel, Paris, 1561.
Bonarelli, P., Il Solimano, Florence, Cecconcelli, 1620.
Mainfray, P. La Rhodienne, ou La cruauté de Soliman, tragédie où l'on voit naï­
vement décrites les infortunes amoureuses d'Éraste et de Perside. (d'après
Jacques Yver), Rouen, D. Petit-Val, 1621.
Coppée, D. L'exécrable Assassinat perpétré par des janissaires en la personne
du sultan Osman, empereur de Constantinople, avec la mort de ses plus il­
lustres favoris, Rouen, Petit-Val, 1623 (fausse édition publiée en réalité en
Belgique).
Vion Dalibray, Ch., Le Soliman (tragi-comédie), Paris, Quinet, 1637.
Mairet, J., Le Grand et dernier Soliman ou la mort de Mustapha, s.l, n.d., 1636
ou 1639.
Tristan, Les Plaidoyers historiques, Paris, Sommaville et Courbé, 1643.
Tristan, Le Page disgracié (roman), Paris, Quinet, 1643.
Desmarets, J., Roxelane, Paris, Sommaville, 1643.
Scudéry (de) G ., Ibrahim ou l 'Illustre Bassa (tragi-comédie), Paris, Sercy, 1643
(d'après le roman de sa sœur Ibrahim, Paris, Sommaville, 1641).
Desfontaines, N.-M., Perside, ou La suite d 'Ibrahim Bassa, Paris, Quinet, 1644
(d'après Jacques Yver).
Tristan, La Mort de Sénèque, Paris, Quinet, 1644.
Tristan, La Mort de Chrispe, Paris, Besongne, 1645,
Le Vayer de Boutigny, R., Le grand Sélim, ou Le couronnement tragique, Paris,
Sercy, 1645.
Tristan CHermite, Osman [1646], Paris, Luynes, 1656 (proposée par Quinault).
Magnon, J., Le Grand Tamerlan et Bajazet, Paris, Sommaville, 1648.
Tristan, les Vers Héroïques, Paris, Loyson, 1648.
Von den Lohendass, C., Ibrahim Bassa, Leipzig, Wittigau, 1653.
Boyle, R., The Tragedy ofMustapha, Son ofSoliman the Magnificent [1665],
Londres, Herringman, 1690.
Racine, J., Bajazet, Paris, Le Monnier, 1672.
Kettle, E. Ibrahim or the Jllustrious Bassa, Londres, Cademan, 1676.
La Thuilerie (Ps) [Abbé Abeille], Soliman, Paris, Ribon, 1681.
III.
Motifs : la veine hispano-mauresque
La prise de Grenade,
sujet d'épopées italiennes et de romans français

Daniela Dalla Valle


Université de Turin

Le thème littéraire de la prise de Grenade connut un remarquable


succès en Italie et en France, notamment pendant le xvn' siècle' ; c'est
durant cette période, en effet, que nous assistons à la diffusion dans les
deux pays - pour des raisons différentes - d'une connaissance particu­
lière de l'histoire de l'Espagne et, en même temps, de la littérature de ce
pays, où les guerres de Grenade avaient déjà été l'objet de relations et
d'adaptations, tant dans le domaine de l'histoire que dans le domaine du
roman. La connaissance de cet événement et des œuvres espagnoles qui
l'évoquent ·- nous allons nous y arrêter brièvement par la suite -
suggère aux civilisations littéraires italienne et française une nouvelle
ligne thématique, que nous appellerons mauresque-grenadine et qui se
révèle riche d'implications et de variantes2• Celles-ci, cependant, ne sont
pas semblables dans les deux littératures, en partie à cause de la diffé­
rence historique qui marque les deux pays et leurs rapports respectifs
avec la monarchie espagnole. C'est justement sur ce succès et sur la dif­
férence de ses manifestations littéraires en Italie et en France, que je
voudrais m'arrêter maintenant. Je n'aborderai pas cependant la diffu­
sion du thème dans des domaines différents - historique, politique,
religieux . . . Une telle étude fournirait en effet des éclaircissements pré­
cieux sur les différences littéraires, mais elle demanderait une enquête
bien plus longue, et nous ne pouvons nous y livrer ici.
Quels étaient donc les traits caractéristiques du thème littéraire de la
prise de Grenade, qui pouvaient assurer son succès à l'époque baroque ?

1. Une première version de cet article, accompagnée d'un résumé du poème de Graziani,
a paru dans A. Baccar, et F. Haddad-Chemakh, L'Echo de laprise de Grenade dans la culture
européenne aux XVIe et xvue siècle, Actes du colloque de Tunis ( 18-21 nov. 1992), Tunis,
Cérès éd. et Ministère de l'Education et des Sciences, 1994.
2. Sur les traitements français de la « matière de Grenade », voir S. Munati, Il mita di
Granada nel Selcento : la ricezione italiana efrancese, Edizioni dell'Orso, Alessandria,
2002, et É. Picherot, Le lieu, l'histoire, le sang. L'hispanité des musulmans d'Espagne, Paris,
PUPS, 201 O. Pour une mise à jour bibliographique des analyses présentées ici, on consultera
également la Bibliographie critique de la h'ttérature espagnole en France au XVI� siècle, de
José Manuel Losada Goya, Genève, Droz, 1999.
150 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Je commencerai par le point de vue de l'Italie. A l'intérieur de la


littérature de mon pays, c'est surtout la dimension « héroïque » de la
conquête de l'Espagne qui s'impose, héroïque dans la perspective na­
tionale-hispanique, mais aussi et même plus dans la perspective
chrétienne. Il n'est pas seulement important d'exalter la lutte de la mo­
narchie espagnole contre ses derniers adversaires dans la péninsule
ibérique - exaltation qui pouvait susciter l'adhésion dans l'Italie du XVII'
siècle, de plus en plus conquise à la cause espagnole-, mais il est plus
utile et plus méritoire de célébrer la défaite de ceux qu'on appelait les
« infidèles », l'attaque décisive et victorieuse contre les adversaires du
christianisme. Dans ce sens, la conquête de Grenade apparaît aux écri­
vains italiens comme un sujet « historique », « héroïque » et « chrétien ».
Historique, puisqu'il n'a pas été « inventé » mais est issu de la réalité ­
même si les événements évoqués ont eu lieu dans un milieu étranger à
notre civilisation occidentale et à une époque assez éloignée pour
pouvoir être corrigés et modifiés grâce à l'introduction d'éléments de
fiction. Héroïque, puisqu'il est axé sur les guerres triomphantes menées
par la monarchie espagnole contre les Maures musulmans de Grenade.
Enfin, c'est un sujet chrétien car le but de la guerre contre Grenade n'est
pas seulement l'unification de l'Espagne sous le sceptre de Ferdinand
d'Aragon, mais aussi la défaite de l'infidèle, c'est-à-dire l'expulsion
hors de l'Europe catholique de la dernière défense musulmane. Tous ces
éléments semblèrent utiles et suffisants aux gens de lettres italiens du
XVII' siècle pour caractériser ce thème littéraire comme un .thème
« épique », propre tout spécialement au type d'épopée qui était en train
de s'affirmer, après le succès de la Jérusalem : une épopée, justement,
historique, héroïque et chrétienne, C'est dans ce cadre que la conquête
de Grenade (à côté d'un autre événement, lui aussi exemplaire, la ba­
taille de Lépante) entre dans la littérature italienne, comme un sujet que
plusieurs écrivains commencent à traiter dans des poèmes épiques ; il
faudrait rappeler - sur la base des études d' Antonio Belloni' ·- les
poèmes (ou les ébauches de poèmes) de Ridolfo Arlotti, de Scipione
Errico, d'Onofrio degli Onofri ; et surtout le long poème de Girolamo
Graziani, sur lequel je m'arrêterai un peu plus longtemps.
Cet écrivain modénais est en effet l'auteur du plus important poème
épique consacré à la prise de Grenade, un poème dont les qualités litté­
raires sont remarquables, qui a été non seulement beaucoup lu et

3 , A. Belloni, Gli Epigoni della Gerusalemme Liberata, Padoue, Draghi, 1893, et Ilpoema
epico e mitologico, Milan, sd.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 151

apprécié au XVII' siècle, mais également relu et réapprécié plus tard -je
pense notamment à Giacomo Leopardi et à son « Consalvo4 », qui s'ins­
pire en partie de Graziani ; et à l'échelon de la critique, je pense aux
études exhaustives de Belloni sur la poésie épique et puis à la Storia
dell'età barocca in Italia de Benedetto Croce5 ; ce dernier n'a pas été
insensible au charme de ce poème. Son titre est Il Conquisto di Granata,
poema heroico, en 26 chants, publié à Modène en 16506 • Arrêtons-nous
d'abord sur la façon dont s'articule le sujet de ce poème, avant de le
commenter brièvement.
Grenade, la dernière ville de l'Espagne appartenant aux Maures, est as­
siégée par les chrétiens, guidés par le roi Ferrando (Ferdinand le
Catholique), à qui Dieu a donné une épée fatale, pour la victoire duquel
prie dévotement la reine Isabella, mais à qui Grenade semble résister de
manière invincible. C'est seulement à la fin du poème qu'on découvre
que cette invincibilité de Grenade est le fruit d'un sortilège, provoqué par
les pratiques d'une magicienne qui s'appelle elle aussi Grenade, un sor­
tilège qui seulement alors sera déjoué, ce qui va assurer le dénouement
heureux (heureux pour les chrétiens, bien sür, vu le milieu culturel dans
lequel le poème se déroule). Le héros qui doit vaincre l'enchantement et
assurer l'issue de la guerre est Hernando, qui au début du poème vit
déguisé dans le camp païen, auprès d'Elvira, la fille du roi de Grenade
Baudele, dont il est amoureux. Hernando apparaît au début comme
double objet de méprise : d'abord il s'est déguisé en femme, pour devenir
une des suivantes d'Elvira et vivre auprès d'elle ; deuxièmement, il se
croit fils de berger, alors que l'on saura assez tôt qu'il est le fils d'un sei­
gneur tué par des brigands ; vers la fin seulement on découvrira qu'il
est également le frère de Rosalba. Elvira, cependant, n'aime pas
Hernando (qu'elle croit être une femme) ; elle aime au contraire
Consalvo, un chrétien, le fils d'Armonte d' Aghilar, et elle lui envoie une
lettre par l'intermédiaire d'une suivante, Zoraide, qui est justement
Hernando déguisé. Mais Consalvo aime Rosalba et en est aimé ; d'autre
part, Rosalba a été enlevée par un corsaire, et tout le monde la croit
morte ; mais elle revient en scène habillée en garçon, sous le nom
d'Arminda, et sous ce déguisement elle provoque l'amour de Darassa,
la fille du roi de Mauritanie, allié du roi de Grenade.

4. Giacomo Leopardi, Canti [1831], trad. Michel Orcet, Paris, G.R Bi1ingue, 2005.
5. B. Croce, Storia dell'età barocca ln Italia, Bari, Laterza, 1929.
6. G. Graziani, Il conquisto di Granata, poema eroico, Modena, B. Soliani, 1650. Sur ce
poème, voir O. Di Nepi, Il Q;nquisto di Granata et l'epica del Seicento, « Il Veltro », XX
(1976), p. 94-104.
1 52 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

On le voit, les lignes de l'intrigue, aussi bien guerrière qu'amoureuse,


se développent sur la base de fausses identités, de tromperies - parfois
subies, parfois volontairement créées par les principaux personnages.
Après plusieurs aventures, Consalvo, Hernando, Elvira, Rosalba
(encore déguisée en Arminda) et Darassa sont faits prisonniers par les
· corsaires ; le diable Hidragorre pousse le bateau corsaire vers ! 'île
rocheuse où habite le magicien Alchindo, et celui-ci confie les nouveaux
prisonniers à ses deux filles, Arezia et Belsirena. Consalvo, dans sa
prison, écoute la voix d'une femme, elle aussi prisonnière, qui raconte
ses aventures ; il s'aperçoit qu'il s'agit de Rosalba, qu'elle est donc
encore vivante et qu'elle est déguisée en Armindo. Délivrés, les prison­
niers partent pour Grenade ; Consalvo et Rosalba se sont enfin retrouvés
et, ayant rencontré Armonte d' Aghilar - lui aussi prisonnier des
corsaires - lui demandent l'autorisation de se marier. Ordauro, ami de
Consalvo, révèle que Rosalba et Hernando sont frère et sœur, tandis
qu'Elvira - que tout le monde croyait être la fille païenne de Baudele
- est en réalité une fille perdue d' Armonte d'Aghilar, et donc la sœur
de Consalvo (ce qui transforme l'amour d'Elvira en affection sororale).
Armonte bénit alors le mariage de Hernando et d'Elvira, alors qu'un
ermite prédit le destin guerrier et politique de Consalvo.
Nous assistons ensuite à la rencontre des principaux personnages avec
Christophe Colomb - qui raconte sa découverte du Nouveau Monde -
après quoi tout le monde revient à Grenade, où Hernando réussit à briser
l'enchantement qui rendait la ville inexpugnable, grâce aux révélations
d'Elvira, qui est devenue chrétienne. Ainsi Grenade tombe enfin aux
mains du roi Ferrando.
Sur ce canevas sommaire de l'intrigue de l'épopée, toute bâtie, comme
on l'a vu, sur le motif du déguisement, de la fausse identité et de l'agni­
tion, viennent se greffer un nombre remarquable d'autres épisodes. Il
me faut en évoquer quelques-uns, pour souligner quelques traits essen­
tiels du poème de Graziani : plusieurs épisodes ajoutés à l'intrigue
centrale - ainsi que certains épisodes qui lui sont propres - ont une di­
mension surnaturelle, merveilleuse, en ce sens qu'ils dépassent la
dimension humaine et ordinaire ; mais seulement dans les limites fixées
par le Tasse et par ses imitateurs. Pour ces derniers, en effet, le seul mer­
veilleux acceptable dans l'épopée est un merveilleux chrétien, donc
crédible à l'intérieur de la dimension catholique de la Contre-Réforme
- je pense à l'intervention du diable Hidragorre, à la description de
! 'Enfer, aux extases mystiques de la reine Isabella, même à la magie
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 153

noire d' Alchindo. D'autres épisodes du poème appartiennent à la


dimension allégorique - et je pense cette fois à la mosquée où vit la
Raison d'État, à la demeure de la Jalousie, à la présence de personnages
tels que la Simulation, la Tromperie, !'Intérêt, etc. On y rencontre
nombre d'épisodes héroïques et guerriers et les descriptions de batailles
et de duels y abondent ; certains passages s'avèrent plus nettement his­
toriques - c'est le cas de l'évocation de la descendance d'Isabelle dans
la famille d'Este, du récit des voyages de Christophe Colomb, ainsi que
des prévisions de l'ermite sur le destin de Consalvo, et donc sur celui du
royaume d'Espagne.
Ce mélange d'histoire et de fiction, d'événements humains et de mer­
veilleux chrétien est très bien agencé. Graziani apparaît assurément
comme un excellent imitateur du Tasse, mais il révèle aussi de véritables
qualités personnelles : la façon dont les histoires sont mêlées, interrom­
pues, reprises et terminées, l'importance des agnitions, qui ne se
manifestent pas seulement à la fin, mais qui parcourent l'intrigue et qui
caractérisent toute l'action, le recours habile aux fausses identités, tantôt
causées par des déguisements volontaires, tantôt par des événements ou
des tromperies éloignés ou inconnus, et qui ne se bornent pas à s'ajou­
ter à l'intrigue, mais au contraire la soutiennent, tout cela révèle la
capacité propre à Graziani de bâtir une histoire, sans doute inspirée du
Tasse, mais qui, par sa nature et par sa conception fluctuante du réel, se
caractérise surtout comme typiquement baroque.
La renommée du poème de Graziani ne fut pas seulement italienne ;
il a été fait allusion à quelques traductions du poème en d'autres
langues ; Tiraboschi affirme que Graziani, envoyé par son Duc en
France, aurait vu sur la table du Roi son propre poème « traduit en langue
Françoise 7. » Je n'ai cependant trouvé aucune trace de cette traduction ;
j'ai vu, au contraire, une édition du poème en italien, imprimée à Paris
chez Des Roziers en 1654, en 2 volumes8• La dédicace de Des Roziers
à Mm• la Maréchale de l'Hospital loue le poème en des termes hyperbo­
liques :
Tout ce que l'art a d'invention, tout ce que la Poésie a de feu, tout ce
que la science a de solide s'y rencontrent par un admirable concert.
Uordre y règne en chacune de ses parties, le divertissant y est meslé avec
le serieux, l'instructif ne se sépare jamais de l'agreable. C'est là où vous

7. G. Tiraboschi, Biblioteca Modenese, vol. Ill, Modena, Società Tipografica, 1783, p. 12-
22, p. 16.
8. G. Graziani, Il Conquisto di Granata, Paris, Des Roziers, 1654, 2 vols.
154 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

verrez, Madame, deux bien differentes, mais tres-fidelles peintures de la


vertu recompensée, et du vice puny, avec des couleurs si naturelles et
des traits si peu forcez, que vous avoüerez en les contemplant que ! 'ima­
gination de l'homme n'est pas capable d'un plus noble effort.

La publication en France du poème à peine édité en Italie, les louanges


de son éditeur, et en plus de cela l'exploitation de certaines qualités
épiques du sujet, qui - dans le sillage du Tasse - étaient déjà devenues
de rigueur dans le domaine de l'épopée française, ne furent pas des
éléments suffisants pour faire germer un poème français sur le même
sujet. La gloire nationale espagnole qui est implicite dans le sujet de la
prise de Grenade était peut-être trop importante pour permettre aux
Français l'évocation héroïque de cet épisode ; c'est ainsi que l'épopée de
La prise de Grenade, qui avait eu un succès remarquable en Italie, n'eut
pas de fortune en France.
Il y a cependant un autre domaine de la littérature française, où le
mythe de Grenade s'impose : celui du roman'. Je me limiterai à évoquer
quelques romans français du XVII' siècle qui m'aideront à montrer
comment le même sujet va obtenir en France un remarquable succès
dans le genre narratif et pourquoi il acquiert, dans ce secteur, des traits
caractéristiques assez différents, à mesure que nous nous déplaçons dans
le siècle.
Avant d'aborder les quelques textes français dontje vais m'occuper,je
dois m'arrêter brièvement sur l'attitude qui s'était manifestée dans la
littérature espagnole à propos du mythe de la prise de Grenade, car cette
attitude va passer rapidement les Pyrénées et se fixer en France, grâce à
l'intensification des relations culturelles entre les deux pays au XVII'
siècle. En Espagne, comme je le soulignais plus haut, le thème mau­
resque-grenadin avait déjà produit au XVI' siècle la naissance d'un
nouveau genre de roman qui, tout en modifiant le genre chevaleresque
entré en crise, avait mis à la mode un nouveau type de société, où les
Maures de Grenade apparaissaient comme la nation la plus raffinée du
monde, s'adonnant seulement ou surtout aux amours et à la galanterie.
Cette exaltation des Maures - sur lesquels on ne fait plus peser aucune
critique religieuse - commence à se manifester dans la Historia del
Abencerraje y de la hermosa Jarifa et s'affirme surtout dans la première
partie de la Historia de las guerras civiles de Granada de Pérez de Rita,

9. À ce propos, cf. J. Cazenave, « Le roman hispano-mauresque en France », Revue de


Littérature Comparée, 1 925, p. 594-640 ; D. Bodmer, Die granadischen Romanzen in dereu­
roplJischen Literatur, Zürich, 1955,
'l'l
Variations du motiforiental dans les littératures d •Europe 1 55
1

publiée en 1 595 10• Ces textes remportent un succès remarquable en


Espagne, mais aussi en France ; ils y sont d'abord publiés en espagnol
et ensuite traduits, pour leur permettre d'atteindre un public plus vaste.
VAbencerraje fut traduit en français, d'abord avec la Diana de
Montemayor en 1592, ensuite séparément en 1603 ; les Guerras civiles
furent traduites en 1608 par un anonyme - qui était en réalité un pro­
fesseur d'espagnol nommé Fortan. Bien plus tard, en 1683, parut la
nouvelle traduction très remaniée de Mm• de la Roche-Guilhen 11 •
Inspirés par ces textes, les romanciers français commencent à introduire,
eux aussi, dans leur littérature une dimension mauresque-grenadine
semblable à la nove/a morisca espagnole. Les romans que j'ai choisi de
parcourir ici sont répartis sur tout le siècle, de 1620 à 1694 ; il s'agit de
romans courts, définis presque toujours comme des « histoires », à
l'exception de l'Almahide, le dernier des romans-fleuves des Scudéry.
Les deux premiers romans, chronologiquement, sont La Palme de
fidélité, ou Récit véritable des amours infortunées et heureuses de la
Princesse Orbe/inde et du Prince Clarimant, Mores Grenadins de
Lancelot12, publiée à Lyon en 1620, et Eugène, Histoire Grenadine de
Jean-Pierre Camus 1 3, publié à Paris en 1623.
Dans les deux romans, la dimension du merveilleux est totalement
absente, de même que la dimension allégorique - alors qu'elles étaient
des éléments importants du poème de Graziani. Il existe, en revanche, un
rapport entre histoire et fiction qui en partie rappelle le poème italien,
mais qui acquiert ici un caractère différent ; le roman de Lancelot, par
exemple, nous présente une histoire qui relève tout entière de la fiction
ses héros sont des Maures, qui après de nombreuses aventures se conver­
tissent au christianisme, avant que ne survienne la conclusion heureuse
du récit. Mais leur histoire se développe dans un moment historique bien
défini, celui justement des luttes autour de Grenade qui doivent aboutir
à la conquête espagnole de la ville, et la cour qui constitue Je lieu d'ar­
rivée du couple des protagonistes est la cour d'Isabelle. Cela signifie
que la dimension historique, qui est présente dans ce roman, n'est que
1 O. Historia de los bandos de los Zegries y Abencerrajes, cabal/eros moros de Granada,
de las civiles guerras que huvo en el/a y batallas particulares que huvo en la �ga entre
moros y cristianos, hasta que el Rey Don Fernando Quinto la gan6, Saragosse, 1595. La
deuxième patiie, sans doute achevée dès 1597, sera imprimée plus tard, en 1619,
l l . Cf. A. Cioranescu, Blbliograjla francoespaflo/a, 1600-171 S, Madrid, Boletin de la
Rea] Academia Espafiola, 1977, et Le masque et le visage, Du baroque espagnol au classi­
cismefrançais, Genève, Droz, 1 983.
12. Lancelot, La palme de lafidelité, [. . .]. Lyon, M. Chevalier, l 620.
13. J.-P. Camus, Eugene. Histoire grenadine, Parîs, C1. Chappelet, 1623.
156 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

le contexte de l'histoire, la toile de fond sur laquelle elle se déroule et,


dans l'ensemble, elle n'a aucun rapport foncièrement utile avec elle ; à
la différence de ce qui arrivait dans le poème de Graziani, où toutes les
aventures amoureuses - éléments de fiction là aussi - étaient cepen­
dant strictement liées à l'entreprise héroïque et historique.
Dans l'autre roman, Eugène de Jean-Pierre Camus, toute l'intrigue se
déroule sous le règne de Ferdinand et d'Isabelle, et plus précisément à
l'époque des guerres autour de Grenade. Là aussi, le sujet de l'intrigue
est constitué par des histoires privées, personnelles, apparemment

)
« feintes », alors que la guerre de Grenade ne constitue que la toile de
fond sur laquelle ces histoires se développent. Mais dans ce roman, le
rapport entre histoire et toile de fond est plus compliqué ; la toile de
fond, qui devrait être « historique », est en réalité une autre fiction,
presque une métaphore - et c'est Camus lui-même qui l'explique dans
son Avis au lecteur
Ne te mets pas en peine [ . . . ] de chercher cette histoire particulière dans
la generale d'Espagne ; car tu ne l'y trouverais pas, étant un événement
de notre nation, deguisé et travesty à !'Espagnole.

Il s'agit donc d'une intrigue française, qui semble feinte mais qui en
réalité est vraie, transposée en Espagne, dans un cadre qui semble être
historique, mais qui est seulement un travestissement. Or cette transpo­
sition a été opérée parce que, selon Camus, les guerres de Grenade
peuvent être un exemplum, un modèle qui doit être connu - pour ne
pas être imité - dans la France du commencement du xvn• siècle.
Si tu changes les guerres de Grenade ès nostres civiles, le destroict de
Gibraltar à l'embouscheure dans la mer d'uo de nos fleuves, la secte
Sarrasine en celle qui affiige la France, jadis exempte de ces monstres ;
tu trouveras quasi le bout du fil pour devider toute la bobine ou le
peloton de ce ver à soye, dont tu viens de voir et la fileure et l' enfileure.

Cette orientation mise en évidence par Camus correspond parfaite­


ment à l'attitude déjà déclarée par le traducteur de la première partie des
Historias de las guerras civiles de Granada14, qui avait déjà affirmé :
[ . . . ] les guerres civiles qui furent cause de l'entière perte des Mores ser­
viront d'advertissement aux autres nations de fuyr ce point comme
extremement prejudiciable à tous les Estats qui desirent de se conserver
en repos, aussi bien qu'en asseurance.

14. Perez de Hita, L'Histoire des guerres civiles de Grenade [...], Paris, T. du Bray, 1608.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 157

Il est donc évident qu'au début du succès des romans grenadins en


France, même si l'influence de la nove/a morisca est bien présente, l'im­
portance de la dimension religieuse et politique du mythe de Grenade est
encore très forte et l'élément le plus suggestifest le rapprochement entre
la situation ancienne de Grenade et la situation actuelle de la France.
Cette attitude commence à se modifier à mesure que l'on avance dans
le xvn• siècle et l'on voit s'affirmer de plus en plus la dimension amou­
reuse de la société grenadine, envisagée dans ses aspects précieux et
galants. Les romans sur lesquels je me suis arrêtée et qui manifestent ce
changement sont les Galanteries grenadines de Mm• de Villedieu (1673),
L'ambitieuse grenadine de Préchac (1678) et l'anonyme Innocente jus­
tifiée (1694).
Les auteurs de ces textes envisagent la prise de Grenade avec un autre
état d'esprit : la conquête, désormais, les intéresse bien peu ; le triomphe
du christianisme n'est pas le sujet central, ni la justification de l'histoire,
parfois il n'est même pas la toile de fond sur laquelle les histoires se
dessinent. D'autres aspects commencent à occuper l'attention des
romanciers et des lecteurs :
La ville de Grenade a toujours été le siège de la galanterie, ce sont les
Dames grenadines qui les premieres ont mis en usage toutes les delica­
tesses qui se pratiquent en amour, et qui nous ont appris à faire un
commerce agreable d'une passion toute violente, quoy que les galans
Maures qui ont donné lieu à tant d'aventures ne possedent plus Grenade,
les habitans de cette ville ont toujours conservé une noble fierté que
l'amour leur inspire, et qui n'est pas ordinaire aux autres Espagnols.
C'est ainsi que Préchac présente son Ambitieuse grenadine" ; et Mme
de Villedieu avait aussi affirmé16 :
C'est à tous les jeunes Gens de nostre Siecle que j'adresse cet ouvrage.
Ils y verront des leçons de galanterie, qu'ils ne trouveront peut-estre pas
indignes de la source où je les ay puisées. Et s'ils pénetrent délicatement
mon dessein, ils connoistront que sous les divers caracteres de mes Heros
Maures, et de mes Dames Grenadines, je donne quelquesfois des
loüanges tacites, et fais des Satyres ingenieuses. (Aux lecteurs)

15. Jean de Préchac, L'ambitieuse Grenadine. Histoire galante, Paris, Compagnie des
Libraires Associés au Palais, 1678,
16, Marie-Catherine (Mme de) Villedieu, Les galanteries grenadines, Paris, Cl. Barbin,
1673 ; éd. crit. par E, Kehler..Rahbé, Paris, Presses de l'Université de Saint-Etienne, 2006.
158 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Pour Mm, de Villedieu, les Maures de Grenade sont aussi des modèles,
des « exemples » d'une réalité qui désormais est devenue française ;
mais l'objet de ce modèle n'est plus constitué par les guerres civiles, ni
par la lutte contre les ennemis du catholicisme, comme c'était le cas pour
Camus, ou pour le premier traducteur de Pérez de Hita. À présent, il
s'agit de galanterie - une galanterie assez semblable à celle qui vient
de trouver en France un milieu favorable à son développement. Le Ji.
braire qui publie l'Innocentejustifiée 17 affirme :
Les Maures ont autrefois fait une si grande figure dans le monde, et ceux
de Grenade en particulier ont rendu leur Galanterie si célèbre dans
!'Histoire de leur temps, qu'il suffit encore aujourd'hui d'entendre citer \
ces noms, pour se mettre d'abord quelque chose d'agreable et de fin
dans l'esprit.
Ces passages montrent donc que ces romans français des dernières
années du xvn' siècle témoignent, bien sûr, d'une connaissance plus
exacte de la nove/a morisca espagnole, mais ils suggèrent aussi le lien
évident de cette mode grenadine avec le récent succès de la galanterie
dans la littérature française, notamment dans les histoires ou nouvelles
amoureuses et galantes qui caractérisent l'écriture narrative française
après 1670.
D'autre part, il faut souligner qu'avant cette période, un autre type de
roman semble marquer le passage du premier au deuxième emploi du
thème de Grenade, un roman qui, lui, n'est ni court, ni tout à fait galant ;
je fais allusion à Almahide, roman publié en 1660-1663, désormais at­
tribué à Georges de Scudéry, et auquel peut-être Madeleine apporta sa
collaboration 18. Uaction de ce roman-fleuve, qui n'a jamais été terminé
- seuls huit volumes sont parus - se déroule à Grenade, où plusieurs
personnages véritables se mêlent aux personnages inventés. Il y est fait
recours aux identités fausses, aux feintes et aux agnitions, ce qui rap·
pelle un peu l'intrigue du Conquis/a di Granata de Graziani. Cependant
ce roman est déjà très éloigné de la dimension épique, et aussi, dans une
certaine mesure, de l'emploi de l'histoire comme exemple et comme

17. L'innocentejustifiée, Histoire de Grenade, La Haye, A. Troye!, 1694. Le libraire, dans


son« Avis aux Lecteurs», l'attribue à« une Demoiselle» qui a déjà publié Zamire. Selon
M. Lever (La fiction narrative en prose au xnr siècle, Paris, CNRS, 1976, p. 234), il s'agi�
rait de François Raguenet, qui aurait été en effet l'auteur de Zamlre ; on s'accorde cependant
aujourd'hui (J. Huré, A, Calame) à attribuer le texte à Anne de la Roche-Guilhén.
18. Scudéry, Almahide ou !'esclave-reine, Paris, A. Courbé, 1660-1663. Cf. R. Godenne,
Les romans de Mlle de Scudéry, Genève, Droz, 1983, IV e Partie, p. 229-339.
� -

Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 159

modèle de la vie présente. À cet égard, la préface Au lecteur est tout à


fait explicite : Scudéry critique pendant plusieurs pages l'attitude de plu­
sieurs personnages de l'Iliade, en la comparant avec les habitudes
modernes :
Comme le Genie des siecles est different, les coutumes et les Mœurs le
sont aussi : et ce que l'on a trouvé beau dans les vieux Temps, a peine à
l'estre dans le nostre. En effet, qui verroit aujourd'hui un Roy comme
Agamemnon, et un Brave comme Achille, dont le dernier dit cent injures
à l'autre, qui le souffre en plein conseil de Guerre, avec une patience
philosophique, ne verroit pas, à mon advis, ni un fort grand Roi, ni un
Brave fort honneste homme [ ... ]
Comme il est dangereux d'introduire l'usage de l'antiquité dans nostre
temps, il ne l'est pas moins de faire remonter celui de nostre temps
jusqu'à l'antiquité.
Mais le contraste entre le monde ancien et le monde présent n'est pas
saisi par Scudéry au niveau de la civilisation, des connaissances, de la
religion . . . , mais seulement au niveau des « coustumes » et des
« mœurs ». C'est à ce propos que Scudéry affirme :
Cependant il ne faut pas condamner Homere pour toutes ces choses
elle estaient sans doute belles, lorsqu'il les ecrivoit : et ce grand poëte
en qui l'on voit tant d'esprit, tant de jugement, ettant de savoir ne les eut
pas mises dans son ouvrage si son siecle eut la delicatesse du nostre.
C'est à cause de la ressemblance qui existejustement, à propos des cou­
tumes et des mœurs, entre son propre temps et la « saison » de Grenade,
que Scudéry choisit de dédier son attention à cette civilisation :
Cette reflection m'a fait resoudre [. . . ] de tourner teste vers les Maures
de Grenade : nation polie et galante, à qui l'Espagne doit tout ce qu'elle
a de poly et de galant [ . . . ] et qui n'ayant vecu qu'à deux siecles du
nostre, a plus de rapport à nos coustumes et à nostre civilité.
r:analogie et la ressemblance existent donc entre le monde grenadin et
la France contemporaine, mais elles concernent seulement la dimension
« polie et galante », et c'est surtout à cause de cela que le mythe de
Grenade a été exploité. Dans ce sens, Almahide constitue le point de
départ de toutes les « histoires » qui la suivent, même si elle appartient
encore - pour ses dimensions et pour sa structure - aux longs romans
en plusieurs volumes, dans la lignée desquels elle s'insère.
160 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Concluons enfin ce rapide excursus sur la réception littéraire de la prise


de Grenade en Italie et en France. Tandis qu'en Italie le thème s'est
affirmé comme un sujet épique, en remportant un succès assez brillant
avec le poème de Graziani, il n'a pas reçu le même accueil en France,
peut-être à cause de sa dimension héroïque trop « espagnole ». Son
succès, cependant, s'est déplacé en France dans un autre secteur et dans
un autre genre : le roman. Après avoir été employé au début comme un

l
modèle et un exemple pour la France moderne, à cause de la ressemblance
de plusieurs éléments - les guerres civiles, les luttes contre les ennemis
du catholicisme -, le thème de la prise de Grenade a fini ensuite par
perdre complètement sa dimension héroïque ou guerrière et, par imitation
de la nove/a morisca espagnole, il a commencé à exalter et à mettre au
premier plan certaines qualités de coutumes propres à la société
grenadine, illustre pour ses caractéristiques amoureuses et galantes. C'est
ainsi que dans le roman du dernier tiers du xvn• siècle, le roman
mauresque-grenadin trouve son propre espace grâce à la galanterie, au
prix de la disparition du thème héroïque de la prise de Grenade.
--

Un « Maure amoureux » au sein de Punivers picaresque.


La Historia de Ozm{n y Daraja, nouvelle intercalée dans le
Guzman de Alfarache de Mateo Aleman

Florence Clerc
Université de Savoie-Chambéry

On sait que la figure du Maure est très présente dans la littérature


espagnole des XVI' et xvn' siècles, particulièrement au théâtre. Mais il est
rare qu'elle se voie attribuer un rôle central dans une fiction et
exceptionnel qu'elle soit à l'origine de l'apparition d'un genre. C'est ce qui
est arrivé pourtant vers la moitié du XVI' siècle, après la publication en
Espagne du fameux récit de L'Abencérage1 , court texte anonyme considéré
aujourd'hui comme l' œuvre inaugurale du « roman mauresque ». Cultivé
dans la péninsule avec un grand succès public jusqu'au début du baroque,
celui-ci allait exercer une influence littéraire durable en Occident, fascinant
tout particulièrement l'Europe romantique,
Rappelons l'argument de L'Abencérage, dont les traits constitutifs
fournissaient en quelque sorte la « formule » du roman mauresque.
Vhistoire se passe en Espagne au xv' siècle, dans la phase de la lutte
pour la conquête du royaume de Grenade qui voit les chrétiens affronter
les musulmans dans une guerre d'escarmouches, avec également, à
certains endroits et certaines périodes, des formes de cohabitation. Le
gouverneur chrétien d'Antequera a fait prisonnier un jeune et valeureux
chevalier maure de la noble lignée des Abencérages. Abindarraez conte
au gouverneur sa triste histoire : après que son illustre famille fut, à la
suite d'une calomnie, décimée par le roi de Grenade, il a été élevé par le
gouverneur maure de Cartama, dont la fille Jarifa lui a inspiré une
passion devenue réciproque. Mais les deux amants ont été séparés, et
Abindamiez pris alors qu'il essayait de rejoindre Jarifa. Le gouverneur,
don Rodrigo de Narvaez, magnanime, permet au jeune chevalier d'aller
à la recherche de sa belle, Abindarraez va et, fidèle à sa promesse,
revient se constituer prisonnier, après avoir épousé Jarifa. Le gouverneur

1. Historia delAbencerrqje y la hermosa Jar/fa. Le récit, probablement rédigé vers 1551,


est connu à travers plusieurs versions, dont l'une figurait comme récit inséré dans la Diana,
de Jorge de Montemayor (1561) et a11ait bénéficier de l'ample diffusion de ce roman pasto­
ral. La plus complète est cependant celle qui figure dans l'lnventario de Antonio de Villegas
(1565).
162 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENf CLASSIQUE

libère alors les deux jeunes gens, et obtient du roi de Grenade qu'il

1
accueille le dernier des Abencérages.
Vidéal chevaleresque incarné par Abindamiez dans la Historia del
Abencerraje prolonge les représentations qu'offraient, depuis le XV'
siècle, les traditionnels romances fronterizos montrant des gentils­
hommes maures « luttant à la frontière » entre terre chrétienne et
musulmane. Dans ces compositions poétiques inspirées par des faits his­
toriques, l'accent était mis sur la valeur individuelle, et l'aspect
anecdotique des actions célébrées correspondait au caractère sporadique
des affrontements. On relève la forte charge émotionnelle de ces vers où
la représentation des sentiments atteint des sommets expressifs, comme
dans le célèbre Romance du roi maure qui perditAlhama.
Le roi se lamente après la nouvelle de la prise d'Alhama par les
Chrétiens. Un vieil alfaqui' lui dit alors que cette perte est un châtiment
pour avoir tué les Abencérages, et qu'il mérite de perdre aussi le royaume
de Grenade :

Tu as tué les Abencérages, la fine fleur de Grenade ;


Tu as pris les inconstants de Cordoue la renommée.
Hélas I Mon Alhama !
Pour cela tu mérites, roi, une peine redoublée :
Te perdre, toi et le royaume, et que se perde ici Grenade.
Hélas I Mon Alhama3 1

Le processus d'idéalisation des manières et des qualités d'âme du


chevalier maure s'accentuera dans les dernières décennies du XVI' siècle,
à travers le style très ornemental des vers du romancero morisco, devenu
alors forme poétique à part entière. Les interactions entre le romance
morisco, encore cultivé avec succès au xvn' par G6ngora ou Lope de
Vega et le roman mauresque sont évidentes. Tous deux dessinent le profil
courtois du « Maure amoureux », à la fois héro'ique et élégant, proposé
à l'admiration du lecteur à l'égal du gentilhomme chrétien.
2. Docteur de la loi, sage, chez les musulmans.
3. Mataste los Bencerrajes, que eran la flor de Granada ;
cogiste los tornadizos de C6rdoba, la nombrada.
1Ay de mi Alhamal
Por eso mereces, rey, una pena muy doblada:
que te pierdas tô. y el reino, y aqui se pierda Granada.
1Ay de mi Alhama
Extrait du « Romance del rey moro que perdi6 Alhama», G. Diaz�Plaja, Tesoro breve de
las letras hispémicas. Literatura castel/ana, vol, /, Madrid, ed. Magisterio Espai'i.ol S.A.,
1972, p. 228 Ge traduis).
fariations du motiforiental dans les littératures d'Europe 163

Deux autres textes seulement forment, avec L'Abencérage, l'étroit


corpus des romans mauresques au sens strier' : la première partie des
Guerres civiles de Grenade', de Ginés Pérez de Rita, publiée en 1595,
et quatre ans plus tard, en 1599, l'Histoire d'Ozmin y Daraja6, nouvelle
intercalée dans la première partie du Guzman de Alfarache, le chef­
d' œuvre du Sévillan Mateo Aleman dont la publication marque
l'avènement du genre picaresque.
Les deux auteurs ancrent leur récit dans un passé historique récent bien
que déjà mythique. l; ouvrage de Pérez de Rita narre diverses fictions
amoureuses et aventureuses sur fond d'affrontements entre clans des
Zegries et des Abencérages, sous la dynastie des Nasrides. La peinture
de la vie à la brillante cour de Grenade préfigure un monde mauresque
qui exaltera l'imagination de Chateaubriand ou de Washington Irving'.
Quant à l'action de Ozmin y Daraja, elle se situe sous les Rois
Catholiques et commence dans les années qui précèdent la chute de
Grenade. Alemân s'inspire, pour le contexte historique, de la vieille
Chronique des Rois Catholiques de Hernando del Pulgar, le chroniqueur
officiel d'Isabel et Fernando, qui lui fournit, par exemple, les détails du
siège de la ville de Baza, gouvernée dans la fiction par le père de
l'héroïne, Daraja. l;argument rappelle beaucoup celui de L'Abencérage.
On y trouve un couple de beaux jeunes gens amoureux que le destin va
séparer. Tous deux sont de haute lignée : Ozmin, en particulier, est
présenté comme le cousin de Boabdil, le dernier roi maure de Grenade.
Parenté romanesque bien sûr, mais qui confère une assise de crédibilité
aux personnages imaginaires. Daraja est faite prisonnière au moment de
la chute de Baza, et emmenée à Séville, où la reine Isabel, qui s'est

4. On trouve cependant, comme nous le verrons, de nombreux Jiens thématiques et esm


thétiques avec certains épisodes narratifs de la prose du Siècle d'Or tels que les histoires de
captifs, Vœuvre de Cervantès, de la Galatea à Don Quijote, fournit plusieurs exemples de
ces affinités.
5. Hist oria de los bandos de /os Zegrles y Abencerrajes, cabal/eros nobles de Granada,
œuvre plus connue sous le titre Guerras civiles de Granada, 1595�1619. Dans la deuxième
partie, Pérez de Hita expose, d'un point de vue plus historique, le déroulement de la révolte
des Morisques de 11 Alpujarra en 1569-1571.
6. La Historia de los dos enamorados Ozmfn y Daraja forme le 8° et dernier chapitre du
premier livre de Guzmém de Alfarache, dont la première partie est publiée en 1599. La
deuxième partie, La vida de Guzmdn de Alfarache, atalaya de la vida humana, verra le jour
en 1604.
7. Chateaubriand publia en 1826 le récit Les Aventures du dernier Abencérage, et
l'Américain Washington Irving, qui fut attaché d'ambassade en Espagne, mêla à l'évocation
du glorieux passé grenadin dans The Conquest ofGranada ( 1829) et les contes intitulés The
Alhambra ( 1831) des éléments de fiction, comme dans le" roman mauresque.
164 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

entichée de sa beauté et de sa vertu, la confie aux bons soins du noble

1
seigneur Don Luis de Padilla. Ozmin, resté à Grenade à son tour encerclée
par les chrétiens, manque mourir de chagrin. Mais il se ressaisit et décide

1
de partir à la recherche de Daraja. De nombreuses péripéties dressent des
obstacles sur sa route. Il est contraint de dissimuler sa véritable identité et
d'user de subterfuges et de déguisements pour se rapprocher de sa bien­
aimée. Il y parvient après avoir bravé maints dangers, mais, ayant tué un
homme pour se défendre au cours d'une rixe, il est condamné à mort. La
terrible perspective de la fin prochaine n'est pas pour Ozmln pire que les
affres qu'il traverse à l'idée de ne pouvoir être uni à son amante. On
remarque que l' évocation de son emprisonnement fait pendant au récit de
la captivité de Daraja : la narration exploite ici un motif récurrent dans la
prose romanesque du Siècle d'Or, celui de la captivité en terre étrangère,
que ce soit celle du Chrétien en terre musulmane ou celle du Maure en
pays chrétien. Le récit fait par le Maure Abindarraez au gouverneur
Narvaez était bien déjà, à sa manière, un « récit de captif». Le roman
mauresque influencera d'ailleurs les modalités narratives du thème du
captif dans ses développements postérieurs'.
Finalement et heureusement, grâce à l'intercession de Luis de Padilla,
Ozmin est gracié par les monarques espagnols, qui, entre temps, ont pris
Grenade. Ils offrent la liberté aux deux amants. IJhistoire se termine sur
leur baptême, librement accepté, suivi du mariage attendu, les deux
parrainés par Fernando et Isabel, et l'annonce de leur bonheur à Grenade
où se perpétuera leur sang illustre.
La présence de cette exaltante histoire d'amour à la fin heureuse
(« chef-d'œuvre en son genre » pour l'éminent hispaniste Maurice
Molho, traducteur du Guzman9) dans l'univers désenchanté du récit de
gueuserie pose de multiples questions.
On s'interroge d'abord sur le statut de cette parenthèse idéaliste, qui
apparaît (peut-être à la façon d'un mirage ?) telle une « oasis dans l'amer
désert" » du récit que nous fait a posteriori de sa vie le vaurien Guzman,

8. Sur la diffusion et l'influence de la thématique mauresque, voir M.S. Carrasco Urgoiti,


El moro de Granada en la literatura (1 956), Ed. facsimil. Universidad de Granada, 1989 ;
voir également, sur la transmission du courant maurophile espagnol dans la littérature fran­
caise, E, Picherot, Le lieu, l'histoire, le sang : l 'hispanité des musulmans d 'Espagne dans les
littératures arabe, espagnole etfrançaise (xve-xvlle siècles), Paris, PUPS, à paraître,
9. Romanspicaresques espagnols, Paris, Gallimard, 1 968, note 133, p. 894.
1O. F. Rico, Guzmiln de Alfarache, Barcelona, ed. Planeta, 1983, note 106 p. 242 : « La
'Historia de los dos enamorados Ozmin y Daraj a, verdadero oasis en el amargo desierto de
la Atalaya y muestra del multiforme talento narrativo de Alemân ... »
---
Variations du mot![oriental dans les littératures d 'Europe 165

lucide rapporteur de l'humble expérience du quotidien et « guette­


chemin de vie humaine » comme il se désigne lui-même1 1 • La proximité
thématique et formelle avec L'Abencérage, dont l'influence sur la com­
position du Guzman est avérée, situerait a priori !'Histoire d'Ozmin et
Daraja dans la mouvance humaniste de l'idéalisation littéraire du Maure
et de la cohabitation culturelle. La convivencia, le « vivre ensemble »
espagnol, est aussi, dans le contexte poétique du récit mauresque, un
savoir vivre, celui du modèle courtois légué par la tradition médiévale.
L'Abencérage apparaissait en effet comme un bijou ancien rapporté des
temps de la chevalerie à travers les récits des livres héroïques et senti­
mentaux dont lecteurs et auditeurs étaient encore friands, mais un bijou
ciselé à la manière italienne, dans un travail formel très renaissant.
Les qualités des « héros » Ozmin et Daraja, la force de leur passion
n'ont rien à envier à celles d'Abindarrâez et de la belle Jarifa :
li était jeune, riche, beau, sage, et surtout courageux et vaillant, titres
dont chacuo eût pu s'accompagner d'un Très, qui lui appartenait de droit.
[ . . . ] Il aimait tendrement sa maîtresse et l'idolâtrait de sorte que, s'il en
avait eu la permission, il lui aurait dressé des autels et des statues. Sa
mémoire n'était occupée que d'elle, ses sens l'avaient pour seul objet et
sa volonté dépendait de la sienne. Elle lui en savait gré, et ne demeurait
guère en reste 12•
Ce récit, avec deux autres nouvelles originales enchâssées, Dorido y
Clorinia et Bonifacio y Dorotea, forme dans la matière picaresque une
sorte de havre d'idéalisme et de sentimentalisme dans l'aridité de l'uni­
vers picaresque. Dans cette perspective, le motif oriental rejoindrait, par
exemple, la coloration amoureuse à l'italienne de Dorido y Clorinia 13
dans un souci de proposer un contraste thématique et stylistique à la nar­
ration autobiographique du délinquant formée d'un premier plan de
considérations pragmatiques et cyniques. Ozmin y Daraja apparaît donc
d'abord comme une histoire où tout semble extraordinaire. Un lien ténu
mais signifiant rassemble ainsi la filiation hellénistique (celle du roman

11, C'est le sens du sous-titre de la deuxième partie : Vida de Guzmdn de Alfarache,


atalaya de la vida humana,
12. Traduction de M. Molho, Romans picaresques espagnols, p. 136. Pour les références
au texte original, on utilisera l'édition du GuzmGn de Alfara.che de F. Rîco, Barcelona, ed.
Planeta, 1983. Le passage cité se trouve, dans cette édition, à la p. 198.
13, À la fin du 3e livre (chapitre 10) de la première partie du Guzmdn, c'est d'ai11eurs un
gentilhomme napolitain qui raconte cette intrigue amoureuse aux convives de l'ambassa­
deur de France à Rome, Rappelons ici qu'une partie conséquente de l'action du roman
d'Alemân se situe en Italie, où le narrateur est parti à la recherche de sa famille italienne.
166 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

l
dans la tradition d'Héliodore), l'inscription sous le signe du récit
mauresque et la parenté avec la nouvelle à l'italienne : c'est celui de la
transcendance, par des références fonctionnant sur le mode convention­
nel, des données immédiates de la condition trop humaine du picaro. A
ce titre, le Maure galant reste exotique, tout en entretenant avec la figure
de Guzman une relation ambiguë.
Comme c'est souvent le cas dès lors qu'il est question de textes inter­
polés, l'hypothèse a été émise que la nouvelle d'Ozmln y Daraja ait pu
être conçue avant la rédaction du Guzman 14• Cette question semble moins
significative pour notre propos que l'examen de la manière par laquelle
la nouvelle vient s'insérer dans la narration picaresque. On l'y trouve à
la fin du premier livre dans lequel le picaro raconte comment, ayant dû
quitter tout enfant la maison sévillane à la ruine de sa famille, il fait sa
première expérience de la méchanceté et de la fausseté des hommes. Un
aubergiste profite en effet de son innocence pour l'escroquer et lui sub­
tiliser sa cape. Ayant repris la route, il est rossé par deux archers de la
Sainte Frairie 15 qui l'ont pris pour un voleur. Ceux-ci, finalement, re­
connaissent leur méprise et le laissent en liberté, mais c'est un Guzman
très mal en point et abattu qui va rejoindre sur son âne ses compagnons,
des prêtres avec qui il avait commencé le chemin. Le plus jeune d'entre
eux offre alors de raconter, pour « faire oublier le passé et alléger la
fatigue et l'ennui de la route » une histoire « dont la plus grand'part est
arrivée à Séville16• » Guzmanillo, ainsi que l'ânier, son camarade d'in­
fortune, attendent donc avec une révérence presque religieuse l'histoire
annoncée, dont personne n'interrompra le cours, et qui durera précisé­
ment le temps du voyage. Le protocole de mise en place du récit second
dans le récit premier souligne leurs frontières respectives, comme pour
isoler le conte de son contexte d'énonciation, et mieux ménager pour le
lecteur l'effet de contraste que forment avec lui les caractéristiques in­
novantes de la narration anti-héroîque.
Le lecteur peut donc mettre en regard l'enchaînement nécessaire des
épisodes de la quête d'Ozmfn et l'apparence aléatoire de l'itinéraire géo­
graphique et vital de Guzman ; le rassurant récit autorial et le dérangeant
et impudique usage du « je » de la confession du gueux, qui, en outre,
on le sait, est un menteur, alors que le « bon prêtre » (ce sont les mots
du texte) ne peut rapporter que des faits véridiques ; la charmante
14. Cf. F. Rico : « Otra cuesti6n es si Alemân - como cabe sospechar- las [las novelle in­
tercaladas] habia escrito tiempo atrâs [.,,] ». Guzman de Alfarache, Barcelona, Planeta, p. 51.
15, V institution de justice officiant en campagne.
16, Romans picaresques espagnols, p. 132-133. Texte original : éd, de R Rico, p. 193.


ff

Vàriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 167

élégance de l'atmosphère générale du roman mauresque et la bassesse


systématiquement montrée dans le roman picaresque ; la noblesse des
caractères et des idéaux et la mesquinerie des comportements. En parti­
culier, l'univers mauresque oppose à la pessimiste vision qui sous-tend
le roman picaresque, vision selon laquelle « l'homme est un loup pour
l'homme », et à la solitude essentielle du gueux, la représentation de la
noblesse d'âme qui s'illustre spécifiquement dans la magnanimité du
vainqueur (ici, les souverains et la famille de don Luis de Padilla) envers
le vaincu (les deux amants et leurs parents), ou encore la fidélité amou­
reuse et le dévouement au protecteur, qu'il soit roi, seigneur ou noble
ami. En résumé, le roman mauresque semble substituer pour un temps à
l'un essentiel qui est le signe du parcours picaresque le chiffre deux,
comme formule du dépassement de l'ego 17• Guzmân ne sait ce qu'est
l'amour ; s'il opte à deux reprises pour le mariage, c'est parce qu'il y a
vu le moyen de satisfaire ses instincts tout en obtenant un bénéfice ma­
tériel, et il finira par prostituer sa deuxième épouse. Les femmes
d'ailleurs, dans le Guzman de Alfarache comme dans le roman pica­
resque en général, apparaissent sous un jour peu flatteur, elles sont
manipulatrices, avides, intrigantes, séductrices et trompeuses, Alemân
exploitant l'image diabolique du féminin héritée de la tradition médié­
vale. On est d'autant plus étonné de découvrir l'art avec lequel il fait de
Daraja, au contraire, un modèle de douceur, de vertu et de sagesse et
l'importance du rôle qu'il lui réserve dans le récit18 • Attendant au long
de la narration sa délivrance et son amant (elle considère celui-ci comme
son époux, puisqu'ils étaient presque mariés quand la guerre les a
séparés), elle est déterminée à faire échec aux propositions matrimo­
niales des jeunes chevaliers chrétiens que sa beauté et sa position de
protégée d'un grand seigneur lui valent. La figure classique de Pénélope
se fond ici avec celle de la troublante Mauresque, et il est révélateur que
Mateo Alemân convoque l'image homérique dans l'un des passages les
plus souvent donnés comme exemple de sa maestria stylistique : « Que
les jours lui furent fâcheux à passer I Que les nuits lui semblèrent

17. Certes d'une manière conventionne11e : Je Maure littéraire idéalisé reste, comme l'a
rappelé C. Gui11én, une création esthétique, qui pourrait représenter une « contradiction poé�
tique» à la réalité de l'intolérance croissante vis-.à�vis du Morisque. Cf. « Individuo y
ejemplaridad en el Abencerraje », Co/lected Studies in Honour ofAmérico Castro S 80th
Year, Lincombe Lodge Research Library, Oxford, 1 965, p. 175-197.
18. Par certains traits, et aussi, peut-être, par la nature particulière du regard que son créa­
teur porte sur elle, la figure de Daraja n'est pas sans préfigurer la Gitanilla, héroîne éponyme
d'une des Nouvelles exemplaires de Cervantès.
168 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

longues I Qu'elle y fit et défit de pensées ! Ce fut la toile de Pénélope


en la pudique attente de son Ulysse bien aimé19 ! »
La peine de Daraja est d'autant plus lourde à porter que les raisons en
sont secrètes. C'est pour tenter de lui faire oublier sa mystérieuse
mélancolie que don Luis et son fils don Rodrigo (qui est amoureux, lui
aussi, de la belle) décident d'organiser une course de taureaux, ainsi
qu'une partie de canas. Ce jeu, introduit en Espagne par les Arabes,
consistait, pour des cavaliers regroupés en différentes compagnies, à se
lancer selon une certaine cadence des roseaux et des joncs (des cannes,
d'où le nom) en guise de lances. Ce jeu, prérogative de la noblesse dont il
est une occupation très prisée encore au xvn' siècle, est souvent cité dans
les textes littéraires du Siècle d'Or. Les satiristes du baroque le
mentionnent comme l'occasion du paraître aristocratique, où chacun
rivalise d'adresse et d'élégance20• Dans Ozmin y Daraja, la représentation
qui en est faite donne lieu à un déploiement de procédés rhétoriques aptes
à suggérer la magnificence et la beauté plastique de la fête médiévale : on
entend les sons des trompettes, fifres et tambours, on admire les couleurs
chatoyantes des livrées des cavaliers, aucun détail de l'apparat équestre
n'est omis. C'est pour une Mauresque que vont s'affronter ici les
chevaliers chrétiens dans Séville la cavalière. Ces « morceaux de
bravoure », où l'art de l'observation le dispute à la préciosité stylistique,
apparaissent, dans la nouvelle d' Alemiin et dans le roman mauresque en
général, comme de véritables poèmes en prose'1 •
Il est curieux de trouver, chez Baltasar Graciiin, l'un des principaux
représentants du conceptisme baroque, analyste minutieux des procédés
rhétoriques du trait ingénieux dans La Pointe ou l'art du génie22, une

19. Romans picaresques espagnols, p. 154, Texte original : éd, de F. Rico p. 217.
20. Dans E/Dlablo cojuelo (1641), Luis Vélez de Guevara souligne plaisamment le goût des
gentilshommes oisifs pour ce jeu, comme par exemple au chapitre II : « -Dejémoslos cenar ­
dijo don Cleofas - que yo aseguro que no se ]evanten de la mesa sin haberconcertado unjuego
de caftas para cuando Dias fuere servido . . . » (ed. de A. R. Fernândez e I. Arellano, Madrid,
Clâsicos Castalia, 1988 p. 83), Quevedo, lui aussiJ satirise la frivolité à travers la critique de cet
engouement : « j Qué cosa es ver un infanz6n de Espaila / Abreviado en la silla a lajineta, /Y
gastarun caballo en una cafia 1 », « Jineta y Cai'i.as son contagio Moro» [Epistola satirica y cen­
soria contra las costumbres presentes de los castellanos], Poes(a varia, ed, de J. O. Crosby,
Madrid, Câtedra, 1 982, n'53 p. 1 80-81, v. 145-147 et v. 1 63).
21. À tel point qu'on peut parler, particulièrement à propos de l'évocation des vêtements
des Maures et de la magnificence des fêtesJ de style ornemental. Cf. A. Galmés de Fuentes;
« Lengua y estilo en la literatura morisca », Nueva Revlsta de Filologla Hispllnica, XXX
(1981), p. 420-440. La richesse des procédés rhétoriques à l'œuvre, par exemple, dans la
confession de l'Abencérage à don Rodrigo de Narvâez est bien connue.
22. Agudeza o arte de ingenio, 1648, Les commentaires de l'œuvre d'Alemân se trouvent
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 169

célébration du Guzman de Alfarache pour son « style naturel » qui


« jamais ne lasse », qui plaît « pour sa vérité et sa clarté », mais « n'est
point hostile à l'éloquence. » Pour justifier le jugement selon lequel
Aleman serait « l'Espagnol le meilleur et le plus classique" », Gracian
cite le passage où Ozmin, qui dissimule son identité, affronte un taureau
fameux sur la place de Séville :
Le taureau se retourna, comme un éclair, contre le cavalier, qui sans
tarder dut se saisir de sa lance, car l'animal ne tarda point à l'assaillir. Il
leva le bras droit, où, sous l'épaule, il portait le mouchoir de Daraja, et,
de l'air le plus galant du monde, lui planta, fort adroitement, son bois
entre les deux palerons tout au travers du corps, le clouant au sol par le
sabot de la patte gauche, et le laissant mort sans qu'il bougeât non plus
que s'il avait été de pierre".
Après ce triomphe, l'émotion des spectateurs est rendue avec une
remarquable expressivité, de même que celle de Daraja qui a reconnu
son amoureux. Gracian écrit : « Quelle chose plus douce peut-il se
trouver ? Quelle culture égale l'éloquence naturelle" ? »
Le jeune Maure apparaît ici comme le « chevalier masqué », l'inconnu
qui survient, triomphe et disparaît, toujours incognito, dans les romans
médiévaux depuis Chrétien de Troyes26• Il obtiendra, comme il se doit,
sa récompense finale. Là est peut-être le premier sens qu'on peut trouver
à la i< parenthèse idéaliste » que serait le récit mauresque dans le roman
picaresque : un « exemple », tel que la tradition didactico-morale

dans le Discurso LXII, Obras completas por L. Sânchez Laflla, Madrid, Espasa Calpe,
« Biblioteca de Literatura Universal, 2001, p. 787�788.
23, Graciân emploie le terme espagnol de c/Qsico dans le sens qui est le sien au xvne
siècle : est classique tout objet (auteur, texte, homme) dont la qualité notoire en fait un
exemple à suivre. li donne donc ici un statut modélisant à la langue de Mateo AJemân dans
la mesure où, selon lui, celui..ci excelle dans le maniement des procédés stylistiques propres
à illustrer l'esthétique du concept, comme art d'exprimer les correspondances qui existent
entre les objets. Du point de vue de l'histoire littéraire cependant, on considère que les traits
principaux de la sensibilité baroque se trouvent représentés en Espagne dans un ensemble
d'œuvres apparues au début du xvne siècle. Vesthétique baroque, avec son goût pour la dé..
mesure, les formes contrastées à l'extrême et les raffinements du jeu langagier qui confine
à l'obscurité, culmine vers la moitié du siècle. Les critères artistiques définis habituellement
comme« classiques» sont quant à eux associés en Espagne à la période de la Renaissance
(xv,e siècle),
24, Romans picaresques espagnols, p. 155. Texte original : éd, de F. Rico p. 218.
25, Je traduis.
26. On le retrouve également au centre d'historiettes diffusées par la tradition orale. Sur
les liens de notre nouvelle avec cette tradition, voir M. Chevalier, « Aux sources d'Ozmln y
Daraja», Bulletin Hispanique, LXXXIX, 1987, p. 303-305.
170 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

espagnole les affectionne depuis le Moyen Age, un « cas ou un fait du


passé qu'on propose, pour être imité s'il est bon, ou pour être évité s'il
est mauvais27• » Le « bon prêtre » a prétendu avec son récit faire oublier
à Guzman ses récentes mésaventures et humiliations. Il fait plus, et lui
montre avec l'histoire du Maure (qui se déroule principalement à Séville,
la ville natale de Guzmân) comment la constance et la force d'âme
triomphent de l'adversité. Ozmin, lui aussi, a été attaqué sans aucune
raison par des rustres ( ces vilains qui, dit le narrateur, « haïssent
naturellement la noblesse »), mais il a surmonté cette épreuve. On note
cependant qu'à ce point de ses aventures, Guzmân ne s'est encore rendu
coupable d'aucun larcin, et qu'il n'est pas encore le vaurien qu'il va
devenir. Cependant, le lecteur sait depuis l'avertissement « au prudent
lecteur » que c'est « la vie d'un gueux28 » qu'on lui raconte et les
nombreuses prolepses de la narration autobiographique donnent à
entendre, dès les premiers chapitres, que l'ingénu Guzmanillo tournera
mal. Dans cette perspective, la nouvelle mauresque apparaît comme la
glose de l'exemple vertueux que ne suivra pas, malheureusement, le
picaro. Ainsi, paradoxalement, le valeureux Maure amoureux est le faire­
valoir héroïque de l'anti-héros 1
Plus loin dans le roman, dans les autres nouvelles intercalées, qui cor­
respondent à des histoires racontées à un Guzman qui a appris à tromper
et à mentir, l'accent est mis avec insistance sur la punition méritée qui
attend les trompeurs et les dissimulateurs, tels qu'Horacio qui convoite
Clorinia promise à Dorido29, ou Claudio, séducteur de Dorotea30• On rap­
pellera que Guzman écrit le récit de sa vie depuis les galères, auxquelles
il a été condamné en juste châtiment de ses forfaits. Or, on remarque que,
comparativement à certains protagonistes des nouvelles précédemment
citées, aucun des personnages de Ozmin y Daraja n'est entaché de trop
de vilenie, pas même les prétendants déçus de Daraja, don Rodrigo et don
Alonso, qui, à la fin, semblent se réjouir de bon cœur du bonheur des
fiancés. La nouvelle mauresque, en mettant davantage l'accent surl'exem­
ple édifiant, prétendrait-elle être exemplaire « absolument », alors que les
deux autres (plus conformes, elles, au modèle italien) le seraient « relati­
vement », un peu à la manière des Nouvelles exemplaires de Cervantès31 ?

