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André Arcellaschi

Médée dans le théâtre latin d'Ennius à Sénèque


Rome : École Française de Rome, 1990, 480 p. (Publications de l'École française de Rome, 132)

Résumé
Médée est une héroïne très célébrée par la mythologie et la littérature grecques. Elle y apparaît sous les traits d'une redoutable
magicienne et d'une marâtre barbare. Son époux, en revanche, Jason y jouit de la grande gloire qu'il s'est acquise en dirigeant
l'expédition des Argonautes, afin de ramener la Toison d'or en Grèce.
La littérature latine, par réaction, a voulu oublier l'image de la mère criminelle, fratricide et infanticide. Le présent ouvrage retrace,
à travers les débris qui subsistent de la tragédie et de la poésie latines, l'histoire de la longue fascination des Romains pour
Médée.
L'auteur en relisant les textes et en interrogant les opinions des philosophes, des historiens, des géographes et des hommes
politiques, s'efforce de mettre en lumière cette histoire intime des rapports de la grande héroïne avec la mentalité et la sensibilité
romaines.

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Arcellaschi André. Médée dans le théâtre latin d'Ennius à Sénèque. Rome : École Française de Rome, 1990, 480 p.
(Publications de l'École française de Rome, 132)

http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/monographie/efr_0000-0000_1990_ths_132_1
COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME
132

ANDRÉ ARCELLASCHI

MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

D'ENNIUS À SÉNÈQUE

ÉCOLEPALAIS
FRANÇAISE
1990
FARNESE
DE ROME
© - École française de Rome - 1990
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-02 10-X

Diffusion en France : Diffusion en Italie :


DIFFUSION DE BOCCARD «L'ERMA» DI BRETSCHNEIDER
11, RUEDEMÉDICIS VIA CASSIODORO, 19
75006 PARIS 00193 ROMA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA


ΡV

Aux dames romaines


Le présent ouvrage doit ce qu'il peut avoir d'essentiel et de meilleur à
la science et à l'amitié de Pierre Grimai. Nous avons usé et abusé des
deux, tout au long de nos recherches et de la rédaction de cette thèse de
doctorat d'État, soutenue en Sorbonne, le 3 mai 1986. Le jury réunissait
les noms d'Alain Michel, Professeur à la Sorbonne, Président du jury, de
Pierre Grimai, Membre de l'Institut, Rapporteur, et ceux de Michael von
Albrecht, Professeur à l'Université de Heidelberg, de Jean-Marie Croisille,
Professeur à l'Université de Clermont-Ferrand, de Jackie Pigeaud, Profes
seur à l'Université de Nantes, et de Hubert Zehnacker, Professeur à la
Sorbonne. Qu'il nous soit ici permis de leur exprimer notre reconnaissanc
e pour avoir examiné notre travail et l'avoir fait bénéficier de leurs
observations et de leurs suggestions.
La présente édition n'aurait pas vu le jour sans Raymond Bloch,
Membre de l'Institut, qui a accepté d'être le Rapporteur de notre thèse
devant le Conseil scientifique de l'École française de Rome. Dans nos
remerciements nous lui associons Charles Pietri, Directeur de l'École
française de Rome, qui a accueilli notre ouvrage dans la Collection qu'il
dirige. Qu'il veuille bien trouver ici l'expression de notre gratitude ainsi
que Maurice Lenoir, Directeur des Études pour l'Antiquité, et François-
Charles Uginet, Secrétaire aux Publications de l'École française de
Rome.
En terminant, nous voudrions dire encore notre reconnaissance à
tous ceux qui nous ont aidé et encouragé, en particulier nos anciens col
lègues Yves Dauge, Professeur à l'Université de Perpignan, et Paul
M. Martin, Professeur à l'Université de Montpellier. Il nous plait aussi de
rendre hommage à nos premiers lecteurs, dont les critiques et les correc
tionsspontanées nous ont été précieuses : Françoise Loppenthien et Gé
rard Héry, Professeurs à l'Université d'Orléans, Jean Gaschet, Vice-Prési
dent Honoraire au Tribunal de Grande Instance de Paris, Francis Arnion
(f) Ingénieur Commercial en Informatique et Diplômé d'Études Supér
ieures de Lettres Classiques enfin et surtout Joseph Maisonobe qui, de
l'Université de Nice, a relu l'ensemble et le détail avec une impitoyable
clairvoyance et, lui aussi, une grande amitié.
Sans eux et le concours de leur talent, cet ouvrage n'aurait pu être
mené à bien.

Le Raincy, novembre 1987.


A.A.
λ

INTRODUCTION

Medea fïcta

. . . sub truce nunc parui ludentes Colchide nati1. . .

Dans la teneur évocatrice mais banale de ce seul vers, dans cette


image, tant de fois répétée par les poètes, tant de fois reproduite par
les peintres, se cache peut-être cette voie parmi les plus secrètes qui
conduisent au cœur de la sensibilité romaine.
Là, tandis que sous l'éclair farouche de ces fauves prunelles les
deux petits enfants prolongent les jeux de l'innocence, le regard de
Rome s'est immobilisé, figé par une inquiète fixité, tendu par l'épreuve
de ce face à face, droit, dans les yeux de Médée.
Situation et spectacle véritablement «dramatiques», que ce person
nage devant ce public et que les yeux de Médée au fond du regard de
Rome.
Que nous est-il donné aujourd'hui encore d'entrevoir de toutes ces
pensées et de ces passions et de l'infini des sentiments et des sensations
qui meublaient sourdement le silence lourd de cet étrange échange?
Bel échange, en vérité, que celui que favorisait le théâtre latin
entre cette princesse colchidienne et ce public romain, car le théâtre
n'aurait su s'intéresser à Médée si la cité ne s'était déjà intéressée à
elle.

Medea picta

Quand César faisait venir de Cyzique le tableau le plus célèbre d'un


maître illustre (pour l'installer à Rome dans le temple de Vénus Géni-

Aetna, vers 594.


2 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

trix, dans ce sanctuaire qu'il avait lui-même consacré à cette déesse,


afin de rivaliser non seulement avec Sylla ou Pompée, mais surtout de
rendre hommage à la divinité qu'il considérait comme romaine entre
toutes, comme la Mère, comme la fondatrice de sa propre famille et de
l'État romain), quelle était la portée réelle de son geste?
Quelle signification profonde attachait-il lui-même à la présence de
Médée, dans cette enceinte vouée au culte de la famille et de l'État?
Quelle sorte de réaction escomptait-il provoquer dans l'esprit de
ses concitoyens?
Si une telle interrogation méritait plus que toute autre d'être posée
à cette place liminaire, c'est que ce geste ne saurait être considéré ni
comme un fait banal et isolé, ni comme le simple effet de la manie pos
sessive du plus raffiné des collectionneurs.
César, s'il n'avait été que cela, aurait, d'une part, assurément préfé
ré réserver à son seul usage privatif la contemplation de la Médée de
Timomaque. Il aurait, d'autre part, pu acquérir de ses propres deniers
bien d'autres œuvres, qui auraient tout aussi bien su parer les murs du
temple de Vénus.
Il nous importe donc de croire que l'acquisition d'un tel bien pour
un usage national, correspondait et répondait à des intentions délibé
rées.En effet, il ne nous est guère possible de considérer ce geste com
meun fait isolé: tout ce que nous pouvons connaître immédiatement de
la présence de Médée à Rome montre au contraire que cette attirance
pour ce personnage et ce mythe était l'une des choses les mieux parta
géesdans les goûts et les pensées des Romains.

Medea Romana

De fait, Médée n'a jamais cessé de hanter profondément l'imagina


tion des Romains. Ils se plaisaient à contempler inlassablement l'image
terrifiante de la tragique Colchidienne non seulement sur les murs des
temples, mais encore à l'intérieur de leurs propres demeures.
Mieux encore, ils souhaitaient voir orner de ses traits leurs demeur
es dernières, comme pour sembler l'associer à leur vie éternelle.
Et surtout, la poésie latine a consacré une telle quantité d'œuvres
majeures à rappeler et traiter de façon originale la légende venue d'Aia
qu'il ne nous est pas permis de juger le geste de César comme un acte
sans conséquences ni sans importance auprès de ses contemporains.
Il semble au contraire avoir ainsi participé au vaste courant qui a
INTRODUCTION

toujours parcouru et fasciné la sensibilité romaine. Et c'est ici précisé


ment que notre recherche peut prendre une première forme de justifi
cation.

Memoranda

De nombreuses monographies ont déjà contribué utilement à une


meilleure connaissance de l'importance de Médée dans l'art et la poés
ie.
Les plus étendues d'entre elles ont dressé des inventaires assez
complets des diverses manifestations de Médée dans la littérature2. De
plus, nombre de publications ont été consacrées à divers aspects du
personnage et du mythe. Le plus souvent, l'analyse porte sur les rap
ports qui unissent, dans les détails, Médée dans la littérature grecque et
Médée dans la littérature latine. On a ainsi beaucoup comparé l'œuvre
de Sénèque à celle d'Euripide3.
En dépit de l'abondance de ces ouvrages, il nous a semblé qu'il
demeurait utile d'envisager un travail de recherches qui se placerait
dans une perspective différente et tenterait de ne pas être une monog
raphie comparatiste tout juste digne de s'ajouter aux autres.
Sur les deux points essentiels qui ont été le plus fréquemment trai
tés par nos devanciers, il paraît nécessaire de formuler quelques r
emarques.
A propos des ouvrages qui se contentent de dresser de purs inven
taires des œuvres où Médée apparaît, on est en droit de se demander si
la seule qualité de ces catalogues était une raison suffisante en soi pour
que leurs auteurs n'aient guère éprouvé le désir d'y ajouter au moins
un essai d'explication de cet engouement des Latins pour Médée.
Tout au plus, en effet, nous suggèrent-ils que l'atrocité même de
ses crimes apportait à cela comme une sorte de justification évidente et
de réponse bien naturelle.

2 Voir Bibliographie. On se limitera au rappel suivant : T. Pyl, De Medea Fabula, Berl


in, 1850; L. Mallinger, Médée, Etude de littérature comparée, Louvain, 1898; K. Heine-
mann, Medea, Leipzig, 1920; T. Caracappe, Medea nella letteratura latina, Palerme, 1921 ;
R. Renner, Medea, BBG., 1926; L. Séchan, La légende de Médée, RÉG., 1927; Duarte
Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, Paris, 1982.
3 II est absolument impossible d'en proposer ici même un choix. On trouvera pour
chaque auteur étudié les principales analyses concernant son œuvre.
4 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Encore conviendrait-il de nous dire alors pourquoi cette férocité,


ces meurtres, ce sang rejoingnaient dans l'âme profonde romaine le
goût des émotions fortes et celui des spectacles crus et cruels?
Mais ne faudrait-il pas aussi, parallèlement mais tout au contraire,
se demander si Médée n'a été que cette magicienne ensanglantée aux
yeux des Romains? N'a-t-elle pas été aussi cette jeune fille séduite et
cette jeune femme trompée?
En ce qui concerne les monographies du second type où l'on s'est
efforcé de mettre en lumière tel ou tel point de détail concernant tel
auteur précis (Sénèque y est le plus souvent analysé), on pourrait just
ement regretter de ne les voir aborder tant de questions que comme si
elles ne s'étaient posées qu'un jour précis à un auteur particulier, que
comme si, en somme, l'histoire de Médée dans la littérature latine
n'était rien d'autre qu'une suite de pointillés sans continuité, sans aucu
ne évolution nette et marquée.
De ce point de vue, les études les plus regrettables appartiennent
sans doute au genre comparatiste: elles volent brutalement d'Euripide
à Sénèque, par exemple, avec au mieux une seule et brève escale sur
l'œuvre d'Ovide; encore celle-ci n'est-elle que sommairement étudiée.
Ainsi, entre la Médée d'Euripide et celle de Sénèque, rien ne serait
intervenu, aucun cheminement spécifiquement romain du mythe n'au
rait été élaboré et poursuivi par une longue succession de poètes?. . .

Principia

Voici donc, déjà, deux types d'attitudes que l'on pourrait tenter de
reconsidérer. Il n'est certes pas question de renoncer commodément à
dresser un inventaire aussi exhaustif que possible, non plus qu'à igno
rer les premières manifestations grecques du mythe. Sur ces deux
points, des améliorations et des compléments paraissent, comme en
toute matière, pouvoir être naturellement apportés. Toutefois, notre
effort serait de peu d'intérêt s'il se bornait à une approche plus précise
de ces données. Nous nous proposons donc de revenir aux sources
grecques afin de mieux pouvoir suivre, à travers les œuvres maîtresses
de la littérature dramatique latine, tous les jalons de cette évolution,
c'est-à-dire tous les «moments» de la vie latine de notre mythe et de
notre personnage.
Cela suppose que l'on veuille bien souscrire immédiatement au
postulat préliminaire suivant : toute nouvelle présentation de Médée au
INTRODUCTION 5

public romain, même s'il était démontré que ce ne fut là qu'une copie
ou le reflet fidèle, trop fidèle parfois, d'une œuvre grecque antérieure,
sonnait obligatoirement de façon neuve, relative et spécifique aux oreil
lesde ces hommes d'une civilisation, d'une mentalité et d'une sensibili
té différentes. De même, chaque représentation figurée, picturale ou
sculpturale, dès qu'elle était transportée à Rome, prenait d'autres d
imensions et d'autres significations.
Il ne s'agira donc pas de juger de la qualité de ces émotions, pour
savoir si elles étaient supérieures ou moindres par rapport à celles qui,
en Grèce, les avaient précédées. Il importera bien davantage de savoir
en quoi elles étaient originales et susceptibles de porter plus loin enco
re la vie du mythe.
On souscrira donc d'emblée à ce principe qui veut que chacune des
renaissances des mythes vaut autant que les seules circonstances qui
ont présidé à leur naissance.
A cette seule condition il sera désormais possible de voir comment,
sans oublier les modèles les plus remarquables de la littérature grec
que, d'autres œuvres sont nées qui, en employant parfois un langage
identique, portaient cependant des messages radicalement différents, et
prenaient en compte des conditions matérielles, morales, esthétiques et
spirituelles nouvelles.
Au fond, cela nous entraînera à considérer la survie du mythe sous
d'autres perspectives, car Médée n'aurait certainement pas aussi lo
nguement captivé les esprits latins, si elle n'avait trouvé quelque réso
nance précise et profonde dans leur vie quotidienne, dans leurs plus
grandes interrogations essentielles parce qu'existentielles.
Si chaque siècle a accepté de reconnaître en ces tourments un peu
de ses propres angoisses, et de confondre certaines de ces aspirations
au bonheur de la grande héroïne avec ses propres ambitions de liberté,
d'évasion et de conquête sur l'absolu, ce n'a été que parce que Médée
intervenait, dans sa force et dans sa fragilité, comme l'écran idéal entre
la réalité et le rêve, comme une entité toujours susceptible de se méta
morphoser, pour incarner, dans la chair et l'âme de son mythe, toutes
les interrogations et les inquiétudes de Rome face à son destin.

QUAERENDA

On ne s'étonnera donc pas de rencontrer autant de visages divers


de Médée que de moments de cette réflexion d'une civilisation sur elle-
6 MEDEE DANS LE THEATRE LATIN

même. On cherchera, en revanche, les liens qui ont enchaîné l'histoire


commune d'un peuple et d'un personnage fantastique, en particulier
dans leur relation théâtrale.
Mais quelle méthode suivre pour tenter de rendre compte de cette
évolution parallèle?
Le premier réflexe commode inciterait à établir une sorte d'histoi
re des systèmes, des écoles et des modes, en montrant que Médée a pu
participer à l'illustration de toutes les opinions. Mais l'intérêt d'une tel
le démonstration tournerait rapidement court : il est évident que, par
son essence même, tout mythe fondamental possède par excellence la
capacité de servir les doctrines les plus variées. On ne ferait donc ainsi
que dresser une fois encore, et de façon encore plus systématique, un
inventaire des apparitions de Médée sur la scène romaine.
Sans doute manquerait-il déjà une sorte de progrès par contraste
avec les catalogues qui s'estiment satisfaits de n'être que cela.
Toutefois, s'il ne nous est guère utile de savoir combien de tragé
dies sont peuplées de la présence de Médée, il ne saurait guère plus
nous importer de connaître le nombre exact des systèmes philosophi
ques ou religieux auxquels elle a pu participer.
Il nous faut donc, après avoir nettement exposé ce que cette mé
thode ne sera pas, tirer de ce qui a précédé l'esquisse d'un plan et
d'une méthode, les deux allant naturellement de pair.

Itinera

De toute évidence, le premier mode de recherche, qu'impose le


sujet même, suggère de suivre et d'épouser la rigueur de l'ordre chro
nologique en allant d'Ennius à Sénèque, non pas pour dresser un
inventaire, un de plus, mais pour suivre une histoire littéraire.
Cependant, s'il est vrai que l'analyse des textes est l'un des seuls
moyens dont nous disposons pour apprécier la permanence et l'évolu
tion d'un mythe, on se gardera d'oublier que toute œuvre dramatique
n'est que peu de chose, quand elle est coupée de l'actualité qui l'a vue
naître, et du public pour qui elle a été pensée et écrite.
Trop longtemps à notre avis, on a contemplé le mirage parfait d'un
classicisme atemporel et donc éternel, qui se serait nourri de l'huma
nismele plus dégagé de la réalité et du temps. Cela ne veut pas dire que
les œuvres les plus pures soient incapables d'atteindre à cette sorte de
vérité profonde, qui les fait échapper aux corrosions du temps. Mais il
INTRODUCTION 7

n'en demeure pas moins vrai que, pour ce qui concerne du moins l'usa
ge,le «traitement», des mythes, chaque siècle a voulu en donner une
«lecture» qui correspondait intimement aux préoccupations majeures
contemporaines.
Aussi bien, à propos d'Ennius ou de ses successeurs, il nous paraît
essentiel de ne considérer aucune production comme isolée. Il semble
au contraire nécessaire de vouloir examiner chacune d'elles en accord
avec les productions des autres arts, dans la mesure où nous les
connaissons, et, de toutes manières, en les replaçant dans le contexte de
l'actualité qui les a suscitées et portées. Tant et si bien, du reste, que
pour comprendre et commenter les œuvres qui nous sont parvenues à
l'état de fragments, nous croyons ne rien pouvoir faire de plus néces
saire à leur sauvegarde et à leur restitution, que de tenter de les repla
cer dans le sein des idées contemporaines. Voilà donc le propos et la
matière d'une première approche.

Optanda

Celle-là en appelle inévitablement d'autres, si l'on ne veut pas en


demeurer au recensement historique, aussi éclairant puisse-t-il s'avérer,
en raison même de son ouverture sur la couleur propre à chaque
temps, et la connaissance des mouvements des cœurs, des ferments des
idées et des pulsions naissantes des doctrines nouvelles, morales, polit
iques ou religieuses. Il nous appartient en effet de rechercher les biais
les plus nets par lesquels Médée a pu et su atteindre et bouleverser la
conscience romaine, au point de s'imposer à l'imagination créatrice de
générations d'artistes et de poètes.
En cette sorte d'investigations, différentes approches peuvent être
toutes également envisagées. Le seul risque qu'elles puissent courir
n'est que de se perdre elles-mêmes dans des analyses détaillées, où l'on
verra cent et cent fois les mêmes éléments intervenir dans chaque
membre de l'exposé. Voici un exemple qui illustrera ce type de rencont
res et de répétitions à l'infini : si l'on voulait étudier l'importance de
Médée par rapport à la magie, ou la philosophie, ou la religion, etc., ne
s'exposerait-on pas à rappeler sans cesse les mêmes textes pour illus
trer des aspects particuliers? La geste de Médée s'y épuiserait en se dis
persant d'un chapitre à l'autre, loin de livrer au contraire le secret sim
ple de sa réussite auprès des Romains.
8 médée dans le théâtre latin

Medea Femina

Or, précisément, si une telle héroïne a pu jouir d'un tel succès,


auprès de ces hommes pétris de bon sens et attachés à la clarté des
réalités et des idées, il nous faut croire que leur admiration se fondait
sur des sentiments aisément identifiables, du moins dans leur tout pre
mier degré d'expression.
Pour un instinct latin sous quels aperçus concrets et réalistes Mé
dée avait-elle le plus de chance d'être immédiatement entrevue? Il ne
saurait faire de doute qu'elle renvoyait d'abord l'image d'une certaine
conception de la Femme et de la condition féminine. Le mythe de
Médée devait apparaître comme un moyen commode de repenser tous
les problèmes de cette cellule familiale à laquelle Rome était si fort
ement attachée. Puis, comme cette notion vitale rejoignait sur un plan et
un mode supérieurs, une conception très romaine de l'État, c'est encore
dans cette seconde voie qu'il nous faudra rechercher les raisons du suc
cès de Médée auprès du public romain.

Medea ipsa

Historique et linéaire, notre essai s'efforcera encore d'analyser la


valeur de l'exemple que proposait l'histoire de Médée à l'imagination et
à la réflexion latines. Cette vie, illustre entre toutes, apportait un témoi
gnage, précis et développé, sur tout ce qui pouvait constituer le «r
oman» d'une femme extraordinaire. Rien ne pouvait mieux séduire la
mentalité romaine que de voir ainsi dérouler la destinée exemplaire
d'une jeune fille, enlevée, épousée et qui, une fois mère, disposait de la
vie de ses propres fils. Ce sang qu'elle répandait, loin de saisir d'effroi
les esprits romains, les atteignait d'abord dans leurs conceptions moral
es et juridiques où l'homme, père et chef de famille, pouvait seul exer
cersur son entourage le droit de vie et de mort. Médée posait ensuite,
toujours au sein de ce contexte familial, le délicat problème du mariage
avec une étrangère, problème accentué et aggravé par le fait que cette
femme, trop savante, trop distante de l'humanité moyenne, et pour tout
dire trop logicienne, trop raisonneuse, compromettait l'équilibre, ou
plutôt le déséquilibre, de l'union conjugale idéale, où l'homme détenait
le droit du plus fort.
Voilà sans doute sur quelles bases établies le cas de Médée paraiss
ait devant le tribunal de chaque spectateur et venait y bouleverser, ou
INTRODUCTION 9

du moins y rencontrer, tant d'idées fermement enracinées. Voilà aussi


définie une méthode d'approche du trouble que suscitait Médée dans
les consciences et les imaginations romaines. De telles confrontations
naquirent, en tout cas, des opinions bien contrastées où se sont expri
mées toutes les nuances, et où sont venus influer tous les systèmes.
Mais ce qui nous reste à découvrir est sans doute le plus import
ant : comment la Barbare, la Magicienne, l'Amante, la Mère criminelle,
pouvait-elle être comprise, excusée ou condamnée, au nom des princi
pes qui régissaient la vie familiale, d'autant que Médée, en donnant le
jour à ses deux garçons, avait rempli le plus naturel des contrats juridi
quesnuptiaux?
Rome n'a cessé d'hésiter et de s'interroger sur ces apports du
mythe à l'examen de la condition féminine. Et le débat s'est prolongé
sur un plan plus vaste encore, où le sentiment de l'État a pris le relais
du sens de la famille. En effet, s'il est vrai qu'en tant que femme,
Médée intéressait la Famille, il est non moins certain que la princese,
l'héritière d'une très ancienne lignée royale orientale, l'épouse du pre
mier grand héros conquérant venu de l'Occident, ne pouvait laisser
indifférent le sentiment national des Romains.

Medea Publica

Tel sera donc l'objet d'une troisième analyse parallèle. La recher


che trouvera son point de départ dans les rapports, de mieux en mieux
connus, qui unissent la littérature, la tragédie notamment, à l'actualité
politique. On essaiera alors de voir quel usage «politique», au sens lar
ge du terme, Rome a su faire du personnage et du mythe. Ainsi, à la
faveur de quantité de notations brèves, faites au détour d'une période,
d'un commentaire, d'une comparaison, on devrait reconnaître et rele
ver les diverses personnalités qui ont mérité d'être comparées à Médée.
On s'apercevra que l'image de Médée n'a guère subi l'injure d'être
rabaissée au rang de celle des sorcières vulgaires et que, tout au
contraire, son nom a pu être associé avec ceux de Clodia, de Livie, de
Cléopâtre, etc. A propos de Médée s'est ainsi toujours posé le problème
du rôle de la femme, du moins de certaines femmes, dans l'État. Le
débat portait déjà sur le choix, pour un prince ou homme politique,
d'une épouse étrangère; et ce débat ne cessera d'être alimenté en rai
son même de l'extension du domaine romain.
Plus généralement, Médée intéressait encore l'État à propos de ces
10 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

anciennes pratiques magiques, qui avaient raison d'État, et où se


confondaient inextricablement des considérations politiques et religieu
ses. Sa science des plantes rejoignait d'abord toutes les pratiques pro
pres aux ambassadeurs, et ensuite la maîtrise des forces surnaturelles
susceptibles d'asseoir et d'assurer le pouvoir. Il y avait de toute façon
indépendamment de toute science botanique et magique, dans l'attitude
de Médée, une très inquiétante prise de position à l'égard du pouvoir :
comment aurait-on pu oublier à Rome que Médée était la cause du ren
versement d'Aiétès à Aia, de Pélias à Iolcos, de Créon à Corinthe et que,
même à l'égard d'Egée et de Thésée, elle avait joué un rôle fort peu
propice au maintien de la monarchie?

MEDEA BARBARA

Mais il y a plus encore: pour les Latins, peuple de terriens, accro


chés à leurs horizons, peu habiles à maîtriser les choses de la mer,
Médée représentait la voyageuse par excellence, la première femme qui
se soit jamais risquée à bord d'un vaisseau (le détail est d'invention
romaine) et la première aussi à user librement de chars aériens et fan
tastiques, soit pour fuir, soit plus simplement pour aller cueillir les her
bes nécessaires à la préparation de ses drogues. Cela lui conférait, dans
l'esprit romain, la science du monde, et d'abord cette connaissance pré
cieuse : la géographie. Et l'on pressent immédiatement à quel point cet
teversion du mythe, cet aspect «géographe» de Médée pouvait exercer
un attrait tout spécial sur l'imagination d'un peuple de conquérants.
Par ailleurs, Médée, comme Hélène, a représenté l'attirance des
Occidentaux vers l'Orient. Toutes deux sont intimement impliquées
dans deux grands rêves de conquêtes de l'Orient. Après Jason, après
Agamemnon, quel prince, quel Alexandre ou quel César ne voudra
reprendre cette trame où se lisaient les ambitions du monde occidental
sur l'Orient, comme pour conjurer le souvenir du flux des très lointai
nes invasions indo-européennes?
Médée a été ainsi au centre de toutes les ambitions de géographies
conquérantes. Il ne nous appartient pas ici de développer cet aspect
fondamental du mythe, mais, pour prendre un exemple, et un seul, et
pour revenir à cet intérêt de César pour Médée que nous évoquions en
commençant, pourquoi ne pas mentionner ici ce simple fait éclairant :
lorsque César faisait venir, de Cyzique à Rome, la Médée de Timoma-
INTRODUCTION 11

que, il préparait, nous le savons, une expédition contre les Parthes. . .


Médée a toujours ainsi hanté les rêves d'expansions orientales.

Medea illa

Voilà donc précisées quelques directions de recherches sur l'i


mportance qu'a eue Médée dans l'imagination, la pensée et sans doute la
vie d'un peuple tout entier. D'autres subsistent aussi, sans lesquelles la
présente étude n'aurait guère de motifs, ni de moyens, de vouloir pour
suivre et approfondir les raisons de la longue immanence de Médée
dans la mentalité romaine.
Ce qu'il nous importe de remarquer nettement, pour l'instant, c'est
que, d'ores et déjà, dans leur ensemble, les diverses manifestations de
Médée dans la conscience latine, que nous avons précédemment déga
gées, se laissent ramener aux trois grandes catégories autour desquelles
notre recherche s'ordonnera. Médée a touché les Romains d'abord
dans leurs ambitions poétiques, c'est-à-dire dans leur sensibilité, puis
dans leurs conceptions sociologiques, c'est-à-dire dans leur sentiment
de la famille, enfin dans leurs réflexions politiques, c'est-à-dire dans
leur sens de l'État. Ainsi, la princesse lointaine a connu auprès d'eux
trois modes de communication, tour à tour poétique, pratique, politi
que.Telles sont du moins les tendances les plus nettes qu'il nous appart
ientde mettre en lumière dans un ouvrage essentiellement fondé sur
la relecture des textes.
Comme on le pense bien, entre ces trois registres le départ ne se
faisait pas de façon la plus catégorique. Médée s'imposait dans les
consciences avec un trouble suffisant pour faire jouer successivement
chacune de ces trois modulations et les rendre fécondes. Il subsistait
malgré tout dans la façon dont le mythe était perçu et vécu l'impres
sion d'une indissoluble complexité et d'une parfaite continuité.
A la faveur de la relecture nécessaire des textes, souvent brisés,
notre intention est de retrouver l'unité d'un mythe exemplaire dans ses
métamorphoses complémentaires et de le rendre accessible à un nou
veau public.
Puisse aussi, au terme de ce modeste travail, se dégager une meil
leure connaissance du rôle privilégié qu'ont tenu dans l'âme et la pen
sée romaines des mythes aussi grands, aussi puissants que celui de
Médée.
Puissions-nous surtout, à notre tour, céder au charme redoutable
12 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

de ces yeux au fond desquels se réfléchissait, inconsciemment peut-


être, mais très profondément cependant, une certaine image de la fem
meromaine, qu'il nous reste à découvrir et contempler, sur la scène du
théâtre latin, en la compagnie merveilleuse du premier chantre de
Médée, le grand Orphée, «le rejeton de la Muse des chants» : Me uocali
genitus Camena*.

4 Sénèque, Médée, vers 625.


CHAPITRE I

VIES ANTÉRIEURES

Ennius Pater

A l'aube d'une ère nouvelle, au cœur de ce «siècle» décisif «pour


l'évolution du monde occidental»1, la première apparition de Médée
sur les tréteaux romains a constitué un événement littéraire d'impor
tance capitale : devant l'héroïne la plus ancienne de notre littérature
occidentale, cette Médée que chantaient déjà les Argonautiques prého
mériques2, une seconde carrière s'ouvrait. Elle devait s'avérer plus
féconde encore pour les lettres latines qu'elle ne l'avait été dans la pen
sée et la poésie grecques. Ennius devenait l'instigateur de ces renaissan
ces infinies. Après lui, immédiatement, Pacuvius et Accius allaient
poursuivre le rêve inspiré par la magicienne royale3. A leur suite,
inlassablement, une longue lignée de poètes viendrait reprendre, dans
des œuvres dramatiques ou épiques, les divers épisodes de la légende
venue d'Aia.
Assurément, aux yeux de cette postérité, Ennius n'a sans doute
jamais eu de mérite plus grand que celui-là. Aussi, quand les siècles ont
redit à l'envi leur reconnaissance à son égard, il est permis de croire
que, dans leur conscience séculaire, le sentiment de cette dette bien
précise devait l'emporter sur tout autre souvenir. Du reste, comment
aurait-on pu ne pas admirer le courage qu'il avait fallu pour oser se
mesurer à un si haut sujet? Aucun poète, avant Ennius, ne s'était risqué
à l'aventure, ni Livius Andronicus ni Naevius. . . Or, il n'est pas possible
d'imaginer que, en cette seconde moitié du troisième siècle, la princesse
de Colchide fût devenue une inconnue.

1 P. Grimai, Le siècle des Scipions, Paris, 2e éd., 1975, p. 9.


2 Voir infra, p. 21 et sq.
3 Cf. L. Dondoni, La tragedia di Medea. Euripide e i poeti arcaici latini, RIL, 92,
1958, p. 84-104.
14 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Dans le domaine littéraire, les Argonautiques d'Apollonios venaient


de lui rendre une popularité qu'entretenaient, de leur côté, céramistes
et sculpteurs, dans des œuvres répandues à travers toute l'Italie et par
ticulièrement nombreuses dans la région de Tarente4, ce berceau des
premières vocations poétiques latines. On le voit, ces données auraient
pu tout aussi bien inspirer Livius Andronicus. Il nous faut donc rejeter
cette explication et, à moins de vouloir faire intervenir ici le hasard et
ses commodités aimables, rechercher d'autres justifications.
La première consisterait à dire qu'Ennius possédait, plus que ses
devanciers, des aptitudes et des dons véritablement capables de favori
ser le succès d'un tel dessein. Soit, mais quelles seraient exactement la
valeur et la portée d'une considération de cet ordre? En revanche, sans
qu'il soit nécessaire d'entrer dans une enquête qui mérite d'être conduit
e à loisir5, il est d'ores et déjà possible de pressentir certaines sollic
itations auxquelles a pu être sensible Ennius. Peut-être s'est-il trouvé
confronté à de simples mais dures réalités quotidiennes qui lui ont sug
géré, d'abord, puis imposé, le désir urgent d'incarner en Médée les
aspects les plus dramatiques de l'actualité contemporaine qui affec
taient profondément et douloureusement la condition même des hom
mes de son temps?
On peut également songer à une explication plus générale, en
replaçant le phénomène dans l'ensemble complexe de l'évolution d'une
civilisation : au siècle des Scipions, une « mentalité » romaine spécifique
s'est enfin élaborée et libérée des plus pesants de ses «complexes»
grecs. Un «Esprit» romain s'est délié de ses entraves, qui ne se sent pas
supérieur mais différent. En tout cas, il est parvenu à ce point de «mat
urité» et d'indépendance qui lui rend désormais possibles et même
souhaitables toute nouvelle réflexion et toute reprise des formes et des
figures héritées ou empruntées. En mythologie, spécialement, il a ac
quis la conviction que chaque mythe peut et doit être repensé en fonc
tion de ce monde neuf qui s'est à lui-même donné une âme et mieux
encore une langue, la puissance, des lois, des rites, des jeux et des arts.
Le fait qu'Ennius n'ait pas craint, en proposant une «reprise» de
Médée, d'être comparé à Euripide, nous apporte une preuve éclatante

4 Voir: P. Wuilleumier, Tarente. . ., Paris, 1939, p. 487 (n. 5), 491, 515, 522, 524, 534,
535, 559 et les références aux ouvrages de Furtwängler, S. Reinach, L. Séchan.
5 Cf. infra, Chap. II, p. 38 et sq.
VIES ANTÉRIEURES 15

de ce que pouvaient faire entreprendre les élans d'un tel enthousias


me.
Voilà donc, esquissées très rapidement, quelques-unes des sollicita
tions auxquelles Ennius a voulu répondre. Il nous faudra revenir ult
érieurement sur cette question. Peut-être d'ailleurs nous sera-t-il permis
d'en entrevoir d'autres en tentant immédiatement de savoir quelles
connaissances et quelles croyances se trouvaient alors diffusées et par
tagées au sujet des origines du personnage et de la légende de Médée?

AUX SOURCES LOINTAINES

L'établissement d'une synthèse de ce genre soulève, comme on le


pressent bien, des difficultés de tous ordres. La première réside dans la
fait que la littérature grecque ne fournit que de rares renseignements
directs sur les origines de Médée et des traditions argonautiques. Nous
voici donc contraints de nous tourner vers des ouvrages modernes qui
prétendent apporter quelque lumière sur cette genèse. Mais alors, d'au
tres obstacles surgissent.
Dans cette forêt de propositions plus ou moins hypothétiques et
contradictoires, on ne sait où trouver seulement l'apparence d'une vérit
é.De plus, quand bien même certains sembleraient en approcher, il
resterait encore à savoir dans quelle mesure leurs théories rejoignent et
expliquent ce qu'Ennius connaissait et croyait. Comme on le voit, la
méthode présente plus d'inconvénients que de certitudes. Il faudra
cependant, faute de mieux, s'en accommoder, car elle offre au moins
l'avantage de proposer un choix parmi la multitude d'ouvrages consa
crésaux origines du mythe de Médée.
Il eût été de toute façon impossible de les faire tous intervenir : le
présent volume s'y épuiserait inutilement. Nous ne retiendrons donc
que ceux qui présentent un intérêt certain pour l'objet de notre recher
che. Le plus souvent d'ailleurs leur utilité se borne à jouer le rôle de
simples catalyseurs, comme on va le constater immédiatement.
L'origine et le sens du nom même de Médée ont fait l'objet de com
mentaires savants. L'un d'entre eux6, nous renvoie au védique *mah-
da, «la sagesse», et invite du même coup à rapprocher de Médée, ainsi
présentée comme étant «la sage», les noms de Médus, son fils, célèbre

6 H. Usener, Götternamen, Bonn, 1896, p. 163.


16 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

pour sa sagesse, et d'Agamédé, la très «savante» fille d'Augias. De toute


évidence, il est plus probable qu'Ennius ne devait pas apprécier autant
que nous la pertinence de ces remarques. . . Et ce n'est certes pas dans
le grec μήδομαι qu'il aurait pu trouver l'écho de si subtiles parentés.
Son siècle n'était cependant pas dépourvu de curiosité philologique,
mais, en ce temps de romanisation délibérée, tout devait être explicité
de l'intérieur, y compris les phénomènes linguistiques. De la sorte, il
semblait naturel de rapprocher le nom de Médée de la racine usitée du
verbe medeor et, surtout, de son dérivé medicamen. En effet, la relation
Medea-medicamen apparaît dans l'œuvre de Plaute7.
Le texte, il est vrai, semble avoir été fort mal compris8, car si le
cuisinier, qui est en scène, ose se comparer à Médée, c'est en réalité
pour montrer que son art atteint des sommets autrement élevés. Bal-
lion, méfiant devant cette association de la cuisine et de la magie, traite
notre homme de «ueneficus», et celui-ci, grisé par son idole, peut alors
se substituer à elle et répliquer, comme elle aurait pu le faire elle-
même, qu'il n'est pas «ueneficus» mais tout au contraire «seruator»9.
Ainsi, pour la première fois dans la littérature romaine, Médée se trou
ve associée au thème seruare/saluare qui sera inlassablement repris par
la postérité10. Pour la première fois, Médée est présentée non comme
«sage» mais comme «salvatrice», et l'on peut déjà entrevoir dans l'op
position ueneficus/ seruator, que souligne notre cuisinier courroucé,
toutes les. protestations véhémentes des admirateurs ultérieurs de Mé
dée, qui ne la diront uenefica que dans la stricte mesure où, en fin de
compte, elle leur semble avoir été fondamentalement et foncièrement
benefica. Cette opposition, comme cette relation que nous venons de
souligner, risquent de paraître aujourd'hui tout aussi subtiles que futi
les.
On aurait tort pourtant de croire qu'elles produisaient aussi peu
d'impression sur les contemporains d'Ennius et de Plaute. De fait, à
travers l'une et l'autre s'exprimaient déjà deux types de rapports qui
uniront à jamais Médée et la civilisation romaine : cette botanique tou
chait réellement aux préoccupations essentielles, elle concernait l'Être

7 Pseudolus, 869-870.
8 Voir encore récemment : W. E. Forehand, Cl, 67, 1972, p. 293-298, qui ne voit dans
le texte que l'association de la cuisine et de la magie.
9 Pseudolus, 873.
10 Voir infra.
VIES ANTÉRIEURES 17

autant que l'État. Aux individus, elle parlait le langage de la philoso


phie et évoquait l'ascèse pythagoricienne. Quelle serait la vie de l'hom
me privé de la vertu des plantes? A la communauté elle tenait un dis
cours tout politique et rappelait que, depuis la Rome primitive, ainsi
que Tite-Live le confirmera11, rien de grand n'avait été accompli sans
le secours magique des herbes protectrices. Quel serait l'avenir de la
nation coupée des forces et des enchantements bienfaisants de la natu
re?
Ainsi, très tôt, entre Médée et un peuple, des liens étroits et étran
ges se sont noués. Dans la suite des temps, ils se sont encore plus int
imement conjugués chaque fois que, au sein de la doctrine pythagori
cienne, l'éthique et la politique ont paru de moins en moins pouvoir
être dissociées. L'histoire de ces deux destins confondus mériterait
d'être entreprise et racontée sur le champ, s'il ne nous fallait demeurer
dans la compagnie d'Ennius et revenir au problème des origines de
notre personnage.
Nous venons de voir à propos du nom de Médée comment il était
possible de partir de déductions modernes pour remonter aux concept
ions des Anciens. La méthode, si toutefois elle mérite d'être appelée
ainsi, vaut d'être appliquée à la recherche des origines ethniques de
Médée. Sur ce point, la précision des modernes force l'admiration, tant
elle est inutile. . . Pour celui-ci, Médée appartient à la race sémite12. Tel
autre conteste jusqu'aux fondements de la thèse 13. S'il avait été appelé
en consultation sur l'objet du litige, Caton y aurait perdu son sérieux
pourtant légendaire. La querelle lui aurait semblé porter sur un détail
sans intérêt. Il lui suffisait de savoir que Médée était une Orientale de
la race la plus éloignée.
Or cela, il le savait parfaitement, non pas sur la foi de témoignages
historiques, mais grâce à une longue tradition qu'entretenaient les pein
tres décorateurs de vases. Au cours des siècles, en effet, l'image de la
magicienne n'avait guère évolué d'un portrait à l'autre. Elle était le
plus souvent figurée dans sa longue robe d'Asiatique, coiffée d'un sur
prenant bonnet phrygien. Les artistes latins conservèrent longtemps à
Médée ces atours que leur avaient décrits mille fois les céramistes

11 I, 24, 4-5
12 L. W. Farnell, Cults of the Greek States, Oxford, 1896-1909, I, p. 201-204.
13 O. Gruppe, Griechische Mythologie, Munich, 1906, p. 544.
18 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

grecs14. Ainsi, la vision des Anciens, qui ne prétendait pas à la rigueur


ni à l'exactitude scientifiques, gardait cependant, à travers ces tradi
tions, des impressions précises et vivantes qu'un symbole suffisait à
transmettre et à prolonger.
Il est plus que probable que nous allons retrouver une situation
comparable à propos des origines de la légende des Argonautes.
Sur ce thème, nos spécialistes de l'histoire et de la géographie anti
ques ont conduit des recherches minutieusement sur un front relativ
ementuni. La légende, nous disent-ils, se serait développée autour de
deux centres, appelés minyens, en relation avec le nom du roi Minyas,
Orchomène et Iolcos15, à l'époque mycénienne16.
Deux mondes entrèrent en conflit. Minyens et Colques s'affrontè
rent d'autant plus violemment que leurs civilisations pouvaient rivaliser
non seulement de prestige mais aussi d'ancienneté. Les Colques se trou
vent déjà mentionnés dans les Annales d'Urartu, à la fin de l'âge du
bronze17. Si nous voulions en croire l'un de nos guides, l'empire colque
se serait étendu fabuleusement des bords de l'océan Indien jusqu'au
fond de l'Adriatique 18 ! Un fait semble plus modeste, mais plus vraisem
blable : si l'on en juge par l'examen de certaines monnaies de Colchide,
sur lesquelles figure le Minotaure, cette civilisation aurait entretenu des
rapports étroits avec la Crète19. Quoi qu'il en soit, l'étendue d'une aussi
vaste zone d'influence magnifiait par avance le courage des Minyens,
car leur périple immense devait nécessairement les entraîner jusqu'aux
confins orientaux de la terre connue20. Telles sont quelques-unes des
propositions de la science contemporaine.
Il est bien évident que le siècle des Scipions voyait les choses de
façon quelque peu différente. Il avait oublié les détails, pour ne retenir
que la grande leçon qu'illustrait la fantastique aventure de l'Argo. Sur
le plan géographique, le vrai côtoyait le vraisemblable, selon qu'il
s'agissait du trajet de l'aller ou de celui du retour. Il y avait ainsi, dans
la mentalité ancienne, deux attitudes : un souci d'exactitude relative

14 Voir Röscher, Lexikon, p. 2511 et 2501.


15 K. O. Müller, Orchomenos und die Minyer, Breslau, 1944, p. 253-294.
16 M. Nilsson, The Mycenaean Origin of Greek Mythology, Berkeley, 1932, p. 127-141.
17 R. D. Barnett, The Aegean and the Near East, Locust Valley, 1956, p. 221, 228 et
sq.
18 R. Roux, Le problème des Argonautes, Paris, 1949, p. 6 et 7.
19 B. V. Head, Historia Nummorum, Oxford, 1911, p. 495.
20 Voir É. Delage, Géographie dans les Argonautiques d'Ap. Rh., Paris, 1930.
VIES ANTÉRIEURES 19

pour décrire les lieux que traversaient les héros aussi longtemps qu'ils
demeuraient de simples hommes et restaient inscrits dans une réalité
connue, dans le monde connu, auxquels ils ne pouvaient se soustraire
qu'en accomplissant leurs prouesses; et puis, une fois que par ces
exploits ils s'évadaient de ce monde connu, l'imagination s'évadait, en
même temps qu'eux, de la réalité vulgaire pour entrer dans la vérité
mythique. Alors la géographie, banalement calquée sur le réel, s'ouvrait
sur l'univers héroïque, et ne s'intéressait plus désormais qu'à ses te
rmes extrêmes. Du nord au sud, et d'est en ouest, les navigateurs infati
gables abordaient aux rives riches d'un imaginaire à peine rêvé21. Ces
deux attitudes opposées font le plus grand tort aux archéologues qui ne
veulent pas en tenir compte et s'évertuent à vouloir localiser l'immatér
iel. On connaît les tristes résultats de cette science fictive, pitoyable
puisque dépoétisée. Des modernes se sont cependant appliqués à re
trouver cette dualité caractéristique de la pensée antique et aussi du
conte fantastique de tous les temps22.
Sur le plan historique, de même, la conscience nette des infimes
détails ne tourmentait guère l'esprit des amis d'Ennius, mais, globale
ment,l'histoire de cette Quête lointaine survivait au cœur de leur
mémoire : puisque la nature des choses avait voulu que tout doive tou
jours être recommencé, il ne pouvait surgir, jamais, aucun désir d'ex
pansion, aucune ambition de suprématie, qui n'évoquât immédiatement
les espoirs insensés des marins de l'Argo au fond de l'âme de ce peuple
de terriens. Très vite, en effet, il lui est apparu que la maîtrise de la
mer commandait la domination des terres que le destin lui imposait
comme une fatalité. Il ne pouvait, du reste, en être autrement, parce
que Rome sentait qu'elle avait, enfin, inventé cette forme de vie polit
iqueque la chimère grecque, trop abstraite et trop intelligente, n'avait
pas su réaliser concrètement. Rome, dans la force de sa modestie, comp
renait que le mot « hégémonie » allait, pour des générations de générat
ions,perdre son sens banal, grec, cyclique.
Le voyage des Argonautes, pour les Grecs, n'a jamais eu qu'une
importance relative; les Romains en ont fait un symbole efficace. Les
poètes grecs, comme Apollonios23, considéraient Argo comme un vais
seau illustre parmi tous les autres; les poètes latins, ont toujours voulu

21 Voir R. Dion, Aspects politiques de la géographie antique, Paris, 1977.


22 Voir, par exemple, G. Germain, La genèse de l'Odyssée, Paris, 1954.
23 Arg., I, 113 et 114.
20 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

croire que «la nef» avait été le tout premier bateau qui ait jamais relié
deux terres. En tant que telle, elle détenait à leurs yeux, un pouvoir
accru, une force évocatrice et symbolique. A partir d'Ennius, chaque
fois qu'il faudra remettre le sort de l'État entre les mains de preux
assez généreux pour courir la fortune des mers, immédiatement, l'ima
ge de l'Argo reviendra hanter tous les esprits. Médée réapparaîtra sur
la scène ou dans de nouveaux chants : sans le secours de la magie, quel
lesvictoires pourrait remporter le seul courage héroïque?
Mais nous touchons déjà à un dernier sujet d'intérêt, qui semble
avoir davantage préoccupé les mythologues modernes. Ceux-ci, plus
que leurs devanciers, se sont passablement attardés sur la signification
qu'il conviendrait d'accorder à certains attributs du mythe et aux
divers épisodes de la saga.
De toutes parts, on s'interroge, par exemple, sur la «réalité» diss
imulée sous la Toison d'or. De tous côtés, on tente de découvrir le sens
caché qu'impliqueraient nécessairement les morts tragiques d'Absyrtus,
de Pélias, des enfants de Médée et des autres. . . Le résultat de tant
d'efforts et d'interprétations n'aboutit, en fin de compte, qu'à rendre
impossible tout essai de synthèse24. De plus, tout cela ne nous éclaire
guère sur le point de vue des Anciens.
Une tendance nouvelle, fort heureusement, semble vouloir réagir
contre ces tentations quelque peu sectaires et monolithiques. Elle veut
avoir une juste conscience de la liberté qui, toujours, a présidé à toute
création mythologique ancienne. Voici, en effet, ce que l'on se plaît à
dire aujourd'hui: «Tout peut arriver dans un mythe, il semble que la
succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logi
que ou de continuité25.» Et l'on admet encore ceci : «II n'existe pas de

24 On trouvera dans les ouvrages suivants la matière d'une approche chronologique


du problème : G. Grote, Histoire de la Grèce, trad, de Sadous, Paris, 1864. A. Lang, La
mythologie, trad. Parmentier, Paris, 1884. K. Meuli, Odyssee und Argonautica, Berlin,
1921. L. Radermacher, Mythos und Sage bei den Griechen, Vienne, 1928, p. 54 et sq. K.
Kerényi, Töchter der Sonne, Zurich, 1944, IV, p. 91 et sq. J. Orgogozo, RHR, 1949, CXXX-
VI, p. 10 et sq., 139 et sq. R. Roux, Le problème des Argonautes, Paris, 1949. Α. Η. Krappe,
La genèse des Mythes, Paris, 1952, p. 232 et 309. A. Brelich, / figli di Medea, SMSR, XXX,
1959, p. 213-254. E. R. Dodds, The GreeL· and the irrational, 1959, trad. Gibson, Paris,
1965, p. 181 et 182. J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, p. 33 et 133.
P. Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, 1966, p. 171 et sq. J. W. Petroff,
Medea, a study in the development of a myth, New- York, 1966. Mircea Eliade, Le chama-
nisme et les techniques archaïques de l'extase, 2e éd., Paris, 1968, p. 68, etc.
25 Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, 1958 et 1974, p. 229.
VIES ANTÉRIEURES 21

version 'vraie' dont les autres seraient des copies ou des échos défor
més. Toutes les versions appartiennent au mythe26.» Ce n'est donc
qu'une fois admise cette notion fondamentale, une fois reconnue cette
liberté, que le travail du mythologue peut avoir un sens et une utilité. Il
est étrange de devoir constater que ce soit là l'un des rares terrains où
les modernes aient vraiment souhaité rencontrer la mentalité antique,
sans esprit de système. La leçon, pour être venue tard, n'en a que plus
d'intérêt.
En ce qui concerne Ennius, elle renforce notre conviction premièr
e : quand le poète décida de toucher au mythe de Médée, il désirait
non pas réciter ce qu'il fallait savoir de la légende, mais bien plutôt
remodeler cette matière éternellement disponible et généreuse en l'ir
isant aux couleurs de son temps. Cette ambition lui semblait d'autant
plus légitime que la littérature grecque lui en donnait l'exemple.

Visages grecs

Telle est du moins l'impression que l'on retire d'une simple relectu
re des œuvres grecques les plus marquantes où Médée paraît. Chacune
confirme cette sensation de diversité et de liberté. Toutes mériteraient
un examen étendu et approfondi. Il ne saurait être question d'esquisser
seulement ici des analyses que l'on voudrait exhaustives : il faudra nous
résoudre à ne nous arrêter qu'aux pages essentielles.
De fait, le personnage et sa légende ont connu un immense succès
dès les origines, puisque Médée était déjà célébrée par ces Argonauti-
ques que l'on appelle «préhomériques», faute de savoir quel en fut l'au
teur. Etait-ce le divin Orphée? Personnellement, nous serions tout dis
posé à l'admettre. De la sorte, l'œuvre la plus ancienne de notre littéra
tureoccidentale exercerait un charme encore plus fascinant. . . Mal
heureusement, pour accréditer cette thèse nous ne disposons que de ce
faible argument qui consiste à croire que, puisqu'il a existé de Pseudo-
Argonautiques, ce pastiche tardif attribué à un Pseudo-Orphée, le véri
table auteur des véritables Argonautiques ne pouvait être qu'Orphée lui-
même. . .
Mais cette conjecture, belle autant que fragile, laisse de glace nos
esprits les meilleurs. Ils estiment que l'œuvre, si elle a jamais existé, ne

26 Ibidem, p. 242.
22 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

consistait, au mieux, qu'en une myriade de chants populaires indignes


d'être réunis en une seule épopée27. Cette opinion a eu d'illustres parti
sans, dont le moindre ne fut pas le grand Goethe lui-même : l'expédi
tion des Argonautes ne lui semble pas avoir été, en soi, un bon sujet
d'épopée28! A cette infirmité naturelle, qui tiendrait au fond même de
la légende, on s'est plu à ajouter la disgrâce de quelques considérations
purement techniques : les courants de l'Hellespont n'auraient pu être
franchis qu'à partir de la fin du VIIIe siècle, nous dit-on. Par consé
quent, avant cette date, point d'Argonautes et moins encore d'Argonau-
tiques29\ Ce dernier argument méritait d'être réfuté; cela a été fait30;
mais, même sans le secours de cette réfutation, nous n'aurions aucune
raison de douter de l'existence des Argonautiques préhomériques.
D'abord parce que l'archéologie confirme la présence historique des
Grecs dans le Pont entre le XIe et le VIIIe siècle. Ensuite parce qu'une
tradition littéraire persistante a conservé fidèlement le souvenir de la
grande épopée perdue.
Strabon31, renchérissant vraisemblablement sur l'opinion autorisée
d'Aristarque32, nous invite à penser qu'en effet Homère connaissait
admirablement le déroulement de la geste argonautique à travers le
temps et l'espace33. De fait, il existe entre certaines aventures odys-
séennes (étapes chez les Lestrygons, les Planètes, Circe) et tels épisodes
des Argonautiques des airs évidents de parenté. De nombreuses études
ont démontré la justesse de ces impressions premières34. Nul n'ignore,
aujourd'hui, la longue série des allusions que fait Homère à l'œuvre de
son prédécesseur.
Il en signale la popularité35, rappelle au passage la généalogie

27 F. G. Welcker, Der epische Cyclus, Bonn, 1935, I, p. 39.


28 Lettres à Schiller, III, 84.
29 Rh. Carpenter, AJA, 52, 1948, p. 1-10.
30 O. D. Lordkipanidze, Archeologia, 19, 1968, p. 15-20.
31 I, 2, 38 (45).
32 Cf. A. Severyns, Cycle épique dans l'école d'Aristarque, 1928, p. 180-182.
33 Cf. R. Roux, op. cit., p. 20 et 21. On sait par ailleurs que les Anciens attribuaient à
Homère un poème sur les Jeux de Pélias (voir Simonide, fr. 564 Lobel-Page). De plus, une
scholie à Apollonios, I, 45, semble supposer l'existence d'un Catalogue des Argonautes
homérique.
34 Cf. P. Friedländern Rhein. Mus., LXIX, 1914, p. 299-317; K. Meuli, Odyssee und
Argonautica, Berlin, 1921; G. Germain, La genèse de l'Odyssée, p. 448-491, et 644-666.
Bibliographie dans F. Cassola, La Ionia nel mondo miceneo, Naples, 1957.
35 Od., XII, 70
VIES ANTÉRIEURES 23

d'Éson36, mentionne ici et là le nom d'Aiétès37, laisse deviner celui de


Jason 38 : autant de notations brèves mais qui suffisent pour renvoyer le
lecteur point trop indiligent à des personnages et à une légende de
grande notoriété. Dans ces conditions, on ne s'étonnera donc pas de ne
trouver, dans les chants d'Homère, aucune référence directe à Médée.
L'héroïne était assurément bien trop célèbre. Un tel mutisme est le fait
d'un oubli volontaire. Strabon en donne une explication : de même que
l'Aiaié odysséenne est une réplique de l'Aia des Argonautiques, la Circé
d'Homère constitue une reprise du personnage de Médée39.
Ce premier et remarquable exemple de transposition a souvent
frappé l'imagination des modernes40, sans toufefois leur faire nett
ement sentir qu'ils tenaient là une preuve évidente de la merveilleuse
disponibilité des mythes à servir la liberté créatrice des poètes. Et pourt
ant, quelle étrange transposition, quel ahurissant glissement, de Mé
dée, entièrement tournée vers d'autres ailleurs et de nouveaux devenirs,
à Circé, totalement enfermée dans son île et repliée sur elle-même!
Il n'est pas impossible qu'Hésiode ait été quelque peu irrité par ce
qu'avaient d'excessif cet oubli et la métamorphose qui en découlait.
Son œuvre, en tout cas, présente un rappel énergique des traits essent
ielsde la légende.
La Théogonie reprend les choses à leur commencement : elle donne
une généalogie d'Aiétès41, raconte l'enlèvement de Médée «accompli
par le vouloir des dieux», s'achève sur l'arrivée à Iolcos où Médée met
au monde un fils, Médéios, dont l'éducation sera confiée à Chiron42.
Les Catalogues, pour autant que l'on puisse en juger, recensaient
les Argonautes et racontaient les aventures de Phrixos, la jeunesse de
Jason, l'épisode de Phinée, le retour de l'Argo43.
Les Grandes Ehées ne nous sont pas parvenues; nous ne les

36 Od., XI, 254 et sq.


37 Od., X, 137 et XII, 70
38 //., VII, 468; XXI, 41; XXIII, 747.
39 I, 2, 38 (45).
40 Cf. G. Grote, Histoire de la Grèce, Paris, 1864, I, p. 139 et 140. R. Ganszyniec, De
Medea Circes homericae prototypo, Eos, 1935, p. 1-10.
41 Théog., 956 et sq.
42 Théog., 992 et sq.
43 Cf. fr. 52-64 Rzach.
24 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

connaissons que par le témoignage d'un scholiaste44. Si le poème a


réellement existé, il est plus que probable que le rôle de Médée y était
mis en valeur. En effet, le titre même de l'œuvre, tiré du premier mot
par lequel commençait chaque récit : «telle que. . .» (nous serions tenté
de compléter : «telle qu'en elle-même. . .»), laisse entendre que ce poè
me voulait donner la réplique aux Catalogues en recensant les dames du
temps jadis. Quel portrait de la Colchidienne y trouverait-on? Sans dout
ey voyait-on réapparaître ces deux qualités déjà soulignées par la
Théogonie : Médée se présentait «telle» une femme douée d'une remar
quable beauté45, «telle» aussi une déesse46; c'est surtout cette seconde
qualité qui a eu de l'importance aux yeux de la postérité, et l'on trouve
déjà chez Pindare47 l'écho de cette sacralisation qu'Hésiode le premier
a imaginée et imposée.
Pourtant, immédiatement, cette tradition naissante suscita des
réactions d'opposition. En effet, dans l'intervalle qui sépare Hésiode de
Pindare, Eumélos, poète corinthien, issu de la grande famille des Bac-
chiades, proposa une tout autre vision des faits et des héros.
Ses Corinthiaques manifestent une évidente volonté de rompre avec
la version hésiodique. Le centre et le cœur de toute l'épopée se dépla
cent. Tout l'univers des Argonautiques gravite autour d'Ephyra, l'ant
iqueCorinthe. Le fils du Soleil, Aiétès, a d'abord été roi de Corinthe
avant d'aller s'établir en Colchide. C'est ainsi que, pour la première
fois, la Colchide apparaît dans la littérature48. De la sorte, la mythique
Aia des anciens aèdes trouve une véritable topographie, corinthienne
au second degré.
Mais, puisque tout avait commencé à Corinthe, l'action devait né
ces airement y revenir pour son dénouement. Eumélos ramène donc
dans sa ville le jeune ménage qui a pu fuir la Colchide après avoir
triomphé des épreuves imposées par Aiétès. Eumélos fait en cette mat
ière encore, preuve d'invention, puisqu'il est l'auteur de l'horrible
combat de Jason contre les Gégéneis.
Si l'on en croit Pausanias49, le personnage de Médée lui aussi était

44 Schol. Ap. Rh., Arg., 4, 284, 259. Contre cette attribution : J. Schwartz, Pseudo-
Hesiodeia, Wetteren, 1960.
45 Théog., 961.
46 Cf. fr. 106 Bergk.
47 Pyth., 4, 11.
48 Fr. 1-3 Kinkel.
49 II, 3, 8.
VIES ANTÉRIEURES 25

quelque peu renouvelé : chaque fois qu'elle mettait un enfant au mond


e,elle allait le cacher dans le temple d'Héra où, sous prétexte de lui
donner ainsi l'immortalité, elle l'abandonnait. Cet pratique n'était pas
du goût de Jason qui, horrifié, s'en retournait vivre à Iolcos. C'est ainsi
qu'Eumélos de Corinthe racontait l'histoire de Jason et de Médée. Son
récit a eu un immense succès, tant auprès des scholiastes anciens50 que
des mythologues modernes51. La force et l'originalité du poème ne
pouvaient manquer d'engendrer émulations et désirs de rivalité.
De fait, les scholiastes d'Apollonios nous permettent de connaître
une épopée généalogique, les Naupactica, dont l'auteur paraît être Car-
cinos52, et dont le principal objet semble être d'apporter une sorte de
surenchère aux Corinthiaques.
La composition d'ensemble déroule le canevas habituel, pour au
tant que l'on puisse en juger, mais c'est dans le choix du détail que Car-
cinos fait montre d'ingéniosité. Il propose quelques variantes dont la
subtilité reste à apprécier. Par exemple, au moment précis où Aiétès
veut mettre le feu à cette Argo qu'il exècre, Aphrodite survient pour
sauver la situation et le vaisseau en inspirant au roi un soudain regain
de tendresse conjugale qui, toute affaire cessante, le ramène au lit royal
et à son épouse Eurylyté53. Autre exemple : après le meurtre de Pélias,
Jason s'enfuit à Corcyre, où son fils Merméros est dévoré par une lion
ne54. Dernière trouvaille : Médée, conviée à banqueter par les Argonaut
es, est enlevée au dessert, grâce encore à la complicité spécialement
virulente d'Aphrodite55.
L'œuvre, comme on le voit bien, ne manquait certainement pas de
charme. Elle tranchait, de ce point de vue, avec cette autre épopée
généalogique, YAigimios, de Cercops, dont le sérieux contrasté s'affli
geait à déplorer les malheurs de Phrixos et les peines qui en découlè
rent pour les Argonautes56. Mais de telles oppositions ne sont pas le
propre des Généalogies; nous allons en observer d'identiques dans les
Poèmes Cycliques.

50 Cf. Schol. Pind., Ol, XIII, 74; Lycoph., 174, 1024; Apol. Rh., 4, 1212.
51 Voir, par ex. P. Roussel, RÉA, 1920, p. 163 et J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez
les Grecs, Paris, 1966, p. 133.
52 D'après Charon de Lampsaque cité par Pausanias, X, 38, 11.
53 Cf. fr. 3-10 Kinkel.
54 Pausanias, II, 3, 7.
55 Schol. Ap. Rh., 3, 587; fr. 184 Rzach.
56 Schol. Ap. Rh., 4, 59 et 86.
26 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Les Retours d'Agias de Trézène célébraient l'art magique de Médée,


la fée bienfaisante, qui avait accompli le rajeunissement miraculeux
d'Éson57. Contre cette tendance favorable à Médée, Créophyle de Sa-
mos racontait, dans sa Prise d'Oechalie, que la mort de Pélias n'était
pas aussi accidentelle qu'on l'avait dit, mais qu'il s'agissait en réalité
d'un meurtre, perpétré par les épouvantables pratiques de la magicien
ne Médée, ainsi présentée comme un génie manifeste du mal, pour la
première fois58. Pour le reste, Créophyle insistait sur le désaccord qui,
peu à peu, avait triomphé des serments que s'étaient autrefois jurés les
amants terribles. Au terme de ces rancœurs et de ces aigreurs accumul
ées, le meurtre de Créon paraissait une conséquence presque banale.
Après cela, Médée s'enfuyait, forfait épouvantable et impardonnable au
gré des Anciens. Elle se rendait à Athènes, abandonnant ses enfants,
trop jeunes pour la suivre, sur l'autel maternel d'Héra. Les parents de
Créon les arrachaient à la protection de la déesse et les massacraient
pour se venger de Médée à qui ils imputaient ce nouveau crime59. C'est
ainsi que se passaient les choses pour Créophyle.
Nous connaissons moins bien l'œuvre de Cinéthon de Lacedèmone,
cet autre poète cyclique, qui précisait les noms des enfants de Médée et
Jason : Médéios et Eriopis60. Nous manquons également d'informations
sur l'épopée d'Épiménide de Crète, dont l'ampleur était colossale, selon
Diogene Laërce, qui lui prête généreusement 6.500 vers61. En l'absence
d'autre témoignage, on a parfois conclu que Diogene se trompait et que
ces prétendues Argonautiques n'étaient rien de plus qu'une œuvre apo
cryphe62. Nous n'adopterons certainement pas cette attitude ni ce
point de vue et nous préférerons nous en tenir aux déclarations de Dio-
gène, si isolées et fragiles qu'elles soient. Sur le fond même du poème,
nous en sommes réduits à des suppositions : il n'est pas interdit de croi
re que le récit suivait le canevas des Corinthiaques d'Eumélos, qu'Aiétès
y était corinthien, qu'Orphée y jouait un rôle prépondérant, comme
dans les Argonautiques préhomériques et les Argonautiques orphiques
de la basse époque. S'il en était ainsi, cela montrerait dans cette diversi
té et cette liberté l'existence de certaines grandes familles spirituelles.

57 Fr. 6 Allen.
58 Cf. Ch. Dugas, Le premier crime de Médée, RÈA, 1944, p. 5-11.
59 Cf. Didyme (schol., Eur., Médée, 264) et Apollodore, 1, 9, 28.
60 Pausanias, 11, 3, 9.
61 Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, 10, 111.
62 W. Bode, Geschichte der hellenischen Dichtkunst, Leipzig, 1838, I, p. 470 et 471.
VIES ANTÉRIEURES 27

Nous allons observer le même phénomène à propos des poètes lyri


ques.
Alcman de Sardes nous renvoie à l'image primitive d'une Médée
telle que la comprenait Hésiode : une déesse bonne, honorée d'un
culte63.
Dans son évocation du voyage de l'Argo, Mimnerme suit également
la version hésiodique : Jason, pour conquérir la Toison, devra parcourir
les vastes mers avant d'atteindre Aia, qui est située aux confins orien
tauxdu monde, sur les rives de l'Océan64.
Plus original, Ibycos, chantre épico-lyrique des amours célèbres,
donnait à Médée, descendue aux Champs Elysées, un époux enfin digne
d'elle, Achille, récompense éternelle d'une vie sentimentale malheureus
e65.
Cette fin radieuse illuminait également l'Hymne à Poséidon de
Simonide qui, par ailleurs, traitait les divers épisodes de la légende.
L'influence d'Eumélos pesait lourdement sur cette œuvre; un détail,
toutefois, échappait à l'attraction des Corinthiaques et constituait une
innovation quelque peu saugrenue : ne reculant devant aucune difficul
té dans l'exercice de son art, Médée s'employait à rajeunir Jason66.
Ce n'est qu'avec Pindare que le mythe a trouvé un développement
lyrique à sa juste dimension. D'un poème à l'autre se poursuit une lon
gue et profonde méditation que souligne une multitude d'allusions67.
De plus, la Quatrième Pythique constitue un ensemble qui est le plus
étendu et le plus complet que nous possédions, avant l'œuvre d'Apollo-
nios. Le texte est trop célèbre pour qu'il soit nécessaire d'en donner
une analyse détaillée. Arrêtons-nous sur les éléments véritablement
nouveaux.
Le meurtre de Pélias est présenté comme le juste châtiment qu'in
flige Médée à l'usurpateur68. A peine débarqués, les Argonautes doi
vent combattre contre les Colques69. Médée est une magicienne70, qui

63 Fr. 106 Bergk.


64 Fr. 11 Diehl.
65 Schol., Αρ., Rh., 4, 814.
66 Fr. 544-548, 558, 564, 568, 576 Page.
67 O/., 4, 22-25; 13, 53; Ném., 3, 54; Fr., Ad., 52, 4, Puech.
68 V. 250.
69 V. 211 et sq.
70 V. 415.
28 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

prédit l'avenir71 et doit être considérée comme une déesse, ainsi que le
voulait déjà Hésiode et que l'était la Circé d'Homère72. Elle n'éprouve
pas de passion soudaine pour Jason; il faut qu'Aphrodite enseigne au
bel Argonaute des charmes et des incantations qui ont raison de son
cœur73. Pindare n'a que sympathies à l'égard de son héroïne qu'il
appelle «ξαμενής»74; Ennius dirait: «magnanima». Telle est la version
pindarique du mythe.
On lui a parfois fait le grief d'aller d'hésitations en ambiguïtés75.
Le reproche semble excessif : il était malaisé de concilier en un recueil
relativement court des éléments d'origines si diverses; par ailleurs,
nous nous sommes déjà prononcé sur le droit absolu que détient cha
que auteur de pouvoir retenir certains épisodes ou de les éliminer au
profit d'éléments nouveaux. Pour nous, la disparition de l'épisode des
Spartes s'explique précisément par l'introduction du combat contre les
Colques qui est bien, comme on l'a pensé depuis longtemps76, une
innovation de Pindare77. En effet, quoi que l'on puisse prétendre, le
fait que Valerius Flaccus ait développé cette séquence ne saurait dé
montrer qu'il disposait d'autres sources parallèles78. L'influence de
cette version est du reste sensible déjà dans la Lydé d'Antimaque de
Colophon, élégie pédante, dont le seul mérite se limitait à revenir à une
géographie plus nettement mythique que celle de Pindare79. Le mythe
devait, fort heureusement, inspirer d'autres chants aux poètes dramati
ques.
Eschyle y a puisé la matière de plusieurs pièces qui, hélas, ne nous
sont parvenues qu'à l'état de fragments : Argo, Athamas, les Cabires,
Hypsipyle, les Lemnienes, Phinée, les Nourrices de Dionysos. Argo, qui
relatait les péripéties de la construction et du départ, pourrait bien

71 De même, O/., 13, 75.


72 V. 11.
73 V. 213-223 : thème utilisé par les arts plastiques. Cf. Paus., 5, 18, 3.
74 V. 17.
75 Cf. F. Vian, Apollonios de Rhodes, Argonautiques, Paris 1974, p. XXXIV et
XXXV.
76 L. R. Farnell, Critical Commentary to the WorL· of Pindar, Londres, 1932, Amster
dam,1965, p. 148.
77 Opinion contraire dans F. Vian, op. cit., p. XXXV.
78 Chant VI.
79 Fr. 56-65 Wyss.
VIES ANTÉRIEURES 29

n'avoir été qu'un drame satyrique80, de même que les Nourrices, si l'on
en croit Y Argument de la Médée d'Euripide81.
Dans les Nourrices, Eschyle exposait un cas de rajeunissement
assez remarquable, puisque Médée parvenait à rajeunir les nymphes et
avec elles leurs époux, selon le procédé utilisé pour Éson. Mais la véri
table dimension tragique de la Médée eschyléenne nous échappe et
nous ne saurons sans doute jamais si la religiosité orthodoxe et reverent
e d'Eschyle avait pu douer d'une réelle force dramatique cette déesse
clémente et bienfaisante. Sur ce point, l'examen des fragments du théâ
trelatin où s'est manifestement exercée l'influence d'Eschyle pourra,
peut-être, apporter quelque clarté.
Sophocle, pour sa part, a évidemment choisi de traiter Médée avec
beaucoup moins de sympathie. Il semble même qu'il ait voulu ainsi se
poser en s'opposant à Eschyle. En effet, trois pièces composées au
début de sa carrière82 montraient la fille d'Aiétès sous ce jour contrast
é. Les Colchidiennes, en premier lieu, se déroulaient parallèlement aux
épreuves de Jason contre les taureaux et les Spartes*3. Le chœur des
Colchidiennes devait commenter ces rudes affrontements. Jason, cons
cient de l'inégalité du combat, organisé pour sa perte, sollicitait Médée
pour s'assurer une protection magique contre la magie. Il lui promett
ait le mariage84 et obtenait l'onguent de Prométhée qui le rendait
invulnérable85. Un messager accourait annoncer aux Colchidiennes la
victoire du bel Argonaute86. Mais Aiétès refusait de tenir ses engage
ments. Alors, à l'intérieur du palais, Médée égorgeait son jeune frère
Absyrtus87.
Ce meurtre de l'innocent revenait dans un passage des Scythes88
qui a suscité un commentaire surprenant : il s'agirait d'une version dif
férente, dit-on89; le crime serait commis au cours de la fuite de Jason

80 Cf. Nauck, Trag, graec. frag., p. 8.


81 Médée, Argum., 18-20; voir aussi Schol. Arist., Equit., 1321.
82 Cf. Bergk, Griech. Litteraturgesch., p. 504.
83 Fr. 312 Nauck. Reprise d'Eumélos.
84 Fr. 315.
85 Fr. 316. Détail repris d'Eschyle, cf. Argum., Prométhée, voir L. Séchan, La légende
de Médée, p. 245.
86 Fr. 317.
87 Fr. 319.
88 Fr. 503.
89 Pearson, Frag, of Soph., II, p. 185 et sq.
30 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

et de Médée; ce serait une préfiguration de la présentation des faits par


Ovide90. L'hypothèse se heurte, à notre avis, à deux obstacles que l'on
semble négliger un peu trop facilement : Ovide a pu utiliser des sources
plus proches de lui91 : il est difficile d'admettre que Sophocle ait
éprouvé la nécessité d'une telle variation. De plus, dans sa Médée, Euri
pide ne connaît que le meurtre d'Absyrtus qui est commis dans le
palais d'Aiétès92. Or nous savons qu'Euripide ne dédaignait pas de
reprendre les sujets de Sophocle.
Sa première tragédie93, les Péliades, reprenait déjà l'argument des
Rhizotomes de Sophocle, qui semblent avoir eu quelque influence sur
Ovide94. Euripide mettait en scène les filles de Pélias, devenues «herbor
istes», sur les conseils de Médée, afin de préparer ce bain de jouvence
fatal au vieux roi. Il ne s'écartait de son modèle que sur un point : pour
dissimuler son identité, Médée se faisait passer pour une prêtresse
vagabonde95. Il n'est pas impossible que l'idée de la rencontre d'Egée
et de Médée soit également due à l'ingéniosité de Sophocle. Créophyle
avait seulement suggéré le départ de Médée pour Athènes. VÉgée d'Eu
ripide était-il, lui aussi, redevable de ce détail à Y Egée de Sophocle?
Quoi qu'il en soit, la scène est reprise dans Médée; nous reviendrons
sur ce fait en examinant le chef-d'œuvre d'Euripide.
Auparavant, il convient d'énumérer les titres des autres tragédies
où Médée paraissait selon toute vraisemblance : Athamas, Dédale, Hyp-
sipyle, les Lemniennes, les Magiciennes, Phinée, Phrixos, les Tympanis-
tai. Elle figurait encore dans un drame satyrique : Amycos. Toutes ces
manifestations sont autant de preuves d'un intérêt constant pour ce
mythe qui sera le prétexte du plus grand drame euripidéen. Nous
n'analyserons pas Médée en détail; cela a déjà été fait. Nous ne discute
rons pas non plus son authenticité, objet d'un éternel débat96. Nous ne
nous intéresserons qu'à ses apports à l'histoire du mythe.
Le principal réside dans le meurtre des deux enfants, accompli,
sous les yeux des spectateurs, par Médée elle-même, alors qu'Eumélos

90 Cf. Ibis, 435; Hér., 6, 129; Trist., 3, 9, 27.


91 Phérécyde et Apollodore, par exemple.
92 Médée, 1334.
93 Vie d'Eur., 1, 31-32.
94 Met., 7, 175 et sq., etc.
95 Pour autant que l'on puisse en juger par le résumé de Mosée de Chorène.
96 La question de l'attribution à Neophron, en dépit d'efforts constants, ne semble
guère en progrès depuis L. Séchan, La Lég. de Médée, p. 251 et sq.
VIES ANTÉRIEURES 31

ne connaissait que le rite d'immortalité des enfants (dont le nombre


n'est pas donné) perpétré dans le temple d'Héra, tandis que Créophyle
faisait périr, les malheureux, de la main des Corinthiens.
On a qualifié d'absurde «racontar»97 cette plaisanterie un peu
dure du scholiaste qui feint de prendre au sérieux une rumeur, selon
laquelle Euripide aurait reçu cinq talents d'or des Corinthiens, pour les
débarrasser de l'odieux soupçon98. En réalité, cette nasarde montre
bien ce que fut la réaction du public devant une innovation surprenant
e : les Athéniens voulaient ainsi railler un poète qu'il avait fallu payer
cher pour rectifier une tradition gênante. Tout n'était que jeu dans ce
trait d'esprit populaire car, s'il en avait été autrement, notre scholiaste
aurait bien dû s'étonner du fait que la Médée d'Euripide ne fût plus
corinthienne, mais barbare. Cela allait contre la plus pure tradition
corinthienne, dont le garant demeurait Eumélos, et qui constituait une
seconde innovation d'Euripide. De fait, comme le remarque, justement
cette fois, le critique moderne que nous citions à l'instant, Euripide pui
seune justification interne aux pires atrocités de Médée dans ses origi
nesbarbares99.
Quant à la dernière originalité que présente la tragédie, qu'elle
vienne de Sophocle ou non, on ne saurait la suspecter d'antipatriotis-
me : l'intrusion d'un roi d'Athènes dans ce drame corinthien (Egée arri
vant, sur la pointe des pieds, de Trézène) affecte l'air le plus naturel et
tient, de toute évidence, par la plus grosse des ficelles. Il n'est pas
même certain que le public athénien ait apprécié ce hors-d'œuvre par
trop nationaliste. Sans aller jusqu'à dire, avec Wilamowitz, que la scène
produit l'impression désagréable d'une «douche froide»100, nous parta
gerons volontiers l'étonnement d'Aristote101 sur cette arrivée que l'on
pourrait aujourd'hui qualifier de «téléguidée». En revanche, nous ne
saurions, comme lui, mépriser l'ultime trouvaille de la scène finale, qui
fait descendre aux pieds de Médée le char du Soleil : détail important,
qui rend au personnage sa qualité divine souvent estompée dans la poé-

97 L. Méridier, Euripide, Paris, 1925, t. 1, p. 109, n°3.


98 Schol. v. 10.
99 L. Méridier, ibidem, p. 118 et 119; cf. G. Paduano, La formazione del mondo ideo
logico e poetico di Euripide, Pise 1968, intéressante analyse de l'aspect barbare du carac
tèrede Médée.
100 Hermès, XV, 1880, p. 481.
101 Poét., XXV, 1461b, 21.
32 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

sie lyrique grecque, et qui reparaît très nettement dans la poésie lati
ne.
Dans l'immédiat, en Grèce, l'influence de l'œuvre d'Euripide s'est
exercée sur nombre de productions secondaires, dont il ne subsiste que
peu de chose. Parmi les tragiques mineurs beaucoup voulurent compos
er une Médée, tels Euripide-le- Jeune, Mélanthios, Diogene de Sinope,
Diocéogène, Apollodore de Tarse, Carcinos le Jeune, Euphorion, Biotos
et, peut-être, aussi Neophron. D'autres traitèrent divers aspects du my
the : on connaît un Jason d'Antiphon, un Phrixos d'Achaios, les Minyen-
nes de Chérénon102. . .
Par ailleurs, comme le sujet invitait à la transposition parodique et
burlesque, Médée devint une proie de choix pour les comiques. Strattis
donna une version grotesque de l'œuvre d'Euripide. Sous le même titre,
Cantharos, Euboulos et Antiphanès composèrent eux aussi des coméd
ies. L'épisode des Lemniennes fut ridiculisé par Aristophane, Alexis,
Antiphanès, Diphile, et Nicocharès. Athamas inspira joyeusement Am-
phis et Antiphanès. Diphile plaisanta sur le compte des Péliades, Théo
pompe sur celui de Phinée 103.
En Grande-Grèce, on s'amusa tout autant aux dépens de Médée
grâce aux œuvres de Rhinthôn, redoutable inventeur de l'hilarotragé-
die, et de Deinolochos. Épicharme fit rire au détriment d'Amycos104.
Lucien voyait donc les choses bien lucidement, quand il déclarait que
tous les moments les plus graves de la saga avaient servi de pâture aux
comiques 105. Ainsi, la vie intime du couple maudit, le dépeçage du petit
frère, la cuisson du vieil oncle, et tout le reste, se terminaient en joyeu
ses pantomimes et en parodies bien vertes, dans un esprit bourgeois,
tantôt foncièrement grossier, tantôt plus subtilement allusif 106.
Les prosateurs ont touché au mythe avec, évidemment, plus de res
pect et de gravité. Parfois même, les logographes ont su utilement
contribuer à l'évolution de la légende en imaginant de nouveaux pro
longements ou en proposant des interprétations souvent originales et
dignes d'intérêt. Nous nous bornerons cependant à rappeler briève-

102 Sur ces auteurs mineurs, voir Nauck, p. 756, 785, 792.
103 Cf. J. M. Edmonds, Frag, of Attic Comedy, Leiden, 3 vol., 1957-1961.
104 Cf. A. Olivieri, Tram, della Com. Gr nella Sicilia e nella Mag. Gr., t. 1, 1946, et
t. 2, 1947.
105 De salt., 40, 52, 53.
106 Cf. G. Schiassi, Parodia e trav. mitico nella Com. Att. di mezzo, RIL, LXXXVIII,
1955, p. 99-120.
VIES ANTÉRIEURES 33

ment les noms des auteurs les mieux connus et dont l'œuvre a une
importance certaine pour l'objet de notre recherche.
Le mérite principal d'Acousilaos consiste à avoir donné une trans
position d'Hésiode en prose, qui a donc vulgarisé une image remarquab
le de Médée107. Hécatée de Milet faisait dériver Mèdie de Médus108.
Phérécyde estimait que toute l'expédition des Argonautes n'avait eu, en
réalité, que ce seul but : conduire Médée à Iolcos afin que se réalise la
volonté d'Héra qui avait décidé la mort de Pélias109. Il suivait Simonide
à propos du rajeunissement de Jason et non d'Éson110. Hérodore d'Hé-
raclée revenait à la version des Naupactica111 et son influence sur Apol-
lonios allait être déterminante112. Comme on le voit, chez ces auteurs
secondaires, il n'y avait malgré tout rien qui sache rompre l'ordre éta
bli des notions reçues. La bonhomie révolutionnaire d'Hérodote allait
enfin changer le cours des idées communes.
Avec lui, en effet, le point de vue se déplace, le contexte se modif
ie : pour la première fois, l'histoire de Médée est envisagée sous l'angle
opposé, celui des historiens perses113. Vus de l'autre rive, les faits pren
nent une coloration toute différente : Médée fait figure de victime; elle
a été enlevée par les Grecs, de la façon la plus vulgaire, et la moins
héroïque. De ce forfait date le premier antagonisme entre la Grèce et
l'Asie, entre l'Occident et l'Orient. Malgré elle, Médée s'est trouvée pla
cée dans une situation qui préfigure celle d'Hélène, car c'est la même
injustice qui frappe l'une et l'autre, dans des circonstances cependant
opposées.
Cette observation est saisissante de nouveauté, parce qu'elle fait de
Médée et d'Hélène les victimes de l'Occident, et les championnes de
l'Orient. A travers leurs épreuves et leurs souffrances, se dégage un
antihellénisme facile et commode, que nos Latins sauront faire jouer
habilement. Ovide, par exemple, se souviendra des leçons d'Hérodote et
prêtera à Hélène des propos pleins de commisération pour Médée, en

107 Cf. C. G. Heyne, Ad Apollodori Bibliothecam Observationes, Göttingen, 1803,


p. 359.
los Frag. 171 Mueller, Frag. Hist. gr.
109 Frag. 60.
110 Voir supra, p. 27.
111 Cf. Mueller, p. 27 et 37-41.
112 F. Vian, Argonautiques d'Ap. Rh., p. XXX.
113 1, 2 et sq.
34 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

femme qui sait et comprend114. Et Médée fera, à Rome, fonction d'hé


roïne nationale, en raison toujours de l'influence d'Hérodote, qui expli
quait que le nom de la Mèdie avait été tiré du nom même de Médée et
qui contait les mésaventures de cette princesse jusqu'à son arrivée à
Athènes115. Le rayonnement de cette thèse sera assuré par Théopompe,
l'abréviateur d'Hérodote.
Au IIIe siècle, cependant, Médée retrouve la faveur des poètes, lyr
iques pour la plupart. Philétas, la maître de Théocrite, évoquait dans
son Téléphe les noces de Jason et de Médée, célébrées au palais d'Alci-
noos. Apparemment, cette évocation n'allait pas sans quelque pointe
d'érotisme116. Le laborieux Euphorion repassait les choses au filtre de
son érudition, pour sembler les repenser obscurément117. Théocrite tou
chait à la légende dans Hylas et la première partie des Dioscures. Calli-
maque faisait de fréquentes allusions au mythe; le deuxième livre des
Aitia racontait le voyage du retour et les amours de Médée et de
Jason118. Toutes ces contributions à la survie du mythe peuvent paraître
bien minces; elles montrent pourtant que la légende demeurait si pré
sente à la pensée des Alexandrins, qu'il devenait nécessaire qu'un poè
me lui fût intégralement consacré : les Argonautiques d'Apollonios de
Rhodes allaient répondre à ce besoin.
On a dit119 que l'importance de cette œuvre tenait moins à sa valeur
interne, qu'à ses imitateurs. De fait, elle offre un intérêt évident de par
sa place dans l'histoire du mythe, alors que sur le plan littéraire, à
notre avis, deux qualités véritablement épiques lui font défaut : la gran
deur héroïque mêlée à la chaleur humaine. Pour le fond, on en revient
à la version d'Hérodore d'Héraclée qui suivait elle-même l'économie
des Naupactica, mais, au niveau du détail, Apollonios fait largement
appel aux différents apports de ses devanciers120.
La composition de l'ensemble obéit à une architecture surprenant
e : sur quatre chants, trois se consacrent à la relation du voyage. L'al-

114 Cf. Hér., 17, 231 et sq. Voir infra, chap. VI.
115 VII, 62.
116 I. Powell, Coll. Alex., p. 93, fi\ 15.
117 Ibidem, fr. 4-7; 14, 74-79.
118 Ibidem, fr. 7-21, 108, 109, 198, 668.
119 C. Robert, Griech. Heldensage, Berlin, 1923, p. 758 : «en dépit de sa faible va
leur . . . cette œuvre a eu tellement de succès que Varron et V. Flaccus l'ont transposée en
latin et que les mythologues sont sous sa dépendance. »
120 On consultera avec profit les notes et notices de l'édition Vian-Delage.
VIES ANTÉRIEURES 35

1er, d'Iolcos en Colchide, occupe les deux premiers. Le quatrième chant


raconte le départ de Colchide et s'achève sur l'arrivée à Corcyre, et le
récit culmine sur la célébration nocturne des noces de Jason et de
Médée. Le chant III intercale dans ce triptyque le roman sentimental
du bel Argonaute et de la jolie Colchidienne. On pourrait cependant
trouver une forme d'équilibre à cette structure, en considérant que les
deux premiers chants sont dominés par la geste argonautique, tandis
que les deux derniers se concentrent sur Médée.
Quoi qu'il en soit, ce découpage a l'inconvénient de ne rien exploi
ter complètement, ni la légende des Argonautes, ni celle de Médée. De
la sorte, le lecteur d'Apollonios, pour qui le récit s'éteint en même
temps que les torches d'Hyménée, ne connaîtra jamais qu'un seul visa
gede Médée : celui de la jeune fille du Phase, innocente et chaste prê
tresse d'Hécate, victime de Jason et d'Aphrodite. Apollonios lui prête
une candeur dont Ovide se souviendra.
Reprenons le fil des émotions et des tourments qui agitent ce cœur
bouleversé. A la seule vue des étrangers, Médée pousse un cri de surpris
e, la flèche d'Amour l'atteint. Stupeur. Médée pâlit puis rougit. Elle est
éprise et ne peut détacher sa pensée de Jason. Elle lutte contre ce sent
iment nouveau. Intervention de Chalciopé en faveur des Argonautes.
Médée hésite et se décide enfin à aider les étrangers. Mais tout en elle
réprouve cette attitude. Elle se jette sur sa couche, gémit, se déchire le
visage. Nouvelle démarche de sa sœur. Refus, puis cauchemar et vision
des dangers qui guettent Jason. Le cœur de Médée endure mille tortu
res.Elle implore la délivrance de la mort. Mais non, elle le sauvera, et
puis, elle se tuera. Retour en force des pudeurs qui résistent et refu
sent. A la fin, Médée se décide à vivre et à sauver Jason. Le temps des
hésitations s'achève à peine que déjà commence celui des remords.
Ce roman illustre la puissance du vouloir d'Aphrodite et son man
que de compassion à l'égard de ses victimes. Le rôle que joue Jason
n'est guère plus sympathique. Il ne recule devant aucune promesse, ne
ménage pas les serments, ne lésine pas sur les discours habiles et four
bes. Il se charge assez froidement du meurtre d'Absyrtus et l'exécute le
plus naturellement du monde. Mais quoi ! on en sera quitte à bon compt
e, en faisant un détour par l'île de Circe, qui lavera les fiancés de cette
souillure. Dès lors, il ne restera qu'à attendre la prochaine escale, pour
procéder aux formalités nuptiales, devant Alcinoos! Tout se termine
donc fort peu tragiquement, comme dans les contes les plus souriants.
Pour nous, nous retiendrons de cette belle histoire le retour qu'elle
accomplit au sens primitif du mythe, où Médée, aimable et bienfaisan-
36 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

te, est finalement largement récompensée de ses bons offices. Jamais


un poète n'avait montré autant de bienveillance à son égard.
Est-ce à dire, pour autant, que cette vision ait su effacer l'image
douloureuse et la destinée horrible qu'avait présentées Euripide? Il
semble que non, à en juger d'après les philosophes, tel Hérillos, qui
composait une grave Médée121, tel Chrysippe, l'élève de Cléanthe, qui
citait tant de vers de la Médée d'Euripide qu'un plaisantin avait fini par
laisser croire qu'il existait réellement une Médée stoïcienne de Chrysip
pe 122. Mais nous voici déjà à la fin du troisième siècle. Bientôt va paraî
tre une nouvelle Médée qui ne niera pas sa dette à l'égard d'Euripide.
De l'autre côté de la mer, grandit une nation qui s'empare de l'univers
matériel et spirituel. Du mélange des sangs et du brassage des races,
naît ce poète que la Rome de ce temps traitera en fils adoptif, mais que
les générations suivantes appelleront, affectueusement, Ennius Pat
er. . .

121 Cf. Diogène-Laërce, 7, 3, 166.


122 Cf. Diogène-Laërce, 7, 7, 180.
CHAPITRE II

ENNIUS

Incertitudes et perspectives

Ainsi que nous l'avons dit au chapitre précédent, la première appar


ition de Médée sur des tréteaux romains est l'œuvre de ce Messapien
dont le rôle dans la littérature latine naissante a été si décisif.
On s'accorde généralement pour reconnaître l'importance qu'a eue
cette première Médée. On convient qu'elle mériterait une attention tou
tespéciale et une étude plus étendue et plus approfondie que les quel
ques lignes qui, d'ordinaire, lui sont hâtivement consacrées. Mais l'état
fragmentaire dans lequel elle nous est parvenue rend l'entreprise suff
isamment périlleuse pour que l'on se soit refusé à la tenter. Aussi, en
dépit de l'abondante production d'ouvrages récents qui se sont intéres
sés à différents aspects du talent d'Ennius1, sa Médée demeure infor
me et pratiquement inconnue : une fois les livres refermés sur les pau
vres fragments épars, il semble que rien d'autre ne puisse nous resti
tuer la grandeur de la tragédie perdue. Nous suffira-t-il d'en rester là?
Ce serait faire preuve aisément de prudence, mais ce serait aussi se
dérober à la fascination qu'exercent ces reliques. Elles semblent vouloir
que l'on s'interroge encore et que l'on sache d'abord rechercher un
indice quelconque qui éclaire les circonstances dans lesquelles l'œuvre
a pu être souhaitée et conçue, dans l'espoir de saisir toute l'importance
qu'elle a eue à un moment d'une vie et d'une pensée.
Il faudrait ensuite s'attacher à l'énigme qui entoure l'existence
d'une ou bien de deux tragédies écrites par Ennius sur le mythe de

1 Voir, entre autres :


H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, Cambridge, 1967. O. Skutsch, Studia Enniana,
Londres, 1968. Entretiens sur l'antiquité classique, Fondation Hardt, XVII, Genève, 1972.
Pietro Magno, Quinto Ennio, Fasano di Puglia, 1979.
38 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Médée. Faute d'avoir résolu la question, aucun classement des frag


ments ne peut être valablement proposé. Or il y a là un préalable indi
spensable pour qui prétend vouloir suivre le déroulement de l'action et
sa progression, apprécier du même coup l'originalité d'Ennius par rap
port à son modèle grec, et juger de la forme que revêtait cette tragédie
non seulement du point de vue du style, mais aussi du genre dramati
que qu'elle adoptait.
Pour être pleinement satisfaisante, une telle analyse devrait enfin
déterminer la situation exacte que les contemporains d'Ennius pou
vaient assigner à l'œuvre, entre la réalité quotidienne et la fiction héroï
que.Cela reviendrait à examiner quels reflets de leurs idées et de leurs
préoccupations journalières leur semblaient ainsi représentés, transpo
sés dans cette autre réalité qu'est la vérité de la fiction théâtrale.
Mais toutes les questions que soulève cette tragédie ne sauraient
être aussi rapidement épuisées. Il en est d'autres, qui apparaissent com
mepar transparence derrière les premières. Ainsi on ne peut manquer,
en particulier, de se demander quelle influence ont pu exercer sur l'i
nterprétation du mythe et du personnage ces noms qu'Ennius invoque
tour à tour : Homère et Évhémère, Épicharme et Pythagore?
Le propos de cette étude sera donc de reprendre, modestement,
quelques-unes de ces interrogations, sans pour autant nourrir l'ill
usion de parvenir à leur apporter toujours des réponses absolues et
définitives, mais avec cette seule ambition de prendre l'œuvre sous
les faisceaux croisés de leurs sollicitations multiples, afin de l'amener
à livrer une image d'elle-même, tirée du sein de ses propres frag
ments, et suffisamment nette et vivante pour mériter d'être contemp
lée et retenue.

I - Circonstances qui ont entouré la naissance de l'œuvre

Avant d'aborder l'étude exclusive du texte, il paraît souhaitable de


rappeler les quelques éléments dont nous disposons pour éclairer les
circonstances dans lesquelles Ennius a pu écrire sa Médée. Cela nous
conduit à reprendre les divers témoignages extérieurs à l'œuvre et à les
confronter ensuite avec les rares indications que le texte lui-même vou
dra bien livrer.
ENNIUS 39

Sources externes.

Ce que la tradition nous apprend sur le poète constitue une biogra


phie plus légendaire que vraisemblable, comparable à celle que nous
connaissons pour Virgile. Rappelons cependant ces données, dont l'i
nterprétation ne va pas sans soulever des difficultés de tous ordres.
Ennius, nous dit-on, est né en 239 av. J.-C.2 dans le sud de l'Italie,
à Rudies3. Comme ce Messapien4 avait reçu une éducation fondée
essentiellement sur la culture grecque5 et qu'il était venu à Rome, son
cœur était partagé entre ses trois patries6. La tradition veut aussi que
ce soit Caton qui l'ait amené à Rome après l'avoir rencontré en Sardai-
gne7. Installé dans la Ville, Ennius y devint grammaticus*. On lui
attribue un disciple illustre : Caton9.
Notre poète aurait mené une existence sans faste et habité une
modeste demeure, située dans le quartier de l'Aventin10, ou de Tutili-
nan. Il fut heureux en amitié, se lia avec Fulvius Nobilior, qu'il accom
pagna en Étolie12, et surtout avec les Scipions. On raconte, notamment,
l'histoire célèbre de la visite que lui fit Scipion Nasica, dont on sait les
conséquences 13. A la fin de sa vie, il est considéré comme un modèle de
résignation à la maladie et au dénuement14.

2 Aulu-Gelle, 17, 21, 43. Cicéron, Brut., 72; Tusc, 1, 3. Saint Jérôme, Euseb. Chron.,
1777 et 1849. N. B. - Certains éléments de la présente analyse ont été repris de notre
article, Essai de datation de la Médée d'Ennius, Cœsarodunum, X bis, Paris, 1976, p. 65. 65
et sq.
3 Cicéron, Pro Arch., 22; De or., 3, 168. Ausone, Techno., 14, 17. Silius, 12, 393. Stra-
bon, 281 -2c. P. Mêla, 2, 66.
4 Silius, 12, 393. Servius, ad Aen., 7, 691. Horace, Odes, 4, 8, 20.
5 Festus, 412, 33. Suétone, Gramm., 1.
6 Aulu-Gelle, 17, 17, 1.
7 Corn. Népos, Cat., 1, 4. Fait contesté par E. Badian, Ennius and his friends, dans
Entretiens Hardt, op. cit., p. 154.
8 Suétone, Gramm., 1, 2. Suivi par E. Badian, Ennius and his friends, dans Entret
iensHardt, op. cit., p. 163.
9 Silius, 12, 393. Aurei. Viet., De vir., 44.
10 Saint Jérôme, Euseb. Chron., 1777, 240.
11 Varron, Ling, hat., 5, 163. «Quartier incertain» pour J. Collari, édition du livre V,
Paris, 1954, p. 249. On trouvera des précisions sur ce point, dans O. Skutsch, BIGS, 17,
1970, p. 121 et E. Badian, ibidem, p. 164-165.
12 Cicéron, Pro Arch., Π et Tusc, 1, 3.
13 Cicéron, De orat., 2, 276.
14 Cicéron, De senect., 14.
40 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

On ne lui a fait grief d'aucun vice, sinon d'avoir aimé un peu trop
le vin, mais il est vrai que cela renforçait sa ressemblance avec le divin
Homère15. En dépit de cette infirmité bénigne, aggravée cependant par
la goutte, il vécut jusqu'à l'âge de soixante-dix ans et mourut en 169,
année où fut joué son Thyeste 16. Il laissa le souvenir d'une destinée que
l'on se plaisait à synthétiser par cette évolution extraordinaire : obscurit
é d'une origine provinciale et gloire consacrée par cette statue que les
Scipions lui élevèrent dans leur tombeau17.
Que faut-il retenir de cette biographie, dont le trait le plus appa
rent est assurément la fragilité sommaire?
Si l'on veut la considérer en adoptant le point de vue qui convien
drait à un historien, dans la seule intention de savoir en montrer aussi
tôt les faiblesses, comme le fait E. Badian 18, elle ne présente, bien év
idemment, qu'un intérêt médiocre.
Si, tout au contraire, on l'examine dans un esprit différent, sans
s'être d'avance fixé pour objet de démystifier ensuite ce recueil de
contes naïfs, mais avec le désir de dégager une leçon toute simple de
ces vérités mythiques spontanées et imagées, elle peut s'avérer moins
vaine et illusoire qu'il y paraît à première vue.
Prise, en effet, dans ses grandes lignes, cette «histoire» d'Ennius
parle le langage des symboles. Deux faits saillants ressortent de ces
anecdotes, anodines en apparence mais finalement significatives. Tout
d'abord, l'accumulation de détails réalistes, qui veut évoquer la simpli
cité de cette existence d'Ennius avec la plèbe et que confirme, d'une
part son amitié avec Caton, et d'autre part, le choix d'une demeure sur
l'Aventin (quartier alors peu habité19 et même peu habitable) qui a une
signification plus symbolique qu'historique dans la mesure où s'y trou
vait le sanctuaire de Cérès, lieu de rassemblement de la plèbe.
Ce qui surprend en second lieu dans cette «biographie» c'est l'évo
lution qui conduit Ennius à se laisser attirer ensuite par le cercle plus
mondain et aristocratique des Scipions. Les auteurs de ces témoignages
laissent entendre ainsi qu'il y aurait eu non pas une rupture dans cette
existence, accompagnée d'un reniement par Ennius de ses convictions

15 Horace, Epist., 1, 19, 6. Properce, 3, 3, 6.


16 Cicéron, Brut., 78 et De senect., 14.
17 Ovide, A.A., 3, 409-410. Horace, Odes, 4, 8, 20.
18 Ennius and his friends, op. cit.
19 Cf. E. Badian, ibidem, p. 167.
ENNIUS 41

profondes, mais deux périodes dominées l'une par l'influence de Caton


et l'autre par celle des Scipions.

Sources internes.

Nous est-il possible de trouver dans Medea Exul une allusion quel
conque à l'une ou l'autre de ces deux époques?
A vrai dire l'examen du texte des fragments ne semble guère sus
ceptible de favoriser une telle recherche : leur contenu s'avère, comme
on pouvait s'y attendre, tout entier empli du mythe et fort peu préoccu
pé de renvoyer, même par sous-entendus, à la vie de l'auteur. Pourtant,
à défaut de la référence miraculeuse, le texte présente un détail inat
tendu, suffisamment étrange et insolite en tout cas pour avoir longue
mentretenu l'attention et alimenté les controverses.
Le fragment XVII, en effet, a si bien déconcerté les éditeurs que
certains ont voulu purement et simplement l'exclure de Medea Exul
pour le reporter dans une seconde Médée. Les autres se contentent de
le rejeter à la dernière place des extraits, comme pour en souligner
l'étrangeté singulière20. Examinons ces deux vers que nous retrouve
rons fréquemment au cours de notre analyse :
asta atque Athenas anticum opulentum oppidum
contempla et templum Cereris ad laeuam aspice21

Ce texte peut effectivement surprendre. Il étonne d'abord par le


seul fait que nous ne lui trouvions aucun équivalent dans la Médée
d'Euripide. Cela invite à le considérer comme d'autant plus essentiel.
Mais comment expliquer alors cette brutale intrusion du nom latin de
Demeter dans ce décor dominé au loin par la masse de l'Acropole?
Ce problème ne saurait trouver de solution satisfaisante qu'en
étant replacé dans l'ensemble des questions que soulève l'œuvre tout
entière. Nous nous proposons de les aborder en temps utile22. Pour
l'instant, il importe de remarquer cette seconde référence au nom de
Cérès. Cela entraîne à nouveau nos recherches hors de l'œuvre et enga
ge à les orienter sur l'importance qu'a pu avoir Cérès à un moment

20 Voir plus loin, deuxième partie, Medea Exul et Medea?


21 Varron, Ling, hat., 7, 9, et Nonius, p. 469, 34.
22 Voir plus loin, deuxième partie, Medea Exul et Medea?
42 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

bien précis et qui a dû être déterminant pour Ennius et ses contempor


ains.

Cérès et Cybèle.

Le destin d'Ennius est étroitement lié, au moins pendant les pre


miers temps de son arrivée à Rome, à celui de Caton. C'est lui, en effet,
qui fait venir le poète dans la capitale, en cette année 204 23 si fertile en
événements décisifs.
Originaire de Tusculum et issu d'une famille de petits propriétair
es24, Caton s'est rapidement dressé, face aux cercles mondains de
l'aristocratie romaine, en champion de la cause plébéienne. A cette épo
que le culte et le sanctuaire de Cérès étaient à la fois le centre et le
symbole de ralliement des plébéiens25. La déesse, que Rome honorait
depuis 496, occupait à ce titre une place privilégiée dans l'œuvre de
Caton : on connaît les innovations pratiques qu'il a apportées aux rites
de son culte26, et l'on sait par ailleurs que cette ferveur n'est pas étran
gèreaux motifs qui ont amené Caton à écrire son traité De agri cultura.
Mais on peut cependant s'interroger sur les raisons et les circonstances
qui l'ont conduit à défendre tout spécialement un culte si ancien, instal
lé à Rome sur le conseil des livres Sibyllins, quand le roi étrusque Por-
senna menaçait le Latium27?
En cette année 204, qui voit l'arrivée d'Ennius à Rome, Caton accè
deà la carrière des honneurs. Il est questeur, quand un événement
capital se produit : dans cette nouvelle période de crise, par un curieux
recommencement de l'Histoire, la consultation des Livres Sibyllins
commande aux Romains d'accueillir le culte de la déesse Cybèle. Ils
allèrent, en grande pompe, chercher à Pessinonte, en Phrygie, la pierre
sainte qu'ils installèrent sur le Palatin28. Au milieu de troubles graves,
qui annonçaient les journées d'horreur qui allaient suivre l'éclatement
du scandale des Bacchanales, le Sénat souhaitait combattre les forces

23 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 213, mais opinion contraire dans E. Badian,
Ennius and his friends, p. 154.
24 P.Grimal, ibidem, p. 111.
25 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958, p. 343.
26 Ibidem, p. 148-156.
27 Cf. P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie, p. 87.
28 Cf. P. Grimai, La civilisation romaine, Paris, 1960, p. 100 et 305. Voir également
V. Graillot, Le Culte de Cybèle Mère des Dieux, Paris, 1912.
ENNIUS 43

orgiaques obscures par un culte orgiaque nouveau29, en le célébrant


avec tempérance, de façon à maîtriser la violence de ses rites30. Ainsi le
Sénat estimait que les vieilles divinités, Dionysos et Cérès, ne suffisaient
plus à contenir ces débordements frénétiques. Ses intentions furent
cependant diversement interprétées : les fidèles attachés au culte de
Cérès se sentirent atteints dans leurs convictions; une rivalité grandit
entre plébéiens et patriciens au sujet de Cérès et de Cybèle31.
C'est assurément ce conflit, au sein duquel la risposte des fervents
de Cérès s'organise et se cristallise autour de Caton, qui peut rendre
plus vraisemblable l'instrusion de Cérès à la fin du drame entièrement
corinthien d'Ennius. Il nous faut alors formuler l'hypothèse suivante :
Medea Exul aurait été composée en 204 ou à une date toute proche,
dans les tout premiers temps de l'arrivée d'Ennius à Rome, au moment
où son admiration et son amitié pour Caton étaient sans partage.
Il est encore possible d'étayer plus fermement cette hypothèse, si
l'on accepte de considérer comme un argument allant dans le même
sens le fait que, au Livre I des Annales12, dont la rédaction n'est plus
aujourd'hui reportée à la fin de la vie d'Ennius33, mais aurait commenc
é dès 203 34, figure un catalogue des dieux : Cérès en fait partie ; Cybèl
e en est exclue. Et l'on ajoutera, de même, que Cybèle n'apparaît pas
une seule fois dans l'œuvre d'Ennius, tandis que Cérès est présente
encore dans VÉpicharme35 et YÉvhémère36.
Si l'on accorde donc, pour finir, quelque crédit à ces observations
et à cette hypothèse, on admettra, avec quelque vraisemblance, que la
création romaine de Médée eut lieu au cours des ludi Ceriales, entre le
douze et le dix-neuf avril37. Ces jeux, on le sait, ne comportèrent des

29 P. Grimai, La civilisation romaine, p. 100.


30 Cf. J. Carcopino, La réforme romaine du Culte de Cérès, in Aspects mystiques, 1942,
p. 42 et suiv.
31 Cf. H. Le Bonniec, op. cit., p. 365. Le rôle des Scipions en faveur de la venue de
Cybèle à Rome a été déterminant. La décision a été prise sous le consulat de l'Africain et
c'est Scipion Nasica qui sera préposé à la présidence des cérémonies de l'accueil de Cybèl
e sur le sol italien. Cf. Tite-Live, 29, 14.
32 Vahlen, A 62, XXXVIII, p. 11.
33 O. Skutsch, Studia Enniana, p. 38.
34 P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 217.
35 Vahlen, IV, p. 221.
36 E. M. Warmington, Remains of Old Latin, t. 1, Londres, 1935, p. 221.
37 Cf. M. Bieber, The History of Greek and Roman Theater, Princeton, 1939, p. 227.
44 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ludi scaenici réguliers qu'à partir de 17538, mais cela n'a pas été une
innovation totale, due à Memmius, car le théâtre avait parfois pris pla
ce au cours de ces jeux, de façon sporadique, certes, mais bien avant
cette date39.
Voilà tout ce qu'il nous est permis d'entrevoir à propos des circons
tances qui ont pu entourer la naissance de Medea Exul. L'hypothèse,
quand bien même on la jugera fragile - puisqu'enfin elle repose moins
sur des certitudes que sur des vraisemblances - n'a peut-être pas été
envisagée en vain, car outre le mérite qu'elle a d'exister, elle a favorisé,
l'espace d'un instant, ce rappel de la tragédie morte à une certaine for
me de vie.

II - Médée, drame lyrique

A travers les termes du titre précédent se fait jour l'intention dél


ibérée de mettre immédiatement en évidence le rôle prépondérant qui
était dévolu à la musique dans la conception et la représentation de
l'ouvrage. Cette précaution semblait d'autant plus nécessaire que l'i
mportance de ce lyrisme n'apparaîtra, dans toute sa plénitude, qu'à la fin
de cette analyse. Auparavant, en effet, il nous faudra examiner divers
aspects - choix d'un texte de référence, classement des fragments, style
et langue - dont on pourrait croire qu'ils n'ont pas de rapport direct
avec le caractère lyrique de l'œuvre. Or, il est essentiel cependant d'ad
mettre que chacun d'eux constitue une étape de cette ascension au te
rme de laquelle le drame pourra être perçu dans l'intégralité de sa véri
table dimension, où la satisfaction de l'esprit postule le concours et le
support de l'émotion pure, par excellence, puisque musicale.

Le texte.

L'œuvre dramatique d'Ennius n'a jamais manqué d'éditeurs ni de


commentateurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter, par exemp
le,les longues pages que leur consacre Vahlen40. Pourtant, c'est à

38 Cf. H. Le Bonniec, op. cit., p. 327.


39 Ibidem, p. 328.
40 Ennianae pœsis reliquiae, Leipzig, 1854, Réédition de 1967, p. CXXXI et sq. On
peut leur adjoindre, au moins, les noms de Warwington, Remains of Old Latin, I, Lond
res, 1935, et de Klotz, Scaenicorum Romanorum fragmenta, vol. I, Munich, 1953.
ENNIUS 45

l'ouvrage récent de H. D. Jocelyn que l'on doit pour la première fois,


une édition véritablement satisfaisante de l'ensemble des fragments tra
giques41. L'établissement du texte, en effet, se fonde non seulement sur
l'analyse attentive des sources, mais fait intervenir une rare connais
sance de la langue et de la poésie des premiers dramaturges latins. Il
n'est pas exagéré de dire que cette édition permet la redécouverte de
l'état primitif du texte. Les conjectures inutilement accumulées au
cours des siècles en disparaissent. Les adjonctions tardives ou douteus
es sont rejetées au nombre des incerta. Les associations trop facil
ement admises font l'objet d'un réexamen. Seules demeurent les leçons
historiquement conformes à ce que l'on peut savoir des modes et des
moyens d'expression poétique qu'Ennius et ses contemporains aimaient
utiliser.
Les effets de cette méthode de travail paraissent tout spécialement
sensibles à propos des fragments qui ont trait au personnage et à la
légende de Médée42. Ils invitent à une lecture nouvelle qui risque bien
de conduire au-delà d'une simple réinterprétation des textes brisés. Ne
faut-il pas en effet tenter de retrouver à travers eux, pour peu qu'on
veuille rechercher d'autres critères de classement que ceux de H. D.
Jocelyn, l'image perdue de la Médée d'Ennius?

MEDE A EXUL; MEDE A43


CHI

utinam ne in nemore Pelio securibus


caesa accidisset abiegna ad terram trabes,
neue inde nauis inchoandi exordium
cepisset, quae nunc nominatur nomine
Argo, quia Argiui in ea delecti uiri
uecti petebant pellem inauratam arietis
Colchis, imperio régis Peliae, per dolum.
nam numquam era errons mea domo efferret pedem
Medea animo aegro amore saeuo saucia.

41 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, Cambridge, 1967, deuxième édition.


42 Voir à ce propos, ibidem, p. 348-350 et le Commentaire, p. 350-382.
43 Ibidem, p. 113-123. Les fragments sont présentés sous ce double titre. Nous revien
drons sur ce point important.
46 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

CIV

quo nunc me uortam? quod iter incipiam ingredi? domum pater-


namne? anne ad Peliae filias?

CV

(a) multi suam rem bene gessere et publicam patria procul; multi qui
domi aetatem agerent propterea sunt improbati.
(b) qui ipse sibi sapiens prodesse non quit nequiquam sapit.

CVI

cupido cepit miseram nunc me proloqui caelo atque terrae Medeai


miserias.

CVII

tu me amoris magis quam honoris seruauisti gratia.

CVIII

(a) nequaquam istuc istac abit; magna inest certatio. nam ut ego Uli
supplicarem tanta blandiloquentia ni ob rem.
(b) qui uolt quod uolt ita dot {semper) se res ut operam dabit.
(e) ille trauersa mente mi hodie tradidit repagula quibus ego iram
omnem recludam atque UH perniciem dabo mihi maerores, UH luetum,
exitium UH, exilium mihi.

CIX

nam ter sub armis malim uitam cernere quam semel modo parere.

CX

Juppiter tuque adeo summe Sol qui res omnis inspicis quique tuo
lumine mare terram caelum contines inspice hoc facinus prius quam fit.
prohibessis scelus.
ENNIUS 47

CXI

antiqua erilis fida custos corporis, quid sic te extra aedis exanima-
tarn éliminât?
eliminat?

CXII

asta atque Athenas anticum opulentum oppidum contempla et tem-


plum Cereris ad laeuam aspice.

CXIII

saluete optima corpora cette manus uestras measque accipite.

CXIV

sol qui candentem in caelo sublimât facem.

cxv

utinam ne umquam f mede f cordis cupido corde pedem extulisses!

CXVI

fructus uerborum aures aucupant.

Telle est donc l'édition dont nous disposons désormais. Il n'est pas
nécessaire de redire l'excellence des principes qui ont présidé à l'ét
ablissement du texte. Le commentaire nourri la démontre à l'évidence.
Elle constitue donc un instrument de travail irremplaçable pour la
connaissance de l'œuvre d'Ennius.
On peut toutefois formuler à son égard deux remarques en forme
de regrets : l'une à propos du double titre sous lequel les fragments
sont présentés sans autre distinction d'origine, l'autre au sujet du mode
de classement de ces fragments selon leur ordre chronologique d'appar
itiondans la littérature latine.
Sans doute est-ce cette seconde constatation qui est la plus éton
nante. De quel secours, en effet, pourrait bien être un tel mode de clas
sement, pour qui veut s'efforcer de retrouver l'architecture et le mou
vement d'une ou de deux tragédies perdues? Aussi, écrire comme le fait
48 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

doctement H. D. Jocelyn : «testes cuiusque tragœdiae ratione fere tempo-


rum ordinaui»44, ne tend à rien d'autre qu'à dissimuler une bien pau
vre excuse sous la résonance grave d'une formulation latine.
De plus, et nous en revenons au premier point, nous constatons
que dans ce cas précis, où la tradition oppose partisans et adversaires
d'une double Médée, l'expression «cuiusque tragœdiae» ne correspond à
rien, puisque dans la pratique aucune distinction n'intervient45. Or il
ne peut nous être indifférent d'ignorer à jamais si telle réplique s'insère
dans une œuvre située à Corinthe ou bien à Athènes. Ce serait renoncer
à la rattacher au moment du mythe qu'elle illustre et dans lequel elle
prend vie et sens. On pressent les dangers d'une telle attitude : à la limi
tecela pourrait conduire à éditer, sans aucune distinction d'origine,
tous les fragments de toutes les tragédies. . .
Il paraît essentiel, au contraire, et quelles que soient les difficultés
de l'entreprise, de persévérer dans la recherche d'un classement des
fragments par tragédie et non selon un ordre chronologique. Cela sup
pose que l'on reprenne, au préalable, le débat qui porte sur l'existence
d'une ou de deux tragédies consacrées à Médée.

Medea Exul et Medea?

