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EDITIONS BOUCHENE
Collection MEDffERRANEA
DÉJA PARUS
Série << Barbaresques »
• L'Histoire de la longue captivité et des aventures de Thomas Pel!ow dans le sud de la
Barbarie, présenté par Denise Brahimi, traduction et notes de Magali Morsy, 2008.
• Le Royaume de Tunis au XVII' siècle, VIII' livre de l'Aftique illustrée de Jean-Baptiste
Gramaye, avec le texte latin. 'TI-aduction française, introduction et notes par Azzedine
Guellouz, 2010.
À PARAITRE
• L'Esclavage du bmve chevalier de Vintimille d'Henry Du Lisdam (1608), édition,
introduction et·notes par Christian Zonza.
• Légendes Barbaresques. Codes, stratégies, détournements (XVI'-XVIII' siècle), études
réunies par Anne Duprat,
• Aventures de captivité à Malte (X'll' s.). Le récit de Ma'cltnc,zâde Mustafa Efendi,
traduit de ]'ottoman, présenté et annoté par Hayrl Go4in Ôzkoray.
• Fragments de vie. Lettres, pétitions, suppliques de captifi européens au Maghreb à
l'époque moderne, textes édités et présentés par Wolfgang Kaiser.
ISBN: 978-2-35676-008-l
© ÉDITIONS BoUCHENE, Paris, 201 o.
Avant-propos
Hédia KI-IADHAR
Université de Tunis
Introduction
Le fil et la trame.
Motifs orientaux dans les littératures d'Europe
(xv1•-xv11• s.)
Anne Duprat
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
Des récits de bataille de la littérature hispano-mauresque du siècle
d'Or aux péripéties galantes de l'aventure en Méditerranée et aux mises
en scène du pouvoir inspirées au théâtre classique français par le
cérémonial de la Porte,l'Orient a joué un rôle considérable mais souvent
ambigu dans la formation culturelle des littératures d'Europe au début
de la modernité. C'est cette ambivalence esthétique que viennent illustrer
les communications rassemblées dans ce livre,issu du colloque« Orient
baroque/Orient classique. Variations esthétiques du motif oriental dans
les littératures d'Europe (xv1•-xvu• s.) » réuni à Tunis en mai 2008 sous
les auspices de l'Académie Tunisienne des arts,sciences et lettres (Beit
el-Hikma,Tunis-Carthage) et de l'Université Paris-IV Sorbonne.
Uimportance de la place occupée par l'Orient dans l'évolution des
littératures vernaculaires de la Renaissance aux Lumières,déjà soulignée
par nombre de travaux consacrés depuis le début du siècle dernier à la
représentation dans le théâtre anglais ou français de l'Empire Ottoman
et de l'Orient biblique,a fait l'objet d'une attention renouvelée depuis
la parution de l'ouvrage d'E. Said1 . C'est ce que montre la richesse des
études consacrées depuis les années 1980 à tous les aspects de cette
représentation, depuis l'identification des sources et des modes de
circulation de ses thèmes,jusqu'à l'examen des phénomènes liés à leur
réception'.
La part tenue dans ces études récentes par une réflexion sur les enjeux
idéologiques du discours classique et pré-classique sur l'Orient est bien
sûr variable. Aucune d'entre elles,en tout cas, ne saurait plus se passer
d'une définition préalable de l'espace que l'on choisit de considérer
ou que l'on pense que les auteurs de la Renaissance et du classicisme
1. E. Said, Orientalism, New York, Vintage, 1979, trad. fr. C. Malamoud et C. Vauthier,
L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident [1980], rééd. avec une nouvelle préface de
l'auteur, Le Seuil, Paris, 2003.
2. Voir sur ce point la bibliographie critique rassemblée à la fin de ce volume, p. 331-338.
10 ÜRIENT BAROQUE/ÜRJENT CLASSIQUE
il
des techniques propres à l'éloquence jésuite. Contestant l'idée même de
l'existence d'une rhétorique uniformément rec_onnaissable comme
î baroque, Marc Fumaroli soulignait dès 1980 l'importance dans l'ana
lyse de l'art oratoire français d'une retorica divina dont les études
littéraires avaient alors perdu l'habitude d'identifier les formes'. Dans le
domaine de 1'éloquence profane comme dans celui de l'éloquence
sacrée, en particulier pour les années 1600-1640, l'opposition entre asia
1
nisme et atticisme a notamment fait depuis l'objet de nombreux travaux•.
On peut, dans le prolongement de ceux-ci, relever pour le sujet qui nous
1
intéresse ici, et proposer d'étendre à l'ensemble de la période que l'on
considère dans cet ouvrage !'hypothèse de la lisibilité pour le public
l
contemporain d'une opposition aussi parlante et aussi reconnaissable
entre ces deux pôles de l'art oratoire, et entre les deux systèmes d'images
1
et de procédés littéraires qui leur sont liés. Vasianisme, historiquement
constitué comme le pôle oriental de l'éloquence grecque, puis latine,
continue jusqu'à la fin du classicisme de s'opposer à l'atticisme, tou
jours ressenti comme son pôle occidental. Ce n'est donc pas un hasard
si la plupart des thèmes et des procédés littéraires empruntés directe
ment par les littératures du début de la modernité à l'Orient
contemporain comme à l'Orient biblique ou byzantin viennent s'inscrire
de façon significative dans l'univers de style qui leur correspond, fait
3. M. Fumaroli, « Préface », dans V. L. Tapié, Baroque et classicisme, Paris1 Librairie
Générale française, 1980, p. 26, et« Retorica sacra, retorica divina ; les souches�mères de
l'art dit baroque», dans S. Schütze, (dir.), Estetica Barocca, Rome, Campisano, 2004, p. 15.
4. Sur )'importance de cette opposition pour caractériser les phénomènes désignés par le
Barockbegriff, voir M. Fumaroli, L'école du silence. Le sentiment des images au xv11e siècle,
Paris1 Flammarion, 2004. Pour une mise au point sur ces évolutions dans la critique récente,
voir V. Kapp, « Le concept de baroque face aux doctrines oratoires du xvue siècle en
Europe», dans D. Scholl, (dir.), La question du baroque,« Œuvres et critiques» XXXII, 2,
2007, p. 23-36.
w,
8. Sur les comédies, dans Œuvres en prose, R. Ternois (éd.), Didier, 1966, III, p . 44, cité
par S. Guellouz, infra, p. 192.
9. Voir par exemple P. Dandrey, La Fabrique des Fables, Essai sur la poétique de La
Fontaine, Paris, Klincksieck, 1991, ainsi que les articles réunis dans A. Baccar (dir.) La
Fontaine et/ 'Orient, Tübingen, Gunter Narr Verlag, « Biblio 17», Actes du colloque de Tunis,
1 996, et dans G. Dotoli (dir.), Les Méditerranées du xvue siècle, Actes du colloque du Centre
international de rencontres sur le xvue siècle, Monopoli (Bari), t 3M 15 avril 2000, Tübingen,
Gunter Narr Verlag, «Biblio 17», 2002.
t O. Voir P. Ronzeaud (dir.), Racine: La « romaine», la « turque» et la «juive», regards
sur Bérénice, Bajazet, Athalie, Publ. Université de Provence, 1986, ainsi que I. Martin (dir.),
Jean Racine et { 'Orient, Actes du colloque de Haifa, 14Rl 6 avril 1999, Tübingen, Gunter
Narr Verlag, « Biblio 1 7 », 2002.
t t, « L'opposition entre prudence et perfidie, née de l'ambivalence du concept de ruse, a tenR
dance à se structurer, dans la tradition politique, en clivage entre prévoyance occidentale et
C il , .
Wtriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 15
14. J. Rousset, La littérature de l'âge baroque en France. Circé et Je paon, Paris, Corti,
1954. Sur tout ceci, voir D, Souiller, Le baroque en question(s), Paris, Champion,
« Littératures classiques», n° 36, 1999. Pour une mise au point récente sur cette évolution,
J.-C. Vuillemin, « Baroque : le mot et la chose», dans D. Scholl, (dir.), La question du
baroque, op. cit., p. 13-23 ; et sur Pimportance des études sur l'italianisme français au xvne
siècle, C. Rizza, « Les· études sur le baroque dans le revue Studi Francesi», ibid., p. 37�44.
15, Sur la présence du même mythe dans la civilisation ottomane, voir B. Rouziès, « Le
tropisme byzantin de la chronique médiévale française», dans L. Villard (dir.), Regards
croisés sur la Turquie, Actes du colloque de Rouen (7�9 déc, 2009), à paraître.
i ...
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 17
\ 1J
I.
Anne-Valérie Dulac
Université Paris-Ouest Nanterre
i.,'
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 23
9, « a great fine carpet of turkey makinge of orient colours in lengthe iiij yardes in bredthe
ij yardes».
1 0. Voir l'article « Giordano Bruno et Shakespeare : la poétique d'une écriture dans
l'Europe de la Renaissance», disponible à l'adresse suivante :
http://www.societefrancaiseshakespeare.org/document.php?id=846
11,« The British would write their history into that of 'Europe' 1 rewrite the latter's history
as modified by their presence in it, and continue on occasion to write the former as seen in
perspectives which are less continental than insular, archipelagic, oceanic and imperial »,
John Greville Agard Pocock, The Discovery ofIslands. Essays in British History, Cambridge,
Cambridge University Press, 2005. p. 288.
Variations du motiforienta/ dans les littératures d 'Europe 25
- dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable - pour le néo-historicisme que les
Anglo-saxons appliquent à leurs littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique
du renouveau des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies".»
(L. Cottegnies et C. Sukie dans leur Avant-propos aux actes du colloque Baroque/s et ma
niérisme/s littéraires : tonner contre ?, Études Epistémé n° 9 (printemps 2006), p. 1-7,)
16, Arthut' F. Marotti, « 'Love is not love': Elizabethan sonnet sequences and the social
order», in ELH, vol. 49 n° 2, p. 3 96-428, 1982 (« the form was not really Englished until
Sidney wrote Astrophil and Stella in the ear/y 1580s », p. 397).
17. L.S, Meskill, « 1Aminta, Thou art translated!': Deux versions anglaises de l'Aminta
du TaSse aux xvi<' et xvne siècles», p. 72-91 in Etudes Epistémé n°6 (automne 2004), p. 72.
Wiriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 27
son imagination ne sera pas satisfaite car on ne lui aurait pas donné à voir
une connaissance vivante et vraie, Orj ce même homme, si on lui montre
une peinture fidèle de ces bêtes [ . . . ], n'aura plus besoin de description
pour se les représenter fort exactement. Il ne fait donc aucun doute que
le philosophe avec ses savantes définitions [. . .] garnit l'esprit d'innom
brables raisons d'être sage, qui, hélas, demeurent impénétrables pour les
facultés de ! 'imagination et du jugement, si elles ne sont pas éclairées ou
représentées par l 'éloquente peinture de la poésie22•
Le choix d'animaux tels que l'éléphant ou le rhinocéros comme motifs
poétiques est loin d'être arbitraire, contrairement à ce que la présentation
anecdotique de Sidney pourrait laisser penser. Katherine Duncan Jones
commente ce passage de la Défense en rappelant que cet « homme »,
qui n'aurait « jamais vu d'éléphant ou de rhinocéros » correspond sans
doute à bien des Élisabéthains, peu familiers de !;imagerie animalière
exotique évoquée ici. Les rares images de ces animaux à circuler en
Angleterre à l'époque étaient les copies de la gravure de rhinocéros de
Dürer de 1 5 1 5 et les imprese du traité de Paolo Giovio qu'Abraham
Fraunce, un proche de Sidney, avait « anglicisé ». A ! 'heure où Sidney
entreprend de défendre la poésie, les représentations de ces deux
animaux connaissent pourtant une fortune tout à fait remarquable sur le
continent. En effet, la date à laquelle Dürer réalise sa gravure de rhino
céros correspond à celle où Alfonso de Albuquerque se voit offrir par
un rhinocéros de Goa qui fut ensuite envoyé à Emmanuel I" de Portugal.
1
,1 C'est d'après une lettre le décrivant, accompagnée d'un croquis, que
Dürer aurait conçu sa propre version du rhinocéros. IJassociation du rhi
li ·.
nocéros et de l'éléphant dans le passage de la Défense de Sidney
constitue par ailleurs une preuve supplémentaire d'une probable allu
.·
sion à ce rhinocéros lisboète puisque Manuel I" avait souhaité organiser
un combat l'opposant à un éléphant, en mémoire d'un épisode de
,, . l 'Histoire naturelle de Pline où il est écrit que le rhinocéros « est le
'
i.
'
second ennemi naturel de l'éléphant. » IJéléphant et le rhinocéros font
ainsi appel ici, dans le texte de Sidney, à la mémoire historique (l'épisode
li
portugais), visuelle (la gravure de Dürer et l'impresa de Giovio) et litté
raire (l' Histoire naturelle de Pline) de son lecteur. Ce motif, bien
·�i.· :'.
qu'évoquant des animaux étrangers à la plupart des Elisabéthains et ori
é •
ginaires de « l'orient » indien ou africain, était donc entré de plain-pied
dans l'histoire européenne. Nous avons ici évoqué le rhinocéros mais
·, _ l
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Manuel I" de Portugal possédait également, dans sa ménagerie exotique,
22. P. Sidney, Éloge de la Poésie, op. cit., p. 3 1-32 (c'est moi qui souligne).
"
,I"
23, N, Zemon Davis, Trickster Trave/s A Sixteenth-Centu,y Mus/lm between Worlds, New
York, Hill and Wang, 2006,
24. Pour la traduction française de Natalie Zemon Davis, voir Dominique Peters (trad.),
Léon ! 'Africain. Un voyageu r entre deux mondes, Paris, Payot et Rivages, 2006.
11Jriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 31
tr
1: mander à Bellini de peindre dans le style turc. Comme le dessin des
costumes de Dürer, l'artiste turc peint dans le style oriental par Bellini
témoigne de son intérêt pour les cultures visuelles étrangères. Esther
Pasztory, qui replace tous ces événements en regard les uns des autres dans
« Identity and Difference : the uses and meanings of ethnie style », estime
que le commentaire de Panofsky se trouverait profondément enrichi et
r
]' prolongé par une mise en perspective avec cette proximité liant Bellini à
Dürer d'une part et celle de Venise aux cultures extra-européennes26
.1:· .
25. E. Panofsky, The Life andArt ofAlbrecht Dürer, Princeton, Princeton University Press,
1955, p. 72.
26.« The Venetian gentildonna is meant to be superior and historically more modern than
_; .
the Nuremberg hausfrau. Panofsky does not ask whether there is anything specia1 in the po
·'ij ' litical situation of Europe that results in such communications between artists and
comparisons ofstyle. I find it striking that bath Gentile Be1lini and Albrecth Dürer are nearly
contemporary, that Dürer stayed in Giovanni BeHini's bouse in Venice and copied paintings
7
by Gentile Bellini, including one entitled« Turks », and that Venice had especially close
connections with a non-European culture and had, tao, a highly developed sense bath of
itselfand ofthat Other. Neither does Panofsky ask why Dürer in particular should have been
so interested in the issue of ethnie and cultural identity and comparison», E. Pasztory, art.
cit., p. 24.
27, Esther Pasztory conclut d'ailleurs sur une critique adressée à l'entreprise antérieure de
Pevsner, que nous citions en introduction, en expliquant que le discours sur le caractère na
tional avait désormais cédé la place à l'invention de la tradition (ibid., p. 35).
28. Les expériences sur les miroirs ardents avaient pour but de reproduit l'exploit my
thique de Syracuse où une flotte ennemie aurait été entièrement incendiée à l'aide d'un tel
dispositif optique.
29. Nous songeons ici aux œuvres pionnières de Roshdi Rashed, de David C. Lindberg ou,
plus récemment de A. Mark Smith.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 33
30. « Now, to reach the end ofthis material, I will add a secret that is surely the most in
genious and beautiful for pleasing great lord, In a dark room, on white sheets, you can see
hunts, convite, battles of enemies, games, and finally, everything you like, so clear and lu
minously, and minutely, as if you had them right before your eyes. Let there be a spadous
area outside the room where you are going to make these appearances, which eau be well il�
luminated by the sun. In this, you will place trees, bouses, woods, mountains, rivers, real
beasts or anima1s fabricated with skill from wood or other materials, which have children
inside them who move, as we frequently use in the intermissions of comedies, deer, wi1d
hoar, rhinoceroses, elephants, lions and other animals that please you. Bach ofthese emerges
one by one from its lair, and cornes into the scene, then the hunters corne with spears, nets
and other necessary instruments, and are seen to hunt the anima1s, p]aying horns, trumpets
34 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
and couches, so that th ose inside the room see the trees, the animais, and the faces of the
hunters, and the other things, so naturatly that they cannot tell whether they are real or due
to trikkery. » J,-B. De Porta, La Magie naturelle ou les secrets et miracles de la nature.
Édition conforme à celle de Rouen (1631), Paris, Daragon, 1913.
31. Lew Andrews, dans Story and Space in Renaissance Art. The Rebirth of Continuous
Narrative (Cambridge, Cambridge University Press, 1 995) donne le résumé complet des
transmissions du motif de la vision comme « chasse )> du visible et l'histoire de la camera
ohscura dont Alhacen aurait eu l'intution.
32. G. Simon, Archéologie de la vision : l'optique, le corps, la peinture, Paris, Seuil, 2003,
p. 1 8 1 .
Variations du motif'oriental dans les littératures d'Europe 35
33. La métaphore n'a pas été conservée dans les traductions en langue française ; voici la
version originale :« [. . .] a nymph that did excel as far / Ail things that erst I saw (as orient
pearls exceed /That which their mother hight, or else they silly seed) ; / Indeed a perfect hue,
indeed a sweet concent [. . .] », dans V. Skretkowicz (éd.), The Countess of Pembroke 's
Arcadia by Sir Philip Sidney, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 349.
34. C'est ce qu'indique L. Bradley Salamon dans son commentaire du traité phare de
Hilliard. Voir A.F. Kinney and L. Bradley Salamon (éd.), Nicholas Hi/liard, The Art of
Limning (c. 1598�1599), Boston, Northeastern University Press, Boston, 1983.
35. Hilliard donne le récit complet de cet échange dans T/JeArt ofLimning, op.cil., p. 26-27.
36, P. Sidney, Éloge de la Poésie, op, clt., p. 20-21.
37. lbld., p. 31.
36 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
couleurs justes, une teinte parfaite qui illuminera l'esprit du lecteur d'une
vision sans pareille, étincelante : « si le monde de la nature est d'airain,
celui des poètes est d'or38• ». C'est pourquoi la poésie, finalement, sur
passe toute chose, car, ainsi que l'écrivait Bruno dans sa dédicace à
Sidney, justement, le banquet qui les avait réunis aurait été l'occasion
de démontrer « la vanité des études de perspective et d' optique39 » : seule
la vision poétique de l' éléphant permet de saisir de ce motiforiental « la
connaissance vivante et vraie40 », dans les termes de Sidney, D'ailleurs,
lorsque ce dernier écrit, dans le texte précédemment cité : « Imaginons
un homme qui n'ait jamais vu d'éléphant ou de rhinocéros, et à qui l'on
décrirait ces animaux avec force détails - forme, couleur, taille, et autres
signes distinctifs », la liste de « détails » choisis par Sidney ne semble
pas tout à fait anodine. La forme, la couleur ou la taille des objets visi
bles ne constituent-ils pas les catégories premières de la perception
visuelle ? Celles-là même au sujet de la mesure desquelles l'optique s'in
terroge tout particulièrement ? Forme, couleur ou taille appartiennent
en effet aux « intentions », c'est-à-dire des catégories du visible, de l'op
tique de Ptolémée dont la liste se voit considérablement allongée par Ibn
al-Haytham.
Aux « intentions » (pour parler comme la traduction latine de l'origi
nal arabe, ce qui correspond à l'idée des catégories du visible) retenues
anciennement par Ptolémée - lumière, couleur, distance et position,
grandeur, forme, repos et mouvement- s'ajoutent la « solidité » (au sens
géométrique de tridimensionalité), la séparation et la continuité, le
nombre, le rugueux et le lisse, la transparence et l'opacité, l'ombre et
l'obscurité, la beauté et la laideur, la ressemblance et la dissemblance.
Au total vingt-deux propriétés, dont Ibn al-Haytham va dans la suite soi
gneusement examiner comment elles sont accessibles à la vue et
comment celle-ci pour chacune peut se tromper".
Ces propriétés devenant plus nombreuses, certaines d'entre elles
échappent à la mesure ou au calcul, pour reposer au contraire sur l'éla
boration visuelle et le temps de la perception. Ghiberti (1378-1455),
dans son Commentario Terzo avait déjà expliqué, en s'appuyant sur les
thèses d' Alhacen, que la vision pouvait se produire soit sous forme de
perception immédiate (comprensione superficiale - per lo primo
aspecta) soit sous la forme d'une perception plus attentive et contem
plative (comprensione per lo risguardamento - per intuitione). Cette
perception « active » fait intervenir l'imagination et la mémoire, et la
faculté de comparaison et nécessite logiquement le dépassement des ca
tégories visibles recensées par Ptolémée :
La sensation pure ne devient donc que le point de départ d'un processus
complexe de comparaison où la virtu distinctiva, la faculté de distinction,
doit trier de nombreuses données et émettre un grand nombre de
jugements en un laps de temps considérable42•
Ce temps, essentiel à la perception « vivante et vraie », détachée de la
seule sensation immédiate, est celui qu'il faut à Astrophil pour tomber
amoureux de Stella, dans la séquence de sonnets de Sidney :
42.« Pure sensation, then, is only a starting point for a complicated process of compati
son in which the virtu distinctiva, the distinguishing faculty, must sort out numerous bits of
date and make a variety ofjudgments over a considerable amount of time. »
43.« Not at first sight, nor with a dribbèd shot,
Love gave the wound, which, while I breathe will bleed:
But known worth did in mine oftime proceed,
Till by degrees it had full conques! got.
I saw, and liked; I liked, but loved not;
I loved, but straight did not what Love decreed:
At length to Love's decrees I forced agreed», Astrophil and Stella, sonnet 2, v. I N7.
38 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE
Chantal Liaroutzos
Université de Caen
3. Voir par exemple dans le guide de Charles Estienne des indications du type :« Passe les
boys de Nesle [ . . .] Descen la vallée . . . », Charles Estienne, La Guide des chemins de France
de 1553, éd. Jean Bonnerot, Genève, Slatkine - Paris, H. Champion, 1978, Reprod. en fac
sim. de l'éd. de Paris, H. Champion, 1936, p. 32, Védition originale de La Guide (1552) est
disponible sur le site de la BNF Gallica.
4, La Guide des chemins pour le voyage de Hierusalem et autres villes et lieux de la Terre
saincte [...] par M. Loys Balourdet, Chaalons, C. Guyot, 1601.
5. Le Sainct voyage de Hiérosalem et Mont Sinay,faict en l'an du grand Jubilé, 1600...
par R. P. F. Henry Castela,... Bourdeaux, Paris, L. Sonnius, 1603.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 43
6. Par exemple, Nicolas Bénard annonce dans sa préface : « [ ...] tu y trouveras outre la
guide du chemin quelques recherches sur divers sujects, non encore remarquez ailleurs en
semblables livres de voyage », Le voyage de Hierusalem et autres lieux de la Terre sainte,
Jaict par le Sr Bénard, [...] , Paris, D. Moreau, 1 621.
1. Les voyages du seigneur de Vil/amont [...] Paris, C. de Monstr'oeîl et J. Richer, 1595.
-
�
pèlerinage. Balourde! par exemple, dans les conseils qu'il adresse aux
pèlerins, met sur un même plan recommandations religieuses et maté
rielles :
[ . . . ] qu'il porte deux bourses, l'une pleine de patience en affluence, et
l'autre d'argent en abondance, à tout le moins, où il y ait six vingt escus
[ . . . ] encores faut-il vivre de mesnage [ . . . ] Au reste, il convient estre
humble partout et en tout : car sans humilité on ne peut aller avant,
amiable, et de bon accord, bien servir à Dieu'.
Cette leçon n'empêche pas Balourde!, dans son épître liminaire à
Renée de Lorraine, de regretter le temps de Godefroy de Bouillon :
Car en ce temps là, nul estoit vray Gaulois, qui n'eust esté en
Hierusalem. Ce qui donne à cognoistre que les Chrestiens y estoient
bienvenus, receuz, et honorez : là où aujourd'huy ils sont battus,
mocquez et dechassez9•
Une tension permanente oriente la progression du voyageur entre un
présent déceptif - celui de l'occupation turque - et un passé ou bien
historique (comme le temps des croisades), ou bien biblique. C'est que
l'itinéraire invite toujours à regarder plus loin que le temps et l'espace
présents, ou, plus exactement et si l'on peut dire, à voir double. Le lieu
saint n'est pas le lieu qu'on voit. Tous les auteurs par exemple invitent à
se représenter ce pays fertile et bien cultivé que fut autrefois la « terre de
promission », aujourd'hui stérile parce que ni les Turcs, ni les Mores ne se
soucient d'agriculture, mais qui ne demanderait qu'à reverdir si Dieu
voulait qu'il füt en de meilleures mains. Les ouvrages étudiés ici se
donnent pour récit d'une expérience de reconfiguration du monde et de
soi-même, et, du fait de son caractère religieux, éminemment
reproductible. Cette visée fait de chacune des étapes du périple le véritable
lieu commun d'une topographie dont Balourde! tente de définir, à propos
du Saint Sépulcre, le caractère paradoxal : « le plus grand, le plus excellent,
et renommé, pour sa petitesse, que jamais n'a esté de plus grand, ne plus
beau bastiment au monde [ . . . ]. On pourra demander en quoi est-il si
grand ? en ce qu'il est par tout le monde. » Le processus évangélique du
renversement des perspectives inverse l'échelle de la géographie et de
l'architecture humaines, et Balourde! amplifie ce thème dans un
développement oratoire qui fait plutôt la preuve de son ingenium que de
8. Louis Balourdet, La Guide des chemins pour le voyage de Hierusalem, op. cit., f. eiij.
9. Ibid., f. aiii.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 45
Le voile qui couvre le visage des femmes, et que tous les voyageurs
décrivent attentivement, est aussi celui qui garde l'empreinte de ce que
les pèlerins voudraient voir à tout prix : le visage souffrant du Christ.
[ . . . ] là soulait estre jadis la maison de la bonne Veronique, laquelle
esmeue de compassion lorsqu'elle vit passer nostre Sauveur devant sa
porte tout [, . . ] ne se peut tenir d'accourir à luy, et s'ostant le voile de la
test en essya la sacrée face d'iceluy, laquelle demeura emprainte depuis
audict voile, marquant touts les traictz du visage du propre sang, ny plus
ny moins que si on l'eust depeinte d'un pinceau : cela se voit encores au
mesme voile qu'on monstre aux Pelerins en l'Église S. Pierre a Rome 15•
I:objet du désir est toujours ailleurs --- à Rome, lorsque l'on est à
Jérusalem, par exemple - toujours dérobé, voire interdit. La contem
plation ne peut se faire que sous surveillance, le· guetteur ottoman est
toujours là, interrompant l'extase mystique.
Partagé entre le désir et la douleur de voir, entre l'émerveillement et
! 'indignation, le guide développe toutes les possibilités de la rhétorique
épidictique - 1' éloge superlatif alternant avec le blâme indigné - mais
surtout, il s'investit personnellement dans un lyrisme destiné à impres
sionner le lecteur. Au moment de quitter la Terre Sainte, Nicolas Bénard,
toujours inspiré par le cérémonial des adieux, lui adresse une plainte
Adieu donc ô desolee, captive et ruynee saincte cité de Hierusalem !
c'est à mon grand regret que je te quitte, et queje ne verrai jamais de mes
yeux corporels les ryunes de tes superbes edifices et bastimcns [ . . . ] 16,
Chaque pèlerin entend faire partager l'émotion qui est la sienne dans
les lieux consacrés. Pour cette raison, il recourt plus volontiers à l'exhor
tation qu'à l'injonction. Il n'impose pas son parcours - ce qui serait
inutile puisque d'une part, le parcours s'impose de lui-même, d'autre
part le lecteur doit effectuer personnellement cette démarche d'appro
priation du territoire - il s' expose, comme il l'a déjà fait lors du voyage.
Il s'offre en exemple de ce qui est à faire, ou à éviter, et c' est en quoi la
démarche prescriptive du guide coïncide ici exactement avec la pro
gression du récit.
Les exemples qu'on vient de donner montrent qu'il est difficile d'en
visager séparément la visée religieuse et la visée profane du guide. La
ritualisation de l'itinéraire suppose en même temps sa théâtralisation et
17, Les Voyages du seigneur de Villamont [ . . . ], Paris, C. de Monstr' oeil et J. Ri cher, 1595,
p. 232.
1 8. Le rapprochement avec Montaigne voyageur s'impose constamment.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 49
Et du côté du midy dur les deserts de Barca et d'un autre sur la ville, qui
n'en est eloignee que de cinq cens pas, en telle sorte que ce lieu nous
parut un des plus remarquable des environs d'Alexandrie".
Ce désir d'un discours organisé et hiérarchisé s'exprime à plusieurs
reprises chez Bénard et Balourde!. Même si les lacunes de la représen
tation textuelle sont en partie comblées par les illustrations - plans ou
élévations des monuments - les difficultés des auteurs à rendre compte
de l'agencement des formes architecturales montrent que la recherche de
l' « ordre d'architecture » au tout début du XVII' siècle, c'est-à-dire au
moment même où Malherbe cherche à construire un équivalent verbal
des « beaux et grands monuments d'éternelle mémoire », demeure dans
les guides à l'état d'aspiration.
Est-il pertinent de voir dans la constitution du chronotope de l'Orient
tel que nous venons de l'évoquer dans les guides les traits caractéris
tiques d'une esthétique baroque ? Certes l'appréhension paradoxale du
temps et de l'espace pérégrins, le caractère volontiers ostentatoire de la
sensibilité religieuse, la rhétorique de l'excès, les séductions du regard
peuvent être considérés comme corollaires de la Réforme catholique et
.' .
de la réaction post-tridentine, résolue à rendre sensible le religieux par
tous les moyens. Rappelons qu'à l'époque où sont rédigés ces ouvrages,
Henri III se fait remarquer par une dévotion que beaucoup considèrent
comme exagérément voyante et sentimentale. Cependant la grande leçon
baroque - puisque le réel n'existe pas sur la terre, il faut prendre son
parti de se laisser séduire, et de se perdre dans le jeu trouble et miroitant
des apparences - n'est pas véritablement développée dans les guides du
'
voyage au Levant. Le processus d'appropriation de l'espace, en quoi
consiste tout voyage, est pris en charge dans les guides par des modali
I1· ·•.. ·
tés de représentation qui apparaissent à la fois comme héritées de la
·
1•.· tradition religieuse et réactualisés par de nouvelles intentions rhétoriques
sans qu'il soit bien possible de distinguer les unes des autres. Sans
compter le fait que, par-delà des procédés reproduits quasi littéralement
;, _-
• ·'
d'un texte à l'autre, ce peut être une appréhension plus diversifiée, voire
une poétique, qui se fait jour dans certains guides. Il en va ainsi tout par
ticulièrement dans l'ouvrage de Villamont chez qui la curiosité
. '
humaniste prolonge et amplifie le projet religieux, introduisant dans le
_J 'i rituel pérégrin le projet viatique défini peu auparavant par le protestant
"
' Jean de Léry, qui en avait fait sa devise : « Plus voir qu'avoir ». Enfin,
Anne Régent-Suslni
Université Paris-Ill Sorbonne Nouvelle
-"c.
l
!�
3. Voir Antoine Galland, Le royage à Smyrne. Un manuscrit d'Antoine Galland (1678), éd.
Frédéric Bauden, Paris, Chandeigne, 2000, p. 150-151 : « Un curieux des langues peut avoir
le plaisir à Smyrne d'en entendre parler près d'une douzaine et d�apprendre celles qui lui plai
raient le plus [ . . . ] Mais il n'en pourrait apprendre l'érudition et le beau parler que son étudie
particulière, parce qu'il y en a peu ou point qui sachent toutes ces langues au-delà de ce
qu'il suffit pour pratiquer et faire commerce. »
4. Il en va de même dans l'Empire perse j voir par exemple Jean Chardin, M:lyages en
Perse, Paris, Phébus, éd, Claude Gaudon, 2007, p. 179.