27. Définition de l'ejemplo dans le Diccionario de Autoridades,


28. Romans picaresques espagnols, p. 62. Texte original : éd, de F. Rico p. 94.
29. Guzmém deA/farache, !, 3,10.
30. Guzmém deA/farache, Il, 2, 9.
31. Qui seront publiées en 1613. Pour A. San Miguel (Sentido y estructum del 'Guzméln de
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 171

Il convient de revenirici sur l'idéalisme apparent de l'histoire d'Ozmfn


y Daraja, en réfléchissant en particulier sur le sens à attribuer à ce qui
pourrait apparaître comme une exaltation du chevalier maure dans le
roman picaresque. Si nous plaçons en regard le récit de L'Abencérage
qui lui sert de modèle et de référence, il peut sembler tout d'abord que
le point de vue privilégie formellement davantage le « camp » chrétien.
On peut en préalable noter que c'est un narrateur extérieur à l'histoire,
en l'occurrence un prêtre catholique, qui fait le récit des amours et des
aventures des héros, alors qu'Abindam\ez racontait lui-même les siennes
au gouverneur chrétien qui lui avait donné la parole. I:action, en outre,
se déroule dans la Séville chrétienne et castillane, et non dans la capitale
nasride, et Ozmin et Daraja sont présentés comme d'autant plus accom­
plis qu'ils parlent l'espagnol comme des Castillans32• I:anecdote a pour
cadre temporel la période finale de la conquête chrétienne de Grenade,
et s'achève après la chute de celle-ci : l'époque nasride est à peine rap­
pelée, alors que le récit de L'Abencérage s'attardait sur l'évocation du
prestigieux passé maure du royaume de Grenade. Enfin, le dénouement
du récit présente la conversion des nobles maures, qui deviennent sujets
fidèles et courtisans des Rois Catholiques. Ce qui pourrait s'apparenter
à un triomphe de l'idéologie chrétienne et qui éloigne l'histoire de Mateo
Aleman de l'atmosphère de L'Abencérage, où les camps et les héros en
présence sont davantage montrés sur un pied d'égalité, il est vrai dans un
temps romanesque où la victoire n'est pas encore acquise aux chrétiens.
I:évolution dont témoigne La Historia de Ozmfn y Daraja révèlerait­
elle finalement le caractère superficiel de cet intérêt pour le Maure
qu'affichent les œuvres d'un courant qu'on désigne quelquefois par le
terme de « maurophilie » et qui traverse la Renaissance espagnole pour
se prolonger à l'époque baroque ? I:admiration qui s'exprime pour le
Maure dans le récit d' Alemân, quelque peu diluée et amortie par la
référence courtoise, pourrait bien servir d'alibi moral et culturel dans

Alfarache 'de Mateo Alemlm, Madri� Gredos, 1971), la place des nouvelles intercalées dans
le roman est très concrètement fonction du type d'exemples qu'e11es représentent pour
Guzmân : le récit Ozmln y Daraja - avec la valeur morale de son dénouement - est destiné à
encourager un jeune débutant sur la voie de la vel'tu, alors que les deux autres sont un avertis­
sement au picaro consommé. A. San Miguel rappelle, à la p. 273, que« el motiva del pœmio
o del castigo [ ...] es [, , .] uno de los motivos principales del Guzmlln deAlfarache.»
32. Il nous est dit de Daraja qu'« elle avait la langue castillane si à commandement qu'à
peine l'eût..on prise pour autre qu'une chrétienne de souche, car entre les plus habiles elle
pouvait passer pour telle», et d'Ozmin qu'« il parlait aussi aisément l'espagnol que s'il eût
été nourri au cœur de la Castille et qu'il y fftt né». (Romans picaresques espagnols, p. 135
et p. 136, texte original : éd. de F. Rico p. 196 et 198).
172 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

l 'Espagiie des statuts de pureté de sang - celle qui, un siècle après avoir
chassé les Juifs, se prépare à expulser les Morisques et à se refermer pour
un temps sur son esprit de caste et d'exclusion". On se demande en par­
ticulier si le narrateur - et l'auteur - peut réellement croire à l'heureuse
destinée, annoncée comme à la fin d'un conte, de la descendance des
Maures Ozmin et Daraja dans la Grenade conquise par les chrétiens . . .
Mais faut-il à tout prix appréhender le Maure amoureux comme l'ex­
pression de la nostalgie d'une harmonie devenue impossible, ou bien
encore, à l'opposé, comme un exercice de style tendancieux qui souli­
gnerait des frontières idéologiques ? Dans la perspective de l'histoire
littéraire, Ozmin y Daraja offre bien l'exemple d'un traitement à la fois
classique et baroque du motiforiental. D'uoe part, il apparaît que le récit
des amours contrariées du noble musulman de Grenade et du triomphe
de sa vertu s'inscrit, comme le texte modèle que constitue L'Abencérage,
dans l'héritage néo-platonique de la Renaissance. A ce titre il représente
une étape importante de l'histoire de la nouvelle européenne34•
Cependant, à certains signes, qui ne se limitent pas à la recherche de
la véhémence admirée par Gracian, on discerne déjà une appartenance
du texte à la manière inquiète qui caractérise nombre de formes litté­
raire du xvn• siècle espagnol.
Particulièrement, le statut de récit inséré qu'assume Ozmin y Daraja
dans la narration picaresque met en évidence certaines convergences
laissant à penser que les rapports qu'entretient la nouvelle mauresque
avec le reste de la matière romanesque sont complexes et ambigus. On

33. J. Goytisolo, en particulier a une vision très critique de la « maurophilie ». Pour lui,
elle est indissociable de la représentation du Maure féroce et fanatique ; ces images antithé­
tiques, récurrentes dans l'histoire littéraire espagnole, seraient en fait parfaitement
réversibles, configurant une figure irréelle qui émerge de façon sporadique en fonction des
fluctuations contradictoires de l'interrogation identitaire hispanique. Voir à ce sujet« Cara
y cruz del moro en nuestra literatura, CrOnicas sarracinas, Barcelona, Ibérica de Ediciones
y Publicaciones, 1982, p. 7-25.
34. Il convient de signaler le vif succès qu'obtint la nouvelle, dans et hors d'Espagne ­
entre autres en France où elle circula sous une forme autonome et fut appréciée longtemps
après sa publication (cf. M. S. Carrasco Urgoiti, El moro de Granada en la literatura, p. 108-
109, 117, 232,). On trouve le texte dans un recueil d'histoires galantes de 1741 (cf S. Munari,
« Una traducci6n francesa de Ozmln y Daraja de Mateo Alemân : La Palme de fidélité de
Nicolas LanCelot (1620)», Propaladia n°3, Archiva de Investigaciones en Literatura Espafiola
y Teorfa Literaria (siglo XV-XVII), 2009. Voir également à ce sujet l'article de Suzanne
Guellouz dans le présent volume, ainsi que« Du héros au galant. L'apport du récit hispano­
mauresque dans l'évolution du roman en France au xv11e siècle» dans Modèles, dialogues
et invention. Mélanges offerts à Anne Chevalier, éd. G, Chamarat Malandain et S. Guellouz,
Presses universitaires de Caen, 2002, p. 57-68.
p.-

Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 173

s'aperçoit que le regard pessimiste que porte Aleman sur la nature


humaine semble contaminer l'univers idéalisant de la nouvelle". Sur le
chemin qui le mène à sa belle, le héros rencontre, comme Guzman, la
fausseté, le matérialisme égoïste et l'envie. Si sa première tentative pour
quitter Grenade encerclée est couronnée de succès, c'est parce que l'of­
ficier chrétien de garde se laisse suborner. Les vilains, comme on l'a vu,
s'en prennent par pure méchanceté à Ozmin, tandis que les plus nobles
chevaliers s'avèrent eux aussi prêts à employer des moyens honteux pour
parvenir à leurs fins, à l'instar de don Rodrigo qui va jusqu'à porter des
coups bas à son adversaire pendant le tournoi. Plus significatif encore,
le fait que les héros maures eux-mêmes n'hésitent pas à user de subter­
fuges, de procédés de dissimulation et de mensonges, y compris vis-à-vis
de leurs protecteurs chrétiens. Daraja invente un ingénieux stratagème
incluant l'écriture d'une lettre mensongère, pour sauver son amant
menacé d'être découvert. Quant à Ozmin, il se sert de faux noms à plu­
sieurs reprises, adoptant même la mise et l'office d'un maçon et d'un
jardinier, pour s'introduire dans la maison où est retenue Daraja. On
constate avec une certaine perplexité qu'il endosserait presque (certes
par amour) le costume changeant du « valet aux nombreux maîtres »
qu'est le pfcaro et l'on s'enchante de l'adresse avec laquelle il s'entend
à tromper son monde. On est même tenté de soupçonner chez lui une
sorte de griserie du mensonge à le voir s'inventer une fausse identité de
plus, celle d'un chevalier chrétien de Saragosse, lorsque don Alonso
devine la noblesse de ses origines. Et que dire de cet épisode où il
accepte de se faire pour un temps l'entremetteur de don Rodrigo auprès
de Daraja ! Certes, Ozmin, à la différence de Guzman, ne s'abaissera à
aucun acte totalement immoral. Il n'empêche qu'il apparaît presque dans
certains passages en image inversée du picaro. Comme dans cette scène
spectaculaire à plus d'un titre, située à la fin des joutes de caftas, alors
qu'il se trouve sous les fenêtres de Daraja, parmi le public qui assiste à
une course de taureaux (encore une !) : un jeune garçon déguenillé tra­
verse alors brusquement la place et, ayant nargué l'animal, vient se
réfugier juste là où se trouve Ozmin. Celui-ci met un point d'honneur à
entraîner plus loin le taureau accouru à ses trousses, et à le tuer. Il sauve
ainsi le jeune garçon imprudent et espiègle, qui, se retrouve, comme un
substitut du chevalier, sous les fenêtres de la dame36 •

35. Voir H. Moreil,« La deformaci6n picaresca del mundo ideal en 'Ozmfn y Daraja' del
Guzman deAlfarache», La Torre, XXIII, 1975, p. 101-125,
36. Romans picaresques espagnols, p. 157-158, texte original : éd. de F. Rico, p. 221.
174 ÜRIENT BAROQUEiÜRIENT CLASSIQUE

On peut s'amuser à prendre ce tour de passe-passe héroï-comique en


vision raccourcie du processus d'inversion, principe à la fois baroque et
carnavalesque de la dynamique picaresque. Dans le roman picaresque en
effet, un jeune garçon mal né raconte sa vie à un destinataire inconnu,
exposant des éléments de signe contraire à ceux que le lecteur est habitué
à trouver dans la fiction de son temps : aux lois d'honneur des héros
chevaleresques il oppose un code d'infamie, etc. Mais en narrant ses
aventures, le vaurien dessille aussi les yeux du lecteur'", qui comprend
que la fausseté imprègne aussi bien le monde des « gens de bien » que
celui des picaros. IJintermède mauresque prolonge la démonstration :
le Maure amoureux semble être de signe opposé à Guzman, qui n'est ni
Maure ni amoureux", cependant il lui ressemble, disons comme un
(faux) frère. IJentreprise morale et religieuse d' Aleman n'est-elle pas
de montrer la faiblesse universelle des hommes (« Le sang s'hérite »,
dit Guzmân, « [alors que] le vice s'attache à la personne39 ») mais aussi
leur égale possibilité de rachat, par le repentir et la conversion sincère40 ?
Ainsi, l'espace du récit mauresque se dessine, non pas à l'intérieur,
mais comme en surimpression à la narration des infortunes et avatars du
gueux. Il est possible que la frontière entre les deux mondes s'en trouve
doublement démystifiée et démythifiée. C'est sans combattre qu'Ozmin
l'a franchie pour rejoindre sa belle. La figure du Maure pourrait
apparaître comme l'image de l'altérité fondamentale constitutive de
l'être, cet « adversaire intime » plus proche que réellement exotique, en
même temps irréductiblement Autre. Les déguisements qu'il utilise tout
au long du récit seraient par conséquent un symbole ambivalent : dans
une perspective classique, à la fois moyen et preuve du dépassement de
l'ego au nom de l'amour, mais aussi bien, marque dubitative du
questionnement ontologique propre au baroque.

37. Cf. dans Romans picaresques espagnols, « Introduction à la pensée picaresque» par
M. Molho, p. XII : « Le picaro, qu'il s'agisse de Lazare ou de Guzmân, met l'homme en pré­
sence de tout ce que sa condition comporte de négatif, afin de dessiller ses yeux et de
démasquer les contre-vérités qui sont l'habitude de sa pensée.»
38. Quoique son père, nous dit-il au chapitre I du premier livre, ait épousé en premières
noces une Mauresque belle, noble et riche, après avoir renié la foi chrétienne, au cours d'un
séjour en captivité à Alger. Romans picaresques espagnols, p. 70, texte original : éd. de F.
Rico, p. 113.
39. Guzmdn de Alfarache, I, I, 1 : Romans picaresques espagnols, p. 69, texte original :
éd. de F. Rico, p. 111.
40. Dans le cadre, rappelons-le, d'une pensée contre-réformiste où la question de la grâce
est centrale.
•"-
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 175

Il serait vain, sans doute, de chercher à attribuer des signes positif ou


négatif à l'un ou à l'autre : sous le discours en partie orienté par
l'idéologie, Mateo Aleman, probablement descendant de Juifs convertis
dans une société de « vieux chrétiens » qui affirme ses valeurs, met en
question les repères habituels. A ce relativisme, on pourrait trouver une
correspondance dans le caractère hybride du genre romanesque, auquel
Mateo Aleman contribue à donner, avec son contemporain Cervantès, le
visage que nous lui connaissons dans la modernité. De la même façon
qu' Alemân créait le genre picaresque, en incorporant au Guzman de
Alfarache des traits notoires du premier des romans de gueux, l'anonyme
Vie de Lazarillo de Tormes41 , parue près de cinquante ans auparavant,
c'est, significativement, avec la Historia de Ozmfn y Daraja, intégrée
par lui dans le récit pseudo-autobiographique, que, plusieurs décennies
après l'apparition de l'anonyme Abencérage, se constituait la maturité du
roman mauresque. Au-delà des différences entre des univers que tout
semble opposer, c'est peut-être un fondamental questionnement sur
l'identité qui est ici adressé au lecteur.

41. La Vida de Lazarillo de Tormes, y de sus fortunas y adversidades, 1554. M. Mo1ho en


a donné une traductïon, La vie de Lazare de Tormes et de sesfortunes et adversités, Romans
picaresques espagnols, Paris, Ga1limard, 1968.
D'une esthétique à l'autre.
COrient dans les écrits français du xvn• siècle

Alia Baccar
Université de Tunis-9 avril

:Uürient, on le sait, a été un thème dont étaient friands les sujets de Sa


Majesté, dans un XVII' siècle où baroque et classicisme se disputaient
l'onirisme des écrivains français1 • De l'inspiration baroque procèdent les
voyages sur terre et sur mer, la description des pays lointains, l'apparition
de l'Autre, le traitement de l'amour, la fréquence des enlèvements et des
combats et le règne d'un hasard capricieux sur les événements. Dans les
romans, le résultat se traduit par la présence d'intrigues complexes, où
l'histoire de couples secondaires s'ajoute à celle du récit initial. Les
éléments romanesques introduisent au niveau du récit différentes tonalités
alliant la fantaisie au sérieux : épicurisme, philosophie, allégories,
évasions hors du réel s'entremêlent pour donner lieu aux romans qui ont
marqué la création littéraire du premier tiers du siècle, chaque auteur
ayant perçu à sa manière une série de sujets divers mais aux thématiques
convergentes2•
On sait aussi qu'à l'époque classique le roman évolue, se transforme
et se condense. Les intrigues multiples cèdent le pas au récit unique. Les
aventures dans des pays lointains sont remplacées par des aventures et
des voyages intérieurs dans lesquels l'analyse psychologique est l'attrait
de la trame narrative. Tableaux et portraits sont absents de ces romans ou
nouvelles dont l'intérêt est centré sur les méandres de l'âme. La décou­
verte du cœur humain va de pair avec celle de l'inutilité de l'action.
Jusque-là il suffisait d'être un héros, d'agir, de conquérir des royaumes
pour devenir le maître des cœurs : l'amour devient ensuite une aventure
intérieure, où l'échec a des causes nombreuses et subtiles. La femme
aimée cesse d'être une héroîne pour connaître les angoisses, les tortures,
les remords et les incertitudes.

1. P. Martino, L'Orient dans la littérature française au XVIIe et au X/1111" siècles, Slatkine


Reprint, Genève, 1970.
2. G. Molinié, Du Roman grec au roman baroque. Un art majeur du genre narratif en
France sous Louis XIII, Publicatîons de l'Université de Toulouse Le Mirail,« Idées, thèmes
et formes », 1982.
178 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Il nous a donc paru intéressant de nous pencher sur le cheminement,


d'une esthétique à l'autre, du thème de l'Orient. I.:analyse sera ici centrée
sur un aspect de ce cheminement : l'évolution de la perception de
!'Oriental, dont on évoquera quelques avatars, du baroque à l'époque
classique. Par des références à des textes relevant de genres variés, nous
étudierons cette évolution pour tenter d'expliquer le phénomène, à
travers la connaissance de l'altérité d'un siècle héritier d'un passé belli­
queux et d'un siècle avide de savoir et de découverte ; cette approche
nous permettra de mieux comprendre la transcription que les écrivains
ont donnée de cet Autre.
De quel Orient parlait-on à cette époque ? Sur le plan étymologique,
rappelons qu' oriens est le participe présent du verbe oriri (« se lever,
naître, apparaître, surgir») ; il désigne donc littéralement le « Levant ».
Pour Furetière, c'est « le premier des quatre points cardinaux du monde,
où nous voyons lever le soleil, les astres3 • » Quatre ans plus tard, l'article
« Orient » du Dictionnaire de / 'A cadémie précise qu' « il se prend aussi
pour les États, les provinces de la grande Asie, comme l'Empire Mogol,
le royaume de Siam, de la Chine. » Quant à ses habitants, ce sont pour
Furetière ceux « qui sont nés au Levant. Les Levantins sont pour la
plupart des Mahométans. » C'est donc l'Orient musulman qui retiendra
notre attention.
Au XVII' siècle, il est essentiellement présent par deux figures qui
interprètent et décrivent une altérité alimentée par les événements
conflictuels ayant eu pour cadre l'Espagne musulmane et la
Méditerranée : les Maures et les Barbaresques. La découverte de l'identité
de l'Autre, à la fin du XVII' siècle puis au XVIII' siècle campera deux autres
portraits, le Turc et le derviche ou sage.4

Le Maure
C'est par cette appellation que l'on désignait les Arabes présents en
Espagne pendant sept siècles ; d'où le nom de littérature « hispano-mau­
resque » qui s'attache à leur représentation, et en particulier à celle de
la chute de Grenade, événement fondateur de cette veine, qui occupe
une place de choix dans la création littéraire espagnole, puis française de

3. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots fran­
çois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des a rts [.,. ], La Haye et
Rotterdam, Arnoud et Reiner Leers, 1 690.
4, Franco Cardini, Europe et Islam : histoire d 'un ma/entendu, trad. de l'_italien par
J. P. Bardo, Paris, Le Seuil, 2000.
Wiriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 179

l'époque'. Vétude de ces différents romans a révélé une évolution très


nette du topos lié à ce dernier événement, la vision négative qu'en of­
fraient les romans baroques du début du siècle cédant le pas à une vision
positive de ce royaume dès 1660, contemporaine de l' avénement du clas­
sicisme. « Les Infidèles fraischement chassez de Grenade », « ces
sauterelles qui ravageoient les plus belles fleurs du Christianisme »,
qu'évoque J, P. Camus en 1623, les « Mores belliqueux » que présente
le Sieur Lancelot en 1620 réapparaissent alors sous l'aspect de « vaillants
Mores » en 1665 par Jean Leroy, et leurs « races illustres » sont célébrées
en 1673 par Mm, de Villedieu. Rappelons que treize ans auparavant, M11'
de Scudéry avait répandu l'idée que la galanterie était le propre de la
nation arabe, lorsqu'elle avait choisi « de tourner la tête vers les Maures
de Grenade, nation polie et galante à qui l'Espagne doit tout ce qu'elle
a de poli et de galant, et qui, n'ayant vécu qu'à deux siècles du nôtre, a
plus de rapport à nos coutumes et à notre civilité.6 » Cette idée est reprise
par Mm, de Villedieu, lorsqu'un de ses héros grenadins, Abenhamet,
explique:
Les Maures de Grenade, se picquent de galanterie comme les vertus les
plus nécessaires à un honneste homme ; et il est aussi honteux parmy
nous d'estre en âge d'aimer, et de n'avoir point d'intrigues, comme de
porter une Epée à son costé, et de se cacher le jour d'une bataille'.
Le sentiment amoureux reste ainsi indissociable des évocations de la
ville de Grenade et de ses habitants à l'époque classique, comme le
montre le portrait proposé par Jean Leroy d'un gentilhomme de la
Chambre du roi de Grenade :
Célimaure estoit monté sur un genet d'Espagne fort vif, une casaque de
satin verd en broderie luy descendoitjusques sur le genou, et bien qu'elle
fust couverte de boutons d'or, elle estoit neantmoins pour lors fort dé­
tachée, et laissoit voir au dessous un corselet, qui par son poliment
reflechissoit les rayons de la lune [...]. Sa teste estoit couverte d'un riche
turban, d'où pendoit une prodogieuse quantité de plumes, qui avec ses

5. Sur Ja représentation de cet événement en littérature, ainsi que sur l'ensemble de ]a


veine hispano-mauresque en France, on nous permettra de renvoyer à l'Echo de la prise de
Grenade dans la littérature, et en particulier aux articles, repris dans le présent volume, de
Daniela della Valle et de Suzanne Guellouz (p, 149-161 et 189-202), ainsi qu'à Simona
Munari, Il mito di Granada ne/ Seicento : la ricezione italiana efrancese, Edizioni dell 'Orso,
Alessandria, 2002.
6. M11e de Scudéry, op. cit., « Avis au lecteur».
7. Mme de Vil1edieu, op. cit., Tome II, p. 20.
180 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

cheveux flottoient jusques sur ses épaules.Il avoit en sa main droite un


javelot, et un cimeterre au costé, dont la garde estoit toute de pierreries'.
Or on relève dans ce passage des marques de pittoresque rares à
l'époque classique, en particulier dans la description de la tenue vesti­
mentaire du héros ; grâce à une isotopie du raffinement, l'accent est mis
sur l'élégance, la recherche et la richesse de l'aspect de ce jeune Maure.
D'autre part, à la beauté physique s'ajoutent des qualités intellectuelles
innées que M11' de Scudéry évoque en ces termes : « Comme les Maures
naissent tous avec une inclination merveilleuse à la poésie, et qu'ils font
presque tous des vers, ceux de Grenade étant plus polis que les autres•. »
Leurs dons littéraires leur permettent ainsi de composer des vers galants
tout en échangeant de tendres confessions.
Cette évolution esthétique est contemporaine du début du règne de
Louis XIV, qui voit une aspiration générale à la paix intérieure après les
multiples années de troubles intenses et de guerres meurtrières. Le désir
de gloire et le goût du faste que manifeste le jeune roi d'une part, et
l'atmosphère de quiétude retrouvée d'autre part donnent lieu à la
multiplication des fêtes, des plaisirs, et au développement de la
galanterie, dont on connaît l'importance dans la création littéraire. Les
romanciers de la période classique transposent ainsi la cour brillante de
Louis XIV vers celle de Grenade et la psychologie amoureuse des
courtisans du roi se retrouve dans le portrait de ces jeunes grenadins
épris de poésie, des plaisirs de la conversation et de la civilité courtisane.
De plus, on peut y trouver un écho des différentes étapes des conflits
qui ont opposé la France à l'Espagne, de façon plus ou moins ouverte
depuis 1636 - on peut se souvenir, à cet égard, de l'agressivité que
recèlaient les premières représentations de Grenade, qui font une large
place au triomphe sur l'Autre constitué en ennemi. Ainsi donc, du
baroque au classicisme, du roman à la nouvelle, du Sieur Lancelot à
Mm• Gomez, la représentation de Grenade reflète l'évolution des
mentalités au cours du siècle ; et cette représentation donne naissance la
notion d'exotisme stylistique, mélange de fascination et de rejet pour un
ailleurs dans lequel on croit s'oublier, alors que l'on s'y projette soi­
même. D'où l'attirance incontestable qu'a exercée Grenade sur les sujets
de Louis XIV, qui transfèreront celle-ci sur l'Empire ottoman.

8. Jean LeRoy, op. cit. p. 12,


9. Mlle de Scudéry1 op. cit. Liv. II, p. 42.
µ;;
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 181

Les Barbaresques
La topique barbaresque relève d'un autre traitement des motifs
orientaux1°. Les Barbaresques sont d'origines ethniques diverses : Turcs,
Chypriotes, Grecs, Italiens, Provençaux, Djerbiens. Leur lieu de
rencontre fut la Méditerranée, qui était alors le théâtre d'affrontements
entre les flottes des pays riverains, ainsi qu'avec l'Angleterre et la
Hollande. Les vaisseaux des Régences barbaresques attaquaient les
navires marchands qu'ils remorquaient jusqu'à leurs ports d'attache :
Tunis, Cilicie, Djerba, Tripoli, Alger... Leur union se fit par le Croissant
au service duquel ils se mirent pour défendre les intérêts des sultans
ottomans en Méditerranée. C'est ainsi qu'ils représentèrent la course
musulmane. On en connaît 1' enjeu, qui était la suprématie commerciale
sur les eaux et la convoitise des biens tant humains que terrestres. Ces
affrontements maritimes ont constitué la trame essentielle des rapports
entre les deux rives de la Méditerranée, et servent de source à de
nombreux écrits, en fournissant la matière première à une grande
production littéraire, tant baroque que classique.
Ainsi, une scène d'abordage telle que celle-ci, extraite d'Almahide ou
l'esclave reine, crée une situation romanesque où dominent la représen­
tation de la peur et de la panique des voyageurs :
Il faut que je vous meine sur la Mer ; et que je vous apprenne que nous
avions déjà vu Ceuta, et que nous approchions déjà d'Alger ; lors que nous
rencontrasmes malheureusement un Corsaire de Baramède qui connois­
sant bien à la forme de nostre Bastiment et du pavillon, que ceux qui
monstoient nostre Vaisseau, estoient des Mores, tourna aussitost la Proüe
sur nous et venant nous investir à touies voiles, il nous fit signe d'amei­
ner. Comme nos gens, que la peur avoit saisis, furent quelques temps à
délibérer sur ce qu'ils avoient à faire en cette fascheuse conjoncture, Je
Corsaire nous saliia de toute son Artillerie : qui démontant nostre Vaisseau
de son grand Mast, et nous fracassant toute la Proüe ; nous mit en esta! de
ne pouvoir ny fuir ny nous déffendre, quand nous en eussions eu la
volonté. Aussi, les Pirates ne manqueront pas de nous venir accrocher : et
sautant dans nostre bord, où ils ne trouveront nulle resistance, ils y firent

1O. Là encore, on nous permettra de renvoyer à A. Baccar Bournaz,« Les Barbaresques


entre le mythe et la réalité», Actes du Symposium international d'imagologie Les Modalités
de la perception dans les représentations de l 'altérité, édités par Serhat Ulagli, Publ.
Université de Mugla, 76, t. I, p. 259-268, et Le Lys, le Croissant la Méditerranée à /'Epoque
Moderne, VOr du Temps, Tunis 1995. Sur tout ceci, l'ouvrage de référence reste l'Afrique
barbaresque dans la littératurefrançaise du XVlf siècle de Guy Turbet�Delof, Genève, Droz,
1973 ; voir aussi A. Duprat et E. Picherot (dir.), Récits d'Orient en Occident, Paris, PUPS,
2008.
182 ÛRŒNf BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

pourtant main basse ; et tuerent de foibles malheureux qui ne se déffen­


doient pas : tant la cruauté est naturelle, à ces Monstres de la Mer1 1 •

On remarque qu'il n'existe pas, sous la plume de !'écrivain du xvn•


siècle, de distinction entre pirate, corsaire et barbaresque : la déréalisa-
tion est nette sur ce point. Les écumeurs des mers sont le plus souvent,
pour ne pas dire toujours des barbaresques, dénommés Maures, Arabes

1._'· .·
ou Turcs 12, clairement stéréotypés : ils sont cruels, rusés et dictent leur
loi sur les eaux, univers de leurs exploits. En outre, la course est souvent

.I.,·. .
présente d'un bout à l'autre d'un grand nombre de textes littéraires tant
baroques que classiques et procure nœuds, intrigues et péripéties, occu­
'
' .
pant ainsi une fonction essentiellement dramatique 13 . Ainsi, les
enlèvements sur mer fournissent naturellement de la matière à cinq actes
complets et des dizaines de volumes romanesques, des Tapisseries his­
i
toriques de J. P. Camus au Polexandre de Gomberville et à Almahide ou
l'esclave reine de M11' de Scudéry ; de même La Sœur de Rotrou, le
Parasite de Tristan l'Hermite comme les comédies de Molière en
l..
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}

exploitent les thèmes. On retrouve donc, dans le cas de la course en
Méditerranée, l'ambiguïté déjà constatée dans le traitement des motifs -Jf.
mauresques : l'aventure barbaresque fournit aux écrivains baroques des
récits et des scènes spectaculaires, rocambolesques et romanesques ; et
ils relèvent en même temps de cet Orient qui, au Grand Siècle, attire par
sa civilisation mais se fait redouter par sa cruauté.

L'Ottoman
C'est un phénomène que l'on retrouve dans la représentation que
donne Racine des Turcs de Racine dans Bajazet, à un moment où la
politique française est dominée par la question turque - rappelons
qu'une ambassade turque voit le jour à Paris en 1669, que l'ambassadeur
du Sultan Mohamed IV est reçu en grande pompe par Louis XIV et que
cet événement unique en son genre aura un indéniable retentissement,
jusqu'au XVIII' siècle. Les « turqueries » deviennent à la mode, la
littérature suit et Molière fait représenter en 1670 sa célèbre comédie­
ballet Le Bourgeois gentilhomme, qui se termine par une cérémonie

11. Mlle de Scudéry,Almahide ou l 'esclave reine, t. I, liv. 1, p. 238-239.


12. Frédéric Tinguely, « La Peur du Turc (xv1e-xvme siècles)» in Actes du colloque de
Nancy 2, Les Grandes Peurs 2. L'Autre, publié par l'Adirel, T.L. XVII, 24, Droz, Genève,
2004.
13, Dramatique est ici employé au sens le plus large, c'est-à-dire « qui engage une action
ou une série d'actions».
p ···
rilrlations du motiforiental dans les littératures d'Europe 183

burlesque de turquerie avec turbans, bonnets pointus, tapis de prière et


rites d'invocation14•
On comprend mieux que Racine ait choisi Constantinople comme
décor de sa nouvelle tragédie, dont on sait le succès qu'elle remporta en
1672. Racine a fait pour cela usage non seulement de la perception de
l'Orient qui était celle de ses contemporains, mais également de sources
historiques précises, des témoignages directs fournis par les ambassa­
deurs et les voyageurs. Il y propose une représentation de Soliman
marquée par une puissance attribuée moins à la gloire du monarque qu'à
la peur qu'il inspirait :

IJÉgypte ramenée à son obéissance,


Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenus le cercueil,
Du Danube asservi les rives désolées,
De l'Empire persan les bornes reculées,
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés, (vers, 474-480)

IJintrigue se déroule dans le sérail du palais du Grand Seigneur, lieu


privilégié des complots et des mystères. Le monarque y est la figure
excessive de toutes les contraintes matérielles et morales qui pèsent sur la
reine Roxane, prisonnière dont tous les gestes sont épiés, esclave à qui
seuls restent les moyens détournés pour arriver à ses fins : la ruse et la
désobéissance secrète. Le sérail privilégie cette atmosphère oppressante,
sournoise, effrayante et cruelle qui nourrit le tragique et lui permet de se
développer15• Délimité par des remparts surplombant la mer, verrouillé
par des portes bien closes qu'il faut forcer16, le sérail est aussi un lieu
d'oisiveté et de profonde solitude où, coupée des autres humains, saisie par
le vertige d'un pouvoir absolu mais menacé, Roxane n'aspire plus qu'à
satisfaire ses désirs et la mort : la mort qu'elle ordonne mais aussi qu'elle
subit. C'est sa condition ambivalente qu'elle présente à coups d'antithèses
à Bajazet pour l'amadouer : gloire et déchéance, sultane et esclave. . .

Maîtresse du Sérail, arbitre de ta vie


Et même de l'État, qu'Amurat me confie,
14. Sur la représentation du Turc dans ta Jittérature française, voir Clarence D, Roui11ard,
The 1ùrk in French History, Thought, and Literature (J520-1660), Paris, Boivin, 1940, et sur
Racine, Racine et l'Orient, Isabelle Martin (dir,)1 Biblio 17, Tubingen, 2003.
15. Voir par exemple Acte I, se, 1, vers 127·132 et vers 129�143,
16. Acte 111 sc.4, vers 639 ; et Acte V se, 6, v. 1613.
184 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Sultane, et, ce qu'en vain j'ai cru trouver en toi,


Souveraine d'un cœur qui n'efit aimé que moi ;
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
A quel indigne honneur m'avais-tu réservée. (vers, 1530-1535)

Autour d'elle, les femmes qui la surveillent dépendent d'elle, l'aident


ou la perdent sournoisement, sans que jamais Roxane ait accès à leur
conscience. Ainsi, la couleur locale turque dans Bajazet apparaît moins
comme le résultat d'une recherche du pittoresque que comme l'effet de
la peinture d'une âme. « Elle reste », comme l'a si bien écrit Jules
Lemaître, « toujours intérieure ». Racine montre ainsi qu'en plein clas­
sicisme, l'adoption du cadre oriental permettait de mettre sur scène les
effets des passions avec toutes les libertés qui s'y attachent, toutes les
excentricités, tous les excès.

Le Derviche, le Sage
Cependant, l'apparition de cet univers secret s'inscrivait indéniable­
ment dans un mode d'écriture lié à la satisfaction du désir d'évasion
chez le lecteur. I.;Orient musulman en effet ne remplissait alors aucune
fonction philosophique, et n'incarnera le lieu de la sagesse et du bon
sens que plus tard au xvm' siècle, grâce à la création d'Usbeck, héros des
Lettres persanes de Montesquieu et plus particulièrement du Derviche
que Voltaire fait apparaître dans Candide et surtout dans Zadig. Dès lors,
une perception positive de !'Oriental s'impose, qui fournit à celui-ci sa
fonction exemplaire : celle du sage mahométan qui détient le secret du
bonheur sur terre. Le lexème lui-même était apparu en France dès le XVI'
siècle, après avoir été emprunté au persan « derwis » puis au turc, il a
connu plusieurs formes (derwiz, derwich, dervis, enfin derviche). Selon
l'article que lui consacre Furetière dans son dictionnaire, il s'agit d'une
personnalité religieuse qui est « une sorte de moine mahométan dit aussi
derviche. » Richelet, pour sa part, le présente comme un « religieux
turc » ; « les Dervis », dit-il, « font profession de pauvreté et mènent
une vie fort austère. »
Dans les écrits baroques du tout début du XVII' siècle, il est pratique­
ment inexistant et n'apparaît timidement que plus tard, dans Zaïde
(167 1), sous une autre appellation différente : celle de l'astrologue
Albumazar, sage de grande renommée que les héros vont consulter en
Égypte, lors de leur odyssée en Méditerranée. Petit à petit, cette figure
du sage s'impose, sous différentes appellations. Dans les Fables, La
Fontaine l'avait adoptée en 1675, dans la morale du Rat qui s 'est retiré
jt .

Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 1 85

du monde ( Liv. VII, 3)1 7 • La connotation de sagesse apparaît aussi dans


Le Dragon à plusieurs têtes et le dragon à plusieurs queues (1668) où
l'officier de la cour du Grand Seigneur faisant office d'huissier, le
Chiaoux est « un homme de sens » (Liv ; I, 12). Puis une autre dénomi­
nation apparaît dans les Pàbles : le Mogol, d'après Furetière, est un
« Prince Mahométan qui est le plus puissant des Indes. » Son royaume
est « fort étendu et fort riche. » Aussi devient-il sous la plume du poète,
le représentant du pays de rêves mis au service du mythe lafontainien
de la féerie. C'est ce qui ressort en 1678 des Souhaits (Liv. VII, 5) et de
L'Homme qui court après la fortune, et l'Homme qui l 'attend dans son
lit, (Liv. VII, 1 1 ). On retrouve un personnage similaire dans Le Songe
d 'un habitant du Mogol, ( Liv.XI, 4). Enfin en 1693, dans Le philosophe
scythe (XII, 20), La Fontaine le présente comme « Le philosophe austère
et né dans la Scythie . . . » (je souligne).
La présence de cette figure orientale offre ainsi à La Fontaine la
possibilité de formuler quelques propositions essentielles à la
philosophie des fables : Je sage cherchera la retraite dans la solitude, loin
de l'agitation des salons, il vivra pauvre, sans soucis et sans regret. Pour
lui, cet espace mal défini, ambigu, imprécis, varié est présenté par le
fabuliste comme comme un lieu chimérique et merveilleux où la sagesse
règnerait. Mais c'est aussi et surtout un cadre qui invite à la rêverie : les
vingt-trois derniers vers du Songe d'un habitant du Mogol nous
dévoilent, à travers l'emploi du « Je » - pourtant « haïssable » pour les
classiques -, l'âme intime du poète qui se laisse aller à un lyrisme
surprenant. Il interprète l'hymne de la solitude, grâce à un festival de
procédés : les variations des modes et des temps, l'alternance du présent
et du futur rythmant une mélodie captivante, la poésie cosmique
(périphrase des clartés errantes,) bucolique (« rivière », « quelque rive
fleurie »), mythologique («La Parque» et son « fil d'or») tout concourt
à l'étalage des prouesses artistiques du poète. C'est aussi l'occasion pour
lui de donner libre cours à sa fantaisie et à ses fantasmes. IJOrient
musulman dévoile ainsi la beauté poétique de La Fontaine, elle lui
permet de renouveler la musicalité de sa langue et d'offrir au lecteur la
vision d'un pays de « nulle part » fascinant, aux frontières éclatées et où
tout devient possible.
Certes, tout ceci correspond à l'air du temps. Au fur et à mesure que
l'on se rapproche du terme du XVII' siècle la vogue de l'Orient est

17. Voir La Fontaine et l 'Orient, Actes du co11oque de Tunis, A1ia Baccar(dir.), Bib1io 17,
n° 98, Tübingen 1996.
186 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE

secondée par le désir de connaître l'identité de l'Autre qui pousse les


voyageurs à aller à sa découverte pour mieux le comprendre. On le
raconte : Bernier dans ses Mémoires ( 1670), Tavernier dans ses Six
voyages Turquie, Perse, Indes ( 1679) et dans son reportage sur
L'Intérieur du Sérail (1675), Chardin dans son Voyage en Perse (1686),
pour ne citer que ceux-là : de 1670 à 1715, on compte 169 relations de
voyages en Orient.
On le traduit et on s'en inspire : avant les Les Mille et une nuits de
Galland, Le Livre des Lumières ou la conduite des rois, composé par le
sage Pilpay, indien, traduit en français par Daniel Sahib d 'Ispahan
(1644), la poésie du poète persan Saadi en 1634 par Du Ryer, qui traduira
plus tard Le Coran (1647) en témoignaient déjà. Et l'on en fait aussi le
miroir de l'Occident : ainsi, L'Espion turc de Marana ( 1684) préfigure
les Lettres Persanes ; la correspondance en dix volumes de l'espion
Méhémet passe au crible le monde européen comme il va . . . C'est dire
l'attrait qu'exerçait sur ces littérateurs cet espace lointain, situé du côté
de l'horizon où le soleil se lève. Enfin, c'est un Orient comique qui s'im­
pose dans le théâtre de Lesage où un nouveau rôle d' Arlequin devenu
Mahmet, habillé en Arabe apparaît, dans Arlequin grand vizir (1713),
Arlequin Mahomet (1714), Arlequin sultane favorite (1719), Arlequin
huila (1716), Les Pélerins de la Mecque (1726) Hall/ et Zémore (1733)
Margeon et Kalife (1735),
V évolution des mentalités que l'on vient d'esquisser ici, concernant la
représentation de l'Orient musulman en France du xvn' siècle, s'est pro­
duite à différents niveaux : !'Oriental qui incarnait l'ennemi, s'y voit
transformé, au fur et à mesure des différents contacts, en un Autre dont
la représentation s'avère féconde, et auquel on attribue de multiples
vertus ; il devient enfin, au seuil du Siècle des Lumières, la source de la
sagesse et du bonheur sur terre. Pendant ce temps, la géographie du
monde musulman a, elle aussi, évolué. Encore réduite au début du siècle
à l'Espagne musulmane, elle s'élargit ensuite à la Méditerranée, s'ouvre
à la Turquie, plus précisément à Constantinople et s'envole enfin vers la
Perse et vers l'Inde.
Cette évolution s'éclaire à la lumière de la conception que l'on a de
l'Orient. On a pu voir qu'en premier lieu il est assimilé au danger, à la
présence de l'infidèle et de l'envahisseur qui s'est emparé des terres
chrétiennes et suscite à ce titre le phénomène de rejet qui déclenche l'hy­
pertrophie de ses vices dans la production littéraire baroque, Cette image
est bien évidemment fondée sur des archétypes remontant au Moyen
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 187

Âge, et repose en partie sur la représentation d'une image figée et


volontairement erronée de l'Autre perçu à travers un prisme déformant.
C'est ce que montre par exemple ! 'exaltation des « corsaires patriotes »
que sont Doria et bien plus tard Surcouf ou Jean Bart, au détriment
d'Arrouj, de Barberousse et de Dragut, traités de « pirates » et d' « écu­
meurs des mers » 18• Dans un second temps, la découverte de l'Orient
par les voyageurs s'accompagne de prises de position à l'égard des
Orientaux qui seront sensibles dans le traitement baroque des motifs qui
leur sont liés comme dans leur traitement classique : jugé et condamné,
ou au contraire assimilé et adopté, ! 'Oriental fixe de façon privilégiée la
réflexion sur l'altérité humaine, sur le différent et le semblable.
Le sort des motifs andalous symbolise à cet égard la régression géo­
graphique temporaire de ! 'une des composantes de ce monde
ambivalent. La nouvelle vision du Maure dans la littérature classique est
en effet contemporaine de l'omniprésence dans les esprits d'une autre
puissance musulmane, celle de l'Empire Ottoman. Une sorte de transfert
s'opère alors, l'image du Maure léguée quelques décennies plus tôt par
la littérature espagnole s'estompe et finit par se confondre avec celle de
!'Ottoman à l'époque classique. C'est ce qui donne lieu à une troisième
modification de la représentation que l'on a de l'Orient, marquée cette
fois par l'attribution de vertus qui lui seraient propres ; cette attribution
restant cependant plus abstraite que réelle. C'est par le jeu de l'esprit et
par celui de l'écriture que les textes consultés font de !'Oriental un alter
ego idéal, chacun d'entre eux privilégiant un trait propre à l'Orient
lorsqu'il choisit pour cadre Grenade, la Méditerranée, Istanbul, le Sérail
ou le désert.
l;Orient peut ainsi se plier aux modes littéraires, celle de la première
moitié du XVII' siècle étant marquée par le goût de l'aventure, des
combats, de l'inattendu et du paradoxe, bref, par ce qui définit le
baroque. Métaphores et phrases complexes nourrissent ainsi la repré­
sentation de toute une série de circonstances fortuites, qui influent sur le
type même d'organisation du romanesque propre au baroque. V Orient
y apparaît ainsi intimement lié à la morphologie des genres, de même
que le dépaysement qu'il offre prolonge l'effet de ces tendances esthé­
tiques. Chez les classiques, l'Orient est au contraire intraverti et on le

18. Le premier Baba Arrouj devint« roi d'Alger », le second, Kherreddine Barberousse,
Bey des Beys et grand Amiral de la flotte ottomane, tandis que le troisième, Dargouth, fut
Pacha de Tripoli, Là-dessus, voÎl' Alia Bournaz Baccar, Le Lys le Croissant La Méditerranée,
op. cit, p. 1O.
188 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

voit se plier aux exigences de l'époque. La pensée doit être rigoureuse,


l'expression simple, la syntaxe et la métrique stricte, l'analyse psycho­
logique est reine ; on y voit les héros s'efforcer de mieux se connaître et
d'agir sans se déplacer au-delà des mers, mais au contraire en s'isolant
dans le silence, face à eux-mêmes. Mais cet isolement n'est pas incom­
patible avec le faste lié à la représentation sur scène de l'Orient, qui
donne au même moment naissance à tout un art du spectacle où féeries,
luxe et splendeurs enchantent la cour du Roi Soleil. C'est ainsi qu'à
l'époque moderne l'Orient a apporté au concept occidental de la
Méditerranée une nouvelle notion de l'espace, un sens de l'aventure loin­
taine avec tous les risques que cette aventure comporte et en dernière
analyse la présence mystérieuse d'un Autre, différent. La littérature qui
est au centre de notre analyse témoigne mieux peut-être que toute autre
de ce mystère.
p

renvers d'un mythe :


Histoire de la rupture d'Abenamar et de Fatima

Suzanne Guellouz
Université de Caen

La création par les Arabes d' Al Andains, l'image spécifique de la


civilisation arabo-musulmane que l'Espagne a offerte durant cette période
et ce que les chrétiens sortis vainqueurs de l'affrontement ont appelé la
Reconquête ont donné lieu, dans le monde arabe et dans la péninsule, assez
rapidement et plusieurs siècles durant, à une série de.représentations aussi
contradictoires qu'abondantes. Plus tardivement, au xvn' siècle, la France
devait à son tour voir s'épanouir, essentiellement dans le domaine du récit,
ce qu'il est convenu d'appeler une veine hispano-mauresque1 • Surprenant,
puisque ce pays n'était pas a priori, concerné par cette tranche de l'histoire
médiévale, ce phénomène s'explique, dans le cadre d'un besoin général
d'exotisme que révèle également l'intérêt porté aux pays barbaresques'
ou à la Turquie', par la vogue qu'ont connue deux nouvelles -Historia
del Abencerraje y de la hermosa Jarifa, qui a été incorporée, à partir de
l'édition de Valladolid de 1561, à la Diana de Montemayor', Historia de
los enamorados Ozmin y Daraja que Mateo Alemân publie en 1599 dans
son Guzman deAlfarache - et un récit plus substantiel : la première partie
de Historia de los bandos de los Zegries y Abencerrajes, plus connu sous
le titre de Guerras civiles de Granada, de Perez de Hita. Paru pour la
première fois à Saragosse en 1595 et présenté comme la traduction d'un
texte arabe, l'ouvrage fut plusieurs fois réimprimé et notamment à Rouen,
en 1606. Il fut traduit en français d'abord anonymement en 1608 puis en
1682 par Anne de la Roche-Guilben'.