La thèse selon laquelle il aurait existé une double Médée d'Ennius,


a rencontré l'assentiment, plus ou moins ouvertement déclaré, de nom
breux savants. En France, par exemple, elle semble avoir obtenu l'adhé
siond'A. Ernout et de J. Heurgon. A vrai dire, le premier ne fait que
renvoyer en note46 à l'opinion de Ribbeck47 à propos d'une «Medea
altera Enni», sans s'aventurer davantage. Chez le second, en revanche,
cette éventualité est envisagée plus longuement, non sans quelques rét
icences, comme on va pouvoir en juger : «II est fait allusion d'ailleurs, à
une autre tragédie d'Euripide. . . qu'Ennius a peut-être " contaminée "
avec la première. La question reste insoluble. J'ai peine à croire, pour

44 Jocelyn, p. 66.
45 On trouvera cependant, dans le commentaire de certains fragments, des éléments
de classement, mais ils ne sont nullement exploités.
46 A. Ernout, Recueil de textes latins archaïques, Paris, 1916, p. 189, n. aux vers 153-
154, qui renvoie à Ribbeck, 243.
47 O. Ribbeck, Scaenicae Romanorum Pœsis fragmenta, vol. I, Leipzig, 1852. Mais voir
surtout Die römische Tragödie, Leipzig, 1875, p. 157, et aussi R. Renner, Medea, BBG.,
1926, p. 33 et sq.
ENNIUS 49

ma part, au changement de lieu qui, après que la pièce se fut en grande


partie passée à Corinthe, l'eût située à Athènes. Si ces deux vers48 sont
bien d'une Médée d'Ennius, comme l'affirme Varron49, c'est peut-être
d'une autre Médée que la Medea Exul50». Il serait vain de reprendre ici,
une à une, les argumentations, à des degrés divers, favorables à cette
thèse. Celle que développe H. D. Jocelyn est animée d'une telle énergie
et d'une telle conviction qu'elle peut les représenter toutes.
Dès les premières pages de l'ouvrage, dont nous avons exposé les
mérites sur d'autres points, l'existence de deux Médée se trouve érigée
en postulat51. Le titre Medea recouvre deux tragédies. L'une corres
pondabsolument à la Médée d'Euripide; l'autre représente Y Egée de ce
même dramaturge. Plus loin apparaissent les arguments de la démonst
ration. On rencontre le titre Medea Exul trois fois chez Nonius, une
fois chez Probus52. Or comme cela concerne les trois fragments CIX,
CX et CXI, qui présentent des similitudes certaines avec des passages
de la Médée d'Euripide, nous pouvons considérer que le titre Medea
Exul s'applique très exactement à la tragédie d'Ennius qui reprenait la
Médée à Corinthe d'Euripide. D'où il s'ensuit, inévitablement, que les
autres fragments devaient appartenir à une Medea dont l'action se
déroulait à Athènes, comme YÉgée d'Euripide. C'est dans cette seconde
Médée que prend place le fragment CXII, que l'on retrouve toujours au
centre de la controverse. Après avoir montré toutes les tentatives
invraisemblables qui se sont efforcées en vain d'intégrer ces vers dans
une action située à Corinthe53, H. D. Jocelyn avance une nouvelle preu
ve en faveur de sa thèse : l'impératif présent adsta démontre encore
que la scène doit obligatoirement se dérouler à Athènes54.
Que penser de cette thèse? On peut lui reconnaître au moins le
mérite de l'ingéniosité, mais il convient cependant d'en mesurer la port
éréelle.
Certes, il n'est pas aisé de comprendre comment le fragment CXII
et l'impératif adsta pouvaient convenir à une intrigue située à Corinthe.
Mais faut-il pour autant faire si peu de cas des dons d'invention d'En-

48 Fr. CXII (Jocelyn).


49 II doit s'agir d'une erreur. Voir plus loin.
50 J. Heurgon, Ennius, Paris, CDU., 1958, t. II, p. 183.
51 Jocelyn, p. 45.
52 Jocelyn, p. 324.
53 Jocelyn, p. 344.
54 Jocelyn, p. 378.
50 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nius et douter qu'il a su échapper, par l'imagination, à l'imitation servi


le de son modèle? De toutes façons, le fait que deux vers seulement ne
trouvent pas leur équivalent chez Euripide constitue une bien faible
raison de supposer une autre Médée. Quant aux témoignages de Nonius
et de Probus, ils ne nous paraissent pas mériter une confiance aveugle :
leur distinction, si subtile soit-elle, entre deux Médée ne semble corres
pondre à rien ni chez Varron, ni chez Cicéron, ni même ailleurs.
En effet, quoi que l'on ait pu dire, Varron ne connaît qu'un seul
titre : Medea. On voudrait abusivement tirer du fait qu'il cite ces vers où
il est question d'Athènes55 la preuve de sa connaissance d'une pièce à
localisation athénienne.
Pour Cicéron, on ne recourt, heureusement, à aucun subterfuge de
ce genre. H. D. Jocelyn admet lui-même qu'il n'y a pas le moindre signe
dans l'œuvre de Cicéron d'où l'on puisse inférer une quelconque
connaissance d'une Médée à Athènes56. Mais il ne désarme pas pour
autant : Cicéron ne lui paraît pas avoir une culture à la hauteur de celle
de Nonius; puisqu'il ignore quantité d'autres œuvres d'Ennius, pour
quoi n'ignorerait-il pas l'existence de la seconde Médée? «Sa culture est
celle d'un amateur et non celle d'un érudit57».
Admettons cette distinction lapidaire. L'argument n'a pour autant
aucune espèce de force dans le cas présent, parce, que, précisément, un
amateur ne néglige jamais rien de ce qui touche à l'objet de sa passion.
Or, nous le savons, Cicéron s'est intéressé, d'une façon toute spéciale,
au personnage de Médée et à toutes ses manifestations dans la littératu
re latine. S'il avait existé une Médée chez Egée d'Ennius, soyons assurés
qu'il en aurait cité des passages aussi volontiers qu'il le fait pour celle
d'Accius58, ou le Médus de Pacuvius59.
Enfin, puisque l'on fait intervenir Nonius et Probus dans le débat,
pourquoi ne pas faire appel aussi au témoignage d'Hygin? Or, comme
on nous assure que Nonius appelle Medea Exul la Médée qui correspond
rait à celle d'Euripide et Medea celle qui se déroulerait à Athènes,
comment expliquer que ces deux titres recouvrent, chez Hygin, des
sujets très exactement inverses? Et l'on sait qu'aux yeux de certains, le

55 CXII, Cf. Ling. Lut., 7, 9.


56 Jocelyn, p. 345.
57 Ibidem.
58 De nat. deor., 2, 89.
59 Inv., 1, 27. Tusc. 3, 26 et 4, 69.
ENNIUS 51

bibliothécaire de la Palatine passe pour avoir donné, à plusieurs repri


ses,dans ses Fabulae, des résumés de l'action des tragédies d'Ennius,
que ce soit de l'Alexandre60 ou de la Rançon d'Hector61. L'épisode de
Médée à Corinthe porte chez cet auteur le titre de Medea62, tandis que
l'aventure athénienne de Médée est intitulée Medea Exul63, ce qui est
tout aussi logique, et démontre à la perfection qu'il est prudent de ne
recourir à ce genre d'argument qu'avec la plus grande circonspection.
Ainsi l'existence de deux Médée d'Ennius est loin d'être suffisam
ment démontrée pour pouvoir séduire ou même intriguer. Reconnais
sons cependant à cette thèse un mérite certain : la volonté forte et déci
dée de ne pas sombrer dans la facilité de la thèse opposée, qui croit se
tirer d'embarras en invoquant le mal de la contamination.
C'est l'attitude qu'adopte Vahlen64 et que suivent en foule tous
ceux qui estiment, avec Warmington65, qu'Ennius étirait le sujet de sa
pièce jusqu'à y inclure la scène de l'arrivée de Médée à Athènes.
Il n'est certes pas possible de refuser toute vraisemblance à cette
hypothèse, car la contamination est un phénomène fréquent dans la
jeune littérature latine. Aussi on appréciera mieux les précautions que
prend J. Heurgon pour finir cependant par l'exclure66. H. D. Jocelyn
lui-même pourrait y consentir à condition que la scène, que l'on peut
situer à Athènes, fût brève67. Mais comme nous ne pouvons pas vérifier
la chose, et que Vahlen semble, tout au contraire, imaginer une secon
de action aussi développée que la première, Jocelyn n'hésite pas à qual
ifier de «monstre» la double tragédie qui aurait résulté d'une telle
contamination.
Le terme n'est pas excessif, en vérité. Mais ce n'est pas seulement
par la longueur qu'une telle œuvre aurait parue monstrueuse. Le dépla
cement de la scène, de Corinthe à Athènes, aurait été considéré comme
aberrant, non pas tant pour des raisons historiques que mythologiques.
Confondre, en effet, deux moments du cycle héroïque eût été une faute
aux yeux du public antique : moins une faute de goût qu'une profonde

60 Cf. J. Heurgon, op. cit., p. 135 qui compare avec Fab., 91.
61 Ibidem, p. 157, qui renvoie à Fab., 106.
62 Fab., 25.
63 Fab., 26.
M EPR., p. CCVII et CCVIII.
65 Remains, 1. 1, p. 311.
66 Op. cit., p. 183.
67 Jocelyn, p. 346.
52 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

hérésie, car cela aurait détruit l'ambiguïté du personnage mythique. De


fait, la vie d'un héros n'était jamais sentie comme continue. Bien au
contraire, elle était perçue comme une succession, faite d'étapes, par
faitement localisées, et nettement contradictoires.
Médée ne pouvait donc et ne devait pas être la même en Colchide,
à Corinthe et à Athènes. A chaque escale de son existence, elle incarnait
des images et des aspects différents de la condition féminine. Et, en
même temps, chacune des nombreuses vérités mythiques qu'elle portait
en elle se laissait fixer dans l'espace et devenait relative à un seul site.
Voilà pourquoi, une synthèse de deux Médée dans une même œuvre ne
saurait avoir aucune signification ni même aucune réalité par rapport
aux lois et à l'esprit du théâtre antique.
Après avoir écarté les deux thèses qui s'affrontent, il ne reste guère
d'autre possibilité que de rejoindre le groupe de ceux qui persévèrent à
penser qu'il n'y a jamais eu qu'une seule Médée d'Ennius, dont le titre
était : Medea Exul, et dont l'action se déroulait entièrement à Corinthe.
A vrai dire, cette conception, longtemps en honneur, est quelque
peu abandonnée aujourd'hui, car elle se heurte aux graves difficultés
que nous exposerons plus loin. Et pourtant, tout engage à revenir vers
elle. D'abord parce que ses concurrentes ne sont finalement qu'incerti
tudes contradictoires, et se détruisent mutuellement. Ensuite, il faut en
faire l'aveu, parce qu'il ne s'offre aucune autre solution de rechange.
L'obstacle majeur, auquel se heurte la thèse, est aisé à supposer : il
a trait, bien évidemment, aux deux vers qui constituent le fragment
CXII68. La difficulté réside dans le fait de savoir le faire entrer dans
une intrigue toute entière localisée à Corinthe. On s'y est essayé de
diverses manières, à la vérité fort peu satisfaisantes.
T. Ladewig69 a proposé de placer ce distique dans une pièce lyr
ique que chanterait le chœur, peu après que Médée lui eût dévoilé ses
plans de vengeance, comme cela se produit dans l'œuvre d'Euripide70.
La suggestion ne serait pas à dédaigner, si vraiment l'on pouvait lire
quoi que ce soit d'équivalent chez Euripide. Mais ce n'est pas précis
ément le cas.
Aussi, plus généralement, s'efforce-t-on de rattacher ces deux vers
à l'épisode du passage d'Egée à Corinthe, avec plus ou moins de bon-

68 Jocelyn, p. 122.
69 T. Ladewig, Analecta Scenica, Neustrelitz, 1848, p. 16.
70 Cf. Eur., v. 824-865.
ENNIUS 53

heur. C. Pascal71 place ces deux vers dans le discours qu'adresse Egée
à Médée, pour l'inviter à trouver refuge auprès de lui à Athènes72. L'at
tribution à Egée de cette offre généreuse convient assurément au per
sonnage du roi légendaire. Malgré cela, les termes dans lesquels il la
formulerait, en montrant Athènes au loin, alors que la scène se passe à
Corinthe, rendent l'hypothèse difficile à admettre. Dans ce contexte,
adsta serait d'un étrange effet : comment imaginer qu'Egée veuille
prier Médée de s'arrêter à l'instant pour apercevoir Athènes, dans le
lointain, si distinctement qu'elle puisse reconnaître le temple de Cé-
rès?
N. L. Drabkin73 donne cependant son approbation à cette interpré
tation forcée du texte. D'autres suppositions ont été faites encore, com
mecelle de H. Plank74 qui insère ces vers dans le discours de Médée
qui suit le départ d'Egée75, mais elles se heurtent toujours aux mêmes
difficultés. De plus, elles tournent unanimement autour du personnage
d'Egée. Or, précisément, rien n'est moins assuré que la présence de ce
personnage dans la tragédie d'Ennius.
Bien au contraire, nous avons quelques raisons de la remettre
sérieusement en cause. D'abord, parce que nous n'avons aucun autre
fragment susceptible d'être prononcé par Egée ou de lui être adressé.
Ensuite, parce qu'un poète latin n'avait pas nécessairement les mêmes
motifs, d'ordre national, de mettre en scène Egée que son précurseur
athénien. D'ailleurs, l'intrusion d'Egée à Corinthe ne se rencontre guère
que dans la Médée d'Euripide. La littérature latine, en tout cas, ne l'as
socie plus intimement au cycle corinthien de la légende, du moins si
nous en jugeons par son absence de la tragédie de Sénèque, et, égale
ment, de celle d'Ovide, pour autant que nous puissions en retracer l'ac
tion76. Enfin, on peut trouver une dernière explication à cette élimina
tion d'Egée de la scène latine, dès Ennius, dans le fait qu'Aristote77
avait sévèrement condamné cette apparition du roi d'Athènes au milieu

71 C. Pascal, RFIC, XXVII, 1899.


72 Cf. Eur., v. 719-130.
73 N. L. Drabkin, The Medea Exul of Ennius, New York, 1937, p. 10.
74 H. Plank, Q. Ennii Medea commentario perpetuo illustrata, Diss., Göttingen, 1807.
75 Cf. Eur., ν. 764-810.
76 Voir chap. VI.
77 Cf. Aristote, Poét., 1461 b, 21.
54 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'un drame corinthien78. Si nous voulons donc maintenir et confirmer


la thèse d'une Médée unique d'Ennius, il nous faut attribuer les deux
vers en litige à un tout autre personnage. Pour y parvenir plus sûre
ment, il est nécessaire de reprendre auparavant les quelques éléments
fondamentaux dont nous disposons et qui serviront de base à notre
démonstration.
Revenons d'abord sur un premier point qui semble avoir toujours
aveuglé les commentateurs : les vers : Asta atque Athenas anticum opp
idum / contempla79 sont communément interprétés comme apportant
la preuve décisive que la scène qu'ils illustrent ne peut être située qu'à
Athènes. Or, en bonne logique, c'est très exactement le contraire qu'elle
démontre. Comment, en effet, prendrait-on de loin une vue d'Athènes,
si l'on y est déjà? De fait, le sens de contempla nous est précisé par
Varron lui-même, à la suite de la citation de ces vers80 : il est l'équiva
lent de conspicare, l'impératif de conspicari. Conscient de cette inconsé
quence, Wilamowitz transporte la scène en haut du palais royal d'Athè
nes,hypothèse encore plus déconcertante81. Comment apercevoir à
l'horizon l'Acropole, que désigne «oppidum» dans le texte, si l'on s'y
trouve déjà? H. D. Jocelyn82 suggère alors de comprendre qu'il s'agit
d'une arrivée à Athènes : deux personnages, dont l'un est Médée, mar
chent ensemble et s'arrêtent aux abords de la ville pour considérer
l'Acropole et le temple de Cérès, tout en accomplissant un rite purifica
teur. L'idée de cette tragédie de banlieue n'inspire rien de la gravité qui
sied au cothurne tragique! Il faut l'oublier.
Puisque la scène ne peut se dérouler à Athènes, efforçons-nous de
la transposer ailleurs. Mais où la situer mieux qu'à Corinthe? Les frag
ments nous y incitent. Allons rapidement à l'essentiel qui nous est don
népar le texte. L'impératif présent «asta» indique que Médée se déplac
e. Dans la littérature classique, elle n'est pas réputée pour se déplacer
à pied, comme le voudrait naïvement H. D. Jocelyn ! Elle le fait toujours
sur l'un de ses chars terrifiants et fantastiques. Relisons Ovide : « Em-

78 Voir, sur ce point, R. A. Browne, Medea-Interpretations, Toronto, 1952, p. 76-79.


Cf. également : Wilamowitz, Hermès, XV, 1880, p. 481; E. Bethe, Medea- Problem, Philo.-
Histor. Klasse, LXX, 1918, I, p. 1 et sq.; L. Séchan, La Légende de Médée, RÉG, 1927, 40,
p. 283 et sq.
79 Frag., Jocelyn, CXII.
80 Varr., Ling. Lat., 7, 9.
81 Philologische Untersuchungen I, Berlin, 1880, p. 128, η. 48.
82 Op. cit., p. 378.
ENNIUS 55

portée par ses dragons, présents du Titan, elle entre dans la citadelle de
Pallas. . . 83.» Nous sommes à la scène finale de Médée à Corinthe.
Médée est déjà en train de disparaître aux yeux de Jason. Il s'agit d'un
départ pour Athènes et non d'une arrivée auprès d'Egée84. Le char du
Soleil l'emporte avec la nourrice. Jason sait où elle va se réfugier. Il
s'adresse encore à elle dans son délire, pour la maudire; il veut lui
ordonner de s'arrêter un instant, de regarder au loin l'Acropole d'Athè
nes et, sur sa gauche, le temple de Cérès-Déméter à Eleusis, la déesse
de la maternité, honorée en cette ville avec les autres divinités chtho-
niennes, Persephone et Hadès, symbole de l'amour maternel affligé par
la disparition d'un enfant. Cette malédiction est d'autant plus forte
qu'en suivant le conseil de Jason, en s'arrêtant pour contempler d'en
haut le temple de Cérès, Médée accomplirait un sacrilège. Celui que
décrit précisément le début de l'Hymne à Demeter de Callimaque et qui
rappelle les conséquences funestes qu'entraîne le fait de regarder d'en
haut la divinité : « Quand le calathos s'avance, femmes, que votre cri
retentisse : « Salut, Demeter, salut, Très Féconde, Très Nourricière ! »
Vous, non initiées, quand passe le calathos, à terre regardez-le, non pas
des toits de vos maisons, non pas d'en haut. . ,»85
Cette interprétation du fragment CXII, a toutes chances de susciter
diverses critiques. Il est à prévoir en effet qu'on lui opposera au moins
trois sortes d'arguments. On dira d'abord qu'il est invraisemblable
d'imaginer Jason s'adressant à Médée tandis que celle-ci disparaît dans
les airs. Et encore que, de toute façon, l'impératif présent «asta»
convient mal et surtout que la géographie aérienne à laquelle il est fait
allusion à propos de l'identification d'Eleusis située à gauche d'Athènes
en venant de Corinthe, a quelque chose de purement anachronique.
Pour répondre à la première objection il n'est besoin que de cons
tater qu'il en existe un précédent : le final de la pièce d'Euripide met en
scène Jason qui, seul, s'adresse encore à Médée tandis que s'éloigne le
char ailé86. On en trouvera un autre exemple dans les deux vers qui
concluent la tragédie de Sénèque : «Per alta uade spada sublimis aethe-
ris / testare nullos esse, qua ueheris, deos*7.» On aura observé, dans cet

83 Met., 7, 398-399.
84 Warmington, Remains, I, p. 325.
85 Traduction E. Cahen, Paris, 1948, p. 304.
86 Cf. Eur., v. 1405-1414.
87 Médée, v. 1026-1027.
56 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

exemple, l'emploi de l'impératif présent qui nous permet également de


répondre à la seconde remarque.
Nous concéderons volontiers que, dans le vers d'Ennius, l'impératif
futur conviendrait mieux que les formes de présent asta, contempla et
aspice. Cela est vrai si l'on se place dans la perspective classique de la
langue cicéronienne. Mais la syntaxe des premiers poètes latins
contemporains d'Ennius ne trouve là rien de surprenant. On rencontre
chez eux des exemples fréquents d'emploi du présent pour le futur. Il y
a mieux encore, puisque l'on observe dans une même phrase l'associa
tion des deux formes, avec une valeur actuelle, comme si la nuance
était de moindre importance, le présent alternant avec le futur88. Jason
peut donc fort bien s'adresser à Médée en usant de ce mode et de ce
temps puisqu'il s'agit d'actions qui, dans son esprit, se succèdent très
rapidement, presque simultanément. Nous reviendrons sur ce point.
Il reste à aborder le dernier aspect des objections que soulève cette
hypothèse. On trouvera, sans nul doute, difficile d'admettre qu'Ennius
ait pu prêter à Jason la précision de cette localisation aussi minutieuse
d'Eleusis par rapport à l'axe du trajet aérien qui conduit Médée de
Corinthe à Athènes. Cela paraîtra invraisemblable, impossible, anachron
ique.Une telle attitude oublierait bien aisément de rappeler d'autres
descriptions similaires que nous conserve la littérature ancienne.
De fait, l'Antiquité tout entière avait voyagé dans les airs, sur le
char du Soleil, en compagnie de Médée, et l'on avait en tête une parfai
te connaissance de ses trajectoires aériennes et de la géographie des
sites ainsi traversés. Relisons, pour nous en persuader, les Métamorphos
es d'Ovide qui nous entraînent dans les airs et font survoler toutes les
régions qui séparent Iolcos de Corinthe89: «Si les serpents ailés ne
l'avaient emportée dans les airs, elle n'aurait pas évité le châtiment;
elle fuit à travers les hauteurs de l'espace, par dessus les ombrages du
Pélion, asile de Philyra, par-dessus l'Othrys et les lieux qu'a rendus
célèbres l'aventure de l'antique Cérambus. Soutenu dans les airs par
des ailes qu'il avait reçues des nymphes, au temps où la lourde masse
de la terre était enseveile sous les flots de l'Océan, il échappa au danger
d'être enseveli avec elle par le déluge de Deucalion : Médée laisse à sa
gauche l'Éolienne Pitane, le long serpent transformé en une image de

88 Voir Ernout-Thomas, Syntaxe latine, deuxième éd., 1959, p. 253, qui cite Plaute,
Mere, 115-116.
89 Met., 7, 350-392. Traduction de G. Lafaye, Paris, 1965", t. II, p. 41 et 42.
ENNIUS 57

pierre, la forêt de l'Ida, où Liber cacha sous la forme trompeuse d'un


cerf le taureau volé par son fils et où le père de Corythus a reçu la
sépulture sous un peu de sable; les champs que Mèra épouvanta par
ses aboiements tout nouveaux; la ville d'Eurypylus, où les mères de
famille de Cos furent condamnées à porter des cornes, tandis que
s'éloignait l'armée d'Hercule; Rhodes, chère à Phébus, Ialysus, séjour
des Telchines, qui ensorcelaient par leurs seuls regards tout ce qui leur
tombait sous les yeux et que Jupiter indigné précipita dans les eaux
soumises à son frère. Médée franchit encore les remparts de Carthée,
dans l'antique Céos, où Alcidamas devait apprendre avec surprise que
du corps de sa fille avait pu naître une douce colombe. Elle aperçoit
ensuite le lac d'Hyrié, Tempe, la vallée de Cygnus, devenu célèbre par
sa subite métamorphose en cygne; là Phyllius, sur l'ordre de cet enfant,
lui avait donné des oiseaux et un lion farouche qu'il avait domptés; mis
en demeure de vaincre aussi un taureau, il l'avait vaincu; mais, irrité
de voir si souvent mépriser son amour, il refusa le taureau à celui qui
lui demandait ce don suprême. L'enfant, indigné, lui dit : «Tu souhaite
ras de pouvoir me le donner!» Et il se jeta du haut d'un rocher; tous
croyaient qu'il était tombé; il était devenu un cygne, qui, soutenu par
des ailes de neige, se balançait dans les airs. Sa mère Hyrié, ignorant
qu'il vivait toujours, fondit à force de pleurer et fut changée en un
étang qui prit son nom. Près de là s'élève Pleuron, où, sur des ailes
tremblantes, Combé, fille des Ophiens, échappa aux coups de ses en
fants. Puis Médée aperçoit les champs de Calaurie, consacrés à Latone,
qui furent témoins de la métamorphose d'un roi et de son épouse en
oiseaux. A droite est le Cyllène, où Ménéphron devait s'accoupler à sa
mère, comme le font les bêtes sauvages. Elle découvre encore au loin,
en tournant ses regards en arrière, le Céphise, qui se lamente sur le
sort de son petit-fils, changé par Apollon en un phoque bouffi de graiss
e, et la demeure d'Eumélus, qui pleure son fils enlevé dans les airs.
«Enfin elle atteint avec ses serpents ailés Éphyré, qu'arrose Pirène;
là, dans les premiers temps du monde, suivant une antique tradition,
des mortels naquirent de champignons, éclos sous les pluies. Mais,
quand la nouvelle épouse de Jason eut été consumée par les poisons de
la Colchide et que les deux mers eurent vu la demeure du roi dévorée
par les flammes, alors Médée teint son glaive impie du sang de ses
enfants et, après s'être vengée, cette mère abominable se dérobe aux
armes de Jason. Emportée par ses dragons, présents du Titan, elle
pénètre dans la citadelle de Pallas, qui vous a vus, Phéné, modèle de
justice, et toi, vieux Périphas, prendre ensemble votre vol et qui a vu
58 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

aussi la petite-fille de Polypémon planer sur des ailes nouvelles.» Il


serait trop long et peu nécessaire de reproduire ici, dans son intégralit
é, le texte latin. Contentons nous d'en rappeler la précision, qui se
remarque particulièrement dans l'emploi de tours tels que «a laeua part
e.. ,»90, «Dextra»91, etc.
Ainsi, sans prétendre avoir résolu toutes les énigmes que pose
encore la Médée d'Ennius, il semble plus satisfaisant de nous arrêter
définitivement à l'hypothèse d'une œuvre unique, d'une Médée à Corin-
the, que les grammairiens tardifs ont appelée Medea Exul, pour la dif
férencier surtout de celle d'Accius, Medea siue Argonautae.
Il nous est désormais permis de pénétrer au cœur de l'œuvre et
d'en rechercher l'économie générale, à travers le classement des frag
ments.
Dans cette entreprise, la Médée d'Euripide constituera un guide
précieux, bien que les rapprochements ne soient pas toujours aussi par
faitement aisés qu'on pourrait l'imaginer. N'est-ce pas, cependant, au
contact de cette œuvre vivante, en qui elle a puisé sa première essence,
que la Médée d'Ennius a le plus de chances de retrouver une réelle exis
tence?
On trouvera, dans les pages qui suivent, un classement des frag
ments qui s'efforce de reconstituer le mouvement du drame. Les lettres
majuscules placées en tête des paragraphes voudraient aider à distin
guerles différentes phases successives de l'action.

L'action.

A - Sortant de la maison où Médée demeure prostrée, un person


nages'avance. Image traditionnelle de la vieille nourrice, dévouée jus
qu'à l'acceptation de cet exil nouveau, à Corinthe. Elle arrive d'Iolcos,
en compagnie de sa maîtresse qui l'a entraînée sur le char ailé attelé de
serpents monstrueux pour rejoindre Jason92. Elles viennent d'appren-

90 Ibidem, v. 357.
91 Ibidem, v. 386.
92 C'est là, assurément, un trait original de la version latine du mythe. Cf. Ovide,
Met., 7, 350-392. Médée arrive à Corinthe après Jason et en compagnie de la nourrice. Le
final de la tragédie de Sénèque nous montre la nourrice repartant aux côtés de Médée
sur le char du Soleil. Cette modification traduit un souci de vraisemblance pour expli
quer le changement de Jason, et correspond aussi à un aspect très profond de l'attach
ement romain qui unit maîtres et serviteurs.
ENNIUS 59

dre ce que l'époux ingrat a projeté, en leur absence. La nourrice, seule,


devant les portes, déplore amèrement l'instant fatal où le malheur s'est
installé dans la destinée de sa maîtresse, celui qui a vu l'Argo aborder
aux rives du Phase.

Fragment I

utinam ne in nemore Pelio securibus


caesa accidisset abiegna ad terrant trabes,
neue inde nauis inchoandi exordium
cepisset, quae nunc nominatur nomine
Argo, quia Argiui in ea delecti uiri
uecti petebant pellem inauratam arietis
Colchis, imperio régis Peliae, per dolum.
nam numquam era errans mea domo efferret pedem
Medea animo aegro amore saeuo saucia93.

Ce prologue rappelle assurément les premiers vers de la Médée


d'Euripide, avec en plus, toutefois, ce quelque chose qu'Ovide sentait
comme un peu «rude»94. «Ah! si seulement dans les bois du Pélion, la
poutre de sapin n'était pas tombée à terre, tranchée par les haches. Si
seulement de là n'avait pas procédé le commencement de la nef, qu'on
appelle aujourd'hui du nom d'Argo, parce que les preux Argiens étaient
transportés à son bord, quand ils venaient réclamer aux Colchidiens la
Toison d'or du bélier, sur ordre du roi Pélias, perfidement95. Car
jamais ma maîtresse n'aurait porté loin de chez elle ses pas, Médée
abusée96 dans son cœur douloureux, d'un amour cruel blessée.»
Β - Après ce long monologue de la nourrice, entre en scène le pré
cepteur des enfants. Un dialogue s'engage alors, tout comme dans l'œu
vre d'Euripide97.

93 Auctor ad Her., II, 22-34. Cf. Jocelyn, CHI, p. 113, Sén. iamb.
94 Cf. Trist., 2, 424 et Amours, 1, 15, 19.
95 «per dolum»: «contrairement aux concepts de l'honneur et de la loyauté» et non
«par ruse» (Heurgon, op. cit., p. 172).
96 «errans»: à rapprocher de «aegro animo». (Cf. Jocelyn, p. 355 et Warmington,
Remains, p. 313, et non de «efferret pedem» (Cf. Heurgon, op. cit., p. 172 et Bayet, Litt.,
p. 64). Pour le sens, voir Ter., Phorm. 804 et Eun., 245.
97 Cf. v. 49-95.
60 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Fragment II

antica erilis fida custos corporis,


quid sic te extra aedis exanimatam éliminât98?

Le pédagogue exprime de la sorte sa surprise de rencontrer la


nourrice, seule, sur le seuil : «Ancienne et fidèle gardienne de la per
sonne de ta maîtresse, qu'est-ce qui te chasse ainsi éperdue hors du
palais?» A cette question, la nourrice répond par deux vers :

Fragment III

cupido cepit miseram nunc me proloqui


caelo atque terrae Medeai miserias99.

«Le désir m'a prise, malheureusement, de clamer maintenant au


Ciel et à la Terre les malheurs de Médée.» C'est encore dans cette
même scène que prend place un vers incomplet dont le classement a
toujours présenté quelque difficulté100. Nous suivons, en cette matière,
l'opinion de O. Skutsch qui l'attribue au pédagogue. Celui-ci explique
comment il a pu saisir des nouvelles d'importance. Il l'exprime dans un
style tout proche de celui de la comédie :

Fragment IV

u-u fructus uerborum aures aucupant101.

«Mes oreilles attrapent une moisson de paroles.»


C - Au terme de ce dialogue, on entend, venant de l'intérieur du
palais, les plaintes de Médée. Peu après elle paraît et s'adresse au
chœur des Corinthiennes, si l'on en croit du moins le vers que Cicéron
place en exergue au fragment suivant : Quae Corinthum arcem altam
habebant matronae opulentae optimates. H. D. Jocelyn a raison de dou-

98 Nonius, p. 38, 29. Jocelyn, CXI. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 49-51.
99 Cic, Tusc, 3, 63, Jocelyn, CVI, p. 119. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 56-58.
100 Ernout: v. 131 ou 772. Heurgon : v. 772. Warmington : v. 773. Vahlen : (?).
O. Skutsch, Studia Enniana, p. 172.
101 Nonius, p. 467, 7. Jocelyn, CXVI, p. 123. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 67-69.
ENNIUS 61

ter de l'authenticité de l'attribution de ce vers à Ennius102. A travers lui,


Cicéron veut préciser la situation en reconstituant l'essentiel du texte
d'Ennius plutôt qu'il ne le cite très exactement. Seuls semblent d'En-
nius les deux vers qui suivent et que Médée chante avec accompagne
ment :

Fragment V

multi suam rem bene gessere et publicam patria procul


inulti qui domi aetatem agerent propterea sunt improbati 103.

«Beaucoup de gens ont servi leurs intérêts et ceux de l'État, loin de


leur patrie; beaucoup, pour avoir passé leur vie chez eux, n'en ont
mérité que blâme».
L'intention de cette sententia est de plaider la cause de l'étrangè
re : il ne suffit pas de demeurer toute sa vie dans son pays pour être
admirable. En comparant ces vers à leur équivalent dans l'œuvre
d'Euripide, on ne peut qu'être frappé par la supériorité de l'idée pré
sentée par le poète latin, et aussi par la fermeté de sa formulation.
Chez Euripide, Médée aborde simplement le thème de l'arrogance
que l'on prêterait à une femme étrangère et exilée qui demeurerait
enfermée chez elle, sans participer à la vie de la cité. Chez Ennius, il
s'agit du problème plus grave du hasard de la naissance qui fait d'un
être un indigène ou un étranger, le premier étant, de ce fait, homme
de bien et l'autre un éternel suspect. Ce sont des problèmes sur le
squels Ennius, Romain d'adoption, a eu l'occasion de méditer plus
d'une fois, les premiers temps de son arrivée à Rome. La monodie se
poursuit en forme de complainte. Médée chante la grandeur de la
femme qui encourt les dangers de la maternité. Les risques de l'hom
me qui combat ne sont rien en comparaison, et ne méritent pas de
constituer l'apanage exclusif de la bravoure.

102 Cf. op. cit., p. 358 et sq.


103 Cic, Ad jam., 7, 6, 1. Jocelyn, CV (a), p. 118. Cf. Eur., v. 214-217. Sept, et Octon.
troch.
62 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Fragment VI

u-u nam ter sub armis malim uitam cernere


quant semel modo parere 104.

L'héroïne d'Ennius reprend exactement les termes de la Médée


d'Euripide; mais elle s'exprime avec encore plus de vigueur: «Car j'a
imerais mieux mettre trois fois ma vie en jeu au combat qu'une seule
fois enfanter.»
D - Tandis que le chœur fait écho aux derniers accents du grand
air de Médée, Créon s'avance et vient réclamer le départ immédiat de
Médée. Il connaît sa réputation et il craint son «savoir». Ce n'est pas
qu'il soit saisi, comme dans l'œuvre d'Euripide, d'un pressentiment du
sort qui l'attend ainsi que Creuse 105. Il redoute seulement le pouvoir des
herbes enchantées et des philtres magiques. Grâce à eux Médée pourr
aitreconquérir Jason. Nous sommes loin d'Euripide, en effet, et déjà
tout près d'entendre la Médée d'Ovide quand elle s'écrie : « Utilior cuius
quam mihi cura mea est 106. » Tel est, en effet, le sens du vers suivant :

Fragment VII

qui ipse sibi sapiens prodesse non quit nequiquam sapit 107.

En faisant dire à Médée : « Quand on ne peut employer son savoir à


son profit, savoir ne sert à rien», Ennius n'a pas seulement voulu
ramasser dans la concision d'une sententia le long discours que nous
lisons dans Euripide108, ainsi qu'on l'a prétendu109. Il veut, sous l'i
nfluence d'Apollonios de Rhodes, imaginer une autre Médée, qui est une
amante, incapable d'utiliser son art pour elle-même. Il ne s'agit donc
plus ici de «sagesse»110 mais de «savoir» ou mieux encore de ses «pouv
oirs». Nous reviendrons sur ce thème, dont l'intérêt n'est pas seule-

104 Varron, Ling, 6, 81. Jocelyn, CIX, p. 121. Cf. Eur., v. 250-251. Sept, troch.
105 Eur., v. 281-291.
106 Ον., Héroïdes, 12, 172.
107 Cic, Ad jam., 7, 6, 2. Jocelyn, CV, (b) p. 119. Sept, troch.
io« y. 292-315.
109 Cf. Jocelyn, p. 362.
110 Traduction Heurgon, p. 179. Dans cet emploi, Cf. Vahlen, Α., 218 et 268. Comment
airedans P. Grimai, La civ. rom., p. 175.
ENNIUS 63

ment de rassurer Créon. Celui-ci accorde un délai à Médée. Nous pou


vons le supposer, puisque cela est conforme aux versions les plus
anciennes du mythe. Il n'est donc pas nécessaire de conserver les vers
que Ladewig attribuait à Ennius : «Si te secundo lumine hic offenderò /
Moriere»111, car ces propos peuvent convenir à beaucoup d'autres situa
tions analogues.
E - Créon sort avec sa suite. Médée explique alors au chœur pour
quoi elle a semblé se résigner si facilement.

Fragment VIII

nequaquam isîuc istac ibit; magna inest certatio.


nam ut ego Uli supplicarem tanta blandiloquentia
ni ob rem -112

« Les choses ne suivront pas le cours que tu crois : au fond de tout


cela se prépare un grand combat. Car l'aurais-je supplié avec autant de
flatterie, sinon par intérêt. . .?» Ici le texte présente une lacune qui ne
portait, selon toute vraisemblance, que sur la fin de ce dernier vers. Il
est impossible de penser avec Vahlen que la phrase s'arrêtait ainsi, en
début de vers, avant la coupe113. Cicéron n'a pas jugé utile de terminer
une citation probablement trop fameuse. Il est heureux, cependant,
qu'il nous ait conservé la suite du canticum de Médée.

Fragment IX

ille trauersa mente mi hodie tradidit repagula


quibus ego iram omnem recludam atque Uli perniciem dabo
mihi maerores, Uli luctum, exitium Uli, exilium mihili4.

Ainsi donc Médée s'est jouée, dangereusement, de Créon : « Lui,


dans sa sottise, il vient aujourd'hui de m'ouvrir une porte; grâce à cela
je vais laisser libre cours à ma colère et le conduire à sa perte : à moi

111 Sur cette question, voir Jocelyn, p. 349.


112 Cic, De nat. deor., 3, 65. Jocelyn, CVIII, (a), p. 120. Cf. Eur., v. 364-370. Sept,
troch.
113 Sur ce point, voir : H. D. Jocelyn, op. cit., p. 366.
114 Cic, De nat. deor., 3, 66. Jocelyn, CVIII, (c), p. 120. Cf. Eur., v. 371-375. Sept,
troch. La succession proposée est différente de celle d'Heurgon.
64 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

les chagrins, à lui le deuil; la mort pour lui, l'exil pour moi.» Dès cet
instant sa décision est prise. Elle en imagine lucidement toutes les
conséquences. Mais elle s'encourage à mettre en œuvre tous les moyens
nécessaires, à ne reculer devant aucune atrocité :

Fragment X

qui uolî quod uolt ita dat (semper) se res ut operam


dabitU5.

Médée semble recourir à la formule brève d'une sententia pour


exprimer avec énergie et concision ce que le personnage d'Euripide
expose longuement. L'effet produit surprend par la force même de sa
brutalité. «Quand on veut vraiment, ce qu'on veut, le résultat donne
toujours à proportion de la peine que l'on se donnera.»
Tandis que Médée demeure immobilisée, comme stupéfaite et para
lysée, sous le coup de ce qu'elle vient de décider, le chœur chante le
malheur de l'épouse délaissée, abandonnée sur la terre étrangère par
celui-là même qui l'a entraînée loin de sa patrie :

Fragment XI

utinam ne umquam f mede f cordis cupido corde pedem


extulissesn6\

«Ah! si seulement tu ne t'étais jamais enfuie, Médée, le cœur tout


gonflé de désirs!».
F - Jason paraît. Médée l'accable de reproches et lui présente l'ab
surdité de la situation dans laquelle il l'a mise : où trouverait-elle refu
geà présent?

115 Cic, De nat. deor., 3, 66. Jocelyn, CVIII, (b), p. 120. Cf. Eur., v. 400-409. Sept,
troch.
116 Nonius, p. 297, 16. Jocelyn, CXV, p. 123. Cf. Eur., v. 431-432. Mètre incertain. (Er-
nout et Heurgon : octon. anap. Jocelyn : incertain). Sur la redondance «cordis corde», cf.
Jocelyn, p. 381.
ENNIUS 65

Fragment XII

quo nunc me uortam? quod iter incipiam ingredi?


domum paternamne? anne ad Peliae filias117?

«Où maintenant me tourner? De quel côté diriger mes pas? Vers


la demeure paternelle? ou chez les filles de Pélias?» Elle rappelle
qu'elle a assuré autrefois l'honneur de Jason en lui apportant son
concours. Sans elle il ne serait aujourd'hui qu'un misérable, méprisé
de tous. C'est contre cette présentation des choses que Jason s'insur
ge. Pour lui, Cupidon seul a réellement décidé de tout. Nous voici
encore placés dans la lignée du roman d'Apollonios; mais un juge
ment moral, sévère et typiquement romain, vient s'ajouter à l'élément
romanesque.

Fragment XIII

tu me amoris magis quam honoris seruauisti gratta119.

«Toi, tu m'as sauvé, pour des considérations d'amour plutôt que


d'honneur. »
G - Dans l'œuvre d'Euripide, au terme de cette entrevue, Egée
entre sur la scène. Aucun des fragments ne nous permet, ainsi que
nous l'avons déjà dit, de croire qu'Ennius ait conservé cet épisode,
quelque peu insolite et, en tout cas, sans intérêt pour un public
romain. Cet intermède en était assurément éliminé. Du reste, la pré
sence effective d'Egée n'était sans doute pas indispensable pour favo
riser la progression de l'action, comme en témoignent l'Héroïde d'Ovi
de et la tragédie de Sénèque. Il nous faut donc replacer l'invocation
au Soleil, que va prononcer Médée, à la suite de la scène précédente.
Jason vient de partir. Médée se tourne vers le chœur. Elle dialogue
avec lui comme le prouve l'emploi du sénaire iambique.

117 Cic, De orai., 3, 217. Jocelyn, CIV, p. 118. Cf. Eur., v. 502-504. Sén. iamb.
118 Cic, Tusc, 4, 69. Jocelyn, CVII, p. 119. Cf. Eur., v. 522-524. Sept, troch.
66 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Fragment XIV

sol qui candentem in caelo sublimât facem. 119

A vrai dire ce dialogue n'est qu'un nouveau monologue de Médée,


dont la fin seule sera entrecoupée d'interventions du chœur. En voici le
premier vers : « Ô Soleil, qui élèves haut dans le ciel ta torche incandesc
ente. »
H - Nul témoin des scènes suivantes ne nous aide à retracer le
cours de l'action. Nous sommes contraints de la faire revivre, en nous
reportant à celle qu'imaginait Euripide. Médée feint d'accepter son exil
et d'avoir changé d'opinion. Elle semble comprendre enfin le change
ment d'attitude de Jason. Elle fait porter par ses enfants les funestes
présents nuptiaux. A leur retour, elle a décidé leur mort et leur adresse
un suprême adieu.

Fragment XV

salute optima corpora.


cette manus uestras measque accipite 120

On imagine le lyrisme de ce chant tourmenté. L'incertitude qui


demeure quant à la nature du mètre employé montre le débordement
désordonné auquel Médée se laisse entraîner. L'emploi de mètres variés
accentuait probablement le déchirement que traduisait la longue effu
sion : «Adieu, beaux enfants! Donnez-moi vos mains et prenez les mienn
es.»
I - Médée a finalement repoussé l'étreinte de ses fils et leur ordon
ne de rentrer dans le palais. Un serviteur accourt; il annonce ce qu'il
est advenu de Creuse et de Créon. Médée ne voit que la mort qui puisse
délivrer ses enfants. Elle entre dans la demeure pour en ramener ses
fils. Le chœur implore la triple intervention de la Trinité divine (app
aremment stoïcienne : Jupiter, le Soleil et l'Aether) qui seule peut encore
éviter le malheur irréparable :

119 Nonius, 179, 8. Jocelyn, CXIV, p. 123. Cf. Eur., v. 764. Sén. iamb. Sur l'emploi de
la troisième personne dans une invocation, cf. Jocelyn, p. 380, commentaire de CXIV.
120 Nonius, 84, 31. Jocelyn, CXIII, p. 123. Cf. Eur., v. 1069-1070. Mètre incertain.
ENNIUS 67

Fragment XVI

Iuppiter tuque adeo summe sol qui res omnis inspicis


quique tuo lumine mare terram caelum contines
inspice hoc facinus prius quam fit. prohibessis scelus121.

Cette fois encore, pour autant que l'on puisse en juger, la métrique
correspond au désordre des cœurs dans cet instant particulièrement
pathétique. «Ô Jupiter, toi aussi Soleil sublime qui vois toutes choses, et
qui enveloppes de ta lumière la mer, la terre, le ciel, regarde ce forfait
avant qu'il ne s'accomplisse, empêche le crime.»
J - Mais le meurtre est commis. Jason, revenu précipitamment du
palais royal, assiste à la scène122. Médée triomphe. Elle paraît, sur le
char du Soleil, en compagnie de sa fidèle servante. Auprès d'elle, les
petits corps ensanglantés qu'elle jette à Jason. Dernier dialogue en
sénaires iambiques. Médée annonce qu'elle se rend à Athènes. Le char
ailé s'est élevé et va disparaître. Jason, au comble de l'égarement, veut
encore parler à Médée, pour la maudire 123 :

Fragment XVII

asta atque Athenas anticum opulentum oppidum


contempla et templus Cereris ad laeuam aspicenA.

Par ces mots, Jason croit faire horreur à Médée en lui rappelant
l'exemple de Déméter-Cérès, la déesse chthonienne qui illustre l'amour
maternel. Comment Egée, le «roi-qui-n'a-pas-d'enfants», accueillerait-il
une marâtre criminelle? «Arrête-toi et regarde Athènes, la cité antique
et opulente; et aperçois à ta gauche le sanctuaire125 de Cérès. . .» Mais
les dragons ailés sont loin déjà, abandonnant Jason à sa douleur et au

121 Prob., Verg., Egl, 6, 31, 3. Jocelyn, CX, p. 121. Cf. Eur., v. 1251-1260. Mètre obs
cur. Cf. Jocelyn, p. 370.
122 II semble bien que le conseil d'Horace : « Ne pueros coram populo Medea truci-
det» (Art poétique, v. 185) soit une invitation à ne pas renouveler l'exploit d'Ennius. Euri
pide ne montre pas l'accomplissement du crime. Ovide semble l'avoir suivi. Sénèque a
repris la scène d'Ennius.
123 Même fin dans la Médée de Sénèque.
124 Nonius, 469, 34. Jocelyn, CXII, p. 122. Sén. iamb.
125 Sens de templum au temps d'Ennius.
68 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

délire, tandis que le chœur apporte une conclusion au drame qui est
accompli.

CONCORDANCE

Présent classement Edition Jocelyn

Fragment I cm

Fragment II CXI

Fragment III CVI

Fragment IV CXVI

Fragment V CV(a)

Fragment VI CIX

Fragment VII CV (b)

Fragment VIII CVIII (a)

Fragment IX CVIII (c)

Fragment X CVIII (b)

Fragment XI CXV

Fragment XII CIV

Fragment XIII CVII

Fragment XIV CXIV

Fragment XV CXIII

Fragment XVI ex

Fragment XVII CXII

Voilà ce qu'il nous est donné d'entrevoir du monument à travers


ses ruines. Cet essai de recréation, en dépit des incertitudes qui subsis
tent,présente au moins le mérite de donner une image moins confuse
de la tragédie. Ce qui nous importe ici, plus que tout, c'est de pouvoir
ENNIUS 69

faire avancer notre connaissance de l'art et du talent d'Ennius. Or, de


ce point de vue, toute reconstitution aussi fragile qu'elle puisse être,
ouvre cependant un chemin d'accès très certainement utile.

Imitation et originalité.

Le problème de l'originalité d'Ennius peut sembler résolu depuis


fort longtemps, pour peu que l'on veuille s'en tenir aux jugements de
Cicéron. Ennius y est présenté comme un simple traducteur latin d'Eur
ipide, spécialement dans sa Médée. C'est ce que laissent apparaître
deux œuvres composées au soir de la vie de l'orateur, la même
née 126
Dans la première, par ordre chronologique de composition, les
Académiques, Cicéron compte Ennius au nombre de ces poètes latins
qui ont su traduire, non pas le mot à mot, mais la vigueur des poètes
grecs: «non verba sed uim Graecorum expresserunt pœtarum»127. Le De
finibus renchérit, mais se montre plus restrictif encore. Ennius est un
«traducteur», l'emploi du verbe «exprimere» le montre encore, mais,
cette fois, la Médée latine est rangée dans le lot de ces «piécettes» tra
duites mot pour mot du grec, «fabellas Latinas ad uerbum e Graecis
expressas»12S.
Certes, il n'est pas interdit, pour apporter quelque nuance à ces
jugements, de s'efforcer de comprendre, comme le fait Jocelyn129, les
circonstances dans lesquelles Cicéron a été amené à les formuler. On
peut de même penser avec J. Martha130 qu'ils sont contradictoires et
que l'un semble corriger l'autre. Mais il n'en reste pas moins vrai que
dans les deux cas quel que soit l'ordre de composition et de publication
de ces deux traités, nous voyons revenir le même verbe exprimere pour
qualifier le travail d'Ennius: ce n'est qu'un «traducteur»! Il nous faut
donc rejoindre l'avis de Warmington131, croire à la sincérité de Cicéron
et, du même coup, réexaminer la valeur de son opinion.
On s'est efforcé de diverses manières, de justifier l'originalité d'En-

126 En 45 av. J.-C.


127 Acad., 1, 3, 10.
128 De fin., 1, 4.
129 Jocelyn, op. cit., p. 26-27.
130 De fin., Belles Lettres, Paris, 1961, p. XI, n. 2.
131 Remains, p. 311.
70 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nius132. Mais l'a-t-on jamais fait mieux que l'auteur de la plus fameuse
des Médée latines, Ovide lui-même? Or le témoignage des Amours et des
Tristes est d'autant plus significatif qu'il s'accompagne de critiques à
l'adresse du style du vieux poète. Il le présente comme arte carens133,
arte rudis134, tout en reconnaissant des dons d'imagination et d'inven
tion qui suffisent pour écarter et effacer les critiques de Cicéron : «En-
nius ingenio maximus»x3s. C'est précisément ces qualités de création qui
transparaissent de l'analyse de ses œuvres. On a dit et démontré l'origi
nalité de la structure de son Andromaque136 et de son Iphigénie137. Il
semble bien avoir su prendre là ses distances par rapport à Euripide.
On a également tiré de l'étude des annotations de Nonius sur l'Hercule,
le preuve qu'Ennius s'est écarté de l'expression de son modèle, plus
souvent qu'il ne l'a copié de près138. Cela invite à considérer Ennius non
plus comme un vulgaire traducteur, mais comme un adaptateur origi
nal. C'est ce que confirme, en tout cas, l'analyse de Médée, à quelque
point de vue que l'on se place.
Examinons, en premier lieu, le problème apparemment accablant
pour Ennius de ses emprunts à la Médée d'Euripide. Il est indéniable
que la plupart des fragments se laissent plus ou moins aisément rap
procher de cette œuvre. Cela est si vrai, et la critique est si manifeste
ment habituée à ne juger d'Ennius que par rapport à ses modèles, que
lorsque deux vers de la Médée latine ne trouvent pas leur correspon
dance dans l'œuvre grecque, on s'ingénie à supposer qu'ils traduisaient
deux vers d'une autre pièce d'Euripide 139.
Mais, si l'on veut aborder la question avec tant soit peu d'objectivit
é, est-ce que ces emprunts constituent une preuve suffisante qu'Ennius
n'a été qu'un pâle imitateur? Ne doit-on pas en déduire, tout au plus,
que les commentateurs anciens nous ont conservé, par priorité, les vers
d'Ennius qui leur semblaient les plus proches du chef-d'œuvre d'Euri
pide? Il n'y a rien d'étonnant à constater que Cicéron, notamment à

132 Voir, par exemple, Herzog-Hauser, Ennius imitateur d'Euripide., Latomus, 1938,
p. 225-232.
133 Am., 1, 15, 19.
134 Trist., 2, 424.
135 Ibidem.
136 Cf. Heurgon, op. cit., p. 142.
137 Ibidem, p. 168.
138 Cf. Jocelyn, op. cit., p. 347.
139 Frag. XVII.
ENNIUS 71

propos de Médée, ait aimé retenir et citer les vers d'Ennius qui lui rap
pelaient le mieux certains passages d'Euripide. Et puis, ne connaî
trions-nous pas d'autres exemples d'emprunts semblables et qui, cepen
dant, n'accablent nullement leur auteur?
Relisons l'Examen de la Médée de Corneille140. Le poète y avoue,
très honnêtement, sa dette à l'égard de Sénèque. Du reste, ne le ferait-il
pas, que nous n'aurions pas moins raison de croire cette dette considé
rable : on a montré que Corneille conservait environ deux cents vers de
son modèle141. Malgré cela, loin d'être une «traduction», la Médée du
classicisme français nous semble fondamentalement différenciée. Un
abîme sépare ces deux versions du même mythe, au point qu'on ne ver
rait que sotte vanité à vouloir dire laquelle est la meilleure. Quels que
soient les résultats d'une telle démonstration, ils n'auraient, en fin de
compte, pas plus d'importance ni de pertinence que n'en saurait pré
senter un rapprochement entre une peinture de Timomaque et celle
d'un Picasso. Et c'est pourtant dans ce comparatisme absurde et gro
tesque que demeure confinée la critique quand pour parler d'Ennius
elle ne peut que renvoyer à Euripide. Il est temps de s'en évader et de
tenter de nouvelles voies.
Il serait long et fastidieux de reprendre ici, un à un, chacun des
fragments pour montrer que nous ne constatons, à propos d'aucun
d'eux, une traduction littérale, «ad uerbum», selon l'expression de Cicé-
ron. Ce que nous observons le plus souvent n'est que la reprise d'une
idée, ce que nous appellerons une «transposition» et non une «traduct
ion». Mais on se refuse si bien à admettre qu'Ennius ait pu avoir le
moindre esprit inventif que, lorsque la formulation de la «transposi
tion» s'écarte trop d'Euripide, on se croit autorisé à dire qu'Ennius ne
comprend pas son modèle, et l'on assure que la raison en est qu'il
entendait mal le grec!
Examinons un exemple où cette argutie s'applique admirablement
à desservir Ennius. Parce qu'Ennius «transpose», dans le fragment V,
l'idée d'Euripide, en la plaçant sur un autre plan, en lui donnant une
élévation et une portée plus haute, on se récrie : «il semble qu'Ennius

140 Corneille, éd. de la Pléiade, Paris, 1950, t. 1, p. 609.


141 Cf. André Stegmann, La Médée de Corneille, in Les tragédies de Sénèque et le théâ
trede la Renaissance, Paris, 1964, p. 120.
72 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

n'ait pas bien compris, ou pas bien rendu la pensée d'Euripide142.» Pas
un instant on ne se demande si Ennius n'a pas, tout simplement, voulu
conserver le mouvement de cette pensée, mais souhaité en modifier le
contour pour en remodeler le sens. Nous avons déjà dit que l'intention
d'Ennius, dans ce passage, s'écartait très nettement d'Euripide, si vis
iblement, en tout cas, que l'on ne saurait croire à une erreur de «traduct
ion ». On se rappelle le thème euripidéen : Médée sort du palais où elle
a longtemps tenté de dissimuler sa douleur, et veut se justifier auprès
du chœur des Corinthiennes. Elle redoute que le silence de sa retraite
ne puisse passer pour de la distance arrogante. Elle désire écarter les
soupçons qui la taxent d'indifférence à l'égard de la vie de la cité. La
version d'Ennius, bien qu'elle suive un mouvement semblable, porte
une vérité toute différente : Médée sort du palais, elle se présente bru
talement devant les femmes de Corinthe telle qu'elle est, une étrangère
et une exilée. Elle essaie seulement de dissiper les préjugés habituels
qui planent sur une femme venue d'un pays lointain. Pour être exilée et
étrangère elle n'en mérite pas moins de considération. Il y a des étran
gersutiles à leur cité d'adoption et il y a des indigènes qui vivent dans
leur pays de façon blâmable. Médée voudrait, une bonne fois, démystif
ier les opinions toutes faites qui font qu'un indigène est toujours bon,
et l'étranger toujours suspect. Le thème a été volontairement infléchi
par Ennius dans un sens qui ne nous surprend pas : le Messapien,
Romain d'adoption, a sans doute été souvent contraint, au moins pen
dant les premiers temps de son installation à Rome, de se laver aux
yeux de certains patriotes farouches de sa faute originelle. Il serait bon
que cette fierté, que l'on voit poindre à travers cette déclaration de
Médée, nous engage à ne plus toujours chercher à lire Euripide entre
les vers d'Ennius.
Il est des cas, cependant, où Ennius ne peut éviter la reprise de tel
passage indispensable à la progression et à la vraisemblance de l'ac
tion. D'ailleurs, sommes-nous absolument certains qu'il s'agisse tou
jours, dans Euripide, d'une création totalement originale? Confronté à
sont tour aux mêmes nécessités, Ennius les résout en transcrivant son
modèle avec la plus ferme concision. C'est alors que l'on rencontre ces
transpositions rapides qui ne trouvent leur équivalent chez Euripide

142 Heurgon, op. cit., p. 175. Même opinion, spécialement à propos de toute Médée,
dans N. Terzaghi, La tecnica tragica di Ennio, SIFC, 1928, VI, p. 191.
ENNIUS 73

que dans un ensemble plus étendu. Les fragments X et XI sont de bon


nes illustrations de cette méthode.
Le procédé, du reste, en vient parfois à ciseler l'une de ces senten-
tiae qui plaident admirablement la cause de l'originalité et de l'indépen
dance d'Ennius. Le fragment VIII offre un bel exemple de cette réduc
tion à l'essentiel, d'autant plus impressionnante et originale qu'Ennius,
en artiste supérieurement maître de ses effets, y introduit une modulat
ion qui transpose et transfigure le thème. Soyons bien certains que son
public devait apprécier au plus haut point ce genre de variation libre
sur une basse imposée. Soyons également persuadés qu'il ne lui aurait
pas pardonné, ni même permis, de n'être qu'un vulgaire traducteur.
Ce public, en revanche, ne devait guère s'étonner de constater que
l'œuvre, dans sa structure d'ensemble, suivait assez fidèlement «l'histoi
re» du mythe de Médée à Corinthe. Euripide l'avait reprise, Ennius la
conservait. Toutefois, nous avons vu qu'il savait introduire dans ce des
sein général des modifications d'importance. La disparition du person
nage d'Egée, et donc de la scène où il rencontrait Médée, en témoigne,
car elle nous apporte la preuve qu'Ennius conservait toute son indépen
dance.
Le personnage du roi d'Athènes et son entrevue avec Médée pou
vaient plaire à un public athénien, flatté de voir le héros de la cité venir
offrir l'hospitalité à une étrangère. Ennius écarte cet épisode. En y
renonçant, il fait mieux qu'affirmer à nos yeux son indépendance, car
la scène, chez Euripide, détermine toute l'attitude de Médée. C'est
après avoir rencontré le roi qu'elle dit: «Maintenant, mes amies, elle
est belle, la victoire que nous remporterons sur nos adversaires143.» Un
tel renoncement n'a pas manqué d'entraîner une refonte des moyens de
progression de l'action et des modifications que n'aurait pas recher
chéesun simple adaptateur. Il est probable que Médée n'apprenait que
très tard la possibilité de trouver un refuge à Athènes. Cela devait bou
leverser assez profondément la structure de la scène finale. De toutes
manières, ce dernier tableau a été conçu pour plaire à un public avide
du réalisme le plus rude. Aussi nous pourrons être assurés que la vio
lence de cette scène finale était déjà bien plus proche de Sénèque que
d'Euripide.
En vérité, l'originalité d'Ennius, dans Médée, tenait moins à des
questions de fond qu'elle ne s'affirmait dans la forme : renonçant à

143 Eur., v. 765.


74 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

émouvoir son public par des moyen qui auraient pu toucher un auditoi
re athénien, le poète italiote, nourri d'alexandrinisme, s'est attaché
cependant à plaire à des cœurs romains. A cet effet, il s'est entièrement
consacré à rechercher et à perfectionner les possibilités que lui offrait
un art dramatique déjà constitué dans ses genres et dans sa langue.

Langue et style.

Il semble difficile d'aborder en toute objectivité l'étude de la lan


gue et du style tragiques d'Ennius. En cette matière, la coutume s'est
en effet établie de s'en tenir à ce dédain ironique dont les sarcasmes de
Catulle et de ses amis ont donné l'exemple. Mais on oublie de rappeler
que l'insolence superbe des «neôteroi» voulait frapper Cicéron dans ses
goûts plutôt qu'elle ne visait véritablement Ennius144. De même on
prend également au pied de la lettre et en dehors de leur contexte les
jugements d'Ovide, lorsqu'il écrit: «Ennius arte carens»145 ou «arte
rudis»146. Et, de la sorte, on persévère à professer les mêmes vérités sur
les mêmes modes: «II était de ces gens qui, ayant parlé dès l'enfance
plusieurs langues, n'ont profondément le sens d'aucune. De là vient le
caractère trouble, incertain de sa langue. . . » 147. Sur quoi, il est de bon
ton de faire quelques concessions pour paraître comprendre et excuser
le vieux poète : il s'est épuisé à œuvrer de son mieux avec les moyens
dont il disposait! Nous suffira-t-il de soucrire, après tant d'autres, à de
telles appréciations?
Ce serait accepter de juger la langue d'Ennius en faisant intervenir
l'éternelle manie comparatiste qui finit par la montrer inférieure à cel
led'Euripide comme à celle de Sénèque. Ce serait, de plus, user d'une
méthode bien inutilement synchronique. Au contraire, si l'on veut le
juger en le rapprochant des écrivains contemporains, on s'aperçoit que,
dans sa Médée du moins, le poète manifeste un sens et une science
aigus de la langue latine de son temps : le caractère «trouble et incer
tain», dont on nous parle, est bien mons imputable aux prétendues fa
iblesses d'Ennius qu'à l'état même de cette langue. Or, on feint d'igno-

144 Cf. H. Bardon, La littérature latine inconnue, Paris, 1952, t. 1, p. 360-361.


145 Am., 1, 15, 19.
146 Trist., 2, 424. Il n'est pas impossible d'ailleurs qu'Ovide ait voulu s'amuser du rap
prochement rudis-rudinus.
147 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, Paris, 1938, p. 192. Opinion
reprise par J. Bayet, Littérature latine, Paris, 1965, deuxième tirage, p. 63.
ENNIUS 75

rer ces imperfections lorsqu'il s'agit de Plaute, parce qu'il écrit des
comédies, et aussi parce qu'il a eu la chance de trouver en Varron un
éditeur attentif. On les excuse de même chez Caton sous prétexte qu'el
lestémoignent admirablement de sa vertueuse rusticité. Mais pour
Ennius, poète tragique, nulle indulgence de ce genre car, nous dit-on, il
a parlé trois langues dès l'enfance. Comme si toute l'histoire de la litt
érature latine ne nous montrait aucun autre artiste dont le talent n'ait
tiré profit de l'apprentissage de plusieurs langues.
Il nous faut donc bien mettre en évidence qu'il écrit la langue la
mieux élaborée dont disposait l'élite de ses contemporains. Il nous
appartiendra ensuite de constater que cette langue, dans l'état où elle
se trouvait alors, n'offrait aucune différence sensible de degré, de qual
ité distincte et propre à chaque genre littéraire, mais servait la coméd
ie et la tragédie, comme l'histoire et l'épopée. Cela nous donnera la
possibilité d'apprécier à sa juste valeur l'effort réel d'Ennius pour créer
un ton tragique à l'intérieur de cette langue indistincte et indifférenc
iée, en recherchant des moyens plus expressifs, en recourant, notam
ment, à la rhétorique.
Cicéron est particulièrement sensible à une première qualité : En
nius reproduisait dans ses écrits le langage qu'il entendait parler au
tour de lui; il en copiait la simplicité, sans autre recherche que celle de
la clarté et sans artifice raffiné. Ennius lui paraît ne s'écarter jamais de
l'usage commun des mots148. Comme Homère, parfois, il sait recourir
au langage de tous les jours 149. Langue actuelle donc, mais non pas lan
gue courante ni familière, comme on l'a dit150. Un tour comme celui-ci :
«qui uolt quod uolt ita dat semper se res ut opérant dabit»151 n'a pour
l'époque rien de commun ou de vulgaire, mais possède la grandeur
simple des formules d'un Caton. Les héros d'Ennius parlent aussi la
langue des grandes familles de ce temps et non celle du peuple152. Cer
tes on conçoit bien que cette spontanéité syntaxique par son inconsis
tance toute proche du parler de chaque jour153 ait pu heurter ensuite
les puristes, parisans d'un art plus classique. Mais on ne peut logique
mentfaire reproche à Ennius de ne recourir qu'aux formes et aux

148 Orator, 36.


149 Ibidem, 109.
150 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 201.
151 Fragment X.
152 O. Skutsch, Studia Enniana, p. 181.
153 H. D. Jocelyn, Ennius as a dramatic poet, Entretiens Hardt, Genève, 1972, p. 62.
76 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tours qui, de son temps, représentaient ce que le latin offrait de plus


élaboré. Du reste, Rome, à cet instant de son histoire, était parfait
ement consciente de ces insuffisances et la haute société s'astreignait à
l'étude du grec, non sans quelques scrupules, comme le montrent les
répugnances d'un Caton, mais pour disposer d'un outil d'expression
plus commode et plus nuancé. Vers le milieu du troisième siècle, Rome
est bilingue et le grec y est utilisé comme langue diplomatique154. On y
jouait certainement des pièces empruntées au répertoire classique grec.
On en composait sans doute de nouvelles, dans cette langue, comme
l'usage en subsistera longtemps encore, puisqu'au temps d'Ovide, Pom-
péius Macer composait une Médée en grec 155. Ennius nous semble avoir
eu au moins ce beau titre de gloire, lui qui aurait pu, assurément, écri
reen grec, d'avoir su dégager de cette langue encore en gestation tout
ce qui pourrait le mieux traduire l'émotion et le pathétique. C'est donc
lui chercher une bien mauvaise querelle que de prétendre que «derriè
re les phrases du poète, il y a la langue courante, familière» et que
«quand il veut se montrer lettré, il n'a de modèle que la langue officiell
e. Par suite il écrit en juriste plutôt qu'en poète»156. La réalité pouvait
bien être toute différente : admettons qu'Ennius ait voulu puiser au
niveau le plus haut de la langue parlée, la langue officielle, celle du
droit, de l'armée et de la religion; ne nous semble-t-il pas alors avoir
ainsi œuvré utilement pour étendre les ressources du langage dramati
que? Mais il ne faut pas démesurément exagérer l'importance de ces
emprunts à la langue officielle. Dans Médée, ils sont sensibles mais non
prédominants. L'aspect «juridique» ne fait que transparaître, dans la
rigueur avec laquelle le titre de era est donné à Médée par la nourric
e157et repris par le gouverneur dans l'adjectif erilis15*, tandis que
Médée s'adresse aux femmes de Corinthe en les appelant matronae159. Il
y a là, comme on l'a dit 16°, une volonté certaine de précision pour défi
nir exactement la situation respective et relative des personnages en
présence. Face au chœur des Corinthiennes, mariées selon le iustum

154 P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 49.


155 H. Bardon, La littérature latine inconnue, II, p. 66.
156 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 201.
157 Fragment I.
iss Fragment II.
159 Vers non conservé intégralement mais restitué d'après Cicéron. Il précédait le
fragment V. Cf. Jocelyn, p. 358 et sq. Authenticité contestée.
160 H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 361.
ENNIUS 77

matrimonium, et qui méritent donc le titre de matronae, Médée se voit


décerner celui de era et non de domina. On ne peut qu'approuver un tel
souci de présenter ainsi ce qui est au cœur même du drame de Médée :
le fait d'être étrangère et rien d'autre qu'une concubina. Nous touchons
là à la conception même du personnage et du mythe, tels que les voyait
Ennius. Nous devrons revenir sur ce point. Ce qui nous importe, pour
l'instant, c'est de constater ce recours, très latin, à une définition exacte
d'une condition, par des termes techniques de la langue officielle. Cela
devait enchanter les rudes Quirites habitués à formuler en peu de mots
ce qu'il fallait savoir et penser des actions et des hommes.
Dans le même ordre de recherches on peut mentionner les termes
que la nourrice emprunte à la langue militaire pour présenter la redout
able arrivée des Argonautes161. Ils sont, dans son discours, d'autant
plus dangereux qu'elle les définit comme étant des delecti uiri, terme
technique de la langue militaire romaine162. Leur expédition est envisa
gée dans son origine avec toute la netteté d'un ordre de mission qui
doit faire mention de l'autorité responsable : imperio régis Peliae 163.
Enfin la langue religieuse et philosophique intervient elle aussi pour
venir au secours d'un langage dramatique encore à ses débuts. C'est
elle qui peut éclaircir toute l'ambiguïté du fragment XVI où, sous un
triple invocation, se cache une divinité unique, constituée de Jupiter,
d'Hélios et d'Aether. Par tous ces emprunts à ce que la langue latine
pouvait offrir de plus sublime, à cette époque et dans cette société
moins raffinées que soucieuses d'efficacité et de bravoure, Ennius nous
semble avoir très loyalement servi la Muse tragique. Si un tel style dra
matique n'est pas digne d'une admiration sans partage, du moins nous
pouvons être certains qu'il plaisait et, qu'en tout cas, il convenait à un
public plus avide de raison et d'action que d'émotion et de sensiblerie.
Des spectateurs qui avaient enduré les épreuves de guerres inces
santes avaient besoin de ce genre et de ce ton. Chaque époque a le théâ
trequ'elle s'est façonné dans l'adversité ou au contraire dans la paix et
le loisir. Corneille a dû créer le type du «généreux» pour porter sur la
scène les héros de la Fronde et les laisser s'exprimer comme dans leur
réalité. Ennius fait parler ses personnages en leur prêtant toute l'éner-

161 Fragment I.
162 Cf. César, B.G., 4, 7, 1.
163 Fragment I.
78 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

gie dépouillée qu'il pouvait entendre et admirer dans les propos d'un
Caton et d'un Scipion.
Au fond, chaque fois que l'on a traité de la langue de ce temps, on
s'est complu dans des appréciations toutes subjectives et des équations
aussi simples que fausses. Le raisonnement est alors invariablement le
même : Plaute et Ennius écrivent la même langue ; parce que le premier
est poète comique et l'autre poète tragique, il faut croire que cette lan
gue était plus apte à supporter le ton de la comédie que celui de la
tragédie; de là il s'ensuit que Plaute est un excellent auteur comique et
Ennius un piètre dramaturge. «Au début, la langue n'était mûre encore
que pour des œuvres de caractère comique. . . Dans ses œuvres sérieuses,
Ennius lutte contre une langue indigente et raide. Plaute est à
l'aise. . . » 164. Cette façon de voir les faits n'est intéressante que dans la
mesure où elle traduit le sentiment d'un lecteur moderne. Elle a pu être
aussi celle d'un Varron mais non celle d'un contemporain d'Ennius. Et
il y a fort à parier que tel trait de la langue de Plaute, qui produit
aujourd'hui un irrésistible effet comique sur nous, paraissait purement
anodin à son public. On peut croire de même que certains passages
d'Ennius qui prêtent à sourire, tant ils nous semblent proches du langa
ge de la comédie, n'étaient pas ressentis de la même manière autrefois.
Il faut prendre la peine de relire Plaute et puis Ennius après. Alors on
aperçoit cette similitude de langue qui, en soi, a priori, n'est ni comique
ni tragique et que seules les situations peuvent colorer et charger d'une
teneur différente. On observe ainsi un mélange, particulièrement dé
concertant, des termes et des tours qui sont utilisés aussi bien dans l'un
et l'autre genre165, comme on constate l'emploi de mètres indistincts166.
Cela permet de comprendre pourquoi, à Rome, les premiers tragiques
ont été en même temps auteurs de comédies. Il nous faut donc nous
efforcer de replacer cette langue dans sa neutralité. Pour les Romains
de ce temps, l'intérêt était autre : l'effet que produisait la métaphore,
contenue dans le fragment VIII, n'était ni le rire ni l'effroi, mais bien
un grand sentiment de satisfaction devant la plénitude de cet art apte à
traduire clairement une image simple et forte. Lorsque Médée confiait
à ce public : «mihi hodie tradidit repagula quibus ego iram omnem
recludam», si l'émotion parcourait les gradins, elle était provoquée par

164 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 176.


165 H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 39-40.
166 H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 36.
ENNIUS 79

la puissance et le réalisme que contenaient les mots, spécialement l'a


ssociation antithétique de repagula et de recludere. Ils trouvaient aussi
une force saisissante à cette autre métaphore, pour nous si proche de
la comédie, «fructus uerborum aures aucupant167.» Pour eux, c'était auss
iun plaisir, que nous avons peine à concevoir, de goûter ces accumul
ationsde termes voisins, ces répétitions pléonastiques, d'où naissait la
conviction de parler une langue merveilleusement riche. Le prologue
de Médée apportait, de ce point de vue, toute la gravité un peu lourde
du tour «navis inchoandi exordium coepisset» qui voisinait avec «no-
men nominare». La pièce offrait d'autres exemples de ces accumulat
ions, telle l'expression «iter incipere ingredi»XM, plus surprenante, plus
majestueuse aux oreilles de ce temps, que le simple «iter incipere» de
Plaute169. Cicéron ne conservera que «incipere ingredi»170. A l'effet dû
aux accumulations sémantiques s'adjoignait celui que procurait la répét
ition des mêmes sonorités. Ennius devait passer pour le maître du genr
e,tant il sait varier les timbres de ses allitérations. Le vers : «utinam
ne umquam Mede cordis cupido corde. . . » m fait succéder aux nasales la
dureté des dentales et des gutturales. Le jeu semble parfois admirable
ment composé ainsi dans les fins de ces deux vers où résonnent en écho
les labiales :
multi . . . publicam patria procul
multi . . . propterea sunt improbati 172

Nous n'observons rien dans ces effets qui justifie ce que l'on a pu écri
re : «avec de grands dons d'écrivain, Ennius manquait de goût»173; bien
au contraire, il nous semble qu'il y a là une réussite certaine.
A propos des situations pathétiques et violentes que recherche le
théâtre d'Ennius on a dit que ce qui les caractérise avant tout c'est un
certain goût de l'expressivité174. On pourrait en dire tout autant de son
style. Nous avons déjà montré l'usage fréquent de l'allitération, de la
répétition et de la métaphore réaliste. Il nous faut présenter une der-

167 Fragment IV.


168 Fragment XII.
169 Mere, 913. Etc.
170 CatiL, 3, 6.
171 Fragment XI.
172 Fragment V.
173 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 198.
174 P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 222.
80 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nière manifestation de l'expressivité de cette langue, qui apparaît dans


la recherche de constructions suggestives. On ne peut manquer d'admi
rer l'architecture de ces deux vers antithétiques, en chiasme :
multi suam rem bene gerere et publicam patria procul
multi qui domi aetatem agerent propterea sunt improbati175

On ne saurait demeurer insensible à la force de cette construction ren


versée, dont on devine le rythme ascendant, puis descendant, que le
chant et l'accompagnement instrumental renforçaient :
mihi maerores, Uli luctum; exitium iUi, exilium mihi 176

Nous avons là un exemple de réalisation très achevée de l'idéal de per


fection que s'était proposé Ennius, et que l'on peut définir comme la
rencontre harmonieuse de trois éléments : le sens, la métrique et la
musique. Or il semble que l'on puisse fréquemment observer une telle
réunion de qualités. Le sens est formulé sous la forme concise d'une
maxime. La brièveté s'y allie à la vigueur. On sait que le premier siècle
avant Jésus-Christ admirait encore Ennius pour ses «sententiae»177. De
toute évidence, c'était l'aspect purement rhétorique de ce style qui
séduisait178. Ce que nous devrions apprécier davantage est précisément
ce qui plaisait aussi aux contemporains d'Ennius : cette perfection har
monieuse que nous venons de définir. En tout cas, la fréquence de ses
sententiae avait de quoi combler les amateurs, puisque leur nombre est
bien supérieur à ce que l'on rencontre chez les autres tragiques179.
Médée contient, outre les exemples que nous avons déjà examinés,
quantité de ces tours. Ainsi : «Qui uolt quod uolt, ita dot semper se res ut
operam dabit.»im ou encore: «Qui ipse sibi sapiens prodesse non quit
nequiquam sapitm.» Tous témoignent de la même volonté d'une recher
che de l'équilibre de l'harmonie, où les sonorités servent l'idée ainsi que
la métrique. Le choix du septénaire trochaïque, vers chanté sous forme
de récitatif, avec accompagnement instrumental, nous indique qu'ici la

175 Fragment V.
176 Fragment VIII.
177 Cf. Ad. Heren., 4, 7.
ne voir o. Skutsch, Studia Enniana, Londres, 1968, p. 181 et sq., Notes on Ennian
Tragedy, II, Rhetoric.
179 H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 347.
180 Fragment X.
181 Fragment VII.
ENNIUS 81

musique apportait elle aussi son concours pour rehausser l'effet. Dans
ces instants privilégiés, le grand art d'Ennius atteignait ces hauteurs
sublimes que seul atteint, parfois, notre opéra.

Métrique et musique.

C'est en effet sous une forme semblable à celle de l'un de nos opé
ras que la Médée d'Ennius est apparue à ce public italien avide, déjà, de
ce genre de spectacle suprême où intervenaient la danse, le mime et la
musique dans l'art dramatique. Nous avons la plus grande peine à ima
giner l'ampleur et la majesté de la représentation autrement qu'en
recourant à cette comparaison. Tout comme il nous est difficile de
concevoir à quel degré de maîtrise de leur art devaient atteindre les
acteurs à qui l'on confiait des rôles qui réclamaient des dons aussi
variés. Un texte célèbre de Tite-Live182 permet d'ailleurs de supposer
une répartition moins écrasante des tâches : un acteur chantait la part
ie lyrique, tandis qu'un autre assurait le mime et la danse183. Cette
théorie n'est pas unanimement acceptée 184 mais, de toute façon, cela ne
fait qu'accroître la complexité du spectacle en introduisant sur la scène
un acteur supplémentaire. Il nous faut donc renoncer aux idées trad
itionnellement reçues qui prétendent que ce premier théâtre latin a
manqué de grandeur et n'a jamais eu l'envergure nécessaire pour
imposer la construction d'édifices monumentaux tels qu'en avait créés
la Grèce et qu'en inventera Rome plus tard. Nous savons que ce refus
temporaire de construire de véritables théâtres n'a reposé que sur des
interdits moraux. Mais la première scène latine, pour n'avoir été que
posée sur de simples tréteaux de bois, n'en n'a pas moins porté des
spectacles fastueux et qui réclamaient la participation de nombreux
acteurs, mimes, danseurs et musiciens. Cette plate-forme, temporaire
ment installée au cœur des joutes athlétiques ou devant la façade d'un
temple185, s'avéra certainement d'un usage aussi pratique qu'une scène
construite en dur. La légèreté de la construction, son caractère éphé
mère et donc mieux adapté autorisaient à construire une charpente

182 7, 2, 9-10.
183 vojr ρ Grimal, La civilisation Romaine, p. 306, et Le siècle des Scipions, p. 65 et
sq.
184 Cf. H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 21.
185 M. Bieber, The History of the Greek and Roman Theater, Princeton, 1939, p. 152.
82 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

apte à servir toutes les nécessités du jeu : apparitions et disparitions de


dieux ou de personnages légendaires. Ce pulpitum devait faciliter les
plus grands effets scéniques, infiniment mieux qu'on ne veut l'admettre
communément, et l'envol de Médée sur le char du Soleil, dans le
concert des voix et des instruments à vent, n'avait certainement rien de
cet aspect primitif que certains se complaisent encore à supposer186.
Pour entrevoir toute la grandeur de ce spectacle, due non seul
ement à l'importance des moyens matériels et humains auxquels elle fai
sait appel, il ne nous reste qu'un seul indice mais il est sûr : l'examen
des mètres utilisés par Ennius dans sa Médée. Nous le tenterons sous
l'éclairage de ce que nous savons de l'emploi des différents types de
vers en fonction des diverses parties, récitées ou chantées, qui normale
ment intervenaient dans le déroulement d'un tel opéra-ballet. Celles-ci
prenaient place entre les moments spécifiquement musicaux que le
dramaturge commandait spécialement à un compositeur pour servir
d'ouverture et d'intermèdes187. Ces parties lyrico-dramatiques se lai
ssaient classer en trois catégories selon - le détail est en soi très révéla
teur - l'importance qu'elles accordaient à l'accompagnement musical.
Lorsque la musique s'effaçait totalement, le dialogue parlé consti
tuaitce que l'on nommait «diuerbium», toujours scandé sur le rythme
du sénaire iambique, l'équivalent du trimètre grec. Les cantica, ou réci
tatifs, constituaient une seconde forme dans lequelle l'acteur psalmod
iait, accompagné par la flûte, des vers de sept ou huit pieds, iambi-
ques ou trochaïques. Le dernier type était intitulé «cantica uariis mo-
dis», sorte de grand air chanté à pleine voix sur des mètres diversifiés
anapestiques, crétiques, bacchiaques188, avec accompagnement instr
umental variable189. Ces différents modes correspondent à des moments
bien déterminés de l'action, nous permettant assurément de mesurer le
rôle que jouait la musique. On voit donc qu'un rapprochement avec
l'opéra moderne n'a rien d'exagéré190. Aussi, c'est ajuste titre que l'on a
pu expliquer, par le caractère spécifiquement musical du génie latin,

186 Voir notre article : Espace matériel et espace musical sur la scène romaine, Vita
Latina, n°75, 1979, 22-31 et n°76, 16-24.
187 Nous connaissons les noms de deux d'entre eux : Marcipor, collaborateur de Plau-
te, et Flaccus qui fut celui de Térence. Voir : P. Wuilleumier, Le Théâtre latin, Paris, 1956,
p. 24.
iss Voir P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 70.
189 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 29, n. 1.
190 J. Heurgon, Ennius, II, p. 127.
ENNIUS 83

cette place qu'accorde le drame à la voix et aux instruments : « Nous


croyons pouvoir discerner dans les pauvres fragments conservés de la
tragédie romaine archaïque que les «cantica» jouaient un rôle beau
coup plus considérable que dans la tragédie grecque classique. Il en
allait sans doute de la tragédie comme de la comédie plautinienne : les
parties lyriques y étaient développées avec prédilection et donnaient
lieu à des chants qui mettaient en valeur la virtuosité d'un professionn
el»191. De fait, ce qui subsiste de la Médée d'Ennius permet de vérifier
la sûreté d'une telle analyse.

TABLEAU DES MÈTRES UTILISÉS DANS MEDEA EXUL

Moments Fragments Acteurs Mètres Modes


du drame
- A-
I Nourrice Sén. iamb. Diuerbium
Prologue

-B- II Pédagogue Sén. iamb. Diuerbium


Dialogue
III Nourrice Sén. iamb. Diuerbium
Nourrice
Pédagogue IV Pédagogue Sén. iamb. Diuerbium

-C- Sept. et
V Médée Canticum
Première Oct. troch
Apparition
de Médée VI Médée Sept. troch. Canticum

-D-
Entrevue VII Médée Sept. troch Canticum
Créon-Médée

VIII Médée Sept. troch Canticum


-E-
IX Médée Sept. troch Canticum
Médée
expose sa X Médée Sept. troch Canticum
conduite
au Chœur
Canticum uariis
XI Le Chœur Incertain
modis ?

191 P. Grimai, Les tragédies de Sénèque, in Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la


Renaissance, Paris, 1964, p. 3.
84 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Moments Fragments Acteurs Mètres Modes


du drame
-F- XII Médée Sén. iamb. Diuerbium
Entrevue
Médée-Jason XIII Jason Sén. iamb. Diuerbium

-G-
Dialogue XIV Le Chœur Sén. iamb. Diuerbium
Médée-le Chœur

-H-
Adieux de Canticum uariis
XV Médée Incertain
Médée modis ?
à ses enfants

-I-
Canticum uariis
Supplications XVI Le Chœur Incertain
modis ?
du Chœur

- J-
Dernières XVII Jason Sén. iamb. Diuerbium
paroles
de Jason

L'examen de ces données invite à formuler plusieurs observations.


On remarque tout d'abord l'alternance des mètres qui laisse entrevoir
le soin attentif qu'avait apporté Ennius à varier les «modes» d'expres
sion. Ensuite, il ressort de cet exposé schématique une certaine impres
sion d'équilibre voulu dans ces variations, où l'usage de mètres diffé
rents correspond à la variation des situations. Ce qui attire peut-être
davantage l'attention, c'est de voir figurer là, à côté de mètres bien
connus, d'autres mètres sur la nature desquels il est permis de s'inter
roger.
Ce n'est pas que l'on ne puisse à toute force les faire entrer dans le
moule de tel ou tel type. On s'y est souvent essayé, avec plus ou moins
de bonheur192, car il demeure vain de vouloir s'appesantir sur la scan
sion de ces brides. Nous sommes en présence, chaque fois, de l'un de
ces cantica uariis modis où la métrique prenait toutes libertés, proba-

192 Voir les commentaires, du reste souvent divergents, de H. D. Jocelyn, A. Ernout et


J. Heurgon.
ENNIUS 85

blement pour mieux se soumettre à la ligne mélodique. A cet instant, en


effet, c'est la musique qui l'emportait et le verbe était souligné et porté
par le rythme musical plus que par la cadence des vers.
Loin de devoir surprendre, le procédé mérite, au contraire, une
entière admiration. S'il en était autrement, et si l'on pensait reconnaître
là de vulgaires fautes de versification, ce serait grand dommage, car
cela reviendrait à partager le point de vue de ces neôteroi qui pre
naient, précisément, ces libertés volontaires pour des négligences. C'est
ce que Cicéron fait dire, par dérision, à l'un d'eux ou, plus exactement,
à un inconnu qui leur ressemble à s'y méprendre193. En vérité, les «mèt
res obscurs» sont peut-être ce qu'il y a de plus captivant dans cette
Médée non seulement parce qu'ils indiquent qu'à cet endroit précis la
musique prenait le pas sur la métrique et en disloquait les lois commun
es, mais encore parce qu'ils apparaissaient aux moments les plus
intensément dramatiques.
De la sorte, ces mètres se montraient admirablement aptes à tra
duire le désarroi et l'effroi, l'inquiétude et l'angoisse. C'est ainsi que
nous comprenons l'agitation du fragment XI où le chœur laisse libre
cours à l'expression de son anxiété, quand Médée vient d'annoncer ses
résolutions funestes. C'est ainsi également, que nous ressentirons à tra
vers l'utilisation du même procédé, l'émoi désordonné qui s'empare de
Médée au moment de l'adieu à ses enfants194, ou encore le frémisse
ment d'horreur qui saisit le chœur tout entier, quand elle entre dans sa
demeure pour accomplir l'acte fatal195.
A ces instants, au paroxysme de l'enthousiasme, le public était
transporté par la forme sonore de ce drame où se fondaient l'éloquence
et la musique. Il se sentait comme à mi-chemin de l'une et de l'autre,
dans cette alliance si chère au cœur des Romains que certains orateurs
s'ingénièrent à recourir à des synthèses analogues pour éveiller, au
Forum, les passions de leur auditoire 196. Alors, Rome pouvait justement
s'enorgueillir d'avoir inventé un art nouveau que des poètes comme
Ennius venaient déjà de porter à un premier degré de perfection.
Aussi, quand Ennius, dans les premiers vers de ses Annales que

193 Orai., 36.


194 Fragment XV.
195 Fragment XVI.
196 P. Grimai, Les tragédies de Sénèque, in Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la
Renaissance, p. 3 et 4.
86 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nous croyons sensiblement contemporains de la première représenta


tion de Médée197, raconte ce rêve au cours duquel renaît et revit en lui
l'âme d'Homère, il faut le croire sincère : il voit en cette métempsycose
miraculeuse198 le signe qu'une littérature commence avec la victoire de
Rome, à l'aube d'une ère nouvelle, aussi riche de promesses que l'avait
été l'aurore de jadis, quand Homère parut et devint le chantre et le pre
mier maître d'une littérature nationale grecque199.

III - Médée, drame réaliste

En contraste surprenant avec le faste déployé sur la scène, le livret,


qui servait de support au déroulement de cette majestueuse ordonnanc
e, paraissait conserver des attaches étroites avec la réalité. De la sorte,
l'ouvrage retrouvait un équilibre que son caractère lyrique, renforcé
par la danse, le mime et la musique, aurait pu compromettre. Cet opé
ra, à l'image de certaines compositions modernes, se présentait d'abord
comme un drame réaliste et, tout en se vouant au service de la plus
romanesque des fictions héroïques, il demeurait en contact avec les
réalités quotidiennes. La toile de fond, sur laquelle étaient tissées les
destinées exceptionnelles des héros, offrait un reflet du réel et des
hommes, des sentiments et des idées qui semblaient tout à fait com
muns et qui correspondaient, en vérité, à ce que pouvait voir et ressent
ir le public romain contemporain. Cette société bourgeoise se donnait
ainsi son propre spectacle à travers un théâtre bourgeois.

Des choses et des êtres.

Ce qui subsiste de Medea Exul suffit pour donner une idée, assez
exacte, de l'importance qui était ainsi accordée au concret. Ennius nous
semble avoir été un observateur et un peintre du réel dans la mesure
où il s'écarte, à la fois, du flou artistique qu'affectionne Apollonios de
Rhodes et de cette abstraction, chère à. Euripide, qui enveloppe la vie
des personnages comme pour les détacher des médiocrités de faire de

197 Voir supra, p. 74 et sq.


198 Cf. O. Skutsch, Studia Enniana, p. 151-156.
199 Sur Ennius et Homère, voir P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 221.
ENNIUS 87

tous les jours. Le monologue de la nourrice, simplement déclamé, qui


forme l'ouverture de la pièce, illustre, à lui seul déjà, cette attirance
vers le concret : il est même chargé de tant de précisions réalistes que
certains l'ont jugé inutilement encombré et alourdi par la masse des
détails200.
De fait, on a quelque peine à apprécier, aujourd'hui, ces cascades
de redondances pléonastiques qui veulent montrer toute la difficulté de
la construction de l'Argo : «inchoandi exordium cepisset. . .;;, tout autant
que le luxe des notations qui décrivent la chute du pin du Pélion : «tra-
bes caesa securibus, abiegna, accidisset ad terram. . ,»201. Rien n'est épar
gné de ce qui peut rendre l'image encore plus matérielle. Mais il est
permis de croire que les contemporains de Caton, eux, devaient estimer
de telles descriptions où rien n'était omis de ce qui pouvait parler à
l'imagination la moins abstraite, parce que le plus infime détail concret
était cerné par le contour des mots. Un tel style n'était pas sans lien de
parenté avec la précision quelque peu insistante et épaisse dans laquell
e se complaisait la langue contemporaine du De agri cultura.
Ennius participe aux goûts de ce temps. Cela nous aide à comprend
re l'attrait qu'a pu exercer sur son esprit, au moment où il écrivait la
scène finale de Médée, le désir de décrire la vue qui s'offrait aux
regards de son héroïne, emportée dans les airs sur le char fantastique.
Il ne nous en reste plus, malheureusement, que deux vers pour pouvoir
en juger. Mais ils suffisent pour nous inviter à supposer que la descrip
tion se poursuivait bien au-delà, tout aussi longuement qu'elle le fait
sous la plume d'Ovide202. Les verbes, contempla et aspice, indiquent
avec précision toute la distance qu'il faut parcourir pour apercevoir, au
loin, Athènes et Eleusis203. La première est caractérisée par ses remp
arts imposants, opulentum oppidum, la seconde par son sanctuaire.
Une indication géographique, ad laeuam, ajoute à la netteté de l'évoca
tion en précisant la situation d'Eleusis par rapport à l'axe de la trajec
toirecéleste.
Cette attention portée aux détails pratiques se manifeste encore
dans le soin, très militaire et donc bien surprenant, que prend la nour-

200 Cf. H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 352, et J. Heurgon Ennius, II,
p. 173.
201 Fragment I.
202 Voir plus haut, Met., 7, 350-402.
203 Fragment XVII.
88 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

rice pour expliquer à ce public avide d'informations exactes l'origine de


l'expédition des Argonautes. Nous avons déjà souligné le netteté, toute
martiale, avec laquelle est retranscrit l'ordre de mission qui a décidé de
l'expédition : en trois mots, imperio régis Peliae, sont mentionnés le
nom et la qualité de l'autorité responsable.
L'attirance du concret s'exerce si vivement sur les imaginations des
rudes Quirites qu'Ennius n'épargne rien pour satisfaire à cette exigen
ce : la réalité matérielle pénètre alors dans les domaines réservés à
l'abstraction et les images s'appesantissent sous l'amas des objets qui
les surchargent. Ainsi, la colère de Médée se métamorphose et prend la
forme d'un fauve longtemps enchaîné, tandis que la stupidité de Créon
se fait imprudente geôlière204! De même, une «conversation», pour
avoir été «surprise», se voit traduite par cette tournure concrète : «fruc-
tus uerborum aures aucupant»205. On ne saurait mieux faire, ni mieux
dire (il est vrai que c'est un enseignant qui parle !). Inutile de revenir ici
sur l'impression que peuvent nous laisser de semblables recherches
d'écriture. L'essentiel est que nous puissions admettre que cela a pu
parfaitement plaire, et de ne pas juger d'une esthétique en dehors du
cadre et des goûts qui l'ont suscitée et vue naître.
Les personnage, destinés à hanter ce décor se montrent ferme
ment enracinés dans la réalité. Ils se refusent à vivre encore de cette
existence conventionnelle que leur prêtent les rêveries mythologiques
et redeviennent des êtres de chair et de sang. A deux reprises, cette
matérialité est soulignée par l'emploi du mot corpus. La vieille Nourr
icenous est décrite comme une servante fidèle, dévouée et vigilante;
son attachement à la personne de sa maîtresse se manifeste dans cet
te expression toute concrète: «erilis corporis custos»206. Médée est,
pour elle, un être bien vivant et non une entité lointaine. Médée à
son tour ressent dans sa chair l'horreur du crime qu'elle prépare
contre ses fils. Elle les appelle alors : «optima corpora»207. Nous
croyons discerner, dans ces deux emplois, la marque d'un réalisme
conscient et puissant. Ce qui nous y engage c'est la conviction que
corpus, à cette époque, n'a encore rien de la saveur passablement

204 Fragment IX.


205 Fragment IV.
206 Fragment II.
207 Fragment XV.
ENNIUS 89

édulcorée que nous lui retrouvons dans tel vers de Virgile208 ou d'Ovid
e209. Il aide à pénétrer au cœur de cette dramaturgie réaliste et
bourgeoise, qui est peuplée par une humanité d'autant moins héroï
quequ'elle s'efforce d'être ressemblante. Mais Ennius lui donne cette
sensibilité et cette vérité qui font descendre les héros de leur piédest
al et élèvent les humbles.
On devine derrière cette conception de la comédie humaine com
meun principe conducteur humaniste qui, nous pouvons le supposer,
a sa source dans un évhémérisme teinté de réalisme latin. C'est bien
lui, en tout cas, qui explique que le précepteur puisse chanter si haut
les mérites de la nourrice, à grand renfort de titres pompeux et de
termes solennels. Le personnage en semble transfiguré; son rôle est
magnifié. Et l'apparition de cette antiqua et fida custos210, aux mar
ches du palais, ne manque vraiment guère de majesté. D'où le ton du
vers: «quid sic te extra aedis exanimatam éliminât?211.»
Par un mouvement tout inverse, les Argonautes abandonnent leur
immunité légendaire pour ressembler aux conquérants de ce siècle.
Ils s'intègrent si bien à cette société romaine qu'ils n'acceptent plus
certaines tâches indignes que l'imagination poétique d'Euripide leur
assignait pourtant212. Ennius retire ainsi les rames de l'Argo de la
main des preux. A bord du vaisseau, ces guerriers ne sauraient ac
cepter de faire l'office des rameurs. Voilà pourquoi ils se laissent
«transporter» passivement. La nourrice a une vision réaliste des cho
ses et des hommes : les Argonautes sont donc «uecti»211, tout comme
l'étaient, au moment même où elle parlait, les soldats d'élite romains
que Scipion s'apprêtait à faire débarquer en Afrique. La marque so
ciale atteint les héros, et les contraint à se plier aux exigences qui
pesaient sur les contemporains d'Ennius. Le mythe est passé au filtre
de l'évhémérisme, mais il n'en paraît pas amoindri pour autant : il y
gagne même cette vraisemblance, dont nous nous passerions volont
iers, mais qui a pu ressembler, en cette période où Rome inventait
une mystique toute romaine, à une conquête majeure.

208 Aen., 5, 318.


209 Met., 3, 58.
210 Fragment II.
211 Ibidem.
212 Cf. Médée, v. 4.
213 Frag. I. Opinion esquissée par H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 363.
90 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Simplicité des cœurs et limpidité des consciences.

Assurément, une telle attitude ne va pas sans quelques inconvé


nientset, comme cela se produit ordinairement, toutes les fois que le
théâtre veut servir trop visiblement la cause du réalisme, une certaine
naïveté imprègne la psychologie des personnages. Les émotions et la
sensibilité s'expriment alors au grand jour, avec une générosité quelque
peu débordante, si bien que chacun peut lire dans le cœur du personna
ge voisin sans difficulté : le précepteur remarque immédiatement le
trouble de la nourrice qui, de son côté, a déjà observé celui de Médée.
Toutes deux sont atteintes, précisément, dans cette partie de leur sensi
bilité où siègent l'émotion et le sentiment : animus. Médée est boulevers
ée, «errans animo aegro»214, si douloureusement que la nourrice, par
contrecoup, en devient «exanimata»215. Du reste, la vieille servante par
ticipe à un tel point aux malheurs de sa maîtresse qu'ils deviennent les
siens; dans son trouble, si manifestement visible, elle emploie le même
mot pour exprimer ce partage de la souffrance «miseram. . . miserias».
Mieux encore, puisque toutes ces infortunes viennent des effets déplo
rables de l'amour, elle qualifie de «cupido» ce désir tout simple, qui l'a
poussée à sortir du palais pour clamer da douleur, et que nous appelle
rions «lubido» :
cupido cepit miseram nunc me proloqui
caelo atque terrae Medeai miserias!210

Nous ne connaissons, en effet, comme le souligne H. D. Jocelyn217,


aucun autre exemple d'emploi avec cette acception, du moins dans la
tragédie. C'est donc bien la pitié qui s'exprime ici à travers cette confu
sionvoulue et fort naïve : La nourrice ressent dans son cœur les blessu
res cruelles de Médée, «saeuo amore saucia»2iS. Le jeu nous semblerait
bien gratuit, et, par le fait même, l'interprétation que nous en donnons
paraîtrait peu vraisemblable, si nous ne savions par ailleurs, qu'il était
à la mode. Cela devait ravir des auditeurs qui, à l'exemple de Caton, se
plaisaient à ratiociner sur la prétendue opposition de «cupido» et de
«amor». Caton, se livrait, effectivement, à ce genre de prouesse, au sein

214 Fragment I.
215 Fragment II.
216 Fragment III.
217 The tragedies of Ennius, p. 363.
218 Fragment I.
ENNIUS 91

même de ses discours publics. On imagine l'effet prodigieux que devait


produire alors, sur un auditoire d'autant plus charmé d'entendre de tel
les modulations qu'il y voyait une démonstration éclatante des riches
ses de sa langue, la déclaration du chœur qui apportait une nouvelle
variation sur ce thème :
utinam ne umquam Mede cordis cupido corde pedem
extulisses219

C'était vouloir distinguer une nuance subtile et établir une sorte de


gradation : le désir, cupido, tourmente le cœur d'abord appelé «cor»,
puis «animus», quand il devient la victime de la passion, «amor». La
complexité de ce divertissement, on le voit, n'était pas abusivement her
métique. Il nous faut y voir, cependant, comme un reflet très estompé
de l'enseignement qu'Ennius a pu recueillir de ses maîtres alexandrins.
Il a, comme eux, une visible prédilection pour les cœurs de ses héroïnes
illustres220. Mais ses analyses, colorées par un réalisme tout latin, ne
sauraient séduire que pour l'agrément que procure leur fraîcheur et
leur transparence naïve.
D'autant que cette simplicité des cœurs était encore accentuée par
ce que l'on pourrait appeler, en empruntant le terme à l'auteur de cet
autre opéra, le Devin du Village, la limpidité des consciences. La
conduite et les sentiments des personnages n'offrent, en effet, guère de
résistance à l'analyse. Le tout semble gouverné par une sorte de mani
chéisme rudimentaire : il y a le Bien et le Mal et, par conséquent, les
bons et les méchants. Cela semble arrêté et déterminé de façon définiti
ve. On croirait être déjà en présence de l'une de ces œuvres bourgeoises
du dix-huitième siècle français, dans lesquelles triomphe une psycholog
ie tout aussi sommaire et qui ne laisse guère de place à l'évolution des
personnages.
La nourrice présente, dès le prologue, les antagonistes. Les Argo
nautes sont immédiatement caractérisés par leurs intentions perfides.
Médée, par contraste, paraît foncièrement sincère et toute destinée à
devenir une proie facile. Ainsi se trouve fermement posé ce principe
qui régit toute l'ordonnance et le déroulement du drame; désormais
nous n'assisterons plus qu'à une série de conflits psychologiques où

219 Fragment XI.


220 P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 222.
92 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

s'affrontent en des rapports extrêmement simples, Médée et Créon,


Médée et Jason, Médée et le chœur des Corinthiennes.
Peu de temps avant de se trouver confrontée aux ordres de Créon,
Médée a affirmé que la bravoure n'appartenait pas aux hommes seul
ement :
nam ter sub armis malim uitam cernere
quant semel modo parere221

Le moment est donc venu de montrer ce dont elle est capable. Cepend
ant,comme elle comprend bien ne pas être engagée dans un véritable
combat (certamen) mais dans une autre forme de lutte, plus subtile,
(certatio)222, elle use d'une arme dont elle a été elle-même victime (blan-
diloquentia) pour servir sa colère (ira)223. Elle, qui a été séduite et lâche
ment trompée, triomphe à son tour de la sottise : Créon se laisse berner
(trauersa mente). Médée n'a plus qu'à apprendre ce qu'il faut de coura
ge pour parvenir à mettre à exécution ses sombres résolutions :
qui uolt quod uolt ita dat semper se res ut operam
dabit22*

Face à Jason, la psychologie du personnage de Médée ne présente


guère plus de complexité. L'époux infidèle fait preuve d'un tel cynisme
que Médée, cette fois encore, attire toutes les sympathies. Jason, en
effet, reconnaît qu'il doit beaucoup à l'intervention de Médée. Il lui
accorde même ce titre de «salvatrice» en utilisant, pour la première
fois dans la littérature latine, un verbe que l'on retrouvera désormais
toujours rapproché du nom de Médée : seruare225. Mais il ajoute que
cette dette ne lui pèse guère car, d'après lui, Médée n'a pas agi par
égard à son honneur mais pour satisfaire aux exigences de Cupidon
qui, comme le veut l'épopée d'Apollonios de Rhodes, a réellement déci
déde tout :
Tu me amoris magis quam honoris seruauisti gratia 22à

Jason ouvre les yeux de Médée sur un abîme et la vision horriblement

221 Fragment VI.


222 Fragment VIII.
223 Fragment IX.
224 Fragment X.
225 Cf. Ovide, Médée, d'après Quintilien, Inst. or at., 8, 5, 6.
226 Fragment XIII.
ENNIUS 93

vertigineuse de cet amour égoïste et jamais partagé. Ovide et Sénèque


n'iront pas aussi loin dans le durcissement de cet antagonisme.
La psychologie de Médée pouvait enfin s'extérioriser à l'occasion
d'un dernier affrontement qui favorisait lui aussi ce dialogue simple
entre des consciences dressées et tendues dans leurs oppositions. Seule,
devant ce chœur composé par les femmes de Corinthe, Médée était
livrée à la suspicion de ces matronae immuablement installées dans
leur confort et leur conformisme. A leurs yeux, Médée se présente com
mela plus redoutable des étrangères puisqu'elle est exilée. Le contraste
de ces deux situations est constamment souligné dans le texte par ces
fréquents rappels de la destinée de Médée, où tout n'a été et ne sera
que départs incessants. Les expressions: «domo ef ferret pedern»221,
«quo me uortam? quo iter incipiam ingredi?»223, «patria procul»229, «pe-
dem extulisses »23° , ainsi que la mention des pays déjà fuis : la Colchide
et Iolcos231, tout cela évoque l'instabilité involontaire de cette existence.
Les Corinthiennes, elles, ont connu la joie de pouvoir demeurer sur le
sol de leur patrie. Médée leur fait honte de ce privilège, qu'elles n'ont
eu aucun mal à mériter. On se souvient de son argumentation, un peu
trop rhétorique toutefois pour être irréfutable :
multi suam rem bene gessere et publicam patria procul;
multi qui domi aetatem agerent propterea sunt improbati232

Admirons cependant l'attitude de Médée, ferme et si fière qu'elle ne


laisse aucune place à la résignation ni à la soumission, alors qu'elle res
sent si durement en elle ce déchirement qu'est l'exil, malheur aussi
cruel que la mort elle-même. D'ailleurs Médée laisse rimer à l'intérieur
des vers : «exilium» et «exitium»233.
Une fois encore, nous sommes en présence d'un thème qui ne pouv
ait manquer de toucher le public contemporain. Rome, en cette fin du
troisième siècle, connaissait un afflux incessant de ces nouveaux venus,
qui, pour de multiples raisons, se laissaient attirer par la capitale.
Ennius a été l'un d'entre eux. «L'homme aux trois cœurs», dont nous

227 Fragment I.
228 Fragment XII.
229 Fragment V.
230 Fragment XI.
231 Ibidem.
232 Fragment V.
233 Fragment IX.
94 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

parle Aulu-Gelle234, semblait indiqué pour porter sur la scène cette sorte
de débat qui était tout à fait d'actualité. D'autant plus qu'il se sentait
devenu parfaitement romain et prêt, s'il le fallait, à renier ses patries
antérieures : «Nos sumus Romani, qui fuimus ante Rudini»235, et d'au
tant mieux encore qu'il avait conscience, comme Médée, d'avoir bien
servi l'État. La leçon n'était pas pour déplaire à Caton ni à tous ceux
que Rome venait d'accueillir et que l'aristocratie patricienne supportait
plus qu'elle ne les acceptait véritablement. Médée soulevait donc un
problème aussi actuel que celui qu'abordera Athamas lorsque Rome
traversera la tourmente déchaînée par le scandale des Bacchanales236.
Il semble que nous puissions imaginer entre Médée et Ennius des liens
qui ne tiennent pas seulement au désir de donner au théâtre une forme
d'actualité : il s'ajoute à cela une certaine complicité. On en trouvera
peut-être la preuve dans cette constatation : Ennius n'emploie pas une
seule fois dans toute son œuvre, le mot «barbarus»2*1. Or, il convenait si
bien pour décrire la situation de Médée que les dramaturges qui ont
repris le mythe après Ennius ne se sont pas privés de l'utiliser. Le Mes-
sapien, Romain d'adoption, préfère exprimer la situation de Médée par
cette périphrase où elle est comptée parmi ceux qui vivent «patria pro-
cul».
Mais le conflit qui oppose Médée aux «nobles dames» de Corinthe
n'est pas seulement d'ordre social. Les «matronae opulentae» le jugent
aussi et surtout du point de vue de la morale. Médée leur semble enco
re plus redoutable pour la famille que pour la société. Ennius a bien
l'air de partager de cette opinion. Peut-être faut-il chercher la justifica
tion de cette attitude dans le puritanisme qu'affichait alors Caton? Quoi
qu'il en soit, les Corinthiennes déplorent le mauvais exemple que cons
titue le genre de vie que mène Médée en marge des lois familiales et
conjugales. Le précepteur partage cet avis unanime; de fait, à travers
les propos solennels qu'il adresse à la nourrice, on voit poindre une
certaine réprobation. Il n'appelle pas «ancilla» cette vieille servante,
parce que sa maîtresse n'est pas «matrona». Dans son esprit, elle ne
peut qu'être «custos», parce que Médée, selon les coutumes et les

234 cf. 17, 17, 1.


235 Vahlen, Ann., 377. Voir P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 217.
236 Sur cette actualité du théâtre d'Ennius : voir ibidem, p. 233.
237 On ne trouve que «barbaricus» dans Andromaque, Jocelyn, XXVII, p. 86, mais il
n'a rien de péjoratif: Andromaque regrette de devoir quitter la «pompe barbare» qui
orne la demeure de Priam de son bel exotisme.
ENNIUS 95

mœurs romaines, doit être considérée seulement comme une «concubi


na» ou une «meretrix», une femme de rang servile; le terme attire in
évitablement l'idée d'une nécessaire «surveillance». La nourrice est donc
«custos» du seul fait que Médée n'est pas «domina» mais «era»; elle en
convient elle-même238 et le précepteur ne fait que renchérir239. Aussi,
Ennius ne désapprouve pas le chœur des Corinthiennes, que son public
voit en réalité sous les traits de «matronae» mariées régulièrement par
«iustum matrimonium», lorsqu'elles s'écrient :
utinam ne umquam f Mede f cordis cupido corde pedem
extulisses240\

Le redoublement même de «cor» souligne bien ces excès que leur moral
e réprouve. Cela ne les empêche sans doute pas de déplorer sincère
ment les malheurs de Médée; simplement, elles estiment qu'ils étaient
inévitables en raison même de la situation anormale que la princesse
imprudente a acceptée en quittant sa patrie et ses parents.
Ces quelques aperçus moraux et sociaux, que nous avons cru pou
voir discerner au sein de ce drame réaliste et bourgeois, semblent invi
ter à orienter nos recherches vers les idées qui pouvaient alimenter et
soutenir ce théâtre. On aimerait, assurément, savoir s'il reposait sur un
quelconque support idéologique et s'il illustrait tel ou tel système, phi
losophique ou religieux.

Syncrétisme ou Eclectisme?

A vrai dire, Medea Exul oppose une singulière résistance à ce genre


d'enquête : la difficulté ne vient pas, en effet, du manque de systèmes
auxquels l'on puisse faire référence en la commentant, mais, bien au
contraire, de leur multiplicité et de leur diversité. En cela, la tragédie
confirme l'impression que donne l'œuvre entière, qui laisse entrevoir la
curiosité infatigable et l'activité prodigieuse de cet esprit toujours en
éveil et inlassablement ouvert à toutes les sollicitations des courants
d'opinion et de pensée les plus variés. De même que Rome se croyait
parvenue à ce moment de l'histoire où les synthèses devenaient enfin
permises, parce que déjà, les enseignements de la Grèce lui étaient

238 Fragment I.
239 Fragment II.
240 Fragment XI.
96 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

revenus, après avoir été réfléchis par le miroir d'Alexandrie, de même,


Ennius estimait pouvoir satisfaire aux exigences de ses protecteurs en
leur offrant des adaptations d'Épicharme, d'Archestratos, de Sotadès,
d'Evhémère et de Callimaque241. Il voulait toucher ainsi aux domaines
les plus divers : son Protreptique le rattachait aux tentatives aristotél
icienneset prouvait qu'il se souciait de morale242; son Histoire Sacrée
montrait qu'il se préoccupait de spéculations cosmogoniques et rel
igieuses; ses Annales affirmaient son attachement au mysticisme et spé
cialement au pythagorisme. Mais cette spécialisation n'était en réalité
qu'apparence car chacun de ces ouvrages présentait une sorte de syn
thèse de toutes ces tendances.
Nous connaissons ainsi un fragment célèbre de l'Épicharme qui
fait intervenir des théories divergentes :

Istic est is Iupiter quem dico, quem Graeci vocant


Aeretn, qui ventus est et nubes, imber postea,
Atque ex imbre frigus, ventus post fit, aer denuo.
Haec propter Iupiter sunt ista quae dico tibi,
Qua mortalis atque urbes beluasque omnis iuvat243.

Dans ce passage se mêlent en effet des doctrines hétéroclites : l'inspira


tion générale en semble pythagoricienne; elle laisse pourtant apparaît
re une vision stoïcienne de la transformation des éléments et un maté
rialisme pratique d'allure plutôt épicurienne! Comment qualifier cet
assemblage disparate? Le premier terme qui se propose à l'esprit est
celui de «syncrétisme»; les philosophes l'emploient, en effet, chaque
fois qu'ils estiment se trouver en présence d'un ensemble confus et
incohérent. . .
Mais la sévérité qu'implique le choix de ce terme mérite que l'on
examine un autre passage où l'on remarque la même combinaison de
doctrines hétérogènes; empruntons-le à Medea Exul sans quitter pour
autant la compagnie du dieu suprême :

Iuppiter tuque adeo summe Sol qui res omnis inspicis

241 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 8.


242 P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 223.
243 Vahlen, VII, p. 222. Commentaires de J. Heurgon, Ennius, II, p. 204. Pour Jocelyn
cependant ces vers sont classés parmi les «incerta». Cf. op. cit., p. 148.
ENNIUS 97

quique tuo lumine mare terram caelum contines


inspice hoc facinus prius quam fit. prohibessis scelus244.

Nous observons cette fois l'apparition d'une étrange Trinité divine,


composée de Jupiter, du Soleil et de l'Aether. Elle semble pouvoir être
considérée comme stoïcienne. Pourtant, des quatre éléments stoïciens,
trois seulement sont énumérés ici : l'eau, la terre et l'air. De plus, le
texte semble se placer dans une perspective de tendance épicurienne,
digne de Lucrèce245, dans la mesure où il n'envisage aucune transfor
mationdes éléments. Enfin, à tout cela vient s'ajouter un scepticisme
certain puisque nous sentons par avance la dérision de cette invocation
dont nous savons que les effets seront nuls : cette divinité, de concept
ion monothéiste, dont le rôle est de «voir» - comme l'indique la répéti
tion de «inspicere» - et de «prévoir» - comme le dit «prohibessis» - ne
s'occupera guère du drame qui se joue sous ses yeux! Nous retrouve
rons cet enseignement désabusé dans Télamon : «Toujours j'ai dit et
dirai que les dieux existent. Mais je crois qu'ils ne s'occupent pas de ce
que fait la race humaine, car s'ils s'en occupaient, aux bons serait le
bonheur, aux méchants le malheur, ce qui n'est pas. . ,»246
Surprenante combinaison, donc, que celle-ci : stoïcisme, épicuris-
me, scepticisme. . . Tout y semble enchevêtré inextricablement. Pourt
ant on hésite encore à n'y voir que du vulgaire syncrétisme : en dépit
de ces références à des doctrines antithétiques, la pensée ne présente,
tout bien considéré, aucun incohérence. Bien au contraire, on croit plu
tôt entendre la voix du bon sens et du réalisme le plus sûr. Il nous faut
donc considérer cela comme de l'éclectisme, cette doctrine qui disait
que toutes les théories sont recevables du moment qu'elles ne heurtent
ni la raison ni l'intérêt de l'humanité. Naturellement, Ennius ne lui
apporte aucune démonstration éloquente : cet éclectisme n'a pas de
prétention excessive; il ne parvient pas à la hauteur de celui d'un Leibn
iz, ou même d'un Victor Cousin; il préfigure celui d'un Potamon
d'Alexandrie et ressemble, tout au plus, à celui de ces philosophes
modestes dont parle Diogene Laërce247. Au mieux, nous pouvons le
considérer comme un conservatisme synthétique et éclairé, non sans
relation avec celui du sicilien Empédocle.

244 Fragment XVI.


245 Cf. 1, 782.
246 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, CXXXIV, p. 128.
247 1, 17, 21.
98 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Nous aimerions avoir la possibilité de pousser plus avant nos inves


tigations en ce domaine. Malheureusement, les fragments qui subsis
tentde Medea Exul ne nous le permettent pas. Il est probable, cepen
dant, que cette méthode modérée et réaliste s'appliquait encore au pro
blème de l'immortalité de l'âme, que le sacrifice des enfants ne pouvait
manquer de poser. La mention du sanctuaire de Cérès qui figure dans
la dernière scène permet au moins d'envisager cette hypothèse dans la
mesure où ce culte était indissociable des interrogations sur ce problè
me mystique. Nous ne ferons pourtant que supposer qu'il était alors
question de métempsycose et que la mort des innocents était présentée
non comme une fin mais comme un gage d'éternité, ainsi que l'affi
rment les versions les plus anciennes du mythe et qu'Ovide, le néo
pythagoricien, le dira encore248. Gardons-nous cependant de croire
qu'Ennius s'abandonnait à une contemplation toute mystique de l'éter
nité: son réalisme était suffisamment froid pour le soustraire à la ten
tation de céder à de telles envolées, tout comme il savait ramener à de
justes proportions les pouvoirs de la magicienne Médée249 et railler les
superstitions vaines qui illuminent les esprits simples quand ils croient
en la science des astrologues250 ou celle des devins251!
Ennius n'a promené cet œil énorme sur l'ensemble des doctrines et
des méthodes que pour composer cette gerbe, cette somme, où l'esprit
romain puisera la conviction de savoir, grâce à lui, l'essentiel. Aussi, à
l'heure même où l'on aura oublié la qualité purement poétique de ses
vers, les traités de Cicéron lui rendront malgré tout un hommage
émouvant pour avoir, le premier, embrassé le champ immense des pen
sées éteintes et conservé leurs messages les plus sûrs.

Conclusion :
Opvs Perpetvvm

Au terme de cette étude, une dernière impression se dégage de


l'œuvre brisée : celle d'un équilibre difficilement conquis dans cette
association harmonieuse du lyrisme et du réalisme. Medea Enniana,

248 Voir Chap. V.


249 Cf. Fragment VII.
250 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, CXV, p. 108.
251 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, CXXXIV, p. 128.
ENNIUS 99

première adaptation latine du mythe ancien, peut donc être considérée


à juste titre comme une réussite exemplaire.
Son véritable mérite semble pourtant devoir être recherché en
dehors même de ses qualités internes : c'est la valeur de l'exemple
qu'elle donnait qui a surtout retenu l'attention des générations suivant
es. L'ouvrage sera relu, au long des siècles par tous les poètes que l'on
sait, et l'ombre fantastique de Médée aura été projetée si intensément
par Ennius sur la littérature latine que, jamais après lui, ne disparaî
tront les effets de cette fascination : la magicienne viendra encore hant
erl'imagination des poètes au moment même où ils s'efforceront de
détacher leurs rêves de son nom. Alors, comme Homère croyait lui
avoir échappé en inventant les traits, la voix et les gestes de Circé, Vir
gile pensera la faire oublier grâce à la métamorphose nouvelle qui s'i
ncarnera en Didon. . .
Les Annales auront-elles vraiment une influence aussi durable et si
manifestement sensible?
CHAPITRE III

PACUVIUS

Dans l'ombre d'Ennius

Le succès de la Médée d'Ennius nous est attesté par deux faits :


d'une part, la longévité de sa survie est démontrée par le nombre même
des citations qui en ont été données au cours des siècles postérieurs; et,
par ailleurs, la puissance de son exemple est immédiatement démont
rée par le fait que Pacuvius, puis Accius aient décidé, à leur tour, de
ramener sur la scène tragique le mythe et le personnage de Médée.
La valeur de cet hommage est d'autant plus significative de leur
part que, l'un comme l'autre, Pacuvius et Accius se sont interdit de
reprendre l'épisode corinthien. Sans doute auraient-ils agi autrement si
la Médée d'Ennius avait semblé moins parfaite. Mais puisqu'il n'en était
pas ainsi, ils se sont proposé des sujets orientés vers d'autres épisodes
et d'autres aspects de la légende.
Ainsi, parce qu'Ennius avait, pour longtemps, imprimé la marque
de son génie à l'aventure corinthienne, Pacuvius, à quelques années de
distance seulement, jugera utile de donner un prolongement à l'histoire
de Médée en traitant l'épisode final de ses exploits. Peu de temps après
lui, Accius de son côté reviendra à l'épisode initial, celui de la rencontre
de Jason et de Médée.
Pour qui peut se faire une idée de la vie quotidienne à Rome
durant ce second siècle, et imaginer la facilité des relations et des
échanges entre poètes, il n'est guère difficile de voir dans cette réparti
tion quelque chose qui ressemble à une entente tacite, à une sorte de
distribution des tâches et des responsabilités. Ce rapprochement et ce
point de vue humains nous sont du reste suggérés par la nature des
liens qui ont uni les trois hommes. Pacuvius était le neveu d'Ennius et
102 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

son cadet de vingt ans1. Il en avait été l'élève2. Par ailleurs, Pacuvius
et Accius se sont rencontrés au moins une fois de facon certaine3,
mais rien ne nous interdit de croire que cette rencontre n'ait pu avoir
au moins un précédent.
Quoi qu'il en soit, entre les trois poètes, le fait est évident, une sorte
de distribution et de complémentarité des tâches s'est instaurée, qu'elle
ait été voulue ou non. Il nous importe surtout de constater qu'autour de
l'épisode médian (qu'avait traité Ennius) Pacuvius et Accius sont venus
placer l'épisode final et l'épisode initial de la saga. De la sorte a été
constituée cette grande trilogie dramatique dont Médée demeurait le
protagoniste. Il nous importe aussi de nous demander s'il ne faudrait
pas déduire du fait que les deux dernières pièces abordent les aspects
les plus sympathiques du personnage comme une certaine volonté de
corriger la première image de Médée, celle qu'avait montrée Ennius.
Sans doute serait-il prématuré d'aborder ici cette question. Attachons-
nous, pour l'instant, au seul sujet du Médus de Pacuvius.

Hygin et Pacuvius

Sans le secours de la Fable XXVII d'Hygin4, dont il est permis de


penser qu'elle reprend l'argument du Médus5, nous serions sans doute
dans le plus grand embarras si nous devions retrouver l'intrigue de la
pièce en nous fondant seulement sur les quelques fragments qui subsist
ent.Grâce à ce précieux concours, les éléments dramatiques les plus
importants de la pièce peuvent donc, d'après la Fable, apparaître com
meétant les suivants.
Médus, fils de Médée et d'Egée, à la recherche de sa mère, a été
victime d'une tempête qui a rejeté son navire sur la côte de Colchide.
Là règne Perses, fils du Soleil et frère d'Aiétès qu'il a chassé du trône.
Perses cependant vit dans la crainte : un oracle lui a prédit que la mort
lui viendrait d'un descendant d'Aiétès. Médus, dans cette situation,
croit prudent de dissimuler son identité. Il se fait passer pour Hippotès,

1 Pline l'Ancien, H.N, 35, 19.


2 Vairon, Sat. Men., 356 Β.
3 Aulu-Gelle, 13, 2.
4 Η. Rose, Hygini Tabulae, La Haye, 1933, p. 29-30.
5 Voir infra, p. 103 et 104.
PACuvius 103

le fils de Créon. Perses, après un bref interrogatoire, estime néanmoins


prudent de le faire étroitement surveiller. Une famine s'abat sur le
pays. Médée survient. Elle se fait passer pour une prêtresse de Diane et
s'offre pour conjurer le fléau. Quand elle apprend la présence d'Hippo-
tès à la cour, elle décide de le perdre, en déclarant que l'inconnu n'est
pas Hippotès, mais Médus, venu à Aia pour venger son grand-père et
tuer l'usurpateur. Sans se douter qu'elle dit la vérité, Médée demande
qu'on lui livre Hippotès afin de le tuer de sa propre main. Elle reconn
aîtMédus, lui remet l'épée dont elle allait le frapper pour qu'il tue
Perses. Aiétès reparaît, lamentable. Il reconnaît sa fille et lui pardonne.
Médus monte sur le trône de son aïeul.
La richesse d'un tel argument n'a guère besoin d'être démontrée.
Efforçons-nous plutôt de voir dans quelle mesure cette Fable peut être
mise en rapport avec les fragments du Médus. Nous savons qu'Hygin a
résumé dans ses Fables les arguments des tragédies de Pacuvius. Nous
le savons de façon certaine pour une œuvre au moins, l'Antiope6. Il
nous reste donc à établir de même, nettement, la parenté qui unit la
Fable XXVII et l'argument du Médus. Sur ce point, une longue contro
verses'est établie. Nous ne nous proposons pas ici de la reprendre en
détail7. Nous croyons pouvoir rapidement et objectivement aboutir à
une conclusion, positive en ce qui concerne les rapports de la Fable
d'Hygin et de la tragédie de Pacuvius, en considérant ce seul fait, inex
plicable autrement : le nom d'Hippotès est un hapax pour désigner le
fils de Créon. Il demeure inconnu des tragiques grecs8 et n'apparaît
guère que chez ApoUonios où il s'applique au père d'Eole9. Seul Hygin
connaît cet Hippotès, fils de Créon, que mentionne Pacuvius10. La
constatation de ce seul fait suffit, à notre avis, pour justifier de façon
vraisemblable la corrélation que l'on est en droit d'établir entre la fable
et la tragédie.

6 Sur le débat suscité par l'erreur d'un grammairien, attribuant l'œuvre à Ennius à
partir de Cic, De fin., 1, 4, on consultera R. Argenio, M. Pacuvio, I Frammenti dei dram
mi.. ., Turin, 1959, p. 1, η. 2; H. Rose, op. cit., p. 10 et G. D'Anna, M. Pacuvii Fragmenta,
Rome, 1967, p. 43, n. 1, qui tous deux renvoient à C. Robert, Hermès, XXIII, 1883, p. 436,
n. 1.
7 Voir H. Rose, op. cit., p. 29 et G. D'Anna, op. cit., p. 117-118.
8 M. Valsa, Marcus Pacuvius poète tragique, Paris, 1957, p. 33.
9 Arg., IV, 778.
10 Fab., 27, 2 et sq. Le mot est cité quatre fois, détail remarquable dans un texte aussi
court.
104 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Par conséquent, toute tentative de «reconstitution», ou même sim


plement de «classement» des fragments devrait, par corollaire, s'ap
puyer sur une analyse nette des divers mouvements de la Fable. Ce type
d'analyse, semble-t-il, n'a jamais été fermement conduit. Aucun éditeur
des fragments ne respecte, à la lettre, le déroulement et l'enchaînement
que suggère la Fable d'Hygin11. Or, il convient de le rappeler, très net
tement, les lois du genre même de la fable, en raison des contraintes
qu'imposait inévitablement la brièveté de ce type de composition, obli
geaient l'auteur à une rigueur très sévère et, en même temps, très pro
che de la mise en œuvre des éléments dramatiques sur le théâtre. De ce
point de vue, l'art d'Hygin n'est pas sans rapport avec, par exemple, la
technique dramatique du fabuliste La Fontaine. On sait du reste que La
Fontaine était venu à l'art de la fable après des essais infructueux dans
le genre dramatique.
C'est donc dans cet esprit que la Fable d'Hygin, quelles que puis
sent être les différences qu'il faille établir entre elle et la fable telle que
l'a magnifiée La Fontaine, doit être utilisée pour nous conduire à une
approche satisfaisante du déroulement dramatique de la tragédie de
Pacuvius.

Le texte d'Hygin

Revenons donc à la Fable XXVII pour examiner en détail l'encha


înement des éléments qui portent l'action. En marge du texte ces él
éments remarquables méritent d'être notés ainsi que les «moments» les
plus importants du point de vue de la progression dramatique.

Fabula XXVII12

Persi Solis filio, fratri Aeetae, I. La Cour de Perses à Aia


responsum fuit (Perses et Médus).
ab Aeetae progenie mortem caue- 1) L'oracle.
re :

11 Parmi les reconstitutions ou classements les plus récents on citera : C. Faggiano,


Pacuvius, Gelatina Marra, 1930; E.H. Warmington, Remains..., t. II, Londres, 1936-
1967; G. D'Anna, Rome, 1967; sans parler des éditions bien connues de Ribbeck et
Klotz.
12 Edition H. I. Rose, Hygini Fabulae, La Haye, 1933, p. 29 et 30.
PACUVIUS 105

ad quern Medus dum matrem per- 2) Arrivée de Médus.


sequitur
tempestate est delatus, 3) Récit de la tempête.
quern satellites comprehensum ad 4) Capture de Médus.
regem Perseti perduxerunt.
Medus Aegei et medeae filius ut 5) Interrogatoire et déclaration de
uidit se in inimici potestatem ue- fausse identité.
nisse, Hippoten Creontis filium se
esse mentitus est.
Rex diligentius quaerit et in custo- 6) Décision hâtive de Perses : Mé
diam eum conici iussit; dus en détention surveillée.
Ubi sterilitas et penuria frugum di- IL La famine. (Perses et Médée).
citur fuisse.
Quo Medea in curru iunctis draco- 1) Arrivée de Médée.
nibus cum uenisset,
regi se sacerdotem Dianae ementita 2) Déclaration de fausse identité.
est;
dixit sterilitatem se expiare posse, 3) Promesses de Médée.
et cum a rege audisset Hippoten 4) Projets de vengeance contre
Creontis filium in custodia haben, Créon.
arbitrans eum patris iniuriam exse-
qui uenisse, ibique. . . imprudens
filium prodidit.
Nam regi persuadet eum Hippoten 5) Mensonge de Médée.
non esse sed Medum Aegei filium a
matre missum ut regem interfice-
ret,
petitque ab eo ut interficiendus sibi 6) Médée se charge de tuer Hippo-
traderetur, aestimans Hippoten tès.
esse
Itaque Medus cum productus esset III. La reconnaissance (Médée et
ut Médus).
mendacium morte punirei, 1) Médus livré à Médée.
Ut ilia aliter esse uidit quam pu- 2) Intuition de Médée.
tauit,
dixit se cum eo colloqui uelle 3) Entretien particulier.
atque ensem ei tradidit 4) Médée arme Médus.
iussitque aui sui IV. La justice (Médée et Aiétès).
iniurias 1) Situation d'Aiétès.
exsequi. 2) Vengeance nécessaire.
106 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Medus re audita V. Final (Médée, Médus et Aiétès).


Persen interfecit 1) Meurtre de Perses,
regnumque auitum possedit; 2) Médus sur le trône d 'Aiétès.
ex suo nomine terrant Mediani co- 3) Médus donne son nom à la Mé-
gnominauit. die.