5. Le turc-ottoman est d'origine altaïque, le persan d'origine indo-européenne et l'arabe
d'origine sémitique.
6. Voir par exemple Antoine Galland, Discours pour servi,- de Préface à la Bibliothèque
orientale de Ba,-thélémy D 'Herbe lot, Maestricht, Dufour et Roux, 1776, p. xvii : « Les
langues orientales,j'entends parler de l'arabe, du persien et du turc. »
7, La même répartition, ou peu s'en faut, prévalait en Perse, Voir Raphaël du Mans, « Estat
de 1660 », in Francis Richard, Raphaël du Mans, missionnaire en Perse au xv11e siècle, II.
Estats et Mémo/,-e, Paris, VHarmattan, 1995, p. 101 ; et Jean Chardin, J0yages en Perse, op.
cit., p. 179.
8. Sur ce point, tous les voyageurs, notamment en Perse, s'accordent ; voir par exemple
Jean-Baptiste Tavernier, Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes, éd. J.-B.-J. Breton, Paris,
Le Petit, 1810, t. III, p, 56 ; Jean Chardin, op. cit., p. 179 ; et, encore au début du x1xe siècle,
Gaspard Drouvillei Voyage en Pe,-se,fait en 1812 et 1813, Masson etYonet, 1828, p, 29.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 55
à ce Ministre [le Vizir] plusieurs discours, qui pour être trop longs et étendus pour des Turcs,
ne faisaient aucun effet.»
13. Raphaël du Mans, op. cit., p. 101�102,
14. Voir Michel Balivet, art. cit., p. 69.
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.'il
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Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 57
Cette perspective n'est toutefois pas celle de tous les voyageurs fran
çais de la même époque. Un Jean Thévenot, au contraire, considère par
exemple les emprunts de l'ousmanli à l'arabe et au persan (ces deux
sources n'étant pas distinguées chez lui) comme un facteur, non de cor
ruption, mais d'enrichissement lexical - selon une conception également
très répandue à l'âge classique qui fait de l'ampleur du vocabulaire d'une
langue l'un des critères principaux de sa richesse et de sa valeur18• Au
15. Voir Raphaël du Mans, op. cit., p. 101.
16. Jean..Baptiste Tavernier, op. cit., t, III, p. 56.
17. Plus exactement, dans le cas qui nous occupe, il est probable que la menace de cor
ruption que semble pour ces auteurs représenter la langue arabe s'explique par un double
fantasme. D'une part, un fantasme général, le rêve d'une pureté Jinguistique parfaitement il
lusoire, et la négation conjointe de ce qui fait la vitalité d'une langue, à savoir sa capacité à
accueillir des vocables venus d'ailleurs (on sait d'ailieurs que la réforme de la langue turque
lancée par Atatürk en 1928 et visant notamment à la purifier de ses éléments persans et
arabes, coïncida en fait avec un autre type d'« invasion» linguistique, à savoir des emprunts
nombreux aux langues occidentales). D'autre part, un fantasme plus spécifiquement attaché
à la langue arabe, celle-ci étant ressentie comme d'autant plus menaçante qu'elle est la langue
du Coran ; sa sacralité lui confère une force supél'leure (et il est significatif à cet égard que
sa richesse, contrairement à celle du turc et du persan, ne soit jamais mise en cause par nos
voyageurs) et cette puissance intrinsèque la rend d'autant plus redoutable qu'elle est, par ex
cellence, la langue des« infidèles» mahométans.
18. Voir Jean Thévenot, L'Empire du Grand Turc, Paris, Calmann-Lévy, 1965, p. 102 :« La
langue turque [...] est fort grave et agréable, et aisée à apprendre, mais elle n'est guère ample,
58 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
et il lui manque beaucoup de mots qu'elle emprunte de l'arabe et du persan, mais avec ce
secours et omement1 on la peut nommer très ample et très riche ».
19. Raphaël du Mans, « Estat de 1660 », in Francis Richard, op. cit., p. l 02. Jean-Baptiste
Tavernier porte la même appréciation : « On parle turc à la cour [de Perse], mais avec un
accent bien plus doux qu'à Constantinople » (op. cit., t. III, p. 56).
20. Dans l'ensemble, les voyageurs retiennent moins de l'arabe sa musicalité que ses
nombreuses gutturales,jugées désagréables à l'oreille ; le commentaire d'un Thévenot rejoint
à cet égard celui de Raphaël du Mans : « La langue arabe est [ . . .] fo1t difficile à prononcer,
car il y a beaucoup de mots qu'il faut tirer de la gorge. Aussi les Turcs à Constantinople se
voulant divertir font venir devant eux des Arabes qu'i1s font parler en cette langue » (Jean
Thévenot, Suite du voyage au Levant, op. cil., p. 496-497). Il juge par ailleurs la « langue
persienne » « belle ».
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 59
21, Jean Chardin, J0yages en Perse, op. cit., p. 179. Sur 1a douceur du persan, voir aussi,
au début du x1xe siècle, Amable Jourdain, La Perse, ou tableau de l'histoire, du gouverne
ment, de la religion, de la littérature, etc. de cet empire ; des mœurs et coutumes de ses
habitants, Paris, Ferra/ Imbe1i, 1814, t. V, p. 73 :« On pourrait appeler àjuste titre la langue
persane l'italien de l'Asie ; l'un et l'autre langage ont des consonances mélodieuses et agréa
bles ; l'un et l'autre ont des diminutifs qui donnent de la grâce à la diction ; l'un et l'autre
possèdent une douceur, une mollesse, une harmonie qui charment l'oreille, et conviennent
à la peinture des passions douces, des images gracieuses, des beautés de la nature,»
22. Voir aussi Jean Chardin, Jiiyages en Perse, op. cit., p. 183 : « Il n'y a point de plus be11e
écriture au monde que la persane ; leur lettres sont fonnées de traits gros et menus, qui s'ape
tissent en finissant, avec un tour bien inventé et fort agréable à la vue ; il n'y a point de peuple
non plus qui écrive si bien.» Au contraire, pour une évocation violemment critique de la calli
graphie turque, dénoncée comme une futilité méprisable, voir, à la fin du xvme siècle, le
best-seller du baron de Tott intitulé Mémoires du baron de Tott sur les Turcs et les Tartares,
Maestricht, 1785, éd, Ferenc Toth, Paris, Champion, 2004 [éd. revue et corrigée de 1786], p. 62.
23. Antoine Oalland,Journa/, op, cit., 15 janvier 1672.
24. Ibid., 1 4 février 1672.
60 ÜR!ENT llAROQUE/ÜR!ENT CLASSIQUE
25. Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularitez et choses memorables trou
vées en Grece, Asie, Judée, Arabie, et autres pays estranges, redigées en trois livres, Paris,
Gilles Corrozet et Guillaume Cave!lat, 1553, 4°, BNF S.5472, f. 105 r°.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 61
chrétiens dans leur pays. Ils se sont rendus si affables envers les chrétiens
qu'ils leur ont permis un libre accès dans leur royaume . . .26
Cependant, le persan valorisé est le persan des élites, les patois des
campagnes se trouvant, en Perse comme ailleurs, fortement dépréciés -
Chardin, à la suite des remarques citées précédemment, le précise ex
plicitement :
Je parle du persan des grandes villes, et non des jargons de la campagne,
qui sont rudes en Perse comme dans les autres pays du monde, et que les
gens des villes ont peine à entendre".
Enfin, la douceur du persan, langue poétique par excellence, renvoie
à une forme de délicatesse policée certes raffinée, mais peu appropriée
à la langue sacrée qu'est l'arabe ou à cette langue officielle et militaire
du redoutable empire ottoman qu'est le turc. Aussi les voyageurs répè
tent-ils à l'envi la tripartition que professent les Perses, que rappelle
complaisamment Jean Chardin :
Les Persans ont ce dire commun sur les langues, pour montrer que ces
trois-là sont les seules qu'il faille tenir pour vraies langues : Le persan
est une langue douce, l'arabe est éloquent, le turc est sévère, les autres
langues sont un jargon. Le mot que je tourne sévère, signifie propre
ment « châtiant » et « reprenant », comme qui dirait une langue propre
à gourmander ou à mortifier".
Amable Jourdain reprend plus tard la même tripartition :
Les orientaux se servent d'une fiction ingénieuse pour caractériser les
trois principales langues de leurs contrées. « Le serpent, disent-ils,
voulant séduire Eve, se servit de l'arabe, langue forte et persuasive. »
Eve s'adressa à Adam en persan, idiome de la séduction, de la tendresse
et de l'amour. Jèange Gabriel, chargé de les expulser du paradis, leur
ayant en vain adressé la parole en arabe et en persan, se servit à la fin du
turc, langue menaçante et semblable au tonnerre qui gronde. A peine
eut-il commencé à s'exprimer, que la frayeur s'empara d'eux, et ils
sortirent en toute diligence du séjour de la félicité".
26. Barthélémy Carré, Le Courrier du Roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse
et en Inde, 1668-1674, éd. Dirk Van der Cruysse, Paris, Fayard, 2005, « Premier voyage en
Orient » ( 1668-1671), p. 97-98.
27. Ibid.
28. Jean Chardin, J,oyages en Perse, op. cit., p. 179.
29. Amable Jourdain, La Perse, ou tableau de l 'histoire, du gouvernement, de la religion,
de la littérature, etc. de cet empire ; des mœurs et coutumes de ses habitants, Paris, Ferra /
Imbert, 18 14, t. V, p. 73, note.
62 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
30. Carsten Niebuhr (1733-1 815), Travels throughArabia and Other Countries in the East,
Reading, Antony Rowe, 1994, t. II, 241 (je traduis). Voir aussi Barthélémy Carré, Le Courrier
du Roi en Orient. Relations de deux voyages en Perse et en Inde, 1668-1674, éd. Dirk Van
der Cruysse, Paris, Fayard, 2005, Premier Voyage en Orient (1668-1671), p. 97-98.
31. Voir Raphaël du Mans, « De Persia» (1684), traduit du latin dans Francis Richard,
Raphaël du Mans, missionnaire en Perse au xvue siècle, Il Estats et Mémoire, Paris,
L'Harmattan, 1995, p. 315 : « les Persans sont [ .. ,] plus affables et polis que les Turcs, chez
lesquels sont encore fortes les mœurs sauvages des Tartares dont ils sont issus.» Sur la gros
sièreté attribuée aux Turcs (notamment en raison de leur interprétation littérale du Coran, les
Perses appl\raissant au contraire, là encore, comme des maîtres de la chose écrite et du sens
figuré), voir aussi ibid. , p. 307.
32. On sait que depuis le xvie siècle, turc est employé comme synonyme de musulman et que
les expressions traiter quelqu'un à la turque, ou de Thrc à More datent précisément du xvne
siècle ; au contraire, et pour des raisons évidentes, l'expression tête de Turc, qui fera du Turc
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 63
une victime et non plus un bourreau, est plus tardive et coîncide avec le déclin de l'Empire
ottoman au x,xe siècle.
33. Antoine Galland, Discours pour servir de Préface à la Bibliothèque orientale de
Barthélémy D'Herbelot, Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel... , Maestricht,
Dufour et Roux, 1776, p. x-x1,
34. Antoine Galland, Jou rnal, op. cit., jeudi 15juin 1673.
35. Ibid., 9 février 1672.
64 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE
stile court et pressé, tel que celui des Souverains, qui n'aiment ni à faire
de longs discours, ni à les entendre39• » Qu'il s'agisse de la parole turque
ou de la parole royale, la parole souveraine est rapide parce que l'auto
rité de celui qui la profère est incontestable : soustraite aux exigences de
séduction verbale, elle est la pure expression d'un devoir-être et se trouve
tout entière tendue vers l'action qu'elle vise à produire - et produira in
failliblement. Vévocation de la parole turque par Galland semble donc
sous-tendue par un double modèle : celui, classique, d'un discours aussi
« pur » que « naturel », dont la « simplicité » et la « familiarité » font
l'élégance singulière ; mais aussi celui de l'imperatoria brevitas, que la
dynastie des Bourbons avait, dès l'époque pré-classique, pleinement fait
sien. Les correspondances que Galland se plaît à tracer, en filigrane,
entre l'Empire ottoman, Grand Empire du Leva.nt, et la France de
Louis XIV, Grand Royaume d'Occident, sont bel et bien multiples.
Au-delà de la subjectivité évidente des jugements portés par les
voyageurs sur les trois principales langues de l'Empire ottoman, que
manifestent leurs spectaculaires divergences, apparaît ainsi la façon dont
ces jugements sont orientés par un ensemble de préjugés culturels,
religieux et surtout politiques. Si la langue persane se trouve relativement
épargnée, c'est que la Perse applique à cette époque une politique de
tolérance, voire de bienveillance envers les chrétiens qui y séjournent. Si
la langue arabe suscite des jugements étonnamment contrastés, c'est
parce qu'elle règne en maîtresse sur ces deux domaines éminents que
sont les sciences et la religion, domaines que bien des Occidentaux
souhaiteraient s'approprier exclusivement : dans un Occident où la
Parole religieuse perd progressivement de sa sacralité, on envie,jusqu'à
parfois la jalouser, cette langue que, par nature, tous ses locuteurs
tiennent pour absolument sacrée'°. Si la langue turque éveille, elle aussi,
des sentiments contradictoires, c'est qu'elle renvoie à la fois à une nation
39. Cité par Roger Zuber, Les Émerveillements de la raison. Classicismes littéraires du
xnr siècle français, Paris, Klincksieck, 1997, p. 57. Dans une perspective différente, sur
l'opposition, prégnante au xv1e siècle, entre la parole républicaine libre et librement copieuse
et la parole impériale pour laquelle la concision est un gage de prudence et le laconisme un
outil d'expression masquée, voir Christian Mouchet, Cicéron et Sénèque dans la rhétorique
de la Renaissance, Marburg, 1-litzeroth, 1990, p. 147.
40. Le parallèle entre la langue arabe et l'hébreu est explicite chez Postel, qui, pour dénigrer
la première - comme il dénigre plus largement l'islam -, la présente cependant comme
« bâtarde de l'hébraïque» (Histoire et considération de l'origine, loi et coutume des Persiens,
Arabes, 'Jures et tous autres Muhamédiques ou lsmaélites, dits par nous Mahométains ou
Sarrazins, Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1560, p. 36), La jalousie de Postel est manifeste
dans les Jignes suivantes, dans lesquelles il reconnaît ]a formidable expansion de la langue
66 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
arabe : « laquelle lange arabique, à cause du grand domaine acquis et maintenu sous ledit
Alcoran, aujourd'hui est plus grande que jamais ne fut la grecque et la latine, et l'hébraïque en
semble, Car combien que les Indiens, Ca tains, Tartares, Chorassmiens, Perses et Turcs aient la
langue très diverse de l'arabique et que les Syriens, Arabes et Mores l'ayant quelque peu sem
blable, si est-ce que la langue grammatique des doctes en toutes disciplines, et dedans l 'Alcoran
écrite, est commune entre les doctes, justes et prêtres de tous les habitants quasi de l'Asie, de
l'Afrique et de plus que la tierce partie de l'Europe. Ainsi au Heu que la langue avec le
Décalogue, descendue du Ciel n'est pas étendue ainsi comme e11e devait, en tout le monde, avec
1'Empire de leur Messie et notre Christ, étant la vraie et légitime par laqueUe l'Empire éternel
d'icelui Christ doit être amplifié et étendu, il a fa1lu (depuis que nous le voyons fait) que la
bâtarde1 au lieu de la légitime, succédait et dominait le monde» (/oc. cil.).
41. Voir Marc Fumaroli,« Baroque et classicisme», in l'École du silence (1994), Paris,
Flammarion, 1998, p. 448 : « I.:histoire de la rhétorique nous enseigne que l'asianisme ap
paraît plus souvent lié au genre démonstratif et au style moyen, qui l'un et l'autre visent à
plaire autant qu'à persuader, à susciter l'étonnement et l'admiration plus encore qu'à
convaincre. [...] En revanche, l'atticisme apparaît le plus souvent lié au style simple de la nar
ratio et de la probatio, et il vise à persuader plus qu'à plaire et émouvoir. »
42. Voir par exemple ce qu'enseigne Bossuet à l'héritier de la couronne, dont témoigne par
exemple le titre de la proposition V, 1, 1 de sa Politique : « Le gouvernement est un ouvrage
de raison et d'intelligence» (Politique tirée des propres paroles de /'Écriture sainte, éd. J.
Le Brun, Genève, Droz, 1971, p. 1 14) ; voir aussi l'exhortation qu'il adresse au Dauphin :
« Comme vous êtes né pour gouverner les hommes par la raison, et que pour cela il est né
cessaire que vous en ayez plus que les autres, aussi les choses sont-elles disposées de sorte
que les autres travaux ne vous regardent pas, et que vous avez uniquement à cultiver votre
esprit, à former votre raison» (Correspondance, éd. Urbain et Lévesque, t. II, p. 417-4 1 8).
fflriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 67
Christine Noille-Clauzade
Université de Grenoble
C'est alors sur une figure effacée des belles-lettres que nous allons
nous pencher aujourd'hui pour donner corps à ce paysage intellectuel,
Pierre-Daniel Huet : si ce prélat et érudit français connaît encore au
jourd'hui l'honneur d'être cité dans les thèses de littérature, c'est
principalement pour son essai De L'Origine des romans paru en 1671
en tête de la nouvelle intitulée Zaïde histoire espagnole, d'abord attri
buée à Segrais, et rendue aujourd'hui à son véritable auteur, Madame
de La Fayette. Huet y établit une liaison forte entre fictionnalité et orien
talité, comme nous le verrons tout d'abord.
Mais l'on peut trouver une « suite » déguisée à ce premier texte, « vingt
ans plus tard » : dans une longue enquête où l'érudition le dispute à
l'affabulation, Huet cache en effet sous le titre austère de Traité de la
situation du Paradis terrestre (1 ère édition 1691) un « retour à l'Orient »,
en quelque sorte, une investigation livresque et philologique sur l'Orient
comme terre historique dotée d'actualité et de matérialité. D'une œuvre
d'érudition à l'autre, Huet passe ainsi d'une logique de fictionnalité à
une logique de référentialité : après avoir fait de l'orient l'espace par
excellence de l'imaginaire, il tente d'en faire la référence actuelle et
l'ancrage matériel du monde biblique. Avant les grandes éditions des
textes orientaux que nous rappelions ci-dessus, le Traité de la situation du
Paradis terrestre nous donne ainsi l'occasion de nous pencher d'un peu
plus près sur ce que la thèse d'Edward Said nomme le « réalisme »
linguistique : à savoir la capacité de décrire et de matérialiser les lieux de
l'Orient par le pouvoir des noms, qu'ils soient noms propres ou noms
communs.
Loin d'y reconnaître cependant la tentation d'un nominalisme aussi
réducteur que colonisateur, nous y verrons à l' œuvre une constante pro
pension de la fiction qui fait de cette enquête sur l'Orient la quête d'un
nouveau romanesque de l'Orient, d'une « histoire vraie » de l'Orient au
sens où les nouvelles fictions de la fin du siècle se désignent comme
« histoires véritables ».
Commençons tout d'abord par la lettre De L'Origine des romans2• Huet
y développe une des rares réflexions élogieuses que le XVII' siècle a
livrées sur le roman, une réflexion à la fois théorique et historique,
définissant rapidement le roman dans ses traits constitutifs et le décrivant
longuement au fil de son histoire. Le point soulevé par la formule
2. P. D. Huet, Traité de/ 'Origine des romans, Paris, Jean Mariette, 1711. Poul' une édition
contemporaine, voir P. D. Huet, De/'Origine des romans, dans C. Esmein (éd.), Poétiques
du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du xvue siècle
sur le genre romanesque, Paris, Honoré Champion, 2004,
.�
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 71
Cette inclination aux fables, qui est commune à tous les hommes, ne leur
vient pas par raisonnement, par imitation, ou par coutume ; elle leur est
naturelle, et a son amorce dans la disposition même de leur esprit et de
leur âme ; car le désir d'apprendre et de savoir est particulier à
l'homme ... ; l'envie de connaître ne se remarque que dans l'homme,
Cela vient, selon mon sens, de ce que les facultés de notre âme étant
d'une trop grande étendue et d'une capacité trop vaste pour être remplie
par les objets présents, l'âme cherche dans le passé et dans l'avenir, dans
la vérité et dans le mensonge, dans les espaces imaginaires et dans l 'im
possible même, de quoi les occuper et les exercer. (p. 61,je souligne)
l;essai De L'Origine des romans assigne ainsi à l'affabulation une
origine anthropologique forte, et fonde la généalogie du roman sur le
mythe « du mariage de Portus et de Pénie, c'est-à-dire, des Richesses et
de la Pauvreté, d'où il [Platon] dit que naquit le plaisir » (p. 62). Pauvreté
et limitation de notre faculté de connaître, inquiète et insatisfaite; d'un
côté ; richesses et ressources de notre faculté d'affabulation de l'autre :
le mythe platonicien peut en vérité tout aussi bien décrire l'Orient, entre
manque et abondance, entre inquiétude et plaisirs. Qu'à l'origine du
roman il y ait aussi pour Huet l'Orient témoigne en profondeur d'un
imaginaire fort qui investit indifféremment les motifs de la fictionnalité
et de l' orientalité.
Car, pour en venir au second point important de la lettre sur L'Origine
des romans, Huet consacre la majeure partie de ses développements à la
genèse du genre, qu'il enracine à la fois symboliquement, formellement
et historiquement dans l'Orient :
Je dis que l'invention en est due aux Orientaux ; je veux dire aux
Egyptiens, aux Arabes, aux Perses et aux Syriens. (p. 7)
Huet avance trois types de preuves à son propos, une preuve historique
(« Vous l'avouerez sans doute quand je vous aurai montré que la plupart
des grands romanciers de l'antiquité sont sortis de ces peuples »), une
preuve formelle (les discours des Orientaux ont en germe toutes les
potentialités narratives du roman : figures, allégories, paraboles, fables),
et une preuve morale
Aussi à peine est-il croyable combien tous ces peuples ont l'esprit poé
tique, inventif et amateur de fictions ; tous leurs discours sont figurés ;
ils ne s'expliquent que par allégories ; leurs théologie, leur philosophie,
et principalement leur politique et leur morale, sont toutes enveloppées
sous des fables ou des paraboles. (p. 8)
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 73
Comme nous le constatons ici, Huet est un des acteurs importants dans
la reconsidération et la positivation de l'affabulation, en liaison avec un
éloge novateur des civilisations antiques de l'Orient, « de sorte que,
comme il l'écrit lui-même, tout ce pays mérite bien mieux d'être appelé
le pays des fables que la Grèce. »
Par son érudition et sa connaissance des lettres antiques, Pierre-Daniel
Huet a ainsi travaillé à faire de l'Orient le Pays des fables, et à faire de
l'affabulation une exploration d'autres mondes, d'espaces imaginaires.
En télescopant les deux extrêmes, il est vrai aussi de dire que pour
Huet, l'Orient de sa Lettre de /'Origine des romans est lui-même un
espace imaginaire, ouvert à l'affabulation, un univers alternatif qui
autorise un genre et une esthétique non aristotélicienne, un lieu fictionnel
où s'originent l'histoire du roman et l'invention du romanesque. Les
topiques conventionnelles des « fleurs » et des « parfums », du « luxe »
et des « voluptés » (p. 18) viennent ainsi s'entremêler aux motifs bien
plus novateurs du désir et de l'autre monde pour faire de l'orient du
roman un orient fabuleux.
Un objet littéraire erratique traverse fugitivement le texte, qui matérialise
cet imaginaire de l'Orient qui est conjointement un imaginaire de la fable
- à savoir la mention d'un fleuve mythique où s'enracinent les fictions :
« Je croirais donc volontiers que, quand Horace a appelé fabuleux le fleuve
Hydaspe, qui a sa source dans la Perse et son embouchure dans les Indes,
il a voulu dire qu'il commence et qu'il finit sa course parmi des peuples
fort adonnés aux feintes et aux déguisements. » (p. 15)
Le fleuve fabuleux est ici manifestement à la fois synecdoque de
l'Orient et métaphore de l'élan affabulateur ; car si dans cet Orient des
fables qu'esquisse Huet, il y a un fleuve qui court, qu'est-ce donc que la
tentation romanesque, sinon une projection et une course dans des
espaces imaginaires, dans des orients littéraires ? Le monde possible, le
décor du genre romanesque devient ainsi au fil du texte, un décor
oriental : l'actualisation de l'Orient est alors dans le texte marquée à la
fois par l'éloignement et par une rêverie plus toponymique que
géographique. Le surgissement de l'Orient ne se fait pas par le relief ou
les peuplements, mais par les noms propres d'écrivains et leur histoire,
telle qu'elle est véhiculée, reprise et déformée dans les différents textes
de l'antiquité. Si l'Orient est le cadre de référence du genre, c'est un
décor immatériel, fait de noms et de mythes, bien plus que de paysages,
fait de matière littéraire et lui-même éminemment romanesque, bien plus
que géographique.
. "li!
3. Voir le texte inaugural de S. Kripke, La logique des noms propres, [1972], Paris, Minuit,
1982, pour la trad. française.
4. << De sorte que les noms de Tigre, d'Euphrate et de Pasitigre furent donnés presque in�
différemment à toutes les parties de }'Euphrate qui sont entre sa jonction avec le Tigre et la
mer. Comme aujourd'hui le nom de Schat�el�Arab se donne presque à toutes ces mêmes
parties. » (p. 1 16),
lflrlations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 77
r;
-,,
Clotilde Thouret
Université Paris-Sorbonne (Paris-IV)
1. Pour une analyse du rôle politique étonnamment mineur joué par cette figure héroîque
en Afrique, voir Denise Brahimi,« Sophonisbe et les Numides», Awal. Cahiers d'études ber
bères, n° 17, 1998, p. 57-64.
2. Les principales versions ou réécritures de ]'histoire de Sophonisbe et de Massinisse, en
Europe et jusqu'à la fin du xvue siècle, tous genres confondus, sont les suivantes (ce sont les
éditions auxquelles je ferai référence dans la suite de l'article) : Pétrarque, L'Afrique. Ajfrica,
1-V, éd. et trad. P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2006, livre V ; Boccace, De Claris
Mulieribus, 1362, Des Dames de renom. Nouvellement traduit enfrançais d'après la traduc
tion de L. A. Rido/fi, Lyon, Guillaume Rouillé, 1551, rééd. X. Carrère, Toulouse, Editions
Ombres, 1996 ; Galeotto del Carretto, Soforâsba, 1502 ; Gian Giorgio Trissino, Sofonisba,
1514, dans Il teatro italiano Il La tragedia del Cinquecento, t. l, éd, M. Ariani, Turin, Einaudi,
1977 j Mellin de Saint-Gelais, Sophonisba. Tragédie très excellente tant pour l'argument que
pour lepoli langage et graves sentences dont elle est ornée, représentée et prononcée devant
le Roi, en sa ville de Blois, Paris, Gilles Corrozet, 1559, rééd. L. Zilli, dans La Tragédie à
l'époque d'Henri II et de Charles IX. Première série, t.I, (J 550-1561), Florence-Paris, Leo
S. Olschki-PUF, 1989, p. 238-368 ; Bandello, Nove/le, I, XLI, 1554 ; Nicolas de Montreux, La
Sophonisbe, Rouen, Raphaël du Petit Val, 1601, rééd. D. Stone, Genève, Droz, 1976 ; Antoine
de Montchrestien, La Carthaginoise, ou la Liberté, 1604, dans Les Tragédies de Montchre.stien,
éd. L. Petit de Jullevîlle, Paris, Pion, 1891 ; John Marston, The Wonder ofWomen, or the
Tragedie ofSophonisba, 1606, La tragédie de Sophonisbe, ou la Merveille desfemmes, éd. et
trad. J. Pelorson, Paris, Les Belles Lettres, 1996 ; Jean Mairet, La Sophonisbe, 1634, dans
IF""'
84 ÜRIENT DAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
., ! 1
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 85
5. Voir par exemple ]'avis « Au lecteur» de Montchrestien, op. cit., p. 45 :« Je propose cest
exemple non seulement aux Princes, mais à tous hommes, pow· leur montrer combien est ina
certaine leur felicité, & que quand ils pensent estre parvenus au comble de leurs desirs la fortune
se jette à la traverse & les precipite en des miseres autant facheuses qu'inesperées. »
6. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article,« Les épreuves de la fidé1ité. La
trahison dans les Sophonisbe sur les scènes italienne, française et anglaise (xv1e-xv11e
siècles)», Seizième siècle, n° spécial La Trahison, dir. Patricia EicheI-Lojkine, 2009, n° 5,
p. 93-114. Sur le rôle de ce sujet dans le renouveau de la dramaturgie tragique française et
les spécificités des tragédies de Trissino, Mairet et Corneille, voir l'article de Christian
Delmas, « Les Sophonisbe et le renouveau de la tragédie en France», xn1e siècle, 2000,
n° 208, p. 443-464.
86 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
Romains et Africains
Cet épisode de la deuxième guerre punique met au premier plan le jeu
des alliances, favorisé par la position d'intermédiaire occupée par les
Numides. On l'a vu, les alliances des.deux rois numides, avec Rome
d'une part, et avec Carthage de l'autre, se nouent et se dénouent au gré
de la volonté ou de l'amour de Sophonisbe. Les remises en cause ou les
réaffirmations de ces fidélités militaires sont autant d'occasions de
nommer les deux camps : le conflit entre Rome et Carthage se trouve
alors souvent reformulé en une confrontation entre Rome et l'Afrique.
10. Corneille, op. cit., « Examen », p. 382 : « Vous trouverez en cette tragédie les carac
tères tels que chez Tite-Live ; vous y verrez Sophonisbe avec le même attachement aux
intérêts de son pays, et la même haine pour Rome, qu'il lui attribue, Je lui prête un peu
d'amour, mais elle règne sur lui, et ne daigne l'écouter, qu'autant qu'il peut servir à ces pas
sions dominantes qui règnent sur elle, et à qui elle sacrifie toutes les tendresses de son cœur,
Massinisse, Syphax, sa propre vie. »
90 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
est presque chaque fois rappelée. C'est grâce à elle que Sophonisbe peut
échapper au triomphe, Massinisse lui apportant le poison ou, le plus
souvent, le lui faisant apporter1 1 • Elle se trouve mentionnée chez Tite
Live et elle est ensuite identifiée comme spécifiquement africaine par
Marston (acte III, scène 2).