l , Sur la lecture de ce corpus, voir la récente synthèse procurée par Émilie Picherot : Le
lieu, l 'histoire, le sang : l 'hlspanité des musulmans d'Espagne dans les litt ératures arabe, es­
pagnole etfrançaise (xv11-xv1Je siècles), thèse, Paris IV-Sorbonne, 2009, à paraître.
2. Voir sur ce point Guy Turbet-Delof, Bibliographie critique du Maghreb dans la littéra­
turefrançaise (1532-1715), Alger, SNED, 1976 et Suzanne Guellouz, « Le même et l'autre :
la carte de Tendre en pays barbaresque », Visages de J 'amour au xv11e siècle, 13e colloque du
CMR 17, Toulouse-Le Mirail, série A, t. XXIV, 1984, p. 217-226.
3. Voir sur ce point C. D. Rouîllard, The Thrc in French History, Thought and Literature,
1520-1660, Paris� Boivin, 1940,
4. On peut lire également ce texte dans l'Inventario de Villegas, paru en 1565.
5. Voir sur ce point Suzanne Guellouz,« Perez de Hita et ses traducteurs français du xvne
190 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Utilisé de manière indirecte ou partielle dès les premières décennies6,


le thème est systématiquement exploité dans la deuxième moitié du
siècle, où paraissent, respectivement en 1660, 1 670 et 1673, Almahide
de Georges de Scudéry, Zaïde de Mm• de La Fayette et Galanteries
grenadines de Mm, de Villedieu.
C'est à la fin du siècle, en 1696, que parut !'Histoire de la rupture
d 'Abenamar et de Fatime, de Catherine Bernard, une Rouennaise, née en
1662 et morte en 1 712, dont on a longtemps cru, probablement à tort,
qu'elle était la nièce de Corneille, qui a effectivement été très proche de
Fontenelle et qui s'est illustrée - moins médiocrement qu'on ne serait
tenté de le croire si on se laissait prendre au jeu des classements en
vigueur dans les manuels et si l'on négligeait la bibliographie que la
critique spécialisée lui a pourtant consacrée' - dans le domaine de la
poésie et au théâtre aussi bien que dans le récit'.
C'est à cette dernière catégorie que ressortit notre texte qui, au de­
meurant, se signale par une extrême discrétion. Il présente en effet la
double caractéristique d'être bref - vingt-cinq pages in-12° - et d'être
publié, comme furtivement, à la suite d'un texte plus substantiel -
environ deux cent trente deux pages - qui s'intitule Inés de Cordoue et
qui est, comme son sous-titre l'indique, une « nouvelle espagnole ».
Si l'on est tenté de mesurer la nouvelle à l'aune d'une tradition qui, en
cette fin de siècle où notre Rouennaise prend la plume, est déjà riche de
nombreuses expériences, c'est que les personnages mis en œuvre

siècle », A. Duprat et É. Picherot (dir.), Récits d'Orientdans les littératures d'Europe (xv1e-xvlle
sièdes), Paris, PUPS, 2008, p. 81-100.
6, Paraissent en en effet, dès 1619, Les Aventures héroïques et amoureuses du comte
Raumoind de Toulouse et de Don Rodéric de Vivar, de Loubaussin de 1a Marque, en 1620,
La Palme defidélité ou récit véritable des amours infortunées et heureuyses de la Princesse
Orbe/inde et du Prince Clarimant, Mores grenadins, de Nicolas Lancelot et, en 1623,
Eugène, histoire grenadine, offrant un spectacle depitié et depiété, de Jean-Pierre Camus.
7. Voir notamment Catherine Plusquellec, L'œuvre de Catherine Bernard, thèse dactylo­
graphiée, Rouen, 1984, Marie-Thérèse Hipp, « Quelques formes du discours romanesque
chez Mme de Lafayette et Melle Bernard », R.H.L.F., 1977, p. 507-522, Fausta Garavani,
« Fontenelle et compagnie », Ilpaese dellefinzioni, Pise, 1978, p. 11-51, Simone Dosmond,
La tragédie à slljet romain, thèse dactylographiée, Poitiers, 1981, Arnaldo Pizzorusso, « I,,e
Brutus de Catherine Bernard et Fontenelle », Etudes normandes, 1987, 3, et Jacques Morel,
« Catherine Bernard et Fontenelle, l'art de la tragédie », Actes du colloque Fontenelle, Paris,
PUF, 1989, repris dans Agréables mensonges, Paris, Kliencksieck, 1991, p. 247-253.
8. Outre ses poésies, qui ont remporté en 1691, 1693 et 1697 le prix de PAcadémie
française et en 1696, 1697 et 1698 celui des Jeux Floraux de Toulouse et où l'inspiration
profane (et courtisane) cède progressivement le pas à l'inspiration religieuse, il faut signaler,
d'une part, Brutus, tragédie, en 1691 et Laodamle, reine d'Éplre, tragédie, 1735, et, d'autre
part, cinq récits.
J. <
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 191

rappellent ceux qui peuplent les romans antérieurs. Et notamment ceux


que l'on rencontre dans l'œuvre de Mm, de Villedieu où apparaissent
aussi, toujours sous forme de couple, Abenamar et Fatime d'une part, et
de l'autre une Zayde ··- sous laquelle, dit-on, se dissimulerait Madame,
entendons Henriette d'Angleterre qui venait de mourir -, personnage
qui occupe du reste une place de choix dans l'ensemble du corpus
hispano-mauresque. C'est aussi que le cadre spatio-temporel· de
!'Histoire de la rupture d'Abenamar et de Fatime est bien identifiable.
Dès la troisième ligne, on situe le récit dans une « cour de Grenade » que
l'on coupe du reste de la péninsule : pour éloigner le héros de l'héroïne,
son père l' « envoie en Espagne » ; et plus loin, on évoque « le
Royaume ». Les noms attribués aux héros - Muleï Hamel, le rival
d' Abenamar et Zayde, la rivale de Fatime - rassurent, et pas seulement
par leur consonance, sur la possible historicité du récit.
Nulle trace de pittoresque - ni les paysages, ni les monuments, ni la
vie à Grenade ne sont le moins du monde évoqués - ne perturbe pour­
tant, sous la plume de Catherine Bernard, la mise en place d'un scénario
qui se déroule en cinq temps tous aussi sobrement abordés les uns que
les autres : amours difficiles parce que non acceptées par l'une des fa­
milles en raison d'une disparité sociale et éloignement du héros qui est
fatal au couple puisqu'il suscite d'abord la déception de l'amante puis
lajalousie dujeune premier qui, par son comportement, attise alors celle
de sa partenaire et échec final après un faux espoir de réconciliation.
Ce refus de tout « effet de réel » n'appartient cependant pas en propre
à Catherine Bernard. Elle le partage aussi bien avec les auteurs
d'Almahide et de Zayde où, du reste, la ville n'apparaît que tardivement,
qu'avec celui des Galanteries grenadines où elle devient un symbole.
Nous sommes loin du début du roman de Perez de Rita que M'"' de la
Roche Guilben rend ainsi : « La fameuse ville de Grenade fut fondée
par une princesse, fille ou nièce du roi Hispan ; elle la fit bâtir dans une
grande plaine proche d'une montagne qu'on nomme Elvira parce que la
princesse s'appelait Ilibiria » ; et plus loin :
Il y avait trois collines dans l'enceinte de cette ville sur lesquelles on
bâtit trois forteresses. De la première qui fut appelée les Tours venneilles
et qui comprenait tout le quartier d'Antequeruelle on découvrait la
rivière du Genil [ . . . ] ; le second édifice fut le palais de l'Alhambra,
demeure ordinaire des rois de Grenade et le troisième le château de
l'Albaïzin séparé de I'Alhambra par la rivière du Darro.
192 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Mais ce qui distingue cette nouvelle de la plupart des œuvres françaises


publiées antérieurement, c'est que l'on ne trouve ici nulle trace des deux
principaux topai auxquels la tradition hispano-mauresque avait habitués
ses lecteurs et qui concernent l'un la religion et l'autre les mœurs. D'une
part, en effet, Al Andalus est senti comme le lieu le plus propice à une
mixité religieuse dont les romanciers, souvent proches de la Réforme, ne
pouvaient qu'apprécier les charmes, même si, en définitive, ils cédaient
à l'idéologie dominante en amenant ou en ramenant le plus souvent les
héros au christianisme, ce qui semble revenir à remettre sur le chemin de
l'Église ces protestants mêmes dont ils entendent se faire les avocats.
D'autre part, cette Espagne était présentée comme le lieu rêvé de ce qui
est identifiable, quand on étudie la France du xvn• siècle, comme un
véritable terme de civilisation : la galanterie. C'est, on le sait, Voiture et
ses amis de !'Hôtel de Rambouillet, voire ceux qui fréquentaient chez
Mm• de Sablé qui mirent en place le mythe. Et Saint-Evremond de
poursuivre, probablement en 1666 ou 1667 : « Comme toute la galanterie
espagnole est venue des Maures, il y reste je ne sais que goût d'Afrique
étranger aux autres nations et trop extraordinaire pour pouvoir
s'accommoder à la justesse des règles'. » Crime pendable ou péché
mignon, le texte ne le dit pas ; la résistance à la régularité est présentée
comme la conséquence d'un fait qui est, lui, bien établi. Même attitude
chez le Méré des Agréments (publiés en 1676), à ceci près que les
Grenadins lui paraissent ressortir à une catégorie inférieure de galants.
Il y a deux sortes de galanteries. Vune vient purement de l'esprit et de
l'honnêteté, c'est la moins commune,la plus excellente et celle qui plaît
toujours aux gens qui s'y connaissent. Vautre paraît dans les habits, daos
les modes, dans les bals, dans les carrousels, dans les courses de bagues
et dans les aventures d'amour et de galanterie et ce sont eux à ce qu'on
dit qui l'ont bien connue et principalement ceux de Grenade 1°.
Entre Voiture et Saint-Evremond ou Méré, se situe Sarasin qui, dans
son dialogue S'ilfaut qu 'unjeune homme soit amoureux écrit : « Le reste
des Européens fut longtemps avant d'arriver à la politesse des Maures,
avant que le bal, les sérénades, les courses de bague, les combats à la
barrière et le reste de la galanterie éclatante fût venue au point où notre

9, « Sur les comédies», Œuvres en prose, René Ternois (éd.), Paris, Didier, Société des
textes français modernes, 1 962-1969, 4 vol., III, 1966, p. 44.
1O. Ed, Charles-Henri Boudhors, Œuvres complètes du chevalier de Méré, Patis, Les textes
français, collection des Universités de France publiée sous les auspices de l'Association
Guillaume Budé, 1930, 3 vol., t. li, p. 43-44.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 193

cour l'a vue du temps de la duchesse de Valentinois 1 1 . » Ce thème, on le


sait, est présent jusque dans les carrousels ; dans celui de 1662 certes, où
le Grand Condé apparaissait déguisé en chevalier maure, mais aussi,
mais surtout, dans celui de 1685, qui était globalement présenté comme
« le carrousel des galants Maures12• »
Et de fait, les protagonistes et même les personuages secondaires du
roman hispano-mauresque traditionnel voient dans la galanterie la valeur
suprême. C'est qu'être galant c'est non seulement participer à des di­
vertissements ritualisés, qui sont la manifestation extérieure de cet état
d'esprit, mais encore adhérer à une conception héroïco-sentimentale de
la vie. Très éloignés des personnages d'Almahide et de Zayde, exem­
plaires à cet égard, ceux de Catherine Bernard n'ont rien à voir non plus
avec les personnages de M'"' de Villedieu qui a eu, elle, l'intuition que
les jeux de l'amour pourraient bien être redoutables et que sous le ballet
bien réglé des élans libérateurs se cachent les funestes conséquences
d'une menaçante passion.
C'est dire que, pour ressembler à certains égards aux personnages
littéraires qui les ont précédés, les acteurs du drame de 1696 ne se
réfèrent pas pour autant à la même symbolique.
Ce que l'on sait de l' œuvre de Catherine Bernard prise dans son en­
semble peut suffire à rendre raison de ce changement. Depuis des
décennies, les spécialistes du roman du xvn• siècle ont établi que l'on
devait voir dans cette romancière une manière d' « élève » de M'"' de
Lafayette 13• Nul en effet ne saurait nier que de l'ensemble que forment
La princesse de Montpensier, La Comtesse de Tende et La Princesse de
Clèves à celui que constituent, sinon Fédéric, publié en 1680, du moins
Eleonor d'Yvrée, qui date de 1687, Le Comte d'Amboise, qui vit le jour
en 1689 et Ines de Cordoue appendice compris, il existe une véritable fi­
liation. Le retour au principe du titre double, cher au roman grec et à la
littérature du Moyen Âge, est certes inusité du temps de M'"' de Lafayette
mais, comme l'a montré Françoise Gevrey, cette pratique revient à la fin
du XVII' siècle lorsque l'on a précisément affaire à des récits courts

11. Sarrazin, S'ilfaut qu 'un jeune homme soit amoureux, dialogue, dans Les œuvres de
M Sarrasin, Paris, chez la Veuve Sébastien Mabre�Cramoisi, 1694.
12. La fête est notamment évoquée en 1687 par le père Bouhour� dans La Manière de
bien penser dans les ouvrages d'esprit (Suzanne Guellouz éd,, Toulouse�Le Mirail, 1989,
p. 145).
13. Voir sur ce point Arnaldo Pizzorusso, La Poetica del romanzo in Francia, 1660-1685,
Roma, Sciascia, 1962, Henri Coulet, Le Romanjusqu 'à la Révolution, Paris, Colin, 1967, I,
p. 248, René Godenne, Histoire de la nouvelle, Genève, Droz, 1970, Maurice Lever, La
Fiction narrative enprose au xvue siècle, 1 976 et Fausta Garavini, op, cit.
194 ÜRIENT BAROQUBfÜRIENT CLASSIQUE

« concentrés sur l'étude d'une crise et le mécanisme d'une séparation


faite d'une suite de malentendus14• »
Cette filiation ne se manifeste pas seulement dans certaines coïnci­
dences dont il est particulièrement tentant de croire qu'elle ne sont pas
voulues par la disciple, comme le recours au thème de la mère veuve
élevant seule son unique fille ou, mieux encore, cette étonnante reprise

·1."• ·.
des noms de Mm, de Tournon et de Sancerre dans Le Comte d'Amboise.
Elle est attestée par une incontestable similitude dans les structures et
ne se manifeste pas seulement dans le choix de certains épisodes et dans
celui des dénouements. Comme Mm, de la Lafayette, Catherine Bernard
sait raconter une histoire qui doit sa brièveté au fait qu'elle n'a rien à voir
avec une biographie mais qu'elle rapporte une crise, où, selon la formule l

. ',
::J:

de Marie-Thérèse Hipp, « ce qui compte [ . . . ] c'est moins l'intrigue que


l'action" » et où triomphe une sobriété que symbolise admirablement ;�
l'asyndète initiale : « Abenamar était un des principaux de la cour de
Grenade, Fatime n'était pas d'une naissance proportionnée à la sienne »,
phrase dans laquelle l'économie des moyens se double de l'utilisation
d'un procédé particulièrement efficace. Même discrétion et même force ·Î'"
dans la façon dont alternent, dans la nouvelle, au cours d'un récit devenu, ·f,
-,:,._�
rappelons-le, linéaire, l'imparfait qui traduit la durée et le passé simple '-:"\

qui, marquant le surgissement, intervient lorsqu'il s'agit de présenter


des événements isolés et essentiels : l'exil imposé àAbenamar, l'accueil
que Fatime réserve à des lettres qui ne lui sont pas adressées, le retour
du héros à Grenade, la première rencontre qui s'ensuit, la décision de
Fatime d'« écouter Muleï Hamet », l'engagement d' Abenamar auprès
de Zayde, la deuxième rencontre des amants, la lecture par le héros des
lettres de Muleï Hamet que lui a confiées l'héroïne, le rendez-vous
délibérément manqué par le héros, suivi de remords, suivis, eux, d'une
fin de non-recevoir de la part de l'héroïne et d'une rupture définitive.
Autre point commun : un goût pour le proverbe, la sentence ou toute
autre forme marquant la généralisation, qui contraste avec le désir de
faire vite et d'aller à l'essentiel. De là les cinq passages suivants : si
Abenamar n'a pas écrit à Fatime c'est qu'il n'était pas « en état de le
faire lui-même » et qu'« il avait mieux aimé ne pas lui donner de ses
nouvelles que de lui en donner avec la réserve qu'exigent les voies in­
directes 16 » ; et plus loin : « Mais plus l'amour est grand, plus il est aisé
14, L'Iilusion et ses procédés, de La princesse de Clèves aux Illustres Françaises, Paris,
Corti, 1987, p. 15.
15. Op. cit., p. 471.
16, Histoire de la rupture d 'Abenamar et de Fatime, p. 239�240.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 195

à blesser » ; et ailleurs : « Mais on devient aisément jaloux quand on est


maltraité d'une belle personne 17• » Après quoi Abenamar craint que
Fatime ne veuille « lui ôterjusqu'au désir d'un éclaircissement, toujours
plus cruel pour les coupables que les injures qui se disent hors de leur
présence. » Et enfin : « Il avait la même rage que donne la certitude
d'être trahi1 8. » On sait que La Princesse de Clèves contient pour sa part
une bonne vingtaine d'occurrences de ce type. Mais alors qu'elles sont
régulièrement réparties dans le chef-d'œuvre de 1678, elles sont concen­
trées à la fin du premier tiers de la nouvelle de 1696 - comme si la
romancière avait voulu attirer l'attention à point nommé sur le message
dont son texte était porteur.
Or ce message est bien celui, pessimiste, que développent les romans de
son illustre modèle. I:amour, ici et là expression de_la fatalité, est ici et là
conçu comme une faiblesse ; inévitable, la séparation est le résultat d'une
totale incommunicabilité entre les êtres, dont les accidents, débouchant
sur des malentendus, ne sont que la manifestation la plus superficielle. De
là une philosophie qui dicte à !'écrivain la nécessité de penser
l'intériorisation de la passion et du tourment et de mettre en scène, à la fin
d'un parcours particulièrement douloureux, cet « assoupissement » - le
mot est de Catherine Bernard - qui préfigure la « retraite » - et le mot
est cette fois de Mm• de Lafayette - où l'héroîne se réfugie. D'où
l'utilisation de structures et de motifs obligés . . .
On notera cependant que là où l'on s'attendait à trouver la figure d'un
homme pris dans la passion que lui portent deux femmes ou celle de la
femme aimée par deux hommes, on rencontre le triangle pour ainsi dire
redoublé d'une femme que deux hommes convoitent et d'un homme qui
est en rapport avec deux femmes, et que, contrairement à ce qui se
passait dans La Princesse de Clèves, il en est toujours un, et de chaque
sexe, que l'on abuse consciemment, ou du moins dont on se sert.
Pour être réductrice, notamment dans l'évocation d'une espèce de
léthargie de l'âme qui ne caractérisait pas Mm• de Clèves, dont le
renoncement s'explique au contraire par une conscience de soi qui lui
permet de s'affirmer en tant qu' individu, et pour recourir à des procédés
radicaux - à la lettre égarée que Mm• de Clèves place au centre de son
roman, notre nouvelliste substitue une absence de lettre qui, loin de
dévaloriser le motif, en souligne la présence - la version offerte par
Catherine Bernard n'en est pas moins intéressante. En schématisant,

17. Ibid., p. 240.


18. Ibid., p. 242.
196 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

l'auteur accède à un autre niveau d'écriture. D'épigone, Catherine


Bernard devient guide. Car - et c'est en cela surtout que sa caution
n'est ni la grande Histoire, celle de la vie à Grenade au XV' siècle, ni la
petite, ici celle de la triste issue qu'aurait connue la liaison que le Prince
de Conti avait entretenue avec M11' de Vigean 19 -, !'Histoire de la
rupture d'Abenamar et de Fatime est dès lors sentie comme un texte
théorique ou plus exactement comme un mode d'emploi.
Il n'en reste pas moins que, conune l'écrit Marie-Thérèse Hipp, « c'est
peut-être un épisode du Grand Cyrus qui a inspiré à M110 Bernard sa
brève histoire d' Abenamar et de Fatime20• » I;hypothèse, a priori vrai­
semblable, vu ce que l'on sait du succès de ces romans fleuves dont fait
partie celui qui a fait la gloire de Madeleine de Scudéry, mérite d'être
retenue, pourvu du moins que de la notion de source, qui transparaît sous
l'emploi du verbe « inspirer », on passe à celle d'inter- ou hypertextua­
lité ; ce qui permettrait d'introduire, au même titre que la possible
subversion, l'éventualité d'un passage inconscient.
Mais voyons d'abord ce qu'est l'épisode du Grand Cyrus. Nous
sommes au troisième livre de la première partie et Aglatidas, qui, dès
les premières pages du roman, est apparu sous les murs de Sinope21 ,
raconte à Artamène, alors emprisonné, les causes de sa mélancolie.
Amoureux d'Amestris, il surprend Mégabise à ses pieds. Jaloux, malgré
l'explication que tente de lui fournir Amestris, il ne répond pas à sa lettre.
Mieux, il feint d'aimer Anatise et, à son tour, Amestris le surprend aux
pieds de celle qu'elle croit être sa rivale. D'où sa décision d'épouser
Otane. Décision qu' Aglatidas, détrompé, s'efforce en vain de contrarier
dans des lettres que son amante refuse de recevoir. Les choses en restent
là à la fin de la première partie. Mais nos héros réapparaissent au second
livre de la quatrième partie où Actabane, cette fois, vient raconter à
Artamène la suite et la fin de l'histoire. Il lui apprend qu'après avoir par
hasard pris connaissance des lettres qu'Aglatidas avaitjadis adressées à
Amestris, Otane comprend pourquoi Amestris cherche la solitude.
Jaloux, il part pour l'Arménie où la guerre fait rage, Et l'on croit bien
savoir qu'Aglatidas l'y a tué. Ce qui provoque l'inquiétude d'Antise qui
craint des retrouvailles entre Aglatidas et sa rivale. Ce qui aurait pu
advenir si Aglatidas ne croyait encore une fois que c'est Mégabise qui a

19. La thèse de 1' œuvre à clé est soutenue par René Godenne dans son édition critique
d'Inès de Cordoue. Il s'appuie sur une note inscrite en marge d'un poème sur M�110 de Vigean
que l'on peut lire dans le manuscrit du Fonds Français 12724 fi 5 v0 ,
20, Op. cit., p, 469,
21. Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1656, I, p. 8.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 1 97

les faveurs d' Amestris et si, détrompé, il n'allait affirmer à celle qu'il est
sur le point de reconquérir qu'il n'a pas tué Otane. Coup de théâtre.
Otane survient. Mais à la suite d'une rixe il est emprisonné. Bref, conclut
Actabane, « Aglatidas épousa Amestris dans le plus fameux de nos
temples en présence du roi, de toute la cour et de toute la ville22• »
Qu'il s'agisse de la structure d'ensemble ou que l'on envisage le détail
des motifs, les ressemblances qui existent entre le texte de M11' de
Scudéry et celui de M11' Bernard sautent aux yeux. Ici comme là, c'est
le schéma du dépit amoureux qui est mis en œuvre. Mais c'est aussi l' af­
firmation que le drame qui découle de cette sorte de malentendu est
complexe, la déconvenue de l'un des amants engendrant chez l'autre une
déception qui, à son tour, incite le premier à persévérer dans une erreur
qui elle-même éloigne le second. . . De même, le motif du coup de foudre
se trouve dans l'un comme dans l'autre texte. Au passage dans lequel
M11' de Scudéry évoque la surprise de la rencontre - « Uamour, ce dan­
gereux serpent, s'était si bien caché sous des fleurs que je n'avais point
senti ses piqûres23 » - correspond, sous la plume de Mil• Bernard : « Ils
s'étaient aimés au moment qu'ils s'étaient vus24• » C'est, encore, celui
du lieu public - « cour » dans l'histoire d' Aglatidas et d' Amestris et
« Salon », en l'occurrence celui de la mère du héros, dans l 'Histoire de
la rupture d'Abenamar et de Fatime - conçu tout à la fois comme le
symbole de tous les dangers et comme l'antithèse de la retraite où les
héros peuvent enfin être eux-mêmes. Et l'on pourrait allonger la liste,
notamment en rappelant que, dans le Grand Cyrus comme dans la nou­
velle, c'est l'absence de lettres qui provoque le drame, même si la lettre,
dans le roman long, se présente sous d'autres aspects et assume bien
d'autres fonctions.
Il n'en reste pas moins vrai que nombreux sont aussi les points qui
séparent les deux écrits. La différence la plus incontestable a trait aux
dimensions des textes : l'un, nous l'avons dit, ne comporte que vingt­
cinq pages ; l'autre en occupe plus de cinq cents. En elle-même
significative, cette disproportion a pour corollaire la substitution d'un
discours uniment impersonnel à la variété discursive qui régnait chez
Mil• de Scudéry : la première partie de l'histoire d' Aglatidas et
d'Amestris est en effet rédigée à la première personne, la seconde obéit
à la conception, plus traditionnelle, du récit à la troisième personne. Ici

22. lbid., IV, p. 744.


23. Op. cit., 1, p. 416.
24. Histoire de la rupture d'Abenamar et de Fatime, p. 234.
198 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

nous avons affaire à un incontestable plaisir d'écrire, là le texte semble


douloureux jusque dans sa conception.
C'est que, de M11' de Scudéry à M11' Bernard, on est passé d'un certain
optimisme à un pessimisme certain. Nous n'en voulons pour preuve que
deux constatations, choisies parmi tant d'autres mais portant sur des
domaines différents ; voulu par les parents imaginés par M11' de Scudéry,
le mariage des héros est devenu impossible sous la plume de
M11' Bernard. Malgré la rocambolesque épopée, marquée surtout par la
trahison des signes qui est à l'origine du drame et de ses principaux
rebondissements, les amants de M11' de Scudéry se rejoignent : c'est que
dans ce type de roman, un temps contrariées, les amours sont finalement .
'
triomphantes. Ceux de M11' Bernard sont victimes d'une séparation
définitive : ils échouent parce qu'ils portent en eux un mal qui est à .
.

'.•
l'image du dysfonctionnement profond d'un système. Leurs
.

T.
·
•.
·,
.
·•
.. ·.
•··

prédécesseurs devaient leurs tourments provisoires à un dérèglement de


.
.

la société.
1·1
.�

Si, comme nous le disions précédemment, cette nouvelle ne peut se


lire en termes historiques, tant Catherine Bernard, comme du reste tous
les romanciers qui 1' ont précédée fait fi de ce que l'on pouvait alors \,�;,'t_;
savoir d' al Andalus, on ne saurait pour autant affirmer, on le voit, qu'elle �
' ':'--
n'entretient aucun rapport avec !'Histoire. './,,_},.,
Intéressante sur le plan théorique, cette nouvelle ne l'est donc pas
moins sur le plan idéologique.
Plusieurs enseignements nous semblent pouvoir être tirés de cette
analyse.
Nous devons d'abord constater que dans la dernière décennie du xvn'
siècle la veine hispano-mauresque s'épuise. Nous n'en voulons pour
preuve que le fait que les deux textes qui virent alors le jour ont pour
caractéristique ! 'un - et c'est celui de Catherine Bernard - de '

déconstruire le mythe andalou précédemment élaboré, l'autre - et c'est 1

La Relation historique et galante de l'invasion de l 'Espagne par les


Maures de Baudot de Juilly" - d'envisager les débuts et non la fin ou
le milieu de l'histoire de l'Espagne musulmane, ce qui est une autre
manière de tourner le dos au mythe. On peut trouver dans l'histoire une
explication de cet épuisement. La diplomatie française a, au XVII' siècle,
continué à inscrire dans la tradition d'alliance franco-turque inaugurée
par François l" la bienveillance à l'égard des Morisques, agents, souvent

25. Voir Suzanne Guellouz, « Une fiction qui fait l'histoire, la Relation historique et
galante de l 'invasion de l'Espagne par les Arabes de Baudot de Juilly», à paraître.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 199

conscients, de la politique expansionniste de la Sublime Porte. Cette


politique de la cour de France n'est pas appliquée à la lettre par les
agents, consulaires notamment, présents dans les régences barbaresques
où les Morisques installés en grand nombre apparaissent comme une
force antagoniste de la suprématie turque et sont de ce fait envisagés
comme les agents d'une déstabilisation possible de cette partie de
l'Empire ottoman espérée par le négoce français.
Les écrivains sont, dans ce domaine plus que dans d'autres, les témoins
mal informés et impuissants d'une action politique dont les tenants et
aboutissants leur échappent. Vamertume prétendument métaphysique
n'est en réalité que le fruit de la déconvenue socio-politique qui en 1696
s'est largement emparée des esprits. C'est donc paradoxalement au
moment où la littérature expulse doublement !'Histoire -· en l'occur­
rence celle de Grenade, autrement dit !'Histoire comme cadre, et celle de
la France, autrement dit ]'Histoire conçue comme le tissu dans lequel
les personnages sont pris - que !'Histoire est la plus présente.
Une autre leçon peut être tirée de cette enquête. Le passage du roman
baroque à la nouvelle classique correspond à une mutation idéologique.
Un dernier enseignement se dégage de cette analyse. Il a à voir avec
la définition de l'inter- ou de l'hypertextualité. Aux éléments précé­
demment évoqués - éventuelle subversion et inconscience dans laquelle
s'opère le passage - on peut en effet ajouter l'idée qu'aux dialogues à
deux voix jusque là envisagés -- Catherine Bernard et Mm• de Lafayette
ou Catherine Bernard et M11' de Scudéry - se substitue un dialogue à
trois voix, celle de Madeleine de Scudéry, celle de Madame de Lafayette
et celle de Catherine Bernard.
C'est dire quel est l'intérêt de ce court récit dont on ne peut plus
désormais dire, avec René Godenne, que M110 Bernard l'a ajouté à Inès
de Cordoue << sans qu'on sache pourquoi. »
r
1

IV.
Genres : l'Orient épique et romanesque

:�
:COrient des « Histoires Tragiques » de Boaistuau, Belleforest
et Rosset :
constitution d'un lieu commun romanesque

Nicolas Cremona
ENS- Paris-Ill Sorbonne Nouvelle

Les histoires tragiques, nouvelles historiques et sanglantes, très à la


mode au xv1• et xvn• siècles, ont souvent raconté des événements passés
en Orient, notamment en Turquie et en Égypte, mais également dans les
royaumes du Maroc et de Tunis. Les faits relatés sont tirés de l'histoire
proche, voire de l'actualité du XVI' siècle (luttes pour le pouvoir entre les
rois de Tunis, meurtres commis par Mehmet II). A cette époque, l'Orient
tragique est représenté au théâtre et La Soltane de Bounin (1561) qui
raconte l'assassinat de Mustapha par son père Soliman, mais également la
tragédie du More cruel qui tue les enfants et l'épouse de son maître espa­
gnol (1612), reprennent des sujets abordés par François de Belleforest,
auteur de la Continuation des histoires tragiques (1561-1583).
Les auteurs d'histoires tragiques, des polygraphes qui cherchent le
succès commercial, adoptent sans hésiter le topos exotique du sultan
oriental esclave de ses sens, autocrate tout puissant et obéi, tel qu'il est
véhiculé par les chroniques et les récits de voyage. Le sultan devient
ainsi, pour les hommes de la Renaissance, l'incarnation du mauvais
prince, soumis à ses passions et à ses sentiments, se transformant en un
personnage indiquant la démesure. En effet, même si les histoires
prétendent relater des faits réels, la configuration narrative a recours à
des lieux communs (sérail à l'atmosphère étouffante propice aux
intrigues et aux secrets du pouvoir) et à des personnages-types (despote
oriental au caractère excessif, odalisques perfides et manipulatrices) qui
assurent leur succès aux textes, confortant le lecteur dans une image
stéréotypée de l'Orient qu'il reconnaît d'histoire en histoire et qu'il
retrouve dans d'autres genres littéraires, dont le théâtre.
Cet imaginaire oriental transcende ainsi la simple dimension historique
et devient un catalyseur d'actes barbares et sanglants, et le sultan se
constitue en symbole de cruauté et de démesure à la fois privée et
politique. La vision que les auteurs d'histoires tragiques proposent de
l'Orient est donc fortement manichéenne et exagérée, et l'Orient est
présenté comme un repoussoir pour les lecteurs français, un contre-

1 '
�" I

204 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

exemple concentrant les pires vices. Cette perspective est centrale dans
les histoires tragiques qui se présentent comme des histoires morales,
écrites pour l'édification des lecteurs.
A la fin du XVI' siècle, chez Boaistuau puis Belleforest, se dessine ce
lieu commun de l'Orient comme cadre propre à l'histoire tragique dans
la mesure où celle-ci raconte des situations paroxystiques, à la limite de
l'inhumain. Inversement, parallèlement à ces textes, on trouve chez ce
même Belleforest des récits exaltant les vertus de grands hommes
orientaux, généraux, princes ou sultans, loués pour leur bonté, leur
reconnaissance, leur magnanimité et leur sagesse. Au XVII' siècle, sous
la plume de Rosset, l'Orient se transforme en un cadre exotique pour
transposer des faits advenus en France.

Une vision occidentale de l 'Orient : le souverain oriental comme


archétype de la cruauté (Boaistuau, Belleforest)
IJOrient sert de cadre à une dizaine d'histoires tragiques' dans la
Continuation des histoires tragiques de Belleforest (1561-1583), disciple
et successeur de Boaistuau, auteur du premier recueil d' Histoires
tragiques (l 559), Il fournit un répertoire de sujets, de personnages, de
types constitués par une tradition littéraire qu'il s'agit de reprendre et

1 . Voici les titres des dix histoires orientales de Belleforest :


Tome I, 15 : « D'un esclave mahometan, lequel vengea la mort de son seigneur sur le fils,
qui en estait l'homicide : & comme depuis etant eslu par le peuple pour Soldan du pays,
rendit la principauté à celuy à qui elle appartenait par droit, & succession de lignage, »
Tome II, 24 : « De quelle courtoisie usa le Roy de Marocco, envers un pauvre Precheur,
sien subject, qui l'avait logé, le Roy s'estant égaré à la chasse.»
3 1·: « Un esclave more estant battu de son maistre, s'en vengea avec une cruauté grande
& fort estrange.»
35 : « Grande courtoisie de Saich, roi de Fez, à l'endroit de Mahomet, Seigneur Dubdu
en Afrique, qui se rendit à sa merci, lors que le Roy le tenait assiégé. >)
Tome III : 47 : Le Soldan d'Egypte recognoissant les biens jadis reçus de Henri duc des
Vandales son prisonnier, le delivre & le fait conduire surement jusqu'en terre des Chrétiens.
51 : Les massacres & actes inhumains exercez par Mahomet 2 empereur des turcs sur les
parents & serviteurs plus loyaux de sa maison.
Tome V : 81 : Avec quelle ruse un simple prestre mahometan s'est rendu Roy, monarque
de fez, Tresmissan & Maroque, comme il fust occis, & la vengeance prinse par son fils sur
ceux qui foirent le massacre,
Tome V I : 94 : De l'abominable & tyrannique meurtre de Soltan Soliman Roy des Turcs,
perpetré sur son fils Mustapha.
Tome VII : 107 : Loyauté d'Aben Sahumor Africain envers sonespouse captive & comme
il la delivra & de la mort des deux amants.
110 : Accidents pitoyables advenus en la maison des roys de Tunes, & divers massacres y
commis pour l'ambition de ceux qui aspiraient à la couronne.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 205

d'exploiter plutôt que de la modifier et de la renouveler. Ainsi,


Belleforest véhicule une image traditionnelle de l'Orient, fondée sur des
considérations géopolitiques communes à l'époque, héritées d'ouvrages
de compilation comme la Cosmographie universelle de Sebastien
Munster que Belleforest a traduite en français, en parallèle de ses œuvres
de fiction. I;Orient reste pour lui un ensemble cohérent et peu différencié
et le traitement qu'il propose des rois de Tunis ou des sultans turcs ou
marocains est identique : unitaire, l'Orient est une terre de l'excès.
Belleforest explique cela dans l'ouverture de la dixième nouvelle du
livre VII, « Accidents pitoyables advenus en la maison des roys de Tunes,
& divers massacres y commis pour l'ambition de ceux qui aspiroient à
la couronne » :
Ce n'a pas été sans cause, que les anciens ont dit en· commun proverbe,
que toujours l' Affrique, emporte quelque cas de nouveau, ou nourrit
quelque monstre : en tant qu'il n'y a Province sous le ciel, en laquelle y
ait de si estranges changemens de l 'estat, ny de si exorbitantes occasions
de ces mutations, & alterations de puissances. Car s'il en failloit venir
au premier fondement des races qui ont peuplé ce pays, vous verrez qu'il
n'y a presque siècle (je ne diray millième d'année) qui n'aye porté
quelque revolution alteree en la principauté particulière de ce pays
africain, sans qu'il nous faille venir à la généralité de la monarchie
laquelle n'y peut one planter ses racines de guère longue durée2•
Le narrateur, qui cherche à édifier son lecteur, reprend donc les images
traditionnelles d'une terre excessive poussant à des tempéraments
extrêmes, que l'on trouve sous d'autres plumes comme celle de Léon
l'Africain, diplomate et cosmographe des xv• et XVI' siècles, auteur d'une
fameuse Description de l'Afrique'. C'est dans le personnage du sultan
oriental que Belleforest va illustrer cette théorie dont la fortune sera
considérable jusqu'au xvm• siècle.
À ce titre, le souverain oriental est un personnage tout à fait
emblématique : très souvent représenté dans les Histoires tragiques
comme un tyran cruel et soumis à ses passions, il est barbare et sans
pitié. Belleforest place ainsi dans ses nouvelles de véritables souverains
orientaux, connus en occident, notamment la figure de Mehmet II,
vainqueur de Constantinople, mais aussi les derniers rois hafsides de
Tunis du xvr• siècle, Mulay Hacen (Abu Abd Allah Muhammad al
Hasan, sultan hafside de 1526 à 1 543) et son fils Hamida (Abu Ahmad,

2. Bel1eforest, Histoires tragiques, livre VII. Lyon, chez Benoist Rigaud, 1595, p. 273.
3. C'est A, Guellouz qui m'a signalé cette référence. Qu'il en soit remercié.
206 ÜRIENT BAROQUWÜRIENT CLASSIQUE

sultan de 1543 à 1 574 et dernier roi de Tunis) et Soliman le Magnifique,


grand empereur ottoman, assassin de son fils Mustapha. En reprenant
des personnages historiques anciens et célèbres (Mehmet II le
Conquérant, qui prit Constantinople en 1453, était un des souverains
ottomans les plus connus en Europe) ou contemporains (Soliman règne
au XVI' siècle, de même que les rois de Tunis), Belleforest concilie deux
grandes tendances de son projet : il s'agit de présenter les grands
personnages de son temps, comme un historien, et donc de respecter les
faits le plus véridiquement possible ; mais parallèlement, le narrateur
souhaite instruire et veut proposer des exemples ou plutôt des contre­
exemples à l'attention des lecteurs, insistant donc sur les scènes
dramatiques ou pathétiques susceptibles d'émouvoir le lecteur et donc de
lui faire prendre conscience de l'horreur du vice ou des passions
dévorantes pour l'amener à retrouver le chemin de la vertu. Dans ce
cadre exemplaire, la reprise du personnage du sultan oriental répond à
ces deux exigences : les faits rapportés par Belleforest, aussi sanglants
fussent-ils, sont avérés par les historiens, mais Belleforest choisit de les
représenter de manière extrêmeme_nt dramatisée et pathétique, en
insistant sur la cruauté du souverain et sur sa barbarie, ce qui aboutit à
une forme de manichéisme et de diabolisation. Ainsi, la configuration
narrative des récits reprend des lieux communs occidentaux sur le prince
oriental, sans pour autant s'éloigner des faits historiques. Entre réalité et
fiction, ces personnages de sultans tyranniques acquièrent une
dimension symbolique, voire archétypale; ils deviennent l'emblème du
mauvais prince.
Uauteur des Histoires tragiques condanme la cruauté de ces person­
nages mais cherche toujours à l'expliquer de manière plus ou moins
rationnelle, adoptant une démarche d'historien soucieux de proposer des
causes, alors en germe à la Renaissance, comme le précise Claude­
Gilbert Dubois. Dans tous les cas, quelle que soit la nouvelle, le
souverain oriental est présenté comme une victime de l'hérédité ou de
traditions sanguinaires. Ainsi, au début de la nouvelle sur les rois de
Tunis, Belleforest explique dans une longue digression les origines de la
dynastie hafside en soulignant la violence des prises de pouvoir des sou­
verains qui se massacrent entre frères. Le narrateur souligne lui-même
la nécessité pédagogique de cette digression généalogique pour expli­
quer le comportement des rois de Tunis :
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 207

Mais à quoy (direz vous) sert une telle & si longue digression, puisque
votre subject tend à la preuve des malheureux succez causez ordinairement
par l'ambition au fait du gouvernement des Royaumes ? Beaucoup,
certes, car sans ce discours, à peine aurez vous pleine cognoissance de
l'histoire que je vous veux reciter4•
Il adopte le même procédé généalogique dans « De l'abominable et
tyrannique meurtre de Sultan Soliman roy des Turcs perpetré sur son fils
Mustapha », où il explique que les Turcs ne peuvent établir leur pouvoir
qu'en tuant leur prédécesseur et en plaçant Soliman dans une longue
lignée de princes assassins, Cette idée d'une instabilité et d'une
usurpation fondamentales du pouvoir oriental (largement exagérées)
revient dans toutes les nouvelles et sert de repoussoir aux lecteurs
occidentaux, qui reçoivent ces histoires dans les années 1570 et 1580,
pendant les guerres de religion. Dans ce sens, l'Orient devient le miroir
ou la face cachée de l'Occident. Il permet de représenter ce qui inquiète
en France : l'instabilité du pouvoir, les luttes internes, les usurpations et
les conflits dynastiques.
Soucieux de présenter des contre-exemples immoraux à l'attention de
ses lecteurs, Belleforest joue également d'effets d'insistance en
choisissant de traiter des mêmes princes dans plusieurs nouvelles. Il
n'hésite pas à écrire deux nouvelles sur les massacres des rois de Tunis,
la nouvelle du livre VI étant plus condensée et centrée sur la mutilation
du père par son fils (aveuglement),
Cette reprise peut s'appuyer sur l'intertextualité. On voit réapparaître
le personnage de Mehmet II déjà présent chez Boaistuau (le maître de
Belleforest et premier auteur d'un recueil d'histoires tragiques) dans le
livre VI et Belleforest développe les cruautés du sultan, en racontant
comment il massacre ses frères et ses conseillers pour ne pas partager le
pouvoir, alors que dans la deuxième histoire des Histoires tragiques,
Boaistuau s'était concentré sur un autre épisode de la vie de Mehmet Il
qui aurait tué sa favorite, l'esclave grecque Hyrénée, dont il était fort
amoureux, pour prouver à ses conseillers et à son entourage qui com­
plotaient contre lui qu'il était capable de faire passer l'intérêt de l'état
avant le sien propre.
De Boaistuau à Belleforest, Mehmet II devient de plus en plus cruel :
exemple même du prince lascif et débordé par ses passions chez
Boaistuau, il parvient cependant à se maitriser et à faire primer la
politique sur son amour ; mais cet effort sur soi que Boaistuau aurait pu

4. Ibid., p. 273-274.
208 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

saluer comme une marque de grandeur politique ou de stoïcisme est


interprété comme une forme de « cruauté inhumaine d'un infidele amant
envers sa dame » et le narrateur rappelle que la fortune a puni Mehmet
qui a perdu la bataille de Belgrade contre Jean Huniade. Chez
Belleforest, le récit reprend en détail toutes les cruautés de Mehmet qui
fait tuer ses frères, dont un enfant au berceau. Boaistuau lui aussi montre
le crime et les réactions d'effroi et d'horreur qu'il suscite chez les
témoins, indiquant par là et en creux la réaction programmée du lecteur :
Ces propos finiz, print incontinent d'une main la Grecque par les cheveux,
et de l'autre tira le cymeterre qu'il avoit au costé ; et ayant les mains lacées
à la blonde trace de son chef, d'un seul coup luy trencha la teste, avec une
espouventable tremeur d'un chacun ; puis ayant mis fin à ce chef d'œuvre,
leur dist : « Cognoissez maintenant si vostre Empereur sçait commander
à ses affections ou non ». Soudain apres, pensant descharger le reste de sa
colere, dressa un camp de bien quatre vingts à cent mille hommes, par le
secours duquel il penetra toute la Boussine, assiegea Belgrade, où la
fortune luy fut tant contraire qu'il fut mis en routte et perdit la memorable
bataille contre les Chrestiens soubs la conduicte de Jean Huniade
surnommé le Blanc, lequel fut pere du glorieux Roy Mathias Corvin'.
Belleforest présente la cruauté orientale comme une forme de barbarie
intrinsèque, voire inouïe. Cependant, l'auteur n'a de cesse de comparer
ces personnages à de grandes figures de souverains sanguinaires ou
cruels, tirées de l'antiquité ou de l'histoire contemporaine. Ces
personnages dépassent les pires anti-modèles. C'est par la référence à
des figures bibliques ou antiques que Belleforest suggère ! 'horreur
indescriptible qui s'attache à eux :
Muley Hacen [. . .] fit un acte digne de soy à scavoir d'un Barbare & d'un
vray ennemy de toute humanité, & se rendit le furieux imitateur de
l'Idwnéen Herode, car il vous empoigna tout ce qui restait de frères et
de sœurs qu'il avait, tous les enfants de ses freres & sœurs, ses cousins
& ses cousines qui touchoyent tant soit peu de parenté au sang royal &
les tenant à discretion, il fit ou tuer ou aveugler les masles, & les femelles
il fit mettre en un bain & estuves, pour y estre en prison6•
Ce ne fut pas assez à Mulay Hamida d'avoir imité le beau & ecervelé
Absalon en la guerre qu'il fit à son pere, en le privant du Royaume, si
encor apres s'estre fait proclamer Roy, & seigneur de Tunis, il n'eus!
suivy l'impudence horrible, & indigne d'estre racontee du fils de David,

5, Boaistuau, Histoires tragiques, Genève, Droz, 1977, p. 5 9-60.


6. Belleforest, op. cit., p, 282.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 209

Absalon, car sans nulle honte, ny reverence, il entra au serail de son pere,
où il usa salement & incestueusement des femmes & concubines de
celuy qui l'avoit engendré'.
En Neron estimé cruel sur la mesme cruauté, se trouvera+il plus d'inhu­
manité que celle de ce barbare' ?
C'est dans cette surenchère par rapport aux références antiques que se
construit la contre-exemplarité de ces souverains cruels. Mais les réfé­
rences peuvent aussi être tirées de l'histoire contemporaine, ce qui
permet au narrateur de souligner l'actualité et la vraisemblance des évé­
nements relatés. Ainsi, Belleforest évoque (à tort ou à raison) à propos
des rois de Tunis le contre-modèle de Machiavel
N'estoit-ce pas se gouverner selon les reigles & maximes du cruel poli­
tique Macchiavel, qui ne peut pas espargner le sang, où il voit la moindre
pretention du monde' ?
Ce rapprochement, véritable lieu commun de l'époque, permet de
diaboliser encore davantage les rois de Tunis, en combinant l'image du
tyran soumis à ses passions hérité de Platon et celle du souverain moderne
qui peut choisir le recours à la violence au nom de l'intérêt de l'État,
indépendamment de toutes considérations morales. On le voit, la vision de
l'Orient de Belleforest se construit par croisement et reprise de lieux
communs trouvés chez des historiens ou des auteurs de récits de voyages.
Si les faits racontés sont exacts, il n'en reste pas moins que le narrateur les
met en scène de manière à exacerber la violence, en soulignant la cruauté,
bref, en les transformant en scène tragique, au sens théâtral du mot.
I:image du sultan rejoint une forme d'archétype de la violence et de la
barbarie allant jusqu'au crime contre-nature. Suivant une logique du
comble et de la surenchère dans la peinture de la violence, Belleforest
donne à travers ses nouvelles une vision paroxystique de l'Orient servant
à construire une image d'altérité incompréhensible, impensable, qui
dépasse tous les criminels antiques et contemporains. Le narrateur
s'attache tout particulièrement à décrire de manière détaillée et pathétique
les scènes de meurtre, avec force appels à la compassion du lecteur et
récriminations contre la barbarie des mœurs orientales et contemporaines,
reprenant le lieu commun de l'âge de fer et de la perte des valeurs
humaines :

7. lbid, p. 304.
8, Ibid., p. 304.
9, Ibid, p. 282,
!':""r 1

210 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Ah, temps dernier en quelles revolutions es tu tombé, que tout ordre


naturel soit en toy rompu & perverty, que le sang ne recognoisse celuy
dont il a pris origine 10 ?
La scène atroce du fratricide est annoncée par le narrateur mais
repoussée, ajournée et c'est un serviteur qui sera chargé de l'exécution
du frère rival par le sultan qui connaît un moment de pitié. Ce recul
devant le sourire de l'enfant innocent, qui n'est lui-même pas original et
que 1' on trouve sous la plume d'Hérodote, permet d'accroître la tension
émotionnelle de la lecture et de créer des effets pathétiques, amplifiés par
la référence aux crimes de Médée et d' Atrée : ·''
Il s'en alla au lieu de son palais où un sien frere aagé de dixhuit mois,
ou environ estait nourry, pour commencer sa tragedie sur ceste innocente
creature. Comme il tire l'enfant du berceau prest à luy donner le coup de
sa main propre, ou d'en battre cruellement les murailles, le petit enfant,
se mit à rire contre luy, comme le caressant, & accusant par ce ris sa
cruauté & inhumaine descourtoisie. Mais cette mignotise de l'enfant,
non plus que la souvenance que c'estoit son sang, & son propre frere,
destournerent le tyran de son emprise, & moins peurent adoucir son cœur
desja tout abreuvé de meurtres, & massacres, ains luy mesme allait faire
1'office de bourreau, & souiller ses mains cruelles du propre sang de son
frere. [... ] Pourquoy accuse t on les poetes de mensonge, lors qu'ils font
une Medee tuant son frere, un Atrée faisant occir ses neveux pour en
remplir l'estomach de leur propre pere, Que restait-il icy de plus que
celle cruauté racontée par les fables poetiques, sinon que le barbare feist
cuire la chair tendrelette de son frere & en feist prendre repas & curée à
la dolente mere de ce miserable enfant1 1 ?
I.Jürient entre donc dans une stratégie baroque de l'émotion forte, de
la volonté de choquer le lecteur et de l'amener à la vertu, après l'avoir
forcé à contempler les excès et les horreurs des passions (amour,
ambition, soif de pouvoir). I.Jürient est toujours présenté par Belleforest
comme une terre d'exception, paroxystique, une zone tragique par
excellence et inégalable, comme le signale la fin de la nouvelle sur les
rois de Tunis
Mais il est desormais temps de laisser ces Mores avec leurs infidelitez,
ambitions, & felonnies, pour visiter ! 'Europe, & y cercher quelque fait
tragic qui ne soit si sanglant, & hideux, & où la diversité des meurtres,
& conspirations ne soit fascheuse aux liseurs courtois, & envieux aux

10, Ibid., p. 307.


1 1 . Jbid., p. 390-391.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 211

.-!-'

Damoiselles, lesquelles pourroient sentir quelque effroy, oyant des


discours tant esloignez de la compassion qui leur est naturelle 12•

Les grands hommes de l'Orient :


uneforme de contrepoint contre la tentation du manichéisme ?
li convient cependant d'examiner d'autres figures de souverains dans
les histoires de Belleforest. Quoique très marquant, le sultan oriental
tyrannique et soumis à ses passions n'est pas pour autant la seule image
que Belleforest donne de l'Orient. En effet, sur les dix histoires
orientales de la collection, on trouve cinq récits présentant des souverains
généreux, magnanimes et sages. Ces récits ponctuent la collection et
permettent de construire un contrepoint au point de vue entièrement
négatif sur l'orient. Les titres des histoires mettent en avant les valeurs
de ces personnages, soit publiques soit privées comme la fidélité à un
souverain ou à une bien-aimée dans « D'un esclave mahometan, lequel
vengea la mort de son seigneur sur le fils, qui en estoit l'homicide ; &
comme depuis etant eslu par le peuple pour Soldan du pays, rendit la
principauté à celuy à qui elle appartenoit par droit, & succession de
lignage » ou « Loyauté d'Aben Sahumor Africain envers son espouse
captive & comme il la delivra & de la mort des deux amants » ; ou bien
la reconnaissance des souverains à l'égard de leurs sujets ou adversaires
de valeur dans « De quelle courtoisie usa le Roy de Marocco, envers un
pauvre Precheur, sien subject, qui l'avoit logé, le Roy s'estant égaré à la
chasse » ou « Grande courtoisie de Saich, roi de Fez, à l'endroit de
Mahomet, Seigneur Dubdu en Afrique, qui se rendit à sa merci, lors que
le Roy le tenoit assiégé » ou « Le Soldan d'Égypte recognoissant les
biens jadis reçus de Henri duc des Vandales son prisonnier, le delivre &
le fait conduire surement jusqu'en terre des Chrétiens ».
Ces souverains deviennent des exemples de princes justes et humains,
qui prennent le contre-pied exact des figures de tyrans comme
Mehmet II ou Soliman, mais ce ne sont pas pour leurs actions politiques
qu'on les célèbre, mais plutôt pour leurs actions privées. En réalité, ils
ne sont pas tout à fait placés sur le même plan que les souverains
sanguinaires. Les grands hommes de l'Orient deviennent pour le
narrateur des exceptions confirmant la règle implicitement posée et
héritée des codes et des lieux communs de l'époque, Ces personnages
positifs introduisent une variation dans l'organisation générale du

12. Ibid., p. 312,


212 ÜRIENT DAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE

recueil : par souci de variété, suivant le modèle boccacien, Belleforest


introduit des histoires à fin heureuse dans sa collection et la série
orientale ne fait pas exception : dans le livre VII, face à l'histoire des
meurtres des rois de Tunis, on trouve « Loyauté d' Aben Sahumor
Africain envers son espouse captive & comme il la delivra & de la mort
des deux amants », récit comparé par le narrateur au mythe de Pyrame
et Thisbé, modèle de Roméo et Juliette13 : le chef more, Xahumor,
amoureux de sa cousine Jotho, est valorisé par le narrateur qui le décrit
comme « autant gentil et courtois, qu'il était vaillant et hardi, hazardeux
et entreprenant au fait de la guerre14 , » Exemplaire pour son amour,
Xahumor reste cependant évalué en référence aux chrétiens par le
narrateur :
Ce More ne fait-il pas honte à plusieurs chrestiens, qui subornent les
filles de bonne maison, les abusent sous la foy du mariage, & puis après
faussent malheureusement la promesse qu'ils leur ont faite15 ?

A la fin du récit, le narrateur délivre une moralité qui va à l'encontre


de l'image traditionnelle du barbare oriental en prônant une forme de
respect et de refus de systématiser : en effet, la courtoisie ne dépend pas
de la nationalité. On le voit, là encore, le modèle reste occidental, et c'est
en référence à l'Occident que l'on juge l'Orient et ses grands hommes
systématiquement rapprochés de modèles antiques ou chrétiens qu'ils
peuvent eux aussi surpasser. Dans le mal et dans le bien, l'Orient est
placé comme miroir de l'Occident.
Ainsi voyez-vous que ce qui est naturel soit pour la gentillesse & la
courtoisie ou pour la conservation de soy, & de son pays, n'est joint à une
seule nation, n'assiert à un peuple seulement, ains à tous les
hommes [ . . , ] comme en avez-vous pu voir l'experience en l'histoire
presente & entre ceux qui sont Barbares de nom, & que plusieurs
estiment sans civilité & sans courtoisie 1 6,

Cet éloignement des lieux communs véhiculés à l'époque sur l'Orient,


terre exotique, va à l'encontre de la pratique habituelle de Belleforest
qui abonde en commentaires généraux ou énoncés gnomiques à préten­
tion historique ou scientifique, constituant une forme de psychologie

13, Belleforest qualifie cette nouvelle d'« autant excellente et digne d'estre notee & mise
par escrit, que l'histoire (soyt vraie, ou non) de Piramus et Thisbé ».
14, p, 336,
15, Ibid,, p. 370,
16, Ibid,, p, 405-406,
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 213

des peuples héritée des ouvrages de compilation, de cosmographies


savantes et de la littérature de voyage. Mais la postérité a plutôt retenu
les histoires de sultans sanguinaires, sans doute plus attrayantes pour le
public avide de récits à sensations.

L'Orient mythique : un cadrefictionnel de transposition


I;Orient va devenir au XVII' siècle un cadre idéal pour certains auteurs
d'histoires tragiques, comme François de Rosset ; mais c'est un Orient de
plus en plus fictionnalisé, très peu référentiel et historique. Dans la
première nouvelle des Histoires mémorables et tragiques de nostre temps,
paru en 1619, Rosset raconte les méfaits de Concini et de la Galigaï, favoris
de la régente Marie de Médicis, et leur mort violente en 1617. Ces faits tirés
directement de l'actualité politique du temps ne sont pas présentés de
manière frontale mais de manière détournée : en effet, Rosset imagine que
ces faits se déroulent dans l'empire perse, qui, après l'assassinat du grand
Alcandre, souverain juste et aimé de son peuple, tombe sous la coupe de
Philotime et de Dragontine, favoris de l'impératrice qui exercent une forme
de domination sur le jeune Sophi. Dans l'avis aux lecteurs de son ouvrage,
Rosset précise bien qu'il a dû emprunter des noms factices pour ne pas
embarrasser certains protagonistes encore vivants, et propose une lecture
à clés tout à fait transparente pour un lecteur de l'époque. I; Orient sert
donc de décor exotique introduisant la tragédie, comme le montre ce début
de nouvelle de Rosset
En l'une des îles Fortunées est une province la plus délicieuse de l'orient.
Le soleil qui l'éclaire également de toutes ses douze maisons n'y fait de
toute l'année qu'une seule saison. C'est nn vrai jardin de délices ; et s'il
y a au monde quelque trace du Paradis terrestre, c'est sans doute ce bien­
heureux pays.[ . . ,] La Perse jouissait alors d'une profonde paix que le
grand Alcandre lui avait acquise par ses travaux plus mémorables que ceux
d'Hercule17•
La peinture de l'Orient est là encore parfaitement topique et fort
lointaine. La splendeur orientale sert à creuser le contraste avec les
noirceurs des deux usurpateurs Philotime et Dragontine. Tout comme la
Barbarie décrite par Belleforest, l'Orient de Rosset reste largement
fictionnel, et l'auteur n'a pas de vision cohérente de l'espace qu'il définit
ainsi, comme le montre la seconde nouvelle du recueil, transposant un
duel entre deux grands dans l'empire perse. Bien qu'elle soit
17. Rosset, Histoires tragiques, éd. Anne de Vaucher Gravi1i, Paris, Le Livre de Poche,
1994, p. 38-42,
214 ÛIUBNT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

contemporaine de la première, cette histoire présente une situation


beaucoup plus instable d'un empire perse en proie aux guerres civiles,
ce qui montre bien que le cadre ne sert qu'à donner le ton de la fiction (le
décor créant un effet de contraste, ou un effet de comble, suivant les cas) :
Vhistoire déplorable que je vais réciter, arrivée depuis peu de jours en
Asie, confirme la vérité de mon dire. Durant que l'empire des perses
était accablé de misères publiques, que l'état de l'ancien service de la
Divinité était en danger d'être subverti par une secte nouvellement in­
troduite, que le fer et le feu ravageaient les provinces, sans épargner
même les temples des Immortels, que le frère attentait sur la vie du frère,
et que le propre fils, poussé d'un zèle inconsidéré de religion, n'avait
point d'horreur d'enfoncer sa main exécrable dans le sein de celui qui
l'avait engendré, et le propre père de couper la gorge à celui qu'il avait
fait naître. Il y avait un prince, nommé Cléandre, accompli en toutes les
plus rares perfections qu'on puisse imaginer".
Cet Orient en conflit, où tout ordre semble subverti, ce chaos contre­
nature, n'est-ce pas une expression détournée de la France du XVI' siècle,
en proie aux guerres de religion entre catholiques et protestants? Cette
vision de l'Orient, pensé comme altérité radicale, comme envers du
monde européen, réactivant le mythe de l'âge de fer, se retrouve dans
d'autres textes de l'époque, notamment au théâtre dans La tragédie
française d 'un More cruel, tragédie anonyme de 1608, où l'on présente
un esclave more se vengeant de son maître et tuant sa femme et ses
enfants, ou bien dans La Rhodienne de Mainfray, inspirée de la première
histoire tragique du Printemps de Jacques Yver, où les autorités sont
battues en brèche, où la guerre est le lieu du renversement des valeurs et
des pouvoirs 19. Rosset évoquerait ainsi cette période qui était tabou, ce
passé qui ne passe pas, de manière détournée, par le biais de la fiction.
Ainsi, l'Orient, constitué de stéréotypes de barbarie et de cruauté chez
Boaistuau et Belleforest et vaste réservoir d'histoires sanguinaires,
devient peu à peu un décor, un cadre fictionnel d'intrigues politiques
françaises, Philotime endossant le costume du tyran oriental guidé par
une soif de pouvoir sans limite et des passions dévorantes. La transpo­
sition devient ici le stade suprême de la fictionnalisation de l'Orient,
terre exotique de l'excès baroque, lieu commun romanesque, miroir
inversé et mythique d'un Occident qui le méconnaît et le repousse.