Tels sont donc les mouvements dramatiques les plus sensibles. Ils
permettent ainsi de distinguer dans la Fable comme cinq grands «mo
ments» évidents. Ceux-ci ne sont pas sans rappeler les cinq actes tradi
tionnels que connaissent Donat13 et Horace14. Il est vrai que, chez ces
auteurs, le mot «actus» s'applique à la comédie, mais, comme nous le
verrons, le Médus de Pacuvius n'est pas sans rapport avec la comédie.
Par ailleurs, il est bien évident que cette distinction en «actes» avait
chez les Anciens une toute autre valeur et une signification bien diffé
rente de ce que nous pouvons observer sur nos scènes modernes. La
notion d'acte, sur le théâtre latin, ne correspondait qu'à des «mo
ments», à des «temps forts», sans qu'il fût nécessaire pour autant, com
mec'est l'usage moderne, d'imposer une césure, pour laisser les specta
teursse détendre. Ces «moments» pouvaient du reste ne pas avoir des
durées égales lors de la représentation. C'est bien précisément ce que
nous observons dans le présent découpage de la Fable d'Hygin. Il nous
appartiendra de juger plus loin si une telle répartition peut aider ou
non au classement de ces fragments isolés, que nous allons relire.

Le texte de Pacuvius

Comme édition de référence nous avons retenu celle de G.


D'Anna15 non seulement parce qu'elle est la plus récente, mais surtout
parce que l'établissement du texte y a été fait avec le plus grand soin 16,
et qu'il a, en outre, bénéficié des travaux antérieurs, ceux de Klotz17
notamment.

13 Ad., Praef., 1, 4.
14 Art poét., 189 et sq.
15 Op. cit., p. 119-125.
16 On pourra en juger à travers l'importance et la qualité de l'apparat critique que
nous regrettons, faute de place, de ne pouvoir reproduire ici.
17 A. Klotz, Scaenicorum Romanorum fragmenta, Munich, 1953.
PACUVius 107

MEDUS (Texte établi par G. D'Anna)

I
ques sunt is? : : ignoti nescio ques ignobiles 251

II
cedo, quorsum itiner tetinisse aiunt? 252

III
te, Sol, invoco ut mihi potestatem duis? 253
inquirendi mei parentis 254

IV
quae res te ab stabulis abiugat? : : certum est loqui? 255

V
accessi Aeaeam et tonsillam pegi laeto in litore 256

VI
diversi circumspicimus, horror percipit 257

VII
quid tandem? ubi ea est? quo receptat? : : exul 258
incerta vagai.

Vili
custodite hune vos ne vim quis attolat neve attigat? 259

IX
angues ingénies alites iuncti iugo 260

X
linguae bisulces actu crispo fulgere 261

XI
. . . mulier egregissima? 262
forma 263

XII
caelitum Camilla, exoptata advents : salve, hospita 264
108 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

XIII
. . . postquam calamitas plures annos arvas calvitur 265

XIV
qua super re interfectum esse dixisti Hippotem? 266

XV
possum ego isiam capite cladem averruncassere 267

XVI
vitam propagans f exan * f altaribus 268

XVII
Aegialeo parentat poter 269

XVIII
atque, eccum in ipso tempore ostentum senem 270

XIX
refugere oculi, corpus macie extabuit, 271
lacrimae peredere umore exanguis genas,
situm inter oris barba paedore horrida atque
intonsa infuscat pectus inluvie scabrum 274

XX
sentio, poter, te vocis calvi similitudine 275

XXI
quis tu es, mulier, quae me insueto nuncupasti nomine? 276

XXII
set quid conspicio? num me lactans calvitur 277
aetas? 278

XXIII
coniugem 279
habui ilium, Amor quem dederat qui plus pollet potiorque est 280
pâtre
PACUVius 109

XXIV

cum te expetebant omnes florentissimo 281


regno reliqui; nunc desertum ab omnibus
summo periclo sola ut restituam paro. 283

XXV
populoque ut faustum sempiterne sospitent 284

XXVI
sì resto, per git ut earn; si ire conor, prohibet baetere 285

XXVII
clamore et sonitu colles résonantes bount 286

XXVIII
repudio auspicium : regrediundum est ilico 287

XXIX
neque profundum 288

Essai de reconstitution

Si donc l'on accepte de s'en référer à la Fable et de suivre pas à pas


l'agencement et l'ordonnance qu'elle propose, aussi bien pour les thè
mes que pour les temps, un nouveau mode de classement des frag
ments en découle, qui n'a, semble-t-il, jamais été utilisé de façon métho
dique et qui pourrait s'avérer capable de faire quelque peu progresser
notre connaissance de l'œuvre démembrée.

Acte I

L'ouverture mettait probablement l'accent sur Perses, son ascen


dance illustre et sa parenté avec Aiétès et Médée. Le texte rappelait cet
élément dramatique essentiel : un oracle avait prédit à Perses une fin
horrible, qui lui viendrait de l'un des descendants d'Aiétès. Or, à l'ins
tant même, un nouveau présage venait de donner un dernier avertiss
ement à Perses, au moment précis où il se disposait à renoncer au pou-
110 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

voir et à quitter le pays. Dans un ultime sursaut d'énergie et d'orgueil,


Perses décidait de rester et de revenir au palais.

Fragment 1.

Perses {aux gens de sa suite) - «Je repousse ce présage : que l'on


regagne immédiatement le palais18.»
Survient un garde. Il annonce cette nouvelle : on a vu des étrangers
débarquer et se mettre en route. Perses s'informait de leur itinéraire et
de leurs intentions, avec une anxiété certaine et déjà sensible dans l'or
dre des mots et la métrique.

Fragment 2.

Perses {à un garde) - «Parle, dans quelle direction t'a-t-on dit qu'ils


maintenaient leur marche19»?
Déjà, la troupe des étrangers s'approchait dans l'intention évidente
de se présenter au palais.

Fragment 3.

Perses (à un garde) - «Qui sont ces gens?»


Le garde - «Des inconnus dont je ne saurais pas même dire le
nom20.»
Entouré de ses hommes, Médus entrait sur la scène. Il contait ses
aventures.

Fragment 4.

Médus - «Je suis arrivé à Aia et j'ai fiché le pieu d'amarrage sur un
rivage radieux21.»
Médus évoquait les périls et la tempête survenus au cours du voya
ge.

18 D'Anna XXVIII, 287, Sén. iamb, complet. Non. 509 L.


19 D'Anna II, 252, Dimètre anap. complet. Non. 261 L.
20 D'Anna I, 251, Sept, troch. incomplet. Char. 115 B.
21 D'Anna V, 256. Sept, troch. complet, fest. 488 L.
PACUVIUS 111

Fragment 5.
Médus - «Nous regardons de tous côtés; l'horreur nous pénètre22.»
Dans ce rappel des dangers, intervenait peut-être le fragment sui
vant qui est particulièrement délicat à classer, ne serait-ce qu'en raison
de sa brièveté :

Fragment 6.
(Médus?) - «Ni. . . la profondeur de la mer. . .23. »
Perses interrogeait le nouveau venu sur un ton plein de mépris.

Fragment 7.
Perses - «Quelle affaire te fait quitter ta demeure?»
Médus - «Je suis décidé à le dire24.»
Bien évidemment cette prétendue sincérité n'était que ruse. Médus
dissimulait sa véritable identité et se faisait passer pour Hippotès, qui
pourchassait Médée pour venger Créon. On imagine la réaction de Per
ses : Médée se trouverait-elle donc à Aia?

Fragment 8.
Perses - «Qu'est ce que cela veut dire, à la fin? Où est-elle? Où
a-t-elle un refuge?»
Médus - «Exilée, sans demeure fixe, elle erre à l'aventure25.»
Il y avait peut-être trop de pitié dans cette réponse. Elle contenait
au moins quelque chose qui éveillait un soupçon dans l'âme méfiante
de Perses. D'où l'habile décision qu'il prenait en ordonnant de placer
Médus dans une sorte de détention surveillée.

Fragment 9.
Perses (à ses gardes) - «Vous, veillez sur cet homme, afin que nul
ne puisse ni attenter à sa personne ni même l'atteindre26.»
Sur cette mesure prudente, Perses regagnait l'intérieur du palais,

22 D'Anna VI, 257. Sén. iamb, complet. Macr., Sai., 6, 1, 36.


23 D'Anna XXIX, 288. Mètre incertain. Fest. 256 L.
24 D'Anna IV, 255. Sén. iamb, complet. Non. 102 L.
25 D'Anna VII, 258. Sept, troch. complets. Non. 749 L.
26 D'Anna VIII, 259. Sept, troch. complet. Non. 369 L.
112 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tandis que l'on emmenait Médus. Le premier temps du drame venait


d'être joué.

Acte II

Un personnage donnait alors au public une seconde information


importante, elle aussi, du point de vue dramatique.

Fragment 10.

Un personnage - «Depuis les si nombreuses années que le fléau


ravage nos campagnes. . .»27
Dans ce passage, le problème des moyens capables de conjurer un
tel fléau devait nécessairement être débattu. Quel remède pouvait-on
imaginer? Sans doute, un départ de Perses y était envisagé, ne serait-ce
que pour aboutir très rapidement à cette constatation que Perses ne
consentirait jamais, de lui-même, à regagner sa Tauride originelle?
Quoi qu'il en soit, tandis que de telles réflexions s'exprimaient, sur l'ho
rizon se détachait, de plus en plus proche et de plus en plus net, un
char ailé, tiré par de fantastiques dragons.

Fragment 11.

Un personnage - «... les énormes serpents ailés attelés sous le


joug. . .»28
L'apparition se rapprochait encore, vision d'horreur et d'épouvan-
te que décrit avec précision le vers suivant, où la langue technique vient
se mêler au langage poétique.

Fragment 12.

Un personnage - «Les langues fourchues, dans leur mouvement


strident, lancent des éclairs29.»
Bien vite cependant la vision se pare de couleurs plus aimables :
sur le char on distingue une forme agréable.

27 D'Anna XIII, 265. Sept, troch. incomplet. Non. 283 L.


28 D'Anna IX, 260. Sén. iamb, complet. Cic, Inv., 1, 27.
29 D'Anna X, 261. Sén. iamb, complet. Non. 814 L.
PACUvius 113

Fragment 13.
Un personnage - «... Une femme, d'une suprême beauté. . .»30
II s'agit, naturellement, de Médée. Mais, détail assez surprenant,
personne ne la reconnaît du premier coup d'œil, pas même Perses, dont
elle hante cependant jour et nuit la pensée. . . Peut-être ne l'imaginait-il
pas aussi belle?
Et l'admirable créature parle. Elle s'adresse même au roi, sorti tout
exprès du palais, au bruit de la nouvelle. Elle se déclare capable de
conjurer cette famine.

Fragment 14.
Médée - «Je puis, moi, détourner de ta tête ce fléau31.»
Elle se fait passer pour prêtresse de Diane. Chacun l'accueille avec
d'autant plus de joie, et tous voudraient pouvoir s'écrier avec Perses :

Fragment 15.
Perses - «Toi, la petite servante des habitants du ciel, toi que nous
attendions, tu nous arrives : Salut ! Sois notre hôte ! 32. »
Aucun autre fragment ne nous est parvenu qui puisse permettre
une meilleure connaissance de cet acte. Nous ne pourrons donc que
nous retourner vers la Fable d'Hygin et supposer, comme elle le passe,
que Médée apprenait la présence du faux Hippotès, qu'elle formait des
projets de vengeance contre lui, et qu'elle obtenait de Perses que le
détenu lui soit livré.

Acte III

Perses acquiesçait d'autant plus volontiers à cette requête qu'il


n'était sûrement pas mécontent du tout de se voir débarrasser de la
présence du présumé Hippotès. Quoi de plus naturel en outre que
d'exaucer le vœu d'une personne qui venait de sauver l'État tout
entier?
Des gardes escortaient Médus qui entrait en scène pour rencontrer
Médée. Il demeurait un instant seul sur la scène et livrait ses états

30 D'Anna XI, 262-263. Mètre incertain. Prise. GL., 2, 87 K.


31 D'Anna XV, 267. Sén. iamb, incomplet. Non. 104 L.
32 D'Anna XII, 264. Sept, troch. complet. Varr., Ling. Lai., 7, 34.
114 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'âme aux spectateurs. Il se plaignait des hésitations de Perses et de


cette liberté surveillée qu'il lui imposait.

Fragment 16.

Médus «Quand je veux rester, il n'a de cesse que je parte; et quand


je veux partir, il m'interdit de m'en aller33.»
Des plaintes, Médus passait aux lamentations. Il implorait son
ancêtre le Soleil, le suppliant de venir à son secours pour le délivrer et
l'aider à retrouver Médée.

Fragment 17.

Médus - «Soleil, c'est toi que j'invoque, afin que tu me donnes le


pouvoir de retrouver ma mère34.»
Durant ce monologue, Médée arrivait à son tour. Elle reconnaissait
son fils. Sur la suite de l'action, telle qu'elle apparaît dans la Fable,
nous ne possédons aucun fragment susceptible de convenir à la situa
tion. Nous ne pouvons donc que supposer que Médée, au cours d'un
entretien, armait secrètement la main de Médus. Elle se livrait égale
ment à un simulacre de meurtre sur Médus, comme cela est nécessaire
pour comprendre le sens du fragment 27 35. Les gardes s'en retour
naient au palais pour annoncer au roi la mort d'Hippotès.

Acte IV

Restés seuls, Médée et Médus poursuivaient leur projet de vengean


ce afin que justice soit rendue à Aiétès. Précisément, le vieux roi déchu
traversait la scène. Il se dirigeait vers un autel pour y accomplir une
offrande. Sa démarche était celle d'un automate et montrait que rien ni
personne ne comptaient pour lui, sauf son objectif, cet autel sacré.
Médée le reconnaissait immédiatement.

33 D'Anna XXVI, 285. Oct. iamb, complet. Non. 108 L.


34 D'Anna III, 253-254. Sept, troch. incomplets. Char. 130 B.
35 Voir infra, p. 117.
PACUVius 115

Fragment 18.

Médée - «Et voici que le vieil homme se manifeste au moment


opportun 36. »
Médée ne savait contenir son émotion en observant, sur les traits
d'Aiétès, les ravages causés par le temps et les malheurs.

Fragment 19.

Médée - «Ses yeux l'abandonnent; son corps est décharné de mai


greur; ses larmes ont rongé ses joues exsangues; dans la saleté qui cou
vre son visage, une barbe, horrible de crasse et jamais taillée, va tacher
sa poitrine poissée de souillures37.»
Aiétès s'arrêtait devant l'autel. La vie ne subsistait en lui que pour
lui donner simplement la force d'accomplir ces rites expiatoires en
l'honneur d'Absyrtus.

Fragment 20.
Médée - «... prolongeant encore son existence au pied de l'autel
désert. . .»38
Aiétès, de fait, ne vit que pour assurer encore à son fils mort,
Absyrtus ou Aegialeus, les sacrifices nécessaires à son repos.

Fragment 21.
Médée - «Pour Aegialeus, son père célèbre un sacrifice. . .»39
Dans sa douleur, Aiétès distinguait une forme, quelque chose qui, à
travers ses larmes, ressemblait à Médée.

Fragment 22.

Aiétès - «Mais qu'aperçois-je? Se peut-il que l'âge m'abuse à ce


point?»40
Médée se laissait peut-être alors tomber à ses pieds, en supplian-

36 D'Anna XVIII, 270. Sén. iamb, complet. Fest. 214 L.


37 D'Anna XIX, 271-274. Sén. iamb, complets. Cic, Tusc, 3, 26.
38 D'Anna XVI, 268. Mètre incertain. Schol. Verg. Aen., 5, 93.
39 D'Anna XVII, 269. Mètre incertain. Quint., InsU, 8, 6, 34.
40 D'Anna XXII, 277-278. Iamb. sén. complet et incomplet. Non. 1 1 L.
116 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

te. . . Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'elle ne pouvait s'empêcher
de l'appeler «père». Aiétès ne savait plus que croire.

Fragment 23.

Aiétês - «Qui donc es-tu, femme, qui viens de m'appeler d'un nom
insolite?41.»
Médée se faisait définitivement reconnaître de son père. Aiétès lui
adressait sans doute quelque reproche sur son départ et la façon dont
elle avait suivi cet homme, cet étranger, en l'abandonnant, lui, son
père. Médée lui disait alors :

Fragment 24.

Médée - « pour époux, j'ai eu celui


qu'Amour m'avait donné, Amour dont le pouvoir et la puissance sur
passent ceux d'un père!»42
C'était une réponse habile, pleine d'ingéniosité et tout imprégnée
de la meilleure rhétorique. La suite de son discours ne manquait pas
non plus d'éloquence pénétrante et persuasive.

Fragment 25.

Médée - «Quand tous s'empressaient autour de toi, au temps où


ton règne était extrêmement florissant, moi, je t'ai quitté; mais à pré
sent que tous t'abandonnent dans la pire épreuve, moi, seule, je travail
le à ton rétablissement43.»
Et le charme de cette rhétorique subtile était tel que, pour finir,
Aiétès, lui qui déjà avait tant de peine à voir distinctement les choses, se
laissait totalement aveugler. Tant et si bien qu'il en venait à se demand
er si ce jeune homme, là, auprès de Médée et qui venait de lui adres
ser quelques paroles, n'était pas la réincarnation de son fils bien aimé.
Il y avait eu, de fait, tant de miracles, de déguisements et de mensong
es, de retournements et d'imprévus, que le pauvre homme pouvait
bien espérer davantage encore. Médée le détrompait.

41 D'Anna XXI, 276. Sept, troch. complet. Varr., Ling, hat., 6, 60.
42 D'Anna XXIII, 179-280. Oct. iamb, incomplet et complet. Cic, Tusc, 4, 69.
43 D'Anna XXIV, 281-283. Sén. iamb, complets. Rhet. Her., 2, 40.
PACUvius 117

Fragment 26.

Médée - «Je crois, père, que ce n'est que la ressemblance de la voix


qui t'abuse44.»
Mais, tout aussitôt, elle lui apprenait la bonne nouvelle : ce jeune
homme, dont la voix sonnait comme celle d'Absyrtus, était son petit-
fils, Médus, venu à Aia pour venger Aiétès.

Acte V

Perses à ce moment sortait du palais, agité sans doute du plus som


brepressentiment. Il venait s'enquérir de la disparition effective d'Hip-
potès. On imagine son étonnement de le trouver encore bien vivant,
auprès de Médée qui serrait sur sa poitrine son père et son fils, dans
une attitude magnifiquement théâtrale . . .

Fragment 27.

Perses - «Pour quelle raison as-tu dit qu'Hippotès était mort?»45


Elle lui répondait qu'il n'y avait plus d'Hippotès, qu'il n'y en avait
jamais eu, et que l'étranger, qui se tenait là contre elle, n'était autre que
Médus, son fils retrouvé. Alors, dans un grand éclat pathétique, elle
montrait ce fils à la foule, aux courtisans, aux gardes. . .

Fragment 28.

Médée - «et au peuple, afin qu'ils protègent leur bienfaiteur éter


nel.»46
C'était faire allusion nette à la race nouvelle qui allait naître de ce
nouveau roi et qui tirerait son nom du propre nom de son fondateur.
Perses n'avait pas le temps de s'enfuir. Médus faisait justice des mal
heurs de sa famille. Tout aussitôt, le peuple entier s'abandonnait à l'a
llégresse la plus tapageuse.

44 D'Anna XX, 275. Sept, troch. complet. Non. 10 L.


45 D'Anna XIV, 266. Sén. iamb, complet. Fest. 394 L.
46 D'Anna XXV, 284. Sén. iamb, complet. Non. 250 L.
118 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Fragment 29.

Un personnage - «De cris et de bruits les collines résonnent et


retentissent47.»
Et l'œuvre s'achevait ainsi dans l'allégresse que l'on devine.

CONCORDANCE

Présent classement Edition D'Anna48


1 XXVIII
2 II
3 I
4 V
5 VI
6 XXIX
7 IV
8 VII
9 VIII
10 XIII
11 IX
12 X
13 XI
14 XV
15 XII
16 XXVI
17 III

47 D'Anna XXVII, 286. Sén. iamb, complet. Non. 110 L.


48 Nous n'avons pas jugé nécessaire de donner une correspondance avec les éditions
de Ribbeck, Klotz, Warmington, etc. On trouvera dans l'édition D'Anna une table de co
rrespondance avec Ribbeck-Klotz, p. 292. De même, l'édition Warmington, op. cit., p. 636
et sq., donne une concordance avec Ribbeck.
PACUVIUS 119

Présent classement Edition D'Anna


18 XVIII
19 XIX
20 XVI
21 XVII
22 XXII
23 XXI
24 XXIII
25 XXIV
26 XX
27 XIV
28 XXV
29 XXVII

Tel est donc le classement des fragments auquel nous sommes par
venu. Il est certainement inutile de bien préciser ici que nous ne sau
rions le considérer comme absolu et encore moins définitif. Nul ne
pourrait affirmer que, sur tel ou tel détail, d'autres possibilités n'au
raient pu être envisagées, de façon également satisfaisante. Tout au
plus peut-on considérer le résultat de cet essai comme une hypothèse
de travail relativement probante. Par rapport à nos précurseurs, notre
seul mérite n'est que de mieux prendre en considération deux facteurs
qui n'ont, semble-t-il, jamais été exploités méthodiquement : d'une part,
les données de la Fable d'Hygin, et, d'autre part, les associations fon
dées sur l'emploi de mètres identiques. C'est donc, en s'appuyant sur
l'une et l'autre de ces deux données, que le présent classement offre
quelques possibilités nouvelles de reconquête du drame perdu. Tel
quel, il nous permet du moins de suivre l'œuvre dans ses lignes de for
ce les plus nettes et donc dans sa continuité. Mais tout notre effort
serait vain s'il n'avait servi uniquement qu'à redonner un corps à ces
membres disloqués. Ce que nous devons espérer de cette relecture
pourrait aller plus loin encore, si elle nous invitait à replacer l'œuvre,
ainsi restructurée, dans le vaste courant des modes et des idées qui al
imentait la création littéraire, au moment même où Pacuvius composait
son Médus.
120 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

PSEUDOLUS ET MÉDUS

C'est, bien entendu, à la comédie que nous allons devoir faire appel
pour mieux connaître la tragédie. Les deux genres entretiennent à
Rome des rapports privilégiés et qui ont fait l'objet de trop nombreux
commentaires pour qu'il soit nécessaire ici de les rappeler.
Avant de justifier en détail le parallèle que nous projetons d'établir
entre le Médus et le Pseudolus, essayons, très rapidement, de dégager
l'intérêt que présente le Pseudolus pour ce type de recherche.
Cette comédie, comme nous avons tenté de le montrer par ai
l eurs49, est tout d'abord riche en allusions à l'actualité politique et reli-
giuse. En second lieu, en elle, la parodie du style tragique tient une pla
ceimportante. De plus, dans les thèmes mêmes qu'elle aborde, elle pro
pose un éventail des idées et des goûts qui peut être précieux pour com
prendre le Médus. Enfin, en ce qui concerne les problèmes de datation,
le Pseudolus jouit d'un privilège rare, celui de pouvoir être daté de
facon absolument certaine.
Pour en venir tout de suite à ce dernier point, la datation du Pseu
dolus nous est en effet connue, de facon irrécusable, par la didascal
ie50. La pièce fut jouée sous la preture urbaine de M. Iunius, au cours
des Jeux Mégalésiens, c'est-à-dire au printemps 191 51. Nous avons donc
là un point de repère chronologique tout à fait assuré et utilisable dans
une perspective comparatiste avec les œuvres de Pacuvius.
Cette perspective, du reste, est d'autant plus ouverte et nécessaire
que le Pseudolus se distingue particulièrement, dans l'ensemble de la
production de Plaute, par sa volonté constante et consciente de paro
dier le style et les situations tragiques. La parodie, en effet, a été de
longue date remarquée par les éditeurs52. Elle est d'autant plus sensi
blequ'elle affecte particulièrement la première scène, dont le rôle est
naturellement essentiel pour l'exposition des thèmes et des moyens
comiques53. Du reste, la netteté de ce dessein parodique est elle-même
soulignée, à l'intérieur de la pièce, par les personnages; ainsi, au vers

49 Voir notre article Politique et religion dans le Pseudolus, RÊL, LVI, 1979, p. 115-
141.
50 PSEUDOLUS M. IUNIO. M. FIL. PR. URB. AC. M.
51 Sans doute lors de la dédicace du temple de la Magna Mater Idaea (T. L., 36, 36,
3.).
52 Cf. A. Ernout, Plaute, Paris, 1938, t. VI, n. 1, p. 17.
53 Voir spécialement les vers 1-13.
PACUVIUS 121

707, Charinus s'exclame à propos de la dernière tirade de Pseudolus54,


où triomphe la caricature du ton tragique : « Ut paratragoedat carnu-
fex ! »
Toutes ces remarques convergent donc pour nous inviter à considé
rer comme l'un des éléments du comique cette volonté de plagier la
gravité tragique. Elles nous incitent parallèlement à accorder la plus
grande attention aux moindres indices susceptibles de nous laisser
reconnaître les œuvres dramatiques qui pourraient être ainsi caricatur
ées.
Or le Pseudolus contient précisément trois allusions très nettes à
des mythes célèbres et qui n'ont cessé d'être exploités par les auteurs
tragiques. La première a trait au mythe d'Antiope. Les deux autres au
mythe de Médée.
Dans les deux cas, ce type d'allusion à un mythe précis - Antiope55
et Médée56 - ne se renouvelle nulle part ailleurs dans l'œuvre de Plau-
te. Il nous faut donc en déduire que ces allusions sont apparues, dans
le Pseudolus, pour répondre à des intentions bien précises ou, tout au
moins, pour tenir compte de l'actualité littéraire. Le Pseudolus, ainsi,
parodierait deux œuvres tragiques qui auraient été jouées tout récem
ment, lors de la saison théâtrale précédente, c'est-à-dire en novembre
ou décembre 192.
En ce qui concerne cependant Antiope, l'hypothèse se heurte à de
graves difficultés. La seule Antiope connue est l'œuvre de Pacuvius,
dont il subsiste dix-huit fragments57. De toute façon, dans la période
que nous considérons, autour des années 192 et 191, seule l'Antiope de
Pacuvius a pu être vraisemblablement écrite et jouée. Or, précisément
un essai de datation de cette œuvre la repousse en 161 58. L'argumentat
ion repose sur un parallélisme thématique entre l'Antiope de Pacuvius
et les Adelphes de Térence. De fait, on retrouve, dans l'une et l'autre
pièce, ce même thème commun de l'éducation qui soutient la démonst
ration. Comme les Adelphes peuvent être datés de 16059, il faudrait
donc dater l'Antiope de Pacuvius de l'année précédente, soit 161 . . .?

54 Vers 703-706.
55 Pseud., 199-201.
56 Pseud., 193 et 868-870.
57 D'Anna, p. 48-52.
58 B. Bilinski, Contrastanti ideali di cultura sulla scena di Pacuvio, Acc. Polacca di
scienze e lettere, Fascicolo 16, Rome, 1962, p. 29 et 30
59 B. Bilinski, ibidem, p. 29, n. 45.
122 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

La démonstration n'est convaincante que sur un point : il y a bien


rencontre des deux œuvres sur ce thème pédagogique. Mais comment
ne pas s'étonner alors de ne trouver dans les Adelphes absolument
aucune mention des héros les plus célèbres de la légende? Ni Antiope,
ni Nycteus, ni Amphion, ni Zéthus, ni Dircé, ni Lycus ne se trouvent
nommés. La seule allusion thématique ne suffit pas à fonder un ra
pprochement entre cette comédie et cette tragédie. Le public romain
avait certainement besoin qu'on lui indiquât nettement tout passage à
caractère allusif , en lui énonçant aussi les noms des personnages essent
ielsdu mythe, auquel l'auteur voulait faire référence. A lui seul et de
par sa nature même, le thème pédagogique général que traitent les
Adelphes ne saurait renvoyer exclusivement à la seule Antiope de Pacu-
vius.
Examinons une seconde hypothèse, qui date Antiope de l'année
191 M. Cette fois l'analyse repose sur une comparaison lexicale entre
Antiope et le Pseudolus de Plaute. Ce que nous serions tout disposé à
approuver, si la thèse était étayée par d'autres éléments de comparais
on. En fait, on semble accorder une importance extrême à l'emploi de
praefulcire61 qui trouverait tout son sens par comparaison avec Anti-
ope. Cette datation a été vivement critiquée62. On lui reproche essentie
llementde considérer comme un phénomène rare l'emploi d'un mot qui
appartient au vocabulaire tragique dans son ensemble. Nous y ajoute
ronscet autre grief : en admettant que l'Antiope de Pacuvius ait trouvé
un écho lexical dans le Pseudolus, elle ne pourrait cependant, en toute
bonne logique, qu'être datée de la saison théâtrale précédente, soit 192
et non 191. En dépit de cette erreur, la thèse mérite cependant quelque
considération.
Elle est la première, du moins, à avoir risqué un rapprochement
entre Pseudolus et Antiope, rapprochement que nous croyons souhaita
ble et possible pour des raisons que nous avons déjà en partie présent
ées et que l'on pourrait donc brièvement réexposer. Le Pseudolus est la
seule œuvre de Plaute qui fasse allusion à la légende d'Antiope. Comme
le Pseudolus se donne comme une comédie à valeur caricaturale de la
tragédie, toute allusion à un sujet dramatique ne peut que renvoyer à

60 A. Thierf elder, Plautus und die römische Tragödie, Hermès, LXXIV, 1939, réimpr.
1967, p. 155 et sq.
61 Pseud., 772.
62 B. Bilinski, Contrastanti, op. cit., n. 46, p. 30.
PACUVius 123

une tragédie récemment représentée. Or, seule l'Antiope de Pacuvius


peut avoir été écrite en 192.
La principale objection que l'on pourrait faire contre cette datation
ne peut porter que sur ce seul point63 : Pacuvius, à ce que l'on croit64,
aurait débuté tard dans la carrière dramatique. C'est là une opinion qui
non seulement manque de fondement sérieux, mais qui encore heurte
le bon sens, car ce serait bien le premier cas d'auteur dramatique à
s'être ainsi senti le don d'écrire pour le théâtre à la fin de sa carrière.
Comment imaginer que le neveu et l'élève d'Ennius ait attendu si long
temps? Qu'aurait-il écrit avant cela? En réalité, Pacuvius semble vict
imede son talent de peintre : sous prétexte que l'on connaît la précocité
de ses dons en ce domaine, on le soupçonne un peu hâtivement d'avoir
eu une vocation tardive pour la tragédie. Tout cela n'a rien de crédible.
Aussi, faute de mieux, nous préférons maintenir l'hypothèse d'une Anti-
ope datée de 192. Le fait que Cicéron estime que cette pièce fasse partie
de ces «fabulae ad uerbum e Graecis expressae»65, comme la Médée
d'Ennius, ne signifie pas tellement que la pièce aurait été strictement
«traduite»66 mais davantage qu'elle pourrait appartenir à une période
de la vie et de la carrière d'un auteur, où l'imitation pouvait encore
avoir un rôle plus influent67. Nous essaierons cependant plus loin de
discerner plus exactement la part qui revient à l'imitation et celle de
l'originalité dans le Médus de Pacuvius. Il nous importe dans l'imméd
iat de rechercher si une datation de cette pièce en 192, comme l'Anti
ope,a quelque chance de pouvoir se vérifier.
Comme pour Antiope, les deux allusions qui concernent Jason68 et
Médée69 dans le Pseudolus sont des faits uniques dans l'œuvre de Plau-
te. Aucune autre mention n'apparaît des noms de Médée ou Jason, et

63 Elle a du reste été formulée par B. Bilinski, ibidem, contre la datation de Thierfel-
der.
64 E. Paratore, Storia del teatro latino, in Storia del teatro, Milan, 1957, p. 148.
65 De fin., 1, 4.
66 Nous avons vu dans le chapitre précédent que Cicéron lui-même était revenu sur
ce jugement. Ci.Acad., 1, 10.
67 Comme nous l'avons constaté, Ennius, né en 239, a 35 ans lorsqu'il écrit sa Médée ;
Pacuvius, né en 220, a 28 ans lorsqu'il fait représenter son Antiope en 192. La date de
naissance de Pacuvius nous est donnée par Cicéron {Brut., 229). Il aurait eu cinquante ans
de moins qu'Accius. Or, grâce à saint Jérôme (Euseb. Chron., 1878) nous savons qu'Accius
naquit en 170.
68 Pseud., 193.
69 Pseud., 868-870.
124 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

l'on chercherait en vain de même les mots Colchis, Argo, Argonautes,


etc. Il nous est donc permis de supposer que, en 191, lorsque Plaute
écrivait Pseudolus, une œuvre récente venait de remettre Médée et son
mythe en honneur.
Dans ce cas, et toujours à l'image de ce qui s'était passé pour
Antiope, seul le Médus de Pacuvius peut avoir été écrit en 192. La Médée
d'Ennius est déjà, à cette date, ancienne, puisqu'elle semble datable de
204. Celle d'Accius, par la force des choses, est encore lointaine. Voilà
donc un premier argument, chronologique, qui va dans le sens d'une
datation possible du Médus en 19270.
Cet argument chronologique peut être étayé par une remarque
d'ordre lexical, un rapprochement entre Médus et Pseudolus qui irait
dans le sens de la tentative de Thierfelder. A deux reprises dans le Pseu
dolus, le mot ignobilis est employé avec le sens d'inconnu, valeur qui ne
se rencontre chez aucun autre contemporain, excepté Pacuvius dans
son Médus. On comparera ainsi :
Pseud. 591 :. . . Quis hic est qui oculis mets obuiam ignobilis obici-
tur71?
et Pseud. 964 : Peregrina faciès uidetur hominis atque ignobilis72.
avec Médus : ... Ignoti nescio ques ignobiles 73.

Il y a donc là une rencontre remarquable et dont la signification


mérite d'être exploitée74. Ennius, en effet, n'emploie ignobilis que par
opposition à opulentus75, sens fréquent et que l'on trouve chez Terenc
e76.Accius, apparemment, n'utilisa pas ce terme. D'une façon général
e, dans cette acception, le mot n'a guère été employé par les auteurs
latins77.

70 Nous chercherons à vérifier plus loin cet argument chronologique, en examinant


l'œuvre dans ses rapports avec l'actualité, politique notamment.
71 Trad. Ernout, op. cit., p. 54 : «Quel est cet inconnu que le hasard présente à mes
yeux?·»
72 Ibidem, p. 80 : «.II a l'air d'un étranger, sa figure m'est inconnue.·»
73 D'Anna, I, 251. Cf. supra notre classement et traduction du fragment 3.
74 Voir infra, Mensonge et vérité.
75 Jocelyn, Ennius, Cambridge, 1969, LXXXIV, 172.
76 Phorm. 120.
77 On connaît cependant un autre exemple de cet emploi dans Plaute, Amph. 440.
Cela ne peut, en conséquence, que confirmer la datation, après 193, que proposait V.
Puettner, Z. Chronologie der Plaut. Kom., Ried, 1906, p. 13. Voir aussi, Virg., Aen., 7, 776.
PACUVIUS 125

Mais la rencontre du Médus et du Pseudolus se fait plus nettement


encore sentir sur le plan thématique;
En effet, sans entrer dans des détails que nous analyserons à loisir
ultérieurement, Pseudolus reflète une image «heureuse» des personna
ges de Médée et de Jason. Or, un tel bonheur ne pouvait se retrouver
dans aucune autre œuvre du moment, sinon dans le Médus. Ennius
avait chanté l'épisode le plus dramatique. Accius allait traiter le thème
de la mort d'Absyrtus. Par conséquent, seul le Médus de Pacuvius pouv
ait donner de Médée et de Jason une image heureuse, qui reposait
donc sur une interprétation tout à fait sympathique du mythe à l'égard
de ses deux héros principaux.
C'est ce que manifeste aussi, nettement, le Pseudolus. Jason y est
représenté comme un roi paisible et riche78. Il est assis sur un tas de
blé, ce qui laisse entendre, si l'on accepte du moins l'interprétation que
nous avons donnée de ce passage79, où nous localisons la scène en
Thessalie, que Jason est heureux d'avoir retrouvé son trône, à Iolcos,
probablement, tandis que Médée, loin de vouloir du mal à qui que ce
soit, se montre au contraire sous un jour particulièrement aimable.
Non seulement elle ne tue personne, mais même elle rajeunit Pélias80.
Tout va donc ainsi pour le mieux dans le meilleur des mondes. Une
telle félicité ne se retrouvant que dans le Médus, elle nous invite donc à
poursuivre dans le sens de l'association des deux œuvres et à croire que
Plaute s'est bien diverti à surenchérir, en quelque sorte, sur le tableau
radieux qu'avait brossé Pacuvius81.
Entre le Pseudolus et le Médus d'autres sources de rapprochement
apparaîtront inévitablement dans le cours de notre analyse. Celles que
nous venons d'examiner suffisent pour rendre vraisemblable la data
tion de la pièce de Pacuvius en 192.
Le thème que nous allons aborder à l'instant n'est sans doute pas
déjà sans lien de parenté avec le Pseudolus.

78 Pseud., 193.
79 Politique et religion dans le Pseudolus, op. cit., p. 117-118.
8° Pseud., 868-870.
81 Les trop nombreuses interprétations de Pseud., 868-870 qui négligent cet aspect
aboutissent à des considérations fort peu nécessaires et guère probantes. On prête au
cuisinier toutes sortes d'intentions invraisemblables. La scène se comprend de façon
satisfaisante si elle n'est que la parodie du bonheur béat imaginé par Pacuvius. Elle comp
orte aussi des implications politiques et religieuses sur lesquelles nous aurons à reven
ir.
126 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Mensonge et vérité comme éléments dramatiques

Tout l'argument du Médus repose sur une savante et percutante


alternance de mensonges, de méprises et de reconnaissances. Le tout
semble avoir été dosé avec un doigté d'une si subtile délicatesse que,
pour le spectateur, nous l'imaginons bien, ce devait être un réel plaisir
que de participer activement à ce jeu de la vérité, un plaisir encore pro
che des subterfuges du Pseudolus, mais annonciateur déjà des très loin
tains marivaudages.
Pour nous en convaincre, il suffit de relire la Fable d'Hygin où
Médus et Médée sont tout entiers décrits par ces mots : «mentitus est»
et «ementita est». La pièce de Pacuvius avait plus de délicatesse et d'ef
fet, parce qu'elle mettait en œuvre une gradation, du faux au vrai,
autrement nuancée.
Le jeu commençait avec la présentation, en exergue, du doute,
comme pour bien laisser entendre au spectateur que la pièce qui prélu
daits'annonçait comme un véritable exercice de perspicacité. Si l'e
xpression figée que nous utilisons encore, «qui-pro-quo», a jamais eu un
sens dans l'Antiquité, nous pouvons être certains que les spectateurs
qui ont assisté à la représentation de Médus ont su l'interpréter tout à
fait correctement. Dans le texte, d'ailleurs, ce thème apparaissait très
tôt, dès la question que se posait Perses au sujet de l'identité des nou
veaux venus et qu'accompagnait la réponse, on ne peut plus incertaine,
du garde. Après donc cette interrogation, «Ques sunt is?», on imagine le
pouvoir des mots qui constituaient la réponse : « ignoti nescio ques igno-
biles»*2. A travers eux, le public, en même temps que les acteurs, pre
nait pied dans un univers où le possible et l'inconnu allaient tenir la
première place.
Ce que nous avons dit plus haut de la valeur d'ignobilis serait à
reprendre ici, à propos de ce thème de la connaissance et de la recon
naissance, de l'identité vraie ou supposée et, finalement, parfaitement
confirmée. Dans ce doute érigé en jeu, le spectateur accordait probable
ment un intérêt bien compréhensible aux termes qui traduisaient la
perplexité dans laquelle cette situation plongeait Aiétès. L'emploi du
verbe «calui», à deux reprises83 devait, après l'emploi d'ignobilis, cor
respondre aux questions que se posait chaque spectateur. Comme le

82 D'Anna I, 251.
83 D'Anna XX, 275 et XXII, 277.
PACUvius 127

doute envahissait tout, la, ou plutôt les reconnaissances constituaient


l'un des attraits de la pièce.
Prenons-en pour exemple l'utilisation qui est faite de l'identité
d'Hippotès. Nous avons déjà remarqué que ce nom, pour désigner le
fils de Créon, n'apparaît que chez Pacuvius et Hygin. Cette nouvelle
identité est donc le fruit d'une initiative de l'auteur, qui a décidé d'in
troduire dans le jeu un élément original. Médus se fait ainsi passer
pour Hippotès et Perses croit en partie à cette vérité. Et cependant il se
méfie. Médée y croira de même jusqu'à ce qu'elle ait vu et entendu
Médus. Et cette reconnaissance entraînera comme la renaissance de
Médus. C'est ainsi qu'Hippotès doit mourir, au moins dans l'esprit de
Perses, pour que Médus renaisse qui, lui, tuera Perses. Il y a là une
symbolique de la vie et de la mort, qui rappelle toute l'ambiguïté de la
signification du meurtre des enfants de Jason et de Médée. Nous
retrouverons ce thème à propos de la confusion qui s'opère dans l'es
prit d'Aiétès, lorsqu'il aperçoit, brutalement, ce jeune homme dont l'a
pparence et la voix lui rappellent son fils Absyrtus. Toute la pièce est
construite sur ce thème de la compensation de la mort d'Absyrtus par
la présence de Médus. Nous sommes très vraisemblablement dans un
contexte pythagoricien propice à la confusion des identités et au cycle
des renaissances des individus.
Pour Médus, le jeu porte donc sur ses rapports avec Hippotès et
Aegialeus. Ce dernier représente d'ailleurs ici une forme complexe de
masque de la réalité. Il semblerait à ce propos que l'on n'ait pas accor
dé toute l'attention qu'elle méritait à la déclaration de Cicéron84 qui
tend moins à accréditer le surnom d'Aegialeus pour Absyrtus qu'à nous
rappeler que Médée est petite-fille du Soleil par son père et petite-fille
de l'Océan par sa mère. Il y a là un rappel à la fois mythologique et
géographique qui a échappé aux commentateurs les plus sûrs. Pourt
ant, nous avons bien là une localisation précise, du moins dans la sym
bolique géographique, de l'Aia primitive, située à l'extrémité orientale
du monde connu, à l'endroit exact où le Soleil sort de l'Océan. Ce type
d'allusion n'a guère été senti davantage en ce qui concerne le sens
même du surnom d!Aegialeus qui a été donné à Absyrtus. Aegialeus, en
grec, signifie «qui se trouve au bord de l'océan». Le terme convient
donc admirablement pour illustrer le destin d'Absyrtus, son origine et
l'histoire lamentable de sa fin tragique. Quand Aiétès confond Médus et

84 De nat. deor., 3, 48.


128 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Aegialeus, sa confusion repose sur sa foi pythagoricienne en tous ces


retours imprévisibles qui ramènent un être parmi les siens. Et, de ce
point de vue, il n'a pas tort. De l'Océan vient Médus, qui ressemble par
l'allure et la voix à Absyrtus. Il prendra la succession d'Aiétès comme
aurait dû le faire son oncle. Ainsi la tragique méprise n'est-elle qu'une
demi-erreur. Dans ce contexte complexe du faux et du vrai, seule compt
e la continuité de la transmission de la vie. On le voit, ce thème de
l'identité déguisée, et révélée finalement encore plus vraie, fournit à la
tragédie un élément de l'action. Il va plus loin encore dans la mesure
où il rejoint l'une des grandes préoccupations des hommes de ce temps,
qui s'interrogeaient sur l'être et l'apparence, sur l'essence même de la
métamorphose et de la métempsycose.
Dans le cas de Médée, les choses peuvent s'expliquer de la même
façon. Elle se fait passer pour prêtresse de Diane. Elle ne ment que
légèrement. Mais ce qui est troublant, c'est que personne ne la reconn
aisse. Elle apparaît cependant sur un char ailé. Elle possède des pou
voirs dignes de Médée seulement. Perses s'attend à la voir revenir. Mais
non, il n'y a pas un Colchidien pour l'identifier. L'exclamation d'Aiétès :
«Qui donc es-tu femme?. . .»8S résume à elle seule tout l'aveuglement
des hommes sur l'apparence de l'être, qui est au centre de toutes ces
méprises. Au fond, derrière toutes ces métamorphoses, ces méprises et
ces reconnaissances, se cache encore le mythe de l'évolution des indivi
dus.Médée ressemble à ce qu'elle a toujours été, et, en même temps,
elle devient autre. En ce sens, elle tuera le faux Hippotès pour affirmer
l'existence du véritable Médus. De même elle quittera le rôle maudit de
la femme de Jason, pour redevenir la douce fille d'Aiétès. Et il n'y a
peut-être pas que de la pure rhétorique dans ce raisonnement où elle
explique à son père que, quand tout allait bien pour lui, elle a pu
l'abandonner, mais que, maintenant que son sort est pitoyable, elle
vient à son secours.
Ainsi, à travers tous ces déguisements, ces méprises, ces reconnais
sances se poursuit ce jeu de la vérité qui se déroule sur deux plans au
moins : en apparence, pour le grand public, la partie ne laisse gagner
que la ruse et la duplicité; en profondeur, toutes ces métamorphoses
rappellent la véritable vocation des êtres à se mouvoir et à changer non
seulement de forme mais de situation et d'âme.

85 Fragment 23.
PACUVius 129

Comique et tragique

Dans la mesure où l'on assistait, en fin de compte, au triomphe du


bien sur le mal et au succès de toutes ces transformations improvisées,
la pièce s'achevait dans une radieuse conclusion. Cette fin invitait
nécessairement le spectateur à réfléchir, pour savoir s'il avait réell
ement assisté à une représentation tragique ou si, dans cette œuvre
bigarrée et pleine de rebondissements, il ne devait pas reconnaître quel
que chose qui ressemblait à de la comédie.
De fait, cet imbroglio, ces vérités fausses et ces faussetés véridi-
ques, ce dénouement aimable constituaient autant de points de compar
aison possibles avec la comédie. Dans tout cela, il n'y avait que la mort
de Perses qui pût sembler tragique. Encore était-elle acceptable et
même nécessaire, au point d'apparaître comme une concession du tra
gique au comique.
Par ailleurs, les personnages y manquaient passablement de gran
deur. Cela ne signifie pas que la force et la présence leur faisaient
défaut, loin de là. Cependant, il était visible qu'entre l'auteur et ses per
sonnages avaient préexisté des liens de sympathie qui se traduisaient,
au fil du texte, par une certaine bonhomie, peu habituelle, en vérité,
dans la tragédie.
Ainsi, la beauté de Médée nous paraît constituer une caractéristi
que assez inattendue dans une tragédie, car elle est bien éloignée de
l'aspect formidable que lui prêtent habituellement les poètes tragiques.
De même la candeur du discours de Médus, quand il se plaint de ne
pouvoir ni partir ni rester, nous semble placée sur un registre familier.
On pourrait aussi remarquer la bonté générale des personnages. Hor
mis Perses, tout le monde est animé des meilleures intentions. Médus
veut retrouver sa mère, Médée veut aider son père, tant et si bien du
reste que Perses et Aiétès ne savent plus très bien ce qui leur arrive.
L'un comme l'autre se demandent ce que tout cela veut dire. Les ques
tions d'Aiétès à sa fille trahissent cet étonnement voisin des procédés
comiques parce que le public, lui, sait et comprend. De la même manièr
e, la dernière exclamation de Perses frôle le ridicule propre aux per
sonnages bafoués et bernés dans la comédie. Lorsqu'il dit à Médée :
«Pourquoi as-tu déclaré qu'Hippotès était mort?», il n'est pas certain
que le public ait su garder son sérieux le plus grave, pas plus qu'il ne
l'avait certainement conservé au cours de la scène, assez saugrenue, où
l'on voyait Perses lui-même accueillir avec des paroles affectueuses cet
te«petite servante des dieux» qui n'était autre que son ennemie mortel-
130 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

le et qu'il ne reconnaissait pas. Dans ces conditions, quel spectateur


aurait renoncé à la part qui lui revenait de la fête finale où la joie géné
rale explosait déjà dans les seules allitérations du texte? Avec le
«bount» de la dernière séquence, l'œuvre gagnait définitivement les
faveurs du public amateur de fables à dénouement heureux, et à carac
tèreparfaitement bourgeois. Les héros divins y gagnaient-ils au jeu?
Dans la perspective qui est la nôtre, certainement pas. Mais dans
l'esprit des contemporains de Pacuvius et de Plaute, ces faits produi
saient sans doute d'autres effets. Il y avait peut-être même, dans ce
mélange et ces échanges du comique au tragique, quelque chose qui
convenait parfaitement à leurs goûts et à une certaine conception du
théâtre. Ce qui pourrait aider à comprendre cette esthétique tient pro
bablement dans ce seul fait, que l'on a quelque peu négligé de faire
intervenir pour expliquer la présence dans une tragédie de procédés
usités par les comiques : Pacuvius est né à Brindes86, non loin de
Tarente. C'est à Tarente qu'il voudra se retirer87. C'est là qu'Accius, en
route pour l'Asie, viendra le visiter88. C'est là enfin qu'il souhaitera
avoir sa sépulture.
Or la vie théâtrale à Tarente a été dominée, au siècle précédent, et
pendant une cinquantaine d'années, par la surprenante personnalité
d'un auteur dramatique hors du commun. Nous voulons parler, év
idemment, de Rhinthôn, le créateur de l'hilarotragédie, ce genre hybri
de, complexe, mais qui rejoignait dans la mentalité latine quelque chose
qui pourrait être comparable à notre baroque. Le théâtre latin ne s'est,
de fait, jamais vraiment totalement détaché de l'influence de Rhinthôn.
Au cœur même du moment le plus tragique, il n'a jamais vraiment tot
alement oublié qu'il restait encore la possibilité d'en rire. Chez Ennius,
la tentation du comique était déjà sensible, sans excès. Il nous est aisé
de comprendre pourquoi Pacuvius a, lui, beaucoup plus que ses devanc
ierscédé à la séduction de ce mélange des genres.
Livius Andronicus, Naevius et Ennius avaient, en effet, écrit des
comédies. Pacuvius est le premier écrivain à s'être uniquement consa
cré à la tragédie89. L'influence de Rhinthôn explique assez bien cette

86 Saint Jérôme, Euseb. Chron., 1863 : «Pacuvius Brundusinus tragoediarum scrip-


tor ».
87 Aulu-Gelle, NA, XIII, 2.
88 Ibidem.
89 Seul Fulgence mentionne le titre d'une comédie très hypothétique : Seudon, Ci. R.
Helm, Fabii Pîanciadis Fulgentii Opera, Teubner, 1898, p. 115. Voir M. Valsa, op. cit.,
pacuvius 131

anomalie, difficilement explicable autrement, encore qu'il ne faille pas


exagérer cette influence : au moment où Pacuvius écrit ses premières
pièces, l'expérience de Rhinthôn n'est plus qu'un souvenir, un fait
d'histoire littéraire90. Mais il est probable que ce souvenir a hanté les
premiers essais du jeune poète et a nourri en lui le désir de découvrir,
lui aussi, un art total, où la veine comique ne serait pas entièrement
éliminée du genre tragique.
Cette ambition a dû certainement peser plus lourdement sur la
conception et la rédaction des premières œuvres. Voilà qui confirme
notre datation «avancée» du Médus, au moment où, chez Pacuvius, s'est
le plus nettement exprimé le désir de reprendre à son compte une part
iedes tentatives novatrices de Rhinthôn. Le choix même du sujet de
son Médus a, du reste, pu lui être suggéré à partir de l'œuvre de Rhin
thôn, dont nous savons qu'il avait écrit, parmi ses trente-huit pièces,
une Médée91.
Tel fut donc le premier aspect de cette influence tarentine. Nous
verrons plus loin que ses effets ne se sont pas limités à ce seul point,
mais que l'art de Pacuvius lui est encore redevable de quelques autres
traits originaux.

Musica

En examinant les affinités de Médus avec la comédie et la tragédie,


nous venons de toucher au genre de la pièce. Une analyse rapide de la
métrique complétera cette approche de l'œuvre.
Nous savons quelle est l'importance de ces considérations métri
ques trop longtemps sous-estimées ou insuffisamment exploitées. Com
menous l'avons vu, elles peuvent intervenir utilement dans le class
ement des fragments. Elles nous permettent, de plus, de juger le Médus
selon un point de vue qui intéressait particulièrement le goût des spec
tateurs latins. En effet, de la nature du mètre utilisé dépendait non seu
lement la distinction des scènes, mais aussi la répartition du texte entre

p. 56-58 et L. Koterba, De sermone Acciano et Pacuviano, Diss. Philol. Vingob., VIII, 1905,
p. 152-154.
90 Rhinthôn «vit» à Tarente entre 323 et 283. Voir P. Wuilleumier, Tarente, Paris,
1939, p. 619.
91 Ibidem.
132 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

l'acteur et le chanteur92. Comme on le sait en effet, dans le diuerbium,


l'acteur disait le texte et le jouait comme nous avons coutume de le voir
dans nos théâtres les plus traditionalistes. Dans les cantica, le chanteur
donnait le texte, tandis que l'acteur l'exprimait corporellement par le
mime, la danse, et tout ce que nous englobons dans le terme commode
d'expression corporelle.
Sous ces différences de scansion, pour nous apparemment secon
daires, se cachaient en réalité les données les plus importantes pour la
mise en scène. Ce sont elles, notamment, qui régissaient l'usage du parl
éet du chanté, ce qui revient à dire qu'elles déterminaient l'importan
ce de la participation de la musique.
Nous avons dit que la Médée d'Ennius comportait un nombre
appréciable de séquences musicales. A ce titre, elle obéissait pleinement
à la tendance fondamentale du théâtre latin, qui visait à développer
autour de l'élément textuel et énonciatif la participation d'un support
musical. Cette évolution, comme on ne le sait que trop, lorsqu'elle
deviendra excessive, causera la perte du même théâtre, dont la dernière
heure sera marquée par la pantomime. Elle engendrera, en contrepart
ie de saines réactions qui conduiront au genre nouveau de la recit
ano^.
Le Médus de Pacuvius intervient donc chronologiquement au sein
d'une période où la participation de la musique tend à se développer.
Or, à notre grande surprise, la pièce semble, au contaire, aller à contre-
courant de cette tendance. En effet, sur les trente-cinq vers parfait
ement identifiables du point de vue de la métrique, vingt peuvent être
considérés comme appartenant à des diverbia, dix à des cantica sim
ples, et cinq seulement à des cantica uariis modis. Ces chiffres mont
rent indubitablement, d'eux-mêmes, le faible rôle qui était dévolu à la
musique. Car on ne saurait prendre en compte l'objection qui consister
ait à dire que ce bilan ne porte que sur un nombre infime de vers, cela
pour deux raisons.
D'abord il est permis de penser que les vers qui nous sont parvenus
sous forme de citations devaient être parmi les plus représentatifs de

92 Sur ces aspects métriques et musicaux, voir notre article : Le théâtre latin tel qu'en
nous-mêmes. . ., Caesarodunum, XII bis, Paris, 1977, p. 31-42, ou encore : Espace matériel
et espace musical sur la scène romaine, Vita Latina, 1979, n° 75 et 76 p. 16 et sq.
93 Voir notre article : Sur un itinéraire ovidien : de la declamatio à la recitano, Caesa-
rodum, XIV bis, 1979, p. 71-81.
pacuvius 133

l'ensemble de l'œuvre. Nous en usons de la même façon pour nos clas


siques les plus célèbres, et nous sentons bien que tel vers de Racine ou
de Corneille peut parfaitement prétendre donner une idée très nette de
l'écriture d'ensemble d'une tragédie.
Mais, surtout, nous possédons un témoignage qui confirme bien la
prédilection de Pacuvius pour le parlé au détriment du chanté. Cicéron
nous dit que les acteurs distinguent deux sortes de rôles, entre lesquels
ils choisissent en fonction de leur prédilection pour le parlé (uox) ou,
au contraire, pour l'expression corporelle (gestus) :
«Suum quisque igitur noscat ingenium, acremque se et bonorum et
uitiorum suorum iudicem praebeat : ne scaenici plus quant nos uidean-
tur habere prudentiae. Uli enim non optimas, sed sibi accommodatissi-
mas fabulas eligunt. Qui uoce freti sunt, Epigonos Medumque, qui gestu,
Melanippam, Clytemnestram 94. »
Ainsi, le Médus fait donc bien partie de ces «fabulae» qui sont spé
cialement recommandées aux acteurs doués pour la diction (uox), par
opposition aux rôles qui demandent de l'expression corporelle (gestus).
Cela revient à confirmer ce que montrait déjà l'analyse métrique des
fragments, où la proportion des sénaires iambiques indique nettement
que la pièce était riche en diuerbia et non en cantica.
Faut-il s'étonner de ce que l'une des premières œuvres de Pacuvius
ait pu favoriser ainsi le dialogue aux dépens de la musique? Il semble
que non, ou que, du moins, la chose puisse être expliquée. Lorsque
Pacuvius arrive à Rome, il apporte vraisemblablement, dans son bagag
e,les premiers témoins de ses ébauches dramatiques. Parmi ceux-ci :
Médus. L'œuvre avait été conçue loin des modes littéraires de la capital
e. Elle reflétait au contraire les goûts d'un public provincial où la
musique n'avait pas, apparemment, la même importance.
Tarente, ouverte à l'influence grecque et hellénistique, est vraisem
blablement demeurée en retrait par rapport à l'évolution du théâtre
strictement romain, sur lequel, dès les origines, avaient fortement pesé
des influences étrusques. Car il ne fait aucun doute que le développe
ment du support musical dans les œuvres des premiers dramaturges
latins a été en grande partie dû à l'influence musicale de l'Étrurie sur
Rome. Et ce n'est certainement pas un hasard si, longtemps après la
disparition de la nation étrusque, les musiciens romains conservaient

94 De off., ι, 114.
134 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

encore, comme tenue de scène traditionnelle, cette longue robe lydien


ne qui perpétuait le souvenir des artistes étrusques d'autrefois. . .
Il est donc bien naturel que le Médus, à la fois œuvre de débutant,
et œuvre encore teintée par les goûts des Italiens du Sud, n'ait pas cor
respondu totalement aux exigences du goût romain contemporain en
matière de musique, exigences qui sont satisfaites dans les œuvres
d'Ennius et de Plaute95. En ce sens, nous verrons, dans cette attitude
marginale, une nouvelle preuve de la datation du Médus, à propos
duquel tout semble vouloir indiquer qu'il a bien fait partie des premiè
res œuvres de Pacuvius. De ce point de vue, YAntiope, que nous dations
de cette même année 192, apporte un soutien effectif à notre analyse. Il
semble même que Pacuvius y ait voulu prende prétexte du mythe d'Am-
phion et Zéthus pour présenter une sorte de mise au point sur ce pro
blème de la musique, peut-être même une condamnation personnelle
de l'usage excessif que Rome lui semblait faire de la musique sur la
scène.
Cicéron nous invite du moins à considérer les faits nous cet angle.
Un passage du De inverinone96 nous dit que, dans l'Antiope de Pacuv
ius, comme dans celle d'Euripide, Amphion s'en prenait de facon
véhémente à la musique97. Ce thème est repris dans d'autres ouvrages
de Cicéron98 et l'on en trouvera encore l'écho chez Horace99. Dans
chacun de ces passages, la musique est opposée à la sagesse, nous
dirions aujourd'hui à la philosophie, à la «pensée»100. Dans les termes
de ce dialogue, musica s'oppose à sapientia comme pour bien montrer
que la première doit céder le pas à la seconde. Il est impossible de croi
reque, lorsque Pacuvius écrivait son Antiope, ce genre de débat ne se
situait pour lui que dans la généralité très lointaine de ses préoccupat
ions personnelles. Il semble plus naturel de penser au contraire que
ses propres problèmes d'écriture théâtrale étaient aussi concernés par
ce genre de choix entre la qualité purement esthétique qu'apportait la
musique au spectacle, et la recherche d'une autre dimension qui ne
pouvait se rencontrer que dans le champ de la sapientia.

95 La carrière de Plaute montre d'ailleurs une évolution très nette dans le sens d'un
développement des cantica et de la réduction inévitable des diuerbia.
96 1, 50.
97 «Luituperata musica».
98 De orai. 2, 155; De rep., 1, 30.
99 Epist., 1, 18, 39-44.
100 Voir aussi Ad Her., 2, 17, 43.
PACUvius 135

S'il est certain que Pacuvius a réussi à nous démontrer son peu
d'intérêt pour la musique (un examen métrique rapide de l'Antiope est
sur ce point révélateur101), il n'est pas évident en revanche que son
œuvre ait présenté quelque nouveauté dans la recherche d'un contenu
plus orienté vers la «sapientia». Du moins, les analyses qui lui ont été
consacrées ne s'attardent guère sur cette question. Nous chercherons à
en juger par nous-même, ultérieurement. Pour l'instant, il nous faut
revenir plus simplement aux données de la métrique qui, dans le
Médus, éclairent le rôle dévolu à la musique.
Il y était si peu prépondérant que la première apparition de Médée,
sa première grande entrée en scène, ne faisait appel qu'au sénaire102.
Là où d'autres auteurs auraient imaginé de grands airs, dans un beau
déferlement instrumental et vocal, Pacuvius choisit donc le mètre du
dialogue, celui du parlé, celui de l'énoncé. Ce choix était, en soi, un pari
difficile à tenir et qui imposait au poète de savoir compenser par la
seule poétique l'absence de la musique. Il fallait, pour se passer de
l'élément musical extérieur, inventer comme une autre musique à l'i
ntérieur des vers103.
On ne saurait trop admirer sur ce point le courage et la hardiesse
des projets de Pacuvius. Il y a dans sa réaction quelque chose qui
annonce de très loin, mais avec une surprenante correspondance d'in
tention, la révolution qu'introduira dans le théâtre ce novateur que sera
Asinius Pollion. La recitano constituera, en effet, une forme très accen
tuéed'opposition aux tendances fondamentales du théâtre latin. Elle
s'efforcera de revenir à plus de dépouillement, à un moment où la
mégalomanie des metteurs en scène et le développement des hors-d'œu-
vre musicaux feront oublier ces textes qu'ils ne considéreront plus que
comme des prétextes. La recitano s'opposera ainsi au canticum autant,
de fait, qu'à la démesure des metteurs en scène. L'attitude de Pacuvius
annonce déjà cette réaction nécessaire. Et elle fait mieux encore : elle
propose des moyens de remplacement pour compenser les effets faciles
que procurait la musique.
Le remède est simple : il consiste à parer le vers de beauté, de

101 Sur 29 vers, on compte 13 sénaires, 14 septénaires ou octonaires, 2 mètres variés.


102 Fragment 14.
103 Pour justifier le peu de goût de Pacuvius pour la musique, on pourrait aussi faire
intervenir le fait qu'il est bien rare qu'un peintre apprécie en plus cet art. Voir le succès
prodigieux de l'exception Ingres.
136 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

sonorités et de rythmes qui se suffisent à eux-mêmes. Cicéron estimait


que le but avait été atteint, lorsqu'il écrivait : «omnes apud eum ornati
elaboratique sunt uersus 104. » Nous souscrirons d'autant plus volontiers à
cette opinion que l'analyse des deux vers suivants révèle effectivement
un poète parfaitement maître de son art et sûr de ses effets.
Le premier est admirable par le jeu des sonorités en écho et le
rythme ascendant qui conduit à l'explosion de la joie finale :

Clamore et sonitu colles résonantes bount105

C
Ν
Τ
R

Ce tableau d'utilisation des consonnes vaut sans doute mieux qu'un


trop long commentaire. Il montre en tout cas la régularité numérique
de la formule employée. De même les voyelles y apparaissent réparties
avec une tout aussi grande perfection.
Deux ο se succèdent pour s'ouvrir sur le son ou ternaire :
Clamore et sonitu colles résonantes bount

Par ailleurs on aura noté la construction linéaire en écho,

Clamore colles
bount
sonitu résonantes

qui met en valeur le rejet expressif : bount. Il y a là, véritablement, un


petit chef-d'œuvre, dont la perfection demeure, malgré tous les invent
aires, indescriptible, parce que le vers doit avant tout être saisi dans

104 Orator, 36, que ne contredit nullement Brutus, 258, contrairement à ce que pense
M. Valsa, Marcus Pacuvius poète tragique, p. 61. Dans le Brutus, Cicéron s'intéresse à la
qualité de la langue et non à celle des vers.
tos Fragment 29.
PACUVius 137

son intégralité, comme une phrase musicale. A vouloir trop l'expliquer,


on risquerait d'en briser les lignes et d'en atténuer les couleurs.
Le second exemple, pour être plus sobre, n'en est pas moins parf
ait :
Angues ingénies alites iuncti iugo106

Une première remarque pourrait porter sur les finales en -es et


l'impression de boucles, de noeuds qu'elles suggèrent, comme pour
laisser imaginer l'enroulement des corps des serpents monstrueux107.
La seconde portera sur la rencontre, assez saisissante, des voyelles
appuyées sur les nasales suivies de gutturales :

an-g in-g iun-c iu-g

Encore une fois, la musique de ces vers est réfractaire à l'analyse,


qui ne saurait qu'en rompre l'harmonie. Chacun demeure naturelle
ment libre d'apprécier ou non ce genre d'effet en fonction même de la
conception qu'il se fait de la poésie. Toutefois, un fait est indéniable
pour qui recherche dans la poésie cette musique qui naît de la rencont
re des sonorités : les deux vers que nous venons d'entendre représent
ent deux belles réussites. Dans la mesure, de toute facon, où ils sem
blent parfaitement répondre aux aspirations de Pacuvius, qui souhaitait
en appeler le moins possible au concours des musiciens professionnels,
nous devons considérer qu'ils sont les témoins d'une réussite parfaite et
d'un art consommé.

Pictura

Pour compenser le vide que créait cette faible participation de la


musique, laquelle constituait, comme nous l'avons dit, l'une des compos
antes du spectacle les plus appréciées du public romain, Pacuvius a
fait intervenir d'autres moyens scéniques. Les fragments qui montrent

106 Fragment 12.


107 Détail très fréquemment figuré sur les bas-reliefs de sarcophages. Cf. J.-M. Croi-
sille, Poésie et art figuré de Néron aux Flaviens, Bruxelles, 1982, t. II, planche 19 et sq. Sur
les rapports de la tragédie et de l'art figuré, on pourra consulter F. Galli, Medea Corinzia
nella tragedia classica e nei monumenti figurati, Atti R. Acc. di Arch. . . . di Napoli, XXIV,
1906, p. 305-366.
138 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

l'arrivée de Médée108 nous donnent une indication précieuse sur l'i


mportance qu'accordait Pacuvius à la mise en scène.
L'arrivée du char fantastique nécessitait évidemment une machiner
ie complexe, puisqu'il fallait montrer progressivement l'apparition de
Médée. Ce simple fait nous prouve le haut degré de technicité auquel
était parvenue la mise en scène sur ces théâtres qui n'étaient cependant
que provisoires.
Pacuvius a donc usé de ce moyen pour que ses spectateurs ressen
tent moins profondément l'absence de la musique. De plus, à l'intérieur
même de son style, il a fait appel à une technique descriptive qui doit
beaucoup à la peinture. Pacuvius, comme on le sait, était connu pour
exercer, avec un égal bonheur, une double activité de littérateur et de
peintre. Pline l'Ancien nous dit que l'une de ses œuvres ornait le temple
d'Hercule au Forum boarium et qu'elle était célèbre109. Quel était le
sujet de ce tableau? On ne saurait se prononcer. Peut-être avait-il rap
port avec Médée, comme nous le voyons sur certains vases tarentins où
Hercule assiste au meurtre des enfants de Médée110? Mais ce ne peut
être là qu'une conjecture invérifiable.
En revanche, il nous est possible de retrouver dans le style de
Pacuvius certains traits qui peuvent être rapprochés de la technique
picturale. Ainsi la description du visage ravagé l'Aiétès111, la présenta
tion de son attitude au pied de l'autel112, la vision de l'arrivée de
Médée113, l'attention qui est portée à la beauté de la passagère altière du
char formidable114, ces détails n'auraient sans doute pas été décrits
avec autant de vigueur et de netteté s'ils n'avaient d'abord été vus par
l'œil d'un peintre de métier.
Ainsi, avant l'heure, le thème d'Horace, «ut pictura poesis»115 a déjà
fait l'objet non seulement d'une réflexion, mais d'une expérience. On
imagine tout naturellement que Pacuvius avait dû, bien avant Horace,
se soucier des échanges possibles entre la peinture et la poésie. Le pou
voir de suggestion et d'évocation de ses vers nous montre en tout cas

los Fragments 11, 12 et 13.


109 H.N., 35, 19.
110 S. Reinach, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, Paris, 1923-24, 1, 402.
111 Fragment 19.
uz Fragments 20 et 21.
113 Fragments 11 et 12.
114 Fragment 13.
115 Art poét. 361.
pacuvius 139

que la technique picturale avait trouvé en lui comme un second mode


d'expression par la poésie.
Voilà donc quelques composantes originales de l'art de Pacuvius. A
travers l'utilisation qu'il a faite de la peinture et de la musique, à tra
vers le mélange du comique et du tragique, se dessine un genre authen-
tiquement personnel et qui donne à Pacuvius une place exceptionnelle
parmi les auteurs dramatiques latins.

Imitation et originalité

A la lumière des précédentes observations, il est permis de revenir,


après tant d'autres, sur le problème de l'originalité de Pacuvius non pas
pour le reprendre là où on l'a abandonné, mais pour l'orienter sur le
seul fait essentiel : la création par Pacuvius d'un genre et d'un style
nouveaux.
La confrontation des fragments du Médus avec un quelconque
modèle ne nous est heureusement pas possible, et cela est très bien ains
i. En effet, depuis si longtemps que cette méthode est appliquée à
d'autres œuvres (malheureusement affublées d'antécédents et de modèl
es fâcheux), que nous a-t-elle appris, sinon que l'on pouvait, avec du
génie, reprendre un argument et recopier même des phrases entières,
sans faire jamais œuvre de plagiaire ni de faussaire? L'exemple de la
Médée d'Ennius est sur ce point spécialement éclairant. Plus encore que
lui, le Médus nous montre que la véritable originalité d'une œuvre n'est
pas à rechercher dans la teneur de son sujet, comme l'ont cru tant de
critiques qui se sont affrontés sur ce thème.
Rappelons très succinctement les différentes opinions émises par
d'illustres savants sur ce point. Avec Welcker116 et Ribbeck117, on a
d'abord estimé qu'il avait existé des modèles grecs dont Pacuvius se
serait inspiré. Puis, à la suite des travaux de Castellani, qui estimait que
l'argument du Médus était une création totale de Pacuvius118, et de ceux
de I. Lana, qui nuançait cette affirmation119, on a admis qu'une plus

116 F. G. Welcker, Die griechischen Tragödien, Bonn, 1839-1841, t. 3, p. 1206 et sq.


117 O. Ribbeck, Die römische Tragödie im Zeitalter der Republik, Teubner, 1875,
p. 325.
118 G. Castelloni, // Medo di Pacuvio, in Atti dell'Ateneo Veneto, Venise, 1895, p. 63 et
sq.
119 I. Lana, Pacuvio e i modelli greci, AAT., LXXXI-LXXXIII, 1947-1949, p. 28 et sq.
140 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

grande indépendance devait être reconnue à Pacuvius. Aujourd'hui, il


semble que l'on éprouve le juste besoin d'accorder une moins grande
importance à ce type de démonstration, qui ne présente qu'un intérêt
secondaire : encore une fois, l'exemple de la Médée d'Ennius, dont nous
connaissons parfaitement le modèle, est un point de référence extrême
ment significatif. Cicéron lui-même, après un temps d'hésitation, avait
fini par admettre qu'elle ne traduisait pas la «forme» mais la «force»
de son modèle, «non uerba sed uim». Ce genre de rapprochement serait
tolerable, s'il ne s'exerçait systématiquement au détriment des premiers
grands auteurs latins et s'il admettait que la reprise d'un thème, chez
eux, doit être considérée comme un phénomène normal et jugée avec la
même sympathie que l'on accorde à la Phèdre de Racine par exemple,
dont on signale le modèle, tout en faisant cependant pleine et entière
confiance au «métier» et au «génie» de son auteur.
Pour ce qui est du «métier» et du «génie» de Pacuvius, le simple
examen des fragments nous a permis d'en apprécier la qualité certaine.
Il nous a même semblé, qu'à bien des égards, son Médus pouvait être
considéré comme une œuvre novatrice ou du moins fortement original
e. Seul un dramaturge parfaitement maître de son art était capable de
repenser les problèmes spécifiques du jeu et de l'écriture scéniques
pour inventer de nouvelles formes et de nouvelles structures. Aussi
souscrirons-nous sans hésiter au jugement d'Horace qui décerne à
Pacuvius le titre de «doctus»120, grade confirmé par Quintilien qui va
plus loin encore et ajoute une mention, en le disant «doctior»121.
Pour ce qui est du génie, nous nous bornerons à rappeler quelques
opinions des Anciens. Velléius Paterculus le range parmi les «clara
ingenia » 122. Cicéron le trouve même supérieur à Sophocle 123 et le consi
dère comme le premier des tragiques latins124. Quintilien admire l'él
évation de sa pensée125. Ainsi le débat d'Amphion et de Zéthus, qui pre
nait place dans cette Antiope contemporaine du Médus et où il s'agissait
de préférer la «pensée» à la «musique», a-t-il, peut-être, trouvé une fo
rme de réalisation concrète et parfaite dans le Médus. . .

120 Epist., 2, 1, 56.


121 Inst. orat., 10, 1, 77.
122 II, 9.
123 Tusc, 2, 49.
124 De opt. gen. orat., 2.
125 Inst, orat., 10, 1, 97.
PACuvius 141

La rhétorique

Sur le style de Pacuvius, les témoignages anciens concordent pour


nous donner de nombreuses indications. En ce qui concerne le vocabul
aire, tout d'abord, certaines critiques ont été formulées : on reproche à
cette langue ses maladresses126 et d'être «uerrucosa»127, de «sentir la
cuisine»128, de créer des mots par composition qui sonnent durement129,
etc.
Il nous est très difficile de tenir compte de tous ces griefs. D'abord
parce que certains sont émis par des poètes satiriques, qui n'ont guère
coutume de louer avec excès leurs confrères. Ensuite, dans les repro
chesqui sont adressés, par d'autres, à la langue de Pacuvius, il semble
que l'on ne cherche guère à prendre en considération le fait qu'elle
était non seulement celle de Pacuvius, mais aussi celle de tous ses
contemporains. Quand Martial raille l'aspect archaïque de la langue de
Pacuvius, ce jugement facile nous paraît bien curieusement para
doxal130. Il est possible en effet que l'emploi de certains termes puisse
surprendre, ainsi stabulum131 au sens de «logis, demeure». On fera tout
de même observer que le mot se trouve de même employé par Plaute132.
En ce qui concerne également l'utilisation de boo133 au sens de «retent
ir», on pourrait aussi bien renvoyer à Plaute et à d'autres poètes qui
prouveraient que cet emploi n'est pas réservé à la comédie 134.
Si le lexique de Pacuvius a surpris et parfois choqué, à tort, les
goûts de ses successeurs, sa rhétorique, en revanche, a été fréquem
ment admirée par eux. Varron appréciait l'ampleur de ses développe
ments. On était sensible à l'architecture de ses périodes135 et à la
vigueur de son expression136. La brièveté des fragments du Médus nous

126 Cic, Brut., 258 (maie locutus).


127 Perse, Sat., 1, 77-78 (à propos d'Antiope).
128 Perse, Sat., 1, 80.
129 Quint., Inst. orat., 1, 5, 67. Cf. Varron, De ling, lat., 5, 7.
130 Epigr. 11, 90 6.
131 Fragment 7.
132 Aul., 233 et Most., 350. Sans nuance péjorative ou ironique.
133 Fragment 29.
134 Amph., 232. Il est vrai qu'il s'agit de boare, et non de boere, mais on sait que, du
point de vue du sens, les deux formations ne donnent pas lieu à divergence. Voir égale
ment : Ovide, A.A., 3, 450 et Varron, Men., 386.
135 Aulu-Gelle, 7, 14.
136 Ad Her., 4, 4.
142 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

interdit de partager pleinement cette opinion. Mais nous pouvons ce


pendant apprécier de façon suffisante certains aspects rhétoriques de
ce style.
Dans une réplique telle que celle de Médus : « Quand je veux rester,
il n'a de cesse que je parte, et quand je veux partir, il m'interdit de m'en
aller»137, il nous faut voir la réponse à un long discours très oratoire de
Perses, pour nous malheureusement perdu. Le traître tyrannique devait
assurément y déployer des prouesses d'arguties pour expliquer que le
mieux était d'attendre, qu'il ne fallait pas brusquer les choses, que par
fois un délai valait mieux que la précipitation ... Le tout, comme on
s'en doute, devait en outre justifier cette sorte de liberté surveillée qu'il
avait imposée à Médus, par précaution, et qui ne laissait pas de paraî
tre pleine d'ambiguïté138. Ce thème de discours et de débat se prêtait
admirablement à un brillant exercice de rhétorique et l'on imagine
combien il aurait pu faire fortune dans les cercles de rhéteurs.
D'autres fragments sont encore plus lourds de rhétorique : ainsi le
discours de Médée à Aiétès139. L'argumentation, ici, ne repose sur aucu
ne logique imperative; elle ne tient qu'en fonction d'une pseudo-logique
interne, qui est peut-être un sommet de l'art oratoire. Dire, en effet,
que, quand tout va bien, on peut quitter son père, à condition de reve
nirl'aider quand tout va mal, est un aphorisme irrecevable. Mais ici le
parallélisme de la construction emporte l'adhésion sur toute réflexion
et nous pouvons être certains que, pour des oreilles romaines, bien
mieux exercées que les nôtres à ce genre de jeu, pendant un instant, ce
raisonnement sonnait comme une pure vérité.
Ce même type d'argument était encore utilisé dans un passage que
l'on peut considérer comme une autre performance dans le genre140.
Aiétès demandait pourquoi Médée avait trahi son père. Et Médée trou
vait cette belle réplique : c'était à cause de l'Amour, le dieu dont les
pouvoirs étaient supérieurs à ceux d'un père. . . Voilà bien le modèle de
rhétorique amoureuse que reproduiront inlassablement les rhéteurs,
surtout lorsque, comme Ovide, ils seront en plus poètes141.

137 Fragment 16.


us Fragment 9.
"s Fragment 25.
ι« Fragment 24.
141 Selon une tradition admise, la XIIIe Héroïde devrait beaucoup au Protesilaus de
Pacuvius. D'après une note d'Antoninus Volscus en marge de l'argument de la XIIIe
Héroïde.
PACUvius 143

Comme Ovide, en effet, Asinius Pollion admirait Pacuvius. Il le


citait142 et cherchait à l'imiter143. Comme Ovide, Asinius Pollion était
auteur dramatique, célèbre même, puisque Virgile l'appréciait et le
comparait à Sophocle144. La rencontre des deux hommes s'est faite
dans ce cercle de rhéteurs que fréquentait Sénèque le Père. Leur ren
contre avec Pacuvius a eu lieu certainement là aussi, et leur vocation
pour la declamatio et la recitano est née sinon de cette conjecture, du
moins dans cette conjoncture.
On ne saurait affirmer que, en ce sens, Pacuvius leur soit apparu
comme une sorte de précurseur en matière de recherches dramatiques.
Nous n'en saurions faire la preuve. Mais il est certain du moins que
Pacuvius devait leur sembler avoir été le premier, et le seul avant eux, à
avoir voulu quelque peu contrarier les penchants naturels du goût
romain pour un théâtre total. Sans doute sa démarche demeurait-elle
timide à leurs yeux; du moins elle constituait pour eux comme la pré
monition d'un rêve qu'ils se sentaient la force de réaliser.
Telles furent donc la valeur et la portée de cette rhétorique dramat
iquedont les effets se feront sentir encore dans l'œuvre de Sénèque le
Tragique.

La dynamique

Des quelques remarques qui ont précédé, il nous semble qu'une


certaine conception du théâtre, tel que l'imaginait Pacuvius, a pu être
entrevue, du moins dans ses aspects les plus apparents. Notre étude de
ce genre original demeurerait toutefois incomplète, si nous ne nous
arrêtions, un instant, sur une dernière caractéristique interne de cette
organisation dramatique et qui concerne la mise en œuvre d'un grand
nombre d'éléments.
L'action du Médus, comme celle de la plupart des tragédies de
Pacuvius, fait appel à une abondante quantité d'événements. Il n'est
pas besoin de les rappeler tous ici. Mettons-nous simplement à la place
de Perses, et nous partagerons entièrement son étonnement de voir, en
un jour, tant de nouveautés : un oracle, une famine, l'arrivée de Médus

142 Inst.orat., 1, 8.
143 Tac, Dial, de orat., 21, 7.
144 Egl., 8, 10.
144 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

et celle de Médée. . . Par comparaison, la Médée d'Ennius et celle aussi


d'Accius font figure d'oeuvres statiques. Ici, dans ces mensonges et ces
méprises, ces reconnaissances et ces retrouvailles, l'imagination du
spectateur était encore et toujours sollicitée, entraînée dans de nouvell
es péripéties et de nouvelles aventures. L'arrivée du char fantastique
sur le théâtre, qui faisait suite au débarquement de Médus, constituait
un effet de mise en scène qui d'ordinaire n'intervenait qu'au dénoue
ment et apportait une sorte de couronnement triomphal au spectacle.
On imagine donc que Pacuvius avait dû prévoir, pour sa scène finale,
d'autres effets encore plus expressifs. Le dernier fragment nous permet
d'entrevoir la splendeur de la fête populaire à laquelle le public assist
ait. Il nous invite du même coup à nous représenter le luxe de cette
dernière scène qui devait surpasser l'effet prodigieux provoqué par
l'apparition céleste de Médée tout au début de la pièce.
Dans ces conditions, on ne s'étonnera donc pas de constater que
Pacuvius a été un auteur populaire. D'ailleurs, son succès auprès du
public nous est connu145. Il marque une nouvelle victoire de Pacuvius
sur les conceptions traditionnelles du théâtre latin, au prix de certaines
concessions. Celle que nous venons de voir, nous le comprenons bien,
doit désormais nous apparaître comme la conséquence et la contrepart
ie obligées du refus des divertissements musicaux.
Après cela, on ne saurait s'étonner de cette critique que formule
Lucilius à l'égard des prologues de Pacuvius, et où il déclare que ses
exordes sont embrouillés et même «entortillés»146. . . Comment, de fait,
aurait-il pu en être autrement, quand il fallait annoncer la matière si
dynamique d'une action si chargée?

La Belle Tarentine

Nous avons jusqu'ici orienté notre étude vers le genre dramatique


original du Médus. Il nous faut désormais nous intéresser à ses deux
personnages principaux, Médus et Médée.
A partir des fragments que nous possédons, il ne saurait être ques
tion de tenter une analyse psychologique de ces deux personnages. Le
faible nombre des fragments dont nous disposons n'est pas ici en cau-

145 Cic. De amie, 24.


146 XXIX, 2, Nonius, 252, 14.
PACUVius 145

se : nous avons vu, à propos de la Médée d'Ennius, toute la richesse psy


chologique des caractères qu'il était possible d'entrevoir à travers quel
ques témoins. Il semble que, dans l'œuvre présente, la vraie raison de
cette sécheresse doive être uniquement recherchée dans le peu d'inté
rêt, ou de talent, que manifestait Pacuvius pour l'analyse et les dévelop
pements psychologiques. De fait, s'il est vrai que Quintilien 147 loue la
dignité du caractère de ses héros, aucun critique ancien ne nous dit que
le théâtre de Pacuvius brillait par la qualité de ses études psychologi
ques.
En ce qui concerne, précisément, Médus et Médée, nous ne sau
rions lire dans le texte une seule allusion à leurs sentiments profonds ni
trouver la moindre indication sur leur personnalité, leur sensibilité ou
leur caractère. Ce sont des «héros» plus que des êtres humains. Aussi, à
ce titre, leurs personnes ont moins d'importance que la cause qu'ils ser
vent et représentent. Leur identité se confond avec les symboles aux
quels ils s'identifient. Ce sont donc ces symboles qu'il nous reste à
découvrir et à interpréter.
De toute évidence, Médée incarne ici la beauté. Elle est d'abord bel
lephysiquement, et même extrêmement belle : le détail pourrait semb
ler de peu d'importance, et faire même sourire, s'il n'était original.
Aucun autre tragique n'insiste aussi nettement sur la beauté de Médée.
Et cette beauté physique est en outre soulignée par la beauté morale,
tout aussi rare, à ce degré, chez les tragiques.
Par opposition avec la magicienne, toujours suspecte de ressem
blance avec les sorcières les plus hideuses, Médée a ici un visage
d'ange. Elle est la messagère des dieux, la «petite servante des habi
tants du ciel»148. Elle peut intercéder en faveur des humains149. Mais
cela n'est qu'une première étape, car le dénouement apportera une
complète réhabilitation de Médée en tant que mère et en tant que fille.
Sur les deux plans, en effet, elle bénéficie d'une telle indulgence
que l'on croit voir en elle le modèle parfait de la meilleure des sociolo
gies familiales possibles. Elle est heureuse, radieuse de faire le bien, de
venir assister son vieux père en difficulté, et de rétablir sur le trône
familial ce fils retrouvé, après tant et tant d'épreuves. Pour un peu,
nous partagerions nous aussi toute l'exultation du final où la joie éclate

147 Inst. orat., 10, 1, 97.


148 Fragment 15.
149 Fragment 14.
146 MÉDÉE DANS LE THEATRE LATIN

dans la cité tout entière. S'il subsistait quelque part en nous le plus
léger doute quant à la prétendue misogynie de Pacuvius, cette vue hâti
ve,et qui ne repose que sur un fragment sans contexte150, devrait in
stantanément disparaître à la simple considération de ce portrait sympat
hique d'une Médée qui n'est que beauté et bonté.
Tant de générosité à l'égard du personnage mythique nous plonge
cependant dans une certaine perplexité. Comment expliquer un tel rev
irement et comment interpréter la valeur et la portée symboliques d'une
telle version du mythe?
On peut, naturellement, laisser intervenir une explication facile qui
consisterait à dire que Pacuvius a voulu dresser, face à la Médée d'En-
nius, un tout autre portrait de la Colchidienne. L'argument est certes
acceptable, toutefois il ne saurait rendre compte de l'excès de bonheur
qui caractérise ici Médée. Il nous faut songer à une autre explication,
plus conforme à ce que nous savons de la formation et des idées de
Pacuvius.
Revenons donc à l'influence qu'a eue Tarente sur Pacuvius : elle
seule peut nous suggérer un élément de réponse à la question que nous
nous posons. Ce défaut de psychologie et cette réhabilitation sociologi
que ne sauraient avoir existé de par la seule volonté de Pacuvius : ils
doivent avoir leur origine dans un courant plus vaste de pensée où le
mythe a été compris de cette façon.
Pour faire avancer le débat, disons rapidement que Tarente a été le
foyer où s'est développée cette version originale de la légende. De nom
breux vases peints, trouvés dans la région de Tarente, nous montrent,
en effet, que Médée bénéficiait, dans l'opinion des Tarentins, d'une
grande notoriété et d'une particulière bienveillance. Sur ces vases, Mé
dée, comme dans la pièce de Pacuvius, paraît toute beauté et toute bont
é.Nous n'en prendrons pour preuve que les représentations qui illus
trent le crime pourtant le plus horrible de Médée : le meurtre de ses
enfants. La scène se déroule généralement en présence d'un témoin
illustre qui intervient alors dans le mythe d'une façon tout à fait incon
grue. Visiblement, sa présence ne se justifie là que pour apporter à
Médée une caution et la garantie que ce qu'elle fait devait être accomp
li nécessairement. Aussi, chacun de ces témoins divins semble être
venu auprès d'elle dans l'intention de l'assister et de prendre plaisir à
sa vengeance.

150 Cf. Ribbeck LIV.


PACUvius 147

C'est ainsi qu'Héraclès se tient là, aux côtés de Médée, apportant à


la scène le soutien de sa solide réputation de bienfaiteur de l'humanit
é151. Tout comme lui, interviennent Séléné152, Athéna153, Oistros154, les
Dioscures155, et bien d'autres grands héros encore.
Il ne saurait être question d'examiner la signification de chacun de
ces parrainages divins. Nous nous arrêterons au seul cas d'Héraclès. Sa
présence, dans cette circonstance, ne se justifie que dans une perspecti
ve pythagoricienne. Tarente, nous le savons, est demeurée longtemps
un foyer actif du pythagorisme, bien longtemps encore après que des
hommes comme Archytas y eurent exercé les plus hautes fonctions
politiques et religieuses156. Hercule y faisait l'objet d'un culte qui, de
Tarente, gagnera la capitale elle-même. Les rapports du pythagorisme
et du culte d'Hercule à Y Ara Maxima nous sont connus157. Ces thèmes,
d'abord traités dans la région tarentine, parviennent ainsi jusqu'à
Rome où, en dépit des mesures que prendra le préteur Q. Pétilius pour
briser la propagation de ces idées pythagoriciennes, elles seront cepen
dantrecueillies et développées par les écrivains, par les artistes qui ont
décoré la basilique de la Porte Majeure et ceux aussi qui, plus tardive
ment,ont exécuté les bas-reliefs ornementaux de nombreux sarcophag
es158. Lorsque Pacuvius, le peintre, travaillait à la décoration du tem
ple d'Hercule, il lui était, en vérité, certainement impossible de se sous
traire à de telles influences qui avaient leurs racines dans des souvenirs
d'enfance qu'habitait une certaine image d'Hercule. Lorsque Pacuvius,
le poète, composait son personnage de Médée, ces mêmes idées de
vaient être présentes à sa pensée.
Il convient d'ajouter que l'association d'Hercule et de Médée est
naturellement bien présente au cœur de la grande nef de la basilique
néo-pythagoricienne de la Porte Majeure où les deux personnages sont

151 S. Reinach, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, Paris, 1899-1900, I, 139.
152 Ibidem, I, 402.
153 L. Séchan, Etudes sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique,
Paris, 1926, p. 408.
154 Ibidem, p. 405.
155 Ibidem, p. 406-407.
156 Cf. A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège, 1922, p. 71.
157 Voir P. Grimai. Le siècle des Scipions, Paris, 1975, p. 228-229 et également J. Car-
copino, Les origines pythagoriciennes de l'Hercule romain, Aspects mystiques de la Rome
païenne, Paris, 1947, p. 173 et sq., D. Van Berchem, Hercule-Meglart à l'Ara Maxima, Ren
diconti della Pont. Ace. di Arch., XXXII, 1959-1960, p. 61-68.
158 Voir P. Wuilleumier, Tarente, p. 683.
148 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

figurés159: le médaillon représentant Médée et Jason se trouve précédé


et suivi de deux scènes où figure Hercule. Nous verrons dans cet entou
rageune autre manifestation de l'influence tarentine et pythagoricien
ne sur l'évolution de la pensée et de l'art romains.
Dans ces conditions on ne s'étonnera donc pas de retrouver chez
les écrivains suspects de néo-pythagorisme cette grande passion qui les
pousse vers Médée. Hygin et Ovide contempleront les traits de Médée
avec une admiration comparable à celle de Pacuvius, poète de Médée et
peintre d'Hercule.
On peut toutefois se demander pourquoi Ennius n'est pas allé aussi
loin dans l'expression de cette conception pythagoricienne de Médée.
Les conditions difficiles de l'installation d'Ennius à Rome expliquent
peut-être sa prudence et sa mesure. Pacuvius, neveu du prince des poèt
es, jouissait certainement d'une situation mieux assurée et plus propre
à favoriser des prises de position plus nettes. Mais il faudrait encore
introduire ici bien des nuances qui tiendraient compte de l'opposition
de ces deux personnalités et de leurs tempéraments propres.
Quoi qu'il en soit, pour ce qui concerne le texte et l'intrigue du
Médus, la symbolique et la mystique pythagoriciennes y tiennent un
rôle de premier plan. La pièce est construite, ou du moins repose, sur
une formule cyclique, toute proche des grandes préoccupations pytha
goriciennes sur la vie et l'identité de chacun des individus. Ce que l'on
pourrait appeler ici la «reconversion» de Médée, son retour à Aia, la
reconquête de cette bonté primitive qu'elle avait perdue en rencontrant
Jason, la renaissance en elle de son dévouement filial à l'égard d'Aiétès,
tout cela illustre magnifiquement cette grande croyance pythagoricien
ne aux changements qui peuvent survenir dans une existence matérielle
et une vie spirituelle, avec un état premier, des errements et des retours
sur soi.
De même, Médus, en se faisant passer pour Hippotès, entre sans le
vouloir dans une sorte de loi numérique et régulatrice qui veut que
dans cette vie chaque être n'ait qu'une seule identité, le changement
d'identité étant réservé avec le changement d'être aux heureux bénéfi
ciaires de la métempsycose. De cette usurpation va naître un jeu où la
vie du faux Hippotès risque d'entraîner la mort du vrai Médus, et où,

159 Sur Médée dans la Basilique, voir J. Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la


Porte Majeure, Paris, 1927, p. 324-326 et 338 et J.-M. Croisille, Poésie et art figuré, op. cit.,
planche 8.
PACUVius 149

ensuite, la mort du faux Hippotès assurera la survie de Médus. Le


public assistait au spectacle de l'utilisation dramatique de cette loi
rigoureuse, qui nous aide à mieux comprendre la portée de la question
de Perses, lorsqu'il demande avec étonnement à Médée pourquoi elle a
dit qu'Hippotès était mort 160. On devine la réponse de Médée : elle insis
taitsur la nécessité de cet échange destiné à sauver Médus.
On retrouve la même loi dans la compensation qu'apporte à Aiétès
la venue de ce petit-fils en contrepartie de la perte d'Absyrtus. Le texte
devait fermement suggérer la nécessité de ces compensations pour que
l'équilibre fondamental puisse être maintenu. L'oracle a prédit à Perses
que la mort lui viendrait de la main d'un descendant d'Aiétès. Absyrtus
est mort, et Médus est né, sans que personne à Aia ne l'ait su. Par ail
leurs, entre l'oncle et le neveu, il y a cette ressemblance de la voix qui
bouleverse profondément Aiétès et qui devait également troubler le
public. Comment n'imaginerions-nous pas, nous aussi, que cette scène
prenait un sens qui dépassait de très loin la simple représentation
d'une aventure un peu singulière? Dans cet instant du drame, en tout
cas, tout devenait clair : le mélange du comique et du tragique, la divers
itéde tous ces éléments constitutifs du genre et l'attitude des person
nages. Tout cela s'expliquait comme étant au service de cette grande
illustration de la loi, qui régit l'ordre pythagoricien de la vie.
Or précisément, à Tarente, le philosophe pythagoricien Archytas
avait exercé la stratégie sept fois161. C'était une charge politique autant
que religieuse. Il avait composé un traité «Sur la Loi et la Justice-», dont
voici le second fragment :
«La Loi est à l'âme et à la vie de l'homme comme «l'Harmonie» est
à l'ouïe et à la voix : car la Loi enseigne l'âme et organise la vie comme
«l'Harmonie» rend l'ouïe savante et fait que la voix s'accorde avec
elle162.»
Que nous dit ce texte? Il établit d'abord une équation entre la Loi
et l'Harmonie. Mais, comme la Loi gouverne en nous l'âme et la vie, et
que, d'autre part, l'Harmonie régit l'ouïe et la voix, il implique une
seconde équation, dans laquelle l'âme et la vie constituent un tout équi-

160 Fragment 27.


161 Diogene laërce, 8, 79 et 82. Strabon, 6, 280.
162 Trad. A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège, 1922, p. 83.
150 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

valent à l'ouïe et la voix163. Ainsi, dans ce contexte pythagoricien, lors


que Médée dit à Aiétès qu'il s'abuse sur la voix et qu'il se trompe donc
aussi sur la vie, elle donne une paraphrase de ce texte célèbre et encore
vivant au Ier siècle avant notre ère164, en le réutilisant pour en faire l'i
l ustration d'un cas particulier, celui où la vie d'Absyrtus ne saurait être
garantie par la voix d'un autre. En d'autres termes, l'erreur d'Aiétès
repose sur la croyance qu'il a que la ressemblance d'une voix implique
celle d'une vie, ce qui est vrai dans ce contexte pythagorisant de la
métempsycose, comme cela l'a longtemps été, avec des justifications
bien moins profondes, dans nos propres croyances populaires.

Théâtre et politique

Un tel théâtre ne pouvait manquer de réserver à la pensée politique


une place au moins comparable à celle qu'il accordait à la réflexion
métaphysique et religieuse. Depuis le dernier demi-siècle, un petit nom
bre d'études, nettement orientées en ce sens, a contribué à diriger la
recherche dans cette voie longtemps ignorée et, encore aujourd'hui,
souvent dédaignée165. Le mérite de ces ouvrages n'en est donc que plus
eminent de nous avoir ainsi rappelé qu'aucun théâtre ne saurait avoir
vécu en dehors de tout contact avec une société et donc une actualité. A
Rome aussi, et dès les origines, le théâtre est allé à la rencontre de la
politique. Tout spectacle, comique ou tragique, loin de n'être que vul
gaire divertissement, constituait une véritable tribune où s'exprimaient
les idées nouvelles, tant sur le plan moral que social ou politique. Pacu-

163 L équation est ainsi posée AmeLoi


et vie = Ouïe
Harmonie
et voix par A. Delatte, op. cit.,
p. 84.
164 Ibidem, p. 73.
165 On rappellera les quelques jalons marqués par les ouvrages suivants : R. De Mat-
tei, La politica nel teatro romano, Rivista Italiana del Dramma, I, 1937, p. 208.; A. Pastori
no, Tropaeum Liberi, Saggio sul Lycurgus di Nevio e sui motivi dionisiaci nella tragedia
latina arcaica, Arona, 1955, p. 114 et sq.; Β. Bilinski, Accio e i Gracchi, Contributo alla
storia della plebe e della tragedia romana, Accademia polacca di Scienze e Lettere, Bibliote
ca di Roma, Conferenze, Fase. 3, Rome, 1958, et Contrastanti ideali di cultura sulla scena di
Pacuvio, Accademia polacca di Scienze e Lettere, Biblioteca di Roma, Conferenze, Fase. 16,
Rome, 1960; D. Romano, Politica e teatro nel mondo romano, Annali del Liceo classico G.
Garibaldi di Palermo, III-IV, 1966-1967.
PACUvius 151

vius ne saurait faire exception166. Comment en aurait-il été autrement,


en raison même de sa situation, dans ce siècle des Scipions, que l'on a
pu qualifier de «siècle héroïque»167 à cause des conquêtes extérieures et
des mutations intérieures qu'il a comportées? En ce temps déterminant
pour l'évolution des idées et des mœurs, Pacuvius a très naturellement
voulu apporter sa contribution à la constitution d'une nouvelle mentalit
é romaine168.
On a pu ainsi affirmer que deux de ses œuvres, l'Antiope et l'Armo-
rum judicium, représentaient une transposition métaphorique sur la
scène des problèmes actuels169. Ce qui est vrai, à l'état latent, pour ces
deux pièces, l'est encore bien davantage en ce qui concerne la tragédie
prétexte, ce Paulus, que Pacuvius a composé en l'honneur de Paul-Émi-
le ou de son fils170. Nous est-il permis de supposer que, dans le Médus,
également, l'actualité ait pu prendre une part quelconque à l'élabora
tion du drame?
Rappelons-nous les circonstances qui ont pu entourer la naissance
de l'œuvre. Comme nous l'avons suggéré, Médus a pu être représenté
en novembre ou décembre 192, ce qui suppose qu'il a été écrit à la fin
de l'été et dans l'automne 192. Quelle était alors la situation politique?
Rome vit dans l'attente d'une guerre nouvelle contre Antiochos,
dans ce que Tite-Live appelle expectatio nondum coepti cum Antiocho
belli111. Cette attente dure pendant les derniers mois d'été. Les relations,
rompues avec Antiochos depuis 195 172, ont connu un semblant de repri
se avec l'ambassade romaine de 193. Mais cet espoir a été rapidement
déçu. A Rome, de plus en plus, le nombre des partisans d'une guère
contre Antiochos grandit. Le caractère inéluctable du conflit avait sans

166 B. Bilinski, Accio e i Gracchi, op. cit., p. 16. Voir également R. De Mattei, La politi
ca nel teatro romano, op. cit., p. 208, D. Romano, Politica e teatro nel mondo romano, op.
cit., p. 260, et A. Pastorino, Tropaeum Liberi, op. cit., p. 114 et sq.
167 Β. Bilinski, Contrastanti, op. cit., p. 9.
168 C. Mandolfo, Tradizionalismo e anticonformismo in Pacuvio, in Orpheus, XXII,
1975, n° 1-2, p. 27-48.
169 Β. Bilinski, Contrastanti, op. cit., p. 12.
no vojr l'état de la question dans M. Valsa, op. cit., p. 50 et 51, ou I. D'Anna, op. cit.,
p. 165-166.
171 35, 21, 2 et sq. Le thème de cette attente angoissée reparaît aux débuts de bien des
chapitres suivants : Cf. 24, 25 et encore 41.
172 Voir E. Will, Histoire politique du monde hellénistique, Nancy, 1967, t. 2, p. 164 et
sq.
1 52 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

doute depuis longtemps été prédit par Scipion 173. Et ce climat d'incerti
tude et de demi-préparatifs ne cessera que lorsqu'éclatera enfin la nouv
elle du débarquement en Grèce d'Antiochos, en octobre 192.
C'est donc dans cette période agitée et angoissée que Pacuvius a
composé son Médus, au moment où l'on s'attendait à cette offensive du
roi séleucide. Quelles pouvaient être, à ce moment précis, les intentions
de Pacuvius? Elles ne nous sont, à vrai dire, guère faciles à connaître
en toute sûreté. Mais il paraît plus que vraisemblable d'admettre que la
composition de cette œuvre a voulu apporter à la cause des Scipions
comme une sorte de support et d'illustration. Du reste, ne l'eût-elle pas
voulu, que cette tragédie intervenait de façon manifeste dans le débat
sur la politique asiatique romaine.
Face au déplacement d'Antiochos d'Orient en Occident, le mythe
de Médus rappelait l'ancienne suprématie conquérante de l'Occident
sur l'Orient. Après Jason, c'était un nouvel exemple de la puissance de
l'Occident que donnait ici Médus, avant Agamemnon et Alexandre. On
imagine aisément comment à Rome le sujet d'une telle tragédie pouvait
être ressenti profondément, peu de temps après qu'Antiochos eut dé
barqué en Grèce. Nous avons le plus grand mal à essayer de comprend
re et de mesurer exactement l'importance que pouvait avoir pour les
Anciens cette partition du monde entre l'Orient et l'Occident. Bien que,
au cours des siècles, les données matérielles du problème n'aient cessé
de connaître des variations considérables, à chaque période cependant,
la geste argonautique est apparue comme le signe de l'esprit conqué
rant de l'Occident.
Deux observations peuvent cependant nous aider à entrevoir le
cœur de débat. La première est toute simple et pratique et consiste seu
lement à constater que, dans nos civilisations modernes, subsiste, avec
d'autres valeurs évidemment, cette même coupure du monde en ce que
nous appelons deux «blocs», l'Est et l'Ouest. La seconde observation
reviendra aux Anciens, pour inviter à relire la préface du premier livre
des Histoires d'Hérodote où sont rappelés, dans cette perspective, les
mythes d'Io, de Médée et d'Hélène, qui illustrent si bien la longue rival
ité de deux mondes.
Ces deux remarques méritaient d'être formulées non pas parce
qu'elles ont une portée inouïe, mais bien parce que, très modestement,
elles nous aident à retrouver l'état d'esprit qui était aussi celui du spec-

P. Grimai, Le siècle des Scipions, Paris, 1975, p. 195.


PACUVius 153

tateur romain moyen, lorsqu'il se rendait au théâtre pour assister à une


représentation où l'on allait aborder à nouveau ce thème politique sous
le couvert du mythe des Argonautes ou des personnages de Médée et de
Jason.
Or, c'est précisément dans une telle perspective que l'histoire de
Médus présentait un intérêt tout spécial, en effet, dans la mesure où le
récit de son aventure était celui d'un «retour» définitif de l'Occident en
Orient et de la conquête durable, par un prince venu d'Occident, du
pays qui, dans le langage mythologique, incarnait l'Extrême-Orient.
Médus était un cas d'autant plus intéressant, dans ce contexte, qu'il
était d'origine orientale par sa mère. Au fond, il n'était pas sans re
ssemblance avec certains nobles latins qui se souvenaient avec fierté de
leurs origines lointaines orientales et qui gardaient une certaine nostal
gie des paradis perdus de leurs ancêtres. En fait, nous le savons, nous
qui bénéficions du recul du temps, leur attitude se fondait dans le pro
blème bien plus vaste du flot des invasions indo-européennes et de la
lutte des premiers installés contre les nouveaux venus de la dernière
vague. A travers leur mythologie cette hantise des invasions et ce désir
de revanche se sont cristallisés autour de Jason et de Médus. La saga
de Médus convenait admirablement pour illustrer la solution la plus
parfaite, celle qui assurait définitivement la sécurité de l'Occident : le
fait qu'un prince occidental aille s'installer et régner en Orient.
En face de la menace redoutable que représentait Antiochos pour
Rome, Pacuvius a dressé l'image de ce personnage fantastique : Médus,
ce prince capable, avec l'aide de Médée, de retrouver le trône perdu de
ses ancêtres et de fonder un peuple nouveau, peut-être même une nouv
elle race, née du mariage de l'Occident et de l'Orient.
Nous pouvons être certains que c'est bien ainsi que les contempor
ains de Pacuvius ont ressenti et compris le contenu de sa tragédie.
Nous le pouvons pour toutes les raisons que nous venons déjà d'évo
quer. Mais nous le pouvons surtout parce que, au temps de Pacuvius,
l'Asie tenait une place déterminante dans la pensée et l'action des
Romains. Nous nous bornerons à en fournir deux preuves. Chez Pacu-
vous même, nous savons que l'action de l'une de ses autres pièces, le
Chrysès, se déroulait en Asie174. Par ailleurs, le geste caractéristique
qu'accomplit l'armée romaine lorsqu'elle débarque en Asie, confirme
ce que nous avons essayé de démontrer : lorsque les troupes romaines,

174 Cf. M. Valsa, op. cit., p. 18 et 25.


154 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

commandées par L. Cornelius Scipio, le frère de Γ« Africain», celui que


l'on nommera Γ« Asiatique», arrivèrent en Asie, la campagne débuta par
une sorte de pèlerinage au site d'Ilion175. Les choses prirent l'allure
d'une véritable fête où l'on célébra les retrouvailles des deux fractions
du peuple originel. Ce détail, presque contemporain de la représentat
ion du Médus, nous laisse clairement entrevoir les rapprochements
que chacun des spectateurs pouvait faire. Comment, en effet, n'aurait-
on rapproché de ces aspirations à la reconquête de Troie la chance de
cette troupe qui débarque autour de Médus, et qui va reconquérir la
terre ancestrale, y fonder une nouvelle légitimité dans une sorte de
grande liesse qui termine la pièce de Pacuvius comme elle marque auss
ile retour des descendants d'Énée à Ilion?
Voilà donc quelques éléments de rencontre entre le théâtre et la
politique, du moins dans ses aspects les plus actuels. Si notre présenta
tion des faits est acceptée, on comprendra mieux le caractère nett
ement sympathique du personnage de Médée. Sans son aide, le beau «re
tour» de Médus ne se serait sans doute pas accompli. Il ne faudra donc
plus trouver surprenant de voir Médée liée à la politique orientale dans
d'autres œuvres marquantes de la littérature latine, toutes les fois
qu'un poète a voulu rappeler au peuple romain ses origines asiatiques
et ses droits sur cette autre partie de l'univers.
Mais, dans cette œuvre précise, le Médus, le thème politique
connaissait un autre développement, qui intéressait tout autant la pen
sée romaine contemporaine, puisqu'il s'agissait d'une réflexion sur la
nature des institutions et du pouvoir, en cette période où l'influence
grandissante de certaines personnalités politiques posait le problème de
la place qu'il fallait leur accorder dans l'Etat.

Monarchie et démocratie

La tragédie de Pacuvius apportait sur ces questions une lumière


spécialement éclairante, puisqu'elle permettait une lecture à deux de
grés de l'action du Médus. En apparence, ce qui domine dans la
conquête du pouvoir par notre héros, paraît être la restauration d'une
dynastie traîtreusement écartée du trône. En réalité, il convient de bien

175 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 196.


PACUvius 155

remarquer que ce n'est pas Aiétès que l'on replace ici sur le trône, mais
que c'est Médus qui va s'y installer pour fonder un peuple nouveau.
Sur le premier point, qui a trait à la restauration de la dynastie
légitime, il n'est guère besoin de commenter longuement ce qu'un tel
rétablissement pouvait représenter aux yeux des Latins, indéfectible-
ment acquis à l'idée de leurs droits sur l'Asie. Le second point mérite
en revanche que nous lui accordions plus d'attention.
Le fait le plus surprenant, dans ce rétablissement monarchique,
réside effectivement dans le déroulement même de cette restauration.
Médée favorise Médus, contre Aiétès. Mais surtout elle commet un acte
d'une importance incalculable : elle, qui pouvait, avec la seule force de
ses pouvoirs magiques et divins, remettre Médus sur le trône, sans faire
appel à l'aide ou même au consentement de personne, elle en appelle
au peuple176. Quelle est la signification de son geste?
En agissant de la sorte, Médée entend non seulement restaurer la
dynastie de ses pères, mais lui donner encore comme base l'assent
iment de tout le peuple. Ainsi elle veut moins favoriser l'avènement d'un
homme que la naissance d'une nouvelle nation, dont les institutions
seront celles d'une monarchie ouverte et populaire. Son intention n'est
pas de donner un chef à l'État, mais plutôt de constituer un nouvel
État, monarchique, sans aucun doute, mais qui reposera sur l'adhésion
de tous les citoyens, il est probable que, dans les reproches qu'adressait
Médée à son père, devait figurer celui d'avoir voulu exercer le pouvoir
sans partage. Son attitude intransigeante à l'égard des Argonautes
n'était guère approuvée. Plus de nuance aurait sans doute mieux valu
pour tous. Avec Médus, une nouvelle forme de gouvernement allait être
mise en place. Tel est le sens de l'appel de Médée au peuple «ut faus-
tum sempiterne sospitent»177, le dernier terme ayant une étrange valeur
dans la bouche de Médée qui, en principe, est toujours présentée com
me«sospes», salvatrice de la jeunesse grecque.
Pacuvius a donc voulu donner de son Médus une image qui est cel
ledu fondateur d'un peuple et même d'une race. Le trait apparaît plus
nettement encore dans la Fable d'Hygin qui souligne le fait que la
nation nouvelle a tiré son nom de celui de son fondateur178. On ne sau
rait manquer d'esquisser à ce propos un parallèle entre Médus et

176 Fragment 28.


177 D'Anna XXV.
178 Ex suo nomine terrant Mediam cognominami.
156 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Romulus. Le rapprochement a été fait179 dans une étude contemporain


e, mais nous pouvons être bien certains que, dans l'esprit des specta
teursde Pacuvius, il s'imposait tout naturellement de lui-même, sans
qu'il ait été nécessaire de le démontrer par de longues analyses.
Ils poursuivaient très certainement cette association jusque dans
ses plus lointaines conséquences, bien au-delà de ce que nous saurions
faire, à moins que nous n'acceptions de nous rapprocher de leur point
de vue, par exemple en recherchant ce qui, dans l'œuvre de Pacuvius,
pouvait correspondre à la dualité nécessaire Romulus - Rémus.
Cette dualité, souvent étudiée, repose, à l'évidence, sur une concept
ion manichéenne de la sélection, et de cette gémellité où l'élément le
meilleur subsiste et fonde la ville nouvelle, tandis que l'autre disparaît.
Entre ces deux générateurs, s'établit un rapport de vie et de mort, sen
sible sur tous les plans, celui de l'action ou de l'inaction, par exemple,
qu'illustrent Romulus et Rémus, les jumeaux si disparates.
Dans la tragédie de Pacuvius, il semble que l'on puisse poser un
rapport identique entre Médus et Hippotès. Nous avons montré com
ment, dans un contexte pythagoricien, existaient entre eux des rapports
de vie et de mort. Si l'on partage ce nouveau point de vue, l'apparition
d'Hippotès dans ce drame n'en semblera que plus claire et compréhensi
ble. En effet le nom d'Hippotès, pour désigner le fils de Créon, est ici
le fruit d'une pure création de Pacuvius, que reprend seul Hygin. Nous
avons bien affaire à un hapax, dont la présence ici pourrait se justifier
une nouvelle fois par la nécessité de donner à Médus, comparé à
Romulus, cet Hippotès qui correspond à Rémus.
Tels sont donc les aperçus les plus nets que nous puissions avoir
sur la portée politique du Médus. Il ne nous est guère aisé de savoir
apprécier les rapports que ce tableau peut avoir en commun avec une
certaine idée de la monarchie libérale qui aurait pu être en honneur
dans le cercle des Scipions. Les attaques dont l'Africain a fait l'objet ne
sont peut-être pas sans lien avec cette conception théâtrale d'une mo
narchie nouvelle. En cette matière, nous manquons cependant de cert
itudes absolues; aussi nous préférerons nous en tenir à ces données du
problème. Ce qui semble admissible du moins, c'est que, dans le strict
contexte de la politique asiatique, la nécessité d'une offensive contre
Antiochos est apparue aux Romains comme une aventure comparable à

179 A. Della Casa, // Medus di Pacuvio, Poesia latina in frammenti, Cuneo, 1974,
p. 295.
PACUVIUS 1 57

celle de Médus, un «retour» plein de promesses pour l'avènement,


sinon d'une race, du moins d'un ordre nouveau. Et la joie des retrouv
ailles des deux branches descendantes de Troie, telle que la raconte
Tite-Live 18°, ne fut assurément que la confirmation de la diffusion de
cette idée et, probablement même, sa conséquence directe, deux années
plus tard seulement.
En revanche, il nous est plus facile de reconnaître dans la forme de
cette monarchie libérale la survivance de traditions tarentines ancien
nes qui s'exprimaient nettement dans la Loi, telle que la formulait le
traité d'Archytas :
«II faut que la Loi qui veut être puissante, ainsi que la Cité, soit
composée de toutes les autres constitutions; qu'elle ait une institution
de caractère démocratique, une autre oligarchique, une autre encore
royale et aristocratique, comme c'est le cas à Lacedèmone. Les rois y
forment en effet un élément monarchique, les gérontes un élément
aristocratique, les éphores un élément oligarchique, les hippagrètes et
les kores un élément démocratique.
«La loi ne doit pas être seulement bonne et belle, mais il faut
qu'elle éprouve de la réciprocité par ses diverses parties. C'est à cette
condition qu'elle sera puissance et durable.
«Par "éprouver de la réciprocité", j'entends que la même charge
commande et soit commandée, comme cela a lieu aussi dans Lacedè
monela bien policée. Car les éphores sont opposés aux rois, les géront
es aux éphores, tandis que les kores et les hippagrètes tiennent le
milieu. Ces derniers, en effet, dès que les institutions qui l'emportent
font pencher le plateau d'un côté, s'ajoutent aussitôt au côté le plus fai
ble181.»
On a fait observer à quel point ce texte faisait référence à Lacedè
mone, ce qui ne saurait surprendre si l'on se rappelle l'origine de
Tarente, qui est une ancienne colonie spartiate182. Il nous appartient de
même de mettre en lumière ce que cette théorie peut avoir de comparab
le avec la formule monarchique esquissée dans le Médus. Sans entrer
dans un commentaire exhaustif, remarquons très rapidement que ce
texte, écrit par un homme politique qui était en même temps homme de

180 37, 37, 2 et sq. (190).


181 A. Delatte, op. cit., p. 109 et 110.
182 Cf. G. Hartenstein, De Archytae Tarentini fragmentis philosophicis, Leipzig, 1833,
p. 67.
158 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

guerre et philosophe, à Tarente, dans ce foyer pythagoricien, où l'on


envisageait de façon très nette les rapports de la monarchie avec la
démocratie, ce texte donc n'est pas sans lien direct avec la thèse que
devait soutenir Médée à la fin de la tragédie. Ce qu'elle propose en effet
aux anciens sujets de son père n'est autre que cette monarchie en
accord avec le peuple. Elle devait présenter Médus aux différentes caté
gories de la hiérarchie sociale, en suivant l'ordre des mérites, pour te
rminer par le peuple, d'où la coordination populoque et le pluriel de sos-
pitent 183.
Ainsi, pour la première fois dans la littérature latine, le rôle polit
iquede Médée se trouve-t-il affirmé d'une façon éclatante. Ce rôle n'est
pas sans rapport, comme nous venons de la voir, avec une idéologie
pythagoricienne que connaissaient non seulement Pacuvius, mais aussi
les adeptes du cercle des Scipions. On sait que, au moins depuis l'en
trée d'Ennius dans ce cercle, le pythagorisme y fut en honneur184, et
l'on se rappelle les prétentions de la gens Aemilia à descendre de Pytha-
gore 185.
Tel fut donc le surprenant message que Pacuvius confiait au per
sonnage de Médée. A travers elle, il désignait toutes les femmes à venir
qui elles aussi joueraient en politique cette importante mission de
transmettre le pouvoir et même, parfois, d'orienter les institutions dans
le sens d'une constitution plus ouverte et peut-être plus juste. Aux gran
desdames destinées à avoir par la suite une grande influence politique,
Pacuvius proposait ce modèle étonnant à la fois par son efficacité et
par sa modestie.
En effet, une fois les choses rétablies dans un ordre meilleur, une
fois chassée la tyrannie, celle de Perses autant que celle d'Aiétès, Médée
ne demande rien pour elle-même et, mieux encore, au dernier acte, elle
s'efface, laisse le peuple couronner Médus, puis disparaît sans qu'au
cun fragment de la tragédie, ni rien dans la Fable d'Hygin ne nous lais
seentrevoir ce que seront désormais son existence et son rôle. Voilà le

183 D'Anna XXV, 284. Sur le concept de royauté à Rome, cf. P. M. Martin, L'idée de
royauté à Rome, Clermont-Fd, 1982, t. 1.
184 Voir J. Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, op. cit.,
p. 184.
185 Une tradition entretenue par les généalogistes romains prétendait que la gens
Aemilia descendait de Mamercus, l'un des fils de Pythagore, surnommé Aemylios. Cf.
Plutarque, Paul-Emile, 2, 1 et Huma, 8, 18-19. De même : Festus, s.v. Aemilia. Voir A.
Delatte, La vie de Pythagore de Diogene Laërce, Bruxelles, 1922, p. 148.
PACUVius 159

très bel exemple que proposait Pacuvius à l'admiration des grandes


dames romaines.
Son œuvre accomplie, Médée demeurait-elle à Aia? Etait-elle au
contraire immédiatement emportée vivante aux Champs-Elysées pour
s'y unir à Achille? Nous ne saurons sans doute jamais quel était le
dénouement de sa destinée dans la pièce. Mais, connaissant le goût de
Pacuvius pour les effets de surprise, goût servi par une grande facilité
d'imagination, il nous est permis de supposer que ce final devait être
fertile en imprévus et rebondissements de toutes sortes.

Fonction économique

Le retour de Médée est lié, comme nous venons de la voir, à des


considérations d'orde politique avant tout. Elle revient à Aia lorsque la
royauté mérite d'être non seulement restaurée186 mais aussi rénovée187.
C'est là certainement un aspect du mythe qui est ici parfaitement
exploité et très nettement mis en valeur.
Mais, outre cet aspect politique, le mythe, dans Médus, avait égale
ment une fonction économique. Le retour de Médée intervient, en effet,
dans des circonstances économiques dramatiques. Une disette s'est
abattue sur le pays; elle sévit durant de longues années188. Il s'agit vra
isemblablement des conséquences d'une sécheresse, si l'on en croit Hy-
gin189. Pacuvius parle plus vaguement d'un «fléau» qui «ravage les
campagnes»190, mais cela peut aussi s'appliquer à une aridité du sol due
à la rareté des pluies. Ce qui compte en définitive, c'est le fait que
Médée sache conjurer le fléau et rendre aux campagnes leur fertilité.
Nous aimerions bien connaître la nature des moyens qu'elle mettait en
œuvre pour parvenir à un tel résultat, car la question intéresse les véri
tables attributions de Médée. Or, semble-t-il, nous avons là une fonction
assez singulière dans l'histoire du mythe. Nous connaissions certes le
pouvoir de Médée sur les serpents, sur les plantes et aussi sur les homm
es. Mais nous ne savions pas qu'elle pouvait encore agir sur la nature

186 Fragment 25.


187 Fragment 28.
us Fragment 10.
189 Sterilitas et penuria frugum.
190 D'Anna XIII : Calamitas . . . arua caluitur.
160 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

et donc intervenir dans l'économie, évidemment agraire, d'un pays tout


entier. Ici, elle régit aussi les éléments, et il semble que ce ne soit pas là
la moindre innovation que nous devions à Pacuvius.
Cet apport est tellement original, d'ailleurs, que nous sommes en
droit de nous demander si, à l'origine de son invention, il n'y a pas eu,
chez Pacuvius, le simple souci de rendre plus vraisemblable l'accueil
que les Colchidiens réservent à Médée. S'il en était ainsi, nous n'aurions
affaire, en définitive, qu'à un simple moyen de soutien de l'action, et
rien de plus. Du moins aurait-il cet intérêt de confirmer ce que nous-
pensions de l'ingéniosité de Pacuvius en matière d'invention dramati
que et ce que nous sommes parvenu à entrevoir de la richesse particul
ière de son Médus.