Le registre des dépenses de Catherine de Médicis nous a laissé des in
formations précieuses sur la mise en scène de la Sophonisbe à la cour de
France, au château de Blois, en 1556 12• La pièce de Trissino, écrite en
15 14, avait été publiée en 1 529 à Vicence. À la demande de la reine, à
l'occasion de Mardi-Gras ou d'un mariage, Mellin de Saint-Gelais la
traduit en français, pratiquement à l'identique. Le décor demeure très
rudimentaire et les interprètes - dont Marie Stuart, qui interprète le rôle
titre - jouent en costumes d'époque somptueux. Mais la mise en scène
ajoute une touche orientale qui évoque le lieu de l'action : rôles muets,
trois esclaves maures étaient coiffés de turbans en taffetas blanc.
Marston prévoit lui aussi une touche spectaculaire d'exotisme oriental
en introduisant deux personnages nouveaux : Vangue, esclave éthiopien
de Syphax, et Zanthia, chambrière égyptienne de Sophonisbe. Tous deux
participent de la composition d'un Orient antique particulièrement
hétéroclite, qui emprunte à diverses époques comme à divers espaces.
Mais l'enjeu de l'« orientalisme » de ces deux figures secondaires est
moins la couleur locale que la construction d'un univers moral aux
polarités antithétiques fermement dessinées, où la maîtrise de soi, la
vertu et la fidélité s'opposent à la l'intempérance, à la concupiscence et
à la lâcheté13. Dans cette perspective, le dramaturge s'appuie sur les
stéréotypes les plus répandus et les deux personnages, qui sont distingués
comme étant plus africains que les autres, sont aussi les plus fourbes.
La couleur de leur peau est donc moins documentaire que symbolique :
le « gentle Negro » (acte I, scène 1, v. 69 ; acte III, scène 1, v. 147) aide
Syphax dans ses trahisons et son désir de possession de Sophonisbe ; la
chambrière tente de convaincre sa maîtresse de céder à Syphax avant de
la trahir en révélant sa fuite à ce dernier (acte III, scène !). Cette
11, Là encore Corneille fait exception : Sophonisbe renvoie le poison que Massinisse lui
fait parvenir, réaffinnant par là son courage et sa liberté (op. dt., acte V, scène 2, v. 1612-
1614 : « Et quand il me plaira de sortir de la vie, / De montrer qu'une femme a plus de cœur
que lui, / On ne me verra point emprunter rien d'autrui »).
12, Voir l'introduction de Luigia Zilli à son édition de la pièce (Mellin de Saint-Gelais, op,
cil.).
1 3 . Voir J. Pelorson, « Introduction » à The Wonder of Women, or the Tragedie of
Sophonisba1 éd. cit.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 91
14. La critique insiste souvent sur la dimension satirique et burlesque des pièces de
Marston, mais sa Sophonisbe fait exception de ce point de vue. Voir George L. Geckle, John
Marston S Drama. Themes, Images, Sources, Londres-Toronto, Associated University
Presses, 1 980.
15. Sur ce point, voir Christian Delmas, op. cit., en particu1ier p. 457-458.
�- -
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16. Sur cette double figure du Maure v_oir Eldred Jones, Othello S Countrymen. TheAfrican
in Eng/ish Renaissance Drama, LondresJ Oxford University Press, 1965, et surtout A. Duprat
et E, Picherot (dir.), Récits d'Orient dans les littératures d'Europe (xne-xvIIe siècles)J Paris,
PUPS, 2008,
17. Marston, op. cit., acte I, scène 1, v. 75-77 : « Aussi bien ma vengeance / Ne prendra
point la peine de se fonder en droit. / Passion est raison quand parle un puissant roi »
(trad, J, Pelorson),
18, Acte III, scène 3, v. 9-11 : « Ile tack thy head /To the low earth, whilst strength oftoo
black knaves, / Thy limbes ail wide shal1 straine » (trad. J, Pelorson : « Je clouerai ta tête /
Au sol, tandis que deux de mes noirs serviteurs / Écarteront tes membres de toute leur
vigueur»),
19, « Sorne light in depth of hell », dit Syphax (acte I, scène !, v. 23).
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 93
23. Pour Montreux, voir ci-dessus la n, 8. Corneille, op. cit., « Préface », p. 382 : « Elle
fait [de son attachement aux intérêts de son pays] son unique bonheur, et en soutient la gloire
avec une fierté si noble et si élevée, que Lélius est contraint d'avouer lui-même qu'elle mé
ritait d'être née Romaine, » Dans les derniers vers de la pièce, le lieutenant de Scipion
prononce en effet cet éloge (acte V, scène 7, v. 1 8 1 2) : << Une telle fierté devait naître
Romaine. »
filriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 95
infidélité-- qui sont les plus enclines au tropisme oriental. Somme toute,
seule la pièce de Marston élabore véritablement un Orient antique.
-. 1-
Vunivers oriental, à la fois abstrait et stéréotypé, y vient soutenir la
démonstration politico-morale ; c'est un lieu d'extrêmes, ouvert au sur
naturel, où se cotoient la pire débauche et la vertu la plus haute, les jeux
d'alliances complexes et les amours chastes, et qui permet au drama
turge d'associer la traîtrise à une altérité maléfique.
""--
' ·
La mise en scène du Juif
dans Los Banos de Argel de Cervantès
Jean Canavaggia
Université Paris-Ouest Nanterre
,-,
�·
une famille conversa originaire de la Manche4,
cela ne suffit pas pour
que nous suivions Dominique Aubier lorsqu'elle transforme l'ingénieux
hidalgo en prophète d'Israël'.
En fin de compte, les Juifs stricto sensu que Cervantès a introduits
dans son ceuvre se trouvent toujours situés hors d'Espagne : à Rome, à
Alger, à Chypre ou à Constantinople. Absents du Don Quichotte, ils
n'apparaissent que dans les tout derniers chapitres du Persiles, son tes
tament littéraire'. Quant au Juif qui figure parmi les personnages des
pièces issues de l'expérience de la captivité - Las banos de Argel et La
Gran Sultana - il est cantonné dans des séquences épisodiques. Ces
séquences n'en ont pas moins donné lieu à des interprétations contra
dictoires, en raison de l'image ambiguë qu'elles nous offrent du Juif
d'Alger. Pour mieux apprécier cette ambiguïté et essayer d'en mesurer
l'exacte portée, nous nous attacherons donc au cas le plus significatif,
celui des Banos de Argel, une pièce sans doute mise en chantier par
Cervantès dans les années 1585, après son retour de captivité, mais qui
ne fut publiée qu'en 1615, un an avant sa mort, dans le recueil des Ocho
Comedias7•
Une observation préliminaire s'impose : dans les quatre séquences des
Banos où intervient un Juif, ce n'est pas lui qui anime l'action, mais son
antagoniste, le sacristain Tristan, qui tient le rôle du bouffon de la pièce.
Captif du bagne, ce dernier se moque à deux reprises de sa victime au
cours du deuxième acte. Tout d'abord, après s'être gaussé de son aspect,
il essaie de le contraindre à porter chez son maître, à sa place, le baril
dont il était chargé. Le refus du Juif, qui ne veut pas contrevenir à la loi
du sabbat, provoque la colère et les menaces du sacristain, jusqu'au
moment où, à la demande d'un vieillard, captiflui aussi, qui a été témoin
de la scène, il accepte de renoncer à son projet (953 a-b, vv. 1258-1309).
Un peu plus loin, toujours au deuxième acte, nous voyons reparaître
trompeur et trompé, mais sans témoins. Cette fois, le sacristain vient de
dérober au Juif une cazuela moji, c'est-à-dire une écuelle remplie d'un
mélange de fromage, d'aubergines et de miel ; or il ne veut pas la lui
rendre tant que l'autre ne la lui aura pas rachetée, bien qu'il lui soit in
terdit ce jour-là de faire commerce (957 b-958 a, vv. 1672-1724). Enfin,
au troisième acte, tous deux comparaissent devant le pacha d'Alger, à la
suite d'un autre vol plus lourd de conséquences, celui d'un enfant au
berceau dont Tristan s'est emparé en plein ghetto (966 a-b, vv. 2514-
2528). Le sacristain n'a plus d'autre recours que d'obéir au pacha et de
rendre sa proie ; mais les Juifs d'Alger, terrifiés, décident de racheter
leur bourreau à son maître pour retrouver la tranquillité qu'ils avaient
perdue (969 b, vv. 2824-2855).
La présence du Juif dans la pièce, dans de telles conditions, ne semble
n'être qu'accidentelle. Mais cette impression se dissipe dès lors que nous
nous apercevons qu'elle est un des éléments d'une construction drama
tique complexe, fort éloignée de la pratique définie par Lope de Vega
dans son Arte Nuevo de hacer comedias. Au lieu d'établir dès le début
une liaison organique des différentes intrigues, Cervantès les fait alter
ner tout au long de l'action, laissant à chacune le soin de se développer
selon la logique qui lui est propre. La première d'entre elles s'ordonne
autour des amours de deux esclaves chrétiens, don Fernando et
Constanza, l'un et l'autre en butte aux avances de leurs maîtres respec
tifs, dans une sorte de rifacimento de l'action centrale de Los tratos de
Argel, une pièce de la première époque de la production de l'auteur. Une
deuxième intrigue, à la charge d'un autre couple, formé cette fois par
don Lope et la mauresque Zahara, réélabore l'histoire du Captif insérée
dans la première partie de Don Quichotte. Enfin, deux intrigues épiso
diques s'entrelacent avec elles : l'une, assurée par le vieillard captifet ses
deux fils, Juanico et Francisquito, s'achève tragiquement sur le martyre
du cadet ; l'autre est celle qu'anime précisément le sacristain au fil de
ses interventions successives, parmi lesquelles les rencontres avec le Juif
occupent une place de choix. A première vue, il n'y a pas d'autre lien
1 00 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
entre ces quatre intrigues que celui qui naît de la coîncidence des
personnages sur le plateau : c'est ainsi que le premier incident entre
Tristan et le Juif s' achève sur la requête du vieillard en faveur de ce
dernier. Mais, en réalité, cette coïncidence ne fait qu'incarner sur la
scène, dans une sorte de prisme, le jeu de perspectives né de l'entre
croisement des différentes trajectoires qui se déroulent sous les yeux du
spectateur. Référées à une problématique commune, les conduites indi
viduelles ne sont pas, comme chez Lope, les fils d'un même écheveau :
elles se répondent entre elles à la manière des tableaux d'un retable, au
sein d'un ordre du monde qui les dépasse et dont dépend, en dernière
instance, leur signification.
Les interprétations que l'on a données de ces séquences n'ont pas pris
en compte, jusqu'à une date récente, le caractère particulier d'une telle
construction. Au contraire, elles ont été le plus souvent détachées du
reste de la pièce, comme s'il s'agissait d'épisodes autonomes. On com
prend mieux, dès lors, la lecture qu'en 1925 Américo Castro en a donnée
dans El pensamiento de Cervantes. Ce qui a attiré alors son attention,
c'est le fait que les méchants tours dont est victime le Juif ne sont pas
suffisamment condamnés ni contrebalancés par l'auteur qui, par deux
fois, attribue ces mésaventures à l'obstination hébraïque. Et Castro de
conclure :
Je ne vois donc pas d'autre affirmation fondée que celle qui veut que,
pour telle ou telle raison - antijudaïsme espagnol, opinion formée à
Alger où le juif était un pauvre hère, en butte à la hargne des maures et
des chrétiens, concession à l'opinion courante - Cervantès apparaisse
comme ce que nous appellerions aujourd'hui un antisémite'.
Par rapport à cette conclusion, le réexamen de ces mêmes séquences,
entrepris quarante années plus tard par Castro dans Cervantes y los cas
ticismos espafioles, révèle un changement complet de perspective : un
changement qui, comme on pouvait s'y attendre, se situe dans le droit fil
de sa nouvelle vision du passé des Espagnols, forgée à la faveur de son
exil, dans le creuset de son grand livre sur La réalité historique de
l'Espagne. Au lieu d'imposer, comme par le passé, une lecture « ana
chronique et stérilisante », parce qu'orientée par « un antisémitisme
rétrospectif», Castro préfère souligner, cette fois, la façon dont nous est
8. « No veo, pues, base sino para afirmar que por unas u otras razones antijudaismo de
M
espafiol, opini6n formada en Argel, donde el judio era un pobre ser, blanco de la saifa de
moros y cristianos, concesi6n a la opini6n corriente � Cervantes aparece coma loque boy lla�
marfamos un antisemita » (El pensamiento de Cervantes, p. 291 ).
Vàriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 101
- t-
la tolérance. Cette tolérance, cela va de soi, s'inscrit dans les limites
qu'impose le respect du dogme ; comme telle, elle suscite une solution
de compromis - « baciyélmica », nous dit Castro, par référence à l'aven
ture fameuse du heaume de Mambrin dans Don Quichotte - ; une
solution selon laquelle le même captif qui joue les conciliateurs ne
manque pas d'expliquer que tout cela est dû au « grand péché » commis
par le peuple d'lsraël9• Preuve, parmi d'autres, de la prudence d'un
Cervantès qui, aux dires de Castro, savait fort bien pour qui et où il écri
vait et qui, par conséquent, n'a pas voulu commettre une de ces naïvetés
dont était coutumier don Quichotte.
La comparaison de ces deux interprétations montre donc le caractère
radical de la révision opérée par Castro : non seulement en remplaçant
une lecture quelque peu sommaire par une autre, plus nuancée et plus
subtile, mais aussi en prenant en compte les connotations d'un dialogue
qui met en scène la confrontation de deux religions et de deux cultures.
Cela étant, cette mise en scène, au plein sens du terme, est une dimen
sion que don Américo paraît avoir éludée dans les deux cas, en analysant
la rencontre du Juif et du chrétien d'un point de vue essentiellement
idéologique : soit en fonction de la << pensée » de Cervantès, telle qu'il
l'entendait en 1925, soit à partir du « vécu » personnel de !'écrivain, re
vendiqué par le même Castro en 1 966, comme caractéristique d'une
Espagne conflictuelle, issue du triomphe de la caste majoritaire des
10. Voir J. Casalduero, Sentido yforma del teatro de Cervantes, Madrid, Gredos, 1966,
p. 7-27.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 103
I l , « Cervantes hizo resaltar en modo bien claro el tes6n en mantener cada uno su propia
fe» (Ibid., p. 89),
12, « modos de sentir ingratos », Ibid., p. 86,
13. « Cervantes practica en su obra el cristïanismo; [, .. ] quién sabe si en el interior de su
alma no pensaria que seria muy justo y muy cristiano dejar a cada uno su fe.» (Ibid., p. 90).
104 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
14. « Son tan abejados de todos los turcos, moros y christianos, que es cosa increyble,
porque [...], si acaso un christiano encuentra a un judio por 1a calte, le dan\ mil pescozones,
y si el judio va a dar al christiano, y le ve alg\Jn moro o turco, Iuego favorece al christiano,
aunque sea un vil esclavo, y le dan vozes que mate al perro jud(o.» (Fray Diego de Haedo,
Topographla e Historia General deArgel, Valladolid, Diego de Fernândez y C6rdova, 1612,
f. 23r.). Il existe une édition moderne de cet ouvrage (Bauer y Landauer, Madrid, Bibli6filos
Espafioles, 1927).
15. V. Ottmar Hegyi, Cervantes and the 'J'urks : Historical Reality versus Literary Fiction
in « La Gran Su/fana » and« El amante liberal », Newark, Juan de la Cuesta, 1992, p. 151.
16. Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de
Philippe II, Paris, A. Colin, 1966, t. II, p. 145-150.
füriations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 105
Engeance efféminée,
Infâme et fainéante 1
Laisse-le pour cette fois, je te prie".
17. Dans Los Cautivos de Argel, une pièce composée par Lope de Vega et représentée en
1599, un juif du nom de Brahin est en butte aux avanies que lui fait subir le gracioso Basurto.
Toutefois les scènes animées par ces deux personnages ne présentent pas d'analogies avec
les séquences des Baflos que nous examinons ici, et ce alors même qu'entre Los Tratos de
Argel et Los Baflos deArgel, Los Cautivos de Argel semblent constituer le mail1on intermé
diaire d'une Véritable chaîne. V. à ce sujet Louise Fothergi11-Payyme,« Los tratos de Argel,
Los cautivos de Argel y los haflos deArgel : tres« trasuntos» de un« asunto», J.M. Ruano
de la Haza (ed,), El mundo del teatro en su Siglo de Oro : ensayos dedicados a John E.
l!lrey, Ottawa Hispanie Studios, 3, 1989, p. 177-184.
18. JOh gente afeminada,
infame y para poco!
Por esta vez te ruego que le dejes, ( 953 a, vv. 1291-1293)
19. Por ti le dejo [..] vaya/el circunciso infame
106 ÜRIBNT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
28.« Conecta con su supuesta no limpieza de sangre y ]a probada realidad de« cristia�
nismo nuevo» en ]a familia de su mujer. Mereceria un estudio aparte y un tanto fundado en
las teorfas de Américo Castro que, por cierto, también se han dejado de afilar como si se
tratase de un tema ya demasiado t6pico y obsesivo.» (Francisco Nieva. Los Baflos deArgel:
un trabajo teatral de Miguel de Cervantes Saavedra, Madrid, Centro Dramâtico Nacional,
1980, p. 66).
29. Nonobstant, si respectables qu'aient été de tels scrupules, il faut remarquer qu'ils sur
girent pendant la préparation du spectacle, autrement dit, dans une étape préalable à la
création de l 'œuvre devant le public madrilène dont la réaction, présumée hostile, ne dépassa
pas, dans ces conditions, Je stade de l'hypothèse.
1 10 ÛRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
32. On ne saurait donc voir en elles, comme l'a fait Stanislav Zimic, les marques d'une
attitude stupide et cruelle que Cervantès se plairait à condamner dans un esprit authentiR
quement chrétien (V. Stanislav Zimic, El teatro de Cervantes, Madrid, Castalia, 1992,
p . 140-143). Il ne nous semble pas non plus, pour autant, que l'on puisse réduire Tristan à
n'être que l'exacerbation burlesque d'un comportement vieux-chrétien.
33. J. Canavaggia, art. cit.
34. Voir Monique Joly,« Casusistica y novela : de las matas hurlas y las hurlas huenas »,
CriticOn 1 6 (1981), p. 7-45, rééd. sous le titre« Las hurlas de don Antonio durante la estan
cia de don Quijote en Bàrce]ona» in Études sur « Don Quichotte », Paris, Publications de
la Sorbonne, 1996, p. 113-131.
112 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE
,,
sens, jamais il ne se confond avec l'histrion professionnel : derrière le
masque du demi-clerc d'humble extraction, il en arrive à incarner une
exemplarité étrangère à tout dogmatisme, dans la convergence des
destins fragmentés qui se croisent sur scène. Façon, parmi d'autres, de
rajeunir le mythe du bouffon : non pas en fonction de l'une des attitudes
que l'on a voulu assigner à l'auteur de Don Quichotte, mais comme la
manifestation par excellence d'un art étranger à la norme de Lope.
C'est ainsi que, dans cette rencontre de communautés et de destins,
l' Alger cervantin, à quatre siècles de distance, nous apparaît comme le
miroir concave dans lequel aurait pu se contempler l'Espagne de
Philippe III ; à ceci près que Cervantès n'a pu, de son vivant, lui offrir
ce miroir, victime de la puissante confrérie des comédiens madrilènes
qui le contraignit à donner à l'imprimeur, un an avant sa mort, ses Huit
comédies et huit intermèdesjamais représentés".
Véronique Locher!
Université de Haute Alsace (Mulhouse)
A. Martin, 1609), Alejandra et Jsabela de Leonardo de Argensola (comp. v. 1583, 1' éd. 1772).
Voir J.-L. Flecniakoska,« V horreur morale et l'horreur matérielle dans quelques tragédies es
pagnoles du xv1° siècle », dans J. Jacquot (dir,), Les Tragédies de Sénèque et le théâtre de la
Renaissance, Paris, Éditions du CNRS, 1964, p. 61-72.
7. La section consacrée aux Maures dans le recueil C, Biet (dir.), Thédtrede la cruauté et
récits sanglants en France (xne-xv11e siècles), Paris, Robe1t Laffont, 2006 contient La
Tragédiefrançaise d'un More cruel (anonyme, v. 1 600), La Tragédie mahométiste (anonyme,
1612) et La Rhodienne, ou la cruauté de Soliman, de P. Mainfray (1621).
Vàriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 1 15
tyrans siciliens et les empereurs romains, mais en faitje les oublie tous :
on ne peut les évoquer en comparaison de ce monstre d'Afrique, un
composé de sang et de poussière que rien ne peut satisfaire, excepté des
sacrifices humains 10•
10.« I have been several times in the West Indies and have seen and heard of divers in
humanities and cruelties practiced there, I have also read in books and have heard 1earned
men dis course of the Sicilian tyrants and Roman emperors, but indeed I forget them all; they
are not to be named in comparison with this monster of Africk, a composition of gore and
dust, whom nothing can atone but hum an sacrifices» (A True Account ofthe Captivity of
Thomas Phelps, 1685, dans Piracy, Slavery, and Redemption. Barbary Captivity Narratives
/rom Early Modern England, éd. D. J. Vitkus, New York, Columbia University Press, 2001,
p. 204). Sauf mention contraire, la traduction en français est toujours la nôtre.
11.« Cruauté que je tiendrais pour incroyable, si des hommes de croyance ne m'en avaient
assuré, comme d'une chose vraie, et dont ils pouvaient parler, pour avoir vu et connu ce
maudit persécuteur» (op. cit,, p. 335),
12. Voir le discours du Presenter dans The Battle ofAlcazar de Peele : « Sit you and see
this true and tragic war, / A modern matter full ofblood and ruth» (« Asseyez-vous et voyez
cette guerre véritable et tragique, un sujet moderne plein de sang et de pitié»).
13.« Chaque jour, [Hassan-Aga] en faisait pendre quelqu'un ; on empalait celui-là, on
coupait les oreilles à celui-ci, et cela pour si peu de chose, ou plutôt tellement sans motif, que
les Turcs eux-mêmes reconnaissaient qu'il ne faisait le mal que pour le faire, et parce que son
humeur naturelle le portait à être le meurtrier de tout le genre humain. Un seul captif s'en
tira bien avec lui : c'était un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra» (I, 40, trad,
L, Viardot, Paris, Garnier, 1992, p. 395),
filriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 1 17
14, A True and Faithfal Account ofthe Religion and Manners ofthe Mohammetans, with
an Account of the Author8 Being Taken Captive (1704), dans Piracy, Slavery, and
Redemption, op. cit., p. 306.
15. Traitant des « spectacles pleins de hasard », La Mesnardière évoque « ces autres traits
hasardeux dont Néron faisait ses délices, à cause que ces Aventures n'étaient guère repré
sentées sans qu'il en coûtât la vie, ou pour le moins quelque blessure, à ceux qui les
imitaient » (La Poétique, 1640, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 202),
16, P. Dan, op, cil., p. 130 et 410.
17. Ibid., p. 367,
118 ÜRIENT BAROQUEiÜRIENT CLASSIQUE
18, Ibid., p. 328 et 333, Voir aussi p. 3 5 1 : « Et voici le récit véritable de cette histoire tra
gique, arrivée il n'y a pas longtemps, »
19, Le Meurtre exécrable et inhumain, commis par Soltan Solyman, Patis, J. Caveiller,
1556, non pag,
20, « Pourquoi prendre tant de détours, employer tant d'artifice, déployer tant de paroles
pour obtenir un effet que l'exposition réelle des souffrances théâtrales peut engendrer en un
moment ? » (op. cit., p. 210). I.:efficacité du spectacle est également suggérée par le rôle des
gravures dans l'édition hollandaise de 1'Histoire de Barbarie de P. Dan, où deux planches re
présentent les supplices infligés aux Chrétiens, dans La Tragédiefrançaise d 'un More croe/
et dans The Empress ofMorocco de Settle, où chaque acte est précédé d'une illustration.
21. « Descllbrase una pintura de lienzo y un risco, se vea el palo en que esté puesto Felis,
descubierto el pecho, y en él hecha la cruz de Montesa con sangre » (Lope de Vega, Los
cautivos deArgel, comp. v, 1599, dans Parte veintecinco... de las comedias, Saragosse, viuda
de Pedro Verges, 1647, III).
,
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 119
22. «The Scene wants Actors, 1'1e fetch more, and cloth it / In rich Cothurnall pompe »
(Lust 's Dominion, V, 5)1 et Tragédie française d'un More cruel, éd. cit., v.779-780.
23. lbid. V, 6.
24.« Black în his looks, and bloody in his deeds, /And in his skirt staind with a cloud of
gore, / Presents himselfwith naked sword in hand, / Accompanied as now you may behold,
/ With devils coted in the shape of men».
25. Voir E. Forsyth, La Tragédiefrançaise de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le thème
de la vengeance, Paris, Champion, 1994 [1962], p. 307-308.
26. Dans les mystères, Satan apparaît comme l'inventeur des scènes de torture et Hérode
comme le metteur en scène de la Passion. Voir J. Enders, The Medieval Theater ofCruelty,
Rhetoric, Memory, Violence, Ithaca/Londres, Cornell University Press, 1999.
120 ÛRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE
30. « Here the Scene opens, and Crimalhaz appears cast down on the Gaunches, being
hung on a Wall set with spikes of iron », (Sett]e, The Empress ofMorocco, Londres, W.
Cademan, 1673, V),
31. Tragédie mahométiste, éd. cit., p. 643.
32.« Enter Cruelty and Murder with bloody bands», (Preston, Cambises).
33. Art, « Illusion », dans Éléments de littérature, éd. S. Le Ménahèze, Paris,
Desjonquères, 2005, p. 637.
34.« Sale Tarfe lleno el rostro de sangre y 1a espada en la mano », « Suena ruido de armas
dentro, y salen Tarfe y Garcilaso», Lope de Vega, El cerco de santafe e i/ustre hazaiia de
Garcilaso de la Vega, 1604, dans Obras de Lope de Vega, éd. M. Menéndez y Pelayo, Madrid,
Atlas, 1968, vol. 23, 1 et JIL
35, « Entra, y saca a Dofia Clara, suelto el cabello, sangriento el rostro, y medio vestida »
(Calder6n, Amar después de la muerte, éd. Madrid, Espasa-Calpe, 1970, III, 6). 11 s'agit ici
du viol d'une Morisque par les Espagnols.
36. Don Quichotte, 1, 34, trad. cit., p. 346.
,;;
122 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
Crimalhaz, amant de la reine, fait couler son sang pour sauver les
apparences et accuser Muley Hamel d'avoir voulu la violer : « Ici
Crimelhaz se frappe lui-même au bras droit, qui se couvre immédiatement
de sang.37 » Face à ce spectacle ambigu, la réaction du spectateur oscille
entre la sidération et la distance, l'horreur et le rire. La mort est en effet
présentée par les théoriciens du théâtre comme une limite de la
représentation. Elle échappe à l'imitation car soit elle paraît vraie et
rapproche alors le théâtre du combat de gladiateurs, soit elle paraît fausse
et annule tout effet d'illusion et d'empathie, jusqu'à provoquer le rire :
J'ai observé que dans toutes nos tragédies, le public ne peut s'empêcher
de rire quand les acteurs doivent mourir ; c'est la partie la plus comique
de toute la pièce. [ . . . ] Mourir en particulier est une chose que seul un
gladiateur romain pouvait jouer avec naturel sur la scène, quand il le faisait
au lieu de l'imiter ou de le représenter ; c 'est pourquoi il vaut mieux en
éviter la représentation".
Là où le théâtre classique verra une contradiction insurmontable,
nécessitant de confier la mort aux mots pour la rendre vraisemblable, le
théâtre baroque entretient ce paradoxe qui permet de conjuguer l'illusion
et la distance, l'émotion du spectacle et le recul réflexif.
Dans les ouvrages historiques et les récits de captivité comme dans les
pièces de théâtre, les actions du Maure cruel suscitent surtout horreur et
pitié, mais aussi une forme de plaisir, qui fait apparaître le statut pro
blématique du spectateur. Plus que la terreur aristotélicienne suscitée par
l'agencement de la fable, la cruauté orientale produit une horreur liée à
sa dimension visuelle et chargée d'une valeur didactique et morale.
Histoires tragiques et pièces de théâtre soulignent le caractère exem
plaire du vice puni qui donne au spectateur « l'horreur du mal39 », ce
3 7.« Here Crimalhaz stabs himself in his right arm, which immediately appears bloody»
(Settle, The Empress ofMorocco, III, 1).
38,« I have observed that in all our tragedies, the audience cannot forbear laughing when
the actors are to die ; 'tis the most comic part of the whole play. [ ...] dying especially is a thing
which none but a ROman gladiator couId naturally perform On the stage, when he did not imitate
or represent, but do it; and therefore it is better to omit the representation ofit» (J. Dryden, An
Essay ofdramatic poesy, 1668, propos de Lisideius, défenseur de l'esthétique française, dans
The Works ofJohn Dryden, éd. S. Holt Monk, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of
California Press, vol. XV II, 1971, p. 3 9-40). Cette remarque est confirmée par Chappuzeau,
qui a assisté en Angleterre à une repi-ésentation de la mort de Mustapha (The Tragedy of
Mustapha d'Ori-ery)« qui se défendait vigoui-eusement sur le Théâtre contre les muets qui Je
voulaient étrangler ; ce qui faisait rire, et ce que les Français n'auraient représenté que dans un
récit» (Le Théâtrefrançais, Paris, R. Guignard, 1674, p. 56),
3 9. J.-P. Camus, préface de L'Amphithétître sanglant où sont représentées plusieurs actions
tragiques de notre temps (1630), éd. S. Ferrari, Paris, Champion, 2001, p. 180.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 123
qui est la fonction des supplices dans la réalité. Si le Maure cruel suscite
l'horreur, sa victime fait naître la pitié. C'est l'émotion privilégiée par les
récits qui cherchent à encourager ainsi le secours financier au rachat des
captifs, aussi bien que par la théorie du théâtre. Les émotions ainsi susci
tées sont pénibles : la pédagogie baroque de l'effroi privilégie l'émotion
sur le plaisir, la passion sur l'intellect4°. Rawlins est conscient du fait que
son récit va faire souffi'ir les chrétiens, dont le sang coule métaphorique
ment par solidarité avec leurs frères captifs : « Bien que cela fasse saigner
un cœur chrétien d'entendre de telles choses, il ne faut pas cacher la vérité,
ni taire l'horreur'1 • » Le plaisir n'est cependant pas exclu de telles repré
sentations : Okeley évoque son plaisir à se souvenir des dangers passés et
celui que le lecteur pourra prendre à la lecture de ses aventures dont il est
à l'abri, dans une position proche de celle du spectatimr de cirque :
Ces souffrances qu'il est horrible d'éprouver sont néanmoins agréables
à se rappeler et il y a un plaisir secret à mminer et à ressasser des dangers
passés ; cependant, il sera possible au lecteur de parcourir des yeux en
une heure ce que j'ai enduré pendant cinq ans et, en s'imaginant en
sécurité au-dessus de l'amphithéâtre, de regarder en contrebas de
pauvres esclaves combattant des bêtes42•
Pourtant, dans une perspective morale, le plaisir équivaut à une
approbation43• Le spectateur risque alors de s'identifier avec le Maure dont
la cruauté est définie par l'absence de pitié : le prologue de Cambises de
Settle joue sur cette confusion possible en comparant, sur un ton plaisant,
les spectateurs à des Turcs44• Récits et pièces insistent en effet sur la
40. Voir F. Lestringant,« Le Théâtre des cruautés de Richard Verstegan (1588), Une scé
nographie de la Contre-Réforme», dans C. Dumoulié (dir.), Les Théâtres de la Cruauté.