18, Ibid., p. 74-75.


19, Édition critique dans C. Biet (dir.), Thétitre de la cruauté et récits sanglants en France
(xvr- xv1r siècle), Paris, R. Latîont, coll. «Bouquins», 2006, p. 549-591.
L'Orient au carrefour de la dévotion
et du romanesque

Nancy Oddo
Université de Paris Ill-Sorbonne Nouvelle

Vune des questions soulevées par la réforme tridentine dès la seconde


moitié du xv1• siècle concerne les moyens de rendre l'édification reli­
gieuse plus « ductible », selon la formule du jésuite Louis Richeome ou
plus « allechante & pleine d'attraits» selon François de Sales. En d'au­
tres termes, comment écrire pour séduire des mondains, toujours
présumés récalcitrants à l'enseignement religieux, sans mettre en péril
le message catholique de l'œuvre, tout en guidant vers le salut ou, plus
humblement, vers une dévotion qui n'est pas encore dite « aisée' » en ce
tout début de XVII' siècle, mais simplement « civile2 » ? En développant
le principe d'une « vie dévote », c'est-à-dire d'une compatibilité entre
l'intériorité de la croyance et l'action dans le monde, François de Sales
a donné de solides assises théologiques, bien ancrées depuis saint
Augustin, à ce projet prolongé dans les années 1620-1644 par Jean­
Pierre Camus, le fameux et prolixe évêque de Belley, auteur
d'innombrables histoires dévotes répondant aux injonctions salésiennes
d'emprunter des « voies de laict3 » pour toucher le cœur des lecteurs et
les conduire en douceur, par « délectation, délices et suavités » vers leur
salut. Mais déjà avant lui, des plumes dévotes, laïques comme ecclé­
siastiques, souvent totalement inconnues, se proposaient de remplir cette
digne mission par le recours à la fiction narrative. La vérité catholique
doit pénétrer le lecteur par le biais des délices romanesques : on saisit
l'ambiguïté du lien entre délectation de la fiction et dévotion. Émergent
donc de cette exigence toute édifiante mais équivoque, des textes hy­
brides, entre le roman d'aventures sentimentales et le manuel de
catéchisme, voire le traité religieux, des ouvrages qui métissent les
formes et les genres comme les motifs, sans toujours manifester la

1 . Pierre Le Moine, La Dévotion aisée, Paris, Antoine de Sommaville, 1652.


2. JeanMPierre Camus, Acheminement à la dévotion civile, 1 624. La préface formule le
vœu de suivre« sa manière de traiter la dévotion et de l'accommoder à toutes sortes de
vacations dans le siècle» dans la lignée de la« vie dévote» de François de Sales.
3. La formule est de JeanMPierre Camus dans Petronille. Accident pitoyable de nosjours,
cause d'une vocation Religieuse, Lyon, Jacques Gaudion, 1616, p. 472.
216 ÜRJENT BAROQUEIÜRIENT CLASSIQUE

circonspection de l'évêque de Belley à qui l'on impute généralement la


création de cette tentative nommée par commodité « roman dévot ». Il
faut rendre justice à ses prédécesseurs, très inventifs et moins prudents,
qui ont amplement puisé dans la matière orientale pour exploiter cette
rencontre entre littérature et dévotion, tandis que Camus s'en est prati­
quement abstenu•.
IJOrient draine en effet un immense répertoire de motifs variés qui
renvoient à la fois aux saints pèlerinages vers Jérusalem et aux enlève­
ments d'amoureux par les Turcs, à l'image de l'alliance recherchée par
nos auteurs dévots entre le religieux et le romanesque. La superposition
toute baroque du voyage spirituel en Orient et du voyage sentimental
durant lequel les héros parcourent la Méditerranée à la recherche de leur
bien-aimée, souvent retenue captive dans les prisons barbaresques, est
apparue parfaitement adéquate à ces noces entre dévotion et fiction.
Aucun topos des récits grecs d'aventures maritimes n'est oublié : rapt,
esclavage, rançon, mahométan cruel, séparation puis retrouvailles des
amants. Ils se mêlent au souvenir de la Jérusalem délivrée du Tasse, mais
aussi à celui des récits de pèlerinage à Jérusalem et des relations levan­
tines en général, particulièrement prisées dans un xv1° siècle' nourri des
géographes antiques ou des pèlerins médiévaux•. Espaces de mémoires
et de tradition, ces contrées orientales se prêtent de manière privilégiée
à un long parcours de reconnaissance, plutôt que de connaissance,
souvent doublé d'un processus de réécriture. Marie-Christine Gomez­
Géraud7 a montré ce travail d'imitation dans le récit de pèlerinage à
Jérusalem présidé par le principe de l'imitatio qui prévaut encore jusque
dans les années 1640 pour le récit viatique'. Il s'agit pour nos auteurs non

4. Camus a publié en 1623 Eugène, histoire grenadine, Paris, C. Chappelet.


5, Voir sur ce point Geoffroy Atkinson, Les Nouveaux horizons de la Renaissancefrançaise,
Paris, Droz, 193 5, p. 10, ainsi que L'Ecriture du Levant à la Renaissance. Enquête sur les voya­
geurs français dans l 'Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Droz, 2000, de Frédéric
Tinguely et Le Mbvir ottoman. Une image politique des hommes dans la littérature géogra­
phique espagnole et française (xne-xVIJe siècles), Paris, PUPS, 2003, d 'Alexandra Merle.
6. Voir les éditions latines de Strabon (1470), Pomponius Mela (1471) ou Denys le
Périégète (1477) ainsi que les 38 éditions de Pline recensées entre 1469 et 1532, selon Numa
Broc, La Géographie de la Renaissance, 1420-1620, Paris, CTHS, 1986, p. 15. Les récits de
pèlerinage de Bernard de Breydenbach (1486) et de Nicole Le Huen ( 1488) connaissent eux
aussi un franc succès.
7. Marie-Christine Gornez-Géraud, Le Crépuscule du Grand 10yage. Les récits despèle­
rins à Jérusalem (1458-1612), Paris, Champion, 1999,
8. Voir Sylvie Requemora, « Du roman au récit, du récit au roman : le voyage comme
genre « métoyen» au xvne siècle, de Du Périer à Regnard», dans Roman et récit de voyage,
éd. M.-C. Gomez-Géraud et P. Antoine, Paris, PUPS, 2001, p. 26.
- Variations du motif'oriental dans les littératures d'Europe 217

pas de faire découvrir un espace oriental largement balisé depuis


longtemps, mais d'en utiliser les images déjà conventionnelles pour ren­
forcer les stéréotypes accolés à l'Orient, pour élaborer leur consécration,
comme l'a récemment analysé Alexandra Merle'. La fiction accomplit
ici son rôle de stabilisateur d'imaginaire dans les mentalités. Ce n'est
pas un Orient réel que l'on trouve dans ces narrations mixtes, mais un
monde textuel connu qui renvoie à l'horizon d'attente du lecteur de
romans. Ces laboratoires narratifs soulignent volontiers la dualité de
l'Orient : Orient dévot parce qu'il renferme Jérusalem et la Thébaïde ;
Orient romanesque parce qu'il favorise l'aventure et les rencontres en
tout genre. Est-ce à dire un Orient de pacotille réduit à un décor sédui­
sant ? Vidéologie catholique qui préside à l'entreprise du narratif dévot
invite à en douter : si la réforme tridentine travaille. en faveur de la tolé­
rance religieuse, le discours bienveillant envers les croisades est encore
fort au début du XVII' siècle. Trouve-t-on dans ces romans cette oscilla­
tion entre une défense du catholicisme et un humanisme dévot plus
tolérant envers !'Oriental infidèle ? Le métissage narratif hautement
baroque favorise-t-il le métissage sinon religieux, du moins culturel?
Plus précisément, quelle forme Je baroque'° prend-il dans cet Orient
construit au carrefour de la dévotion et du romanesque?
Le cas d'Antoine de Nervèze servira de point de départ pour baliser ce
parcours. Très célèbre en son temps, écrivain de métier et secrétaire du
Prince de Condé qui entra vers 1607-1608 au service du Roi, Nervèze
est un mondain qui s'adresse aux mondains et se pique de dévotion. Ce
polygraphe a écrit entre autre de nombreux romans à coloration
religieuse où les conversions à la foi catholique s'obtiennent en série et
le plus souvent sur un fond oriental. Ses Adventures guerrières et
amoureuses de Léandre (1608) débutent par l'attaque des Turcs contre
le roi de Perse parce que ce dernier s'est converti au christianisme.
Comme l'Europe est en paix, le Français Léandre s'engage dans cette
« guerre sainte » au service du grand Sophis qu'il sauve au cours d'une
bataille, lui permettant de remporter une victoire et de retrouver le fils
qu'il croyait mort. Léandre est aimé de la nièce de la reine de Perse et
son compagnon de combat, Floridor, récemment converti au
christianisme (il faut opportunément lui en expliquer quelques points de
théologie à l'occasion . . . ) aime l'amie de cette nièce. Des échanges de
9. Alexandra Merle. Le Miroir ottoman, op. cit., p. 219M221.
l 0, Le terme de« baroque» est ici pris dans son sens large, celui d'une vision du monde
dominée par le mouvement, la métamorphose, l'inconstance, la mort ou l'a11iance de doM
maines a priori peu compatibles.
218 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

lettres ont donc lieu, et surtout de nombreuses conversions puisqu'avant


de repartir au combat, Floridor obtient la conversion à la foi chrétienne
des.deux jeunes femmes. Voilà pour les 150 premiers feuillets (et il y en a
environ trois cents).
De même, dans la Suite des Adventures guerrières et amoureuses de
Léandre (1609), Lysimène amoureuse orientale de Léandre se fait passer
pour un homme, Francidor, et affronte son bien-aimé dans un tournoi :
elle est mortellement blessée, Léandre l'assiste dans ses derniers
moments et Floridor obtient sa conversion dans un long dialogue où elle
commence :
Mon père nous disoit qu'il n'y avoit point d'apparence de croire plustost
en Christ qu'en Mahomet, veu que l'un s'estoit laissé batre & crucifier
aux Juifz, & l'autre avoit tousjours vaincu ses ennemis comme grand
capitaine & Grand Prophète.
Floridor lui répond :
Quand on vous disoit que Jesus-Christ s'estoit laissé battre & crucifier
aux Juifs, vous ne sçaviez pas que ses peines & sa mort estoient neces­
saires à la réparation du genre humain ; Il souffroit volontairement &
par necessité, l'un parce qu'il le vouloit comme Dieu plain d'amour, &
l'autre parce qu'il le falloit comme Dieu plain de justice : Nous ne pou­
vions estre habilles à la possession des thresors du Ciel que par céte
mort, qui seule nous ouvroit le passage de la vie etemelle [ . . . ]. Renoncez
donc à vos premieres opinions, embrassez la Foy, & reclamez l'aide de
Jesus-Christ, qui dès l'instant de votre conversion vous ferajouïr du fruit
de sa Croix glorieuse.
Avant de s'éteindre, elle remercie Dieu de cette blessure du corps qui
a pour effet le salut de son âme :
J'ay estés mortellement frappee de la main d'un homme que j'aime, &
je suis à present divinement touchée de celle d'un seul Dieu que j'adore.
Ce�te playe du corps, est un heureux instrument pour la guerison de mon
ame : car possible sans ceste extremité qui me fait mourir ça bas, je
n'eusse pas recherché le moyen de revivre la haut en ton Empire celeste :
bien qu'en quelque esta! que je fusse, ta grace eust peu faire la mesme
operation.
Déjà dans Les Chastes et infortunees Amours du Baron de l 'Espine, et
de Lucrece de la Prade (1598), la conversion à la vie religieuse de
l'héroïne est motivée par la disparition de son amant enlevé par des
pirates turcs qui l'ont enfermé dans une prison d'Alger où il trouve la
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 219

mort. A cette nouvelle, Lucrèce tombe dans une profonde mélancolie


qui la conduit à « s'aller jeter dans un cloître » et deux ans plus tard, « le
nom de son fiancé à la bouche, & en l'appelant par son nom, elle
mourut1 1 • » On fait mieux en matière de résolution religieuse, il est vrai,
mais il n'empêche que Lucrèce « fait ce beau voyage du ciel, où ses
nopces se devoyent celebrer en la compagnie des Anges12 », et le
narrateur la transforme en « hostie immolee à ces cendres13 » que le
roman présente à la communion du lecteur. Voilà comment une prison
d'Alger finit par susciter indirectement une sécession ; voilà comment
l'Orient baroque mène au salut chrétien.
On le voit à travers ces quelques exemples, Nervèze agrémente le récit
de conversion de situations empruntées au roman d'aventures où se dé­
ploient les motifs stéréotypés attachés à l'Orient romanesque. Jamais
l'espace oriental n'est décrit,jamais il n'est traité pour lui-même : il est
instrumentalisé, réduit à un nom de ville ou de pays amplement satis­
faisant pour appâter des lecteurs rompus au genre sentimental. Le nom
propre fonctionne comme un indice ténu mais suffisant d'orientalisme,
ce qui est le signe d'un imaginaire déjà fort et installé. Un simple mot
génère un univers foisonnant d'images et de situations typées et crée un
effet de familiarité. Dans la Victoire de ! 'Amour divin ( 1605), le long
pèlerinage de Polidore est allusivement et rapidement mentionné : pour­
tant le héros de Nervèze fait deux fois le tour d'un Orient dont l'espace
géographique n'est pas délimité14, et deux fois le voyage en Terre Sainte.
On ne lira que la belle méditation qu'il fit au Mont Calvaire, « à l'endroit
où la Croix du sauveur fut arboree1 5• » Finalement, jamais le lecteur
n'erre en terres inconnues, chaque chemin est balisé par une tradition
scripturaire qui conjugue les récits et les guides de pèlerinages et de
voyage, les romans d'aventures issus de la tradition grecque et les vies
de saints aux déplacements parfois mouvementés, c'est-à-dire trois
grands types d'écriture, pratique, romanesque et religieuse. Les villes et
les pays sont nommés, jamais décrits lorsqu'il s'agit d'un voyage profane
qui n'est pas guidé par la dévotion. D'où le paradoxe qui allie des

1 1 . Antoine de Nervèze, Les Chastes et infortunees amours du Baron de l'Espine, et de


Lucrece de la Prade, du pais de gascogne, Paris, Antoine du Breuil, 15981 f, 106.
12. Ibid.
13. Ibid., f. 1 11.
14, Nervèze ne précise pas l'espace oriental qu'il réduit à un simple nom, un espace de
papier plus qu'un Heu réel : « [Polidore a] fait le tour de l'Orient » éctit�i1 f, 86.
15. Antoine de Nervèze, La Victoire de ! 'amourdivin soubs les amours de Polidore & de
Virginie, Divisee en septjournées, Paris, Antoine du Breuil, l 605, f, 86.
220 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

parcours fréquents mais sans arrêt descriptif : ces récits représentent un


monde souvent réduit à une succession de noms sans paysage, d'étapes
sans regard sur ce qui entoure le voyageur. Le roman de Jacques Gaffarel
intitulé Cléolthée ou les chastes adventures d'un candien et d'unejeune
natolienne (1624) est frappaut à cet égard : les héros se déplacent beau­
coup, mais leurs parcours se résument à des noms qui dénotent la
Chrétienté ou la Barbarie, Le « Candien » chrétien va chez les Turcs,
échoue au port d'Alger à son retour de Turquie, part vivre trois ans dans
un ermitage des déserts d'Égypte, retourne à Alger, puis de nouveau en
Égypte, et enfin vogue en compagnie de l'héroïne vers l'Italie où ils
entrent dans l'ordre des capucins 16• La géographie se limite à ces noms
qui seuls génèrent une atmosphère.
Il en va cependant différemment lorsque les ecclésiastiques
entreprennent d'écrire des fictions dévotes : le traitement descriptif des
lieux saints est l'objet d'une attention nettement plus méticuleuse. Ainsi
Gervais de Bazire, l'archidiacre de Sées, opte dans son roman de 1630,
Les Adventures es/ranges de Lycidas Cyrien et de Cléorithe Rhodienne,
pour une description de l'église du Saint-Sépulcre et de la chapelle de la
Madeleine à Béthanie sur deux chapitres. Il rend néanmoins compte
davantage de l'émotion ressentie par le jeune converti que de la réalité
des lieux. Précisons par ailleurs que le choix de ces lieux permet de
justifier l'apport financier de l'église de Frauce aux églises de la Terre
Sainte, comme l'auteur le souligne dans son épître au lecteur :
Il y a sept ans passez, qu'un de mes amis estant retourné de Hierusalem,
où il avoit esté député pour porter l'argent donné en France pour la
réparation des Eglises de la Terre saincte, me donna un petit manuscrit
qu'il avoit tiré d'un original Syriac 17•
Si la fiction du manuscrit écrit par un évêque maronite et transmis par
le voyageur revenu de Jérusalem rappelle des stratégies péritextuelles
courantes dans le roman, le détail initial du motif du voyage est plus
original : l'allusion-aux aides financières justifie les quêtes faites dans
les églises et appelle discrètement aux dons pour la restauration des
édifices religieux en Orient. Les descriptions de ces monuments trouvent

16. Jacques Gaffarel, Cléolthée, ou les Chastes advantures d'un Candien et d'unejeune
Natolienne. Histoire devote en laquelle on voit les divers ejfects de ! 'amour divin, Paris, La
Société, 1624, p. 463.
17. Gervais de Bazire, Les Adventures estranges de Lycidas Cyrien et Cleorithe Rhodienne.
Contenant la conversion de l'un, & la reprobation de l'autre, Traduict sur l 'original Grec,
par le Sr de Bas ire, Archidiacre, & Theologal à Sees, Rouen, Claude Le Villain, 1630, p. 11.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 221

ici sans doute une explication très pragmatique et financière qui renvoie
à l'univers de référence du lecteur et non à une réalité orientale. C'est
dire si même lorsque le roman nous mène à l'autre bout du Levant, le
lecteur se sent en terre connue et qu'il est renvoyé à des usages qui lui sont
spécifiques : les effets de réel visent un impact sur une pratique (ici
l'aumône dans les églises de France) orientée non pas vers une découverte
de l'Orient, mais vers une conservation des biens ecclésiastiques français
au Levant. Le reste est passé sous silence.
Lorsqu'il est question d'alliance entre les Orientaux et les Occidentaux
dans ces romans à coloration religieuse, il en va de même : un système
d'alliance militaire existe (chez Nervèze, Léandre aide la Perse contre les
Turcs suivant ainsi l'usage dans l'écriture du Levant à cette période) et
se double d'alliances, sentimentale (ce même Léandre tombe amoureux
de la nièce non convertie) et amicale (son compagnon aime l'amie de la
nièce). Parce qu'il héroïse, puisqu'il permet de beaux combats contre
\'Infidèle et des moments de gloire militaire (Léandre sauve le Grand
Sofi, son allié), l'Orient suscite des élans de générosité envers l'ennemi
(Léandre fera soigner, avant de le libérer, le prisonnier barbare
Abimaltar). Il y a bien du dialogue entre ces ennemis de roman, ce que
l'on retrouve dans d'autres récits, y compris ceux qui sortent de plumes
ecclésiastiques comme celle de Gervais de Bazire. Le héros syrien
devenu catholique sur le chemin de Damas, suivant le modèle de saint
Paul, finit ses jours à Chypre lors du siège de Famagouste que remporta
en 1522 Soliman sur les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. !;ancrage
référentiel est explicité et le récit de la bataille de l'ancienne Salamine
se clôt sur la mort héroïque de Lycidas :
Je diray seulement, que pour couronner la course de ses vertus héroïques,
& terminer par une mort glorieuse les belles actions de sa vie, il fut tiré
à coups de flèches, au grand regret de son Général, & de toute l'armee,
comme il montait par une échelle de cordes, sur les murailles de la ville
de Salamine. Tout le monde le pleura, voire mesme le Bacha de Thunes
en Barbarie, qui avoit esté envoyé par le Grand Seigneur pour deffendre
l'Isle, & soustenir le Siege, regretta sa valeur, & dist hautement que si
les Chrestiens en eussent dix pareils, les Turcs eussent perdu dans six
mois tout ce qu'ils avaient conquis en Europe 18.
Lycidas, qui jusqu'alors avait réalisé un idéal uniquement spirituel (se
convertir au catholicisme et visiter les lieux saints), acquiert par cet

18. Ibid., p. 227-228.


222 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

épisode épique final la gloire militaire : il n'est plus seulement un pèlerin,


mais un combattant de Dieu, posant ainsi des actes propices au sacrifice
de soi et au salut de l'âme et propres à construire une figure héroïque forte.
La sécession est certes une belle et sainte réalisation, mais elle présente
assez peu d'éléments romanesques pour nourrir un récit et tenir en éveil
un lecteur mondain. Le combat contre l'infidèle oriental fait dévier l'ha­
giographie vers l'épopée religieuse, plus alléchante. Par ailleurs, si la
parole est bien donnée au Bacha de Tunis, on notera que c'est dans la
mesure où elle sert mieux encore l 'héroïsation de Lycidas puisque même ' '

ses ennemis reconnaissent sa valeur. Elle sert sans doute aussi à sermon­ ;:-,
;� .:
ner la noblesse suspectée d'oisiveté, qui rechigne aux batailles et se
complaît dans le désœuvrement, ce qui est un topos fréquemment exploité
dans ces romans. Nervèze, dans les Adventures guerrières et amoureuses
de Léandre (1608) lance un appel au combat guerrier dans l'épître dédi­
catoire, contre l'oisiveté de la noblesse, qui devait prendre
un Léandre pour exemple d'une ambition genereuse en laquelle ils ap­
prendront à se desrober de la paix de leur païs pour aller chercher les
guerres estrangeres, parce que vivre inutiles chez eux, et laisser borner
leur fortune de celle que la naissance leur a donné, c ' est ne sçavoir pas
que toute la terre est le païs des hommes, et que celuy qui porte à juste
titre une espée à son costé, a droit de demander par tout des honneurs à
la Fortune. [ . . . ] Et comme pour combattre l' oysiveté il est permis à
chascun d'eslire ses armes, mon esprit a fait le choix de ma plume19•
Il s'agit bien de combattre une idéologie autre et la tolérance de nos
auteurs n'est que de façade. Uappel au combat reste un appel à la croisade
dont les travaux pionniers de Guy Turbet-Delof ont montré combien il
demeurait vivace au début du xvu' siècle20• Gaffarel est l'un de ceux qui
le formule le plus clairement dans son épître dédicatoire à Louis de La
Mark en s'attachant à ses prestigieux ancêtres victorieux des Turcs et
Mahométans
Et qui ne sçait que ses successeurs ont esté les fermes colonnes de la
Chrestienté, puis que ç'a esté par eux que le Mahumetan, qui avait desja
19, Antoine de Nervèze, LesAdventures guerrieres et amoureuses de Leandre, Paris,
Toussainct du Bray, 1608, Épître « Aux oisifs ».
20. Guy Turbet-I'.:>elorf, L'Afrique barbaresque dans la littératurefrançaise aux xvf et XVII'
siècles, Lille, 1973, p. 171 : « Mille fois dite et répétée, écrite et imprimée, cette prophétie : Dieu
réservait au roi de France la gloire de conquérir Jérusalem (. . . ) : Guillaume Postel s'en faisait
l'écho vers 1550. Elle retentit à nouveau en 1573, en 1594, en 1607, en 1609, adressée au
dauphin, en 1620, en 1637, adressée à Louis XIII, en 1654, en 1665. » Voir aussi E. Thuau,
Raison d'État et pensée politique à l 'époque de Riche/leu, Paris, A. Colin, 1966, p. 282-286,
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 223

presque tous reduits nos temps sacrez en mosquees prophanes, a esté


repoussé, mais si valeureusement qu'ils l'ont poursuivy mesmes jusques
dans ses terres. Vhistoire des Belges confirme ceste verité, & faict voir
comme les plus braves guerriers de ceste puissante famille, se sont portez
courageusement aux extremitez de l'orient pour l'avancement de la
religion chrestienne, n'espargnant" ny leurs biensj ny leurs vies,
s'estimans heureux de répandre leur sang pour l'honneur de celuy qui les
a depuis si bien recompensez. [ ... ] Voilà, Monseigneur, une partie de vos
ancestres qui sont allez planter l'estandart de la Croix en Orient.
Ce choix des guerriers de Dieu en Orient exhibé à l'orée de ce premier
roman d'un tout jeune docteur en théologie (Gaffarel a 23 ans en 1624)
oriente la lecture de cette « histoire dévote où l'on voit les divers effects
de l'amour divin » dans une perspective ultra-catholique qui rêve de
réaliser la vieille prophétie selon laquelle « Dieu réserve au roi de France
la gloire de conquérir Jérusalem ».
Les histoires d'amour entre Occidentaux et Orientaux attestent ce
phénomène avec quelques nuances. La différence confessionnelle n'est
jamais un obstacle à l'amour, mais la tolérance religieuse ne peut
s'institutionnaliser : lors des amours de Léandre et de Lysimène chez
Nervèze, l'aimée infidèle se convertit et meurtjuste après sa conversion
et dès qu'il est question de mariage, la conversion au catholicisme est
obligée. Des mariages mixtes, oui, mais le sacrement exige l'unité
confessionnelle. Le récit des amours aura tout de même laissé s'élaborer
une parole différente et un avis étranger sur le christianisme : que cette
parole puisse s'exprimer, même sommairement car on est loin de la
controverse religieuse chez Nervèze, témoigne d'une écoute et d'un sens
de la différence. Bien sûr les raisons de l'infidèle Orientale sont
récusées, mais elles ne scandalisent pas et ne sont pas dites
blasphématoires, ce qui est déjà beaucoup à une époque où l'on brûle un
Vanini. Elles se glissent en douceur dans un univers romanesque qui
présente un Orient bifrons, appelant beaucoup à la croisade et un peu à
l'échange.
Se pose ici la question du sens de cet appel à « planter l'estandart de
la Croix en Orient » dans des romans qui s'adressent aux mondains et
particulièrement aux mondaines. La finalité de la fiction dévote n'est
vraisemblablement ni de pousser ses lecteurs et lectrices sur les chemins
de la Terre Sainte pour reconquérir Jérusalem, ni même dans les déserts
de la Thébaïde pour se faire anachorètes : mondains et mondaines sont
plutôt conviés à être dévots chez eux ou à la cour. Vimaginaire de la
croisade semble être le signe d'une nostalgie que l'ermite Théophile de
224 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

La Victoire de l'amour divin de Nervèze peut aider à définir. Reclus dans


les déserts de l'Égypte, il fait le récit de sa vie au héros : il avoue un
passé amoureux mouvementé et, plus frappant encore, un passé
politique. Marié à dix-sept ans pendant les guerres civiles, il sert, huit ans
durant, le duc de Guise. Mais sa femme et son maître meurent le même
jour, que l'on peut donc dater du 23 décembre 1588 et il se venge en se
ralliant à la Ligue parisienne dont l'ardeur est décuplée après l'assassinat
des Guise. Lorsque la paix civile est établie, il décide de voyager pour
oublier une tristesse qui cumule l'échec amoureux et l'échec politique21 •
Là encore, on peut dater la paix de !'Édit de Nantes, le 30 avril 1598. La
liste de ses voyages reprend ensuite les parcours connus des pèlerinages
en Terre Sainte mais un détail descriptif vient renforcer l'ancrage
historique et culturel de l'univers de Théophile : en apercevant l'ermitage
providentiel accroché au massif du Sinaï, il se souvient des troglodytes
le long de la Loire, de Blois à Tours22 •
En intégrant dans l'histoire de son personnage les bribes d'un passé
encore brillant en 1605, Nervèze propose l'image d'un vaincu qui s'exile
en Orient, par déception amoureuse et politique, contraint par un État
qui refuse les rebelles au pouvoir d'Henri IV. L'identification doit toucher
au moins tous les anciens ligueurs et leurs partisans qui ressassent leur
échec : Théophile est le miroir où un groupe social hostile au roi se mire
sans doute avec un plaisir plein d'amertume. L'ermite est devenu le
vaincu politique, moins modèle à imiter que miroir où se reconnaître.
L'individualisation du personnage et sa caractérisation dépassent
amplement l'enjeu spirituel, ou même simplement moral, généralement
contenu dans cette figure de sage. Avec Théophile s'est mis en place un
imaginaire nouveau, né des guerres civiles et de la défaite de la Ligue :
celui du vaincu que le monde refuse et qui le refuse à son tour, celui qui
part au Sinaï parce que l'on n'a pas voulu de son zèle catholique. Cette
dimension déceptive est nouvelle et manifeste qu'un changement de
mentalité s'est opéré : les déserts orientaux accueillent désormais des

2 1. Antoine de Nervèze. op, cit., f, 93 à 104 : « Il arriva que je perdis quasi en mesme
temps mon maistre & ma maistresse : l'un par une mort violente qui suscita ces troubles, &
l'autre par un trespas naturel qui troubla mon ame. De sorte que ces deux rudes coups, par
lesquels les esperances de ma fortune & de mon amour furent abbatues, me firent perdre pour
tous les deux le fruict de mes travaux & de mes services, Je continuay despuis à servir ce
Prince, pres de ceux qui prindrent les armes pour venger sa mort, & me trouvois si attaint
de douleur pour ces pertes, que la vie m'estant à charge, je tenais à faveur du destin les
playes que je recevais dans les combats,» op. cit., f. 94-95.
22, ibid., f. 1 00 :« De sorte que ceste maison [l'ermitage] me fait souvenir de celles qu'on
voit en France dans les rochers le long de la Loyre, tirant de Blois à Tours. �>
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 225

déçus de l'amour et des vaincus politiques au lieu des habituels pénitents


qui renoncent au monde pour fuir sa vanité au nom de l'amour de Dieu.
Cet imaginaire est le reflet d'une réalité d'époque : c'est effectivement
parmi les anciens ligueurs que l'on trouve les candidats les plus
marquants à l'érémitisme à partir de !'Édit de Nantes, comme Pierre
Seguin, le ligueur de Nancy, devenu en février 1599 à quarante ans, le
Reclus de Nancy, « cultivant son jardin et prêchant de sa fenêtre »
pendant trente-sept ans23 • Dans la fiction narrative du début du XVII'
siècle, le principe déceptif qui conduit en Thébaïde paraît accentué et
explicité : ce ne sont plus les vanités dans leur généralité, et finalement
dans leur abstraction, qui motivent la vie érémitique mais très
précisément la frustration amoureuse et la désillusion politique.
!;itinéraire qui conduit en Thébaïde a changé : l'invitation à quitter le
monde qui est au cœur de la spiritualité chrétienne est actualisée et
investie d'une charge politique. Dans le roman dévot, l'Orient devient un
palimpseste, un lieu de ressassements de textes mais surtout d'idéologies
aigries par l'échec ; un lieu conservateur où ne peut se dire l'ouverture
à l'autre ; à la différence, à la tolérance : les ermites finissent par ne plus
convertir les autochtones, préférant offrir aux occidentaux en mal
d'amour la mémoire de la Ligue catholique.
En cela, la fiction dévote offre à voir un Orient dont le baroque se
'7---- ·-
fonde sur une idéologie passéiste, une profonde nostalgie qui finit par
gommer tous les échanges entre communautés, y compris les rapports
conflictuels, puisque l'affrontement n'est plus tourné vers un ennemi
extérieur. Il est devenu une épreuve pour soi, pour accéder au salut de son
âme dans le meilleur des cas, ou, plus profondément, à un repli en soi
empli de regrets et d'amertume.

23. Voir Jean Sainsaulieu, Les Ermitesfirmçals. Paris, Cerf, 1974, p. 18w23, qui établit
clairement le lien conjoncturel entre l'échec de la Ligue et la conversion à la vie érémitique
des anciens ligueurs ulcérés.
�r
1

' .:
Le corsaire barbaresque comme personnage baroque
dans I:Exil de Polexandre

Mahbouba Sai Tlili


Université de Tunis - 9
Les plus grands textes européens sont en quelque manière contempo­
rains et compatriotes, quelle que soit la date et le lieu de leur apparition.
Si dispersés qu 'ils soient dans J 'espace et le temps, si différents que
soient leurs styles, ils semblent tous issus d'un voyage collectifchez ces
mêmes Mères dont parle Goethe dans Faust,
Marc Fumaro1i

I;imaginaire romanesque du début du XVII' siècle s'est nourri de cette


petite guerre que l'on appelle la « course » et qui forme un thème
essentiel du roman de Marin Le Roy de Gomberville, L'Exil de
Polexandre'. Les événements essentiels du roman se déroulent en effet
dans « une république de corsaires », sur une île de la Méditerranée « pas
fort éloignée d'Alger'. » Malgré leur appartenance à une même com­
munauté, les corsaires3 y font leur entrée en scène sous le signe de la
diversité -- ils sont Turcs, mais aussi Mores et Français. Notre propos ici
visera à montrer en quoi la construction du personnage dans l 'Exil de
Polexandre relève d'une esthétique et d'une thématique baroques, en ce
qu'elle relève d'un contexte historique, géopolitique et religieux bien
particulier. La narration met en effet au devant de la scène une catégo­
rie particulière de corsaires, d'origine française, que nous qualifierons
de franco-barbaresques• ; ce sont eux qui feront l'objet de notre étude.
Dans une œuvre narrative, le personnage est l'élément qui condense le
plus le désir inconscient (ou conscient) de montrer et de voir. Grâce à
l'imaginaire, L'Exil de Polexandre élargit infiniment le champ de vision
selon plusieurs dimensions. D'abord celle d'un monde-théâtre où se

1. Marin Le Roy de Gombervi11e, L'Exil de Polexandre, Paris, Toussaincts du Bray, 1629.


2. L'Exil de Po/exandre, op.cil., p. 31.
3. Gomberville emploie indifféremment corsaire ou pirate pour désigner le même per­
sonnage sans la distinction que les dictionnaires font entre le corsaire armé et autorisé par
son gouvernement et le pirate agissant à son propre compte. Nous adoptons1 dans cet article,
la démarche de Oombervil1e, et nous emploierons corsaires et pirates pour tous les person­
nages opérant sur les mers en vue d'attaquer et de s'approprier et les biens et les vies des
autres.
4. Dans le roman, un de ces corsaires est nommé « le Turc français ».
'1

228 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

meuvent ces personnages : par leur double appartenance évoquée dès


leur première apparition, les corsaires franco-barbaresques se présentent
à la manière de comédiens en pleine action. La seconde dimension
concerne une autre dualité : montrer /cacher. Les corsaires ne sont pas
de simples acteurs qui quittent le rôle à la fin de la représentation ; ils
vivent de véritables épreuves de transformations et de métamorphoses
qui, d'un épisode à l'autre, marquent leur identité et restent tatouées sur
leurs corps. Le corsaire étant, par définition, un être transformé, on
notera avec intérêt que le « vertige » des déguisements se déroule para­
doxalement selon une constante qui semble régir la vie du corsaire
franco-barbaresque : la loyauté à la « patrie », la France vers laquelle il
retournera après des années de pacte avec le diable.

La mer/le monde comme théâtre


Le corsaire franco-barbaresque est introduit dans le roman sous le
signe du masque et du déguisement. Sa première apparition i!lustre la
devise baroque : « le monde est un théâtre. » Nous ne sommes pas encore
sur l'île des corsaires mais sur l'un de leurs vaisseaux pendant la bataille
de Lépante, au cours d'un accrochage entre des chrétiens français' et
des corsaires barbaresques :
[I.:un des combattants chrétiens] porta [à l'un des corsaires] un si furieux
coup d'épée qu'il envoya dans la mer tout ce que l'autre avait sur la tête.
Bien à peine cet infidèle eut-il été vu de la plupart des Français sans ses
habillements étrangers qui changent les visages et font méconnaître les
hommes, qu'il fut pris pour Français plutôt que pour Africain'.
Nous reconnaissons ici une scène de théâtre avec ses composantes :
des planches (le pont du vaisseau) aux acteurs, en passant par les cos­
tumes,jusqu'aux spectateurs (les combattants français et les autres). Les
habits, et surtout le turban remplissent ainsi leur fonction baroque d'ins­
trument de déguisement : ils font « méconnaître les hommes ». Toutefois,
le phénomène du déguisement ne s'arrête pas à ce stade. En ce moment
qu'on croirait celui de la levée du masque, la narration ne tranche pas sur
la question de l'identité réelle. Le corsaire décoiffé, démasqué, est sim­
plement « pris pour » français par son entourage. Le doute est même
entretenu par la situation contradictoire du personnage : costume turc et
traits « français ». I.; énigme reste donc entière et la situation devient
5, Dans le roman, le narrateur confirme que la France n'a pas participé officiellement à
la bataille de Lépante ; toutefois, quelques Français l'ont fait comme volontaires.
6. L'Exil de Polexandre, op. clt., p. 25.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 229

d'autant plus ambiguë que les témoins de cette scène, ceux qui ont
démasqué le corsaire et reconnu ses traits « français », sont également
français - eux-mêmes cependant ne parviennent pas à établir la vérité
sur son identité. IJ!le des corsaires devient ainsi le théâtre gigantesque
sur lequel sera exposée la vie de cette communauté et le lecteur assiste
à cette représentation par le biais d'un regard étranger : celui du roi
péruvien pris par les Barbaresques lors d'une embuscade maritime que
ces derniers ont organisée contre une flotte commerciale espagnole7.
Pour Rousset, le personnage baroque est « en état de déguisement, se
donnant pour un autre qu'il n'est• » ; c'est bien le cas de Bajazet, le
général des corsaires. Il est introduit dans le roman comme une figure en
contraste avec celles des autres corsaires, ce qui laisse soupçonner une
autre identité que celle qu'il affiche :
Bajazet [ .. . ] commandait et était de telle sorte respecté en tout ce qu'il
voulait, qu'on eut dit que sa mine tout autre que celle de ses campa·
gnons avait été capable d'adoucir toute la barbarie de ces pirates'.
Vhyperbole dans cette séquence se joint à l'antithèse pour enrichir le
portrait du personnage et entretenir le paradoxe que dégage sa présence
au sein de cette communauté :
Ce brave chef, quoiqu'il ne fût pas de l'humeur de ceux auxquels il com­
mandait, toutefois, pour ne rien diminuer de l'autorité qu'il avait parmi
eux prit la peine d'en parler [ . . . ] 10•
Le personnage apparaît ainsi sur un premier plan enlevé sur le fond
des corsaires qui l'entourent, dans cette esquisse qui promet l'ajout
d'autres touches et d'autres précisions à son portrait. Une esquisse
d'autant plus prometteuse qu'elle est délibérément teintée d'ambiguïté
morale : malgré une mine « autre » et une humeur différente de celles des
corsaires, ce chef est obéi et respecté par eux ; ajoutons à cela que le
narrateur le présente comme « brave » et lui attribue un comportement
de gentilhomme, en particulier avec le roi du Pérou, qu'il traite comme
un souverain en exercice. Énigmatique, fait d'antithèses et de paradoxes,
Bajazet apparaît d'emblée sous des traits baroques.

7. Il s'agit de Zelmatide, roi inca prisonnier des Espagnols dans son propre bateau. Ayant
été pris par les Barbaresques suite à la défaite des Espagnols, il est bien traité par Bajazet qui
fait de lui son ami et son hôte et non son pL'isonnier.
8. J. Rousset, La Littérature de l'âge baroque en Fronce, Circé et le paon, Paris, Corti, 1985.
9. L'Exil de Polexandre, op. clt., p. 31.
10. Op. cit., p. 49.
230 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

En témoigne surtout le passage où le lecteur se voit refuser les moyens


de trancher sur la question cruciale de la religion réelle de Bajazet : est­
il ou non musulman1 1 ? Il défend certes les intérêts d'une puissance
musulmane, l'Empire ottoman ; il guide la prière des membres de sa
communauté, ce qui fait de lui un imam, c'est-à-dire un des plus impor­
tants détenteurs du pouvoir et du savoir religieux en islam. Cependant,
lorsque ce chef des corsaires, cet imam, prend la parole pour expliquer
les « mystères » de la religion de « Mahomet » à son hôte, le prince
péruvien, l'ambiguïté s'installe dès les premiers mots prononcés :
Ce que vous me demandez est si particulier aux Mores, et tenu pour un
grand mystère en leur religion qu'il faut y avoir été nourri, ou avoir
longtemps vécu parmi eux, pour en rendre raison12•
Ce passage lève un premier voile sur la véritable conviction religieuse
de Bajazet : l'emploi de la troisième personne, et l'attribution de cette
religion aux « Mores », suggèrent que le locuteur se situe à l'extérieur
de cette communauté, du moins en ce qui concerne la religion. Toutefois,
ce détachement ne se double d'aucun doute apparent dans l'esprit de
Bajazet, qui ne paraît souffrir d'aucun déchirement ou déséquilibre
intérieur. Son attitude critique, voire ironique envers la religion des
« Mores », censée être la sienne, se lit cependant entre les lignes de
l'explication qu'il donne de ses fondements. Lorsque Bajazet se met à
justifier ce qui devrait être injustifiable selon les valeurs d'un chrétien
français, on est en droit de se demander s'il s'agit d'une condamnation
antiphrastique - ou d'une défense bien réelle de la Course. En effet, à
son interlocuteur qui s'étonne que l'islam, tout en professant le jugement
de l'Au-delà, tolère la piraterie, et que « suivant les accommodations on
[peut] être grand meurtrier, et grand voleur, et tout ensemble homme de
bien 1 3 », Bajazet répond : « les Mahométans ne volent pas, ils se
contentent d'enlever aux ennemis de leur loi les moyens de leur nuire 14• »
Multiplicité d'une parole qui ne laisse pas au lecteur les moyens de
trancher sur l'intention réelle de son auteur : Bajazet guide la prière pour
le défunt15 , au cours d'une scène d'obsèques musulmanes ; il commande
à une armée de meurtriers et de voleurs, il se comporte avec le roi

11. Pas pour longtemps, A la page 631, il avouera : « Je suis chrétien. , . ».


12. L'Exil de Polexandre, op. cit., p. 485,
1 3 . Ibid. p. 493.
14. Ibid.
15, Sur cette prière, cf. L'Encyclopédie de l'islam, T. VIII, NED-SAM, nouvelle édition,
E. J. Brill, Leiden, p. 995.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 231

péruvien comme vis-à-vis d'un prince de la cour royale . . . mais le


narrateur entretient la curiosité du lecteur en intervenant de temps en
temps pour rappeler que ce Français n'est pas comme les autres
corsaires, qu'il n'agit que par « sagesse » et « nécessité » quand il se
refuse à les contrarier, et accepte de se plier à leurs mœurs « barbares ».
Le conflit entre « le naturel des pirates » et le sens moral de Bajazet
constitue le principe qui régit le comportement de ce général originaire
du monde civilisé et condamné à régner sur des barbares :
Le naturel des pirates qui ne connaissent autre plaisir que l'interdit et la
proie obligea Bajazet de retrancher ce qui lui plaisait le plus pour faire
ce qui était le plus s0r 16•
Mais le masque est à chaque fois si bien porté qu'il paraît prêter de
l'aise au personnage ; le passage d'un rôle à l'autre se fait précisément
comme par nature- l'inconstance étant présentée comme faisant partie
de la nature humaine. Celle-ci relève à la fois du barbare et du civilisé,
du cruel et du tendre, maxime explicité elorsque le roman évoque les
corsaires en tant que groupe régi par des principes collectifs. Il s'agit
d'une communauté qui, selon les circonstances, peut constitue un actant
indépendant, jouant son rôle à part entière. Ses extravagances et ses dé­
bordements participent alors à une représentation carnavalesque de la
vie, qui donne à voir un monde renversé et inversé. Ses participants, dé­
barrassés des convenances sociales, s'y comportent librement,
encouragés en cela par l'anonymat assuré par le masque et la foule. Les
nuits d'orgies et de débauche que les corsaires organisent pour célébrer
une victoire en sont une illustration. Pour fêter l'élection d'un nouveau
commandant, les corsaires organisent ainsi une fête qui dure toute une
nuit. Cette armée parfaitement organisée et strictement hiérarchisée,
gouvernée par des lois rigides qui ne sont transgressées qu'au prix de
châtiments exemplaires, se trouve hors de commandement au bout de
quelques heures de consommation de vin. Le chef Bajazet reste sobre
(tout en faisant semblant de boire avec eux) pour pouvoir veiller à la
sécurité des lieux et intervenir lors des rixes qui ne tardent pas à éclater
entre les corsaires ivres. Le désordre joyeux de la fête fait en effet place
au bouleversement de la dispute : « les pots, les plats volaient, et réveil­
laient les plus endormis. 17 » Le chaos s'installe, les barrières de grade et
de hiérarchie tombent et la foule se meut désormais à l'unisson, telle

16. L'Exil de Polexandre, op. cit., p. 561.


17. Ibid., p. 524.
232 ÜRJENT BAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE

une mer qu'une tempête agite et que le beau temps seul peut apaiser.
Seul Bajazet, le général, se voit en effet investi du pouvoir de tempérer
ces « humeurs » difficiles :
La voix et la présence de Bajazet, qui parut l'épée à la main, firent
d'abord quitter les armes à l'un et à l'autre parti18.
Ce respect ne dure cependant pas longtemps, puisque la révolte
menace d'éclater dès que le général fait enlever le vin et le tabac pour
mettre fin à la dispute et partant à la soirée- on voit donc que le tableau
d'un monde aux hiérarchies inversées est maintenu : le chefredoutable
ne fera en réalité qu'obéir à la volonté de ses soldats, puisque Bajazet fait
rendre le vin et le tabac aux ivrognes. C'est grâce à cette concession que
le général peut retrouver son prestige, sauvegarder son autorité et se
conserver l'affection et le dévouement de ses pirates :
Tous ces débauchés embrassèrent Bajazet, et lui jurèrent qu'ils n'épar­
gneraient non plus leur sang pour lui, qu'il n'épargnait le vin pour eux 19.
D'autres composantes de la personnalité de Bajazet frappent
également, comme celle qu'il révèle lors de sa conversation avec le
prince Zelmatide, qui se déroule sur un terrain commun, celui de
l'aversion pour l'Espagne considérée comme ennemi commun de la
France et des Américains20 et qui se déroule avant le départ en mer des
corsaires ; ceux-ci veulent « surprendre la flotte commerciale espagnole
et l'anéantir. » Vennemi commun est donc un pays chrétien et Bajazet,
Français, chrétien et fier de l'être n'y voit aucune contradiction ; au
contraire, c'est pour lui une joie extrême qui n'a d'égale que celle du roi
du Pérou outragé et humilié par les Espagnols. Le dialogue euphorique
entre Bajazet et ce prince, quand les éclaireurs sont revenus pour
annoncer que la flotte espagnole s'approche de leur région et qu'il est
donc possible de l'attaquer, est significatif :
0 Dieu, s'écria Zelmatide, hé de grâces, Bajazet, quelles nouvelles vous
a-t-on apportées de nos ennemis ? Elles sont très bonnes, lui répondit
Bajazet, et je vous promets que dans deux jours votre valeur aura de
l'exercice, et de quoi satisfaire à la passion que vous avez de vous venger
de ceux qui vous ont offensé2 1 ,
18. Ibid., p. 525.
19. Ibid,, p. 527.
20. Dans le roman, on désigne par Américain les habitants autochtones des Amériques. (Le
Nouveau Monde),
21. L'Exil. . . , p. 533.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 233

Le roi indien et le général turc se trouvent en total accord dans cet élan
vers l'exercice de leur « valeur » et de leur courage pour châtier l'arro­
gance des Espagnols. À ces derniers, le roi péruvien attribue en effet
une folie si prodigieuse, que, sans se soucier de leurs vies, ils se jetèrent
au travers de mille mers inconnues, et vinrent infecter des pays, qui ne
savaient pas ce que c'étaient de crimes et de tyrannie, Le Pérou fut alors
envahi de cette peste.
C'est ce que Turbet-Delof désigne par « l'alliance indo-barbaresque qui
se cimente dans l'acte de récupération par les corsaires, sur les galions
espagnols, « des montagnes d'or » pillées par les conquérants du Mexique
et de Pérou22• » Bajazet considère qu'en s'attaquant aux vaisseaux espa­
gnols, il dépouille les ennemis de sa « patrie » d'une _part de leurs richesses
et partant de leur capacité à disputer l'hégémonie des mers et des terres à
la France. Bajazet et Polexandre incarnent la politique extérieure française
de Richelieu que Gomberville défend : l'alliance franco-turque tant décriée
au xvn' siècle par les Espagnols est dans l'intérêt du commerce et du
prestige international de la France. Le roman constitue en ce sens, comme
l'affirme Guyîurbet-Delof, « une justification de l'alliance franco-turque,
ce scandale permanent aux yeux de tant de chrétiens". ». Loin de se
montrer en exilé banni et rejeté par son propre pays, le général des corsaires
tient le discours d'un ambassadeur de la France ou de son ministre des
affaires étrangères. Comme Polexandre - avec lequel il se confondra dans
les versions suivantes du roman24- le Bajazet de 1629 se présente fière­
ment comme Français, et avoue à son ami qu'il n'a jamais renié le
christianisme. Le rapport des corsaires français à leurs pays est ainsi nourri
d'une fierté envers la politique extérieure de la France, mais il apparaît
aussi teinté de satire vis-à-vis de la politique de l'Espagne qui, dans ses
conquêtes ne respecte pas « les droits des gens ». A Zelmatide qui lui
demande de se présenter, Polexandre répond
Je dis ceci pour rendre ce que je dois à ma nation, et vous veux appren­
dre que je suis du même pays qu'étaient les premiers qui mirent pied à
terre en Jaquaze il y a plus de cinquante ans ; et lui donnèrent le nom de
la Floride. Je me figure que leur nom ne vous est pas inconnu, puisque

22. G. Turbet-Delof, Bibliographie du Maghreb dans la littératurefrançaise (1532-1715),


Alger, Société Nationale d'édition et de diffusion, 1976, p. 105,
23. lbid., p. 109,
24. Voir par exemple làadessus, outre le résumé de l'intrigue des différentes versions du
roman dans G. Turbet-Delof, op. cit., l'étude de Madeleine Bertaud. L'Astrée et Po/exandre.
Du roman pastoral au roman héroJ'que, Genève, Droz, 1986.
234 ÜR!ENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

vous avez été tantd'aUBées à la Cour de Quasmez. Zelmatide lui dit qu'il
n'ignorait plus son pays, et que non seulement il avait ouï parler de cette
décente faite par les Français en Jaquaze, mais aussi qu'il avait toujours
reconnu de très grandes différences entre eux et les Espagnols. Puisque
ainsi est continua ce jeune pirate, qui se disait français, il n'est pas besoin
que je vous die combien sont grandes en paix et en guerre les vertus d'une
nation que ses ennemis mêmes ont appelée la première du monde".
Il est à rappeler que ce dialogue a lieu en privé et même en secret, car
les deux corsaires français, Bajazet et Polexandre, tiennent à évoquer le
moins possible leur véritable identité.
Jusqu'à ce stade du roman, Bajazet n'est présenté qu'en tant que
personnage public : général des corsaires, homme militaire et politique,
théologien de l'islam. Le Bajazet clandestin ne dévoile son identité qu'en
secret ; il se débarrasse alors de son masque de pirate, en présence de son
hôte et désormais confident, le roi du Pérou. Au fil de ces veillées, nous
apprenons que le terrible corsaire est un jeune homme sensible et
amoureux, triste et se languissant de l'éloignement de sa bien-aimée ; et
c'est la souplesse qui accompagne les changements de visage du
personnage qui apparaît alors comme l'une des composantes essentielles
de l'esthétique baroque dans le roman. Le Polexandre de 1629 est ainsi
marqué par une plasticité des formes et des postures qui modèle et façonne
le même personnage selon la variété des rôles qu'il endosse. Le tableau
pathétique du héros en amoureux transi contraste en effet avec ses
apparitions lors des scènes de batailles, de gérance et d'administration
politique, de cérémonies religieuses ou autres et ce contraste relève bien
d'une recherche de la variété ; mais l'auteur prend soin de montrer ces
différentes facettes du personnage comme découlant d'une même source.
Bajazet apparaît ainsi comme une illustration romanesque parfaite du
concept baroque de l'homme : un être multiple, abritant en lui toutes les
contradictions du monde dans lequel il vit. Ainsi développe-t-il des
capacités illimitées à s'adapter à toutes les situations. Les différents
déguisements se succèdent ou se superposent « sans qu'un déguisement
détruise l'autre26 », un mouvement qui pourrait répondre à la définition
que Roland Barthes fournit de l'image et du symbole : « un feuilleté de
sens qui laisse toujours subsister le sens précédent, comme dans une
construction géologique ; dire le contraire sans renoncer à la chose
contredite27• »
25. L'Exil.. ,op. cit., p. 542,
26, R, Barthes, L'Obvie et l 'obtus, Essais critiques IIIJ Paris, Seui1, 1982, p. 51.
27. Ibid.
fliriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 235

Le masque est utilisé par les personnages du Polexandre pour jouer


un rôle individuel comme pour participer à un jeu de brouillage des
pistes et de camouflage des identités. Les corsaires franco-barbaresques
de Gomberville sont à la fois des pirates barbares et des hommes civili­
sés, des musulmans et des chrétiens, des Français et des Turcs. . . Bajazet,
par exemple, ! 'imam, détenteur du pouvoir religieux et le guide des
prières collectives, ôte ce masque pour devenir le modérateur d'une
soirée de débauche et d'orgies strictement interdites par l'islam. Les
masques sont ainsi portés et ôtés selon les circonstances et les besoins.
Le personnage baroque change de rôle comme il se déplace d'un lieu à
l'autre. Sa nouvelle mission le contient et l'enveloppe comme un espace
contient et imprègne le nouvel arrivant.
Ceci pourrait s'expliquer par la nature du personnage du corsaire, être
en perpétuelle transformation et qui fait de l'univers un théâtre en action.
Le temps et l'espace du corsaire dans L'Exil de Polexandre sont en effet
en rapport avec un devenir perpétuel qui nous met face à un être déjà
métamorphosé à plusieurs reprises. Car on ne naît pas corsaire, on le
devient par le biais d'une initiation, d'épreuves, de preuves et de recon­
naissances. Ce cycle n'est jamais clos, il se répète tout le long de la vie
du corsaire, qui risque s'il y manque de se voir banni de la communauté
ou tué. Ces phases de transformations multiples le laissent porteur de
marques successives, montrées et revendiquées comme telles. C'est ce
que J. Rousset désigne par la métamorphose et l'ostentation. Or, ce cycle
du « devenir » est constaté à chaque fois que ! 'un des pirates se trans­
forme en narrateur et prend la parole pour raconter sa propre histoire.