Conclusion

Cette richesse interne du Médus, il nous semble l'avoir parfois


décelée, au détour d'une analyse ou de l'examen de l'un de ses aspects
les plus originaux. Quelle impression dernière pourrait-on fixer dans
un ultime regard sur l'œuvre?
L'image que l'on retiendra le plus nettement est celle d'une tragé
diequi a marqué, dans la jeune histoire du théâtre latin, une étape,
d'abord par les recherches et les modification techniques qu'elle a
imposées au genre, ensuite par ses intentions manifestes de traiter des
thèmes en relation avec l'actualité, tout en les replongeant dans un
contexte idéologique, politique et mythologique, qui reprenait les leçons
d'un lointain passé, et où l'échange de toutes ces valeurs s'accompliss
ait à l'intérieur de chacun des personnages. Ainsi, Médus, par exemp
le,rejoignait la pensée d'Archytas et l'action des Scipions.
La couleur dominante, dans cette refonte et cette rencontre de tant
d'éléments divers, est, sans nul doute, à rechercher dans ce provincia
lisme si marqué qui éclaire toute l'œuvre et lui confère, en définitive, sa
vraie forme d'unité. De fait, s'il fallait, d'un mot, situer le cœur où a
palpité la première manifestation de la vie de l'œuvre, le nom de Taren-
te ne saurait manquer de surgir et de s'imposer.
Cet apport provincial a eu l'effet d'un sang nouveau, en un temps
où le théâtre risquait de s'assoupir sur les acquisitions de Livius Andro-
nicus, Naevius et Ennius lui-même. La formule, née de la confrontation
des modèles grecs, des influences étrusques et des goûts spécifique-
PACUVIUS 161

ment romains, avait certainement bien besoin de cette nouvelle ambit


ionpour ne pas s'engourdir dans la répétition.
Telle a donc été la contribution de Pacuvius à l'évolution de la tra
gédie romaine. Nous avons tenté de mettre en lumière la part qui
revient dans ce renouveau à ses origines tarentines et à ses attaches
profondes avec les traditions, les plus anciennes et les plus fortes, qui
lui venaient de sa province natale. Sans doute conviendrait-il ici de fai
re également intervenir tout ce qui revient en propre à la sensibilité et à
la personnalité de Pacuvius.
Il est évident, entre autres choses, que tout ce que nous avons pu
appeler la «dynamique» de l'œuvre, c'est-à-dire l'ensemble des choix
qu'il a fallu opérer, au détriment parfois de certaines dimensions possi
bles, psychologiques notamment, tout cela relève d'une sélection et
d'une orientation que seul pouvait vouloir Pacuvius lui-même. En op
tant pour la force des caractères, il a ainsi éliminé la finesse de leur
analyse, car, dans la tension qu'il leur donne, au service de la cause
qu'il leur confie, il a dressé sur son théâtre des personnages impres
sionnants et grands plutôt que poignants et proches de nous-mêmes.
En leur confiant par ailleurs des destins exceptionnels et cependant
soumis à l'illustration d'une cause, il les a encore éloignés non seule
ment de nous, mais aussi des personnages plus traditionnels à qui leurs
auteurs demandent habituellement d'être des cas typiques et propres à
fournir la matière d'abondantes et fines analyses psychologiques.
En définitive, ce qui distingue l'art de Pacuvius réside dans cette
volonté évidente de donner à Rome un théâtre nourri de réalité et d'ac
tualité, où le truchement de la fable mythologique n'est que vernis
superficiel, parce qu'en réalité le but précis de l'œuvre est de proposer
une réflexion sur l'ensemble des préoccupations contemporaines.
S'il était permis de risquer une comparaison, ou peut-être seule
ment un rapprochement, très vague, nous pourrions dire que les per
sonnages de Pacuvius sont plus proches des «héros» de Corneille que
des «cas» raciniens. Ce ne serait pas là, bien entendu, un essai d'expli
cation rigoureuse. Tout au plus pourrait-on y voir comme un effort non
négligeable pour rapprocher de notre propre poésie dramatique l'œu
vred'un poète qui a, plus que nul autre, voulu être présent dans son
temps, et qui ainsi, paradoxalement, est demeuré, pour longtemps, ce
témoin privilégié et représentatif d'une société et d'une mentalité qui,
sans lui, ne seraient peut-être plus aujourd'hui que souvenirs mornes et
morts.
CHAPITRE IV

ACCIUS

Medea sive Argonavtae

Avec cette œuvre d'Accius, l'importance de Médée dans la littératu


re dramatique républicaine reçoit une sorte de consécration et le réper
toire théâtral dispose désormais d'une véritable trilogie. Il y a là un
phénomène remarquable, tant sur le plan thématique que chronologi
que, puisque ces trois Médée ont fait leur apparition dans la période
républicaine et en l'espace d'un siècle environ. Nous aurons l'occasion
d'observer un phénomène comparable à propos des pièces d'Ovide, de
Lucain et de Sénèque qui constitueront, de la même manière, une
seconde trilogie au premier siècle de l'Empire. Réservons cette ques
tion pour plus tard et tenons-nous en, présentement, à l'étude de cette
troisième Médée. Notre premier objectif sera de rechercher les raisons
pour lesquelles Accius a voulu traiter de ce personnage et de ce mythe
dans une troisième tragédie.
Dire qu'il entrait dans le dessein d'Accius de vouloir rivaliser avec
Ennius et Pacuvius est peu dire. En vérité, comme cela avait été déjà le
cas pour Pacuvius, le désir d'émulation a été si fort chez Accius que,
loin de se contenter d'un exercice de réécriture, avec toute l'humilité
classique dont feront preuve Ovide, Lucain et Sénèque, il s'est, comme
Pacuvius encore, refusé à traiter cet épisode corinthien de la légende
qu'Ennius avait si parfaitement repris d'Euripide. Le temps n'était sans
doute pas encore venu du retour dans le sillage de l'œuvre d'Ennius.
Aussi, pour mieux affirmer l'originalité de ses dons, Accius a choisi de
renouveler, d'une autre façon, l'exploit du «Père» fondateur en se don
nant, lui aussi, un modèle illustre, dont il serait, à Rome, le premier
«adaptateur». Tout comme Ennius avait été le premier émule d'Euripi
de, Accius entendit se poser en concurrent d'Apollonios, l'auteur des
Argonautiques.
164 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Le double titre de l'œuvre, Medea siue Argonautae, soulignait à lui


seul toute l'originalité de la tentative1. De fait, les tragiques grecs clas
siques ne connaissaient que le meurtre d'Absyrtus, accompli dans le
palais même d'Aiétès. Nous l'avons montré précédemment en ce qui
concerne Sophocle et Euripide2. Il y a donc bien là, sur le plan dramat
ique, une véritable innovation de la part d'Accius.
En outre, le choix de cet épisode localisé, pour l'essentiel, sur le
rivage de Tomis, permettait à Accius de se démarquer de ses prédécess
eurs. Ennius avait chanté l'épisode médian de la saga. Pacuvius en
avait porté l'épisode final sur la scène romaine. En reprenant le mythe
au temps d'Apollonios, au temps des Argonautiques, au temps épique
des commencements, Accius était assuré de pouvoir faire figure per
sonnelle et œuvre dramatique nouvelle. De plus, par sa nature même, le
récit de la mort d'Absyrtus détenait, en soi, le pouvoir de trancher sur
les aventures contées par Ennius et Pacuvius, qui s'étaient intéressés
aux enfants de Médée, dans l'épisode pathétique de Corinthe et l'agréa
ble dénouement de Colchide. Ennius et Pacuvius avaient montré le des
tin tragique de Médée épouse et mère. Accius se proposait de la mettre
en scène dans son rôle précédent d'amante et de sœur. Parée de toutes
ces couleurs nouvelles, son œuvre ne pouvait manquer, ainsi qu'on le
devine, de paraître singulière et foncièrement particulière.

Le texte

Si nous pouvons, en toute certitude, nous faire une juste opinion de


ce qui constituait l'originalité de Medea siue Argonautae, pour ce qui est
de sa conception, il nous est, en revanche, infiniment plus difficile de
juger de sa réalisation.
L'œuvre, une fois encore, nous est parvenue sous forme fragment
aire. Ce n'est cependant pas cette mutilation qui crée le plus de diffi
culté à notre investigation. Ennius et Pacuvius nous ont accoutumés à
vaincre ce genre d'obstacle. Mais dans le cas de Medea siue Argonautae,
comme on le verra bientôt, chaque fragment oppose à l'examen une
résistance qui, pour toutes les raisons que l'on ne tardera pas à décou-

1 Le double titre Medea siue Argonautae résulte des hésitations dont témoigne Pris-
cien, par exemple; cf. GL III, 424, 15 : «Accius in Argonautis», et II, 336, 18 : «Accius in
Medea ».
2 Voir supra, chapitre I.
ACCIUS 165

vrir, rend son approche difficile. De la trilogie républicaine consacrée à


Médée, la tragédie d'Accius demeure, de fait, et de loin, la plus énigma-
tique et, pourtant, la plus attachante.
Parmi les diverses éditions existantes, nous avons retenu, pour
nous guider au cœur de l'œuvre, celle de Klotz3. Elle nous semble, en
effet, faire autorité, non seulement parce qu'elle repose sur une analyse
rigoureuse des différentes leçons possibles, mais surtout parce qu'elle
reprend, en les critiquant, les données antérieures des éditions de Rib-
beck4 et de Warmington5. L'édition plus récente de Franchella6
n'apporte, à notre sens, rien de nouveau dans l'établissement du texte
ou le classement des fragments, à une exception près, d'ailleurs inutil
e7.Voici les dix-sept fragments que retient l'édition de Klotz8 :

I
Tanta moles labitur
fremibunda ex alto ingenti sonitu et spiritu;
prae se undas volvit, vortices vi suscitât;
ruit prolapsa, pelagus respergit, reflat.
ita dum interruptum credas nimbum volvier.
dum quod sublime venus expulsum rapi
saxum aut procellis, vel globosos turbines
existere ictos undis concursantibus ;
nisi quas terrestres pontus strages conciet
aut forte Triton fuscina evertens specus
subter radices penitus undanti in freto
molem ex prof undo saxeam ad caelum eruit9.

II

Sicut citati atque alacres rostris perfremunt delphini10.

3 A. Klotz, Scaen. Rom. fragm., t. 1, Trag, frag., Munich, 1953 et 1956, 255-259.
4 O. Ribbeck, op. cit., 187-190.
5 E. H. Warmington, op. cit., II, 456-464.
6 Q. Franchella SFC, XXIV, Ludi Aedi Tragoediarum Fragmenta, Bologne, 1968,
449-455.
7 Suppression sans fondement du frag. X, Klotz, 257.
8 On trouvera dans l'édition de Franchella, op. cit., 512, une table de concordance
entre Ribbeck, Klotz, Warmington et Franchella.
9 Cic, De nat. deor., 2, 89. Sén. iamb.
10 Ibidem. Sén. iamb.
166 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

III
Silvani melo consimilem ad aures cantum et auditum refert11.

IV
Ego me extollo in abietem altam, ex tuto prospectum aucupo n.

V
Apud vetustam turrem13.

VI
(- υ -) Vagant, pavore pecuda in tumults deserunt.
Quis vos pascei postea?14.

VII
Primum ex inmani victum ad mansuetum applicans15.

VIII
Ut tristis turbinum toleraret hiemes, mare cum horreret fluctibus16.

IX
Nisi ut astu ingenium lingua laudem et dictis lactem lenibus 17.

X
Exul inter hostis, exspes expers desertus vagusls.

XI
Perite in stabulo frenos immittens feris19.

XII
Tun, die, Medea es, cuius aditum exspectans pervixi usque adhuc20.

11 Cic. De nat. deor., 2, 89. Sén. iamb.


12 Non. 467, 6. Sept, troch.
13 Prise. GL, II, 336, 18. Sept, troch. incomplet.
14 Non. 159, 5. Sept, troch. incomplets.
15 Non. 323, 12. Sén. iamb.
16 Non. 422, 25. Sén. iamb.
17 Non. 16, 13. Octon. iamb.
18 Non. 12, 4. Sept, troch.
19 Non. 307, 18. Sén. iamb.
20 Non. 237, 43. Octon. iamb.
ACCIUS 167

XIII
Qui polis est refelli quisquam, ubi nullust causandi locus?21.

XIV
Principio extispicum ex prodigiis congruens ars te arguii22.

XV
Lavere saisis vultum lacrimisi.

XVI
Pernici orbificor liberorum leto et tabificabili24.

XVII
Fors dominatur neque vita ulli propria in vita est25.

Le «fragment» du De natura deorum

Aux dix-sept fragments que retient et présente l'édition de Klotz, il


conviendrait d'adjoindre, selon certains, le «Fragment» cité par Cicé-
ron, dans le De natura deorum, 3, 67. C'est là un point qui mérite atten
tion. Relisons le texte :
«Atque eadem Medea patrem patriamque fugiens :

Postquam pater
Adpropinquat iamque paene ut comprehendatur parât,
Puerum interea optruncat membraque articulatim dividit
Perque agros passim dispergit corpus : id ea gratia,
Ut, dum nati dissipatos artus captaret parens,
Ipsa interea effugeret, illum ut maeror tardaret sequi,
Sibi salutem ut familiari parerei parricidio20.»

Faisons rapidement le recensement des opinions, sur ce point, des


éditeurs les plus récents.

21 Non. 89, 5. Sept, troch.


22 Non. 16, 8. Octon. iamb.
23 Non. 504, 2. Mediorum versuum vel iamb, ve/ troch.
24 Non. 179, 25. Octon. iamb.
25 Non. 361, 27. Anap. dim.
26 Sept, troch.
168 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Klotz classe ce «Fragment» dans les Fragmenta Incerti Poetae27.


Ribbeck l'attribue, non sans réserve, à Ennius28. Jocelyn élude la quest
ion29. D'où le reproche fondé que lui adresse H. L. Lewy30 dans le
compte rendu de cette édition, compte rendu par ailleurs très favora
ble : renvoyant à l'édition du De natura deorum de A. S. Pease31, H. L.
Lewy souhaite, pour sa part, voir ces vers attribués à Accius plutôt qu'à
Ennius.
Comme on le voit, la question soulève bien des difficultés. En
faveur de l'attribution à Ennius, on peut invoquer le fait que Cicéron,
après avoir cité trois fragments de la Médée d' Ennius32, dans ce même
passage33, emploie eadem à l'endroit de Médée qui, dès lors, ne peut
être que le personnage d'Ennius. En faveur de l'attribution à Accius, on
peut faire valoir le contenu du texte, qui s'insérerait mieux dans l'épiso
de mythologique que traite Accius34. A vrai dire, ni l'un ni l'autre de
ces arguments ne nous semble déterminant. Le premier se fonde sur
une logique par trop rigoureuse : eadem peut très bien renvoyer à
Médée d'une façon générale, sans qu'il y ait nécessité de songer exclus
ivement à l'œuvre d'Ennius. Le second paraît encore plus fragile dans la
mesure où il prête à Accius l'intention bien surprenante et maladroite
d'introduire, dans le corps de sa tragédie, cette sorte de résumé de ce
qui devait constituer le support dramatique de sa dernière scène où
l'on assistait, sans doute, au meurtre et à l'agonie d'Absyrtus, suivis de
la fuite de Jason et de Médée. On voit donc mal comment un tel résumé
aurait pu prendre place dans l'action de Medea siue Argonautae. Par
ailleurs, le classicisme qui caractérise tout le style de ce passage ne
peut que nous orienter vers un poète contemporain de Cicéron, à moins
qu'il ne s'agisse de Cicéron lui-même? Quoi qu'il en soit, et en l'absence
d'une démonstration plus fournie, il nous paraît préférable de nous en
tenir à l'opinion de Klotz et de considérer que ces vers ne faisaient pas
partie de l'œuvre d'Accius.

27 Op. cit., 343.


28 Op. cit., 260.
29 Op. cit., 120, cf. commentaire 368 et 369.
30 AJPh., 91, 1970, 121.
31 de. De nat. deor., Cambridge, Mass., 1958, ad locum.
32 Jocelyn, op. cit., CVIII, 120.
33 De nat. deor., 3, 65 à 67.
34 Pour d'autres arguments en ce sens, voir Rita Degl'Innocenti Pierini, Studi su
Accio, Florence, 1980, p. 147 et sq.
Accius 169

Classement

Nous venons de reproduire le texte des fragments dans l'ordre que


propose l'édition de Klotz. Cet ordre est très exactement identique à
celui que suivait déjà l'édition de Ribbeck35. Il nous faut donc tenter de
connaître les raisons qui ont conduit Ribbeck à établir ce classement. Si
l'on en juge par comparaison avec l'essai de reconstitution qui figure
dans l'Histoire de la poésie latine de ce même auteur36, la tâche n'est
pas des plus aisées . . .
«Le sujet de Médée (Argonautae) se trouve dans le poème d'Apollo-
nios de Rhodes, que Sophocle avait probablement devancé dans ses
Scythes. Au cours de la traversée, après avoir quitté la Colchide, les
fugitifs ont abordé sur les rives des Scythes. La gigantesque construct
ion de l'Argo apparaît aux bergers, qui n'ont pas encore vu de vais
seau, comme un effroyable monstre, et dans leur terreur ils s'enfuient
en abandonnant leurs troupeaux. L'un d'eux a observé le vaisseau du
haut d'une montagne et il le décrit de la manière suivante : « Cette énor
memasse arrive en glissant de la haute mer et gronde avec un souffle
puissant; elle repousse devant elle les vagues, soulève violemment de
gros tourbillons, se précipite et fond en avant; l'onde recule, jaillit en
arrière et mugit. Tantôt on croirait voir rouler les morceaux déchirés
d'un nuage, tantôt un haut rocher précipité par les vents et par la temp
ête, ou des tourbillons circulaires qui dominent les vagues dont ils
sont assaillis. Est-ce la mer qui se précipite avec fureur sur la terre
pour la ravager? Est-ce Triton qui de son trident détruisant ses grottes
jusque dans les dernières profondeurs où la mer ondoie en fait jaillir
une masse de rochers qui émerge à la lumière du ciel?» Il n'en croit
plus ses sens, lorsqu'il entend de la musique sortir du vaisseau (est-ce le
bois résonnant des arbres de Dodone ou un chant d'Orphée?) et lors
qu'il y aperçoit des formes de jeunes gens. Le roi du pays ou le prêtre
de Diane reçoit les arrivants : on le renseigne sur cette invention hardie
de la navigation; il salue la «divine Médée» dont la réputation est par
venue jusqu'à lui. Mais en même temps sont arrivés par la voie de terre
des envoyés d'Aeétès pour arrêter les Argonautes et pour demander
l'arbitrage du roi, leur ami. Jason se montre disposé à renoncer à son
épouse, pourvu qu'il conserve la Toison. Mais la passion de Médée n'en

35 Franchella, op. cit., 512.


36 0. Ribbeck, HPL, trad. E. Droz et A. Kontz, Paris, 1891, 228-229.
170 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

devient que plus ardente; elle reproche à l'infidèle ce qu'elle a fait pour
lui et le ramène au devoir. Par un coup de main perfide dont elle est
l'instigatrice, on la débarrasse de la poursuite incommode de son frère,
et il ne reste en fin de compte au malheureux Aeétès qu'à se lamenter
en vain »...
Cette «reconstitution» du drame d'Accius par Ribbeck, disons-le
bien honnêtement, ne repose sur aucun fondement assuré. A l'évidence,
elle va trop vite, et trop loin. Ribbeck fait ici montre d'un réel talent
dans l'art d'enchaîner les scènes, mais toute la question est de savoir si
cet agencement habile peut rendre compte utilement du contenu de
chacun des fragments? Où s'insère, par exemple, dans cette audacieuse
organisation, la simple teneur du fragment XIV? Le résultat de tant
d'ingéniosité s'avère quelque peu décevant. Cependant, telle qu'elle est,
cette organisation présente sur ses concurrentes le mérite de se fonder
sur l'économie générale du livre IV des Argonautiques d'Apollonios. De
ce point de vue, elle marque donc une sorte de point limite et que l'on
ne saurait dépasser sans risques inutiles. C'est pourquoi, pour notre
part, malgré tout, nous nous en tiendrons à cette «reconstitution» de
Ribbeck que suit également Klotz.
Dans l'état présent de la recherche sur Accius et son œuvre, il nous
semble, en effet, prudent de ne pas remettre en question ce mode de
classement fondé sur la comparaison des fragments avec les Argonauti
ques, seul point de référence admissible, et seule base de classement
«objective» scientifiquement. Les éditeurs qui se sont écartés de cette
voie ne sont, en fin de compte, parvenus qu'à des résultats plus ouverts
encore sur l'arbitraire37.

Traduction et commentaires

Proposer une traduction d'un texte fragmentaire soulève des diffi


cultés que nous avons rencontrées précédemment pour les Médée d'En-
nius et de Pacuvius. Celle-ci présente, en outre, une difficulté supplé-

37 Voir, par exemple, R. Argenio, Frammenti tragici scelti tradotti e ricostruiti, Rome,
1962. Chez Warmington, op. cit., on observe que le fragment numéroté 405 propose une
référence à Arg. IV, 415-416, tandis que le fragment numéroté 407 renvoie à Arg. IV, 381
et sq. L'édition de Franchella, op. cit., p. 455, se retranche derrière un classement thémat
ique, sans intérêt majeur.
Accius 171

mentaire, inhérente à la grande incertitude qui plane sur le classement


des fragments. La traduction qu'on va lire s'attache essentiellement à
rendre la qualité dramatique de la forme, sans s'attarder à préjuger du
fond ou à lui donner une inflexion qui ne pourrait être que subjective
et arbitraire, en l'absence d'un contexte ou d'un texte de référence
assurés.

I
«Venant du large, l'énorme masse glisse en grondant dans un
immense souffle sonore. Devant elle, elle retourne les eaux, et sa force
forme des tourbillons. Elle se rue en glissant et fait rejaillir la mer
qu'elle rejette. On croirait ainsi voir tantôt un nuage d'orage qui se
détache et roule, tantôt un rocher que font bondir en l'air les vents et
les tempêtes ou ces trombes tournoyantes qui s'élèvent du choc des
vagues. Serait-ce la mer qui entraîne quelque débris de continent, ou
bien Triton, peut-être, qui, de son trident renversant son antre, sous les
racines duquel bouillonne profondément le flot, projette, des profon
deursvers le ciel, une masse rocheuse?»
Les éditeurs s'accordent pour attribuer ce passage à un berger qui,
de loin, contemple l'arrivée de l'Argo. Nous partageons cette opinion
qui se fonde sur le témoignage de Cicéron {De nat. deor., 2, 89 : ... Me
apud Accium pastor, qui nauem numquam ante uidisset, ut procul diui-
num et nouum uehiculum Argonautarum e monte conspexit . . .), et de
Priscien (G.L., III, 424, 15 : Accius in Argonautis ex persona pastoris, qui
primant uidit nauem Argo . . .). On notera dans les deux textes la ment
ion expresse de l'originalité de l'Argo, présentée comme le premier
bateau ayant jamais existé. Nous avons déjà souligné l'importance de ce
point de vue romain.
Le passage est écrit en sénaires. A ce titre, il peut fort bien avoir
pris place dans le prologue de la pièce, ainsi que le pensent les éditeurs.
Mais il n'est pas impossible qu'il n'ait fait partie que d'un diuerbium,
dans une scène d'exposition située plus tard dans le cours du drame . . .
On ne saurait se prononcer fermement sur ce point.

II

«Comme le bruyant ballet des dauphins vifs et joyeux à l'entour


des vaisseaux.»
L'ensemble des problèmes que pose ce fragment sera abordé dans
le commentaire du fragment suivant. On se bornera à justifier la valeur
172 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

«associative» de l'ablatif de moyen rostris. Sur ce point, voir: Ch. E.


Bennett, Syntax of early latin3*, où le vers est cité.

III

«... apporte aux oreilles un chant et des sons semblables à la chan


sond'un sylvain.»
Warmington et Franchella regroupent ces trois premiers frag
ments sous un seul numéro; cela revient à les présenter comme appar
tenant à un seul et même passage. Cette hypothèse, acceptable du point
de vue du sens, est cependant discutable : rien ne nous prouve la suc
cession de ces fragments dans un seul passage du texte, rien ne nous
prouve non plus leur disposition dans cet ordre exact. Nous préférons
donc nous en tenir à la présentation de Klotz, qui affecte chaque frag
ment d'un numéro distinct.
Cette solution marque un net progrès par rapport au classement de
Ribbeck, qui regroupe II et III en un seul fragment, considérant l'e
xpression item alto muleta comme faisant partie de II, alors qu'il s'agit
d'une transition dans le propre discours de Cicéron39. Cette association
de Ribbeck ne semble reposer que sur le caractère musical de ces deux
derniers fragments; de là le sort qu'il leur réserve dans la «reconstitu
tion» que nous avons citée plus haut et qui s'intéresse aux bruits que
perçoit le berger. . . Mais il n'est peut-être pas aussi évident que le croit
Ribbeck que ces deux vers décrivent uniquement les rumeurs en prove
nance de l'Argo et de son équipage, le chant d'Orphée ou le bois réson
nantdes arbres de Dodone.

IV

«Moi je grimpe à un sapin élevé d'où, en toute sécurité, je puis


observer au loin.»
En dépit des différentes et ingénieuses solutions qui ont été avan
cées, nous ne saurions, pour notre part, à quel locuteur attribuer préc
isément ce fragment. Il nous paraît parfaitement vain, en raison de
l'état de conservation de l'œuvre, de nous prononcer entre les diverses

38 Ch. E. Bennett, Syntax of early latin, Hildesheim, 1966, Π, 343.


39 Cf. Klotz, op. cit., ad locum, p. 256. Klotz fait suivre la correction de Ribbeck de
«Sich ... Il faut sans doute supposer que Ribbeck a écrit «muleta» pour «mulctata»?
Accius 173

hypothèses possibles : un indigène (le pastor déjà mentionné), ou un


éclaireur des Argonautes, ou un observateur d'Aiétès40?

IV
«... près de l'antique tour ...»
La brièveté de ce fragment n'a guère suscité les commentaires . . .
On aurait pu cependant tout attendre de l'imagination de certains édi
teurs, habituellement si prolixes ... La « reconstitution » de Ribbeck
oublie ce détail. Warmington, généralement inventif à souhait, repouss
e le fragment à la dernière place . . . Pourtant, si l'on voulait s'en tenir
aux approximations hypothétiques ordinaires, on pourrait très bien
songer à diverses interprétations possibles du fragment et qui ne se
raient, en somme, guère plus fantaisistes que tout le reste : cette tour
peut être un poste d'observation, ou mieux encore un point de rendez-
vous entre Jason et Absyrtus, par exemple. Nous partageons, en réalité,
et pour une fois positivement, la grande réserve qu'observent ici les édi
teurs. Et nous le faisons d'autant plus volontiers que nous ne trouvons
chez Apollonios aucune mention d'une tour quelconque. . . Si nous
avons pris soin de commenter ce détail, ce n'est qu'avec cette intention
bien arrêtée de montrer que l'imagination d'Accius était parfaitement
capable de renouveler son sujet par une multitude de trouvailles41.

VI
«... Ils vont errant et, dans leur panique, ils abandonnent leurs
troupeaux sur les hauteurs. Qui vous mènera paître désormais?»
A propos de ce fragment, Warmington estime qu'il s'agit des ber
gers que bouleverse et disperse l'arrivée des Argonautes. Cette opinion

40 Voir la «reconstitution» de Ribbeck déjà citée.


41 D'une façon plus générale, notre propos a tendu, à travers une remarque de
détail, à montrer à tous ceux qui en doutent encore, et les dieux savent combien est nomb
reuse leur troupe, qu'un dramaturge latin n'est jamais un copieur ni un copiste. Cela est
vrai pour la tragédie et la comédie : n'oublions jamais que Rome, à ce moment de son
existence, est bilingue et qu'elle n'acceptait pas, ne serait-ce que par fierté nationale, de
s'entendre conter en latin des histoires qu'elle pouvait lire dans le texte grec. Apollonios
n'était pas un inconnu à Rome à cette époque! Ceux qui doutent de l'originalité de ses
poètes, comiques ou tragiques, font preuve inutile de défiance et d'incompréhension
absurde à leur endroit. Nous nous proposons de traiter à loisir de ce fait dans une étude
ultérieurement consacrée à ce problème d'importance. Il suffit pour l'instant de rendre
cette justice à Accius de nous avoir invités, par un détail de forme, à sentir la nécessité
d'un tel débat.
174 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

est corroborée par Franchella qui renvoie utilement à Apollonios42. Ce


rapprochement semble tout à fait fondé. Il explique et justifie la para
phrase de Ribbeck : «La gigantesque construction de l'Argo apparaît
aux bergers . . . dans leur terreur ils s'enfuient en abandonnant leurs
troupeaux. »

VII

«Faisant tout d'abord passer leur genre de vie de la barbarie à la


bonne compagnie.»
Warmington place ce discours dans la bouche de Jason au cours
d'un exposé, totalement hypothétique, à dire vrai, où notre héros serait
censé expliquer aux braves indigènes scythes le déroulement des pro
grès de l'humanité et de l'humanisme chez les gentils civilisés dont il
est le représentant . . . C'est une curieuse conception «missionnaire» du
personnage de Jason! Elle ne manquerait certes pas d'intérêt, si elle
reposait sur une quelconque tradition. Malheureusement, à notre
connaissance du moins, elle ne se fonde sur rien.
Franchella, de son côté, propose de lire prima pour prirnum43 et
attribue le discours à Médée, par comparaison avec Euripide44. La per
tinence de cette référence nous semble douteuse : personnellement,
nous n'avons pu discerner aucun rapprochement déterminant entre
Euripide et Accius au sujet de ces deux passages de leurs œuvres res
pectives.
S'il fallait absolument risquer une hypothèse, la plus vraisemblab
le, à notre sens, consisterait à attribuer cette déclaration à un prince
local, d'origine civilisée, et qui expliquerait aux Argonautes comment,
après avoir conquis ce fief sur la barbarie, il a su guider les peuplades
sauvages qu'il avait soumises vers une éthique plus douce et plus
conforme aux mœurs des nations policées. Il n'est pas impossible de
penser que, sur ce point, nous avons été devancé par Ribbeck : bien
qu'il ne donne à ce sujet aucune information précise, il n'est pas inter
dit de reconnaître dans ce «roi» qui, dans sa «reconstitution», accueille
les Argonautes, le locuteur auquel nous proposons d'attribuer un tel
langage.

« Arg., 4, 316.
43 Leçon de Klotz.
44 Médée, 476 et sq.
Accius 175

Vili
«(En sorte) . . . qu'il sût endurer la funeste froidure des ouragans,
quand la mer était agitée de flots hérissés».
Warmington estime que ces vers font allusion aux progrès de l'h
umanité dans la conquête de la mer. Hypothèse recevable, sans plus. Il
est évident que la formulation générale de cette proposition défie par
avance toute critique. On pourrait cependant l'étayer par une référence
à Apollonios45, mais ce rapprochement n'exclut pas, de la part d'Ac-
cius, toutes les infinies variations possibles sur une «basse donnée», ces
variations qui font qu'un thème emprunté devient un trait original
quand il est travaillé par un auteur souverain. Le débat porte à nou
veau sur le problème déjà rencontré de l'imitation et de l'originalité
chez les premiers grands dramaturges latins. Un seul fait est évident
pour nous : l'emploi de l'imparfait dans ce passage ne peut que ren
voyer au temps «antérieur», à celui du stade des préparatifs et du la
ncement de l'Argo. Ces vers constituaient donc une «rétrospective», un
«rappel» des intentions qui avaient présidé à la construction de la nef,
«conditionnée» de manière à éviter à Jason les dures offensives de la
mer déchaînée, rigueurs dont il ignore tout, puisqu'il est le premier
navigateur.

IX
«A moins que ma langue ne flatte habilement son naturel et que de
douces paroles ne le séduisent».
Klotz, qui d'ordinaire ne se prononce guère en cette matière, attr
ibue précisément cette déclaration à Médée. Warmington partage ce
point de vue et pousse le souci d'exactitude jusqu'à assurer qu'il s'agit
d'une scène où Médée tire des plans pour capturer Absyrtus dans ses
pièges. Il croit pouvoir rapprocher cette déclaration d'Apollonios46.
Franchella47 hésite à se prononcer sur ce point. Nous ferons de même :
le texte peut, à notre avis, être tout aussi bien placé dans la bouche de
Jason. En effet, d'après la tradition, telle que nous l'avons suivie au
cours des précédents chapitres, cet art de la ruse et de la tromperie a
toujours été l'apanage de Jason, du moins jusqu'à ce stade de déroule
ment du mythe. Nous nous garderons cependant de toute affirmation

45 Arg., 4, 214-215.
46 Arg., 4, 415-416.
47 Op. cit., p. 455.
176 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tranchée, et nous admettrons que ce fragment a pu être intercalé dans


le discours de Médée ou celui de Jason, sans distinction possible.

«Exilé parmi les ennemis, sans espoir, sans ressources, abandonné,


errant. »
On pourra, à bon droit, s'étonner de ne pas retrouver ce fragment
dans le classement de Franchella. Cet oubli ou cette élimination fait
peu de cas du témoignage de Nonius : «... Accius Eurysace . . . idem
Medea . . ,»48 Sur l'identité du locuteur, diverses hypothèses sont envi
sageables; la plus simple consiste à estimer, avec Warmington, qu'il
s'agit de Médée. Elle s'adresse ici à Jason pour lui brosser un sombre
tableau de son avenir, au cas où il n'aurait pas le courage de lui demeur
er fidèle. Warmington rapproche ce vers d'Apollonios49. Cette référen
ce suffit-elle pour justifier son hypothèse? Une fois encore nous nous
trouvons en face du problème de l'originalité et de l'imitation chez les
premiers poètes latins . . . Inutile de redire ici ce que nous avons déjà
exprimé à ce sujet. Pour nous, un rapprochement, une référence, une
reprise intégrale même n'ont que la valeur d'un hommage et nous per
sévérons à penser que l'exemple de la Médée d'Ennius apporte sur ce
problème toute la lumière nécessaire.

XI
«Dans l'étable avec dextérité passant le mors aux chevaux.»
Ce fragment n'a guère attiré sur lui l'intérêt ni l'esprit inventif des
commentateurs, qui observent à son endroit une parfaite réserve, avec
juste raison. On citera cependant l'interprétation qu'en donne War
mington, comme exemple d'hypothèse inutile. Pour Warmington, en
effet, le vers comporterait un rappel de Médée à Jason, dans lequel la
princesse d'Aia est censée évoquer les services qu'elle a rendus au bel
Argonaute lors de l'épisode de l'attelage des taureaux-de-feu. Malheu
reusement, comme le souligne du reste une propre note de Warmingt
on50, le passage de Nonius qui nous a conservé ce vers s'accompagne
du commentaire suivant51: «férus iterum equus» . . . Il n'est donc ici

48 Non. 12, 4.
49 Arg., 4, 381.
» a, p. 463.
51 Non. 307, 18.
Accius 177

question que d'atteler des chevaux. En l'absence d'autre moyen d'infor


mation, nous pensons qu'il convient de demeurer dans la réserve qu'ob
servent la plupart des commentateurs et de ne pas nous perdre en
conjectures vaines pour savoir qui fait atteler des chevaux ... La banal
ité de ce geste est susceptible de convenir à chacun des personnages de
la saga et l'on se risquerait inutilement à tenter d'examiner les nécessi
tés qui ont pu pousser tel ou tel à vouloir utiliser cet attelage . . .

XII
«Toi, dis-moi, es-tu Médée, celle dont j'ai attendu la venue en pro
longeant mon existence jusqu'à cet instant?»
Franchella attribue ce vers à un personnage indéterminé qui, pour
avoir longuement attendu Médée, se trouve déçu de la voir différente
de ce qu'il espérait. Son interprétation est bien faible en regard de la
teneur et de la tension du texte : on ne peut tout de même pas employer
peruixi, renforcé par usque adhuc, sans vouloir insister sur l'aspect tra
gique de cette attente. Si, dans le commentaire des précédents frag
ments, il a paru que nous ne partagions pas certaines des hardiesses
Imaginatives de nos devanciers, en revanche, ici, ils nous semblent faire
montre d'une excessive prudence. Warmington, par exemple, place le
vers au sein d'une «entrevue» entre Médée et Absyrtus. Cette interpré
tation ne correspond pas à la dureté du texte : s'il s'agit d'une simple
entrevue, le vers n'a aucun sens. Absyrtus a déjà rencontré Médée puis
que, faut-il le rappeler? il en est le frère! Le fragment ne peut trouver
sa raison d'être que si nous assistons au moment le plus pathétique de
l'action, l'instant où, après avoir été poignardé par Jason, Absyrtus,
laissé pour mort, lutte de toutes les forces vives qui lui restent pour
tenir jusqu'à l'arrivée de Médée. Nonius souligne l'importance de cette
«arrivée» : «aditus rursus adventus». Il s'agit bien de l'arrivée sur la scè
ne d'un personnage, ici Médée. On devine le caractère dramatique de la
séquence et l'on comprend difficilement que ce détail purement théât
ral ait pu échapper à l'attention de la critique, et ce d'autant plus qu'il
rend pleinement compte du texte d'Accius. Du reste, la scène se trouve
déjà chez Apollonios : Médée a assisté au meurtre de son frère, sans y
prendre part, en coulisse; elle détourne les yeux52; dans sa chute mort
elle, Absyrtus tache de son sang le voile et le manteau de Médée53;

52 Arg., 4, 465-466.
53 Argi 4( 473-474.
178 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Absyrtus agonise déjà lorsqu'il revoit enfin sa sœur. Elle s'avance jus
qu'à lui, et c'est alors qu'Absyrtus peut s'exprimer comme Accius, maî
tre en matière d'art dramatique, le fait ici parler.

XIII

«Comment quelqu'un pourrait-il recevoir un démenti, quand il


n'existe aucune possibilité de plaider sa cause?»
Ce fragment n'a guère suscité de commentaires auprès des éditeurs
que nous avons mentionnés. Seul, Warmington se risque à proposer
quelque chose. Malheureusement pour la logique de son raisonnement,
d'une part il estime que le vers fait allusion à la situation de Médée et
de Jason, exposés à des poursuites judiciaires, d'autre part, en note,
dans la même page54, il suggère une tout autre lecture, religieuse cette
fois, laissant son lecteur dans l'incertitude la plus totale.
Nous comprenons mal ce revirement et le contenu correctif de cet
tenote inutile. De toute évidence, le passage appartient par la langue et
par le ton au discours juridique. Nous verrons plus loin que c'est là un
type de langage que Médée maîtrise parfaitement et que, chez Sénèque,
par exemple, elle montre une grande pratique du droit et de la politi
que. Nous reviendrons sur cette parenté qui, sans toutefois permettre
de préciser en quel lieu et en quelle circonstance est prononcé ce vers,
nous autorise cependant à penser qu'il a pu être écrit pout être dit par
Médée, plutôt que par Jason, Aiétès ou Absyrtus.

XIV

«Pour commencer, l'art des haruspices, en accord avec les prodi


ges,t'a dénoncé(e).»
Fragment des plus obscurs. La lecture, même comparée, des diffé
rents éditeurs n'est guère enrichissante. Warmington s'abstient, fait
assez inhabituel de sa part. Franchella songe évasivement aux prodiges
symptomatiques de la venue ou de la présence de Médée. Ribbeck met
en scène, dans sa « reconstitution », un prêtre de Diane ... : serait-ce
pour lui confier de tels propos?
Tout ceci relève de la conjecture : il est certes tentant d'imaginer
que le vers s'applique à Médée. Toutefois il peut tout aussi bien conve
nir à Jason ou à Absyrtus ... Il semble prudent, dans l'état de conserva-

54 a, p. 460.
Accius 179

tion du texte, de ne pas chercher à lui en faire dire plus qu'il ne le


peut.

XV
«Laver (mon/son) visage de larmes salées.»
On prendra garde au fait que nous ignorons si nous sommes ici
dans le discours direct ou indirect, ce qui nous interdit de choisir, com
mesujet de l'infinitif, la première ou la troisième personne. Warming-
ton n'hésite cependant pas à traduire à la première personne . . . Pour
lui, comme pour Ribbeck, c'est Aiétès lui-même qui s'exprime ainsi,
pour décrire ses propres larmes. Nous pensons au contraire que ce
type d'expression, dans l'usage habituel de la langue de ce temps, est
généralement employé de façon indirecte : un personnage voit un autre
personnage pleurer. Nous rapprocherons ce vers du fragment 19 du
Médus de Pacuvius, où Médée voit pleurer Aiétès55. Il est possible que
le vers 10 du Pseudolus parodie ce fragment de Pacuvius. Nous suggé
ronsdonc de considérer que ce vers fait allusion à la douleur d'Aiétès,
qu'un personnage indéterminé décrit.
Franchella propose deux autres possibilités que nous écarterons.
La première fait parler ici Jason, qui déplorerait la mort des enfants :
. . . mais de quels enfants? Comment imaginer qu'il puisse ainsi dé
signer ceux qu'il n'a pas encore eus de Médée? L'autre hypothèse de
Franchella attribue le vers à Médée. Il se fonde sur un rapprochement
avec Euripide56. A vrai dire le rapport est bien faible : il n'y a guère de
correspondance entre l'expression forte d'Accius et le texte d'Euripide.

XVI
«Par la mort de mes enfants, soudaine et qui me ronge, me voici
seul(e). »
Tout le problème que soulève ce vers porte, encore plus que pour
le fragment précédent, sur l'identité de ces enfants morts. Ils ne sau
raient être ceux de Jason et Médée, comme l'estimait déjà Franchella à
propos du fragment précédent et comme il le pense encore à propos de
ce présent fragment en renvoyant à Euripide57, mais sans nous en don
ner une explication fondée. Dans ce vers d'Euripide, en effet, Jason

55 Voir supra, p. 108 et 115.


56 Médée, 905.
57 Médée, 1395.
180 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

déplore la mort des enfant qu'il a eus de Médée . . . nous sommes à la


fin du drame et de l'épisode corinthien de la légende, temps bien posté
rieur au moment que traite ici Accius.
Le fragment demeure donc pour nous dans toute la force de son
énigme. Restons-en là, pour l'instant, avec ce regret, mais aussi cette
dette à l'égard d'Accius qui, par-delà tant de siècles, sait encore fasci
ner l'intérêt de ses lecteurs. Nous tenterons, plus loin, de proposer
quelques éclaircissements sur ce point.

XVII
«Le Destin l'emporte, et nul être en vie n'est maître de sa propre
vie. »
II est possible que ce vers, sublime à notre goût, ait pu être pronon
cé par le Chœur, comme le pensent Klotz, Warmington et d'autres
commentateurs58. La métrique ne leur donne pas tort. S'il en était ains
i, le fragment correspondrait assez bien au thème final de la Médée
d'Euripide . . . En ce cas, il nous faudrait admirer la force de la conci
siondu style d'Accius.
Il faut, en complément, rapporter l'opinion de Franchella sur ce
vers. Comme les précédents, il ne lui semble digne d'être classé qu'au
tourdu « thème » de Jason et de ses enfants . . . Nous avons, pour notre
part, grande envie de le suivre sur ce terrain. Cependant, faute d'info
rmation justifiée sur ce point, nous nous abstiendrons, pour l'instant, de
formuler tout commentaire.

Accius et le temps

Ainsi que l'on aura pu en juger, les fragments de Medea siue Argo-
nautae opposent au commentaire une triple difficulté d'interprétation,
d'attribution et de classement. Cette difficulté explique les hésitations
des éditions que nous venons de recenser et qui renvoient tour à tour à
Apollonios et à Euripide. Loin de nous proposer une explication, le per
pétuel balancement de ces références ne fait que constater, sans voul
oir seulement esquisser une approche des problèmes littéraires que
pose ce type d'écriture dramatique. En vérité, il est bien peu utile de

58 É. Delage, Accius imitateur d'Apollonios de Rhodes, Mélanges O. Navarre, Toulouse,


1935, p. 110 et sq.
accius 181

nous faire remarquer, par exemple, que les fragment XVI et XVII comp
ortent une allusion aux enfants de Médée et de Jason. Il conviendrait
d'aller plus loin et de nous apprendre les raisons qui ont conduit Accius
à user de ce genre de contaminano. De fait, nul ne saurait croire que
cette confusion de deux moments du mythe, des deux temps bien dis
tincts du commencement et de la fin, de deux épisodes aussi nettement
différenciés, ne repose que sur une coïncidence. Il semble, au contrair
e, nécessaire de rechercher les raisons qui ont conduit Accius à utiliser
ce type de procédé d'écriture. La question, comme on le pressent bien,
intéresse non seulement la technique mais, plus encore, l'esthétique
dramatique d'Accius.
Un passage de Cicéron mérite, de ce point de vue, toute notre
attention. Les ouvrages sur Accius et le théâtre latin en général ne lui
prêtent aucun intérêt. Il n'en demeure pas moins susceptible d'interve
nir dans ce débat. Comme on va pouvoir en juger, s'il ne résout pas
toute la difficulté, il a du moins ce grand mérite d'aborder le problème
de la confusion des temps dans la conduite de l'action dramatique chez
Accius.
Dans son Discours pour Cn. Plancius59, Cicéron évoque les conseils
qu'il est amené à donner à son jeune fils Marcus. Il rappelle, en parti
culier ce précepte de prudence qu'il se plaît à répéter et qui est une
citation de YAtrée d'Accius où l'on entend un «roi issu de Jupiter» don
ner à ses fils le même précepte :
«. . . haec UH soleo praecipere - quamquam ad praecepta aetas non
est grauis - quae rex Me a loue ortus suis praecepit filiis :
'uigilandum est semper; multae insidiae sunt bonis. Id quod multi
inuideant
«Nostis cetera. Nonne quae scripsit grauis et ingeniosus poeta scripsit
non ut illos regios pueros qui iam nusquam erant, sed ut nos et nostros
liberos ad labor em et ad laudem excitaret?»
Nous emprunterons l'essentiel de la traduction de ce texte à l'excel
lenteédition qu'en a donné P. Grimai60. Nous nous permettrons cepen
dantde nous en écarter sur l'interprétation de l'expression «illos regios
pueros qui iam nusquam erant » :
«... je lui donne souvent le conseil (bien que son âge soit encore un

59 Pro Plancio, 59.


60 Cicéron, Discours, t. XVI, 2e partie, CUF, Paris, 1976, p. 102.
182 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

peu tendre pour les conseils) que ce roi issu de Jupiter donna à ses
fils:
'il faut toujours veiller; bien des pièges guettent les gens de bien et
ce que beaucoup jalousent . . . ', tu connais la suite. Ne crois-tu pas que
ce qu'a écrit ce poète profond et plein de talent, il l'a écrit non pour ces
enfants royaux, qui étaient déjà morts, mais pour nous inciter, nous et
nos enfants, à l'effort et à la gloire?»
En préférant la traduction précédente, «ces enfants royaux, qui
étaient déjà morts», plutôt que celle que propose M.Grimal, «les en
fants des rois, qui n'existaient pas», nous n'introduisons qu'une nuance
de détail61. Cette nuance, toutefois, peut avoir une certaine importance
dans la mesure où elle est susceptible de bouleverser le temps et donc
notre compréhension de son utilisation dramatique par Accius.
Le fragment est une citation de l'Atrée d'Accius62. Selon toute vra
isemblance, le roi «issu de Jupiter» qui prononce le texte n'est autre que
Thyeste63. Bien que ses enfants soient déjà disparus, victimes de la
cruauté d'Atrée, Thyeste veut encore leur parler64 et, mieux encore,
dans son délire, leur donner des conseils d'avenir. D'où la remarque de
Cicéron qui reconnaît dans cette surprenante manifestation de la dou
leur du roi non pas une erreur logique ou chronologique, digne d'un
auteur sans talent, mais au contraire un procédé dramatique digne du
génie d'Accius.
Arrêtons-nous, un instant, sur l'originalité d'un tel procédé.
Si nous comprenons bien le sens du témoignage cicéronien, ce qui
est remarquable ici ne concerne pas uniquement la psychologie. Nous
sommes, certes, en présence d'un cas particulièrement intéressant de
délire émotionnel. Cependant, nous le sentons bien à travers la démar
che de la pensée cicéronienne, l'usage d'un tel procédé intéresse moins
le personnage que son auteur. Il a été voulu pour sa valeur dramatique
et pédagogique. En bouleversant les données rationnelles du temps, en

61 Sur nusquam esse «être disparu, mort», cf. Horace, Sat., 2, 5, 102 et Properce, 3,
13, 58.
62 A. Klotz, op. cit., p. 224-225.
63 On a voulu en douter : cf. J. Cousin, Pro Sestio (où la citation est reprise), Cicéron,
Discours, t. XIV, 102, p. 191, note 1. Mais le locuteur ne peut être que Thyeste, puisque le
sujet de la tragédie portait sur la mort des fils de ce roi. cf. Schol. à Ovide, Ibis, 427. Voir
également, Warmington, op. cit., n° 178, p. 384-385.
64 Situation comparable dans Sénèque, Thyeste, 1002, où le héros n'a cependant que
le pressentiment de la mort de ses enfants.
Accius 183

faisant parler son héros au présent, sans tenir compte de cette mort qui
participe déjà du passé, pour en tirer une leçon qui touche à l'avenir,
Accius invente un théâtre dont la vérité brise les règles du temps pour
mieux s'inscrire dans l'éternité. L'invraisemblance de la situation dé
truit la machine parfaite du mythe, mais elle s'adresse directement au
spectateur et à l'humanité tout entière. Cicéron nous le dit : le conseil
est pour nous et pour nos enfants. Le mythe entre dans la réalité, au
prix de cette confusion du temps et de cette cassure de la série de ces
épisodes savamment enchaînés et cependant toujours bien distingués.
On imagine aisément ce qu'un tel chargement pouvait comporter
de brutalité vertigineuse, pour les Anciens du moins. Il faut croire
cependant que le public d'Accius a vite admis et compris ses intentions,
puisque Cicéron, qui avait eu la chance de le connaître, lui confère ce
beau titre de poète «grauis et ingeniosus». Nous pensons avoir rendu à
cette expression toute sa force et sa portée, en mettant en valeur cette
extraordinaire conjonction, dans l'art d'Accius, de la profondeur et de
l'invention. Si notre interprétation manque de preuves déterminantes -
nous le concédons volontiers -, elle a cependant ce mérite de rendre
clairs les termes mêmes du jugement critique de Cicéron, termes
qu'une lecture moins attentive laisserait passer pour ceux d'un éloge de
convention.
En vérité, nous sommes si loin de la banalité qu'il nous semble pos
sible de croire que Cicéron, à travers cet exemple particulier, fait réfé
rence à une pratique habituelle et caractéristique dans l'art d'Accius.
Sans vouloir parler de système - ce qui nous entraînerait dans une
démonstration hors de propos -, il est néanmoins possible de considé
rer que le recours à ce procédé et à ce jeu sur le temps devait intervenir
dans nombre de pièces d'Accius. Dans Medea siue Argonautae, nous
allons observer la permanence de ce phénomène.
Revenons à notre texte et plus précisément aux deux derniers frag
ments, pour y retrouver ce même thème de la mort des enfants lié,
comme dans l'exemple d'Atrée, à un profond bouleversement logique et
chronologique. Mais, cette fois, le problème chronologique est tout dif
férent; pour mieux dire, il est exactement inverse. A première vue, il est
même plus invraisemblable encore.
Un personnage, Jason peut-être, Médée plus sûrement, au comble
du désarroi provoqué sans doute par la mort d'Absyrtus, a le pressent
iment fatal de la mort de ces enfants qui ne sont pas encore nés. La
trajectoire est opposée, comme on le voit bien, et pourtant le phénomèn
e littéraire est identique : il a les mêmes racines psychologiques et les
1 84 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

mêmes effets sur le traitement du mythe et sur la décomposition du


temps. Il conduit également au même sentiment de l'invraisemblable.
Mais que serait un théâtre qui ignorerait tout sentiment de l'absurde?
Sur le solide bon sens romain, on imagine quelle pouvait être la nou
veauté d'une telle volonté de surprendre et de reprendre les faits légen
daires pour en raviver la matière. Voilà ce qui faisait d'Accius un poète
«ingeniosus», sans pour autant rien lui ôter des qualités qui sont l'apa
nage des penseurs, puisque Cicéron le dit «grauis», énoncé primordial,
et qui écarte d'Accius tout soupçon de manie novatrice insensée.
De fait, ainsi que l'on a pu s'en persuader par les deux exemples
précédents, quand Accius bouleverse le temps et la tradition, ce n'est
que pour mieux repenser la teneur essentielle des mythes. Il n'est guère
besoin de souligner ici le caractère moderne de son génie. S'il fallait
d'un mot montrer la subtilité de son analyse dans le contexte spécifique
de Medea sine Argonautae, nous dirions, très simplement, que par ce
coup magique et magistral Accius fait éclater le carcan qui enserre ce
sujet et que, loin de se laisser enfermer dans le temps des commence
ments et des origines, il renverse les barrières chronologiques qu'avait
dressées Apollonios autour de la princesse de Colchide. Dans le temps
épique des Argonautiques, elle était pure et candide. Dans l'œuvre d'Ac
cius, elle connaît cette métamorphose douloureuse et acquiert cette
nouvelle dimension tragique, jusqu'à ce pressentiment de l'horreur qui
marque la fin de l'épisode corinthien. Pour Accius, c'est là une belle
occasion de fuir les douceurs mièvres du premier temps de la saga où
triomphaient les délices du roman des amours de Jason et de sa fiancée
lointaine.
Au moment de mettre un terme à cet essai sur Accius et le temps, il
convient de rendre cette justice à nos devanciers de n'avoir jamais écar
té ces fragments de leurs éditions respectives de Medea siue Argonautae.
Sans leur persévérance, nous n'aurions pas tenté de donner à ces frag
ments étranges une raison de subsister et d'être véritablement au sein
de l'œuvre disloquée par le temps. Franchella, en ce sens, mérite toute
notre considération : bien que par ailleurs nous ne nous soyons jamais
montré admiratif pour son travail, il nous faut lui reconnaître ce mérit
e d'avoir cependant cherché à souligner l'importance de ce thème de
la mort des enfants, dans un contexte qu'il ne maîtrisait vraiment pas,
et qui, comme nous venons d'essayer de le montrer, constitue pourtant
l'un des traits les plus originaux de l'art et de la pensée d'Accius.
Il nous reste un point à éclaircir ou du moins à tenter d'éclairer :
nous aimerions, en effet, savoir à quelles intentions correspond cette
Accius 185

utilisation du thème de la mort des enfants dans Medea? En suivant le


commentaire que donnait Cicéron du fragment de YAtrée, nous avons
pu mettre en lumière les intentions d'Accius. Dans cette tragédie, par ce
procédé, entaché d'invraisemblance, Accius voulait s'adresser à son
public et le toucher très directement. Faute d'un témoignage comparab
le, puisque les fragments relatifs à ce thème, dans Medea, ne nous
sont parvenus que par l'intermédiaire de Nonius, il ne nous est pas per
mis de percevoir immédiatement les raisons qui ont conduit Accius à
user à nouveau de ce procédé surprenant. Mais la question peut être
abordée dans le cadre plus général d'une réflexion sur les circonstan
ces qui ont entouré la rédaction de Medea.

Intentions et datation

En suivant une méthode qui nous est familière, puisque nous


l'avons utilisée pour d'autres œuvres65, nous allons tenter d'expliquer
ces invraisemblances internes par les références allusives qu'elles peu
vent présenter en renvoyant à l'actualité contemporaine. Nous n'igno
ronspas les limites d'une telle méthode. Nous reconnaissons même
que, dans le passé, en ce qui concerne Accius, elle n'a porté que de mai
gres fruits66. Mais on voudra bien admettre qu'une méthode ne se juge
pas sur ses conquêtes immédiates. De toute manière, notre fréquentat
ion patiente des problèmes que soulève la littérature théâtrale latine
nous confirme dans notre conviction qui persiste à croire qu'il n'a
jamais existé nulle part, ni à Rome, ni ailleurs, un seul exemple de créa
tion dramatique qui n'ait été commandée par les contingences et les
exigences de son temps. Il n'y a pas d'écriture théâtrale gratuite. Rome
ne saurait faire exception.
A défaut d'un commentaire précis des fragments de Medea, Cicé
ron propose à nos investigations un texte particulièrement intéressant.
Un passage du Pro lege Manilla67 associe, en effet, dans une surprenan-

65 Voir notre Politique et religion dans le Pseudolus, RÉL, LVI, Paris, 1979, p. 115-
141.
66 Cf., par exemple, R. Argenio, Retorica e politica nelle tragedie di Accio, RSC, IX,
1961, 198-212.
67 22-23.
186 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

te comparaison, deux illustres personnages, et cette rencontre a quel


que chose d'assez inattendu :
«Requiritur fortasse nunc quern ad modum, cum haec ita sint, reli-
quum possit magnum esse bellum. Cognoscite, Quintes; non enim hoc
sine causa quaeri uidetur. Primum ex suo regno sic Mithridates profugit
ut ex eodem Ponto Medea ilia quondam profugisse dicitur, quam praedi-
cant in fuga fratris sui membra in Us locis qua se parens persequeretur
dissipauisse, ut eorum conlectio dispersa maerorque patrius celeritatem
persequendi retardaret. Sic Mithridates fugiens maximam uim auri atque
argenti pulcherrimarumque rerum omnium quas et a maioribus accepe-
rat et ipse bello superiore ex tota Asia direptas in suum regnum congesse-
rat in Ponto omnem reliquit. Haec dum nostri conligunt omnia diligen-
tius, rex ipse e manibus effugit. Ita illum [Aeetam] in persequendi studio
maeror, hos laetitia tardauit. Hunc in ilio timore et fuga Tigranes, rex
Armenius, excepit diffidentemque rebus suis confirmauit et adflictum
erexit perditumque recreauit. »
Voici la traduction de ce passage :
«On ne demandera peut-être comment, s'il en est ainsi, ce qui reste
à achever de cette guerre peut être considérable. Apprenez-le, Quirites,
car cette question ne paraît pas injustifiée. D'abord Mithridate s'est
échappé de son royaume à la facon dont jadis Médée, dit-on, s'est
enfuie de cette même contrée du Pont en semant dans sa fuite, comme
le chantent les poètes, les membres de son frère par tous les chemins
où son père la poursuivait, pour que la quête de ce membres dispersés
et le chagrin paternel retardassent la rapidité de la poursuite. Ainsi a
fait Mithridate en fuyant : les monceaux d'or, d'argent et d'objets pré
cieux de toutes sortes qu'il tenait de ses ancêtres et que, pendant la
guerre précédente, il avait lui-même rapportés du pillage de toute l'Asie
et accumulés dans son royaume, il les a laissés dans le Pont. Tandis que
nos soldats mettaient trop de zèle à recueillir ces richesses, le roi
s'échappa de leur mains. Donc, si le père de Médée fut retardé dans sa
poursuite par le chagrin, ils l'ont été par l'allégresse. Quant à Mithridat
e, dans sa terreur et dans sa fuite, il a trouvé une retraite auprès de
Tigrane, roi d'Arménie, qui a ranimé sa confiance, l'a tiré de son abat
tement et lui a donné une vie nouvelle quand tout semblait perdu68.»
Ainsi que nous l'avons déjà dit, cette comparaison de Mithridate et

68 De imp. Cn. Pompei, trad. Boulanger, Discours de Cicéron, t. VII, Paris, 1929,
p. 169.
Accius 187

de Médée a quelque chose de particulièrement inattendu, pour ne pas


dire inouï. Remarquons, tout d'abord, qu'elle joue a contrario. Sans
vouloir nous attarder dans les détails, il paraît bien artificiel de mettre
en balance l'allégresse des soldats romains et la tristesse mortelle d'Aié-
tès . . . Disons mieux : s'il ne repose que sur d'aussi faibles éléments, le
parallèle frise le mauvais goût; il doit nécessairement reposer sur une
justification plus ample et mieux fondée, qui autorisait cette comparai
son de Mithridate et de Médée; il nous faut donc rechercher ce qui,
dans l'esprit de Cicéron et de ses contemporains, rendait plausible et
vraisemblable un tel rapprochement.
En cette matière, notre enquête risquerait de tourner court, et
rapidement, si nous ne disposions que de nos propres forces d'inves
tigation et d'étonnement. Fort heureusement, nous avons été devancé
par d'illustres prédécesseurs, qui se sont posé cette même question.
Le premier, sans doute, le scholiaste de Cicéron, s'est montré surpris
de la comparaison et a cherché à l'expliquer. Voici la conclusion à
laquelle il est parvenu : assurément, dit-il, le parallèle peut surpren
dre tout d'abord, mais il s'explique cependant si l'on se rappelle les
traits communs qui unissent nos deux héros et qui sont : même pat
rie, même destin et surtout même tâche primordiale, le crime fratri
cide69. Pour lui, en effet, le fait frappant tient dans la constatation
de cette similitude : Mithridate a inauguré, comme Médée, sa carrière
tragique par le meurtre de son frère. Nous reviendrons plus loin sur
ce détail pour en préciser certains points essentiels. Avant toute autre
chose, il nous faut rechercher si cette comparaison est un fait isolé
ou non, un trait et une image nés de l'invention de Cicéron et de lui
seul.
Or, nous trouvons chez Justin, l'abréviateur de Trogue-Pompée,
la preuve de la survie de notre comparaison : il nous rappelle, en
effet, à propos de l'Arménie et de sa conquête par Mithridate70, que
le royaume a été fondé par un Argonaute, ce qui nous vaut un résu
méde la geste argonautique et du rôle de Médée. Nous avons donc
ici un témoignage, largement postérieur, qui atteste la permanence
de l'association de Mithridate et de Médée. Qu'il en ait été de même
avant Cicéron, le «quant praedicant» qui figure dans le passage du

69 Cf. M. Tullii Ciceronis Scholiastae, éd. Cap. Orellius, Turici, 1833, ad loc, schol.
Gronovius, p. 439.
70 42, 1, 7 et sq.
188 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Pro lege Manilia que nous venons de citer, suffit à le montrer clair
ement. Ce qui n'est pas clair, en revanche, c'est l'identité de ces «au
teurs», écrivains ou poètes, auxquels fait allusion la référence de Ci-
céron.
Le Pro lege Manilia est écrit en 66 a-C. A quels auteurs peut donc
faire allusion le «quant praedicant»? Il ne peut s'agir que de poètes
ou écrivains de la génération précédente. Inutile donc de songer aux
Argonautiques de Varron d'Atax71. En conséquence, il semble possible
d'admettre que, parmi les œuvres de la génération précédente ayant
trait au mythe de Médée et des Argonautes, la Medea siue Argonautae
d'Accius devait avoir sa place. A notre connaissance, du moins, aucu
ne autre œuvre consacrée à Médée, en cette période, n'est susceptible
de poser une relation nette entre cet épisode de la geste argonautique
et l'histoire fabuleuse du très grand prince oriental. Voilà bien ce qui
explique, chez les éditeurs du Pro lege Manilia, la tradition de ren
voyer leur lecteur à Accius à propos du passage qui nous intéresse.
L'édition que nous venons de citer ne fait pas exception. Une note72,
d'ailleurs parfaitement obscure pour les non-spécialistes, fait référen
ce à Accius. Aucun argument ne vient appuyer cette thèse, pas même
les simples remarques que suscite le commentaire de l'expression
«quant praedicant». Il n'importe: à nos yeux, cette note n'en a que
plus d'intérêt, dans la mesure où elle porte la marque de la spontan
éité.Essayons cependant de l'étayer par la convergence de quelques
correspondances remarquables.
Nous savons que Cicéron a connu Accius. Il l'a rencontré, dans
les circonstances qu'il rappelle lui-même73. Il cite sa Medea à plu
sieurs reprises74. Il est inutile de rechercher d'autres présomptions :
pour nous, le fait que la Médée d'Accius ait fait partie de ces œuvres
des poètes de la génération précédente que désigne le «quant praedi
cant» de Cicéron, est un fait acquis. Par corollaire, le fait que cette

71 Les Argonautiques, comme les autres œuvres de Varron traduites du grec, doivent
être datées d'après 47, puisque Varron apprend le grec à partir de cette date. Cf. Michel
Gayraud, Un Narbonnais du 1er siècle av. J.-C, in Bull. Ass. G. Budé, XXX, n° 4, décembre
1971, p. 650.
72 De imp. Cn. Pompei, édition Boulanger, p. 169, note 1. Cette note est d'autant
moins claire qu'elle s'accompagne d'une référence totalement erronée au De nat. deor.
73 Brutus, 107; également : O. Ribbeck, Histoire de la poésie latine . . ., op. cit., p. 219.
74 Voir supra, fragments I, II et III.
Accius 189

Médée ait comporté une allusion nette à Mithridate meurtrier de son


frère nous semble un point également assuré.
De même, le fait qu'Accius ait pu éprouver le besoin de faire
allusion aux affaires d'Asie et spécialement à la personnalité remarq
uable, dès les débuts, de Mithridate ne saurait surprendre. Nous ne
fournirons sur ce point aucune démonstration superfétatoire; il suffit
de se retremper dans l'atmosphère de cette période, pour sentir le
poids des préoccupations asiatiques sur et dans la vie quotidienne des
Romains. Accius, du reste, plus et mieux que la masse de ses contemp
orains, était à même d'analyser et de dominer l'ensemble des pro
blèmes qui surgissaient alors de l'Orient en mouvement. En 135, il
avait effectué un voyage à Pergame75. Ce séjour, contrairement à ce
que l'on a souvent prétendu sommairement, ne cherchait pas à as
souvir des ambitions exclusivement littéraires et encore moins cultur
elles. En 135, Accius a trente-cinq ans. Il est à l'âge de la maturité
et non à celui des stages pour étudiants demeurés, même en philoso
phie.
Ce voyage, bien que nous ne disposions d'aucune source certaine,
répondait à des mobiles autrement évidents : si la culture y avait une
part, c'était une politique culturelle qui, à cette époque, correspondait
aux nécessités d'échanges entre Rome et le Royaume de Pergame. Il
ne nous revient pas ici de donner d'inutiles preuves des relations
étroites que la cour du roi Attale entendait nouer avec la civilisation
et la culture romaines. Accius a fait partie de cette «ambassade»
dans laquelle sa mission réelle était de représenter la littérature de
Rome et spécialement son théâtre. Sur ce point, le fait qu'Accius se
soit arrêté en route à Tarente, pour consulter Pacuvius, son aîné et
son précurseur, dans les conditions que l'on sait, constitue un témoi
gnage, symbolique, certes, mais parfaitement clair.
Comment, dès lors, s'étonnerait-on de l'attention particulière
qu'Accius a portée aux affaires d'Asie? On imagine, au contraire, fort
bien, l'intérêt avec lequel il a suivi l'évolution politique de cette ré
gion quand Mithridate est venu y apporter les bouleversements que
l'on connaît. On imagine encore plus facilement que, pour rendre
concrètement l'opinion qu'il se faisait de ce redoutable roi, il ait eu
recours à l'image et au mythe de Médée. Du reste, les premières

75 Aulu-Gelle, XIII, 2, 4.
190 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

années du règne de Mithridate76 ont été marquées par deux événe


ments proches qui, tous les deux, renvoyaient à la légende de Médée
et des Argonautes: le meurtre de Mithridate-Chrestos, frère du roi77,
et la conquête de la Colchide78. A Rome, c'est par l'intermédiaire de
ces deux images fortes que l'on a pris connaissance véritable du nou
veau maître de l'Asie. Les poètes contemporains de tels événements,
Accius parmi eux, ne pouvaient manquer de consacrer par leurs
chants le miracle abominable d'une telle rencontre. Le passage du De
imp. Cn. Pompei que nous citions plus haut ne fait que reproduire
leur consensus sur ce point. Et s'il nous fallait encore un autre témoi
gnage, rappelons-nous que le vainqueur de Mithridate, Pompée, visi
tant la Colchide y recherchait la trace des Argonautes et le souvenir
de la Toison d'or79.
Les remarques, que nous venons de formuler pour retrouver cer
taines des intentions d'Accius, nous conduisent naturellement vers un
essai de datation de Medea. Résumons l'ensemble des arguments que
nous venons de présenter : la pièce semble avoir été composée dans
les années où Rome apprenait la nouvelle des offensives de Mithridat
e contre la Colchide et où, inévitablement, elle se laissait conter les
rumeurs les plus sinistres sur le compte de ce nouvel ennemi. L'œu
vreest donc contemporaine du début de la conquête de la Colchide
et des premières informations rapportant le meurtre de Mithridate-
Chrestos. En nous fondant sur ces indices, fragiles, il est vrai, mais
les meilleurs biographes d'Accius ne nous permettent pas de parvenir
à une plus grande précision80, nous nous arrêterons à la date de 110,
pour fixer de façon approximative la datation de Medea. Il est néces
saire de le redire : l'état de nos connaissances actuelles sur cette
période ne favorise pas une plus grande précision. Mais l'observation
de certains détails peut apporter à cette hypothèse un fondement
complémentaire. Ces détails, en effet, ont trait aux rapports étroits
qui unissent l'œuvre d'Accius et l'actualité.

76 Mithridate règne à partir de 112. Cf. E. Will, Histoire politique du monde hellénis
tique,Nancy, 1967, t. II, p. 392.
77 Appien, De bello mithridatico, 64; Justin, 38, 5, 8.
78 Appien, ibidem, 15; Strabon, 11, 2, 17 et 18; Justin, 38, 7; Memnon, C, 30. Sur la
datation de cet événement, nous suivons E. Will (110-108), ibidem, p. 394 et non Th. Rei-
nach (106-103), Mithridate Eupator, roi de Pont, Paris, 1890, p. 71 et 72.
79 Appien, ibidem, 103.
80 Voir, par exemple, G. Boissier, Le poète Accius, Paris, 1857.
ACCIUS 191

ACCIUS ET L'ACTUALITÉ

Le voyage d'Accius à Pergame mérite encore une fois notre atten


tion. Comme nous l'avons déjà dit, ce voyage se situe en 135. Il répond
à des impératifs complexes. Il serait puéril de n'y voir que l'ambition
de satisfaire on ne sait quelle passion touristique ou on ne sait quelle
intention de parfaire sur le tard une culture d'étudiant attardé. En 135,
notre poète a trente-cinq ans. Il est loin d'être un débutant. A Rome,
son nom est connu et connu même de personnalités marquantes. Ce
voyage est un fait de politique au sens le plus général et le plus cultu
rel : rappelons-nous quelques faits et quelques dates.
Un rapprochement de donnée chronologiques et humaines peut
être éclairant. Au moment où Accius se rend en Asie, Attale III règne
sur Pergame depuis 139-13881. Dès son accession au pouvoir, ce roi a
manifesté à l'égard de la République romaine des intentions particuli
èrement amicales qui ne seront jamais démenties, au contraire. Nous
sommes en droit de penser que les consuls de 138 furent au cœur
même des échanges qui devaient sceller les accords privilégiés qui
allaient unir Rome et Pergame. Or l'un des deux consuls de 138 était
l'ami d'Accius82. Cela ne l'empêcha nullement de connaître le triste
sort d'être emprisonné, ainsi que son collègue, durant son propre
consulat83! Ce consul s'appelait Décimus Iunius Callaecus. Il aimait les
vers d'Accius. Il lui a commandé une œuvre en particulier, un livre de
saturniens, pour célébrer ses exploits84. Et lorsqu'il dédiait des monu
ments ou des temples, il faisait graver sur leur fronton des vers de son
ami85. Sur la qualité de cette amitié, le témoignage de Cicéron est irré
futable. A travers elle, une fois de plus, se vérifient les rapports qu'en
tretiennent à Rome la littérature et la politique. Le voyage en Asie s'ins
critdonc dans l'actualité. Il ne correspond pas à une démarche personn
elle mais répond à une demande collective; il n'a de sens que par rap
port à une mission, les plus culturelles, comme on le sait, n'étant pas le
moins politiques.
Lorsque Cicéron cite les trois premiers fragments de la Médée

81 E. Will, op. cit., II, 35 sqq.


82 Cic, Brut., 107.
83 Cic, De leg., 3, 20.
84 Cf. Warmington, op. cit., tome II, p. XX.
85 Cic, Pro Archia, 27.
192 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'Accius, il ne précise pas le titre de cette œuvre86. Que faut-il en


déduire? Tout simplement ceci: quarante ans après la mort du poète,
ses tragédies étaient encore d'actualité. De fait, comme on l'a dit,
Accius demeurait, au temps de Cicéron, le poète des Optimates87. Et
nous savons que sous l'Empire encore, il était particulièremnt apprécié
dans les cercles attachés au souvenir de l'ancienne République. C'est
assez dire la relation spontanée que l'on a longtemps établie entre l'œu
vred'Accius et l'actualité qui l'avait entourée et nourrie. Du reste, com
meon l'a également dit88, d'une façon plus générale, le choix des sujets
d'Accius se laisse volontiers caractériser par «la prédominance mar
quée de l'élément politique, la représentation des troubles civils, l'av
ènement, la chute, le rétablissement, l'assassinat des rois et des tyrans, le
châtiment des usurpateurs (qui) s'accordent bien avec le temps des
Gracques, de Marius, de Saturninus, Livius Drusus et Sylla».
Ces quelques remarques nous renforcent dans notre conviction
première : Accius fait très certainement partie de ces poètes que dé
signe le «quant praedicant» du De imperio Cn. Pompei*9. Medea, pour
nous, a donc bien participé de cette création poétique en liaison avec
l'actualité. Les affaires d'Asie ont ainsi trouvé un écho littéraire dans
cette tragédie. On ne s'étonnera donc pas de voir, sur ce terrain encore,
Accius tenter de rivaliser avec son prédécesseur et l'on peut fort bien
imaginer même que, dès la rencontre de Tarente, Accius avait ourdi le
projet secret de ramener de son voyage en Asie la matière d'un drame
capable de rivaliser avec le Médus de Pacuvius. Mais ce que notre voya
geur ne pouvait prévoir, c'est la nécessité que lui imposerait l'actualité
de situer l'action de sa tragédie sur la rive opposée du Pont, lui assu
rant par là une originalité toute trouvée.
Cette constatation nous amène à nous poser la question de sa
voir si Accius a réellement connu le pays des Gètes, et Tomis en
particulier? A dire vrai, nous ne disposons d'aucun document ou
témoignage sur ce point. Et cependant, jusqu'à la preuve du
contraire, nous proposerons, pour notre part, de croire qu'il en a
bien été ainsi, en nous fondant sur le fait suivant : si l'on se range

86 De nat. deor., 2, 89 (45-44 av.).


87 Fr. Plessis, La poésie latine, Paris, 1909, p. 44.
88 O. Ribbeck, Hist, de la poésie latine, op. cit., p. 231.
s, 9 22.
Accius 193

à l'opinion de E. Bignone90, l'exactitude qu'apporte Accius à la des


cription de la nature est l'un des traits dominants de son œuvre.
La lecture, même la plus rapide, de l'ensemble des fragments sub
sistants confirme cette opinion. Du reste, E. Bignone souligne la
netteté de ce trait dans les fragments de Médée91. Nous partageons
sans réserve ce point de vue et nous admettons que les quelques
éléments de paysage décrits dans les fragments de Médée échap
pent totalement aux stéréotypes de la nature méditerranéenne et
sont dignes d'une évocation qui ne peut découler que d'une réelle
observation. Il y a là des détails qui ne trompent pas : le sapin, les
bergers et les chevaux, par exemple. Aussi, nous invitons les ar
chéologues spécialisés dans l'étude de la topographie de la ville an
tique de Tomis à se demander si la «uetusta turris» du fragment V
n'est pas ce qu'Ovide92 appellera, bien des années plus tard, un
«tumulus altus»? Ce qui est certain, du moins, et étrange, ô comb
ien! c'est qu'il s'agit bien d'une hauteur qu'Ovide a pu voir et
dont il rappelle l'existence en se remémorant l'épisode le plus célè
bre de l'histoire de Tomis, celui-là même que racontait Accius dans
sa Médée : l'épisode sanglant de la mort d'Absyrtus.

Conclusion

Anima et vis

Telle qu'elle nous apparaît, au terme de notre analyse, cette Médée


d'Accius confirme notre impression première : la mutilation que lui ont
causée les injures du temps nous interdit de la mieux connaître. Elle
demeure, pour nous, la plus énigmatique et, par là, aussi la plus att
achante des tragédies de la première trilogie romaine. Ce n'est pas sans
quelque pointe de regret ni même une certaine amertume que nous
avons dû abandonner telle ou telle de nos recherches qui dans leur

90 E. Bignone, Storia della Letteratura latina, Florence, 1942, I, p. 558.


91 On trouvera, ibidem, p. 560 et 561, une traduction particulièrement expressive du
fragment I.
92 Trist., 3, 9, 11.
1 94 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

conception promettaient de tout éclairer. Faute de fondements satisfai


sants,il nous a fallu malheureusement renoncer à solliciter encore la
teneur de ces fragments, pour les contraindre à livrer un peu plus de
leur secret. Nous avons dû ne retenir de nos recherches que ce qui pré
sentait une garantie suffisante.
En dépit de ce sentiment d'imperfection, notre seule satisfaction
tient tout entière dans l'espoir d'avoir su montrer ce qui fait la qualité
essentielle de l'œuvre et que l'on peut résumer d'un mot : la force.
Force du sujet. Force de l'invention. Force de l'expression. On ne
s'attendait pas à reconnaître ces trois traits dominants dans une œuvre
inscrite dans la lignée des mièvres Argonautiques d'Apollonios et qui
tend, finalement, à retrouver cette puissance magnifique et formidable
que V. Hugo croyait disparue depuis Eschyle. Cette puissance, cepen
dant, Ovide la saluait déjà, lorsqu'il mettait en garde les esprits superfic
iels en leur recommandant de ne pas trop vite confondre Accius avec
un poète «atrox»93. Il voulait signifier par là que la grandeur tragique
de ses sujets et la force de son invention faisaient d'Accius un poète
fort et non point un poète sottement cruel. C'est assurément dans le
même sens que, quelques années auparavant, il avait décerné à Accius
ce beau titre de «poeta animosus»94. Ne revenons pas sur les détails;
nous avons suffisamment montré avec quelle force Accius se jouait du
temps, de l'imagination et de la portée des événements qu'il plaçait sur
la scène. Voilà bien un poésie véritablement dramatique et qui posséd
ait,en ce sens, une réelle «anima». Quintilien95 traduira le même sen
timent en recourant à un terme voisin : « uis ». Quintilien, il est vrai, se
place à un point de vue sensiblement différent, puisqu'il désigne par
«uis» plus spécialement cette force dans l'argumentation que l'on ob
serve bien dans le fragment XIII et que nous retrouverons, ainsi que
nous l'avons dit, dans la Médée de Sénèque.
Mais que vaudrait la force si elle n'était que cela, sans accepter de
se soumettre à la beauté du poème? Fort heureusement, chez Accius, la
puissance est l'expression d'une émotion et d'une sensibilité. Il n'est
guère nécessaire de fournir ici de longues démonstrations : les analyses

93 Trist., 2, 359.
94 Amor., l, 15, 19.
95 Inst, orat., 5, 13, 43.
Accius 195

ne font pas défaut en cette matière96; de plus, la simple lecture du


fragment I suffit pour donner une illustration parfaite de ce qu'est cet
te harmonie où la force s'allie à la musicalité. La première anime les
images. La seconde avive les sonorités.
Le secret de la grandeur du premier théâtre latin nous apparaît de
plus en plus simplement. Dans la comédie comme dans la tragédie une
sorte d'apogée a été atteinte lorsque le génie latin a su maîtriser et comb
iner des éléments d'origines diverses : les sujets de la Grèce, l'expressi
vité du geste italique et la musique et la danse des Étrusques. Accius
partage avec Plaute ce privilège d'être né au carrefour de ces trois
influences. Tous les deux sont des hommes du Nord. La géographie
n'explique pas le génie. Mais elle peut aider parfois à le comprendre.
Quoi qu'il en soit, avec Plaute et Accius, la comédie et la tragédie
connaissent cette forme de perfection qui ne sera jamais dépassée et
rarement égalée. Les Anciens eux-mêmes sentaient cela. Varron allait
jusqu'à prétendre que la comédie était morte en même temps que Plaut
e97, et Velléius Paterculus affirmait que l'essentiel de la tragédie rési
dait dans et autour de l'œuvre d'Accius98.
On pourra, à bon droit, s'étonner de l'intransigeance de ces propos.
On prendra garde cependant qu'ils pourraient bien nous expliquer le
tournant qu'a pris le destin poétique de Médée : après Accius, le mythe
venu d'Aia quitte la langue dramatique pour retourner au langage épi
que.

96 On pourra consulter R. Degl'Innocenti Pierini, Studi su Accio, Florence, 1980,


p. 93 et sq.
97 D'après Aulu-Gelle, I, 24, 1 et 3.
98 Veli. Patere, I, 17, 1.
CHAPITRE V

VARRÒ ATACINVS

Argonavtae

Voici donc, comme nous venons de l'annoncer, le mythe de Médée


proposé à une nouvelle carrière dans la littérature latine. Délaissant les
trois grands exemples d'utilisation dramatique qu'avaient donnée ma
gistralement Ennius, Pacuvius et Accius, un «poète nouveau», Varron
de l'Aude, décida de revenir à la tradition épique. Dans l'histoire de la
littérature latine, ce fut une grande innovation, puisque jamais aupara
vant on n'avait souhaité ce retour à l'épopée et au modèle abandonné
des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes.
Quelles purent être les véritables raisons de cette opposition aux
tendances qui avaient jusqu'ici lié le destin littéraire de Médée à celui
du théâtre latin? La rupture de ce mouvement ne saurait être imputée
à on ne sait trop quelle indifférence de Varron pour le théâtre, encore
moins par une inaptitude à l'écriture dramatique. Les explications de
cette sorte interviennent toujours a posteriori et elles sont faibles, cha
que fois, et c'est généralement le cas, qu'elles ne peuvent produire un
aveu d'impuissance de l'auteur lui-même. Dans le cas présent, nous
n'avons aucun motif de douter des capacités de Varron. L'explication
est plus simple sans doute : du vivant de notre poète, et pour longtemps
encore, les trois œuvres d'Ennius, de Pacuvius et d'Accius n'ont cessé
d'être représentées. Il devenait dès lors très aléatoire et inutile de voul
oir risquer sur la scène une quatrième Médée, dont le succès aurait dû
triompher de la notoriété de ses trois devancières illustres.
Mais il est bien possible aussi que l'époque de Varron ait fait une
découverte d'importance en remarquant que, tout comme sur le théât
re, les grands mythes, celui de Médée en particulier, pouvaient illus
trer les idéologies les plus fortes ou même servir utilement les grandes
causes politiques et les ambitions d'une personne ou d'une famille au
198 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

moyen de l'épopée. Ce sera là, du moins, un des points de notre recher


che. Comme on le pressent, l'intérêt de notre enquête résidera déjà
dans le fait que Varron puisse apparaître comme l'un des précurseurs
de Virgile ou de Lucain, chez qui l'actualité trouve son expression dans
le genre épique, alors que jusque-là cette possibilité avait été le privilè
ge presque exclusif du théâtre.
Si nous parvenions à ce résultat, nous renouvellerions du même
coup l'intérêt que l'on peut porter à ces Argonautiques. De fait, les rares
études qui leur ont été consacrées ne savent pas bien nettement dissiper
toutes les interrogations que soulève cette œuvre énigmatique, par la
personnalité de son auteur, par le retour qu'elle opère à l'épopée et à
l'hexamètre, par le sens et la valeur du message qu'elle veut porter.

Datation

Nous avons précédemment fait allusion à la datation aujourd'hui


généralement admise de cette œuvre de Varron que l'on appelle les
Argonautiques1. En réalité, il conviendrait sans doute mieux de lui
donner le titre que nous voyons employé par nos sources les plus
anciennes2 : Argonautae. La confusion n'a guère d'importance et ne
doit certainement son existence qu'au zèle des manuels pédagogiques,
qui ont ainsi voulu parfaitement distinguer l'œuvre de Varron de celle
d'Accius et marquer, en même temps, l'influence qu'avait exercée sur
elle l'épopée d'Apollonios. Mais laissons de côté ce détail mineur. Reve
nons à la biographie de Varron, ou du moins aux quelques dates qu'il
nous est permis de connaître : bien peu de chose, en vérité.
Selon le témoignage de Suétone3, que confirme saint Jérôme4,
notre poète est né en 82. Il vécut, semble-t-il, quarante-six ans, si l'on en
croit ce passage des Satires5 qui nous confie qu'Horace s'est décidé à
écrire des satires, parce que ce genre demeurait en sommeil après les
tentatives manquées de Varron. Or, comme la composition de cette

1 Voir supra, chapitre IV.


2 Cf. schol. Verg. Veron. Aen., 2, 82. Audax, VIII, 332 K. Prob. Verg., Georg., 2,
126.
3 Suét., Deperd. libr. reliq., Teubner, 1924, p. 295.
4 Saint Jérôme, Chron., ad a. 1935.
5 Horace, Sat., 1, 10, 46-47.
VARRÒ ATACINVS 199

Satire est datable de 356, on s'accorde à penser que la mort de Varron


était alors intervenue, de façon récente, probablement en 36 7. Le der
nier détail, qui soit parvenu à notre connaissance, nous a été transmis
par saint Jérôme. C'est un détail de la première importance, comme on
va pouvoir en juger. Il nous apprend, en effet, qu'en 47 Varron, qui
avait alors trente-cinq ans, s'est mis à l'étude du grec «cum summo stu
dio»*.
A partir de cette précieuse indication, les biographes modernes ont
pu établir une chronologie vraisemblable des œuvres de notre poète9.
Ils ont ainsi distingué dans l'œuvre de Varron deux périodes : avant, et
après la date de 47. Les travaux d'Else Hofmann, en s'appuyant sur
une étude minutieuse des fragments, ont en outre permis de parvenir à
une classification plus précise et que nous considérons comme définiti
ve. D'avant 47 datent les œuvres où ne se manifeste pas l'influence de
la Grèce, le Bellum Sequanicum (vers 55) et les Saturae (entre 50 et 47).
Les œuvres inspirées du grec sont apparues dans l'ordre suivant : la
Chorographia, YEpimenis, puis les Argonautiques , enfin les Elégies. Si
l'on admet que la Chorographia a été composée entre 47 et 45, on par
vient à une datation approximative des Argonautiques en 45-44. Nous
essaierons plus loin de préciser ce point.

Texte, traduction et commentaire

Pour l'établissement du texte et le classement des fragments, l'édi


tion de référence demeure celle de W. Morel 10, ouvrage consciencieux
et fondé sur une parfaite connaissance des témoignages et des rapports
certains que le texte présente avec l'œuvre d'Apollonios.

6 Cf. F. Villeneuve, Satires6, Paris, 1962, p. 25.


7 H. Bardon, La litt. lat. inc., Paris, 1952, t. I, p. 368.
8 Saint Jérôme, ibidem.
9 Voir l'étude décisive de E. Hofmann, Die literarische Persönlichkeit des P. Teren-
tius Varrò Atacinus, in Wiener Studien, 1928, p. 159-176, que suivent: H. Bardon, op.
cit., p. 368-369, et M. Gayraud, Un Narbonnais du 1er siècle avant J.-C. : le poète Varron
de l'Aude, Bull. Ass. G. Budé, Suppi, t. XXX, 4e série, n°4, Dec. 1971, p. 650. Voir
cependant l'opinion différente, mais à notre avis insuffisamment justifiée, de L. Alfons
i, Poetae Novi, Storia di un movimento poetico, Cóme, 1945, p. 77-86.
10 W. Morel, Fragmenta Poet. Latinorum, Teubner, 1927, p. 93-99. Marque un pro
grès décisif par rapport à Ae. Baehrens, Fragmenta poetarum Romanorum, Teubner,
1886, t. VI, p. 332-336.
200 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Livre I

Fragment I

Ecce venu Danai multis celebrata propago.


Namque satus Clytio Laerni, quem Naubolus ex se,
Laernum Naupliades Proetus, sed Nauplion edit
Filia Amymone Europae Danaique superbi11.

Nous le savons par le scholiaste de Virgile, à qui nous devons ce


fragment, ces quatre vers faisaient partie du livre I des Argonautae.
Comme dans les Argonautiques d'Apollonios, le poème comportait, en
matière d'ouverture, un catalogue des Argonautes. Ici, nous sommes en
présence de Nauplios II, le navigateur expérimenté, descendant de
Nauplios I, bien connu des mythographes 12. «Voici venir le rejeton de
la race de Danaüs qu'illustrent de nombreux noms. En effet, il descen
dait de Lernus par Clytius, qu'engendra Naubolus, Lernus étant lui-
même fils du Naupliade Proetus; or Amymoné, la fille d'Europe et de
Danaüs le Superbe, enfanta Nauplius». Le catalogue des Argonautes
s'accompagnait, comme on le voit, d'un rappel généalogique, réplique
assez fidèle du chant I d'Apollonios, et ce détail confirme bien le class
ement du fragment dans le livre I de Varron. Voici la traduction d'Apol
lonios : « En outre arriva un descendant du divin Danaos, Nauplios. Il
était fils du Naubolide Clytonéos et Naubolos, fils de Lernos; or nous
savons que Lernos était fils du Naupliade Proitos; et, jadis, unie à
Poséidon, Amymoné, la jeune Danaïde, avait enfanté Nauplios qui sur
tous l'emportait par l'art de naviguer13.»

Fragment II

Tiphyn at aurigam céleris fecere carinae14.

Ce vers a retenu l'attention des commentateurs, en raison surtout


de l'image qu'il comporte et qui apparaît à leurs yeux comme détermi-

11 Schol. Verg. Veron. Aen., 2, 82 (p. 418 H.).


12 Voir P. Grimai, Diet, myth., Paris, 1951, p. 301 a.
13 Apoll. Arg., 1, 133 et sq., trad. É. Delage, Paris, 1974, t. 1, p. 56-57.
»* Char. 358 Β (272 Κ).
VARRÒ ATACINVS 201

nante pour pouvoir apprécier l'originalité de Varron. Nous allons voir


que le problème a souvent été mal posé. Traduisons ce fragment : «Or,
ils firent de Tiphys Vaurige de la carène rapide.-» Remarquons d'abord
que le passage peut et doit être placé dans le livre I de Varron, puisque
nous lui trouvons un équivalent au chant I d'Apollonios. Mais compar
ons attentivement les deux textes. Apollonios écrit : «Puis on confia
d'un commun accord à Tiphys le soin de tenir la barre de la nef à Vétrave
solide 15. »
Les commentaires se sont essentiellement préoccupés de l'image
que comporte le vers de Varron. On la juge nouvelle 16 ou encore discut
able17. En réalité, ces opinions n'ont guère de signification. Une imag
e, en poésie, n'est jamais à considérer dans l'absolu, mais dans le
contexte de la fiction qui l'a fait naître. On s'est vainement épuisé sur le
mot qui portait l'image : aurigam. On a, en revanche, négligé at, enjeu
pourtant d'une longue réflexion dont témoigne les hésitations de l'ap
parat critique. En regard du grec έπί δε, dont la valeur ne peut être que
temporelle, Varron emploie at, dont la valeur est adversative et éclai
rante. Il ne s'agit plus d'une conséquence logique et donc matérialisée
dans le temps, mais, au contraire, d'une initiative suffisamment ex
traordinaire pour entraîner cette image et cette comparaison. Peu im
porte donc que cela soit juste. Il suffit que cela soit puissant et surpre
nant.Le lecteur romain le moins cultivé devait réagir à cette provocat
ion : telle était bien l'ambition d'un poète conscient de son devoir pre
mier qui n'est autre que de vouloir et savoir étonner. L'image était
romaine. Elle s'adressait à des Romains. Dans son déséquilibre accepté,
entre les choses de la mer et celles de la terre, elle parlait un langage
fort : il y avait, à bord de l'Argo, beaucoup de bons pilotes, descendants
de Poséidon, «or» c'est pourtant à Tiphys que l'on fit appel, comme on
choisit un aurige avec la plus grande circonspection. Tels sont la valeur
et le sens de la métaphore. Elle est romaine, et c'est déjà beaucoup.

Fragment III

Quos magno Anchiale partus adducta dolore

15 Arg., 1, 400-401, trad. E. Delage, p. 68.


16 M. Gayraud, op. cit., p. 658.
17 H. Bardon, op. cit., p. 369.
202 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

et geminis capiens tellurem Oeaxida palmis


f scindere dicta18.

Le texte a trait à la légende de la naissance des Dactyles: «ces


enfants qu'Anchialé, dit-on, a arrachés (à la glèbe) sous le coup d'une
grande douleur et en prenant à deux mains la terre Oiaxienne». L'épi
sode est déjà présent chez Apollonios : «Les Dactyles Cretois de l'Ida
que jadis la Nymphe Anchialé fit naître dans l'antre du Dicté, saisissant
à deux mains la terre Oiaxienne»19. Comme on le voit, Varron suit ici
fidèlement son modèle, au point de reprendre à son compte le rôle
dévolu à Anchialé par Apollonios20. Nous laisserons de côté les aspects
un peu fantaisistes de cette version, puisque le mérite ou le défaut en
revient, après tout, à Apollonios. Nous ferons, en revanche, observer
que Varron, en dépit du doute que laisse planer l'état vraiment frag
mentaire du dernier vers, traduit admirablement ce qu'il y a de plus
fort dans la substance empruntée à Apollonios. Son style ne manque ni
de vigueur ni de chaleur. Notre génération qui a perdu le sens de la
difficulté qu'il y a à composer en latin, en vers latins, devrait admirer
l'art magistral de Varron. Ce qu'il fallait de maîtrise pour transposer
aussi magnifiquement ces vers d'une langue à l'autre est un secret pour
nous difficilement compréhensible, un don rare, un talent mérité «cum
summo studio», surtout touchant la personnalité d'un poète qui avait
appris le grec à l'âge de trente-cinq ans. Nous ne sommes, il est vrai,
plus guère sensibles à ce genre de prouesse, mais nos aînés, ceux de la
génération de Baudelaire, par exemple, savaient, eux, ce que c'est que
de traduire un poème grec en vers latins . . .

Livre II

Fragment IV (non textuel)

Une glose de Probus nous a heureusement conservé le souvenir


d'un passage des Argonautiques dans lequel Varron contait une aventu
re du héros Aristée. Le texte est perdu. Ce que nous a transmis Probus

18 Serv. Verg. ed., 1, 65.


19 Apoll. Arg., 1, 1329-1331, trad. É. Delage, p. 103.
20 Cf. éd. Vian-Delage, Apoll., Arg., p. 264-265, note au vers 1131.
VARRÒ ATACINVS 203

n'est qu'un résumé, sans aucune citation directe du texte. Le témoigna


ge a néanmoins un réel intérêt, tel qu'il nous est parvenu.
«Ibi (in insula Cea) existimatur pestilentia fuisse pecorum et armen-
torum gravis propter interitum Actaeonis. Aristaeus monstrante Apolline
pâtre profectus est in insulam Ceam et ibi sacrificio facto aram Iovi
Icmaeo constitua, qui placatis flatibus et aestu, qui necabant pecora et
armenta, liberavit ea. Ipse autem post excessum vitae imperante oraculo
Apollinis ab inhabitantibus earn insulam relatus in numerum deorum
appellatus est Nomius et Aeguros, quod et agresti studio et cura pecorum
armentorumque non mediocriter profuerat hominibus. Traditur haec his-
toria de Aristaeo in corpore Argonautarum a Varrone Atacino21.» En
dépit de la lourdeur de l'expression, le sens est clair : «Là (dans l'île de
Céa) on considère qu'il y eut une épidémie qui frappa le petit et le gros
bétail durement, en raison de la mort d'Actéon. Sur l'injonction de son
père Apollon, Aristée se rendit dans l'île de Céa et là, après avoir offert
un sacrifice, il édifia un autel en l'honneur de Jupiter Icmaios. Celui-ci
apaisa les vents et fit cesser la canicule, qui décimaient le petit et le
gros bétail, les délivrant de ces maux. Quant à Aristée, après sa mort,
sur l'ordre de l'oracle d'Apollon, les habitants de l'île le rangèrent au
nombre des dieux et ils le surnommèrent Nomius et Aeguros (le «Pasto
ral» et Γ« Agreste»), parce que par son souci des campagnes et son soin
du petit et gros bétail il avait hautement été utile aux hommes. Cette
légende sur Aristée est racontée par Varron d'Atax dans le corps de ses
Argonautiques. »
Un détail peut surprendre : Probus ne mentionne pas ici l'influence
qu'a pu exercer Apollonios sur Varron. La référence s'imposait pourt
ant. Relisons Apollonios22 :
«On raconte qu'une certaine Kyréné, près du marais de Pénée, fai
sait paître ses brebis au temps des hommes d'autrefois; car il lui plai
sait de conserver sa virginité et son lit intacts. Or Apollon l'enleva pen
dant qu'elle gardait ses troupeaux au bord du fleuve et, loin de l'Hai-
monie, la confia aux Nymphes indigènes qui habitaient en Libye, près
du Mont des Myrtes. Là, elle enfanta à Phoibos Aristée, surnommé
Agreus et Nomios (l'Agreste et le Pastoral) par les Haimoniens riches en
blé. En effet, tandis que, par amour, le dieu fit là-bas de Kyréné une
nymphe chasseresse promise à une longue vie, il prit son fils tout

21 Prob. Verg., Georg., 1, 14.


22 Arg., 2, 500-527.
204 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

enfant pour le donner à élever dans l'antre de Chiron. Devenu grand,


des déesses, les Muses, s'occupèrent de le marier et lui apprirent l'art
de guérir et la divination; elles firent aussi de lui le gardien de tous
leurs troupeaux qui paissaient dans la plaine athamantienne de Phthie,
ainsi qu'aux environs des escarpements de l'Othrys et du cours sacré
du fleuve Apidanos. Mais, tandis que, du haut du ciel, Seirios brûlait les
îles Minoïdes et que leurs habitants pendant longtemps ne trouvaient
aucun remède, alors, sur l'injonction du Dieu-Archer, ils appelèrent
Aristée pour éloigner le fléau. Celui-ci quitta la Phthie sur l'ordre de
son père et s'établit à Céos, après avoir rassemblé le peuple parrhasien
issu de la race de Lycaon. Il bâtit un grand autel à Zeus Icmaios (Plu
vieux) et célébra selon le rite, sur les montagnes, des sacrifices en l'hon
neur de cet astre Seirios et de Zeus lui-même, fils de Cronos. Voilà
pourquoi les vents étésiens envoyés par Zeus rafraîchissent la terre
pendant quarante jours et, maintenant encore, à Céos, les prêtres font
des sacrifices avant le lever du Chien. Telle est la tradition que l'on
chante23.»
De toute évidence les deux textes ont un point commun, puisqu'ils
relatent tous deux l'épisode d'Aristée à Céa. En ce sens, Morel est par
faitement en droit d'établir une concordance logique et de classer le
présent fragment dans le livre II des Argonautiques de Varron. De fait,
en gros, les deux versions se ressemblent. On observera toutefois que
chez Varron l'origine du fléau découle directement de la mort effroya
ble d'Actéon, telle que la décrira encore Ovide24. Outre cette divergence
capitale, la divinisation d'Aristée montre bien que pour Varron le héros
central de l'épisode était Aristée. Il y avait là une différence de présen
tation qui pouvait être perçue comme une véritable recomposition à
partir des éléments repris d'Apollonios. L'originalité du poète latin sor
tait donc victorieuse de la comparaison. On comprend alors les raisons
qui ont poussé Probus à ne pas citer conjointement Apollonios.

Fragment V

Te nunc Coryciae tendentem spicula nymphae


hortantes «o Phoebe» et «ieie» conclamarunt25.

23 Trad. É. Delage, p. 201-202.


24 Ον., Met., 3, 138 et sq.
25 Audax VII 332 Κ.
VARRÒ ATACINVS 205

Ce deux vers prennent place dans un hymne à Apollon que chant


ent les nymphes: «C'est pour t'exhorter que maintenant, tandis que
tu tires tes flèches, les nymphes Coryciennes ont crié : " Ô Phébus ! "
et "Hié! Hié!"26.» L'influence d'Apollonios est ici bien visible27:
«souvent les nymphes Coryciennes, filles de Pléistos, l'encourageaient
de leurs paroles en lui criant: "Hié! Hié!" ("Lance! Lance!").» L'imi
tation est manifeste, certes, mais l'art du traducteur n'en est pas
moins admirable, pour qui n'oublie pas dans quelles conditions Var-
ron a appris le grec.

Fragment VI

Frigidus et silvis aquilo decussit honorem2*.

Sur cette image assez simple, en vérité, les commentaires ont


fleuri. Le sens de ce vers n'offre cependant que bien peu de difficul
té : «l'Aquilon glacial aux forêts aussi arracha leur parure...» On a
voulu trouver dans ce vers un écho d'Apollonios29: «Pendant la jour
née, ce n'était qu'une légère brise, qui agitait faiblement les feuilles
dans la montagne, à l'extrémité des plus hautes branches30.» Ce pa
rallèle posé, toutes les opinions trouvent matière à disserter. C'est
ainsi que, par opposition ou comparaison avec Apollonios, ce vers
devient «un vers ample et original»31, ou mieux encore, la démonst
rationévidente qu'ici «Varron fait preuve d'un sens de la majesté et
de la nature (sic) qui n'a pas son modèle»32! Il paraît bien inutile
d'en venir à de tels excès. Le modèle nous est connu. Simplement,
Varron est remarquable dans la concision et la force qu'il donne à
l'image empruntée, puis remodelée.

26 Cf. Apoll., Arg., 2, 711-712.


27 Trad. É. Delage, p. 210.
28 Serv. Georg., 2, 404.
29 Arg., 2, 1100-1101.
30 Trad. É. Delage, p. 229.
31 H. Bardon, op. cit., p. 370.
32 M. Gayraud, loc. cit., p. 658.
206 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Livre III

Fragment VII

Huic similis curis experdita lamentatur33.

La comparaison se trouve déjà chez Apollonios34, où Médée hési


te toute une nuit sur ce qu'elle doit faire pour Jason et se tourmente,
telle la promise qui aurait perdu son fiancé, veuve avant même
d'avoir été mariée véritablement : «semblable à elle, éperdue d'inquié
tude, elle se lamente». Ce vers correspond plus précisément au vers
664 du chant III des Argonautiques d' Apollonios : «ainsi se lamentait
Médée35.» Le classement de Morel au livre III de Varron paraît donc
vraisemblable.

Fragment VIII

Desierant latrare canes urbesque silebant;


Omnia noctis erant placida composta quiete36.

Comme le racontait Apollonios37, Médée connaît une seconde cri


se, après avoir entretenu sa sœur, Chalciopé, de ses tourments; et le
calme de la nuit contraste douloureusement avec l'agitation intérieu
re de Médée : « Les chiens avaient cessé d'aboyer et les villes se ta
isaient; tout était en ordre dans le calme repos de la nuit.» L'influen
ce du modèle est ici encore bien visible: «Plus d'abois de chiens à
travers la ville, plus de rumeur sonore, le silence régnait sur les ténè
bres toujours plus noires38.» La version de Varron supporte parfait
ement la comparaison. M. Gayraud estime même que Varron a «amél
ioré» les vers de son modèle39. H. Bardon avait avant lui soutenu ce
point de vue qu'il justifiait par la qualité des allitérations «discrètes
et efficaces» et «l'élimination des termes grammaticaux»40. Les An-

33 (Serg.) IV 564 K.
34 Apoll, Arg., 3, 656 et sq.
35 Trad. É. Delage, Paris, 1980, t. II, p. 77-78, vers 664.
36 Sen., Contr., 7, 1, 27.
37 Apoll., Arg., 3, 749-750.
38 Trad. É. Delage, ibidem, p. 82.
39 M. Gayraud, op. cit., p. 657.
40 H. Bardon, op. cit., p. 370.
VARRÒ ATACINVS 207

ciens avaient également placé le débat sur le plan esthétique. On se


rappelle la controverse qui a opposé Ovide et Sénèque le Père41.
Celui-ci jugeait ces vers excellents, tandis qu'Ovide prétendait que
Varron aurait mieux fait en coupant net après «noctis erant». A notre
sens, sur le plan de l'esthétique, c'est Ovide qui avait raison contre
Sénèque le Rhéteur. Le contraire eût été, d'ailleurs, bien surprenant.
En fait, le problème ne se posait pas et n'aurait pas dû être posé en
ces termes. Les intentions de Varron recherchent un effet psycholog
ique, qui dépasse largement le seul critère de l'esthétisme. Il veut
montrer la situation de Médée sous le jour le plus dramatique : l'ins
tant est tragique pour elle en raison même du contraste qu'il y a
entre l'agitation, qui bouleverse son cœur et son esprit, et ce calme et
ce silence de la nature, de la cité et de la création tout entière. La
portée de ces deux vers est tout autre. Elle a échappé à Sénèque le
Père, mais non à son fils qui a rendu au texte sa véritable valeur, en
le plaçant au centre de ses réflexions sur l'existence pure42. Il cite le
dernier vers de Varron pour en récuser la substance. Vision fausse,
dit-il, que cette conception du calme si la raison n'y a pas présidé. Le
silence de la nuit ne dissipe ni le chagrin ni l'angoisse. La vraie tran
quillité est celle que trouve l'âme, dans le silence du recueillement,
même au milieu des bruits de la foule. Ainsi, tout en critiquant le
contenu de ce vers, Sénèque le Philosophe rend hommage à Varron
et redonne vie à sa pensée. Cette rencontre de Sénèque et de Varron,
à propos de Médée, prend toute sa signification si l'on se rappelle
que Sénèque, bien après Varron, a écrit une tragédie sur le mythe de
la princesse de Colchide.

Fragment IX

Cuius ut aspexit torta caput angue revinctum43

La scène est inspirée d'Apollonios44. Il s'agit de l'épiphanie d'Héc


ate. Jason a invoqué la déesse; soudain, elle lui apparaît: «Dès qu'il
aperçut sa tête ceinte de la couronne d'un serpent ...» Le texte est

41 Contr., loc. cit.


42 Ad Ludi, 6, 56.
43 Char., 114 Β (90) Κ.
44 Apoll., Arg., 3, 1214 et 1215.
208 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

assez voisin, nous semble-t-il, de celui d'Apollonios : «Elle était ceinte


d'une couronne de terribles serpents entrelacés de rameaux de chê
ne45.» Il paraît téméraire de vouloir tirer de cette confrontation, ain
sique le fait H. Bardon46, une preuve quelconque de la «supériorité»
d'Apollonios.

Livre IV

Fragment X

Turn te flagranti deiectum fulmine, Phaethon47.

Les Argonautes parviennent à l'estuaire de l'Éridan, là où Phaé-


thon est tombé du char du Soleil: «C'est alors que toi, Phaethon,
frappé par le feu de la foudre ...» Même rappel mythologique chez
Apollonios48 : «C'est là qu'autrefois, frappé au cœur par la foudre
ardente, Phaethon tomba à demi consumé du char d'Hélios dans l'e
stuaire49.» Le vers n'appelle aucun commentaire particulier, en de
hors du jeu sur les sonorités qui est remarquable.

Fragment XI

Semianimesque micant oculi lucemque requirunt50.

Si l'on admet, avec Morel, que ce vers présente une parenté avec
Apollonios51, il a trait à la mort de Mopsos piqué par un serpent :
«Et ses yeux à demi morts battent et cherchent la lumière.» Mais la
comparaison avec le vers correspondant d'Apollonios n'est pas des
plus probantes: «Un nuage épais ce répandit sur ses yeux52.» En

45 Trad. É. Delage, op. cit., p. 102.


46 H. Bardon, op. cit., p. 369, n. 7.
47 Quint. Inst. orat., 1, 5, 17.
48 Apoll. Arg., 4, 595 et sq.
49 Trad. H. de La Ville de Mirmont, Bordeaux, 1892, p. 157.
50 Serv. Aen., 10, 396.
51 Apoll, Arg., 4, 1525.
52 Trad. La Ville de Mirmont, op. cit., p. 186.
VARRÒ ATACINVS 209

fait, Varron reprend textuellement un vers d'Ennius53. Voilà un dé


tail qui renouvelle le problème de l'imitation chez Varron. Nous en
traiterons plus loin.

Fragment XII

fêta feris Libye54.

A en juger par Apollonios55, ce vers prend place dans un dis


cours de Triton-Eurypylos. Répondant à l'invocation d'Orphée, le
dieu vient d'apparaître. Il rappelle qu'il est né en Libye : «la Libye
féconde en fauves ... ». Elle était le sujet d'un verbe que nous ne
connaîtrons sans doute jamais. Le rapprochement avec Apollonios
s'impose: «La Libye, nourricière des bêtes féroces»56. On a voulu
cependant rattacher ce vers à la Chorographia, plutôt qu'aux Argo-
nautiques57. Les deux œuvres étant sensiblement contemporaines.
L'hypothèse la moins déraisonnable consisterait, selon nous, à admett
re que Varron a très bien pu utiliser deux fois, dans ces deux œuv
res, cette image qui traduit exactement et harmonieusement le grec
θηροτρόφω.

Incertae sedis

Fragment XIII (non textuel)

Pour la seconde fois, une glose de Probus nous apporte un t


émoignage précieux sur les Argonautiques. Comme pour le fragment
IV, Probus ne cite pas le texte, mais il propose une sorte de résumé
d'un épisode important :
«Pars Parthorum Media est appellata a Medo, filio Medeae et Ae-
gei, ut existimat Varrò, qui quattuor libros de Argonautis edidit5*.»
Passons sur la dernière indication de ce fragment et qui précise

53 Ann., 473 Vahlen, p. 85.


54 Schol. Verg. Georg., 3, 176.
55 Apoll., Arg., 4, 1559.
56 Trad. La Ville de Mirmont, op. cit., p. 188.
57 Cf. Morel, ad /oc, p. 96.
58 Prob. Verg. Georg., 2, 126.
210 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

le nombre de livres de ces Argonautiques. Nous l'avons déjà comment


ée. Venons en au point essentiel : d'après Probus, Varron contait
l'épisode final de la légende de Médée : «Une partie du pays des Par-
thes, nous dit-il a été appelée la Mèdie, du nom de Médus, le fils de
Médée et d'Egée, selon l'opinion de Varron, qui composa quatre l
ivres sur les Argonautes.» On remarquera que Probus ne fait mention
ni du Médus de Pacuvius, ni de la Fable XXVII d'Hygin59. De la sor
te, Varron semble donc avoir été d'une très grande originalité en fai
sant de Médus le héros éponyme de la Mèdie.
Sous quelle forme intervenait cet épisode? Il est peu probable
que Varron lui ait consacré un développement important. On peut
songer à une allusion d'une étendue suffisante et justifier la sorte de
résumé qu'en donne Probus. Mais, à vrai dire, nous en sommes ré
duit à cette hypothèse. Un seul fait doit cependant être considéré
comme acquis : Varron étendait le contenu mythologique des Argo
nautiques d'Apollonios, jusqu'à y inclure, sous une forme quelconque,
le rappel de la fondation légendaire du royaume parthe. L'introduct
ion de ce thème ne peut être le fruit du hasard ou de la fantaisie.
Elle doit correspondre et répondre à des intentions bien déterminées.
Nous tenterons, plus loin, d'en retrouver quelques-unes.

«Varrò Interpres»

Lorsqu'il usa de cette formule commode, Quintilien ne pouvait


certainement pas évaluer l'autorité absolue que la postérité allait lui
conférer. De fait, de nos jours encore, la critique prend position pour
ou contre le talent de Varron en interprétant - c'est le cas de le dire
- dans un sens favorable ou défavorable cette expression lapidaire.
Selon les uns60, la formule prouve la supériorité indubitable
d'Apollonios sur Varron; selon les autres, Varron, loin d'être un tr
aducteur servile, se montre capable de certaines libertés par rapport à
son modèle, ce qui permet de comprendre la formule de Quintilien
dans un sens laudatif61.
L'une et l'autre attitudes nous semblent, en réalité, faire trop de

59 Cf. supra, Chap. III.


60 Schanz, Gesch. der römischen Lit., II, Munich, 1890, p. 301. Morel, Zu Hesiod,
Apollonius . . ., Hermès, 1926, p. 231 et sq.
61 Cf. H. Bardon, op. cit., p. 369 et sq., et M. Gayraud, loc. cit., p. 656 et sq.
VARRÒ ATACINVS 211

cas de l'opinion d'un rhéteur. Relisons cette page affligeante dans


laquelle les poètes les plus sublimes ne sont mentionnés qu'en vertu
de l'intérêt qu'ils présentent pour la formation technique de l'ora
teur :
«Idem per Romanos quoque auctores ordo ducendus est. Itaque ut
apud illos Homerus, sic apud nos Vergilius auspicatissimum dederit
exordium, omnium eius generis poetarum Graecorum nostrorumque
haud dubie proximus62.» Il est inutile de poursuivre. Traduisons un
iquement le second membre de la seconde phrase : « de même chez
nous Virgile donnera (la matière) du meilleur exorde.» Voilà donc
comment Virgile se hausse à la hauteur d'Homère : tous deux ont
ceci d'admirable qu'ils peuvent alimenter merveilleusement la matiè
re d'un exorde! Passons sur la suite : Lucrèce y intervient, mais il n'a
pas plus que Virgile droit à un traitement de faveur : il faut le lire,
conseille Quintilien, ainsi que Macer, mais non pour former le style.
Ennius se voit traité de vieux chêne, Varron ayant lui-même été cari
caturé comme «interpres opens alieni, non spernendus quidem, verum
ad augendam facultatem dicendi parum iocuples», «traducteur de
l'œuvre d'autrui, à ne pas mépriser, mais de peu de ressources pour
ce qui est de développer la facilité de parole»!
Voilà donc le texte de référence sur lequel s'appuie la critique
moderne. Pour notre part, nous considérons que le point de vue de
Quintilien n'a d'intérêt que par rapport à l'enseignement de l'él
oquence et qu'il ne donne, en revanche, aucune information sur la
valeur intrinsèque des œuvres de Virgile, Lucrèce, Ennius ou Varron.
Nous le négligerons donc, suivant en cela l'exemple des commentat
eurs de Virgile, Lucrèce et Ennius qui ne lui accordent guère plus
d'importance. On les comprend bien. Mais on comprend moins bien
les commentateurs de l'œuvre de Varron qui continuent, ainsi que
nous venons de le voir, à faire grand cas de ce jugement, qui ne
concerne pas spécialement Varron, mais touche à l'utilité de la poés
ie dans la formation de l'orateur.
S'il fallait absolument faire dépendre notre jugement sur la poés
ie de Varron d'une autorité ancienne, c'est à Ovide, Virgile et Vel-
léius Paterculus que nous devrions faire appel. Le premier recom
mande la lecture des Argonautiques63 de Varron, le poète dont le

62 Quint. Inst. orat., X, 1, 85-88.


63 A.A., 3, 335.
212 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nom sera immortel64. Le second lui rend hommage, le plus pur hom
mage que peut rendre un poète à un poète : il reprend et embellit,
dans deux vers de YÉnéide, les deux vers pourtant admirables de
Varron65 :

Nox er at et terras animalia fessa per omnis


alituwn pecudumque genus sopor altus habebat66.
Quant à Velléius Paterculus, dont on connaît la sûreté de jugement, il
cite Varron en compagnie de Lucrèce et de Catulle67. Ces trois avis
autorisés permettent de dissiper l'ombre que Quintilien a involonta
irement jetée sur le génie de Varron. Mais s'il fallait encore apporter
d'autres arguments, pour effacer l'image désobligeante d'un Varron
«interpres» laborieux d'Apollonios, nous invoquerions le témoignage
des fragments XI et XIII où se manifeste l'influence d'Ennius et celle
de Pacuvius. Et puis, pour le reste, nous ajouterions qu'une traduc
tion qui sait transcrire les allitérations du modèle grec θηροτρόφω
par un équivalent harmonieux «fêta feris»6* n'est pas une simple tra
duction, mais une création authentique et digne de considération.

Epopée nationale

Dans chacune de nos études précédentes, nous avons tenté de


montrer que le mythe de Médée avait toujours pris place dans des
œuvres dramatiques à ambition nationale. C'est du moins en ce sens
que nous avons pu relire les trois tragédies républicaines d'Ennius,
Pacuvius et Accius. La même méthode peut-elle être appliquée à
l'analyse des Argonautiques de Varron?
Le problème n'est guère simple, mais on en devine aisément l'en
jeu : si l'épopée de Varron nous semblait, de près ou de loin, suscept
ible d'avoir répondu à une quelconque invitation à servir l'État, cela
nous entraînerait inévitablement à reconsidérer certains de nos juge
ments tout faits et qui assurent que Virgile a été le premier poète

64 Am., 1, 15, 21.


65 Frag. Vili.
66 Aen., 8, 26-27.
67 Veli. Patere, 2, 36.
68 Frag. XII.
VARRÒ ATACINVS 213

épique qui ait accepté de servir une cause nationale, en mettant en


œuvre le mythe d'un héros unique. Que l'on nous comprenne bien :
notre propos n'est pas de nier la valeur de YÉnéide ... Ce serait une
bien triste entreprise. Non, sans nier le fait que Virgile a été le «créa
teur» d'une grande épopée nationale, il nous semble possible d'affi
rmer que Varron, dont l'œuvre n'est pas comparable, a pourtant bel
et bien été «l'inventeur» d'une épopée nationale fondée sur le récit
des aventures d'un héros et l'exploitation de son mythe.
L'indépendance des poètes, à Rome, a toujours été un privilège
rare et fragile. Horace, non sans compromissions, pouvait dans une
certaine mesure se considérer comme un poète indépendant. Nous
avons vu que tel n'avait pas été le privilège d'Ennius, de Pacuvius et
d'Accius. Virgile, si l'on en croit Servius69, a composé ses Bucoliques
pour satisfaire Pollion, les Géorgiques pour répondre à l'invitation de
Mécène, et YÉnéide pour exaucer le vœu d'Auguste. Autant d'œuvres,
autant de commanditaires et de protecteurs. L'identité du «patron»
de Varron ne fait pas mystère.
La première œuvre de Varron le désigne. Il s'agit de César lui-
même. Le Bellum Sequanicum, cette épopée qui chantait les exploits
de César contre Arioviste en 58, et dont la publication interviendra en
55 environ70, nous laisse entrevoir des liens suffisamment clairs en
tre la personnalité de César et l'œuvre de Varron. Il n'est cependant
guère nécessaire de vouloir risquer à ce sujet des hypothèses aussi
séduisantes qu'invérifiables.
On a ainsi suggéré, très habilement, que Varron aurait accompa
gné César dans sa campagne de 58 71. En cette année, notre jeune
poète narbonnais est âgé de vingt-quatre ans72. Il est donc parfaite
ment enrôlable. Or, précisément, César, qui a quitté Rome pour Ge
nève au moins de mars, a fait procéder en Narbonnaise à une levée
de troupes supplémentaires73. Et c'est ainsi, nous dit-on, que Varron
aurait participé à la guerre des Séquanes et serait entré au service de
César. On devine la suite : enthousiasmé par cette campagne et par la
personnalité de César, Varron rentre à Narbonne, écrit sa Guerre des

69 Servius, Aen., 23, 27.


70 H. Bardon, op. cit., p. 368.
71 M. Gayraud, op. cit., p. 652-653.
72 Chron., ad a. 1935.
73 Caes., B.G., 1, 7, 2.
214 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Séquanes, ce qui lui vaut de pouvoir gagner Rome et d'y parfaire sa


culture en étudiant le grec.
Nous nous sommes déjà prononcé sur l'aspect à la fois séduisant
et fragile de cette hypothèse. Précisons notre sentiment. Commençons
par le dernier point. Saint Jérôme ne dit nullement que Varron était
ignorant du grec, ce qui aurait été surprenant de la part d'un Nar-
bonnais candidat au service des Muses, mais tout simplement qu'à
partir de 47 notre jeune poète s'est donné une meilleure connaissance
des lettres grecques, c'est à dire de la littérature et non de la langue.
Qu'il ait fait cet effort pour plaire à César et composer en particulier
ses Argonautiques paraît vraisemblable. Nous donnerons plus loin
quelques arguments qui vont à l'appui de cette thèse. Mais pour le
reste, tout n'est que supposition. En premier lieu l'enrôlement de
Varron. Il est vrai que la Narbonnaise est toujours demeurée fidèle à
Rome. Mais faut-il en déduire cette sorte de fièvre passionnelle qui
aurait incité un jeune Narbonnais à tout quitter pour rejoindre les
armées de César? C'est faire de Varron un engagé volontaire. En ce
cas nous devrions savoir qu'il a exercé des fonctions militaires à la
hauteur de son dévouement. Dans le cas contraire, s'il n'était pas
volontaire, on voit mal comment il aurait pu se signaler à l'attention
du général au point de recevoir de lui la commande d'une épopée.
Rien n'est certes impossible dans les hasards de la vie quotidienne,
mais enfin cette version appartient au genre romanesque.
On pourrait d'ailleurs lui substituer mille formules. Nous en
avons une, qui a toutes les allures du vraisemblable et même de meil
leurs garants. En 46, César fait procéder à une seconde colonisation
de la Narbonnaise par les vétérans de sa «chère Xe Légion», pour
reprendre l'expression de Carcopino74. Pourquoi n'imaginerait-on pas
- et ce serait une proposition très originale - que Varron se soit
trouvé victime, comme tel autre poète fameux, de proscriptions qui
l'auraient éloigné de son pays natal et conduit vers Rome?
Laissons ce genre de suppositions. On pourrait en proposer d'au
tres encore, sans nécessité, puisque l'influence de César sur Varron
est suffisamment démontrée par le fait même que Varron a écrit un
Bellum Sequanicum qui était laudatif à l'égard de César. Sur ce
point, en effet, aucun doute n'est permis : si Varron avait composé
une œuvre destinée à ridiculiser en quoi que ce soit César, nous

74 Jules César, 5e éd., Paris, 1968, p. 543.


VARRÒ ATACINVS 215

aurions un témoignage attestant le rôle qu'aurait alors joué Varron


dans l'opposition. Le cas du poète Furius Bibaculus va nous éclairer
sur le champ.
L'exemple de Bibaculus a d'autant plus d'intérêt que son nom est
fréquemment associé à celui de Varron. A l'origine de cette rencont
re, quatre vers de Properce75, dont l'interprétation fait difficulté,
ont entraîné une polémique dans laquelle nous nous garderons bien
d'entrer76. Le seul intérêt que nous lui reconnaîtrons n'est que de
montrer que l'œuvre de Varron, le Bellum Sequanicum, avait été rap
prochée de Bibaculus et de ses Annales belli Gallici, ouvrage perdu.
On a de même voulu atttribuer à Bibaculus des Argonautae77 , comme
à Varron. Et naturellement aussi on s'est vainement interrogé pour
savoir s'il avait accompagné César en Gaule78 . . .
En réalité, nous ne savons que peu de chose sur Bibaculus : il
naquit en 10379, et avait l'esprit mordant80 et prompt à la caricatur
e81. Mais un détail nous est parfaitement connu : il faisait partie de
l'opposition, comme le précise Tacite82, sous César et Auguste, qui ne
lui en voulurent pas.
On voit donc les limites qu'il convient de fixer à ce parallèle arti
ficiel que l'on a imaginé entre Varron et Bibaculus. En admettant
même, ce qui reste à démontrer, que Bibaculus ait jamais utilisé
contre César des vers empruntés au Bellum Sequanicum ou aux Argo
nautae de Varron, cela ne ferait que confirmer l'amitié sincère de
Varron à l'égard de César. Aussi nous considérerons que la vie et
l'œuvre de Varron se sont accomplies dans l'ombre protectrice de
César. La seule question véritable qui se pose à nous désormais est
de savoir déterminer plus précisément quelle a pu être l'influence de
César sur la composition des Argonautiques de Varron.
En nous fondant sur les travaux qui ont étudié la chronologie
des œuvres de Varron, nous avons admis que les Argonautiques ont

75 3, 3, 43-46.
76 Cf. H. Bardon, op. cit., p. 380, n. 3, où il est fait état de la controverse entre
H. Lucas et M. Alfonsi.
77 J. Bayet, Littérature latine, Paris, 1965, p. 210, n. 20.
78 G. Bardon, ibidem, p. 350.
79 Saint Jérôme, Chron., ad a. 1914.
80 Quint., Inst. orat., 10, 1, 96.
81 Hor., Sat., 1, 10, 36.
82 Annales, 4, 34, 10.
216 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

été composés en 45-44 environ83. L'œuvre est donc contemporaine


des dernières années de la vie de César. En cette ultime période de
son existence, César, maître de la situation intérieure, sent que la
paix extérieure ne sera pas assurée tant que subsisteront en Orient la
menace dace et parthe, l'arrogance conjuguée de Burebistas et du
«Roi des Rois». César a une connaissance parfaite des affaires orient
ales, qui ne se fonde pas uniquement sur la foi de rapports ou de
relations, mais bien sur une expérience déjà ancienne de la gravité de
la situation. De 82 à 78, il a accompli son «service militaire» en Asie
Mineure84. En 47, il a remporté sur le roi Pharnace du Pont la vic
toire de Zéla qui semblait faire de lui le maître de l'Orient. César, en
prononçant son célèbre «ueni, uidi, uici», estimait sans doute que son
retour dans cette partie du monde barbare ne s'imposerait jamais
plus. Mais la nouvelle de continuelles incursions parthes et le souve
nirdouloureux des aigles romaines honteusement abandonnées à
l'ennemi après la défaite de Crassus laissaient une épine vive dans la
chair romaine et exigeaient de César une guerre de revanche.
Nous savons que la mort a empêché César de mettre son projet à
exécution, elle, et elle seule. Car en 44, Suétone nous le dit85, le pro
jet est formellement déclaré86. En réalité, d'une facon plus officieus
e, il avait déjà pris corps en 45 par la décision de César d'envoyer
Octave à Apollonie pour y implanter une base d'opérations contre
l'Asie87. Après cette dernière guerre César devait rentrer par le Cau
case, la Scythie, la Germanie et la Gaule, pour ainsi «boucler» Yorbis
Romanus 88. Ce projet présentait en outre un immense avantage : il
pouvait assurer définitivement la situation politique de César non
seulement en renforçant son image de conquérant, mais en confor
tant sa position intérieure en cette période où Rome hésitait à se
donner un roi, où César lui-même ne savait s'il devait accepter ou
repousser les avances des partisans d'un retour à la monarchie, et où
les Livres Sibyllins consultés proposaient un règlement simple de la
question en annonçant que seul un roi vaincrait les Parthes89. C'était

83 Cf. supra, p. 199.


84 Suét., Ces., 2 et 3.
85 Ibidem, 44, 6
86 J. Carcopino, J. César, op. cit., p. 553.
87 Cf. J. Carcopino, ibidem, et Suét., Aug., 8.
88 Cf. J. Carcopino, ibidem, note 6.
89 Plut., Ces., 78.
VARRÒ ATACINVS 217

plus qu'il n'en fallait pour inviter César à placer son avenir, une fois
encore, dans le sort des armes.
Voilà donc comment le mythe parthe est entré dans la pensée et
l'action de César durant ses dernières années. Il allait entrer égale
ment dans la vie quotidienne des Romains, les plus illustres comme
les plus humbles, au moyen de manifestations très diversifiées. Il ne
saurait être question ici de les rappeler toutes. Songeons simplement
aux retentissement profonds qu'a dû avoir la mobilisation de 16 l
égions et de 10.000 cavaliers90 en cette année 45 où César établit une
base à Apollonie. Souvenons-nous du départ d'Auguste pour cette
même base où l'accompagne Apollodore de Pergame91. N'oublions
pas non plus cette grande mission que César avait confiée à Marcus
Varron, le grammairien, de contenir les Daces et de porter la guerre
chez les Parthes92. Qui, après cela, pourrait encore s'étonner de la
parution, en 45-44, d'une épopée dont le sujet portait sur la légende
des Argonautes et de Médée et dont l'auteur, Térentius Varron, avait
déjà célébré les exploits de César en Gaule?
Les Argonautiques ont ainsi participé, sur le plan artistique, à la
propagande césarienne qui voulait attirer l'attention populaire sur les
problèmes orientaux. César lui-même avait d'ailleurs montré l'exem
ple de cette nécessaire participation de l'art à la politique par un
geste extraordinaire. En vue d'orner l'intérieur du temple de Vénus
qu'il venait à peine d'inaugurer93, il avait fait acheter et rapporter de
Cyzique deux œuvres admirables du peintre Timomaque94. La pré
sence de ces deux peintures dans un sanctuaire dédié à la déesse
protectrice de Rome et des Ivlii, où figuraient la propre statue du
dictateur et celle de Cléopâtre, ne pouvait assurément pas être comp
rise par l'opinion comme un effet du hasard ou de la manie d'un
quelconque collectionneur. Ce choix avait valeur eminente de symbol
e. Il nous faut donc nous interroger sur la signification que revêtait
la présence de cet Ajax et de cette Médée de Timomaque dans le tem
ple de Vénus.