Hommage àAntonin Artaud, Paris, Desjonquères, 2000, p. 86-96.
41.« Although it would rnake a Christian's heart bleed to hear of the same, yet must the
truth not be hid, nor the terror left untold » (The Famous and Wonder/ut Recovery ofa Ship
ofBristol, 1622, dans Piracy, Slavery, and Redemption, op. cit., p. 102).
42. « Those miseries which it is dreadful to endure are yet de1ightful to be remembered,
and there's a secret pleasure to chew the cud and ruminate upon escaped dangers; however,
the reader may afford to run over with bis eye in an hourthat which I ran through in five years
and, supposing himself safe upon the amphitheater, may behold poor slaves combating with
beasts below» (Ebenezer,· or, a Sma/1 monument ofGreat Mercy, 1675, dans Piracy, S/avery,
and Redemption, op. cil., p. 152-153).
43.« Lorsque nous avons une extl'ême horreur pour une action, on ne prend point de plaisir
à la voir représenter» (Nicole, Traité de la comédie, 1667, éd. L. Thirouin1 Paris, Champion,
1998, p. 60).
44. Il les invite à imiter le silence des muets étranglant le frère du sultan en évitant de ma�
nifester bruyamment leur mécontentement ( Cambises, Londres, W. Cademan, 1671),
124 ÜRIENT DAROQUB/ÜRIENT CLASSIQUE
51. Galluzzi convoque Platon de préférence à Aristote pour théoriser une tragédie qui vise
à susciter la détestation et l'horreur du tyran plutôt que la crainte et la pitié. Voir B. Filippi,
« La cruauté édifiante du théâtre jésuite au xvue siècle», dans Les Thé/Ures de la cruauté,
op. cil., p. 1 5 1 - 1 58.
52. Op. cil., p, 1 3 1 .
53. Op. cil., p. 162-163.
126 ÜRIENT BAROQUE/ÜRŒNT CLASSIQUE
58. « Although my flesh be tawny, in my veines, / Runs blood as red, and royal as the best,
/ And proud'st in Spain » (Lust's Dominion, l, 2).
« Mon Turban n'a plus sa couronne »
La désorientation du monde ottoman
Véronique Adam
Université de Toulouse·C.R.I. Grenoble
l , La citation qui figure dans le titre de cette communication est extraite d'Osman, dans
Œuvres complètes, Paris, Champion, t. rv, 2001, V, 1, v. 1272, p. 526.
2. Voir les annexes, p. 144-145, et N. Vatin, 0, Veinstein, Le Sérail ébranlé, Paris, Fayard,
2003, p. 218�239 ; J. Hammer-Purgstall, Histoire de l 'Empire ottoman, depuis son origine
jusqu 'à nosjours, Paris, Be11izard, t. 8, p. 24lsq.
3. Mercure François, Paris, Richer, Varennes, Henault, 162ltt1622, t. V III, p. 367·374,
4. Gabriel Piterberg, An Ottoman 1}ugedy: Hlstoryand Historiography at Play, Berkeley
and Los Angeles, University ofCalifornia Press, 2003.
5. Principes de Cosmographie (1637), Plaidoyers historiques (1642), Le Page disgracié
(1643), Osman (1646), Vers Hérol'ques ( 1648) ; l'Orient des origines est présenté dans les tra
gédies Mariane ( 1636) et La Mort de Chrlspe ( 1645). Le texte cité vient des Œuvres
complètes, Paris, Champion, 5 vol, 1999·2003.
6. Racine,« Seconde préface», Bajazet [l 672], Œuvres complètes, éd. de O. Forestier, Paris,
Gallimard,« la Pléiade», 1999, t. l, p. 625 :« !Jéloignement des pays répare [ ...] la trop grande
130 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est [,,,] à mille ans
de lui, et ce qui en est à mille lieues. »
7. Mairet, Cléopâtre, 1635 et Le Grand et dernier Soliman, Mustapha, 1639, Idem pour
Racine, Bérénice, 1670 et Bajazet, 1672.
8. G, de Scudéry, Ibrahim ou /'Illustre Bassa, Paris, de Sercy 1643, d'après le roman de
sa sœur, Ibrahim, Paris, A. de Sommaville, 1641. Voir les annexes et l'édition moderne
d'lbrahim, Paris, S.T.RM., 1998, p. 13-35.
9, V. Sitti, Mercurio, Selon D. Dalla Valle, « Une Relecture d'Osman». Mélanges offerts
à Cl. Abraham, Car demeure l'amitié, (F. Assaf dir.), Paris, Papers on French Seventeenth
Century Litera/ure, 1997, p. 155-170.
10. G. Bounin, La Soltane, Paris, G. Morel, 1561, ou Van den Bussche,Epitomes de cent
histoires tragiques, Paris1 Bonfons, 1 571. ·
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 131
16. Sabine pousse Néron à tuer Sénèque dans La Mort de Sénèque, op.cit., t. IV, p. 241-338.
17. Osman, op.cit., t. rv; II, 3, v. 473, p. 490.
18. «Éloge d'une femme noire», La Lyre, op. cit., t. II, Cil, p. 373-37.
19. Cf. La Mort de Sénèque, op. cit.
20. Hammer, op. èit., p. 287, parle de son « humeur sombre et fantasque >>, de ses « dis
positions mélancoliques».
21. D'après Flavius Josèphe, la mère de Mariane et d'Aristobule envoie un portrait de son
fils à Marc-Antoine, persuadé qu'il séduirait l'empereur. Il demande effectivement à voir
Aristobule et, pour tenir ce dernier à distance, Hérode le nomme grand prêtre. Dans la pièce
de Tristan, on apprend qu'il a fini par le tuer.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 133
et le récit de son rêve, qui sont pourtant des motifs omniprésents chez les
autres héros tragiques de Tristan22, sont ici déplacés sur le personnage de
sa sœur : Osman ne daigne pas essayer de comprendre son propre rêve.
La figure orientale se construit donc dans ce jeu d'échange permanent
entre les identités féminines et masculines, manipulant les modèles lit
téraires comme la vérité historique, et proposant une coïncidence des
contraires typique du baroque : c'est un Orient duel qui s'esquisse.
Cependant la présence du personnage d'Osman y apparaît comme un
repère familier et proche, quoiqu'il soit inscrit dans un nouvel Orient,
encore inconnu du public de Tristan.
Les Principes de cosmographie, recueil géographique, propose une
autre représentation de l'Orient, désarticulée elle aussi : ses frontières
politiques sont ignorées au profit des frontières maritimes, ce qui lui
rend une configuration assez proche de celle qui était la sienne sous
l'Empire romain23• Constantinople est rattachée à une province
grecque24, la Romanie, placée en Europe, tandis que la Turcomanie, en
Asie, n'est mentionnée qu'à plusieurs pages de distance de
Constantinople". La dispersion et l'indétermination de l'espace corres
pondant à la Turquie ottomane sont amplifiées par l'utilisation même du
terme d' « Orient », qui ne sert pas à désigner l'Asie, mais renvoie à la
côte est de chaque pays décrit. Cet éclatement de l'empire de la Porte,
privé de son espace et de son nom, correspond chez Tristan à une logique
paradoxale de représentation de la réalité : il oppose une approche géo
graphique neutre à la vision religieuse et politique de l'Orient
occidentalisé.
Dans ses récits influencés par la littérature flamande et anglaise, la
représentation que fait Tristan de Constantinople montre la ville comme
un lieu d'échange complexe. Un de ses plaidoyers" retranscrit ainsi la
querelle d'un Juif et d'un Chrétien, histoire connue aussi de Shakespeare
et Marlowe27• Tristan déplace l'histoire à Constantinople, ajoute un juge
musulman et développe les motifs liés à l'univers marchand associé à
l'Orient. Or c'est le Juifet non le musulman qui y apparaît monstrueux,
avec ses « exécrables abominations ». Le motif du procès à
Constantinople propose le croisement de trois Lois : la chrétienne, la
22, Hérode dans Mariane et Constantin dans La Mort de Chrispe. éd. cit. lV.
23. A. Merle, Le Miroir ottoman, Paris, PUPS, « lberica essais», 2003, p. 73-95.
24. Principes de cosmographie, op. cit., t. Il, p. 478.
25. Ibid., p. 487- 488.
26. « D'un juif[ . . .]», Plaidoyers historiques, op. cit., XXXVIII, p. 446sq.
27. Shakespeare, Le Marchand de Venise, 1597 ; C. Marlowe, le Juifde Malte, 1637.
134 ÜRIENT BAROQUWÜR!ENT CLASSIQUE
28, Magnon (le Grand Tamerlan), Mainfray (la Rhodienne), Desfontaines (Pers/de) et
Scudéry. Dans le Page disgracié (op. cit., t. I, II, ch, 1 1 , p. 334), on confond un Polonais
avec des « aventuriers turcs », décrits parî'historien Chalcondyle : les Arcangis, « fous
hardis », sont des « écorcheurs de Français », et ont un « baragouin mais offrant des
« magnificences » et des « énigmes ».
29. Osman, I, 3, v. 81-84, p. 471.
30, « Ode royale sur l'heureux mariage de leurs sérénissimes majestés de Pologne », Les �rs
hérol'ques1 t. III, XII ; Osman, I, 3, v. 129sq, p. 473, mentionne le fils de ce couple polonais.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 135
3 1 . Dans Le Mercurefrançois, Osman fait croire aux conjurés qu'il doit a11er maîtriser les
princes druses en Syrie. Or, il veut partir à Médine; chez les Turcs, il fait croire qu'il part au
Caire ; il veut en réalité lever une milice en Syrie. Mercure François, 1621, t. VIII, p. 371.
D'autres sources évoquent Osman rêvant de la perte de son empire : Mahomet lui prend sa
cotte de mailles.
.:;
136 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
32. « D'un enfant rousseau [,, ,] », Plaidoyers historiques, op. cit., XXXVIII, p. 365, 370.
33. « De la Religieuse [ .. ] », Ibid., p. 375 etsq.
34. Osman, II, 2, v. 404, p. 486,
35, Ibid., V, 401-402, p. 486.
fariations du motiforiental dans les littératures d'Europe 137
36. « [Le Sultan Osman] songea que [ . . .] sur le chemin [de la Mecque], son chameau
s'étant écoulé de dessous lui, il s'était envolé au Ciel, et ne lui était demeuré rien que la
bride en la main ». Les autres sources racontent que Mahomet lui prend son Coran et sa
cotte de maille. Hammer, op. dt., p. 293.
37. Il n'en va pas de la peinture comme de l'histoire : Ch. Le Brun défend l'absence de
chameaux dans un tab]eau de Poussin, « objets bizarres qui pouvaient débaucher 1'œi1 du
spectateur et l'amuser à des minuties »,« Conférence académique du 7 janvier 1668 »,
A. Mérot, Les Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture au xvue siècle,
Paris, ENSBA, 2003, p. 134-136.
38. Sa lettre est publiée dans le Mercure Français, op. cit.
39. Katip Çelebi, dans G. Veinstein et N, Vatin, op. cit., p. 61.
40. Mairet, Soliman, Théâtre complet, Paris, Champion,« Sources classiques », III, 6,
n.17, p. 514.
41. Osman, V, 1, v. 1275, p. 526.
42. Osman, I, 3, v.158 sq, p. 474 : « Je puis passer ailleurs en toute liberté/ D'un pouvoir
138 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
une seconde épouse principale, alors qu'il n'en a pas le droit et qu'il ne le
fera pas. Ce tableau ouvre des fausses fenêtres dramatiques et amoureuses.
Il sert ce faisant à motiver la tragédie et à garder une unité générique, au
nom de la vraisemblance : l'usage fétichiste, amoureux voire allégorique
du portrait, tel qu'on le trouve dans les romans précieux, est ici effacé. Le
succès de ce portrait aurait permis à la servante Fatime de s'élever dans la
société et d'épouser un bassa ; mais la fiction d'un univers carnavalesque
et comique est rejetée. En revanche, l'humiliation de la fille du Mufti, plus
laide que son portrait, pousse son père à se venger et provoque la mort
d'Osman. Cette humiliation reflète celle des soldats qui se voient repro
cher non leur laideur mais leur lâcheté et seront les agents de cette mort.
Cet objet, qui n'est ni romanesque ni comique apparaît ainsi mimétique de
l'univers oriental et de l'illusion qui s'y attache. Il rêvèle aussi l'identité
des intrigues parallèles, amoureuses et militaires. Il dénonce systémati
quement la fausseté des genres mimétiques, en osant une vision bien plus
séduisante que l'original : peinture et beauté magique, roman et ubiquité
de l'être aimé, comédie et ascension sociale utopique.
Le personnage d'Osman, dénonciateur de l'illusion et gardien de la
vérité, au contraire du tableau, va alors littéralement incarner lui aussi
l'illusion du monde oriental, miroir bien paradoxal qui dénonce ce qu'il
reflète. Si dans un premier temps, comme les autres puissants de Tristan
(Hérode, Constantin, Néron) il trompe grâce à des déguisements (pour
se cacher de la fille du mufti et des janissaires, il passe deux fois avec
un mouchoir sur le nez ; un mouchoir que Molière offrira significative
ment à Tartuffe) et à des lieux tronqués (il se sert d'une « fausse
fenêtre », nous y reviendrons), il devient progressivement au nom de
l'héroïsme que veut lui conférerTristan un être maître, quoique de façon
éphémère, de l'illusion. Cette vision contraste avec le regard des Turcs
qui lisent dans cette dissimulation permanente, le signe de la déchéance.
Face à ses soldats, il apparaît littéralement comme stupéfiant - une
Méduse virile, vrai Matamore subjuguant.
46. G. Forestier, Corneille ou le sens d'une d,umaturgie, Paris, SEDES, 1998, p. 71-101.
47. Mairet. Voir aussi Alain Grosrichard, La Structure du sérail, Paris, Seuil, 1979.
48. C'est le cas par exemple chez Scudéry (Ibrahim ou l'illustre Bassa (tragi-comédie),
Paris, Sercy, 1643) ou chez Mairet (Le Grand et dernier Soliman ou la mort de Mustapha,
s.l, n.d., 1636 ou 1 639).
49. M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975,
142 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
sérail n'échappe pas à cette multiplication des lieux et des points de vue :
les portes et les ouvertures (fenêtres, balcons) sont plurielles comme
dans Bajazet50, et dans le sérail se trouvent les appartements de la sultane
sœur, le divan (salle du conseil) et le sérail proprement dit. Il est ainsi
partagé entre clôture et ouverture, entre menaces extérieures et inté
rieures. Mais rien de funeste ne se passe dans ses murs, au contraire de
ce qui se produit dans d'autres sérails de théâtre, dans lesquels, au nom
de l'unité de lieu, des morts sont mises en scène. Seul l'appartement de
la fille du Mufti pourrait être un refuge provisoire pour Osman, mais il
le refuse. La métaphore du corps politique intervient bien sûr dans la
pièce et souligne la structure plurielle de la société ottomane: l'empire
est présenté comme un « corps de cités, d'hommes et de trésors » ; les
« nerfs et les artères » de ce corps sont les janissaires et la fonction de
l'empereur est de « régler les mouvements » de ce corps51 •
Le corps d'Osman, image de cet empire pluriel, privé de sa fonction
symbolique de sultan est disloqué à son tour réellement et symbolique
ment. Dans les textes du Mercure et des historiens turcs, Osman a volé
les plumes du turban de son père et des trésors d'un enfant, réservés
pour combattre les chrétiens. Chez Tristan, Osman a volé les plumes de
son père, coupable mais sans excès, pour ne pas être tout à fait innocent
mais préserver la bienséance de ce héros. Cette profanation, le vol du
trésor turc, au nom de la lutte contre les chrétiens, malgré la volonté po
pulaire, lui fait perdre la sacralité de son corps de roi qu'il croit pouvoir
retrouver à Médina. Le corps vivant d'Osman est héroïsé par Tristan : si
dans les récits historiques, il ne se débat que très tard contre ses bour
reaux et ne les tue pas, dans la tragédie, il se défend et tue plusieurs
soldats. Il finit par mourir, attaqué « par derrière ». Le sultan imaginé est
plus crédible que le sultan affolé du Mercure. Sa lâcheté est rejetée sur
les personnages secondaires. À cette vraisemblance, s'ajoutent les émo
tions tragiques qu'il déclenche : il provoque la pitié de la fille du Mufti :
50, A. Soare, « Bajazet dans l'imaginaire racinien », Racine et l 'Orient, biblio 17, 148,
1999, p. 33-52.
51. Osman, IV, 4, v, 1 135, 1 138, 1 140, p. 519-520.
52. Osman, V, 4, v. 1570-1571, p. 536.
r
1
A nnexes
Histoires d'Osman au xvn" siècle (ordre chronologique)
Mercure Français, Paris, Richer, Varennes, Henault, tome VI à Vlll, 1 621-1622.
Lettre du Père pacifique de Provin prédicateur capucin, étant de présent à
Constantinople, envoyée au R.P. Joseph Le Clerc, prédicateur du même ordre,
et définiteur de leur Province de Tours. Sur l'étrange mort du Grand Turc,
Empereur de Constantinople, Paris, F. Huby, 1622,
Récit véritable de ce qui s 'est passé entre l'armée du Roy de Pologne et celle du
Grand Turc, depuis le premier septembre dernier, jusques au 24 décembre
1621, Lyon, Armand, 1622. (Lettres de l'armée de Pologne).
Baudier, M., Histoire générale du sérail et de la cour du Grand Seigneur Turc,
Paris, Cramoisy, 1624.
Celebi, K., Fezleke (poème épique turc) [1625], Ms. Rawl Or. 20, Bodleian
Library, Oxford U., [s.d.].
Gundulic, Y. (Gondola, G.), Osman (poème épique), 1625.
Baudier, M., Histoire générale du Sérail et de la Cour du Grand Seigneur
Empereur des Turcs turcs, Paris, Cramoisy, 1625, ch. XXVlll.
Malingre, Cl., Histoires tragiques de notre temps, Paris, Collet, 1635.
Siri, V., Il Mercurio overo Historia de 'correnti tempi, Casale, Christoforo della
Casa, 1646, t. I.
Jant (de), J., Histoire d'Osman, Paris, Cusson, 1665.
Galland, A., Relation de la mort du Sultan Osman et du couronnement du Sultan
Mustapha traduite du turc, Paris, Barbin, 1 676.
Herbelot de Molainville, B. et Galland, A., Bibliothèque orientale, Paris, s.n.,
1 697.
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 145
1. Une première version de cet article, accompagnée d'un résumé du poème de Graziani,
a paru dans A. Baccar, et F. Haddad-Chemakh, L'Echo de laprise de Grenade dans la culture
européenne aux XVIe et xvue siècle, Actes du colloque de Tunis ( 18-21 nov. 1992), Tunis,
Cérès éd. et Ministère de l'Education et des Sciences, 1994.
2. Sur les traitements français de la « matière de Grenade », voir S. Munati, Il mita di
Granada nel Selcento : la ricezione italiana efrancese, Edizioni dell'Orso, Alessandria,
2002, et É. Picherot, Le lieu, l'histoire, le sang. L'hispanité des musulmans d'Espagne, Paris,
PUPS, 201 O. Pour une mise à jour bibliographique des analyses présentées ici, on consultera
également la Bibliographie critique de la h'ttérature espagnole en France au XVI� siècle, de
José Manuel Losada Goya, Genève, Droz, 1999.
150 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
3 , A. Belloni, Gli Epigoni della Gerusalemme Liberata, Padoue, Draghi, 1893, et Ilpoema
epico e mitologico, Milan, sd.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 151
apprécié au XVII' siècle, mais également relu et réapprécié plus tard -je
pense notamment à Giacomo Leopardi et à son « Consalvo4 », qui s'ins
pire en partie de Graziani ; et à l'échelon de la critique, je pense aux
études exhaustives de Belloni sur la poésie épique et puis à la Storia
dell'età barocca in Italia de Benedetto Croce5 ; ce dernier n'a pas été
insensible au charme de ce poème. Son titre est Il Conquisto di Granata,
poema heroico, en 26 chants, publié à Modène en 16506 • Arrêtons-nous
d'abord sur la façon dont s'articule le sujet de ce poème, avant de le
commenter brièvement.
Grenade, la dernière ville de l'Espagne appartenant aux Maures, est as
siégée par les chrétiens, guidés par le roi Ferrando (Ferdinand le
Catholique), à qui Dieu a donné une épée fatale, pour la victoire duquel
prie dévotement la reine Isabella, mais à qui Grenade semble résister de
manière invincible. C'est seulement à la fin du poème qu'on découvre
que cette invincibilité de Grenade est le fruit d'un sortilège, provoqué par
les pratiques d'une magicienne qui s'appelle elle aussi Grenade, un sor
tilège qui seulement alors sera déjoué, ce qui va assurer le dénouement
heureux (heureux pour les chrétiens, bien sür, vu le milieu culturel dans
lequel le poème se déroule). Le héros qui doit vaincre l'enchantement et
assurer l'issue de la guerre est Hernando, qui au début du poème vit
déguisé dans le camp païen, auprès d'Elvira, la fille du roi de Grenade
Baudele, dont il est amoureux. Hernando apparaît au début comme
double objet de méprise : d'abord il s'est déguisé en femme, pour devenir
une des suivantes d'Elvira et vivre auprès d'elle ; deuxièmement, il se
croit fils de berger, alors que l'on saura assez tôt qu'il est le fils d'un sei
gneur tué par des brigands ; vers la fin seulement on découvrira qu'il
est également le frère de Rosalba. Elvira, cependant, n'aime pas
Hernando (qu'elle croit être une femme) ; elle aime au contraire
Consalvo, un chrétien, le fils d'Armonte d' Aghilar, et elle lui envoie une
lettre par l'intermédiaire d'une suivante, Zoraide, qui est justement
Hernando déguisé. Mais Consalvo aime Rosalba et en est aimé ; d'autre
part, Rosalba a été enlevée par un corsaire, et tout le monde la croit
morte ; mais elle revient en scène habillée en garçon, sous le nom
d'Arminda, et sous ce déguisement elle provoque l'amour de Darassa,
la fille du roi de Mauritanie, allié du roi de Grenade.
4. Giacomo Leopardi, Canti [1831], trad. Michel Orcet, Paris, G.R Bi1ingue, 2005.
5. B. Croce, Storia dell'età barocca ln Italia, Bari, Laterza, 1929.
6. G. Graziani, Il conquisto di Granata, poema eroico, Modena, B. Soliani, 1650. Sur ce
poème, voir O. Di Nepi, Il Q;nquisto di Granata et l'epica del Seicento, « Il Veltro », XX
(1976), p. 94-104.
1 52 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
7. G. Tiraboschi, Biblioteca Modenese, vol. Ill, Modena, Società Tipografica, 1783, p. 12-
22, p. 16.
8. G. Graziani, Il Conquisto di Granata, Paris, Des Roziers, 1654, 2 vols.
154 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
)
« feintes », alors que la guerre de Grenade ne constitue que la toile de
fond sur laquelle ces histoires se développent. Mais dans ce roman, le
rapport entre histoire et toile de fond est plus compliqué ; la toile de
fond, qui devrait être « historique », est en réalité une autre fiction,
presque une métaphore - et c'est Camus lui-même qui l'explique dans
son Avis au lecteur
Ne te mets pas en peine [ . . . ] de chercher cette histoire particulière dans
la generale d'Espagne ; car tu ne l'y trouverais pas, étant un événement
de notre nation, deguisé et travesty à !'Espagnole.
Il s'agit donc d'une intrigue française, qui semble feinte mais qui en
réalité est vraie, transposée en Espagne, dans un cadre qui semble être
historique, mais qui est seulement un travestissement. Or cette transpo
sition a été opérée parce que, selon Camus, les guerres de Grenade
peuvent être un exemplum, un modèle qui doit être connu - pour ne
pas être imité - dans la France du commencement du xvn• siècle.
Si tu changes les guerres de Grenade ès nostres civiles, le destroict de
Gibraltar à l'embouscheure dans la mer d'uo de nos fleuves, la secte
Sarrasine en celle qui affiige la France, jadis exempte de ces monstres ;
tu trouveras quasi le bout du fil pour devider toute la bobine ou le
peloton de ce ver à soye, dont tu viens de voir et la fileure et l' enfileure.
14. Perez de Hita, L'Histoire des guerres civiles de Grenade [...], Paris, T. du Bray, 1608.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 157
15. Jean de Préchac, L'ambitieuse Grenadine. Histoire galante, Paris, Compagnie des
Libraires Associés au Palais, 1678,
16, Marie-Catherine (Mme de) Villedieu, Les galanteries grenadines, Paris, Cl. Barbin,
1673 ; éd. crit. par E, Kehler..Rahbé, Paris, Presses de l'Université de Saint-Etienne, 2006.
158 ÛRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
Pour Mm, de Villedieu, les Maures de Grenade sont aussi des modèles,
des « exemples » d'une réalité qui désormais est devenue française ;
mais l'objet de ce modèle n'est plus constitué par les guerres civiles, ni
par la lutte contre les ennemis du catholicisme, comme c'était le cas pour
Camus, ou pour le premier traducteur de Pérez de Hita. À présent, il
s'agit de galanterie - une galanterie assez semblable à celle qui vient
de trouver en France un milieu favorable à son développement. Le Ji.
braire qui publie l'Innocentejustifiée 17 affirme :
Les Maures ont autrefois fait une si grande figure dans le monde, et ceux
de Grenade en particulier ont rendu leur Galanterie si célèbre dans
!'Histoire de leur temps, qu'il suffit encore aujourd'hui d'entendre citer \
ces noms, pour se mettre d'abord quelque chose d'agreable et de fin
dans l'esprit.
Ces passages montrent donc que ces romans français des dernières
années du xvn' siècle témoignent, bien sûr, d'une connaissance plus
exacte de la nove/a morisca espagnole, mais ils suggèrent aussi le lien
évident de cette mode grenadine avec le récent succès de la galanterie
dans la littérature française, notamment dans les histoires ou nouvelles
amoureuses et galantes qui caractérisent l'écriture narrative française
après 1670.
D'autre part, il faut souligner qu'avant cette période, un autre type de
roman semble marquer le passage du premier au deuxième emploi du
thème de Grenade, un roman qui, lui, n'est ni court, ni tout à fait galant ;
je fais allusion à Almahide, roman publié en 1660-1663, désormais at
tribué à Georges de Scudéry, et auquel peut-être Madeleine apporta sa
collaboration 18. Uaction de ce roman-fleuve, qui n'a jamais été terminé
- seuls huit volumes sont parus - se déroule à Grenade, où plusieurs
personnages véritables se mêlent aux personnages inventés. Il y est fait
recours aux identités fausses, aux feintes et aux agnitions, ce qui rap·
pelle un peu l'intrigue du Conquis/a di Granata de Graziani. Cependant
ce roman est déjà très éloigné de la dimension épique, et aussi, dans une
certaine mesure, de l'emploi de l'histoire comme exemple et comme
l
modèle et un exemple pour la France moderne, à cause de la ressemblance
de plusieurs éléments - les guerres civiles, les luttes contre les ennemis
du catholicisme -, le thème de la prise de Grenade a fini ensuite par
perdre complètement sa dimension héroïque ou guerrière et, par imitation
de la nove/a morisca espagnole, il a commencé à exalter et à mettre au
premier plan certaines qualités de coutumes propres à la société
grenadine, illustre pour ses caractéristiques amoureuses et galantes. C'est
ainsi que dans le roman du dernier tiers du xvn• siècle, le roman
mauresque-grenadin trouve son propre espace grâce à la galanterie, au
prix de la disparition du thème héroïque de la prise de Grenade.
--
Florence Clerc
Université de Savoie-Chambéry
libère alors les deux jeunes gens, et obtient du roi de Grenade qu'il
1
accueille le dernier des Abencérages.
Vidéal chevaleresque incarné par Abindamiez dans la Historia del
Abencerraje prolonge les représentations qu'offraient, depuis le XV'
siècle, les traditionnels romances fronterizos montrant des gentils
hommes maures « luttant à la frontière » entre terre chrétienne et
musulmane. Dans ces compositions poétiques inspirées par des faits his
toriques, l'accent était mis sur la valeur individuelle, et l'aspect
anecdotique des actions célébrées correspondait au caractère sporadique
des affrontements. On relève la forte charge émotionnelle de ces vers où
la représentation des sentiments atteint des sommets expressifs, comme
dans le célèbre Romance du roi maure qui perditAlhama.
Le roi se lamente après la nouvelle de la prise d'Alhama par les
Chrétiens. Un vieil alfaqui' lui dit alors que cette perte est un châtiment
pour avoir tué les Abencérages, et qu'il mérite de perdre aussi le royaume
de Grenade :
1
seigneur Don Luis de Padilla. Ozmin, resté à Grenade à son tour encerclée
par les chrétiens, manque mourir de chagrin. Mais il se ressaisit et décide
1
de partir à la recherche de Daraja. De nombreuses péripéties dressent des
obstacles sur sa route. Il est contraint de dissimuler sa véritable identité et
d'user de subterfuges et de déguisements pour se rapprocher de sa bien
aimée. Il y parvient après avoir bravé maints dangers, mais, ayant tué un
homme pour se défendre au cours d'une rixe, il est condamné à mort. La
terrible perspective de la fin prochaine n'est pas pour Ozmln pire que les
affres qu'il traverse à l'idée de ne pouvoir être uni à son amante. On
remarque que l' évocation de son emprisonnement fait pendant au récit de
la captivité de Daraja : la narration exploite ici un motif récurrent dans la
prose romanesque du Siècle d'Or, celui de la captivité en terre étrangère,
que ce soit celle du Chrétien en terre musulmane ou celle du Maure en
pays chrétien. Le récit fait par le Maure Abindarraez au gouverneur
Narvaez était bien déjà, à sa manière, un « récit de captif». Le roman
mauresque influencera d'ailleurs les modalités narratives du thème du
captif dans ses développements postérieurs'.
Finalement et heureusement, grâce à l'intercession de Luis de Padilla,
Ozmin est gracié par les monarques espagnols, qui, entre temps, ont pris
Grenade. Ils offrent la liberté aux deux amants. IJhistoire se termine sur
leur baptême, librement accepté, suivi du mariage attendu, les deux
parrainés par Fernando et Isabel, et l'annonce de leur bonheur à Grenade
où se perpétuera leur sang illustre.
La présence de cette exaltante histoire d'amour à la fin heureuse
(« chef-d'œuvre en son genre » pour l'éminent hispaniste Maurice
Molho, traducteur du Guzman9) dans l'univers désenchanté du récit de
gueuserie pose de multiples questions.
On s'interroge d'abord sur le statut de cette parenthèse idéaliste, qui
apparaît (peut-être à la façon d'un mirage ?) telle une « oasis dans l'amer
désert" » du récit que nous fait a posteriori de sa vie le vaurien Guzman,
l
dans la tradition d'Héliodore), l'inscription sous le signe du récit
mauresque et la parenté avec la nouvelle à l'italienne : c'est celui de la
transcendance, par des références fonctionnant sur le mode convention
nel, des données immédiates de la condition trop humaine du picaro. A
ce titre, le Maure galant reste exotique, tout en entretenant avec la figure
de Guzman une relation ambiguë.