Commentpeut- on devenir corsaire ?


Quoique le roman désigne les corsaires comme Barbaresques, il ne
cesse de montrer qu'ils viennent de différents pays, que la plupart n'ont
de barbaresque que leur lieu de résidence au moment des événements.
Ce qui rend leurs parcours à la fois semblables et différents, uniques et
communs. Le cas de Sinas, le corsaire qui vient d'être élu capitaine de
sa division est particulièrement édifiant. Dans la littérature française du
xvn• siècle, qu'elle soit fictionnelle ou non, !'Européen devenu corsaire
musulman ne l'est que par la contrainte, il est sans cesse en train de pré­
parer sa fuite vers la Chrétienté. Ce n'est pas le cas de Sinas, le
« Provençal » qui a troqué sa Marseille natale contre la vie vagabonde
et périlleuse de pirate.
Chez les corsaires du Polexandre, la tradition exige que le nouveau
chef raconte sa vie, depuis la naissance jusqu'à ce jour-là, à ceux qui
l

236 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

l'ont élu. Ce récit est l'un des rituels de la cérémonie élective du nouveau
capitaine. Il faut rappeler qu'à ce stade du roman, le changement de
l'instance narrative entraîne le changement du destinataire explicite et
immédiat : les narrataires sont désormais les corsaires juges et électeurs.
Le personnage narrateur sait qu'il doit moins distraire que convaincre.
En effet, sous l'aspect rituel de cet « abrégé de la vie » du nouveau
capitaine se cache un motif qui n'échappe ni aux auditeurs de l'histoire
ni au lecteur du roman : il s'agit, pour Sinas, de justifier par sa carrière
qu'il est habilité à son poste de commandant et surtout qu'il est un
corsaire authentique.
Dès l'âge de dix ou douze ans, la mer fut mon élément; etje commençai
par la pêche, l'apprentissage du métier que j'ai toujours fait depuis. Je
vivais mieux sur l'eau que sur la terre et n'avais plaisir au monde que
celui de me voir combattu des vents et des vagues, dans mon petit bateau
de pêcheur''.
Valchimie du corsaire et de la mer qui se dégage de ce récit est d'autant
plus impressionnante qu'elle se produit instantanément, par l'emploi du
passé simple qui attribue au verbe « être » le sens de « devenir», marquant
ainsi la transformation de l'état du personnage par l'accès à une nouvelle
phase de sa vie, sous la forme d'une naissance magique - l'avènement
d'une harmonie sans précédent dans la vie du jeune Provençal. La passion
de la mer transforme la terre habitée, et surtout la ville, en lieu d'exil qu'il
faut quitter dès que l'occasion se présente.
La suite du récit va montrer que l'appel de l'aventure se fait de plus en
plus pressant chez Sinas. Son sentiment d'exil le poursuit et aiguise son
goût de l'errance et du combat. Sans le savoir, il se préparait pour devenir
corsaire depuis son premier contact avec la mer - une métamorphose
qui équivaut un développement naturel.
Je trouvais mon humeur si conforme à la leur, et mon inclination si
propre pour ce qu'il faisaient qu'aux quatre ou cinq mois qu'il furent en
mer, je devins aussi déterminé soldat et aussi capable d'une grande
exécution que pas un qui fut parmi eux29•
Il ne lui manque que la conversion à l'islam, condition nécessaire pour
être affranchi gratuitement par son maître et devenir corsaire libre et
attitré. A cela non plus, il ne manifeste aucune objection : le jeune

28. L'Exil. . . , p. 505,


29, Ibid,
Vàriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 237

Marseillais se fait « Turc » et accepte d'être « circoncis». La


métamorphose est alors complète, un corsaire est né. Dans le récit que fait
Sinas de sa vie, le début annonce la fin, et chaque séquence commence par
une phrase, une expression ou un mot indiquant le passage d'un état à un
autre ; il apparaît ainsi placé sous le signe d'une métamorphose annoncée.
Une étude, même aussi allusive que celle-ci, des procédés de la méta­
morphose dans la version de 1629 du Polexandre de Gomberville montre
que le corsaire y apparaît comme une personnification narrative du motif
de l'instabilité du monde et des hommes. Cette inconstance est vécue
comme une fatalité inhérente au destin de l'homme et du monde. Elle est
reçue de différentes manières par les personnages du Polexandre,
certains, s'en réjouissent comme d'un présent de la Providence - c'est
le cas de Sinas. D'autres la vivent comme une épreuve nécessaire et
difficile préparant le retour définitif au repos et au bonheur ; c'est cette
fois le cas de Bajazet et de Polexandre.
Seules restent immuables les cicatrices gravées sur le corps de
l'homme. Dans le cas du corsaire, les cicatrices sont le sceau des expé­
riences passées et la preuve que les transformations vécues laissent
chacune une marque qui s'ajoute aux autres pour participer à l'identité
multiple du personnage, Ce qui signifie que le passage d'un rôle à un
autre est moins un reniement du précédent qu'une reconnaissance.
Chaque « identité » fait à jamais partie de l'homme et continue de l'ha­
biter sans en exclure les autres. Sinas en est la preuve, il achève
« l'abrégé de sa vie » en exhibant ses innombrables cicatrices ; c'est l'ar­
gument final, celui qui servira à prouver définitivement son mérite :
« Pour mes blessures elles sont en grand nombre, et je croirais en avoir
trop peu si quelqu'un les pouvait compter30• » La fierté avec laquelle
Sinas évoque ses blessures est révélatrice des valeurs en cours chez le
« peuple de corsaires », où le mérite se mesure à la valeur et le courage
au combat, dont la preuve doit être gravé sans équivoque sur le corps.
Uhistoire de Sinas est celle de tous les corsaires d'origine européenne
dans le Polexandre. Elle a la même trame pour chacun d'eux : une rela­
tion problématique à l'espace d'origine - Marseille pour Sinas ou Paris
pour Polexandre. Dans l'univers de !'Exil, le corsaire franco-barbaresque
manifeste un véritable sentiment de rejet, d'étrangeté et d'exil. Ce qui
provoque ensuite un départ (forcé ou choisi), et permet l'entrée en scène
du corsaire musulman qui capture !'Européen. La captivité est donc une
occasion de construire dans les règles de l'art une identité - une

30. L'Exil.... p. 51 l .
238 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

persona - de corsaire. Sans cesse en danger de mort ou de capture, il


occupe un temps et un espace qui se définissent comme frontière flot­
tante entre deux mondes : celui de la vie et celui de la mort, celui de la
société et celui de la marginalité. Le roman nous dira ensuite que certains
de ces corsaires ont franchi ces frontières, soit en mourant au combat,
soit en rentrant chez eux pour reprendre leur vie normale après les
années de « pacte avec le diable ».

Le corsaire barbaresque, un Faust baroque ?


A quel démon le personnage du corsaire renégat vend-il son âme ? Le
monde des pirates dans lequel évoluent les personnages dn Polexandre
est nettement diabolisé par la narration. Les caractéristiques et les attri­
buts du diable surgissent dans le texte comme autant de signes
révélateurs, parfois discrets, souvent ostentatoires. Si les termes liés à
l'identité du diable apparaissent rarement dans le roman, la caractérisa­
tion correspondante existe bien et se manifeste par suggestion. La
Barbarie offre en fait l'archétype du monde démoniaque sans le figurer
physiquement. Le démon envahit l'univers de la fiction sous forme de
symbole à distinguer des autres, et à interpréter.
Les corsaires sont souvent présentés collectivement et comme un seul
personnage - une entité agissante à caractère nettement démoniaque,
celle de gens qui « ne connaissent autre plaisir que l'interdit et la
proie31 • » Le « peuple des corsaires » apparaît ainsi comme une marée
humaine qui, malgré l'ordre militaire qui la régit, inspire d'emblée
l'inquiétude et la peur. Bajazet s'excuse ainsi d'imposer à son ami, le
roi du Pérou, « une si mauvaise compagnie32 • » Le général des corsaires
a cependant pactisé avec ce démon de la violence et de la débauche, et
déclare qu'il a agi en totale connaissance de cause : « En un mot, je
confesse qu'ici toutes les vertus morales sont condamnées comme tous
les poisons le sont ailleurs33• »
C'est dans cette société que les corsaires franco-barbaresques sont
engagés. Le narrateur a beau rappeler à plusieurs endroits du roman que
Bajazet et Polexandre sont différents des pirates, mais affirme qu'ils ont
participé, dans une position influente, à tous les pillages, meurtres et
saccages commis par une armée qui est la leur. Pour leur sécurité, pour
le pouvoir et pour la richesse, nos personnages ont sacrifié à ce qui est

3 1 . Ibid., p. 561 .
32. Ibid,, p, 519.
33. Ibid., p. 579.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 239

considéré à toute époque comme l'une des plus grandes calamités, la


piraterie qui s'attaque aux biens et les personnes.
De même, l'initiation aux mystères qui permettent d'accéder aux dons
maléfiques tant recherchés apparaît comme un autre bénéfice attendu
de ce pacte. L'Exil montre que gouverner les pirates, ou même simple­
ment vivre parmi eux n'est pas à la portée du profane. Il faut une longue
et studieuse initiation pour comprendre leurs us et coutumes et surtout
leur religion. Le mot « mystère » revient plusieurs fois dans le roman
pour désigner la religion des Mores. Evoquant les rites funéraires chez
les musulmans, en l'occurrence les corsaires mores, Bajazet, en connais­
seur de cette religion, affirme ainsi :
[Ces pratiques sont] si particulièr[es] aux Mores et tenu[es] pour un si
grand secret en leur religion, qu'il faut y avoir été rrourri ou avoir long­
temps vécu parmi eux, pour en rendre raison".
Les obsèques de l'un des capitaines corsaires sont rapportées, dans le
roman, comme un sabbat auquel le lecteur est autorisé à assister. Les
prières accompagnant le défunt à sa dernière demeure ressemblent à des
formules sataniques qu'une assemblée de sorciers débiterait. r.; étrangeté
des sons et la répétition des mêmes syllabes présentent ces prières
;;__ comme un galimatias évoquant, en plus du ridicule, une sorte de sata­
nisme cabalistique presque sans équivoque :
Ces talismans chantaient sur un ton lugubre ces paroles, la illaché il
allach; Muchem medit resul'allach, par ces paroles ils veulent dire que
Dieu est Dieu, et qu'il n'y a point d'autre Dieu. À ces mots, d'autres
leur répondirent sur un ton tout différent et prononcèrent ceux-ci, Alla
rahmani arhamuhu, la alla il/a: alla alla huma alla. Par cette prière
qu'ils font pour le mort, ils disent que Dieu est miséricordieux, qu'il
aura pitié du défunt, qu'il n'y a Dieu que Dieu".
Pour le lecteur, comme pour l' écrivain français, ces prières ont la
forme et la résonance des formules prononcées pardes sorciers ou autres
pratiquants des arts occultes. Le caractère satanique ou du moins bizarre
est renforcé par le graphisme censé représenter la prière du défunt36 chez
34. lbld., p. 485.
35. L'Exil... p. 479.
36. La prière du défunt ou salat elmayet,« à la différence des autres [prières], ne comporte
aucun accompJissement de rak'a. Cimam se tient debout face à la kibla (le corps du défunt
étant devant lui en travers). Les autres se mettent en rangs derrière lui comme pour toute
prière rituelle. V imam dit à voix haute quatre Al/ahu akbar. Après le premier1 il fait la
louange de Dieu ; après le second, il dit« la prière abrahamique » ; après le troisième, il prie
240 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

les musulmans : une même lettre se répète et se répartit en syllabes en


s'unissant à la même voyelle (a). Il faut ajouter que, dans l'édition de 1629
ces « prières » sont transcrites en caractère gras comme une citation en
langue étrangère - une manière d'en faire un énoncé lisible mais indé­
chiffrable. Le narrateur se charge ainsi de la « traduction » de l'arabe au
français de ces formules, dont un arabophone peut constater le rapport
plus que lointain qu'elles entretiennent avec la langue arabe, ainsi qu'avec
l'islam, puisqu'elles reproduisent de façon erratique certains des sons les
plus répandus dans l'appel à la prière, dans la profession de foi musul­
mane, ou encore dans la Fatiha, première sourate du Coran37• La bizarrerie
sonore et graphique caractérisant la description de « la procession » des
corsaires est soutenue par un reportage en mouvement de ce tableau
exotique, qui accentue l'aspect diabolique du rituel :
Ces prêtres étaient suivis d'un fort grand homme armé de toutes pièces,
qui tenait en sa main une lance au bout de laquelle étaient le turban
d'Achain et tout auprès une queue de cheval''.
Chaque soldat portait ses armes renversées [...] li y en avait un tout armé
qui traînait une enseigne par terre et derrière lui, venaient quinze ou
vingt autres soldats, qui portaient des lances rompues, des rames brisées,
des armes de différentes façons et des drapeaux de taffetas blancs, où il
y avait des croix rouges. [...] Deux Mores menaient en main un fort beau
barbe qui avait la selle renversée sur le dos39•
Le défilé des corsaires est une allusion sans équivoque aux rites que
les lecteurs du début du xvn' siècle associent au monde de la sorcelle­
rie et des arts occultes, en particulier dans la mesure où ils étalent un
monde à l'envers qui n'est pas sans rappeler l'atmosphère carnavalesque
mais apocalyptique évoquée dans la première partie de cet article.
pour le défunt, après le quatrième, il prononce, à haute voix, la salutation finale.» (défini-
tion de L'Encyc/opédie de l 'islam, NED-SAM, t. VIII, p. 963).
37. Les formules démarquées par le texte de Gomberville pourraient être, entre autres,
La Fâtiha : «[la sourate] qui ouvre »1 plus exactement, Fâtihat al-kitab,« [la sourate] qui
ouvre le livre [de la Révélation] » désignation de la première sourate du Kur'an.
(Encyclopédie de l'islam, T. II, C G, Nouvelle Edition, Parist Maisonneuve et Larose, 1977).
Voici la translittération des premiers versets :
[I] B-ismi Allllhi ar-Rahmani ar-Rahrm [2] AI-hamdu Ii-Allahi rabbi al-'alamln [3] Ar­
Rahmani ar-Rahrm [4] Maliki yawmi ad-drn [5] Iyy ka na'budu wa-iyy ka nasta'In.
Traduction de Chouraqui (Le Coran : l'appel, Paris, Robert Laffont, 1990) :
[I] Au nom d'Allah, Le Matriciant, le Matriciel. [2] La désirance d'Allah, Rabb des
univers, [3) le Matriciant, le Matriciel, [4] souverain au jour de la Créance: [5] Toi, nous te
servons,Toi, nous te sollicitons.
38. L'Exl/.. ., p. 479-480.
39. L'Exil.. . , p. 481.

Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 241

Toutefois, les symboles qui semblent régir cet univers sont plus précis
encore : les armes, la selle du cheval du défunt sont renversées en signe
de deuil, tandis que l'on porte en triomphe les rames brisées et les dra­
peaux croisés -- comble du sacrilège pour un chrétien. Enfin, l'un des
personnages de cette procession incarne sans ambiguïté le diable ; un
« fort grand homme armé de toutes pièces » se détache du reste du
cortège funèbre par une autre touche de bizarrerie et de grotesque : la
lance qu'il porte. La verticalité bien marquée, la pointe dirigée vers le
haut de la lance appellent le spectateur-lecteur à admirer les deux objets
qu'elle expose : le turban du capitaine qu'on enterre et une queue de
cheval. Le turban peut rappeler une tête coupée, surtout en présence de
la queue de cheval, qui, elle, est bien un appendice coupé,
Dans Je roman de Gomberville, le corsaire barbaresque en général et
celui d'origine française en particulier apparaît ainsi avant tout comme un
personnage relevant d'une anthropologie baroque, c'est-à-dire de certain
type de vision globale de la vie humaine, avec toutes ses composantes.
L'homme dans l'art baroque est un être qui s'adapte à son environnement.
Dans cette optique, le pacte que les personnages français établissent avec
l'univers des corsaires est présenté comme une nécessité vitale pour chacun
d'eux. Le lecteur est ainsi appelé à un certain degré d'identification avec
le comportement des héros, dont Je narrateur intervient à plusieurs reprises
pour préciser qu'ils ne coïncident pas entièrement avec des pirates. Par ail­
leurs, l'engagement de ces personnages dans les activités de piratage avec
tout ce que cette carrière suppose de violences de toutes sortes, est justi­
fié par leur appui sur l'intérêt national français - Bajazet, rappelons-le,
utilise son pouvoir pour diriger ses corsaires à n'attaquer que les ennemis
de son pays, c'est-à-dire l'Espagne. Ainsi peut-on facilement deviner que
ce pacte avec le diable est en réalité un marché de dupes dont l'heureux bé­
néficiaire n'est pas le démon. Celui-ci s'y voit même dépouillé de certains
de ses trophées, puisque Bajazet a pu modérer les mœurs de ses pirates en
leur imposant certaines lois qui limitent leurs méfaits. Le roi des corsaires
a interdit à ses soldats le viol des femmes, le meurtre inutile, et la torture
des prisonniers ; strictement parlant, il veille ainsi à l'application du traité
franco-turc, qui met précisément les Français à l'abri des attaques des
corsaires armés par La Porte à cette époque.
On voit donc qu'en définitive Je corsaire franco-barbaresque peut agir
en Faust sans pour autant vendre définitivement son âme au diable. En
véritable produit de l'esthétique baroque, il ne cesse de se transformer tout
en abritant en lui plusieurs identités ; de ce fait, le pacte qu'il conclut finit
toujours par être rompu. Bajazet comme Polexandre rentre en France ; les
,.
242 ÜRJENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

deux personnages renouent avec leur aristocratie de naissanc.e et mènent


enfin une vie totalement opposée à la vie d'errance que leur imposait l'épi­
sode barbaresque du roman dans lequel ils apparaissent. Si, pour le
personnage baroque en général, le monde est un théâtre où les rôles chan­
gent et s'échangent, pour le corsaire de L'Exil la vie est un processus de
métamorphose sans fin durant lequel il n'y a de constant que l'appel de la
transformation, et un élan vers un devenir nouveau qui trahit un sentiment
d'exil essentiel chez l'être humain. Partout où il se trouve, il est en mal
d'un autre espace, d'un autre temps, voire d'un autre soi-même.
Par cette incursion dans l'univers du roman de Gomberville, nous avons
voulu montrer que le baroque a contribué à la construction de l'imaginaire
occidental en lui ouvrant de nouveaux horizons. Par la magie de l'art
romanesque, Gomberville apprivoise les « monstres des mers » pour en
faire des personnages familiers et parfois sympathiques, ni totalement
étrangers, ni totalement compatriotes, jouant des masques et excellant dans
l'art du déguisement. Le lecteur français peut s'identifier à Bajazet ou à
Polexandre et même à Sinas - corsaire à l'allure royale et aux mœurs
princières, défenseur des intérêts de la France, amoureux fidèle et loyal. . .
Chez Gomberville le corsaire barbaresque figure ainsi l'Autre,
appréhendé, écrit et représenté comme l'image d'un second soi-même en
proie aux bouleversements de son époque et aux caprices de la faiblesse
humaine : le besoin de l'adaptation l'oblige à se transformer ou, à défaut
de cette possibilité, à se déguiser, quitte à pactiser avec le diable.
Conformément à l'esthétique baroque, les corsaires franco-barbaresques
de L'Exil de Polexandre vivent leurs différentes métamorphoses comme les
manifestations d'une fatalité inhérente à la nature humaine ; c'est ce qui
explique la sérénité avec laquelle ils les acceptent. Contrairement au
personnage classique, le héros baroque n'a pas. à choisir entre plusieurs
voies, il assume les situations les plus contradictoires et se conforme
successivement à ses différentes identités, qui se superposent sans se
détruire. Que ce soit dans le faste et le luxe de la richesse gagnée par la
piraterie ou dans la misère et l'humilité de la vie du soldat errant, le
corsaire barbaresque ne laisse pas de parader, illustrant ainsi l'heureuse
métaphore de Rousset40 : il est aussi bien Circé que le paon.

40. J. Rousset, op. cit.


Cantemir, Zrlnyi, Mehmet Aga et l'Enrope orientale :
constructions baroques du modèle classique de l'Orient

Cécile Koviicshazy
Université de Limoges

J 526 marque la défaite de Mohacs, à la suite de laquelle la Hongrie


passe sous occupation ottomane ; Soliman 1" installe son pachalik à
Timi§oara, dans la région du Banat. 1 57 ans plus tard, en 1683, la
Hongrie et la Transylvanie passent entièrement sous l'autorité de l'em­
pereur des Habsbourg, Léopold 1 • Durant cette période, la région connaît
des fluctuations, des modifications, des divisions territoriales ; la
Hongrie, par exemple, est divisée en trois (Principauté de Transylvanie,
Empire des Habsbourg, Empire Ottoman). De ce fait, des mémoires pa­
rallèles se tissent, et c'est d'elles dont il sera question ici. Seront
rapprochés dans cet article des textes qui portent sur une aire et une
époque communes, à savoir la Hongrie et la Roumanie (au sens actuel)
de la fin du XVII' siècle. Ces textes, parce qu'ils font varier le point de
vue sur l'ennemi et la forme d'écriture, permettent de croiser différentes
mémoires historiographiques. On voudrait rapprocher ici une épopée
hongroise de Mikl6s Zrlnyi intitulée Obsidio Szigetiana2, des chroniques
écrites par un écrivain roumain, les Incrementa atque decrementa aulae
othomanicae de Dimitrie Cantemir et des chroniques composées par
l'historien turc Silhardar Findiklili Mehmet Aga, Nusretnâme3• Ce croi­
sement interculturel est plus profond encore qu'il n'y paraît puisque, du

l , Cette « libération» de la région est complétée en 1699 par la Paix de Karlowitz et en


1718 par le Traité de Passarowitz.
2. « Le siège de Szigetvâr ». I..:œuvre a été écrite en hongrois, mais le titre est en latin.
3. Il serait fructueux d'ajouter à ce corpus Mm Wien au.lf1èmeswar (1663. De Vienne à
Timifoara) de Henrik Ottendorf. Membre d'une ambassade conduite par le baron von GOess,
chargée de rencontrer le pacha de Belgrade mais aussi d'évaluer précisément l'état des ob­
jectifs mi1itaires de l'ennemi pour pL'éparer une future campagne militaire. Durant ce voyage
Henrik Ottendorf a écrit rbn Wien auffTemeswar (1663, version définitive en 1667 à la
demande du Grand État-major impérial autrichien), Ce sont des carnets de voyages dans les­
quels il consigne les faits mais dessine également cartes et croquis. Uambassade avait en
effet obtenu le droit exceptionnel de visiter les fortifications turques de Timi§oara. Ottendorf
a préparé la grande offensive de 1696, celle qui fut décdte par Cantemir. Là-dessus, voir
l'introduction de Ioan Ha\egan à l'ouvrage d'Ottendorf, De la Viena la Timifoara.1663,
Editura Banatul, Editura Artpress, Timi§oara, 2006. Ce n'est qu'en 1900 que le manuscrit
d'Ottendorf est signalé par un archiviste.
""1'

244 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

fait des fluctuations géopolitiques mentionnées plus haut, une même


écriture peut se faire l'écho de plusieurs cultures. La diversité générique
de ce corpus - diversité dont on verra qu'elle est politiquement signi­
ficative - permettra de montrer quelle vision de l'Orient, comme de
l'Occident, est véhiculée dans la littérature de cette aire frontalière
« poreuse4 » ; une aire située à la limite géographique et symbolique des
deux espaces, qui correspond à ce que Gilles Veinstein qualifie de « troi­
sième cercle »5, et qui a longtemps été perçue comme la « citadelle des
Chrétiens »6 contre l'envahisseur ottoman.
Face à ces frontières floues', la littérature abordée ici se donne un but,
celui de redéfinir ces frontières. Les redéfinir tout d'abord
géographiquement, en faisant le choix de présenter les régions considérées
comme faisant partie de la « nation » (le terme nation commençant à ce
moment de !'Histoire à prendre une réalité politique et idéologique), en

4. Olivier Chaline,« Un immense arc de cercle maritime et terrestre allant de la Sicile au


Caucase marque le contact entre l'Empire ottoman et les États chrétiens. Imposant, il reste
cependant franchissable. Car les marges de l'Empire ottoman ne sont pas comparables au
« Rideau de Fer» du siècle dernier. Elles sont poreuses, surtout lorsqu'elles sont faites
d'étendues maritimes ou de steppes. » (« Les théâtres de batailles dans le sud-est de
l'Europe», XV/Je siècle, n° 4, 2005, p. 579).
5. Gilles Veinstein,« La frontière ottomane en Europe jusqu'à la fin du xvne siècle», dans
Cours et travaux du Collège de France, Résumés 2004- 2 005, Annuaire 105e année, Paris1
Collège de France, 2005, p. 687-702. Ces cercles, qui ont pour épicentre la capitale de
l'Empire ottoman, dépendent de la zone d'influence de l'autorité ottomane, Le premier cercle
correspond aux provinces en administration directe : Bulgarie, Thrace, Thessalie, Macédoine
et Dobroudja, Le deuxième cercle comprend la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro, la
Serbie, l'Albanie et la Grèce. Le troisième cercle comprend la Hongrie, le Banat, la
Transylvanie, la Moldavie, la Valachie, le khanat de Crimée.
6. Mircea Eliade cité par Catherine Durandin, Histoire des Roumains, Paris, Fayard, 1995,
p, 57 : « l'idée d'une mission historique de la Roumanie en tant que citadelle de l'Occident
chrétien a tmtjours existé sous une fonne latente dans la conscience de tous les grands princes
roumains.» J6zsef Jankovits montre que la vision que les Hongrois ont des Turcs évolue au fil
du temps. Après les avoir d'abord considérés comme des Chrétiens schismatiques (1)1 les
Hongrois les perçurent à partir de la moitié du xve siècle comme l'effet d'un châtiment envoyé
par Dieu à son peuple élu à cause de ses péchés,« l'incarnation del'Antéchrist» (p. 49) j l'oc­
cupation étant perçue comme une épreuve i01posée par Dieu, la défense de la patrie devenait
une mission pour les chrétiens (2). À partir de la fin du xv1c siècle, sous rinfluence de la men­
talité protestante issue de Wittenberg, le Turc fut ensuite perçu comme un ennemi bien terrestre
(3) mais toujours présenté selon des clichés très généraux. C'est avecZrfnyi, au milieu du xvue
siècle, qu'une quatrième attitude peut être dessinée : celui-ci présente plus concrètement les
Turcs, notamment en les valorisant1 ce qui permet en retour de valoriser d'autant plus ceux qui
les ont vaincus (en l'occurrence l'arrière-grand-père de Zrfnyi) (4). J6zsef Jankovits,« The
image of the Turks in Hungarian Renaissance Literature », in Europa und die Tüt*en ln der
Renaissance, Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 2000.
7, Pour une étude de l'étanchéité de la frontière ottomane, voir Gilles Veinstein, op. cit.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 245

reformant un espace et un horizon orientaux. Les redéfinir ensuite


symboliquement, en traçant une nette différenciation entre - selon les
cas - Hongrois et Turcs, ou Roumains et Turcs, la nationalité se
nourrissant moins de symboles natifs que d'éléments anti-ottomans. Les
redéfinir enfin culturellement, en proposant une esthétique nationale et
ce, de deux façons : à travers la constitution de deux figures ostentatoires,
le personnage du héros national et le poète-guerrier qui, malgré leur
caractère démesuré, constitueront un modèle qu'on pourra qualifier de
classique.
Oscillant entre un modèle occidental et une source d'inspiration
historique et littéraire orientale, ces œuvres, jouant de frontières réelles
instables, développent une esthétique baroque, dans la mesure où la
constante métamorphose historique y est à la fois incarnée et symbolisée
dans une écriture qui en mime les caractéristiques. Or le baroque de l'est
de l'Europe se définit politiquement et géographiquement à l'image du
classicisme occidental' : il fixe les modèles et les règles, il est lié à l'État
et à la nation, il permet de définir une aire culturelle, il tend vers le culte
d'une figure héroïque solaire, il aspire à montrer le respect d'un code
moral par les guerriers, et à proposer une réalité qui soit acceptable pour
l'opinion, en dépit de son caractère exceptionnel. En cela, il respecte la
bienséance et la vraisemblance. Il se différencie donc du classicisme du
point de vue esthétique par ses images et par son style, bien plus que par
ses thèmes, qui valorisent l'héroïsme et critiquent la monstruosité.
Uanalyse que l'on propose ici de ces œuvres vise à mettre en lumière
cette forme de baroque propre à l'Europe orientale.

Les témoins directs de l'Orient :


du spectateur occidental à l 'auteur orientaliste
Les textes rapprochés ici le sont en raison d'une similitude dans l'iden­
tité de leurs auteurs, et dans leur nature : ils oscillent certes entre Orient
et Occident, mais surtout entre deux référents culturels exemplaires,
entre la culture antique classique et une réalité moderne instable. r.; œuvre
de ces auteurs, à la croisée de plusieurs cultures, permet de voir de quelle
façon une culture nationale revendiquée engendre grâce à sa rencontre
avec la culture orientale (ici, ottomane) des œuvres nouvelles qui vont à
leur tour se constituer en modèles. Autrement dit, l'Orient permet la

8. Voir par exemple Marc Fumaroli, La Diplomatie de l 'esprit, Pat'is, Hermann, 1994 et
Pierre Pasquier, La Mimesis dans l 'esthétique théâtrale du XVIf siècle, Paris, Klincksieck,
1995.
246 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

création de nouveaux modèles occidentaux, la création d'une culture qui


se crée « tout contre » l'Orient. Ce sont donc deux Occidents et deux
Orients qui coexistent. Si l'on part de l'idée que l'Occident se définit
comme ce qui s'oppose à l'Orient : on a d'une part l'Orient connu par
les habitants de l'Europe de l'ouest par l'entremise des peuples envahis
par les Ottomans, d'autre part, l'Orient réel. D'une part, l'Occident de
l'ouest européen géographique et culturellement défini, d'autre part,
l'Occident de l'est européen qui ne se forge qu'en mêlant ses sources
antiques (et donc les sources qui seront revendiquées par les classiques
français) et en s'opposant aux influences du véritable Orient. D'un côté
donc un Orient inventé, fictionnel, de l'autre un Occident construit et
sculpté, et dans les deux cas, construit par une même esthétique baroque
qui déforme l'un, en fait un leurre, et grandit l'autre en lui offrant un
rayonnement.

Dimitrie Cantemir (1673-1 723)


Dimitrie Cantemir fait partie de ces auteurs qui ne sauraient être
exclusivement qualifiés d' « orientaux » ou d' « occidentaux ». Son père
était voïvode de Moldavie et, pour cette raison, selon les arrangements
imposés par la Grande Porte pour s'assurer de la loyauté des gouver­
nants des territoires dominés, le père dut envoyer ses deux fils à
Constantinople9 pour leur éducation. Dimitrie le Roumain passa ainsi
vingt-deux années de sa vie (de 1688 à 1 710) dans la capitale de
l'Empire ottoman où il reçut une éducation tout à fait exceptionnelle.
Formé à « l'ancienne sagesse byzantine, perpétuée par la Grande Ecole
(l'Académie de la Patriarchie)10 », il s'exprimait couramment dans les
langues occidentales (roumain, italien, français, allemand, anglais,
russe), dans les langues sources de la culture classique (le latin et le
grec), mais également en turc, en persan et en arabe.
Cantemir, qui sera considéré comme le premier grand écrivain de
Roumanie, est donc un personnage paradoxal, à l'appartenance cultu­
relle multiple. Ses écrits font écho à cette double appartenance : à vingt
ans, il écrit en grec ancien le Divan ou La Dispute du sage avec le monde
ou Le Débat de l'âme avec le corps, une disputatio entre le sage et le
monde, forme très banale alors dans la philosophie et la poésie d'inspi­
ration néo-platonicienne. Le volume, traduit en roumain par l'auteur

9. À Constantinople1 dans la maison du quartier de Phanar (Pener) où vécut Cantemir, un


musée lui est consacré depuis 2007.
1 O. Virgil Cândea, Dimitrie Cantemir, Bucarest, Editura endclopedicR româna, 1973.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 247

lui-même, sera traduit en arabe et propagé dans tout le Proche-Orient, la


disparition de la langue antique permettant de compenser la diffusion
d'un modèle générique, littéraire ou philosophique pourtant occidental.
En outre, Cantemir rédige un manuel de musicologie, qui sera considéré
en Orient puis en Occident comme le premier manuel de musicologie
turque. Il faudrait encore souligner que ses compositions musicales sont
intégrées dans le patrimoine musical turc et que ses Incrementa atque de­
crementa aulae othomanicae ( 1714-1716. Histoire de ! 'agrandissement
et de la décadence de l'empire ottoman, Paris, 1743) ont été pendant un
siècle la référence des orientalistes européens. Un siècle plus tard, Joseph
von Hammer-Purgstall (1774-1856) dans son Histoire de l 'Empire
ottoman, depuis son origine jusqu'à nosjours (1835-1843) dénoncera le
caractère approximatif des données de Cantemir tout en reconnaissant
l'importance de l'ouvrage. On peut comprendre par là que les Ottomans
prennent pour modèle de musicologue un Occidental, tandis que les
Occidentaux n'ont accès qu'à un Orient déformé.
Parmi les autres œuvres de Cantemir, le manuel de géographie de la
Moldavie (Descriptio antiqui et hodierni status Moldaviae, rédigé en
latin en 1714) commandé par l'Académie de Berlin dont il était membre,
dans lequel il met en avant l'héritage et la force de la latinité, constitue
la troisième grande tendance de son œuvre, après la tendance antiqui­
sante et la tendance ottomane. Cette troisième tendance peut être
qualifiée de moderne : Cantemir recourt à une langue antique, mais il re­
vendique, avec le support institutionnel de l'Académie de Berlin, une
certaine modernité des Lumières, ni orientale, ni occidentale, mais
mêlée, une modernité qui pose de nouvelles frontières du monde dans
une langue qui devient moins antique que le signe d'une érudition solide.
Sachant allier le savoir encyclopédique de la Renaissance à la rationalité
des Lumières, à la fois philosophe, romancier, mathématicien, archi­
tecte, historien, théologien, compositeur, musicologue, géographe,
cartographe et ethnographe, Cantemir est résolument ancré en Orient
comme en Occident". Autour de lui, trois mondes s'interpénètrent :
l'Orient islamique, l'Orient chrétien-byzantin et l'Occident. Il est suffi­
samment rare que des influences soient bilatérales pour le souligner ici ;
Cantemir incarne cette multiculturalité réelle, Constantinople étant la

11. Ce multiculturalisme se transmet à la génération suivante puisque son fils Antioche


(1709-1744), né en Russie du fait de l'émigration de Dimitrie à la cour de Pierre le Grand,
sera considéré comme Je premier écrivain russe. Là-dessus, voir Adriana Babeti, Blitliliile
pierdute. Dimltrie Cantemir. Strategii de lecturii, Timi�oara, Editura amarcord, 1998.
"'7

248 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

ville idéale pour de telles interférences12 • Ce mélange aux yeux d'un


occidental peut passer pour baroque, mais il faut noter que dans chacun
des genres pratiqués, l'auteur adopte une persona : celle de ]'Oriental,
celle de !'Occidental érudit ou celle du philosophe, au-delà de ces pôles
géographiques, respectant dans chaque cas les codes de la culture et du
genre correspondants. Cantemir est un écrivain et un homme du monde
à la fois emblématique et exceptionnel. Son œuvre rappelle la technique
des compilations de la Renaissance" qui, avec le savoir scientifique
moderne en sus, se retrouve dans l'esthétique baroque : chez Cantemir
se mêlent l'antique et le moderne, l'Orient et l'Occident. Il y a une
volonté chez lui de rendre compte de tout l'univers, et cette tentative
d'exhaustivité s'opère par strates successivement ajoutées.

Mikl6s Zrinyi (1620-1664)


En Hongrie au milieu du xvn' siècle, certains aristocrates pensaient
que les Habsbourg ne leur apportaient plus rien. Ils nourrissaient à leur
égard une hostilité qu'ils exprimaient à travers une idéologie
« nationale », la notion de nation étant alors toujours limitée à la seule
classe des privilégiés ; ils protestaient contre l'assujettissement
économique du pays et réclamaient l'expulsion des Turcs. Le comte
Mikl6s Zrinyi, chef de guerre, homme d'État (ban de Croatie) et écrivain,
élabora des plans pour la constitution d'une monarchie hongroise
centralisée et indépendante et une armée nationale forte : l'idée d'un État
hongrois indépendant se faisait jour du fait de la domination ottomane.
Zrinyi s'appuyait sur des traditions hongroises de centralisation
(remontant au roi Mathias Corvin et au prince Gabriel Bethlen) mais en
allant plus loin : sa conception renonçait à l'unité confessionnelle de
l'État avec l'idée d'une tolérance religieuse entre aristocrates catholiques
et noblesse protestante, tout en proposant la réunification du Royaume
de Hongrie avec la Principauté de Transylvanie. Poèmes et brochures
servirent à Miklos Zrinyi de medium pour exprimer et diffuser les

12, Voir Cristina Fene�an dans Cuttura otomana. A vilayetului Timi§oara, Timi�oara,
editura de Vest, 2006,
13. On pense ici à Montaigne, qui compose ses essais par ajout de strates successives,
sans effacer le texte original, sans hésiter ainsi à se contredire d'un moment de l'écriture à
l'autre, On repère de la sorte dans son œuvre la présence de sources qui viennent se com­
pléter ou s'annuler, tantôt intégrées dans son écriture, digérées par elle, tantôt séparées et
juxtaposées avec des références esthétiques qui lui restent étrangères. Les sources érudites
antiques y vont ainsi de pair avec les paroles du peuple, la mesure se mêlant au grotesque,
la parole de l'Occidental se heurtant à la parole du barbare venu d'Orient ou des Amériques.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 249

principes de cette conscience nationale en germe 14• Une seule œuvre


parut de son vivant, mais elle suffit à lui accorder le statut de grand
écrivain national : le poème héroïque Obsidio Szigetiana (Le Siège de
Sziget, 1646) dans lequel Zrinyi exalte le sacrifice de son aïeul, qui fut
le défenseur de Szigetvâr contre le Sultan Soliman Il et qui, déjà,
exhortait la nation à la lutte contre les Turcs. On peut noter dans le choix
de ce genre épique la résurgence revendiquée du modèle du Tasse et de
sa Jérusalem délivrée ainsi que la coïncidence dans la.chronologie avec
la publication d'épopées nationales et modernes en France comme le
Saint-Louis du Père Le Moyne.
Le texte est, de façon traditionnelle pour une épopée, structuré en
chants. Szigeti veszedelem est construit en quinze chants comportant au
total exactement 1566 quatrains rimés 15• Les quatrains rimés constituent
une prouesse prosodique, digne émule des prouesses héroïques de l'aïeul.
Quant au nombre de 1566, il n'est en rien dû au hasard, puisqu'il corres­
pond à la date à laquelle eut lieu l'acte de bravoure du héros. En 1566,
l'arrière-grand-père de l'auteur était retranché dans la forteresse de
Szigetvar, entourée de marécages difficiles à franchir. Il l'avait défendue
sans relâche contre l'armée du sultan Soliman. Avant l'ultime assaut, il
remplit ses poches d'or, afin que le Turc qui allait le mettre à mort tînt sa
récompense du héros lui-même. Ce geste provocant, exemplaire, osten­
tatoire, symbolique de la fierté de ce grand seigneur et excellent chef de
guerre, s'adressait aussi à !'Empereur Habsbourg qui avait laissé périr un
de ses meilleurs capitaines, sans lui venir en aide16•
Les époques et les cultures se croisent donc dans cette évocation d'un
fait passé, et doublement revécu : dans le contexte historique de l'oce,11-
pation ottomane, qui se poursuit encore, et grâce au fait littéraire qui en
permet l'évocation. Le choix de trois publics - le peuple hongrois, l' op­
presseur turc et l'empereur autrichien - montre la tendance du texte à
multiplier les strates de lecture et les points de vue possibles, à jouer sur
l'ambiguïté de la figure héroïque ; le héros en effet sauve la nation, se
montre plus fort que le vainqueur et que son propre empereur. À ce héros
extraordinaire l'or confère encore une force et un éclat double, à la fois lit­
téral et figuré. Autant d'éléments que l'esthétique baroque revendiquerait
pour sienne : anamorphose, antithèse, hyperbole, syllepse et ostentation.

14. Dans son ouvrage d'art militaire L e Preux Capitaine (Vitéz hadnagy, 1653) puis dans
ses Réflexions sur la vie du roi Mathias (Matyas klra/y életérlfl va/6 elmélkedések, 1657).
15. Irrégulièrement répartis selon les chants, de 86 à 117 quatrains.
16. Source : Zrlnyl Mlklos, Szigeti r1,szedelem, éd. Lâszl6 Sziirényi, Budapest, Ikon kiad6,
1993.
7

250 ÜRJENT BAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE

Dans l'optique d'une imagologie de l'oriental et de l'occidental,


l'œuvre Obsidio Szigetiana est intéressante à double titre : d'une part,
parce que son auteur a lui-même participé aux luttes qu'il décrit, et c'est
chose rare chez les auteurs d'épopée - ni Le Tasse ni Milton ne
pourraient en dire autant. Zrlnyi était le plus grand chef de guerre
hongrois de son époque, un témoin et protagoniste actifdes luttes contre
les Turcs. D'autre part, parce que dans l'œuvre de Zrinyi, les Turcs ne
sont pas désignés de façon impersonnelle et stéréotypée. Selon la logique
cornélienne qui veut qu' « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire »,
les ennemis sont présentés sous un jour favorable et héroïque, ce qui
renforce la mise en valeur des Hongrois. La caricature des Turcs aurait
en effet nui directement à la vraisemblance du caractère héroïque des
Hongrois, qui paraît ainsi naturel. Pour le lecteur, le Hongrois est un
étranger ; or il coïncide avec les traits d'une figure héroïque fréquente
dans la littérature. Le Turc, face à ce héros, doit rester un adversaire
digne, sous peine de créer une distance comique, ou même de faire
sombrer le texte dans le burlesque.
On retrouve là des préoccupations propres aux théoriciens du
classicisme, tel Racine soulignant à la fois l'étrangeté de Bajazet et le
caractère vraisemblable des héros orientaux. lJ œuvre épique est placée
sous l'égide de la Vierge Marie (protection mise en place dans les
premiers quatrains), pour ensuite donner la parole à l'ennemi. C'est un
choix narratologique crucial, qui ne se contente pas de représenter
!'Ottoman, mais lui donne accès à un discours direct. IJOttoman se réfère
lui aussi à son dieu. Sa foi n'est sürement pas la bonne, aux yeux du
catholique qui rédige l'ouvrage, mais au moins est-il un croyant et un
croyant qui respecte sa religion. Là encore on demeure dans un exotisme
vraisemblable et conforme à ce qu'on croit. lJaïeul héroïque hongrois est
valorisé dans un style baroque, qui devient une forme d'écriture
nationale et culturellement marquée comme hongroise. Néanmoins il est
représenté selon un modèle classique, par sa conformité au modèle
héroïque et son respect de la bienséance. On est donc face à une tension
entre une écriture baroque et un personnage classique, qui se voit ici
traité de façon ostentatoire.
I.Jouvrage appartient aujourd'hui au patrimoine des œuvres nationales
de la Hongrie, il est emblématique du patriotisme magyar. Cette ren­
contre forcée entre les cultures, chez des écrivains qui sont proches des
instances du pouvoir, offre au lecteur une série particulièrement riche
de motifs, qui constitue le vivier d'une imagerie orientale où puiseront
ensuite nombre d'auteurs occidentaux, notamment français.

b
Variations du motiforiental dans les littéraiUres d'Europe 251

Le paysage oriental : un monstre baroque ?


Le troisième témoin direct d'une rencontre effective entre culture
ottomane et européenne orientale se place de l'autre côté de la Grande
Porte, par rapport aux deux auteurs précédemment évoqués. Silhardar
(« le porteur d'épée ») Findiklili Mehmet Aga (1658-1723) gravit
rapidement les échelons de la hiérarchie des fonctions de la cour, sous
Mehmed IV, Suleiman II, Ahmed III et Mustapha II (comme Cantemir)
et il fut chargé d'écrire les hauts faits du sultan. Nusretnâme, Le livre
des victoires narre les événements de la cour de 1683 à 1704 (c'est aussi
la date de composition, puisque le chroniqueur, témoin direct, écrit de
façon contemporaine). Mehmet Aga refusa le rang de vizir, préférant
une mise à la retraite pour pouvoir continuer son travail d'historien, mais
aussi de poète et de prosateur. Sous la forme de chroniques, dont
l'insertion dans un genre littéraire précis reste encore à faire, Findiklili
Mehmet Aga rapportait les faits dont il était contemporain, en se référant
aux institutions européennes et en employant des termes européens. Les
chroniques de Mehmet Aga sont teintées de baroque : le goût pour le
macabre est pris dans l'élan de la multiplicité et du mouvement
permanent, se complaisant dans la juxtaposition des contraires tel les
métamorphoses, en l'occurrence celles de l'homme en bête. Dans
l'épisode qui suit, et dont l'action se déroule avant la fameuse bataille de
Zentha en 1697, le padischah, après une messe à laquelle participe toute
l'armée chrétienne, met la main à l'épée, devant le sultan :
Les braves gazi [musulmans] qui ont vu cela ont aussi brandi l'épée.
Véclat de milliers d'épées a obscurci la lumière du soleil. Avec l'aide
d'Allah, ils se sont tous avancés vers l'ennemi, lorsqu'à la distance d' un
jet de flèche, des milliers de fous au visage farouche, des païens aux
mœurs mauvaises, des giaoud [des mécréants, des chrétiens] sans foi
ont commencé à tirer, à partir de dix heures et demie, avec Jeurs canons
et leurs fusils. lis ne prenaient pas garde aux boulets que tiraient nos
canons, ni aux balles que tiraient nos fusils. lis ne tenaient pas compte
de ce qui tombait. Ils passaient sur n'importe quel piège tendu sur leur
chemin, et se ruaient comme des hordes de sangliers dans nos abris17•
Le texte comporte à l'évidence de nombreux traits baroques : le récit
donne la primeur à l'éclat et à l'ostentation, la monstruosité de l'ennemi

17. Nusretnâme n'est à ce jour pas encore accessible en français, c'est pourquoi je présente
ici de Jongs extraits de ces chroniques. Les traductions, réalisées avec t'aide d' Adriana
Babeti, s'appuient sur la traduction roumaine : Findiklili Mehmet Aga, Cronici turce�ti
privind Jari/e române, Bucarest, vol. II, 1974.
l' 252 ÜRIENT BAROQUFiÜRIENT CLASSIQUE

est soulignée, la limite entre les genres humain et animal est confuse,
conduisant à une sorte de métamorphose des rustres en sangliers ; les
ennemis sont aveuglés, ils vivent dans un monde illusoire et fantastique,
enfin le récit multiplie les points de vue différenciés, selon qu'il adopte
le regard de l'auteur ou le regard des attaquants.
Le texte continue ainsi :
Pendant cette nuit et le jour suivant, je dis jusqu'au soir vers la nuit de
vendredi jusqu'à cinq heures du matin, nous avons avancé sans repos et
sans relâche, et nous sommes parvenus avec beaucoup de difficultés à
Timi�oara, où devant le varos [château] nous nous sommes abrités dans
un lwnak [refuge, lieu de repos]. La trésorerie impériale, sept canons
ko/onborne, trois havane, douze canons shahi, et la plus grande partie de
l'armée conduite par Defterdar Efendi a pris le chemin vers la droite et
est arrivée à Timi�oara par la route directe, six heures avant le padichat.
Elle s'est enlisée dans les marécages de l'église Horosia, où elle a laissé
trois canons kolonborne et un canon shahi avec quelques hommes.
I.:ennemi, qui ramassait ce que l'armée turque avait perdu, a sorti les
canons des marécages et les a emportés avec lui.
On notera que cette débâcle en anamorphose18 est rapportée sans aucun
commentaire de la part du chroniqueur turc. Dans le texte de MehmetAga,
on peut encore une fois relever de nombreux traits baroques, parmi les­
quels la construction d'un héros paradoxal, présenté dans sa faiblesse, la
profusion des détails, ainsi que l'exhibition de la force ; mais une force
brutalement réduite à néant, par l'action de la roue de la fortune qui broie
tout sur son passage. La vision baroque de la roue de la fortune correspond
d'ailleurs à une vision de !'Histoire qui est celle de Cantemir, pour qui
l'Empire ottoman est voué, tôt ou tard, à la déchéance, puisque chaque
grande puissance fait son temps et que 1' on ne peut rien contre un tel sort.
Une autre caractéristique baroque de ce passage est la description d'un
univers macabre, inquiétant et angoissant, celui des marécages et des ca­
davres que l'on remise au loin. C'est le sens littéral de l'inquiétude, dont
le mouvement gagne les corps et les objets, qui sont arrachés à la matière
qui les fige, et mis en mouvement ; on voit ainsi se heurter dans une anti­
thèse cette animation permanente de corps qui ne respirent plus.
Comparons maintenant le même événement rapporté par un autre écri­
vain ; contrairement à Mehmet Aga, Cantemir n'hésite pas à le raconter
en insistant sur la débâcle de l'armée ottomane :

18. Anamorphose au sens où l'on multiplie les points de vue sur la scène, obligeant le
lecteur à chercher le point focal de la scène dans cette perspective multiple.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 253

Le sultan Mustaphah qui assistait, en spectateur triste et passif, à cette


lutte, fut pris d'une terreur si grande que vers minuit, sans être conduit
par quiconque, sans source de lumière, il sortit de son camp et prit le
chemin de Timi§oara 19• Il n'avait pourtant pas de raisons de craindre
autant les Allemands [sic] qui, épuisés par le combat, ne pouvaient pas
réparer le pont20 pour affronter la grande armée de Mustaphah.
Un kapudji vénitien qui avait renié sa foi chrétienne voulut convaincre
le sultan de ne pas quitter son camp d'une façon si déshonorante, et de
ne pas renforcer par sa fuite la victoire des ennemis. Il ajouta qu'il n'y
avait aucune raison de se retirer de la lutte avec une telle précipitation car
les ennemis étaient fatigués, épuisés par la longueur de leur marche ; et
il tenta de lui dire encore une fois que ceux-ci n'avaient aucun moyen de
traverser la rivière. Mais 1 'effroi du sultan était tel, à entendre ses
conseils, qu'il punit ce Vénitien ; il le fit tuer parce qu'il le croyait
corrompu par les Allemands, et redoubla de vitesse ·dans sa fuite,
A l'aube, quand le soleil fut levé, le sultan arriva en un lieu où l'année
précédente s'était déroulée une grande bataille contre les Allemands. Là,
il changea de costume et de cheval, et s'enfuit, sous ce déguisement,
aussi vite qu'il le put, vers Timi§oara21 ,
Cantemir décrit ici avec délectation le chaos dans les marécages, la
perte des bagages, la séparation des deux parties de l'armée, et le
désastre tactique. Le même événement, bien que raconté selon un point
de vue très différent, présente là encore de nombreux éléments d'une
esthétique baroque : le trait baroque attendu est celui du travestissement,
auquel Mustaphah recourt pour mieux fuir. Le mouvement d'ensemble
est rapide, c'est celui de la fuite du lâche ; le sultan est donc un anti­
héros, symbole du renversement de fortune. Terrorisé, comme un
« spectateur triste et passif», le sultan est emporté dans l'illusion de ce
spectacle que donne le monde, n'ayant aucun moyen de traverser la
rivière. C'est un héros anti-classique, pathétique, immoral, qui laisse se
déchaîner en lui ses passions les plus viles ; la monstruosité du prota­
goniste est marquée, qui allie les éléments contraires, la violence et la
peur, le statut d'empereur et la lâcheté. Cantemir joue donc peu sur le
leurre lié à la figure de l'auteur, neutre mais faux partisan ; il se donne
bien plutôt le rôle d'un véritable opposant. On sent plus directement sa
présence, son opposition, ce qui invite à lire ses chroniques soit comme
une présentation maniériste du monde - l'auteur voulant exhiber ses

19. Le sultan s'était caché dans les marécages.


20. Sur la Tisza.
21. Demetrie Cantemir, Istorla lmperiului ottomanu, Bucarest, Editiunea societatei
academice romane, 1878.
l' 254 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

modèles moraux et philosophiques occidentaux, par le biais de la critique


du païen et du barbare, et son originalité d'auteur-, soit comme une re­
présentation d'un monde carnavalesque et inversé, où le roi devient
bouffon ; une représentation qui, cette fois, nous ramènerait au baroque".
A une époque historiquement marquée par l'occupation et par la guerre,
et dans une région où les frontières nationales sont mouvantes, la
représentation de l'autre dans les textes que nous venons de parcourir
apparaît donc complexe et paradoxale. Une héroïsation à rebours s'y met
en place : les ennemis en effet y sont montrés en vainqueurs de divers
obstacles ; mais l'auteur exhibe néanmoins les conditions de leur défaite.
I;ennemi est donc bien traité en héros épique (il n'est pas ridiculisé), mais
son humanité apparaît lorsqu'il est pris dans la roue de la fortune. Cet effet
esthétique produit par le traitement du personnage est renforcé par le fait
que l'auteur est lui-même un poète guerrier ; il est, lui, héroïsé, et acquiert
une authenticité qui s'appuie sur la mise à distance du héros ennemi.
Ces œuvres sont baroques, dans la mesure où elles reprennent des
topiques similaires à celles que l'on trouve dans les littératures
occidentales de la période baroque ; cependant, contrairement au baroque
français, par exemple, le baroque oriental perdure longuement et il ne
comporte pas de dimension monstrueuse. Il n'est pas non plus éclos durant
une période de décadence24, mais du moins pendant une crise, certes
extrêmement longue, que subit le territoire. Et contrairement au baroque
occidental, le baroque de l'Europe orientale s' étend aux livres populaires.
Le héros oriental apparaît ainsi comme un contre-héros classique qui
refuse la bienséance, la grandeur et le sublime. Face à lui, la figure du
personnage subissant l'invasion ottomane est en quête d'héroïsme. Nourrie
de modèles classiques (héros d'Homère et de Virgile), sa construction se
heurte cependant à l'instabilité du monde. Ainsi, les traits baroques des
œuvres de Cantemir et de Zrinyi participent à l'élaboration de modèles
pour la nation et pour l'histoire littéraire de leurs pays.
Dans leur effort pour tracer des frontières culturelles, les textes abordés
ici montrent à quel point l'opposition Orient-Occident est alors per­
méable. Ils ouvrent sur un « troisième lieu »25 qui n'est ni l'Occident ni

23. On peut souligner, dans ce sens, 1a proximité du sultan de Cantemir avec la version que
donne un Corneille du personnage de Matamore.
24. Selon le critère avancé par Eugenio d'Ors dans Lo Barroco, quand il affinne que « la dé­
cadence et la fin du baroque se situent vers les xvne/xvme» (Du baroque, Paris, Ga11imard, coll.
« Idées», p. 78), Claude-Gilbert Dubois ou Gisèle Mathieu-Caste11ani parlent, eux, de crise.
25. « Third place», selon le concept que Homi K. Bhabha développe dans The Location
ofCulture [1 994], trad. Françoise Bouillot, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007.
lflriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 255

l'Orient ni un mélange des deux, mais une hybridité qui engendre une
culture nouvelle. Dans cette région de l'Europe orientale, de l'Europe
orientalisée, la figure du barbare est mise en valeur de façon paradoxale.
Ces mémoires parallèles, turques, roumaines et hongroises, posent de
fait la question théorique de l'interculturalité et les limites de la notion
de « culture ». La présence ottomane dans cette région dite aujourd'hui
d'Europe centrale, est une présence qu'on ne peut en aucun cas réduire
à une simple occupation ; culture locale et culture de l'occupant s'in­
terpénètrent. Les traces de cette présence profonde y sont encore visibles
de nos jours26•

r
'..... .