90 Appien, B.C., 2, 110, 460.


91 Suét., Aug., 89, 2.
92 Suét., Ces., 44, 6.
93 Inauguré le 25 juillet 46, cf. J. Carcopino op. cit., p. 476.
94 Sur ce temple et son contenu, cf. R. Schilling, La religion romaine de Vénus,
Paris, 1974, p. 308-309, et G. Charles-Picard, Rome et les villes d'Italie, Paris, 1978,
p. 114-115.
218 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

De même que l'opposition de la statue de César et de la statue de


Cléopâtre traduisait de façon claire la confrontation de deux mondes,
de même la rencontre d'Ajax et de Médée exprimait l'affrontement
de l'Orient et de l'Occident. Ovide nous rappelle qu'Ajax est fils de
Télamon, le héros «qui prit les murs de Troie sous le vaillant Hercul
e et qui, avec un vaisseau construit à Pagase, aborda aux rivages de
Colchide»95. De plus son emblème était l'aigle et l'évocation de son
seul nom suffisait à rappeler le cri de l'oiseau martial96, cruelle réso
nance pour des oreilles romaines, en qui elle ravivait le souvenir des
aigles perdues honteusement par Crassus et que l'ennemi parthe dé
tenait toujours prisonnières. En face d'Ajax, Médée incarnait comme
une forme de compréhension et d'alliance salutaire possible entre
l'Occident et l'Orient. Ne cherchons pas de meilleure justification à
cette rencontre. Les symboles ne vivent pas de raisons raisonnantes.
Mais l'étrange et sympathique échange de regards d'Ajax et de Mé
dée, dans les chapelles latérales du temple de Vénus, a dû fortement
- nous le croyons - impressionner la sensibilité et l'imagination des
Romains de ce temps : c'est lui, sans doute, qui nous explique les
essais de jeunesse de deux grands amis, Auguste et Mécène, qui tous
deux ont touché à l'art dramatique en composant, le premier un
Ajax97, et l'autre une Médée9*, à en croire certaine tradition.
Au moment où Varron mettait ses Argonautiques sur le métier,
nous ne savons pas si les deux toiles de Timomaque étaient déjà arri
vées et installées à Rome. Il importe peu : en lui commandant une
épopée, César avait certainement dû lui exposer la portée symbolique
de son acquisition. De toute façon, la vision sympathique qu'il propos
ait de Médée, en reprenant l'épisode final de Pacuvius dans lequel
Médée revient en Colchide pour y fonder un royaume nouveau et le
confier à son fils, qui est aussi celui d'Egée, ne pouvait que rencont
rer l'assentiment de César. De la sorte, ainsi qu'on l'a dit99, les Argo-

95 Ovide, Met., 13, 23-24, trad. G. Lafaye, Paris, 1962.


96 P. Grimal, Dici, myth., op. cit., p. 24a.
97 Suét., Aug., 85, 3.
98 Cf. L. Mallinger, op. cit., p. 154. Tradition mal assurée, mais symptomatique.
Aucune mention dans J.-M. André, Mécène, Annales de l'Université de Besançon,
vol. 86, Paris, 1967. Ce qui est certain, c'est que Mécène avait composé un Prométhée,
en prose (Sén., Ad LuciL, 19, 9), ce qui ne pouvait manquer de guider sa pensée vers le
Caucase et donc Médée.
99 M. Gayraud, op. cit., p. 658.
VARRÒ ATACINVS 219

nautiques de Varron «pouvaient paraître comme une annonciation


mythique de l'extension de la conquête romaine». Nous ajouterons,
pour notre part, que dans l'œuvre de Varron, comme dans celles de
ses prédécesseurs, Médée offrait encore une fois l'image d'une héroï
ne inlassablement attentive au destin de Rome et donc bien digne
d'entrer enfin dans une épopée nationale, pour y favoriser les ambit
ions de conquérants nouveaux, fût-ce au prix, accepté, de devoir être
considérée comme l'héroïne d'une œuvre de transition.

Le poème des transitions

Ce qui caractérise, en effet, le mieux l'œuvre de Varron se résu


med'un mot : la relativité. En usant de ce terme, nous n'entendons
nullement reposer le problème de sa valeur et de son originalité. Il
nous semble que c'est là un point acquis et sur lequel nous n'avons
pas à revenir. Nous nous proposons, au contraire, de montrer que ce
relativisme historique a conféré aux Argonautiques un prestige singul
ier,capable de surprendre, ravir et enthousiasmer les contemporains
de César et d'Auguste.
Plaçons d'abord le débat sur le plan le plus simple, celui de la
géographie. Quand Apollonios guidait l'Argo jusqu'à l'embouchure de
l'Éridan et aux rivages de l'île de Circé, qu'il situait dans la mer
Tyrrhénienne, il ne faisait qu'informer son public sur des traditions
mythologiques existantes. Au troisième siècle, à Alexandrie, ces détails
n'avaient qu'une importance secondaire. Dans les chants d'un poète
contemporain de César, ces mêmes données prenaient une tout autre
signification : le mythe avait abordé les côtes italiennes et, de l'ouest,
il avait remonté le littoral est, jusqu'à découvrir l'embouchure de
l'Éridan et suivre le cours de ce fleuve, en amont, pour aller plus
loin et plus profond encore dans la découverte de l'Occident. Nous
pouvons, à travers ce modeste détail, mesurer le pouvoir de cette
transposition qui, avec l'apport de la relativité, trouvait chez Varron
une force de symbole que ne pouvait prévoir Apollonios. La mort de
Phaéthon, que relate le fragment X, a bien peu de sens pour nos
contemporains. Mais quelle volupté ne suscitait-elle pas dans la fierté
romaine? Il en allait certainement de même à l'évocation du séjour
italien de Circé. Certes, on nous objectera facilement qu'il n'est fait
mention, dans aucun fragment, de cet épisode. Objection factice. Cet
tetradition, issue d'Apollonios, a si bien été reprise par les succès-
220 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

seurs de Varron que nous voyons mal comment il aurait pu se sous


traire à l'influence d'Apollonios sur un point qui concernait direct
ementl'intérêt de son public. Nous comprendrions difficilement que
Virgile ait pu reprendre cette tradition dans son Enéide100, sans l'i
ntermédiaire de Varron, en remontant ainsi directement à Hésiode101.
Non, cette tradition, issue d'Apollonios, devait assurément faire corps
avec l'œuvre de Varron : elle importait trop à Rome pour qu'il l'ait
pu négliger. Du reste, cette tradition est bien attestée dans l'œuvre de
son contemporain Diodore de Sicile, ce Grec qui habitait la Rome de
César102. De toute manière, par son Bellum Sequanicum et, plus encor
e,par ses Chorographia, ouvrage spécifiquement géographique et
néanmoins poétique, Varron s'était acquis l'estime de son siècle pour
ses connaissances en matière de géographie. Il était ainsi tout à fait
autorisé à ramener le mythe dans le giron d'une nation qui ne de
mandait que cela.
Nous venons de voir comment la valeur des Argonautiques pouv
ait paraître relative à de simples notions de géographie. En réalité,
ces notions n'avaient de sens auprès des contemporains que dans la
mesure où elles étaient perçues comme intéressant la nécessaire topo
graphie mythologique. Varron avait déplacé, relativement à son audi
toire, l'axe du mythe, comme pour justifier, par avance, les entrepri
ses de revanche de l'Occident sur l'Orient. En arrimant profondé
ment la légende sur les rives italiennes, il avait ouvert de nouvelles
perspectives sur la dépendance de l'Orient que l'Occident semblait
ainsi assimiler en accueillant, sur son sol, le passage de ses héros les
plus fameux. Le geste de Varron était l'exacte réplique, sur le plan
poétique, du geste politique de César installant Médée dans le temple
de Vénus. Par leur actions conjuguées, et sans doute concertées, le
mythe recevait une seconde existence, une existence relative à la vie
quotidienne des Romains de ce temps. La présence de Médée dans
un lieu de culte destiné à célébrer les origines de César et de l'État,
annonçait une protection, une garantie précieuse dans la conjoncture
qui imposait à Rome de tourner à nouveau ses regards et ses forces
en direction de l'Orient.

100 virg., Aen., 3, 386.


101 Cf. schol., Apoll., Arg., 3, 311. On ne sait à quel ouvrage d'Hésiode il est fait ici
allusion.
102 Diod., 4, 45.
VARRÒ ATACINVS 221

Un court instant, en effet, l'opinion avait pu s'imaginer être déli


vrée des inquiétudes que lui inspirait l'Orient. Pompée avait remporté
une victoire. On la croyait durable et même définitive. Pompée se
comparait à Jason ... A l'heure de reprendre les choses, de façon
urgente, César estimait qu'il n'était plus temps de confondre le destin
d'un conquérant romain avec celui du prince des Argonautes. Pomp
ées'était laissé prendre au piège de son rêve, insensé, de devenir un
nouveau Jason. Nous le constatons en relisant les pages de Justin et
d'Appien que nous avons évoquées au chapitre précédent103. La fin
misérable de Jason et celle plus triste encore de Pompée incitaient
César, plus fin que son ancien adversaire, à appeler de ses vœux la
tutelle de Médée et non celle de Jason. Politiquement, le choix était
habile. L'image de Jason avait pâli, en même temps que l'étoile de
Pompée. Invoquer Médée, c'est demander le secours d'une princesse
indigène favorable au conquérant. Il entre dans ce choix une grande
intelligence du mythe et aussi une grande leçon politique : faut-il
encore, après cela, s'étonner de rencontrer dans le temple de Vénus
Cléopâtre et Médée?
Leur présence correspond à la conception d'un impérialisme
nouveau qui veut s'appuyer sur le consentement, nous dirions au
jourd'hui la «coopération», d'un peuple non pas soumis mais admis
dans la fédération de Ylmperium. Telle est la cause que défendait
poétiquement Varron. Tel est le sens du retour au mythe chanté par
Pacuvius et à sa Médée fondatrice d'un peuple nouveau. Ajoutons
encore ceci : lorsque Varron se donne pour modèle la version mythol
ogique d'Apollonios, il est certain d'avance de proposer à ses lec
teurs la vision la plus favorable de Médée. En effet, chez Apollo-
nios104, Médée ne tue pas Absyrtus. Le crime est l'œuvre de Jason et
de Jason seul. Médée, innocente, détourne ses regards, victime de la
ruse de Jason qui a guetté, dans l'ombre, le moment favorable que
lui ménagerait l'entrevue de la sœur et du frère. Pour Varron, donc,
comme pour César, Médée est une héroïne salvatrice et bienfaisante,
que Jason a rendue complice involontaire de ses crimes. Telle était la
leçon césarienne du mythe que suivait Varron. Césarienne, certes,
elle l'était : il suffit, pour nous en convaincre, de relire ces vers d'un
poète jadis césarien, Lucain, qui, une fois entré dans l'opposition,

103 Cf. supra, chap. IV, et Justin, 38, 7, ainsi que Appien, Bell. Mith., 103.
104 Apoll., Arg., 4, 452-481.
222 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tournait en dérision cette version des faits et représentait César à


Alexandrie, le glaive levé sur la nuque du jeune Ptolémée, dans l'a
ttitude de Médée redoutant l'arrivée de son père105. Dans cette déri
sion, il nous est possible de voir une nouvelle manifestation de la
relativité de l'œuvre de Varron. Celle-là n'est plus géographique mais
historique.
Cette dernière remarque semble nous inviter à penser que, dans
leurs efforts conjugués pour rendre le mythe relatif à une certaine
conception de la politique orientale de Rome, César et Varron ont,
du même coup, fait de Médée une sorte de symbole pratique et
populaire, une arme politique, pour user du langage de nos politi
ciens. Médée, ainsi, s'est trouvée liée et confondue avec une solution
politique possible des problèmes que posaient les peuples parthes.
Elle est donc devenue un argument de propagande, et, par réaction,
un argument d'opposition auprès des adversaires de la politique césa
rienne.
Or, nous le savons, cette politique n'a malheureusement pas por
téles fruits qu'elle promettait. Et César, faute d'avoir pu mettre son
projet d'intervention militaire à exécution, a toujours été tenu pour
responsable de l'échec de Rome. La responsabilité de César, de fait,
est incontestable. C'est lui qui avait attiré Crassus dans les mirages
du rêve parthe, en lui conseillant de renoncer à son projet d'une
expédition contre l'Egypte pour convoiter plutôt les immenses trésors
que recelait le royaume parthe106. Après le désastre de Carrhes, César
tenta de réparer l'humiliation de cette défaite et il prépara l'opinion
à la nécessité de la revanche sur les Parthes, par les moyens dont
nous avons déjà examiné l'ampleur et la diversité. Mais il n'eut guère
le loisir de mettre son projet à exécution. Auguste, son successeur, ne
put rien de plus. Dès qu'il reçut, à Apollonie, la nouvelle de la mort
de César, Auguste comprit que les affaires intérieures nécessitaient sa
présence à Rome et que donc le projet parthe devrait attendre. Et
c'est lui désormais qui a porté le poids de l'échec parthe.
Auguste, cela ne fait aucun doute, souhaitait un règlement rapide
et honorable de cette situation. Mais il eut la sagesse ou la faiblesse
de renoncer à la grande offensive contre les Parthes dont rêvait Cé
sar, préférant revenir à une politique de soumission progressive, plus

105 Luc, Phars., 10, 461 et sq.


106 Cf. J. Carcopino, op. cit., p. 291.
VARRÒ ATACINVS 223

opportune, mais plus conforme aux vues de Pompée qu'à celles de


César. Le résultat de cette tactique attentiste fut d'obtenir de l'Empi
re parthe, un instant affaibli, la restitution des enseignes de Crassus.
Elles furent rendues en 20, trente-trois ans après la défaite des ar
mées romaines. On imagine l'impatience de l'opinion générale. Pro
perce aurait souhaité une offensive plus digne de Rome. Il invitait le
«Prince» à diriger contre le Parthe une armée vengeresse107. Horace,
de même, dès 23, insistait sur la nécessité d'une paix avec le Part
he108, ce qui allait mieux dans le sens de la politique augustéenne,
mais témoignait néanmoins de l'impatience populaire. Auguste tardait
et essayait toutes sortes de voies diplomatiques. Il songea même,
nous dit Suétone109, à donner sa fille Julie en mariage au roi des
Gètes, quitte à épouser la fille de ce roi. Tout cela était certainement
très avisé mais peu glorieux. On espéra beaucoup encore de la mis
sion dont Auguste investit le jeune Caius César, en 1 après J.-C. La
propagande impériale avait certainement laissé entrevoir qu'une solu
tion exemplaire était en vue. L'opposition attendait. Voici ce qu'écri
vait Ovide, dans son premier livre de l'Art d'aimer, publié en 1 avant
J.-C, lorsqu'il était encore possible de tout espérer :
«Voici que César se dispose à dompter ce qui reste de l'univers;
maintenant, extrémités de l'Orient, vous serez à nous. Parthes, vous
serez châtiés. Réjouissez-vous, Crassus, dans votre sépulture, et vous,
enseignes, malheureusement tombées aux mains des barbares. Votre
vengeur est là; dès ses premières années il promet un chef, et, en
fant, il dirige des guerres au-dessus des capacités d'un enfant. Âmes
timides, ne prenez pas la peine de compter les anniversaires des
dieux : chez les Césars, le courage devance les années. Leur génie
céleste se révèle avant l'âge et supporte mal le préjudice et les len
teurs du temps . . .
«C'est sous les auspices et avec l'âme de ton père, enfant, que tu
vas conduire les armées, et tu vaincras sous les auspices et avec
l'âme de ton père. Un tel début convient à un si grand nom, toi qui,
aujourd'hui prince de la jeunesse, doit l'être un jour des vieillards.
Tu as des frères; venge l'injure faite à tes frères. Tu as un père;
défends les droits de ton père. Celui qui t'a donné tes armes, c'est le

107 Prop., 3, 4.
108 Hor., Odes, 2, 16 et 3, 5, 1-12.
109 Suét., Aug., 63, 4.
224 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

père de la patrie, qui est aussi le tien; l'ennemi, lui, arrache le pou
voir à la résistance d'un père. Tu porteras, toi, des armes sacrées, lui
des flèches parjures. On verra, devant tes étendards, marcher la sain
te justice. Inférieurs par leur cause, puissent-ils être inférieurs aussi
par les armes! Que mon héros apporte au Latium les richesses de
l'Orient. Dieu Mars, et toi dieu César, à son départ, accordez-lui votre
appui divin, car, de vous deux, l'un est dieu, l'aute le sera. Oui, je le
présage, tu vaincras, et je fais vœu de composer en ton honneur un
poème, où ma bouche devra bien trouver pour toi des accents élo
quents. Je te peindrai tout armé, exhortant ton armée par un dis
cours que j'imaginerai; pourvu que mes paroles ne soient pas indi
gnes de ton ardeur! Je peindrai les Parthes tournant le dos, les Ro
mains présentant leur poitrine, et les traits que, du haut de son che
val, l'ennemi lance tout en s'éloignant du combat . . .
«Donc nous verrons ce beau jour où toi, le plus beau des mort
els, tu t'avanceras couvert d'or, traîné par quatre chevaux blancs.
On verra s'avancer devant toi des généraux, le cou chargé de chaî
nes, pour qu'ils ne puissent pas, comme auparavant, chercher leur
salut dans la fuite. A ce spectacle assisteront pleins de joie et pêle-
mêle jeunes hommes et jeunes femmes, tous le cœur dilaté par ce
jour où tu triompheras; si l'une d'elles demande le nom des rois, ou
bien quels sont ces lieux, ces montagnes, ces rivières dont on porte la
représentation, réponds toujours; n'attends pas les questions; même
quand tu ne sais pas, parle comme si tu connaissais la chose à fond.
Voici l'Euphrate, le front ceint de roseaux...»110
La réalité fut autre. En effet, le jeune Caius César ne réussit qu'à
obtenir une entrevue du roi parthe, dans une île de l'Euphrate, qui
devenait ainsi, ipso facto, la limite naturelle entre les deux empires! A
Rome, le désenchantement fut grand et le triomphe modeste . . . S'il
fallait alimenter la recherche des motifs de l'exil d'Ovide, il y aurait
dans cette page de quoi faire réfléchir et convaincre. Mais le propre
témoignage d'Ovide n'y fait rien111, pas plus que la confirmation que
lui apporte Aurélius Victor112. Comme l'exil n'intervient qu'en 8 après
J.-C, on estime que ce motif n'est pas suffisant. C'est mal compter
avec la patience d'Auguste et sa modération. Il est vrai que ce motif

110 Ον., A.A., 1, 177 et sq., trad. H. Bornecque, Paris, 1951, p. 10.
111 Trist., 2, 61, etc.
112 De Caes., 1, 27.
VARRÒ ATACINVS 225

n'est sans doute pas le seul. Nous verrons plus loin qu'on peut lui
trouver des compléments autres que politiques.
Quoi que l'on puisse jamais imaginer à ce propos, une chose est
certaine : Ovide a d'abord été reconnu coupable de n'avoir pas cru
un seul instant à la politique parthe d'Auguste et de ses successeurs.
Voilà ce qui explique, à nos yeux du moins, que la grâce impériale
ne viendra jamais et que le lieu de l'exil ait été choisi en fonction de
la faute même. En envoyant Ovide aux frontières de l'Empire, le pou
voir se vengeait cruellement des attaques sarcastiques d'un poète qui
prétendait donner aux Césars une leçon politique sur le point brûlant
de la question parthe. L'imprudence, par ailleurs estimable et noble
d'Ovide, nous renforce dans notre conception antithétique d'un Var-
ron poète de cour et serviteur habile des visées de ses maîtres. Déci
dément, ces Argonautiques sont assurément bien une œuvre de relati
vitéet de transition. Ainsi le visage de Médée, placé dans le temple
de Vénus, a diversement inspiré des poètes aussi différents que Var-
ron et Ovide.
On s'est battu autour du mythe de Médée. Luttes âpres et sou
vent fatales. C'est peut-être bien ce qu'escomptait César, lorsqu'il
achetait ce tableau lourd de symbole. Et les combats n'ont pas eu la
politique pour unique terrain : on s'est opposé plus violemment encor
e,comme il est naturel, sur le champ des idéologies et de la reli
gion. Sans aller jusqu'à parler de machiavélisme à l'endroit de César,
nous n'hésiterons pas à affirmer que l'achat et le transfert dans le
temple de Vénus de la Médée de Timomaque ont fait partie du der
nier plan de César pour remporter une victoire nécessaire sur l'enne
mi intérieur : la secte des néo-pythagoriciens.
Avant d'aborder de front le problème, qui peut sembler résolu
depuis les travaux de J. Carcopino que nous n'avons point besoin de
rappeler, nous voudrions préciser un point : il n'est pas dans nos
intentions de remettre en question les conclusions auxquelles est par
venu ce très grand savant. Il est pourtant un point sur lequel elles
nous semblent pouvoir être discutées.
A lire les pages qu'il a magnifiquement écrites sur le néo-pytha-
gorisme à Rome - et nous n'avons point besoin ici de références inu
tiles - on demeure, en fin de compte, sur cette impression : César,
Auguste, Tibère auraient persécuté les néo-pythagoriciens parce qu'ils
étaient, eux-mêmes et profondément, hostiles au pythagorisme. Telle
est, du moins, l'impression qui se dégage des écrits de Carcopino sur
l'exil d'Ovide et la Basilique.
226 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

II nous apparaît nécessaire de revenir sur ce point. Pour aller


rapidement à l'essentiel, nous dirons que l'hostilité de César et celle
de ses successeurs contre la secte ne s'explique pas du tout par une
opposition aux idéaux pythagoriciens, mais bien au contraire, par
une sorte de revendication suprême de la maîtrise du mouvement
pythagoricien.
Rappelons-nous quelques faits : en 45 Nigidius Figulus meurt en
exil, sur l'ordre de César. Cette année 45, nous n'avons pas besoin de
le préciser, est au centre de nos présentes recherches sur la signif
ication de la place de Médée dans le temple de Vénus et la composit
ion des Argonautiques de Varron. A ce moment, Figulus est le grand
maître du néo-pythagorisme. Medée est l'un des symboles essentiels
de cette secte. Nous avons déjà montré l'importance que lui accorde
la céramique tarentine et évoqué sa présence sur les murs de la basi
lique de la Porte Majeure. Le geste de César, installant Médée dans le
temple de Vénus, ne peut avoir d'autre sens que de manifester sa
volonté de ramener le mythe dans le droit chemin de l'orthodoxie
religieuse et politique.
Et d'ailleurs, comment imaginer, de la part de César, une indif
férence, ou, à plus forte raison, une opposition au pythagorisme? La
tradition la plus ancienne, héritée de Numa, faisait du «Prince», du
«Premier», le digne successeur des émules de Pythagore, dont Archy-
tas demeurait le modèle politique. Pythagore était bien vivant dans la
mémoire des contemporains de César. Diodore de Sicile vantait la
qualité de sa sagesse, de son éloquence et de son éthique : « Jamais
aucun philosophe n'a mérité autant que lui de vivre dans la mémoire
des hommes ... Il avait dans ses paroles tant d'éloquence et de race
que chaque jour les habitants de la ville accouraient pour entendre
ce sage qu'ils considéraient à l'égal d'un dieu. Mais il ne se contenta
pas de l'emporter sur les autres par l'éloquence : il fut digne d'admi
ration par la pureté de ses mœurs113.» Un autre contemporain illus
tre, Cicéron, parlait, en cette même année 45, où il avait par deux
fois commenté la Médée d'Ennius114, avec la plus grande fierté de
Pythagore, gloire nationale : « Venu en Italie sous le règne de Tarquin
le Superbe, Pythagore tint la Grande-Grèce sous son influence, tant

113 Bibl. Hist., X.


114 Dans les Académiques et le De finibus; cf. supra, chapitre I. Le détail mérite
d'être remarqué.
VARRÒ ATACINVS 227

par sa philosophie que par son autorité personnelle; et bien des siè
cles plus tard, le nom de Pythagore était en tel honneur qu'on eût
cru qu'il n'y avait pas d'autres savants» . . . «Pythagore n'est pas seu
lement l'inventeur du mot 'philosophe'. Il est aussi celui qui a déve
loppé la philosophie ... Il embellit le territoire qu'on nomme la Gran
de-Grèce, par son action privée comme par son action publique,
d'institutions et de disciplines prestigieuses115.»
Ces quelques propos de Cicéron suffisent certainement à bien fai
re entendre tout la fierté romaine qui explosait à la seule évocation
du nom de Pythagore . . . Inventer le mot « philosophe » sur le sol ita
lien, quelle merveilleuse chance pour la vanité romaine toujours tour
mentée par les complexes que lui donnait le prestige de la pensée
grecque. Mais par-delà la juste revanche et l'esprit chauvin - en part
ie justifiés par la personnalité transcendante de Pythagore, qui fut
un véritable fondateur d'idéologie, comme ses contemporains Lao-
Tseu, Bouddha et Zarathoustra - remarquons dans la présentation du
Maître, telle que la fait Cicéron, la part qui revient à la dimension
politique du personnage. César avait trop de culture politique pour
ignorer l'envergure publique de la personnalité de Pythagore. Son
adhésion intime aux théories du Maître ne peut faire aucun doute : la
démocratie aristocratique que prônait Pythagore entrait parfaitement
dans les vues de César, qui recherchait une forme de légitimité par
la valeur et le mérite personnels. Du reste, dans l'entourage de César,
les pythagoriciens étaient bien accueillis. Nous avons tout lieu de
supposer que notre Varron, le poète, était un honnête pythagoricien.
Mais nous pouvons affirmer, sans réserve, que l'autre Varron, le
grammairien, était bien, lui, un eminent adepte du pythagorisme le
plus pur, lui qui avait demandé à être enseveli, modo pythagoreo,
dans un simple cercueil de terre cuite, sur un lit de feuilles de peu
plier noir116. Il est peu nécessaire de donner d'autres arguments pour
accréditer la sincérité de l'adhésion de César à la doctrine pythagori
cienne : l'exemple des premiers rois devait suffire à l'attirer dans le
sillage d'un maître par ailleurs éminemment italien, fondateur d'une
idéologie forte et orientée vers la direction de la Cité, et qui avait sa
statue dans la bordure d'enceinte du Comitium.
César disparu, Auguste eut, sans nul doute, un réel intérêt à

115 Tusc, 1, 38 et 5, 10. Apulée, Florides, XV, 22, et sq.


116 Cf. J. Carcopino, J. César, p. 124.
228 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

poursuivre dans la voie de la maîtrise du pythagorisme qui ne pouv


ait que servir ses vues sur le principat, en proposant à Rome
l'exemple accompli d'une démocratie aristocratique, si vivante autre
foisà Tarente qu'elle avait fortement retenu l'attention des premiers
rois de Rome. Auguste disposait d'un argument particulièrement fa
vorable pour pouvoir se réclamer de Pythagore : comme lui, et il y
avait là certainement le résultat d'une longue préparation, il était le
fils avoué d'Apollon . . .
Rappelons-nous quelques faits. Auguste est né de la rencontre,
dans le temple d'Apollon117, de sa mère Atia et d'un serpent f
écond ... et, comme Auguste naquit neuf mois après cette conjoncture
divine, on le considéra dès lors, nous dit Suétone, comme le fils
d'Apollon. La suite de l'existence d'Auguste ne démentira pas cet heu
reux présage. En cette année 45, qui est au cœur de notre recherche,
il se trouve à Apollonie. Le détail a son importance. En compagnie
d'Agrippa, il consulte l'astrologue Théogène. Ce dernier tombe à ge
noux devant Auguste pour exprimer son admiration devant une des
tinée qu'il pressent exemplaire118.
Nous pourrions multiplier les témoignages, évoquer le déguise
mentd'Auguste en Apollon, lors du célèbre banquet «des douze
dieux119», mais nous nous en tiendrons au fait le plus significatif:
Auguste avait acheté la maison d'Hortensius, sur le Palatin, quand la
foudre tomba sur un terrain voisin; après consultation des haruspic
es, Auguste décida de consacrer ce terrain à Apollon et d'élever un
temple à sa divinité tutélaire en ce même endroit120.
Par chacun des ces actes, Auguste confisquait, si l'on ose dire, le
plus grand des dieux pythagoriciens à son usage personnel et à celui
de l'État. La grande cause pythagoricienne était ainsi enchaînée au
pouvoir. César avait accaparé le charme de Médée. Auguste avait lié
son destin à Apollon. Les adeptes du néo-pythagorisme, ainsi, à
l'exemple de leur maître Nigidius Figulus, n'avaient plus d'autre re
cours que la soumission ou l'opposition.
Les uns optèrent pour la solution sage : tel fut le choix, semble-
t-il, de Varron le grammairien, et de Varron le poète et aussi d'Hy-

117 Suét., Aug., 94, 4 et sq.


118 Suét., Aug., 94, 17.
119 Ibidem, 70, 1.
120 Ibidem, 29, 4.
VARRÒ ATACINVS 229

gin, qu'Ovide, du fond de son exil, suppliait de bien vouloir intercé


der en sa faveur, en vertu de la foi commune d'autrefois. . . 121
Les autres furent bannis. Ovide était de leur nombre. Mais lui,
du moins, s'était bien diverti aux dépens de l'empereur. Relisons l'Art
d'aimer.
Ovide s'y moque des travers les plus saillants d'Auguste. Nous
nous contenterons d'un exemple : Suétone nous dit qu'Auguste aimait
la pêche à la ligne. Piscabatur hamo122. Et il ajoute qu'Auguste comp
araît ceux qui hasardaient beaucoup au jeu à des pêcheurs se ser
vant d'un hameçon d'or, aureo hamo piscantibus123. Ovide raillait cet
impérial divertissement en le transposant sur le plan de la conquête
amoureuse : saucius arrepto piscis teneatur ab hamo, une fois blessé
par l'hameçon qu'il a avalé, le poisson ne saurait se détacher124. Plus
loin, l'auteur indique que l'on prend le poisson au filet, ou mieux à
l'hameçon...125 Passons sur les autres manies impériales qui sont
également fustigées, la passion du jeu de dés, par exemple. Passons
également sur les allusions à la femme d'Ajax, Tecmesse, deux fois
ridiculisée126. Ne retenons que les allusions concernant Apollon. Son
apparition au poète127 n'est que prétexte à mieux servir le libertinage.
Ailleurs128, il est fait allusion au Palatin et à la demeure augustéenne
augmentée du temple d'Apollon: le poète montre le Palatin, «où se
dressent de brillants édifices, sous la protection d'Apollon et de nos
chefs»... Inutile de poursuivre. Sinon pour ajouter ceci: Ovide, qui
s'en était pris à une certaine image d'Apollon, comme nous venons
de le voir, dans son Art d'aimer, n'a rien imaginé de plus adroit que
de faire réciter sa Médée, en 12 avant J.-C, l'année même où Auguste
accédait enfin au pontificat, Auguste le fils d'Apollon.

121 J. Carcopino, L'exil d'Ovide, Rencontres de l'histoire et de la littérature romaines,


Paris, 1963, p. 145-147.
122 Suét., Aug., 83.
123 Ibidem, 25.
124 A.A., 1, 393.
125 Ibidem, 1, 761.
126 Ibidem, 3, 111 et 112, et 3, 517-524.
127 A.A., 2, 493 et sq.
128 Ibidem, 3, 119.
230 médée dans le théâtre latin

Conclusion

Nous allons bientôt aborder les problèmes spécifiques que soulè


ve cette Médée d'Ovide. Laissons-la encore un instant en dehors de
notre propos pour revenir une dernière fois sur les apports de l'œu
vre de Varron d'Atax.
Nous nous sommes efforcé de la présenter comme une épopée
nationale qui a marqué une transition dans l'histoire du mythe de
Médée à Rome. De fait, il est désormais clair, au terme de notre
analyse, que ces Argonautiques ont puissamment marqué une sorte de
tournant, mais que, parallèlement et paradoxalement, elles ont éclairé
d'un jour lumineux une certaine forme de constance et de continuité
dans l'utilisation du mythe et de son traitement.
Sur le seul plan de l'écriture et de la composition, le choix du
genre épique constitue une innovation, importante dans la mesure
surtout où elle préfigure et annonce la grande épopée nationale vir-
gilienne.
En revanche, pour ce qui intéresse le support politique, idéologi
que et donc pythagoricien du mythe, l'œuvre de Varron s'inscrit dans
une continuité romaine parfaite, qu'elle ne se contente point de
confirmer mais qu'elle illumine et rend évidente.
L'œuvre, en dernière analyse, semble pouvoir se définir elle-
même comme une œuvre charnière, qui relie le pythagorisme lointain
de Tarente à celui de Rome, qui rapproche Archytas des Scipions et
de César, et perpétue une politique, une éthique et un culte des dieux
et des héros exemplaires, en accordant, au centre et au cœur de son
discours, une place privilégiée à Médée.
Telle est sa situation en regard du passé. Mais l'œuvre est encore
charnière dans sa position historique à l'égard de la littérature. Elle
prend place, en effet, dans l'histoire de la littérature romaine, entre
les trois tragédies d'Ennius, de Pacuvius et d'Accius, dont nous avons
déjà traité, et les trois tragédies qui vont bientôt paraître, celles
d'Ovide, de Lucain et de Sénèque.
Singulier destin, donc, que celui de cette épopée, unique et isolée,
prise dans les tenailles de cette double série de trois tragédies qui
l'enserrent. César n'aimait pas le neutre ou ce qui lui paraissait tel.
Cette épopée est à son image.
CHAPITRE VI

OVIDE

I - Importance de médée dans l'œuvre et la vie d'ovide

Longtemps avant Ovide, ainsi que nous l'avons vu, les poètes latins
ont chanté le nom de Médée et sa légende. Longtemps avant lui, ils ont
répondu à l'appel de la princesse lointaine, venue des rives de l'Orient
hanter les rêves de l'Occident. Et pourtant, jamais encore peut-être,
Médée n'a aussi profondément touché l'imagination d'un poète.
De fait, le personnage gigantesque de Médée domine nettement les
autres grandes figures ovidiennes et étend son ombre immense sur l'e
nsemble d'une production cependant vaste et variée. Il suffit, assuré
ment, d'en relire quelques pages pour en être persuadé. Notre propos
n'aura d'autre ambition que de vouloir tenter de préciser la place et le
rôle d'une héroïne privilégiée dans une pensée qu'elle anime et une
œuvre qu'elle éclaire1.

Un poète et un personnage.
Il est des œuvres qui naissent, nous le savons, de la rencontre d'un

1 Les œuvres d'Ovide sont citées d'après les éditions suivantes :


Les Héroïdes, H. Bornecque, Belles Lettres, 1928. Abréviation : H.
Les Amours, H. Bornecque, Belles Lettres, 1930. A.
L'Art d'aimer, H. Bornecque, Belles Lettres, 1924. A.A.
Les Remèdes, H. Bornecque, Belles Lettres, 1930. R.
Les Produits de beauté, H. Bornecque, Belles Lettres, 1930. Med.
Les Métamorphoses, G. Lafaye, Belles Lettres, 1928. M.
Les Fastes, J.-G. Frazer Loeb, 1931 et H. Le Bonniec, Paris, 1967. F.
Les Tristes, J. André, Belles Lettres, 1968. T.
Les Pontiques, E. Ripert, Garnier, 1957. P.
Contre Ibis, J. André, Belles Lettres, 1963. /.
Le Noyer, E. Ripert, Garnier, 1957. N.
Les Halieutiques, E. Ripert, Garnier, 1957. Ha.
232 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

personnage et d'un auteur. Peu importent les circonstances, et que le


miracle se soit produit dans la réalité qui nous est familière, ou bien
dans cet autre monde, plus véritable sans doute, parce que contemplé
par le petit nombre de ces privilégiés sublimes qui sont les véritables
voyants.
La mémoire n'a pas à chercher bien loin pour retrouver des exemp
lescélèbres de ces entrevues fécondes, ni pour se rappeler des noms
chargés d'un charme mystérieux comme, par exemple, celui de Nadja.
Or, toute comparaison déraisonnable écartée, l'influence qu'a eue Nadj
a sur l'œuvre d'un poète moderne, Médée a certainement pu, elle aussi,
l'exercer sur celle d'un poète qui, en son temps, était également consi
déré comme un poète nouveau, ou mieux, comme on dit aujourd'hui :
un «nouveau poète».
Le parallèle, du reste, peut ne pas être dépourvu d'intérêt, s'il nous
permet de comprendre comment des œuvres, qui sont nées d'une telle
rencontre, et qui, par ailleurs, cherchent des genres et des moyens nou
veaux pour s'exprimer, trouvent enfin leur unité dans cette permanenc
e en elles d'un personnage prépondérant. Car, c'est autour de lui, en
effet, que s'ordonnent et s'harmonisent l'ensemble des thèmes traités,
et que viennent former un corps des membres apparemment disparat
es.
Il n'est pas nécessaire de poursuivre plus avant un parallèle qui, on
s'en doute, ne va pas sans risque. C'est assez, du moins, qu'il ait pu
nous amener à esquisser un portrait du poète Ovide sous des couleurs
qui le rajeunissent et rendent à son œuvre une unité qui lui a été sou
vent refusée.
Trop longtemps, en effet, on a dépeint Ovide comme un génie ins
table, papillonnant d'un genre à l'autre, incapable de se tenir ferme
ment à la recherche d'un même thème. Et cette absence de pensée sy
stématique a fini par décevoir et désarmer jusqu'à ses commentateurs
les plus zélés.
En réaction contre cette attitude, d'autres ont voulu retrouver les
thèmes de son inspiration et leur donner une apparence d'organisation.
C'est ainsi que l'on a pu présenter Ovide comme le «poète de l'amour,
des dieux et de l'exil»2. On a étudié, également, l'univers de la méta-

2 E. Ripert, Ovide, poète de l'amour, des dieux et de l'exil, Paris, 1921.


Ovide 233

morphose ovidienne, dans ses rapports avec la magie et la philosophie


néo-pythagoricienne 3.
Les diverses entreprises de ce genre constituent d'utiles contribu
tions à la connaissance de l'œuvre. Cependant, à vouloir tant approfond
ir l'analyse de ces aspects les plus originaux, elles ne laissent guère
paraître l'unité de son inspiration, ni cet élan spontané qui a poussé
Ovide à évoluer d'un genre à l'autre, entraînant chaque fois après lui
des thèmes qui lui étaient chers.
Voilà donc déjà quelques raisons de souhaiter une lecture différent
e de l'œuvre et de vouloir l'aborder sous une autre perspective, en la
considérant non pas comme celle d'un spéculateur passionné par les
grandes questions philosophiques, mais celle d'un observateur des
cœurs et des consciences. Ovide n'est pas Lucrèce. Il suffit, pour le
comprendre pleinement, de penser seulement que ce qu'il a voulu
exprimer de plus profond et de plus abstrait, il n'a pu le dire que par
l'intermédiaire de ses personnages. Parce qu'il est mythologue, avant
tout, il a besoin, avant tout, de la chair et de la chaleur de ses héros.
Cela nous porte à croire que, s'il existe une chance quelconque de
découvrir une certaine unité dans la pensée et l'œuvre d'Ovide, celle-ci
ne peut apparaître que dans l'étude de cette «cristallisation» des thè
mes et des modes d'expression autour d'un personnage de prédilect
ion.
Médée semble inviter à tenter l'expérience et paraît même pouvoir,
mieux que d'autres, lui être favorable.

Autres figures remarquables.

De fait, à quel autre personnage pourrions-nous faire appel? Qui


choisir, en effet, parmi ce long défilé de silhouettes aperçues un ins
tant, et bien vite disparues?
On pourrait, tout au plus, en retenir deux : Corinne et Circé.
- Circé paraît notamment dans les Métamorphoses4. Cependant, le
portrait de la magicienne n'offre, au total, qu'un reflet bien pâle et insi
gnifiant de celui de sa parente, Médée. Cet air de famille ne joue guère

3 S. Viarre, L'image et la pensée dans les «Métamorphoses» d'Ovide, Paris, 1964.


J. Carcopino, De Pythagore aux Apôtres, Paris, 1956. Rencontres de l'histoire et de la littéra
tureromaines, Paris, 1963. L'exil d'Ovide, poète néopythagoricien, p. 59-170.
4 Cf. M., 14, 1-74, et 246-440.
234 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

en sa faveur : le personnage souffre considérablement de tout rappro


chement avec celui de Médée5.
- Quant à Corinne, elle a le mérite certain d'être l'héroïne princi
paled'une œuvre, les Amours. De ce point de vue, elle a occupé, un
temps du moins, une place privilégiée dans la pensée d'Ovide.
Ce n'est donc pas sans raison que le poète la range parmi les autres
grandes inspiratrices des élégiaques ses contemporains :
«Le nom de Némésis est célèbre, célèbre celui de Cynthie; l'étoile
du soir et les terres de l'Orient connaissent Lycoris, et beaucoup
demandent qui est notre Corinne.»
Nomen habet Nemesis, Cynthia nomen habet;
Vesper et Eoae nouere Lycorida terrae,
Et multi, quae sit nostra Corinna, rogant6.

Comme eux, nous nous demandons aussi qui est Corinne. Le per
sonnage demeure, en effet, toujours aussi énigmatique. D'abord, parce
qu'Ovide n'a pas voulu nous en révéler l'identité avec précision; peut-
être, du reste, n'a-t-elle existé qu'au cœur de ses rêves? Ensuite, parce
qu'à l'intérieur même de l'œuvre elle ne paraît douée que d'une réalité
bien evanescente, en tout cas trop incomplète pour qu'il nous soit possi
bled'imaginer vraiment la ou les personnes réelles que le poète voulait
cacher sous ce doux nom de Corinne7.
Mais il y a plus que ces incertitudes. Il faudrait, pour que Corinne
puisse nous sembler avoir véritablement compté aux yeux d'Ovide, que
son image et son nom soient souvent rappelés, d'œuvre en œuvre. Or
cela ne sa produit que très rarement, deux fois seulement, pour tout
dire.
Un premier rappel du nom de Corinne apparaît dans les vers que
nous venons de citer; il n'y a là rien de bien émouvant. Le second rap-

5 Les études sur la magie les associent fréquemment. Voir, par exemple, S. Viarre,
op. cit., p. 178 et suiv. Nous ne pensons pas que Circé puisse rivaliser avec Médée qui, en
tant que personnage littéraire, a existé avant Circé. Il nous a fallu, de même, éliminer
Sappho. Sur la symbolique pythagoricienne du personnage, voir J. Carcopino, De Pytha-
gore aux Apôtres, op. cit., p. 24-92.
6 A.A., 3, 536 et suiv.
7 Sur l'identité de Corinne, les hypothèses les plus inattendues ont été faites. Voir,
par ex., celle de R. Verdière, On amour secret d'Ovide, dans YAntiquité Classique, 1971,
XL, p. 623-648. Corinne y est identifiée comme étant Térentia, la femme de Mécène et la
maîtresse d'Auguste. . .
Ovide 235

pel ne nous en dira pas davantage. Ovide, exilé, se souvient d'elle, au


soir de son existence, mais il en parle toujours avec la même discré
tion :
«Celle qui avait éveillé mon génie et que je célébrais par toute la
ville, je l'avais appelée du faux nom de Corinne. »
Mouerat ingenium totam cantata per urbem
Nomine non nero dicta Corinna mihi8.

Cela nous incite à penser que Corinne n'a été que l'indispensable
destinataire qu'exigeaient les lois de l'élégie. De fait, en dépit de cer
tains détails que donne Ovide sur sa vie intime, elle demeure, pour
nous, la plus conventionnelle de toutes les amantes élégiaques.
Ainsi, ni Corinne, ni Circé n'ont su toucher profondément l'imagi
nation du poète. Elles passent, figures remarquables d'un moment, et
vite oubliées. Seule, Médée demeure inlassablement présente au sein de
l'œuvre. Et il serait bien long et monotone de rappeler ici tous les pas
sages où elle apparaît9.
Une telle fréquence montre à l'évidence que le mythe n'a que très
rarement cessé de préoccuper Ovide. Toutefois, il semblerait téméraire
de vouloir accorder au personnage de Médée autant d'importance si
nous n'avions, pour la justifier, que ce seul indice.
Il y a plus convaincant : Ovide s'est intéressé au personnage et à sa
légende au point de vouloir traiter tous les épisodes du roman de
Médée. Son œuvre propose, en effet, une version intégrale du mythe, si
toutefois l'on veut bien comprendre par là qu'il n'oublie aucun des
grands moments de celui-ci. En tout cas, dans la littérature latine
contemporaine ou proche d'Ovide, la tentative est unique10.

8 T., 4, io, 60.


9 Se reporter à Roy J. Deferrari. . ., A concordance of Ovid, Washington, 1939, arti
cles : Medea, Phasias, Colchis, etc.
10 De tous les poètes proches d'Ovide, Properce a été, visiblement, le plus attentif au
mythe de Médée. Sans entrer dans le dédale d'une chronologie complexe, il est certain
qu'entre 30 et 15 av. J.-C. il a proposé une sorte de roman de Médée. Il relate les diffé
rents épisodes de la saga, avec une sympathie manifeste à l'égard de la princesse barbar
e. Elle secourt Jason dans ses épreuves (3, 11, 9 et sq). Elle s'enfuit avec Jason (2, 34, 8 et
4, 5, 41). Elle rajeunit Eson (2, 1, 54). Jason l'abandonne (2, 21, 11 et 2, 24, 45). Médée tue
ses enfants (3, 18, 17 et sq). Elle fait périr Creuse (2, 16, 30).
Horace semble, moins que Properce, attentif à la légende. Il met sur un même plan
les drogues qui ont sauvé Jason et celles qui ont tué Creuse (Epodes, 3, 9-14). Il invente
236 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Les grands prédécesseurs d'Ovide, que nous avons déjà étudiés, ne


retiennent et ne traitent que tel ou tel épisode de la légende. Leur inspi
ration s'est généralement laissé entraîner par l'un ou l'autre des deux
courants issus de la littérature grecque, dont les représentants les plus
proches ont été, on le sait, Euripide et Apollonios de Rhodes. Ovide fait
ainsi figure d'exception.

Ovide et la double tradition épique et dramatique.

Ovide associe dans un même hommage ceux de ses prédécesseurs


auxquels il doit le plus. Quatre vers des Amours, en effet, dont le com
mentaire est entièrement à renouveler de ce point de vue, évoquent ces
poètes qui n'ont de commun, entre eux, que leur intérêt pour le person
nage de Médée :
«Ennius, dont le style manque d'art, Accius, aux rudes accents, ont
un nom qui ne périra jamais. Varron, et le premier vaisseau, et la quête
de la Toison d'or sous la conduite du fils d'Éson, y aura-t-il un âge qui
vous ignorera?»
Ennius arte carens animosique Accius oris
Casurum nullo tempore nomen habent.
Varronem primamque ratem quae nesciet aetas,
Aureaque Aesonio terga petita duci?11

Comment expliquer le rapprochement troublant de ces trois noms,

donc une sorte de «somme», qui fait que les drogues de Médée sont à usage multiple,
dont l'effet est sans doute fonction des incantations de Médée bien plus que de la compos
itionmême de ses philtres. Sur le plan de l'utilisation populaire et erotique de ces dro
gues, la même confusion subsiste (ibidem, 5, 61-66). Voilà, certainement, ce qui conduit
Horace à qualifier Médée d'impudica (ibidem, 16, 58), détail assez cruel. Par ailleurs,
Horace s'intéresse au personnage dramatique : il demande que sur la scène Médée soit
montrée «ferox inuictaque» (Epist., 3, 123), et que l'on ne lui laisse pas tuer ses enfants
«coram populo» (ibidem, 3, 185).
Tibulle se contente de faire allusion aux herbes maléfiques (1, 2, 51) et aux poisons
(2, 4, 55) de Médée, images conventionnelles et commodes pour les poètes de l'amour.
En revanche, le tendre Virgile parle avec respect et affection de Médée : « Le cruel
amour apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants » (Bucoliques, 8, 47
et 48). Hommage unique, mais majeur.
11 Α., 1, 15, 19 et suiv. On s'étonnera peut-être de l'absence du nom de Pacuvius,
dans ce palmarès. Il semble que Pacuvius n'ait guère eu droit, d'une façon générale, à
l'admiration d'Ovide, qui le traite avec le silence le plus dédaigneux.
Ovide 237

sinon en estimant qu'ils s'imposent d'eux-mêmes à l'esprit d'Ovide en


raison précisément de cette parenté d'inspiration que nous avons souli
gnée?
On pourra, bien sûr, invoquer le hasard et regretter aussi l'oubli de
Pacuvius. Mais il n'en demeurera pas moins vrai que la rencontre,
quand bien même on la jugera fortuite, associe dans un hommage com
mun les trois poète latins auxquels Ovide déclare être le plus redevable
en ce qui concerne sa Médée.
A Ennius, Ovide doit au moins d'avoir, le premier, introduit dans la
littérature latine une adaptation du drame d'Euripide.
Ce premier choix, en faveur de la tradition dramatique, a dû lui
sembler particulièrement significatif de la part d'un poète dont nul
n'ignorait les dons pour l'épopée et sur qui s'était profondément exer
céel'influence d'Apollonios de Rhodes12. Ovide, en tout cas, tiendra lui
aussi la gageure.
Cela explique, peut-être, son indulgence silencieuse pour cette Me-
dea Exsul, qui n'était qu'un essai, très réussi et brillant. Aussi Ovide ne
formule pas à l'égard de la pièce les reproches cinglants que lui adres
se Cicéron, qui estimait que la pièce d'Ennius était à ranger parmi ces
« petites pièces du théâtre latin traduites mot pour mot du grec » :
. . . fabellas Latinas ad uerbum e Graecis expressas . . . 13

Ovide s'est gardé d'émettre un jugement aussi excessif, que, d'ail


leurs, la critique moderne a nuancé14. En revanche, Ovide a formulé à
l'encontre d'Ennius des critiques d'un autre genre. Ce qu'il déplore, en
effet, chez son prédécesseur, c'est son «manque d'art» :
. . . Ennius arte carens . . . 1S

Le plus grave, assurément, c'est qu'aux endroits où il lui en trouve,


cet art lui paraît grossier, mais compensé toutefois par le génie :
. . . Ennius ingenio maximus, arte rudis . . . 16

L'intérêt que présentent pour nous ces remarques ovidiennes sur

12 Cf. V. Bongi, Apollonio Rodio, Virgilio ed Ennio, in Athenaeum, 1946, XXIV, p. 68-
74.
13 De fin., 1, 2, 4.
14 Cf. Herzog-Hauser, Ennius imitateur d'Euripide, Latomus, 1938, p. 225-232.
15 Α., 1, 15, 19.
16 T., 2, 424.
238 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Ennius est de nous aider à imaginer quelles ont pu être les intentions
d'Ovide lui-même au moment où il s'est essayé au sujet : sa Médée
reprendrait les données essentielles de celle d'Euripide, dont le talent
d'Ennius avait déjà fait son profit, tout en se gardant de ces rudesses
dans le ton et le style qui heurtaient la sensibilité d'Ovide. Nous ver
rons, plus loin, si le but a été atteint.
En même temps que la Médée d'Ennius, celle d'Accius s'offrait éga
lement à l'imitation d'Ovide. Mais, cette fois, l'œuvre se réclamait
d'Apollonios et donc de la tradition épique.
Son titre, à lui seul suffisait à l'indiquer clairement : Medea sine
Argonautae. C'est, effectivement, au quatrième livre des Argonautiques
d'Apollonios17 qu'elle empruntait les données de son action où, notam
ment, intervenait le récit du meurtre d'Absyrtus.
Le style, évidemment, ne pouvait pas échapper à l'influence des
tragiques grecs. Mais, dans cette pièce encore, ce fut, certainement, cel
le d'Eschyle qui s'imposa à Accius, Eschyle, dont l'expression enflam
mée visait à des effets terrifiants et s'accordait bien avec les actions et
les passions violentes qu'il mettait sur la scène. C'est du moins cette
énergie brutale qui frappait Ovide, quand il remarquait dans le ton
d'Accius ces «rudes accents» que nous avons déjà signalés :
. . . animosique Accius oris . . . 18

Ailleurs, il dit encore que, si l'on jugeait l'auteur d'après son œuvre,
on se forgerait de lui l'image d'un «être sanguinaire» :
. . . Accius esset atrox . . . 19

De même que l'expérience d'Ennius a pu être instructive pour Ovi


de, le dramaturge, de même l'exemple d'Accius lui aura, sans doute,
appris à se garder de certains excès lors de la rédaction du septième
livre des Métamorphoses qui rejoint la tradition épique20.
Cependant l'influence d'Apollonios, qui a pesé sur ce septième

17 On a proposé, sans raison déterminante, de la rapprocher également de la pièce


perdue de Sophocle; cf. E. H. Warmington, Remains of Old Latin, Londres, 1961, t. 2,
p. 456, qui mentionne cependant l'influence d'Apollonios.
18 Α., 1, 15, 19.
19 T., 2, 359.
20 Sur Ovide et l'épopée, voir Brooks Otis, Ovid as an Epic Poet, Cambridge, 1966 :
ouvrage particulièrement intéressant sur la place de l'amour dans l'épopée. Cf. chap. VI
et VII, p. 128-166.
OVIDE 239

livre, s'est moins exercée par l'intermédiaire d'Accius, semble-t-il, que


par celle d'un autre grand admirateur des Argonautiques : Varron
d'Atax21.
En cette matière, il faudra nous contenter de conjectures; car il
nous est, malheureusement, très difficile d'apprécier avec exactitude ce
que les Métamorphoses doivent réellement à l'œuvre de Varron. Il nous
est permis d'imaginer que cette dette était lourde, même si, comme
nous l'avons dit précédément22, le premier regard d'Ovide sur Varron
a été essentiellement critique.
Varron, de toute façon, a attiré l'attention d'Ovide et mérité son
admiration par un aspect fondamental de son talent, sur lequel les cri
tiques passent trop rapidement. Outre ses Argonautiques, il s'était adon
né à l'élégie. Il chantait une jeune fille nommée Leucadia. C'est donc en
tant que poète de l'Amour, élégiaque autant qu'épique, que Varron s'est
imposé à l'admiration d'Ovide. Il est assez vraisemblable, du reste, de
penser que Varron accordait une très large place, au sein de son épo
pée, au roman d'amour de Médée, plus encore que ne l'avait fait Apol-
lonios.
C'est, en tout cas, à une interprétation dans ce sens que nous
conduisent les passages où Ovide fait allusion à son œuvre.
Nous y lisons, en effet, que les Argonautiques font partie de ces
ouvrages dont la lecture est vivement conseillée aux jeunes femmes
soucieuses de se cultiver dans l'art d'aimer; le poème figure même en
excellente position dans cette bibliographie sentimentale, puisqu'il est
mentionné immédiatement après les œuvres fondamentales des élégia-
ques grecs et latins :
«... Vous pouvez lire également les vers du tendre Properce ou
quelque chose de Gallus, ou ton ouvrage, Tibulle, et la célèbre Toison
aux poils d'or chantée par Varron d'Atax ...»
. . . Et teneri possis carmen legisse Proper ti,
Siue aliquid Galli, siue, Tibulle, tuum,

21 Sur l'influence considérable d'Apollonios sur la littérature latine, voir C. Robert,


Die griechische Heldensage, Berlin, 1923, p. 758 : «En dépit de sa faible valeur. . . cette
œuvre a eu tellement de succès que Varron et Val. Flaccus l'ont transposée en latin et
que les mythologues sont totalement sous sa dépendance. »
22 Cf., supra, Chap. V à propos du fragment VIII, p. 206-207.
240 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Dictaque Varroni fuluis insignia uillis


Veliera... 2\

Et, comme s'il était nécessaire d'insister encore sur cette double
vocation de Varron, deux vers des Tristes nous rappellent que l'auteur
des Argonautiques s'était aussi illustré par ses élégies :
« Celui également qui conduisit l'Argo vers les eaux du Phase ne put
taire ses larcins amoureux.»
Is quoque Phasiacas Argon qui duxit in undas,
Non potuit Veneris furia tacere suae24.

Ces remarques d'Ovide sur Varron nous amènent à mieux com


prendre l'importance qu'il a accordée, dans le septième livre des Méta
morphoses, à la description de la passion de Médée. Elles nous permett
ent également de supposer qu'il en était de même dans la tragédie per
due. Ainsi, de ce point de vue, l'œuvre d'Ovide devait paraître à ses
contemporains comme une synthèse des influences qu'avaient exercées
le drame d'Euripide et l'épopée d'Apollonios sur ses prédécesseurs.
Par l'intermédiaire d'Ennius, puis d'Accius, et enfin de Varron,
c'est donc une double tradition, dramatique et épique, qui étend son
empire jusqu'à l'œuvre d'Ovide. En elle, en effet, le mythe de Médée, à
force de reprises inlassables, finit par paraître entièrement développé.
Les épisodes traditionnellement réservés à l'épopée depuis Apollo-
nios, ceux qui racontent le voyage du retour de l'Argo, alimentent ce
septième livre des Métamorphoses, précisément du vers 1 au vers 393.
Au séjour à Corinthe, plus spécialement traité par la tragédie
depuis Euripide, correspondent la douzième Héroïde et le drame per
du: Medea.
Quant à l'épisode suivant, celui de la venue de Médée à Athènes,
qui intervient dans la tragédie d'Euripide, et chez Ennius, sous la for
me de l'issue possible, du refuge auquel invite Egée, il constitue chez
Ovide l'appendice de ce roman de Médée que déroule la première moit
iédu septième livre des Métamorphoses.
C'est donc Ovide qui, seul de tous les poètes latins, nous offre une

» A.A., 3, 335 et suiv.


24 T., 2, 439 et 440. A ces vers font écho ceux de Properce, 2, 34, 85-86 :
Haec quoque perfecto ludebaî Iasone Varrò,
Varrò Leucadiae maxima fiamma suae. . .
OVIDE 241

version intégrale25 de l'histoire légendaire de son héroïne de prédilect


ion. La présence de Médée emplit son œuvre comme elle a occupé sa
pensée, sans relâche, jour après jour, tout au long d'une existence. Cela
se voit non seulement à travers le témoignage des pages essentielles qui
lui sont consacrées, mais transparaît aussi au fil des vers, qui ne man
quent jamais l'occasion de faire un rappel à la légende ou une allusion
au personnage.
Et, particulièrement, dans les poèmes composés après que, par un
mystérieux concours de circonstances douloureuses, Ovide eut retrouvé
le souvenir du passage de Médée dans ces lieux même où l'enchaîne
son destin d'exilé. Dès lors, celle qui hante incessamment son œuvre,
celle qui lui avait donné son plus grand succès littéraire, une gloire
sans autre rivale que celle qu'avait connue le Thyeste de Varius, du
moins au dire des Anciens26, cette redoutable et fascinante Médée
devient la compagne d'un reclus et entre dans les poèmes de l'exil.

Médée et le thème de l'exil.

A partir de l'aube fatale qui a marqué le commencement des lon


gues épreuves d'Ovide27, Médée, et avec elle aussi tous ceux qui l'en
tourent, fournissent au poète une mine inépuisable de comparaisons et
d'images qui l'aident à traduire son désarroi et, peut-être encore, à sup
porter son sort sans trop d'amertume.
Mais, qui saura jamais dire avec quelle ironie cruelle le destin se
joue des hommes? Ainsi, le poète élégiaque qui autrefois, dans sa jeu
nesse, se comparait au premier pilote de l'Argo, et prétendait, pour fai
re gravement le docte sur un sujet frivole, qu'il était le Tiphys de
l'Amour28, a dû trouver bien amer, au déclin de l'âge, de s'installer
sans espoir de retour sur ces rivages désolés de la mer Noire29 où
l'Argo, elle, n'avait fait que passer. C'est à croire que ce lieu d'exil
n'avait pas été choisi sans raison.
Ovide cependant, face aux railleries du destin, trouve encore la for
ce d'un sourire : ce n'est pas, en effet, sans un certain humour noir

25 Avec cependant les réserves que nous avons formulées, supra, p. 235 et sq.
26 Cf. Tacite, Dial., 12, 6, et Quintilien, Inst. orat., 10, 1, 98.
27 Voir: T., 1, 3.
28 A.A., 1, 4, et sq.
29 Car ils le sont réellement, quoi que puissent dire leurs habitants actuels et les bro
chures touristiques qu'ils diffusent.
242 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

qu'il imagine que l'amour revient à lui; Cupidon lui parle, et lui dit
qu'il se rappelle être déjà venu là, à Tomis, sur l'ordre de Vénus :
«Ces lieux, je les ai vus pour la première fois quand, à la prière de
ma mère, la jeune fille du Phase fut transpercée de mes traits. »
Haec loca turn primum uidi, cum maire rogante
Phasias est telis fixa puella mets30.

C'est encore avec bien peu de gravité qu'Ovide compare Livie à


Médée et à Procné, quand il exhorte sa femme à vaincre sa timidité et à
aller supplier l'impératrice :
«Pourquoi trembles-tu? Pourquoi redoutes-tu d'aller vers elle? Ce
n'est pas Procné ni la fille d'Aiétès que ta voix doit émouvoir!»
Quid trépidas? quid adire times? non inpia Progne,
Filiaue Aeetae uoce mouenda tua est31.

Le plus souvent, cependant, c'est un sentiment amer qui l'emporte,


surtout lorsque le poète compare son voyage, qui devait le conduire à
la mort de l'exil, avec la fantastique navigation qu'avaient autrefois
effectuée les Argonautes dans cette même mer. . .
... « que Jason le premier frappa de ses rames ».
Aequor Iasonio pulsatum rémige primum32.

Cette comparaison, entre la chance qu'a connue Jason sous ces


mêmes cieux et sa propre infortune, lui semble bien montrer toute l'i
njustice de son malheur. Il l'écrit à sa femme et développe ce thème,
dans un long parallèle entre Jason et lui : le fils d'Éson a pu repartir du
Pont, tandis que lui est à jamais condamné à demeurer dans ce séjour
sinistre; et pourtant, les épreuves de Jason ont duré moins longtemps
que les siennes; la conclusion de cette comparaison plaide assurément
en faveur du poète trop durement puni :
«Ainsi, tu le vois, ô la plus fidèle des épouses, bien plus dure est
mon épreuve que ne fut celle du fils d'Éson.»

30 P., 3, 3, 79 et 80.
31 P., 3, 1, 119 et 120.
32 P., 3, 1, 1.
Ovide 243

Durius est igitur nostrum, fidissime coniux,


Ilio, quod subiit Aesone natus, opus33.

Pour Jason, de fait, la Colchide et Tomis n'ont été que des étapes.
Pour Ovide, Tomis est un vivant tombeau dont le pillage attire en hor
des les sauvages barbares, les Colchidiens entre autres :
«Des Ciziges, des Colchidiens, des hordes de Métères et des Gètes, à
peine suis-je protégé par les eaux du Danube qui nous en séparent.»
Ciziges et Colchi Metereaque turba Getaeque
Danuuii mediis uix prohibentur aquis34.

Au danger permanent de cette barbarie qui guette à ses portes, la


ville ajoute encore l'horreur du souvenir qui est inscrit dans son nom
même. Pour Ovide, en effet, Tomis contient dans sa racine grecque le
rappel obsédant du premier et, peut-être, du plus horrible des crimes
de Médée : le meurtre de son frère innocent, Absyrtus.
«C'est pour cela, dit-il, que cet endroit a été nommé Tomis, parce
que c'est là, d'après la légende, qu'une sœur découpa les membres de
son frère » :
Inde Tomis dictus est locus hic, quia fertur in ilio
Membra soror fratris consecuisse sui35.
«Horrible histoire, comme on l'a dit, qu'Ovide raconte pourtant
avec une certaine complaisance; en son malheur il est heureux, on le
sent, de retrouver l'ombre de cette magicienne, qui hanta ses jeunes
rêves36.»

Tomis aura été, du moins, le lieu où se sont rencontrés deux des


tins (étonnante coïncidence, à moins qu'elle n'ait été voulue) : celui d'un
poète banni et celui d'un personnage maudit qui symbolise l'exil éter
nel, accepté par amour :
«L'exil, quel qu'il soit, je l'ai accepté comme une faveur.»
Munus in exilio quodlibet esse, tuli37.

33 P., 1, 4, 45 et 46.
34 T., 2, 191 et 192.
35 T., 3, 9, 34 et 35.
36 E. Ripert, Ovide poète de l'amour, des dieux et de l'exil, p. 195.
37 H., 12, 110. Même idée dans Sénèque, Médée, 492.
244 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

II arrive qu'Ovide envie cette fuite éternelle, car Médée, elle, s'éva
detoujours : «Je voudrais, dit-il, conduire maintenant les dragons de
Médée ...»
Nunc ego Medeae uellem frenare dracones38.

Mais l'heure de la délivrance ne viendra jamais. Ovide le sent et le


sait dès le premier jour. Dédale, plus heureux, avait trouvé dans son
épreuve même l'idée d'inventer un moyen de fuir, car, nous dit Ovide,
«souvent le génie est éveillé par le malheur».
Ingenium mala saepe mouent. . . 39

Les Tristes et les Pontiques essaieront de toutes leurs forces de


rechercher les possibilités de fuir. Vaine entreprise!
A moins que l'on considère qu'à travers cette poésie du désespoir
Ovide, en définitive, ait trouvé la seule évasion à laquelle un poète maud
itpuisse prétendre. Amère leçon que celle qui enseigne que la poésie
ne naît pas toujours, comme on se l'imaginait au temps du bonheur,
«d'une âme sereine» :
Carmina proueniunt animo deducta sereno*0.

Mais, si l'exil est le temps de l'épreuve et de la tristesse, il est aussi


celui de la réflexion, si amère soit-elle. Deux passages des Tristes méri
tent quelque attention, car ils peuvent nous conduire au cœur du dra
me qu'a vécu Ovide. Médée y apparaît mêlée aux rigueurs du destin de
notre poète.
Le premier passage est emprunté au livre IL Nous y lisons trois
références à la tragédie de Médée. Ovide s'en prend d'abord aux au
teurs de mimes, dans des termes qui soulignent le connexion étroite qui
relie le motif de sa peine avec son œuvre dramatique :
Scribere si fas est imitantes turpia mimos,
Materiae minor est debita poena meae41.

38 T., 3, 8, 3.
39 A.A., 2, 43.
40 T., 1, 1, 39.
41 T., 2, 514 et 515.
Ovide 245

«S'il est permis d'écrire des mimes représentant des scènes indé
centes, le sujet que j'ai traité méritait une peine plus légère42.»
Le passage s'adresse directement à Auguste et fait appel à son
expérience d'amateur de spectacles théâtraux. Il n'y a donc aucun dout
e sur l'allusion à Médée. Nous voyons ainsi, de façon précise et claire,
que Médée a été liée au motif général de l'exil. Nous ne tomberons
cependant pas dans l'écueil simplificateur de certains de nos devanc
iersqui, à partir d'une seule indication, construisent tout un système
explicitant les raisons de cet exil. Nous dirons simplement que Médée a
fait partie de la sentence exécutoire.
La preuve qu'il ne peut s'agir ici que de Médée nous paraît clair
ement exprimée quelques vers plus loin :
Utque sedet uultu fassus Telamonius iram
Inque oculis facinus barbara mater habet,
Sic madidos siccat digitis Venus unda capillos. . .43

Ovide fait allusion à des tableaux qui «montrent le fils de Télamon


dont le visage trahit la colère, et une mère barbare dont le crime se lit
dans ses yeux; on voit aussi Vénus humide sécher de ses mains sa che
velure mouillée. . .»44. Ces tableaux d'Ajax, de Médée et de Vénus nous
transportent dans le temple de Vénus.
Nous retrouvons matérialisés des concepts que nous avons déjà
commentés plus haut et sur lesquels nous n'avons pas à revenir. Ils
attestent la relation qu'il faut établir entre la présence de Médée et
d'Ajax dans le temple de Vénus, telle que l'avait voulue César.
Quelques vers plus loin, Ovide s'interroge encore sur ce que l'on
peut trouver à reprocher à son œuvre et il rappelle qu'il a écrit cette
tragédie royale :
Et dedimus tragicis scriptum regale cothurnis,
Quaeque grauis débet uerba cothurnus habet45.
«J'ai donné aussi au cothurne tragique un ouvrage sur les rois,
dont l'expression a la gravité qui sied au cothurne46.» Deux faits sont à
retenir de cette déclaration : Ovide a écrit cette Médée qui traitait de la

42 Trad. J. André, Paris, 1968, p. 59.


43 T., 2, 525-527.
44 Trad, ibidem, p. 59.
45 T., 2, 553 et 554.
46 Trad., ibidem, p. 60.
246 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

royauté dans son principe. Cette dernière considération nous renvoie à


Pacuvius et à ses recherches sur une meilleure forme de monarchie,
probablement héritée des ambitions pythagoriciennes et dont César,
nous l'avons dit, avait rêvé. Faut-il en déduire qu'Auguste, en 12, avait
pu mal admettre les allusions à la royauté que cette Médée présentait?
Faute de fragments justificatifs, nous ne pouvons nous prononcer fe
rmement sur ce point : le sens de l'allusion de ces vers est clair, c'est
tout ce qu'il nous appartient de souligner.
Un détail nous invite cependant à estimer que cette thèse n'est pas
sans fondements. Dans un autre passage des Tristes, Ovide déclare, de
façon surprenante, qu'il n'a jamais écrit pour le théâtre :
Carmina quod pieno saltari nostra theatro
Versibus et plaudi scribis, amice, meis :
Nil equidem feci - tu scis hoc ipse - theatris
Musa nec in plausus ambitiosa mea est47.

«Quand tu m'écris, ami, qu'on danse mes poèmes devant un théâ


trecomble et qu'on applaudit mes vers, je n'ai rien écrit en vérité - et
tu le sais toi-même - pour le théâtre, et ma muse n'ambitionne pas les
applaudissements48.» On a voulu voir dans ces derniers vers comme
une sorte de contradiction avec les affirmations antérieures d'Ovide.
Nous nous sommes déjà expliqué sur ce point49. Sur l'existence de
Médée, il n'y a là aucune contradiction : Ovide veut simplement signi
fierque son œuvre dramatique était destinée à la recitano et que donc
elle ne nécessitait pas une mise en scène traditionnelle et grandiose,
comportant des chanteurs, des musiciens et des danseurs. Nous ne
reprendrons pas ici cette argumentation. En revanche, nous insiste
rons, plus que nous l'avons fait dans notre précédente étude, sur le
sens de ce renoncement. Ovide peut très bien faire ici mine de renier
une œuvre qui a contribué à la décision de son exil. . .
Sans qu'il soit nécessaire de reprendre les arguments que nous
avons développés au chapitre précédent, il nous semble évident qu'en
touchant à Apollon et à Médée dans YArt d'aimer et dans Médée, Ovide
avait donné au pouvoir d'excellentes raisons de le considérer comme

47 T., 5, 7, 25-28.
48 Trad., ibidem, p. 147.
49 Cf. notre article, Le Théâtre latin tel qu'en nous-mêmes. . ., Caesar odunum, XII bis,
Paris, 1977, p. 40.
OVIDE 247

un poète plus que gênant. La relégation à Tomis, si elle demeure enco


re en partie obscure dans ses motivations, s'explique au moins dans sa
localisation au travers des remarques que nous venons de formuler.
Ce qui précède nous a permis de mesurer l'importance qu'avait eue
Médée dans l'œuvre et la vie d'Ovide. Nous voudrions remettre à plus
tard la découverte du personnage lui-même tel que l'a compris (faut-il
dire aimé?) Ovide. Un point plus urgent retiendra notre attention.
Il apparaît sous la forme d'une question que soulèvent encore la
vie et l'œuvre d'Ovide : celle de savoir élucider les raisons qui l'ont ame
néà écrire une tragédie.
Peut-être pourrons-nous alors parvenir à nous faire une idée plus
précise sur cette œuvre qui a été l'une des plus célèbres de la littérature
latine.

II - La tragédie perdue

II n'est certainement pas inutile de bien préciser ici l'objet que se


propose cette seconde partie : elle n'a pas, pour définir d'abord ses
limites, l'ambition d'accomplir, ex nihilo, l'impossible miracle de la
résurrection de ce qui n'est plus.
Elle voudrait, beaucoup plus simplement, reprendre les quelques
éléments dont nous disposons et qui expliquent la genèse de l'œuvre.
Grâce à ces éléments et aux témoignages des critiques anciens, elle sou
haite encore retrouver ce qui, dans le drame perdu, devait nécessaire
ment avoir été modelé par les goûts et les dons originaux d'Ovide.
Cela nous entraîne à vouloir reprendre les choses à leur commenc
ementet à esquisser une histoire de la formation et de l'évolution d'un
talent poétique à tous égards exceptionnel.

De la declamatio à la recitatio.

Sénèque le Père, à qui nous devons tant de précieuses informations


sur ce cercle de déclamateurs, dont il faisait lui-même partie, et au sein
duquel Ovide rencontra non seulement des maîtres mais aussi des amis,
mérite encore plus spécialement notre reconnaissance pour nous avoir
248 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

transmis, dans une page célèbre50, un rapport passionnant sur le pas


sage d'Ovide à l'école des rhéteurs51.
Le tableau est animé de figures hautes en couleur, à commencer
par celle du maître : Arellius Fuscus, le fougueux tenant de l'école asia
tique, qui ne s'attachait qu'à la finesse et à la justesse des idées et fai
sait peu de cas des plans laborieusement tracés. Son indépendance
d'esprit n'a eu véritablement d'égale que celle de son élève, Ovide qui,
sans oublier les leçons brillantes d'Arellius, se sentit néanmoins attiré
par la personnalité toute différente de Porcius Latro, ce compatriote et
ami de Sénèque, qui plaçait au-dessus de tout l'ordre et la vraisemblanc
e.
Au contact de ces influences à la fois antithétiques et complémenta
ires, Ovide devait nécessairement acquérir une certaine maîtrise de
cet art. Une seule faiblesse cependant : l'argumentation juridique ne
l'intéressait guère; aussi préférait-il les suasoriae, parce qu'elles étaient
plus libres de ce point de vue, et ne traitait-il des controversiae que lors
que leurs sujets se prêtaient à une analyse psychologique. Mais, dans
l'ensemble, l'élève était tout à fait digne d'être remarqué.
Sénèque, du reste, ne lui ménage pas ses éloges. Et, comme pour
nous faire partager son admiration, il nous rapporte l'essentiel d'un
discours prononcé par Ovide, quand il était encore puer, c'est-à-dire
qu'il ne devait pas avoir plus de dix-sept ans. Ce fut ce que l'on entendit
de mieux ce jour-là, en dépit de quelques défauts de construction et de
méthode52.
Il n'est pas sans intérêt de nous rappeler le thème qui était proposé
à la réflexion de chacun : «Un mari et sa femme se sont juré que, si l'un
d'eux venait à disparaître, l'autre ne voudrait pas lui survivre. Le mari
fait un voyage. Pour éprouver la fidélité de son épouse, il lui adresse un
message annonçant qu'il est mort! La femme se jette alors du haut. . .
(d'on ne sait trop quoi). Cependant, elle se rétablit. Son père lui ordon
ne de quitter son mari. Refus. Il la chasse.»
L'admirable sujet! On imagine facilement le beau succès qu'il au
rait de nos jours dans ce que nous appelons encore parfois nos classes

» Contr., 2, 2, 8.
51 Voir l'article remarquable de T. F. Higham, Ovid and Rhetoric, dans Ovidiana,
Paris, 1958, p. 32-48.
La substance de la présente analyse a été reprise dans notre article : Sur un itinéraire
ovidien, Caesarodunum, XIV bis, Paris, 1979, p. 71-81.
52 II s'agissait d'un exercice de controversia, genre que n'appréciait guère Ovide.
Ovide 249

de rhétorique53! L'important, c'est ce qu'en fit Ovide. Or le résultat fut


très applaudi. Du reste, nous aussi, en relisant le résumé que nous en a
conservé Sénèque, nous ne saurions échapper à un sentiment d'extrême
surprise et même d'admiration.
Donnant la parole tantôt au mari, tantôt à son épouse, le jeune
déclamateur parlait, avec l'autorité d'un spécialiste, de l'amour, de la
vie du ménage, de la fidélité conjugale, de façon assez inattendue, en
effet, et qui témoigne d'une expérience quelque peu surprenante de la
part d'un novice en la matière. Il est vrai que l'école des rhéteurs devait
être rapidement formatrice, à tous points de vue, par le choix des sujets
qu'on y abordait. Ainsi, par la bouche d'Ovide, on entendait la jeune
femme accuser son père d'être exclusif et de vouloir jalousement gar
der pour lui seul l'affection de sa fille. La fin d'un développement
posait même la question de savoir comment un tel père, coupable de
séquestration affective sinon mentale, avait bien pu aimer sa propre
femme ? Suivaient des maximes du genre : « en amour, la rupture est
plus facile que la mesure», et encore: «exiger des amants qu'ils agis
sent toujours après avoir réfléchi revient à leur proposer un amour de
vieillards »...
Gageons que de tels développements, sur de tels sujets, ont dû
compter pour beaucoup dans la formation d'un poète élégiaque. Du
moins, le cas de cette jeune épouse, prête à se tuer par fidélité à la
parole donnée et décidée ensuite à quitter son père pour suivre cet
étrange époux, n'est pas sans préfigurer les drames qu'exposeront les
Heroldes, où la femme qui s'est engagée se montre également prête à
tous les sacrifices et à tous les renoncements pour demeurer fidèle. Ce
thème du don total, de l'abandon de ce qu'elles avaient eu de plus cher,
parents, famille, patrie, reviendra souvent en effet, dans les plaintes
qu'adresseront les amantes malheureuses à leurs séducteurs ingrats et
volages.
Médée rappellera ainsi à Jason tout ce à quoi elle a renoncé pour
lui:
«J'ai trahi mon père. J'ai quitté mon royaume et ma patrie. J'ai
abandonné la meilleure des sœurs et, avec elle, ma mère chérie. »

53 Qu'on se rappelle cependant cet autre sujet qui, naguère, avait valu à Baudelaire
un second prix au Concours général: «Philopoemen aux Jeux Néméens». Cela a-t-il rien
gâté de son génie?
250 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Proditus est genitor, regnum patriamque reliqui;


Optima cum cara maire relieta soror54.

Il est remarquable que, pour confirmer ces propos de Médée, Ovi


de ait éprouvé le besoin de faire témoigner Hélène qui reprend ce
même thème et redit la grandeur du sacrifice de Médée55.
On le voit, les sujets de ces controversiae ne pouvaient manquer de
rejaillir sur les dons d'un jeune poète, en raison même de cet entraîne
ment, qu'ils imposaient, de savoir jongler avec la psychologie de divers
personnages : le jeu était déjà en soi dramatique.
Il devait, tôt ou tard, inciter un élève aussi doué à vouloir compos
er des œuvres plus spécifiquement dramatiques, où l'auteur se ferait,
comme dans les controversiae, le porte-parole des différents protagonist
es en jouant, là encore, chacun des rôles.
Ainsi, le contact avec ces rhéteurs, qui furent autant des maîtres
que des amis, a conduit leur disciple bien au-delà de ce qu'ils souhait
aient, parce que, délaissant le droit et les ergoteries juridiques, Ovide
n'a retenu de leurs leçons que ce qui touchait à la psychologie, et sur
tout à la psychologie si délicate du cœur féminin.
Au fond, dès l'école, il aurait suffi de bien peu de chose pour que
ces sujets de controversiae aient pu devenir non seulement des Héroïdes
mais aussi certaines des pièces des Amours ou de l'Art d'aimer. Il ne
manquait que les vers. Or la faute n'en revenait pas à l'élève mais à ses
maîtres, qui regardaient son style avec un mauvais œil, parce que, nous
dit Sénèque, «dès cette époque, on ne pouvait considérer son style que
comme de la poésie en prose » :
Oratio eius iam turn nihil aliud poterai uideri quam solutum ca
rmen 56.

Ils trouvaient cela tout à fait navrant. Ils n'étaient pas les seuls
d'ailleurs : le propre père de l'élève se tourmentait, plus que tout autre,
de voir son fils se tourner vers un art si gratuit. Souvent il lui demand
ait à quoi cela pouvait bien rimer!

54 H., 12, 111 et 112.


55 Cf. H., 17, 231 et suiv. Voir supra, Chap. I, p. 33 et 34, où il est question d'Hérodot
e et de Théopompe, qui proposent une interprétation originale des rôles historiques de
Médée et Hélène.
56 Contr., 2, 2, 8.
OVIDE 251

Saepe pater dixit : «Studium quid inutile temptas»57?

Ovide s'est efforcé, un temps du moins, de suivre le conseil et de ne


plus écrire que de la prose. Peine perdue! Car la poésie finissait tou
jours par l'emporter et ainsi, dit-il, «tout ce que j'essayais d'écrire était
des vers ...»
Et quod temptabam scribere uersus erat5&.

Il fallut donc se résoudre à ne plus composer que des poèmes,


mais quel genre de poèmes? L'œuvre d'Ovide en présente apparem
ment une telle variété que certains ont voulu en déduire, trop hâtive
ment, comme nous l'avons dit, que dès le début Ovide avait fait preuve
d'indécision et d'instabilité. Or il nous semble, tout au contraire, qu'il
avait choisi, dès le départ et très rapidement, le genre unique qui
convenait le mieux à ses dons. Ses succès auprès de ce cercle intime où
il avait déclamé l'engagèrent à rechercher de la même façon la faveur
de quelques privilégiés, amateurs de poésie cette fois, et qui consti
tuaient un public raffiné, avide de ces moindres variations sur un thè
me donné. Là où nous ne voyons aujourd'hui que répétition, eux
devaient sentir la recherche d'une nuance délicate et d'une plus parfait
e subtilité.
C'est donc à l'usage d'un tel public qu'Ovide a composé ses œuvres,
pour la lecture. Il préparait des programmes pour ce que nous appelle
rionsun récital poétique. Tout le reste n'était qu'accessoire et peu
importait qu'on lût une élégie, un chant extrait d'une épopée ou un acte
de tragédie, pourvu que ce fût de la poésie dramatique, c'est-à-dire
écrite pour être lue à une voix. Alors il apparaît que cette grande divers
itédont on a fait grief à Ovide ne correspondait, pour lui et son
public, à rien d'autre qu'à des tons différents de lectures poétiques. Au
fond, Ovide n'a fait que s'adapter à un autre public et passer de la
déclamation à la récitation.
L'adaptation s'est faite de bonne heure, fort peu de temps après
qu'Ovide se fut détourné définitivement de la rhétorique. Dans ce
même poème où il dit son impuissance à écrire autre chose que de la
poésie59, Ovide ajoute que la «lecture» - le mot est à remarquer - de

57 t., 4, io, 21.


58 T., 4, 10, 26.
59 T., 4, 10.
252 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ses poèmes de jeunesse intervint quand sa barbe n'avait été rasée


qu'une fois ou deux :
Carmina cum primum populo iuuenalia legi,
Barba resecta mihi bisue semelue fuit60.

Ces vers désignent assurément les premières élégies, mais nous


sommes convaincu qu'il en a été de même pour la Gigantomachie, pre
mier essai épique, comme nous savons que cela a été effectivement le
cas pour la tragédie, Medea.
La recitatio, ce récital poétique, a donc atténué dans les premières
œuvres la trop grande distinction apparente des genres. Elle ne la lais
sait plus paraître que comme une différence de tons, ainsi que nous
l'avons dit; tout comme aujourd'hui certains «diseurs» font alterner
des poèmes de caractères et de formes variés, nous pouvons imaginer
qu'Ovide faisait alterner, par exemple, des pièces extraites des Héroïdes
et des Amours dont, à notre avis, la composition se poursuivait parallè
lement et qui n'ont été publiées séparément que lors de leur édition en
recueils fragmentaires61.
Cela explique qu'en fin de compte nous ne puissions pas observer
de différence sensible entre des pièces qui traitent un même thème
dans des genres apparemment divers. Nous voyons, par exemple, Mé-
dée exprimer les mêmes sentiments et de même façon dans la douziè
me Héroïde et dans le septième livre des Métamorphoses. Il est permis
de penser qu'elle tenait un langage identique dans la tragédie qui fut
«récitée» en 12 avant notre ère.
Nous parvenons ainsi à cette certitude : aucune œuvre n'est isolée
dans l'ensemble de la production d'Ovide, la tragédie pas plus que les
autres62. Cela nous invite à vouloir en tenter une approche plus précise

60 Ibidem, v. 57 et 58.
61 Sur le problème de la chronologie de ces œuvres, voir S. D'Elia, II problema crono
logico degli Amoves, Ovidiana, Paris, 1958, p. 210-223. Article intéressant et documenté;
cependant, nous ne suivrons pas son interprétation de Α., 2, 18.
Cf., également: H. Mac L. Currie, Ovid and the Roman Stage, ANRW, II, 31, 4,
p. 2701-2742 et J. Jacobson, Ovid's Heroides, Princeton, 1974, p. 300 et sq.
62 Voilà pourquoi il nous semble vain de vouloir, par exemple, affirmer que chez
Ovide tout découle de l'écriture théâtrale et de considérer les Héroïdes comme des essais
scéniques plus ou moins imparfaits. Voir cependant l'article de H. Zehnacker, Ovide et la
tragédie, Actes du Symposium panhéllenique des Etudes Latines, ΓΙΑΝΝΕΝΑ, 1984,
p. 181-194.
OVIDE 253

en recourant aux données de la douzième Héroïde et aussi en interpré


tant ce que l'on pourrait appeler «les lacunes» du livre VII des Méta
morphoses.
Auparavant, il nous faut cependant examiner des témoignages qui
peuvent avoir leur importance.

Jugements divers sur la tragédie.

Si l'on en croit le témoignage peu encourageant que nous apport


entles ouvrages qui ont été consacrés à Ovide, l'entreprise risque fort
de s'avérer épineuse et, qui plus est, décevante. . .
Le plus souvent, en effet, on se contente, respectueusement, de
rappeler qu'Ovide a écrit une tragédie; suit un renvoi à une note où
l'on précise qu'il s'agissait d'une Médée et qu'elle est perdue. Plus rare
ment, on en cite un vers; exceptionnellement, deux. Le commentaire
qui les accompagne alors tend surtout à souligner l'influence écrasante
d'Euripide; l'œuvre d'Ovide ne serait qu'un remodelage grossier de sa
Médée. Aussi on s'ingénie à minimiser la chose et l'on tente de trouver
des motifs qui excusent Ovide: il ne s'agit que «d'un essai scolaire»,
«d'une œuvre de bon helléniste, de brillant écolier»63!
S'il s'agit d'Ovide, l'écolier dont on nous parle a déjà bien grandi
quand, en 12 av. J.-C, il donne lecture publique de son œuvre. . .
Il est inutile de nous attarder davantage sur de telles assertions.
Tournons-nous délibérément vers ces jugements qui ont été formulés
bien antérieurement par des critiques qui, eux, avaient encore la chan
ce de pouvoir lire ou entendre l'œuvre.
Le ton est tout différent et il n'est question que de louanges. C'est
ainsi que Quintilien ne dissimule pas son admiration :
«Quant à la Médée d'Ovide, nous dit-il, elle me semble montrer tout
ce dont cet homme aurait été capable s'il avait mieux aimé maîtriser
son talent plutôt que de s'abandonner nonchalamment à lui. »
Ouidii Medea uidetur mihi ostendere quantum Me uir

63 E. Ripert, Ovide poète de l'amour des dieux et de l'exil, Paris, 1921, p. 40. H. Bar-
don (pour qui nous avons souvent de l'estime) dans Les Empereurs et les Lettres latines, 2e
éd., Paris, 1968, p. 90 note 1, pense que Médée est un «accident» dans la carrière d'Ovi
de.
254 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

praestare potuerit, si ingenio suo imperare quant indulgere


maluisset64.

Le compliment nous semble avoir d'autant plus de portée qu'il


s'accompagne d'une réserve sans indulgence sur le reste de l'œuvre. La
tragédie était donc exceptionnelle à tous points de vue. Quintilien sem
blevouloir lui faire grand honneur en la mentionnant immédiatement
après le Thyeste05 de Varius, la pièce qui, nous le savons, passa pour
être le chef-d'œuvre du genre aux yeux des Romains. Dans cette asso
ciation de Médée et de Thyeste, Quintilien ne précise pas que la tragédie
d'Ovide n'a jamais été représentée.
Nous retrouvons, du reste, cette association et ce manque de préci
sionsur les deux tragédies dans ce jugement de Tacite : «... et aucun
ouvrage d'Asinius Pollion ou de Messalla n'est aussi célèbre que la
Médée d'Ovide ou le Thyeste de Varius».
. . . nec ullus Asinii aut Messallae liber tant inlustris
est quant Medea Ouidii aut Varii Thyestes66.

Cette fois, il faut le remarquer, la pièce d'Ovide ne vient plus en


seconde position mais est mise sur un pied d'égalité avec celle de
Varius, le poète favori d'Auguste-après Virgile cependant, si l'on en
croit Horace67, observateur de l'évolution du goût des spectateurs.
On a montré68, avec justesse, qu'Horace avait été profondément
impressionné par la «récitation» de la Médée d'Ovide. C'est elle qui lui
a, peut-être, donné l'occasion et le prétexte de son Epître à Auguste.
Nous ne savons pas exactement quand Horace a pu assister à cette
avant-première69, mais la nouveauté de la tentative et le succès qu'elle
promettait manifestaient un changement profond dans les goûts du
public. Horace voulut s'en faire le messager et le défenseur auprès

64 Inst. orat., 10, 1, 98.


65 Représenté en 29 av. J.-C.
66 Dial., 12, 6.
67 Cf., Epist., 2, 1, 247.
68 Voir : P. Grimai, Horace et la question du théâtre à Rome, dans Dioniso, 1967, XLI,
p. 291-297 et Fr. Della Corte, La tragédie romaine au siècle d'Auguste, dans Théâtre et spec
tacles dans l'Antiquité, Leiden, 1983, p. 233-234.
69 V Epître (2, 2, 217 et sq.) qui fait allusion à la mode nouvelle de la recitatio date de
13 av. J.-C, soit environ d'une année avant la première de la Médée d'Ovide. Horace a
donc dû bénéficier d'une sorte de première.
Ovide 255

d'Auguste. Il fallait que la pièce eût assurément une valeur exceptionn


elle pour justifier une démarche aussi imprudente.
La présenter comme le travail d'un «écolier» est donc une énormi-
té navrante et inutile. Elle est l'œuvre d'un maître, et bien digne d'être
représentée, sous une forme nouvelle certes, plus dépouillée assuré
ment, mais encore assez grandiose. Il convient de bien se rappeler un
détail : avec la mode de la recitano, le théâtre se ferme et n'admet plus
qu'un moindre nombre de spectateurs. C'est vrai, et c'est un fait que le
théâtre de Balbus, inauguré en 13, un an avant Médée, témoigne de cet
te «fermeture». Mais il ne faut rien exagérer: ce théâtre, proche de
l'odèon dans sa conception, avait tout de même 7.700 places! On voit
bien que la recitano, devant ce public, ne pouvait pas ressembler à une
représentation intime!

Les Amours et la tragédie.

Mais revenons aux divers témoignages externes que nous avons


rappelés, pour leur adjoindre les quelques précisions qu'Ovide lui-
même nous a données dans ses Amours.
On a beaucoup épilogue sur ces maigres données, en tout cas beau
coup trop à notre avis. Des exégèses savantes, comme celle que nous
avons déjà mentionnée70, en tirent des conclusions très serrées sur la
chronologie des œuvres d'Ovide. Cela revient à appliquer une logique
d'un rigorisme excessif et qui s'adapte mal au caractère libre de l'élé
gie.
Nous refusant à rechercher toute interprétation qui se situerait au-
delà du texte, nous nous contenterons d'y relever les quelques préci
sions suivantes :
1) Après avoir, autrefois, donné une Gigantomachie71 , Ovide,
vaincu par l'Amour, se consacre à l'élégie, composant en même temps
Amours et Héroïdes72.
2) En outre, il a mis en chantier une tragédie qui, à force de

70 S. D'Elia, article cité, porte sur Α., 2, 18. Intéressant surtout pour l'état de la ques
tion en 1958.
71 Α., 2, 18, 11.
72 Α., 2, 18, 22 et sq.
256 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

soins, commence à prendre tournure. D'ailleurs, dit-il, personne n'a


d'aptitude pour ce genre plus que lui73.
3) Nouvelle victoire de l'Amour : une maîtresse tyrannique dé
tourne le poète de son projet dramatique74.
4) Cependant l'âme du poète est en proie à de cruels tourments.
La Tragédie et l'Elégie lui apparaissent sous la forme de deux spectres
qui se disputent ses faveurs75. Ovide demande à la Tragédie de savoir
patienter jusqu'à ce que soient terminés les Amours, car, lui dit-il, «toi,
tu es une œuvre de toujours. » :
Tu labor aeternus76.

5) Effectivement, les derniers vers des Amours annoncent que le


poète a définitivement renoncé au service d'Amour et qu'il peut désor
mais se consacrer uniquement à Bacchus et à une œuvre plus grave77.

De tout cela, nous voulons retenir simplement la confirmation de


ce que nous avions déjà pressenti : Ovide menait de front trois œuvres
au moins, les Amours, les Héroïdes et la tragédie, sans cesse abandonn
ée, puis reprise, enfin élaborée après les Amours. Ainsi se trouvent jus
tifiées d'avance toutes les correspondances secrètes que nous serons
amené à observer entre ces œuvres, ainsi que leur étude comparée.
Passons sur l'absence étonnante de modestie dont fait montre Ovi
de lorsqu'il vante ses dons pour la tragédie. Il ne les exagérait certain
ement pas, si l'on s'en remet du moins à l'avis de Quintilien et à celui de
Tacite, et si, de plus, on en juge par l'attitude d'Horace qui, dans ses
conseils à Auguste, a osé, sans toutefois, le nommer, recommander Ovi
de et garantir la valeur réelle de son drame78.

73 Α., 2, 18, 13 et 14.


74 Α., 2, 18, 17.
75 Α., 3, 1.
76 Α., 3, 1, 68.
77 Α., 3, 15, 17.
78 En fait, après la construction et l'inauguration du «Petit» théâtre de Balbus, en
13, Horace nous fait comprendre que la recitatio n'est rien d'autre qu'une mesure de res
triction que le spectacle doit subir. Restriction relative : au lieu de 25.000 spectateurs, la
mise en scène ne devra «parler» qu'à 7.700 personnes. C'est moins, mais cela n'est pas
rien. En tout cas, cela permet d'imaginer que la mise en scène de devait pas être ridicul
ement restreinte. Tout ce qui fait la différence entre la recitatio et la mise en scène tradi
tionnelle tient dans le fait qu'au lieu de s'adresser à 25.000 spectateurs, on ne pense qu'à
en toucher 7.700.
Ovide 257

Cela ne fait qu'accentuer notre regret de ne plus pouvoir lire cette


Médée qui aurait sans doute bouleversé toutes nos belles opinions
reçues sur la poésie d'Ovide. Mais, malheureusement, il ne nous en res
teque des bribes.

Deux vers.

Deux vers . . . c'est à la fois peu et beaucoup pour l'imagination qui


voudrait se laisser entraîner à toutes sortes de conjectures . . . Aussi,
pour l'instant du moins, nous nous abstiendrons de tout commentaire.
Il nous semble préférable, en effet, de rappeler ces vers chaque fois
que, dans la suite de notre exposé, ils paraîtront en illustrer un aspect
particulier. Nous nous contenterons ici d'en donner le texte, accompa
gné seulement d'une traduction fatalement approximative, puisque dé
tachée de tout contexte79.
Un premier vers nous a été conservé par Quintilien80. Médée
s'adresse probablement à Jason pour lui donner un ultime et terrible
avertissement : «J'ai eu le pouvoir de sauver, et tu demandes s'il m'est
possible de détruire?»
Seruare potui; perdere an possim rogas?

Un second fragment se trouve développé chez Sénèque le Père81.


C'est encore Médée qui parle, mais, cette fois-ci, elle se livre, dans un
monologue, à l'examen des passions contraires qui la bouleversent : «Je
suis emportée puis çà, puis là, comme pleine du dieu.»
Feror hue, Mue, ut plena deo.

Le butin peut paraître mince et il l'est, fatalement. Mais la nature


diverse de ces deux vers nous montre qu'Ovide respectait la variété
métrique qui distinguait le diuerbium du canticum. Cela laisse naturel
lement supposer que la pièce était conçue pour être jouable. Nous ver
rons cependant que ces détails peuvent être riches en enseignements
précieux. Mais puisque nos moyens d'investigation sur le texte se limi
tent à cela, pourquoi ne pas prendre les choses différemment et tenter

79 Nous suivons le classement et le texte des fragments proposés par O. Ribbeck,


Scaenicae Romanorum poesis fragmenta, réédition 1962, vol. I, p. 230.
80 Inst. orat., 8, 5, 6. Sénaire. Diuerbium.
81 Suas., 3, 7. Tetrametre (?). Canticum.
258 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'imaginer, avec plus de chances de succès, quelle était l'action de ce


drame et comment elle pouvait évoluer?

L'action et les moyens de progression dramatique.

On ne s'étonnera pas, du moins nous l'espérons, de voir employé


ici le mot «action» à propos d'une œuvre «récitée». Le drame même
« récité » se devait de sauvegarder les apparences. Aussi bien nous parle
rons de Γ« action» de la douzième Héroïde qui nous semble être moins
une lettre qu'un mini-drame : c'est d'ailleurs à ce titre que nous la
prendrons pour guide.
L'action, donc, se déroulait, comme dans la douzième Héroïde, à
Corinthe et intervenait après le temps de l'épopée. La tragédie com
mençait immédiatement après qu'on eut annoncé à Médée les inten
tions de Jason; ainsi elle était l'aboutissement d'un état préparé par
l'épopée et parvenu au stade de la crise finale sous l'effet de la décision
de Jason.
Tout au début de la pièce, un personnage, la nourrice probable
ment, à moins que ce ne fût Médée elle-même comme elle le fait dans
les premiers vers de la douzième Héroïde*2, déplorait le passé.
Pourquoi Médée n'était-elle pas morte, dans sa gloire, après avoir
sauvé la jeunesse grecque et assuré le triomphe de Jason ?
Remontant encore le cours du passé, de regret en regret, on finis
sait par se demander pourquoi les dieux avaient permis la fatale inven
tionde ce premier vaisseau et pourquoi ils avaient laissé venir l'Argo
jusqu'aux rivages de Colchide? Ce thème traditionnel apparaît au début
de la lettre de Médée comme dans les premiers vers de la tragédie
d'Euripide : «Non, jamais le naivre Argo n'aurait dû parvenir en Colchi
de ... Jamais dans les creux du Pélion le pin abattu n'aurait dû tom
ber83.»
Ce même thème avait été utilisé, nous l'avons vu, dans la tragédie
d'Ennius, où il servait de prologue :
Utinam ne in nemore Pelio . . . 84

A ce rappel du passé lointain, probablement long, à en juger par la

82 H., 12, 1-6. Voir aussi les premiers vers de Α., 2, 11, 1-6.
83 Cf. H., 12, 7.
84 Cf. Ad Her., 2, 22, 34, et De fato, 15, 35, et supra chap. II.
Ovide 259

place qu'il occupe dans YHéroïde*5, succédait le passé récent et le récit


de ses préparatifs.
Médée laissait alors libre cours à l'expression de son désespoir, de
sa jalousie et de ses aspirations à la vengeance86.
Suivait une accalmie durant laquelle Médée s'efforçait de faire
revenir Jason à la raison87, dans une longue entrevue où les souvenirs
de l'école des rhéteurs devaient peser lourdement.
Enfin venait le dénouement extrêmement brutal. Médée demeurait
seule un instant, lançait des menaces de façon non voilée, cette fois, et
les mettait à exécution, hors de scène. Un personnage secondaire rap
portait tout cela à Jason. Ici, il nous faut nous reporter au texte excess
ivement rapide des Métamorphoses 88 : Creuse est consumée et, avec elle,
Créon et tout le palais. Meurtre des enfants. Fuite de Médée auprès
d'Egée. La rapidité de cette évocation, en quatre vers seulement, s'ex
plique par le fait qu'Ovide n'a pas voulu réécrire ici le morceau de bra
voure qui constituait déjà le final de sa tragédie et que tout le monde
connaissait et admirait89.
Le canevas, dans l'ensemble, suivait donc la voie qu'avait tracée
Euripide et qu'avait empruntée Ennius, du moins si l'on s'en réfère à la
douzième Héroïde. La seule véritable différence consistait en l'effac
ement complet du personnage d'Egée, auquel Euripide tenait essentiell
ement pour des raisons nationales et qui, à ce titre, avait peu d'intérêt
aux yeux des Romains, à en juger par son absence aussi bien dans la
pièce d'Ennius que dans la Médée de Sénèque le Tragique. Une simple
relation de son passage à Corinthe et de son entretien avec Médée
devait suffire à faire progresser l'action vers son dénouement.
Ainsi se trouve réduit à peu de chose l'apport des éléments exté
rieurs susceptibles de faire évoluer la situation. Chez Euripide il n'y en
avait que deux : le remariage de Jason et l'arrivée d'Egée. Ovide n'en a
conservé que le premier.
Son théâtre devait donc être tout animé de l'intérieur des person
nages, du mouvement des cœurs et des consciences, soumis au jeu
cruel et tragique du Destin. De fait, le fatalisme et ses lois secrètes

85 H., 12 : 131 vers sur 212.


86 Cf. H., 12, 159-182.
87 Cf. H., 12, 183-198.
88 M., 7, 394-397.
89 C'est aussi l'opinion de L. Séchan, La Légende de Médée, art. cité, p. 302, n. 6.
260 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

devaient intervenir puissamment sur l'évolution du tragique. Les vœux,


les malédictions, les présages et les pressentiments y jouaient assuré
mentun rôle déterminant.
C'est du moins ce que laissent entrevoir les Héroïdes, ces drames en
miniature, où l'on distingue au fond des âmes ce sentiment fatal du
devenir qui explique et entraîne l'évolution des personnages et celle de
l'action. Un exemple suffira pour éclairer ce point de vue, car il en sug
gérera quantité d'autres du même ordre.
Au vers 195 de la dix-huitième Héroïde, Léandre a le pressentiment
de sa mort. Cette prémonition fatale se réalise, au moment même où
Héro est assaillie par un pressentiment identique. Correspondance
troublante : nous sommes au vers 195 de la dix-neuvième Héroïde.
De même, dans les Métamorphoses, Médée a le pressentiment de
l'ingratitude de Jason90. Ainsi Ovide conviait son public à ces débats
intérieurs qui ne faisaient que laisser éclater à la fin une vérité que ses
héros portaient en eux depuis de début. Le fatalisme, contre lequel ils
essayaient de lutter, comme le montrent les hésitations de Médée avant
d'accomplir ses effroyables desseins, était le véritable moteur des pas
sions et de l'action, à la fois pathétique et dramatique.
Le drame d'Ovide était donc une œuvre à progression psychologi
que et non événementielle, tout proche de Racine et bien loin de Corn
eille91.
De fait, dans ce théâtre d'une âme, l'action se ramène aisément à la
simple histoire d'une passion amoureuse trompée et qui se venge abo
minablement. Par là, Ovide, le dramaturge, ne reniait pas le poète des
Amours et de l'Art d'aimer : la légende de Médée lui offrait le prétexte
d'une nouvelle variation sur son thème de prédilection. On comprend
alors que Sénèque le Père ait pu juger Ovide comme l'homme qui avait
rempli son siècle non seulement de ses traités, mais de ses traits sur
l'amour :
«... qui, hoc saeculum amatoriis non artibus tantum,
sed sententiis impleuit92.»

90 M., 7, 38-43.
91 Pour rendre sa Médée plus «vraisemblable» Corneille a éprouvé le besoin d'y
introduire des personnages et des péripéties supplémentaires. On y voit, ainsi, Egée deve
niramoureux de Creuse!
92 Contr., 3, 7.
OVIDE 261

Ovide en aurait convenu volontiers : d'ailleurs, pourquoi s'en éton


nerpuisque l'amour est partout, et surtout dans la tragédie, car, nous
dit-il : «de tous les genres littéraires la tragédie l'emporte en gravité, et
c'est elle aussi qui puise toujours sa matière dans l'amour. »
Omne genus scripti grauitate tragoedia uinciî :
Haec quoque materiam semper amoris habet93.

Ces vers prennent place dans une page des Tristes qui est consacrée
à l'amour et à la tragédie et qui nous donne de l'action de Médée ce
résumé sous forme d'argument extrêmement concis: «La douleur dé
chaînée par un amour outragé poussa une mère à teindre un fer du
sang de ses enfants.»
Tingerei ut ferrum natorum sanguine mater,
Concitus a laeso fecit amore dolor94.

On imagine sans peine le dépouillement d'une telle intrigue et com


me il a dû en coûter à Ovide pour y parvenir! Mais nous sommes
convaincu qu'il a atteint le but qu'il s'était proposé, à en juger du moins
d'après le témoignage des Anciens.
L'effort semble d'autant plus méritoire qu'il devait nécessairement
s'accompagner d'une recherche identique de la simplicité sur le plan
du ton, ou, si l'on préfère, du style de la tragédie.

Le ton

Une opinion fort répandue et tenace prétend cependant que le style


de cette œuvre devait être passablement oratoire. On invoque générale
ment pour la justifier le vers que cite Quintilien :
Seruare potui; perdere an possim, rogas?

Ailleurs, pour exprimer exactement la même idée, on qualifie ce


style en utilisant un autre terme : déclamatoire. De toutes façon, il semb
leque l'on veuille demeurer dans la plus parfaite confusion et que, au
fond, l'on se plaise à voir dans «oratoire» et «déclamatoire» de parfaits
équivalents, synonymes, en gros, de «grandiloquent».
Pour ne pas nous arrêter plus qu'il ne convient sur de tels juge-

93 T., 2, 381 et 382.


94 T., 2, 387 et 388.
262 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ments, disons d'abord qu'il est aberrant de vouloir associer Ovide à un


orateur, qui avait pour tâche d'ordonner et de développer sur des ryth
mes divers des arguments serrés; la vie de son client, ou la destinée de
l'État, dépendait des effets de ses périodes et de l'ampleur de sa péro
raison. Faut-il alors considérer Ovide comme un déclamateur? Au sens
strict du terme, assurément pas, du moins si l'on se range à l'avis de
Sénèque le Père. Toutefois, si l'on veut bien se faire du déclamateur
une image qui serait celle d'un artiste désintéressé, recherchant l'effet
capable de saisir son public par la rapidité d'un trait qui surprenait,
parce qu'il constituait une rupture par rapport à un tour communé
ment employé, alors il est permis de croire que le style tragique d'Ovide
pouvait devoir quelque chose aux leçons de ses anciens maîtres.
Revenons à cette page de Quintilien qui alimente ce débat. Après
avoir cité le vers d'Ovide, Quintilien ajoute ce simple commentaire :
l'expression le surprend parce qu'elle lui apparaît comme une rupture
par rapport à des tours fréquents du type : «Nocere facile, prodesse dif
ficile95.» C'est en ce sens que le style tragique d'Ovide peut sembler
«déclamatoire», mais, on le voit, cela est bien loin de la grandiloquence.
Ce qui nous paraît au contraire caractériser son originalité c'est la
vigueur et la véhémence nerveuse dans la construction antithétique.
Certains vers des Heroldes présentent à ce point de vue un intérêt
tout particulier, dans le mesure où on peut les considérer comme des
ébauches. Hypsipyle, par exemple, exprime sa haine contre sa rivale
par un trait qui n'est pas sans annoncer le style vigoureux de la tragé
die : «Pour Médée, j'aurais été Médée.»
Medeae, Medea forem96.

On remarquera, dans la bouche de Médée, quantité de ces tours


qui illustrent également la même recherche de la concision frappante
par ses contrastes, comme le montre ce vers : « moi qui assoupis le dra
gon, je ne puis m'assoupir. »
Quae me non possum, potui sopire draconem97.

Mais Ovide demeure, dans beaucoup d'esprits, prisonnier de la


fable qui a fait de lui un poète «erotique», alors qu'on se demande vrai-

95 Inst. orat., 8, 5, 6.
96 H., 6, 151.
97 H., 12, 171.
Ovide 263

ment quelle pudeur serait assez ingénue pour pouvoir être effarouchée
par ses élégies . . . Aussi on n'a jamais réellement pris au sérieux ses
efforts d'auteur dramatique quand il prétend avoir su donner à sa tra
gédie un ton grave et noble. Et l'on n'a jamais accordé la moindre
importance à ce vers des Tristes où Ovide affirme cependant que «son
expression a la gravité qui sied au cothurne» :
Quaeque grauis débet uerba cothurnus habet98.

Si forte est la puissances des idées reçues que l'on n'a également
prêté aucune attention à cette autre déclaration du poète dans laquelle
pourtant il définit encore le ton de la tragédie et livre en même temps
sa conception du tragique : à la grandeur doit se mêler la fureur (ira),
«noble doit être le ton tragique; aux cothurnes tragiques convient la
fureur. »
Grande sonent tragici; tragicos decet ira cothurnos".

Pour comprendre toute l'injustice dont on a fait preuve à l'égard


d'Ovide, il suffit d'imaginer le déluge d'exégèses qu'aurait immanquab
lement suscité ce même vers s'il avait été écrit non par Ovide, mais
par . . . Sénèque : du De ira à la fureur d'Hercule et à celle de Médée . . .
Mais revenons à la tragédie d'Ovide. Outre la grandeur et la fureur, le
ton devait être encore caractérisé par un goût certain des parallèles et
des symétries dans l'argumentation.
C'est là, assurément, un élément remarquable dans le style des der
nières Héroïdes, où chaque lettre reçoit une réponse qui reprend ses
thèmes principaux mais en utilisant d'autres termes et en se plaçant à
un point de vue tout différent, si bien qu'elle finit par en modifier com
plètement le sens et la portée. Ovide avait appris à l'école des rhéteurs
l'art de jongler avec les réalités et les mots, en fonction du personnage
qu'il faisait parler; le jeu ressemblait quelque peu à ces Exercices de
style qui ont assuré la notoriété de l'un de nos auteurs contemporains.
Sa tragédie devait donc présenter de tels effets de reprise à l'inté
rieur des dialogues, et la progression dramatique suivait certainement,
pas à pas, l'évolution lente de ces arguments sans cesse remaniés d'un
personnage à l'autre.
Or, précisément, il est temps de compléter nos investigations sur la

98 T., 2, 554.
99 R., 375.
264 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Médée d'Ovide en orientant nos recherches vers ses personnages, les


personnages secondaires du moins, car celui de Médée nécessite une
analyse particulière, comme on le verra.

Les personnages secondaires.

A priori, on ne s'attend pas à découvrir ces personnages jusqu'à


pouvoir connaître les moindres détails de leur vie intime ni même ima
giner leur portrait physique. Ceux que nous rencontrerons ressemblent
beaucoup plus, en effet, à des entités qu'à des êtres de chair et de
sang.
De fait, d'une façon générale, Ovide se montre avare en confiden
ces sur eux, sans doute parce que ses personnages n'étaient pas des
inconnus pour son public et que, de toute façon, ce public s'intéressait
aux âmes plutôt qu'aux personnes.
Il en résulte que les éléments qui permettraient de brosser un port
rait physique de chaque personnage demeurent fort rares et, de plus,
parfaitement conventionnels. Les illustres épistolières des Héroïdes, e
l es-mêmes, ne sont guère bavardes à cet égard. La plus prolixe semble
être Sappho. Mais cela ne va pas très loin : elle dit à Phaon qu'elle est
de petite taille, «sum breuis»100, et que sa peau n'est pas blanche, «can
dida non sum»m, et c'en est fini.
Un détail identique revient fréquemment dans les descriptions du
même genre : les héroïnes ont une blonde chevelure. Le trait, on le sait,
est devenu traditionnel dans la littérature latine depuis Catulle102; après
lui, on n'aurait su plaire sans être blond. C'est ainsi qu'Apollon lui-
même, dont les Grecs pourtant vantaient les cheveux noirs aux reflets
bleutés, apparaît chez Ovide s'être teint en blond: «flauus Apollo»103]
Aussi le poète ne saurait adresser de meilleure consolation à la malheu
reuse«dame chauve» que cette recommandation de se procurer une
perruque de Germanie : peu importe que ce soient des cheveux d'escla
ves pourvu qu'ils soient blonds104!
Rien d'étonnant donc ni même d'intéressant à ce que le séducteur

100 H., 15, 33.


101 H., 15, 35.
102 Cf. J. André, Etude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, 1949,
p. 326.
103 Α., 1, 15, 35.
104 Α., Ι, 14, 45.
OVIDE 265

par excellence, Jason, apparaisse avant tout incarner le type parfait du


«beau blond». Médée, cependant, ne remarque que ce détail et en est
éblouie : «Pourquoi ta fauve chevelure m'a-t-elle trop séduite?»
Cur mihi plus aequo flaut placuere captili105?

Pour le reste, elle se montre d'une discrétion absolue : en somme, il


est surtout blond; ses autres qualités ne sont qu'accessoires, et ne sont
décrites qu'en termes excessivement généraux : il est beau garçon et
beau parleur106; on remarque l'expression de son visage, la noblesse de
son âme et le charme de toute sa personne107; bref, il est beau comme
un dieu108!
Voilà donc tout ce que nous pouvons entrevoir du physique de
Jason; son caractère, en revanche, nous est mieux perceptible.
De ce point de vue, le personnage s'avère tout de suite fort peu
sympathique; dès la fin de son entrevue avec Aiétès il n'a qu'une idée
en tête : se dérober aux épreuves qui lui sont imposées. Médée lui appar
aîtalors être sa seule chance, comme Ariane à Thésée. Pour la séduire,
il met tout en œuvre y compris les belles supplications et la promesse
de mariage : «Cependant, l'étranger se met à lui parler, et il lui prend
la main, puis, d'une voix toute douce, il lui demande son aide et lui
promet le mariage. Alors, elle ne peut retenir ses larmes et lui dit ... »
Ut uero cœpitque loqui dextramque prehendit
Hospes et auxilium submissa uoce rogauit
Promisitque torum, lacrimis ait illa profusis . . . 109.

Ovide nous laisse entendre qu'il n'y a pas l'ombre d'une sincérité
dans les intentions de Jason : il emportera la Toison et avec elle Médée,
«comme une seconde dépouille»110. Il apparaît comme l'homme né sous
une heureuse étoile et à qui tout réussit sans peine; il parvient à ses
fins grâce au concours des autres et sans jamais courir grand risque :
dans l'œuvre d'Apollonios, c'est lui qui tuait Absyrtus; Ovide a mis ce
crime au compte de Médée qui, de service en service, accumule les
atrocités, par amour pour lui.

105 H., 12, 11.


106 H., 12, 12.
107 M., 7, 43 et 44.
108 M., 7, 87 et 88.
109 M., 7, 89-91.
110 Cf. M., 7, 177.
266 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Comme Jason n'est pas sincère mais règle ses sentiments sur les
circonstances, il n'aura aucun scrupule à tourner ses regards et ses
ambitions du côté de Creuse, par calcul et non par amour. Désormais,
il n'a plus aucun ménagement pour Médée : il vient en personne lui
intimer l'ordre de quitter sa demeure, sans la moindre gêne :
Ausus es «Aesonio, dicere, cede domo111.»

Et sa mesquinerie à l'égard de celle à qui il doit tout va jusqu'à


pouvoir lui reprocher de ne pas lui avoir apporté de dot :
Dos ubi sit, quaeris112?

Tout cela compose un portrait peu flatteur de l'Argonaute. De jour


en jour, nous voyons Jason s'abaisser à plus d'indignité. Aussi approu-
ve-t-on sans réserve aucune les durs reproches que lui adresse à son
tour Médée pour lui exprimer sa rancœur; c'est à juste titre, nous sem-
ble-t-il, qu'elle peut le traiter d'ingrat et de scélérat113. On s'étonne
même de la modération dont elle fait preuve; Hypsipyle, elle, se montre
bien plus sévère et va jusqu'à affirmer que, au fond, les mauvaises lan
gues n'ont pas tort de raconter que Jason n'est qu'un incapable qui,
sans l'aide de Médée, n'aurait jamais su accomplir sa mission114.
Ainsi, on le voit, Ovide a fait de Jason le plus lamentable de tous les
héros des vieilles légendes grecques. Ce qu'il nous montre, au total,
n'est qu'un vulgaire médiocre qui se dérobe devant l'épreuve, plus
lâche encore que ne l'avait imaginé Euripide, bien loin assurément de
l'humanité que lui prêtera Sénèque le Tragique. Il semble qu'ainsi Ovi
de ait voulu proposer, par-delà ce portrait d'un opportuniste minable,
une étude symbolique de Tanti héros, en se plaçant dans une perspecti
ve tout à fait originale pour son temps et qui préfigure déjà certaines
interprétations modernes115.
Une telle analyse du personnage de Jason nous laisse entrevoir, par
antithèse, la façon dont Ovide a imaginé et conçu sa Médée.
L'étude de son personnage occupera seule désormais notre recher
che, apportant une nouvelle vigueur à la redécouverte de cette tragédie,

111 H., 12, 134.


112 H., 12, 199.
113 Cf. H., 12, 16, 19, 21. . .
114 Cf. H., 6, 103 et 104.
115 Pour une interprétation moderne du mythe de Jason et des Argonautes, voir P.
Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Paris, 1966, p. 171 et sq.
Ovide 267

dont les vers sont certes perdus, mais dont le souvenir survit au cœur
même de l'œuvre entière d'Ovide.

III - Medea ovidiana

Nous avons déjà constaté, à propos du personnage de Jason,


qu'Ovide ne s'attardait guère sur le physique de ses héros; inutile donc
d'espérer un portrait plus détaillé de Médée : ce sera la grande innovat
ion de l'art romantique que de vouloir faire poser des modèles aussi
bien pour l'écrivain que pour le peintre.
Quelles que soient les affinités d'Ovide avec le romantisme, celui
des poètes anglais surtout, en ce domaine il se montre aussi parcimo
nieux que ses prédécesseurs qui, depuis longtemps, depuis Homère en
tout cas, n'ont pas contribué du tout à l'évolution du portrait littéraire.
Chez eux, en effet, le plus souvent la description se limite à un seul
détail stéréotypé et inlassablement répété; c'est ainsi qu'Homère ne
paraît s'intéresser qu'à ces «signes particuliers» bons pour établir des
fiches de police : Andromaque a « les bras blancs » ! De la même facon
Hésiode proposera un signalement de Médée tout aussi succinct : «jo
lies chevilles»116. . .
C'est aux Alexandrins, on le sait, que revient le mérite d'avoir rap
proché la littérature de la peinture et introduit la couleur dans leurs
portraits. Ovide, leur disciple après Catulle, ne connaît plus que ce
moyen de décrire qui substitue la couleur à la ligne. Aussi en vient-il,
dans ses «portraits», dans ce qui en tient lieu du moins, à se constituer
une symbolique des couleurs, rudimentaire sans aucun doute, mais su
ffisamment apparente malgré tout pour être signifiante.

Le symbolisme de la couleur.

Il semble ainsi que, dans le cas de Jason, Ovide ait voulu par un
détail tout extérieur nous révéler l'intérieur de son personnage : la cou
leur, parce qu'elle est symbole, constitue un jugement aussi expressif
que la forme du masque de théâtre. Et l'on doit l'interpréter au moyen
d'une série d'équations simples : Apollon est le plus beau des dieux; or
il est blond. Jason, pour être séduisant, doit satisfaire à ce canon de la

116 Cf. Théog., 961. Pacuvius, pour sa part, la disait belle. . .


268 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

beauté parfaite : il sera blond ; ce qui fait que la qualité fondamentale


de Jason, c'est d'être blond, donc séduisant. Voilà pourquoi Médée ne
remarque sur toute sa personne que ce détail unique, car il suffit pour
tout expliquer.
Sappho, en revanche, n'est pas blonde, comme certaines autres
héroïnes, et n'a même pas «la peau bien blanche»117, car elle n'a pas
besoin, elle, d'être belle pour plaire.
On voit toute la puissance d'évocation que renferme cet emploi
symbolique de la couleur et comme il serait intéressant de pouvoir l'ap
pliquer au personnage de Médée.

Le rouge et le blanc.