Comme c'est souvent le cas dès lors qu'il est question de textes inter
polés, l'hypothèse a été émise que la nouvelle d'Ozmln y Daraja ait pu
être conçue avant la rédaction du Guzman 14• Cette question semble moins
significative pour notre propos que l'examen de la manière par laquelle
la nouvelle vient s'insérer dans la narration picaresque. On l'y trouve à
la fin du premier livre dans lequel le picaro raconte comment, ayant dû
quitter tout enfant la maison sévillane à la ruine de sa famille, il fait sa
première expérience de la méchanceté et de la fausseté des hommes. Un
aubergiste profite en effet de son innocence pour l'escroquer et lui sub
tiliser sa cape. Ayant repris la route, il est rossé par deux archers de la
Sainte Frairie 15 qui l'ont pris pour un voleur. Ceux-ci, finalement, re
connaissent leur méprise et le laissent en liberté, mais c'est un Guzman
très mal en point et abattu qui va rejoindre sur son âne ses compagnons,
des prêtres avec qui il avait commencé le chemin. Le plus jeune d'entre
eux offre alors de raconter, pour « faire oublier le passé et alléger la
fatigue et l'ennui de la route » une histoire « dont la plus grand'part est
arrivée à Séville16• » Guzmanillo, ainsi que l'ânier, son camarade d'in
fortune, attendent donc avec une révérence presque religieuse l'histoire
annoncée, dont personne n'interrompra le cours, et qui durera précisé
ment le temps du voyage. Le protocole de mise en place du récit second
dans le récit premier souligne leurs frontières respectives, comme pour
isoler le conte de son contexte d'énonciation, et mieux ménager pour le
lecteur l'effet de contraste que forment avec lui les caractéristiques in
novantes de la narration anti-héroîque.
Le lecteur peut donc mettre en regard l'enchaînement nécessaire des
épisodes de la quête d'Ozmfn et l'apparence aléatoire de l'itinéraire géo
graphique et vital de Guzman ; le rassurant récit autorial et le dérangeant
et impudique usage du « je » de la confession du gueux, qui, en outre,
on le sait, est un menteur, alors que le « bon prêtre » (ce sont les mots
du texte) ne peut rapporter que des faits véridiques ; la charmante
14. Cf. F. Rico : « Otra cuesti6n es si Alemân - como cabe sospechar- las [las novelle in
tercaladas] habia escrito tiempo atrâs [.,,] ». Guzman de Alfarache, Barcelona, Planeta, p. 51.
15, V institution de justice officiant en campagne.
16, Romans picaresques espagnols, p. 132-133. Texte original : éd, de R Rico, p. 193.
•
ff
17. Certes d'une manière conventionne11e : Je Maure littéraire idéalisé reste, comme l'a
rappelé C. Gui11én, une création esthétique, qui pourrait représenter une « contradiction poé�
tique» à la réalité de l'intolérance croissante vis-.à�vis du Morisque. Cf. « Individuo y
ejemplaridad en el Abencerraje », Co/lected Studies in Honour ofAmérico Castro S 80th
Year, Lincombe Lodge Research Library, Oxford, 1 965, p. 175-197.
18. Par certains traits, et aussi, peut-être, par la nature particulière du regard que son créa
teur porte sur elle, la figure de Daraja n'est pas sans préfigurer la Gitanilla, héroîne éponyme
d'une des Nouvelles exemplaires de Cervantès.
168 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
19. Romans picaresques espagnols, p. 154, Texte original : éd, de F. Rico p. 217.
20. Dans E/Dlablo cojuelo (1641), Luis Vélez de Guevara souligne plaisamment le goût des
gentilshommes oisifs pour ce jeu, comme par exemple au chapitre II : « -Dejémoslos cenar
dijo don Cleofas - que yo aseguro que no se ]evanten de la mesa sin haberconcertado unjuego
de caftas para cuando Dias fuere servido . . . » (ed. de A. R. Fernândez e I. Arellano, Madrid,
Clâsicos Castalia, 1988 p. 83), Quevedo, lui aussiJ satirise la frivolité à travers la critique de cet
engouement : « j Qué cosa es ver un infanz6n de Espaila / Abreviado en la silla a lajineta, /Y
gastarun caballo en una cafia 1 », « Jineta y Cai'i.as son contagio Moro» [Epistola satirica y cen
soria contra las costumbres presentes de los castellanos], Poes(a varia, ed, de J. O. Crosby,
Madrid, Câtedra, 1 982, n'53 p. 1 80-81, v. 145-147 et v. 1 63).
21. À tel point qu'on peut parler, particulièrement à propos de l'évocation des vêtements
des Maures et de la magnificence des fêtesJ de style ornemental. Cf. A. Galmés de Fuentes;
« Lengua y estilo en la literatura morisca », Nueva Revlsta de Filologla Hispllnica, XXX
(1981), p. 420-440. La richesse des procédés rhétoriques à l'œuvre, par exemple, dans la
confession de l'Abencérage à don Rodrigo de Narvâez est bien connue.
22. Agudeza o arte de ingenio, 1648, Les commentaires de l'œuvre d'Alemân se trouvent
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 169
dans le Discurso LXII, Obras completas por L. Sânchez Laflla, Madrid, Espasa Calpe,
« Biblioteca de Literatura Universal, 2001, p. 787�788.
23, Graciân emploie le terme espagnol de c/Qsico dans le sens qui est le sien au xvne
siècle : est classique tout objet (auteur, texte, homme) dont la qualité notoire en fait un
exemple à suivre. li donne donc ici un statut modélisant à la langue de Mateo AJemân dans
la mesure où, selon lui, celui..ci excelle dans le maniement des procédés stylistiques propres
à illustrer l'esthétique du concept, comme art d'exprimer les correspondances qui existent
entre les objets. Du point de vue de l'histoire littéraire cependant, on considère que les traits
principaux de la sensibilité baroque se trouvent représentés en Espagne dans un ensemble
d'œuvres apparues au début du xvne siècle. Vesthétique baroque, avec son goût pour la dé..
mesure, les formes contrastées à l'extrême et les raffinements du jeu langagier qui confine
à l'obscurité, culmine vers la moitié du siècle. Les critères artistiques définis habituellement
comme« classiques» sont quant à eux associés en Espagne à la période de la Renaissance
(xv,e siècle),
24, Romans picaresques espagnols, p. 155. Texte original : éd, de F. Rico p. 218.
25, Je traduis.
26. On le retrouve également au centre d'historiettes diffusées par la tradition orale. Sur
les liens de notre nouvelle avec cette tradition, voir M. Chevalier, « Aux sources d'Ozmln y
Daraja», Bulletin Hispanique, LXXXIX, 1987, p. 303-305.
170 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
Alfarache 'de Mateo Alemlm, Madri� Gredos, 1971), la place des nouvelles intercalées dans
le roman est très concrètement fonction du type d'exemples qu'e11es représentent pour
Guzmân : le récit Ozmln y Daraja - avec la valeur morale de son dénouement - est destiné à
encourager un jeune débutant sur la voie de la vel'tu, alors que les deux autres sont un avertis
sement au picaro consommé. A. San Miguel rappelle, à la p. 273, que« el motiva del pœmio
o del castigo [ ...] es [, , .] uno de los motivos principales del Guzmlln deAlfarache.»
32. Il nous est dit de Daraja qu'« elle avait la langue castillane si à commandement qu'à
peine l'eût..on prise pour autre qu'une chrétienne de souche, car entre les plus habiles elle
pouvait passer pour telle», et d'Ozmin qu'« il parlait aussi aisément l'espagnol que s'il eût
été nourri au cœur de la Castille et qu'il y fftt né». (Romans picaresques espagnols, p. 135
et p. 136, texte original : éd. de F. Rico p. 196 et 198).
172 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
l 'Espagiie des statuts de pureté de sang - celle qui, un siècle après avoir
chassé les Juifs, se prépare à expulser les Morisques et à se refermer pour
un temps sur son esprit de caste et d'exclusion". On se demande en par
ticulier si le narrateur - et l'auteur - peut réellement croire à l'heureuse
destinée, annoncée comme à la fin d'un conte, de la descendance des
Maures Ozmin et Daraja dans la Grenade conquise par les chrétiens . . .
Mais faut-il à tout prix appréhender le Maure amoureux comme l'ex
pression de la nostalgie d'une harmonie devenue impossible, ou bien
encore, à l'opposé, comme un exercice de style tendancieux qui souli
gnerait des frontières idéologiques ? Dans la perspective de l'histoire
littéraire, Ozmin y Daraja offre bien l'exemple d'un traitement à la fois
classique et baroque du motiforiental. D'uoe part, il apparaît que le récit
des amours contrariées du noble musulman de Grenade et du triomphe
de sa vertu s'inscrit, comme le texte modèle que constitue L'Abencérage,
dans l'héritage néo-platonique de la Renaissance. A ce titre il représente
une étape importante de l'histoire de la nouvelle européenne34•
Cependant, à certains signes, qui ne se limitent pas à la recherche de
la véhémence admirée par Gracian, on discerne déjà une appartenance
du texte à la manière inquiète qui caractérise nombre de formes litté
raire du xvn• siècle espagnol.
Particulièrement, le statut de récit inséré qu'assume Ozmin y Daraja
dans la narration picaresque met en évidence certaines convergences
laissant à penser que les rapports qu'entretient la nouvelle mauresque
avec le reste de la matière romanesque sont complexes et ambigus. On
33. J. Goytisolo, en particulier a une vision très critique de la « maurophilie ». Pour lui,
elle est indissociable de la représentation du Maure féroce et fanatique ; ces images antithé
tiques, récurrentes dans l'histoire littéraire espagnole, seraient en fait parfaitement
réversibles, configurant une figure irréelle qui émerge de façon sporadique en fonction des
fluctuations contradictoires de l'interrogation identitaire hispanique. Voir à ce sujet« Cara
y cruz del moro en nuestra literatura, CrOnicas sarracinas, Barcelona, Ibérica de Ediciones
y Publicaciones, 1982, p. 7-25.
34. Il convient de signaler le vif succès qu'obtint la nouvelle, dans et hors d'Espagne
entre autres en France où elle circula sous une forme autonome et fut appréciée longtemps
après sa publication (cf. M. S. Carrasco Urgoiti, El moro de Granada en la literatura, p. 108-
109, 117, 232,). On trouve le texte dans un recueil d'histoires galantes de 1741 (cf S. Munari,
« Una traducci6n francesa de Ozmln y Daraja de Mateo Alemân : La Palme de fidélité de
Nicolas LanCelot (1620)», Propaladia n°3, Archiva de Investigaciones en Literatura Espafiola
y Teorfa Literaria (siglo XV-XVII), 2009. Voir également à ce sujet l'article de Suzanne
Guellouz dans le présent volume, ainsi que« Du héros au galant. L'apport du récit hispano
mauresque dans l'évolution du roman en France au xv11e siècle» dans Modèles, dialogues
et invention. Mélanges offerts à Anne Chevalier, éd. G, Chamarat Malandain et S. Guellouz,
Presses universitaires de Caen, 2002, p. 57-68.
p.-
35. Voir H. Moreil,« La deformaci6n picaresca del mundo ideal en 'Ozmfn y Daraja' del
Guzman deAlfarache», La Torre, XXIII, 1975, p. 101-125,
36. Romans picaresques espagnols, p. 157-158, texte original : éd. de F. Rico, p. 221.
174 ÜRIENT BAROQUEiÜRIENT CLASSIQUE
37. Cf. dans Romans picaresques espagnols, « Introduction à la pensée picaresque» par
M. Molho, p. XII : « Le picaro, qu'il s'agisse de Lazare ou de Guzmân, met l'homme en pré
sence de tout ce que sa condition comporte de négatif, afin de dessiller ses yeux et de
démasquer les contre-vérités qui sont l'habitude de sa pensée.»
38. Quoique son père, nous dit-il au chapitre I du premier livre, ait épousé en premières
noces une Mauresque belle, noble et riche, après avoir renié la foi chrétienne, au cours d'un
séjour en captivité à Alger. Romans picaresques espagnols, p. 70, texte original : éd. de F.
Rico, p. 113.
39. Guzmdn de Alfarache, I, I, 1 : Romans picaresques espagnols, p. 69, texte original :
éd. de F. Rico, p. 111.
40. Dans le cadre, rappelons-le, d'une pensée contre-réformiste où la question de la grâce
est centrale.
•"-
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 175
Alia Baccar
Université de Tunis-9 avril
Le Maure
C'est par cette appellation que l'on désignait les Arabes présents en
Espagne pendant sept siècles ; d'où le nom de littérature « hispano-mau
resque » qui s'attache à leur représentation, et en particulier à celle de
la chute de Grenade, événement fondateur de cette veine, qui occupe
une place de choix dans la création littéraire espagnole, puis française de
3. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots fran
çois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des a rts [.,. ], La Haye et
Rotterdam, Arnoud et Reiner Leers, 1 690.
4, Franco Cardini, Europe et Islam : histoire d 'un ma/entendu, trad. de l'_italien par
J. P. Bardo, Paris, Le Seuil, 2000.
Wiriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 179
Les Barbaresques
La topique barbaresque relève d'un autre traitement des motifs
orientaux1°. Les Barbaresques sont d'origines ethniques diverses : Turcs,
Chypriotes, Grecs, Italiens, Provençaux, Djerbiens. Leur lieu de
rencontre fut la Méditerranée, qui était alors le théâtre d'affrontements
entre les flottes des pays riverains, ainsi qu'avec l'Angleterre et la
Hollande. Les vaisseaux des Régences barbaresques attaquaient les
navires marchands qu'ils remorquaient jusqu'à leurs ports d'attache :
Tunis, Cilicie, Djerba, Tripoli, Alger... Leur union se fit par le Croissant
au service duquel ils se mirent pour défendre les intérêts des sultans
ottomans en Méditerranée. C'est ainsi qu'ils représentèrent la course
musulmane. On en connaît 1' enjeu, qui était la suprématie commerciale
sur les eaux et la convoitise des biens tant humains que terrestres. Ces
affrontements maritimes ont constitué la trame essentielle des rapports
entre les deux rives de la Méditerranée, et servent de source à de
nombreux écrits, en fournissant la matière première à une grande
production littéraire, tant baroque que classique.
Ainsi, une scène d'abordage telle que celle-ci, extraite d'Almahide ou
l'esclave reine, crée une situation romanesque où dominent la représen
tation de la peur et de la panique des voyageurs :
Il faut que je vous meine sur la Mer ; et que je vous apprenne que nous
avions déjà vu Ceuta, et que nous approchions déjà d'Alger ; lors que nous
rencontrasmes malheureusement un Corsaire de Baramède qui connois
sant bien à la forme de nostre Bastiment et du pavillon, que ceux qui
monstoient nostre Vaisseau, estoient des Mores, tourna aussitost la Proüe
sur nous et venant nous investir à touies voiles, il nous fit signe d'amei
ner. Comme nos gens, que la peur avoit saisis, furent quelques temps à
délibérer sur ce qu'ils avoient à faire en cette fascheuse conjoncture, Je
Corsaire nous saliia de toute son Artillerie : qui démontant nostre Vaisseau
de son grand Mast, et nous fracassant toute la Proüe ; nous mit en esta! de
ne pouvoir ny fuir ny nous déffendre, quand nous en eussions eu la
volonté. Aussi, les Pirates ne manqueront pas de nous venir accrocher : et
sautant dans nostre bord, où ils ne trouveront nulle resistance, ils y firent
1._'· .·
ou Turcs 12, clairement stéréotypés : ils sont cruels, rusés et dictent leur
loi sur les eaux, univers de leurs exploits. En outre, la course est souvent
.I.,·. .
présente d'un bout à l'autre d'un grand nombre de textes littéraires tant
baroques que classiques et procure nœuds, intrigues et péripéties, occu
'
' .
pant ainsi une fonction essentiellement dramatique 13 . Ainsi, les
enlèvements sur mer fournissent naturellement de la matière à cinq actes
complets et des dizaines de volumes romanesques, des Tapisseries his
i
toriques de J. P. Camus au Polexandre de Gomberville et à Almahide ou
l'esclave reine de M11' de Scudéry ; de même La Sœur de Rotrou, le
Parasite de Tristan l'Hermite comme les comédies de Molière en
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exploitent les thèmes. On retrouve donc, dans le cas de la course en
Méditerranée, l'ambiguïté déjà constatée dans le traitement des motifs -Jf.
mauresques : l'aventure barbaresque fournit aux écrivains baroques des
récits et des scènes spectaculaires, rocambolesques et romanesques ; et
ils relèvent en même temps de cet Orient qui, au Grand Siècle, attire par
sa civilisation mais se fait redouter par sa cruauté.
L'Ottoman
C'est un phénomène que l'on retrouve dans la représentation que
donne Racine des Turcs de Racine dans Bajazet, à un moment où la
politique française est dominée par la question turque - rappelons
qu'une ambassade turque voit le jour à Paris en 1669, que l'ambassadeur
du Sultan Mohamed IV est reçu en grande pompe par Louis XIV et que
cet événement unique en son genre aura un indéniable retentissement,
jusqu'au XVIII' siècle. Les « turqueries » deviennent à la mode, la
littérature suit et Molière fait représenter en 1670 sa célèbre comédie
ballet Le Bourgeois gentilhomme, qui se termine par une cérémonie
Le Derviche, le Sage
Cependant, l'apparition de cet univers secret s'inscrivait indéniable
ment dans un mode d'écriture lié à la satisfaction du désir d'évasion
chez le lecteur. I.;Orient musulman en effet ne remplissait alors aucune
fonction philosophique, et n'incarnera le lieu de la sagesse et du bon
sens que plus tard au xvm' siècle, grâce à la création d'Usbeck, héros des
Lettres persanes de Montesquieu et plus particulièrement du Derviche
que Voltaire fait apparaître dans Candide et surtout dans Zadig. Dès lors,
une perception positive de !'Oriental s'impose, qui fournit à celui-ci sa
fonction exemplaire : celle du sage mahométan qui détient le secret du
bonheur sur terre. Le lexème lui-même était apparu en France dès le XVI'
siècle, après avoir été emprunté au persan « derwis » puis au turc, il a
connu plusieurs formes (derwiz, derwich, dervis, enfin derviche). Selon
l'article que lui consacre Furetière dans son dictionnaire, il s'agit d'une
personnalité religieuse qui est « une sorte de moine mahométan dit aussi
derviche. » Richelet, pour sa part, le présente comme un « religieux
turc » ; « les Dervis », dit-il, « font profession de pauvreté et mènent
une vie fort austère. »
Dans les écrits baroques du tout début du XVII' siècle, il est pratique
ment inexistant et n'apparaît timidement que plus tard, dans Zaïde
(167 1), sous une autre appellation différente : celle de l'astrologue
Albumazar, sage de grande renommée que les héros vont consulter en
Égypte, lors de leur odyssée en Méditerranée. Petit à petit, cette figure
du sage s'impose, sous différentes appellations. Dans les Fables, La
Fontaine l'avait adoptée en 1675, dans la morale du Rat qui s 'est retiré
jt .
17. Voir La Fontaine et l 'Orient, Actes du co11oque de Tunis, A1ia Baccar(dir.), Bib1io 17,
n° 98, Tübingen 1996.
186 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE
18. Le premier Baba Arrouj devint« roi d'Alger », le second, Kherreddine Barberousse,
Bey des Beys et grand Amiral de la flotte ottomane, tandis que le troisième, Dargouth, fut
Pacha de Tripoli, Là-dessus, voÎl' Alia Bournaz Baccar, Le Lys le Croissant La Méditerranée,
op. cit, p. 1O.
188 ÜRJENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
Suzanne Guellouz
Université de Caen
l , Sur la lecture de ce corpus, voir la récente synthèse procurée par Émilie Picherot : Le
lieu, l 'histoire, le sang : l 'hlspanité des musulmans d'Espagne dans les litt ératures arabe, es
pagnole etfrançaise (xv11-xv1Je siècles), thèse, Paris IV-Sorbonne, 2009, à paraître.
2. Voir sur ce point Guy Turbet-Delof, Bibliographie critique du Maghreb dans la littéra
turefrançaise (1532-1715), Alger, SNED, 1976 et Suzanne Guellouz, « Le même et l'autre :
la carte de Tendre en pays barbaresque », Visages de J 'amour au xv11e siècle, 13e colloque du
CMR 17, Toulouse-Le Mirail, série A, t. XXIV, 1984, p. 217-226.
3. Voir sur ce point C. D. Rouîllard, The Thrc in French History, Thought and Literature,
1520-1660, Paris� Boivin, 1940,
4. On peut lire également ce texte dans l'Inventario de Villegas, paru en 1565.
5. Voir sur ce point Suzanne Guellouz,« Perez de Hita et ses traducteurs français du xvne
190 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
siècle », A. Duprat et É. Picherot (dir.), Récits d'Orientdans les littératures d'Europe (xv1e-xvlle
sièdes), Paris, PUPS, 2008, p. 81-100.
6, Paraissent en en effet, dès 1619, Les Aventures héroïques et amoureuses du comte
Raumoind de Toulouse et de Don Rodéric de Vivar, de Loubaussin de 1a Marque, en 1620,
La Palme defidélité ou récit véritable des amours infortunées et heureuyses de la Princesse
Orbe/inde et du Prince Clarimant, Mores grenadins, de Nicolas Lancelot et, en 1623,
Eugène, histoire grenadine, offrant un spectacle depitié et depiété, de Jean-Pierre Camus.
7. Voir notamment Catherine Plusquellec, L'œuvre de Catherine Bernard, thèse dactylo
graphiée, Rouen, 1984, Marie-Thérèse Hipp, « Quelques formes du discours romanesque
chez Mme de Lafayette et Melle Bernard », R.H.L.F., 1977, p. 507-522, Fausta Garavani,
« Fontenelle et compagnie », Ilpaese dellefinzioni, Pise, 1978, p. 11-51, Simone Dosmond,
La tragédie à slljet romain, thèse dactylographiée, Poitiers, 1981, Arnaldo Pizzorusso, « I,,e
Brutus de Catherine Bernard et Fontenelle », Etudes normandes, 1987, 3, et Jacques Morel,
« Catherine Bernard et Fontenelle, l'art de la tragédie », Actes du colloque Fontenelle, Paris,
PUF, 1989, repris dans Agréables mensonges, Paris, Kliencksieck, 1991, p. 247-253.
8. Outre ses poésies, qui ont remporté en 1691, 1693 et 1697 le prix de PAcadémie
française et en 1696, 1697 et 1698 celui des Jeux Floraux de Toulouse et où l'inspiration
profane (et courtisane) cède progressivement le pas à l'inspiration religieuse, il faut signaler,
d'une part, Brutus, tragédie, en 1691 et Laodamle, reine d'Éplre, tragédie, 1735, et, d'autre
part, cinq récits.
J. <
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 191
9, « Sur les comédies», Œuvres en prose, René Ternois (éd.), Paris, Didier, Société des
textes français modernes, 1 962-1969, 4 vol., III, 1966, p. 44.
1O. Ed, Charles-Henri Boudhors, Œuvres complètes du chevalier de Méré, Patis, Les textes
français, collection des Universités de France publiée sous les auspices de l'Association
Guillaume Budé, 1930, 3 vol., t. li, p. 43-44.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 193
11. Sarrazin, S'ilfaut qu 'un jeune homme soit amoureux, dialogue, dans Les œuvres de
M Sarrasin, Paris, chez la Veuve Sébastien Mabre�Cramoisi, 1694.
12. La fête est notamment évoquée en 1687 par le père Bouhour� dans La Manière de
bien penser dans les ouvrages d'esprit (Suzanne Guellouz éd,, Toulouse�Le Mirail, 1989,
p. 145).
13. Voir sur ce point Arnaldo Pizzorusso, La Poetica del romanzo in Francia, 1660-1685,
Roma, Sciascia, 1962, Henri Coulet, Le Romanjusqu 'à la Révolution, Paris, Colin, 1967, I,
p. 248, René Godenne, Histoire de la nouvelle, Genève, Droz, 1970, Maurice Lever, La
Fiction narrative enprose au xvue siècle, 1 976 et Fausta Garavini, op, cit.
194 ÜRIENT BAROQUBfÜRIENT CLASSIQUE
·1."• ·.
des noms de Mm, de Tournon et de Sancerre dans Le Comte d'Amboise.
Elle est attestée par une incontestable similitude dans les structures et
ne se manifeste pas seulement dans le choix de certains épisodes et dans
celui des dénouements. Comme Mm, de la Lafayette, Catherine Bernard
sait raconter une histoire qui doit sa brièveté au fait qu'elle n'a rien à voir
avec une biographie mais qu'elle rapporte une crise, où, selon la formule l
. ',
::J:
19. La thèse de 1' œuvre à clé est soutenue par René Godenne dans son édition critique
d'Inès de Cordoue. Il s'appuie sur une note inscrite en marge d'un poème sur M�110 de Vigean
que l'on peut lire dans le manuscrit du Fonds Français 12724 fi 5 v0 ,
20, Op. cit., p, 469,
21. Artamène ou le Grand Cyrus, Paris, A. Courbé, 1656, I, p. 8.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 1 97
les faveurs d' Amestris et si, détrompé, il n'allait affirmer à celle qu'il est
sur le point de reconquérir qu'il n'a pas tué Otane. Coup de théâtre.
Otane survient. Mais à la suite d'une rixe il est emprisonné. Bref, conclut
Actabane, « Aglatidas épousa Amestris dans le plus fameux de nos
temples en présence du roi, de toute la cour et de toute la ville22• »
Qu'il s'agisse de la structure d'ensemble ou que l'on envisage le détail
des motifs, les ressemblances qui existent entre le texte de M11' de
Scudéry et celui de M11' Bernard sautent aux yeux. Ici comme là, c'est
le schéma du dépit amoureux qui est mis en œuvre. Mais c'est aussi l' af
firmation que le drame qui découle de cette sorte de malentendu est
complexe, la déconvenue de l'un des amants engendrant chez l'autre une
déception qui, à son tour, incite le premier à persévérer dans une erreur
qui elle-même éloigne le second. . . De même, le motif du coup de foudre
se trouve dans l'un comme dans l'autre texte. Au passage dans lequel
M11' de Scudéry évoque la surprise de la rencontre - « Uamour, ce dan
gereux serpent, s'était si bien caché sous des fleurs que je n'avais point
senti ses piqûres23 » - correspond, sous la plume de Mil• Bernard : « Ils
s'étaient aimés au moment qu'ils s'étaient vus24• » C'est, encore, celui
du lieu public - « cour » dans l'histoire d' Aglatidas et d' Amestris et
« Salon », en l'occurrence celui de la mère du héros, dans l 'Histoire de
la rupture d'Abenamar et de Fatime - conçu tout à la fois comme le
symbole de tous les dangers et comme l'antithèse de la retraite où les
héros peuvent enfin être eux-mêmes. Et l'on pourrait allonger la liste,
notamment en rappelant que, dans le Grand Cyrus comme dans la nou
velle, c'est l'absence de lettres qui provoque le drame, même si la lettre,
dans le roman long, se présente sous d'autres aspects et assume bien
d'autres fonctions.
Il n'en reste pas moins vrai que nombreux sont aussi les points qui
séparent les deux écrits. La différence la plus incontestable a trait aux
dimensions des textes : l'un, nous l'avons dit, ne comporte que vingt
cinq pages ; l'autre en occupe plus de cinq cents. En elle-même
significative, cette disproportion a pour corollaire la substitution d'un
discours uniment impersonnel à la variété discursive qui régnait chez
Mil• de Scudéry : la première partie de l'histoire d' Aglatidas et
d'Amestris est en effet rédigée à la première personne, la seconde obéit
à la conception, plus traditionnelle, du récit à la troisième personne. Ici
'.•
l'image du dysfonctionnement profond d'un système. Leurs
.
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la société.
1·1
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25. Voir Suzanne Guellouz, « Une fiction qui fait l'histoire, la Relation historique et
galante de l 'invasion de l'Espagne par les Arabes de Baudot de Juilly», à paraître.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 199
IV.
Genres : l'Orient épique et romanesque
•
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:COrient des « Histoires Tragiques » de Boaistuau, Belleforest
et Rosset :
constitution d'un lieu commun romanesque
Nicolas Cremona
ENS- Paris-Ill Sorbonne Nouvelle
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exemple concentrant les pires vices. Cette perspective est centrale dans
les histoires tragiques qui se présentent comme des histoires morales,
écrites pour l'édification des lecteurs.
A la fin du XVI' siècle, chez Boaistuau puis Belleforest, se dessine ce
lieu commun de l'Orient comme cadre propre à l'histoire tragique dans
la mesure où celle-ci raconte des situations paroxystiques, à la limite de
l'inhumain. Inversement, parallèlement à ces textes, on trouve chez ce
même Belleforest des récits exaltant les vertus de grands hommes
orientaux, généraux, princes ou sultans, loués pour leur bonté, leur
reconnaissance, leur magnanimité et leur sagesse. Au XVII' siècle, sous
la plume de Rosset, l'Orient se transforme en un cadre exotique pour
transposer des faits advenus en France.
2. Bel1eforest, Histoires tragiques, livre VII. Lyon, chez Benoist Rigaud, 1595, p. 273.
3. C'est A, Guellouz qui m'a signalé cette référence. Qu'il en soit remercié.
206 ÜRIENT BAROQUWÜRIENT CLASSIQUE
Mais à quoy (direz vous) sert une telle & si longue digression, puisque
votre subject tend à la preuve des malheureux succez causez ordinairement
par l'ambition au fait du gouvernement des Royaumes ? Beaucoup,
certes, car sans ce discours, à peine aurez vous pleine cognoissance de
l'histoire que je vous veux reciter4•
Il adopte le même procédé généalogique dans « De l'abominable et
tyrannique meurtre de Sultan Soliman roy des Turcs perpetré sur son fils
Mustapha », où il explique que les Turcs ne peuvent établir leur pouvoir
qu'en tuant leur prédécesseur et en plaçant Soliman dans une longue
lignée de princes assassins, Cette idée d'une instabilité et d'une
usurpation fondamentales du pouvoir oriental (largement exagérées)
revient dans toutes les nouvelles et sert de repoussoir aux lecteurs
occidentaux, qui reçoivent ces histoires dans les années 1570 et 1580,
pendant les guerres de religion. Dans ce sens, l'Orient devient le miroir
ou la face cachée de l'Occident. Il permet de représenter ce qui inquiète
en France : l'instabilité du pouvoir, les luttes internes, les usurpations et
les conflits dynastiques.
Soucieux de présenter des contre-exemples immoraux à l'attention de
ses lecteurs, Belleforest joue également d'effets d'insistance en
choisissant de traiter des mêmes princes dans plusieurs nouvelles. Il
n'hésite pas à écrire deux nouvelles sur les massacres des rois de Tunis,
la nouvelle du livre VI étant plus condensée et centrée sur la mutilation
du père par son fils (aveuglement),
Cette reprise peut s'appuyer sur l'intertextualité. On voit réapparaître
le personnage de Mehmet II déjà présent chez Boaistuau (le maître de
Belleforest et premier auteur d'un recueil d'histoires tragiques) dans le
livre VI et Belleforest développe les cruautés du sultan, en racontant
comment il massacre ses frères et ses conseillers pour ne pas partager le
pouvoir, alors que dans la deuxième histoire des Histoires tragiques,
Boaistuau s'était concentré sur un autre épisode de la vie de Mehmet Il
qui aurait tué sa favorite, l'esclave grecque Hyrénée, dont il était fort
amoureux, pour prouver à ses conseillers et à son entourage qui com
plotaient contre lui qu'il était capable de faire passer l'intérêt de l'état
avant le sien propre.