26. Je remercie vivement Adriana Babeti et Véronique Adam de leurs précieux éclaircis­
sements pour la rédaction de cet article.
,
Croissants et turbans
Images de fOrient dans le Saint Louis du père Le Moyne

Noémie Courtès
Université de Versailles-Saint-Quentin

L'Égypte est le plus merveilleux de tous les Pays, et le plus fertile en


grandes choses. Le Phare et les Pyramides, le Nil et le Caire, les Magiciens
et les Monstres, les miracles de/ 'Art et les prodiges de la Nature, sont ori­
ginaires de ce Pays-là. Et les seuls noms des Sultans et des Sarrasins
remplissent l 'oreille de leur son : la seulemontre de leurs armes et de leur
équipage surprend la vue, et met dans l'esprit des images qui l'étonnent.
Ainsi s'exprime le Père Le Moyne dans son Traité du poème héroïque,
placé en préface de la seconde version, remaniée et enrichie, de son épopée
de 1658, Saint Louis ou le Héros chrétien. En 1 666, Saint Louis ou la
Sainte Couronne reconquise', allongée à dix-huit chants, présente en effet
une large fresque consacrée au début de la première Croisade de Louis
IX, entre son débarquement en Égypte et sa victoire - fantasmée par Le
Moyne' - sur les Sarrasins, après deux grands combats et diverses
péripéties héroïques.
On s'attendrait à y trouver une évocation grandiose des munificences
orientales. Or, si l'auteur développe une méditation historique profonde,
l'arrière-fond égyptien qu'aurait dû susciter naturellement le pays des
Pharaons se révèle un leurre, un pur décor, dont la description est
essentiellement décevante, voire déceptive. De même que les autres pein­
tures, celle des combattants infidèles et de leur religion en particulier -
alors que Le Moyne se pique paradoxalement de vérité historique dans
le Traité', voire d'exactitude dans les brèves notes qu'il regroupe à la
fin de chaque Livre pour en éclairer certains vers.

1 . lJédition de référence est publiée à Paris chez Louis Billaine, ina 12° (consultable en ligne
sur Gallica). Pour al1éger les notes, nous indiquerons par la suite entre parenthèses le numéro
de la page où se situent les extraits cités ou, à défaut, la signature du feui1tet. On consultera avec
profit sur cette œuvre le précis de William Ca1in, Cmwn, Cross and« Fleur-de-lys », Stanford,
Calif., Anma libri, 1977 ainsi que la magistrale étude d'Anne Mantéro,« Le Saint Louys de Le
Moyne : raison épique et rationalité», Littératures classiques, 25, automne 1995, p. 283-298.
2. n avoue que « la vérité en la substance de la chose» suffit et qu'il est licite aux Poètes
de choisir le découpage de leurs Actions (Traité, 2v).
3. Le Moyne n'allègue cependant comme source que le récit de Joinville (« 11 n'y a rien ici
258 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

Le second Saint Louis présente en effet des tableaux surprenants à nos


yeux, mais dans un sens que n'avait pas prévu Le Moyne lorsqu'il
parlait - dans une acception forte - d' « images qui étonnent. » Pour
étudier le traitement que fait subir l'auteur à l'épisode égyptien de la
Septième Croisade, la citation liminaire (n.p., e8r) servira de fil conduc­
teur : seront ainsi successivement envisagés la géographie égyptienne, le
portrait des Infidèles puis leurs pratiques condamnables.

L'évocation de l 'Orient
Contrairement à un Scudéry, qui multiplie les descriptions dans son
Alaric jusqu'à se sentir obligé d'en donner une longue table dans son
volume, le père Le Moyne les évite lorsqu'il ne s'agit pas d'une ekphrasis
explicite, rendue obligatoire par les canons du genre épique (description
d'une armure ouvragée, de tentures historiées, etc.)4• Il n'y a donc pas de
description à proprement parler de l'Égypte dans Saint Louis : sa
géographie et ses paysages sont réduits à la portion congrue, c'est-à-dire
pratiquement à la mention de villes et de lieux emblématiques ou

de feint ni de fabuleux ; tout y est véritable et historique ; on peut Je croire sur le témoignage
du bon Joinville, qui l'a écrit longtemps avant que l'Hyperbole et la Flatterie fussent connues
en France », Traité, a9r). Un Joinville qu'il enrichit cependant : « Cette vérité [une tentative
d'assassinat du Roi] est moins belle dans l'Histoire, que dans la fable de cet Épisode » (122,
note). Pour la description de l'Égypte, il se fonde très classiquement sur sa lecture de Strabon,
Hérodote et Pline, comme l'indique une note renvoyant à la page 494, Le fait que Le Moyne
mette surtout en avant la liberté poétique anticipe les critiques que pouvait lui attirer- et que
lui attire aujourd'hui, eu égard à nos informations historiques actuelles -l'imperfection de ses
connaissances.
4, A cet égard, il est remarquable de comparer les crépuscules qui ouvrent plusieurs Livres
avec la description du visage d'Archambaut à la vue d'une magnifique armure qu'il convoite.
Alors que les aubes temporelles sont compassées car composées à grand renfort de clichés :
« À peine le Soleil réveillé par l 'Aurore,
Eût rallumé le feu dont le Ciel se colore [ . . ,1 ». (37).
La comparaison ekphrastique prend une ampleur et une vie tout à fait différentes lorsqu'il
s'agit de peindre la rougeur du guerrier émerveillé par sa vision :
« Ainsi rougit dans l'air, le nuage enflammé,
Des premiers feux du jour par l'Aube rallumé.
Il s'y fait un commerce, il s'y fait un mélange,
Où l'or devient azur, l'azur en or se change :
De longs rayons de pourpre, à des pinceaux pareils,
À cent traits argentés en mêlent de vermeils :
De la Mer au dessous la face rougissante,
Reçoit de ces couleurs l'image trémoussante :
Le Soleil entre deux paraît en se levant,
En éloigner la pluie, en détourner le vent ;
Et des jours tempérés, qu'il répand de mesure,
Il donne à tant de traits la dernière teinture.» (314)
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 259

strictement nécessaires à situer les actions héroïques. Il est impossible de


tracer une carte de la progression des Croisés, même approximative,
! 'Égypte se réduisant quasiment à Damiette, port du débarquement, au
Caire où est établi le Sultan, et au Nil, mentionné pour son delta et pour
sa crue5• La situation essentielle du Nil est cependant reconnue par la fable
et son apparat critique• : il s'agit d'indiquer au lecteur français, peu au fait
de ces contrées orientales, ce qu'il doit savoir sur ce fleuve lointain pour
mieux comprendre l'action, dans laquelle le Nil joue un rôle crucial dès
le récit de Joinville ; mais aussi de le situer dans la tradition biblique
comme le permet l'épisode de Moïse, « exposé sur les eaux / Dans un
panier de joncs » (496).
Outre Saint-Jean d' Acre d'où, historiquement, est parti Louis, Le
Moyne ne peut pourtant pas faire l'économie de quelques autres villes,
citées par référence à leurs monuments célèbres et donc pour leur aura
historique : Alexandrie pour son Phare (24), Thèbes pour son « Colosse
parleur » (25) et Memphis pour ses tombeaux à demi croulés (25). Les
pyramides retiennent tout particulièrement l'attention, étant donné
qu'elles représentent un chef d'œuvre d'arrogance humaine comme le
souligne le rappel de la révolte mythologique des Géants (494) et
qu'elles servent de quartier général aux démons

Les Pyramides sont de cette vaste plaine,


Le superbe embarras et la montre hautaine,
LeUI" masse offusque l'air, ôte l'espace au jour,
Et l'œil sans reposer n'en peut faire le tour.
Les premiers feux du Ciel à leurs pointes s'allument ;
Et les feux de ! 'Enfer sous leurs fondements fument,
La terre qui soutient tant de corps différents,
Qui porte tant de bois, tant de monts sur ses flancs ;
Ne saurait sans gémir, porter de ces structures,
Les restes sourcilleux et les hautes masures. [ . . . ] (144)

Les autres villes appartiennent au Levant : Damas, « Bagdet »


(ancienne Babylone), Jérusalem. Ces villes valent elles aussi pour leur
qualité évocatoire des richesses de l'Orient'. Mais ne sont là encore

5. A la décharge de Le Moyne, il faut rappeler que 1a découverte des sources du Nil et son
exploration furent tardives, comme en témoignent les yeux bandés de l'allégorie du Nil dans
la fontaine des Quatre Fleuves du Bernin sur la place Navone, à Rome,
6. La note de la page 5 précise par exemple dès l'abord : « Le Nil a sept embouchures par
lesquelles il se décharge dans la Mer. >)
7. Avant la diffusion des Mille et une nuits de Galland après 1704, le merveilleux oriental
'''l

260 ÜRJENT BAROQUEIÜRIENT CLASSIQUE

mentionnés que leurs fastes antiques, comme les bijoux d'Alexandre et


ceux de Cléopâtre (391-392). Le Moyne recommande en effet
•'
d'aller chercher le Grand et le Merveilleux, aussi dans la Carte, que dans '.�
!'Histoire. J.:Expérience nous a appris avant la Philosophie, que
]'Accoutumance ôte la force et la pointe aux choses ; et que plus l'ordi­
naire devient ordinaire, et plus il s'approche de l'imperceptible. Les
Alpes ne paraissent point hautes aux Savoyards, ni les Pyrénées à ceux
de Biscaye ; et les Peuples qui demeurent près des Cascades du Nil, n'en
entendent point le bruit, qui s'entend à plus de vingt lieues. (ë7r) _\_

Le Moyne préconise le « rare », c'est-à-dire l'inconnu, pour susciter


l'émerveillement du lecteur. D'autres contrées sont ainsi versifiées, plus
lointaines encore que l'Égypte, pour étendre l'ambition des Sarrasins
jusqu'aux rives de !'Euphrate et du Gange (18).
Mais le réalisme comme l'imaginaire en souffrent, en particulier parce
que Le Moyne ne parvient pas à brosser des panoramas géographiquement
suggestifs à l'égal des fresques historiques qu'il sait rendre vivantes et
qu'il soumet en définitive toujours le géographique à l'historique. La
composante désertique de l'Égypte en particulier lui échappe largement'
et lorsque le texte mentionne les Pyramides ou le Sphinx (82, 495)9, c'est
seulement au milieu d'une « vaste plaine » même si c'est une « plaine
déserte » (144), ou « dans un vide, où la vue est sans bornes. » (493)
Certes, on ne peut nier que le désert soit un « vide », mais c'est surtout un
manque, une tache aveugle dans l'écriture de l'auteur. Le désert n'est
jamais que « sablonneux » (5), ou « comblé de pierres émaillées. » (24) Là
encore, la référence biblique est davantage opératoire pour éveiller
l'imagination : c'est le désert de la Manne et du Veau d'or (254). Etle seul
« désert » décrit l'est au titre de l'acception du xvn' siècle de << solitude »,
en relation avec la sainte Alegonde (294 sq ; 313 sq). Dans le cas de ce
« merveilleux Désert », la vallée de sa retraite se couvre de palmiers,

est d'autant plus lié aux Croisades que les historiens en font remonter l'imaginaire à cette
période (voir J. Le Goff� L'imaginaire médiéval - Essais, Paris, Gallimard, 1985),
8. Ce défaut à nos yeux est bien sür à relativiser par rapport aux connaissances contem­
poraines : Furetière, par exemple, définit très généralement le « désert » par rapport à
l'adjectif correspondant, puis comme ce qui n'est ni habité ni cultivé, sans plus de précision
que l'exemple des« déserts de Libye, de la Thébaîde» (s,v. Désert). Par curiosité on consulm
tera les premières pages du catalogue de l'exposition« Bonaparte et l'Égypte - Feu et
lumières» (IMA ; Paris, Hazan, 2008) à propos des assertions qui avaient cours encore au
xvme siècle sur le pays des Pharaons.
9, Une note précise que le « Sphinx était un Monstre célèbre en Égypte, et adoré des
Égyptiens, On lui donnait une tête de Fille et un corps de chien. »
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 261

jouit d'un printemps éternel, et abrite des oiseaux pareils à des fleurs
volantes ainsi que des serpents vernissés, etc. :Cabondance de palmiers
peut alors se lire à deux niveaux : soit comme un appel à la Palme du
martyre qui attend les chrétiens sur le sol infidèle (en particulier aux
Livres III, VI, XIII), soit en tant qu' « icône » orientale, pour symboliser
le Levant en un raccourci évident mais qui laisse le lecteur sur une
éventuelle faim d' exotisme 10•
l;imaginaire de Le Moyne est en effet bien davantage impressionné
par d'autres éléments naturels. Les cours d'eau surtout, qui sont recensés
à l'envi, dès le Traité, pour illustrer son idée de l'éloignement poétique :
Les eaux de l' Araxe, de !'Oronte, de l'Hydaspe, roulent bien avec plus
de pompe dans le Vers, et y font bien un autre bruit, que celle de la
Marne, de la Seine et de la Loire. [ . . . ] tant l'illusion de la Perspective et
la tromperie de l'éloignement ont de force [ . . . ]. (ë7v)
Cependant, contrairement à ce qu'il prétend, ces fleuves d'Arménie, de
Syrie et d'Inde sont numériquement éclipsés par Garonne, Charente,
Dordogne (53) ; Rhône, Saône, Durance (54), etc. Car la mention des eaux
françaises est appelée fréquemment par l'association d'idées avec une
image apposée : entre autres, la Seine et la Marne répondent à un « fleuve
de sang » (452) pour lui faire contraste. De fait, un des stylèmes de Le
r:- Moyne est cette écriture de l'écho, qui transporte sans arrêt de l'Égypte à
l'Europe. En particulier par le biais de la comparaison, qui déporte le
propos de l'inconnu vers le connul l , non par substitution, mais le plus
souvent par amplification : lorsqu'il s'agit d'évoquer la fuite des ennemis
éperdus par exemple, l'image d'une éruption du Vésuve (dix vers) est
convoquée après la description en quatorze vers du désordre autochtone.
Le récit saute ensuite sans transition vers une autre séquence qui com­
mence sur un ton plus neutre avant de connaître à son tour un crescendo.
10. Il est remarquable qu'on se trouve devant les mêmes topoi décoratifs chez Le Moyne
que chez divers peintres de son époque. t:exemple de Poussin est frappant. D'une part ses
déserts peuvent être très arborés et apparaissent dans les mêmes sujets. Voir Les Israélites re­
cueillant la manne dans le désert, inv. 7275, Louvre ; le Veau d'or, National Gallery,
Londres. D'autre part, lorsqu'il situe une composition en Égypte, un palmier plus ou moins
réaliste ou un sommet de pyramide suffisent pour planter le décor et asseoir la signification
iconographique. Voir Mofa·e sauvé des eaux, inv. 7272, Louvre ; La ...r;;ainte Famille en Égypte
servie par des anges, inv. DE 201, Chantîlly. 11époque n'est donc évidemment pas encore à
l'exactitude dans ses représentations tant littéraires que picturales, Mais le lecteur/spectateur
s'en souciait-il ?
11. Est à noter la récurrence de la comparaison avec les Pyrénées (203, 431, , . . ), renfor­
cée par l'emphase mise sur la neige et 1a froideur à la page 96, étonnante dans un contexte
égyptien, mais visiblement appréciée par Le Moyne.
..1

262 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

Il en va de même lorsque l'auteur cite des animaux. Certes quelques


bêtes exotiques apparaissent dans le texte : aux lions s'ajoutent les cro­
codiles, toujours énormes et terrifiants mais à chaque fois rapidement
tués ; un grand nombre d'éléphants, au naturel, de parade, de combat
(! 10, 250, 368, 465), voire dressé à l'escrime (570) et même un éléphant
blanc (368) ; quelques tigres et bien sûr les principaux habitants du Nil,
les hippopotames. Mais par le biais des comparaisons, s'immiscent éga­
lement plusieurs sangliers, des taureaux, des loups, des marcassins, une
truite. . . Le plus souvent parce qu'il s'agit de décrire ce que combattent
des comparants (bibliquement, David tue des loups et des ours qui sont
convoqués lorsque la comparaison à David intervient), ou parce que les
combattants sont eux-mêmes comparés à ces animaux (pour souligner
leur vaillance et leur ardeur à s'entretuer).
Mais, dans la mesure où les arbres connaissent un traitement similaire,
puisque les Cèdres et les Palmiers le cèdent à !'Érable, au Sapin, à
l'Orme (561), aux Peupliers et aux Saules (563), etc., le texte semble
davantage enclin à évoquer l'Europe que l'Égypte 12 • De fait, l'Égypte
sarrasine du XII' siècle n'est jamais prise en compte pour elle-même.
Non seulement géographiquement, mais plus généralement en ce qui
concerne la narration, Le Moyne fait fi, et du réalisme (en partie par
manque d'information) et de la fiction (par manque d'imagination). Il ne
paraît finalement pas posséder une fascination pour l'Orient suffisante
pour la transmettre à son lecteur. Et lorsque Le Moyne essaye
d'outrepasser ses propres limites, le hiatus est visible, comme à la page
405 qui utilise une anachronique mention du Sérail. Même si le terme est
explicité par une note qui cherche à le justifier littérairement1 3, il reste
inutile à l'invention du passage et échoue à le rendre plus poétique,
suggestif ou même scandaleux. On comprend donc que Le Moyne se
repose le plus souvent sur ce qu'il connaît le mieux, les références
antiques ou bibliques14, qui servent en outre mieux son propos discursif.

12. Ce procédé connaît une apogée au Livre V qui n'est qu'une longue liste des familles
de France que représentent les Croisés (avec des notes sur les différentes maisons regroupées
à la fin de l'énumération), Le lecteur y est bien loin de tout exotisme puisqu'il ne s'agit que
d'encenser la noblesse de France et ses possessions domaniales.
13. « Quoi que le Sérail ne fût pas en ce teQ1ps-là, il a pu néanmoins être mis ici par une
figure qu'on appelle Anticipation» (405, note).
14, Les aventures de Lisamante au Livre XIII sont ainsi totalement et explicitement cal­
quées sur l'histoire de Judith 1 qui apparaît pour guider ]'Héroïque Veuve.
1'/Jriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 263

La barbarie de l 'Orient
Le Moyne a néanmoins conscience qu'il lui faut étendre sa quête du
« rare » à tous les aspects descriptifs pour donner du lustre à son épopée :
Ce queje dis des Rivières se doit encore dire des Montagnes, des Villes,
des Nations éloignées : il se doit dire de leurs mœurs, de leurs habille­
ments, et de leurs armes. Il est certain que la montre de semblables
choses est plus surprenante : leurs noms entrent autrement dans les
oreilles : et les fantômes qui en demeurent dans l'imagination, sont plus
grands, plus augustes, plus magnifiques. (ë7v)
Un grand soin est ainsi apporté à l'évocation des Infidèles et à leurs
mœurs, mais dans un esprit essentiellement répulsif. Le Moyne sait qu'il
doit donner à ses Croisés des ennemis redoutables pour ménager un équi­
libre des forces intéressant :
La Vertu Héroïque ne se déploie qu'en de grands combats et contre de
grands Adversaires : et les petits ennemis lui sont à peu près, ce que les
petits chiens sontaux Lions ; et ce que les mouches sont aux Aigles. (al Ir)
Dans cette logique, l'accumulation des ennemis, le rassemblement de
diverses nations lointaines, réunies dans l'infidélité, joue un rôle central.
Saint Louis va en effet devoir combattre

Des Peuples arrêtés et des Peuples mouvants,


Les uns civilisés, et les autres sauvages,
Tous de langue divers, et divers de visages,
Qui dans la noire nuit d'une Infidélité,
En culte différente, égale en vanité,
Honorent des Démons enfumés et grotesques,
De Victimes d 'horreur, de cultes barbaresques.
Ulndalcan, le Mogor, la Chine, le Japon,
Et d'autres qui chez vous sont encore sans nom, [ . . . ]. (251 ; paroles de
l'Ange à Louis)

!;impuissance à nommer dit bien que ces personnages symbolisent


l'inconnu, le mystérieux, l'inquiétant. Néanmoins Le Moyne s'en tient
la plupart du temps à un nombre restreint de groupes ethniques, avec
d'autant plus de fréquence que les syllabes de leur nom remplissent com­
modément un hémistiche : « Indiens, Scythes, Persans », « Turcs, Arabes,
Syriens », « Turcs, Arabes, Persans ». Voire que leur syllabe unique peut
servir de cheville emblématique : « Les Musulmans sont les Turcs »
(368, note).
264 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Mais parce qu'il compose une épopée chrétienne, hagiographique


même, il aggrave la constitution de personnages nécessairement
opposants pour en faire des monstres individualisés. En trois points,
puisqu'un nom, un aspect et un vice sont presque systématiquement
attachés à chaoun.
Le nom est bien sûr le premier indice qui annonce la violence et la
cruauté, comme le prévoit le programme du Traité. Le Moyne donne à
l'onomastique qu'il invente les syllabes les plus rocailleuses possibles,
partant, les plus suggestivement barbares1 ' pour parfaire l'hypotypose
la plus efficace possible :

On y voit Sifredon le grand Cavalerisse, [ . . . ]


Brondicart le Pirate, Orfadin le Jouteur,
Misaferne qui fut des Taures le dompteur,
UEscrimeur Ormadur, dont la terrible épée,
De quelque mort nouvelle est chaque jour trempée
Rogadan, dont l'orgueil foule toutes les lois, [ . . . ]
Gorasel, Evilat, Elipran, Gormadasse, [ . . . ]
Et cent autres d'adresse et de force puissants,
Dont les noms mêmes sont hautains et menaçants. (189)

À ces noms qui résonnent férocement s'adjoint un aspect effrayant, en


particulier à cause de vêtements étranges, qui

Bizarres de couleurs, barbares de façons, [ . . .]


Superbes de matière, et de forme fantasques,
Par un étrange accord de luxe et de terreur,
Mêlaient l'affreux au riche, et la pompe à l'horreur. (548)

Le Moyne cherche à rehausser le prestige de ces ennemis en les revê­


tant de parures certes magnifiques mais terribles surtout, et les seules
mentions positives sont décoratives : il y a des « lettres arabesques »
(107) sur tel ou tel écu et les couleurs vives dominent.
Surtout, il couvre ses personnages d'un turban qu'il prend la peine
d'expliquer : « Il est particulier à ceux de la race de Mahomet, de porter
un turban vert, et cette marque les fait respecter de ceux de leur Secte »
( 191, note). Lorsque les Sarrasins ne sont pas en tenue de combat, ils
sont alors coiffés de draperies aux variantes multiples ; lorsqu'ils sont
15. Même si Le Moyne a recherché une certaine fidélité dans les noms des personnages
historiques (voir les précisions qu'il apporte à propos de la filiation de Melechin-5, note -
et de Melechalen - 188, note).
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 265

vaincus, ils ne sont plus recouverts que de « turbans froissés » (71). Le


symbole est clair et peut même manifester un destin néfaste : Esedin est
d'abord couronné d'un Turban « déchiré » qui devient « diadème » en
signe de démesure, puis « funeste cordeau dont on l'étranglera. » (189)
Le Turban est en outre la métonymie commode des lnfidèles16, commu­
nément ainsi qualifiés par opposition aux chrétiens qui se regroupent
sous 1' ombre tutélaire de la Croix - les deux termes en combinaison dans
un ordre ou dans l'autre formant un hémistiche pratique.
La description des « Turcs » est en général très rapide, réduite à
quelques mots, un hémistiche, rarement plus d'un vers ou deux, sinon
dans le cas du Sultan Meledin qui a droit à un traitement de faveur à
cause de son rang et de son importance dans la fable :

Orgueilleux et barbare, implacable et sévère,


Et sanguinaire Fils d'un sanguinaire Père (5)

Puis à plusieurs reprises tout au long du récit jusqu'à sa mort au


livre XIII :

Pareil au vieux serpent, qui son venin ménage,


Et par les ans instruit, discipline sa rage,
Meledin de son cœur digère le poison,
Donne à sa cruauté le tour de la raison :
Et met, par les faux jours, de ces fausses maximes,
De l'ordre en sa malice et de l'art en ses crimes. ( 1 1-12)

Le tout est de concentrer le maximum de vice dans l'évocation, d'où


des références à Sodome et Nabuchodonosor (252-253) ainsi qu'une fi­
liation alléguée entre les Pharaons, les Tyrans, les Arabes, Saladin (147).
Le texte joue en outre de l'assimilation entre le teint des Sarrasins17 et

16. Un autre symbole utilisé couramment par Le Moyne est celui du Croissant. Il est d'autant
plus efficace qu'il s·'attache au Nil comme à la Lune (« Tous les anciens ont donné des cornes
aux Fleuves : et plusieurs les représentaient avec une tête de taureau», note 170 à propos du
Nil ;« Les Lunes sont mises pour les troupes, ou pour les Drapeaux des Turcs, qui portent le
Croissant, comme les Chrétiens pot1ent la Croix» 222, note), qu'il fédère les Infidèles (« La
Lune en croissant est l'Enseigne des Turcs, et ici par wie locution figurée, e11e est prise pour
leur Nation, et pour leur Empire», 191, note) et qu'il peut perdre ses« cornes» en une allégorie
facile,
17. Un moment des plus étonnants du texte est le Tournoi du Livre IV : un certain nombre
de chrétiens y incarnent des Sarrasins pour le temps du jeu et revêtent leurs parures brillantes
et leur aspect terrifiant. Par exemple celui d'« un grand More» et de son groupe d'assai11ants,
« leurs visages noirs de l'ardeur de leurs âmes» (99-100). La seule différence est qu'ils sont
l 266 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

la noirceur de leur âme pour porter des accusations plus effroyables les
unes que les autres à leur encontre : Mogut est incestueux (3 79),
Almonesor, avare (379), Alferne, meurtrier de sa mère en couches (432),
Ormat, « quarante fois mari et père » en un an (432), Olinde anthropo­
phage (467), pour n'en citer que quelques-uns. Le Moyne ne recule pas
devant une surenchère à la limite du burlesque, comme dans sa descrip­
tion de la mort de Zumel le métis :

Zumel qui vers les bords d'où se lève l'Aurore,


Naquit d'un Père Perse, et d'une Mère More,
D'une part demi blanc, demi noir d'autre part,
Semblait une Figure, où par un jeu de l'Art,
CÉbène d'un côté, d'autre côté l'Ivoire,
Paraissaient l'un sur l'autre affecter la victoire.
Lisamante d'un coup, qui fait siffler le vent,
En deux justes moitiés le visage lui fend :
VIvoire est par le fer séparé de !'Ébène :
Tous deux cèdent au bras de la Belle hautaine
Il coule de tous deux un long ruisseau de sang,
Qui mêle dans le rouge, et le noir et le blanc ;
Et l'Âme, qui déjà de sa peine est hideuse,
Dans les Enfers descend plus noire et plus affreuse. (378-379)

Les adjectifs se font alors répétitifs et insistants : « infidèle », « vain »,


« hautain », très souvent « orgueilleux », « jaloux », « téméraire » mais
aussi « fier », « arrogant », « cruel » ; quant aux noms communs, « dépit »,
« colère », « rage » dominent1 8• Vadjectif et le substantif « Barbare » 19
par-dessus tout se révèlent utiles, et d'autant plus quand Le Moyne s'en
sert à la rime : Algombare (429) est ainsi « aussi vain que barbare ».
Les portraits accusent les traits et culminent dans l'horreur liée à des
sacrifices humains (Livre VI) et surtout à l'exécration de la Foi chrétienne

Le Cruel, en tombant retint sa cruauté,


Et sur Imbaut mourant, par sa chute porté,

« sans haine animés ». Ce moment de simulacre ne dure guère puisque de vrais Sarrasins ar­
rivent pour jeter un défi au Roi (116).
18, Rappelons que la colère est un péché capital, de même que l'envie et l'orgueil.
19. Évidemment, dépendant du personnage autour duquel se déploie la description, le vo­
cabulaire s'adapte à la situation : dans le discours de Meledin, Louis est le« Corsaire Franc»
ou un« Serpent », et les Croisés des « traîtres factieux», de« lâches baptisés» (8-9). Mais
comme la presque totalité du texte est à mettre au compte d'un Poète (qui parle parfois à la pre­
mière personne) chrétien, ce sont les mentions péjoratives contre les Sarrasins qui dominent.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 267

A la Croix qu'il lui vit, renouvelant sa rage,


Il lui mangea les yeux, lui rongea le visage ;
Et son Ombre féroce aux Enfers descendant,
Y fut le sang aux mains, et la chair sous la dent. (430)

Le discours emblématique du Sarrasin est donc le blasphème : « De


blasphèmes mêlés avec d'horribles cris » ( 1 1 8 parmi beaucoup d'autres
exemples). Par ailleurs, les mentions de la religion des Infidèles ne sont
pas très détaillées : il s'agit davantage d'une réprobation globale contre
les « Barbares » et leurs « vaines » croyances que d'une dispute théolo­
gique. Les attaques précises sont rares : la note précisant la signification
d'« Imposteur Arabe » (84) dit ainsi sobrement : « C'est Mahomet, qui
était Arabe de naissance ». Les attaques sont donc superficielles et
essentiellement d'ordre littéraire : dans une épopée; il faut un Adversaire
infâme, or Louis et Le Moyne sont chrétiens. . .

La magie de ! 'Orient
Placé devant cette nécessité de rendre infâme l'ennemi et bons les
Chrétiens, Le Moyne se trouve paradoxalement avantagé par une com­
posante épique qui faisait l'objet des plus vifs débats : le merveilleux20•
Le Moyne est en effet très réticent vis-à-vis de ce qu'il nomme la
« machine » :
La Machine n'est point défendue au Poète [ . . . mais qu'il n'y ait] point
de Machines, qui fassent ce que l'épée et la lance pourront faire. Qu'on
n'appelle point les Anges, qu'on n'évoque point les Démons, où il ne
faudra que de la conduite, que du courage et de la force [ ... ].
La Magie peut être employée, et contribuer au Merveilleux : mais elle a
besoin d'être modérée ; et il ne lui faut pas souffrir de mettre la main à
tout, et de se mêler de toutes choses [ ... ]. (I9r-v)
Parce que les doctes réprouvent la banalisation de Dieu, des Anges et
des Saints qui découle de leur apparition dans des œuvres de fiction, Le
Moyne cherche à réduire la part de surnaturel chrétien ; parce que le
recours aux magiciens, à leurs démons et surtout à leurs pratiques
condamnables pourrait contaminer la sainteté de sa fable21 , il voudrait
20. Le vocabulaire est ambigu : le merveilleux de Le Moyne comprend à la fois l'usage
d'objets et de personnages surnaturels et unje ne sais quoi qui hausse l'écriture au-dessus
du commun qui est proprement pour lui la « merveille ». Pour une étude plus approfondie
des enjeux du merveilleux épique, voir notre oU:vrage L'Écriture de J'enchantement - Magie
et magiciens dans la littérature du xv11e siècle, Paris, Champion, 2004, p. 180-222.
2 1 . On notera que c'est Archambaut et non Louis qui défait Mireme,
l 268 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

limiter l'importance du surnaturel magique. Cependant les canons du


genre font qu'une épopée exige une écriture de la merveille, qui passe
par l'utilisation de cet appareil extraordinaire : il y aura donc des visions,
des Anges, des miracles, et, parallèlement, des illusions, des démons,
des prestiges. Mais les mêmes canons du genre réclament que la Vérité
triomphe du Vice : le merveilleux chrétien aura donc le dessus, inéluc­
tablement, sur le merveilleux magique.
Le Moyne trouve ainsi dans le merveilleux de son époque la possibi­
lité d'aggraver la réprobation qui doit toucher les Adversaires : Louis
sera saint parce qu'il aura le soutien de Dieu ; les Infidèles condamna­
bles parce qu'ils seront naturellement du côté du diable. Comme
cependant il ne peut rendre tous les Croisés sans tache22 et qu'il permet
que certains d'entre eux usent de ruse et de tricherie (Brenne revêt une
armure ennemie, 493), là où le « cimeterre » ou la « zagaye » ne suffi­
sent pas, les Infidèles renchérissent dans la vilenie en employant la .
magie23, toujours qualifiée de « perfide » : « Je résigne et fortune et
conduite à ton art », « Ce que le droit ne peut, le crime le pourra », dit
Meledin à Mireme à la page 143.
I;Égypte se révèle alors « le plus merveilleux des pays » au sens propre
puisqu'il est par excellence la terre des enchantements et des enchan­
teurs. Le Moyne mentionne ainsi une foule d'objets enchantés : armure
empoisonnée, « pestilente » (12, Livre X.), harnais enchanté (187), forêt
enchantée (280), écharpe enchantée (366), coutelas enchanté (397),
torche magique qui se retourne contre son porteur (463), etc. qui mènent
insensiblement, de répétitions en échos, jusqu'au prodige de la double
couronne fabriquée par Mireme pour tromper Louis au dernier Livre.
La crue même du Nil est transformée en prestige trompeur et répond sur
le mode inférieur et négatif au partage de la Mer noire devant Moïse.
Quant aux magiciens, outre l'inévitable mention des Sorciers bibliques
(483, note), sont cités successivement Arazel « le roi des Enchanteurs et
des Enchantements » (12), Hémir (187), Mizel (366), Garamel (378),
Azumel (397) et jusqu'à un Pêcheur, plein de bonnes intentions, lui, qui

22. Il se justifie par avance dans le Traité : « Il est vrai que mon Héros fut saint à la Cour
et saint dans 1' Armée : Mais sa Cour, mais son Armée n'était pas saintes comme lui. Tous
ses Chefs et tous ses Soldats étaient Croisés ; mais ni les Chefs ni les Soldats ne portaient
guère la Croix ; qu'en leurs Enseignes et sur leurs armes, Ils avaient leurs Passions et leurs
Vices ces Seigneurs Croisés : et Joinville remarque particulièrement que le Camp était si
corrompu, que jusque dans le Quartier du Roi, et à trois pas de sa Tente, il y avait des lieux
de débauche » (o6r),
23. Seul Forcadin refuse cette option (551), ce qui le valorise d'autant, et par contre coup
Louis, qui combat un adversaire loyal au dernier Livre et sort magnifié de sa victoire.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 269

sauve le prince Muratan en lui faisant voir une fausse Zahide (534) pour
le détourner du désespoir. Il y a surtout Mireme, le principal magicien
de l'histoire, celui qui appuie l'armée régulière et commande les légions
démoniaques pour combattre les Croisés :

À l'assaut des Démons, Mireme de sa part,


Ajoute un autre assaut, de foudres faits par art,
De longs BrOJeaux roulants, dont la gorge fumante,
Est de soufre allumée, et de bitume ardente.
Ces Boute-feux ailés, qu'un comète conduit,
Qu'un tonnerre accompagne, et qu'une foudre suit ;
Pareils à des Dragons, volant sur la Rivière,
La font au Join rougir, d'une affreuse lumière :
Et contre les Français, de l'un à l'autre bord,
Portent l'embrasement, le ravage, et la mort. (412)

Transformant le combat en « spectacle barbare », sa pyrotechnie


illumine alors la noirceur qui environne l'usage de la magie comme la
mention des Infidèles. Ses démons et ses dragons s'enflent aux
dimensions de l'allégorie et convoquent Apocalypse (357, note), Lucifer
(284, note) et Hérésie ou Rébellion en général (317, note). La mort de
Mireme donne la clef de lecture ultime, lequel est tué sous la forme d'un
effroyable Crocodile par Archambaut qui voit surgir

un Monstre à double corps,


Qui d'écailles Dragon, et Lion de figure,
Paraît mêlé de l'une et de l'autre nature.
Son mufle armé de dents, ses pieds d'ongles armés,
Semblent à la rapine, au carnage animés
Et du flexible mât de sa queue étendue,
Tantôt l'air est battu, tantôt l'onde est fendue. [ . . . ] (505)

Le Guerrier parvient pourtant à en avoir raison, et alors que des phé­


nomènes atmosphériques extraordinaires se déchaînent, on voit que

C'était Mireme mort, Mireme !'Enchanteur,


Qui du gouffre, des flots, des morts fabricateur,
[qui] Après avoir en vain déployé tous ses charmes,
Et mis en vain sur pied, des Fantômes en armes ;
En ce monstre lui-même [s'était] à la fin déguisé, [ ... ]. (506)
l 270 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
. -.r:

Le comble de l'artifice est ici atteint : le déguisement surnaturel a


échoué et l'incarnation par excellence du Monstre périt. La route est
désormais libre pour Louis qui n'aura plus qu'à rivaliser de sainteté avec
lui-même pour que la fausse couronne soit détruite par la Vraie et que la
victoire soit assurée sur ! 'Infidélité. Ventassement de prodiges sur
prodiges, toujours semblables jusque dans leurs variations, s'achève donc
dans l'unicité de la Couronne et du parfait Héros chrétien. La
multiplication des monstres se résout ainsi dans l'application d'une
remarque d'ordre littéraire (à propos de l' Arioste et de son Roland
farieux) à toutes les catégories de monstres, et au premier chef, ceux sortis
de l'imagination de Le Moyne :
Quelque rares que soient les Monstres, et quelque divertissement que
l'on y prenne, ce sont toujours des débauches et des péchés ; ils étonnent
plus qu'ils ne plaisent ; ils scandalisent plutôt qu'ils n'édifient. (Mr)
Cette épopée fut, comme ses homologues de l'époque, un échec24• Une
part de responsabilité en incombe aux outrances de la narration, qui plie
!'Histoire aux contraintes épiques et la Vraisemblance aux limites des
convictions religieuses de Le Moyne comme aux conventions littéraires
en vigueur à son époque. Vauteur s'évertue à opposer le foisonnement
barbare à l'unicité chrétienne mais il ne réussit qu'à les montrer se
répondant terme à terme, ce qui en brouille la lisibilité. Sa vision n'est
ni baroque ni classique dans la mesure où son objectif est religieux et
dépasse cette partition esthétique. Il atteint en outre ses limites poétiques
sans avoir rendu la multiplicité séduisante ni peint l'ordre de façon
vraiment ordonnée et convaincante.
Mais plus que de juger les défaillances de Le Moyne, le propos est ici
de souligner quelques-uns de ses stylèmes et de tenter d'éclairer l'image
qu'il a pu donner de l'Orient : son Égypte est de pacotille parce que c'est
!'Histoire qui l'intéresse par-dessus tout ; elle est sauvage et cruelle car
elle est Infidèle. Après tout, magnifier l'Égypte n'était pas son but ; la
description orientale est périphérique dans l'entreprise apologétique et
thuriféraire de Le Moyne.
S'il peine à peindre un Orient fascinant, c'est que ce décor est pour lui
entaché d'une irrémissible réprobation. Dans la mesure alors où il s'in­
terdit de recourir aux Artifices du Merveilleux à l'égal d'un Arioste ou
24. Le Moyne en avait lui-même conscience lorsqu'il écrivait : « Ce serait donc en vouloir
trop, si l'on voulait1 que les Entrepreneurs d'une si longue et si laborieuse fabrique, fussent
infaillibles. Jusqu'ici personne n'y a mis la main qui n'ait eu besoin qu'on lui pardonnât
beaucoup de choses, » (Mr),
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 271

d'un Tasse par orthodoxie catholique - mais c'est aussi une question de
génération - et comme il n'a pas leur génie, même s'il a du talent-, son
œuvre ne peut que rester aux dimensions des préjugés de ses contem­
porains et donc décevoir par son maigre imaginaire exotique. Il n'en
reste pas moins quelques images très contrastées dans le souvenir du
lecteur : l'image de l'Orient est décevante, mais certaines images parti­
culières demeurent et participent d'un Orient mythique encore à
construire aux siècles suivants.
V.

Variations : contes et fables d'Orient


1

{.Jl
Des contes orientaux aux « Miroirs des princes »
Un résultat de l'âge baroque en Espagne

Encarnacion Medina
Université de Jaén

El Espejo polftico y moralpara principes y ministros y todo género de


personas' est une traduction de 1654 du recueil de contes dit de Kali/a et
Dimna. Les différentes traductions en castillan du Kali/a renvoient à trois
branches du manuscrit arabe de Abdalla Ben Al Muqafa : celle de J.A.
Conde (1797) relève de la première ; une deuxième branche comprend
les versions médiévales hébraïques et latines du XIII' siècle, Ben Eleazer,
Joel et Capou, qui aboutissent à la version alfonsf (xm') et à l'Exemplario
contra los engafiosypeligros del mundo (Zaragoza, Pablo Hurus, 1493)2 ;
une troisième remonte à une traduction persane, puis en langue turque
d'Humanyun-namah (-named) au XVII' siècle ; la version de Brattuti, que
nous abordons ici, relève de cette dernière branche.
Les idées politiques recueillies dans le Kali/a ne concernent pas seu­
lement la conduite des rois ; le modèle de comportement proposé est
censé être valable pour tous, mais plus particulièrement pour les hommes
de cour, puisque les valeurs exposées -- le savoir, la prudence, la
connaissance de l'autre - y sont particulièrement nécessaires. D'un
côté, on y dessine donc la figure idéale du roi et de ses conseillers, dont
le modèle parfait correspond au couple de l'histoire-cadre-un roi sou­
cieux de savoir et un conseiller capable de lui apporter de bons
enseignements- et de l'autre l'antithèse de cet idéal.
Au début du XVII' siècle, l'Espagne, dispersée en plusieurs royaumes,
ne constitue pas un empire, c'est-à-dire une unité politique souveraine
reconnaissant un souverain et un droit communs ; la monarchie espagnole
est au contraire une «monarchie composée ». 1621 voit l'avènement de

1. Espejo polltico y moral para principes y ministros y todo género de personas, traducido
de la lengua turca en la castel/ana por Vicente Bratuti Raguseo, intérprete de la lengua turca
de Felipe IV,gran rey de las Espaflas, Madrid, Domingo Garcia y Mornis, 1654 («Miroir po­
litique et moral pour les princes, Jes ministres et tout genre de personnes, traduit de 1a langue
turque en la castillane par Vincent Bratuti Raguseo, interprète de la langue turque de
Philipe IV. grand roi des Espagnes » ).
2. J. M. Cacho Blecua y M. J, Lacarra (eds.), Ka/ila y Dlmna, Madrid, Castalia, 1985,
p. 62-63.
276 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

Philippe IV, roi jeune et comme la plupart des Habsbourg chargé d'un
lourd héritage de consanguinité. Son règne est fortement marqué par le
personnage de Gaspar de Guzmân, duc d'Olivares, devenu son favori dès
1621, après avoir fait partie des gentilshommes de la chambre du roi
depuis 1615. Olivares, dans son souci d'éduquer le jeune souverain,
rédigea pour lui un Grand Mémorial, présenté comme un programme de
restauration et de renaissance de la monarchie. Destiné à l'éducation du
roi, le Mémorial comporte dès parties descriptives et informatives et
d'autres parties plus didactiques, dans lesquelles il propose des plans
d'action politique. Entre 1627 et 163 1, Olivares accomplit d'ultimes
efforts pour imposer ses réformes par la voie autoritaire. La politique
d'unification restait à ses yeux l'unique possibilité de sauver la monarchie,
mais il prônait également la contribution des royaumes aux charges
militaires que la Castille ne pouvait plus assumer toute seule. Par
l'occupation française de Salces, dans le Roussillon, la guerre touchait la
Catalogne et ce fut le prétexte avancé par Olivares pour imposer la Union
de Armas. Cependant, le système de recrutement fut déclaré contraire aux
constitutions catalanes par la Députation catalane. Aux défaites castillanes
à Montjuïc et Lleida, s'ajouta la conspiration du duc de Medina Sidonia
et du marquis de Ayamonte en Andalousie. Cette conspiration fit perdre au
comte-duc tout son crédit politique et ses détracteurs continuèrent à
formuler des accusations contre lui, jusqu'à obtenir du roi une mesure
d'exil, et son jugement par ! 'Inquisition ( 1644). Son successeur, don Luis
de Haro, ne parviendra jamais à atteindre la notoriété d'Olivares.
Au-delà de ce contexte politique, qui est celui de l'Espagne, nombre de
courants littéraires européens tournent autour de la description d'un
personnage de ministre, de conseiller ou d'ambassadeur dont la séduction
réside dans la possession du pouvoir, mais aussi dans sa capacité de
réussite ou de défaite absolues. Le monopole effectif du pouvoir par
quelques grands ministres, joint à la réflexion que la conduite politique
suscitait, d'un point de vue philosophique, moral et social, aboutissent
ainsi, en Espagne, à la publication d'ouvrages comme celui de Juan
Antonio Vera y Figueroa, El perfecto embaxador (Sevilla, Francisco de
Lyra, 1620) ou celui de Jean de Silhon, Le ministre d'estat : avec le
véritable usage de la politique moderne (Paris, Toussainct du Bray, 16343).
3, Nous citons également A. Van Wicquefort, Réflexions sur les mémoires pour les ambas­
sadeurs, Villefranche, P. Petit, 1677, L'ambassadeur et ses fonctions, Cologne, P. Marteau,
1690, et L'ambassade de D. Gardas de Silva Figueroa en Perse, contenant la politique de ce
grand Empire, les mœurs du roy schachAbbas et une relation exacte de tous les lieux de Perse
et des Indes où cet ambassadeur a esté l 'espace de huit années qu 'il y a demeuré/ traduite de
f,ariations du motiforiental dans les littératures d'Europe 277

Nous sommes donc face à un archétype littéraire doublement délimité


à cette époque, d'un côté par la littérature politique qui le pense et le
définit, et de l'autre par la littérature en général, dans la mesure où elle
s'adresse à un public cultivé et nourri de réflexion sur ces questions.
r;ouvrage de Vera y Figueroa, comte de La Roca, El perfecto embaxa­
dor, apparaît ainsi comme un guide valable pour tout aspirant de
n'importe quelle nation à la carrière diplomatique ; sa traduction fran­
çaise par Lancelot paraît sous le titre suivant : J. A. V. Zufiiga y Figueroa
de la Roca, Le parfait ambassadeur, divisée en trois parties; traduit de
l'espagnol enfrançois par le Sieur Nicolas Lancelot, œuvre très-utile et
nécessaire à tous ministre d 'Estal, gouverneurs de provinces, secrétaires
de princes [ . . . ], Paris, A. de Somaville, 1635. Une nouvelle édition suit,
juste deux ans avant la publication du Livre des lumières ou la Conduite
des Roys, composé par le sage Pilpay, indien, traduit en François par
David Sahid d'Jspahan [et Gilbert Gaulmin], Paris, S. Piget, 1644.
De Vera y Figueroa, ami du comte-duc d'Olivares, alors ambassadeur à
Rome, fonde son ouvrage sur un dialogue entre Julio et Ludovico, deux
personnages dont les chercheurs ont pu établir le lien avec Vera lui-même
et son ami4, à propos de différentes intrigues de cour. Ainsi, l'auteur
propose, entre autres, les points suivants, dans la formation du parfait am­
bassadeur : « Qu'on ne peut estre bon Ambassadeur sans estre bon
Orateur » ; « Eloquence est la plus essentielle partie de l'Ambassadeur » ;
« Comment l' Ambassadeur doit proceder entre l'utile et l'honneste » ; des
conseils sur la « Prudence politique » et « Que la dissimulation est neces­
saire au maniement des affaires d'Estat. » En France, Jean de Silhon
signale dans Le ministre d'Estat « qu'un Ministre ne doit point tascher de
rendre sa conduite si esclatante qu'utile » (Discours XII); « Qu'il importe
qu'un Ministre soit sçavant » (Discours XIII); « Qu'il importe qu'un
Ministre soit eloquent » (Discours XIV), « Que le Conseil du Prince doit

l 'espagnol par M de Wicquefort, Paris, L. Billaine, 1667. Voir aussi l'étude préliminaire ré­
cemment publiée par Luis Gi1 avec l'édition de Eplsto/ario dip lom<itico de Garcia de Silva y
Fîgueroa, Câceres, Instituci6n cultural El Brocense, 1989. Garcia de Silva Figueroa ( 1 5 50-
1624), ambassadeur d'Espagne devant Abas le Grand, décrivit, dans une lettre de 1619 au
marquis de Bedmar, une fouille archéologique. S'appuyant sur des textes grecs, il trouva le
rapport entre Persépolis y Chehel Min r. Le texte de la lettre est connu sous Garciae Silva
Figueroa de Rebus Persarum epistola v. Kat. an. M.DC.XIXSpahani exarat ad Marchionem
Bedmarii, Anvers, 1620 ; traduite en anglais : A Letter from Don Garcfa Silva Figueroa
Embassadorfrom Philip the Thircl Ki11g ofSpaine, to the Persian, Written at Spahan, or
Hispahan Anno I 619 to the Marquese Bedmar Touching Matte,-s ofPe,-sia, en S. Purchas,
Pi/grimes IX, Londres, 1625, p. 1533-1535.
4. J.H. Elliott, The Count-Duke ofOlivares, New Haven, Yale University, 1986, p. 22-23.
278 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

estre de peu de personnes » (Discours XV) ou « Que le veritable exercice


de la prudence Politique, consiste à sçavoir comparer les choses entre
elles, & choisir les plus grands biens, & éviter les plus grands maux
[ . . . ] » (Discours II)'.
Or, les manuels d'action politique, les rhétoriques de la pointe, les traités
de la prudence deviennent, à l'époque, des analyses de l'équivoque.
8intérêt qui se répand alors pour la détermination des modes d'action face
aux équivoques traduit la nécessité d'une organisation des réactions face
aux courants hétérodoxes. Parmi les textes essayant d' « associer aux
prescriptions techniques une justification éthique du bon équivoque
scrupuleusement distingué de la duplicité mensongère et de la
dissimulation fallacieuse6 », que signale J.-P. Cavaillé, il faut certainement
placer ces manuels pour ambassadeurs.
En 1637 Baltasar Gracian publie El héroe (Le Héros) et en 1640, El
Politico don Fernando (Le Politique don Ferdinand le catholique), lorsque
le jésuite vit à la cour de Philippe IV et, en 1647, Oraculo Manual oArte
de prudencia (L'homme de cour) ; sous les titres dédiés aux grands nobles
de la cour, Gracian propose un idéal humain universel, un «gouvernement
de soi » qu'il veut à la portée de tout le monde. En cette année de 1647, le
pouvoir du grand duc d'Olivares s'est effondré et De Haro lutte pour
maintenir son influence. Cet art de la réussite et de l'efficacité, qui est
l'enjeu principal de l'œuvre de Graciân dans un monde où il faut user «
des moyens divins comme s'il n'y en avait point d'humains et des moyens
humains comme s'il n'y en avait point de divins », Gracian le sature de
préceptes et de paradoxes, d'aphorismes et de maximes dans un style
condensé, à l'aide de jeux de langue et de sens baroques et conceptistes.
C'est sur le mode de recettes de survie que L'homme de cour de Gracian
formule ses préceptes : « Le savoir et la valeur font réciproquement les
grands hommes » (4), «N'avoir point de tache » (23), « Modérer son

5. Cf. J, de Silhon, Le ministre d'Estat : avec le véritable usage de la politique moderne,


Paris, Toussainct du Bray, 1634. Du même auteur Les Deux véritez de Silhon : l 'une de Dieu
et de sa providence, l'autre de l 'immortalité de l'âme ( 1626) ; Panégyrique à Mgr le cardi­
nal de Richelieu, sur ce qui s'est passé aux derniers troubles de France (1629); De
l 'immortalité de l'âme (1634) ; Esclaircissement de quelques dijficultez touchant l'admi­
nistration du cardinal Mazarin, pe partie, par le sieur de Sllhon (1651); De la Certitude
des connaissances humaines, où sont particulièrement expliquez les principes et lesfonde­
mens de la morale et de la politique, avec des observations sur la manière de raisonner par
l 'assemblage de plusieurs moyens (1667) ; Divers mémoires concernant les dernières guerres
d'Italie ,· avec trois traités defeu M. de Si/hon, qui n'ont encore été vus (1669).
6. J.-P. Cavaillé, « Stratégies de l'équivoque)>, Cahiers du Centre de Recherches
Historiques, 33 (2004), http://ccrh.revues.org/ index254.html.
filriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 279

imagination» (24), « Se faire aimer de tous » (40), « Ne s'emporter


jamais » (52), « Se munir contre la médisance» (86), « Conserver la
majesté propre à son état» ( 103), « Traiter avec ceux de qui l'on peut
apprendre» (11) :
La conversation familière doit donc servir d'école d'érudition et de
politesse. De ses amis, il faut faire ses maîtres, assaisonnant l'utilité de
l'enseignement du plaisir de la conversation. Entre les gens d'esprit, ce
plaisir est réciproque. Ceux qui parlent se paient des applaudissements
que remportent leurs propos ; et ceux qui écoutent, du profit qu'ils en
reçoivent. Uhomme de jugement peut ainsi fréquenter les bons
courtisans, dont les demeures apparaissent davantage comme des
théâtres de l'héroïsme que comme des palais de la vanité'.
La rhétorique de Gracian, art de persuader, de convaincre, de vaincre
dans une cause, vise donc l'efficacité et met au point des moyens en vue
de cette fin : séduire pour réduire, tel était déjà l'enjeu implicite de
l 'Oraculo Manual 8• C'est à cette forme des sentences et maximes, si ap­
préciée à l'époque, qu'auront recours plus tard les écrivains français pour
la défense de l'ordre religieux. Bossuet signale ainsi qu'afin de pénétrer
par les sciences dans les ceuvres de Dieu il faut que l'homme cultive son
entendement en passant par l'apprentissage des bonnes maximes et des
connaissances utiles• ; et il précise à cet effet qu'en Perse, quand on disait
que les grands qui composaient le conseil étaient les yeux et les oreilles
du prince, il fallait comprendre par là que le prince tenait ses ministres
comme ses sens, afin d'éviter ceux-ci n'œuvrent par eux-mêmes, ce sont
ces ministres devaient être instruits dans les antiques maximes'°. Dans
l'ordre philosophique, les maximes sont utilisées dans un sens sembla­
ble par Launay dans son Art de raisonner1 1 • Dans l'ordre politique,
Antoine Esprit structure ses enseignements destinés au prince par le biais
de maximes qu'il lui présente comme nécessaires à l'art de gouverner" ;
de même, Philippe de Béthune, l'ambassadeur de France, dédie au roi ses
7. B. Graciân, L'Art de la prudence, Paris, Rivages poche, 1994, p. 38.
8. B. Graciân, Art etfigures de l'esprit. Agudeza y arte de ingenio, 1647, trad. de Benito
Pelegr[n, Paris, Seuil, 1983, p. 13.
9. J. Bossuet, De la connaissance de Dieu et de soi-même, [1722], Paris, L. Lives, éd.
1864, p. 67-68.
10. J, Bossuet, Discours surl'histoire universelle, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1681, p. 479.
11. G. de Launay, La dialectique du sieur de Launay, contenant l 'art de raisonnerjuste
sur toutes sortes de matières, avec les maximes nécessaires pour se détromper des erreurs
et se désabuser des chicanes et des faus,ves subtilités des Sophistes de /'École, Paris,
C. Barbin, 1 673, p. 1 .
12. A. Esprit,Maximespo/itiques mises en vers, Paris, D. Thierrey, C . Barbin, 1669, p. 1-2.
1

280 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Diverses observations et maximes politiques13• Enfin, dans l'ordre moral,


on retiendra les Maximes, sentences et réflexions morales et politiques
d'Antoine Gombaud Méré, pour qui « la morale ne nous oste pas les in­
clinations naturelles, non plus que les passions, mais elle corrige les
vitieuses, & en forme des vertus 14• »
On peut rappeler ici que c'est au moment de la parution de la
traduction de Kali/a de Dimna (1654) que Gracian publie les trois parties
du Criticon (1651, 1653 et 1657), dont l'écho est considérable en
Europe. On sait que le style de ce célèbre roman allégorique parsemé
de touches philosophiques rappelle le romanesque byzantin, notamment
par les nombreuses aventures auxquelles les personnages sont
confrontés, ainsi que le roman picaresque par la vision satirique de la
société que trahit le récit du long pèlerinage, ou voyage philosophique,
auquel se livrent les principaux personnages, Critilo, « l'homme critique,
le jugement », qui incarne la désillusion, et Andrénio, « l'homme
naturel », qui représente l'innocence et les instincts premiers. Vauteur
utilise sans cesse une technique perspectiviste qui lui permet de déployer
le récit tour à tour en fonction des idées et les points de vue de chacun
des deux personnages. Critilo, homme du monde, fait naufrage sur le
rivage de l'île de Sainte-Hélène, où il rencontre Andrenio, l'homme de
la Nature, qui a grandi complètement à l'écart de la civilisation. Ils
commencent ensemble le long voyage vers !'Île d'immortalité,
parcourant la route semée d'embûches de la vie. Ils vont lutter contre le
monde des instincts et contre le monde de la raison, contre le spontané
et le réfléchi, contre la passion et la volonté. Le récit s' oriente par ailleurs
vers le récit de vie dans la mesure où les héros vieillissent, et vers un
roman de la personne dans la mesure où Andrenio et Critilo apparaissent
comme les deux faces d'un même individu- une version « romanesque
de la doctrine thomiste de la prudence, configurée selon l'axe Andrenio
(ou l'appétit) / Critilo (ou la raison)" ». Critilo est déjà l'homme d'une
génération qui sent l'angoisse d'un effondrement historique de
l'Espagne : le jeu du perspectivisme permet à Gracian de dénoncer la
situation de la monarchie espagnole 16 • Mais il est indéniable que le
monde littéraire de cette époque a besoin de clarté, de fuir la pensée

13. Ph. de Béthune, Diverses observations et maximes politiques, Paris, F. Preuveray,


[1667], p. 1.
14, A, Gombaud Meré, Maximes, sentences et réflexions morales etpolitiques, Paris, E. du
Castin, 1687, p. 1,
15. A. del Hoyo, Baltasar Gracitin, Buenos Aires, Columba, 1965, p. 8.
16. B. Graciân, El CriticOn, édition de Santos Alonso, Madri� Câtedra, 1996, p. 39.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 281

obscure, et la difficulté de l'illisible. C'est ce que demande Bouhours


pour l'écriture de !'Histoire ; d'après le dialogue entre Eudoxe, le maître,
et Philante, son disciple du « bien penser »:
Vous voilà dans le bon chemin, repartit Eudoxe, et je serai très content
de vous si vous n'aviez un peu trop d'indulgence pour les philosophes.
[ . . . ] Croyez-moi, ils doivent écrire nettement aussi bien que les
Historiens, et ils y sont d'autant plus obligés que c'est à eux à nous dé­
couvrir les secrets de la nature17.