On a fait très judicieusement observer que les peintres de Pompéi


avaient représenté Médée en rouge et blanc118, ce qui est la pure vérité.
Mais on s'est étonné de ne pouvoir «trouver des recherches analogues
dans les Métamorphoses», ce qui peut être discuté.
Il est certain que nous ne trouvons nulle part dans l'œuvre entière
d'Ovide une description de Médée qui utilise ces deux couleurs, effect
ivement. Mais, en revanche, il nous semble possible de remarquer, en
plusieurs passages, des «recherches analogues».
Est-il besoin d'examiner l'hypothèse invraisemblable qui préten
draitqu'Ovide aurait parfaitement pu n'avoir jamais vu un seul de ces
tableaux où Médée était représentée en blanc et rouge? Deux vers des
Tristes119, ainsi que nous l'avons dit, suffisent pour la réfuter en nous
prouvant que le poète connaissait, comme tant d'autres Romains, com
mePline en tout cas120, l'œuvre de Timomaque qui ornait le temple de
Vénus Génitrix. Or, précisément, c'est elle qui a si bien influencé les
peintres de Pompéi et d'ailleurs qu'ils n'ont jamais su se dégager de son
imitation servile ni en donner autre chose que des répliques.
On peut cependant se demander alors pourquoi Ovide n'a pas cher
chéà tirer un profit quelconque de ce contraste chromatique?
- Une première raison découle, tout simplement, du manque d'ori-

117 Cf. H., 15, 35.


ne yojr g Viarre, op. cit., p. 78, qui renvoie à W. Helbig, n° 1264. Sur le maintien de
cette tradition, cf. Musée de Trêves, Médaillon du 2e siècle représentant Médée et Jason
devant la Toison d'or.
119 T., 2, 525-527. Cf. supra.
120 N.H., 35, 26, et 136.
Ovide 269

ginalité que présentait le procédé, car il n'était pas l'invention du


byzantin Timomaque et encore moins celle des peintres de Pompéi :
bien avant eux, Médée avait été représentée en blanc et rouge par la
céramique et la statuaire funéraire, revêtue de sa longue robe d'Asiati
que et coiffée, souvent, de son bonnet phrygien.
- De cette première raison en naît une seconde : ces deux couleurs
avaient fini par apparaître comme des attributs tout à fait habituels de
Médée, si bien que le peintre ne pouvait se dispenser de les utiliser. Le
rouge et le blanc appartenaient donc en propre à l'art pictural et leur
utilisation dans la symbolique littéraire n'aurait semblé que d'une ba
nalité navrante. Imaginons, pour bien fixer les choses, qu'un poète
contemporain, Claudel par exemple dans L'Annonce faite à Marie, se
soit longuement étendu à commenter le blanc et le bleu que l'on sait, et
l'on comprendra mieux alors la réserve d'Ovide. Virgile observe la
même discrétion dans l'utilisation de ces deux couleurs qui apparte
naienten propre aux magiciennes121.
Il était, sans aucun doute, infiniment plus habile de la part d'Ovide
de vouloir retrouver le symbolisme profond de ces couleurs et de s'es
sayer à le traduire par des moyen spécifiquement littéraires.
Nous sommes bien mal informés sur la signification que pouvait
avoir pour les contemporains d'Ovide l'opposition du rouge et du blanc
dans les représentations de Médée; il est probable qu'ils y voyaient un
symbole de l'ambiguïté du personnage et même de son évolution : du
blanc au rouge, toute l'histoire de Médée était ainsi expliquée. Le
contraste rappelait comment la «jeune fille du Phase», la chaste prê
tresse d'Hécate, la fée bienfaitrice et salvatrice avait pu devenir la plus
redoutable des magiciennes et la plus effroyable des criminelles. Le
rouge était en soi un symbole complexe qui associait le feu et le sang : -
le sang d'Absyrtus, de Pélias et celui des enfants, - le feu de la vengeanc
e qui a consumé Creuse, Créon et tout le palais ainsi que les flammes
dévorantes de la passion de Médée.
Aussi il nous apparaît qu'Ovide a voulu traduire par des «recher
ches analogues» le même contraste symbolique non par l'opposition
des couleurs, ce qui eût été banal et faible, mais par celle de termes
fortement antithétiques.

121 Cf. Virg., Egl., 8, 74-75 et la glose ad loc. de Servius qui rappelle le sens des cou
leurs rituelles : blanc = Séléné, rouge = Artémis. Il ajoute le noir = Hécate. Explications
de grammairien et non de poète.
270 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Ainsi pouvons-nous comprendre toute la vigueur du vers tragique


que nous a conservé Sénèque le Père, où l'évolution du personnage est
rendue par l'opposition du sens des verbes compléments seruare et per
dere et celle des temps des verbes principaux potui et possim :
Seruare potui; perdere an possim rogas?

Quant aux thèmes du feu et du sang, nous les retrouverons fr


équemment associés dans l'œuvre d'Ovide et, par conséquent, tout au
long de notre analyse du personnage. Jusqu'ici nous avons montré
l'évolution de Médée et comment elle apparaissait; il nous faut mainte
nant rechercher les caractères fondamentaux de notre Medea Ovidiana.

AMANS

C'est d'abord dans le cadre de son aventure amoureuse que nous


devons replacer le personnage si nous voulons en pénétrer la psycholog
ie intime et, du même coup, en comprendre l'évolution.

Les feux de la passion.

Médée, nous l'avons déjà souvent remarqué, est étroitement liée au


cycle erotique de la production d'Ovide. L'Amour nous le rappellerait,
s'il en était besoin, en évoquant le souvenir de sa première venue sur
les bords de la mer Noire : « Ces lieux, je les ai vus pour la première fois
quand, sur la demande de ma mère, je suis venu percer de mes traits la
jeune fille du Phase.»
Haec loca turn, primum uidi, cum maire rogante
Phasias est telis fixa puella meis 122.

Depuis cette intrusion brutale de Cupidon dans son existence, Mé


dée a connu toute la rigueur de la passion dont le dieu ailé a enflammé
son cœur. L'irréparable s'est accompli pendant l'entrevue qu'Aiétès
accorde aux Argonautes : «Cependant, un feu violent s'empare de la fil
le d'Aiétès ...»

122 P., 3, 3, 79 et 80.


OVIDE 271

Concipit interea ualidos Aeetias ignés 123. . .

Dès cet instant, la malheureuse aura beau faire, son cœur est irr
émédiablement pris et toute tentative pour laisser parler la voix de la
raison s'avérera vaine. C'est bien inutilement, en effet, que Médée se
dira en elle-même : « Chasse de ton cœur virginal ces flammes qui le
dévorent. »
Excute uirgineo conceptas pectore flammas 124.

Dans ce vers apparaît nettement, pour le première fois, cette oppos


ition de la candeur et de l'amour que les peintres ont pu rendre, par
des «recherches analogues», au moyen du blanc et du rouge. Nous
retrouvons ce même effet de contraste dans cette autre exhortation que
s'adresse Médée sur le mode de l'interrogation: «Pourquoi toi, jeune
fille de sang royal, brûles-tu pour un étranger?»
. . . Quid in hospite, regia uirgo,
Ureris125?

Un moment toutefois la candeur et la raison sembleront l'emport


er, la crainte aussi, sans doute. Mais leur triomphe sera de courte
durée. Il suffit que Médée aperçoive de nouveau Jason pour que toutes
ses belles décisions se consument elles aussi dans le feu de la passion
renaissante et que la jeune fille au teint candide sente la rougeur qui
enflamme ses joues : « Et déjà elle se sentait forte et avait chassé de son
cœur cet embrasement qui s'était apaisé, quand elle voit le fils d'Éson :
aussitôt, les feux éteints se rallument. Ses joues rougissent et, de nou
veau, sur tout son visage, elle sent cette brûlure. Comme la plus petite
étincelle cachée sous un amas de cendre est alimentée par les vents, se
développe et reprend, sous cette excitation, son ancienne vigueur, ainsi
cet amour qui semblait déjà se calmer et que déjà on aurait dit languis
sant, à peine a-t-elle vu le jeune homme, là, devant elle, et si beau, qu'il
s'embrase de nouveau.»
Et iam fortis erat pulsusque resederat ardor,
Cum uidet Aesoniden, exstinctaque fiamma reluxit;
Erubuere genae totoque recanduit ore,

123 M., 7, 9.
124 M., 7, 16.
125 M., 7, 21 et 22.
272 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Utque solet uentis alimenta assumere quaeque


Parua sub inducta latuit scintilla fauilla
Crescere et in ueteres agitata resurgere uires,
Sic iam lenis amor, iam quem languere putares,
Ut uidit iuuenem, specie praesentis inarsit 126.

Page admirable, sans aucune réserve, par la façon délicate dont


elle conte le lent combat de l'amour finalement victorieux. Elle mériter
ait sans doute qu'on s'y attarde longuement pour en étudier la pro
gression subtile, toute faite de nuances. Contentons-nous de remarquer
comme tout se joue entre deux mots, ardor et inarsit, placés à la fin du
premier et du dernier vers. Malgré tout, Médée nous semble avoir été,
comme tant d'autres amantes de la littérature latine127, une proie bien
facile, d'autant qu'elle paraît être à la fois la plus fraîche de toutes les
amantes ovidiennes et la plus violemment atteinte aussi par les feux de
la passion.
Et si, d'aventure, il nous prenait un désir d'imaginer comment,
dans la tragédie perdue, Médée exprimait ce qu'elle ressentait sous la
tourmente de ces feux violents, nous pourrions relire ces vers des
Héroïdes ou le même thème est repris, sur un ton plus douloureux cette
fois, car c'est Médée elle-même qui se souvient et qui rappelle avec
amertume le passé : «C'est alors que je t'ai vu, alors que j'ai appris à
savoir ce que tu es : et ce fut dans mon esprit un bouleversement total,
le premier. Je t'ai vu, j'étais perdue, et de feux inconnus je brûlai, com
mebrûle devant les grands dieux la torche de pin. Tu étais beau et mes
destins m'entraînaient. Ton regard avait ravi mes yeux. »
Tune ego te uidi; tune cœpi scire quis esses;
Illa fuit mentis prima ruina meae.
Et uidi et perii nec notis ignibus arsi,
Ardet ut ad magnos pinea taeda deos.
Et formosus eras et me mea fata trahebant;
Abstulerant oculi lumina nostra tui128.

La puissance de cette flamme qui torture le cœur de Médée ne lui


laisse jamais plus de répit. Dès le premier jour, elle aime Jason et ne

126 M., 7, 76-83.


127 Sur la conception féminine de l'amour, voir P. Grimai, L'amour à Rome, Paris,
1963, chap. 6, L'amour et les poètes.
128 H., 12, 31-36.
Ovide 273

pourra jamais se départir de cette passion, même aux pires instants du


malheur. Chassée ignominieusement du palais d'Éson, elle part, suivie
de ses enfants et, dit-elle à Jason, «de ce qui toujours me suit : mon
amour pour toi».
Et, qui me sequitur semper, amore tui 129.

Une telle ardeur, évidemment, n'a rien d'éthéré : elle s'accompagne


d'une certaine sensualité. Celle-ci, toutefois, ne s'exprime que de façon
extrêmement discrète, chose étonnante si l'on se rappelle les confiden
ces intimes auxquelles nous ont habitués les Amours. Médée, au contrair
e, ne laisse qu'entrevoir le bouleversement aigu qu'elle ressent dans
son cœur et dans ses sens. De ce point de vue, elle paraît plus réservée
que la Médée d'Euripide, ce qui ne veut pas dire moins sensuelle.
Le premier effet de la passion sur elle a été de la saisir tout entière
et de la laisser là, en extase, comme pétrifiée. Alors, tout son être se
crispe et ses yeux seuls manifestent une vie exaspérée en dévorant
Jason de leur regard brûlant : « Et le hasard fit que, ce jour-là, le fils
d'Éson fut encore plus beau que jamais ; son amante avait droit à notre
indulgence : elle le contemple et, sur son visage, comme si elle le voyait
pour la première fois, elle tient ses yeux fixés ...»
Et casu solito formosior Aesone natus
Illa luce fuit; posses ignoscere amanti.
Spectat et in uultu ueluti turn denique uiso
Lumina fixa tenet 13° . . .

Mais, lorsque Jason est victorieux, elle se retient à grand-peine de


lui sauter au cou. Il a dû en coûter tout autant à Ovide de l'en empê
cheret de se contenter d'intervenir pour donner ce simple commentair
e : «Toi aussi, fille barbare, tu voudrais bien étreindre le vainqueur
entre tes bras; la pudeur arrête ton élan. Et pourtant tu l'aurais étreint
entre tes bras ...»
Tu quoque uictorem complecti, barbara, uelles,
Obstitit incœpto pudor; at complexa fuisses 131 . . .

Cette sensualité retenue, rare chez une fille barbare, comme Ovide

129 H., 12, 136.


130 M., 7, 84-87.
131 M., 7, 144 et 145.
274 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

prend la peine de le souligner, deviendra plus incisive chez la femme


mûre, en même temps qu'elle laissera libre cours à l'expression de sa
rancœur et de sa jalousie : «Ce corps que j'ai sauvé, c'est sa maîtresse
maintenant qui l'étreint, et de mes peines c'est elle qui a le fruit.»
Quos ego seruaui, paelex amplectitur artus,
Et nostri fructus Ma laboris habet 132.

Un tel cri demeure cependant exceptionnel, et il faut toute la mauv


aise foi d'Hypsipyle et sa jalousie pour pouvoir imaginer que Médée
s'est comportée comme une «vierge adultère»133 ou une «concubine»134.
Elle surprend au contraire par la pudeur avec laquelle elle laisse seul
ement transparaître les effets d'une passion que l'on devine dévorante.

Sensibilité et sentimentalité.

De fait, la Médée d'Ovide étonne par son côté romanesque et sent


imental, naïf même, qui la distingue nettement des personnages d'Euri
pideet de Sénèque.
Elle se présente, en effet, avec le visage innocent d'une «jeune fille
naïve», ce sont ses propres termes : «puella simplex»135. Tout, pour elle,
sera à découvrir, et Ovide, bien avant Corneille, a excellé dans cette étu
de de la passion naissante au fond d'un cœur candide; le «je ne sais
quoi», avant d'appartenir aux héroïnes généreuses136, a d'abord été
celui de la fille d'Aiétès. « Elle se dit : c'est en vain que tu résistes,
Médée, un je ne sais quel dieu s'y oppose, et sans doute est-ce là ce
qu'on nomme l'amour ou quelque chose du moins qui lui ressemble?»
. . . «Frustra, Medea, répugnas;
Nescio quis deus obstat»; ait «mirumque nisi hoc est,
Aut aliquid certe simile huic, quod amare uocatur»137?

Aussi, sans savoir encore ce que c'est que d'aimer, Médée s'aban-

132 H., 12, 173-174.


133 Cf. H., 6, 133.
134 Cf. H., 6, 153.
135 H., 12, 89-90.
136 La Médée de Corneille fait toutefois étrangement exception : la découverte de
l'amour ne semble guère lui avoir laissé de souvenir. Mais Psyché remet les choses en
place, à propos du «je ne sais quoi».
137 M., 7, 11-13.
Ovide 275

donne au rêve le plus merveilleux : elle ira au pays de Jason ; elle reste
ra près de lui toute seule et pour toujours ; elle aura parcouru le monde
pour découvrir «un pays plus favorisé, des villes dont la réputation
s'étend jusqu'ici, la civilisation et les arts de chaque région », et elle s'e
xclame dans sa spontanéité : «A moi enfin l'homme pour qui je donner
ais toutes les richesses du monde entier, le fils d'Eson»!
. . . Notitiamque loci mêlions et oppida, quorum
Hic quoque fama uiget, cultusque et artes locorum,
Quemque ego cum rebus quas totus possidet orbis
Aesoniden mutasse uelim . . . 138.

Le rêve s'amplifiant, elle se voit déjà embarquée pour la croisière,


elle imagine le bonheur de cette traversée : «En tout cas, quand je tien
drai l'objet de mon amour, blottie contre le sein de Jason, je pourrai
parcourir la vaste mer ; serrée entre ses bras, je ne redouterai plus rien,
ou si j'éprouve de la crainte, ce sera pour mon époux, pour lui seul».
Nempe tenes quod amo gremioque in Iasonis haerens
Per fréta longa ferar; nihil illum amplexa timebo,
Aut, siquid metuam, metuam de coniuge solo139.

Cette rêverie est peut-être bien la plus romanesque qu'ait jamais


produite la littérature latine. Elle est, en tout cas, celle d'une amante si
éprise qu'elle perd toute notion de la réalité : Médée s'attache soudaine
ment et totalement à Jason sans trop savoir pourquoi; les raisons
qu'elle invoque sont des généralités pour ne pas dire des banalités :
«Qui donc ne serait touché, à moins d'être cruel, par l'âge de Jason,
par sa naissance et sa bravoure? Qui, à défaut de tout le reste, ne serait
ému par sa beauté? Mon cœur du moins en a été ému».
Quern, nisi crudelem, non tangat Iasonis aetas
Et genus et uirtus? Quem non, ut cetera desini,
Ore mouere potest? Certe mea pectora mouit1*0.

Une nouvelle tentative pour justifier cet amour ne donnera que des
résultats identiques; et l'on retrouve encore là141, les mêmes détails:

138 M., 7, 57-60.


139 M., 7, 66-68.
140 M., 7, 26-28.
141 Cf. M., 7, 43.
276 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

expression du visage, noblesse de l'âme, charme de sa personne, toutes


choses qui sembleraient ternes dans la bouche d'une autre amante ovi-
dienne mais qui, cependant, sur les lèvres de Médée ne manquent pas
d'une certaine saveur innocente.
Toute la lâcheté de Jason consiste à s'être joué de cette sentimentali
té, d'autant qu'elle s'accompagne d'une sensibilité tout aussi vive et
spontanée. Il en faut peu, en effet, pour attendrir ce cœur émotif, sur
tout lorsque cela vient de Jason. Ainsi lorsque le fils d'Éson sort du
palais, consterné par le résultat de son entrevue avec Aiétès, Médée ne
peut demeurer insensible en voyant son air triste et elle ne sait retenir
ses larmes : «triste tu t'éloignes; tu t'éloignes suivi par mes yeux qui se
mouillent. »
Tristis abis; oculis abeuntem prosequor udis142.

Et, pour bien nous prouver que ce ne sont pas là des larmes de
caprice passager, Ovide la laisse pleurer ainsi toute une nuit! Médée a
été réellement émue par l'idée des dangers que va courir Jason; mais,
évidemment, c'est le jour même des épreuves que l'émotivité de la jeu
ne fille atteint son paroxysme. Alors, sous l'effet de la crainte, elle se
prend elle-même à son propre jeu, oublie la vertu de ses philtres,
devient soudain blême et sent ses genoux se dérober : « Moi-même, qui
t'avais donné les philtres, je pâlis et tombai assise.»
Ipsa ego, quae dederam medicamina, pallida sedi 143.

Le thème réapparaît, avec plus de netteté encore, dans les Méta


morphoses : «Quand elle voit le jeune homme seul en butte aux coups
de tant d'ennemis, elle pâlit; son sang soudain s'arrête et, glacée, elle
tombe assise.»
Utque peti uidit iuuenem tot ab hostibus unum,
Palluit et subito sine sanguine frigida sedit 144.

La particularité de la sensibilité de Médée est, précisément, de ne


s'intéresser qu'à un seul objet : Jason. Le reste de la création ne peut la
toucher qu'en passant par l'intermédiaire de son amant. C'est ainsi que,
quoi qu'elle puisse prétendre, elle a parfaitement oublié depuis long-

142 H., 12, 55.


143 H., 12, 97.
144 M., 7, 135 et 136.
Ovide 277

temps son père, mais que, le jour où Jason lui demande de rajeunir
Éson, en pleurant, elle est émue par sa piété filiale et, pour éprouver
un sentiment identique, noble puisque Jason en donne l'exemple, elle se
souvient elle aussi d'Aiétès : «Elle fut émue par la piété de sa prière et
dans son cœur agité de sentiments si changeants se glissa alors le sou
venir d'Aiétès qu'elle avait abandonné. »

. . . Mota est pietate rogantis


Dissimilemque animum subiit Aeeta relictus 14S.

L'amour qu'elle porte à Jason domine si bien toute son affectivité


que ses sentiments maternels n'ont de sens eux aussi que par rapport à
Jason. Ainsi, lorsqu'elle envisage le meurtre des enfants, ce n'est pas
sur eux qu'elle pleure ni sur elle, comme le fait la Médée d'Euripide si
charnellement attachée à ses enfants : ce qui bouleverse sa sensibilité,
ce qui la touche véritablement, c'est l'idée de devoir faire disparaître
cette image de Jason qui est inscrite dans les traits de ses fils : « La
marâtre cruelle va sévir contre ceux que j'ai mis au monde. Ils ne sont
que trop semblables à toi. Cette ressemblance me touche. Chaque fois
que je les vois, mes yeux se mouillent. »
Saeuiet in partus dira nouerca meos.
Et nimium similes tibi sunt et imagine tangor
Et quotiens video lumina nostra madent146.

Médée, de la sorte, a tout subordonné à Jason, ou plutôt à la fausse


image qu'elle se fait de lui. Et, comme c'est de lui qu'elle attend le bon
heur, c'est en lui qu'elle trouvera le malheur.

L'impossible partage.

Ovide a sans doute volontairement accentué le caractère antithéti


que de ses deux personnages principaux. Il a poussé cet antagonisme
au point que toute la sympathie ne peut aller qu'à Médée et que Jason
ne trouve guère d'excuse, moins encore que celui d'Euripide et que
celui de Sénèque à plus forte raison.
De fait, tandis que la passion de Médée s'exprime au grand jour et

145 M., 7, 169 et 170.


146 H., 12, 188-190.
278 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

que l'on peut aisément en mesurer toute la sincérité, Jason ne semble


au contraire pas un instant touché par l'amour, pas même au tout
début de leur rencontre. Quand Médée ouvrira les yeux, il sera déjà
trop tard et bien inutile de dire à Jason : «Tes yeux avaient ravi mes
yeux et tu le sentis, perfide. Qui peut en effet cacher l'amour?»

Abstulerant oculi lumina nostra tut.


Perfide, sensisti. Quis enim bene celât amorem147?

Mais, quand elle aperçoit enfin l'effroyable malentendu sur l


equel repose leur union et que ce qu'elle a pris pour de l'amour
n'était qu'indifférence ou calcul sordide, les mots lui manquent et,
pour exprimer sa déception, elle ne sait que répéter: «perfide, ingrat,
scélérat», comme pour éviter d'aller jusqu'au fond de son malheur et
de voir Jason tel qu'il est en réalité: un anti héros pitoyable! Alors,
cependant, elle l'imagine aux pieds de Creuse, se plaignant de son
sort et recommençant son scénario de séduction, parce que son inté
rêt le pousse une fois encore à courtiser la fille d'un roi, comme
autrefois Hypsipyle et elle-même. Mais comment échapper à l'absur
dité de cette situation?

Une seule issue.

Par la faute de Jason, l'existence de Médée n'a été rien d'autre


qu'un long combat où l'amour sans cesse a exigé la mort. C'est pour lui
qu'elle a commis en effet tous ses crimes dont le plus abominable a été
celui d'Absyrtus. La mort est devenue dans la vie de cet étrange ména
ge une solution, presque une habitude.
Aussi Médée en vient à regretter de n'être pas morte elle-même,
quand il en était encore temps, tout de suite après le triomphe de
Jason, pour être engloutie, tout innocente encore, avec son amour dans
la mort : « Alors les sœurs qui règlent la destinée des mortels auraient
dû dévider mon fuseau jusqu'au bout; alors, moi, Médée, j'aurais pu
avoir une belle mort. Tout ce que, depuis lors, j'ai traîné avec ma vie,
n'a été que douleurs. »

Tune, quae dispensant mortalia rata, sorores


Debuerant fusos euoluisse meos.

147 H., 12, 37 et 38.


Ovide 279

Turn potui, Medea, mori bene. Quidquid ab ilio


Produxi uitam tempore, poena fuit 148.

Elle aurait voulu encore que survînt l'issue fatale au cours même
de la merveilleuse croisière, quand s'éloignaient la terre de Colchide
et le remords aussi d'avoir trahi son père, quand la Grèce n'apparaiss
ait pas encore, refuge imaginaire de son futur bonheur. Ainsi aurait
péri la trahison de Médée et la perfidie de Jason : « Où est la puis
sance divine? Où sont les dieux? Que n'avons-nous sur la mer trouvé
les châtiments que nous méritions, toi pour ta perfidie, et moi pour
ma crédulité?»

Humen ubi est? méritas subeamus in alto


Tu fraudis pœnas, credulitatis ego 149.

Mais, lorsqu'elle comprend que ce bonheur qu'elle avait concentré


autour de la personne de Jason n'a été qu'un leurre, elle décide de
détruire tout ce qui touche encore Jason. Et la fée salvatrice devient
l'ange de la destruction. Ainsi est résolue la mort de Creuse, qui entraî
ne celle de Créon et la destruction du palais, symbole de la convoitise
de Jason : « Elle pleurera et sera consumée par des feux qui l'emporte
ront sur les miens. »

Flebit et ardores uincet adusta meos 15°.

La mort de Creuse frappe Jason dans son avenir, celle des enfants
veut l'atteindre dans son passé et effacer jusqu'aux fruits de cet amour
qui n'a été que faux semblant.
Ainsi évolue le personnage de Médée, amante tragique, de la can
deur de son innocence première au feu et au fer de la vengeance.
Cependant, la blessure d'un amour trompé ne justifie pas à elle seule
toute l'horreur de sa conduite : il nous faut chercher d'autres explica
tions de ses crimes. Peut-être pourrons-nous encore mieux comprendre
ses raisons profondes d'agir comme elle le fait, en l'étudiant en tant
que «barbare»?

>« H., 12, 3-6.


149 H., 12, 119 et 120.
150 H., 12, 180.
280 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

BARBARA

Le concept de «barbare»151 mériterait en soi une étude détaillée


qu'il n'est pas dans nos intentions d'entreprendre ici, ni même seul
ement d'esquisser. Nous nous contenterons donc de montrer que le te
rme est employé par Ovide pour qualifier Médée avec diverses accep
tions qui constituent autant de nuances et qui concourent à donner au
personnage une spécificité propre et une authenticité particulière.
Ovide, évidemment, a conservé au mot sa valeur à la fois spatiale et
raciale ainsi que l'entendaient les Grecs. Mais nous verrons que sa
Médée se caractérise fort peu par son exotisme et que, tout bien consi
déré, son origine lointaine ne constitue pas un élément fondamental de
son personnage, comme c'était le cas pour la Médée d'Euripide.

La plus romaine des Colchidiennes.

Ce n'est en effet qu'en apparence, par fidélité aussi à la tradition,


que Médée fait figure de «barbare», au sens ancien, par rapport au
plus pur fleuron de la jeunesse grecque qui débarque en Colchide.
Hypsipyle, dans sa lettre gorgée de conseils et d'avertissements,
rappelle à Jason que Médée n'est qu'une étrangère et, qui plus est, de la
plus lointaine espèce. Elle se fait ainsi l'écho de l'inquiétude et de
l'émotion que n'a pas manqué de provoquer, dans la famille d'Éson, le
choix d'une telle épouse: «Ta mère, Alcimédé ne t'approuve pas -
demande l'avis de ta mère - pas plus que ton père, à qui arrive du pôle
glacé une bru. »
Non probat Alcimede mater tua (consule matrem).
Non pater, a gelido cui uenit axe nurus 152.

La bru nordique éprouve, du reste, une appréhension identique à


l'égard de Jason, un étranger dont elle ignore tout153. Elle se demande
si elle fait bien de quitter sa patrie pour suivre un homme venu d'un

151 On consultera sur ce point Y. Dauge, Le Barbare, Bruxelles, 1981, Latomus


n° 176.
152 H., 6, 105 et 106.
153 Cf. M., 7, 39 : nescio quis aduena.
OVIDE 281

autre monde: «Pourquoi, fille d'un roi, brûles-tu pour un étranger, et


songes-tu à prendre un époux dans un autre univers?»
. . . Quid in hospite, regia uirgo,
Ureris et thalamos alieni concipis orbis154?

Plus tard, de fait, elle regrettera qu'un étranger soit arrivé au


royaume de son père: «Tu pénétras dans l'heureux royaume de ma
patrie. »
Intrasti patriae regna beata meae 155.

Cependant, sur ce royaume, sur ses coutumes, ses traditions et ses


lois, elle ne nous dit rien qui puisse nous le faire connaître et éclairer
du même coup son personnage. Il semble donc que rien de tout cela ne
l'ait véritablement et profondément marquée : elle est née en Colchide,
voilà tout. Aussi ne nous donne-t-elle aucune autre précision sur le
royaume d' Aiétès qu'un aperçu de son étendue : « II gouverne tout ce
qui s'étend depuis la rive gauche du Pont jusqu'à la Scythie neigeuse. »
. . . Scythia tenus Me niuosa
Omne tenet, Ponti qua plaga laeua iacet 156.

La description générale est, on le voit, on ne peut plus sommaire;


les quelques détails dont nous disposons pour faire sortir la Colchide
de ses brumes «nordiques» s'avèrent eux aussi bien insuffisants. Et
nous ne connaîtrons jamais que le Phase, fleuve limoneux157, le champ
consacré à Mars où Jason subit ses épreuves158, et enfin le bois sacré où
se dresse le temple de Diane et qui est le lieu de la rencontre de Médée
et de Jason. Chose rare, nous en possédons deux descriptions, sans dout
e parce que c'est le lieu où s'est nouée l'aventure amoureuse. La pre
mière se trouve dans la douzième Héroïde : «II est un bois qu'obscurcis
sent les pins et le feuillage de l'yeuse; les rayons du soleil ne peuvent
qu'à peine y pénétrer. Il s'y trouve, ou du moins il s'y trouvait, des
sanctuaires de Diane; la déesse est debout, façonnée dans l'or par une
main barbare.»

154 M., 7, 21 et 22.


155 H., 12, 24.
156 H., 12, 27 et 28.
157 Cf. M., 7, 6.
158 Cf. M., 7, 101.
282 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Est nemus et piceis et frondibus ilicis atrum;


Vix Mue radiis solis adire licet.
Sunt in eo (fuerant certe) delubra Dianae;
Aurea barbarica stai dea facta manu 159.

Les Métamorphoses nous le décrivent une seconde fois : « Elle allait


vers les antiques autels d'Hécate, la fille de Persée, que recouvrent
l'ombre d'un bois sacré et les profondeurs de la forêt. . . »
Ibat ad antiquas Hecates Perseidos aras,
Quas nemus umbrosum secretaque silua tegebat. . . 16°.

Le lieu demeure effectivement bien secret et d'une imprécision tel


le qu'il peut convenir indifféremment à Hécate ou à Diane, ces deux
divinités lunaires que l'on peut, du reste, parfaitement associer et
même confondre161.
Il nous importe davantage de remarquer que ces dieux qu'honor
ent les barbares de Colchide se laissent volontiers appeler par leurs
noms latins : c'était Mars que l'on évoquait tout à l'heure à propos du
terrain où se déroulent les épreuves de Jason; c'est maintenant un tem
ple de Diane qui est le théâtre de la rencontre. L'effort de romanisation
auquel se livre ici Ovide apparaît d'autant plus remarquable qu'il pouv
ait très facilement conserver à ces divinités leurs noms grecs, tradi
tionnels dans l'épopée; mais la couleur locale et l'exotisme ne passion
naientguère notre poète.
De fait, dès sa présentation au lecteur, sa Médée semble bien moins
barbare que romaine : à croire que le Phase ne serait qu'un affluent
méconnu du Tibre et le Caucase tout proche du Latium. En tout cas,
Médée ne semble en rien affectée de la rusticité excessive qu'Ovide prê
tesi méchamment aux filles du Caucase : «J'ai été sur le point de vous
rappeler que la forte odeur du bouc ne devait pas siéger sous vos aissel
les et que vos jambes ne devaient pas se hérisser de poils rudes.
Mais ... ce n'est pas à des filles descendues du Caucase que s'adressent
mes leçons!»
Quam paene admonui ne trux caper ir et alas

159 H., 12, 67-70.


160 M., 7, 74 et 75.
161 Voir A. H. Krappe, La genèse des Mythes, Paris, 1952, p. 309.
OVIDE 283

Neue forent duris aspera crura puis,


Sed non Caucasea doceo de rupe puellas 162 !

Médée a beau être fille de ce pays, elle ne ressemble heureusement


en rien à ces barbares peu affriolantes et paraît, au contraire, pouvoir
plaire sans dégoût au héros latin qu'est le Jason d'Ovide. Sur le plan
intellectuel, de même, elle semble suffisamment à son aise pour ne pas
éprouver les angoisses de Briséis qui avoue à son correspondant que sa
main a bien du mal à écrire correctement dans une langue étrangère :
«La lettre que tu lis vient de Briséis enlevée; c'est avec peine que ma
main de barbare a pu l'écrire en grec. »
Quant legis, a rapta Briseide littera uenit,
Vix bene barbarica Graeca notata manu 163.

Médée est donc plus proche des grandes dames romaines du temps
d'Auguste que des véritables Colchidiennes de la cour d'Aiétès; c'est ce
qui nous aide à comprendre qu'elle réagisse, comme une contemporai
ne d'Ovide, en fonction de coutumes spécifiquement romaines.
C'est ainsi que nous la voyons, pour revendiquer aux yeux de tous
ce mari qui l'abandonne, faire le geste rituel de vouloir poser sa main
sur son épaule en l'appelant : «Echevelée comme je l'étais, je me retins
à peine de crier en jetant la main sur toi : il est à moi. »
Vix me continui quin sic laniata capillos
Clamarem «meus est» iniceremque manusiM.

C'est encore en vertu d'une coutume romaine165, que Médée se sent


indéf ectiblement unie à Jason : « Ces mots, dans une certaine mesure,
émurent l'âme d'une jeune fille naïve, mais surtout ta main droite join
te à ma main droite.»
Haec animum (et quota pars haec sunt?) mouere puellae
Simplicis et dextrae dextera iuncta meae 166.

L'importance de ce geste que nous dirions «sacramentel» est souli


gnée par sa reprise dans les Métamorphoses : «Alors, l'étranger se met à

162 AA., 3, 193-195.


163 H., 3, 1 et 2.
164 H., 12, 157 et 158.
165 Dextrarum iunctio.
166 H., 12, 89 et 90.
284 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

parler; il lui prend la main droite, lui demande d'une voix toute douce
son aide et lui promet le mariage ...»
Ut uero coepitque loqui dextramque prehendit
Hospes et auxilium submissa uoce rogauit
Promisitque torum. . . 167

Voilà donc bien des raisons de penser qu'Ovide a voulu romaniser


son personnage afin de montrer qu'en elle la «barbarie», au sens pre
mier du terme, ne jouait pas un rôle déterminant. Il nous faut donc
trouver un autre sens au mot en nous plaçant sur le plan de l'affectivit
é.

Plus loin des dieux que des hommes.

On a souvent voulu expliquer les crimes de Médée par sa barbarie


et, de la même façon, tout ce qui dans son comportement paraît excess
if. Rien de plus simple, en effet, que de porter tout cela au compte de
ses origines lointaines. Le raisonnement, qui n'a pas manqué d'être
appliqué dans d'autres circonstances des plus historiques, consiste
donc à poser un postulat du genre suivant : différent donc incompréh
ensible, c'est-à-dire fourbe, rusé et extrêmement cruel.
Euripide s'est laissé attirer par cette sorte de raisonnement au
point d'en faire comme une justification «a priori» de la vraisemblance
de son personnage, du moins si l'on en croit l'un de ses commentateurs
parmi les plus remarquables : « II ne faut pas oublier. . . que sa Médée
n'est pas une Grecque mais une Barbare. Cette particularité, accusée
par le poète avec une insistance significative, lui a permis d'enrichir de
traits nouveaux la figure de son héroïne, et de donner à l'ensemble une
touche plus large et plus hardie. Venue d'une terre lointaine et fabuleus
e, Médée n'est pas seulement une magicienne redoutable. De la Barbar
e elle a la ruse et la puissance de dissimulation; l'élan sauvage de sa
passion, la cruauté raffinée de ses plans, l'énergie farouche dont elle en
poursuit l'exécution, s'expliquent par ses origines. . . » 168
Ovide s'est heureusement gardé de la séduction d'une telle facilité :
sa Médée, parce qu'elle est au contraire plus Romaine que Barbare,
échappe à la simplicité de ce jeu et exige une interprétation plus

167 M., 7, 89 et 91.


168 L. Méridier, Euripide, Paris, 1925, Tome I, p. 118 et 119.
Ovide 285

subtile. Dans son œuvre, en effet, la cruauté de Médée n'est jamais mise
en relation avec ses origines, pas plus que les élans de sa passion, com
menous l'avons vu, ne font intervenir ce genre d'argument.
C'est ainsi que l'on chercherait en vain dans la lettre d'Hypsipyle à
Jason l'emploi du mot «barbare» pour qualifier la cruauté ou la four
berie de Médée169. Jamais non plus elle n'invoque sa race pour expli
quer son caractère et ses actes.
Hypsipyle désigne cependant deux fois Médée par ce mot, mais ce
n'est que par une sorte de lieu commun, sans autre véritable portée que
de rappeler ce que personne n'ignorait: Médée n'est pas grecque170!
Aussi Hypsipyle a recours à d'autres termes chaque fois qu'elle veut
présenter les défauts et les fautes de Médée. Ainsi, pour préciser à quel
point elle lui semble cruelle, elle dira la redouter au point de ne pas
laisser ses enfants aller voir leur père, car Médée est «pire qu'une
marâtre»:
. . . plus est Medea nouerca171.

Ailleurs, pour qualifier la conduite de Médée envers sa famille,


qu'elle a abandonnée, Hypsipyle prononce le mot de «scélérate»172; de
même, pour évoquer le comportement de Médée vis-à-vis de Jason
qu'elle imagine avoir été celui d'une séductrice sans pudeur, elle la trai
teoutrageusement de «vierge adultère»173 et encore de «concubine»174.
Enfin, lorsqu'elle veut exprimer toute l'horreur et le dégoût que lui ins
pire sa rivale et qu'elle aimerait lui rendre coup pour coup, les mots lui
font défaut, et même celui de «barbare», et elle ne sait que dire : «Pour
Médée, j'aurais été Médée!»
Medeae Medea forem. . . 175

Ainsi Hypsipyle n'impute donc rien aux origines lointaines de sa


rivale, et quand elle la traite de «barbare» ce n'est que pour souligner

169 Cette puissance de dissimulation n'apparaît guère, du reste, que dans l'épisode
des
Péliades, cf. M., 7, 300.
170 Cf. H., 6, 19 et 81.
171 H., 6, 127.
172 Cf. H., 6, 137.
173 Cf. H., 6, 133.
174 Cf. H., 6, 153.
175 H., 6, 151.
286 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

l'inconséquence de la conduite de Jason qui va chercher bien loin ce


qu'il aurait pu trouver dans son pays.
Si nous nous tournons vers les Métamorphoses, nous n'y verrons
Médée désignée par sa barbarie que deux fois seulement; mais là enco
re le mot n'a que son sens le plus traditionnel176. Il nous faut donc
renoncer à trouver dans l'œuvre d'Ovide l'emploi de «barbare» au sens
de cruelle, rusée, à propos de Médée, avec l'idée sous-jacente que ces
défauts sont nécessairement impliqués par l'appartenance à une race
étrangère.
De fait, le terme n'apparaît guère avec un contenu sémantique
approchant que dans les Amours : encore est-ce au prix d'une véritable
désacralisation et d'une chute vertigineuse vers la banalité. On se rap
pelle la scène : Ovide a osé frapper sa maîtresse et il s'exclame : «Qui ne
m'eût dit : «'Fou'? Qui ne m'eût dit : 'Barbare'?»
Quis mihi non «démens» quis non mihi «barbare» dixit?111

S'opposant à «démens», «barbare» voudrait exprimer ici la rusticit


é, le manque de civilité que révèle un tel geste; mais tout cela ne sem
ble pas devoir être pris trop au sérieux. Il en est de même assurément
dans cette autre scène où Corinne est traitée de barbare pour avoir bri
sé et jeté à l'eau les tablettes sur lesquelles Ovide avait écrit un poème
en guise de cadeau d'anniversaire. . .178 Ces quelques exemples suffisent
à montrer le peu d'importance qu'Ovide attache finalement au mot et
au concept de barbare, du moins en ce qui concerne le personnage de
Médée. Ce qui, pour lui, explique sa conduite criminelle, ce n'est pas
que Médée ne soit pas une femme comme les autres, c'est-à-dire une
barbare, mais qu'elle se soit placée, une malheureuse fois pour toutes,
en dehors des lois divines. La trahison de son père Aiétès, en effet, déci
dede tout le reste : Médée est définitivement exclue, dés ce moment, de
cette mesure que les dieux ont fixée pour les vies humaines.
Ovide, loin de vouloir un théâtre humain, comme Euripide, se rap
proche du théâtre divin d'Eschyle, et nous donne une grande illustra
tion de la loi religieuse et fatale qui fait que la faute première appelle
les autres et que le crime est suivi du crime.
Ainsi, Médée ne s'explique pas par rapport à des critères humains

176 Cf. M., 7, 144 et 276.


177 Α., 1, 7, 19.
178 Cf. Α., 3, 1, 58.
Ovide 287

de race ou d'origine, mais en regard des décrets des dieux qui ont
déterminé le permis et le sacrilège : en trahissant son père, la Cauca
sienne s'est placée, à l'exemple de Prométhée, pour l'amour d'un hom
me, en marge de l'ordre divin.
C'est pourquoi, lorsqu'il veut à la fois juger son personnage et nous
aider à le comprendre, Ovide ne l'appelle pas «barbara» mais «impia».
De ce point de vue encore Médée lui semble comparable à Procné : « Ce
n'est pas l'impie Procné ou la fille d'Aiétès que ta voix doit émouv
oir.. . »
. . . Non impia Progne,
Filiaue Aeetae noce mouenda tua est 179.

Comme pour Procné, en effet, cette impiété s'accompagne d'une


condamnation à fuir éternellement. Après chaque geste impie suivra un
nouvel épisode de l'exil de Médée; ainsi la criminelle qui se place en
dehors de l'ordre divin est punie dans l'ordre humain par un nouveau
bannissement. C'est ainsi que Médée, condamnée une première fois à
fuir son pays,
Impia desertum fugiens Medea parentem 18°,

accomplira ses autres crimes sans hésiter longuement, le meurtre


d'Absyrtus, celui de Pélias et celui des enfants, parce qu'elle sait qu'elle
pourra et devra toujours s'enfuir : «Le glaive impie se teint du sang de
ses enfants et la mère abominable, après s'être vengée, se dérobe aux
armes de Jason.»
Sanguine natorum perfunditur impius ensis
Ultaque se maie mater Iasonis effugit armalsl.

L'éternelle exilée.

Nous voici donc ramenés au mythe de l'étrangère, mais l'on voit


toute la distance qui sépare le recours euripidéen aux origines de
Médée pour rendre le personnage plus vraisemblable et l'interprétation
ovidienne de l'éternelle exilée; la première attitude est celle d'un psy-

™ P., 3, 1, 119 et 120.


ira j 3 9 9.
181 M., 7, 396 et 397.
288 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

chologue, la seconde celle d'un mythologue : Medea Barbara est redeve


nue Medea Exsul, ainsi qu'Ennius l'avait comprise.
En trahissant Aiétès parce qu'elle pourra impunément s'enfuir,
Médée s'est condamnée à errer indéfiniment et à devenir l'être de la
séparation; elle réalise ainsi les malédictions d'Hypsipyle; «Qu'elle soit
exilée et cherche asile par toute la terre. . . Qu'après avoir épuisé la mer
et la terre, elle essaie les airs : qu'elle erre, sans ressource et sans espé
rance, sanglante de son crime.»
Exulet et toto quaerat in orbe fugam. . .
Cum mare, cum terras consumpserit, aera temptet :
Erret inops, exspes, caede cruenta sua 182.

Médée, victime des dieux, se fait ainsi beaucoup d'illusions quand


elle dit accepter cet exil qui, en réalité, lui est imposé; Jason l'entraîne
«comme une seconde dépouille» : «Le fils d'Éson, le héros, avec orgueil
s'empare de la dépouille, emportant avec soi, comme une seconde
dépouille, celle à qui il doit ce don même».
Heros Aesonius potitur spolioque superbus,
Muneris auctorem secum, spolia altera, portans 183.

Cette fuite sur les flots, que rend possible l'invention du premier
vaisseau jamais construit, annonce ces autres évasions qui s'opéreront
dans les airs grâce aux serpents ailés qui apparaissent à temps pour
arracher Médée à la vengeance des Péliades, grâce aux dragons du
Soleil qui la soustraient à celle de Jason, grâce enfin à cette nuée
enchantée qui la dérobe aux yeux d'Egée.
Ainsi donc, à partir de la première évasion, Médée est devenue à
jamais l'être de la séparation; au moment de partir, elle sent qu'il va
survenir quelque chose d'irréparable et elle hésite encore: «Alors ma
sœur, mon frère, mon père, mes dieux, la terre natale, je vais donc les
quitter, emportée par les vents?»
Ergo ego germanam fratremque patremque deosque
Et natale solum, uentis ablata, relinquam184?

Et il sera déjà trop tard quand elle s'en rendra effectivement comp-

182 H., 6, 158 et 161-162.


183 M., 7, 157 et 158.
184 M., 7, 51 et 52.
Ovide 289

te : «Mon père a été trahi, j'ai abandonné mon royaume et ma patrie;


j'ai abandonné aussi ma sœur avec ma mère chérie; ma virginité est
devenue la proie d'un voleur étranger.»
Proditus est genitor, regnum patriamque reliqui;
Optima cum cara maire relieta soror;
Virginitas facta est peregrini praeda latronis 185.

Le retour à ce passé est impossible, du moins dans la version ovi-


dienne du mythe ; Hélène qui semble comprendre si bien Médée nous le
dit 186. Alors viendra l'ultime séparation, la plus dure de toutes : Médée
se voit délaissée «par l'époux qui à lui seul était tout pour moi», nous
dit-elle.
Coniuge, qui nobis omnia solus erat 187.

A partir de cet instant, Médée qui n'avait été jusqu'alors que l'être
de la séparation devient celui de la rupture : comme, autrefois, elle a
dû se séparer de ceux auxquels elle tenait le plus, elle pourra désormais
envisager la rupture avec Jason et ses enfants et accepter de s'en faire
elle-même l'instrument sanglant.

L'étrangère.

Ainsi, pour avoir si bien su se détacher des choses et des êtres par
amour, Médée, sous l'effet de la déception, apprend l'indifférence et
même l'inconscience, et, comme le héros de Camus, elle se sent parfai
tement étrangère désormais à tout ce qu'elle aimait.
C'est alors qu'elle dit être devenue une «barbare», puisqu'elle n'est
plus qu'une étrangère aux yeux de Jason et que son existence n'a plus
de signification: «Moi qui, aujourd'hui, finalement, suis devenue une
barbare pour toi. »
Illa ego, quae tibi sum nunc denique barbara facta 188.

Par indifférence et inconscience, elle laissera agir la vengeance qui

185 H., 12, 109-112.


186 Cf. H., 17, 233 et 234.
187 H., 12, 162.
188 H., 12, 105.
290 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

balaiera jusqu'à l'instinct maternel. Cette existence vécue trop long


temps dans le rêve va s'accomplir dans le délire.

PLENA DEO

A vrai dire, depuis le tout premier instant de la rencontre, Médée


s'est laissée entraîner par la passion au bord de l'irrationnel; la mort de
ses enfants n'intervient qu'au terme d'une lente chute dans le délire.

Furor et Ratio.

A peine, en effet, Médée a-t-elle aperçu Jason que s'engage en son


cœur un long débat entre la Raison et le Délire : « Elle lutte longtemps,
mais la raison ne pouvait triompher de son délire.»
Et luctata diu, postquam, ratione furorem
Vincere non poterai. . . 189

Les antagonistes ne s'appellent pas seulement Furor et Ratio mais


encore Mens et Cupido'. «Mais, malgré moi, une force inconnue m'ent
raîne; la passion me donne un conseil et la raison un autre.»
Sed trahit inuitam noua uis aliudque cupido,
Mens aliud suadet. . . 190.

Le combat tourne rapidement au désavantage des conseils raison


nables; l'Amour triomphe, lui qui n'était qu'un dieu inconnu de Méd
ée,
Nescio quis deus. . . 191,

devient pour elle le plus grand de tous, si bien qu'elle le porte victorie
usementen elle :
Maximus intra me deus est. . . 192

189 M., 7, 10 et 11.


190 M., 7, 19 et 20.
191 M., 7, 12.
192 M., 7, 55.
OVIDE 291

Dès lors, sous son impulsion, Médée va vivre loin de l'empire de la


raison, dans ce monde de l'irrationnel, où chacun de ses crimes trouve
ra sa justification et sa logique au sein de sa passion. Cela durera aussi
longtemps que cette passion même, mais, avec la trahison de Jason,
apparaîtra un mal nouveau qui naît au réveil du délire passionnel.

Dolor.

La plaie que laisse dans le cœur de Médée l'amour déçu attise la


violence d'un sentiment tout autre et qui se substitue à la passion
détruite : le dépit. Médée le ressent à l'instant même où Jason la chasse
du palais: «Tu as osé (ah! les mots font défaut à mon juste ressenti
ment) tu as osé me dire : «Quitte le palais d'Éson».
Ausus es (O! insto désuni sua nerba dolori),
Ausus es «Aesonia, dicere, cede domo191.»

C'est précisément pour lutter préventivement contre ce mal qu'Ovi


de a composé un ouvrage à vocation thérapeutique, les Remédia; en le
lisant, Médée aurait pu se sauver, «le ressentiment n'aurait pas armé
une mère contre les fruits de ses entrailles, une mère qui se vengea de
son mari en faisant couler leur sang commun.»
Nee dolor armasset contra sua viscera matrem,
Quae sodi damno sanguinis ulta uirum est 194.

Mais, comme Médée n'a pas lu les Remedia, qui proposent une
analyse beaucoup plus profonde qu'on ne le croit, son mal ne peut
qu'empirer et parvenir à la forme la plus grave de l'irrationnel, la
fureur, la colère, dont les conséquences seront épouvantables.

Ira.

On se rappelle l'apparition de ce thème de la colère par laquelle


s'achève le long monologue tragique de la douzième Héroïde : « Effroyab
les sont les menaces qu'engendre la colère. Où me portera la colère,
j'irai.»

193 H., 12, 133 et 134.


194 R., 59 et 60.
292 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

. . . Ingentis parturit ira minas,


Quo feret ira sequar . . . 195

C'est par cette fureur que le personnage de Médée prend enfin tou
tesa dimension tragique, du moins si l'on s'en tient à cette conception
de la tragédie que propose Ovide : « Noble soit le ton de la tragédie ; au
cothurne tragique sied la fureur.»
Grande sonent tragici; tragicos decet ira cothurnos 196.

Si la tragédie d'Ovide a eu quelque influence sur l'œuvre de Sénè-


que, il est certain que c'est avant tout par ce thème dont les prolonge
ments sont à retrouver dans le De ira et les tragédies, Médée particuli
èrement.Nous aborderons ce problème en son temps; revenons au per
sonnage d'Ovide.
Médée sent, comme autrefois quand naissait en elle l'amour, qu'un
dieu s'est emparé de son cœur et s'y est installé, un dieu qui tel l'Amour
se joue aussi de la raison : «Je laisse faire au dieu qui maintenant bou
leverse mon cœur.»
Viderit ista deus, qui nunc mea pectora uersat 197.

Quel est ce dieu? On serait tenté, évidemment, de l'identifier com


meétant le «daimôn» qui pourchasse sans trêve la Médée d'Euripide198,
mais il n'en est rien; Ovide a pris soin de nous préciser de quel dieu il
s'agissait: «La femme trompée... cherche un fer, une flamme et,
oubliant toute retenue, elle est emportée, comme frappée par les cornes
du dieu d'Aonie. Le crime d'un époux, la violation de la loi conjugale,
une épouse barbare, née au bord du Phase, les vengea à travers ses
enfants. »
In ferrum flammasque ruit positoque décore
Fertur, ut Aonii cornibus icta dei.
Coniugis admissum uiolataque iura marita est
Barbara per natos Phasias ulta suos 199.

195 H., 12, 208 et 209.


196 R., 375.
197 H., 12, 211.
198 Voir sur ce point E. R. Dodds, Les Grecs et l'irrationnel, Paris 1965, p. 182, et l'arti
clede N. E. Collinge, Medea uersus Socrates, DUJ., 1950, XI, p. 41-47.
199 A.A., 2, 379 et 382.
Ovide 293

De fait, c'est ce même dieu, Bacchus, que nous voyons «emporter»


Médée dans le vers de la tragédie que nous a conservé Sénèque le
Père :
Feror hue, Mue, ut plena deo200.

Sénèque ajoute un commentaire sur cette expression «plena deo» :


elle serait empruntée à Virgile201, et utilisée spécialement par Gallion,
un ami d'Ovide, pour qualifier certains orateurs fougueux, doués d'un
talent impétueux et inflammé. Sénèque le Tragique se souviendra assu
rément de ce vers et pourra ainsi faire dire à sa Médée :
«Incertaine, égarée, je suis emportée par mon délire de tous côtés».
Incerta, uaecors, mente uaesana feror
Partes in otnnes. . . 202

Cependant le thème de la colère n'est pas utilisé aux mêmes fins


par Ovide et par Sénèque; certes, dans l'une et l'autre œuvre, il appar
aîtpour apporter la preuve de l'appartenance de Médée au monde de
l'irrationnel, mais la justification que chacune apporte à cette «fureur»
est fondamentalement différente.
Pour Sénèque, en effet, c'est par sa propre faute que Médée en
vient aux excès qui la conduisent à mettre à mort elle-même ses
enfants. Pour Ovide, au contraire, Jason assume toute la responsabilité
de ce meurtre, car c'est lui qui a poussé Médée jusqu'à ce degré du
désespoir où la raison l'abandonne : et, de la sorte, son personnage
trouve dans son irrationnel même la démonstration de son innocence;
ce qui ne signifie nullement qu'Ovide, tout en s'efforçant de le com
prendre et de le justifier, approuve aveuglément les extrémités lament
ables auxquelles Médée se laisse emporter.
Tout est donc arrivé par la faute de Jason, le séducteur plus inté
ressé en réalité qu'il n'est véritablement épris, qui en définitive a fait
deux victimes également innocentes et auxquelles Ovide accorde une
égale pitié : Creuse et Médée. « Qui n'a versé des larmes sur la flamme
qui consuma l'Ephyréenne Creuse, et sur la mère qui, sanglante, mas
sacra ses enfants?»

200 Suas., III, 7.


201 Mais on ignore le vers dont elle provient.
202 Medea, 123 et 124.
294 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Cui non defleta est Ephyraeae fiamma Creüsae


Et nece natorum sanguinulenta parens203?

C'est pourquoi Ovide peut prêter à son héroïne des accents de sin
cérité qui nous semblent tout à fait vraisemblables; aussi nous la
croyons lorsque nous l'entendons, à l'heure même où elle sent monter
en elle cette puissance irrésistible du délire qui la conduira à ses crimes
les plus atroces, se repentir du mal qu'elle a fait autrefois à sa famille
et à son père, et regretter le meurtre d'Absyrtus. Etrange et émouvante
confession, en effet, que celle-ci : «Mon père a été trahi; j'ai abandonné
mon royaume et ma patrie; j'ai abandonné avec ma mère chérie la
meilleure des sœurs. Ma virginité est devenue la proie d'un voleur
étranger. J'ai accepté l'exil, quel qu'il fût, comme un présent. Mais toi,
frère, en fuyant, je ne t'ai pas abandonné sans moi. En ce seul endroit
ma lettre ne dit pas tout : ce que ma main a osé faire, elle n'ose l'écrire.
Moi aussi j'aurais dû être mise en lambeaux, mais demeurer avec toi.»
Proditus est genitor, regnum patriamque reliqui;
Optima cum cara matre relieta soror;
Virginitas facta est peregrini praeda latronis;
Munus, in exilio quodlibet esse, tuli.
At non te fugiens sine me, germane, reliqui;
Deficit hoc uno luterà nostra loco;
Quod facere ausa est, non audet scribere dextra;
Sic ego, sed tecum, dilaceranda fui204.

Ainsi le triste rôle que joue Jason rappelle à Ovide la conduite abo
minable de Térée envers Procné : « Toutes deux furent des mères cruell
es;mais toutes deux avaient de graves raisons pour se venger de leur
mari dans leur sang commun.»
Utraque saeua parens : sed tristibus utraque causis
Iactura sodi sanguinis ulta uirum205.

Le cas de Jason a, du reste, fait l'objet de l'une des leçons les mieux
réussies de l'Art d'aimer, excellente, même dans sa partialité: «C'est
souvent que les hommes trompent, rarement les jeunes femmes, sexe

203 A.A., 1, 335 et 336.


204 H., 12, 109-116.
205 Α., 2, 14, 31 et 32.
OVIDE 295

délicat, et, en cherchant bien, il y a peu de perfidies à leur reprocher.


Le trompeur Jason renvoya la jeune femme du Phase, quand elle était
déjà mère, et, dans ses bras, le fils d'Éson reçut une nouvelle épouse. »
Saepe uiri f alluni, tenerae non saepe puellae,
Paucaque, si quaeras, crimina fraudis habent.
Phasida, iam matrem, fallax dimisit Iaso;
Venu in Aesonios altera nupta sinus206.

Ainsi, l'inconduite de Jason a entraîné Médée jusqu'au fond de l'i


rrationnel; mais, s'il fallait trouver des excuses au bel Argonaute, on
pourrait lui accorder que, de par ses dons dans l'art de la magie,
Médée avait toutes facilités pour savoir s'évader de l'empire médiocre
de la raison et s'échapper du morne éteignoir de la mesure et du bon
sens. . .

MAGA

L'œuvre entière d'Ovide nous semble peuplée d'une multitude de magic


iennes, plus ou moins expertes, mais qui ne manquent jamais, en
revanche, de pittoresque. Bien qu'il paraisse, de prime abord, difficile
de dissocier Médée de cette troupe endiablée, il est permis de croire
que, dans ce domaine encore, Ovide a voulu la douer d'une originalité
remarquable.

Portraits de magiciennes.

Il nous faut d'abord reconnaître à Médée comme à Circe une dis


tinction et une dignité qui tranchent sur la vulgarité générale de la cor
poration. La plupart de ces magiciennes, en effet, se présentent sous un
aspect passablement burlesque, telle la fameuse Dipsas qui apparaît
dans les Amours.
Son nom, à lui seul, suffit à la rendre immédiatement grotesque
aux yeux du lecteur; on ne saurait de fait s'appeler impunément «la
soiffarde»! Aussi elle attire sans mal le ridicule et la raillerie; le poète

206 A.A., 3, 31 et 34.


296 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ne l'épargne guère et lui adresse cette malédiction impitoyable : « Que


les dieux t'envoient. . . une soif éternelle!»207
Au total, elle ne semble être rien d'autre qu'une caricature burles
que de Médée ou de Circé. On pourrait, d'ailleurs, en dire tout autant
de ses collègues ovidiennes, comme aussi de toutes ces vieilles édentées
que l'on rencontre partout dans la littérature latine et dont les plus
beaux spécimens sont, à notre goût, la Canidie et la Sagana qu'Horace
met en scène dans ses Satires208. Mais, si l'on veut bien laisser de côté
tout ce que ces sorcières ont de risible, et ne considérer que leur art, on
verra qu'elles sont tout aussi efficaces et redoutables que Circé.
Comme Circé, effectivement, elles ont toutes l'air de s'être échap
péesde la même page de l'Odyssée et de reproduire inlassablement le
portrait et les gestes de la magicienne homérique209. Dipsas, par exemp
le,connaît parfaitement tous les tours qu'enseigne cette tradition. Elle
opère en utilisant ses moyens : les herbes et les incantations. Elle
accomplit des sacrifices sanglants la nuit, déterre les cadavres, fait des
cendre la lune et remonter les fleuves, etc.210. Bref, Dipsas nous offre
une étonnante synthèse de toutes ces techniques et pratiques ressas
sées;elle pousse même l'étendue de sa science jusqu'à connaître ce qui
se fait de mieux en matière de litanie magique : les incantations
d'Aia211!
On voit donc qu'en tant que magicienne, au sens traditionnel du
terme, Médée risque fort de présenter une originalité bien minime, du
moins en apparence. Comme ses collègues en magie, elle use de la ver
tu des herbes et de celle du chant; rien d'extraordinaire en cela. Du
reste, un certain nombre de vers interpolés dans la lettre d'Hypsipyle212
nous dépeignent Médée à l'œuvre en recourant aux lieux communs
habituels : elle fait remonter les fleuves à leur source, attire la lune sur
la terre, hante les tombeaux, se livre à la défixion sur des statuettes en
cire et plante notamment des aiguilles dans le foie de ses victimes par
interposition! Rien de bien nouveau donc, si ce n'est cette auréole de sa
réputation légendaire de grande spécialiste.
Cette gloire sans rivale explique que ce soit immédiatement sur

207 Cf. Α., 1, 8, 114.


208 Sat., 1, 8. Sur ce point, voir l'éd. P. Lejay, Paris, 1911, p. 211 et suiv.
209 Od., X, 133-574.
210 Cf. Α., 1, 8.
211 Α., 1, 8, 5.
212 H., 6, 85-92.
Ovide 297

Médée que se portent les soupçons de la maîtresse du poète, le jour où


ce dernier est victime d'une défaillance. Elle estime, en effet, que, pour
anéantir d'aussi belles dispositions naturelles, il a fallu que Médée
intervienne en personne, à moins que?... «Ou bien l'empoisonneuse
d'Aia t'a ensorcelé au moyen de tablettes transpercées, ou bien, avant
de venir ici, tu t'es épuisé auprès d'une autre!»
Aut te traiectis Aeaea uenefica ramis
Deuouet, aut alio lassus amore uenis2n.

Oublions le manque de gravité de ces deux vers, bien indignes, en


vérité, de notre personnage. Retenons-en cependant l'association qu'ils
nous proposent de l'amour et de la magie : peut-être pourrons-nous à
travers elle voir apparaître enfin une certaine originalité de Médée en
tant que magicienne?

Magie et Amour.

Les amants que met en scène Ovide ont souvent l'air de conjurés
patibulaires, occupés à préparer quelque sinistre breuvage. Le poète
lui-même et sa maîtresse n'échappent pas à cette suspicion; aussi
éprouvent-ils le besoin de se justifier auprès de l'eunuque Bagous dont
la prunelle est si vigilante : «Ce n'est pas un crime que nous méditons!
Nous ne nous réunissons pas pour préparer des potions empoisonn
ées214.»Mais qui ressent la nécessité de se blanchir s'il n'est quelque
peu coupable?
De fait, ces amants semblent avoir fort à faire pour parvenir à
leurs fins, et le magie leur offre un puissant adjuvant pour venir à bout
des obstacles de tous ordres qu'ont dressés entre eux les maris aux
sourcils jaloux et les eunuques à l'œil en coulisse. Les incantations, par
ticulièrement, sont réputées souveraines : « Des incantations font des
cendre vers nous le disque de la Lune ensanglantée et retourner dans
leur course les blancs chevaux du Soleil. Des incantations font sauter
en morceaux les serpents, la gueule fendue, et remonter l'eau vers sa
source. Les incantations des vers ont fait céder les battants et ont

213 Α., 3, 7, 79 et 80.


214 Α., 2, 2, 63-65.
298 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

triomphé du verrou enfoncé dans la porte, bien qu'elle fût de chê


ne!»215
Il est rare cependant que les amants effectuent eux-mêmes les opé
rations magiques qui font sauter les portes et endorment les cerbères
qui les gardent. Le plus souvent ils ont recours aux services de l'une de
ces vieilles sorcières qui ont tout appris durant leur stage en Hémonie
et qui jouent volontiers le rôle d'entremetteuses, dangereusement habi
lesà modifier les sentiments, ceux des femmes surtout. Ovide conte sur
ce point une étrange aventure : il a fait un rêve dans lequel il apparaît
au côté de sa maîtresse, lui sous la forme d'un taureau et elle, comme
on s'en doute, sous celle d'une génisse; tout n'irait pas donc pour le
pire, si n'intervenait alors soudainement une corneille qui, sans aucune
pudeur, se met à fouiller du bec le poitrail de la jolie femelle et en reti
re des flocons tout blancs; la consultation d'un augure apporte les
éclaircissements indispensables: «La corneille qui, de son bec pointu,
fouillait le poitrail, c'est la vieille entremetteuse qui changera les sent
iments de ton amie.»
Pectora quod rostro comix fodiebat acuto
Ingenium dominae lena mouebit anus216.

Mais à cela ne se limite pas la puissance maléfique de ces sor


cières sans âge : on les suspecte, non sans motif certain, de faire perdre
aux femmes leurs cheveux et, par un parallélisme curieux, aux hommes
leur virilité. C'est pourquoi le poète, victime de la défaillance inoppor
tune qui le contrarie, se demande en toute logique si son mal ne vient
pas de quelque magicienne qui se serait livrée à des passes après avoir
écrit son nom sur de la cire rouge, tout en lui enfonçant une aiguille
dans ce qui est supposé représenter son foie :
Sagaue pœnicea defixit nomina cera
Et medium tenuis in iecur egit acus217?

De même, la «dame chauve» est tout à fait convaincue que l'origine


de son infirmité ne peut être attribuée qu'aux effets des pratiques
magiques de ses rivales ou du moins d'envieuses, habilement conseil
léespar quelque vieille d'Hémonie. Le poète aura beau lui dire qu'à son

215 Cf. Α., 2, 1, 22-28.


216 Α., 3, 5, 39 et 40.
217 Α., 3, 7, 29 et 30.
Ovide 299

avis il n'en est rien, que cette calvitie vient d'un excès de soins et qu'il
n'y a plus désormais d'autre remède que la perruque, tout nous laisse
supposer que la malheureuse n'en a rien cru218 : elle devait soupçonner
des maléfices auxquels elle avait dû recourir elle-même plus d'une fois.
Car les amantes ovidiennes ne se montrent pas inexpertes en magie, tel
le Canacé qui utilise des drogues et des herbes aux fins que l'on
connaît219, ou encore Laodamie qui possède une effigie en cire de son
cher Protésilas220.
Il fallait, de toute évidence, s'attendre à voir Médée accusée de
s'être livrée à de telles opérations où la magie vient au secours de
l'amour : et, de fait, Hypsipyle ne manque pas cette occasion de char
gersa rivale victorieuse. Médée séduit Jason par des moyens obscurs,
dit-elle, car «ce n'est ni par sa beauté ni par ses services qu'elle plaît :
elle connaît des incantations magiques.»
Nee facie meritisque placet, sed carmina nouit221.

Les incantations s'accompagnent, comme il se doit, de philtres


composés au préalable, à base d'herbes rares que Médée est allée cueill
ir armée de sa faux enchantée. Et Hypsipyle moralise du mieux qu'elle
peut sur cette détestable intrusion de la magie dans les choses de
l'amour : « II est odieux de provoquer par des herbes l'amour que doi
vent gagner la beauté et la vertu ! »
. . . Maie quaeritur herbis
Moribus et forma conciliandus amor222.

Suivent quelques remarques assez piquantes, qu'Hypsipyle adresse


au pauvre Jason : comment peut-il s'endormir tranquille dans le lit
d'une magicienne? En réalité, comme il a su, autrefois, dompter les
taureaux d'Aiétès, c'est sa fille, à présent, qui lui fait porter le joug du
mariage. . .
Tout ce discours est l'expression de la jalousie et non celui de la
vérité, du moins en ce qui concerne Médée. De fait, en étudiant la pas
sion brûlante qui dévore son cœur, nous n'avons jamais constaté que la

218 Cf. Α., 1, 14, 39 et sq.


219 Cf. H., 11, 41, et sq.
220 Cf. H., 13, 149 et sq.
221 H., 6, 83.
222 H., 6, 93 et 94.
300 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

magie intervenait à quelque moment que ce soit. De plus, Médée, loin


de faire figure de provocatrice, se présente au contraire comme la vict
imede cette puissance inconnue qui la subjugue.
D'ailleurs, Médée se montre parfaitement incapable de lutter grâce
à son art contre sa passion, et cela dès le début, ainsi qu'Ovide nous le
dit lui-même : «Que t'ont servi les plantes du Phase, princesse de Col-
chide, quand tu souhaitais de rester dans la demeure de ton père?»
Quid te Phasiacae iuuerunt gramina terrae,
Cum cuperes patria, Colchi, matière domo223?

Médée s'est donc, à plus forte raison, abstenue de provoquer par la


magie un sentiment quelconque dans le cœur de Jason, que d'ailleurs
on sait plus intéressé que passionné; elle est à rapprocher non pas des
sorcières comme le voudrait Hypsipyle, mais de ces jeunes filles char
mantes qui préfèrent compter sur leur propre pouvoir de séduction
plutôt que de recourir «aux plantes efficaces que coupe une main de
magicienne experte dans cet art effroyable224».
Art effroyable sans aucun doute, mais peut-être pas aussi efficace
qu'on le croit; en effet : «La princesse née sur les bords du Phase aurait
retenu le fils d'Éson et Circé Ulysse, si les enchantements pouvaient
conserver l'amour.»
Phasias Aesoniden, Circe tenuisset Ulixem,
Si modo seruari carminé posset amor225.

L'argument paraît irréfutable en ce qui concerne Médée qui se


plaint à plusieurs reprises de ne savoir conserver l'amour de Jason :
«Ainsi donc, serpents, taureaux furieux, j'ai pu les dompter; un seul
être échappe à mon pouvoir : mon époux. »
Serpentes igitur potui taurosque furentes
Unum non potui perdomuisse, uirum226.

Elle constate que ses dons ne peuvent rien sous aucune de leurs
trois formes : « Même mes incantations, et mes herbes, et mon art
m'abandonnent. »

223 R., 261 et 262.


224 Cf. Med., 35 et 36.
225 A.A., 2, 103 et 104.
226 H., 12, 163 et 164.
OVIDE 301

Ipsi me cantus herbaeque artesque relinquunt227.

La magie apporte donc au personnage de Médée une nouvelle


dimension dramatique : héroïne salvatrice jusqu'aux limites de l'absurd
ité,elle peut venir en aide à autrui mais non guérir ses propres plaies :
«Mon art est plus utile à quiconque qu'à moi-même.»
Utilior cuius quant mihi cura mea est22*.

C'est là un trait original du personnage; Ovide l'a développé pour


Médée après l'avoir seulement esquissé dans le portait d'Oenoné :
Me miseram, quod amor non est medicabilis herbis
Deficior prudens artis ab arte mea 229.

Ce rapprochement du destin d'Oenoné et de celui de Médée nous


conduit à évoquer auprès d'elles un dieu, célèbre lui aussi par ses
amours malheureuses, Apollon qui a enseigné à Oenone la science des
herbes magiques. On connaît la longue suite de ses mésaventures sent
imentales, aussi bien auprès d'Oenoné ou Cassandre, qu'auprès d'Hia-
cynthos ou Cyparissos : le dieu le plus beau a sans doute été aussi le
plus mal aimé. . .
C'est peut-être ce qui explique que son fils, Pythagore, fils spirituel
pour le moins, ait tant vitupéré contre l'amour; on connaît grâce à Dio-
gène Laërce quelques-uns de ses propos sans tendresse sur ce besoin
humain d'attendrissement : il déclarait la chose pénible en toute saison
et même mauvaise pour la santé, et estimait que le moment le plus pro
pice pour ce divertissement était encore celui où l'on voudrait s'affai
blir230.
Si Ovide a quelque communauté avec la pensée néo-pythagoricienn
e, on doit considérer que ce thème de l'amour, jugé avec défiance par
ceque souvent contrarié ou décevant, constitue l'un des apports fonda
mentaux de cette philosophie à son œuvre; on a fait justement remar
querque les Héroïdes apparaissaient, de ce point de vue, comme autant
de variations sur ce thème de l'amour déçu231; on pourrait en dire tout

227 H., 12, 167.


228 H., 12, 172.
229 H., 5, 149 et 150.
230 Diog. Laërce, Vie de Pyth., éd. R. Genaille, Paris, 1965, p. 128.
231 Cf. S. Viarre, op. cit., p. 13.
302 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

autant des Amours et de ses annexes, l'Art d'aimer, les Remèdes et les
Fards, qui sont des tentatives du même ordre pour essayer d'atteindre
plus sûrement l'inaccessible bonheur.
Médée méritait toute l'attention d'Ovide, encore une fois, dans
cette perspective de l'amour impossible, apollinienne et néo-pythagori
cienne, comme elle a su de même retenir celle des peintres de la basil
iquede la Porte Majeure232.
Par là son personnage gagnait une réelle originalité qui la rendait
véritablement distincte de ses modèles et même de ses imitations; il en
est de même pour quantité d'autres héroïnes qui paraissent totalement
modifiées dans leur comportement et leur psychologie sous l'effet du
néo-pythagorisme : ainsi sommes-nous surpris de trouver dans la bou
che de l'une des plus grandes amantes de la littérature ancienne, Hélè
ne,ce précepte étrange : « Apprends, par mon exemple, à pouvoir te
passer d'un être beau; c'est vertu que de renoncer aux biens qui nous
plaisent. . .»

Disce meo exemplo formosis posse carere;


Est uirtus placitis abstinuisse bonis233.

Etonnante secte que celle de ces néo-pythagoriciens, qui accaparait


de la sorte les héros légendaires et les dieux! On comprend la fureur
d'Auguste contre ces captateurs abusifs de divinités et surtout d'Apol
lon, le dieu officiel du régime. On sait, au moins par Suétone, combien
le prince lui était attaché, avant même la victoire d'Actium : on se rap
pelle la fable fermement entretenue qui faisait d'Auguste un autre fils
d'Apollon; on conçoit la haine qu'il a pu vouer contre cette chapelle qui
vénérait en Pythagore un autre fils du dieu, qui prétendait détenir et
enseigner la vérité sur lui, et qui le laissait paraître au grand jour com
meétant le mal aimé par excellence, au moment précis où Auguste se
donnait toutes les peines du monde pour concilier dans ses origines
Vénus et Apollon. Et cela explique peut-être qu'Auguste, grand pontife,
ait voulu être plus pythagoricien que les néo-pythagoriciens, et qu'il les
ait persécutés, comme César avait exilé N. Figulus en 45.

232 Cf. J. Carcopino, De Pythagore aux Apôtres, op. cit., chap. I.


233 H., 17, 99 et 100.
OVIDE 303

Musique et Botanique.

Les disciples de Pythagore avaient pour eux, ou plutôt contre eux,


le désavantage de l'ancienneté : depuis longtemps, en effet, ils avaient
remarqué dans ce dieu tutélaire un certain nombre de qualités qui semb
laient illustrer à merveille les tendances et les aspirations de leur doct
rine.
Apollon, divinité bucolique, connaissait mieux que tout autre dieu
la vertu des plantes, cet élément important pour le pythagorisme; à ce
titre il protégeait les médecins, ces personnages si ésotériques qu'ils en
viennent à ressembler à des magiciens, peut-être parce qu'ils utilisent
dans leurs préparations des herbes identiques.
Apollon, de plus, associait dans ses occupations agrestes tout ce qui
peut donner un sens et un son à la nature : la botanique, la poésie et la
musique.
On conçoit l'importance que les pythagoriciens pouvaient accorder
à ce dieu234, eux pour qui l'essentiel se laissait résumer dans ces deux
perceptions : le regard attentif porté à la nature qui fournit dans sa
végétation de quoi entretenir la vie matérielle, et l'écoute patiente de
cette musique céleste qui non seulement assure l'harmonie de l'univers,
mais affirme aux hommes qu'il existe une vie supérieure, éternelle,
confondue à jamais dans l'amour divin.
On comprend de même que Sappho ait pu apparaître aux néo
pythagoriciens comme une héroïne particulièrement représentative de
leur foi, au moment où elle s'élance vers Apollon, tenant comme lui
une lyre, après s'être arrêtée sous l'ombre d'un lotus235. Et il est évident
que Médée devait, elle aussi, les captiver par cette fusion qui s'opérait,
dans son art magique, de la botanique et de la musique.
Il y a effectivement dans la cueillette naturaliste à laquelle se livre
Médée au livre VII des Métamorphoses quelque chose qui rappelle ces
expéditions de botanistes auxquelles s'adonnaient les disciples du Maît
reet qui leur valaient tous les sarcasmes, ceux d'Antiphane particuli
èrement : « Ils vont ramasser de telles saletés dans les ravins pour ensui-

234 Sur le pythagorisme, voir : A. Delatte, Etudes sur la littérature pythagoricienne,


Paris, 1915. G. Méautis, Recherches sur le Pythagorisme, Paris, 1922. I. Levy, Recherches
sur les sources de la légende de Pythagore, Paris, 1926. Fr. Millepierres, Pythagore, fils
d'Apollon, Paris, 1953.
235 Pour une interprétation du saut de Sappho, voir J. Carcopino, De Pythagore aux
Apôtres, p. 22.
304 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

te s'en régaler236.» Médée, en tant que naturaliste, n'est certes pas aussi
ridicule, mais elle possède en commun avec ces pythagoriciens la
même passion des herbes. Ce qui la fait paraître plus digne d'être prise
au sérieux, c'est de voir qu'elle sait donner à ses herbes une vigueur
toute spéciale en leur adjoignant le pouvoir de ses incantations magi
ques.
Ainsi, elle remet à Jason, la veille de ses épreuves, ce qu'Ovide
appelle «cantatas herbas»237 et que nous traduisons par «herbes en
chantées» sans trop nous attarder sur le sens profond de cette ex
pression qui associe pourtant dans ses termes la botanique et la mus
ique, sciences magiques complémentaires. Voilà ce qui explique que,
le lendemain, Médée, prise d'un doute, au moment où il y va de la
vie de Jason, entonne une nouvelle incantation pour revigorer ses
herbes qui avaient pourtant été une première fois «enchantées»:
«Craignant que les herbes qu'elle lui a données n'aient pas assez de
force, elle entonne pour les aider une incantation et fait appel aux
secrets de son art.»

Neue parum ualeant a se data gramina, carmen


Auxiliare canit secretasque aduocat artes238.

De même, lors du rajeunissement d'Éson, nous voyons Médée invo


quer Hécate pour lui demander de favoriser son art et ses chants239. De
la sorte Médée parvient à confondre dans un tout indissoluble magie et
religion240, ce qui n'était pas non plus pour déplaire à ces hommes que
saint Jérôme nomme en ces termes : «Pythagorici et magi»2*1, tels Nigi-
dius Figulus et Anaxilaos de Larissa, mais pouvait déplaire au grand
pontife de 12 av. J.-C. : Auguste.
Ainsi le personnage de Médée, dans sa conception ovidienne, nous
semble tout aussi épris et imprégné que Sappho des mystères d'Apollon
et tout aussi digne qu'elle de mériter la vénération des adeptes du

236 Cité par J. Carcopino, De Pythagore aux Apôtres, p. 19.


237 M., 7, 98.
238 M., 7, 137 et 138.
239 Cf. M., 7, 195.
240 Sur ces problèmes voir: G. Van der Leeuw, La religion dans son essence et ses
manifestations, trad., Paris, 1948, p. 531 : «Là où il y a magie il y a religion». Voir aussi :
A. Loisy, A propos d'histoire des religions, magie, science, religion, Paris, 1911.
241 Cf. Chron., 01, 183, 4.
OVIDE 305

pythagorisme. Mais, tandis que Sappho était née pour vivre intensé
mentet intérieurement son ascension spirituelle vers le dieu, Médée,
comme Apollon lui-même, a été mêlée à l'existence commune et, là,
contrainte d'agir, c'est-à-dire de devoir protéger, anéantir ou métamorp
hoser ceux que le sort avait placés sur sa route.

Vies, morts et transfigurations.

Nous avons rencontré à plusieurs reprises le thème, si conforme à


la version la plus ancienne du mythe, de la fée salvatrice qu'incarne
Médée; on se rappelle, entre autres épisodes, le rêve que fait la jeune
fille divine au moment où elle va quitter son père et sa patrie et où elle
imagine que les mères des héros grecs la salueront à son arrivée du
titre de «Medea Saluatrix»242.
Alors ses herbes ne s'appellent pas seulement herbae, ni même her-
bae cantatae, mais bien medicamina ou autres dérivés du verbe medeor,
tant il est vrai que magie et médecine ne font qu'un. La douzième
Héroide propose à la réflexion de Jason, l'ingrat, quelques variations
sur ce thème. Ainsi, tout à tour, les philtres protecteurs sont nommés
medicamina :
Ipsa ego, quae dederam medicamina, . . ,243,

mais également docti medicatus :


Quaeque feros pepuli doctis medicatibus ignés244;

quant à son art, Médée le définit au moyen d'un terme très significatif
à cet égard : cura,
Utilior cuius quant mihi cura mea est245.

Le poète lui-même, pour célébrer la toute puissance des drogues


magiques de Médée, s'exclame :
. . . Tantum medicamina possunt246\

242 M., 7, 50.


243 H., 12, 97.
244 H., 12, 165.
245 H., 12, 172.
246 M., 7, 116.
306 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

et il semble même se complaire à rapprocher du nom de son personna


ge des mots dérivés de la racine de «medeor», probablement parce qu'il
se souvient, en parfait mythologue, que Médée était une ancienne dées
se lunaire, comme Artémis, censée influer sur la santé des malades247;
en tout cas, c'est parce qu'elle est toujours étroitement associée aux
divinités lunaires Artémis et Hécate, qui possèdent toutes deux des jar
dins magiques où poussent des plantes efficaces, que Médée lui paraît
véritablement experte en herbes médicinales; aussi nous la présente-t-il
comme étant à la fois prêtresse de l'une et de l'autre déesse.
Connaître les plantes, c'est, bien sûr, pouvoir distinguer les bonnes
des mauvaises, celles qui peuvent sauver et celles qui savent détruire;
nous retrouvons ici l'ambiguïté fondamentale du destin de Médée
qu'exprime le dilemme du vers tragique: «perdere aut seruare»; cette
ambivalence n'est autre que celle qui caractérise Apollon et sa sœur
Artémis, capables eux aussi de se montrer secourables comme d'en
voyer la plus soudaine des morts. Médée dispose ainsi de toutes les
variétés végétales et sait administrer indifféremment les remèdes et les
poisons.
La douzième Héroïde est particulièrement intéressante de ce point
de vue : dans la mesure, en effet, où elle fait succéder les menaces au
rappel des bienfaits passés, elle remplace simultanément les medicami-
na par des uenena. C'est de ce type de drogue que périront Creuse et
Créon et que disparaîtra dans les flammes le palais royal tout entier; la
recette est originale et seule Médée en détient le secret; l'Antiquité s'est
évertuée à percer le mystère de ces feux si étrangement communica-
tifs : en pure perte! On conclut toujours en criant au miracle de Colchi-
de ! C'est ce que dit aussi Ovide : tout s'explique et s'exprime à travers
ces termes magiques pour l'oreille plus que pour l'esprit «Colcha uene
na»:
Sed postquam Colchis arsii noua nupta uenenis. . . 248

L'expression se retrouve, comme on pouvait s'y attendre, dans la


bouche d'Hypsipyle249, qui présente Médée sous les traits d'une dange-

247 Voir A. H. Krappe, La genèse des mythes, Paris, 1952, p. 232 et 233.
248 M., 7, 394.
249 Cf. H., 6, 131.
OVIDE 307

reuse «uenefica»250 extrêmement redoutable par ses «ueneficia»251. Ces


mots dissimulent malaisément dans leur imprécision l'impuissance des
Anciens à expliquer scientifiquement le pouvoir surnaturel des drogues
de Médée; seul Pline, dont la curiosité ne se laisse arrêter par rien,
fournit un réel effort d'imagination et finit par identifier le produit
dont use Médée pour faire périr Creuse et le reste. Il s'agirait, selon lui,
du naphte : «on nomme ainsi le produit qui coule du bitume liquide,
dans la région de Babylone et chez les Austacènes en Parthie. Le feu a
une grande affinité avec le naphte et se jette aussitôt sur lui, d'où qu'il
le voie. C'est ainsi que Médée, dit-on, brûla sa rivale : au moment où
elle s'était approchée de l'autel pour y offrir un sacrifice, sa couronne
prit feu252.»
Les modernes n'ont cessé d'attribuer à Médée toutes sortes de
plantes plus ou moins soporifiques, susceptibles surtout d'endormir le
dragon253; et l'on n'a pas omis de citer, bien entendu, le colchique, tout
indiqué pour convenir à Médée. Ovide ne nomme que l'aconit, comme
constituant du breuvage offert à Thésée ; pour les autres herbes, bonnes
ou mauvaises, il ne les indique qu'en mentionnant la région où Médée
va les cueillir254. Ce qui lui importe surtout, c'est de mettre en lumière
l'étendue des connaissances de la magicienne en matière de botanique;
comme les divinités lunaires, Hécate et Artémis, Médée n'ignore rien de
ce qui, dans la nature, peut sauver ou détruire.
Il est un autre lien de parenté qui unit Médée aux divinités lunaires
qui, du reste, sont généralement confondues255 : assez paradoxalement,
en effet, ces propriétaires de jardins aux herbes enchantées peuvent
être considérées comme d'authentiques divinités chthoniennes; le para
doxe n'est d'ailleurs qu'apparent, car il s'agit de domaines complémenta
ires. Ainsi voyons-nous Médée, dans l'épisode du rajeunissement
d'Éson, invoquer la Terre immédiatement après les puissances des
ténèbres nocturnes : «Ô nuit, dit-elle, amie la plus sûre des mystères, et
vous, astres d'or qui en compagnie de la lune faites suite aux feux du

250 cf. H., 6, 19.


251 Cf. H., 6, 150.
252 H.N., 24, 158.
253 Cf. R. Roux, Le problème des Argonautes, Paris, 1949, p. 383; et aussi A. Giusti, Le
arte magiche di Medea, Rome, 1928, p. 162 et suiv.
254 Cf. M., 7, 220-232.
255 Sur la confusion d'Hécate-Artémis-Diane, voir Ck. Kerényi, La jeune fille divine,
Paris, 1953, trad., p. 138.
308 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

jour, et toi, Hécate aux trois têtes, qui viens, confidente de mes des
seins, favoriser les incantations et l'art des magiciens, et toi, Terre, qui
fournis aux magiciens des herbes toutes puissantes. . .»256
Médée appartient, en effet, à une famille de divinités chthoniennes,
qu'il s'agisse d'Hécate ou de son père Aiétès, capable de faire naître des
guerriers en armes des sillons de la Terre dans lesquels Jason jette les
semences magiques. On conçoit l'importance de cette appartenance
pour les philosophes néo-pythagoriciens. Pour eux, de fait, vie et mort
n'ont de sens que par rapport à la Grande Mère, qui est à la fois le
réservoir vital et le filtre de ce qui est mort; en elle tout est toujours
refondu et ravivé; c'est elle qui offre ainsi aux médecins et aux magi
ciens la possibilité d'accomplir grâce à ses herbes vigoureuses des
modifications et des transfigurations de façon finalement tout à fait
naturelle.
Évidemment, le privilège de pouvoir se substituer au mécanisme de
la nature n'est accordé qu'à des initiés remarquables, tel Esculape qui a
reçu de son père la connaissance des herbes par lesquelles il sait res
susciter les morts, compromettant ainsi l'ordre naturel. Médée ne va
pas jusqu'à cette extrémité et se contente de rajeunir le viellard Éson.
L'opération magique par laquelle elle y parvient n'a rien d'extraordi
naire si on l'examine dans le contexte néo-pythagoricien. Elle ne fait
que revigorer dans ce corps alangui les forces qu'une longue existence
a diminuées; pour cela elle répand sur la Terre le sang dégénéré par
les ans et le remplace par le suc des herbes choisies pour leur principe
actif. De la sorte, elle ne veut qu'anticiper sur le rôle de la Terre, rien
de plus selon l'ordre pythagoricien. Ainsi s'explique la métamorphose
d'Éson, ainsi se comprend également le meurtre des enfants que la
magicienne remet à la Terre, confiante dans sa maternité accueillante
car elle est source d'éternité.
De fait, la souillure que contient le sang des fils de cette tragique
union ne peut être lavée par les pouvoirs d'une magicienne : Médée,
elle-même n'y changerait rien , ni son art, ni ses herbes, ni ses incantat
ions. Nous rencontrons alors, dans l'œuvre d'Ovide, ce thème du «sang
commun» qui ne peut être purifié que par la mort et en étant répandu
sur la terre.
Ce thème apparaît pour les enfants de Médée comme pour celui de
Procné, les mères misérables que nous avons trouvées si souvent asso-

256 M., 7, 192-196.


OVIDE 309

ciées dans l'œuvre d'Ovide: «Toutes deux furent des mères cruelles,
mais toutes deux eurent de graves raisons pour se venger de leur mari
sur leur sang commun.»
Utraque saeua parens : sed tristibus utraque causis
Iactura sodi sanguinis ulta uirum257.

Nous les retrouvons dans cette page des Remedia où revient avec
elles le motif du «sang commun» : «Le ressentiment n'aurait pas armé
une mère contre les fruits de ses entrailles, une mère qui se vengea de
son mari en faisant couler leur sang commun.»
Nee dolor armasset contra sua uiscera matrem,
Quae socii damno sanguinis ulta uirum est258.

Aussi n'est-il pas surprenant d'entendre Procné, au moment d'ac


complir son crime, prononcer les mêmes paroles puisqu'elle a les
mêmes mobiles que Médée: «Ah! comme tu ressembles à ton père!»259
C'est cette image d'un époux indigne, inscrite dans le visage et dans le
sang, que Procné comme Médée doit détruire. La métamorphose d'Itys
garantit celle des enfants de Médée et, de toute facon, dans le contexte
pythagoricien, leur ensevelissement dans la Terre est le gage de leur
immortalité260. Ovide apporte à cette croyance mythique tout le renfort
de ses convictions néo-pythagoriciennes : la mort totale n'existe pas; la
métamorphose est le seul fait essentiel de la condition humaine; l'exi
stence elle-même n'est que mutation ininterrompue.
Médée apparaît bien comme l'être même de la métamorphose, du
passage et de l'exil éternels. En cela elle présente une affinité complète
avec la personnalité d'un poète capable de s'adapter aux volontés du
destin et de se faire, puisqu'il le faut, poète gétique261, capable aussi de
supporter sans trop d'amertume que s'effectue en lui cette autre méta
morphose, sombre et lente, qu'est la vieillesse dans la solitude. Comme
Ovide, Médée a finalement vécu de renconcements, à ceux qu'elle
aimait, au sol de sa patrie, et de changements intérieurs qui ont fait de

257 Α., 2, 14, 31-32.


258 R., 59 et 60.
259 M., 6, 621-622.
260 Sur cette interprétation voir J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris,
1966, p. 133. L'idée se trouve déjà chez P. Roussel, RÉA, 1920, p. 163.
261 Sur Ovide poète gétique, voir D. Adamesteanu, Sopra il «Geticum Libellum», in
Ovidiana, p. 391-395.
310 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

la jeune fille divine, heureuse et bienfaitrice, la marâtre cruelle et la


femme seule qu'elle est devenue.
C'est peut-être là que réside la grande leçon qu'illustrent le mythe
et le personnage tragiques de Médée, comme aussi le destin d'Ovide :
seule la lâcheté demeure immuable; Jason reste Jason, l'étranger véri
table à l'ascension qui conduit, de l'humain au divin, Sappho et Méd
ée.
Il n'y a pas de place pour lui et ses semblables sur le char du
Soleil.

Conclusion

Ainsi, amour, psychologie, magie, métamorphose, pythagorisme,


politique et religion. . . , tous ces éléments que l'on s'est plu à isoler et à
analyser en les tenant soigneusement à distance les uns des autres,
contribuant surtout à disloquer l'unité de cette pensée et de cette poésie
sous prétexte d'en savoir suivre les «veines» jusqu'à leur ramifications
dernières, tous ces éléments nous semblent se cristalliser au contraire
autour du personnage exemplaire de Médée.
Le miracle de cette fusion peut s'opérer précisément parce que la
création poétique est avant tout mythologique.
De la sorte, l'art d'Ovide retrouve la densité et la plénitude de ces
vers précieux que seul savait ciseler Pythagore et qu'en raison de leur
beauté et de leur richesse infinies on tenait, jadis, pour des «Vers
d'or»262.
Que le destin d'Ovide soit lié à la mauvaise fortune du pythagoris
me renaissant sous César et Auguste, cela ne fait aujourd'hui plus de
doute : les travaux de Jérôme Carcopino, en dépit de controverses stéri
les,l'ont montré. Nous n'avons donc, dans le présent chapitre et dans le
précédent, proposé qu'une sorte de prolongement à la justesse de ces
intuitions, une modeste vérification de détail sur la véritable présence
de l'esprit pythagoricien dans la démarche créatrice d'un poète dévoué
à cette grande cause. Et le résultat le plus évident de notre présente
recherche serait passablement satisfaisant, si nous avions su contri
buer, pour notre part, à la mise en relief du personnage de Médée, qui

262 Cf. Ivan Gobry, Pythagore, Paris, 1973, p. 112 et sq.


OVIDE 311

nous paraît assumer, mieux que tout autre, la dette d'Ovide à l'égard de
ses convictions pythagoriciennes.
Sans pouvoir affirmer davantage, un fait nous semble acquis, au
terme de notre analyse : Médée, comme personnage mythologique et
comme héroïne principale de la tragédie qui portait son nom, n'a pas
été étrangère aux motifs de l'exil et au choix du lieu de la relégation
d'Ovide. Dans l'état actuel de nos connaissances, il serait téméraire de
vouloir aller plus avant dans le sens de notre démonstration. Nous
croyons avoir donné une justification relativement probante de ces
faits, si l'on veut bien nous concéder que le témoignage d'un poète n'at
teint jamais à la clarté des Mémoires d'un homme politique qui serait,
comme lui, condamné à la peine de l'exil. Encore faudrait-il nuancer ce
dernier point de vue : Nigidius Figulus, homme d'action, ne nous a rien
légué de plus qu'Ovide sur les motivations de son châtiment. Ovide, que
l'on taxe souvent de mutisme, se montre, en réalité, pour son temps,
bien plus prolixe. Il suffit d'un peu de sensibilité pour comprendre ce
qu'il ne dit qu'à mots couverts. Le message est, en définitive, clair et
simple, pour qui veut l'entendre : autour de la tragédie de Médée, un
drame humain s'est joué, celui du destin d'un poète. C'est peu de chose.
Et c'est même assez fréquent au regard de l'Histoire. Ovide était doué
dans l'ordre de la beauté et fort maladroit dans l'ordre de la pratique et
de la politique. Auguste ne le comprenait pas plus que notre poète ne
comprenait les grands desseins de son prince. La conséquence fut l'exil
et non la peine capitale, le bannissement, au pays de l'exil premier de
Médée. Dans l'acceptation de devenir un poète gétique, il y a, pour
nous du moins, de la part d'Ovide, comme une soumission fière, et la
reconnaissance du motif et du choix de sa déportation.
Voilà donc le tribut qu'a dû payer Ovide, pour sa conception diver
gente de la divinité d'Apollon, de la réalité du problème parthe et de la
signification du personnage de Médée. C'est là un motif suffisant. Il est
dérisoire, comme on l'a fait, de rechercher ailleurs les causes de l'exil,
dans la baignoire de Livie ou les frasques de Julie. Si ce motif paraît
léger aux yeux des historiens modernes, c'est que, semble-t-il, en dépit
de leur savoir, il leur est difficile d'admettre que le passé ne répond pas
toujours au simple cours de l'histoire événementielle, mais que parfois
les conflits sont aussi d'ordre humain et éthique.
L'opposition d'Ovide à Auguste ne pèse que le poids relatif de l'his
toire d'un moment. Mais ce moment fut un temps difficile, un instant
de crise, où un pouvoir nouveau s'instaurait, non sans peine, et non
sans susceptibilité. La fragilité inspire la dureté et le châtiment, pour
312 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

l'exemple. Nous sommes, faut-il le rappeler, en 12 avant J.-C. Auguste


devient, enfin, après la mort de Lèpide, grand pontife. Ovide, poète jus
que là populaire, se hausse à la popularité immense qui s'attachait à
Rome aux auteurs dramatiques. Il ne choisit pas la comédie, qui lui
aurait valu quelque indulgence de la part du pouvoir. Il se tourne vers
le genre dramatique, un genre engagé, comme nous dirions au
jourd'hui. Il traite de Médée, en plein déssarroi de la politique orientale.
La clémence d'Auguste est justement proverbiale : elle attendra.
Mais, en 8 avant J.-C, l'antagonisme demeurant, Ovide paiera ce que la
poétique doit, quand elle déplaît, à la politique.
La métamorphose est, dit-on, d'essence pythagoricienne.
Auguste, on le croyait fermement, était d'origine le rejeton de
Python.
La rivalité d'Auguste et d'Ovide n'est que l'illustration de l'opposi
tion de deux cultes à Apollon et au pythagorisme. L'issue de la lutte
était inscrite d'avance dans les termes mêmes du conflit. Il ne sert de
rien d'imaginer une autre résolution, favorable au poète : nous ne som
mes pas dans le contexte propice d'un exil hugolien; à Rome, en ce
temps d'expansion territoriale, la relégation aux confins du monde sou
mis est une forme de non-retour. Une forme et une formule, sur le
squelles les successeurs d'Auguste ne reviendront jamais.
Faut-il donc encore s'en étonner?
Il semble préférable, assurément, de songer à adresser à notre poè
tece dernier regard et cet hommage qui souligne, pour finir, son génie
dramatique : «quelque individualiste que soit Ovide, il n'en possède pas
moins un sens de la mesure, l'idée qu'il existe un ordre du monde qui
fait retomber les conséquences des actes humains sur leurs auteurs,
une pudeur qui fuit les solutions et les sentiments extrêmes et, malgré
un scepticisme de coloration presque moderne, un certain respect,
pour l'inconnu. . .»263

263 M. von Albrecht, L'épisode d'Arachné dans les Métamorphoses RÊL., 57, 1979,
p. 276. Ovide et ses lecteurs, RÉL, 59, p. 207-215.
CHAPITRE VII

SÉNÈQUE

Ovide meurt à l'aube d'un siècle. Le premier siècle de notre ère.


Mais la sentence de l'exil n'est rien, au regard de la vie de l'humanité
intelligente et sensible. Le livre V des Tristes, datable de 12 après
J.-C.1, nous apporte la confirmation de la survie de Médée. Le poète
maudit remercie l'ami qui vient de lui écrire pour lui révéler que sa
tragédie est encore jouée, et même devant un public nombreux dont les
applaudissements résonnent, avec le pathétisme que l'on imagine, et la
fierté aussi, dans l'âme blessée de l'exilé :
Carmina quod pieno saltari nostra theatro
Versibus et plaudi scribis, amice, meis. . Λ

Comment une âme modelée par le pythagorisme aurait-elle pu demeur


er insensible à la renaissance triomphante d'une œuvre qui avait parti
cipé aux causes de la malédiction et qui, malgré tout, annonçait cette
autre vie que les poètes voient déjà par-delà l'existence immédiate?

Sujet en vogue

Le premier siècle après J.-C. donnera raison à Ovide. Sans qu'il


nous soit, pour l'instant, possible de comprendre toutes les raisons de
cette survie multiple de Médée, il nous est donné de remarquer que ce
siècle a accordé à Médée une sorte d'apogée et a placé le mythe de la
princesse orientale au cœur de très grandes œuvres, signées de Lucain,
Sénèque et Maternus. . .
Martial, à la fin de ce premier siècle, peut dresser un bilan de la

1 Trist., éd. J. André, p. 129, notre 1.


2 Trist., 5, 7, 25-26.
314 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

présence de Médée dans la création poétique de son temps. Ce bilan est


chargé. D'une part, Martial fait allusion aux nombreuses œuvres qui
donnent à Médée un grand premier rôle, le plus souvent tragique3. «A
quoi bon écrire sur la Colchidienne ?...», s'exclame notre poète4, en
89 5, pour bien montrer que le thème est rebattu. Précepte sans effet,
puisque le même critique constate l'engouement du public contempor
ain pour Médée : «Vous qui lisez, dit-il, des Colchidiennes. . .» Le plu
riel6 a valeur exemplaire, d'autant que Martial constate le fait en
95 7.
Martial était espagnol. Sans doute voulait-il ainsi laisser entendre à
ses contemporains que la matière du mythe de Médée avait été suff
isamment traitée et illustrée par l'école de ses compatriotes Lucain et
Sénèque. Voilà, du moins, le premier sens que l'on peut trouver aux
allusions des vers que nous venons de rappeler. Mais on peut songer,
par ailleurs, de la part de Martial, à une allusion plus générale à tous
les poètes de ce siècle qui renvoyaient incessamment leurs lecteurs à la
saga de Médée.
De fait, nombreux étaient alors les exemples de référence à Médée.
Nous allons en recenser quelques-uns, parmi les plus représentatifs.
Mais, disons-le, quelle n'est pas notre surprise de voir Martial, lui-
même, faire des concessions à cette mode qu'il critique! Laissons ce
débat : Martial estimait, peut-être, que cette matière barbare était deve
nuel'apanage de ses compatriotes hispaniques, seuls fondés à parler de
la psychologie des déracinements, et qu'il était inutile de revenir sur le
problème, après Lucain et Sénèque.
Quoi qu'il en soit ou puisse être, Martial se comporte comme la
plupart de ses contemporains ou proches, dévoués au service des Mus
es. Il rappelle l'aide apportée à Jason8, et expose les raisons de la
fureur de Médée9. En cela, il obéit, malgré ses critiques, aux mêmes

3 Cf. H. Bardon, op. cit., II, p. 213.


4 Epigr., 5, 53, 1.
5 Le livre V a été composé en 89, selon la datation proposée par L. Friedlaender
dans son édition, Leipzig, 1886, datation suivie par H. J. Izaac, éd. et trad., Paris, 1969, 3e
éd., p. XXVII.
6 X, 4, 2.
7 Datation Friedlaender, cf. Izaac, ibidem, p. XXVIII.
8 De sped., 27, 7.
9 Epigr., 10, 35, 5.
SÉNÈQUE 315

sollicitations que suivaient Phèdre10, Manilius11 et Juvénal12, montrant


ainsi la popularité dont jouissaient la légende et le personnage de
Médée.

Medeae incognitae

Mais revenons sur le point premier et primordial du témoignage de


Martial, et qui a trait aux nombreuses tragédies qui, selon lui, au cours
de ce premier siècle, ont été dédiées à Médée et aux exploits des Argo
nautes. Avouons-le immédiatement, le souvenir de ces tragédies ne
nous est parvenu que sous une forme indirecte, et il ne nous est plus
possible de juger de leurs qualités réelles autrement que par le chemi
nement difficile que jalonnent, de loin en loin, quelques témoignages
anciens et quelques hypothèses modernes.
C'est ainsi que nous ignorons tout du poète tragique Bassus13,
auquel Martial, nous l'avons dit, conseille de ne pas écrire une Médée14,
une de plus, bien après celle de Pompéius Macer, l'ami d'Ovide15, dont
Stobée cite un vers16. Ovide fréquentait, décidément, beaucoup de poèt
es tragiques. Il connaissait, apparemment, l'œuvre de Tib. Sempronius
Gracchus, son contemporain, que Tibère fit assassiner17, puisque, dans
ses Pontiques, il célèbre la valeur politique de son théâtre, qui «prêtait
aux tyrans de cruelles paroles»18. Gracchus avait, semble-t-il, composé
des Péliades19.
Quelle était la teneur politique du discours de Médée dans cet épi-

10 4, 7, 6 et sq.
11 Astr., 3, 9 (fuite de Médée), et 5, 465 et sq. (allusion aux fils, au frère et au père de
Médée).
12 1, 10 (vol de la Toison), 6, 643 (torua Colchis, comme sujet tragique), 7, 169 (les
drogues de Médée et l'ingratitude de Jason).
13 Cf. H. Bardon, op. cit., II, p. 216.
14 Epigr., 5, 53.
15 H. Bardon, ibidem, p. 65-66.
16 Fiorii., 78, 7.
17 Tac, Ann., 1, 53 : pathétique et saisissante évocation de la mort du poète, coupable
d'avoir été l'amant de Julie.
18 Pont., 4, 16, 31. Son œuvre est perdue, sauf un vers, Prise, Gr. L.K., 2, 269, appar
tenant à un Thyeste.
19 Non., p. 202 M. Encore faut-il supposer la lecture de Gracchus à Graius, avec Bar
don, op. cit., II, p. 48, note 14.
316 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

sode? Nous ne saurions le dire. Et pourtant, nous sommes certain que


la politique devait tenir une place déterminante dans l'œuvre de Grac
chus non seulement sur la foi du témoignage d'Ovide, mais, essentiell
ement, sur les résultats de nos diverses recherches sur le théâtre latin,
que nous ne mentionnerons pas, mais qui toujours sans exception, qu'il
s'agisse de la comédie ou de la tragédie, nous ont conduit à penser que
la scène romaine a constitué une tribune politique essentielle à la vie de
l'État romain. Nous estimons avoir donné, dans les pages précédentes,
quelques fondements suffisants à cette thèse. Au premier siècle de
notre ère, sous l'oppression grandissante du pouvoir, le théâtre, mira
culeusement, et sans doute aussi parce que l'on ne pouvait éviter de
l'employer à des fins laudatives, est demeuré ce moyen privilégié d'ex
pression, où l'opposition a pu user de l'allégorie et de la parodie pour
se faire entendre, par-delà l'épaisseur des mythes et des héros.
En ce siècle que l'on croit trop volontiers dominé par le pouvoir, le
théâtre constituait une tribune politique à la dimension, énorme, de la
capacité des caueae ouvertes au public. Nous n'avons pas, ici, à propo
ser une règle arithmétique illustrant le pourcentage des places qu'of
fraient les divers théâtres romains aux habitants de la Ville. Nous
contenterons de rappeler que tout un quartier de Rome, à cette époque,
méritait de s'appeler le quartier des théâtres.
On voudra donc bien admettre que l'écriture dramatique, telle que
l'on pouvait la pratiquer en ce siècle, compte tenu de l'audience qu'elle
était à même de rencontrer, matériellement et numériquement, devait
être assurément de nature à savoir nécessairement toucher un vaste
public dans ses préoccupations de chaque jour qui, toutes, comme pour
nous aujourd'hui, avaient trait au sens de «la» civilisation et à ses chan
cesde survie20.
On ne saurait donc s'étonner de ce que la politique, dans son désir
d'approuver ou blâmer le pouvoir, ait utilisé le théâtre aux fins de s'e
xprimer, du moins auprès du plus grand nombre. Mais, il faut bien le
reconnaître, cette voix demeure d'une écoute difficile pour nous mo
dernes.
En effet, nous avons perdu la sensation immédiate du contre-chant
allégorique et parodique, si foncièrement romain et italien, qui servait
de base et de basse obstinées à l'ensemble du discours. Nous n'enten-

20 On se rappellera les jeux donnés par Trajan en 117, sur les trois scènes, en même
temps, ce qui concernait 60.000 spectateurs environ.
SÉNÈQUE 317

dons plus ces œuvres que sur leur mode premier, sans percevoir toutes
les autres résonances profondes qui donnaient à la représentation d'un
mythe un intérêt sans cesse renouvelé par les modulations que lui
apportait l'actualité.
Parmi les mythes nourriciers de la scène, Médée et sa légende ont
occupé cette place privilégiée que nous avons déjà remarquée. Tout ce
qu'il nous importe encore de souligner, c'est qu'en ce premier siècle,
Médée, qui avait servi les grandes causes que contait le théâtre républi
cain, entrait désormais au service de l'opposition.
L'exemple de Gracchus, l'ami d'Ovide, que nous rappelions à l'ins
tant, est éclairant sur ce point. Il l'est même d'autant plus qu'il n'est
pas isolé : au moment où se déroulait le dialogue des orateurs de Tacit
e,en 75 21, un autre poète dramatique, Curiatius Maternus, portait sur
le théâtre des débats politiques.
Ses amis craignaient pour sa sécurité : il avait, en effet, la veille du
jour où se situe le Dialogue, donné une lecture de son Caton, «qui avait
déplu en haut lieu, parce que, en traitant ce sujet de tragédie, il s'était
effacé lui-même pour penser uniquement comme Caton, événement
qui, dans toute la ville, formait le thème principal des conversat
ions»22. Loin de renier son œuvre, Maternus refuse de suivre les
conseils de prudence de ses amis et leur dit que ce que Caton n'aura
pas suffisamment exprimé, le héros de sa nouvelle tragédie, Thyeste, le
dira23. Ce simple détail suffit pour illustrer de façon décisive les rap
ports qui unissent, en ce premier siècle, la tragédie et la politique.
Maternus, nous le savons, était l'auteur d'une Médée24.
Mais nous ignorons tout de la cause politique que cette œuvre pré
tendait servir. On a voulu imaginer, en toute gratuité, que cette Médée
faisait allusion à la répudiation d'Octavie et au remariage de Néron
avec Poppée25. Hypothèse sans fondement réel. Nous ne disposons ni
du texte ni d'aucun témoignage sur ce point. Le seul élément dont nous
puissions faire état tient dans cet autre passage du Dialogue, où Aper
constate la faible portée des discours engagés que Maternus prête à

21 Voir l'édition d'A. Michel, Paris, 1962, p. 3.


22 Tac, Dial, 2, 1, trad. H. Bornecque, Paris, 1947, p. 26.
23 Ibidem, 3, 3.
24 Ibidem, 3, 4. «Tu n'es donc pas rassasié de tes tragédies. . . que tu consacres tout
ton temps. . . à Médée. »
25 Cf. T. Frank, C. Maternus and his tragedies, Am. J. Ph., 1937, p. 225-229.
318 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Agamemnon et à Jason. Ils sont bien beaux, dit-il, mais qui renvoient-ils
dans leurs foyers, sauvés et devenus les obligés de Maternus26?
Il serait vain de vouloir trouver un sens précis à ces propos. Nous
ne saurions déterminer l'identité des bénéficiaires potentiels de l'él
oquence dramatique de Maternus. Tout ce que nous pouvons entrevoir
nous indique que l'auteur, par l'intermédiaire d'Agamemnon et de
Jason, les deux grandes figures mythologiques de la conquête de
l'Orient par l'Occident, voulait faire allusion aux rigueurs de la polit
iqueorientale romaine qui entraînaient de nouvelles levées de troupes et
donc le sacrifice de nombreux citoyens. C'est sans doute pour leur
défense et leur tranquillité que plaidait Maternus, en vain. Mais peu
importe le résultat de ses efforts; retenons, pour ce qui nous intéresse,
ce fait qui semble pouvoir être acquis : en ce premier siècle, la tragédie,
et Médée, parmi les œuvres de ce temps, sont entrées dans l'opposi
tion.
Avec Ovide, nous avions eu le pressentiment de ce phénomène.
Avec les poètes dont nous venons d'évoquer les noms, nous pouvons
donner un fondement à cette opinion. Tel est le grand et unique profit
que nous estimions devoir attendre de cette présente réflexion et de ce
regard sur les Medeae Incognitae de ce premier siècle. Si faibles que
puissent paraître les résultats de notre analyse, ils ont du moins cet
intérêt de nous conduire à examiner la Médée de Lucain, cette autre
pièce perdue, dans un esprit qui tiendra compte de la façon dont était
traité et exploité le mythe de Médée, en ce premier siècle.

La Médée de Lucain

Sur cette tragédie, à vrai dire, nous ne savons qu'une seule chose
certaine : l'œuvre est demeurée inachevée. Voilà pourquoi nous ne
l'avons pas étudiée dans le corps du paragraphe précédent, où figu
raient des pièces également perdues, mais dont du moins la tradition
ne contestait pas l'achèvement.
Tel n'est pas le cas de cette Médée, puisque la seconde des Vitae
Lucani, la seule qui fasse mention de la tragédie, nous dit que cette piè
ce était une «tragœdia Medea imperfecta»11. Lucain disparaît dans sa

26 Tac, Dial, 9, 2.
27 II, 18, cf. A. Bourgery, La Guerre Civile, Paris, 1958, 3e éd., t. I, p. XXIV.
SÉNÈQUE 319

vingt-sixième année, emporté dans les circonstances que l'on connaît.


La précocité et la fertilité de ses dons, que matérialise l'incroyable cata
logue de ses productions28, nous permettent de supposer que seule une
mort prématurée a pu empêcher ce poète si doué d'achever sa Médée.
Cela revient à dire que, si notre déduction est acceptée, la pièce n'a pu
être entreprise, et abandonnée qu'en 65.
Le détail a son importance, car il ruine les espérances de certains
philologues du siècle dernier, qui se dépensaient vainement pour éta
blir, gravement, de prétendus rapprochements entre les tragédies de
Sénèque et la Pharsale, comme pour mieux retrouver l'œuvre perdue de
Lucain29. Mais pourquoi faudrait-il donc s'étonner de trouver entre les
œuvres de l'oncle et celles du neveu quelques mystérieuses «correspon
dances» qui, pour finir, ne font qu'illustrer des rencontres, des formul
ations parallèles et des concordances d'idées qui flottaient dans l'air de
ce temps? Quoi qu'il en soit, le problème ne saurait être traité de façon
intéressante qu'à partir du moment où l'on disposerait d'une chronolog
ie suffisante tant pour la rédaction des divers chants de la Pharsale
que pour les tragédies de Sénèque.
Par ailleurs, le détail chronologique que nous venons d'évoquer, et
qui a trait à la datation de la Médée de Lucain, présente un intérêt
second mais non secondaire, dans la mesure où il nous conduit à est
imer que la composition de cette tragédie a dû répondre, de la part de
Lucain, à un besoin de manifester son opposition : la pièce ne pouvait,
si nos déductions sont fondées, que s'élever contre la tyrannie de
Néron. Elle s'inscrivait ainsi dans la lignée des pièces à caractère polit
iqueque nous venons de mentionner et qui, toutes, utilisaient le théâtre
comme tribune.
Mais puisque l'œuvre est perdue et que, de toute manière, elle est
demeurée inachevée, il ne nous reste qu'un seul moyen d'accès au cœur
des intentions de Lucain, pour mieux tenter de percevoir ce que pouv
ait être cette Médée.
Ce moyen, fragile, réside dans la relecture attentive de la Pharsale.
Le bilan, d'ailleurs, est vite établi : au total, quatre passages de la Guerr
e civile font clairement allusion à la légende de Médée. C'est fort peu,
et cependant, on verra que ces quatre modestes témoignages apportent

28 Cf. H. Bardon, op. cit., II, p. 123, n. 2.


29 Bibliographie dans : L. Herrmann, Le Théâtre de Sénèque, Paris, 1924, qui renvoie
aux travaux de Diels, Hosius et Fahz, p. 67-68.
320 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

une lumière, faible mais précieuse, sur l'esprit général dans lequel
Lucain a abordé le mythe et le personnage.
Nous suivrons l'ordre de parution de ces exemples dans le texte.
Dans un premier passage, Lucain dénombre les divers alliés de Pomp
ée. L'énumération commence par la Grèce30. Vient ensuite l'Illyrie,
représentée par les Enchélies et l'île d'Absyrte :
Encheliae uersi testantes funera Cadmi,
Colchis et Adriacas spumans Absyrtos in undas31.

Lucain s'est plu à rapprocher ici le souvenir de Cadmus et d'Absyr-


tus. Nous verrons, plus loin, la raison de ce parallèle. Traduisons ces
vers : « les Enchélies qui attestant la mort de Cadmus et sa métamorp
hose, et l'Absyrte, la colque, qui projette son écume dans les eaux de
l'Adriatique.»
Sur le plan géographique, le texte ne soulève aucune difficulté, en
dépit des hésitations des éditeurs32. L'Absyrte est une île de l'Adriati
que bien connue de Pline33 et de Mêla34. Quant aux Enchélies, elles
sont le lieu du tombeau de Cadmus et d'Harmonie. Apollonios le disait
déjà, et il précisait même que c'est près de ce tombeau que s'établit une
partie des Colchidiens, après le meurtre d'Absyrtus, parce qu'ils crai
gnaient de revenir en Colchide où les attendaient les foudres d'Aié-
tès35.
Sur le plan mythologique, le choix de Lucain, même s'il ne fait que
suivre une tradition bien vivante, illustre à sa manière une volonté tou
teromaine de ramener le mythe dans les eaux de l'Occident, comme
pour mieux en détourner la signification symbolique. César avait semb
lé, un instant, avoir enraciné la saga de Médée à Rome, pour lui faire
servir les causes que nous avons précédemment évoquées. La localisa
tion que choisit Lucain, conformément à une tradition secondaire mais
largement accréditée en son siècle, ne peut que répondre à d'autres
intentions.
Ces intentions, nous pouvons en discerner le mobile essentiel, en
examinant le contenu d'un passage du livre IV de la Pharsale. Nous y

30 Phars., 3, 171 et sq.


3> Phars., 3, 189 et 190.
32 Voir, par ex., la note 2, p. 72, de l'édition A. Bourgery, Paris, 1958, 3e éd., 1. 1.
33 Pline, 3, 151, pi. : Absyrtides, um.
34 Mêla, 2, 114, sg. : Absyrtis, idis.
35 Apoll., Arg., 4, 510 et sq.
SÉNÈQUE 321

retrouverons l'association de Cadmus et de Médée, pour illustrer l'hor


reur qui s'attache aux meurtres fratricides, c'est assez dire que l'image
d'Absyrtus, ici encore, est toute proche du mythe de Cadmus :
Sic semine Cadmi
emicuit Dircaea cohors ceciditque suorum
uulneribus dirum Thebanis fratribus omen;
Phasidos et campis insomni dente creati
terrigenae missa magicis e cantibus ira
cognato tantos implerunt sanguine sulcos,
ipsaque inexpertis quod fecerat herbis,
expauit Medea nef as36.

«Telle la cohorte dircéenne, surgie de la semence de Cadmus, su


ccomba aux blessures de ses propres soldats, sinistre présage pour les
frères thébains; nés de la dent vigilante dans les plaines du Phase, les
fils de la Terre, sur qui les chants magiques soufflaient la colère, inon
dèrent d'immenses sillons du sang fraternel, et Médée elle-même
s'épouvante du forfait qu'avait provoqué le pouvoir jusque-là inconnu
de ses herbes37.»
Que lisons-nous dans ce texte? Cadmus y est rapproché de Jason,
en raison de l'épisode, commun à leurs légendes, de la génération spon
tanée de ces Spartes dont les deux héros ne peuvent se protéger que par
la ruse. Tous deux recourent à la lutte fratricide. Mais la pierre que
lance Jason il la doit aux prémonitions et aux conseils de Médée.
Ainsi, à en croire Lucain, le meurtre fratricide des Spartes consti
tue une sorte d'annonce prémonitoire du meurtre fratricide d'Absyrtus.
Il y a là une présentation nouvelle de Médée, envisagée sous l'angle uni
que de son premier crime. Le meurtre d'un frère est, pour Lucain, le
forfait le plus abominable de Médée et ce qui résume toute sa légende
et toute la signification de son mythe. On voit à quel point une telle
conception s'écartait de la vision de César et de celle des poètes comme
Varron qui avaient utilement servi la cause césarienne en plaidant pour
l'image d'une Médée victime et innocente.
Mais on comprend bien les justifications d'une telle lecture du
mythe. Le chantre de la Pharsale, de la Guerre civile, ne pouvait mieux
faire que d'imaginer une Médée capable d'expliquer l'horreur qu'en-

36 Phars., 4, 549 et sq.


37 Trad., A. Bourgery, op. cit., t. I, p. 120.
322 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

gendrent les luttes fratricides. Or Médée lui fournissait deux sujets de


réflexion sur ce thème, par l'épisode des Spartes et par celui de la mort
d'Absyrtus. De plus, les liens de parenté, qui unissaient Pompée et
César, pouvaient sembler devoir être représentés par les deux mythes
de Cadmus et de Médée. Leurs armées, nées d'un même sang, s'affron
taient avec le même aveuglement que les Spartes de Thèbes ou de Col-
chide. Il y avait, à tout cela, une seule explication possible : la magie.
Nous venons de voir que les herbes de Médée étaient mises en cau
sedans le passage précédent. Dans un autre passage, Lucain revient
sur ce thème :
. . . et terris hospita Colchis
legit in Haemoniis, quas non aduexerat, herbas3S.

«Et c'est dans les terres hémoniennes que l'étrangère de Colchide


choisit les herbes qu'elle n'avait pas apportées39.» La Médée de Lucain
devait ressembler à nombre de ces sorcières qui hantent la littérature
ancienne et que nous avons déjà recensées. Notons le fait que pour
Lucain Médée s'identifie à l'image la plus conventionnelle des magi
ciennes thessaliennes. C'est, de sa part, une nouvelle façon de rabaisser
la grandeur que César avait voulu conférer au mythe de la princesse de
Colchide.
Résumons, d'un trait, les lignes de force qui définissent le mieux,
au travers de ces trois premiers exemples, la vision de Médée à laquelle
s'arrêta Lucain : elle est fratricide, magicienne et anti césarienne.
Le premier qualificatif répond à merveille aux nécessités de la
démonstration que se propose la Guerre civile. Il est inutile de revenir
sur ce point.
Le second, traditionnel, ne cherche qu'à discréditer le personnage
et son rôle. On voit bien les raisons de cet accent péjoratif.
Le troisième explique le tout : le portrait ainsi esquissé par Lucain
se veut résolument en désaccord radical avec les conceptions du mythe
de Médée qui avaient incité César à introduire dans le temple de Vénus
une représentation de la Colchidienne, conçue comme une héroïne
favorable aux rapprochements de l'Occident et de l'Orient.
Un dernier passage de la Pharsale apporte à nos déductions une
démonstration synthétique : César y est présenté comme une femina

38 Phars., 6, 441 et 442.


39 Trad., A. Bourgery op. cit., t. II, p. 23.
SÉNÈQUE 323

qui ne peut trouver de salut que dans la fuite40 et, comme il fallait le
prévoir, cette faible créature ne peut ressembler, comme les vers sui
vants le précisent, qu'à . . . Médée :
non sine rege tarnen, quem ducit in omnia secum,
sumpturus pœnas et grata piacula morti
missurusque tuum, si non sint tela nec ignés,
in famulos, Ptolomaee, caput. Sic barbara Colchis
creditur ultorem metuens regnique fugaeque
ense suo fratrisque simul ceruice parata
expectasse patrem41.