De Boaistuau à Belleforest, Mehmet II devient de plus en plus cruel :
exemple même du prince lascif et débordé par ses passions chez
Boaistuau, il parvient cependant à se maitriser et à faire primer la
politique sur son amour ; mais cet effort sur soi que Boaistuau aurait pu
4. Ibid., p. 273-274.
208 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
Absalon, car sans nulle honte, ny reverence, il entra au serail de son pere,
où il usa salement & incestueusement des femmes & concubines de
celuy qui l'avoit engendré'.
En Neron estimé cruel sur la mesme cruauté, se trouvera+il plus d'inhu
manité que celle de ce barbare' ?
C'est dans cette surenchère par rapport aux références antiques que se
construit la contre-exemplarité de ces souverains cruels. Mais les réfé
rences peuvent aussi être tirées de l'histoire contemporaine, ce qui
permet au narrateur de souligner l'actualité et la vraisemblance des évé
nements relatés. Ainsi, Belleforest évoque (à tort ou à raison) à propos
des rois de Tunis le contre-modèle de Machiavel
N'estoit-ce pas se gouverner selon les reigles & maximes du cruel poli
tique Macchiavel, qui ne peut pas espargner le sang, où il voit la moindre
pretention du monde' ?
Ce rapprochement, véritable lieu commun de l'époque, permet de
diaboliser encore davantage les rois de Tunis, en combinant l'image du
tyran soumis à ses passions hérité de Platon et celle du souverain moderne
qui peut choisir le recours à la violence au nom de l'intérêt de l'État,
indépendamment de toutes considérations morales. On le voit, la vision de
l'Orient de Belleforest se construit par croisement et reprise de lieux
communs trouvés chez des historiens ou des auteurs de récits de voyages.
Si les faits racontés sont exacts, il n'en reste pas moins que le narrateur les
met en scène de manière à exacerber la violence, en soulignant la cruauté,
bref, en les transformant en scène tragique, au sens théâtral du mot.
I:image du sultan rejoint une forme d'archétype de la violence et de la
barbarie allant jusqu'au crime contre-nature. Suivant une logique du
comble et de la surenchère dans la peinture de la violence, Belleforest
donne à travers ses nouvelles une vision paroxystique de l'Orient servant
à construire une image d'altérité incompréhensible, impensable, qui
dépasse tous les criminels antiques et contemporains. Le narrateur
s'attache tout particulièrement à décrire de manière détaillée et pathétique
les scènes de meurtre, avec force appels à la compassion du lecteur et
récriminations contre la barbarie des mœurs orientales et contemporaines,
reprenant le lieu commun de l'âge de fer et de la perte des valeurs
humaines :
7. lbid, p. 304.
8, Ibid., p. 304.
9, Ibid, p. 282,
!':""r 1
.-!-'
13, Belleforest qualifie cette nouvelle d'« autant excellente et digne d'estre notee & mise
par escrit, que l'histoire (soyt vraie, ou non) de Piramus et Thisbé ».
14, p, 336,
15, Ibid,, p. 370,
16, Ibid,, p, 405-406,
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 213
Nancy Oddo
Université de Paris Ill-Sorbonne Nouvelle
16. Jacques Gaffarel, Cléolthée, ou les Chastes advantures d'un Candien et d'unejeune
Natolienne. Histoire devote en laquelle on voit les divers ejfects de ! 'amour divin, Paris, La
Société, 1624, p. 463.
17. Gervais de Bazire, Les Adventures estranges de Lycidas Cyrien et Cleorithe Rhodienne.
Contenant la conversion de l'un, & la reprobation de l'autre, Traduict sur l 'original Grec,
par le Sr de Bas ire, Archidiacre, & Theologal à Sees, Rouen, Claude Le Villain, 1630, p. 11.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 221
ici sans doute une explication très pragmatique et financière qui renvoie
à l'univers de référence du lecteur et non à une réalité orientale. C'est
dire si même lorsque le roman nous mène à l'autre bout du Levant, le
lecteur se sent en terre connue et qu'il est renvoyé à des usages qui lui sont
spécifiques : les effets de réel visent un impact sur une pratique (ici
l'aumône dans les églises de France) orientée non pas vers une découverte
de l'Orient, mais vers une conservation des biens ecclésiastiques français
au Levant. Le reste est passé sous silence.
Lorsqu'il est question d'alliance entre les Orientaux et les Occidentaux
dans ces romans à coloration religieuse, il en va de même : un système
d'alliance militaire existe (chez Nervèze, Léandre aide la Perse contre les
Turcs suivant ainsi l'usage dans l'écriture du Levant à cette période) et
se double d'alliances, sentimentale (ce même Léandre tombe amoureux
de la nièce non convertie) et amicale (son compagnon aime l'amie de la
nièce). Parce qu'il héroïse, puisqu'il permet de beaux combats contre
\'Infidèle et des moments de gloire militaire (Léandre sauve le Grand
Sofi, son allié), l'Orient suscite des élans de générosité envers l'ennemi
(Léandre fera soigner, avant de le libérer, le prisonnier barbare
Abimaltar). Il y a bien du dialogue entre ces ennemis de roman, ce que
l'on retrouve dans d'autres récits, y compris ceux qui sortent de plumes
ecclésiastiques comme celle de Gervais de Bazire. Le héros syrien
devenu catholique sur le chemin de Damas, suivant le modèle de saint
Paul, finit ses jours à Chypre lors du siège de Famagouste que remporta
en 1522 Soliman sur les chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. !;ancrage
référentiel est explicité et le récit de la bataille de l'ancienne Salamine
se clôt sur la mort héroïque de Lycidas :
Je diray seulement, que pour couronner la course de ses vertus héroïques,
& terminer par une mort glorieuse les belles actions de sa vie, il fut tiré
à coups de flèches, au grand regret de son Général, & de toute l'armee,
comme il montait par une échelle de cordes, sur les murailles de la ville
de Salamine. Tout le monde le pleura, voire mesme le Bacha de Thunes
en Barbarie, qui avoit esté envoyé par le Grand Seigneur pour deffendre
l'Isle, & soustenir le Siege, regretta sa valeur, & dist hautement que si
les Chrestiens en eussent dix pareils, les Turcs eussent perdu dans six
mois tout ce qu'ils avaient conquis en Europe 18.
Lycidas, qui jusqu'alors avait réalisé un idéal uniquement spirituel (se
convertir au catholicisme et visiter les lieux saints), acquiert par cet
ses ennemis reconnaissent sa valeur. Elle sert sans doute aussi à sermon ;:-,
;� .:
ner la noblesse suspectée d'oisiveté, qui rechigne aux batailles et se
complaît dans le désœuvrement, ce qui est un topos fréquemment exploité
dans ces romans. Nervèze, dans les Adventures guerrières et amoureuses
de Léandre (1608) lance un appel au combat guerrier dans l'épître dédi
catoire, contre l'oisiveté de la noblesse, qui devait prendre
un Léandre pour exemple d'une ambition genereuse en laquelle ils ap
prendront à se desrober de la paix de leur païs pour aller chercher les
guerres estrangeres, parce que vivre inutiles chez eux, et laisser borner
leur fortune de celle que la naissance leur a donné, c ' est ne sçavoir pas
que toute la terre est le païs des hommes, et que celuy qui porte à juste
titre une espée à son costé, a droit de demander par tout des honneurs à
la Fortune. [ . . . ] Et comme pour combattre l' oysiveté il est permis à
chascun d'eslire ses armes, mon esprit a fait le choix de ma plume19•
Il s'agit bien de combattre une idéologie autre et la tolérance de nos
auteurs n'est que de façade. Uappel au combat reste un appel à la croisade
dont les travaux pionniers de Guy Turbet-Delof ont montré combien il
demeurait vivace au début du xvu' siècle20• Gaffarel est l'un de ceux qui
le formule le plus clairement dans son épître dédicatoire à Louis de La
Mark en s'attachant à ses prestigieux ancêtres victorieux des Turcs et
Mahométans
Et qui ne sçait que ses successeurs ont esté les fermes colonnes de la
Chrestienté, puis que ç'a esté par eux que le Mahumetan, qui avait desja
19, Antoine de Nervèze, LesAdventures guerrieres et amoureuses de Leandre, Paris,
Toussainct du Bray, 1608, Épître « Aux oisifs ».
20. Guy Turbet-I'.:>elorf, L'Afrique barbaresque dans la littératurefrançaise aux xvf et XVII'
siècles, Lille, 1973, p. 171 : « Mille fois dite et répétée, écrite et imprimée, cette prophétie : Dieu
réservait au roi de France la gloire de conquérir Jérusalem (. . . ) : Guillaume Postel s'en faisait
l'écho vers 1550. Elle retentit à nouveau en 1573, en 1594, en 1607, en 1609, adressée au
dauphin, en 1620, en 1637, adressée à Louis XIII, en 1654, en 1665. » Voir aussi E. Thuau,
Raison d'État et pensée politique à l 'époque de Riche/leu, Paris, A. Colin, 1966, p. 282-286,
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 223
2 1. Antoine de Nervèze. op, cit., f, 93 à 104 : « Il arriva que je perdis quasi en mesme
temps mon maistre & ma maistresse : l'un par une mort violente qui suscita ces troubles, &
l'autre par un trespas naturel qui troubla mon ame. De sorte que ces deux rudes coups, par
lesquels les esperances de ma fortune & de mon amour furent abbatues, me firent perdre pour
tous les deux le fruict de mes travaux & de mes services, Je continuay despuis à servir ce
Prince, pres de ceux qui prindrent les armes pour venger sa mort, & me trouvois si attaint
de douleur pour ces pertes, que la vie m'estant à charge, je tenais à faveur du destin les
playes que je recevais dans les combats,» op. cit., f. 94-95.
22, ibid., f. 1 00 :« De sorte que ceste maison [l'ermitage] me fait souvenir de celles qu'on
voit en France dans les rochers le long de la Loyre, tirant de Blois à Tours. �>
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 225
23. Voir Jean Sainsaulieu, Les Ermitesfirmçals. Paris, Cerf, 1974, p. 18w23, qui établit
clairement le lien conjoncturel entre l'échec de la Ligue et la conversion à la vie érémitique
des anciens ligueurs ulcérés.
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1
' .:
Le corsaire barbaresque comme personnage baroque
dans I:Exil de Polexandre
d'autant plus ambiguë que les témoins de cette scène, ceux qui ont
démasqué le corsaire et reconnu ses traits « français », sont également
français - eux-mêmes cependant ne parviennent pas à établir la vérité
sur son identité. IJ!le des corsaires devient ainsi le théâtre gigantesque
sur lequel sera exposée la vie de cette communauté et le lecteur assiste
à cette représentation par le biais d'un regard étranger : celui du roi
péruvien pris par les Barbaresques lors d'une embuscade maritime que
ces derniers ont organisée contre une flotte commerciale espagnole7.
Pour Rousset, le personnage baroque est « en état de déguisement, se
donnant pour un autre qu'il n'est• » ; c'est bien le cas de Bajazet, le
général des corsaires. Il est introduit dans le roman comme une figure en
contraste avec celles des autres corsaires, ce qui laisse soupçonner une
autre identité que celle qu'il affiche :
Bajazet [ .. . ] commandait et était de telle sorte respecté en tout ce qu'il
voulait, qu'on eut dit que sa mine tout autre que celle de ses campa·
gnons avait été capable d'adoucir toute la barbarie de ces pirates'.
Vhyperbole dans cette séquence se joint à l'antithèse pour enrichir le
portrait du personnage et entretenir le paradoxe que dégage sa présence
au sein de cette communauté :
Ce brave chef, quoiqu'il ne fût pas de l'humeur de ceux auxquels il com
mandait, toutefois, pour ne rien diminuer de l'autorité qu'il avait parmi
eux prit la peine d'en parler [ . . . ] 10•
Le personnage apparaît ainsi sur un premier plan enlevé sur le fond
des corsaires qui l'entourent, dans cette esquisse qui promet l'ajout
d'autres touches et d'autres précisions à son portrait. Une esquisse
d'autant plus prometteuse qu'elle est délibérément teintée d'ambiguïté
morale : malgré une mine « autre » et une humeur différente de celles des
corsaires, ce chef est obéi et respecté par eux ; ajoutons à cela que le
narrateur le présente comme « brave » et lui attribue un comportement
de gentilhomme, en particulier avec le roi du Pérou, qu'il traite comme
un souverain en exercice. Énigmatique, fait d'antithèses et de paradoxes,
Bajazet apparaît d'emblée sous des traits baroques.
7. Il s'agit de Zelmatide, roi inca prisonnier des Espagnols dans son propre bateau. Ayant
été pris par les Barbaresques suite à la défaite des Espagnols, il est bien traité par Bajazet qui
fait de lui son ami et son hôte et non son pL'isonnier.
8. J. Rousset, La Littérature de l'âge baroque en Fronce, Circé et le paon, Paris, Corti, 1985.
9. L'Exil de Polexandre, op. clt., p. 31.
10. Op. cit., p. 49.
230 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
une mer qu'une tempête agite et que le beau temps seul peut apaiser.
Seul Bajazet, le général, se voit en effet investi du pouvoir de tempérer
ces « humeurs » difficiles :
La voix et la présence de Bajazet, qui parut l'épée à la main, firent
d'abord quitter les armes à l'un et à l'autre parti18.
Ce respect ne dure cependant pas longtemps, puisque la révolte
menace d'éclater dès que le général fait enlever le vin et le tabac pour
mettre fin à la dispute et partant à la soirée- on voit donc que le tableau
d'un monde aux hiérarchies inversées est maintenu : le chefredoutable
ne fera en réalité qu'obéir à la volonté de ses soldats, puisque Bajazet fait
rendre le vin et le tabac aux ivrognes. C'est grâce à cette concession que
le général peut retrouver son prestige, sauvegarder son autorité et se
conserver l'affection et le dévouement de ses pirates :
Tous ces débauchés embrassèrent Bajazet, et lui jurèrent qu'ils n'épar
gneraient non plus leur sang pour lui, qu'il n'épargnait le vin pour eux 19.
D'autres composantes de la personnalité de Bajazet frappent
également, comme celle qu'il révèle lors de sa conversation avec le
prince Zelmatide, qui se déroule sur un terrain commun, celui de
l'aversion pour l'Espagne considérée comme ennemi commun de la
France et des Américains20 et qui se déroule avant le départ en mer des
corsaires ; ceux-ci veulent « surprendre la flotte commerciale espagnole
et l'anéantir. » Vennemi commun est donc un pays chrétien et Bajazet,
Français, chrétien et fier de l'être n'y voit aucune contradiction ; au
contraire, c'est pour lui une joie extrême qui n'a d'égale que celle du roi
du Pérou outragé et humilié par les Espagnols. Le dialogue euphorique
entre Bajazet et ce prince, quand les éclaireurs sont revenus pour
annoncer que la flotte espagnole s'approche de leur région et qu'il est
donc possible de l'attaquer, est significatif :
0 Dieu, s'écria Zelmatide, hé de grâces, Bajazet, quelles nouvelles vous
a-t-on apportées de nos ennemis ? Elles sont très bonnes, lui répondit
Bajazet, et je vous promets que dans deux jours votre valeur aura de
l'exercice, et de quoi satisfaire à la passion que vous avez de vous venger
de ceux qui vous ont offensé2 1 ,
18. Ibid., p. 525.
19. Ibid,, p. 527.
20. Dans le roman, on désigne par Américain les habitants autochtones des Amériques. (Le
Nouveau Monde),
21. L'Exil. . . , p. 533.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 233
Le roi indien et le général turc se trouvent en total accord dans cet élan
vers l'exercice de leur « valeur » et de leur courage pour châtier l'arro
gance des Espagnols. À ces derniers, le roi péruvien attribue en effet
une folie si prodigieuse, que, sans se soucier de leurs vies, ils se jetèrent
au travers de mille mers inconnues, et vinrent infecter des pays, qui ne
savaient pas ce que c'étaient de crimes et de tyrannie, Le Pérou fut alors
envahi de cette peste.
C'est ce que Turbet-Delof désigne par « l'alliance indo-barbaresque qui
se cimente dans l'acte de récupération par les corsaires, sur les galions
espagnols, « des montagnes d'or » pillées par les conquérants du Mexique
et de Pérou22• » Bajazet considère qu'en s'attaquant aux vaisseaux espa
gnols, il dépouille les ennemis de sa « patrie » d'une _part de leurs richesses
et partant de leur capacité à disputer l'hégémonie des mers et des terres à
la France. Bajazet et Polexandre incarnent la politique extérieure française
de Richelieu que Gomberville défend : l'alliance franco-turque tant décriée
au xvn' siècle par les Espagnols est dans l'intérêt du commerce et du
prestige international de la France. Le roman constitue en ce sens, comme
l'affirme Guyîurbet-Delof, « une justification de l'alliance franco-turque,
ce scandale permanent aux yeux de tant de chrétiens". ». Loin de se
montrer en exilé banni et rejeté par son propre pays, le général des corsaires
tient le discours d'un ambassadeur de la France ou de son ministre des
affaires étrangères. Comme Polexandre - avec lequel il se confondra dans
les versions suivantes du roman24- le Bajazet de 1629 se présente fière
ment comme Français, et avoue à son ami qu'il n'a jamais renié le
christianisme. Le rapport des corsaires français à leurs pays est ainsi nourri
d'une fierté envers la politique extérieure de la France, mais il apparaît
aussi teinté de satire vis-à-vis de la politique de l'Espagne qui, dans ses
conquêtes ne respecte pas « les droits des gens ». A Zelmatide qui lui
demande de se présenter, Polexandre répond
Je dis ceci pour rendre ce que je dois à ma nation, et vous veux appren
dre que je suis du même pays qu'étaient les premiers qui mirent pied à
terre en Jaquaze il y a plus de cinquante ans ; et lui donnèrent le nom de
la Floride. Je me figure que leur nom ne vous est pas inconnu, puisque
vous avez été tantd'aUBées à la Cour de Quasmez. Zelmatide lui dit qu'il
n'ignorait plus son pays, et que non seulement il avait ouï parler de cette
décente faite par les Français en Jaquaze, mais aussi qu'il avait toujours
reconnu de très grandes différences entre eux et les Espagnols. Puisque
ainsi est continua ce jeune pirate, qui se disait français, il n'est pas besoin
que je vous die combien sont grandes en paix et en guerre les vertus d'une
nation que ses ennemis mêmes ont appelée la première du monde".
Il est à rappeler que ce dialogue a lieu en privé et même en secret, car
les deux corsaires français, Bajazet et Polexandre, tiennent à évoquer le
moins possible leur véritable identité.
Jusqu'à ce stade du roman, Bajazet n'est présenté qu'en tant que
personnage public : général des corsaires, homme militaire et politique,
théologien de l'islam. Le Bajazet clandestin ne dévoile son identité qu'en
secret ; il se débarrasse alors de son masque de pirate, en présence de son
hôte et désormais confident, le roi du Pérou. Au fil de ces veillées, nous
apprenons que le terrible corsaire est un jeune homme sensible et
amoureux, triste et se languissant de l'éloignement de sa bien-aimée ; et
c'est la souplesse qui accompagne les changements de visage du
personnage qui apparaît alors comme l'une des composantes essentielles
de l'esthétique baroque dans le roman. Le Polexandre de 1629 est ainsi
marqué par une plasticité des formes et des postures qui modèle et façonne
le même personnage selon la variété des rôles qu'il endosse. Le tableau
pathétique du héros en amoureux transi contraste en effet avec ses
apparitions lors des scènes de batailles, de gérance et d'administration
politique, de cérémonies religieuses ou autres et ce contraste relève bien
d'une recherche de la variété ; mais l'auteur prend soin de montrer ces
différentes facettes du personnage comme découlant d'une même source.
Bajazet apparaît ainsi comme une illustration romanesque parfaite du
concept baroque de l'homme : un être multiple, abritant en lui toutes les
contradictions du monde dans lequel il vit. Ainsi développe-t-il des
capacités illimitées à s'adapter à toutes les situations. Les différents
déguisements se succèdent ou se superposent « sans qu'un déguisement
détruise l'autre26 », un mouvement qui pourrait répondre à la définition
que Roland Barthes fournit de l'image et du symbole : « un feuilleté de
sens qui laisse toujours subsister le sens précédent, comme dans une
construction géologique ; dire le contraire sans renoncer à la chose
contredite27• »
25. L'Exil.. ,op. cit., p. 542,
26, R, Barthes, L'Obvie et l 'obtus, Essais critiques IIIJ Paris, Seui1, 1982, p. 51.
27. Ibid.
fliriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 235
l'ont élu. Ce récit est l'un des rituels de la cérémonie élective du nouveau
capitaine. Il faut rappeler qu'à ce stade du roman, le changement de
l'instance narrative entraîne le changement du destinataire explicite et
immédiat : les narrataires sont désormais les corsaires juges et électeurs.
Le personnage narrateur sait qu'il doit moins distraire que convaincre.
En effet, sous l'aspect rituel de cet « abrégé de la vie » du nouveau
capitaine se cache un motif qui n'échappe ni aux auditeurs de l'histoire
ni au lecteur du roman : il s'agit, pour Sinas, de justifier par sa carrière
qu'il est habilité à son poste de commandant et surtout qu'il est un
corsaire authentique.
Dès l'âge de dix ou douze ans, la mer fut mon élément; etje commençai
par la pêche, l'apprentissage du métier que j'ai toujours fait depuis. Je
vivais mieux sur l'eau que sur la terre et n'avais plaisir au monde que
celui de me voir combattu des vents et des vagues, dans mon petit bateau
de pêcheur''.
Valchimie du corsaire et de la mer qui se dégage de ce récit est d'autant
plus impressionnante qu'elle se produit instantanément, par l'emploi du
passé simple qui attribue au verbe « être » le sens de « devenir», marquant
ainsi la transformation de l'état du personnage par l'accès à une nouvelle
phase de sa vie, sous la forme d'une naissance magique - l'avènement
d'une harmonie sans précédent dans la vie du jeune Provençal. La passion
de la mer transforme la terre habitée, et surtout la ville, en lieu d'exil qu'il
faut quitter dès que l'occasion se présente.
La suite du récit va montrer que l'appel de l'aventure se fait de plus en
plus pressant chez Sinas. Son sentiment d'exil le poursuit et aiguise son
goût de l'errance et du combat. Sans le savoir, il se préparait pour devenir
corsaire depuis son premier contact avec la mer - une métamorphose
qui équivaut un développement naturel.
Je trouvais mon humeur si conforme à la leur, et mon inclination si
propre pour ce qu'il faisaient qu'aux quatre ou cinq mois qu'il furent en
mer, je devins aussi déterminé soldat et aussi capable d'une grande
exécution que pas un qui fut parmi eux29•
Il ne lui manque que la conversion à l'islam, condition nécessaire pour
être affranchi gratuitement par son maître et devenir corsaire libre et
attitré. A cela non plus, il ne manifeste aucune objection : le jeune
30. L'Exil.... p. 51 l .
238 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
3 1 . Ibid., p. 561 .
32. Ibid,, p, 519.
33. Ibid., p. 579.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 239
Toutefois, les symboles qui semblent régir cet univers sont plus précis
encore : les armes, la selle du cheval du défunt sont renversées en signe
de deuil, tandis que l'on porte en triomphe les rames brisées et les dra
peaux croisés -- comble du sacrilège pour un chrétien. Enfin, l'un des
personnages de cette procession incarne sans ambiguïté le diable ; un
« fort grand homme armé de toutes pièces » se détache du reste du
cortège funèbre par une autre touche de bizarrerie et de grotesque : la
lance qu'il porte. La verticalité bien marquée, la pointe dirigée vers le
haut de la lance appellent le spectateur-lecteur à admirer les deux objets
qu'elle expose : le turban du capitaine qu'on enterre et une queue de
cheval. Le turban peut rappeler une tête coupée, surtout en présence de
la queue de cheval, qui, elle, est bien un appendice coupé,
Dans Je roman de Gomberville, le corsaire barbaresque en général et
celui d'origine française en particulier apparaît ainsi avant tout comme un
personnage relevant d'une anthropologie baroque, c'est-à-dire de certain
type de vision globale de la vie humaine, avec toutes ses composantes.
L'homme dans l'art baroque est un être qui s'adapte à son environnement.
Dans cette optique, le pacte que les personnages français établissent avec
l'univers des corsaires est présenté comme une nécessité vitale pour chacun
d'eux. Le lecteur est ainsi appelé à un certain degré d'identification avec
le comportement des héros, dont Je narrateur intervient à plusieurs reprises
pour préciser qu'ils ne coïncident pas entièrement avec des pirates. Par ail
leurs, l'engagement de ces personnages dans les activités de piratage avec
tout ce que cette carrière suppose de violences de toutes sortes, est justi
fié par leur appui sur l'intérêt national français - Bajazet, rappelons-le,
utilise son pouvoir pour diriger ses corsaires à n'attaquer que les ennemis
de son pays, c'est-à-dire l'Espagne. Ainsi peut-on facilement deviner que
ce pacte avec le diable est en réalité un marché de dupes dont l'heureux bé
néficiaire n'est pas le démon. Celui-ci s'y voit même dépouillé de certains
de ses trophées, puisque Bajazet a pu modérer les mœurs de ses pirates en
leur imposant certaines lois qui limitent leurs méfaits. Le roi des corsaires
a interdit à ses soldats le viol des femmes, le meurtre inutile, et la torture
des prisonniers ; strictement parlant, il veille ainsi à l'application du traité
franco-turc, qui met précisément les Français à l'abri des attaques des
corsaires armés par La Porte à cette époque.
On voit donc qu'en définitive Je corsaire franco-barbaresque peut agir
en Faust sans pour autant vendre définitivement son âme au diable. En
véritable produit de l'esthétique baroque, il ne cesse de se transformer tout
en abritant en lui plusieurs identités ; de ce fait, le pacte qu'il conclut finit
toujours par être rompu. Bajazet comme Polexandre rentre en France ; les
,.
242 ÜRJENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
Cécile Koviicshazy
Université de Limoges
8. Voir par exemple Marc Fumaroli, La Diplomatie de l 'esprit, Pat'is, Hermann, 1994 et
Pierre Pasquier, La Mimesis dans l 'esthétique théâtrale du XVIf siècle, Paris, Klincksieck,
1995.
246 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
12, Voir Cristina Fene�an dans Cuttura otomana. A vilayetului Timi§oara, Timi�oara,
editura de Vest, 2006,
13. On pense ici à Montaigne, qui compose ses essais par ajout de strates successives,
sans effacer le texte original, sans hésiter ainsi à se contredire d'un moment de l'écriture à
l'autre, On repère de la sorte dans son œuvre la présence de sources qui viennent se com
pléter ou s'annuler, tantôt intégrées dans son écriture, digérées par elle, tantôt séparées et
juxtaposées avec des références esthétiques qui lui restent étrangères. Les sources érudites
antiques y vont ainsi de pair avec les paroles du peuple, la mesure se mêlant au grotesque,
la parole de l'Occidental se heurtant à la parole du barbare venu d'Orient ou des Amériques.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 249
14. Dans son ouvrage d'art militaire L e Preux Capitaine (Vitéz hadnagy, 1653) puis dans
ses Réflexions sur la vie du roi Mathias (Matyas klra/y életérlfl va/6 elmélkedések, 1657).
15. Irrégulièrement répartis selon les chants, de 86 à 117 quatrains.
16. Source : Zrlnyl Mlklos, Szigeti r1,szedelem, éd. Lâszl6 Sziirényi, Budapest, Ikon kiad6,
1993.
7
b
Variations du motiforiental dans les littéraiUres d'Europe 251
17. Nusretnâme n'est à ce jour pas encore accessible en français, c'est pourquoi je présente
ici de Jongs extraits de ces chroniques. Les traductions, réalisées avec t'aide d' Adriana
Babeti, s'appuient sur la traduction roumaine : Findiklili Mehmet Aga, Cronici turce�ti
privind Jari/e române, Bucarest, vol. II, 1974.
l' 252 ÜRIENT BAROQUFiÜRIENT CLASSIQUE
est soulignée, la limite entre les genres humain et animal est confuse,
conduisant à une sorte de métamorphose des rustres en sangliers ; les
ennemis sont aveuglés, ils vivent dans un monde illusoire et fantastique,
enfin le récit multiplie les points de vue différenciés, selon qu'il adopte
le regard de l'auteur ou le regard des attaquants.
Le texte continue ainsi :
Pendant cette nuit et le jour suivant, je dis jusqu'au soir vers la nuit de
vendredi jusqu'à cinq heures du matin, nous avons avancé sans repos et
sans relâche, et nous sommes parvenus avec beaucoup de difficultés à
Timi�oara, où devant le varos [château] nous nous sommes abrités dans
un lwnak [refuge, lieu de repos]. La trésorerie impériale, sept canons
ko/onborne, trois havane, douze canons shahi, et la plus grande partie de
l'armée conduite par Defterdar Efendi a pris le chemin vers la droite et
est arrivée à Timi�oara par la route directe, six heures avant le padichat.
Elle s'est enlisée dans les marécages de l'église Horosia, où elle a laissé
trois canons kolonborne et un canon shahi avec quelques hommes.
I.:ennemi, qui ramassait ce que l'armée turque avait perdu, a sorti les
canons des marécages et les a emportés avec lui.
On notera que cette débâcle en anamorphose18 est rapportée sans aucun
commentaire de la part du chroniqueur turc. Dans le texte de MehmetAga,
on peut encore une fois relever de nombreux traits baroques, parmi les
quels la construction d'un héros paradoxal, présenté dans sa faiblesse, la
profusion des détails, ainsi que l'exhibition de la force ; mais une force
brutalement réduite à néant, par l'action de la roue de la fortune qui broie
tout sur son passage. La vision baroque de la roue de la fortune correspond
d'ailleurs à une vision de !'Histoire qui est celle de Cantemir, pour qui
l'Empire ottoman est voué, tôt ou tard, à la déchéance, puisque chaque
grande puissance fait son temps et que 1' on ne peut rien contre un tel sort.
Une autre caractéristique baroque de ce passage est la description d'un
univers macabre, inquiétant et angoissant, celui des marécages et des ca
davres que l'on remise au loin. C'est le sens littéral de l'inquiétude, dont
le mouvement gagne les corps et les objets, qui sont arrachés à la matière
qui les fige, et mis en mouvement ; on voit ainsi se heurter dans une anti
thèse cette animation permanente de corps qui ne respirent plus.
Comparons maintenant le même événement rapporté par un autre écri
vain ; contrairement à Mehmet Aga, Cantemir n'hésite pas à le raconter
en insistant sur la débâcle de l'armée ottomane :
18. Anamorphose au sens où l'on multiplie les points de vue sur la scène, obligeant le
lecteur à chercher le point focal de la scène dans cette perspective multiple.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 253
23. On peut souligner, dans ce sens, 1a proximité du sultan de Cantemir avec la version que
donne un Corneille du personnage de Matamore.
24. Selon le critère avancé par Eugenio d'Ors dans Lo Barroco, quand il affinne que « la dé
cadence et la fin du baroque se situent vers les xvne/xvme» (Du baroque, Paris, Ga11imard, coll.