Une nouvelle forme d'écriture commence alors, dans laquelle la révé­


rence pour! 'Histoire mène à l'établissement de préceptes d'écriture dirigés
vers la vérité, la noblesse, la délicatesse ; d'autre part, l'utilisation massive
des maximes et du dialogue implique une esthétique de la concentration,
valable pour les discours de l'histoire, de la morale et de la philosophie.
Au niveau du savoir, les quatorze instructions18 de l'Espejo politico y
moral (1654) - le testament du Roi Houschenk que Bidpay lit au roi

17. D. Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d 'esprit, Paris, Vve. de S.
Mabre-Cramoisy, 1687, Dialogue IV, p. 368-369.
18. 1°. Le monarque n'écoutera pas les rapports qu'on lui fera contre ceux qu'il aura une
fois admis & élevé au nombre de ses conseillers, parce que celui qui est une fois entré dans
la faveur d'un Sultan1 est aussitôt en butte à l'envie de ceux qui sont dans la même faveur.
2°. Il ne souffrira pas les médisans ni les calomniateurs près de sa personne, parce qu'ils
ne sont propres qu'à causer le trouble & la sédition. li ne doit pas hésiter de mettre le sabre
en usage, pour faire périr le premier qu'il connoîtra être de ce nombre.
3°. Il entretiendra la bonne intelligence entre les Ministres & Les principaux Seigneurs de
ses États, parce que les affaires importantes ne peuvent réussier que par Jeur bonne union,
& particulièrement les grandes conquêtes.
4°. Il ne se laissera pas tromper par les beaux semblans, ni par les flatteries interessées &
dissimulées de ses ennemis. Quelque amitié & quelque apparence de soumission qu'il re­
marque en eux, qu'il prenne toujours ses précautions, & n'ajoute pas foy legerement à toutes
leurs protestations de bonne intelligence.
5°. Après mille peines & mille travaux, lorsqu'il sera venu à bout de ses desseins par de
grandes conquêtes, qu'il ne néglige rien pour les conserver, & pour empêcher qu'el1es ne lui
échapent par sa faute ; il n'y rentrerait pas une autrefois, tel soin qu'il pOt prendre, & son re­
pentir seroit inutile.
6°. Il n'agira pas avec précipitation dans les affaires qu'il entreprendra ; il examinera &
pesera bient toutes choses auparavant, parce que la précipïtationjette en de grands inconvé­
nients, au lieu que la patience & la retenue apportent avec el1es, des avantages infinis,
7°. Jamais il ne lâchera les rênes de la prudence. Au cas que ses ennemis se liguent pour venir
l'attaquer, s'il entrevoit la moindre ouverture pour se délivrer du danger en dissimulant, & en
faisaint semblant de vouloir vivre en paix avec eux, qu'il n'hésite pas <l'embrasse ce parti.
8°. Qu'il tienne pour maxime, de ne se croire jamais en sureté de la part des envieux, &
de n'ajouter foy, ni à leurs compliments, ni à leur flatteries.
9°. Il sera toujours prompt à pardonner, & il ne mo11ifiera pas même ses courtisans, pour
des fautes légères.
282 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Badchelim parce que les monarques qui ne les respecteront pas et se


gouverneront autrement doivent s'attendre à voir leur Empire s'ébranler
infailliblement, et tomber en ruine sans ressource - cette version du
Kali/a et Dimna nous semble comporter plusieurs éléments constitutifs
de « l'homme universel » dont on peut considérer avec Eugenio Trias le
modèle comme typique de la période baroque. La société du XVII' siècle
avait mis l'accent, on le sait, sur la curiosité comme attitude de
recherche, de même que pour les curiosités de la nature19 ; le merveilleux
et le prodigieux n'étaient que les symptômes de l'énigme universelle.
C'est ainsi que l'art baroque, d'après Trias, signale la présence derrière
le monde sensible (le monde du mensonge) d'une structure ferme, la res
extensa, conçue comme un espace infini20• Mais à l'ère des voyages,
marquée par les récits des aventuriers, le sujet ne se retrouve plus dans
ces mondes, et cherche le savoir et en même temps que la dissimulation
de celui-ci. :Cutilisation d'un langage métaphorique, symbolique, allé­
gorique désigne ainsi le savant comme manifestation de l'homo duplex
dont parle Claude-Gilbert Dubois, qui trouve une de ses incarnations
dansle besoin de savoir21 :
[. . . ] l'homme doit ainsi se réaliser culturellement, se former ou obtenir
la concrétisation objective (Bildung) de ses possibilités, dans le respect
d'un idéal de valeur, et développer une personnalité qui lui est propre.
Comme l'indique Graciân, dans des termes qui font penser à Hegel, dès

10°. Qu'il ne fasse mal n'y tort à personne, afin que l'on en use de même envers lui ; le
mal, selon le proverbe, est la récompense du mal. Qu'il répande plütot ses bienfaits & ses
largesse, afin qu'on lui rende le bien pour le bien,
11°, Qu 'il n'entre pas dans les affaires, qui ne regardent ni sa personne, ni son carac-
tère, ni ses États.
12°. Qu'il joigne un cœur doux à ses autres perfections : un cœur doux & affable, est
capable de gagner tout le monde. La douceur fait plus d'effet qu'un sabre de fin acier.
131". Lorsqu'il aura à sa cour des ministres sOrs et fidelles, il se gardera d'y admettre des
fourbes & des séditieux, Quand les ministres sont w1e fois tels qu'on peut les souhaiter, les
secrets de l'État ne sont pas exposez aux surprises del mal intentionnez, & les peuples sont
à couvert. Mais, si les ministres ont de méchantes intentions, il peut arriver qu'en les écou­
tant, le Prince fasse périr un innocent, & cela peut lui attirer quelque malheur imprévu.
14°, Les afflictions & les revers de fortune ne doivent causer aucun changement, ni dans
sa conduite, ni dans la grandeur de son courage. Il considèrera que le sage est toujours dans
les travaux ; mais qu'il les souffre patiemment, & qu'il n'est pas ébranlé de voir l'insensé
dans les plaisirs & dans les délices.
19. Cf, P. Camporesi, L'Offlcine des sens. Une anthropologie baroque, Paris, Hachette,
1989.
20. B. Trias, Lo bello y lo siniestro, Barcelona, Ariel, 1996, p. 168.
21. Cl.-0. Dubois, Le Baroque, Profondeurs de /'Apparence, Paris, Larousse, 1973, p. 126-
128.
Vàriations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 283

que les passagers de la vie franchirent la frontière des âges, « cela leur
permit devenir des personnes et ils s'affranchirent tous d'eux-mêmes
pour mieux se retrouver22• »
Dans le cas de l'Espejo polftico y moral, il semble que les cultures
respectives de la nature et de la cour, celle des animaux et celle des
ministres se partagent les connaissances sur l'homme, mais leur système
cognitif et leurs formes d'organisation des connaissances apparaissent sous
un double aspect. La première a une mobilité périodique, rythmique et
contrôlée, la seconde est fortement marquée par d'une sédentarité très
statique. La science de la cour est sans doute plus complexe et structurée
que celle de la nature ; mais le savoir de la nature atteint une telle densité,
une telle circularité de fonctions, qu'il constitue une encyclopédie, un
système organique riche d'informations objectives, de références, de
renvois et d'implications. Le savoir de la cour est donc un univers de
cultures homogènes, compact, hautement qualifié, fonctionnant en circuit
fermé, interdit à tous ceux qui sont étrangers au métier, difficilement
pénétrable, volontairement isolé d'un rapport avec les autres.
Vencyclopédie de la nature apparaît en revanche comme née en plein air,
« en marchant » ou durant une halte temporaire ; elle est fondée sur la
vision du monde comme mouvement et déplacement contrôlés, comme
variation dans l'identique, comme enchevêtrement d'itinéraires, recherche
de variantes, se situe sur deux cycles pendulaires, l'aller et le retour.
V Espejo polîtico ou le Kali/a y Dimna marque ainsi une sorte de
voyage aller et retour, entre un moment médiéval dans lequel l'Orient a
été le modèle d'une culture et d'une société supérieures, et un moment
moderne dans lequel un Occident veut se donner cette supériorité23•
Parallèlement, ce que l'homme avait besoin de connaître du monde
naturel relevait d'une connaissance pratique, orientée vers la nécessité de
contrôler celle-ci ; dans la nature comme à la cour, connaître, compren­
dre, prévoir signifient survivre. Le savoir apparaît donc ici comme le
résultat d'une condition humaine liminale, constitutionnellement
22. « [.,.] e1 hombre tiene, pues, que realizarse culturalmente, formarse o 1ograr la plas­
maci6n objetiva (Bildung) de sus potencias, conforme a un ideal de valor, y configurarse en
un tipo singular de personalidad. Corno indica Graciil.n, en términos que hacen pensar en
Hegel, una vez que los pasajeros de la vida han superado la aduana de Jas edades, 'con esto
les dieron licencia de pasar adelante a ser personas, y fueron saliendo todos de si mismos lo
primero, para mâs volver en si' (Criticôn, II. Cri.1") », P. Cerezo Galân,«Homo duplex: el
mixto y sus dobles», in J. F. Garcia Casanova (ed.), El mundo de Baltasar Gracidn. Filosofla
y literatura en el barroco, Grnnada, Universidad de Granada, 2003, p. 401-442.
23. A. Benalmocaffa, Kalila y Dimna, Madrid, Alianza Editorial, lntroducci6n de
Marcelino Villegas, 1991, p. 16.
..,
284 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

exposée au risque. La suspension permanente dans l'attente de périls


imminents, l'état d'alerte et la nécessité de prévoir s'inscrivent ainsi dans
un savoir pragmatique, dont le but est toujours l'interprétation des mul­
tiples données fournies par l'observation. l;insécurité, les inquiétudes,
les souffrances à la cour naissent d'un moment politique instable et pré­
caire, dans lequel les événements se donnent comme difficilement
contrôlables ; dans un tel contexte, « tout doit nourrir le seul système de
connaissance possible, qui détermine les programmes, les objectifs et
les stratégies24• »
Au niveau des valeurs morales qu'elle formule, cette version espa­
gnole du Kali/a et Dimna apporte également des éléments que l'on peut
interpréter comme constitutifs de ce modèle baroque d' « homme uni­
versel ». A la recherche d'exemples d'attitudes et de conduites orientées
vers la préservation de valeurs dignes de soutenir l'ordre social, les mo­
ralistes en effet s'érigent à ce moment en gardiens de la vertu face à la
modernité. Dans l'Espejo Politico y moral, nous retrouvons une contra­
diction propre à la période entre un héros dont la nature est plus grande
que la nature elle-même - conforme en cela au modèle aristocratique,
fidèle à la tradition - et le pessimisme moral auquel se heurte ce
modèle. Il faut alors éviter la confusion25, et fonder la réflexion morale
sur la nature, en tentant de décrire à nouveau les qualités que seuls les
anciens ont su exprimer, à partir d'une réflexion sur l'expérience. Ainsi,
la pensée morale ne peut venir « de principes abstraits, mais du rapport
vécu que, comme tout homme, le moraliste entretient avec lui-même,
avec les autres, avec les livres, le passé et les institutions". »
Le texte s'ouvre de façon formelle sur un éloge du courage, de la pru­
dence et de la fidélité, qui sont les vertus conjuguées dans le concept de
« personne » propre aux discours éducatifs de la période. Le prince,
l'homme de cour, le ministre réunit en lui une série de vertus constitu­
tives de la prudence. Si, en 1644, Graciân publie sa compilation de
conseils ou maximes pour vivre en société, l' Oraculo manual o Arte de
Prudencia", la traduction française qu'en fait Amelot de la Houssaie
prend le titre de L'Homme de cour' - expression qui applique aux seuls
24, P. Camporesi, op. cit., p. 315..333.
25. P. Bénichou, Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, 1948, p. 136.
26. D. Bensoussan, « Introduction : Saint..Évremond et la pensée moraliste», in Saint­
Évremond, Entretiens sur toutes choses, Paris, Desjonquères, 1998, p. 11.
27. Cf. E. L6pez Medina, « El arte de no ser imprudente», in J. F. Garcia Casanova (ed.),
El mundo de Baltasar Graciém, Fi/osojla y Jiteratura en el barroco, ed. cit., p. 169-188.
28. Sur l'importance de l'aphorisme en Europe au xvue et à propos de la thématique de la
prudence, voir A. Ruffinatto, «Un oracolo troppo (poco) manuale: Graciân e l'aforistica della
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 285

gens de cour l'usage d'un Livre destiné au départ, on l'a dit, à un public
plus large. La raison qu'en donne le traducteur est que, de tous les lieux
du monde, la Cour est celui où la prudence est le plus nécessaire. En re­
ligion comme en politique, aucun conseil ne peut se passer de référence
à la prudence : «Je t'advoüeray/ franchement qu'il n'y a/ chose si diffi­
cile, dont le sçavoir/ et la prudence ne puissent venir à/ bout [ ... ]», dit
Jean-Ogier de Gombauld dans son Endimion29• Toujours en France, Guez
de Balzac, le « roi de l'éloquence », dit d'Aristippe que « sa prudence,
tant acquise que naturelle, sçachant tout le passé et tout le présent, nous
apprenoit encore quelques nouvelles de !'advenir », et plus loin :
Parlons moins subtilement, et d'une manière plus populaire. Concluons
qu'il est nécessaire d'avoir des mains, pour s'aider utilement des outils;
et d'avoir de la prudence, pour user comme il faut de celle d'autruy30• [ . . . ]
Enfin, dans le Prince :
Il faut que la prudence soulage la justice de beaucoup de choses ; qu'elle
coure où celle-cy, qui va trop lentement, n'arrivait jamais; qu'elle
empesche les maux, dont la punition serait ou impossible ou dangereuse.
La justice s'exerce seulement sur les actions des hommes, mais la
prudence a droit sur leurs pensées et sur leur secret. Elle s'estend bien
avant dans l'avenir; elle regarde l'interest general; elle pourvoit au bien
de la posterité [...]31 •
Finalement, c'est au niveau des valeurs sociales que cette version du
Kali/a et Dimna semble également éclairée par le concept baroque de
l'homme universel. Ainsi, la qualité montrée comme la plus importante
pour l'homme social est l'entreprise, la capacité de s'engager dans une
action -- ce que l'on peut voir incarné dans la spira mirabilis de Jacques
Bernouilli. La grandeur de ces entreprises est l'autre caractéristique des
actions propres au héros baroque ; et toutes deux apparaissent comme
des objets privilégiés pour la science morale et pour l'instruction. Or,
régner est la plus grande entreprise de toutes, la plus dangereuse et celle
dans laquelle la vigilance à l'encontre de la trahison impose que l'on
s'entoure de bons conseillers. A l'âge baroque, le monde est un
prudenza », in L'Europa degli aforisti. Il 1èmatiche de/l 'aforisma ne/la cultura europea, Annali
di Ca ' Foscari, Rivista della Faco/tà di Lingue e Letterature Straniere dell 'Università Ca'
Foscari di Venecla, XXXVll/1-2 (1 998), p. 29-43.
29. Paris, N. Buon, 1626, Livre II, p. 73.
30. Guez de Balzac, Aristippe, ou De la Cour, 1654 (Paris, T. Jolly, 1665, p. 126 et 134).
31. Guez de Balzac, « Lettre 1-11 à Monseigneur le cardinal de Richelieu», in le Prince,
Paris, T. Du Bray, P.-R. Rocolet, C. Sonnius, 1631, p. 203.
1
286 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

événement. Rappelons que pour Leibnitz, l'individu est le concept en


tant que sa compréhension est infinie, ses prédicats étant les événements.
Ce qui est inclus dans la notion de sujet est toujours un événement
signalé par un verbe ; ainsi, dans l'Espejo politico y moral, le roi apparaît
toujours en train d'apprendre, et le conseiller, toujours en train de
représenter le fini à travers l'action humaine.
Eugenio Trias voyait dans le mouvement baroque une construction
fondée sur une forme-matrice, « structure profonde permettant une in­
finité de variations orchestrales". » C'est à partir de ce concept que nous
considérons le savoir comme étant l'entreprise du couple roi-ministre ;
une spirale ou un jeu de courbe / contre-courbe qui correspondrait à la
spira mirabilis, ou spirale de croissance de Jacob Bernoulli. Manifestée
sous forme littéraire dans le Kali/a comme dans I'Espejo politico y
moral, elle prend comme point de départ le couple Bidpay-Badchelim,
par rapport auquel l'expansion et la rotation de la spirale du savoir et
des histoires gardent un rapport géométrique ; en même temps que se dé­
roulent les spirales des fables, des maximes et des histoires, l'entreprise
de la connaissance de la nature, et le nombre de personnages animaux
progressent également.
Le modèle de la spirale, qui engage l'idée de rotation comme celle de
« pli » correspond cependant à l'harmonie en tant qu'elle apparaît
comme sa cause, et non comme son effet :
Uart baroque repose sur une harmonie entre le mouvement et le repos,
entre l'aventure et le sédentarisme. À chaque étape, il nous invite à nous
reposer une fois que nous avons saisi telle perspective de façade, telle
phrase musicale ou poétique. Dans la séquence, l'unité est parfaite, la
métaphore se referme sur elle-même, la phrase musicale nous comble.
Mais l'artiste, devenu virtuose, nous invite alors à une autre aventure
[ . . . ], à une nouvelle perspective [... ] une fois encore complète et qui
nous comblera33 .
En empruntant ce concept à Trias, on peut lire la parfaite entreprise
de la connaissance des lois de l'art de régner, c'est-à-dire le texte même
de Kalila et Dimna, comme marqué conjointement par le mouvement et
32. E, Trfas, Lo hello y lo siniestro, ed. cit., p. 178.
33.« El arte barroco logra una extrafia armonia entre movimiento y reposa, entre aven­
tura y sedentarismo. A cada paso se nos invita a que descansemos una vez fij amos esta
perspectiva de fachada, este pârrafo musical o poético. En <licha secuencia la unidad es com­
pleta, la metâfora se cierra sobre si misma, el pârrafo musical es satisfactorio, Pero el artista,
convertido en virtuoso, nos invita a una nueva av.entura [. . .] a una nueva perspectiva [...]
completa y satisfactoria, » Idem., p. 176�177.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 287

le ralentissement. r.; expansion du nombre des personnages et des


variations sur les possibilités d'événements qui peuvent se produire dans
la nature vers l'infini se ralentit et tourne sur lui-même, au rythme de la
réflexion qui progresse sur le sujet même du recueil, et sur le couple de
personnages qui forment le récit-cadre.
C'est sans doute pourquoi le Kalita et Dimna peut aujourd'hui se lire
comme l'expression d'une folie, bien plus que d'une sagesse, dans la
mesure où il implique un tel mouvement ; Eugenio D'Ors, en philosophe
de la culture, voyait là une opération anti-intellectualiste :
La nature est mouvement. Mais le mouvement reste, d'après nature, en
dehors du champ de la raison ; le mouvement, c'est l'absurde, Toute in­
troduction du mouvement dans la démarche d'une œuvre humaine,
exige, pour être réalisée, un abandon de la raison". .
Ainsi Vicente Brattuti, en composant sa préface et en dédiant sa
traduction du Kalita et Dimna au roi Philippe IV entre lui-même dans la
spirale du couple roi-conseiller, avec ce texte qu'il désigne comme un
« bijou oriental de documents politiques et moraux [ . . . ] pour la meilleure
politique et le plus droit gouvernement. »

34, E d'Ors, Lo Barroco, Madrid, Tecnos, 1993, p. 81.


1

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-,�
Kalila et Dimna d'Ibn Al Muqaffa.
Retour sur l'intertexte oriental des Fables de la Fontaine

Wafa Abid Dhouib


Université de Tunis - 9 avril

La trace laissée dans les Fables de la Fontaine par une série de motifs
tirés du Kali/a et Dimna' d'Ibn Al Muqaffa a été relevée par nombre de
lecteurs orientalistes2• C'est le savant François Bernier, rencontré chez
Mme de La Sablière, qui aurait fait découvrir au fabuliste la traduction
du Kali/a, texte lui-même adapté du Pashantatra indien à partir d'une
version en pehlvi. Le recueil de fables animalières que le xvu' siècle
français a appelé les « Fables de Bidpaî3 » était destiné à l'éducation des
princes et rassemblait initialement des apologues indiens ; certaines de
ses parties - c'est le cas de la préface et du « Procès de Dimna »,
chapitre qui reprend le récit du Lion et du Taureau - sont cependant
certainement dues au savant Ibn Al Muqaffa 7 14-759), qui fut scribe
(kâtib) auprès des gouverneurs omeyyades avant de se mettre au service
des Abbassides et assura la traduction du persan à l'arabe de ce texte
dont on connaît plusieurs adaptations françaises. En 1664, Gaulmier
publiait en effet une traduction du texte arabe sous le titre de Livre des
Lumières ou de la conduite des rois. La Fontaine (1621-1695) aurait
connu le Kalila à travers cette version. On sait que le fabuliste se plaisait
à reconnaître ses sources d'inspiration étrangères et orientales ; il écrit
ainsi, dans l'avertissement aux troisième et quatrième parties de ses
Fables : « Voici un second recueil de fables que je présente au public
[ . . . ]. Seulement je dirai par reconnaissance que j'en dois la plus grande
partie à Pilpay, sage indien [ . . . ] si ce n'est Esope lui-même sous le nom
du sage Lokman4. »

1 . Ibn Al Muqafl'a ,Le livrede Kali/a et Dlmna. �\"1\/.u;1J,-J,lllw.·;.JJ1.y,.,.&11J,1•'-• J ",IS'


(Le Livre de Katila et Dimna paraît au 2e siècle de !'Hégire), Liban, Éditions Librairie
Maaref, 2003, traduit de l'arabe par André Miquel, Paris, Éditions Klincksieck, 1980.
2. La Fontaine, Fables, préface de Jean Giraudoux, Paris, 4e trimestre 1967, Le livre de
poche, édition critique citée ici : Fables, Paris, Gallimard et Librail'ie Générale Française,
1964.
3. Livre des lumières ou la Conduite des Roys, composépar le sage Pilpay, indien, traduit
en François par David Sahid d'lspahan [et Gilbert Gaulmin], Paris, S, Piget, 1644.
4. Fables, p. 185.
290 ÜRIENT BAROQUE/ÜR!ENT CLASSIQUE

Ce Loqman que mentionne ici La Fontaine, et auquel on attribue !-

quarante et une fables, est le personnage dont parle Le Coran dans la


sourate XXXI, qui porte son nom : « Nous avons donné la sagesse à
Loqman en lui disant : Sache gré à Dieu. » Il y apparaît comme un
« sage » éclairé, détenteur d'une connaissance juste des choses, avisé et
sensé dans sa conduite : « Quand Loqman exhortait son fils, il lui disait/
Mon fils n'ajoute rien à Dieu. Ajouter est une faute grave / Mon fils,
fais ta prière, ordonne le bien, interdis le mal, endure ce qui t'atteint. Ce
sont là de bonnes dispositions'. »
On peut ainsi penser que la mention dans l'avertissement de ce nom qui
renvoie à plusieurs traits propres à la civilisation arabe pouvait évoquer
non seulement l'Orient en général, mais plus précisément l'idée d'une
« arabité scripturale », par le biais de la figure de son homologue arabe Ibn
Al Muqaffa, qui n'est pas sans évoquer celle du fabuliste français par
plusieurs traits. Tous deux vivaient en effet dans des sociétés qui
encourageaient la traduction, et qui étaient marquées à la fois par un souci
de formation du goût et d'expression d'un sens de la grandeur. Par ailleurs,
leur œuvre relève de courants littéraires - le classicisme et l'Adab - qui
se ressemblent dans ce sens que tous les deux participent d'un culte de la
raison et préconisent le retour à un canon tiré de l'antiquité.
Notre étude, qui se limitera ici à l'examen de quelques-unes des fables
orientales de La Fontaine, se donne pour but de rapprocher celles-ci du
texte français qui traduisait cette œuvre arabo-musulmane, considérée
elle-même comme une adaptation du Pantchatantra indien - adapta­
tion qui peut être considérée de plein droit comme une recréation, dans
la mesure où Ibn Al Muqaffa a voulu y « combiner », selon le mot
d'André Miquel, « dans l'unité de la jeune prose (arabe), les réminis­
cences littéraires de l'Inde et de la Perse avec les classiques apophtegmes
populaires (hikma) : leçons des sages, souvenirs bibliques, dictons venus
du vieux fonds méditerranéen ou mésopotamien, peut-être mis de-ci de­
là sous l'autorité d'un grand nom, mais en fait refondus et brassés au
creuset de la traditionnelle sagesse des nations•. »

5. Le Coran, traduit de l'arabe par Jean Grosjean, Paris, Gallimard (Folio), 2008, p. 239- 240.
6. Le Livre de Ka/ila et Dimna, éd. cit. introduction par A. Miquel, p. V III. Rappelons la
proximité de ce procédé avec celui de l'imitation classique tel que La Fontaine le présente dans
l'« Epître à Huet» (1687) : « Mon imitation n'est pas un esclavage. Je ne prends que l'idée et
les tours et les lois / Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois, /Si d'ailleurs quelque
endroit, plein chez eux d'excellence/ Peut entrer dans mes vers sans nulle violence/ Je l'y trans­
porte et veux qu'il n'ait rien d'affecté, /tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.», cité par le
Dictionnaire des Œuvres, IV, Laffont-Bompiani, S.E.D.E et Bompiani, 1968, p. 848.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 291

Vengouement de La Fontaine pour l'Orient s'inscrit, on le sait, dans


celui de son époque pour les récits levantins et arabisants. Comme l'a
montré depuis longtemps la critique des sources de la Fontaine, ses em­
prunts directs au texte de Pilpay ont été nombreux, que ce soit au niveau
du lexique (« vizir », « Mohamed », « sultan », etc.) mais aussi de l' écri­
ture elle-même. Cette présence du texte oriental chez le fabuliste français
est à coup sûr le résultat de deux opérations hypertextuelles majeures
d'un côté l'imitation, qui débouche sur le pastiche en procédant à la
continuation et la prolongation d'un conte achevé - c'est le cas des
fables orientales « similaires » et « homogènes » - et de l'autre côté la
transformation, procédé repérable cette fois dans le cas des fables orien­
tales « discordantes ». Ce dernier procédé implique la transformation de
vers en prose, des pratiques telles que la réduction (le résumé) ou l'am­
plification et ce que Genette appelait « la transposition thématique ou
sémantique'. » Nous avons donc opté pour cette approche intertextuelle8
moins dans le but de revenir sur les débats qui entourent l'origine du
recueil Kali/a et Dimna, que pour attirer l'attention sur les interactions
qui se trouvent à la jonction de plusieurs fables d'origine orientale, en
tentant d'y distinguer deux modes fondamentaux -- le prosaïque et le
poétique - de fonctionnement de ces interactions.
On connaît la prédilection de la Fontaine pour le naturel et la simplicité,
au sein d'une esthétique prônant, elle, la noblesse et à la solennité. Ses
fables sont tantôt pondérées et sentencieuses, tantôt sobres et
volontairement plates. S'il utilise l'alexandrin à la manière d'un Corneille
ou d'un Racine, il n'hésite pas à employer en contrepartie des vers courts,
rapides et chantants ; le déplacement de la césure, la pratique de
l'enjambement s'inscrivent dans cette recherche. Rappelons les critiques
que ces procédés lui ont valu de la part des classiques et plus encore des
romantiques - Lamartine écrivait ainsi : « Ces vers boiteux disloqués [...]
me rebutaient•. » Ces libertés prises avec le mètre par le fabuliste peuvent
être décrites comme une forme de « prosaïsme didactique'° » qu'il déploie

7. Genette, G., Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1 982, p. 36R46.
8. On peut rappeler que le terme d'« intertexte » renvoie chez Julia Kristeva (dans
Sèméiôtikè cité par Daniel Sangsue dans son article« I.:Intertextualité» paru dans Le Monde
des Littératures.-Encyclopaedia Universalis, France S.A. 2003, p. 21.}à ]'une des deux ac­
tivités de« redistribution» opérées par le texte, et portant sur des énoncés provenant d'autres
textes : « il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l'espace d'un texte, plu­
sieurs énoncés, pris à d'autres textes, se croisent et se neutralisent. »
9, Cité par le Dictionnaire des œuvres, tome IV, Laffont-Bompiani, p. 850.
1O. Le prosaïsme serait un mode de lecture des textes Jittéraires et non seulement, le carac­
tère excessif ou dévalorisé de ce qui appartient à la prose. Voir à ce propos notre thèse Les
'"l
292 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

par le recours à ce qu'on pourrait appeler des « prosaïsèmes », c'est-à-dire


de petites unités significatives (thématiques et formelles) constitutives du -
--��
J
prosaïsme dans les diverses fables orientales de La Fontaine. ''.<

La fable est un conte mis en vers, mais dans lequel il est important de
noter que La Fontaine commence par transposer en prose des modèles
qu'il a pu lire en vers. C'est le cas pour les fables que nous avons choisies
pour constituer notre corpus : Les deux pigeons, réécriture des Deux
colombes, La tortue et les deux canards, démarquée d'une fable portant
le même titre, Le dépositaire iefidèle, qui reprend Le marchand et le
dépositaire infidèle ; Le loup et le chasseur, inspiré du Loup et l'arc ; Les
poissons et le cormoran, qui reprend l'apologue du Cormoran et
l'écrevisse ; enfin Le mari, lafemme et le voleur, très proche de la fable
intitulée Le marchand, safemme et le voleur.
Lire les Fables de la Fontaine comme des contes mis en vers rend ainsi
plus sensible leur proximité avec les contes de Kali/a et Dimna, rédigés,
eux, en prose arabe classique, et dont le style narratif se signale par sa
simplicité et sa concision. Tel est le cas de la fable Les deux pigeons,
composée de 83 vers et dont le texte est proche de celui composé par Ibn
Al Muqaffa :

Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre. On raconte que deux colombes male et
Cun deux s'ennuyant au 1ogis femelle, avaient bourré leur nid de blé et
Fut assez fou pour entreprendre d'orge,
Un voyage en lointain pays, [,. , ] Or ce grain, qui tenait tout le volume du
Le voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage nid, était humide au jour où les deux
Ièoblige de chercher retraite en quelque lieu, pigeons l'y avaient déposé. Mais le mâle
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage parti pour un de ces voyages et l'été venu,
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage. ces grains se desséchèrent et diminuèrent
[, .. ] de volume, À son retour, le mâle, voyant
Dans un champ à l'écart voit du blé cela : « N'avions-nous pas convenu, dit-il à
répandu, sa femelle, de ne pas toucher aux provi­
Voit un pigeon auprès : cela lui donne sions déposées dans le nid ? Pourquoi y
envie ; as-tu goüté ? » La femelle eut beau jurer
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs qu'elle n'avait pas mangé un seul grain, il
Les menteurs et traîtres appas11 • ne la crut pas et, la piquant [du bec] et la
battant, finit par la tuer12.

etyeux duprosaïsme : tensions et crise dupoétique.Autour de Paul Verlaine et François Coppée,


dirigée par Philippe Hamon et publiée par VAtelier National de reproduction des thèses, Lille,
p. 19.
1 1. Fables, Livre neuvième, fable II, éd. cit. p. 251-252.
12. Kali/a et Dimna, Chapitre Le lion ·et le bœuf ou : l'amitié ne doit point prêter l'oreille
à la calomnie, éd. cit,, p. 213.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 293

Il n'est pas inutile de rappeler ici les propos dans lesquels La Fontaine
évoque cette question de formes et de genres, dans la préface de ses
Fables :
I:indulgence que l'on a eue pour quelques-unes de mes fables me donne
lieu d'espérer la même grâce pour ce recueil. Ce n'est pas qu'un des
maîtres de notre éloquence n'ait désapprouvé le dessin de les mettre en
vers. JI a cru que leur principal ornement est de n'en avoir aucun ; que
d'ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue,
m'embarrasseraient en beaucoup d'endroits, et banniraient de la plupart
de ces récits la brièveté, que l'on peut fort bien appeler l'âme du conte,
puisque sans elle il faut nécessairement qu'il languisse. Cette opinion
li:'
l\i'
ne saurait partir que d'un homme d'excellent goût ;je demanderais seu­
lement qu'il en relâchât quelque peu ; et qu'il crut que les grâces
lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises
que l'on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie".
La phrase narrative de Kali/a et Dimna se voit remplacée par une
forme de prose rimée dans les fables orientales de la Fontaine : en effet,
le choix de l'alexandrin est favorable à la narration des événements et à
l'insertion harmonieuse de descriptions faites de brefs signalements. Par
ailleurs, les périodes formellement condensées chez Ibn Al Muqaffa,
sont parfois traduites par des rythmes plus rapides et plus courts (des
octosyllabes, des heptasyllabes, des décasyllabes) qui servent à
introduire un échange verbal (des répliques), ou des énoncés laconiques
et expositifs qui s'agencent et s'enchaînent au moyen des rejets et des
enjambements :

Il n'était point d 'étang dans tout le voisi� Le Chacal dit : « un cormoran nichait dans
nage un marigot fertile et riche en poissons.
Qu'un cormoran n'eut mis à contribution. 11oiseau vécut là quelque temps, mais, avec
Viviers et réservoirs lui payaient pension : la viei11esse, pêcher lui devint impossible,
Sa cuisine allait bien ; mais lorsque le long une faim violente le prit Il resta pensif et
âge triste, essayant de trouver quelque expé­
Eut glace le pauvre animal, dient1s.
La même cuisine alla mal 14.

13. Fables, Préface (1692), I'" et 2' parties, p. 33.


l 4. Fables, livre dixième, troisième et quatrième parties, fable III, « Les poissons et le cor­
moran», p. 280.
15. Kalila et Dimna, « Le lion et le bœuf, Le cormoran et }'Ecrevisse : ou la ruse est
souvent plus efficace que la force », p. 70.
294 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

On remarque que chez La Fontaine des liens syntaxiques logiques


relient les vers qui tiennent trop de la prose et qui engendrent un en­
chaînement linéaire et événementiel, à la manière des propositions
conjonctives ou subordonnées :

La reine l Vraiment oui. Je la suis en effet ; Les gens se dirent les uns aux autres :
Ne vous en moquez point, » Elle eut beau� « Regardez, c'est extraordinaire ! Une
coup mieux fait tortue entre deux canards qui l'emportent
De passer son chemin sans dire aucune dans les airs l » En entendant ces paroles la
chose : tortue répliqua : « Vous voilà bien
Car lâchant le bâton en desserrant les dépités 1 » Mais ayant ouvert la bouche
dents, pour faire cette réponse, e1le tomba et se
Elle tombe, elle crève aux pieds des regar­ tua17•
dants 16.

I;hybridation du narratif et du poétique dans les fables orientales de la


Fontaine n'est donc pas fortuite. Elle se manifeste d'ailleurs par des termes
métatextuels qui présentent et désignent le genre narratif: « Le conte m'en
a plu toujours infiniment" » dit la Fontaine dans sa fable Le mari, la
femme et le voleur, et ailleurs : « j'infère de ce conte. . . 19 » Quant au texte
d' Abd Allah Ibn Al Muqaffa, il formule le projet de raconter des anecdotes
et des historiettes enchâssées en les empilant, chaque fragment narratifétant
annoncé par celui qui le précède, et préfigurant celui qui suit. « C'est le cas
du marchand qu'un voleur, bien involontairement, fit aimer de sa
femme. / Comment cela ? demanda le roi des hiboux. - On raconte . . . »
Cette « analogie » ou « comparaison narrative » n'est pas reproduite
par La Fontaine : chez lui, l'emboîtement épisodique du récit est rem­
placé par des préambules introductifs. On peut citer à titre d'exemple
celui de la fable Le loup et le chasseur :
Fureur d'accumuler, monstre de qui les yeux La femme qui troquait le sésame, -Tu n'as
Regardent comme un point tous les bienfaits pas à regretter ce que nous dépensons pour
des dieux, la nourriture et les besoins d 'autrui, car à
Te combattrai-je en vain sans cesse cet amasser et à faire des réserves, on voit les
ouvrage ? choses tourner comme elles ont fait pour le
Quel temps demandes-tu pour suivre mes loup.
leçons ? - Comment cela ? Un chasseur partit de

16. Fables, Livre dixième, troisième et quatrième parties, fable II, « La Tortue et les deux
canards», p. 279.
17. Kali/a et Dimna, « Le lion et le bœuf, La tortue et les deux canards ou : écoutons les
bons conseils de nos amis», p. 91.
18. Fables1 Livre neuvième, troisième et quatrième parties,. fable XV, p. 267.
19 . Ibid. p. 268.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 295

[;homme sourd à ma voîx comme à celle bon matin, muni de son arc et de ses
du sage, flèches, à la recherche de gibier''
Hâte�toi, mon ami. Tu n'as pas tant à vivre.
Je te rabats ce mot, car il vaut tout un livre.
Jouis. - Je te ferai. - Mais quand donc ? -
Dès demain.
Eh I Mon ami, la mort te peut prendre en
chemin.
Jouis dès aujourd'hui : redoute un sort
semblable
A celui du chasseur et du loup de ma fable20

Dans Le loup et l'arc, il existe un lien hypertextuel avec l'historiette


antérieure, La vendeuse des sésames, qui est de l'ordre de la transition
thématique et structurelle dans ce sens que l 'isot<;>pie sémantique est
ainsi esquissée lorsque l'hôte met sa femme en garde contre toute atti­
tude et tout comportement avare. Baction est menée avec vivacité et une
nette économie de moyens. Les sources de ces histoires à tiroirs sont
présentées chez Ibn Al Muqaffa comme indéterminées, (« on raconte
que . . . 22 »). En revanche, les contes versifiés sont rapportés chez La
Fontaine par les personnages ou par un narrateur extradiégétique. La
fable arabe s'articule autour du « dit » en imitant ce qu'Ibn Al Muqaffa
appelle dans la préface de Kalila la composition du récit exemplaire (ou
mathal) en précisant l'itinéraire qui conduit du récit à la clausule morale.
Par ailleurs, Al Muqaffa s'intéresse aussi à la question de la réception,
et distingue, comme le fera La Fontaine, parmi ses lecteurs le partisan
d'une lecture prosaïque du texte c'est:à-dire le commun des hommes, qui
s'en tiendra à l'aspect superficiel de l'œuvre, du sage, partisan d'une
lecture poétique, qui s'évertuera à dévoiler le secret que recèle la fable,
en supposant au poète une intention dissimulée - une critique du mé­
canisme du pouvoir par exemple23 •
20. Fables, Livre huitième, première et deuxième partie1 fable XXVII, p. 246.
21. Kallla et Dimna, Chapitre « La colombe au collier », p. 143.
22. Les fables orientales, arabes en particulier au même titre que la littérature arabe clas­
sique d'une manière générale sont foncièrement liées au phénomène de la transmission. La
figure du niwiya ou transmetteur qui apparaît dans la culture arabo-musulmane (du verbe
arabe rawa qui veut dire en français « conter ») désigne celui qui raconte. Cf. l'article de
François Zabbal, « La transmission des Classiques dans le monde arabe », dans Le Monde
des littératures, ibid., p. 351.
23. Dans cette même lignée d'idées, Ibn Al Muqaffa, écrit clans la préface de Kalila wa
Dimna sous le titre « Vhomme et son trésor » : « Il ne faut pas [lorsqu'on lit ce livre] passer
tout d'une traite d'un sujet à un autre sans avoir compris le premier, sans l'avoir patiemment
lu et pénétré. InteJiigence et connaissance, doivent intervenir dans la lecture jusqu'à ce que
chaque élément du discours ait été ordonné en sa place, avec le sens qui doit lui être attribué.
296 ÛRIBNT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

La Fontaine, on le sait, fait partie d'une génération de poètes pour


lesquels la mise en vers de récits factuels peut suffire à déterminer le
caractère poétique du texte, en dépit du prosaïsme du matériau narratif
utilisé, On peut lire dans ce sens Le dépositaire infidèle :
Voici le fait, Un trafiquant de Perse
Chez son voisin, s'en allant en commerce,
Mit en dépôt un cent de fer unjour'4•
La trace du texte arabe de Kali/a et Dimna, tel que le compose Ibn al
Muqaffa, est perceptible ici - rappelons que ce recueil de fables en
prose relate des faits présentés comme vrais et vraisemblables, par le
biais de la démonstration et de l'argumentation. En témoigne le passage
suivant tiré de la version arabe du Marchand et le dépositaire infidèle :
On raconte qu'il y avait au pays de Mardat un pauvre commerçant qui,
voulant s'absenter pour quelque affaire, confia à l'une de ses connais­
sances deux cents livres de fer qu'il possédait".
A l'instar d'Ibn Al Muqaffa, La Fontaine compose des récits qui se
caractérisent par une simplicité et une sobriété toutes linéaires. Le cadre
spatio-temporel est peint en quelques touches ; les personnages sont pré­
sentés par quelques détails, selon la logique de l' exemplum. Par ailleurs,
ils répondent au canon traditionnel du conte animalier, fait pour illustrer
le profil d'une société et ordonné à cet effet autour de couples
contraires : au sommet de la pyramide, le lion qui incarne la puissance ;
en bas le renard qui représente la ruse et fourberie. Les fables occiden­
tales, on le sait, puisent dans les Fabliaux du Moyen Âge ainsi que dans
Le Roman de Renart et dans L'Ysopet de Marie de France. La Fontaine
s'est aussi inspiré de Rabelais et des conteurs de la Renaissance. Les
fables orientales, elles, mettent également en scène des bêtes-symboles
dès les VI'-VII' siècles : le chacal y apparaît comme une figure emblé­
matique de la ruse tandis que l'hyène connote la sottise notamment dans
les historiettes arabes. Le bestiaire de La Fontaine est majoritairement
constitué d'animaux stéréotypés : deux pigeons, une tortue, deux

On doit s'interdire de penser que lorsqu'on aura fait du livre une bonne lecture et qu'on aura
reconnu le sens apparent des mots on en aura terminé avec ce qu'il importe de connaître du
Livre. Car on est ici dans la situation d'un homme à qui l'on donne de belles noix dans leurs
coques : il ne pourra profiter des fruits que s'il brise les coques et en extrait le contenu. »,
op, cit., p. 1Qwl 1.
24. Fables, Livre neuvième, première et deuxième parties, fable I, p. 249.
25. Le Livre de Kalila et Dimna, «Le Lion et le bœuf», op. cit., p. 101.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 297

r- , canards, un loup, un chacal, un oison, etc. Les similitudes typologiques


: 'i,
avec le personnel de fables de Kali/a et Dimna - dont le titre est formé
du nom sanscrit des deux personnages principaux, qui sont deux chacals
karafaka et damanaka - sont d'emblée frappantes. Comme chez Ibn
Al Muqaffa, les personnages agissent grâce à un travestissement pro­
saïque, suivant une répartition axiologique où le positif est opposé au
négatif, les bons aux méchants, les forts aux faibles, etc. La Fontaine dit
à ce sujet : « Je me sers d'animaux pour instruire.26 » De son côté, Ibn
Al Muqaffa affirme que « Deux raisons conjuguées incitaient ces savants
à faire parler les animaux : ils trouvaient là, en même temps qu'un moyen
de s'exprimer en toute liberté, un vaste domaine à exploiter ; quant au
livre, il joignait l'agrément à la sagesse, celle-ci le faisant choisir par les
philosophes, celui-là par les esprits légers.27 » De même, dans les deux
cas la fable s'apparente à une petite comédie : les phrases narratives sont
intercalées chez La Fontaine comme chez Ibn Al Muqaffa par des sé­
quences discursives sous forme d'un échange verbal entre les bêtes. Les
répliques sont courtes et aptes à donner une vision nette des scènes. Le
rire, le comique qui appartiennent dans les deux cas au registre profane
et dépendent du mode ludique ; ils corroborent le prosaïsme des fables :
« C'est ce qu'on demande aujourd'hui », écrit La Fontaine, « on veut de
la nouveauté et de la gaieté. Je n'appelle pas gaieté ce qui excite le rire,
mais un certain charme, un air agréable, qu'on peut donner à toutes
sortes de sujets, même les plus sérieux. »
Les fables d'origine orientale choisies par La Fontaine ont recours à la
personnification, qui est la figure principale de ce genre de littérature.
La Fontaine écrit, à ce propos dans sa préface : « [ . . . ] nous voyons que
la Vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la parabole est-elle autre
chose que l'apologue, c'est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s'insinue
avec d'autant plus de facilité et d'effet qu'il est plus commun et plus
familier28 ? » En outre, la personnification reprise par La Fontaine est
une figure-cliché, habituelle, banale, commune et prosaïque ;
l'affabulation et la fictionnalisation imaginaire du conte animalier se
voue ainsi au service de la vérité ou plus correctement du mentir vrai.
Les procédés rhétoriques de l'argumentation et de la persuasion
employés par La Fontaine correspondent aux notions de bayan etfasaha
dans la poétique arabe, où le souci du dévoilement, de la manifestation

26. Fables, Ibid, Dédicace au « Dauphin », p. 57.


27. Le livre de Kali/a et Dimna, Préface, Première et deuxième parties, p. 11,
28. Fab/e,s, Préface, p. 35.
1
!

298 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

et de la démonstration prédominent, et où le sens (mana) prévaut, ainsi


que le souci de permettre à la pensée de se communiquer clairement. La
version arabe de Kali/a et Dimna est ainsi caractérisée par la redondance,
l'abondance de séries logiques de causes et d'effets et de maximes ; la
présentation, elle, est simple, et se fait sur un ton soutenu et élégant,
comme en témoigne cet extrait de la fable Le loup et l'arc :
Un chasseur partit de bon matin, muni de son arc et de ses flèches, à la
recherche de gibier. Sans aller bien loin, il tira une gazelle et la toucha. Puis
emportant la pièce, il prit le chemin du retour pour regagner son logis29•
Au demeurant, on peut ajouter qn'au niveau rythmique, les phrases
semblent relever de la prose assonancée (saj), par des combinaisons et
ressemblances phonétiques à la fin d'un mot ou d'une période. Peut-être
La Fontaine compose t-il suivant ce modèle en version arabe traduite,
des rimes riches à la fin de ses vers :
La tortue et les deux canards La tortue et les deux canards
Une tortue était à la tête légère, On raconte qu'une fontaine vivaient deux
Qui lasse de son trou voulut voir le pays. canards et une tortue unis par les liens de
Volontiers on fait cas d'une terre étran� l'amitié.
gère ; Vint un temps o u l I eau de la fontaine
Volontiers gens boiteux haïssent le logis30. baissa dans des proportions considérables,
Les canards décidèrent alors qu'ils leur
fallait quitter cet endroit et se transporter
ailleurs31 •

Dans les fables du premier recneil, l'inflnence de Kali/a wa Dimna est


perceptible, on l'a vu, au niveau du choix des thèmes, des personnages,
de l'écriture et du mode de lecture, mais également dans la présence de
petites unités significatives (thématiques et formelles), que l'on quali­
fiera de « poétisèmes », et qui apparaissent constitutives du poétique
dans les fables d'origine orientale de La Fontaine32•
Kali/a et Dimna s'apparente à nn manuel d'éducation explicitement
pourvu d'intentions politiques. En témoignent les allusions an « Peuple »
et à la « république » dans Les poissons et le cormoran et à la « Fronde »

29. Le Livre de Kalila et Dimna, « La colombe au co11ier ou : profitons de nos ressources


sans attendre le lendemain », p. 143.
30. Fables, Ibid., 279.
3 1 . Le Livre de Kali/a et Dimna, Ibid., p. 9 1 .
32. Voir notre thèse Les enjeux du prosai'sme : tensions e t crise du poétique. Autour de Paul
Verlaine et François Coppée, op, cit., p. 357.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 299

dans Les deuxpigeons. « I:ensemble de cette production est dominé par


des thèmes de l'éthique et plus particulièrement de l'éthique des rois et
des grands » écrit A. Miquel. Peut-être Ibn Al Muqaffa avait-il aspiré à
jouer auprès d'Al-Mansour un rôle semblable à celui joué par Bidpâi
auprès du roi de l'Inde. « Miroir des princes », le Kali/a est conçu
comme un recueil de conseils sous forme de maximes illustrant une
conduite idéale de gouvernement, telle que la projette le philosophe
éclairé. En réalité, les rapports effectifs qu'ont entretenus Ibn Al Muqaffü
et La Fontaine avec le pouvoir furent assez comparables : le premier fut
mis à mort par Al Mansur, et le second fut en butte à l'hostilité de
Louis XIV, qui sanctionna sa fidélité à Fouquet ; en 1662 on l'accuse
d'avoir usurpé le titre d'écuyer.
Sur le fond, l'un comme l'autre des fabulistes cherche à enseigner
moins la morale que la sagesse : les fables « orieniales » de la Fontaine
véhiculent tout comme les autres des moralités, dont l'énoncé est parfois
situé dans le prologue plutôt que dans la clausule. La fable apparaît alors
comme la démonstration d'une maxime - règle de conduite, règle de
morale, précepte, appréciation ou jugement d'ordre moral, formule
lapidaire énonçant une vérité générale par un ou plusieurs exemples,
aphorisme. Pour Ibn Al Muqaffa la raison, ou aql, dépend de l' adab pour
être efficace et dynamique, le discours arabe classique ne séparant pas
le beau de l'efficace - un trait que l'on retrouve dans la vocation des
fables de la Fontaine. La valeur didactique et édifiante de Kali/a et
Dimna se dégage par exemple de l'emploi des verbes « apprendre » et
« savoir », très fréquents dans les épilogues33• « Si je t'ai raconté cette
histoire », conclut ainsi Kalila, « c'est uniquement pour te faire savoir
ceci [ . . . ]34• » Dans Le loup et l'arc, la morale est esquissée vers la fin de
la fable qui précède, dans le recueil d'Ibn Al Muqaffa : « Tu n'as pas à
regretter ce que nous dépensons pour la nourriture et les besoins d'autrui,
car, à amasser et à faire des réserves, on voit les choses tourner comme
elles ont fait pour le loup. - Comment cela ? », puis elle se trouve

33. Ainsi, dans Le cormoran et /'Ecrevisse (Le Livre de Kali/a et Dimna, éd. cit. p. 70)
Kharacani pense à ce propos que Kalita et Dimna« est un vénérable livre de nourriture spi­
rituelle de haute qualité. Autour de lui se regroupent les chercheurs, les réformateurs, les
gouverneurs et les gouvernés, les juges et les jugés, tous ensemble apprécient grandement
sa profonde sagesse et chacun d'eux, suivant ses goûts et ses sentiments, se nourrit de ses
divers fruits ou des remarquables nuances de ses produits». Cité par Adnan Haddad,. Fables
de la Fontaine d'origine orientale, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur. C.D.U et
SEDES réunis, 1984, Coll. Littérature comparée : essai théorique et approche méthodique,
p. 234,
34. lbid.,« Le Cobra et la Mangouste», p. 101.
I"''

300 ÜRIENT DAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE

reprise dans la péroraison de la fable citée plus haut : « Sije t'ai raconté
cette histoire, [conclut le mari], c'est à seule fin que tu saches que les
choses tournent mal quand on veut amasser et faire des réserves35 • »
En ce qui concerne le contenu de la sagesse que La Fontaine aurait
reprise à son modèle arabe, on notera la transformation que le fabuliste
fait subir aux constantes de la littérature édifiante, Générosité/avarice ;
convoitise/indifférence, fidélité/ déloyauté, répulsion, grossièreté, etc.
sont réactivés dans les Fables par l'invention formelle avec laquelle ils
sont traités,
lJouverture de la fable Le loup et le chasseur propose ainsi un dialogue
imaginaire entre le poète et son lecteur, que le fabuliste appelle ici « mon
ami ». Le geste d'appropriation de la matière poétique est désigné dans
le texte par le nombre des expressions possessives - « mon texte »,
« mon loup », « ma fable » - que le poète y accumule
Un nouveau mort ; mon loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte36•
C'est aussi bien le texte (le poème), que la Fable (le genre), le per­
sonnage (mon loup) et le lecteur (mon ami) que le poète désigne ainsi
comme siens, dans une fable dans laquelle il introduit alors des éléments
nouveaux : c'est le cas de l'entrée en scène de la perdrix, absente du
texte oriental et qui subdivise par son apparition la fable en deux parties.
La fable s'achèvera ainsi par une double moralité, là où le récit original,
ne s'adressait qu'aux gens coupables de convoitise.
Si la transformation dans Le loup et le chasseur ne porte que sur une
partie du texte, elle porte pratiquement sur la totalité de l'apologue dans
Les deux pigeons. Hormis les similitudes paratextuelles (même titre) et
quelques rapprochements d'ordre thématique et actantiel (séparation du
couple à cause du voyage), tout le reste est nouveau. Les célèbres vingt
derniers vers de la fable en particulier s'éloignent de ce que l'on a décrit
ici comme une recherche de prosaïsme, et en particulier de la simple
narration des faits, par l'intervention du propos nostalgique porté par le
« je » dont le discours lyrique s'écarte intentionnellement du caractère
impersonnel propre aux récits du Kali/a

Je servis engagé par mes premiers serments.


Hélas I quand reviendront de semblables moments ?

3 5, Ibid,, «Le Cormoran et l'Ecrevisse», Chapitre : « Le Lion et le bœuf», p. 143.


36. Fables, Livre huitième, première et deuxième parties, fable XXVII, p. 246.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 301

Faut-il que tant d'objets si doux et si charmants


Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah I Si mon cœur osait encor se renflammer 1
Ne sentirai-je plus de charme qui m'arrête ?
Ai-je passé le temps d'aimer'' ?