«Il (César) a toutefois avec lui le roi (Ptolémée), qu'il mène partout,
résolu à se venger sur lui, à faire de lui la victime expiatoire qui apaise
ses mânes s'il meurt, et, si les traits ou la flamme lui manquent, à lan
cer sur ces esclaves ta tête, ô Ptolémée! Ainsi, dit-on, la barbare fille de
Colchide, redoutant le vengeur du royaume trahi qu'elle fuyait, l'épée
levée sur la nuque de son frère, attendait son père42.»
Quelle signification donner à cette allusion venimeuse? Nous avons
répondu sur les intentions fondamentales : Lucain entend ainsi prendre
César au piège de sa propre contradiction. En regard de l'impériale
admiration pour Médée, le poète dresse un portrait tout différent de la
magicienne fratricide. Il suggère, de plus, que l'admiration de César ne
reposait que sur une abominable connivence entre les vues secrètes de
la magicienne et les visées profondes du dictateur. Quoi qu'il en soit,
c'est donc une relecture du mythe que Lucain entend proposer à l'a
ttention de son public.
C'est probablement le même thèse qu'il développait dans sa Médée,
à peine ébauchée, et dont nous ne pouvons parler que par conjectures.
On nous accordera cependant cette excuse : dans les remarques qui
précèdent, nous n'avons affirmé que ce qui nous semblait légitime de
pouvoir l'être, sur la foi de ce qui subsiste de l'œuvre de Lucain. En
définitive, une connaissance meilleure de la tragédie perdue nous pa
raît avoir été, sinon atteinte, du moins approchée.
Au terme de cette recherche, il nous semble même possible de rete
nir trois idées qui n'ont guère, semble-t-il, effleuré l'esprit de nos

40 Phars., 10, 458.


41 Ibid., 461 et sq.
42 Trad. A. Bourgery op. cit., t. II, p. 203 et 204.
324 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

devanciers : le sujet de cette Médée touchait à l'épisode du meurtre


d'Absyrtus; pour l'essentiel, il proposait une vision peu sympathique de
la Colchidienne, vision misogyne même, conformément à ce que l'on a
pu constater pour l'ensemble de la Pharsale43; enfin, et surtout l'œuvre
se plaçait délibérément dans une perspective d'opposition à la version
du mythe qu'avait consacrée César, avec toutes les implications idéolo
giques et politiques que cela supposait.
Il serait faible de dire, en conclusion, que cette Médée était, dans
son esquisse même, la plus révolutionnaire et la plus scandaleuse que
Rome ait jamais pu imaginer. Mais sans doute l'est-elle moins que la
mort d'un poète de vingt-cinq ans. . .
Le dernier jour d'avril 65, Lucain disparaissait. Sa Médée, qui
n'était peut-être qu'un projet informel, a cependant survécu dans les
œuvres de Maternus et de tous les poètes qui ont voulu dire leur désarr
oi et leur déception en se servant du masque de Médée.

La Médée de Sénèque

Nous venons de faire porter notre attention sur la Médée de Lu


cain. En dépit des efforts de notre analyse, il est certain que de nom
breux points d'interrogation demeurent sur l'œuvre et ses intentions. Il
nous semble néanmoins que désormais deux faits peuvent être considé
rés comme établis : la tragédie de Lucain est demeurée inachevée, et
parce qu'elle est demeurée inachevée, précisément, cette œuvre d'un
poète extraordinairement fécond porte le sceau de la mort.
Elle sonne, en effet, à l'exemple de certaines symphonies, l'heure
marquée par le destin. Lucain, dans une détresse effroyable, meurt en
trahissant, dit-on, ses proches et sa propre mère. . . Oublions cela :
mourir au printemps de la vie n'est guère matière de discours ni de
jugements.
Retenons ceci : la tragédie inachevée est datable de 65. Dans ces
conditions, elle soulève un problème d'autant plus difficile qu'il relève
non seulement de la simple chronologie, mais aussi de la plus pure psy
chologie.

43 Cf. R. T. Bruère, Lucan's Cornelia, C PH., XLVI, 1951, p. 221-236, qui montre que
les quelques femmes qui paraissent dans la Pharsale n'ont qu'un rôle secondaire et gro
tesque, à l'exception de Cléopâtre et de Cornélie, la dernière épouse de Pompée.
SÉNÈQUE 325

La question qu'elle pose est en effet la suivante : pourquoi Lucain


a-t-il voulu écrire une Médée, en 65, sans doute postérieurement à celle
de Sénèque? De fait, à en croire l'un des ouvrages qui fassent encore de
nos jours autorité touchant les tragédies de Sénèque, la thèse de docto
rat de L. Herrmann44, la Médée de Sénèque serait datable de 61-6245,
ce qui reste à vérifier. . .
On ne s'étonnera pas, dans ces conditions, de retrouver la pièce de
Lucain au centre de notre recherche sur la Médée de Sénèque. Nous le
vérifierons par la suite : elle fait partie du petit nombre d'éléments qui
permettent une datation de la tragédie de Sénèque. Mais avant d'abor
der les investigations de cet ordre, sans doute convient-il déjà de tou
cher à la question, capitale, de l'attribution de la pièce à Sénèque.

Attribution

Le problème, on ne le sait que trop, est des plus épineux : partisans


et adversaires de l'attribution se sont glorieusement battus. Tant et si
bien d'ailleurs qu'on serait fort en peine de couronner un camp plutôt
que l'autre. Mais nous nous tiendrons à bonne distance de ce champ de
bataille tout encombré des débris de trop d'arguments aussi hostiles
qu'inutiles.
En réalité, le débat, délicat assurément, peut être ramené à quel
ques observations premières.
Remarquons, tout d'abord, qu'une majorité se dégage parmi les
modernes en faveur de l'attribution de tragédies à Sénèque le Philoso
phe. On trouvera la preuve de cet état de fait dans l'ouvrage de Léon
Herrmann46, qui consacre un chapitre à ce problème et dresse un bilan
des études parues jusqu'en 1924.
Depuis cette date, la question semble considérée comme définitiv
ement réglée et, en tout cas, à notre connaissance du moins, elle ne ren
contre aucune opposition sérieuse. Pour Pierre Grimai, par exemple,
dans deux ouvrages récemment publiés47, l'attribution de tragédies à

44 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, Paris, 1924, Thèse de doctorat.


45 Ibidem, p. 571, Tableau chronologique des tragédies.
46 Le théâtre de Sénèque, Paris, 1924, chapitre I, p. 30 et sq.
47 Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, 1978, p. 424 et sq. et Sénèque, Que
sais-je?, Paris, 1981, p. 40 et sq.
326 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Sénèque le Philosophe ne semble pas devoir être remise en cause. Tel


est aussi notre sentiment. Dans les pages qui vont suivre, il nous a mal
gré tout paru nécessaire de justifier rapidement cette opinion.
Sans vouloir reprendre ici toute la longue et lente démonstration
de Léon Herrmann48, nous ferons remarquer, plus directement, que
l'ensemble des thèses en faveur de la distinction de Sénèque le Tragi
queet de Sénèque le Philosophe remonte à une source unique, cent fois
répétée et commentée, et qui ne repose, en réalité, que sur la foi du
témoignage d'un écrivain du cinquième siècle ap. J.-C, Sidoine qui,
parmi ses visions, avait entrevu comme trois Sénèque49.
Le premier, à son dire, «cultive Platon» et «adresse à son élève
Néron de vains avertissements». Tel est le portrait de la philosophie de
Sénèque par Sidoine. Cette synthèse, d'un rare économie, tient en deux
vers miraculeux de pauvreté, pour ne pas dire davantage50.
Les quatre vers qui suivent51 cette considération puissante font
mention d'un second Sénèque, auteur tragique, celui-là.
Le reste du passage fait référence manifeste à Lucain52, autre poèt
eappartenant à la famille des Sénèque et propre neveu de Sénèque le
Philosophe.
A notre avis, la seule question que suscitent ces vers, et même un
autre encore53, n'est que de savoir comment on a pu leur accorder tant
d'importance54.
On a, d'autre part, beaucoup discuté et disputé d'un point de vue
plus général pour déterminer s'il n'y avait pas comme une incompatibil
ité naturelle entre le réflexion philosophique et l'écriture dramatiq
ue55.L'argument pourrait avoir quelque valeur si nous ne connais
sions les exemples que viennent de donner en ce domaine les œuvres de
Camus et de Sartre. Nous savons bien que ces exemples ne sont pas
exceptionnels ni propres à notre temps.

48 Voir cependant à cet effet Léon Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 64, et encore
Octavie, tragédie prétexte, Paris, 1924, p. 29 note 1.
49 Carmina, 9, 230 et sq.
50 Ibidem, 232 et 233.
s» Ibidem, 234-238.
52 Ibidem, 239-258.
53 Carmina, 23, 162 : «les illustres Sénèque», sans autre précision.
54 Un excellent sujet de thèse devrait se proposer de juger ce que les auteurs chré
tiens ont pu «charitablement» penser de leur devanciers païens. . .
55 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 57 et sq.
SÉNÈQUE 327

II n'y a donc pas lieu de retenir cet «argument de l'incompatibilité»


que l'on veut appliquer au génie de Sénèque comme le plus rigoureux
des carcans. Rappelons-nous fermement qu'à Rome le fait d'écrire une
tragédie n'est incompatible avec aucune autre activité. Bien au contrair
e, il sied admirablement à la carrière politique et littéraire d'un César.
On se demande pour quelles raisons il aurait pu ne pas convenir à ser
vir l'ambition d'un Sénèque avide de paraître et de briller tout à la fois
sur la scène politique, le théâtre des idées et les tréteaux du spectacle
dramatique.
Il semble assez inutile d'ajouter ici que cette présomption d'attribu
tion de tragédies à Sénèque demeure encore trop entachée de théorie et
de principe. On souhaiterait, sans doute, moins de spéculation et plus
de pratique. On aimerait, par exemple, lire dans la tradition manuscrite
la confirmation indiscutable de la paternité de ces tragédies reconnues
par Sénèque. Dans cette espérance, on s'est efforcé, avec une énergie
souvent cruelle, d'interroger les manuscrits pour tenter de leur faire
dire des vérités plus anciennes que celles du trop récent Sidoine. Peine
perdue : leur témoignage n'est intervenu que postérieurement à celui
de Sidoine56. Mais, tel qu'il est, ce témoignage mérite quelque considé
rationde notre part.
Remarquons d'abord le fait que, dans leur ensemble, les manusc
rits attribuent ces tragédies à un Sénèque que le plus souvent ils pr
énomment Marcus, prénom suivi de : Lucius Annaeus Seneca57, ou enco
re Publius5*, plus rarement.
A partir de ces hésitations, pourtant bien légères et excusables, on
s'est efforcé de démontrer que Sénèque le Tragique n'était pas Sénèque
le Philosophe, plus habituellement appelé Lucius Annaeus Seneca. C'est
ainsi que l'on a voulu identifier ou plutôt imaginer un autre Marcus,
que l'on a cru pouvoir confondre avec Lucain ou encore Marcus, le
second fils de Sénèque.
Mais toute ressemblance avec Lucain ne saurait être qu'illusoire,
D'abord parce que Lucain s'appelait Marcus Annaeus Lucanus et non
Marcus Lucius Annaeus Seneca, comme notre Sénèque le Tragique.
Ensuite, parce que nous possédons, dans son intégralité la Médée de

56 Voir L. Herrmann, Sénèque, Tragédies, Paris, 1961, Tome I, p. VIII et sq.


57 Voir l'apparat critique de l'édition de Herrmann mentionnée à la note précédente.
Pour Médée, cf. p. 174.
58 Herrmann, Sénèque, Tragédies, tome I, p. 2 et 54.
328 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Sénèque le Tragique, alors que, comme nous l'avons déjà dit, la Médée
de Lucain n'a jamais été achevée, si l'on en croit les biographes de
Lucain en personne59.
Quant au second fils de Sénèque60, tout ce que nous savons de lui
se réduit à la teneur de quelques lignes de la Consolation à Helvia61, ce
qui est bien peu pour lui inventer une carrière d'auteur tragique62.
Aussi, et faute de preuve contraire, nous nous rangerons à l'opinion,
aujourd'hui unanime63, qui s'accorde à attribuer les tragédies qui nous
sont parvenues sous le nom de Sénèque, à celui que l'on nomme Sénè
quele Philosophe et qui n'est autre que Sénèque le Tragique, avec cette
exception qui concerne OctavieM.
Mais, à défaut de preuves évidentes, nous disposons cependant de
deux présomptions significatives et satisfaisantes, qui vont dans le sens
de l'attribution de tragédies à Sénèque le Philosophe.
Un passage des Annales de Tacite65, sur lequel nous aurons à reve
nirà propos de la datation de Médée, nous apprend que Sénèque, au
moment de son déclin politique, écrivait des vers avec une plus grande
assiduité depuis que le goût en était venu à Néron. Pour nous, il nous
semble permis d'admettre que ces vers pouvaient être, non pas exclus
ivement, mais en particulier, des vers tragiques, parmi d'autres. Aux
arguments avancés péniblement par Herrmann66, nous voudrions ajou
tercelui-ci : comment, dans ce siècle où tout un chacun s'essayait à
l'écriture dramatique, comment vraiment Sénèque aurait-il pu faire
exception?
Par ailleurs, dans son Institution Oratoire01, Quintilien cite un vers
de la Médée de Sénèque le Tragique68 et il fait précéder cette citation
de cette précision importante :
ut Medea apud Senecam. . .

59 Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 76.


60 Ibidem, p. 75.
61 Ad Heluiam, 18, 4 à 6.
62 Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 75.
63 Herrmann, Sénèque, Tragédies, tome I, p. V.
64 Herrmann, Octavie, op. cit., chapitre premier.
65 Tacite, Annales, 14, 52.
66 Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 72 et 73.
67 Inst. orat., 9, 2, 8.
68 Vers 453. Voir l'édition déjà citée de L.Herrmann, p. 152, apparat critique ad
locum. Corriger l'erreur de référence à Quintilien : livre IX (et non pas X).
SÉNÈQUE 329

On trouvera, cette fois encore, dans l'ouvrage pesant de Herrmann


des arguments massifs mais colossalement aptes à accréditer la thèse
de l'attribution de tragédies à Sénèque le Philosophe69. Qu'il nous soit
permis malgré tout d'ajouter un élément complémentaire : dans le livre
X70, qui fait donc immédiatement suite au passage où est cité un vers
de Sénèque le Tragique. Quintilien parle, non sans esprit critique, de
l'œuvre de Sénèque le Philosophe - sans hésitation possible - et il
appelle ce Sénèque-là «Seneca», tout simplement et tout pareillement à
la façon dont il avait appelé, un livre plus haut, Sénèque le Tragique.
C'est, du reste, toujours ce même et unique Sénèque que Quintilien
oppose à Pomponius Secundus71, dans une scène où Pomponius dé
fend la tradition à propos de l'emploi d'un tour tel que «gradus elimi
nare» qui se trouve chez Pacuvius et Accius72, mais que rejette Sénè
que, tant et si bien, de fait, qu'on ne peut en relever le moindre usage
dans toute son œuvre dramatique73.
Ainsi, à travers ce faisceau de présomptions convergentes, il nous
semble permis de croire en l'attribution de tragédies à Sénèque. Médée
fait non seulement partie de cette production dramatique, mais elle
paraît même la pièce la plus fermement attribuée à ce Sénèque unique,
philosophe et auteur tragique.

Datation.

S'il est vrai, ainsi que nous avons pu le constater à la lecture des
chapitres précédents, que la datation des tragédies fragmentaires pré
sente de nombreuses difficultés, celle d'une tragédie bien conservée,
comme la Médée de Sénèque, ne laisse pas de soulever bien des problè
mes, d'un autre ordre.
Cependant, l'établissement d'une chronologie des tragédies de Sé
nèque, en dépit des difficultés, a longuement intéressé l'attention et
l'esprit de recherche des éditeurs et des commentateurs. En se fondant
sur l'observation et la reconnaissance des éléments historiques conte
nusdans le théâtre de Sénèque, certains ont pu parvenir à une chrono-

69 Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 64.


70 Inst. orat., 10, 125 et sq.
71 Sur Pomponius Secundus, voir H. Bardon, La littérature latine inconnue, op. cit.,
II, p. 129 et 130.
72 Cf. Nonius, XXXVIII, 31.
73 Cf. Index verb, quae in Senecae fabulis. . . , Urbana (Illinois), 2 vol., 1918-1921.
330 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

logie objective. Certes, l'entreprise a quelquefois donné des résultats de


piètre valeur : on a cru ainsi pouvoir dater Médée de 45 ou 46 après
J.-C.74 et encore, d'une facon tout aussi approximative, placer la pro
duction dramatique de Sénèque entre 54 et 65 75. Mais, en dépit de
quelques hypothèses du même ordre, la datation des tragédies de Sénè
que a progressé sensiblement et sur un front relativement uni76. On
s'accorde généralement aujourd'hui pour admettre qu'il y aurait deux
périodes de création dramatique : l'une pendant l'exil et l'autre à partir
de la retraite77. La première période commencerait donc en 41 et la
seconde en 62.
De la sorte, on semble pouvoir distinguer deux groupes, en fonc
tion du degré d'achèvement et de perfection des tragédies comparées et
aussi en raison d'allusions internes qui renvoient des œuvres dernières
aux œuvres antérieures.
Pour Pierre Grimai, dont nous suivons les conclusions sans réserve,
Médée ferait partie du second groupe78. L'hypothèse repose sur le
témoignage de Tacite79, qui nous donne à croire que, vers l'année 61
ou 62, Sénèque se serait remis à composer des «carmina», parmi les
quels, nous pouvons vraisemblablement ranger les tragédies de la der
nière manière. Celles-là seraient au nombre de trois : Œdipe, Médée et
Phèdre.
Nous voici donc, pour ce qui concerne Médée, pris dans une tenail
le qui va de 61-62, date de la retraite, à 65, plus précisément au 19 avril
65, le terme fixé par les dieux à la vie de Sénèque.
Dans cette «fourchette», pour utiliser un terme à la mode, la data
tion proposée par L. Herrmann constitue un jalon important. Il nous
faut donc reprendre et examiner ses arguments.
Pour lui, en définitive, Médée daterait de 61-6280. Il classe Médée
en septième position sur les neuf tragédies attribuées à Sénèque (excep-

74 O. Herzog, Datierung der Tragödien des Senecas, Rh. M., 1928, 51-104.
75 P. Aubenque et J.-M. André, Sénèque, Paris, 1964, p. 45.
76 On consultera : Fr. Giancotti, Saggio sulle tragedie di Seneca, Rome, 1953; L. Balza-
mo, Della possibilità di una poetica di Seneca in relazione alla cronologia delle sue tragedie,
in Ann. Tac. Lett. Univ. di Napoli, VII, 1957, p. 53 et sq.; M. Rozelaar, Seneca, Amsterdam,
1976, p. 539-548.
77 P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, 1978, p. 427.
78 Sénèque ou la conscience de l'Empire, p. 427.
79 Annales, 14, 52.
80 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, Paris, 1924, p. 571.
SÉNÈQUE 331

tion faite d'Octavie)*1, par comparaison avec les autres tragédies et


l'ensemble de l'œuvre de Sénèque82.
Il est donc désormais évident que la datation proposée par L. Herr
mann peut être considérée, au minimum, comme un point de départ.
Dans la tranche chronologique ouverte entre 61 et 65 par l'ensemble
des avis autorisés, elle aura le mérite de nous fournir une base néces
saire pour proposer une hypothèse personnelle, touchant à la datation,
et donc à l'interprétation, de la Médée de Sénèque.
Parmi tous les rapprochements suggérés ou établis entre Médée et
d'autres œuvres de Sénèque, Léon Herrmann accorde une importance
particulière à la comparaison des vers 252 à 256 de la tragédie83 avec
un passage du De beneficiis94, passage d'autant plus significatif que
Sénèque, dans son traité, ne cite pas les vers de la Médée en question.
Fort justement, L. Herrmann explique cette absence de référence à
Médée par la modestie de Sénèque qui, d'une manière habituelle, ne
renvoie pas ou rarement d'une œuvre philosophique à une œuvre dra
matique. Nous avons déjà indiqué, plus haut, combien ce refus du
mélange des thèmes et des genres nous paraissait non seulement natur
elmais parfaitement compatible avec la modestie d'un auteur. D'ail
leurs, quel poids, quelle signification aurait bien pu avoir dans un traité
philosophique l'écho de quelques vers arrachés à une tragédie qui n'aur
ait guère été connue du grand public romain? Aussi bien, Sénèque,
dans ce passage du De beneficiis, préfère citer Virgile.
Sur tout ces faits et toutes ces considérations, nous ne pouvons que
partager les analyses de L. Herrmann. Mais nous ne saurions approu
ver les conclusions qu'il en tire.
En effet, comment admettre avec lui que, si Médée est présente à
l'esprit de Sénèque lorsqu'il écrit le livre VII du De beneficiis, la tragé
die peut être datable de 61-62?
Si l'on s'en remet, de fait, à l'autorité des éditeurs et des spécialis
tes de l'œuvre de Sénèque85, le livre VII du De beneficiis paraît posté
rieur au printemps de 64. Le texte est contemporain de la Lettre 81 à
Lucilius et donc datable de la fin du printemps 64.

81 Ibidem, p. 127.
82 Ibidem, cf. plus particulièrement p. 73, 101 et 146.
83 Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 143.
84 De ben., 7, 25, 2.
85 Cf. F. Préchac, Sénèque, De beneficiis, Belles-Lettres, Paris, 1961, Introduction,
p. XVII, et Pierre Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 303.
332 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Nous voici donc en présence d'un «terminus ad quem». Médée


aurait ainsi été achevée après la fin du printemps 64, c'est à dire au
début de l'été 64. Il nous faut désormais tenter de préciser, avec quel
que probabilité satisfaisante, une date à partir de laquelle la tragédie a
pu être mise en chantier par Sénèque.
La question mérite d'être abordée par un détour, ou plus exacte
ment un retour, puisqu'il nous faut revenir à cette Lettre à Lucilius*6
que nous avons déjà citée87 parce qu'elle fait référence au fragment
VIII des Argonautiques de Varron. Cette Lettre 56 est datée de l'autom
ne 63 par P. Grimai, qui démontre que les Lettres 23 à 57 ont été rédi
gées entre le printemps et l'automne 63 88. Il nous semble évident que,
dans ces conditions, la Lettre 56 puisse être datable de l'automne 63.
Nous avions un «terminus ad quem», voici donc que nous possédons
une base pour fixer une date minimale.
En clair, à la lumière de ces données, il nous semble permis de pro
poser ce résultat qui a, pour le moins, valeur d'hypothèse et le mérite
d'originalité : la Médée de Sénèque, selon notre opinion, aurait été écri
te entre l'automne 63 et l'été 64, soit sur une période approximative de
six mois.
Voilà un résultat qui nécessite sans doute quelque vérification ou
démonstration. Nous essaierons, dans la suite de notre étude, de lui
donner des compléments de justification. Quoi qu'il en soit, en cette fin
d'année 63, il semble bien que Médée ait été particulièrement présente
à l'esprit de Sénèque. En marge de la Lettre 56 à Lucilius, nous obser
vons, en effet, une seconde référence à Médée dans les Questions Natur
elles89.
Dans un passage de cette œuvre, tardive par rapport à l'ensemble
de la production de Sénèque, les commentateurs ont estimé retrouver
comme l'écho certain de quelques vers de Médée. Or il ne s'agit pas
d'une ressemblance anodine portant sur des vers insignifiants et com
muns à mille et un poèmes, sortes de formules stéréotypées, mais bien
de l'un des caractères les plus marquants de la tragédie.
Le parallèle porte sur les vers 375 et suivants de Médée et cette
page des Questions Naturelles où ce qui fait l'intérêt et l'originalité de la

86 Ad Luc, 6, 56.
87 Cf. Chapitre V, p. 206-207.
88 Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 452.
89 N.Q., 7, 25, 7.
SÉNÈQUE 333

poésie et de la pensée réside dans le ton qui est celui de la prophétie


des temps nouveaux associés à la découverte de terres inconnues et de
mondes inconnus, salués par des comètes encore jamais vues.
On lit dans Médée : «Ventent saecula. . .», et dans les Questions
Naturelles : «Veniet tempus. . .», passages suivis des mêmes propos d'an
ticipation et d'annonce de nouveautés extraordinaires dans le temps
comme dans l'espace.
Entre les deux textes, il existe comme un mystère certain de corre
spondances et de résonances intimes, qui se laisse cependant ramener à
cette identité commune d'inspiration et d'ouverture sur l'avenir, dans
ce même esprit d'anticipation et de prospection futuristes. Aussi, on ne
saurait s'étonner de remarquer que les deux textes appartiennent à la
même période de la création de Sénèque. Ils datent, tous deux, en réali
té, des toutes dernières années de la vie de notre philosophe et poète,
comme nous allons le constater. Mais grâces soient rendues aux dieux
pour ces correspondances baudelairiennes et cet esprit philosophique
dans la poésie qui sonnent comme l'annonce lointaine de la venue d'un
Vigny dans le sillage d'un Lucrèce. . .
Les Questions Naturelles, pour revenir à elles, ont été composées à
partir de février 62. Leur rédaction a occupé, parallèlement aux derniè
res tragédies et aux Lettres à Lucilius, les ultimes moments de la pensée
et de la vie de Sénèque.
Si l'on s'en réfère à l'autorité de P. Oltramare90, l'œuvre serait ina
chevée et le livre VII, qui occupe notre réflexion, serait en réalité le
quatrième dans l'ordre initial de composition91, ce qui permettrait de
le dater de la fin 63 92. Nous sommes donc en présence d'un texte sens
iblement contemporain de cette Lettre 56 à Lucilius qui alimente notre
présente recherche. Il nous semble que cette rencontre va dans le sens
de la démonstration de notre hypothèse de travail selon laquelle Médée,
croyons-nous, aurait été écrite entre l'automne 63 et le début de l'été
64.
A l'encontre de notre proposition, il est bien probable que les objec
tions adverses ne feront pas défaut. Il ne nous est guère possible de les
envisager toutes. Mais il peut être bien certain qu'une objection majeu-

90 Edition des Questions Naturelles, deux volumes, Paris, 1929, tome I, Introduction,
p. VII.
91 Edition des Questions Naturelles, p. XIV.
92 On consultera également P. Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, p. 303.
334 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

re devrait porter sur le fait que Sénèque ne cite pas sa Médée, en parti
culier dans la Lettre 56 à Lucilius.
Que répondre à cela?
- D'abord, que Sénèque, d'une façon générale, répugne à citer ses
œuvres dramatiques dans ses ouvrages en prose.
- Ensuite, que l'évidence veut, ainsi que le bon sens, qu'un poète
ne va pas s'abandonnant à la tentation de citer une œuvre encore
inconnue du public.
Car telle est bien la situation, au moment où Sénèque écrit cette
Lettre à Lucilius et cette partie des Questions Naturelles : Médée est en
gestation et sa composition est menée parallèlement à ses deux œuvres
jumelles.
Sénèque ne cite donc pas sa Médée, parce qu'elle est encore sur le
métier.
En ce qui concerne la Médée de Lucain, la question ne se pose
même pas, puisque, selon toute évidence, elle a été postérieure à celle
de Sénèque.
Pour ce qui est des raisons qui ont interdit à Sénèque de citer la
Médée d'Ovide, nous avons tout lieu de croire que, dans la mesure où
cette pièce était une œuvre d'opposition, contrairement à celle de Sénè
que, ce dernier n'avait aucun intérêt ni même aucune inclination à se
placer sous l'égide d'un poète proscrit et maudit par le pouvoir impér
ial.
Aussi comprenons-nous bien, désormais, le regard de Sénèque sur
l'œuvre sécurisante de Varron. Et tandis qu'il fait ce chemin du retour,
dans ses souvenirs d'enfance, viennent se confondre la mémoire de son
père, celle d'Ovide et aussi ce rappel de Varron.
Fameuse et sublime Controverse93 que celle-là qui réunit tant d'i
llustres noms de la littérature latine. On a voulu imaginer que Sénèque
le Fils ait pu assister et même participer au débat, étant enfant. Pure
fantaisie. Nous ne savons pas le date précise de l'entretien. D'ailleurs, le
détail n'a aucune espèce d'intérêt. Ce qui importe, en revanche, c'est de
bien concevoir la puissance du souvenir laissé dans la famille des Sénè
que par cette réunion assez extraordinaire. Sénèque le Père la mainten
ait vive lorsqu'il rédigeait ses Controverses, bien longtemps après la
date de l'entrevue, sous Caligula. Entre-temps, dans l'histoire d'une

93 Sénèque le Rhéteur, Controv., VII, 1, 27, à propos du fragment VIII des Argonauti-
ques de Varron.
SÉNÈQUE 335

famille romaine de plus en plus illustre, l'événement avait pris forme


de saga pour ne pas dire de mythe, en sorte que Sénèque le Fils pouv
ait, le plus aisément du monde, reprendre à son compte cette bonne
histoire de famille en lui adjoignant un commentaire d'autant plus per
sonnel et autorisé que l'enfant d'autrefois, à qui l'on racontait cette bel
le anecdote, était devenu le successeur de Varron et même d'Ovide,
puisqu'il se sentait le cœur et la force d'écrire sa propre Médée. Qu'on
le veuille ou non, par personne paternelle interposée, Sénèque, dès le
plus jeune âge, avait non seulement rencontré ses deux devanciers les
plus illustres, Varron et Ovide, mais, mieux encore, il avait grandi et
vécu dans leur fréquentation intime et peut-être même familiale.
Telle est pour nous la leçon et tel le message que nous adresse cette
Lettre à Lucilius. La réflexion du fils sur l'anecdote que lui contait son
père a valeur humaine assurément, celle des retours sur soi qui se font
sur le tard d'une existence. Mais par-delà la note pathétique, cette
démarche du souvenir nous touche plus profondément par la gravité
du propos, l'analyse du désarroi de Médée et, pour finir, cette réflexion
qui rejoint le cercle des rhéteurs dans leurs échanges sur Varron qu'i
lluminait le génie d'Ovide. Sénèque le Fils approuve Ovide, mais il ne
place pas la question sur le même terrain d'observation. Ovide parlait
poétique et poésie. Sénèque parle sagesse et philosophie. Le vers de
Varron lui semble sonner faux, tout comme il déplaisait à Ovide. Aussi,
si leurs jugements se rejoignent, leurs langages demeurent étrangers :
Ovide critique la formulation; Sénèque rejette le fondement. Vue fauss
e,dit-il, que ce calme apaisant de la nuit, si la raison n'y a présidé, car
la vraie tranquillité ne peut venir que de la sagesse de l'âme.
Il faudrait, nous en convenons volontiers, savoir lire dans cette
page toute la part qui revient à l'émotion d'un homme qui pressent de
grands dangers et qui s'efforce de donner le change sous un masque
d'impassible immobilité. Quelle plus poignante épreuve encore, si l'on
accepte de relire le début de sa Médée ou, à l'aube qui point des ténè
bres, dans l'espoir du jour nouveau, et dans la paix encore intacte de la
nuit, la princesse de Colchide peut s'interroger sur le calme qu'il lui
conviendra de garder, ce jour fatal encore, ou du moins d'afficher,
pour séduire et tromper à la fois Créon. Médée devant Créon, dans le
silence de la nuit, valait-elle mieux que Sénèque, au soir de son existen
ce, en face de Néron?
Quoi que l'on puisse présentement en penser, le parallèle peut être
établi entre la situation de Médée et celle de Sénèque : il s'agit, en som
me, de tenter de séduire ou de détruire un tyran, qui peut se nommer
336 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

soit Créon, soit Néron. Nous verrons que Sénèque a succombé aux voix
et aux voies de la séduction.
Autant Lucain sera opposant et partisan dans sa Médée, autant
Sénèque, avant son neveu, a souhaité être courtisan, tout en mettant sa
fierté et sa gloire dans la subtilité de l'expression de cette soumission
imposée puisqu'impériale. Ceci explique peut-être cela. La fermeté du
neveu a certainement sa justification originelle et quasi viscérale dans
les renoncements et la soumission de l'oncle. Entre ces deux membres
illustres d'une même famille, il faut sans doute supposer toutes les bar
rières et les chicanes qui, dans le monde antique de moins, séparaient
et protégeaient un oncle de son neveu.
De cet antagonisme naquirent deux Médée, œuvres de deux
condamnés. L'oncle choisit la compromission. Lucain, par réaction et
dans la belle énergie du désespoir, tenta les chemins de la jeunesse, de
la détresse et de la franche opposition. En quelques jours, un même
destin emporta l'oncle et le neveu, sous le regard de Médée. Lucain
mourut le 30 avril et Sénèque le 19 ou le 20 avril de cette même année
65. La fureur de Néron s'est exercée de façon impitoyable. En dépit de
l'éloge que Lucain lui avait adressé au début de sa Pharsale, Néron
avait frappé d'interdiction son poème. Cela confirme bien notre im
pression sur le caractère politique que devait présenter son projet de
Médée.
Comme on le voit, le cercle littéraire que Néron avait réuni autour
de sa personne impériale, ne manquait certainement ni d'animation ni
d'effervescence passionnée94. Et c'est dans ce monde courtisan qu'est
née la Médée de Sénèque ainsi que les deux autres tragédies de la même
période.
Selon le témoignage de Tacite95, au moment de son déclin (à partir
de 62 donc) les ennemis de Sénèque l'accusaient décrire en vers plus
fréquemment depuis que Néron en avait pris le goût.
Obiciebant etiam eloquentiae laudem uni sibi adsciscere et carmi
na
crebrius factitare, postquam Neroni amor eorum uenisset.

«Ils ajoutaient encore qu'il voulait passer pour le seul homme él


oquent et qu'il faisait plus souvent des vers depuis que le goût en était

94 Sur ce cercle littéraire, cf. R. Waltz, Vie de Sénèque, Paris, 1909, p. 375.
95 Annales, 14, 52.
SÉNÈQUE 337

venu à Néron96.» Ainsi, selon Tacite, Sénèque se serait remis à compos


er des vers. De quelle sorte de poésie s'agit-il? Comme le remarque
P. Grimai97, l'expression de Tacite implique que Sénèque en avait com
posé auparavant. Il est donc possible de penser que ce retour à la poés
ie correspond à la seconde période de composition dramatique de
Sénèque, celle au cours de laquelle ont été écrits Oedipe, Médée et Phèd
re. L'intérêt de cette indication que nous donne Tacite est à recher
cher moins dans le fait que Sénèque paraît vouloir éclipser la personn
alitédes autres courtisans ou même celle de Néron98 que dans l'affi
rmation de l'intention de Sénèque de vouloir écrire des vers, certaine
ment tragiques pour plaire au Prince. Nous verrons, plus loin, que de
cette même période date la laudano Neronis que l'on observe dans les
Questions Naturelles. Il nous apparaît, en conséquence, permis de consi
dérer comme un point acquis et suffisamment établi le fait que Sénè
queait écrit des tragédies pour plaire à Néron. Sans doute faut-il aller
jusqu'au bout de notre raisonnement et estimer que Sénèque a poussé
la flatterie, pour ne pas dire pire, jusqu'à écrire des tragédies afin de
servir les ambitions artistiques de Néron. Effectivement, c'est de cette
même époque que datent les premières manifestations de Néron sur
une scène publique.
L'impérial artiste, toujours selon Tacite99, avait formé le projet de
remonter sur scène, dès le printemps 63. Comme on le sait, sa première
manifestation devant un public, sa «rentrée» si l'on veut, eut lieu en 64,
à Naples. Dans l'esprit de Néron, c'était là une sorte de «générale» ou
d'« avant-première», prémonitoire à la grande tournée qu'il envisageait
déjà de faire en Grèce.
Il convient, si l'on veut accorder quelque crédit à la suite de notre
hypothèse, de ne pas perdre de vue que tous ces faits et ces projets sont
contemporains de la rédaction, pour Néron, d'une Médée par Sénèque.
On dira sans doute que nous avons jusqu'ici fait grand crédit au
témoignage de Tacite, mais qu'un témoignage unique manque de force.
Fort heureusement, Suétone et Dion Cassius nous apportent le secours
et le concours de leurs relations concordantes avec celle de Tacite.
Suétone nous dit, en effet, que Néron chanta des rôles tragiques, et

96 Texte et traduction H. Gœlzer, Belles-Lettres, Paris, 1962, III, p. 444.


97 Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 427.
98 Opinion de R. Waltz, Vie de Sénèque, Paris, 1909, p. 394.
99 Annales, 15, 33 et sq.
338 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

que même, parmi ces rôles, il tint ceux de héros et de dieux, d'héroïnes
et de déesses, sous des masques reproduisant ses propres traits, ou
ceux des figures féminines, qui eurent successivement la faveur de l'i
ntérêt impérial :
Tragœdias quoque cantauit personatus, heroum deorumque item
heroidum ac dearum; personis effectis ad similitudinem oris sui et femi-
nae 100

Dion Cassius101 confirme cette information, suffisamment extraor


dinaire pour ne pas réclamer d'autre commentaire, sinon pour souli
gner le fait que Néron ne reculait pas devant l'offre de tenir des rôle
féminins. Il nous faut donc envisager très sérieusement l'éventualité
fort probable d'une représentation, sinon d'une «création» de Médée
par Néron lui-même, le grand artiste qui ne pouvait périr qu'égal à lui-
même102. Une remarque de Suétone103, qui cite les noms de personna
ges joués par Néron, parmi lesquel ceux d'Œdipe et d'Hercule furieux,
peut parfaitement faire référence à l'œuvre de Sénèque. Il demeure,
malgré tout, impossible de savoir si Néron a bien joué la Médée de
Sénèque. Mais ce qui est parfaitement admissible, et c'est au fond le
plus important pour notre recherche, c'est le fait que Médée a pu, très
vraisemblablement, être écrite pour Néron.
Les Questions Naturelles, composées à partir de 63 et durant les
trois dernières années de la vie de Sénèque, nous montrent l'assiduité
de Sénèque à tenter de plaire à son impérial disciple, assiduité d'autant
plus manifeste si l'on se rappelle que cet ouvrage a été publié par
livres104. Le livre I105 donne une citation d'un vers de Néron. On trouve
ailleurs un éloge du prince passionné par la recherche de la vérité 106 et,
pour finir, le rappel miraculeux de la comète de Néron «apparue sous
l'heureux principat»107. Comment, dans ces conditions, pourrait-on dou
terde l'intention de plaire au prince, qui a présidé à la conception et à
la rédaction de Médée, cette œuvre parfaitement contemporaine?

100 Suétone, Néron, XXI, 4.


101 LXIII, 9 et 22.
102 Suétone, Néron, XLIX, 1, et Dion Cassius, LXIII, 29.
103 Néron, XXI, 5.
104 Cf. P. Oltramare, Questions Naturelles, op. cit., Introduction, p. XV.
105 I, 5, 6.
106 VI, 8, 3.
107 VII, 21, 3.
SÉNÈQUE 339

Nous allons voir, du reste, que cette pièce entrait plus générale
ment dans les vues de Néron. Elle touchait certes à sa politique théâtral
e, mais elle concernait plus directement et plus profondément encore
sa politique tout court.
Il nous est possible, en effet, de relever dans cette tragédie un cer
tain nombre d'allusions à la politique de Néron, que seul un proche et
un personnage important de la cour pouvait connaître, car, comme
nous le constaterons, ces allusions concernent tout aussi bien des pro
jets en puissance que des réalisations effectives. Il fallait donc faire
partie de l'entourage immédiat du prince pour savoir et flatter certai
nes ambitions qui hantaient secrètement l'imagination et les délires
néroniens.
Mais commençont par la réalité et, puisqu'il s'agit de Médée, tour
nons nos regards vers l'Orient en tentant quelques rapprochements
entre la tragédie de Sénèque et la politique extérieure de Néron en 63-
64.
C'est une question que Sénèque connaissait bien108. Dès son acces
sionau rôle de membre du «consilium principis», il s'était trouvé en
face d'un problème de politique extérieure épineux : celui de la situa
tion en Arménie où les Parthes se présentaient comme des rivaux
directs des Romains109. Cela se passait en 54 110. Depuis cette époque,
Sénèque, comme d'ailleurs la plupart des Romains, suivaient avec le
plus grand intérêt l'évolution de la situation en Arménie. Les événe
ments prirent un tour favorable, grâce certainement aux efforts de
Sénèque et de Néron, puisque Tacite111 nous apprend qu'en 63 une
ambassade parthe fut envoyée auprès de Néron par Vologèse et qu'il
nous laisse entendre, au chapitre précédent, que Sénèque était toujours
présent auprès de Néron. L'ambassade vint à Rome au printemps de
63. Dans la même année une paix fut signée, après la soumission de
l'Arménie par Corbulon112 et la redoutable contre-offensive parthe. Vo
logèse accepta cependant le compromis romain aux termes duquel il
était convenu qu'un prince parthe régnerait sur l'Arménie après avoir

108 Tacite, Annales, 13, 6.


109 P. Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 150.
110 Sur la politique de Sénèque, voir P. Oltramare, Sénèque diplomate, RÉL, XVI,
1938, p. 318-335.
111 Ann., 15, 24.
112 Aen., 58-59.
340 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

reçu l'investiture de l'empereur romain113. Ainsi prenaient fin les menac


es qui pesaient sur la frontière orientale de l'Empire, par la paix de
Rhandéia.
L'accord romano-parthe faisait de Néron un ami des Parthes. Les
barbares sont les plus fidèles en amitié pourvu qu'ils l'aient accordée
avec sincérité. Tel fut le cas de Vologèse, qui honora toujours fidèl
ement le contrat d'amitié passé avec Néron.
Suétone nous rapporte en effet qu'à la mort de Néron, Vologèse,
loin de détruire ou maudire sa mémoire, fit au contraire demander au
Sénat qu'on rendît un culte à Néron114. L'alliance avec les Parthes fut
renouvelée à ce prix, et dès lors Vologèse demeura dans le respect des
accords d'alliance avec Rome. Tant et si bien que, sous Vespasien115, il
pouvait promettre l'assistance de 40.000 archers. Aussi, personne ne
s'étonne quand, après la mort de Néron, en 68, la nouvelle se répandit
à Rome que Néron était apparu, dans sa réincarnation, précisément au
pays de ses amis parthes. . .116, ce qui n'était, du reste, pas une première
manifestation117. Peu importe : les Parthes accueillirent avec faveur cet
te métempsycose impériale et ils ne se résolurent qu'à grand-peine à
livrer à Rome l'auteur de cette imposture, ce qui nous prouve le degré
de passion qui avait marqué la politique orientale de Néron.
S'il fallait apporter une preuve supplémentaire de l'attachement
des Parthes à Néron, nous pourrions relire l'une de ces épigrammes
que les Romains affichèrent pour brocarder leur souverain, où l'on voit
Néron associé aux Parthes sous le couvert d'une comparaison emprunt
ée au culte d'Apollon :
«Tandis que notre artiste retend ses cordes, le Parthe accorde cel
les de son arc; notre vedette sera Apollon musicien et l'autre Apollon
lanceur de flèches. . .»118 Mais Néron ne fit pas poursuivre l'auteur de
ce pamphlet. L'heureuse évolution de sa politique parthe suffit, proba
blement, à apporter un juste démenti à son adversaire. Il est vraisem
blableque ce type d'attaque lui fut adressé avant 63 et donc avant la
signature de la paix de Rhandéia.
Dans la tourmente de tels événements, il n'est pas besoin de dire

113 Ce système fonctionne jusqu'à Trajan.


114 Suét., Néron, LXII, 3.
115 Suét., Vespasien, VI, 7.
116 Suét., Néron, LVII, 4.
117 Cf. Tacite, Hist., II, 8.
118 Suét., Néron, XXXIX, 3.
SÉNÈQUE 341

que Médée, l'étrangère, la protectrice tutélaire des Mèdes et des Par-


thes, devenue le symbole de l'entente cordiale entre Rome et la Perse,
depuis son entrée dans le temple de Vénus, voulue par César, devait
occuper dans les pensées des Romains une place privilégiée.
Sénèque, auteur de cette politique, se sentait d'autant plus autorisé
pour offrir à son tyran, devenu amateur de théâtre, une pièce et un
rôle où Médée pouvait rassurer et laisser prévoir l'accord final de Ran-
déia.
La paix fut signée en 63. Sénèque composait alors sa tragédie.
Faut-il commenter, dans ces conditions, la belle actualité qu'elle pré
sentait aux yeux des contemporains?
Une description, en particulier, devait les séduire : celle du paysage
de l'embouchure du Phase119, avec les méandres du fleuve et les maré
cages de son estuaire, qui pouvaient évoquer le delta du Danube, cette
contrée destinée à accueillir les exilés. Si Néron jouait, ou du moins
avait été supposé par Sénèque comme acteur possible du rôle de
Médée, quel grand avertissement accompagnait la fin de cette topogra
phie : «La fortune dans la légèreté de son cours rapide m'a arrachée et
précipitée au pied des marches du trône et m'a vouée à l'exil 12°. » Beau
et amer sujet de réflexion pour un ministre mais aussi pour son prince.
Est-ce pour braver tant de mauvais présages que Néron fit accoutrer et
armer comme des Amazones121, présentes également dans ce passage,
certaines de ses concubines invitées à prendre part à la tournée impér
iale qui devait se rendre à Corinthe122?
Mais plutôt que de rechercher des détails, il faut retenir de la
Médée de Sénèque cette sympathie indigène qui anime tout son person
nage.Jason, le Grec, est faible, indécis, inconstant. Médée a de la volont
é et un jugement qui se tient à ce qu'elle a décidé.
Elle a la force de la résolution des Perses à boire l'eau de l'Elbe et
du Rhin 123. Tout son personnage respire un parfum de séduction orien
taleque les Romains connaissaient et appréciaient.
Délaissons, pour un temps, la gravité politique des problèmes exté
rieurs. Médée nous laisse percevoir d'autres tourments qui, cette fois,

119 Médée, 210 et sq.


120 Médée, 219-220.
121 Médée, 214.
122 Suét., Néron, 46, 1.
123 Médée, 373.
342 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

concernent la politique intérieure, et davantage encore même puisqu'il


s'agit, en réalité, de la vie de Rome elle-même.
Le 18 juillet 64, Rome est la proie des flammes. Un brasier immens
e détruit la cité impériale. Il n'est pas besoin ici de rappeler des sour
ceshistoriques. Peut-être faut-il, en revanche, prendre le temps et la
peine de mettre en relation le fait historique de cet incendie gigantes
que, à la faveur duquel Néron est supposé avoir joué le rôle que l'on
sait, et la description de l'incendie qui détruit l'Acrocorinthe, tel que
l'imagine Sénèque, et tel que le décrivent les vers 879 et sq. de Médée 124.
Il paraît assez vraisemblable d'estimer, en tout état de cause, que si la
Médée de Sénèque a été, comme nous le laisse entendre ce texte de
Tacite que nous avons déjà mentionné, écrite et portée, d'une façon ou
d'une autre, à la connaissance du public et du peuple, sous forme d'une
vraie représentation ou d'une simple «recitano», en cette année 63-64,
que la coïncidence était trop parfaite pour ne pas être voulue. Pour
notre part, nous estimons que la relation s'imposait, sans avoir d'autre
justification à fournir de façon superfétatoire, parce que Sénèque
connaissait les intentions secrètes de Néron. Elles furent d'ailleurs par
fois bien plus généreuses et rigoureuses qu'il n'y paraît. Mais il est per
mis de penser que Néron avait prémédité de longue main la disparition
de quartiers entiers de Rome. Il nous apparaît comme tout aussi cer
tain que Sénèque ait pu être informé de ces impériales intentions. Quoi
qu'il en soit, c'était une miraculeuse coïncidence que cette tragédie qui,
composée entre l'automne 63 et la fin du printemps 64, laissait prévoir
la catastrophe qui allait dévaster Rome dans le brasier de ses flammes.
Assurément, l'établissement de la concordance de ces faits nous semble
mériter une argumentation et des fondements mieux assurés que ceux
que nous venons de présenter. Mais comme une telle démonstration
relève de l'impossible, pour notre part, et en dehors de toute considérat
ion de caractère définitif, nous considérons, dans l'attente d'une déné
gation fondée, que Sénèque a pu et même dû être parfaitement tenu
informé des projets de Néron, spécialement à propos de sa politique
urbaine. Comment, dès lors, ne pas écrire sur l'incendie de Corinthe
sans songer à celui de Rome? Comment, en outre, un Romain se serait-
il soustrait à l'envie et au devoir d'annoncer allusivement ce que tout
un chacun pouvait pressentir comme inévitable et imminent? Comment
enfin Sénèque aurait-il pu résister à la tentation d'associer Rome et

124 Cf. en particulier les vers 895 et sq.


SÉNÈQUE 343

Corinthe dans une seule et même image, au moment où toute la polit


iquede Néron pouvait sembler se résumer, tant sur le plan intérieur
qu'extérieur, par et dans la teneur de deux vers de Médée où nous pou
vons voir que les flammes ont toutes sortes de pouvoirs magiques?
Le percement de l'isthme de Corinthe, que pressentent en effet, ces
deux vers de Médée125, semble donner comme une invitation à poursui
vre notre recherche dans cette direction :
gemino Corinthos litore opponens moras
cremata flammis maria committat duo.

«Corinthe qui présente aux deux mers l'obstacle de son double


rivage sera brûlée par ces flammes et laissera se réunir leurs flots126.»
Voici donc, à travers ces deux vers, une allusion non seulement à la
politique comme dans les autres tragédies de Sénèque que l'on a déjà
analysées dans cette perpective 127, mais une sorte d'anticipation sur la
réalisation d'un projet cher à Néron : le percement de l'isthme de
Corinthe.
Pour avoir longuement fréquenté le prince, Sénèque connaissait les
grands desseins de Néron. Il avait vécu la genèse de ces grands projets.
Peut-être même était-il à l'origine de la plupart d'entre eux?
L'intention de réunir la mer Ionienne et la mer Egée faisait tout
naturellement partie du «programme» de Néron, car cette idée avait,
bien avant lui, tourmenté les rêves les plus grandioses et mégalomanes
de quelques illustres précurseurs en cette matière. Parmi eux, nous
relevons des noms illustres. Selon Pline128, le projet avait, en effet,
séduit quelques beaux ambitieux : Démétrius Poliorcète, César 129 et Cali
gula130. Pline mentionne, bien évidemment, le projet de Néron, que
connaît aussi Suétone131.
Depuis César, aucune politique extérieure de grandeur ne pouvait

125 Médée, v. 35 et 36.


126 Traduction de L. Herrmann, Sénèque, Médée, t. I, Paris, 1961, 2e édition, p. 136.
Pour une analyse apposée du rôle de Néron, cf. E. Cizek, L'époque de Néron et ses contro
verses idéologiques, Leyde, 1972, p. 256 et sq.
127 Cf. Pierre Grimai, Les allusions à la vie politique de l'Empire dans les tragédies de
Sénèque, CRAI, 1979, p. 205-220.
128 M, 4, 10.
129 Suétone, César, 44, 5, projet confié au grammairien Varron.
130 Suétone, Caligula, 21, 4.
131 Suétone, Néron, 19, 3 et aussi 37, 6.
344 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

se concevoir sans ces deux composantes obligées : régler le problème


parthe et inventer des moyens de percer l'isthme de Corinthe. Nous
avons déjà dit que ces deux préoccupations étaient de celles que César
tenait pour primordiales quand le destin disposait de ses jours.
Chez Néron, le mythe césarien faisant son œuvre, les deux rêves
semblent avoir été poursuivis de façon conjointe. Mieux encore, ils se
sont associé une tierce valeur et qui concernait la Bretagne, dont nous
allons devoir reparler.
Mais pour ce qui est de l'isthme, le projet, qui était certainement à
l'ordre du jour en 64, à la veille de la tournée théâtrale que Néron pré
parait pour se rendre et se produire en Grèce, trouvera un semblant de
résolution pratique en 67 132. La déception ne se fera guère attendre.
Mais tous ces faits peuvent cependant concourir à rendre à Néron un
peu de la dignité et de l'efficacité que les historiens du siècle précédent
ont eu trop tendance à refuser à son règne. Dans cette mesure, il
convient également de repenser, en termes plus nuancés, la «collabora
tion» de Sénèque.
Nous évoquions, dans un paragraphe précédent, les affaires de
Bretagne. La politique extérieure de Néron mérite, de ce point de vue
encore, un réexamen moins partial que ceux qui ont été trop souvent
menés par nos prédécesseurs.
Depuis 61, la Bretagne, c'est à dire l'Angleterre, constituait un réel
sujet d'inquiétude pour tous les Romains. Une révolte y avait éclaté. On
dut envoyer d'urgence la 9e Légion que commandait P. Cérialis133. Sous
ses ordres, en cette année 61, servait Agricola, qui était tribun134. Ce qui
ne lui interdit pas de rentrer à Rome, l'année suivante, pour se marier,
en attendant de pouvoir revenir en Bretagne pour y faire la carrière
que l'on sait et que raconte Tacite, son gendre. Grâce à cet historien,
nous savons que Thulé était réputée pour marquer la limite du monde
connu135. L'île figure aussi chez Pline136, qui la situe à six jours de navi
gation de la Bretagne. Pour l'ensemble des contemporains, l'île de Thu-

132 II est sans doute inutile de préciser que le résultat de l'entreprise ne fut pas
concluant. Pline (4, 10) nous dit que tout cela n'était que le fait d'un «infausto incepto».
N'allons pas blâmer Néron. Vespasien acceptera de reprendre le relai, sans plus de suc
cès.
133 Tacite, Agric, 8, 2.
134 Tacite, Agric, 5.
135 Ibidem, 10, 6.
136 H.N., 2, 187.
SÉNÈQUE 345

lé passait effectivement pour constituer l'une des bornes du monde


civilisé.
C'est par rapport à cette définition que la prophétie du chœur des
Corinthiens, dans Médée137, prend une réelle dimension et une véritable
valeur d'anticipation, puisqu'il s'agit de prédire le moment où les limi
tesdu monde connu seront repoussées plus loin encore, c'est-à-dire au-
delà de Thulé.
Comment concevoir une telle image et un tel espoir, sans la nécess
ité d'un rapport étroit avec des événements importants?
La relation qu'il faut établir entre cette actualité et ces vers pro
phétiques de Médée nous semble, pour notre part, parfaitement claire
et justifiée. Cette dernière rencontre nous conforte dans la datation que
nous avons proposée et nous permet de penser plus fermement encore
que Médée a bien été écrite entre l'automne 63 et l'été 64, par Sénè-
que.
Mais il est de notre intérêt et de notre devoir de délaisser les
aspects les plus extérieurs de l'œuvre, pour pénétrer dans son intimité
profonde, convaincu que nous devons être de la part qui subsiste pour
l'incertitude inéluctable, mais satisfait, autant qu'il se peut, par le ca
lme enchantement de ce mystère.

Sur quelques aperçus critiques

Telle est l'œuvre que nous commençons à apercevoir. Sans préju


ger de la suite de notre étude, il semble bien que la Médée de Sénèque a
eu au moins cette originalité d'avoir été conçue pour plaire à Néron et
peut-être même pour servir les appétits nouveaux de l'impérial artiste.
Si la pièce n'avait eu que cette seule fonction, elle aurait ainsi trou
vé sa raison et rempli cette vocation, pour le moins singulière et déjà,
en soi, digne d'intérêt.
Aussi, il nous a semblé nécessaire d'interrompre ici notre propos
de recherches, pour prendre le temps d'un regard en arrière. Comme
celui du divin Orphée, ce retournement est catastrophique. Encore
n'avons-nous fait qu'un demi-tour sur place.
En effet, ce n'est pas sans une certaine stupeur qu'il nous est don
néde parcourir quelques-unes de ces critiques dont on pourra appré-

137 Médée, 378 et 379.


346 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

cier l'impartialité, bien que nous nous soyons borné à proposer un


choix, car le lecteur diligent aura tôt fait de citer mille et un article
consacrés à Médée.
Comme de bien entendu, la cuistrerie la plus banale a beau jeu de
recenser une longue série d'inutiles références où il est question d'Euri
pide et surtout d'Ovide, comme si, entre Euripide et Ovide, entre Ovide
et Sénèque, tout pouvait se laisser disposer en schemes aussi misérab
les.
On pourra trouver dans l'ouvrage de L. Herrmann, déjà cité, une
bonne approche de la question, jusqu'en 1924. Les modernes n'ont fait
qu'amplifier toutes ces médiocres approximations, dont le propos le
plus clair tend vers la démonstration de la prétendue infériorité de
Sénèque par rapport à ses devanciers. Pour la suite, c'est-à-dire après
1924, l'Année Philologique offre la matière d'une abondante moisson,
aussi futile qu'inutile. Toutes ces analyses, hâtivement et facilement
préparées autour de l'histoire du mythe de Médée dans la littérature
latine, manquent d'intérêt dans la mesure, essentielle, où elles partent
du même postulat, inconscient mais bien présent, dans la pensée secrè
te de leur auteur : toute œuvre construite sur la reprise d'un thème
antérieur est obligatoirement une copie et donc nécessairement infé
rieure et médiocre.
Examinons quelques échantillons remarquables de cette sorte de
critique.
L'exemple en cette manière d'objectivité nous est donné par une
étude consacrée à Médée qui prétend être une «étude de littérature
comparée»138, comme on le voit aisément à travers la teneur impartiale
de ce jugement sans appel : «Quand on lit la Médée de Sénèque, immé
diatement après celle d'Euripide, on éprouve une impression de désen
chantement et de dégoût139.» A notre avis, si la chose doit donner le
dégoût de quoi que ce soit, c'est naturellement celui de la littérature
comparée. D'autant qu'à la page suivante, notre «comparatiste», com
meon dit présentement, se laisse emporter par sa manie de la compar
aison d'une façon tout spécialement déraisonnable, puisqu'il se sent
autorisé à qualifier la Médée de Sénèque de «caricature» et «d'œuvre
de rapin»140.

138 L. Mallinger, Médée, étude de littérature comparée, Louvain, 1897.


139 L. Mallinger, ibidem, p. 154.
140 Ibidem, p. 155.
SÉNÈQUE 347

A sa décharge, on invoquera le fait que certains de ses glorieux


antécédents avaient écrit bien pis encore. P. Brumoy, avait donné le bel
exemple, en effet, en composant ce bouquet en l'honneur de la Médée
de Sénèque comparée à celle d'Euripide: «une œuvre de rapin, une
monstrueuse et froide production»141. Une génération après, Patin se
montrera plus sévère et, faut-il le souligner?, plus ridicule encore. Il
voit dans la pièce de Sénèque «le rejeton dégénéré» de celle d'Ovide142.
Nous ne sommes pas de ceux qui méprisent l'importance de la Grè
ce, sans laquelle rien ne serait ce qu'il est dans l'Occident. Mais, pour
autant, il nous semble excessif de vouloir toujours tout rapporter à
l'hellénité, un peu comme il a été parfois excessif de ramener tout à la
romanisation.
Il semble réconfortant de constater, de nos jours, une prise de
conscience et de connaissance plus nuancée sur ce problème particul
ier, comme aussi, plus généralement, sur le «comparatisme» et la
modération qu'il convient de lui apporter, sans parler de la pondérat
ion nécessaire à son usage en matière littéraire.
Nous nous bornerons à présenter en notes un exposé de titres qui
montrent cette progression, lente, mais certaine et fermement inscrite
dans la succession de ces quelques jalons bibliographiques. Ils permett
ent d'entrevoir une nette évolution contemporaine de la mentalité et de
la critique sur ces questions143.

Une certaine conception du théâtre

II se trouve, dans l'œuvre en prose de Sénèque, tel ou tel passage


qui semble inviter à reconstituer, chez notre philosophe et néanmoins
auteur dramatique, comme une sorte de «théorie du théâtre, tel que

141 P. Brumoy, Théâtre des Grecs, Paris, 1785-1789, t. 6, p. 295.


142 M. Patin, Etude sur les tragiques grecs, Paris, 1841-1843, t. 2, p. 410.
143 F. Pasini, La Medea di Seneca e Apollonio Rodio, A et R, 1902, 567-575. H. L. Cleas-
by, The Medea of Seneca, H. S. P. H., 1907, 39-71. E. Cesaree, La Medea de Seneca, Dion,
VII, 1932, 251-260. G. Nicolini, // teatro di Seneca, Varese, Galli, 1934, p. 102. J. Charlier,
Ovide et Sénèque. Contribution à l'étude de l'influence d'Ovide sur les tragédies de Sénèque,
Mém. de Licence, Univ. de Bruxelles, 1954, p. 246. J. Servais, De Sénèque à Anouilh. . . en
passant par L. Herrmann, BACILG, IV, 1956, 1-7. C. Rambaux, Le mythe de Médée d'Euri
pideà Anouilh ou l'originalité psychologique de la Médée de Sénèque, Latomus, XXI, 4,
oct-déc, 1972, 1010-1036. M. Bonjour, Terre natale, Paris, 1975, 294 et sq. C. Blitzen, The
Senecan and Euripidean Medea, CB, 52, 1976, 86-90. N.B. - Nous ne croyons pas nécessai
re de rappeler ici toutes les études précédemment citées, notamment dans le chapitre I.
348 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Sénèque le conçoit»144. Parmi ces textes, souvent étudiés de ce point de


vue145, nous croyons devoir attacher une importance toute particulière
à la relecture de ce passage de la Lettre 108 à Luciliusi4b.
Non uides quemadmodum theatra consonent quoties aliqua dicta
sunt quae publiée agnoscimus et consensu uera esse testamur?
Desunt inopiae multa, auaritiae omnia.
In nullum auarus bonus est, in se pessimus.

Ad hos uersus ille sordidissimus plaudit et uitiis suis fieri conuicium


gaudet. Quanto magis hoc iudicas euenire cum a philosopho ista dicun-
tur, cum salutaribus praeceptis uersus inseruntur, efficacius eadem illa
demissuri in animum imperitorum.
Il paraît assez évident, en effet, que l'on puisse se fonder sur ce
texte, plutôt que sur tout autre, pour tenter de connaître les idées de
Sénèque en matière de théâtre. Pour le moins, en tout état de cause,
nous pouvons en retenir deux faits saillants.
- D'une part, le théâtre a vocation morale, laquelle, selon Sénèque,
s'exprime particulièrement bien à travers les sentences ou maximes.
- D'autre part, toujours dans ce texte, l'usage de ces maximes est
doué d'un pouvoir plus considérable encore s'il est pratiqué par un phi
losophe capable de doubler un poète, l'un et l'autre constituant deux
aspects indissociables de la fonction d'auteur dramatique.
Comment pourrait-on mieux démontrer la double vocation de Sé
nèque? Qui, mieux que lui, pourrait aussi directement et pertinemment
décrire et tisser les liens qui unissent le poète et le philosophe? Voilà
un texte qui aurait dû faire réfléchir et ramener à la raison tous ceux
qui ont douté et continuent à mettre en doute l'identité d'un seul Sénè
que, tragique et aussi bien philosophe.
Mais il s'en trouve d'aucuns pour persévérer dans ce scepticisme.
On nous assure que l'interprétation philosophique des pièces de Sénè
queest une erreur 147. On ajoute encore ceci : les tragédies de Sénèque
n'ont pu être représentées, car le public romain n'aurait pas admis l'at-

144 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 59.


145 De ira, 2, 2 et 2, 17. Ad Luc., 115 et 108.
146 Ad Luc, 108, 8 et 9.
147 J. Dingel, Seneca und die Dichtung, Heidelberg, 1974. Cf. la critique qu'en a don
née D. Knecht, Ant. Class., 44, 1975, 742-744.
SÉNÈQUE 349

mosphère philosophique de ces pièces . . . 148. Nous examinerons, plus


loin, la part exacte qui revient dans cette œuvre dramatique à la philo
sophie.
En fait, cette œuvre dramatique demeure sans cesse exposée à la
critique de tous ceux qui, faute de comprendre ce qu'il faut entendre
par «recitano », cherchent à démontrer que ces tragédies n'ont pu être
jouées. Les uns estiment que la faute en revient au fait qu'elles soient
trop philosophiques, tandis que les autres proposent, à rebours, qu'elles
sont trop rhétoriques pour être jouables149. Pourquoi faut-il que les
dieux aiment tant se distraire en aveuglant les mortels? Ce sera un
autre aspect de l'art de Sénèque qu'il nous appartiendra d'examiner
ultérieurement.
Fort heureusement, cependant, il ne semble plus absurde au
jourd'hui d'envisager une représentation et donc une véritable mise en
scène des tragédies de Sénèque. On étudie avec conviction les problè
mes scéniques et donc techniques que soulève ce théâtre150.
Pour notre part, nous pensons pouvoir, sans réserve, affirmer que
non seulement le théâtre de Sénèque peut être porté à la scène, mais
encore que ce théâtre a été écrit par Sénèque dans cette intention évi
dente. Du reste, comment peut- on encore s'interroger sur le fait qu'un
auteur dramatique écrive pour être joué? Ce sont-là des questions
dignes d'une interrogation d'antan151 qui se donnait le plaisir de poser
la question pour mieux lui donner la réponse.
La Lettre 108 à Lucilius, que nous venons de citer, quoi qu'il en
soit, va dans le sens de notre démonstration. A propos de Médée, en
particulier, elle apporte ce soutien chronologique utile : selon P. Gri
mai152, en effet, les Lettres 104 à 122 ont été écrites entre la mi-septem
bre et la mi-novembre 64, à une date donc toute proche de celle de la
composition de Médée.
Une autre Lettre à Lucilius nous conforte dans notre thèse. Il s'agit
de la Lettre 115, datable elle aussi de cette même période, c'est-à-dire

148 A. Pocina Perez, Una uez mas sobre la representación de las tragedias de Seneca,
Emerita, 41, 1979, 297-308.
149 Voir L. Herrmann, op. cit., p. 233 et sq.
150 Cf. S. Fortey and J. Clucker, Actus tragicus : Seneca on the Stage, Latomus, 34,
1975, p. 698-715.
151 G. Boissier, Les tragédies de Sénèque ont-elles été représentées? Paris, 1861.
152 Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 450.
350 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

aux environs de l'automne 64. Elle nous invite à contempler le specta


cledu palais et du char du Soleil. En voici le texte :
«Regia Solis erat sublimibus alta columnis
Clara micante auro.»
«Eiusdem currum aspice :
«Aureus axis erat, temo aureus, aurea summae
Curuata rotae, radiorum argenteus ordo153.»

«Le palais du Soleil s'élevait dans les nues, sur de hautes colonnes,
tout brillant, tout scintillant d'or.»
« Remarque aussi le char de ce dieu :
«L'essieu était d'or, le timon aussi; autour de la jante un cercle
d'or; les rayons de la roue, une rosace d'argent154.»
Ce texte nous semble devoir être mis en parallèle avec deux passa
gesde Médée, disposés l'un au début et l'autre au dénouement de la
pièce.
Dans le premier155, Médée invoque son aïeul, le Soleil. Elle lui
demande la faveur d'être enlevée sur son char de lumière. Et le specta
teur le moins mythologue sent très bien que cela constitue une annonce
du dénouement. Dans cet autre passage de Médée que nous voulions
évoquer, la princesse de Colchide, sous le regard des spectateurs, se
hisse sur le toit de sa maison pour y attendre l'arrivée du char fantasti
que 156.
Le premier texte a une valeur dramatique, comme nous l'avons dit,
dans la mesure où il annonce le grand effet du final parfaitement théât
ral. Rappelons- nous ces vers :
Da, da per auras curribus patriis uehi,
Commute habenas, genitor, et flagrantibus
Ignifera loris tribue moderari tuga.

L. Herrmann157 les traduit de la façon suivante et néanmoins


acceptable :
«Accorde-moi, accorde-moi d'être transportée à travers les nues

153 Ad Ludi, 115, 13.


154 Edition F. Préchac et H. Noblot, Belles Lettres, Paris, 1964, t. V, p. 40.
155 Vers 32 et sq.
156 Vers 973 et sq.
157 Sénèque, t. I, p. 136.
SÉNÈQUE 351

sur ton char paternel, confie-moi les rênes, ô mon père, et permets-moi
de diriger de tes guides ardentes ses flamboyants coursiers. »
Ces vers, outre leur signification importante dans l'action, ont
valeur de croquis ou d'esquisse d'un décor théâtral. On leur a même
trouvé une troisième signification en les mettant en relation avec la
personne même de Néron158, comme une tentation suprême.
Ils annoncent, de la sorte, particulièrement bien ces vers du final :
Excelsa nostrae tecta conscendam domus
Caede inchoata.

«Je vais monter sur le toit élevé de ma maison, maintenant que


mon crime est en train159.»
Ces vers nous ramènent aux colonnes du palais du Soleil que décri
vaitla Lettre à Lucilius 115, que nous venons de citer. Ils nous semblent
former comme un essai de mise en scène, ou du moins, correspondre à
une formulation propre à décrire ou reproduire une sorte de représent
ation matérielle et parfaitement claire.
Nous voyons ces colonnes du palais du Soleil se confondre avec les
indispensables colonnes constitutives du décor traditionnel d'un théâtre
romain, depuis les origines d'une scène romaine digne de ce nom et
originale, c'est-à-dire différente du théâtre grec160.
Le palais du Soleil, ainsi que nous l'avons vu, est orné de colonnes,
tout comme l'était, inévitablement, le palais de Médée sur la scène. Et
de fait, sans le support de ce décor à trois étages de galeries, typique
du théâtre latin, on comprendrait difficilement comment le char du
Soleil pourrait apparaître, au dernier acte de Médée.
Dans la pratique, Médée doit monter sur le toit de sa demeure, en
atteignant le niveau de la seconde galerie. Alors, sur ce plan, un dispos
itifmatériel assez simple peut faire glisser, jusqu'au toit où se trouve
réfugiée Médée, le char magnifique de son ancêtre le Soleil161.
Sans entrer dans trop de détails, inutiles à notre présent propos, il
nous appartient d'observer, avec un intérêt tout évident, ces notations
«scéniques» qui sont incorporées à la trame du texte tragique. Elles

158 A. Hurst, Le char du Soleil (Sén., Méd., 32-36), in Historia, 20, 1971, 303-308.
159 L. Herrmann, Sénèque, t. I, p. 172.
160 Nous avons développé cet aspect matériel de la différence dans article déjà ment
ionné : Espace matériel et espace musical sur la scène romaine.
161 Nous espérons pouvoir développer à loisir cette conception dans une édition de
Médée destinée à l'usage des professionnels de la scène.
352 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

sont un signe : le signal d'une amorce de mise en scène donnée par l'i
ntérieur même du texte. Elles sont aussi porteuses d'une vérité : si les
tragédies de Sénèque n'ont pas été jouées, elles apparaissent au moins
comme jouables. Mais les deux Lettres à Lucilius que nous venons de
rappeler, ainsi que les textes de Suétone et de Tacite que nous avons
évoqués, suffisent à nous laisser parfaitement entrevoir que Médée, au
moins, a bien été portée à la scène et, peut-être même, sous le masque
qui dissimulait les traits d'un impérial artiste.
La nécessité de poursuivre notre recherche dans la voie que nous
nous sommes imposée, nous paraît confirmée par le texte même de
Médée. Nous y lisons un certain nombre de détails qui attestent l'intérêt
que Sénèque portait aux indications susceptibles de marquer les grands
moments d'une mise en scène de sa tragédie. Celle-ci, au total, risque
bien de nous apparaître comme ayant été non seulement conçue, mais
encore écrite véritablement pour la scène. En voici un premier exemp
le.
Lorsque Médée s'écrie: «Mais! qui fait ainsi crier sous sa poussée
la porte royale?»162, comment pourrait-on retrancher de ce discours la
part qui revient à la suggestion de l'auteur pour aider à la mise en scè
ne la plus rudimentaire? Nos auteurs classiques français procèdent-ils
autrement? Mais, quand bien même feraient-ils diversement, le fait
majeur, du point de vue qui nous importe, réside bien dans la manière
toute réelle et bien matérielle d'annoncer ainsi l'entrée en scène de
Créon.
Un second exemple de suggestion pour une mise en scène nous est
donné par cette autre indication de Médée 163 :
Sonuistis, arae, tripodas agnosco meos
fauenti commotos dea. . .

Médée, dans une grande scène d'invocation et de magie, parvenue


au terme de ses prières d'intercessions propitiatoires, constate que le
miracle espéré s'est accompli :
«Autel, tu as retenti, et j'ai bien ressenti que mon trépied avait bou
gé,sous l'impulsion de ma divine patronne164.»

162 Méd., v. 178.


163 Méd., v. 785-786.
164 A cette traduction, personnelle, on pourra, si l'on veut, préférer celle de L. Herr
mann, que voici :
SÉNÈQUE 353

Cette dernière déesse tutélaire n'est autre, bien évidemment, qu'Héc


ate,cette même Hécate que, quelques vers plus loin165, Médée entend
aboyer par trois fois, tandis que, par trois fois, la flamme sacrée a jailli
de sa torche funèbre :
. . .ter latratus
audax Hecate dédit sacros
edidit ignés face luctifera.

Une dernière indication importante pour la mise en scène nous est


donnée par le chœur, lorsqu'il invoque le Soleil pour qu'il vienne préci
piter la tombée de la nuit par l'arrivée de son char au terme de sa cour
se 166. Cela produit un effet de vraisemblance, dans la mesure où cela ne
fait qu'annoncer la fin du jour et l'approche terrifiante des ténèbres
qui marqueront la fin de cette journée tragique. Par ailleurs, cela sup
pose de la part du metteur en scène une nette prise de conscience du
fait qu'à partir de ce instant, quelque part, dans le décor, le char du
Soleil doit se mettre en branle, afin de parvenir progressivement à la
hauteur du toit de la maison de Médée pour la scène finale.
On pourrait, du reste, aller plus loin encore et voir dans ces vers
comme une sorte de préparation à l'usage des indispensables spécialis
tes des éclairages scéniques :
«C'est à présent, Phébus, qu'il faut lancer ton char sans modérer
son allure, à bride abattue; que la nuit bienfaisante engloutisse ta clarté
et que ce jour si redoutable soit plongé dans les ténèbres par le guide
de la nuit, Vesper l67. »
Quand on sait l'habileté que déployaient les marins de la flotte
romaine pour hisser les voiles gigantesques qui recouvraient le ciel des
théâtres de Rome, on ne peut que lire dans ces vers comme une très
certaine invite à l'adresse des techniciens, pour leur dire que le mo
ment était venu d'agir sur le uelwn, pour modifier l'éclairage de la scè
ne. Après cela, qui viendra encore douter de la réalité d'une authenti
que préoccupation de Sénèque pour la mise en scène de ses pièces? Au
lieu de se perdre en conjonctures hasardeuses sur l'essence de la recita-

« Autels, vous avez retenti, et je reconnais que mes trépieds sont agités par la déesse en
signe de faveur.», op. cit., p. 165.
165 Vers 840-842.
166 Vers 874 et sq.
167 Traduction de L. Herrmann, op. cit., p. 168.
354 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tio, toujours envisagée sous son aspect littéraire, c'est-à-dire du point de


vue de l'écriture et de l'écrivain, il nous semble possible de retenir de
ces vers une tout autre leçon, que viennent confirmer les données
archéologiques.
A l'aube de la venue de la recitano, nul ne saurait l'ignorer, corres
pondla création des odéons ou, si l'on préfère, des théâtres de dimens
ion plus modeste. C'est un fait avéré : depuis les origines, des théâtres
en bois au théâtre en dur de Pompée, du théâtre de Pompée à celui de
Marcellus, du théâtre de Marcellus à celui de Balbus et à l'odèon de
Domitien, la capacité et le volume des édifices de spectacles se sont fer
més.
Certains, à tort, selon notre sentiment, en ont tiré des conclusions
faciles : comme la mode de la recitatio, très justement, leur semble
contemporaine de cette fermeture des espaces scéniques, ils s'en
croient autorisés pour cela à imaginer que la vogue de la recitatio signi
fiait une recherche du dépouillement le plus total, tant sur le plan de
l'écriture que sur celui de la mise en scène.
Cette vision et cette version des choses doivent et peuvent être fac
ilement rejetées si l'on accepte de prendre en considération quelques
chiffres.
Certes, les théâtres républicains étaient bien plus vastes que ceux
du premier siècle. Il est de fait qu'il y a bien eu une «fermeture» dans
l'évolution des scènes et du genre littéraire. Cela dit, il convient de reve
nirà la réalité et à la mesure. On voudrait faire de la recitatio une sorte
de genre intime et réservé à une élite privilégiée. Soit, si la recitano
marque une fermeture. Mais enfin, il est tout de même utile de se rap
peler qu'un odèon, même modeste, comporte, malgré tout et d'une
façon banale, quelques milliers de places. Quand un auteur tragique
écrivait pour la recitatio, il pensait, sans doute, à un public et à une
mise en scène plus réduits que ne le faisait, avant lui, le poète tragique
républicain, assurément, mais cependant, rappelions-nous bien qu'il
versifiait tout de même pour plusieurs milliers de spectateurs. Cela ne
constituait pas un mince auditoire. Peu de nos théâtres modernes
offrent un semblable capacité. N'allons donc plus imaginer inutilement
qu'avec l'apparition de la recitatio il faille supposer une fermeture
rigoureuse du théâtre.
Une certaine fermeture a existé, certes, mais on ne peut tout de
même pas écrire pour deux mille personnes autrement qu'on avait pu
le faire auparavant pour vingt mille et plus. Ceux qui veulent ne voir
dans la recitatio qu'un théâtre d'avant-garde et elitiste feront bien de
SÉNÈQUE 355

prendre conscience de ces données numériques simples. Elles permett


ent de comprendre, matériellement, qu'il n'était guère possible de fai
re occuper la scène immense des odéons par un unique récitant pourvu
du seul accessoire de sa lyre. En fait, nous revenons sur une de nos
conclusions antérieures, pour confirmer notre conception de la recita
no, qui nous apparaît désormais bien comme une attitude d'écrivain et
donc de metteur en scène. Elle recherche un dépouillement qui tend,
par exemple, à éviter les excès des débordements antérieurs où l'on
n'hésitait pas à faire défiler des éléphants sur les planches pour répon
dre à un désir de réalisme très romain et aussi très humain. Cela admis,
la recitano n'a certainement jamais eu l'apparence sévère que l'on croit.
Elle apportait de la mesure, là où avait triomphé la démesure. Mais, du
point de vue de l'écriture, tout demeurait passible des mêmes lois
métriques et soumis à l'épreuve conforme des mêmes moules poéti
ques.
Dans la Médée de Sénèque, les structures métriques traditionnelles
se retrouvent. Il serait vain de songer à s'en étonner : canticum simple,
canticum uariis modis et diuerbium répondent aux mêmes nécessités de
l'emploi de mètres différenciés, selon qu'il s'agit d'un scène de dialogue
parlé ou de lyrisme simple ou enfin de grands airs d'opéra.
Il n'est peut-être pas sans intérêt pour le lecteur de prendre ici
connaissance d'un rapide conspectus metrorum? Celui que voici, est
repris de l'ouvrage de L. Herrmann que nous avons souvent cité 168, et
auquel nous ne ferons qu'adjoindre quelques considérations, utilement
complémentaires.
De cette ossature un peu complexe se dégage, en réalité, l'impres
sion supérieure d'une architecture à la fois élaborée et, en définitive,
extrêmement simple.
Le vieux balancement, cher aux Anciens, entre les diuerbia et les
cantica, trouve ici son compte, tout comme dans la tragédie républicai
ne, elle-même tributaire des modèles grecs.
Nous sommes donc, faut-il le souligner? dans le droit fil d'une lon
gue et belle tradition. Tradition d'écriture, plutôt, il est vrai, que tradi
tionde jeu.
Mais laissons ces problèmes d'écoles. La question, en fait, n'est pas
simpliste, et la métrique de Sénèque nous réserve bien d'autres sujets

168 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, Paris, 1924, p. 575.


356 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'étonnement comme, par exemple, cette allusion au vers fescennin


que contient le vers 113 de Médée.

TABLEAU MÉTRIQUE DE MÉDÊE

Vers : Nature des vers : Nature des séquences :

1-55 Trimètres iambiques Diuerbium. Premier épisode.

56-74 Asclépiades Canticum.


75-92 Glycons
93-109 Asclépiades
110-115 Hexamètres dactyliques

116-300 Trimètres iambiques Diuerbium. Deuxième épisode.

301-379 Dimètres anapestiques Canticum.

380-578 Trimètres anapestiques Diuerbium. Troisième épisode.

579-669 Saphiques Canticum.

670-739 Trimètres iambiques Diuerbium. Quatrième épisode.


740-751 Trimètres trochaïques
752-770 Trimètres iambiques
771-786 Dimètres iambiques
787-842 Dimètres anapestiques
843-848 Trimètres iambiques

849-878 Dimètres Canticum.

879-1027 Trimètres iambiques Diuerbium. Cinquième épisode.

Léon Herrmann se montre surpris par cette allusion. Une note169


de son édition du Théâtre de Sénèque nous dit que tout ceci n'est
qu'anachronisme «du reste volontaire», opinion déjà émise par sa
thèse170. Pour nous, cette allusion présente surtout cet intérêt de faire

169 Sénèque, édition des Belles Lettres, op. cit., t. 1, p. 139.


170 Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 330.
SÉNÈQUE 357

référence à l'histoire du théâtre latin par le biais d'un détail éminem


ment technique et propre à placer la poésie et la poétique de Sénè-
que dans la lignée de la plus pure tradition dramatique romaine. Elle
montre à l'évidence, chez Sénèque, non seulement la connaissance
des moyens techniques mais une véritable réflexion sur leur utilisa
tion.Soyons, grâce à elle, bien assurés que Sénèque n'aurait pas écrit
ce vers s'il ne s'était jamais intéressé à la représentation matérielle de
ses pièces. L'usage de la métrique traditionnelle qu'il pratique dans
son théâtre nous confirme dans le sentiment que son œuvre dramati
que a naturellement été conçue pour être jouée.
Sur le plan matériel et humain, il nous est difficile de concevoir
exactement la façon dont se déroulait la représentation. Tout ce que
nous pouvons supposer ne peut qu'être négatif : il est vraisemblable
que la mise en scène devait répondre à un grand souci d'austérité, afin
de ne plus sombrer dans les excès que Cicéron et Horace avaient verte
ment critiqués, comme nous l'avons dit précédemment. Mais nous
avons quelques indications textuelles qui nous laissent nettement entre
voirla nécessité d'un décor et de bruitages. Nous avons déjà abordé cet
aspect de la mise en scène.
Pour le reste, il paraît bien difficile de pouvoir en savoir davantag
e. On a soutenu, naguère171, la thèse selon laquelle, pour respecter le
vœu d'Horace 172, Sénèque se serait imposé cette contrainte de ne jamais
placer plus de trois acteurs à la fois sur la scène. Il ne nous paraît guè
renécessaire de revenir sur le commentaire très satisfaisant et l'appro
bation que donne L. Herrmann à cette théorie, parfaitement receva-
ble173. En ce qui regarde la mise en scène de Médée, le nombre d'ac
teurs par sa réduction même favorise tout à fait ce type de jeu, et d'au
tant mieux encore qu'il comporte des rôles muets, ceux des deux
enfants et celui d'Absyrtus.
Il convient toutefois de ne pas perdre de vue, avec G. Boissier174, le
problème que posent les séquences chantées. Elles sont importantes,

171 H. Veil, La règle des trois acteurs dans les tragédies de Sénèque, Revue Archéol.,
1865.
172 Art poétique, v. 192 : «nec quarta loqui personna laboret.»
173 Pour la discussion de ce point de vue, cf. L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op.
cit., p. 172-175.
174 G. Boissier, De la signification des mots saltare et cantare tragœdiam, in Revue
Archeol., 1861, p. 333 et sq.
358 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

comme nous l'avons vu, dans Médée. Que se passait-il alors sur la scè
ne?
Pour notre part, dans divers articles175, nous avons donné un déve
loppement, ou du moins un prolongement, aux vues de G. Boissier, en
proposant une répartition des tâches entre l'acteur et le chanteur titu
laire du même rôle.
Mais, en définitive, le meilleur indice dont nous disposions, en ce
qui concerne Médée et sa mise en scène certaine, réside dans la présen
ce du chœur et celle des serviteurs qui forment la suite de Créon. Par la
seule réalité matérielle de leur présence sur le plateau, ils attestent
l'existence d'une mise en scène nécessaire. Encore une fois, autant redi
reici notre conviction intime qu'il n'existe pas au monde un auteur
dramatique qui accepte d'écrire pour le théâtre des pièces vouées à la
seule lecture, ou alors ce dramaturge serait un romancier déguisé, pour
mieux abuser la crédulité du spectateur, et pour son propre malheur.
Un dernier argument peut intervenir pour aider à conforter la thè
se vraisemblable de la représentation nécessaire et voulue par Sénè-
que : cet argument se confond avec le respect intégral des règles théâ
trales les plus anciennes et qui parlent de l'unité de lieu, de temps et
d'action.
Il ne saurait être question de consacrer de longs développements à
la démonstration de cette évidence, claire aux yeux du lecteur le plus
inattentif.
Pour ce qui concerne Médée, du moins, la cause est entendue, et ne
réclame aucune démonstration particulièrement soutenue.
Il nous faut, de façon plus urgente, tourner notre attention vers
d'autres sources d'intérêt. Nous venons de voir que le théâtre de Sénè-
que répondait à une certaine conception du jeu et de l'art dramatiques.
Sans doute est-il encore nécessaire de tenter de percer les mystères
d'un univers poétique et théâtral peu connu.
Peut-être paraîtra-t-il quelque peu vain et inutile de rappeler ici
qu'un théâtre, de quelque partie du monde qu'il nous provienne, se
définit toujours par le contenu de la trame matérielle qu'il dispose sous
le regard du spectateurs. Comprenons-nous bien : nous ne voulons pas
parler de ces accessoires que sont les notations secondaires, du type

175 Cf. Espace matériel et espace musical sur la scène romaine, in Vita Latina, n° 75,
22-31 et 76, 16-24, et encore Le théâtre latin tel qu'en nous-mêmes. . ., Caesarodunum, XII
bis, 31-42.
SÉNÈQUE 359

archéologique, sociologique ou même folklorique. Elles ont leur utilité,


mais quand nous parlons d'univers poétique et théâtral, nous souhai
tons désigner une tout autre réalité, celle-là, précisément, qu'accepte et
admet la fiction dramatique et dont même elle semble avoir le besoin le
plus indispensable. En fait, et pour nous en tenir au théâtre de Sénèque
et à Médée plus particulièrement, cet univers dramatique s'inscrit dans
trois dimensions apparentes.

Les trois composantes dramatiques et leur signification

Un examen quelque peu approfondi du texte de Médée, accompli


dans l'intention de relever les détails les plus représentatifs de l'origi
nalité de l'œuvre, conduit à l'observation de trois sortes de détails
remarquables :
- les premiers sont d'ordre matériel et concernent la description
de l'univers et de la place que l'homme peut y trouver;
- les suivants, plus élevés, font référence à l'existence et s'effor
cent de découvrir et suivre les chemins du bien et du bonheur;
- les derniers se tournent vers la réflexion, la recherche et l'ana
lyse de concepts et de raisonnements portant sur des idées et des
valeurs que la raison humaine peut et doit commenter et juger.

Tel est du moins le bilan auquel nous sommes parvenu et au terme


duquel il nous est donné de relever trois formes d'inspiration qui ten
dent à réfléchir sur la matière, puis l'être et enfin la raison. Ce classe
ment, dont nous donnerons plus loin les éléments, nous semble détenir
au moins ce mérite de sortir des routes et routines traditionnelles qui
veulent toujours aborder l'étude d'une œuvre sous le biais des éternell
es, relatives et faciles considérations d'ordre poétique. Nous reconnais
sons volontiers, par ailleurs, que ce classement peut surprendre, dans
la mesure où l'on ne saurait s'attendre à lire une tragédie pour y trou
ver une telle fréquence de détails qui s'emploient dans leur somme à
composer une certaine représentation de la réalité, une certaine
conception de l'homme et une certaine réflexion sur le droit et la rai
son.
Dans un premier temps, nous le concédons, nous avons été surpris
par le résultat de cette investigation et le classement nous a semblé
quelque peu déconcertant et artificiel : pourquoi cette lente enumerat
ion de détails sur les choses, les êtres et les idées? En soi, la matière ne
360 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nous paraissait guère tragique et, de plus, cette partition semblait


imposer une référence élémentaire à un système quelconque, qui la just
ifiait. On a tellement écrit, comme nous l'avons déjà rapporté, sur le
fait que Sénèque ne laissait pas intervenir le discours philosophique
dans le cours tragique de ses pièces que, tout d'abord, nous avons cru à
une présentation, originale et quelque peu surprenante de la part de
Sénèque, d'une certaine conception de l'univers, de l'existence et de
l'intelligence. Mais le réalité s'est avérée plus simple et plus belle lors
que, dans un second moment de notre réflexion, nous avons compris
qu'il était impossible qu'une telle vision et représentation de la matière,
de l'être et de la pensée ne puissent se fonder et se raccorder à un sys
tème philosophique clairement identifiable. Et de fait, passé ce moment
d'incertitude, tout s'éclaire par le jeu de la plus élémentaire référence
au stoïcisme et à son histoire.
Diogene Laërce 176 nous dit que deux maîtres du stoïcisme, Zenon et
Chrysippe, suivaient la progression suivante : physique, puis morale et
enfin la dialectique, ce qui correspondait à l'enseignement du réel, du
bien et du vrai.
Pour Pierre Grimai, cette «partition de la philosophie en trois sec
tions»177 suit la tradition stoïcienne et se retrouve dans l'ensemble de
l'œuvre philosophique de Sénèque. Elle est sous-jacente, en particulier,
dans l'Introduction des Question Naturelles 178, comme le souligne P. 01-
tramare; or nous savons que la composition de Médée et la rédaction
des Questions Naturelles ont été contemporaines.
Dans ces conditions, il paraît parfaitement admissible que cette
perception de l'univers et cette conception du bonheur et cette ré
flexion sur le vrai et la logique doivent se réclamer de la pensée des
stoïciens les plus anciens et correspondre aux trois grandes catégories
qu'ils nommaient : la physique, l'éthique et la dialectique. Il convient,
toutefois, d'apporter ici cette précision et cette limite : la tripartition
qui pourrait constituer l'univers poétique de Médée, en aucun cas, ne
saurait se confondre avec un exposé systématique sur le stoïcisme, car
il est bien évident qu'une tragédie obéit aux lois d'un autre genre. Mais
il n'en demeure pas moins vrai de croire que cette répartition a trouvé
son origine dans le système stoïcien, si l'on consent à retrouver dans la

176 Diogene Laërce, L, VII, 39.


177 P. Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, p. 359 et sq.
178 P. Oltramare, Questions Naturelles, op. cit., t. I, p. 6, note 1.
SÉNÈQUE 361

tragédie, non pas des vérités «universelles» mais adaptées et réduites à


la mesure du «cas particulier» de Médée et des thèmes qui peuvent être
traités à propos de son mythe.
Proche chronologiquement des Questions Naturelles et des Lettres à
Lucilius, Médée ne veut pas donner de leçons sous forme de praecepta
(comme les Lettres à Lucilius) ou de decreta (comme les Questions Natur
elles), mais participer à cette phase ultime de la création chez Sénèque
en ouvrant à son génie philosophique cet autre moyen d'écriture et cet
autre regard sur les choses, les êtres et la pensée qui constituent le
fond et le support de son univers poétique.

Physique

Tout théâtre suppose, comme nous l'avons dit, un univers matériel


ou, pour exprimer les choses plus simplement, un cadre propre à pré
senter sur la scène une certaine image de la réalité. Certains dramaturg
es recherchent, à l'évidence, le dépouillement le plus parfait et veulent
placer la scène de leur action le plus loin possible de la matérialité quo
tidienne. D'autres encombrent leur théâtre de la quantité la plus énor
mepossible de bibelots et de détails réalistes. Comment caractériser, de
ce point de vue, le théâtre de Sénèque, du moins à travers Médée?
La première observation que l'on puisse formuler invite à la com
paraison avec les éléments naturels que recensent les sept livres des
Questions Naturelles. Depuis la première scène de Médée et jusqu'à la
dernière, le destin de l'héroïne est placé dans l'espace comme au centre
de l'univers et de cette «physique» composée du ciel et de la terre, de la
mer et des fleuves, de la foudre et du feu, des herbes et des pierres.
Relisons les premiers vers de Médée dans cette traduction que nous
proposons :
«Ô dieux du mariage et toi, Lucine, gardienne de la couche nuptial
e, ô toi aussi qui as enseigné à Tiphys l'art de diriger le premier vais
seau pour qu'il aille dompter les flots, et toi le cruel souverain des pro
fondeurs de la mer, et toi, Soleil, qui distribues au globe la clarté du
jour, et toi, Hécate, triple divinité, qui prêtes aux cérémonies secrètes la
complicité du clair de lune, ô vous tous, dieux qui fûtes les témoins des
serments que Jason me jurait, et vous tous, dieux qu'il appartient à
Médée d'invoquer plus que toute autre femme : chaos de la nuit éter
nelle, royaume opposé au royaume céleste, ombres des impies, roi du
sombre séjour, et sa reine, elle qui fut du moins enlevée par un amant
362 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

plus fidèle que le mien, c'est vous que j'invoque de ma voix infortunée.
Assistez-moi maintenant, oui maintenant, déesses qui châtiez le crime,
déesses à la chevelure hérissée de serpents déchaînés, déesses qui ser
rez dans vos mains ensanglantées une torche funeste, assistez-moi,
maintenant, telles que jadis, quand, à mon mariage, vous vous teniez
droites, effroyablement droites.»
Il n'est pas nécessaire d'entreprendre une longue analyse de ce tex
te, dont la composition et l'organisation sont disposées de façon évident
e. Pour commencer et pour finir, on remarque cette invocation aux
divinités qui ont présidé au assisté au mariage de Médée. D'un côté les
dieux conjugaux et Lucine, de l'autre les porteuses de flambeaux à cette
étrange cérémonie et qui sont les Erinyes et les Furies. Ce prologue et
cet épilogue symbolisent vraisemblablement, pour la malheureuse
épouse, la terre et ce qu'elle représente pour elle de désillusions et de
souffrances. Entre ces deux invocations, Médée prie, successivement,
les dieux représentatifs, au moins symboliquement, de la mer, du ciel et
des enfers.
Elle implore, en effet, Athéna en même temps que Neptune, parce
qu'il lui semble qu'Athéna a essentiellement pris place dans son existen
ce par l'invention du premier bateau, celui qui, grâce à la complicité
favorable de Neptune, a conduit les Argonautes jusqu'aux rives de Col-
chide et décidé du sort funeste de la fille d'Aiétès.
Après la supplique aux divinités de la mer qui ont joué un rôle
dans sa destinée, Médée s'adresse aux dieux du ciel, le Soleil et la
Lune.
Elle invoque, pour finir, les dieux des enfers, Pluton et Proserpine.
Voilà donc, en l'espace de ces quelques vers - de cette quinzaine de
vers pour être plus précis - toute une conception relative de l'univers,
conception relative, certes, à un personnage et à l'histoire de son dra
me, mais conception qui n'aurait pas pu être imaginée en dehors d'un
contexte stoïcien. . . En personnage stoïcien, Médée a sa «physique» qui
prime tout et l'on sent bien que les dieux qu'elle invoque ont surtout ce
mérite d'indiquer clairement les parties de l'univers qu'elle veut dé
signer, pour mieux rendre l'univers tout entier témoin de son mal
heur.
Le mythe de Médée, aux yeux des stoïciens, s'inscrivait certain
ement dans cette symbolique «physique», ou si l'on préfère cosmogoni-
que et géographique, dont nous allons mesurer les effets. Mais il doit
être bien certain, dès maintenant, que, dans cette perspective, l'apo
théose de Médée qui intervient au dénouement apportait un couronne-
SÉNÈQUE 363

ment à cette vision stoïcienne de Médée, petite-fille du Soleil, sauvée


par lui, et ainsi consacrée comme divinité douée de connaissance et
d'influence dans le domaine de la «physique» chère aux stoïciens.
Sur l'étendue des pouvoirs de Médée dans ce domaine, il faudrait
pouvoir relire et commenter toute la tragédie de Sénèque. A défaut,
citons deux vers :
Medea superest, hic mare et terras uides
ferrumque et ignés et deos et fulmina 179.

Médée y affirme que dans son existence, qui est le seul bien qui lui
reste, chacun peut voir, aussi bien que sa confidente, «et la mer et les
terres, le fer et le feu, les dieux et la foudre». Elle pourra même, dans
un autre passage, déployer toute la force sur les éléments dont elle dis
pose, en un long monologue où elle se glorifie d'avoir su, entre autres
prouesses admirables, forcer Cérès à donner une moisson en hiver180.
Ainsi qu'on le voit, cette cosmologie, dans l'esprit et la bouche de
Médée, devient mythologie et les éléments les plus naturels se laissent
apparenter aux plus nobles familles des dieux, suivant en cela la plus
pure tradition et remontant à l'origine même de la mythologie et de la
géographie confondues.
Au cours de cette longue lutte que se livrent dans la pièce le jour et
la nuit, la lumière et les ténèbres, le chaos nocturne et la clarté du
Soleil, qui pourrait encore s'étonner de voir Médée, la petite-fille du
Soleil, invoquer encore et encore Hécate181, sous diverses appellations
qui font référence à la Lune, à Phoebé, à Diane, à Dictynne, toutes divi
nités lunaires?
En tout cas, Médée dont nous avons déjà observé la familiarité
avec les dieux infernaux et les âmes des morts 182, ne se propose que ces
deux issues : le sang et le feu, deux moyens à la fois terribles et natur
els, du moins pour les contemporains de Sénèque. A la solution qu'ap
porte l'offrande du sang 183, succède la résolution totalement purificatri
ce du feu 184 . . . En cette année 64, où Sénèque écrit Médée et où Néron

179 Vers 166 et 167.


180 vers 740 et sq. Pour Cérès: v. 761.
181 Cf. v. 750-752 (invocation à la Lune), 770 et sq. (Phoebé-Hécate), 795 (Dictynne),
814-815 (Fille de Perses), 833-841 (Hécate).
182 Vers 9 et sq. et 740 et sq.
183 Vers 805 et sq.
184 Vers 819 et sq.
364 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

médite la mort de son ancien maître, dans le sang, et le martyr de


Rome, par le feu, vraiment qui aurait pu trouver à redire ou même de
quoi critiquer Sénèque dans le soin, symbolique, qu'il confiait à Médée,
l'une de ses dernières héroïnes et porte-parole, de faire redescendre les
dieux au seuil ordinaire des mortels? Du vivant de Sénèque, ce seuil
craignait le deuil, celui du sang et celui du feu, tout ce que le mythe de
Médée suffisait à exprimer et, peut-être, tentait de conjurer.
Au moment où les flammes vont faire leur proie de Rome et où
Sénèque sait le sort qui l'attend, du jour au lendemain ou de l'instant à
l'autre, comment ne verrions-nous point dans ces allusions au sang et
au feu la nécessaire symbolique d'une humanité qui se savait condam
née? Car Médée accepte, volontiers, trop même, de s'ouvrir les veines,
quand elle peut dire 185 :
«Je vais me frapper aux bras de ce couteau sacré. Que mon sang se
répande sur cet autel. Il faut t'habituer, ma petite main, à savoir étrein-
dre ce fer et à avoir la force de pouvoir supporter cet écoulement d'un
sang auquel tu attachais du prix. . . » Inutile de dire que, pour nous, ce
prix est celui de la vie, et que Médée exprime dans ces vers une angois
se toute proche de celle qu'a vécue, probablement, Sénèque, au seuil de
la mort.
Il est vrai que la mort et la vie sont deux données inhérentes à cette
«physique» stoïcienne que nous tentons de considérer en relisant Mé
dée. Cela ne saurait, pour autant, nous autoriser à ne contempler que le
ciel des dieux et le séjour inférieur des morts. Dans l'univers matériel
de Médée d'autres éléments se présentent, heureusement, à notre exa
men.
Parmi ceux qui apparaissent de toute première évidence, il
convient de classer, non sans quelques précautions que l'on verra, les
divers détails matériels qui touchent à la magie. Ils nous sont donnés
soit par un personnage autre que Médée, soit par Médée elle-même.
Dans les deux cas la vision et la présentation de la réalité et donc de la
vérité profonde du personnage ne sont pas du tout identiques.
Le premier, Créon compose de Médée un portrait qui n'a rien de
flatteur et qui laisse même la plus nette impression de vulgarité, à tous
les sens du terme. Il confère à Médée ce beau titre de «machinatrix»166,
qui fait d'elle une sorte de préparatrice en pharmacies expéditives. Il

185 Vers 806 et sq.


186 Vers 266.
SÉNÈQUE 365

ajoute du reste cette invitation qui est une injonction à déguerpir de son
royaume : «décampe, purge mon royaume de ton mal, et emporte avec
toi tes herbes assassines. »
Egredere, purga regna, letales simul
Tecum auf er herbas. . . 187

On dira peut-être que ce n'est là que le reflet de l'opinion d'un


ennemi de Médée. Et l'argument pourrait être de quelque poids, en
effet, si nous n'entendions formuler par la bouche de la nourrice (l'être
le plus cher au cœur de Médée, celle qu'elle sauvera avec elle de l'i
ncendie de sa maison en l'invitant à monter avec elle sur le char du
Soleil) des accusations pires encore. Elles montrent Médée parcourant
le monde, à la recherche de ses produits de base, dans un grand défer
lement de noms de lieux, de fleuves et de pays, sans oublier les montag
nes,vaste empire où la géographie ne le cède qu'à la botanique et à la
zoologie 188.
Selon cette eminente confidente, Médée n'hésite pas à dévoiler et
déballer, tout simplement, ses ustensiles les plus secrets189, pas plus
qu'elle ne répugne à nous livrer la provenance exclusive de ses meil
leurs poisons, originaires directement de Libye ou du Pôle190, ce qui
nous vaut, pour passer de la théorie à la pratique, ce très bel aperçu
culinaire, tout à la gloire de Médée : prendre des herbes mortelles,
ajouter du venin de serpent et mélanger avec un cœur de hibou et des
entrailles palpitantes encore de chouette, servir assaisonné de formules
magiques bien fraîches et fortement pimentées191.
Toute cette «physique», en dépit du luxe de connotations géogra
phiques et techniques qui l'accompagne, se heurte, malheureusement à
cette autre vérité que nous donne Médée sur Médée, quelques vers seu
lement plus loin192.
La scène est célèbre et la situation bien connue. Elle se déroule en
présence de la nourrice, précisément. Le détail est d'importance, dans
la mesure où la confidente va pouvoir assister à un tout autre spectacle
que celui qu'elle décrivait dans ses délires Imaginatifs. Médée, loin de

187 Vers 269 et 270.


iss vers 670 et sq.
189 Vers 679.
190 Vers 681 et sq.
191 Vers 731 et sq.
192 Vers 740 et sq.
366 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ressembler à ces vulgaires sorcières que raillaient Ovide et Horace,


apparaît dans la force et la gloire de ses grands pouvoirs de prêtresse
sacrée. Si elle invoque les morts, elle s'adresse à Tantale et à Sisyphe,
ou aux Danaïdes. Si elle se tourne vers les dieux, c'est pour mieux invo
quer la Mort, et Pluton, et le Chaos et surtout Hécate.
La suite de son discours la montre telle une seconde maîtresse de
la nature193. Elle dispose de la pluie et peut bouleverser le cours des
fleuves, le sens de marées, les courants de la mer, le mouvement des
astres et l'ordre des saisons.
Alors commence le sacrifice, digne de l'office d'une Vestale.
Comment comprendre cette dualité et cette contradiction?
Diverses explications peuvent paraître acceptables. On pourra faire
intervenir la théorie pythagoricienne du double, de l'être et du paraître.
On pourra aussi en appeler au stoïcisme et à ses critères de jugement
qui ne sont pas les mêmes selon que l'on est au bas de l'échelle humai
ne ou, au contraire, à son sommet, car tout stoïcisme impose une hié
rarchie. On pourra enfin sourire de tout cela avec Médée elle-même
quand, pour marquer une certaine élévation et beaucoup d'humour,
par rapport à ceux qui la soupçonnent de cultiver secrètement des her
bes maléfiques dans on ne sait trop quel jardin magique, elle dit,
magnifiquement :
querelas. . . sero194.
«je sème. . . des plaintes»!

Pour notre part, loin de proposer un choix, nous ajouterons à la


difficulté, en disant que cette complexité est probablement le résultat
de l'intention de l'auteur dramatique, philosophe, certes, et maître de
sa pensée, mais aussi créateur de personnages, de héros, c'est-à-dire de
vies et de libertés incontrôlables, tout comme semble incontrôlable cet
autre élément de «physique» qui participe de la trame de Médée, le
feu.
Il n'entre pas dans notre projet d'entreprendre ici une analyse de
la valeur symbolique du feu dans Médée, cela a déjà été fait 195, et nous
ne ferions, pour notre part que reproduire des résultats que nous avons

193 Vers 752 et sq.


194 Vers 26.
195 Cf. J. A. Segurado e Campos, Ο simbolismo do fogo nas tragedias de Seneca, in
Euphrosyne, 5, 1972, 185-247.
SÉNÈQUE 367

déjà présentés dans notre chapitre sur Ovide. Il est parfaitement évi
dent, sans le secours de longues arguties, que le feu représente pour
Médée à la fois un instrument de purification 196 et une arme que Jason,
du reste, tentera de faire se retourner contre Médée, en ordonnant d'in
cendier sa maison197.
Si, comme nous en avons émis l'hypothèse, Médée a été écrite à
l'intention de Néron par un homme suffisamment bien introduit pour
connaître ses desseins d'incendier Rome pour la rebâtir, comment ne
pas quitter le symbolisme pour retrouver la réalité contemporaine? La
lecture de Suétone198, de Tacite199 et de Juvénal200 nous invite à rappro
cher ces deux événements marquants de cette année 64, où l'on vit
Néron se produire sur la scène dans des rôles féminins, sans doute
dans celui de Médée, et encore Néron, en costume de théâtre, aux
Esquilles, assistant à l'incendie de Rome en chantant un de ses poèmes
sur la chute de Troie, devenue la proie des flammes.
Sénèque, bien informé des projets d'urbanisme romain de Néron
(car qui donc croirait que ces projets n'avaient pas fait l'objet d'études
ou du moins de délibérations à l'intérieur du Palais?) connaissait tout
aussi bien l'impériale ambition de percer l'isthme de Corinthe, tenta
tiondéjà césarienne. Aussi, quelle merveilleuse coïncidence que cette
rencontre dans la bouche même de Médée d'un projet d'incendie qui
réalisera le projet d'ouvrir l'Isthme :
Gemino Corinthos litore opponens moras
Cremata flammis maria commutât duo.

« Corinthe, qui oppose aux deux mers l'obstacle de son double visa
ge, sera brûlée par ces flammes et laissera se confondre leurs
eaux201.»
Mais quelle que puisse être la portée que l'on veuille accorder à ces
deux vers sur le plan de la politique, ils présentent, de toutes façons, un
intérêt certain pour ce qui est de la «physique» que nous examinons.
Nous y voyons, en effet, une association rare de l'eau et du feu, qui
semble en conséquence présentée comme caractéristique de Médée. Et,

196 Vers 819 et sq.


197 Vers 995.
198 Suétone, Ner., 38, 6.
199 Tacite, Ann., 15, 39.
200 Juvénal, Sat., 8, 220.
201 Vers 35 et 36. Cf. supra, 343.
368 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

de fait, au commencement de la pièce202 Médée est décrite comme


capable de triompher des flammes et de la mer. Cette double action
explique certainement qu'à la fin de la tragédie le messager puisse ainsi
commenter ce prodige :
Alit unda flammas, quoque prohibetur magis,
Magis ardet ignis. . .

«L'eau alimente les flammes, et plus on repousse ce feu et plus il


devient ardent203.» Il est assez remarquable de constater, à ce propos,
que le chœur, qui n'est rien d'autre que le porte-parole de la plus
moyenne humanité, se complaise tellement dans la complainte des dan
gers de la mer et de la navigation204. Dans un monologue qu'il peut ain
siconclure en qualifiant Médée de «fléau pire que la mer même»205, il
adopte un point de vue moderne et écologique au sujet des bouleverse
ment qu'entraînera la conquête des mers206, en constatant la construc
tion de villes nouvelles sur des domaines arrachés à la mer207, et en
prophétisant, surtout, la découverte de terres nouvelles208.
Telle est donc, de l'aveu du Chœur, la redoutable influence et la
magnifique puissance de Médée, liées à la mer et à la géographie.
Il convient d'ajouter que tout cela avait été annoncé, dès le début
de la pièce, par ces deux vers où le mirage d'une très belle image fait se
mêler les eaux du Phase et du Pont à celles de l'Isthme209, pour annon
cer la revanche de Médée. La vengeance s'inscrit elle aussi dans cette
vaste physique en termes géographiques. Comment pourrions-nous en
core douter de la parenté qui unit cette physique, géographique et cos-
mogonique, avec les Questions Naturelles? Si le moindre doute subsist
ait,il suffirait, pour le dissiper, de relire les vers210 dans lesquels
Médée dit que sa vengeance ne saurait être freinée ni par le mouve-

202 Vers 121.


2°3 Vers 889 et 890.
204 Vers 301 et sq.
205 Vers 362.
206 Vers 364 et sq.
207 Vers 369.
208 vers 377-379. Voir l'étude de P. H. Damsté, Seneca fatidicus, in Mnemosyne, 1918,
p. 134 et sq.
209 Vers 44 et 45.
210 Vers 401 et sq.
SÉNÈQUE 369

ment constant des astres dans le firmament, ni même par le courant


des eaux des fleuves les plus puissants.
Oui, Médée semble tout particulièrement liée à la notion et à la
possession de l'espace, donc à la géographie. Elle succombe elle-même
très naturellement à cette tentation de montrer ses connaissances en
cette matière, non sans quelque négritude humoristique. Par exemple,
lorsqu'elle décide de faire disparaître Corinthe dans un gigantesque
incendie, pour bien montrer l'ampleur du fléau qu'elle entend déchaî
ner, elle use d'une image, ou plutôt d'une précision, toute géographi
que : les flammes qui détruiront Corinthe seront, dit-elle si hautes,
qu'on pourra les voir du cap Malée211. Pour apprécier la force et la pré
cision de ce détail, il convient, évidemment, de se rappeler que le cap
Malée se trouve situé à la pointe sud du Péloponnèse, c'est-à-dire que ce
promontoire verra les flammes qui s'élèveront du brasier de Corinthe,
alors même qu'il se trouve représenter le point le plus distant de Corint
he,placé comme il est à l'autre bout de la Laconie.
Le chœur donne à cette dimension géographique du personnage
une importance qu'elle n'avait reçue que chez Ovide, ainsi que l'on
aura pu en juger par notre précédent chapitre. Le chœur compare
Médée, en effet, à une tigresse de la forêt du Gange212 à qui on aurait
arraché ses petits. Du Phase au Gange, tout l'Orient est entre les mains
de Médée. Il est bien certain que la rédaction des Questions Naturelles a
influencé cette image.
Et que dire de cette autre séquence, assez étendue, par laquelle le
chœur, une fois encore, déplore les méfaits de l'invention de la navigat
ion qui a entraîné tant de bouleversements dans l'ordre des choses et
du monde tout entier?
«Rien n'est resté à sa place primitive dans l'univers désormais
accessible en entier : l'Indien boit les eaux glaciales de l'Araxe, les Pers
es, celles de l'Elbe et du Rhin. Dans un certain nombre d'années, un
temps viendra où l'Océan ouvrira les barrières du monde et où l'on
découvrira une terre immense; Téthys révélera un nouveau monde et
Thulé ne sera plus alors la dernière des terres213.»
Nous avons cité ce texte dans la traduction de Léon Herrmann214,

211 Vers 149.


212 Vers 863.
213 Vers 371 et sq.
214 Léon Herrmann, op. cit., p. 149 et 150.
370 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

afin de couper court à toute tentative de mise en cause de notre objecti


vité. Et nous l'avons fait d'autant plus volontiers que notre bon traduc
teur semble bien embarrassé par toute cette « physique » et cette géogra
phie auxquelles, visiblement, il ne comprend rien. En deux notes - c'est
beaucoup pour un texte si peu étendu - il laisse paraître un grand
désarroi diatonique.
La première215 s'envase dans des considérations au terme desquell
es il faudrait croire à «un simple anachronisme, car les Corinthiens
contemporains de la fabuleuse Médée s'expriment ici comme des Ro
mains de l'époque de Néron». L'anachronisme dont il est question port
esur le fait que l'Indien pourra boire les eaux de l'Araxe, et le Perse
les eaux de l'Elbe et du Rhin.
La seconde s'embourbe216 en tentant vainement de savoir si ce tex
te, dans sa fin, ne serait pas une sorte de prophétie de la découverte de
l'Amérique. . .
Tout cela est trop ou, inversement, pas assez.
Dans la réalité plus simple, nous sommes dans un contexte stoïcien
où il est question de géographie et donc de «physique». L'idée qui sou-
tend le texte est claire : les peuples et les civilisations se déplacent de
l'est vers l'ouest; en conséquence, par ce mouvement continu, les terres
situées le plus à l'ouest seront en quelque sorte dépassées elles-mêmes
par de nouvelles terres encore plus enfoncées dans l'occident.
Nous avons déjà signalé et souligné la parenté d'expression qui unit
ce passage avec les Questions Naturelles217. Dans cette perspective posi
tive, notre texte ne dit que ceci : la grande migration millénaire des
Indo-Européens a quelque chance de se poursuivre ; les Indiens iront en
Perse, boire les eaux de l'Araxe; les Perses, alors, iront puiser dans des
fleuves encore plus occidentaux, l'Elbe et le Rhin; et comme ce mouve
mentd'est en ouest ne cessera jamais, Thulé, c'est-à-dire l'Islande, sera
elle-même dépassée.
Moins qu'une prophétie, le texte est une argumentation. Aussi, et
ce ne serait pas un nouveau titre de gloire à l'adresse de Sénèque, il
pourrait bien ressembler à une sorte d'argument publicitaire en faveur
des campagnes néroniennes en direction de la Bretagne, avec une belle

215 Note 4, p. 149.


ζ·6 Note 1, p. 150.
217 A propos de uenient saecula (vers 374-375) et ueniet tempus, Questions Naturelles,
7, 25, 7.
SÉNÈQUE 371

insistance sur les dangers de la navigation, thèse écologique, que le


chœur se plaît à reprendre plus loin218, en parlant de «profanation
maritime».
Mais il nous faut quitter l'univers matériel qui sert de toile de fond
à Médée, et que l'on pourrait finalement et un peu rudement enfermer
dans trois images : ces herbes, ces fleuves et ces astres où brillent ces
feux qui ne peuvent se noyer dans les mers. Telle est donc la «physi
que»stoïcienne qui participe à l'architecture profonde de Médée.
Il est temps de jeter un dernier regard sur cette première manifest
ationdu stoïcisme dans Médée. Comment et à quoi mesurer son
influence?
Nous disions, plus haut, que cette «physique» avait pour ambition
de proposer une description de l'univers pour y désigner la place que
l'homme pourrait y trouver. Belle leçon de relativité, en vérité, que cel
le-là qui laisse entendre que le monde n'est que pour et par la jouissan
ce de l'être. L'univers de Médée, nous venons de le voir, répond aux
fantasmes et aux demandes de la propre personnalité de Médée. La
réalité et la matière s'ordonnent selon les nécessités de cette existence,
l'entourent et la bordent au point de la servir et de l'exprimer. Au fond,
cette «physique» se met à l'écoute de l'être. Elle ouvre la voie à une
éthique.

Ethique

Délaissons ce qui est extérieur à l'existence, son cadre et son décor,


pour ne plus considérer désormais dans l'être que ce qui ressemble à
l'appétit suprême du bien et du bonheur et au désir sublime d'élévation
et de perfection. Sur le damier préparé par les Stoïciens, de longue
main, voici que s'avance Médée et que vont se nouer et se dénouer, loin
des recherches des Questions Naturelles et dans l'intimité des Lettres à
Lucilius, les destins des acteurs du drame en question219.
Comme on pouvait le prévoir, dans un contexte stoïcien nourri de
pythagorisme, la recherche du bien passe, naturellement, par la
connaissance de soi. Inutile de vouloir atteindre le meilleur, si 1 on ne

218 Vers 616, traduction Herrmann, op. cit., p. 159.


219 Ce damier pourrait être celui du théâtre de Pompée, dont l'orchestra était pavée
de cette manière.
372 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

prévoit pas d'abord une bonne connaissance de son être propre. Car,
selon la méthode simple de la physiognomonie, chère à l'école de
Pythagore, il est possible de sonder les visages et de voir jusqu'au plus
profond des cœurs et des caractères.
La tragédie de Sénèque nous offre deux études de visages, bien év
idemment contrastés, celui de Creuse et celui de Médée.
En apparence, cependant, un mauvais physiognomoniste, autant
dire un piètre pythagoricien, pourrait s'y laisser prendre. Car les deux
personnages sont caractérisés par les deux mêmes dominantes éclai
rant sur leur moi profond. Ces majeures sont deux couleurs : le rouge
et le blanc, symboles que nous avons cru déjà avoir remarqués à pro
pos de la Médée d'Ovide. Mais prudence! En effet, bien qu'il s'agisse
des mêmes symboles visuels, utilisés, dans les deux cas, par le même
locuteur qui est, en l'occurrence, le chœur, nous allons devoir établir
quelque différence entre ces deux portraits, parallèles et pourtant op
posés.
Les choreutes se montrent admiratifs à l'endroit de la beauté de
Creuse et ils soulignent l'éclat de son visage : «Quand elle se dresse au
milieu du chœur des femmes, son visage resplendit plus que tous les
leurs220.» Quelques vers plus loin, ces mêmes choreutes précisent d'où
provient cet éclat et l'on retrouve là cette association ovidienne du rou
geet du blanc : «Ainsi une teinte neigeuse rougit sous la pourpre phéni
cienne qui s'y mélange. . .»221
Ailleurs, mais toujours dans les déclarations des choreutes, nous
retrouvons la même attention aux mêmes détails de couleur, à propos,
cette fois, du visage de Médée : « Ses joues sont rouges et brûlantes ;
puis la pâleur chasse leur rougeur, et son visage changeant ne garde
pas longtemps la même teinte222.»
Ainsi donc, tout comme la Médée d'Ovide, Creuse et Médée ont,
dans la pièce de Sénèque, cette qualité commune de paraître remarquab
les par la qualité de l'éclat de leur teint où dominent deux couleurs : le
rouge et le blanc. Il n'est guère nécessaire de commenter la symbolique
appuyée qui oppose ici Creuse à Médée, du moins dans l'esprit des
Corinthiens, et qui fait pâlir de rage Médée tandis que le visage virginal
de la fille de Créon rougit à tout propos. Ce qui nous intéresse, person-

220 Vers 93 et 94, traduction Herrmann, op. cit. p. 138.


221 Vers 99 et 100, ibidem.
222 Vers 858-861, traduction Herrmann, op. cit., p. 168.
SÉNÈQUE 373

nellement, dans ce choix et cette opposition des deux mêmes couleurs,


tient dans la manière dont Sénèque a su réutiliser un cliché pour expri
merle contraste de deux situations, de deux personnalités et de deux
destinées. Pour le reste, on trouvera ailleurs d'excellentes analyses du
cas pathologique de Médée, études souvent remarquables mais élo
ignées de notre présent propos223.
Médée et Creuse, comme d'ailleurs beaucoup d'autres amantes de
Jason, ont des traits communs. Vieille leçon éthique et qui affirme que
chacun recherche dans ses maîtresses encore et toujours le visage de la
femme aimée. L'expérience d'Ovide est, sur ce point, toujours éclairant
e et digne d'être reprise dès le fondement.
Médée, qui sait tout, a bien compris cela et que Jason aimait en
Creuse une autre Médée.
C'est pourquoi son stratagème terrifiant et pourtant si simple
«fonctionnera» comme une horloge bien réglée. Elle adresse à sa rivale
des cadeaux, dont elle sait le succès assuré. Or, précisément, ces
cadeaux ne sont que présents personnels : Médée prend sur elle-même
certains objets et atours qu'elle enlève de sa parure, pour les faire por
ter à Creuse.
On se rappelle un détail : dans cette tragédie si cruelle et, finale
ment, si tendre, il n'est question que des enfants, et c'est donc eux que
Médée chargera de porter à Creuse les cadeaux empoisonnés. . .
Etranges objets que ces effets personnels, que présenteront les fils
d'un premier lit, à la nouvelle épouse, et comme pour annoncer la
venue d'autres enfants, peut-être plus purs. . .
Mais ce qui surprend tient entièrement dans le fait que Creuse
accepte si facilement des cadeaux pourtant quelque peu formidables :
le manteau du Soleil et le diadème princier de la fille du roi de Colchi-
de! En recevant l'hommage de ces insignes, elle pense certainement
dépouiller Médée de tous ses pouvoirs, alors qu'elle ne fait que s'offrir
aux enchantements de la mort. Le manteau du Soleil et le collier d'or,
orné de pierreries, vont détruire et dévorer la pauvre petite princesse
de Corinthe224. Belle leçon de morale, que celle qui apprend que le dieu

223 On pourra consulter J. Pigeaud, La maladie de l'âme, Thèse de doctorat, que l'au
teur nous a aimablement fournie, en échange d'une ancienne amitié, musicale, p. 472 et
sq. On pourra de même consulter F. Dupont, Le personnage et son mythe dans les tragé
diesde Sénèque, in Actes du IXe Congrès de l'Association G. Budé, Paris, 1975, p. 456.
224 Vers 570 et sq.
374 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Soleil mérite un grand respect et qu'il faut le regarder à distance, car


les dons qu'il fait aux membres de sa famille ne conviennent pas au
commun des mortels; Creuse meurt, comme Icare, victime de cette
ignorance fondamentale et faute surtout de méconnaître l'origine de ce
manteau, qui est un manteau de famille. . ., de la plus redoutable de
toutes les familles, celle du Soleil.
Tous ces détails intimes nous renvoient à Hypsipyle et à Ovide, et
l'on a le sentiment que d'une aventure à l'autre, amoureuse, parfois,
Jason n'a aimé qu'un seul type de femmes, celui de Médée. Aussi le
manteau et le diadème de Médée peuvent convenir à Creuse, tout com
me ces atours auraient aussi bien pu parer Hypsipyle, la première
conquête de Jason.
Mais enfin, entre Creuse et Médée, le dramaturge se devait de sup
poser et poser quelques divergences, précisément pour marquer une
différence.
Comme il fallait s'y attendre, le combat ou le débat ont élu comme
terrain de bataille celui de la morale et de l'éthique, pis encore, dans
leurs plus sombres arcanes, celles de la sociologie et de la sexualité.
Par rapport et en opposition à Médée, Creuse est représentée com
meune aimable et chaste vierge. Exactement l'objet que Jason convoit
e, encore et toujours, mais cette fois pour la dernière. Médée, en
regard de cette simplicité virginale, fait figure de monstre forcené et
sexuellement insatiable.
Il est bien évident qu'entrent ici en considération les éternels juge
ments à l'emporte-pièce qui prétendent rendre compte des dons ex
traordinaires que Vénus est supposée avoir prêtés aux races étrangères.
Médée la barbare se voit ainsi parée de qualités et de qualifications qui
pourraient lui être favorables dans un autre contexte que celui d'une
tragédie de la rupture.
Le chœur dit à Jason :
«Arraché à l'hymen horrible de la fille du Phase, toi qui étais habi
tuéà ne saisir qu'en tremblant et malgré toi le corps de cette épouse
forcenée empare-toi avec félicité de la vierge Éolienne225. »
Le chœur est composé des hommes de Corinthe. Son opinion
rejoint et approuve celle du roi Créon, peu tendre à l'endroit de Médée,
quand il ose dire qu'elle joint «une méchanceté toute féminine à une

225 Vers 102 et sq., traduction Herrmann, op. cit., p. 138 et 139.
SÉNÈQUE 375

force toute virile»226. La dureté des termes qu'utilise Créon surprend, et


notamment l'emploi de ces deux expressions : feminae nequitia et robur
uirile. Cela dit, tout le personnage de Médée, tel que le conçoit Sénèque,
lui donne raison. Loin de rechercher dans sa féminité blessée, comme
le faisait en effet l'héroïne d'Ovide, un motif de sa vengeance, la Médée
de Sénèque rejette loin d'elle toute revendication de faiblesse féminine
et préfère adopter une attitude plus forte en affirmant sa puissance :
elle s'adjure elle-même et s'invite à repousser toutes craintes fémini
nes.
Pelle femineos metus. . . 227

Peut-être faut-il comprendre à travers ce type de déclaration que


Médée entend participer au mouvement en faveur de la reconnaissance
de la liberté de la femme qui intéressait la majorité des contemporains
de Sénèque et donc notre auteur tragique228?
Mais plus certainement, sans doute, il nous faut remarquer, dans
cette version du personnage de Médée, une sensibilité moins vive ou
moins apparente que celle du personnage d'Ovide. L'héroïne songeait
d'abord à fuir ou à mourir. La Médée de Sénèque invoque les dieux de
la mort pour qu'ils viennent s'intéresser de la façon que l'on sait à
l'existence de Creuse, à celle de Créon et à celle de toute la famille. Sur
la tête de Jason, elle invoque la vie, mais ce n'est pas par amour ou
même dans l'espoir de pouvoir le reconquérir : non, elle fait cela sim
plement afin que les dieux lui accordent une vie assez longue pour bien
regretter toutes ces morts229.
Loin de verser un pleur sur soi ou de laisser paraître la plus quel
conque sensiblerie Médée, dans cette tragédie forte, ne songe qu'à la
perte du monde tout entier :
Sola est quies ruina cuncta si uideo obruta,

«je n'aurai de repos qu'en voyant anéantir et ruiner avec moi tout l'uni
vers230.» En vérité, cette Médée s'écarte à ce point des chemins de la

226 Vers 267 et 268.


227 Vers 42.
228 Voir A. L. Motto, Seneca on women's liberation, CW, 65, 1972, p. 155-162.
229 Vers 20, 140 et 141, cf. Ovide, Met., 7, 22-23.
230 Vers 426 et 427, Trad. Herrmann, op. cit., p. 151.
376 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

sensibilité qu'elle finit par tenir un discours et un langage tout stoï


ciens. Elle affectionne, en effet, ces termes : animus, mens, corpus.
Il pourrait sembler qu'il puisse être nécessaire de distinguer entre
ces trois termes. Nous allons voir qu'il n'en est rien. Médée aime l'abs
traction, assurément.
Au moment le plus pathétique, elle parle à son animus, mot cher
aux latinistes de tous pays parce qu'intraduisible autrement que par
des approximations toujours douteuses ou dubitatives. Elle dit ainsi :
Per viscera ipsa quaere supplicio uiam,
Si uiuis, anime, si quid antiqui tibi
Remanet uigoris. . .231

ce qui donne lieu à cette belle traduction : « Dans leurs entrailles mêmes
cherche à te frayer ta vengeance, ô mon âme, si tu es vivante et s'il te
reste une ombre de ton ancienne vigueur232.»
Nous lisons là une traduction de animus par âme. En dehors de
tout contexte judéo-chrétien, nous préférerions, pour notre part et en
ce qui concerne un texte encore bien classique, que le traducteur n'aille
guère s'aventurer à parler d'âme et souhaite plus modestement retrou
ver dans animus ce qui revient à l'esprit de décision et à la volonté des
héros cornéliens, par exemple.
Le même problème survient encore au vers 976 de Médée, sinon
ailleurs encore. Mais là n'est pas la question fondamentale : ce qu'il
importe de bien mesurer dans chacune de ces situations, c'est l'usage
qui est fait de termes à vocation manifestement abstraite pour répon
dreà des situations particulièrement concrètes, au point d'en être
cruellement dramatiques. Médée, telle du moins que la conçoit Sénè-
que, aime l'abstraction et le charme de cette pudeur ou de ce flou dans
l'expression. Tout cela, pour finir, est encore très cornélien et, naturel
lement, stoïcien.
Et ce que nous venons de formuler en matière de remarques peut
encore se vérifier non plus en ce qui concerne animus, mais à propos
de mens, cet autre grand élément de base du langage de la Médée de
Sénèque.
En fait, dans ce contexte stoïcien, la recherche d'une certaine for
me d'abstraction s'impose, bien évidemment, comme une exigence pre-

«i Vers 40-42.
232 Trad. Herrmann, op. cit., p. 136.
SÉNÈQUE 377

mière à l'écriture dramatique. Ecoutons encore Médée : après s'être


adressé à elle-même cette invective «pelle femineos metus»233, lourde
d'abstraction, elle se tourne vers sa pensée, sa «mens».
et inhospitalem Caucasum mente indue.
Quodcumque uidit Pontus aut Phasis nefas
uidebit Isthmos. Effera, ignota, horrida,
tremenda caelo pariter ac terris mala
mens intus agitât. . . 234 :

«... et revêts ton esprit de toute la férocité du Caucase. Tous les crimes
qu'ont vus le Pont ou le Phase seront vus par l'Isthme. Forcenés,
inouïs, horribles, épouvantables, redoutables pour le ciel et la terre sont
les desseins qu'agite en lui mon cerveau...»235 Là où d'autres se
seraient contentés d'user de formules très concrètes, Sénèque se plait à
imaginer ce dialogue entre le personnage et sa pensée. Pour notre part,
nous verrons dans cette apparence d'héroïsation comme la marque du
stoïcisme, nette et précise, sur le style tragique de Sénèque, dans la
mesure où il est possible de considérer que l'élévation propre et exigée
par l'éthique stoïcienne marque ici de son sceau la composition et la
texture intime des personnages, moins chargés de chair que de spiri
tualité.
Il est encore un détail qui peut nous faire mieux comprendre l'œu
vre, sur ce point, où se rencontrent précisément l'être et la matière.
Lorsque Médée invite sa chère nourrice à fuir avec elle, en prenant pla
ce sur le char divin de son aïeul, elle présente sa proposition de cette
étrange façon :
Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aueham236.