« Idées», p. 78), Claude-Gilbert Dubois ou Gisèle Mathieu-Caste11ani parlent, eux, de crise.
25. « Third place», selon le concept que Homi K. Bhabha développe dans The Location
ofCulture [1 994], trad. Françoise Bouillot, Les Lieux de la culture, Paris, Payot, 2007.
lflriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 255
l'Orient ni un mélange des deux, mais une hybridité qui engendre une
culture nouvelle. Dans cette région de l'Europe orientale, de l'Europe
orientalisée, la figure du barbare est mise en valeur de façon paradoxale.
Ces mémoires parallèles, turques, roumaines et hongroises, posent de
fait la question théorique de l'interculturalité et les limites de la notion
de « culture ». La présence ottomane dans cette région dite aujourd'hui
d'Europe centrale, est une présence qu'on ne peut en aucun cas réduire
à une simple occupation ; culture locale et culture de l'occupant s'in
terpénètrent. Les traces de cette présence profonde y sont encore visibles
de nos jours26•
r
'..... .
26. Je remercie vivement Adriana Babeti et Véronique Adam de leurs précieux éclaircis
sements pour la rédaction de cet article.
,
Croissants et turbans
Images de fOrient dans le Saint Louis du père Le Moyne
Noémie Courtès
Université de Versailles-Saint-Quentin
1 . lJédition de référence est publiée à Paris chez Louis Billaine, ina 12° (consultable en ligne
sur Gallica). Pour al1éger les notes, nous indiquerons par la suite entre parenthèses le numéro
de la page où se situent les extraits cités ou, à défaut, la signature du feui1tet. On consultera avec
profit sur cette œuvre le précis de William Ca1in, Cmwn, Cross and« Fleur-de-lys », Stanford,
Calif., Anma libri, 1977 ainsi que la magistrale étude d'Anne Mantéro,« Le Saint Louys de Le
Moyne : raison épique et rationalité», Littératures classiques, 25, automne 1995, p. 283-298.
2. n avoue que « la vérité en la substance de la chose» suffit et qu'il est licite aux Poètes
de choisir le découpage de leurs Actions (Traité, 2v).
3. Le Moyne n'allègue cependant comme source que le récit de Joinville (« 11 n'y a rien ici
258 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE
L'évocation de l 'Orient
Contrairement à un Scudéry, qui multiplie les descriptions dans son
Alaric jusqu'à se sentir obligé d'en donner une longue table dans son
volume, le père Le Moyne les évite lorsqu'il ne s'agit pas d'une ekphrasis
explicite, rendue obligatoire par les canons du genre épique (description
d'une armure ouvragée, de tentures historiées, etc.)4• Il n'y a donc pas de
description à proprement parler de l'Égypte dans Saint Louis : sa
géographie et ses paysages sont réduits à la portion congrue, c'est-à-dire
pratiquement à la mention de villes et de lieux emblématiques ou
de feint ni de fabuleux ; tout y est véritable et historique ; on peut Je croire sur le témoignage
du bon Joinville, qui l'a écrit longtemps avant que l'Hyperbole et la Flatterie fussent connues
en France », Traité, a9r). Un Joinville qu'il enrichit cependant : « Cette vérité [une tentative
d'assassinat du Roi] est moins belle dans l'Histoire, que dans la fable de cet Épisode » (122,
note). Pour la description de l'Égypte, il se fonde très classiquement sur sa lecture de Strabon,
Hérodote et Pline, comme l'indique une note renvoyant à la page 494, Le fait que Le Moyne
mette surtout en avant la liberté poétique anticipe les critiques que pouvait lui attirer- et que
lui attire aujourd'hui, eu égard à nos informations historiques actuelles -l'imperfection de ses
connaissances.
4, A cet égard, il est remarquable de comparer les crépuscules qui ouvrent plusieurs Livres
avec la description du visage d'Archambaut à la vue d'une magnifique armure qu'il convoite.
Alors que les aubes temporelles sont compassées car composées à grand renfort de clichés :
« À peine le Soleil réveillé par l 'Aurore,
Eût rallumé le feu dont le Ciel se colore [ . . ,1 ». (37).
La comparaison ekphrastique prend une ampleur et une vie tout à fait différentes lorsqu'il
s'agit de peindre la rougeur du guerrier émerveillé par sa vision :
« Ainsi rougit dans l'air, le nuage enflammé,
Des premiers feux du jour par l'Aube rallumé.
Il s'y fait un commerce, il s'y fait un mélange,
Où l'or devient azur, l'azur en or se change :
De longs rayons de pourpre, à des pinceaux pareils,
À cent traits argentés en mêlent de vermeils :
De la Mer au dessous la face rougissante,
Reçoit de ces couleurs l'image trémoussante :
Le Soleil entre deux paraît en se levant,
En éloigner la pluie, en détourner le vent ;
Et des jours tempérés, qu'il répand de mesure,
Il donne à tant de traits la dernière teinture.» (314)
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 259
5. A la décharge de Le Moyne, il faut rappeler que 1a découverte des sources du Nil et son
exploration furent tardives, comme en témoignent les yeux bandés de l'allégorie du Nil dans
la fontaine des Quatre Fleuves du Bernin sur la place Navone, à Rome,
6. La note de la page 5 précise par exemple dès l'abord : « Le Nil a sept embouchures par
lesquelles il se décharge dans la Mer. >)
7. Avant la diffusion des Mille et une nuits de Galland après 1704, le merveilleux oriental
'''l
est d'autant plus lié aux Croisades que les historiens en font remonter l'imaginaire à cette
période (voir J. Le Goff� L'imaginaire médiéval - Essais, Paris, Gallimard, 1985),
8. Ce défaut à nos yeux est bien sür à relativiser par rapport aux connaissances contem
poraines : Furetière, par exemple, définit très généralement le « désert » par rapport à
l'adjectif correspondant, puis comme ce qui n'est ni habité ni cultivé, sans plus de précision
que l'exemple des« déserts de Libye, de la Thébaîde» (s,v. Désert). Par curiosité on consulm
tera les premières pages du catalogue de l'exposition« Bonaparte et l'Égypte - Feu et
lumières» (IMA ; Paris, Hazan, 2008) à propos des assertions qui avaient cours encore au
xvme siècle sur le pays des Pharaons.
9, Une note précise que le « Sphinx était un Monstre célèbre en Égypte, et adoré des
Égyptiens, On lui donnait une tête de Fille et un corps de chien. »
Variations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 261
jouit d'un printemps éternel, et abrite des oiseaux pareils à des fleurs
volantes ainsi que des serpents vernissés, etc. :Cabondance de palmiers
peut alors se lire à deux niveaux : soit comme un appel à la Palme du
martyre qui attend les chrétiens sur le sol infidèle (en particulier aux
Livres III, VI, XIII), soit en tant qu' « icône » orientale, pour symboliser
le Levant en un raccourci évident mais qui laisse le lecteur sur une
éventuelle faim d' exotisme 10•
l;imaginaire de Le Moyne est en effet bien davantage impressionné
par d'autres éléments naturels. Les cours d'eau surtout, qui sont recensés
à l'envi, dès le Traité, pour illustrer son idée de l'éloignement poétique :
Les eaux de l' Araxe, de !'Oronte, de l'Hydaspe, roulent bien avec plus
de pompe dans le Vers, et y font bien un autre bruit, que celle de la
Marne, de la Seine et de la Loire. [ . . . ] tant l'illusion de la Perspective et
la tromperie de l'éloignement ont de force [ . . . ]. (ë7v)
Cependant, contrairement à ce qu'il prétend, ces fleuves d'Arménie, de
Syrie et d'Inde sont numériquement éclipsés par Garonne, Charente,
Dordogne (53) ; Rhône, Saône, Durance (54), etc. Car la mention des eaux
françaises est appelée fréquemment par l'association d'idées avec une
image apposée : entre autres, la Seine et la Marne répondent à un « fleuve
de sang » (452) pour lui faire contraste. De fait, un des stylèmes de Le
r:- Moyne est cette écriture de l'écho, qui transporte sans arrêt de l'Égypte à
l'Europe. En particulier par le biais de la comparaison, qui déporte le
propos de l'inconnu vers le connul l , non par substitution, mais le plus
souvent par amplification : lorsqu'il s'agit d'évoquer la fuite des ennemis
éperdus par exemple, l'image d'une éruption du Vésuve (dix vers) est
convoquée après la description en quatorze vers du désordre autochtone.
Le récit saute ensuite sans transition vers une autre séquence qui com
mence sur un ton plus neutre avant de connaître à son tour un crescendo.
10. Il est remarquable qu'on se trouve devant les mêmes topoi décoratifs chez Le Moyne
que chez divers peintres de son époque. t:exemple de Poussin est frappant. D'une part ses
déserts peuvent être très arborés et apparaissent dans les mêmes sujets. Voir Les Israélites re
cueillant la manne dans le désert, inv. 7275, Louvre ; le Veau d'or, National Gallery,
Londres. D'autre part, lorsqu'il situe une composition en Égypte, un palmier plus ou moins
réaliste ou un sommet de pyramide suffisent pour planter le décor et asseoir la signification
iconographique. Voir Mofa·e sauvé des eaux, inv. 7272, Louvre ; La ...r;;ainte Famille en Égypte
servie par des anges, inv. DE 201, Chantîlly. 11époque n'est donc évidemment pas encore à
l'exactitude dans ses représentations tant littéraires que picturales, Mais le lecteur/spectateur
s'en souciait-il ?
11. Est à noter la récurrence de la comparaison avec les Pyrénées (203, 431, , . . ), renfor
cée par l'emphase mise sur la neige et 1a froideur à la page 96, étonnante dans un contexte
égyptien, mais visiblement appréciée par Le Moyne.
..1
12. Ce procédé connaît une apogée au Livre V qui n'est qu'une longue liste des familles
de France que représentent les Croisés (avec des notes sur les différentes maisons regroupées
à la fin de l'énumération), Le lecteur y est bien loin de tout exotisme puisqu'il ne s'agit que
d'encenser la noblesse de France et ses possessions domaniales.
13. « Quoi que le Sérail ne fût pas en ce teQ1ps-là, il a pu néanmoins être mis ici par une
figure qu'on appelle Anticipation» (405, note).
14, Les aventures de Lisamante au Livre XIII sont ainsi totalement et explicitement cal
quées sur l'histoire de Judith 1 qui apparaît pour guider ]'Héroïque Veuve.
1'/Jriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 263
La barbarie de l 'Orient
Le Moyne a néanmoins conscience qu'il lui faut étendre sa quête du
« rare » à tous les aspects descriptifs pour donner du lustre à son épopée :
Ce queje dis des Rivières se doit encore dire des Montagnes, des Villes,
des Nations éloignées : il se doit dire de leurs mœurs, de leurs habille
ments, et de leurs armes. Il est certain que la montre de semblables
choses est plus surprenante : leurs noms entrent autrement dans les
oreilles : et les fantômes qui en demeurent dans l'imagination, sont plus
grands, plus augustes, plus magnifiques. (ë7v)
Un grand soin est ainsi apporté à l'évocation des Infidèles et à leurs
mœurs, mais dans un esprit essentiellement répulsif. Le Moyne sait qu'il
doit donner à ses Croisés des ennemis redoutables pour ménager un équi
libre des forces intéressant :
La Vertu Héroïque ne se déploie qu'en de grands combats et contre de
grands Adversaires : et les petits ennemis lui sont à peu près, ce que les
petits chiens sontaux Lions ; et ce que les mouches sont aux Aigles. (al Ir)
Dans cette logique, l'accumulation des ennemis, le rassemblement de
diverses nations lointaines, réunies dans l'infidélité, joue un rôle central.
Saint Louis va en effet devoir combattre
16. Un autre symbole utilisé couramment par Le Moyne est celui du Croissant. Il est d'autant
plus efficace qu'il s·'attache au Nil comme à la Lune (« Tous les anciens ont donné des cornes
aux Fleuves : et plusieurs les représentaient avec une tête de taureau», note 170 à propos du
Nil ;« Les Lunes sont mises pour les troupes, ou pour les Drapeaux des Turcs, qui portent le
Croissant, comme les Chrétiens pot1ent la Croix» 222, note), qu'il fédère les Infidèles (« La
Lune en croissant est l'Enseigne des Turcs, et ici par wie locution figurée, e11e est prise pour
leur Nation, et pour leur Empire», 191, note) et qu'il peut perdre ses« cornes» en une allégorie
facile,
17. Un moment des plus étonnants du texte est le Tournoi du Livre IV : un certain nombre
de chrétiens y incarnent des Sarrasins pour le temps du jeu et revêtent leurs parures brillantes
et leur aspect terrifiant. Par exemple celui d'« un grand More» et de son groupe d'assai11ants,
« leurs visages noirs de l'ardeur de leurs âmes» (99-100). La seule différence est qu'ils sont
l 266 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
la noirceur de leur âme pour porter des accusations plus effroyables les
unes que les autres à leur encontre : Mogut est incestueux (3 79),
Almonesor, avare (379), Alferne, meurtrier de sa mère en couches (432),
Ormat, « quarante fois mari et père » en un an (432), Olinde anthropo
phage (467), pour n'en citer que quelques-uns. Le Moyne ne recule pas
devant une surenchère à la limite du burlesque, comme dans sa descrip
tion de la mort de Zumel le métis :
« sans haine animés ». Ce moment de simulacre ne dure guère puisque de vrais Sarrasins ar
rivent pour jeter un défi au Roi (116).
18, Rappelons que la colère est un péché capital, de même que l'envie et l'orgueil.
19. Évidemment, dépendant du personnage autour duquel se déploie la description, le vo
cabulaire s'adapte à la situation : dans le discours de Meledin, Louis est le« Corsaire Franc»
ou un« Serpent », et les Croisés des « traîtres factieux», de« lâches baptisés» (8-9). Mais
comme la presque totalité du texte est à mettre au compte d'un Poète (qui parle parfois à la pre
mière personne) chrétien, ce sont les mentions péjoratives contre les Sarrasins qui dominent.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 267
La magie de ! 'Orient
Placé devant cette nécessité de rendre infâme l'ennemi et bons les
Chrétiens, Le Moyne se trouve paradoxalement avantagé par une com
posante épique qui faisait l'objet des plus vifs débats : le merveilleux20•
Le Moyne est en effet très réticent vis-à-vis de ce qu'il nomme la
« machine » :
La Machine n'est point défendue au Poète [ . . . mais qu'il n'y ait] point
de Machines, qui fassent ce que l'épée et la lance pourront faire. Qu'on
n'appelle point les Anges, qu'on n'évoque point les Démons, où il ne
faudra que de la conduite, que du courage et de la force [ ... ].
La Magie peut être employée, et contribuer au Merveilleux : mais elle a
besoin d'être modérée ; et il ne lui faut pas souffrir de mettre la main à
tout, et de se mêler de toutes choses [ ... ]. (I9r-v)
Parce que les doctes réprouvent la banalisation de Dieu, des Anges et
des Saints qui découle de leur apparition dans des œuvres de fiction, Le
Moyne cherche à réduire la part de surnaturel chrétien ; parce que le
recours aux magiciens, à leurs démons et surtout à leurs pratiques
condamnables pourrait contaminer la sainteté de sa fable21 , il voudrait
20. Le vocabulaire est ambigu : le merveilleux de Le Moyne comprend à la fois l'usage
d'objets et de personnages surnaturels et unje ne sais quoi qui hausse l'écriture au-dessus
du commun qui est proprement pour lui la « merveille ». Pour une étude plus approfondie
des enjeux du merveilleux épique, voir notre oU:vrage L'Écriture de J'enchantement - Magie
et magiciens dans la littérature du xv11e siècle, Paris, Champion, 2004, p. 180-222.
2 1 . On notera que c'est Archambaut et non Louis qui défait Mireme,
l 268 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
22. Il se justifie par avance dans le Traité : « Il est vrai que mon Héros fut saint à la Cour
et saint dans 1' Armée : Mais sa Cour, mais son Armée n'était pas saintes comme lui. Tous
ses Chefs et tous ses Soldats étaient Croisés ; mais ni les Chefs ni les Soldats ne portaient
guère la Croix ; qu'en leurs Enseignes et sur leurs armes, Ils avaient leurs Passions et leurs
Vices ces Seigneurs Croisés : et Joinville remarque particulièrement que le Camp était si
corrompu, que jusque dans le Quartier du Roi, et à trois pas de sa Tente, il y avait des lieux
de débauche » (o6r),
23. Seul Forcadin refuse cette option (551), ce qui le valorise d'autant, et par contre coup
Louis, qui combat un adversaire loyal au dernier Livre et sort magnifié de sa victoire.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 269
sauve le prince Muratan en lui faisant voir une fausse Zahide (534) pour
le détourner du désespoir. Il y a surtout Mireme, le principal magicien
de l'histoire, celui qui appuie l'armée régulière et commande les légions
démoniaques pour combattre les Croisés :
d'un Tasse par orthodoxie catholique - mais c'est aussi une question de
génération - et comme il n'a pas leur génie, même s'il a du talent-, son
œuvre ne peut que rester aux dimensions des préjugés de ses contem
porains et donc décevoir par son maigre imaginaire exotique. Il n'en
reste pas moins quelques images très contrastées dans le souvenir du
lecteur : l'image de l'Orient est décevante, mais certaines images parti
culières demeurent et participent d'un Orient mythique encore à
construire aux siècles suivants.
V.
{.Jl
Des contes orientaux aux « Miroirs des princes »
Un résultat de l'âge baroque en Espagne
Encarnacion Medina
Université de Jaén
1. Espejo polltico y moral para principes y ministros y todo género de personas, traducido
de la lengua turca en la castel/ana por Vicente Bratuti Raguseo, intérprete de la lengua turca
de Felipe IV,gran rey de las Espaflas, Madrid, Domingo Garcia y Mornis, 1654 («Miroir po
litique et moral pour les princes, Jes ministres et tout genre de personnes, traduit de 1a langue
turque en la castillane par Vincent Bratuti Raguseo, interprète de la langue turque de
Philipe IV. grand roi des Espagnes » ).
2. J. M. Cacho Blecua y M. J, Lacarra (eds.), Ka/ila y Dlmna, Madrid, Castalia, 1985,
p. 62-63.
276 ÜRIENT BAROQUEfÜRIENT CLASSIQUE
Philippe IV, roi jeune et comme la plupart des Habsbourg chargé d'un
lourd héritage de consanguinité. Son règne est fortement marqué par le
personnage de Gaspar de Guzmân, duc d'Olivares, devenu son favori dès
1621, après avoir fait partie des gentilshommes de la chambre du roi
depuis 1615. Olivares, dans son souci d'éduquer le jeune souverain,
rédigea pour lui un Grand Mémorial, présenté comme un programme de
restauration et de renaissance de la monarchie. Destiné à l'éducation du
roi, le Mémorial comporte dès parties descriptives et informatives et
d'autres parties plus didactiques, dans lesquelles il propose des plans
d'action politique. Entre 1627 et 163 1, Olivares accomplit d'ultimes
efforts pour imposer ses réformes par la voie autoritaire. La politique
d'unification restait à ses yeux l'unique possibilité de sauver la monarchie,
mais il prônait également la contribution des royaumes aux charges
militaires que la Castille ne pouvait plus assumer toute seule. Par
l'occupation française de Salces, dans le Roussillon, la guerre touchait la
Catalogne et ce fut le prétexte avancé par Olivares pour imposer la Union
de Armas. Cependant, le système de recrutement fut déclaré contraire aux
constitutions catalanes par la Députation catalane. Aux défaites castillanes
à Montjuïc et Lleida, s'ajouta la conspiration du duc de Medina Sidonia
et du marquis de Ayamonte en Andalousie. Cette conspiration fit perdre au
comte-duc tout son crédit politique et ses détracteurs continuèrent à
formuler des accusations contre lui, jusqu'à obtenir du roi une mesure
d'exil, et son jugement par ! 'Inquisition ( 1644). Son successeur, don Luis
de Haro, ne parviendra jamais à atteindre la notoriété d'Olivares.
Au-delà de ce contexte politique, qui est celui de l'Espagne, nombre de
courants littéraires européens tournent autour de la description d'un
personnage de ministre, de conseiller ou d'ambassadeur dont la séduction
réside dans la possession du pouvoir, mais aussi dans sa capacité de
réussite ou de défaite absolues. Le monopole effectif du pouvoir par
quelques grands ministres, joint à la réflexion que la conduite politique
suscitait, d'un point de vue philosophique, moral et social, aboutissent
ainsi, en Espagne, à la publication d'ouvrages comme celui de Juan
Antonio Vera y Figueroa, El perfecto embaxador (Sevilla, Francisco de
Lyra, 1620) ou celui de Jean de Silhon, Le ministre d'estat : avec le
véritable usage de la politique moderne (Paris, Toussainct du Bray, 16343).
3, Nous citons également A. Van Wicquefort, Réflexions sur les mémoires pour les ambas
sadeurs, Villefranche, P. Petit, 1677, L'ambassadeur et ses fonctions, Cologne, P. Marteau,
1690, et L'ambassade de D. Gardas de Silva Figueroa en Perse, contenant la politique de ce
grand Empire, les mœurs du roy schachAbbas et une relation exacte de tous les lieux de Perse
et des Indes où cet ambassadeur a esté l 'espace de huit années qu 'il y a demeuré/ traduite de
f,ariations du motiforiental dans les littératures d'Europe 277
l 'espagnol par M de Wicquefort, Paris, L. Billaine, 1667. Voir aussi l'étude préliminaire ré
cemment publiée par Luis Gi1 avec l'édition de Eplsto/ario dip lom<itico de Garcia de Silva y
Fîgueroa, Câceres, Instituci6n cultural El Brocense, 1989. Garcia de Silva Figueroa ( 1 5 50-
1624), ambassadeur d'Espagne devant Abas le Grand, décrivit, dans une lettre de 1619 au
marquis de Bedmar, une fouille archéologique. S'appuyant sur des textes grecs, il trouva le
rapport entre Persépolis y Chehel Min r. Le texte de la lettre est connu sous Garciae Silva
Figueroa de Rebus Persarum epistola v. Kat. an. M.DC.XIXSpahani exarat ad Marchionem
Bedmarii, Anvers, 1620 ; traduite en anglais : A Letter from Don Garcfa Silva Figueroa
Embassadorfrom Philip the Thircl Ki11g ofSpaine, to the Persian, Written at Spahan, or
Hispahan Anno I 619 to the Marquese Bedmar Touching Matte,-s ofPe,-sia, en S. Purchas,
Pi/grimes IX, Londres, 1625, p. 1533-1535.
4. J.H. Elliott, The Count-Duke ofOlivares, New Haven, Yale University, 1986, p. 22-23.
278 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
17. D. Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d 'esprit, Paris, Vve. de S.
Mabre-Cramoisy, 1687, Dialogue IV, p. 368-369.
18. 1°. Le monarque n'écoutera pas les rapports qu'on lui fera contre ceux qu'il aura une
fois admis & élevé au nombre de ses conseillers, parce que celui qui est une fois entré dans
la faveur d'un Sultan1 est aussitôt en butte à l'envie de ceux qui sont dans la même faveur.
2°. Il ne souffrira pas les médisans ni les calomniateurs près de sa personne, parce qu'ils
ne sont propres qu'à causer le trouble & la sédition. li ne doit pas hésiter de mettre le sabre
en usage, pour faire périr le premier qu'il connoîtra être de ce nombre.
3°. Il entretiendra la bonne intelligence entre les Ministres & Les principaux Seigneurs de
ses États, parce que les affaires importantes ne peuvent réussier que par Jeur bonne union,
& particulièrement les grandes conquêtes.
4°. Il ne se laissera pas tromper par les beaux semblans, ni par les flatteries interessées &
dissimulées de ses ennemis. Quelque amitié & quelque apparence de soumission qu'il re
marque en eux, qu'il prenne toujours ses précautions, & n'ajoute pas foy legerement à toutes
leurs protestations de bonne intelligence.
5°. Après mille peines & mille travaux, lorsqu'il sera venu à bout de ses desseins par de
grandes conquêtes, qu'il ne néglige rien pour les conserver, & pour empêcher qu'el1es ne lui
échapent par sa faute ; il n'y rentrerait pas une autrefois, tel soin qu'il pOt prendre, & son re
pentir seroit inutile.
6°. Il n'agira pas avec précipitation dans les affaires qu'il entreprendra ; il examinera &
pesera bient toutes choses auparavant, parce que la précipïtationjette en de grands inconvé
nients, au lieu que la patience & la retenue apportent avec el1es, des avantages infinis,
7°. Jamais il ne lâchera les rênes de la prudence. Au cas que ses ennemis se liguent pour venir
l'attaquer, s'il entrevoit la moindre ouverture pour se délivrer du danger en dissimulant, & en
faisaint semblant de vouloir vivre en paix avec eux, qu'il n'hésite pas <l'embrasse ce parti.
8°. Qu'il tienne pour maxime, de ne se croire jamais en sureté de la part des envieux, &
de n'ajouter foy, ni à leurs compliments, ni à leur flatteries.
9°. Il sera toujours prompt à pardonner, & il ne mo11ifiera pas même ses courtisans, pour
des fautes légères.
282 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
10°. Qu'il ne fasse mal n'y tort à personne, afin que l'on en use de même envers lui ; le
mal, selon le proverbe, est la récompense du mal. Qu'il répande plütot ses bienfaits & ses
largesse, afin qu'on lui rende le bien pour le bien,
11°, Qu 'il n'entre pas dans les affaires, qui ne regardent ni sa personne, ni son carac-
tère, ni ses États.
12°. Qu'il joigne un cœur doux à ses autres perfections : un cœur doux & affable, est
capable de gagner tout le monde. La douceur fait plus d'effet qu'un sabre de fin acier.
131". Lorsqu'il aura à sa cour des ministres sOrs et fidelles, il se gardera d'y admettre des
fourbes & des séditieux, Quand les ministres sont w1e fois tels qu'on peut les souhaiter, les
secrets de l'État ne sont pas exposez aux surprises del mal intentionnez, & les peuples sont
à couvert. Mais, si les ministres ont de méchantes intentions, il peut arriver qu'en les écou
tant, le Prince fasse périr un innocent, & cela peut lui attirer quelque malheur imprévu.
14°, Les afflictions & les revers de fortune ne doivent causer aucun changement, ni dans
sa conduite, ni dans la grandeur de son courage. Il considèrera que le sage est toujours dans
les travaux ; mais qu'il les souffre patiemment, & qu'il n'est pas ébranlé de voir l'insensé
dans les plaisirs & dans les délices.
19. Cf, P. Camporesi, L'Offlcine des sens. Une anthropologie baroque, Paris, Hachette,
1989.
20. B. Trias, Lo bello y lo siniestro, Barcelona, Ariel, 1996, p. 168.
21. Cl.-0. Dubois, Le Baroque, Profondeurs de /'Apparence, Paris, Larousse, 1973, p. 126-
128.
Vàriations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 283
que les passagers de la vie franchirent la frontière des âges, « cela leur
permit devenir des personnes et ils s'affranchirent tous d'eux-mêmes
pour mieux se retrouver22• »
Dans le cas de l'Espejo polftico y moral, il semble que les cultures
respectives de la nature et de la cour, celle des animaux et celle des
ministres se partagent les connaissances sur l'homme, mais leur système
cognitif et leurs formes d'organisation des connaissances apparaissent sous
un double aspect. La première a une mobilité périodique, rythmique et
contrôlée, la seconde est fortement marquée par d'une sédentarité très
statique. La science de la cour est sans doute plus complexe et structurée
que celle de la nature ; mais le savoir de la nature atteint une telle densité,
une telle circularité de fonctions, qu'il constitue une encyclopédie, un
système organique riche d'informations objectives, de références, de
renvois et d'implications. Le savoir de la cour est donc un univers de
cultures homogènes, compact, hautement qualifié, fonctionnant en circuit
fermé, interdit à tous ceux qui sont étrangers au métier, difficilement
pénétrable, volontairement isolé d'un rapport avec les autres.
Vencyclopédie de la nature apparaît en revanche comme née en plein air,
« en marchant » ou durant une halte temporaire ; elle est fondée sur la
vision du monde comme mouvement et déplacement contrôlés, comme
variation dans l'identique, comme enchevêtrement d'itinéraires, recherche
de variantes, se situe sur deux cycles pendulaires, l'aller et le retour.
V Espejo polîtico ou le Kali/a y Dimna marque ainsi une sorte de
voyage aller et retour, entre un moment médiéval dans lequel l'Orient a
été le modèle d'une culture et d'une société supérieures, et un moment
moderne dans lequel un Occident veut se donner cette supériorité23•
Parallèlement, ce que l'homme avait besoin de connaître du monde
naturel relevait d'une connaissance pratique, orientée vers la nécessité de
contrôler celle-ci ; dans la nature comme à la cour, connaître, compren
dre, prévoir signifient survivre. Le savoir apparaît donc ici comme le
résultat d'une condition humaine liminale, constitutionnellement
22. « [.,.] e1 hombre tiene, pues, que realizarse culturalmente, formarse o 1ograr la plas
maci6n objetiva (Bildung) de sus potencias, conforme a un ideal de valor, y configurarse en
un tipo singular de personalidad. Corno indica Graciil.n, en términos que hacen pensar en
Hegel, una vez que los pasajeros de la vida han superado la aduana de Jas edades, 'con esto
les dieron licencia de pasar adelante a ser personas, y fueron saliendo todos de si mismos lo
primero, para mâs volver en si' (Criticôn, II. Cri.1") », P. Cerezo Galân,«Homo duplex: el
mixto y sus dobles», in J. F. Garcia Casanova (ed.), El mundo de Baltasar Gracidn. Filosofla
y literatura en el barroco, Grnnada, Universidad de Granada, 2003, p. 401-442.
23. A. Benalmocaffa, Kalila y Dimna, Madrid, Alianza Editorial, lntroducci6n de
Marcelino Villegas, 1991, p. 16.
..,
284 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
gens de cour l'usage d'un Livre destiné au départ, on l'a dit, à un public
plus large. La raison qu'en donne le traducteur est que, de tous les lieux
du monde, la Cour est celui où la prudence est le plus nécessaire. En re
ligion comme en politique, aucun conseil ne peut se passer de référence
à la prudence : «Je t'advoüeray/ franchement qu'il n'y a/ chose si diffi
cile, dont le sçavoir/ et la prudence ne puissent venir à/ bout [ ... ]», dit
Jean-Ogier de Gombauld dans son Endimion29• Toujours en France, Guez
de Balzac, le « roi de l'éloquence », dit d'Aristippe que « sa prudence,
tant acquise que naturelle, sçachant tout le passé et tout le présent, nous
apprenoit encore quelques nouvelles de !'advenir », et plus loin :
Parlons moins subtilement, et d'une manière plus populaire. Concluons
qu'il est nécessaire d'avoir des mains, pour s'aider utilement des outils;
et d'avoir de la prudence, pour user comme il faut de celle d'autruy30• [ . . . ]
Enfin, dans le Prince :
Il faut que la prudence soulage la justice de beaucoup de choses ; qu'elle
coure où celle-cy, qui va trop lentement, n'arrivait jamais; qu'elle
empesche les maux, dont la punition serait ou impossible ou dangereuse.