C'est sans doute dans le lyrisme de la fable des Deux pigeons que l'on
saisit le plus nettement l'étendue des transformations esthétiques
apportées par la réécriture que fait La Fontaine de son original arabe,
selon le principe de l'imitation créatrice dont il donne la formule dans
la préface de la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers :
Venons à la liberté que l'auteur se donne de tailler dans le bien d'autrui
ainsi que dans le sien propre, sans qu'il en excepte les nouvelles même
les plus connues, ne s'en trouvant point d'inviolable pour lui. Il re­
tranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelque
fois le principal évènement et la suite38•
Valable pour les modèles occidentaux de La Fontaine, ce principe de
réécriture est également sensible, on le voit, dans l'imitation poétique
que propose le fabuliste du style d'Ibn al Muqaffa, qui se caractérisait
par la clarté, la gaîté naturelle, la limpidité, la réduction de la difficulté
à la facilité, mais aussi dans l'imitation prosaïque des modèles narratifs
orientaux, dont le rôle dans la formation des Fables apparaît indéniable
sur ces points.
Le fabuliste français procède ainsi, sous l'influence de sa source arabe,
à une hybridation des formes, des styles et des registres, nettement
visible lorsqu'il reprend le contenu en prose de la fable orientale, pour
lui apporter un rythme poétique français. C'est cependant lui qui apporte
à son modèle la fameuse « diversité » dont il s'est fait une loi, comme
le montre son traitement du Kali/a et Dimna, ce « miroir des princes »
qui contenait « la sagesse des indiens, le labeur des perses et l'éloquence
de la langue arabe39 ». La version arabe rédigée par Ibn Al Muqaffa, qui
apparaît comme l'un des fleurons de la prose d'adab à l'époque
classique de Bagdad - cette ville culturelle qui vit la fondation, au IX'

37. Fables, Livre neuvième, fable II, Les deux pigeons, p. 253.
38, Préface de 1666, cf, Œuvres complètes ( de La Fontaine), I Fables, Contes et Nouvelles,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954.
39. D'après l'écrivain et critique égyptien Taha Hussein, cité par A. Haddad dans son
ouvrage Fables de La Fontaine d'origine orientale, Paris, Société d'édition d'enseignement
supérieur, 1984, p. 12.
302 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

siècle sous le califat abbasside, de l' « académie de la sagesse », Bayt al­


Hikma, sous les auspices de laquelle s'est déroulé notre colloque - y
apparaît comme « le chaînon capital dans sa migration vers
l'Occident'". »

40. Encyclopédie de l 'Islam, tome III, G.P. Maisonneuve et Larose, 1990.


La fascination de l'Orient
à travers !'Histoire du prince Calafet de la princesse de Chine
de François Pétis de la Croix

Mounira Chapoutot
Université de Tunis • 9 avril

On connaît l'engouement des écrivains et des lecteurs du XVII' siècle


pour les turqueries littéraires. Celui-ci a été soutenu au cours de la
seconde moitié du siècle par un ensemble de facteurs institutionnels
responsables d'une progression dans la connaissance de l'Orient ; c'est
le cas, par exemple, de l'enseignement des langues orientales et de
l'acquisition des manuscrits collectés dans la Bibliothèque du Roi fondée
par Louis XIV. C'est dans ce contexte qu'au début du XVIII' siècle
paraissent deux recueils de contes aux titres symétriques : les Mille et
une Nuits, Contes arabes, traduits par Antoine Galland et Les Mille et un
Jours, Contes persans, prétendument traduits par François Pétis de la
Croix. Les deux ouvrages sont bien reçus ; le conte était devenu un genre
littéraire en vogue, non seulement en France mais aussi dans le reste de
l'Europe. Mais tous les auteurs ne s'y essaient pas avec le même succès :
Galland est un éminent orientaliste et François Pétis de la Croix un
éminent diplomate, expert dans plusieurs langues de l'Orient musulman,
et interprète nommé par Louis XIV et Colbert.
Les Mille et une Nuits, comme le dit si bien André Miquel,
« appartiennent depuis à la littérature mondiale » ; c'est une « littérature
du plaisir absolu. Les 1001 Nuits, parleur charme et aussi par leur volume
sont sans doute, le seul livre de la littérature universelle que nous
puissions et voulions recommencer une fois la dernière page tournée'. »
Cependant les Mille et un Jours de François Pétis de la Croix, si appréciés
au XVIII' siècle, étaient à peu près tombés dans l'oubli - sauf peut-être
pour les spécialistes de la littérature de ces siècles - jusqu'à l'édition
critique qu'en a donnée Paul Sebag en 1980. Nous devons avouer que
nous les avons découverts, lus et en partie relus avec plaisir. Paul Sebag
dans son introduction insiste sur la parenté des deux œuvres, lorsqu'il
écrit : « Les deux recueils n'ont pas seulement des titres qui semblent se
donner la réplique ; ils ont encore la même structure, s'ouvrant sur un

1. A. Miquel, Sept contes des Mille et Une Nuits, Paris, Sindbad, 1980, p. 11-12.
304 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

premier conte qui fournit la raison et le cadre de multiples contes égrenés


au fil des nuits et des jours par une même conteuse'. »
Nous avons affaire, en effet, dans les deux cas à une conteuse dont le
but est de lutter pour éviter un gràve danger : convaincre un roi d'arrê­
ter le massacre de la gent féminine d'une part, et d'autre part convaincre
une princesse qui a juré de se refuser à l'amour, et qui tue les hommes
qui osent se mesurer à elle. Vune, Shéhérazade cherche à sauver toutes
les femmes d'un tyran sanguinaire tandis que l'autre rejette tous les
hommes. Les récits qui suivent doivent guérir le roi Shahrayar de ses
pulsions de mort et convaincre Farukhnâz que tous les hommes ne sont
pas pervers.

La passion des contes orientaux entre traduction et création


Ni Galland ni Pétis de la Croix ne se sont contentés de transmettre à
leur public un patrimoine littéraire exotique peuplé de fées, de génies et
de merveilles, ni de leur faire connaître les sofas, les derviches, les djinns
et l'oiseau rokh. Ils se sont faits les interprètes d'un Orient rêvé,
fantasmé mais cependant réel et par là même étrange et mystérieux. Les
sources dans lesquelles François Pétis de la Croix a puisé son inspiration
attirent l'attention par les transferts, les adaptations et les opérations de
recyclage dont elles ont elles-mêmes fait l'objet avant de lui parvenir.
Deux textes ont probablement inspiré François Pétis de la Croix, sur
lesquels nous voudrions à présent revenir.
Le texte présenté par François Pétis de la Croix comme étant sa source
principale d'inspiration, intitulé Al-Faraj ba 'd al-Shidda, était considéré
comme étant un récit turc. Le derviche Moclès, qui le lui avait confié,
« étant encore fort jeune s'avisa de traduire en persan des comédies
indiennes qui ont été traduites en toutes les langues orientales, et dont on
voit à la Bibliothèque une traduction turque, sous le titre Alfarag Badal­
Schidda, ce qui signifie la joie après l'affliction' ».
Tous les auteurs qui ont étudié les Mille et un jours s'accordent pour
reconnaître qu'il s'agit « d'un recueil très connu dont le titre signifie La
Détente après l'ajfliction4 ou La délivrance après l'angoisse. Nous
aimerions d'abord revenir sur cette idée et rendre justice au thème en
question, car il constitue un genre littéraire qui avait eu beaucoup de succès

2. Les Mille et un jours, introd., Paris, 1980, p. 7, d'après Jamel-Eddine Bencheikh, Les
Mille et Nuits ou la parole prisonnière, p. 24.
3. Les Mille et unjours, Contes persans, préface, p. VI.
4. R. Robert, « Lectures croisées d'un conte oriental, Pétis de la Croix (Les Mi1le et un
jours, 1710) Melle Falques (Contes du sérail, 1753) », Fééries, 2-2005, p. 31.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 305

dans le monde musulman. Ses origines lointaines remontent au Coran et


à la tradition'. Dans le texte sacré, des versets coraniques soulignent en
effet : « qu'après l'adversité vient la félicité6• » Cependant les termes
mêmes de Faraj et shidda ne sont explicitement employés que dans une
tradition attribuée à Malik b. Anas, le fondateur du Malékisme qui écrit
« C'est une angoisse que Dieu fera suivre d'une délivrance7. »
Cette tradition allait inspirer d'abord des auteurs arabes puis, avec
l'expansion de l'Islam, des Persans et des Turcs. I.:éclatement de
l'empire islamique et la multiplication des cours de principautés, sur le
modèle de celle de Bagdad, ont favorisé l'existence de cercles littéraires,
majâlis, au cours desquels des anecdotes étaient racontées, pour illustrer
telle ou telle idée ou principe moral avec pour but de distraire tout en
édifiant, d'amuser tout en instruisant.
Un auteur arabe, Abû 'Ali al-Muhassin b. 'Ali b. Muhammad al­
Tanûkhî (940-994) était devenu un maître du genre'. Son père était cadi
(juge) et poète. Il grandit à Basra, sa ville natale, et reçut une éducation
soignée auprès de maîtres prestigieux. Il exerça plusieurs fonctions dont
celle de contrôleur des poids et mesures dans le souk d' Al-Ahwâz, puis
il fut nommé gouverneur de la région de Bagdad. Le calife abbasside
al-Tâ'i' (974-991) le chargea de demander pour lui la main de la fille de
l'émir buyide 'Adhud al-Dawla, auquel d'ailleurs il se lia d'amitié.
Ensuite, tout comme son père, al-Tanûkhî exerça les fonctions de juge
(cadi) dans plusieurs localités persanes. Vers la fin de sa vie, il revint à
Bagdad. On connaît de lui quatre ouvrages un peu de la même veine,
des « récits avec un principe directeur, à savoir des actions de karâma,
afin de se sortir de situations difficiles, qu'elles soient financières,
politiques, sociales ou personnelles' ». La Providence intervient donc
pour faire renaître l'espoir chez celui qui arrive au fond du dénuement
et lui montrer qu'il s'en sortira ; chaque histoire, petite ou grande, sert
à illustrer et vérifier cette maxime.
Le livre de notre auteur s'inscrit en fait dans une tradition qui a com­
mencé plus tôt avec al-Madâ'inî (753-849), s'est poursuivie avec Ibn

5, La tradition ou sunna est l'ensemble des dits attribués au prophète, transmis par ses
Compagnons et rassemblés dans de grands l'ecueils dits authentiques.
6. Coran, XCIV, 5, 6, Ref. trad.
7. R. Fakkar, Al-1Clnûkhi et son livre la délivrance après l 'angoisse, Le Caire, 1955, p. 38.
8. Ibid ; Fahndrich H., Encyclopédie de/ 'islam (2' éd.), T. X, p. 208 ; pour plus d'infor­
mations sur al-Tanûkhî, « Al-Tanükhî ; Name und Familiares Umfeld eines Qâdî und adîb
aus dem 4/10 Jahrundert », Cahiers d 'onomastique arabe, 1985-1987, p. 23-39.
9, Ibid.
306 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Abî'l-Dunyâ' (823-894), puis avec des auteurs anonymes. Un troisième


auteur, 'Umar b. Muhammad b. YûsufAbû'l-Husayn al-Qâdî (900-939),
est mentionné par al-Tanûkhî lui-même, mais son livre ne nous est pas
parvenu. C'est le traité de ce dernier qui constitue l'apogée du genre.
C'est ainsi que Fakkar, l'éditeur du Faraj, mentionne sept autres auteurs
postérieurs à Tanûkhî qui ont exploité la même veine10• Al-Tanûkhî se
justifie d'avoir conservé le titre adopté par ses prédécesseurs en ces
termes : iJe n'ai pas trouvé répréhensible de conserver ce titre etje n'ai
pas eu de scrupules même si d'autres ouvrages portent le même, car ce
titre est devenu aussi courant que le sont les prénoms de Muhammad ou
de Mahmûd qu'on donne généralement à un enfant". »
Peu à peu ce type d'ouvrage sortit du domaine arabe pour se répandre
dans le monde iranien et turc. Il a été traduit en persan au xn• siècle par Al­
Husayn b. As'ad b. al-Husayn al-Dahistâuî (1163-1 175) puis un autre
persan, Muhammad 'Awfi (Owfi) l'a dédié à Iltutmish (1210-1235), sultan
de l'Inde au XIII' siècle, tout en lui donnant un titre légèrement différent. Il
a finalement été traduit en turc en 1698 par un certain Muhammad La11ay
(Laléli ?) et par un nommé Muhammad al-Masn. Le genre et le titre ne
faisant plus qu'un, seul le contenu pouvait varier d'un auteur à l'autre.
Un autre livre, persan cette fois, a connu une histoire quelque peu com­
parable : il s'agit du Livre des sept vizirs. Son éditeur et traducteur, Dejan
Bogdanovic 12, précise qu'il date du xn• siècle et qu'il a été écrit en
Transoxiane, région qui a été conquise par les Arabes au VIII' siècle. Plus
tard, sous les Abbassides, une dynastie indépendante gouverna la région,
ce1le des Samanides (847-999). Cette petite dynastie avait attiré à sa cour
des savants de toutes origines et encouragé une production inte11ectue11e et
artistique bri11ante, avec des livres écrits en arabe et d'autres qui témoignent
de l'émergence d'une langue littéraire persane autour du x• siècle.
Peu après, le royaume samanide avait été conquis par des nomades
turcs qui instaurèrent une nouve11e dynastie, ce11e des Karakhanides.
Muhammad Ibn 'Ali b. al-Hasan Zahiri de Samarkand13 dédia son Livre

10. Al-Tanükhî se justifie quant à la redondance du titre : « Il m'a semblé qu'ayant ajouté
(d'autres récits) à ceux qu'avaient rapportés al-Madâ'inî, chacun d'eux s'est cru plus de
droit que lui à son titre. Si ce raisonnement était valable et devait avoir force de loi, celui qui
enrichirait leur compilation de nouvelles compilations aurait plus de droit qu'eux à
s'approprier ce qu'ils avaient eu de la peine à rassembler.», op. cit., p. 59-60.
11. lbld, p. 60,
12. Zahiri de Samarkand, Le livre des sept vizirs, traduit du persan par Dejan Bogdanovic,
Paris, Sindbad, 1975.
13. Il est appelé plus communément al-Kâtib al-Samarkandî, Barthold, Le 'Iurkestan de la
conquête arabe à l'arrivée des Mongols, trad. du russe en arabe, Koweit, 1981, p. 82,
Jilriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 307

des Sept vizirs, composé vers 1 160, à Kilij Tamghâj Khagân, l'un des
souverains de cette dynastie 14• Or, il se trouve « qu'il a existé deux
rédactions antérieures de ce livre en langue persane : l'une en vers, œuvre
du grand poète Roudaki (début x• siècle), l'autre en prose due à un certain
Amid Abol-Favarès Fanârouzî, et rédigée vers le milieu du x• siècle. C'est
sur celle-ci que Zahiri s'appuya". » Seulement Zahiri l'adapta au goût
des lecteurs du X' siècle « en prose rimée, truffée de citations poétiques
et coraniques. »
Ces deux livres, ensemble de contes et d'anecdotes, étaient destinés
aux veillées (samar) et aux cercles littéraires (majâlis) ; il s'agissait donc
d'une littérature écrite, mais qui faisait l'objet d'adaptations successives.
Chaque auteur d'une nouvelle version rappelait plus ou moins celles de
ses prédécesseurs, en y ajoutant les anecdotes de son cru, et celles qu'il
avait recueillies. Le deuxième livre écrit dans le· même esprit par al­
Tanükhî et intitulé Nishwâr al-muhâdhara est un ouvrage d'un genre
apparenté à celui-ci ; au cours d'une soirée, on demande aux personnes
présentes d'improviser une histoire, muhâdhara, sur un thème choisi.
Ce livre de Zâhirî permet également d'évoquer l'originalité linguistique
de l'espace iranien, arabisé, qui a récupéré une langue iranienne rénovée,
et a connu une phase turco-mongole à partir du XII' siècle. On peut donc
dire que dans cet espace, les trois langues étaient écrites et se nourris­
saient les unes des autres.
Par conséquent, ces histoires voyageaient exactement comme la
littérature orale et en patticulier dans tout l'espace asiatique, y compris
chez les Byzantins. Charles Pella! évoque l'existence d'un métier
d'anecdotiers, d'amuseurs16 qui animaient les longues soirées nocturnes
des maisons de notables. Ces histoires n'étaient pas véhiculées seulement
oralement mais elles paraissent dans des livres qui forment une véritable
chaîne ; leurs auteurs ont fait des choix, réécrit et recyclé certains récits aux
dépens d'autres. Généralement les auteurs « sérieux » classaient ce genre
dans la littérature populaire mais ils n'hésitaient pas eux-mêmes dans des
ouvrages plus académiques à se livrer à ce genre de digressions destinées
à plaire et à distraire le lecteur. C'est ce qu'on appelle l'adab, terme
improprement traduit en français par celui de « littérature » ; il ne s'agit
pas de culture populaire mais de culture savante.

14. V. V. Barthold, L e Turkestan de la conquête arabe, op. cit., p. 487.


15. Ibid, p. 279.
16. Cf.« Nâdira», Encyclopédie de /'islam, T. VII, p. 859 : il qualifie Tanûkhî de« maître
du genre».
--�

308 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Robert Irwin, dans un article consacré à « La pensée politique dans


les Mille et une Nuits17 » reconnaît à juste titre avoir sous-estimé le rôle
joué dans ce phénomène par les lettrés du X' siècle comme al-Mas'üdî,
al-Tanükhî et Abü Faraj al-Isfahanî, dont certains textes avaient été
recyclés dans les Nuits par des scribes du XV' siècle. Il juge à cet égard
excessives certaines des analyses qu'il avait présentées dans un livre
précédent, et qui visaient à en faire une littérature populaire, et reconnaît
qu'il s'agit plutôt d'une culture des élites 1 8. Le point commun de tous ces
ouvrages est qu'il s'agit généralement de contes moraux, édifiants et, à
l'exception des premiers, dédiés à des princes ; leur fonction s'apparente
donc à celle des « miroirs des princes » 1 9, ce qui explique le second
jugement formulé par Robert Irwin sur ces textes. Un jugement qui
répond également à la question que se posait Christelle Bahier-Porte
dans un article intitulé : « La mise en recueil des Mille et un jours'' » :
« Les contes seraient donc des "miroirs de princesses" enseignant les
valeurs morales : la générosité, la clémence, la constance, tout en
défendant la réalité de la fidélité masculine21 • »
Le conte du prince Calaf et la princesse de Chine serait donc tiré de
la version turque du fameux texte. Il correspond au conte n°25 et dans
le texte original, il est intitulé « Le prince Calafet la fille de ! 'Empereur
de la Chine » ; il devient « I:histoire du prince Calaf et de la princesse
de la Chine. » C'est le conte auquel Marie-Louise Dufresnoy - qui les
compare à des exempta occidentaux - donne le titre suivant : « La piété
filiale récompensée". » Ces contes étaient donc marqués par une
alternance d'affliction et de joie, et c'est peut-être en ce sens que
François Pétis de la Croix a été fidèle au recueil « turc ». Certes, la
définition du conte comme réparation d'un méfait initial implique que
son dénouement soit heureux. Mais celui qui le lit et/ou qui l'écoute,

17, Marvels and Tales, Journal ofFairy-Tales Studies, vol. 18, n°2 (2004),
18, TheArabian Nights, a Companion, Londres, 1994 ; sur ce livre, voir le compte rendu
de Jean-Paul Sermain, Fééries 1-2004, Le recuei1, p. 202-205, ainsi que le compte rendu de
Jean Maînil sur les actes du colloque publiés dans ce numéro spécial des Faity-Ta/es Studies,
Fééries, n° 2, 2004-2005, p. 287-288,
19, Cf. l'introduction du livre de Samarkandî, p. 16,« cette merveille est un livre. Le livre
des sept vizirs. Plein de pensées profondes et de sages maximes. J'ornai de métaphores et de
vers ces sentences de sagesses qui affermissent les bases des empires et qui enseignent en
amusant. », p. 23-24.
20. Fééries, 1-2004, p. 6, note 21. La question est posée à propos de la thèse de Christophe
Balay, Lesage et les Mille et un jours de François Pétis dela Croix, Nanterre, 1979, p. 186.
21. Sur ce sujet voir J. Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques, une modernité
sourde», Anna/es Histoire, Sciences Sociales, sept.-oct. 2002, p. 1191-1206.
22, Ibid, p, 6,
-
- '� Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 309
t-

s'intéresse plus à la trame du récit, aux péripéties et à la dramaturgie qui


tient l'auditeur ou le lecteur en haleine qu'à sa fin heureuse23 •
Il n'est cependant pas seulement fidèle à la définition du conte, telle
qu'elle vient d'être énoncée mais bien à l'esprit de cette littérature du
faraj ha 'd al-shidda, ne serait-ce que parce qu'il cherche à s'inscrire
dans un contexte islamique et culturel, à « faire plus vrai ». Certes tous
les auteurs ne manquent pas de relever la supercherie de François Pétis
de la Croix, lorsqu'il affirme avoir seulement traduit ces contes ; il les a
en fait manipulés à plaisir, recomposés et récrits, faisant réellement
œuvre d'écrivain.
Le conte que nous nous proposons d'étudier ici correspond au conte
°
n 25 du recueil turc, tiré du Faraj. Grâce à Paul Sebag, nous avons pu
prendre connaissance des deux textes « turcs » et français, ce qui nous
permet de proposer une analyse des ajouts et de là réécriture à laquelle
Pétis de la Croix a procédé, à partir de l'histoire du prince Calaf et de la
princesse de Chine. « Au cours de l'été 1685, François Pétis de la Croix
monte sur l'escadre placée sous le commandement du maréchal d'Estrées
que Louis XIV envoie contre Tunis. Cette démonstration de force amène
les Puissances de Tunis à signer le traité du 30 aoüt 1685 25• » C'est le
secrétaire-interprète du roi, qui a traduit et lu le texte du traité devant le
Divan de Tunis, qui a d'abord éveillé la curiosité de Paul Sebag. C'est par
ce chemin qu'il a découvert le conteur ; son goût pour la littérature et la
musique l'ont amené à éditer les Mille et Jours et il a continué à s'y
intéresser presque jusqu'à sa mort26• Ce n'est donc pas par hasard qu'il a
repris dans une édition à part / 'Histoire duprince Calafet de laprincesse
de Chine ; les suites que ce conte a connues et surtout l'opéra posthume
qu'en a tiré Puccin� Turandot, méritaient bien une édition exclusive.

23. A. Miquel, Sept contes des Mille et une Nuits, Paris, Sindbad, 1980, p. 22.
24. Paul Sebag, Histoire du Prince Calai, op. cit., p. 93. Rappelons, en hommage à sa
mémoire de notre regretté collègue, que Paul Sebag, sociologue et historien, avait fait une
partie de sa carrière à l'université de Tunis. Il s'intéressait particulièrement à l'histoire de la
Tunisie, et aux acteurs, diplomates, voyageurs, interprètes et ambassadeurs qui avaient eu un
quelconque rapport avec les royaumes de Barbarie. C'est en compulsant les archives consu­
laires qu'il avait rencontré pour la première fois François Pétis de la Croix.
25. Cf. Paul Sebag, T'unis au XYJJc siècle, une cité barbaresque au temps de la course,
Paris, L'Harmattan, Histoire et perspectives méditerranéennes, 1989, p. 104-107.
26. « Sur une chronique des beys mouradites. II : Guilleragues et De la Croix », lb/a,
n° 139, 1977/1, p. 3-51;« Sur deux orientalistes français du xv11e siècle. François Pétis de la
Croix et le Sieur de la Croix», ROMM , n°25, 1978, p. 89-118 ;« Aux origines de l'Orient
romanesque. Quel est Pauteur des Mille et un Jours ?», IBLA, n° 193, 2004/1, p. 31�60.
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310 ÜRIBNT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE

Lafascination de l'Orient et l 'invitation au voyage �.l:


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Le regard de la France de Louis XIV et celui du siècle des Lumières 'l:t
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étaient alors entièrement tournés vers ! 'Orient. « Le monde musulman »,


écrit Maxime Rodinson, « apparaît comme le lieu d'une civilisation
exotique, pittoresque, vivant dans une atmosphère fabuleuse peuplée de
génies capricieux, bons ou mauvais, enchantant un public qui a eu
tellement de goût pour les contes de fées européens27 • » Le goût de
l'exotisme et du dépaysement se marque ici dans le conte par une série
de notations géographiques et culturelles. François Pétis de la Croix
invite le lecteur à un voyage en Asie centrale et orientale, dans l'espace
turco-mongol et en Chine. Signe que !'Orientalisme élargit sa curiosité
et son regard jusqu'en Chine en Extrême Orient.
Il existe bien une géographie mythique des contes car, comme l'écrit
Jamel-Eddine Bencheikh : « le conte force à l'interrogation des lieux, au
contrôle, au repérage parce qu'il donne des indications sous forme de
toponymes correspondant à des lieux réellement existants28 • » Selon
André Miquel « la carte du conte est incomplète, inadéquate fausse
parfois . . .29 » ; François Pétis de la Croix aurait pu s'en contenter ; au lieu
de cela, il a choisi de convoquer pour ce conte deux vastes espaces,
l'Asie turco-mongole musulmane et la Chine bouddhiste.
Dans l'avertissement placé en tête du deuxième volume, il écrit en effet :
Dans ces contes on marque exactement la géographie, on y peint les
mœurs et les coutumes des différents peuples de l'Asie. Si la scène d'un
conte est chez les Tartares, par exemple, on sent qu'on y vit autrement qu'à
Bagdad ou qu'en Égypte. Les mets, les boissons, les habillements, tout
caractérise la nation dont on y parle [ .. ,]. On peut regarder les Mille etun
jours comme les relations des voyageurs, c'est-à-dire comme un ouvrage
rempli d'observations véritables et dignes de la curiosité du public30•
Dans son édition, Paul Sebag ne s'était intéressé qu'aux sources d'in­
formations de Pétis de la Croix sur la Chine ; il écrit bien que l'auteur
« multiplie les précisions géographiques et ethnographiques [ . . ,] Les fu­
gitifs passent de la Tartarie à la Moscovie et de la Moscovie au pays des
Mongols [ . . . ) Le conte prend ainsi les caractères d'une relation de
voyage à travers les steppes de l'Asie centrale", » Pourtant, alors qu'il

27. M. Rodinson, Lafascination de l 'Islam, Paris, 1980, p. 67.


28. Ibid, p. 208-209,
29. A. Miquel parlant du conte de 'Ajib et Gharib 1 op. cit., p. 137.
30. � Sebag, Histoire du prince Calai, p. 106.
3 1 . Ibid, p. 120.

,
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 311

, /.-.
cherche à identifier les ouvrages dans lesquels François Pétis de la Croix
a puisé ses informations sur la Chine, il ne s'intéresse pas aux sources
proprement asiatiques.
Marco Polo, les explorateurs franciscains et dominicains et le
Marocain Ibn Battüta qui sillonnaient l'Asie turco-mongole aux Xlll' et
XIV' siècles ont contribué à élargir considérablement la connaissance de
l'Asie en général et de !'Extrême-Orient en particulier. Paul Sebag a
commencé à rassembler des informations sur les sources dans lesquelles
François Pétis de la Croix a puisé ses renseignements géographiques et
culturels sur l'Asie et sur la Chine pour « habiller le conte de Calafet de
la princesse de Chine. »
Faisons d'abord un état des lieux à ce sujet en mentionnant les docu­
ments, récits et autres textes disponibles. François Pétis de la Croix avait
non seulement séjourné à Ispahan, mais acquis une bonne connaissance
de l'Asie en traduisant le livre de Cheref ed-din Ali Yazdi sur Tamerlan,
Zafer-nâmeh Histoire de Timur-Bek connu sous le nom du Grand
Tamerlan, empereur des Mongols et des Tartares publié en 172232• Une
autre biographie de Tamerlan, celle du damascène Ibn 'Arabshâh33, avait
été d'ailleurs été traduite par P. Vattier en 1658.
Des correspondances et des ambassades avaient été échangées entre
Tamerlan et les souverains européens, en particulier le roi de France
Charles VI et le roi de Castille Henri III. Les documents de cette corres­
pondance consécutive à la mission de Jean III de Sultaniyè34 auprès du roi
de France sont conservés aux Archives Nationales et se composent de
quatre pièces : la lettre de Tamerlan à Charles VI écrite en persan et la
copie de la traduction en latin ; la copie de la traduction en latin de la lettre
de Mîrân Châh adressée aux rois chrétiens et la copie de la lettre rédigée
en latin de Charles VI à Tamerlan. Ces documents avaient été authentifiés
et étudiés par Sylvestre de Sacy en 1822 et par H. Moranvillé3'.
Après sa victoire sur Bayazid, Tamerlan rentra en 1404 à Samarkand
où il reçut les ambassadeurs étrangers dont Ruy Gonzales Clavijo36,
envoyé du roi de Castille Henri III (1390-1406) et les messagers de

32. Ms. persan de la BN de Paris n° 455, édité par Muhammad Abbâsi, Téhéran, 1958.
33. 'Ajd 'ib al-Makdfirfi navdlb Timur, Histoire du grand Tamerlan.
34. Mémoire sur Tamerlan et sa cour, Ms. BN de Paris, n° 5624.
35. Tamerlan, l'empire du seigneur defer, Neufchâtel, Éd. de la Baconnière, 1978, p. 227-
243.
36. La route de Samarkand au temps de Tamerlan, relation de voyage de l'ambassade de
Castille à la cour de Timur Beg par Ruy Gonzàles de Clavijo 1403-1406, traduite et com­
mentée par Lucien Kehren, Paris, Imprimerie nationale, 1976.
312 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

l'empereur de Chine qui lui réclamait le versement d'un tribut.


Mécontent, il décida d'aller au cœur de l'hiver faire la guerre à la Chine,
mettant fin de la sorte au séjour des ambassadeurs et de Clavijo, qui en
rapporta un précieux journal de voyage37• Il est possible que François
Pétis de la Croix n'ait pas eu connaissance de cette relation écrite en
castillan. Cependant ses connaissances sur la Perse et l'Asie mongole
sont suffisantes pour fournir dans ses contes les détails géographiques et
historiques nécessaires à son récit. Il semble suivre une des routes de la
soie depuis la Crimée jusqu'à la Chine ; cependant, pour ne pas lasser
son lecteur en lui assénant trop d'indications et de toponymes étranges,
lorsque le prince Calaf quitte ses parents qu'il laisse aux soins du Kan
des Berlas, il écrit simplement : « il n'est point marqué par les auteurs
qu'il éprouva quelque aventure sur la route ; ils disent seulement qu'étant
arrivé à la grande ville de Cambalec, autrement Pékin38• » De même, le
temps écoulé entre les différentes séquences n'est pas indiqué non plus,
mais c'est l'habitude des contes de passer sans transition d'un lieu à un
autre, en l'espace d'une phrase.
Nous avons essayé, après Paul Sebag, de relever quelques-uns des
toponymes précis mentionnés dans le conte afin de les localiser sur une
carte. Les « territoires du conte39 » sont ici réels, contrairement à ce qui
se produit dans les Mille et une Nuits ; il s'agit en effet davantage de
pays connus que de pays imaginaires. Ainsi le Carizme - c'est-à-dire
le Kharezm - correspond à ce qu'on appelle aujourd'hui la
Transoxiane, pays compris entre l' Amou Daria (Oxus) et le Syr Daria
(Jaxartès) ; c'était tout l'Iran qui formait un vaste empire turco-iranien
et s'étendait du golfe arabo-persique aux rives du Syr Daria, de la
Caspienne et aux bords de l'Inde. Un pays de villes illustres comme
Gurgendj, Samarkand, Boukhara, Hérat et Ghazni.
La ville de Jaïc où Calaf et les siens arrivent après une longue
errance40, a le même nom que le fleuve. La ville et le fleuve se trouvent
dans la région de l'Oural, près de la Volga. Astrakan, la ville capitale
des Tartares Nogais, se trouve dans l'embouchure de la Volga, sur la

37, L. Kehren, La route de Samarkand au temps de Tamerlan relation de voyage de l'am­


bassade de Castille à la cour de Timour Beg par Ruy Gonzalès Clavijo 1403-1406, traduite
et commentée par l'auteur, éd. cit,
38. Histoire du prince Calai, op. cit., p. 33.
39. Nous empruntons ce titre à un paragraphe d'André Miquel dans le livre Les Mille et
un contes de la nuit, op. cit., p. 56.
40. I..:arrivée des héros dans une ville traduit toujours pour eux la fin du danger, le retour
à la sécurité.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 313

Caspienne. Vlrtich est un autre fleuve, à l'est du Syr Daria au-delà se


trouvent les terres de la tribu de Berlas. Jaxartes, Sayhun, Sihon serait le
Syr Daria, Cogende pourrait correspondre à Gugendj, la Gurgendj des
Mongols, ou à Kokand, ville d'Ouzbékistan. Pays d'Ilac : ce fleuve est
un affluent de l'Oural41 • Jund serait Djand, ville proche du Syr Daria.
Quant au lac Baljouta, il existe en effet un lac Baljuna, en Mongolie
orientale42• Le chemin de Cotan serait Khotan, au sud de la Transoxiane
(du Tarim). Le Capchac, ou les steppes du Kiptchak, se situent en Russie
méridionale et correspondent à la Crimée, c'est le territoire du khanat de
la Horde d'Or, qui avait pour capitale Saraï. Le Mont Caucase est au sud
de cette région et se trouve entre la mer Noire à l'ouest et la Caspienne
à l'est. Le chemin de Moussel (Mossoul) est en Mésopotamie, à
Bagdad ; enfin, on y trouve la Table de Lumière appelée Louh, sur
laquelle la destinée des hommes est écrite43•
De même que Pétis de la Croix s'est appliqué à créer un univers
oriental et plus spécialement asiatique par le biais du territoire décrit, il
a également recherché l'exotisme dans l'emploi des noms de ses
personnages, ainsi qu'en insérant dans son texte des données sur les
traditions des pays représentés.
Ainsi, les Tatars Nogaïs sont une horde mongole nomade44• La tribu
des Berlas est en fait la tribu de Tamerlan ; le père de Tamerlan était chef
de la tribu des Barlas dans le Khanat de Djaghatay. On y voit apparaître
le Kan des Tatars Nogaï, le sultan du Carizme, les Circassiens voisins
(Peuples du Caucase). Les noms des personnages sont arabes ou turcs,
y compris pour les Chinois : Timurtash est un nom turc association deux
matières exprimant la force : « Fer-Pierre ». Calaf est un nom arabe qui
correspond probablement à Khalaf. Elmaze est un terme arabe qui
signifie « diamant ». Quant à la princesse de Chine Tourandokhte, son
nom est composé de touran, qui est le nom générique des Turcs, et de
dokhte qui signifie « fille ». Adelmulk est un nom arabe composé de
adel, « équité », « justice » et de mulk, « royauté ». Le Khan Alinguer
serait un nom imaginaire ; quant à l'empereur de Chine, Altun-Khan,
son nom signifie - en turc ! - le Khan d'Or. Ilenge-Kan est le roi de

41. Nous n'avons pas d'identîfication sûre pour Saganac, ni pour Jenghikunt.
42. J. P. Roux, Histoire de l'empire Mongol, Paris, E. de Boccard, 1993, p. 229.
43, G. Gobillot, «Tab]e bien servie», dans le Dictionnaire du Coran, sous la direction de
Amir�Moezzi (M,A.), Paris, 2007, p. 852 : « Le Lawh désignerait donc, aussi bien dans le
Coran que dans les pseudoépigraphes, tantôt le texte primitif de la Révélation (S. 85 v. 22),
tantôt les tablettes du destin, »
44. J. P. Roux, Ibid, p. 503, 506.
Pjl

314 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

Jaïc ; Fadhlallah, le vieillard qui les accueille à Jaïc, se nomme « la Grâce


de Dieu. »45
De même, des allusions à l'alimentation et à la boisson caractéristiques
des peuples turco-mongols achèvent ce tableau : on y voit apparaître la
« chourva », bouillon gras avec du pain trempé et deux assiettes d'œufs
d'esturgeon, un pâté de gazelle, un grand plat de pilau (pilaf) avec trois
francolins dépecés en morceaux, un plat de tzibérica, poisson de la
Volga, et d'œufs d'esturgeon, enfin une grillade de cuisse de cavale. Le
Cammez est le qummiz, boisson à base de lait de jument fermenté qui
était consommée par tous les peuples ; enfin de l'eau-de-vie de dattes.
Même si, comme nous l'avons vu, l'onomastique et la géographie
convoquent surtout l'Asie, la Chine s'est invitée ici en matière de
costumes, de palais, de cérémonial et cet aspect du conte a été bien
exposé par Paul Sebag.
La Chine est connue depuis les débuts de l'islam. Le premier texte qui
en parle est la fameuse Relation de la Chine et de l'Inde (Akhbâr al-Sîn
wa 'l-Hind) rédigée en 23 7/851 par un auteur anonyme et traduite par
Jean Sauvaget46 • D'après André Miquel, dans Les Mille et une Nuits « la
Chine en tant que lieu d'histoires merveilleuses ou fournisseur de
produits apparaît plus de quarante fois47 ». Le conte de Pétis fourmille
véritablement d'informations sur la Chine, ce qui témoigne aussi bien de
la recherche d'un effet d'exotisme esthétique que de l'extension des
connaissances sur le pays. Cette extension est signalée par Jean Richard
au niveau de l'Académie : « le grand public avait découvert dans les
dernières années du siècle précédent [le XVII'] la Chine à travers les
lettres édifiantes des missionnaires jésuites. Ceci avait amené le
gouvernement royal à attirer en France un jeune lettré, Arcadio Hoang­
ji, pour qu'il fournisse les éléments d'une grammaire et d'un dictionnaire
de la langue chinoise... La Chine n'est plus sortie des horizons familiers
de l'Académie". »

45. Nous n'avons pas identifié l'origine et la signification du nom du prophète


« Jacmouny ».
46. Geuthner, Paris, 1948 ; A. Miquel, La Géographie humaine du monde musulman
jusqu 'au milieu du X/8 siècle, II, La Haye, Mouton, 1967, p. 83 : « La Chine tout entière et
peuplée et cultivée... Elle a l'air le plus sain, le moins fait pour les maladies et l'on y voit
guère de ces aveugles, borgnes ou infirmes si nombreux en Inde. »
47. J,�E. Bencheikh, L. Brémond et A. Miquel, Mille et un contes de la nuit, Paris,
Gallimard, 199 I, p. 62.
48. Jean Richard, « Les précurseurs de l'Orientalisme », Extraits des comptes rendus de
l'Académie des Inscriptions et belles Lettres (CRAI), Fasc. IV, nov.�déc, 2001, p. 2.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 315

Les jésuites prennent le relais de Marco Polo et des voyageurs


dominicains et franciscains. Leurs récits servent à François Pétis de la
Croix pour tout ce qui concerne les détails sur la cour impériale chinoise,
le cérémonial, les croyances, le costume, les détails sur les chaises à
porteurs, une foule d'informations qui viennent fournir de la couleur locale
au conte en même temps qu'ils constituent pour le lecteur et/ou l'auditeur
français les ingrédients de l'exotisme. Paul Sebag a retrouvé les traces du
livre sur l'histoire de la Chine du Père Alvarez Semedo et du récit de
Glanius sur le voyage de Jean Struys49• Il est certain que la bibliothèque
personnelle des De La Croix, père et fils, devaient être particulièrement
riche en livres et en témoignages de toutes sortes utiles à I' écrivain dans
le cours de sa création littéraire'°.

« Le sérail ébranlé » ou la revanche desfemmes


r; ordre des choses n'est pas respecté, car nous trouvons dans ce palais
de l'empereur de Chine une situation peu ordinaire : la princesse
Tourandokhte, certes très belle, impose sa loi ; elle refuse de se marier
et le prétendant qui se présente doit se soumettre à ses conditions, elle
lui fait passer une épreuve dangereuse, voire mortelle. C'est le monde à
l'envers, mais nous sommes dans l'univers du conte.
Le thème de la misandrie ou plutôt de l'androphobie est très ancien ;
on le trouve déjà dans la mythologie grecque dans plusieurs récits. Dans
le récit de la conquête de la Toison d'or, Jason et les Argonautes ren­
contrent sur leur chemin les Amazones qui tentent de s'opposer à leur
passage. Thésée, roi d'Athènes enlève la reine des Amazones. Elle lui
donne un fils, Hippolyte puis, elle et ses compagnes envahissent
l' Attique, mais Thésée réussit à les vaincre. Elles figurent également
dans le neuvième exploit d'Hercule qui réussit à s'emparer de la ceinture
de la reine des Amazones. I.Jimaginaire musulman comporte également
des sociétés de femmes. On les retrouve dans les Mille et une Nuits, dans
le conte de L'Îie des femmes, et dans les récits des géographes arabes et
des voyageurs. A. Miquel décrit ainsi un tel espace : « Par sa situation,
cette société unisexuée est inaccessible, comme à l'abri du monde connu
[ . . . ] Un tel pays peut être à l'écart du monde : pnr de la perversité des

49. Le Père Alvarez Semedo, Histoire unNerselle du grand royaume de la Chine, écrit en
italien traduit par Louis Coulon, 1685 ; les voyages de Jean Struys, Amsterdam, 1681.
50. À noter que le Sieur de LaCroix père avait lui-même traduit une biographie de Thmerlan
intitulée L'histoire du grand Genghiz C.an, premier empereur des Mogols et des Tartares traduite
et compilée de plusieurs auteurs orientaux & de voyageurs europées, don on voit les noms à la
fin, avec un abregé de leurs viesparfeu M. Pétis de la Croix le pere ..., Paris, Vve Jombert, 1710.
ffT

316 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

hommes [. . . ] ou au contraire, absolument étranger à toute forme d'ordre,


ce qui, en l'espèce est le cas de l'île des Femmes : sirènes dévoreuses
d'hommes, mais à force d'amour, elles symbolisent un monde pécheur
non gardé par la Loi" » : une société de femmes seules.
8ouvrage intitulé Hudud al- 'âlam (Les limites du monde)5Z mentionne
ainsi deux îles, peuplées l'une uniquement par des hommes et l'autre
par des femmes. Tous les ans pendant quatre jours, les deux populations
se rencontrent « pour les besoins de la procréation". » En extrême
Orient, les îles « Laquedives », les Maldives, sont décrites comme des
pays de femmes recluses qui vivent nues54 : « r;Jle des femmes que le roi
de Chine, sur la foi d'un marin échappé à leur pouvoir dut renoncer à
trouver malgré trois ans d'efforts : vivant rigoureusement entre elles, ces
femmes sont fécondées par le vent et ne donnent naissance qu'à des
filles ; l'île des Ogresses où se cacherait un monstre". »
De là à penser aux ghulâmiyyât, les éphébesses, les garçonnes telles que
le fameux grand écrivain bagdadien Jâhiz (776-869) les présente dans une
de ses épîtres", il n'y a qu'un pas. Ces femmes qui refusent de se marier
seraient-elles homosexuelles ? Auquel cas on comprendrait ce rejet et cette
haine. Mais, s'agit-il d'une véritable détestation des hommes par les
femmes ou d'un fantasme « occidental » sur les femmes enfermées dans
les harems ? D'un autre fantasme sur la femme et le pouvoir ? Car le
pouvoir engendre la violence et Tourandokhte, en véritable souveraine,
tue avec la plus parfaite bonne conscience et un mépris que même l'indi­
gnation de ses sujets et la tristesse de son père ne semblent pas ébranler.
Faut-il voir là, comme dans les Mille et une Nuits, une contestation par les
femmes de la supériorité et des prérogatives des hommes, sous la forme
d'une remise en cause de l'ordre habituel des choses57 ?

51. A. Miquel, La Géographie humaine du monde musulman, II, p. 493,


52. Ouvrage anonyme rédigé en persan (372/982-983) et avec un intérêt marqué pour les
régions non arabes, A. Miquel, La Géographie humaine, I, p. XXXIII.
53. Le livre des merveilles de l 'Inde1 Nouvelle traduction, Mémorial Jean Sauvaget,
Damas, IFD, I 954, I, p. 201-207 ; cf. également Ibn WaîfShâh, L'Abrégé des merveilles, trad.
Carra de Vaux1 Paris, 1984 p. 8 5 : « c'est une île située aux limites de 1a Chine. On rapporte
qu'elle n'est habitée que par des femmes qui sont fécondées par le vent et qui n'enfantent
que des femmes.»
54. A. Miquel, La Géographie humaine, II, p. 78.
55. Ibid,. II, p. 490 : André Miquel mentionne toutes les îles décrites dans l'Abrégé des
Merveilles,
56. Al-Jâhiz, Le Livre des mérites respectifs des jouvencelles et desjouvenceaux, trad. de
l'arabe et présenté par Bernard Bouillon, éditions Philippe Picquier, Arles, Sindbad, 2000.
57, A, Miquel, Sept contes des mille et une nuits, partie. le commentaire du conte de
Tawaddud, Paris, Sindbad, 1981, p. 29.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 317

Le conte de Calaf relève du genre du conte à énigmes comportant à la


fin la solution de celles-ci, et à l'intérieur de ce genre, de la catégorie des
histoires mettant en scène, pour la solution des énigmes, un être de sexe
féminin dont l'intelligence se révèle supérieure à celle du sexe opposé58•
I.;importance de l'énigme dans les grands mythes n'a pas besoin d'être
soulignée : il suffira d'évoquer, parmi d'autres, le mythe du sphinx. Dans
l'histoire de Tawaddud, le sujet recourt à l'histoire de Samson face aux
Philistins (Juges XIV, 12-18), et l'énigme posée est la suivante : « De
celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux »,
la réponse étant le miel (doux, qui se mange) déposé par un essaim
d'abeilles dans le corps d'un lion (le fort qui dévore) précédemment tué
par Samson59• Tawaddud triomphe en devinant la solution. Cependant,
dans le cas qui nous occupe, la cruauté de Turandokhte rappelle
davantage celle du Sphinx qui terrorisait la ville de Thèbes, et dont
Œdipe allait la débarrasser en résolvant l'énigme. Le sphinx était
présenté, rappelons-le, comme un monstre terrifiant qui avait le corps
d'un lion ailé mais la tête et la poitrine d'une femme. Ici la terrible
princesse Tourandokhte fait décapiter tous les candidats malheureux qui
osent prétendre à sa main mais ne savent pas résoudre les énigmes
qu'elle leur pose. Par son savoir Tourandokhte ressemble cependant à
Tawaddud, qui ne craint pas de rivaliser avec les hommes dans ce
domaine, car l'une et l'autre sont sûres de triompher.
Sous ce rapport, le recueil de Pétis de la Croix présenterait une histoire
symétrique de l'histoire-cadre des Mille et un Nuits, qui substituerait au
Shahriyar sanguinaire du recueil de Galland une princesse cruelle qui fait
trancher la tête à tous ses prétendants. Deux contes au moins traitent de ce
thème des femmes qui refusent de se marier. C'est en effet le cas du conte­
cadre : la princesse Farukhnaz, fille du roi du Cachemire, une très belle
jeune fille, tout comme Turandokhte, « inspirait de l'amour à tous les
hommes qui osaient la regarder ; mais cet amour leur était funeste, car la
plupart en perdaient la raison, ou tombaient dans une langueur qui les
consumait insensiblement [ . . . ]. Vainement les soldats avaient le sabre à la
main pour tenir le peuple éloigné, ils avaient beau même frapper et tuer
tous ceux qui s'avançaient trop, il se trouvait toujours des malheureux, qui
loin de craindre un si déplorable sort, semblaient se faire un plaisir de
mourir aux yeux de la princesse60• »
58. Voir Ià..dessus André Miquel, Sept contes des mille et une nuits1 op. cit., p. 41.
59. lbid., p. 41.
60, Le Cabinet desfées ou collection choisie des contes desfies et autres contes merveil­
leux, Tome quatorzième, Genève, Chez Barde, Manget et Compagnie, MDCCXXXVI, ce
F -
.. '
318 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

Si la simple vue de Farukhnaz était funeste aux hommes, la princesse


de Chine faisait couper la tête à ses prétendants. Dans cette histoire
comme dans le conte cadre des Mille et une Nuits, la parole est prison­
nière. Seul le verbe peut sauver l'amant comme il a sauvé Shéhérazade,
l'amante. Jamel-eddine Ben Cheikh qualifie Shéhérazade de « gardienne
du lieu » : « elle affronte la mort », dit-il, « non pas pour sauver sa tête
mais pour garder la parole. D'ailleurs elle ne représente pas les femmes
mais tout être de désir. Dans les contes à schéma générateur, l'homme
aussi bien que la femme court à sa passion61 • » Les deux femmes, très
belles, sont prévenues contre les hommes - Farukhnaz après un rêve
qu'elle interprète elle-même comme une mise en garde contre les
hommes qui étaient « des traîtres, qui ne pouvaient payer que d'ingrati­
tude la tendresse des femmes » (p. 1 1 ).
Les deux pères, Tughrul-Bey roi du Cachemire et Altun-Khan roi de
la Chine prêtent serment, l'un et l'autre, de ne pas forcer leurs filles
respectives au mariage. Cependant, dans le conte-cadre, la nourrice
Sutlumémé « à la gorge de lait » se fait fort de faire revenir Farukhnaz
à la raison par les histoires qu'elle va lui raconter tous les matins, alors
que dans l'autre histoire, seul le prince Calaf, comme Œdipe dans la
tragédie de Sophocle, mettra fin au bain de sang en résolvant les trois
énigmes qui lui sont posées. Là encore, ces deux contes pourraient être
rapprochés d'un conte des Mille et une Nuits, celui de Qamar al-Zamân
et Badr al-Budûr, bien que dans ce conte les deux héros, les deux futurs
amants refusent obstinément de se marier62• Qamar, fils unique, craint la
perfidie des femmes ; il affirme qu'il éprouve une aversion instinctive
pour elles. De son côté, Budur, fille unique de l'empereur de Chine,
refuse de se marier « pour ne pas avoir à subir le pouvoir d'un homme. »
Elle, fille de roi, reine, ne peut concevoir qu'un époux puisse régner sur
elle63 • Son opinion est la même que celle de Turandokhte, « fière
princesse à qui tous les hommes sont méprisables » - car, dit-elle
encore, « je hais les hommes et ne veux point me marier ».

volume contient les Mille et unjours, contes persans traduits par M. Petis de la Croix, doyen
des secrétaires interprètes du Roi, Lecteur et professeur au Collège royal, p. 9, 10.
61. Jamel-Eddine Bencheikh, Les Mille et une Nuits ou la parole prisonnière, Paris,
Gallimard, 1988, p. 36.
62, J,-E. Bencheikh et A. Miquel, II, Qamar al-Zamân refuse malgré l'insistance de son
père p, 12-22. Il en est de même de Badr al-budur, l'héroïne fille du roi Ohayour des îles in­
térieures de l'empire de la Chine, p. 28-29.
63. Les Mille et une Nuits ou laparole prisonnière, Chapitre IIIi « Le conte de Qamar al­
Zàmân et de Budür», op, cit., p. 97-13 5,
11iriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 319

Ces héros et héroïnes, par leur attitude, bravent donc la société et


l'ordre naturel des choses. « Ils défient un code tout à la fois moral,
socioculturel et politique64• » Mais si Qamar et Budur, selon le témoi­
gnage de leurs proches sont parfaitement identiques, ils s'aiment parce
qu'ils se reconnaissent. Ils refusent de s'unir à un être différent d'eux­
mêmes. On reconnaît là le mythe de l'androgyne. Ainsi, Tourandokhte
attendait peut-être cette autre moitié d'elle-même sans laquelle elle ne
pouvait vivre. Calaf la reconnaissant dans le portrait qui lui est montré
affronte donc le danger parce qu'il a retrouvé une autre image de lui­
même ; le portrait de Tourandokhte pourrait être pour Calaf comme le
reflet de lui-même, dont il se serait épris à l'instar d'un Narcisse.
r;existence du portrait dans ce conte soulève en fait une double
question. Certes la représentation figurée, le portrait existait depuis
longtemps dans la tradition persane. Mariana Shreve-Simpson et Robert
Hillendbrand65 étudient des portraits figurant dans les frontispices de
manuscrits et parlent aussi de l'évolution de ce phénomène dans la
tradition persane qui après le XIII' siècle s'attachera surtout à représenter
les portraits des souverains. Cette tradition de représentation de l'image
de la bien-aimée se retrouve également dans les contes des Mille et une
Nuits. Cependant un doute subsiste malgré tout quant à l'origine
musulmane de ce trait : il faut rappeler la grande vogue que connaissait
la pratique de l'échange de portraits aux XVII' et xvm' siècle en Europe66•
François Pétis de la Croix était à la croisée de cette double influence,
par son expérience de diplomate, et par l'époque dans laquelle il vivait ;
la présence du portrait de Tourandokhte pourrait donc s'expliquer plus
simplement de cette façon.
On peut rappeler ici la définition des Orientaux que donnait en 1673
Pierre Daniel Huet, dans le Traité sur l'origine des romans : « quand je
dis les Orientaux, j'entends les Egyptiens, les Arabes, les Perses, les
Indiens et les Syriens. » Galland, quelques années plus tard, en propose

64. Ibid., p. 103.


65. M. Shreve Simpson, « ln the Beginning : Frontispieces and Front Matter in Ilkhanids
and Injuid Manuscripts », p. 213-24; R. Hil1endbrand, « Erudition exalted : the double
Frontispiece to the Epistles of the Sincere Brethren », p. 183-212, in L. Komaroff (ed.),
Beyond the Legacy of Gengis Khan, Leiden, Brill, 2006. Le manuscrit étudié par Robert
Hillenbrand qui se trouve à la Sulaymaniyye d'Istanbul a été peint en 686/1287.
66. B. Coquery et A. Daguerre De Hureaux, Visages du grand siècle, le portrait français
sous le règne de Louis XIV, Paris, Smogy, 1997 : « Jamais sans doute société ne s'est si
attentivement scrutée dans ses portraits que cel1e de Louis XIV, le roi donne l'exemple [ . . ,]
La noblesse [ . . . ] Les intellectuels [ ...] les bourgeois [ .. ,] La demande est immense, la
production est à sa mesure.»
,,
320 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE

de son côté une définition plus large : « Sous le nom des Orientaux, je
ne comprends pas seulement les Arabes et les Persans, mais encore les
Turcs et les Tartares et presque tous les peuples de l'Asie jusques à la
Chine, Mahométans, païens et idolâtres67• »
Cet élargissement de la curiosité occidentale à la Chine est important.
François Pétis de la Croix lui-même a essayé d'intégrer à son recueil
plusieurs contes sur la Chine, comme L'histoire du prince Ruzvanchad
et de la princesse chéhéristani, et / 'Histoire du roi du Thibet et de la
princesse des Naiinans. I.:adaptation des contes orientaux au goüt
français explique la coloration exotique qui leur a été ajoutée, et la
suppression de la poésie mêlée au texte ; mais elle a peut-être eu pour
effet de dater d'une certaine manière les contes des Mille et un Jours, en
accentuant leur ressemblance esthétique avec les turqueries insérées dans
les autres œuvres de la période.

67. Les paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientauxt 1694,
« Avertissement ».
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Table des matières

AVANT-PROPOS ........................................................................................ 7
Hédia Khadhar
INTRODUCTION: Le fil et la trame.
Motifs orientaux dans les littératures d'Europe (xvm'-xvn' s.) .............. 9
Anne Duprat

I. UOrient, images et styles


« Imaginons un homme qui n'ait jamais vu d'éléphant
ou de rhinocéros» : Sir Philip Sidney et les « bêtes d'Afrique,
ou bien d'Inde » ...................................................................................... 21
Anne-¾tlérie Dulac
Espace baroque, espace classique dans les guides du voyage en Orient ? 41
Chantal Liaroutzos
« Comment peut-on parler turc ? » Langue(s) et parole dans les écrits
des voyageurs français dans l'Empire ottoman au XVII' siècle :
asianisme et atticisme au Levant ......................... ................. ............... ... 53
Anne Régent-Susini
« Le pays des Fables » : fictionnalité et orientalité
chez Pierre-Daniel Huet ,....................................................................... 69
Christine Noil/e-CLauzade

II. Formes : l'Orient sur scène


Un Orient antique ? UAfrique des Sophonisbe
(France- Angleterre, XVII'-XVII' siècles) ....... ,................ ............. ........... 83
Clotilde Thouret
La mise en scène du Juif dans Los Banos de Argel de Cervantès .. ........ 97
Jean Canavaggia
Le Maure cruel : représentations théâtrales de la violence orientale 113
Véronique Locher/
« Mon turban n'a plus sa couronne» :
la désorientation du monde ottoman ...................................................... 129
Véronique Adam
340 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE

III. Motifs : la veine hispano-mauresque


La prise de Grenade, sujet d'épopées italiennes et de romans français .... 149
Daniela Dalla Valle
Un « Maure amoureux » au sein de l'univers picaresque
La Historia de Ozmin y Daraja, nouvelle intercalée
dans le Guzman deAlfarache de Mateo Alemân .................................... 161
il
Florence Clerc
li D'une esthétique à l'autre.
VOrient dans les écrits français du XVII' siècle ...................................... 177
Alta Baccar
Venvers d'un mythe : Histoire de la rupture d'Abenamar et de Fatima.... 189
Suzanne Guellouz
"
ï
i1 IV. Genres : l'Orient épique et romanesque
V Orient des « Histoires Tragiques » de Boaistuau, Belleforest et Rosset :
constitution d'un lieu commun romanesque .......................................... 203
Nicolas Cremona
VOrient au carrefour de la dévotion et du romanesque .......................... 215
Nancy Oddo
l Le corsaire barbaresque comme personnage baroque

1
dans ]'Exil de Polexandre ...................................................................... 227
Mahbouba Sai Tlili
Cantemir, Zrfnyi, Mehmet Aga et l'Europe orientale :
constructions baroques du modèle classique de l'Orient 243
Cécile Kovacshazy
Croissants et turbans - Images de [ 'Orient dans
le Saint Louis du père Le Moyne ............................................................ 257
Noémie Courtès

V. Variations : contes et fables d'Orient


Des contes orientaux aux « Miroirs des princes » :
un résultat de l'âge baroque en Espagne ................................................ 275
Encarnacion Medina Arjona
Kali/a et Dimna d'Ibn Al Muqaffa.
Retour sur l 'intertexte oriental des Fables de la Fontaine ...................... 289
Wafa Abid Dhouib
La fascination de l'Orient à travers !'Histoire du prince Cala/
et de la princesse de Chine de François Pétis de la Croix ...................... 303
Mounira Chapoutot

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................ 321


Achevé d'imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noiraau
N° d'imprimeur : 74038 - Dépôt légal : octobre 2010- Imprimé en France

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