La justice s'exerce seulement sur les actions des hommes, mais la
prudence a droit sur leurs pensées et sur leur secret. Elle s'estend bien
avant dans l'avenir; elle regarde l'interest general; elle pourvoit au bien
de la posterité [...]31 •
Finalement, c'est au niveau des valeurs sociales que cette version du
Kali/a et Dimna semble également éclairée par le concept baroque de
l'homme universel. Ainsi, la qualité montrée comme la plus importante
pour l'homme social est l'entreprise, la capacité de s'engager dans une
action -- ce que l'on peut voir incarné dans la spira mirabilis de Jacques
Bernouilli. La grandeur de ces entreprises est l'autre caractéristique des
actions propres au héros baroque ; et toutes deux apparaissent comme
des objets privilégiés pour la science morale et pour l'instruction. Or,
régner est la plus grande entreprise de toutes, la plus dangereuse et celle
dans laquelle la vigilance à l'encontre de la trahison impose que l'on
s'entoure de bons conseillers. A l'âge baroque, le monde est un
prudenza », in L'Europa degli aforisti. Il 1èmatiche de/l 'aforisma ne/la cultura europea, Annali
di Ca ' Foscari, Rivista della Faco/tà di Lingue e Letterature Straniere dell 'Università Ca'
Foscari di Venecla, XXXVll/1-2 (1 998), p. 29-43.
29. Paris, N. Buon, 1626, Livre II, p. 73.
30. Guez de Balzac, Aristippe, ou De la Cour, 1654 (Paris, T. Jolly, 1665, p. 126 et 134).
31. Guez de Balzac, « Lettre 1-11 à Monseigneur le cardinal de Richelieu», in le Prince,
Paris, T. Du Bray, P.-R. Rocolet, C. Sonnius, 1631, p. 203.
1
286 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
-,:·- f
-,�
Kalila et Dimna d'Ibn Al Muqaffa.
Retour sur l'intertexte oriental des Fables de la Fontaine
La trace laissée dans les Fables de la Fontaine par une série de motifs
tirés du Kali/a et Dimna' d'Ibn Al Muqaffa a été relevée par nombre de
lecteurs orientalistes2• C'est le savant François Bernier, rencontré chez
Mme de La Sablière, qui aurait fait découvrir au fabuliste la traduction
du Kali/a, texte lui-même adapté du Pashantatra indien à partir d'une
version en pehlvi. Le recueil de fables animalières que le xvu' siècle
français a appelé les « Fables de Bidpaî3 » était destiné à l'éducation des
princes et rassemblait initialement des apologues indiens ; certaines de
ses parties - c'est le cas de la préface et du « Procès de Dimna »,
chapitre qui reprend le récit du Lion et du Taureau - sont cependant
certainement dues au savant Ibn Al Muqaffa 7 14-759), qui fut scribe
(kâtib) auprès des gouverneurs omeyyades avant de se mettre au service
des Abbassides et assura la traduction du persan à l'arabe de ce texte
dont on connaît plusieurs adaptations françaises. En 1664, Gaulmier
publiait en effet une traduction du texte arabe sous le titre de Livre des
Lumières ou de la conduite des rois. La Fontaine (1621-1695) aurait
connu le Kalila à travers cette version. On sait que le fabuliste se plaisait
à reconnaître ses sources d'inspiration étrangères et orientales ; il écrit
ainsi, dans l'avertissement aux troisième et quatrième parties de ses
Fables : « Voici un second recueil de fables que je présente au public
[ . . . ]. Seulement je dirai par reconnaissance que j'en dois la plus grande
partie à Pilpay, sage indien [ . . . ] si ce n'est Esope lui-même sous le nom
du sage Lokman4. »
5. Le Coran, traduit de l'arabe par Jean Grosjean, Paris, Gallimard (Folio), 2008, p. 239- 240.
6. Le Livre de Ka/ila et Dimna, éd. cit. introduction par A. Miquel, p. V III. Rappelons la
proximité de ce procédé avec celui de l'imitation classique tel que La Fontaine le présente dans
l'« Epître à Huet» (1687) : « Mon imitation n'est pas un esclavage. Je ne prends que l'idée et
les tours et les lois / Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois, /Si d'ailleurs quelque
endroit, plein chez eux d'excellence/ Peut entrer dans mes vers sans nulle violence/ Je l'y trans
porte et veux qu'il n'ait rien d'affecté, /tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.», cité par le
Dictionnaire des Œuvres, IV, Laffont-Bompiani, S.E.D.E et Bompiani, 1968, p. 848.
Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 291
7. Genette, G., Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Le Seuil, 1 982, p. 36R46.
8. On peut rappeler que le terme d'« intertexte » renvoie chez Julia Kristeva (dans
Sèméiôtikè cité par Daniel Sangsue dans son article« I.:Intertextualité» paru dans Le Monde
des Littératures.-Encyclopaedia Universalis, France S.A. 2003, p. 21.}à ]'une des deux ac
tivités de« redistribution» opérées par le texte, et portant sur des énoncés provenant d'autres
textes : « il est une permutation de textes, une intertextualité : dans l'espace d'un texte, plu
sieurs énoncés, pris à d'autres textes, se croisent et se neutralisent. »
9, Cité par le Dictionnaire des œuvres, tome IV, Laffont-Bompiani, p. 850.
1O. Le prosaïsme serait un mode de lecture des textes Jittéraires et non seulement, le carac
tère excessif ou dévalorisé de ce qui appartient à la prose. Voir à ce propos notre thèse Les
'"l
292 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
La fable est un conte mis en vers, mais dans lequel il est important de
noter que La Fontaine commence par transposer en prose des modèles
qu'il a pu lire en vers. C'est le cas pour les fables que nous avons choisies
pour constituer notre corpus : Les deux pigeons, réécriture des Deux
colombes, La tortue et les deux canards, démarquée d'une fable portant
le même titre, Le dépositaire iefidèle, qui reprend Le marchand et le
dépositaire infidèle ; Le loup et le chasseur, inspiré du Loup et l'arc ; Les
poissons et le cormoran, qui reprend l'apologue du Cormoran et
l'écrevisse ; enfin Le mari, lafemme et le voleur, très proche de la fable
intitulée Le marchand, safemme et le voleur.
Lire les Fables de la Fontaine comme des contes mis en vers rend ainsi
plus sensible leur proximité avec les contes de Kali/a et Dimna, rédigés,
eux, en prose arabe classique, et dont le style narratif se signale par sa
simplicité et sa concision. Tel est le cas de la fable Les deux pigeons,
composée de 83 vers et dont le texte est proche de celui composé par Ibn
Al Muqaffa :
Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre. On raconte que deux colombes male et
Cun deux s'ennuyant au 1ogis femelle, avaient bourré leur nid de blé et
Fut assez fou pour entreprendre d'orge,
Un voyage en lointain pays, [,. , ] Or ce grain, qui tenait tout le volume du
Le voyageur s'éloigne ; et voilà qu'un nuage nid, était humide au jour où les deux
Ièoblige de chercher retraite en quelque lieu, pigeons l'y avaient déposé. Mais le mâle
Un seul arbre s'offrit, tel encor que l'orage parti pour un de ces voyages et l'été venu,
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage. ces grains se desséchèrent et diminuèrent
[, .. ] de volume, À son retour, le mâle, voyant
Dans un champ à l'écart voit du blé cela : « N'avions-nous pas convenu, dit-il à
répandu, sa femelle, de ne pas toucher aux provi
Voit un pigeon auprès : cela lui donne sions déposées dans le nid ? Pourquoi y
envie ; as-tu goüté ? » La femelle eut beau jurer
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un lacs qu'elle n'avait pas mangé un seul grain, il
Les menteurs et traîtres appas11 • ne la crut pas et, la piquant [du bec] et la
battant, finit par la tuer12.
Il n'est pas inutile de rappeler ici les propos dans lesquels La Fontaine
évoque cette question de formes et de genres, dans la préface de ses
Fables :
I:indulgence que l'on a eue pour quelques-unes de mes fables me donne
lieu d'espérer la même grâce pour ce recueil. Ce n'est pas qu'un des
maîtres de notre éloquence n'ait désapprouvé le dessin de les mettre en
vers. JI a cru que leur principal ornement est de n'en avoir aucun ; que
d'ailleurs la contrainte de la poésie, jointe à la sévérité de notre langue,
m'embarrasseraient en beaucoup d'endroits, et banniraient de la plupart
de ces récits la brièveté, que l'on peut fort bien appeler l'âme du conte,
puisque sans elle il faut nécessairement qu'il languisse. Cette opinion
li:'
l\i'
ne saurait partir que d'un homme d'excellent goût ;je demanderais seu
lement qu'il en relâchât quelque peu ; et qu'il crut que les grâces
lacédémoniennes ne sont pas tellement ennemies des muses françaises
que l'on ne puisse souvent les faire marcher de compagnie".
La phrase narrative de Kali/a et Dimna se voit remplacée par une
forme de prose rimée dans les fables orientales de la Fontaine : en effet,
le choix de l'alexandrin est favorable à la narration des événements et à
l'insertion harmonieuse de descriptions faites de brefs signalements. Par
ailleurs, les périodes formellement condensées chez Ibn Al Muqaffa,
sont parfois traduites par des rythmes plus rapides et plus courts (des
octosyllabes, des heptasyllabes, des décasyllabes) qui servent à
introduire un échange verbal (des répliques), ou des énoncés laconiques
et expositifs qui s'agencent et s'enchaînent au moyen des rejets et des
enjambements :
Il n'était point d 'étang dans tout le voisi� Le Chacal dit : « un cormoran nichait dans
nage un marigot fertile et riche en poissons.
Qu'un cormoran n'eut mis à contribution. 11oiseau vécut là quelque temps, mais, avec
Viviers et réservoirs lui payaient pension : la viei11esse, pêcher lui devint impossible,
Sa cuisine allait bien ; mais lorsque le long une faim violente le prit Il resta pensif et
âge triste, essayant de trouver quelque expé
Eut glace le pauvre animal, dient1s.
La même cuisine alla mal 14.
La reine l Vraiment oui. Je la suis en effet ; Les gens se dirent les uns aux autres :
Ne vous en moquez point, » Elle eut beau� « Regardez, c'est extraordinaire ! Une
coup mieux fait tortue entre deux canards qui l'emportent
De passer son chemin sans dire aucune dans les airs l » En entendant ces paroles la
chose : tortue répliqua : « Vous voilà bien
Car lâchant le bâton en desserrant les dépités 1 » Mais ayant ouvert la bouche
dents, pour faire cette réponse, e1le tomba et se
Elle tombe, elle crève aux pieds des regar tua17•
dants 16.
16. Fables, Livre dixième, troisième et quatrième parties, fable II, « La Tortue et les deux
canards», p. 279.
17. Kali/a et Dimna, « Le lion et le bœuf, La tortue et les deux canards ou : écoutons les
bons conseils de nos amis», p. 91.
18. Fables1 Livre neuvième, troisième et quatrième parties,. fable XV, p. 267.
19 . Ibid. p. 268.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 295
[;homme sourd à ma voîx comme à celle bon matin, muni de son arc et de ses
du sage, flèches, à la recherche de gibier''
Hâte�toi, mon ami. Tu n'as pas tant à vivre.
Je te rabats ce mot, car il vaut tout un livre.
Jouis. - Je te ferai. - Mais quand donc ? -
Dès demain.
Eh I Mon ami, la mort te peut prendre en
chemin.
Jouis dès aujourd'hui : redoute un sort
semblable
A celui du chasseur et du loup de ma fable20
On doit s'interdire de penser que lorsqu'on aura fait du livre une bonne lecture et qu'on aura
reconnu le sens apparent des mots on en aura terminé avec ce qu'il importe de connaître du
Livre. Car on est ici dans la situation d'un homme à qui l'on donne de belles noix dans leurs
coques : il ne pourra profiter des fruits que s'il brise les coques et en extrait le contenu. »,
op, cit., p. 1Qwl 1.
24. Fables, Livre neuvième, première et deuxième parties, fable I, p. 249.
25. Le Livre de Kalila et Dimna, «Le Lion et le bœuf», op. cit., p. 101.
Variations du motif oriental dans les littératures d'Europe 297
33. Ainsi, dans Le cormoran et /'Ecrevisse (Le Livre de Kali/a et Dimna, éd. cit. p. 70)
Kharacani pense à ce propos que Kalita et Dimna« est un vénérable livre de nourriture spi
rituelle de haute qualité. Autour de lui se regroupent les chercheurs, les réformateurs, les
gouverneurs et les gouvernés, les juges et les jugés, tous ensemble apprécient grandement
sa profonde sagesse et chacun d'eux, suivant ses goûts et ses sentiments, se nourrit de ses
divers fruits ou des remarquables nuances de ses produits». Cité par Adnan Haddad,. Fables
de la Fontaine d'origine orientale, Société d'Edition d'Enseignement Supérieur. C.D.U et
SEDES réunis, 1984, Coll. Littérature comparée : essai théorique et approche méthodique,
p. 234,
34. lbid.,« Le Cobra et la Mangouste», p. 101.
I"''
reprise dans la péroraison de la fable citée plus haut : « Sije t'ai raconté
cette histoire, [conclut le mari], c'est à seule fin que tu saches que les
choses tournent mal quand on veut amasser et faire des réserves35 • »
En ce qui concerne le contenu de la sagesse que La Fontaine aurait
reprise à son modèle arabe, on notera la transformation que le fabuliste
fait subir aux constantes de la littérature édifiante, Générosité/avarice ;
convoitise/indifférence, fidélité/ déloyauté, répulsion, grossièreté, etc.
sont réactivés dans les Fables par l'invention formelle avec laquelle ils
sont traités,
lJouverture de la fable Le loup et le chasseur propose ainsi un dialogue
imaginaire entre le poète et son lecteur, que le fabuliste appelle ici « mon
ami ». Le geste d'appropriation de la matière poétique est désigné dans
le texte par le nombre des expressions possessives - « mon texte »,
« mon loup », « ma fable » - que le poète y accumule
Un nouveau mort ; mon loup a les boyaux percés.
Je reviens à mon texte36•
C'est aussi bien le texte (le poème), que la Fable (le genre), le per
sonnage (mon loup) et le lecteur (mon ami) que le poète désigne ainsi
comme siens, dans une fable dans laquelle il introduit alors des éléments
nouveaux : c'est le cas de l'entrée en scène de la perdrix, absente du
texte oriental et qui subdivise par son apparition la fable en deux parties.
La fable s'achèvera ainsi par une double moralité, là où le récit original,
ne s'adressait qu'aux gens coupables de convoitise.
Si la transformation dans Le loup et le chasseur ne porte que sur une
partie du texte, elle porte pratiquement sur la totalité de l'apologue dans
Les deux pigeons. Hormis les similitudes paratextuelles (même titre) et
quelques rapprochements d'ordre thématique et actantiel (séparation du
couple à cause du voyage), tout le reste est nouveau. Les célèbres vingt
derniers vers de la fable en particulier s'éloignent de ce que l'on a décrit
ici comme une recherche de prosaïsme, et en particulier de la simple
narration des faits, par l'intervention du propos nostalgique porté par le
« je » dont le discours lyrique s'écarte intentionnellement du caractère
impersonnel propre aux récits du Kali/a
C'est sans doute dans le lyrisme de la fable des Deux pigeons que l'on
saisit le plus nettement l'étendue des transformations esthétiques
apportées par la réécriture que fait La Fontaine de son original arabe,
selon le principe de l'imitation créatrice dont il donne la formule dans
la préface de la Deuxième partie des Contes et nouvelles en vers :
Venons à la liberté que l'auteur se donne de tailler dans le bien d'autrui
ainsi que dans le sien propre, sans qu'il en excepte les nouvelles même
les plus connues, ne s'en trouvant point d'inviolable pour lui. Il re
tranche, il amplifie, il change les incidents et les circonstances, quelque
fois le principal évènement et la suite38•
Valable pour les modèles occidentaux de La Fontaine, ce principe de
réécriture est également sensible, on le voit, dans l'imitation poétique
que propose le fabuliste du style d'Ibn al Muqaffa, qui se caractérisait
par la clarté, la gaîté naturelle, la limpidité, la réduction de la difficulté
à la facilité, mais aussi dans l'imitation prosaïque des modèles narratifs
orientaux, dont le rôle dans la formation des Fables apparaît indéniable
sur ces points.
Le fabuliste français procède ainsi, sous l'influence de sa source arabe,
à une hybridation des formes, des styles et des registres, nettement
visible lorsqu'il reprend le contenu en prose de la fable orientale, pour
lui apporter un rythme poétique français. C'est cependant lui qui apporte
à son modèle la fameuse « diversité » dont il s'est fait une loi, comme
le montre son traitement du Kali/a et Dimna, ce « miroir des princes »
qui contenait « la sagesse des indiens, le labeur des perses et l'éloquence
de la langue arabe39 ». La version arabe rédigée par Ibn Al Muqaffa, qui
apparaît comme l'un des fleurons de la prose d'adab à l'époque
classique de Bagdad - cette ville culturelle qui vit la fondation, au IX'
37. Fables, Livre neuvième, fable II, Les deux pigeons, p. 253.
38, Préface de 1666, cf, Œuvres complètes ( de La Fontaine), I Fables, Contes et Nouvelles,
Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1954.
39. D'après l'écrivain et critique égyptien Taha Hussein, cité par A. Haddad dans son
ouvrage Fables de La Fontaine d'origine orientale, Paris, Société d'édition d'enseignement
supérieur, 1984, p. 12.
302 ORIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
Mounira Chapoutot
Université de Tunis • 9 avril
1. A. Miquel, Sept contes des Mille et Une Nuits, Paris, Sindbad, 1980, p. 11-12.
304 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
2. Les Mille et un jours, introd., Paris, 1980, p. 7, d'après Jamel-Eddine Bencheikh, Les
Mille et Nuits ou la parole prisonnière, p. 24.
3. Les Mille et unjours, Contes persans, préface, p. VI.
4. R. Robert, « Lectures croisées d'un conte oriental, Pétis de la Croix (Les Mi1le et un
jours, 1710) Melle Falques (Contes du sérail, 1753) », Fééries, 2-2005, p. 31.
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 305
5, La tradition ou sunna est l'ensemble des dits attribués au prophète, transmis par ses
Compagnons et rassemblés dans de grands l'ecueils dits authentiques.
6. Coran, XCIV, 5, 6, Ref. trad.
7. R. Fakkar, Al-1Clnûkhi et son livre la délivrance après l 'angoisse, Le Caire, 1955, p. 38.
8. Ibid ; Fahndrich H., Encyclopédie de/ 'islam (2' éd.), T. X, p. 208 ; pour plus d'infor
mations sur al-Tanûkhî, « Al-Tanükhî ; Name und Familiares Umfeld eines Qâdî und adîb
aus dem 4/10 Jahrundert », Cahiers d 'onomastique arabe, 1985-1987, p. 23-39.
9, Ibid.
306 ÜRIENT BAROQUE/ORIENT CLASSIQUE
10. Al-Tanükhî se justifie quant à la redondance du titre : « Il m'a semblé qu'ayant ajouté
(d'autres récits) à ceux qu'avaient rapportés al-Madâ'inî, chacun d'eux s'est cru plus de
droit que lui à son titre. Si ce raisonnement était valable et devait avoir force de loi, celui qui
enrichirait leur compilation de nouvelles compilations aurait plus de droit qu'eux à
s'approprier ce qu'ils avaient eu de la peine à rassembler.», op. cit., p. 59-60.
11. lbld, p. 60,
12. Zahiri de Samarkand, Le livre des sept vizirs, traduit du persan par Dejan Bogdanovic,
Paris, Sindbad, 1975.
13. Il est appelé plus communément al-Kâtib al-Samarkandî, Barthold, Le 'Iurkestan de la
conquête arabe à l'arrivée des Mongols, trad. du russe en arabe, Koweit, 1981, p. 82,
Jilriations du motiforiental dans les littératures d'Europe 307
des Sept vizirs, composé vers 1 160, à Kilij Tamghâj Khagân, l'un des
souverains de cette dynastie 14• Or, il se trouve « qu'il a existé deux
rédactions antérieures de ce livre en langue persane : l'une en vers, œuvre
du grand poète Roudaki (début x• siècle), l'autre en prose due à un certain
Amid Abol-Favarès Fanârouzî, et rédigée vers le milieu du x• siècle. C'est
sur celle-ci que Zahiri s'appuya". » Seulement Zahiri l'adapta au goût
des lecteurs du X' siècle « en prose rimée, truffée de citations poétiques
et coraniques. »
Ces deux livres, ensemble de contes et d'anecdotes, étaient destinés
aux veillées (samar) et aux cercles littéraires (majâlis) ; il s'agissait donc
d'une littérature écrite, mais qui faisait l'objet d'adaptations successives.
Chaque auteur d'une nouvelle version rappelait plus ou moins celles de
ses prédécesseurs, en y ajoutant les anecdotes de son cru, et celles qu'il
avait recueillies. Le deuxième livre écrit dans le· même esprit par al
Tanükhî et intitulé Nishwâr al-muhâdhara est un ouvrage d'un genre
apparenté à celui-ci ; au cours d'une soirée, on demande aux personnes
présentes d'improviser une histoire, muhâdhara, sur un thème choisi.
Ce livre de Zâhirî permet également d'évoquer l'originalité linguistique
de l'espace iranien, arabisé, qui a récupéré une langue iranienne rénovée,
et a connu une phase turco-mongole à partir du XII' siècle. On peut donc
dire que dans cet espace, les trois langues étaient écrites et se nourris
saient les unes des autres.
Par conséquent, ces histoires voyageaient exactement comme la
littérature orale et en patticulier dans tout l'espace asiatique, y compris
chez les Byzantins. Charles Pella! évoque l'existence d'un métier
d'anecdotiers, d'amuseurs16 qui animaient les longues soirées nocturnes
des maisons de notables. Ces histoires n'étaient pas véhiculées seulement
oralement mais elles paraissent dans des livres qui forment une véritable
chaîne ; leurs auteurs ont fait des choix, réécrit et recyclé certains récits aux
dépens d'autres. Généralement les auteurs « sérieux » classaient ce genre
dans la littérature populaire mais ils n'hésitaient pas eux-mêmes dans des
ouvrages plus académiques à se livrer à ce genre de digressions destinées
à plaire et à distraire le lecteur. C'est ce qu'on appelle l'adab, terme
improprement traduit en français par celui de « littérature » ; il ne s'agit
pas de culture populaire mais de culture savante.
17, Marvels and Tales, Journal ofFairy-Tales Studies, vol. 18, n°2 (2004),
18, TheArabian Nights, a Companion, Londres, 1994 ; sur ce livre, voir le compte rendu
de Jean-Paul Sermain, Fééries 1-2004, Le recuei1, p. 202-205, ainsi que le compte rendu de
Jean Maînil sur les actes du colloque publiés dans ce numéro spécial des Faity-Ta/es Studies,
Fééries, n° 2, 2004-2005, p. 287-288,
19, Cf. l'introduction du livre de Samarkandî, p. 16,« cette merveille est un livre. Le livre
des sept vizirs. Plein de pensées profondes et de sages maximes. J'ornai de métaphores et de
vers ces sentences de sagesses qui affermissent les bases des empires et qui enseignent en
amusant. », p. 23-24.
20. Fééries, 1-2004, p. 6, note 21. La question est posée à propos de la thèse de Christophe
Balay, Lesage et les Mille et un jours de François Pétis dela Croix, Nanterre, 1979, p. 186.
21. Sur ce sujet voir J. Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques, une modernité
sourde», Anna/es Histoire, Sciences Sociales, sept.-oct. 2002, p. 1191-1206.
22, Ibid, p, 6,
-
- '� Variations du motiforiental dans les littératures d'Europe 309
t-
23. A. Miquel, Sept contes des Mille et une Nuits, Paris, Sindbad, 1980, p. 22.
24. Paul Sebag, Histoire du Prince Calai, op. cit., p. 93. Rappelons, en hommage à sa
mémoire de notre regretté collègue, que Paul Sebag, sociologue et historien, avait fait une
partie de sa carrière à l'université de Tunis. Il s'intéressait particulièrement à l'histoire de la
Tunisie, et aux acteurs, diplomates, voyageurs, interprètes et ambassadeurs qui avaient eu un
quelconque rapport avec les royaumes de Barbarie. C'est en compulsant les archives consu
laires qu'il avait rencontré pour la première fois François Pétis de la Croix.
25. Cf. Paul Sebag, T'unis au XYJJc siècle, une cité barbaresque au temps de la course,
Paris, L'Harmattan, Histoire et perspectives méditerranéennes, 1989, p. 104-107.
26. « Sur une chronique des beys mouradites. II : Guilleragues et De la Croix », lb/a,
n° 139, 1977/1, p. 3-51;« Sur deux orientalistes français du xv11e siècle. François Pétis de la
Croix et le Sieur de la Croix», ROMM , n°25, 1978, p. 89-118 ;« Aux origines de l'Orient
romanesque. Quel est Pauteur des Mille et un Jours ?», IBLA, n° 193, 2004/1, p. 31�60.
7 '.Jl/j
'.!
310 ÜRIBNT BAROQUE/ÜRIBNT CLASSIQUE
,
Variations du motif oriental dans les littératures d 'Europe 311
, /.-.
cherche à identifier les ouvrages dans lesquels François Pétis de la Croix
a puisé ses informations sur la Chine, il ne s'intéresse pas aux sources
proprement asiatiques.
Marco Polo, les explorateurs franciscains et dominicains et le
Marocain Ibn Battüta qui sillonnaient l'Asie turco-mongole aux Xlll' et
XIV' siècles ont contribué à élargir considérablement la connaissance de
l'Asie en général et de !'Extrême-Orient en particulier. Paul Sebag a
commencé à rassembler des informations sur les sources dans lesquelles
François Pétis de la Croix a puisé ses renseignements géographiques et
culturels sur l'Asie et sur la Chine pour « habiller le conte de Calafet de
la princesse de Chine. »
Faisons d'abord un état des lieux à ce sujet en mentionnant les docu
ments, récits et autres textes disponibles. François Pétis de la Croix avait
non seulement séjourné à Ispahan, mais acquis une bonne connaissance
de l'Asie en traduisant le livre de Cheref ed-din Ali Yazdi sur Tamerlan,
Zafer-nâmeh Histoire de Timur-Bek connu sous le nom du Grand
Tamerlan, empereur des Mongols et des Tartares publié en 172232• Une
autre biographie de Tamerlan, celle du damascène Ibn 'Arabshâh33, avait
été d'ailleurs été traduite par P. Vattier en 1658.
Des correspondances et des ambassades avaient été échangées entre
Tamerlan et les souverains européens, en particulier le roi de France
Charles VI et le roi de Castille Henri III. Les documents de cette corres
pondance consécutive à la mission de Jean III de Sultaniyè34 auprès du roi
de France sont conservés aux Archives Nationales et se composent de
quatre pièces : la lettre de Tamerlan à Charles VI écrite en persan et la
copie de la traduction en latin ; la copie de la traduction en latin de la lettre
de Mîrân Châh adressée aux rois chrétiens et la copie de la lettre rédigée
en latin de Charles VI à Tamerlan. Ces documents avaient été authentifiés
et étudiés par Sylvestre de Sacy en 1822 et par H. Moranvillé3'.
Après sa victoire sur Bayazid, Tamerlan rentra en 1404 à Samarkand
où il reçut les ambassadeurs étrangers dont Ruy Gonzales Clavijo36,
envoyé du roi de Castille Henri III (1390-1406) et les messagers de
32. Ms. persan de la BN de Paris n° 455, édité par Muhammad Abbâsi, Téhéran, 1958.
33. 'Ajd 'ib al-Makdfirfi navdlb Timur, Histoire du grand Tamerlan.
34. Mémoire sur Tamerlan et sa cour, Ms. BN de Paris, n° 5624.
35. Tamerlan, l'empire du seigneur defer, Neufchâtel, Éd. de la Baconnière, 1978, p. 227-
243.
36. La route de Samarkand au temps de Tamerlan, relation de voyage de l'ambassade de
Castille à la cour de Timur Beg par Ruy Gonzàles de Clavijo 1403-1406, traduite et com
mentée par Lucien Kehren, Paris, Imprimerie nationale, 1976.
312 ÜRIENT BAROQUE/ÜRIENT CLASSIQUE
41. Nous n'avons pas d'identîfication sûre pour Saganac, ni pour Jenghikunt.
42. J. P. Roux, Histoire de l'empire Mongol, Paris, E. de Boccard, 1993, p. 229.
43, G. Gobillot, «Tab]e bien servie», dans le Dictionnaire du Coran, sous la direction de
Amir�Moezzi (M,A.), Paris, 2007, p. 852 : « Le Lawh désignerait donc, aussi bien dans le
Coran que dans les pseudoépigraphes, tantôt le texte primitif de la Révélation (S. 85 v. 22),
tantôt les tablettes du destin, »
44. J. P. Roux, Ibid, p. 503, 506.
Pjl
49. Le Père Alvarez Semedo, Histoire unNerselle du grand royaume de la Chine, écrit en
italien traduit par Louis Coulon, 1685 ; les voyages de Jean Struys, Amsterdam, 1681.
50. À noter que le Sieur de LaCroix père avait lui-même traduit une biographie de Thmerlan
intitulée L'histoire du grand Genghiz C.an, premier empereur des Mogols et des Tartares traduite
et compilée de plusieurs auteurs orientaux & de voyageurs europées, don on voit les noms à la
fin, avec un abregé de leurs viesparfeu M. Pétis de la Croix le pere ..., Paris, Vve Jombert, 1710.
ffT
volume contient les Mille et unjours, contes persans traduits par M. Petis de la Croix, doyen
des secrétaires interprètes du Roi, Lecteur et professeur au Collège royal, p. 9, 10.
61. Jamel-Eddine Bencheikh, Les Mille et une Nuits ou la parole prisonnière, Paris,
Gallimard, 1988, p. 36.
62, J,-E. Bencheikh et A. Miquel, II, Qamar al-Zamân refuse malgré l'insistance de son
père p, 12-22. Il en est de même de Badr al-budur, l'héroïne fille du roi Ohayour des îles in
térieures de l'empire de la Chine, p. 28-29.
63. Les Mille et une Nuits ou laparole prisonnière, Chapitre IIIi « Le conte de Qamar al
Zàmân et de Budür», op, cit., p. 97-13 5,
11iriations du motiforiental dans les littératures d 'Europe 319
de son côté une définition plus large : « Sous le nom des Orientaux, je
ne comprends pas seulement les Arabes et les Persans, mais encore les
Turcs et les Tartares et presque tous les peuples de l'Asie jusques à la
Chine, Mahométans, païens et idolâtres67• »
Cet élargissement de la curiosité occidentale à la Chine est important.
François Pétis de la Croix lui-même a essayé d'intégrer à son recueil
plusieurs contes sur la Chine, comme L'histoire du prince Ruzvanchad
et de la princesse chéhéristani, et / 'Histoire du roi du Thibet et de la
princesse des Naiinans. I.:adaptation des contes orientaux au goüt
français explique la coloration exotique qui leur a été ajoutée, et la
suppression de la poésie mêlée au texte ; mais elle a peut-être eu pour
effet de dater d'une certaine manière les contes des Mille et un Jours, en
accentuant leur ressemblance esthétique avec les turqueries insérées dans
les autres œuvres de la période.
67. Les paroles remarquables, les bons mots et les maximes des Orientauxt 1694,
« Avertissement ».
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Anne Duprat
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Mahbouba Sai Tlili
Cantemir, Zrfnyi, Mehmet Aga et l'Europe orientale :
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Cécile Kovacshazy
Croissants et turbans - Images de [ 'Orient dans
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Noémie Courtès