Le texte se laisse traduire sans difficulté : « Ton corps aussi sera


enlevé d'ici avec moi237.» Soit dit entre nous, nous aimerions mieux tou
teautre traduction et même n'importe quoi, du genre, par exemple :
«ton corps aussi, moi-même, je l'emporterai d'ici avec moi238.» Mais peu
nous importe la qualité ou la fidélité de la traduction. Il nous paraît

233 Vers 42.


234 Vers 43-47.
235 Trad. Herrmann, op. cit., p. 137.
236 Vers 975.
237 Trad. Herrmann, op. cit., p. 177.
238 Trad, purement personnelle.
378 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

plus important de nous arrêter, un instant, sur cette sorte de figure


archangélique et rédemptrice de Médée, capable d'élever les corps et
de les entraîner après elle dans le vol magnifique de son grand-père le
Soleil.
Au travers de ces conquêtes sur l'abstrait, le symbole et l'élévation,
qui conduisent l'être à la contemplation des choses supérieures et à
l'apothéose, il nous semble possible d'affirmer la grande originalité de
la Médée de Sénèque, originalité qui tient dans le dépouillement de la
matière, qui s'opère, tout au long de l'œuvre, et à mesure de la progres
sion dramatique, pour finalement composer à Médée ce beau visage de
psychopompe et d'archange des âmes faibles et égarées. Cette version
du mythe et du personnage ne nous intéresse pas alors seulement dans
une perspective stoïcienne, mais encore dans sa haute signification
orphique et chamanique de conductrice des âmes, de maîtresse de la
pensée et donc de dispensatrice du vrai et du bien.
Lorsque les contemporains de Sénèque faisaient graver les traits de
la magicienne venue de l'Orient, sur la tombe de leurs petits enfants,
morts prématurément, ils ne devaient espérer rien d'autre que cette
douce protection, d'une mère qui savait ce que c'est, et d'une princesse
divine qui connaissait les chemins du ciel, les modes de la transfigura
tion et aussi les calmes enchantements dé tous les miracles.
Quand on revient dans l'ombre de la basilique de la Porte Majeure,
et que l'on voit, là, les images de Médée, les querelles n'ont plus de
sens : sous la lumière, toujours vive, de la pensée de Carcopino, la signi
fication d'une Médée néronienne parle et s'exprime, en déesse, qui n'a
pas besoin d'interprète.
Les monuments figurés donnent raison aux intuitions de Carcopino
et aussi à tous ceux qui estiment aujourd'hui qu'il y a quelque rapport
entre le stoïcisme et le pythagorisme, et encore d'autres enseignements
influents et remarquables au premier chef, tel l'orphisme. Et il appar
aîtalors que seul l'épicurisme ne se soit guère intéressé à Médée.
Chez Sénèque, en tout cas, Médée semble correspondre, ainsi que
nous commençons à l'entrevoir, à une tentative pour réunir le pythago
risme et le stoïcisme, et cela notamment en matière d'éthique. Certes,
un tel essai ne va pas sans difficultés, dont nous aurons à traiter à nou
veau dans notre conclusion. Mais, en cela encore, Médée est proche de
Sénèque, car Sénèque s'est lui-même efforcé de réunir ces deux doctri
nes. D'une certaine manière, il semble qu'il y soit assez bien parvenu, et
sa Médée nous permet de prendre une juste mesure de la manière dont
la synthèse a pu se faire.
SÉNÈQUE 379

Par tradition, ainsi que nous l'ont montré les chapitres précédents,
Médée est fortement liée à la pensée pythagoricienne, sur le théâtre
comme dans les autres productions artistiques. En reprenant le person
naged'Ovide le néo-pythagoricien, Sénèque perpétue cette dimension
première et fondamentale du personnage, tout en lui imposant ce triple
mode d'expression qui correspond aux trois domaines catégoriques du
discours stoïcien : physique, éthique et logique.
Voilà bien pourquoi nous refusons de participer au débat, un peu
vain, qui prétend dire si Médée représente la figure du sage ou celle de
Tanti sage239. La question aurait une signification si Médée n'était que
stoïcienne. Il se pourrait bien que nous puissions lui trouver les deux
visages, puisqu'elle marie dans son être et son langage deux grandes
aspirations philosophiques à la fois proches et discordantes : c'est le
propre de la synthèse que de réunir deux éléments d'origine diverse
sans chercher à les fondre. Si l'on veut comprendre et admettre ce
principe, alors on commence à mieux percevoir l'originalité de la Mé
dée de Sénèque et aussi l'originalité d'un art dramatique qui mêle la
tradition et l'innovation. Au fond, cet esprit de synthèse est celui qui a
présidé à la propre formation de Sénèque lui-même, et c'est donc là
qu'il faut rechercher ce qui fait la singularité de sa pensée et de cette
Médée nouvelle et hardie. On n'écrit jamais aussi bien que sur le vécu.
Or, en effet, la réflexion sur l'existence est l'une des constantes
majeures qui animent et caractérisent le personnage de Médée. Et,
comme cette existence, dans ce cas particulièrement tragique, se
confond avec la rencontre de Jason, le temps s'ordonne en trois
séquences majeures : avant-Jason, avec-Jason, et sans- Jason. Ainsi se
mesure le temps et se définit une existence dans l'esprit de Médée. C'est
ainsi que parle Médée elle-même, et c'est ainsi aussi qu'on pourrait
croire que son existence n'est que dépendance et extériorisation.
En réalité, et paradoxalement, elle a beau dire, ce qui l'intéresse
dans son existence, c'est elle-même. En cela elle se montre très stoïcien
ne, car il ne saurait y avoir de stoïcisme sans un certain narcissisme.
Quand, par exemple, la nourrice lui dit, au début de la pièce240, que de
toutes ses ressources passées il ne lui reste plus rien, Médée répond :
Medea superest,

239 Voir la discussion dans J. Pigeaud, op. cit., p. 481.


240 Vers 164 et sq.
380 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

« II me reste Médée : et en elle tu vois et la mer et la terre et le fer


et la flamme et les dieux et la foudre!»241
Quelques vers plus loin242, nouvelle formule : non plus «Medea
superest» mais «Medea. . . fiam». Cette fois, il ne s'agit plus de la pré
sence du passé dans l'existence actuelle de Médée, mais bien de son
devenir qui est de demeurer elle-même. La nourrice l'apostrophe en
l'appelant : «Médée. . .», et Médée répond : «Médée. . . je vais la devenir.»
De la sorte, le passé et le présent de Médée, se résument dans cette év
idence qui pourrait sembler banale, si nous ne savions par ailleurs que
cela rejoint des postulats stoïciens qui prétendent que chacune de nos
existences se peut laisser résumer dans une seule molécule de notre
corps et une seule fraction de seconde de notre durée, où nous avons le
sentiment d'avoir été heureux et d'avoir donné le meilleur de nous-
mêmes.
Pour Médée, le bonheur et l'existence pure se confondent avec une
parcelle de ce temps où elle était véritablement elle-même, en Colchide,
avant l'arrivée des Argonautes. C'est ainsi du moins qu'elle ressent pro
fondément les choses. Et, en définitive, tout son drame va pouvoir se
jouer entre deux déclarations opposées : au début de la pièce, comme
nous venons de le remarquer, elle faisait allusion à son passé (Medea
superest) et à son devenir (Medea. . . fiam). A la fin de la tragédie, elle
dira :
Medea nunc sum. . .243

Elle semble alors avoir retrouvé son identité et son existence pro
pres, c'est-à-dire la pureté et l'innocence du temps où elle était heureus
e, insouciante servante de Diane et jeune fille sans autre particularité
que d'être princesse. Elle dit cela, horriblement, immédiatement après
avoir décidé de laisser libre cours à sa vengeance. Mais elle dit aussi
cela avec le sentiment de son innocence retrouvée, parce qu'en accomp
lissant ces actes effroyables, elle sent qu'elle échappera désormais à la
domination de Jason et qu'elle pourra revivre le temps d'autrefois,
celui de la pureté et de la liberté, avant que Jason n'aille tout détruire
en elle et à côté d'elle.
Et de fait, un peu plus loin, alors que Médée vient de tuer le pre-

241 Trad. Herrmann, op. cit., p. 141.


242 Vers 171.
243 Vers 910.
SÉNÈQUE 381

mier de ses deux fils, elle peut vraisemblablement se réjouir d'avoir


retrouvé le temps du bonheur perdu, par ces vers qui ne prennent tout
leur sens que dans le contexte d'une conception stoïcienne du temps et
du bonheur: «Désormais, j'ai recouvré mon sceptre et retrouvé mon
frère et mon père; les gens de Colchide possèdent la toison du bélier
d'or; mon royaume m'est rendu et rendue aussi la virginité que tu
m'avais ravie244.»
De la sorte, comme cela se passait dans la tragédie du vieux Pacu-
vius, Médée va pouvoir accomplir le voyage du retour difficile à la
pureté de jadis, en héroïne véritable : tout comme Hercule, elle doit
passer par ces épreuves pour enfin redevenir elle-même, la douce et
simple fille du Phase. Là encore la vision est stoïcienne, mais cela ne
veut pas dire que Médée soit un sage ou un antisage. La lecture du
mythe est celle d'un stoïcien, et voilà tout. Cela ne lui fait pas oublier
l'appartenance de son personnage à la spiritualité pythagoricienne.
Nous en reparlerons.
Ainsi s'accomplit le destin exemplaire de Médée qui consiste donc à
redevenir ce qu'elle était, du temps où elle était heureuse. Il y a là un
magnifique exemple de ces «métamorphoses» qui hantaient l'esprit
pythagoricien du poète Ovide. Mais Sénèque, le stoïcien, préférera ren
dre cela par la suggestion d'une «apothéose». Encore faudrait-il bien se
rappeler le saut de Sappho à Leucade qui orne l'abside de la basilique
pythagoricienne de la Porte Majeure. Mais tout cela va droit dans le
sens de notre argumentation en faveur d'un certain syncrétisme, dans
le personnage de Sénèque, entre des données pythagoriciennes et un
traitement stoïcien.
Est-ce affirmer pour autant que le passage se fasse facilement?
Qu'on veuille bien ne pas nous faire dire ce que nous ne souhaitons
pas : notre véritable propos est de rendre plus lisible la tragédie de
Sénèque, en rendant compte des événements et des faits historiques et
littéraires qui ont présidé à sa création. Pour le reste, il appartient
désormais à chacun de savoir juger de l'opportunité et de la qualité de
ce mélange, et de découvrir que ce panachage, finalement, ne manquait
nullement de panache.
Mais ce serait déjà bien si l'on pouvait accepter désormais de voir

244 Vers 982-984. Traduction personnelle, celle de Herrmann étant quasiment inutili
sable, en l'occurrence.
382 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

dans la «métamorphose» de Médée245 et sa «transfiguration»246, tou


jours bien mal expliquées, comme l'aboutissement d'une recherche sto
ïcienne constante chez Sénèque. Les chemins de l'apothéose semblent
avoir longuement séduit son génie, au point qu'il paraît permis de croi
reque son œuvre comique, l'Apocoloquintose, ou la métamorphose de
l'empereur Claude en citrouille, a participé de cette quête permanente
de l'apothéose stoïcienne à laquelle s'élève Médée, sage et anti-sage.
Il nous est donc une nouvelle fois encore possible de voir intervenir
le stoïcisme dans cette tragédie, non point comme matière d'inspiration
et d'explication, mais comme méthode capable de donner à une tragé
die,ni stoïcienne, ni anti-stoïcienne, des structures et des schemes, qui
ont pu entrer en fonction dans une œuvre, tout inversement comique,
telle que YApocoloquintose.
En fait, le véritable débat qui anime Médée tient tout entier dans le
combat que se livrent le concret et l'abstrait, au plus simple fil des
mots.
On pourra d'ailleurs voir en cela une autre marque de l'influence
formelle du stoïcisme sur Médée, influence bien évidemment sensible
dans le domaine qui nous importe présentement et qui touche à l'éthi
que.
Une déclaration comme celle que Sénèque place dans la bouche de
Créon suffit pour mettre en lumière ce duel du concret et de l'abs
trait :
Nota fraus, nota manus. . . 247

Dans l'opposition de fraus et de manus, que rend bien la traduction


de Herrmann248, il est clair que nous retrouvons la grande limite du
stoïcisme toujours écartelé entre la pratique et la pensée pure. Naturel
lement, dans un mode d'expression philosophique, on sait bien que ce
sera la pensée qui l'emportera sur la matière et la réalité vulgaire.
Mais, pour la forme, au moins, la question est posée. Et du reste,
Médée elle-même se soumet de bonne grâce aux exigences du genre.
Elle sait, à bon escient, rappeler tout ce qui fait l'ampleur de la dette de

245 Cf. L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 190.


246 En marge de sa traduction du vers 1021, op. cit., p. 174, L. Herrmann a introduit
entre parenthèses, mais dans le cours même de sa traduction, cette remarque : «Elle (Seil.
Médée) s'est transfigurée. »
247 Vers 181.
248 Trad. Herrmann, op. cit., p. 142.
SÉNÈQUE 383

Jason à son endroit, sur le plan le plus réaliste, celui de la sauvegarde


de la vie, où la mort n'aurait pu être évitée sans le concours de ses her
bes et de ses incantations. En ce domaine, elle va encore plus loin dans
le concret que la Médée d'Ovide, puisqu'elle ne trouve pas indigne
d'elle-même cette évocation des richesses fabuleuses du palais d'Aiétès,
qu'elle dit avoir abandonnées, en n'emportant seulement, autre détail
réaliste, que les membres coupés en morceaux du corps de son frère :
«Des fameux trésors que les Scythes vont ravir au loin et ramènent
des pays lointains des Indiens basanés, et dont notre palais, trop remp
li, contient à si grand peine les richesses que nous ornons d'or nos
forêts, je n'ai rien emporté en exil, rien que les membres de mon
re. . .» 249
On ne saurait mieux résumer le problème de la tentation et du
mirage de l'or des Scythes qui avaient fasciné l'imagination de Crassus,
habilement conseillé par César, et devaient avoir les conséquences poli
tiques que l'on sait. Belle profession de concrétisme, à un moment où
Rome s'efforce de négocier avec le Parthe une paix, ou du moins une
trêve, qui fait honneur à la politique de Néron.
Mais revenons à Médée. Pour être plus concrète encore, elle pousse
son raisonnement jusqu'à présenter à Jason comme une sorte d'ardoise
pitoyable sur laquelle elle a lamentablement recopié la liste exacte des
objets perdus dans le naufrage de leur union: «Je t'ai sacrifié et ma
patrie, et mon père et mon frère et tout pudeur : voilà la dot que je t'ai
apportée en mariage; rends à celle que tu chasses ses biens250.»
Le bilan est aussi triste que concret, mais il n'a que la valeur de
cette apparence : en fait Médée n'aime guère la réalité autrement que
pour demeurer au sein de la physique dont nous avons parlé plus haut.
Dans la plupart des moments douloureux où elle laisse parler son cœur
et sa rancœur, elle délaisse le concret et ses objets palpables, pour leur
préférer les séductions de l'abstraction.
Quand Médée se sent et se dit vraiment malheureuse, sa langue
comme son cœur épousent le langage de l'abstraction. Pudeur féminine
ou stoïcisme viril?
Il est de fait que sur les lèvres de Médée paraissent plus volontiers
les termes porteurs de l'abstrait, comme mens, animus, dolor, ira, impet
us.. .

249 Vers 483 et sq., trad. Herrmann, op. cit., p. 153-154.


250 Vers 487 et sq., trad. Herrmann, op. cit., p. 154.
384 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Sans prétendre être exhaustif en la matière, il nous faut cependant


consacrer quelque temps de notre réflexion à un inventaire sommaire
des passages de Médée où Sénèque use du langage de l'abstraction, sans
doute pour être encore plus concret. Vieux problème romain que celui
de cette attirance simultanée vers le concret et vers l'abstrait.
En l'occurrence, Médée est bien romaine. Elle est romaine, dans
toute la mesure où elle se sent partagée effectivement entre le réel et
l'irréel, l'abstrait et le concret. Elle est surtout romaine, dans sa pudeur
et aussi cette forme d'abstraction, toute naturelle qui, en elle, oppose
l'humanité à la divinité. Le débat est aussi celui d'Hercule et de tous les
«héros», parce qu'ils sont demi-dieux mais aussi demi-hommes, c'est-
à-dire, en somme, bien stoïciens dans leur genre et leur essence.
Ce qui paraît plus certain, c'est assurément le goût pour l'abstrac
tion que montre Médée dans tout le cours de son discours. Son langage,
en effet, affectionne les termes abstraits, et cela dès le début de la piè
ce. Si l'on excepte les premiers vers, dont nous avons déjà fait le com
mentaire, et qui sont consacrés aux grandes invocations de Médée, dès
le vers 40, le ton devient celui de l'abstraction. On lira successivement :
anime (v. 41), femineos metus (v. 42), mente (v. 43), mens (v. 46), dolor
(ν. 49), furore (v. 52). Encore doit-il bien être entendu que nous nous
sommes arrêté sur les termes les plus indubitablement tournés vers
l'abstrait. Tel est constitué le premier monologue de Médée qui forme
l'ouverture de la tragédie.
C'est assez dire déjà son importance et c'est aussi inviter notre lec
teur à mieux voir que ce prologue se déroule en deux séquences : dans
la première, triomphe la divinité; dans la seconde, l'humanité apparaît,
au travers des difficultés d'être du personnage principal, et cela donne
curieusement naissance à un langage tout abstrait, comme nous venons
de le constater.
La suite ne dément pas ce précédent remarquable.
Au vers 123, par exemple, on lit cette déclaration qui vient comme
imposer une surimpression qui apparaît surcharger le vers d'Ovide,
dans le sens de l'abstraction.
Ovide disait :
Feror hue, Mue, ut plena deo.

La Médée de Sénèque dit :


Incerta, uaecors, mente uaesana feror (v. 123).

Et l'on rencontrera, plus loin, au vers 938, un même hommage à


SÉNÈQUE 385

Ovide, accompagné de cette coloration, ou plutôt de cette décoloration


propre à la recherche de l'abstraction :
Variamque nunc hue ira, nunc Mue amor251.

Mais il n'en reste pas moins vrai que le thème conducteur demeure
ovidien, et que l'attrait du stoïcisme pour l'abstrait ne fait que dévelop
per autour de lui ses magnifiques volutes. Ce thème, en valeurs longues
de leitmotiv, n'est autre que celui de la colère, cette ira que nous allons
pouvoir suivre tout au long de la tragédie.
Sans vouloir constituer un inventaire exhaustif de la présence du
mot ira dans cette tragédie, nous proposerons ces quelques remarques
particulières sur l'emploi de ira et des termes qui lui forment cortège.
Suivons, cependant, le fil du texte, dans ses replis les plus significat
ifs, et donc majeurs.
Aux vers 135 et 136, nous entendons Médée déclarer qu'elle n'a
commis aucun de ses crimes par colère mais bien par amour :
et nullum scelus
irata feci : saeuit infelix amor.

«Pourtant aucun de mes crimes ne fut commis par haine: c'est


mon amour infortuné qui sévit ainsi252.» Nous rencontrons là l'associa
tion de l'amour et de la colère, de amor et de ira.
Dans les vers 150 à 155, le dialogue entre la nourrice et Médée port
esur l'opposition de dolor et de ira. Pour ne pas alourdir le présent
exposé nous renoncerons à citer le texte et sa traduction, et nous prions
le lecteur de bien vouloir se reporter à l'édition, souvent citée, de
L. Herrmann, dont nous approuvons le texte, mais dont nous pourrions
souvent discuter la traduction253.
Un discours entier de la nourrice est construit autour de la double
opposition de ira avec impetus et furor254.

251 Le vers s'entend mieux si l'on sait que uariam représente Médée et que ce mot est
complément de diducit : « pourquoi suis-je entraînée par des impulsions contradictoires,
en des sens divers, par ma haine et par mon amour?». Trad. Herrmann, op. cit., p. 171.
252 Trad. Herrmann, op. cit., p. 140.
253 Dolor (ν. 151), ira (ν. 153), dolor (v. 155). Sur ce dernier vocable, cf. également,
v. 49 et 446.
254 Ira (v. 381 et 394), impetus (ν. 381), furor (ν. 386, 392 et 396).
386 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Dans la réponse que lui fait Médée, nous retrouvons ces mêmes
termes, furor, impetus et ira255.
Aussi ne faut-il point trouver étrange la persistante permanence de
l'abstraction autour du mot ira, dans deux moments essentiels qui mar
quent la conclusion du drame.
- Le dernier grand commentaire du chœur repose sur l'opposition
de amor et de ira, que n'interrompt que furor256.
- Le dernier grand monologue de Médée magnifie cette symphonie
de l'abstrait construite autour du thème de la colère. Et nous allons,
bien naturellement, retrouver dans la compagnie de ira, tous les aima
bles membres de son cortège amical : impetus, animus, amor, dolor et
furor257.
Ainsi donc le thème de la colère semble de toute évidence consti
tuercomme une sorte de base ou, si l'on préfère de constante, autour
de laquelle se développe l'expression de l'abstraction.
Il se peut bien, certes, que tel ou tel passage puisse être également
porteur du message de l'abstrait. Il nous faut cependant les considérer
comme des épiphénomènes, non sans importance, mais sans relation
majeure avec la lecture approfondie de l'œuvre qui demeure associée à
ira, thème déjà ovidien et donc, dans cette mesure, sans rapport néces
saire avec le traité de Sénèque en question, qui paraît datable de 41258.
Il est cependant des termes abstraits qui ont encore une grande
vigueur, surtout lorsque comme virtus, ils sont mis dans la bouche
d'une héroïne259 que l'on pouvait aussi percevoir et présenter comme
une femme un peu trop virile : rappelions-nous les déclarations, à ce
propos, de Créon, où il est question de «robur uirile», s'agissant de
Médée. . . 260 Mais il ne faudrait point lire en ces lignes une critique de la
sensibilité du personnage. Médée, dans un pur contexte stoïcien, de
Chrysippe à Sénèque, n'est qu'un cas expérimental intéressant. Mais ce
cas présente cet intérêt secret et particulier d'avoir une réelle impor
tance pour servir une certaine sociologie.

255 Furor (ν. 406), impetus et ira (ν. 413-414).


256 Amor (ν. 850), furor (ν. 852), ira (ν. 853 et 865), amor (ν. 866), ira et amor (v. 867).
257 Impetus (ν. 895 et 903), animus (ν. 895 et 976), amor (ν. 938), dolor (ν. 907, 944,
951), furor (ν. 909 et 930), ira (ν. 916, 927, 938, 943, 944, 953).
258 P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 458.
2» Vers 160 et 161.
260 Vers 267 et 268.
SÉNÈQUE 387

La fureur, liée à la mémoire, a suggéré d'utiles recherches261, dans


une voie que nous ne saurions tenter ni seulement suivre. Mais nous
reconnaissons volontiers qu'il appartient à chacun d'emprunter les sen
tiers les plus secrets, du moment qu'ils promettent de conduire vers
une meilleure connaissance littéraire.
Aussi nous laisserons à d'autres les explications modernistes. Ce
qui nous touche, présentement, remonte volontairement à des sources
d'émotions plus purement latines et moins inutilement modernes,
quand il est question, finalement, de Rome.
Venons-en à cette partie de l'humain qui intéresse aussi l'éthique
puisqu'il y est encore et surtout question de l'être et de la difficulté
d'exister.
Médée, la rigoureuse, et la redoutable vedette d'une pièce de Sénè-
que, offre ainsi le visage d'une parfaite immobilité stoïcienne. On pourr
aitmême dire que sa sensibilité est inexistante. Mais, en définitive, ne
marquerait-elle point, ainsi, la grande limite du stoïcisme? Quoi qu'il en
soit, cette Médée, du point de vue de la sensibilité, se montre spéciale
ment réservée, distante et même froide.
Le résultat de cette absence d'affectivité sert habilement la vra
isemblance, résultat paradoxal, mais finalement utile. Sénèque échappe
aux justifications et aux remords qui agitaient et torturaient les Médée
de ses prédécesseurs. Dans son œuvre, l'héroïne n'a point à se poser de
question : l'instinct maternel, entre autres, ne saurait la détourner de
son dessein effroyable. Tant et si bien du reste que c'est Jason, par le
juste jeu de la compensation que nous avons rencontrée dans les tragé
diesantérieures, qui parle au nom de l'affectivité et de la sensibilité.
Il aime, visiblement, ses enfants. Il dit que toute son action lui est
dictée par l'espoir de sauver ses deux fils262. Il ne veut pas les laisser
partir avec Médée, parce qu'il les aime trop. Il le déclare lui-même263 et
Médée le confirme264.
Ces beaux sentiments font cependant peu d'effet sur Médée, qui

261 Cf. Marie-Florence Dupont, La fureur et la mémoire. Recherches sur la mythologie


dans les tragédies de Sénèque, Thèse de doctorat, Université de Paris IV - Sorbonne, dact.,
1982. Voir également A. Baümer, Die Bestie Mensch, Francfort, 1983 et R. Glaesser, Ver
brechen und Verblendung (furor bei Lucan und Seneca), Francfort, 1984.
262 Vers 439, 441 et 443.
263 Vers 541 et sq.
264 Vers 549.
388 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

qualifie Jason de «durus»265, ou encore d'«ingratus»266. En fait, Jason se


présente au public dans toute la simplicité d'un homme du commun
d'un anti héros, sur qui les années et les épreuves ont passé. Pour un
peu, il ferait même figure de sage, ou du moins de bonhomme. Créon,
lui-même, reconnaît avoir laissé la vie sauve à Médée, sur l'intervention
de Jason267. Ces faits, Jason les confirme en présence de Médée, et il
ajoute même que c'est grâce à ses larmes que le salut de Médée a pu
être obtenu de Créon et que la peine de l'exil a été substituée à la
condamnation à la mort268. Nous n'entrerons pas dans le détail d'un
commentaire linéaire qui ne ferait qu'alourdir notre présent exposé.
Il nous semble préférable de revenir à des considérations ancien
nes, déjà, mais qui nous paraissent encore bien fondées et selon lesquel
les Sénèque montre en Jason un homme qui accepte d'être devenu
adulte et qui a mûri sous le poids de l'expérience, tandis que Médée se
plaît à demeurer dans ce rôle d'adolescente perpétuelle auquel Apollo-
nios la prédestinait269.
Ainsi, Jason avec son bon cœur devient comme une sorte de chant
redu bon sens.
Mais, déjà, à travers ces termes et les situations qu'ils résument,
nous pénétrons dans une troisième structure de base de notre étude,
stoïcienne elle aussi : la logique, ou mieux, la dialectique.

Dialectique

Puisque Jason incarne le bon sens, c'est-à-dire l'évidence des faits,


il ne reste d'autre langage pour Médée que celui de la raison, c'est-à-
dire de la théorie, du discours et de l'argutie. Ovide voyait une Médée
toute faite de passions et d'émotions. Sénèque nous donne cette belle
raisonneuse, si prolixe en idées de toutes sortes que son discours n'est
pas le moindre de ses charmes magiques.
Mais elle n'est pas la seule à tenir ce mode de langage. Elle trouve
en effet, dans un partenaire tel que Créon, un parfait répondant. Nous

265 Vers 120.


266 Vers 465 et 1021. Cf. aussi vers 1007 (superbus).
267 Vers 184 et 185.
268 vers 490 et 491.
269 Voir G. Maurach, Jason und Medea bei Seneca, A &A, 12, 1966, p.125-140.
SÉNÈQUE 389

en déduirons légitimement que cette logique et cette dialectique ne sont


pas le seul fait des personnages en présence, mais bien le produit cons
tant de la volonté de l'auteur.
Comme nous allons pouvoir le constater, ce discours et ce débat
permanents portent sur trois objets bien spécifiques : les dieux, les rois
et les hommes.
Plus que des objets, ce sont à vrai dire des sujets et donc les acteurs
de cette rhétorique.
Les dieux à eux seuls expliquent tout. C'est leur rôle le plus naturel.
Nous avons dit plus haut le combat que se livraient le concret et l'abs
trait, dans lequel intervenait l'élément divin. Plus antérieurement encor
e,nous avons rappelé et commenté toute la force d'invocation aux
dieux qui formait la matière essentielle des premiers vers de l'ouvertu
re de la pièce. Il nous faut encore prendre le peine de considérer que ce
sont les dieux seuls qui détiennent les clefs de la fable.
Car enfin s'est-on suffisamment interrogé sur la portée et la signifi
cation des deux derniers vers de la tragédie?
per alta uade spana sublimis aetheris
testare nullos esse, qua ueheris, deos270.

Les dieux seuls sauraient dire pourquoi la traduction de Herr


mann, par ailleurs uniformément plate, retrouve ici une vigueur mal
heureusement excentrique et inutile :
«Oui, va à travers les hautes régions du ciel supérieur attester qu'il
n'y a point de dieux dans l'espace où tu t'élèves!»271 Mais nous la
conserverons, car elle n'est pas fautive et laisse à notre argumentation
l'objectivité nécessaire à la poursuite de notre analyse.
La grande question, malgré tout, demeure de savoir apprécier la
signification et la portée exactes de ces deux derniers vers. Editeurs et
commentateurs ne semblent cependant pas vouloir se poser cette quest
ion. Cela ne nous empêchera pas de nous interroger sur ce point que
nous considérons comme important. Disons-le tout net : ce final étran
ge pourrait paraître incompréhensible, voire absurde, s'il n'avait été
préparé dans le cours du texte par ces trois annonces en forme de pré
sages que nous allons devoir relire.
La première est placée dans la bouche de Créon. Le roi, au mo-

270 Vers 1026 et 1027.


271 Trad. L. Herrmann, op. cit., p. 174.
390 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ment de chasser Médée de son royaume, lui enjoint d'aller ailleurs


importuner les dieux :
alia sedens tellure sollicita deos272.

Une seconde annonce des deux vers de la fin nous est donnée par
Médée elle-même, quand elle décide de renverser l'univers et de tout
bouleverser dans le ciel même : «j'attaquerai, dit-elle, jusqu'aux dieux et
il n'est rien que je ne troublerai·»273
. . . inuadatn deos
et cuncta quatiam274.

La nourrice confirme, par deux vers qui constituent une troisième


annonce du dénouement, que Médée ose s'en prendre aux dieux mê
mes : «Je l'ai vue souvent dans sa fureur s'attaquer aux dieux eux-
mêmes et attirer à elle le ciel.»275
Vidi furentem saepe et agressant deos
caelum trahentem. . . 276.

Tels sont donc les pouvoirs de Médée et qui lui permettent de mett
reen fuite les divinités de l'Olympe. Après la lecture des trois passages
que nous venons de citer, le sens des deux derniers vers de la tragédie
s'entend désormais tout naturellement : à l'approche du char du Soleil,
même les êtres suprêmes s'écartent, laissant Médée à sa rage et à la
solitude. Mais la solitude est stoïcienne et il y a peut-être là l'amorce
d'une explication de l'intérêt que les stoïciens ont porté au personnage
de Médée. Car la solitude de Médée est totale, aussi bien sur terre et
auprès des humains que dans le ciel et chez les dieux. Elle est une don
née qui, dans un contexte stoïcien, non seulement éclaire la portée du
final, mais apporte au personnage de Médée et à son destin «sa» vérité,
vérité toute stoïcienne puisqu'elle repose, comme nous venons de le
constater, sur une logique et cette dialectique.
Nous venons d'examiner succinctement la pensée et la parole de

272 Vers 271.


273 Trad. Herrmann, op. cit., p. 151.
274 Vers 424 et 425.
275 Trad, personnelle.
276 Vers 673 et 674.
SÉNÈQUE 391

Médée au sujet des dieux, dont elle se sent l'égale. Il est temps de savoir
ce que Médée pense et dit sur les rois et le pouvoir qu'ils détiennent.
Mais voyons pour commencer l'opinion du roi Créon sur Médée.
Dès qu'il la voit s'avancer en direction de sa royale personne, Créon la
juge minax et ferox211\ En deux mots, voilà qui exprime bien la peur
que lui inspire la princesse de Colchide. Et puis, fort stupidement, il se
met à redouter quelque ruse qui consisterait à vouloir jouer les sup
pliantes, en tombant à ses pieds et en embrassant ses genoux. Aussi, il
ordonne à ses serviteurs de repousser Médée loin de sa personne royal
e, tactu et arcessu procul27*, comme si Médée était de celles qui vont se
prosternant devant le pouvoir. Il veut encore qu'on la fasse taire et
«qu'elle apprenne au moins une fois à se plier aux ordres d'un roi»279.
Il souhaite plus que tout son départ et lui ordonne de déguerpir en la
traitant de «monstre affreux et effroyable»280 :
monstrumque saeuum horribile iamdudum auehe2sl.

Mais il en faudrait bien davantage pour ébranler la fermeté de


Médée. Les cours, les palais et les rois, elle connaît tout cela et mieux
même encore que d'autres. Elle rappelle sans ménagement à Créon
qu'elle est, elle aussi, de race royale et qu'elle descend même du
Soleil282. Toutes les dynasties royales rêvent de tenir leur origine de cet
tedivinité : Médée est donc comme une sorte de reine des reines, une
créature impériale, digne de la domus aurea, et un personnage scénique
digne d'un impérial artiste. Elle osera même déclarer à Jason283, tou
jours aussi facilement fasciné par les têtes couronnées, que la race de
Créon est une race abjecte, indigne de Jason et de ses fils. Jason n'est
du reste pas le seul à trembler devant le pouvoir royal, ou même plus
généralement politique. La nourrice donne également des conseils de
prudence et de modération à Médée. «Personne, lui dit-elle, ne peut
s'attaquer impunément au pouvoir.»284

277 Vers 186 et 187.


278 Vers 188.
279 Vers 189 et 190.
280 Trad. Herrmann, op. cit., p. 148.
281 Vers 191.
282 Vers 205 et sq.
283 Vers 511.
284 Trad. Herrmann, op. cit., p. 152.
392 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nemo potentes aggredì tutus potest285.

C'est bien mal compter avec Médée, elle qui défie la puissance des
dieux et encore mieux celle des rois, ces têtes fragilement couronnées
dont elle sait aimablement faire la moisson. Elle se présente elle-même
comme plus redoutable que les rois Créon et Acaste, que craint le pleu
treJason286, et elle peut surtout affirmer fièrement qu'elle a toujours su
dominer la fortune et le destin287. Le chœur, cet instrument de l'expres
sion de l'humanité moyenne, a bien remarqué cette attitude à ces
détails ; aussi décrit-il Médée dans ce geste de fierté superbe qui lui per
met de braver le roi288. De son côté, Jason s'avoue épouvanté, par la
puissance du sceptre. Médée lui répond de veiller plutôt à ne pas la
désirer289. En réalité, elle a tort dans ce soupçon, car Jason est bien sin
cère dans l'aveu qu'il fait de la nature foncièrement timorée de son
caractère. Il tremble devant le pouvoir des rois et sa crainte, apparem
ment sincère ou proposée comme telle, prend une singulière significa
tion. Dans la logique et la dialectique internes, elle apporte un élément
psychologique et dramatique nouveau. Elle marque un déplacement
important dans les données sur lesquelles s'appuie la vraisemblance de
l'action. Chez Euripide, en effet, ainsi que nous l'avons déjà dit, le
moteur essentiel de l'évolution de l'action réside dans l'apparition du
roi Egée. Comme ce roi n'intervient pas dans la pièce de Sénèque, pas
plus que dans les tragédies de ses devanciers latins, l'évolution du dra
me et sa vraisemblance interne doivent inventer et proposer une autre
justification. Comme Médée affiche un grand mépris pour les puissants
de ce monde et de l'autre, Sénèque fait de Jason un assez vil sectateur
de princes, en le douant d'un sentiment d'admiration à l'égard des rois
et de la royauté. Dès lors, toute la psychologie du personnage se résu
medans ses rapports avec Créon et aussi, et peut-être plus encore, avec
ce curieux roi Acaste dont la présence invisible dicte à Jason sa conduit
e. Le dialogue entre Médée et Jason, en conséquence, doit passer par
le canal nécessaire de cette confrontation sur le thème du pouvoir où
vont s'opposer deux logiques et deux discours, donnant ainsi naissance

285 Vers 430.


286 Vers 516 et 517.
287 Vers 520.
288 vers 854 et sq.
289 Vers 529 et 530.
SÉNÈQUE 393

à une dialectique royale, où il sera inévitablement question de tenter de


déterminer la meilleure forme de monarchie.
Dans ce débat, il est certain que le rôle d'Acaste est prépondérant.
Le personnage est muet et même absent de la scène, mais l'on ne parle
sur la scène que de lui. Créon, le premier, estime avoir bien mérité de
l'opinion humaine en recueillant et protégeant Jason, cet exilé que
pourchassait la vindicte sanguinaire d'Acaste290. Le roi de Thessalie est
censé poursuivre Jason et Médée, coupables d'avoir fait périr son père
Pélias, dans les conditions que l'on sait. De cette situation naît chez
Jason une double crainte : il a peur d'Acaste, mais plus encore de
Créon, car s'il déplaît à Créon et que le roi le chasse de Corinthe, il
tombera dans les embûches que lui a préparées Acaste.
Médée juge très lucidement la situation en déclarant :
Timuit Creontem ac bella Thessalici ducis?291

«Ah! Il a craint Créon et les armes du roi de Thessalie?»292 Jason


ne se dissimule pas toute l'absurdité de cette situation et de son destin.
En quelques vers d'une grande lucidité, il décrit le piège qui est le
sien293. Un peu plus loin, il résume en une formule admirable par sa
concision le double danger qui le guette, à l'intérieur de Corinthe, en la
personne de Créon et à l'extérieur de la ville, en la personne du roi
Acaste, lancé à sa poursuite avec des airs de justicier cynique :
Hinc rex et Mine. . . 294

Au fond, Jason analyse parfaitement l'absurdité de son drame qui


est d'être tombé en la puissance fatale de deux rois. «De chaque côté,
dit-il, un roi me menace. . .»29S Médée le comprend fort bien là-dessus et
leur dialogue sur ce thème est certainement un des derniers points de
leur rencontre.
Jason dit à Médée qu' Acaste est menaçant296.

290 Vers 255-257.


291 Vers 415.
292 Trad. Herrmann, op. cit., p. 151.
293 Vers 431 et sq.
294 Vers 516.
295 Trad. Herrmann, op. cit., p. 155.
296 Vers 251.
394 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Et aussitôt Médée lui réplique que Créon est un ennemi plus pro
che de lui297.
Jason observe ensuite que Créon et Acaste pourraient même s'asso
ciercontre lui et Médée s'ils tentaient de fuir ensemble. Médée répond
que rien ne saurait arrêter leur fuite ni personne, pas même d'autres
rois plus puissants encore298.
Comme on le voit, la réflexion sur le pouvoir et la royauté forme
une constante thématique dans l'œuvre tout entière.
Après les dieux, voici que les rois et leur droit sont soumis à l'ex
amen critique de la logique implacable de la princesse de Colchide.
Elle n'y va pas par quatre chemins et, dès le début de la tragédie,
elle déclare la royauté coupable : coupable dans le cas de Jason, mais
aussi coupable d'une façon générale de ne valoir que ce que valent les
rois. En ce qui concerne plus directement le drame de Jason, Médée
reconnaît très honnêtement que Jason ne pouvait rien contre la volonté
de Créon, car il était soumis à son arbitrium et à son tus :
Quid tarnen Jason potuti, alieni arbitri
iurisque factus?299

Elle considère donc que Créon est le seul et vrai coupable :


Cülpa est Creontis tota, qui sceptro impotens. . . 30°

«La faute retombe entière sur Créon qui, abusant de son scept
re.. .»301 Dès cet instant, il devient clair pour elle que Créon doit expier
sa faute ainsi que sa famille :
. . . petatur solus hic, poenas luat
quas débet. Alto cinere cumulabo domum302.

En disant : «c'est lui seul qu'il faut frapper; qu'il expie comme il le
mérite. Je ferai de sa maison un immense monceau de cendres.»303,
Médée exprime très directement cette idée qui représente une certaine
conception de la monarchie : le roi est responsable devant le peuple de

297 Ibidem.
298 Vers 525 et sq.
299 Vers 137 et 138.
300 Vers 143.
301 Trad. Herrmann, op. cit., p. 140.
302 Vers 146 et 147.
303 Trad. Hermann, p. 140.
SÉNÈQUE 395

ses actes et sa famille est également comptable de ses actions lorsqu'il


détruit la famille du plus quelconque de ses sujets. Cette responsabilité
devant le peuple, Médée ose avec courage la lancer au visage de Créon.
Créon vient de lui dire : « Qu'il soit juste ou injuste, tu dois te soumettre
au pouvoir royal. », et Médée répond : « Une monarchie injuste ne se
maintient jamais longtemps.»304:
- Aequum atque iniquum régis Imperium feras.
- Iniqua numquam regna perpetuo manent305.

Il nous semble, en conséquence, à juste titre possible d'admettre


avec Alain Michel306 que le théâtre de Sénèque est un théâtre engagé
dans la mesure où il propose «une implacable critique de la royauté».
Nous nous permettrons cependant de faire observer que cette critique
ne vise pas la monarchie ou la royauté - comme on voudra - mais le
mauvais exercice du pouvoir monarchique ou royal.
Mieux encore : ce sentiment du pouvoir repose sur une éthique et
une politique teintées d'aristocratie et de pythagorisme où la réflexion
sur le «meilleur» détermine le choix du «roi» et de sa politique. Belle
dialectique donc que celle-là, qui sait rendre compte de tant de choses
et de situations. . .
Ainsi Médée parle comme au nom d'une monarchie libérale, en
introduisant dans cette dialectique sur le droit du pouvoir cette clause
concernant le droit du peuple.
En fait, nous le comprenons, Médée représentait, depuis le Médus
de Pacuvius et jusqu'à la tragédie de Sénèque, cette grande et folle
ambition de trouver un accord entre gouvernants et gouvernés, entre le
prince et la plèbe, raison supplémentaire pour mériter cette place dans
le temple de Vénus, projetée par César et accomplie, certainement, par
Auguste. A défaut de pouvoir être rois, après l'échec des efforts de
César dans ce sens, ses successeurs se contenteront de proposer à la
tourbe cette image très ancienne, parce qu'héritée des tragiques répub
licains, de la nécessité d'un pouvoir politique qui associerait le prince
et le populaire. On comprend ainsi mieux l'association, dans un même
sanctuaire, de Vénus et de Médée, la veine royale et la veine contestat
aire, dans ce sang romain, plus oriental que ne l'était le sang grec, par

304 Trad, personnelle.


305 Vers 195 et 196.
306 A. Michel (et alii), Rome et nous, Paris, 1977, p. 168 et sq.
396 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

principe et par définition, du moins dans l'esprit des hommes de ce


temps. Nous sommes, en effet, au temps où Néron se croit autorisé à
donner des leçons à la Grèce. . .
S'il a effectivement joué le rôle de Médée, ainsi que pour notre part
nous le croyons volontiers, on peut aisément imaginer le triomphe qu'a
remporté Sénèque en montrant sur la scène, dans ce témoignage d'un
garde anonyme, que tout s'écroule quand le chef de l'Etat succombe,
d'une manière ou d'une autre.
Nuntius : Periere cuncta, concidit regni status.
Nata atque genitor cinere permixto iacent307.

Ces vers écrits en trimètres iambiques marquent l'accès au seuil de


la scène finale, pour annoncer : «Tout est perdu : la royauté, l'Etat sont
tombés. La fille du roi et son père sont morts, réduits ensemble en cen
dres308.»
On ne saurait mieux dire que quand le roi est mort, l'État succom
be à sa suite.
Belle leçon de logique et belle formule dialectique.
Nous avons vu comment, à l'approche de Médée, les dieux devaient
logiquement fuir et comment les rois risquaient, tout aussi raisonnable
ment, de devoir en mourir.
Mais laissons de côté le droit divin et le droit des rois pour considé
rer seulement le droit des mortels, soumis à la volonté des dieux et au
bon vouloir des maîtres du pouvoir. Dans leurs rapports et leurs échang
es, une dialectique encore se nourrit et se noue.
Car Médée est humaine, créature humaine, de chair et de sang.
Aussi, dans sa logique et ses raisonnements, en dépit de ses origines
solaires, des termes occupent une importance certaine, termes vitaux et
qui recouvrent des faits cruciaux. Ils sont souvent contradictoires et
présentés comme traduisant une opposition flagrante, telle que la tra
gédie en cultive, pour mieux faire paraître sur quelles réalités et quelles
idées repose l'antagonisme qui supporte l'action.
Un exemple suffira pour mettre ce fait en lumière. Si l'on examine
le lexique des cent cinquante premiers vers de la pièce, on ne peut
manquer de remarquer, en particulier, la fréquence et l'opposition de

307 Vers 879 et 880.


308 Trad. Herrmann, op. cit., p. 168.
SÉNÈQUE 397

deux termes : uirgo et partus. Le contraste apparaît d'abord sur les


lèvres de Médée :
haec uirgo feci; grauior exurgat dolor :
maiora iam me scelera post partus decent 309.

«Tout cela je l'ai fait quand j'étais une vierge; il faut que mon res
sentiment se dresse encore plus terrible, et ce sont des crimes plus
grands qui me conviennent maintenant que j'ai enfanté310.» Médée
oppose ainsi ses crimes passés et ceux qu'elle va commettre, ceux de la
jeunesse et ceux de la maturité, et bien sûr ces derniers seront effroya
blement plus horribles car la femme qui a enfanté semble être aux
yeux de Médée autrement plus forte et courageuse que la simple jeune
fille d'antan, quand bien même Médée a conscience d'avoir été, de son
propre aveu, une «uirgo nefanda» : «une vierge impie»*11.
Mais la véritable opposition, qui se lit à travers le rapprochement
de ces termes contrastés, exprime toute le différence de conditions, de
situations et d'âges qui séparent les deux rivales. Le thème a une réelle
importance et l'on ne saurait s'étonner de le voir bien présent dans le
premier monologue de Médée, que nous citions plus haut312. Ces deux
vers apparaissent à la fin de ce monologue, mais ils sont annoncés par
ces trois autres vers qui figurent, eux, dans le début du passage :
. . . liberos similes patri
similesque mairi pariât. Iam parta ultio est :
peperi. . . 313

«... qu'il engendre des enfants pareils à leur père et pareils à leur
mère. Ma vengeance n'est-elle pas déjà obtenue : j'ai enfanté314.» La tr
aduction ne saurait malheureusement rendre l'association énergique de
pariât, parta et peperi disposés sur un seul vers et son rejet.
Le chœur, dont c'est le rôle, se fait l'interprète de la supériorité
menaçante de Médée sur Creuse. Et comme pour vouloir la combattre
il chante les qualités de la vierge admirable qu'est Creuse. Il loue la

309 Vers 49 et 50.


310 Trad. Herrmann, op. cit., p. 137.
311 Vers 131.
312 Vers 49 et 50.
313 Vers 24-26.
314 Trad. Herrmann, op. cit., p. 136.
398 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

beauté de Creuse (uirgineus decor)315 et affirme qu'elle peut même


triompher de toutes les épouses (uincat femina coniuges)316, allusion à
Médée dans laquelle coniux rappelle partus. Et le thème va trouver son
apogée dans ces quelques vers dits par le chœur, où Médée se voit trai
tée de effrena coniux, tandis que Creuse est encore désignée comme uir-
go:
Eruptus thalamis Phasidis horridis,
effrenae solitus pectora coniugis
inuita trepidus prendere dextera,
felix Aeoliam corripe uirginem. . . 317

«Arraché à l'hymen horrible de la fille du Phase, toi qui étais habi


tuéà ne saisir qu'en tremblant et malgré toi le corps de cette épouse
forcenée empare-toi avec félicité de la vierge Eolienne. . .»318
Mais la dialectique ne puise pas uniquement sa substance dans
l'opposition de termes antithétiques. Certes, elle suppose bien souvent
une contradiction, mais celle-ci peut être implicite et ne pas nécessiter
la démonstration que nous venons de suivre, tout simplement parce
qu'alors le concept objet du discours est notoirement célèbre : ainsi la
«barbarie» de Médée ne réclame pas l'image contraire de la civilisation
qu'incarnent Créon et sa cour. Il n'en demeure pas moins vrai pour
autant que l'argumentation repose sur cette comparaison inévitable.
Relevons au fil du texte quelques beaux échantillons de l'expres
sion de la «barbarie». Nous allons voir que ces témoins ne comparaiss
ent point devant notre tribunal sans y apporter une certaine dose
d'humour, même si parfois cet humour est de couleur sombre.
Ainsi Médée invente une belle manière d'être au-dessus de la mêlée
des nations et des civilisations :
Si quod Pelasgae, si quod urbes barbarae
nouere facinus quod tuae ignorent manus,
nunc est parandum. . . 319

«S'il est un forfait connu des villes Pélasgiennes ou barbares et

315 Vers 75.


316 Vers 91.
317 Vers 102-105.
318 Traduction Herrmann, op. cit., p. 139.
319 Vers 127-129.
SÉNÈQUE 399

ignoré de tes mains, il faut à présent t'apprêter à le commettre320.»


Médée se veut plus criminelle encore que les pires criminels de la Grè
ceet des nations barbares. On dirait aujourd'hui qu'elle revendique le
titre d'ennemi public numéro un et il faut sans doute voir dans cette
prise de position et cette forfanterie quelque chose qui ressemble à la
griserie qui tourne un peu plus les têtes de certains de nos grands
délinquants, quand ils peuvent atteindre à une notoriété populaire. Or,
dans la part de fascination qu'exerçait Médée sur le public contempor
ain de Sénèque, il est fort probable que sa qualité d'étrangère compt
ait pour beaucoup. Elle plaisait et déplaisait, charmant les uns et
effrayant les autres. Mais pour finir tout n'était que fascination, avec
ce rien de sympathie que l'on accorde généralement aux grands et illus
tres malfaiteurs, pourvu qu'ils soient doués d'une peut d'esprit rocam-
bolesque. Sur ce registre, mi-tragique et mi-comique, finalement pro
che du ton de l'hilaro tragédie que Rhinthôn avait acclimatée sous le
ciel de l'Italie, qu'il nous soit permis de faire mention d'un passage qui
a pour nous un réel attrait de prédilection, dans la mesure où l'on y
voit Médée réclamer son chauffeur ou plutôt son pilote, quand Créon
lui demande de quitter le sol de Corinthe :
CR. /, querere Colchis.
MED. Redeo : qui aduexit, ferai321.

«Va te plaindre à Colchos.», dit Créon, et Médée lui rétorque alors :


«Soit, j'y retourne : mais que celui qui m'en a amenée m'y ramène322.»
Il nous semble bien que nous soyons là en présence d'un passage tout à
fait inscrit dans l'esprit de la tradition dramatique romaine, telle que
nous l'avons rencontrée à propos du théâtre républicain, et dans la
quelle le tragique sait toujours ménager au comique et au réalisme une
place nécessaire.
Il est assurément d'autres moments où le tragique du destin l'em
porte évidemment sur cette esquisse d'un sourire, lorsque la contradict
ion porte, par exemple, sur les enfants. Alors, la logique et la dialecti
que se font plus humaines, sans pour autant réussir à trouver des solu
tions moins cruelles, mais dans l'intention d'imposer au drame une

320 Traduction Herrmann, op. cit., p. 139 et 140.


321 Vers 197.
322 Traduction Herrmann, op. cit., p. 143. Il s'agit, bien évidemment, de Jason.
400 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

progression rigoureuse. Il faut prendre le temps de relire le dialogue


qui oppose Jason et Médée et où va se décider le sort des enfants :
IAS. Sana meditari incipe
et placida fare. Si quid ex soceri domo
potest fugarti lauare solamen, pete.
MED. Contemnere animus regias, ut scis, opes
potest soletque; liberos tantum fugae
habere comités liceat in quorum sinu
lacrimas profundam. Te noui nati manent.
IAS. Parere precibus cupere me fateor tuis;
pietas uetat : namque istud ut possim pati,
non ipse memet cogat et rex et socer;
haec causa uitae est, hoc perusti pectoris
curis leuamen. Spiritu citius queam
carere, membris, luce.
MED. Sic natos amat?
Bene est, tenetur, uulneri patuit locus 323.

«Jason. - Reviens enfin à des idées raisonnables et à des propos


calmes. S'il est dans la maison de mon beau-père quelque chose qui
puisse adoucir ton exil, demande-le.
Médée. - Mon âme, tu le sais, est capable de mépriser les richesses
des rois et elle y est habituée : qu'il me soit seulement permis d'avoir
pour compagnons d'exil mes enfants dans le sein de qui je pourrai
répandre mes larmes. Toi, tu en auras d'autres. . .
Jason. - Je désirerais, je te l'assure, accéder à tes prières, mais
l'amour paternel me le défend : je ne pourrais supporter cela quand
bien même le roi, mon beau-père, voudrait m'y contraindre : ils sont
ma raison de vivre, ils sont la consolation de ce cœur rongé de souf
frances. On m'arracherait avant eux le souffle, les membres, la lumièr
e.
Médée (à part). - C'est à ce point qu'il aime ses enfants? C'est
bien. Je le tiens : le point vulnérable est découvert. . .»324
La progression dramatique de ce conflit est évidente : Jason propos
e à Médée un soulagement à l'amertume de son exil; elle demande que
cela soit la présence auprès d'elle de ses enfants; Jason refuse et c'est

323 Vers 537-550.


324 Traduction Herrmann, op. cit., p. 156 et 157.
SÉNÈQUE 401

ce qui le perd. Mais ce combat dialectique ne serait que peu signifiant


s'il n'était servi et souligné par la répartition métrique. La proposition
de Jason tient en trois vers. La réponse de Médée occupe quatre vers.
Le refus de Jason prend six vers. La décision de Médée emplit les neuf
vers suivants. La retraite de Jason ne demande que trois vers. Ainsi,
dans cette scène capitale325, nous assistons à une joute digne des Bucoli
ques,dans laquelle on observe une progression métrique parallèle à la
progression thématique. Il y a dans ces vers et cette manière quelque
chose qui sonne comme un hommage à Virgile, ne serait-ce que par le
fait que le thème traité, de part et d'autre, est celui de l'exil.
Quoi qu'il en soit, dans la suite du déroulement de l'action il est
bien évident que les enfants constituent une misérable et pitoyable
monnaie d'échange entre Jason et Médée. Triste dialectique, que celle
qui porte sur le sort de ces enfants.
Il nous paraît peu nécessaire de consacrer de longs développe
ments à cette dialectique de l'expiation par les enfants qui, dès cet ins
tant, devient une évidence nécessaire. Nous nous arrêterons sur deux
passages majeurs pour leur signification sur ce thème.
Le mort des petits garçons est justifiée dans cette logique adversati
ve par le désir de punir leur père à travers eux. C'est une première rai
son.
liberi quondam mei,
uos pro paternis sceleribus poenas date326.

Ainsi s'exprime Médée : «enfants autrefois miens, c'est à vous d'ex


pier les crimes de votre père327.»
Une seconde raison trouve son fondement dans une sorte de loi
compensatoire, sur laquelle nous reviendrons : tout en regrettant
d'avoir été trop stérile pour pouvoir sacrifier un plus grand nombre
d'enfants, Médée s'estime cependant satisfaite de disposer de deux fils,
un pour venger la mort de son frère et l'autre l'abandon de son père.
Sterilis in poenas fui.
fratri patrique quod sat est, peperi duos328.

325 Vers 537-549.


326 Vers 924 et 925.
327 Traduction Herrmann, op. cit., p. 170.
328 Vers 956 et 957.
402 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

«J'ai été trop stérile pour ma vengeance : je n'ai - mais cela suffit
du moins pour mon frère et mon père - mis au monde que deux
fils329.»
A ces deux passages évocateurs il nous faut cependant adjoindre ce
troisième extrait parce qu'il a trait lui encore au meurtre des deux
enfants et rejoint le thème de la stérilité que nous venons de voir inter
venir pour lui ajouter encore - ô modernité, où donc est ta victoire? -
le thème de l'avortement :
Si posset una caede satiari haec manus,
nullam petisset. Ut duos perimam, tarnen
nimium est dolori numerus angustus meo.
In matre si quod pignus etiamnunc latet,
scrutabor ense uiscera et ferro extraham 33°.

« Si un meurtre unique pouvait rassasier de vengeance mon bras, je


n'en aurais point commis du tout. Et même si je les tue tous deux ce
sera encore trop peu pour mon ressentiment. Si quelque gage de nos
amours se cache encore en mes flancs maternels, je fouillerai mes
entrailles avec le glaive et mon fer l'en arrachera331.»
En regard du thème des enfants sacrifiés voici un argument
contradictoire de Médée : elle a sauvé l'élite de la jeunesse grecque. Le
thème n'est pas neuf, mais il intervient dans le drame avec une fra
îcheur assez remarquable.
Il tourne autour du doublet fameux : seruare/saluare, que nous
avons déjà rencontré. A deux reprises Médée rappelle ainsi les services
qu'elle a rendus et chaque fois on trouve les deux mêmes mots présents
dans le texte : seruasse et decus.
decus illud ingens Graeciae et florem inclitum,
praesidia Achiuae gentis et prolem deum
seruasse memet332

«la gloire illustre, la plus noble fleur de la Grèce, le rempart de la

329 Traduction Herrmann, op. cit., p. 171.


330 Vers 1009-1013.
331 Traduction Herrman, op. cit., p. 174. Sur ce thème ont fleuri, tristement, des inter
prétations peu nécessaires.
332 Vers 226-228.
SÉNÈQUE 403

race Achéenne, la progéniture des dieux ont été sauvés grâce à moi per
sonnel ement333.» Un peu plus loin on entend Médée déclarer :
non paenitet semasse tot regum decus 334

«je ne me repens pas d'avoir sauvé ce qui faisait l'orgueil de tant


de rois335.» Entre-temps et dans la suite immédiate du premier de ces
deux passages en question, Médée cite le nom des Argonautes en sui
vant un ordre surprenant : ce n'est pas Jason qui vient en tête mais
Orphée. Bel hommage à la poésie de la part d'un personnage qu'Or
phéeavait chanté le premier et beau témoignage de gratitude :
. . . Munus est Orpheus meum
qui saxa cantu mulcet et siluas trahit336

«C'est à moi qu'on est redevable de cet Orphée qui par ses chants
charme les rochers et attire les forêts337.» A un autre moment du dra
me, le chœur reparlera d'Orphée et cette fois il le nommera «le rejeton
fameux de la Muse des chants» : Me uocali genitus Camena338.
Nous mettrons un terme à cette brève recherche sur les Argonautes
que Médée dit avoir justement sauvés, par une nouvelle touche humor
istique ou du moins une trouvaille de Sénèque. Médée confie à Créon :
«c'est pour vous que j'ai ramené tous les autres (Argonautes), mais
celui-là seul (Jason) pour moi.»
uobis reuexi ceteros, unum mihi339.

Il est évident que cette dialectique ne manque guère de sel et ce


n'est pas sans regret que nous devons renoncer à faire figurer ici le
résultat d'autres investigations que nous avons faites autour d'autres
thèmes associés comme dolor et ira340. Mais nous voudrions insister sur
un point, avant de conclure ce chapitre, un point qui concerne la dia
lectique encore. Il nous semble que dans le passé et même tout récem-

333 Traduction Herrmann, op. cit., p. 144.


334 Vers 243.
335 Traduction Herrmann, op. cit., p. 145.
336 Vers 228 et 229.
337 Traduction Herrmann, op. cit., p. 144.
338 Vers 625, traduction personnelle; cf. Horace, O, 1, 12, 7.
339 Vers 235, traduction Herrmann, op. cit., p. 145.
340 Vers 150-156.
404 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ment encore, une certaine confusion se soit établie entre rhétorique et


dialectique à propos de Sénèque le Tragique.
Il pourrait bien se faire que cette confusion se soit imposée, sans
que nul n'y ait pris garde; en effet la rhétorique de Sénèque le Père et
de ses amis du cercle des rhéteurs dont nous avons parlé à propos
d'Ovide n'a guère de rapport avec la rhétorique cicéronienne. On aura
beau faire et dire341, cette rhétorique-là participe de la declamano et
conduit historiquement ses adeptes vers la recitano. Tel a été, nous
l'avons montré, la trajectoire d'Ovide et de beaucoup d'autres élèves et
amis des rhéteurs comme Asinius Pollion. S'il y a chez ces rhéteurs
encore quelque souvenir de la rhétorique d'autrefois, cette rhétorique
nouvelle possède ou du moins recherche son originalité dans l'expres
sion de l'antithèse, de l'opposition, de la dualité. Bref, elle est bi polaire
et suppose un contraire indispensable. Elle procède par négations et
oppositions ou comparaisons, ce qui fait d'elle une dialectique plutôt
qu'une rhétorique au sens classique du terme.
Pour le reste et sans raffinement superflu, la rhétorique monolo
gue là où la dialectique compose et dialogue.
Ce que Médée doit de plus net à la rhétorique - car la dialectique
ne se refuse pas parfois le droit d'user des moyens de la rhétorique -
tient dans ces belles affirmations qui constituent autant de maximes et
de sentences. Elles sont là pour nous dire des vérités premières sous
forme de proverbes primaires : la colère cachée est dangereuse342; c'est
quand il n'y a plus d'espoir qu'il ne faut désespérer de rien343, etc. Mais
il peut se faire encore que le dialogue ressemble à l'un de ces brillants
échanges de juristes au cours d'une procédure.
Ainsi, une bonne partie de la scène qui oppose Créon à Médée ren
voie comme l'écho d'un débat de procédure âprement conduit :
CR. Vox constituto sera decreto uenit.

341 Voir Herrmann, Le théâtre de Sén., p. 233-236. Voir encore G. Runchina, Tecnica
drammatica e retorica nelle tragedie di Seneca, A F LC, XXVIII, 1960, 187 p., et G. Bonnel-
li, // carattere retorico delle tragedie di Seneca, in Latomus, 37, 1978, p. 395-418 (sur
Médée : p. 406 et sq.). Sur la rhétorique de Cicéron on connaît l'ouvrage essentiel d'A. Mi
chel : Rhétorique et philosophie chez Cicéron, essai sur les fondements philosophiques de
l'art de persuader, Paris, 1961.
342 Vers 153.
343 Vers 163.
SÉNÈQUE 405

MED. Qui statuii aliquid parte inaudita altera,


aequum licet statuent, haud aequus fuit.
Cr. Auditus a te Pelia supplicium tulit?
Sed fare; causae detur egregiae locus /344.

«Créon. - Ta réclamation vient trop tard puisque ma sentence est


prononcée.
Médée. - Quiconque statue sur quelque chose sans avoir ouï l'une
des parties manque, même si l'arrêt rendu est équitable, à son devoir
d'équité.
Créon. - Est-ce après l'avoir oui que tu as livré Pélias au supplice?
Mais parle : donnons à une si belle cause le moyen d'être plaidée345.»
On aura aisément observé dans ce passage la rapidité des échanges
d'arguties qui se répondent (statuii/'statuent, inaudita /auditus, a
equum/ aequus) de même que la valeur juridique de l'expression : locus
causae.
D'ailleurs, d'une façon générale le texte abonde en références à la
langue du droit et de la justice. Sur ce point Médée se montre parfaite
ment experte, notamment quand elle se permet cette étonnante varia
tionsur le thème connu is fecit cui prodest :
Tua ilia, tua sunt ilia : cui prodest scelus
is fecit. . . 346

«Oui, ils sont les tiens (tes crimes); oui ils le sont; car c'est celui qui
profite du crime qui en est l'auteur347.» A quelques vers de là elle
emploie une figure de style juridique conventionnelle et fréquemment
utilisée :
Abdico, eiuro, abnuo348.

«Je les renie, je les bannis, je les repousse349.» Comme on l'aura


bien compris, dans ce dernier extrait il s'agissait des enfants. Mais l'a
rgumentation d'ensemble de Médée s'attache ordinairement à démont
rer la dette que Jason a envers elle. Dans cette argumentation inter-

344 Vers 198-202.


345 Traduction Herrmann, op. cit., p. 148.
346 Vers 501.
347 Traduction Herrmann, op. cit., p. 154.
348 Vers 507.
349 Traduction Herrmann, op. cit., p. 155. Cf. ad Marc, 19, 2 et De ben., 6, 4, 2.
406 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

vient un grand nombre de formules juridiques. Nous ne saurions les


reprendre toutes ici; cela serait bien inutile et risquerait d'alourdir sans
raison notre présent volume. Il nous faut toutefois consacrer un instant
à l'étude rapide d'un thème qui lui aussi, décidément, donne lieu à
variations. Il s'agit de l'expression iudicium reddere. A l'impératif, et
sous la forme iudicium redde, la formule s'adresse à un magistrat dont
on sollicite l'intervention pour pouvoir repousser une accusation non
motivée et poser le problème de la véritable responsabilité morale des
actes incriminés. On a justement démontré que cette expression trou
vait dans la pièce un équivalent350 dans le tour redde crimen351. Sur cet
te basse obstinée Médée forge de grandes et belles variations : redde
ratem352, redde comitem353, redde uicem354, redde sua355.
Il est, ainsi que nous venons de le dire, d'autres manifestations du
droit qu'il nous aurait plu de commenter à loisir comme ce vers plein
de vigueur :
S/ iudicas, cognosce, si régnas, iube356.

Mais il est temps de conclure au sujet de cette dernière représenta


tion
de Médée dans le théâtre latin.

Conclusion

Voici déjà éteints les feux de la scène sur cette ultime Médée, la
dernière assurément qu'aient connue les tréteaux du théâtre latin357. Et
nous sommes singulièrement tenté de voir, dans ce caractère propre
aux œuvres extrêmes, comme la preuve de sa valeur et de son achève
ment.Après Sénèque, c'est un fait, aucun autre poète n'a voulu risquer
sur la scène romaine une tragédie dédiée à Médée. Il ne saurait être

350 Voir A. Perrenoud, L'expression «redde crimen» dans la Médée de Sénèque, in


Latomus, XXII, 1963, p. 489-497.
351 Vers 246.
352 Vers 272.
353 Vers 273.
354 Vers 482.
355 Vers 489.
356 Vers 194.
357 Du moins pour ce qui est des tragédies qui nous sont parvenues au moins à l'état
fragmentaire.
SÉNÈQUE 407

question de considérer comme une pièce, digne de ce nom et du théât


re,la misérable entreprise de raccommodage et de ravaudage du tar
dif Hosidius Géta : l'œuvre, datable du troisième siècle après J.-C, est
écrite en centons de Virgile et d'Ovide et n'a pas d'autre intérêt. Elle
déroule ses 461 vers sans imagination et répète la situation qu'avait
illustrée Sénèque dans sa tragédie358. Il paraît bien difficile de prendre
au sérieux un tel rapetassage.
Ainsi donc, avec la Médée de Sénèque, tout est consommé et c'en
est fini de ces renaissances infinies auxquelles nous avait accoutumés
l'histoire de la littérature latine antérieure.
Positivement, tout ce que nous pourrions encore retenir de la
Médée d'Hosidius Geta tient dans l'effort qu'il accomplit pour rendre
hommage à deux grands poètes latins d'autrefois.
C'était sans doute pour lui une façon de s'inscrire sur le rôle d'une
tradition encore noble et déjà éternelle.
La tradition, de fait, avait également tourmenté le génie de Sénè
que qui invoquait dans ses références les plus manifestes les ombres
d'Ennius, de Pacuvius et d'Ovide. De là, parfois et pour certains, cette
impression de bigarrure et de manque d'unité. En réalité, comme nous
allons pouvoir le constater, l'unité d'inspiration de la tragédie repose
sur cette fusion entre le stoïcisme et le pythagorisme que réalise Sénè
quepour son personnage de Médée, certainement parce qu'il avait lui-
même opéré une telle synthèse dans le cours et l'expérience de sa pro
pre existence.
Le stoïcisme, comme nous l'avons dit, fait corps avec l'œuvre phi
losophique de Sénèque. Il y a là une vérité que nul ne songerait contest
able.Pour ce qui concerne son œuvre dramatique, la relation que l'on
a parfois établie avec le stoïcisme manque de clarté et donc de crédibil
ité.
Oublions, une fois encore, les tentatives modernes qui prétendent
s'intéresser au problème en cherchant un moyen de définir Médée
commme sage ou anti sage. Nous avons suffisamment laissé entendre
notre sentiment sur le peu de fondement et d'intérêt d'une telle préoc
cupation, pour qu'il soit inutile d'y revenir lourdement.
Moins pesamment, en vérité, nous semblent avoir été conduites
certaines analyses de nos bons aînés qui s'efforçaient de reconnaître
dans chacune des pièces de Sénèque comme l'illustration dramatique

358 Voir G. Salanitro, Osidio Geta, Medea, Rome, 1981.


408 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

d'une grande idée stoïcienne359, ou encore, plus généralement, de ren


dre compte de l'importance du stoïcisme pour juger de la philosophie
des personnages et des conflits créés par elle, afin de mieux savoir
expliquer le ton même de cette rhétorique dramatique360. Mais laissons
cela, tout comme ces visions catastrophiques qui ne veulent contempler
dans le théâtre de Sénèque que le théâtre de l'angoisse361. En réalité le
problème échappe à tout cela et s'évade loin au-dessus de ce qui se veut
compliqué pour rejoindre la formule des simples, de ces herbes com
munes et connues de Médée.
La présence de Médée au sein de la pensée stoïcienne ne saurait
être matière d'étonnement ou d'effet merveilleux de surprise. De Chry-
sippe à Epictète un long parcours commun unit Médée au mouvement
stoïcien, sans qu'il soit même besoin de remonter à Zenon. En vérité ou
du moins selon nos connaissances de l'histoire du stoïcisme, c'est à
Chrysippe, cet élève de Zenon, que Médée doit son entrée dans la pen
sée stoïcienne, et quelle belle entrée! Relisons ces lignes que consacre
Diogene Laërce au «second fondateur du stoïcisme»362 :
«II avait une telle réputation en dialectique que beaucoup pen
saient que, s'il y avait une dialectique chez les dieux, c'était celle de
Chrysippe.

Chrysippe écrivain

Surabondant en idées, il n'avait pas un style correct. Il travaillait


plus que n'importe qui, comme on le voit d'après ses écrits; leur nom
bredépasse sept cent cinq; il en écrivait souvent plusieurs sur le même
dogme, écrivant tout ce qui se présentait à lui, se corrigeant souvent et
usant d'un très grand nombre de témoignages; si bien que dans un de
ses écrits, il recopia, ou peu s'en faut, toute la Médée d'Euripide, et que
quelqu'un ayant en mains cet écrit dit à une personne qui lui demand
ait ce qu'il avait : 'La Médée de Chrysippe'.»

359 B. Marti, Seneca's tragedies, a new interpretation, TAPhA, 1945, p. 216-245.


360 Ν. T. Prah, The stoic base of Senecan drama, TAPhA, 1948, p. 1-11.
361 R. W. Tobin, Tragedy and catastrophe in Seneca's theater, in CJ, LXII, 1966, p. 64-
70.
362 Diogene Laërce, Vies et opinions des philosophes, VII, 7, 180, traduction E. Bréhier
et alii, Les Stoïciens, Paris, 1962, p. 75.
SÉNÈQUE 409

Voici donc, grâce à Chrysippe, Médée devenue digne de figurer au


nombre de ces identités remarquables et capables d'alimenter une «dia
lectique divine». Nous ne savons pas le sort que Chrysippe faisait subir
au personnage d'Euripide. Il nous est cependant suggéré par le texte
précédent que notre philosophe devait repenser la situation dramatique
et psychologique de cette héroïne en la soumettant au crible de l'analy
se et de la raison. De là est née cette plaisanterie sur l'existence d'une
seconde Médée, tant les vers d'Euripide pouvaient sans doute sonner
avec un sens tellement nouveau qu'ils semblaient avoir été écrits par le
stoïcien en personne.
Il ne nous est malheureusement guère possible de connaître avec
exactitude la couleur philosophique de la version du mythe que Chry
sippe avait inventée. Mais il nous est cependant permis, en nous fon
dant sur la connaissance des successeurs de Chrysippe et de leur trait
ement stoïcien du mythe de Médée, de faire remonter à Chrysippe l'ap
parition d'une réflexion nouvelle sur Médée où le problème du détermi
nisme et de la liberté tenait le plus grand rôle.
Voici, en effet, quelques points de comparaison que l'on peut éta
blir entre Chrysippe et ses successeurs et qui vont dans le sens d'une
tradition de l'utilisation de Médée par les stoïciens essentiellement pour
aborder la question du déterminisme et de la liberté. Dans cette recon
quête de l'histoire d'un fait littéraire nous allons voir se succéder, com
mesur un rôle généalogique, les noms de Chrysippe, d'Ennius, de Cicé-
ron, de Sénèque et d'Epictète.
Quand disparaît Chrysippe, en cette année 204 qui voit la création
de la Médée d'Ennius, le philosophe stoïcien a laissé derrière lui cette
image d'une Médée objet favorable pour une réflexion sur le moyen de
réconcilier la liberté et le destin. La preuve nous en est donnée par la
tragédie d'Ennius, dont le fragment I363 trouve un écho dans le traité
stoïcien de Cicéron De fato364, qui s'interroge sur les «causes» qui déter
minent l'action :
«La cause est ce qui produit ce dont elle est la cause, comme la
blessure l'est de la mort, l'indigestion de la maladie, le feu de la cha
leur. Il ne faut donc pas entendre par cause ce qui précède un événe
ment, mais ce qui le précède en le produisant : que je sois descendu au
Champ de Mars, cela n'est pas la cause qui fait que je joue à la balle, et

363 Cf. H. D. Jocelyn, op. cit., CHI, p. 113 et supra chapitre II.
364 De fato, 34-35.
410 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

il ne faut pas dire qu'Hécube a causé la perte des Troyens parce qu'elle
a engendré Paris, ni Tyndare la mort d'Agamemnon parce qu'il fut le
père de Clytemnestre ; car alors l'on dira que le voyageur bien vêtu est
la cause pour laquelle le brigand l'a dépouillé. De cette manière de pen
ser viennent les vers d'Ennius : 'Plût aux dieux que les poutres de
sapins tranchées par la hache ne fussent pas tombées à terre dans le
bois du Pélion ! ' (il aurait pu remonter plus haut : ' Plût aux dieux
qu'aucun arbre n'eût poussé sur le Pélion!', ou plus encore : 'Plût aux
dieux que le Pélion n'eût pas existé!'; en continuant toujours plus haut,
l'on peut remonter à l'infini) : ' ... et que l'on n'eût pas commencé à en
faire un bateau!' Où tend tout ce passé? Voici la suite : 'Car jamais ma
maîtresse n'eût quitté sa maison pour courir à l'aventure, Médée, à
l'âme malade, blessée d'un cruel amour.' Tout cela n'indique pas les
causes de cet amour365.»
En écrivant ces lignes du De fato en 44 av. J.-C, Cicéron songeait
moins à formuler une critique à l'égard du stoïcisme d'Ennius qu'à
rappeler ce qu'il avait exposé dans un traité, antérieur d'une année, les
Tusculanes, où il avait déjà développé à l'aide de citations des poètes
Ennius et Pacuvius ce que la destin de Médée devait à l'amour :

L'amour

«... Mais que dit, d'après la tragédie, le chef des Argonautes? 'Tu
m'as sauvé par amour plutôt que par estime. ' Et cet amour de Médée,
que de malheurs sa flamme a fait naître! Et pourtant, chez un autre
poète, elle ose dire à son père qu'elle a eu pour époux 'celui que lui
avait donné l'amour, plus fort et plus puissant qu'un père.'»366
On aura naturellement reconnu dans ce passage les références à la
Médée d'Ennius367 et au Médus de Pacuvius368. Ainsi donc, pour Cicéron,
il y a bien même chez les poètes tragiques une recherche approfondie
des causes qui agissent sur le destin et la liberté. Il y a les causes appa
rentes et vulgaires et il y a les causes effectives connues des seuls
esprits supérieurs au commun :

365 Traduction E. Bréhier et alii, op. cit., p. 486.


366 Cicéron, Tusculanes, IV, 69, traduction E. Bréhier et alii, op. cit., p. 356.
367 Cf. H. D. Jocelyn, op. cit., CVII.
368 Cf. D'Anna, op. cit., XXVIII.
SÉNÈQUE 411

- la cause apparente et inférieure, celle de l'invention du pre


mier vaisseau sur le Pélion, est placée par Ennius dans la bouche de la
nourrice. Dans la tragédie de Sénèque, le chœur tiendra un discours
similaire369;
- la cause profonde et effective, conforme aux vues stoïciennes,
est exposée par les héros eux-mêmes, Jason chez Ennius et Médée chez
Pacuvius. Quant à la tragédie de Sénèque, elle s'ouvre sur cette invoca
tion à Lucine et aux dieux conjugaux qui forme la matière du premier
vers, comme pour bien laisser entendre au spectateur ce qui est essent
iel et ce qui n'est que secondaire.

Mais quoi qu'il en puisse être de la teneur de ces interrogations


opposées, la question demeure la même et toujours bien fondamentale
ment stoïcienne, car elle concerne la recherche de la «cause».
Fort heureusement, sous l'Empire, les écoles stoïciennes revien
dront à la lecture des textes fondamentaux, ceux de Chrysippe en parti
culier. Délaissant les arguties secondaires et qui portaient sur le bois du
Pélion ou la flèche de Cupidon, il ne sera désormais question que de
retourner à la froideur de l'intellectualisme de Chrysippe. La boucle se
boucle. Comme Chrysippe n'accordait que peu d'intérêt à la vie affecti
ve, parce que selon lui les passions reposent sur des jugements faux
que le temps peut apaiser et rectifier, de même Epictète prétend reve
nirau propos stoïcien primordial qui est de réconcilier la liberté et le
destin.
Le mouvement du retour trouve son explication dans une certaine
lassitude de l'aristocratie romaine qui, fuyant les corruptions dont la
société impériale lui donnait le spectacle, cherchait assurément dans la
lecture de Zenon et de Chrysippe la raison et le principe d'une renais
sance morale. Quand Epictète était à l'école de Musonius Rufus, le phi
losophe romain de ce temps, la leçon prenait son envol à partir d'un
texte de Zenon ou de Chrysippe sur lequel il convenait à chacun de
s'exprimer. Du coup, une nouvelle et grande froideur stoïcienne déferl
ait sur le mythe de Médée, au nom de la théorie stoïcienne sur la libert
é. On en trouvera, du reste, un exposé vulgarisateur dans la Satire V de
Perse le poète.
Tout cela permet, pour finir, de bien comprendre cette page des
Entretiens dans laquelle Epictète revient au ton froid du grand Chrysip-

369 vers 335 et sq.


412 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

pe pour ne plus considérer Médée que comme un exemple remar


quable, un exemple pour illustrer le vouloir et le possible, la volonté de
Dieu et la liberté d'accepter ce que Dieu veut.

«Veux-tu actuellement ce qui est possible, ce qui t'est possible à


toi? Pourquoi alors rencontres-tu des obstacles? Pourquoi es-tu mal
heureux? Essaies-tu actuellement de ne pas fuir l'inévitable? Pourquoi
alors ces mauvaises rencontres? Pourquoi tes échecs? Pourquoi ce que
tu veux n'arrive-t-il pas? Pourquoi arrive-t-il ce que tu ne veux pas?
C'est ici la meilleure démonstration du malheur et de la misère. Je veux
une chose, et elle n'arrive pas : qui peut souffrir plus que moi?

Vouloir ce que Dieu veut

«Médée, pour n'avoir pas supporté cette situation, en est arrivée à


tuer ses enfants. Elle fut en cela d'un grand caractère; elle avait bien la
représentation qu'il faut avoir; elle savait ce que c'est de ne pas réussir
dans ce que l'on veut. 'Eh bien! dit-elle, je me vengerai de celui qui m'a
fait tort et m'a insultée. Mais à quoi serviront ces mauvaises disposi
tions?Comment faire? Je tue mes enfants. Mais cette vengeance retom
be aussi sur moi. Que m'importe?' C'est là l'erreur d'une âme vigoureus
e; ce qu'elle ne savait pas, c'est où placer la liberté de faire ce que
nous voulons; il ne faut pas la tirer du dehors en cherchant à changer
l'arrangement des choses. Cesse de vouloir un homme, et il n'est rien
que tu veuilles qui n'arrive pas; cesse de vouloir qu'il habite tout le
temps avec toi; cesse de vouloir résider à Corinthe; simplement, ne
veuille rien d'autre que ce que Dieu veut; quel obstacle, quelle contraint
e pourrais-tu alors subir? Aucune, pas plus que Zeus n'en subit370.»

Comme on le voit bien, à travers ces diverses opinions et considéra


tionssur Médée, les stoïciens ne se soucient guère d'alimenter le débat
qui prétend rechercher si Médée est plus apte à servir l'image du sage
ou celle de Tanti sage. En fait, ils semblent même nous inviter à consi
dérer que Médée n'est pas exclusivement stoïcienne, si peu, assuré
ment, que le pythagorisme trouve aussi dans sa voix comme un mode
d'expression privilégié.

370 Epictète, Entretiens, II, 17, 17-22, Traduction E. Bréhier, Les Stoïciens, op. cit.,
p. 926 et 927.
SÉNÈQUE 413

Nous avons précédemment souligné certains détails qui montrent


la présence sous-jacente mais bien effective de l'idéologie pythagori
cienne dans la Médée de Sénèque. La vision cosmique du début est en
soi déjà une vision pythagoricienne de l'univers. La série de rappels de
la participation d'Orphée à l'expédition des Argonautes ainsi que le
récit de sa «passion»371 constituent également une sorte de référence
constante au pythagorisme.
On pourrait reprendre ici bien d'autres détails, mais il suffira cer
tainement de vouloir se contenter de deux remarques particulièrement
significatives sur ce point.
La première aura valeur plus générale, tandis que la seconde sera
plus personnellement en rapport avec la vie même de Sénèque.
Il est un terrain sur lequel le pythagorisme rejoint et complète
admirablement le stoïcisme et c'est celui de la politique, au sens le plus
général et le plus noble du terme. Le stoïcisme favorise l'élévation inté
rieure. Le pythagorisme ne fait pas autrement. Seulement, à ce désir de
maîtrise et de supériorité du moi il adjoint le corollaire, parfaitement
naturel à ses yeux, de la nécessité de jouer un rôle dans la conduite des
affaires publiques, afin que le «meilleur» ne le soit point pour la seule
satisfaction de son esprit et de la haute opinion qu'il peut justement
avoir de lui-même.
Au cours des chapitres précédents, nous avons eu l'occasion de
vérifier cette importance que le pythagorisme, depuis ses origines, a
accordée à la participation nécessaire du «meilleur» à l'exercice du
pouvoir politique. Le Médus de Pacuvius était sur ce problème parfait
ement explicite. Mais il demeurait, comme il est naturel pour une œuvre
tragique, dans une confortable généralité.
Toute l'originalité de la Médée de Sénèque commence précisément
là. Car elle est là, elle est là non seulement dans sa croyance et dans la
force de sa démonstration pour dire qu'il doit exister une aristocratie
«politique», mais elle se manifeste principalement dans sa manière
directe de renvoyer à l'expérience et à l'existence même de Sénèque en
personne.
En fait, l'étude de Médée nous amène à comprendre comment un
stoïcien a pu devenir politicien, et même premier ministre de Néron,
parce qu'il était pythagoricien de formation et sans doute de vocation.
Si Médée n'avait pas d'autre intérêt, ce serait déjà un attrait remarqua-

371 Cf. vers 228, 625 et sq., etc.


414 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ble que de pouvoir ainsi dissiper, loin de la mémoire de Sénèque, toutes


ces malheureuses et stupides suspicions qui font de lui une sorte de
renégat de la philosophie, alors que son choix de participation à la vie
de l'État lui a été dicté par ses convictions les plus authentiquement
philosophiques, celles qui se voulaient précisément à la fois stoïciennes
et pythagoriciennes.
Oublions donc et définitivement la vieille et triste méfiance et cette
médisance qui ont longuement pesé sur l'honnêteté de Sénèque : il est
d'autant mieux «entré», comme on aime à dire aujourd'hui «en polit
ique» que sa formation philosophique, stoïcienne et pythagoricienne, le
poussait dans ce sens. Le fait ne réclame pas de grandes et longues
démonstrations : sans aucune faille, la vie de Sénèque offre le témoi
gnage de cette fidélité d'action et de pensée, à lui-même.
De ses années de formation à celle de sa mort, tout n'est que conti
nuité et surtout rectitude. Qu'il nous soit donc permis de commencer
par la fin.
- Sur cette fin tout a été dit et même plus qu'il n'en était besoin.
Ce que l'on retient moins souvent n'en a que plus de prix. Après la mort
de Sénèque, si nous en croyons Tacite372 et Juvénal373, cette rumeur
avait fait frissonner Rome : le bruit avait couru qu'un parti s'était for
mé parmi les officiers du Prétoire pour confier à Sénèque la responsab
ilité de l'État et lui donner l'Empire. . . Pour notre part, nous croyons
volontiers en la vraisemblance d'une telle hypothèse.
- Sur la formation et l'initiation de Sénèque à la pensée pythagori
cienne, tout devrait être clair et connu374. Sénèque eut, en effet, parmi
ses premiers maîtres Sotion, un pythagoricien auquel il n'a pas manqué
de rendre hommage375, tout comme il se plaisait à honorer l'ensemble
des tenants de la lignée de Pythagore, dont Sextius faisait partie376.
Sur cette dernière Médée il y aurait encore beaucoup à dire, mais il
nous faut demeurer dans les traces du chemin que nous avons voulu
suivre et reconnaître377. Aussi peut-être suffira-t-il de nous en tenir à
une dernière réflexion sur l'iniage d'une unité reconquise et mieux

372 Annales, 15, 65.


373 Satires, 8, 211.
374 Cf. P. Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 60-62.
375 Ad Luc, 108, 17-22 et 49, 2.
376 Ad Luc, 64, 2 et Q.N., 7, 32, 2.
377 On trouvera la matière d'utiles considérations annexes dans l'édition de C.D.N.
Costa, Medea, Oxford, 1973.
SÉNÈQUE 415

comprise à propos de la formation, de la vie et de l'œuvre de Sénèque.


Ce qui fait, en définitive, l'importance et l'intérêt de cette Médée nous
semble devoir être moins recherché dans la valeur d'un cas pathologi
que admirable378 ou d'une analyse psychologique remarquable379, que
dans l'exemple qu'elle proposait à la réflexion stoïcienne et à l'action
pythagoricienne.
Œuvre de synthèse, elle occupe ainsi dans la vie et la carrière poli
tique et littéraire de Sénèque cette place privilégiée que nous venons de
tenter de lui restituer en rappelant fermement qu'entre les Questions
Naturelles et les Lettres à Lucilius il y avait cela dans l'existence derniè
re de Sénèque : ce besoin de s'exprimer par le moyen et les modes de
l'écriture dramatique. Ainsi, le fait que Sénèque ait écrit des tragédies
peut paraître désormais non seulement comme un phénomène naturel,
mais comme une pure nécessité.
Telle est bien l'originalité de cette ultime Médée, et telle la teneur
du témoignage qu'elle porte jusqu'à nous.

378 Cf. J. Pigeaud, La maladie de l'âme, op. cit., p. 472 et sq.


379 Cf. ibidem, p. 478 et B. Marti, Seneca's Tragedies, TAPhA, 1945, vol. 26, p. 216-263.
CONCLUSION

En commençant à écrire ce livre sur la présence de Médée dans la


poésie dramatique romaine, nous avons supposé que l'importance de
Médée aux yeux des Romains pouvait s'expliquer, sans doute, par le tri
ple rôle qu'ils aimaient lui voir jouer tant sur le plan poétique que dans
la vie pratique et politique. Parvenu au terme de notre étude des
œuvres et des hommes, il est certainement temps de revenir sur le fon
dement de notre hypothèse de départ, en prenant la pleine mesure de
cette triple vocation que l'on pourrait résumer en l'enfermant dans cet
teformule : destin poétique, destinée pratique et destination politique.
Si nous nous retournons vers cette formulation, ce n'est pas en rai
son des commodités qu'elle offre pour la cohérence de notre discours
d'ensemble, mais bien parce qu'en définitive elle nous paraît encore
être la plus apte à rendre compte avec une certaine justesse de l'impor
tance de Médée dans la littérature dramatique latine. Elle présente au
moins ce mérite de conserver au personnage une forme parfaite d'unité
et assure donc la portée et la signification du mythe.
Sans elle, en effet, il paraît assez évident que l'on ne saurait jamais
véritablement reconnaître et distinguer lequel de ces masques divers de
Médée a incarné sur la scène romaine la plus pure conception du per
sonnage et du mythe. L'on ne pourrait ainsi que se perdre en appréciat
ions du dosage des divers ingrédients qui participent à la confection
des fards pour le maquillage de notre héroïne. Aussi il nous semble inut
ile de séparer toutes ces composantes qui interviennent tour à tour et
que sont la géographie, la philosophie, la morale, la sociologie, la rhé
torique, le stoïcisme et le pythagorisme. . . Elles sont, pour emprunter
l'expression à la grande mémoire de J. Carcopino, le fruit de ces chères
et précieuses rencontres de l'histoire et de la littérature. Elle ont tou
jours présidé à la conduite de notre présent travail, quoi qu'il puisse en
résulter.
Et puis d'ailleurs, au moment d'entreprendre le voyage du regard
en arrière et du retour aux origines, comment ne pas évoquer le dur
exemple d'Orphée, lui que nous invoquions bien imprudemment en
418 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

commençant, lui qui savait les redoutables blessures du regard, lui qui
contait le premier les aventures tragiques d'Eurydice et de Médée?
Eurydice était la douceur et la clarté, à ses yeux.
Médée était la cruauté et les ténèbres, à ses yeux.
La première a occupé son cœur, ses jours et ses amours. La secon
de a hanté secrètement ses chants, ses veilles et ses tourments. Peut-
être y a-t-il là une leçon et cette première conclusion : il y aurait eu
ainsi pour les hommes de l'Antiquité, les poètes, en particulier, comme
deux sortes d'images parallèles et mêlées de la femme et de la féminité,
l'une ressemblant à Eurydice, l'autre revêtant les traits de Médée?
Mais quel lecteur saurait s'attarder longuement sur ces remarques,
à moins d'être disciple d'Orphée lui-même, l'inventeur du «retour»,
celui du voyage, du voyage extérieur et du voyage intérieur? Grâce aux
dieux, il existe encore et toujours quelque part un poète qui se sent être
ce disciple-là.
Un poète moderne disait récemment encore qu'Orphée connaissait
l'art et la magie qui permettent le passage de l'autre côté des miroirs,
celui où l'on voit la vérité en face, et la mort nue encore, et aussi la vie
pure.
A son invitation, rejoignons le point de vue des poètes latins et
subissons docilement l'épreuve du regard en arrière sur cette Médée
qu'ils ont aimé chanter parce qu'elle était liée à ce thème de l'éternel
retour, sur la vie et sur la mort, pour les magnifier toutes deux égale
ment.

Destin poétique

Dans nos précédents chapitres nous avons accordé, comme il le fal


lait nécessairement, la priorité aux poètes tragiques, car tel était l'e
ssentiel du sujet que nous sommes proposé de traiter. Mais il ne faudrait
pas pour autant que cette priorité que nous avons donnée à la poésie
dramatique puisse occulter l'importance de la faveur qu'a connue Mé
dée auprès des autres poètes. D'ailleurs ceci explique cela et le succès
de Médée sur la scène a incité les poètes de tous genres à s'intéresser à
elle.
En réalité, la notoriété et la célébrité de Médée ont largement
débordé les limites de la scène romaine, si largement même qu'il ne
semble pas exagéré de voir en Médée un véritable archétype littéraire.
CONCLUSION 419

On n'en finirait pas, en effet, de recenser toutes les participantes de la


longue théorie de magiciennes et de sorcières qui forment cortège à
Médée et la reconnaissent pour modèle et même comme patronne1.
Que de Dipsas et de Sagana, dans la littérature latine, doivent leur exis
tence à la grande influence de Médée sur l'imagination de leurs au
teurs! De fait, il serait facile de montrer la part qui revient dans chacu
ne de ces répliques à la parodie du mythe et du personnage de Médée.
Mais un tel recensement risquerait de nous faire encourir le reproche
que Callimaque adressait à son élève Apollonios au sujet des longueurs
de son ouvrage sur Médée et les Argonautes : « Un grand livre, disait-il,
est un grand mal»2. Essayons donc de faire au plus court, en limitant
notre exposé au rappel de deux cas assez remarquables, celui de la
Didon de Virgile et celui d'Erichtho dans la Pharsale de Lucain, en pré
cisant bien encore que nous n'entreprendrons pas de longues analyses
de ces deux cas qui mériteraient certainement de plus amples ré
flexions.
En ce qui concerne Didon et ses rapports avec Médée, il semble
que la question ait été bien étudiée dans ces dix dernières années3. On
a ainsi mis en lumière non seulement l'influence de Médée sur Didon,
mais montré également comment, par un juste retour des choses,
Didon a profondément touché l'imagination de Sénèque le Tragique, au
point de constituer l'un des éléments de base de l'analyse psychologi
que des héroïnes de son théâtre4. Pour notre part, nous admettons
volontiers le bien fondé de cette thèse et nous la croyons particulièr
ement apparente et assurée à propos du personnage de Déjanire dans
Hercule sur l'Oeta.
Les relations qu'il faut ou faudrait établir entre Erichtho et Médée
peuvent susciter des commentaires équivalents : on a, semble-t-il, fait
jouer, à propos de Lucain et Sénèque, des arguments déjà utilisés pour
Virgile et Sénèque et la parenté de Didon et de Médée.

1 Cf. A. M. Tupet, La magie dans la poésie latine, Paris, 1976.


2 Opinion rapportée par L. Laurand, Manuel des Etudes Grecques, Paris, 1953, t. II,
p. 239.
Pour Francis Vian, op. cit., p. XX, n. 1, il se pourrait que ce reproche ne s'adresse
pas aux Argonautiques ; mais le conseil n'en perd rien de sa valeur.
3 Cf. M. Bonjour, Terre Natale, p. 504 et sq. et C. Collard, Medea and Dido, in Promet
heus, I, 1975, p. 131-151.
4 E. Fantham, Virgil's Dido and Seneca's tragic heroines, G et R., 22, 1975, p. 110 et
sq.
420 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

C'est ainsi qu'il conviendrait, selon certain critique, de mettre en


relation Médée et Erichtho, pour proposer une analyse parallèle de la
tragédie de Sénèque et de l'épisode d'Erichtho dans la Pharsale5.
Selon ce même critique, il faudrait encore remarquer la communauté
de goût qui rapproche Sénèque et Lucain et souligner la dépendance de
Lucain par rapport à son oncle6.
Tout cela est fort bien mais soulève des problèmes de chronologie
sur les dates de composition de ces deux œuvres. Malgré tout, qu'il
s'agisse en définitive du personnage tragique de Lucain lui-même ou de
celui de Sénèque ou de toute autre tragédie antérieure, nous retien
drons de ce parallèle la confirmation du rôle de Médée comme archéty
pe littéraire.
Nous venons à l'instant d'évoquer avec la plus grande brièveté l'i
nfluence qu'a pu exercer Médée comme archétype littéraire. Nous allons
nous efforcer de conserver le même esprit de concision, pour savoir
passer du problème de cette influence à celui de la présence de Médée
dans la poésie latine, en dehors des dramaturges dont nous avons suff
isamment rappelé et commenté les œuvres.
La présence de Médée dans l'imagination et la création poétiques
se remarque déjà notablement dans l'importance qu'un poète comme
Properce accorde à ce mythe et à ce personnage. Il rappelle l'aide
secourable que Médée a apportée à Jason7, raconte la fuite des deux
amants devant la colère d'Aiétès8, évoque enfin l'abandon de Médée
par Jason9. Properce déroule ainsi une sorte de relation succincte él
émentaire de la saga.
Nous ne chercherons pas à multiplier les exemples en la matière,
car il nous faudrait mentionner encore, parmi tant d'autres œuvres
poétiques, les Astronomiques de Manilius qui font allusion à la fuite de
Médée10 et à la vogue du sujet de sa légende auprès des poètes

5 Médée, vers 670-848, et Pharsale, chant VI.


6 E. Paratore, Seneca e Lucano, Medea ed Ericto, Hispania Romana, Roma, 1974, et
Acad. Nat. Line, Colloquio italo-spagnola sul tema Hispania Romana, Rome, 1978 (14).
7 3, 11, 9 et sq.
8 2, 4, 8 et 4, 5, 41.
9 2, 21, 11 et 2, 24, 45 et sq.
10 3, 9.
CONCLUSION 421

romains11, succès que confirme Martial12, ainsi que nous l'avons déjà
dit13.
Aussi bien donc, nous délaisserons les problèmes de la présence de
Médée dans la poésie latine qui se contente d'être allusive et nous nous
tournerons délibérément vers les œuvres qui ont assuré la survie du
mythe de Médée en assumant la tâche rigoureuse de se soumettre tot
alement au service de notre héroïne et de sa légende.
Examinons, sommairement, toujours dans l'intention de ne pas
déplaire à Callimaque, dont nous avons depuis longtemps préféré la
brièveté ferme aux développements fades d'Apollonios, les quelques
œuvres qui sont encore les plus dignes d'assurer la postérité poétique
de Médée parmi les poètes latins.
Laissons délibérément de côté les tragiques dont les Médée ne sont
pas parvenues jusqu'à nous. Oublions les Maternus et les Bassus dont
les témoins demeurent plus que pauvres. Abandonnons à l'oubli bien
heureux de la mémoire, pour la très grande gloire de son repos et le
regret de n'avoir pas su lui donner dans le présent ouvrage la place qui
lui revenait, notre cher Asinius Pollion, le pythagoricien si purement
romain, le poète aimé des poètes, le tragique inventeur de la recitano.
Les dieux, un jour, peut-être, permettront ce juste retour vers lui, dans
la compagnie de ceux qui le connaissaient véritablement, dans la douce
intimité de Virgile et dans la grande admiration d'Ovide?
Tournons, pour le présent, nos regards vers les quelques poètes qui
après Sénèque ont accepté de dédier une œuvre majeure à la louange
de Médée ou du moins à la gloire de son nom, contribuant ainsi à la
survie littéraire de son mythe.
Au premier rang de ces poètes figure Valerius Flaccus. Avec son
épopée, les Argonautiques, Rome a renoué avec la tradition orphique
reprise par Apollonios, Varron et aussi Ovide. Nous n'examinerons pas
cette œuvre, à regret; elle n'entre pas dans la limite de notre sujet. Auss
inous bornerons-nous à quelques aperçus bibliographiques auxquels
nous renvoyons, sans commentaire, notre lecteur14.

11 5, 465 et sq.
12 10, 4, 2 etc.
13 Voir supra, p. 313 et 314.
14 J. Adamietz, Zur Komposition der Argonautica des Valerius Flaccus, Munich, 1976.
- P. Boyancé, Un rite de purification dans les Argonautiques de Valerius Flaccus, in Etudes
sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 317-345. - G. Gambier, Recherches chronologiques
sur l'œuvre et la vie de Valerius Flaccus, in Mélanges Renard, Bruxelles, 1969, I, p. 191 et
422 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Au second rang de ces poètes survient, bien longtemps après Vale


rius Flaccus, le nom de Blossius Aemilius Dracontius, un Carthaginois
qui vécut à la fin du cinquième siècle et qui consacra six cents et un
vers à chanter une héroïne exclusive : Médée. Nous nous abstiendrons
ici encore de tout commentaire sur cette œuvre, qui ne saurait entrer
dans le cadre de notre présent propos et mérite certainement de notre
part une attention que nous songeons à lui accorder à loisir, ultérieure
ment.
A ces deux identités poétiques remarquables, on pourrait et devrait
encore ajouter d'autres noms qui firent la gloire de la poésie latine nouv
elle, celle qui commence après la période classique et que les manuels
de littérature ont bien tort de sous-estimer, puisque Baudelaire fait part
iede son magnifique cortège.
Dans ce palmarès imaginaire survit la mémoire d'Hygin Minor, de
Némésien, de Paulin de Noie, de Pontius Léontius Burdegalensis, et
encore de Pendatius, d'Ofilius Sergianus, de Festus Rufus Aviénus, de
Priscien et de tous ces autres poètes dont les vers ont survécu à la dis
parition de leurs noms15. Le souvenir qu'ils ont du moins laissé derriè
re eux dans l'histoire des lettres latines suffit pour nous conforter dans
la nécessité qu'il y avait certainement à traiter, ainsi que nous venons
de le faire, du destin poétique de Médée.
Mais il nous importe bien davantage de rejoindre la vie de Médée
sur un tout autre plan : celui de la vie quotidienne et de la réalité prati
que.

Destinée pratique

II est bien naturel, pour qui connaît un peu Rome, de voir ici la
pratique rejoindre la poétique. Et d'ailleurs, quoi de plus naturel que
de lire dans la poésie le reflet de la réalité? Le miroir d'Orphée ne nous

sq. - E. Lüthje, Gehalt und Aufriss der Argonautika des Valerius Flaccus, Kiel, 1971. -
D. Stab, Note sur le livre VII des Argonautiques de Valerius Flaccus, Mémoire de maîtrise,
sous la direction
Flaccus' Argonautica,
de J. Göteberg,
M. Croisille,
1972.
Clermont-Ferrand,
Nous ne revenons
1971.
pas- J.
davantage
Strand, Notes
sur l'intérêt
on Valerius
des
Fables d'Hygin, dont nous avons traité supra (p. 158 et sq.).
15 On consultera avec profit sur ce point : T. Pyl, De Medeae fabula, Berlin, 1850. On
sait, par ailleurs, que le «destin poétique» de Médée ira grandissant dans l'histoire de la
littérature. Voir Duarte Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, op. cit.
CONCLUSION 423

passionne que dans la mesure simple où il nous permet ce regard plus


pur sur les choses et les êtres familiers.
Aux yeux des Romains Médée a d'abord été cette femme, cette
épouse et cette mère, assez extraordinaires, certes, mais Rome n'a
jamais eu peur des excès. Pour des générations de Romains, Médée a
été cette créature présente, omniprésente même, dans leurs veilles com
medans leurs réflexions journalières sur la femme et la famille romain
es. Mais comment l'imaginaient-ils, sous quels traits, dans quelles att
itudes, avec quels atours et quels attributs?
Dans nos deux précédents chapitres, nous avons rencontré une for
me de réponse à cette interrogation en relisant Ovide et Sénèque, en
particulier. Il nous faut cependant revenir sur la perception physique
que les Romains ont pu avoir de Médée.
Sur le sol de l'Italie, la physionomie et les traits de la Colchidienne
ont été très tôt divulgués et connus, puisque la première représentation
de Médée que nous connaissions figure sur un vase étrusque datant du
septième siècle, conservé au Hallard-Pierron Museum d'Amsterdam et
qui montre Médée affrontant le serpent à trois têtes. Depuis ce temps,
Médée a connu une infinité de représentations graphiques, qu'il est
hors de propos de vouloir recenser dans le cadre de notre présent
ouvrage. D'ailleurs, une bonne partie de l'intérêt que présenterait un
catalogue exhaustif de ce genre serait d'avance réduit par le fait que
nous ne pouvons plus contempler le visage de Médée tel que l'avait
imaginé son plus illustre portraitiste : Timomaque.
De fait, sur la vie et la personnalité de Timomaque lui-même, il
subsiste bien des incertitudes. Etait-il contemporain de César ou ap
partenait-il à une génération bien antérieure? On trouvera dans l'ou
vrage de J.-M. Croisille 16 d'utiles et raisonnables propositions en la
matière. Pour notre part, et sans vouloir entrer plus à fond dans le
débat, nous nous rangerons à l'avis de ceux qui estiment que de tou
tes façons Timomaque appartenait à une tradition et que cette tradi
tion est encore bien explicite dans les représentations de Médée qui
nous sont parvenues de la région de Naples, de Pompéi et de Rome17
et qui nous semblent répondre à une conception assez uniforme du
personnage et de sa représentation habituelle dans l'esprit du public
latin.

16 Cf. J.-M. Croisille, op. cit., I, 44-46.


17 Ibidem, II, planches 7 et sq. et I, p. 28 et sq.
424 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Du reste, savons-nous seulement si la Médée de Timomaque était


achevée? Pline semble en douter tandis que des auteurs postérieurs,
comme Antiphile de Byzance18, prétendent nous en donner une des
cription. Pour finir, quelque dépit que l'on sache en éprouver, c'est
encore vers la littérature qu'il faut se tourner pour connaître la peintur
e, comme aussi le fond de la civilisation.
Et que nous disent les écrivains et les poètes?
Tout d'abord, assez paradoxalement, il convient de prêter la plus
grande attention à ce qu'ils ne disent pas : aucun, par exemple, ne trou
veétrange ou scandaleux l'intrusion d'une Médée dans le temple de
Vénus. Il faut, naturellement, écarter l'hypothèse qui ne verrait dans ce
choix que l'attrait de la banalité ou, comme nous le disions en commenç
ant, le fruit d'une manie de collectionneur. Tout ce qui touche à
Médée, cela tombe sous le sens, échappe à l'influence de la banalité. Si
donc nos auteurs anciens ne se sont pas opposés à l'idée de voir Médée
dans le temple de Vénus, c'est parce que, à notre avis, Médée trouvait
auprès de Vénus le refuge dû à la grande passion qu'elle illustrait et
aussi parce qu'elle représentait symboliquement tout un aspect de la
politique romaine en Orient. Nous aborderons plus loin ce point. De
meurons, un instant encore, sous le charme redoutable du portrait de
l'amante fabuleuse.
Nous avons montré dans nos pages précédentes que Médée, quel
que jugement de sympathie que l'on ait pu porter sur la passion qui la
dévore, apparaissait toujours comme une héroïne placée sous le signe
rigoureux de l'Amour. A ce titre, sa place dans le temple de Vénus s'ex
plique merveilleusement bien. On pourrait du reste être tenté de voir
entre la peinture de Timomaque et cette statue d'Arcésilas qui se tenait
dans l'abside du temple, comme une sorte de connivence providentiell
e : la femme qui occupait le centre du groupe statuaire d'Arcésilas port
ait un enfant sur un bras et tendait sa main libre à un autre enfant. On
épiloguera longtemps sur l'identité de cette femme. On dira que c'est là
une anti Médée. On pourrait aussi bien prétendre que ce soit une attitu
de possible et momentanée de Médée. . . Tout ce qu'il nous importe pré
sentement de constater c'est que, dans les deux cas, il s'agit toujours et
encore de Médée.

18 Cf. Ausone, Epigr., 129 et 130 qui traduit deux épigr. de l'Anthologie grecque sur
le tableau de Timomaque et dont les auteurs étaient Antiphile ÇAnth. Palat., XVI, 136) et
Philippe (XVI, 137).
CONCLUSION 425

Notre personnage aime les contrastes, sinon les paradoxes. Comme


amante, elle s'est attiré des jugements divers de la part des poètes. Elle
est tantôt cette «puella simplex» capable de séduire Ovide19, parce
qu'elle lui semble sensible et sentimentale, et puis cette «impudica Col
chis» dont parle Horace20, lui qui n'aimait guère les femmes, celles de
Colchide en l'occurrence, tout comme le faisait le chœur des Corin
thiens de la tragédie de Sénèque21 ou même Créon22. «Epouse force
née» douée d'une «force virile», tel est le portrait qu'ils se font de
Médée23.
Mais il est bien certain que ce contraste, souligné par les poètes,
explique assez heureusement l'opposition des couleurs symboliquement
affectées à la description de Médée dans l'utilisation du blanc et du
rouge. Nous avons commenté la valeur de cette opposition chez Ovi
de24. Nous avons également dit à ce propos que cette tradition littérai
re rejoignait la tradition picturale qui se maintiendra longtemps encor
e, puisqu'au musée de Trêves on peut voir un médaillon représentant
Médée en train de donner à Jason les philtres capables de le garantir
contre la morsure du dragon. Médée apparaît alors figurée comme
l'héroïne du rouge et du blanc. Au troisième siècle après J.-C.25, cette
représentation nous donne une juste idée de la survivance des symboles
les plus authentiques et qui ont marqué l'imagination des Romains pen
dant des siècles.
Parmi les détails qui ont eu une réelle importance et une significa
tion majeure, tant sur le plan du réalisme que du symbolisme, auprès
des Latins, quand ils voulaient noter ce qui les surprenait au premier
degré dans l'apparence physique de Médée, il est assez évident que
pour ces méditerranéens l'observation de l'ensemble de la physionomie
et, en particulier, du regard et des yeux prenait un sens tout spécial et
méritait une attention appliquée, la plus sérieuse et la plus grave.

19 Cf. supra, chap. VI, p. 274 et sq.


20 Hor., Ep., 16, 58.
21 Med., 102 et sq.
22 Med., 267 et 268.
23 Cf. supra, chap. VII, p. 374 et 375.
24 Cf. supra, chap. VI, p. 268 et sq. Sans doute faut-il encore préciser que le blanc est
symbole de la candeur première de Médée, tandis que le rouge paraît signifier son évolu
tionvers les crimes qu'elle acceptera par amour.
25 Datation approximative.
426 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Nous savons par Cicéron et Quintilien26 l'intérêt que les profes


seursde rhétorique et d'art dramatique accordaient à l'étude des jeux
de physionomie, et nous avons par ailleurs quelques bonne raisons de
considérer cette passion pour l'expression du visage comme une certai
ne survivance de la doctrine pythagoricienne, laquelle enseignait, ainsi
que nous l'avons montré27, l'étude de physiognomonie.
C'est donc essentiellement par rapport à cette théorie de la
connaissance de l'être profond par ses manifestations extérieures, que
constituent les traits du visage et la force ou la faiblesse du regard, que
prennent leur véritable sens les illustrations que nous avons voulu ajou
terau texte des chapitres, afin qu'elles accompagnement les descrip
tions et les portraits que le poète nous ont laissés de Médée. Il arrive
même parfois que les poètes rendent hommage aux peintres. C'est ainsi
qu'en l'espace de quatre vers, Ovide renvoie son lecteur à l'œuvre de
Timomaque et à celle d'Apelle, faisant allusion à Y Ajax et à la Médée du
premier, et à la Vénus Anadyomène du second28 :
«Si des tableaux montrent le fils de Télamon dont le visage trahit
la colère, et une mère barbare dont le crime se lit dans les yeux, on voit
aussi Vénus humide sécher de ses mains sa chevelure mouillée et paraî
tre encore couverte de l'onde qui lui donna le jour29.»
Dans ces quelques vers trois personnages sont ainsi nettement
caractérisés par des détails physiques : le visage d'Ajax, la chevelure de
Vénus et les yeux de Médée.
Juvénal, de même, ne retient du physique de Médée que ce seul
détail : le caractère farouche du regard de Médée, qu'il qualifie de «to-
rua», tout en ajoutant à cette description succinte un commentaire rel
ativement fourni dans lequel il semble vouloir comprendre et même jus
tifier la conduite de Médée et celle de Procné en mettant au compte
d'une juste colère les crimes infanticides de ces deux amantes tromp
ées30.

26 Voir notre article : «Sur trois aspects de l'art oratoire et de l'art dramatique, d'après
Cicéron (De orat., Ill) et Quintilien (Inst. orat., XI)», in Vita Latina, n° 100, p. 26-34.
27 Aulu-Gelle, NA., I, 9, 1 et sq., et notre article : «Organisation et méthode de l'ense
ignement pythagoricien», in Vita Latina, n° 97, p. 28-33 et également le Traité de Physiogno
monie d'un auteur anonyme qu'a édité J. André, Paris, 1981.
28 Ovide, Trist., 2, 525-528.
29 Trad. J. André, op. cit., p. 59.
30 Juv. Sat., 6, 643 et sq.
CONCLUSION 427

Nous avons observé, dans le vers de Y Etna31 que nous citions au


tout début de notre livre, le même attention au regard de Médée et à
son aspect farouche. Le texte désigne Médée par le vocable «trux» : «Là
est la Colchidienne aux regards farouches avec ses fils jouant à ses
pieds32.» La scène que décrit ce vers est bien évidemment celle que
nous montrent les œuvres des peintres de la région de Naples sur qui
s'exerçait certainement l'influence de l'œuvre de Timomaque33, ou du
moins de la tradition à laquelle elle appartenait elle-même et qui impos
aitaux peintres de Médée d'obéir à certaines prescriptions «canoni
ques» lorsqu'ils la représentaient. Cela était principalement vrai à pro
pos de ses yeux, dont le dessin et les dimensions devaient respecter des
normes établies et particulièrement nettes dans les peintures de Pompéi
et d'Herculanum34.
Ces yeux que les peintres représentaient en respectant des proport
ions propres à les grandir démesurément, trouvaient sur la scène des
théâtres leur mode d'expression le plus fréquent et le plus large, dans
le jeu de l'acteur et dans le masque ou le maquillage. Aussi les poètes se
plaisent-ils à rappeler, avec Horace, la nécessaire cruauté qui doit
apparaître sur la scène dans la composition que les acteurs doivent
opérer pour jouer le personnage de Médée et rendre d'abord son appa
rence féroce. «Sit Medea ferox, inuictaque»35, nous dit-il, faisant ainsi
allusion à une tradition scénique qui se retrouve jusque chez Claudien
pour qui Médée doit être également «ferox»36. Cette tradition nous
semble encore présente à l'imagination d'autres poètes, tels que Mart
ial37 ou Sidoine Apollinaire38, quand ils parlent du «furor» caractéris
tique de Médée, tels encore que Phèdre, qui accuse Médée de faire
montre d'un «saeuum ingenium»39 ou Stace qui la qualifie de barbar
e40.

31 Aetna, vers 594.


32 Trad. J. Vessereau, L'Etna, Paris, 1961, p. 40.
33 Cf. ibidem, note 2, p. 40 et 41.
34 Voir M. Gabriel, Masters of Campanian painting, New- York, 1952, p. 22.
35 Horace, Art poétique, 123.
36 Claudien, In Rufinum, I, 153.
37 Martial, Epigr., 10, 35, 5.
38 Sidoine Apollinaire, Carmina, XI, 68.
39 Phèdre, 4, 7, 6 et sq., où il est question des crimes antérieurs de Médée comme
dans les prologues tragiques depuis Ennius.
40 Stace, Thébaïde, vers 457.
428 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Faut-il dire que, malgré tout, elle nous semble belle dans ces por-
taits?
En réalité la fascination qu'exerçait Médée sur les pensées et les
rêves des Latins allait bien au-delà de l'image de cette femme torturée
au point d'en devenir une criminelle exemplaire pour l'histoire de l'hu
manité.
Nous venons de la décrire, du mieux que nous ayons pu, en suivant
quelques traditions littéraires et esthétiques, mais, ce faisant, nous
l'avons considérée comme une femme ordinaire, et nous n'avons pas
tort d'avoir ainsi procédé; seulement les yeux de Médée n'illuminaient
pas uniquement le visage d'une femme, prise entre les femmes, et
douée d'une destinée exceptionnelle.
Depuis Apollonios, au moins, les Anciens savaient que ces prunell
es, sans cesser d'appartenir à cette créature bien humaine, étaient auss
icette d'une magicienne et peut-être même cette d'une divinité.
Grâce à Apollonios, en tout cas, la transition est ménagée qui per
met de passer de la description d'une femme ordinaire, quelles que
soient les horreurs criminelles qui l'aient pu rendre illustre, pour voir
en Médée, et tout spécialement au fond de son regard, cette flamme
ésotérique qui signale la présence du magique et du divin.
Apollonios, en effet, nous dit bien que les propres sujets de Médée
évitent son regard et baissent les yeux en sa présence non par déféren
ce mais par précaution, car elle est descendante du Soleil et qu'elle fait
donc partie de ces êtres dont le regard peut ce que peut le «mauvais
œil» des magiciens et aussi la force brûlante de la flamme qui étincelle
au fond des prunelles divines41. Pour finir, tout cela nous renvoie à
l'ambiguïté de Médée telle que la rapportait et la transcrivait le jeu
symbolique du rouge et du blanc que nous avons déjà évoqué.
Dans les mots, ce paradoxe est admirablement servi par la langue
latine qui se joue habilement de la variation quasiment inévitable, pour
un peuple exercé à ce genre de pratique, de la jonglerie verbale sur
benefica et uenefica, deux termes extrêmes entre lesquels se risque cette
frange insaisissable et qui marque toute la grandeur et la fragilité du
destin de Médée sous le regard des Romains.
Mais peut-être devrions-nous renoncer à juger de notre héroïne en
épousant toujours cette démarche et cette approche littéraire de son

41 Apollonios, Arg., Ill, 886; cf. note complémentaire au vers 886 in Edition Vian-
Delage, op. cit., t. II, p. 138.
CONCLUSION 429

être, pour nous en remettre au diagnostic de nos médecins modernes,


ses petits-fils en quelque sorte, qui ne pourraient conclure, à propos de
ces deux termes, qu'à une question de dosage et de posologie. En ce
sens, la magie de Médée suit les recommandations les plus élémentaires
d'utilisation, qui accompagnent encore nos drogues favorites, où il est
déclaré prudent de ne pas dépasser la dose sans consulter le prescript
eur, ce médecin qui doit son titre à Médée. Bonne et mauvaise, tour à
tour, Médée est à l'image de la science qui est née de son nom. Révérée
quand l'évolution du cas du patient est favorable, elle devient odieuse
et haïe quand le traitement abrège si bien les souffrances du consultant
qu'il en disparaît pour tout jamais.
Quoi qu'il en soit, Médée a toujours semblé être bénéfique, au dire
des poètes latins, quand elle se trouvait dans une phase de son existen
ce où elle aimait. Nous ne rappellerons pas ici, de façon superfétatoire,
l'illustration que donne à cette leçon la lecture des vers tragiques que
nous avons déjà cités et commentés dans nos chapitres antérieurs.
Il n'est sans doute pas sans intérêt de constater que ce sont précisé
ment les poètes tragiques qui ont le mieux servi l'image de marque de
Médée en tant que magicienne, rejoignant ainsi la conception du pein
treet décorateur de la basilique de la Porte Majeure; par amour pour
Jason, elle offre l'assistance magique de ses drogues. Ce n'est certaine
ment pas un hasard, si une telle conception du personnage paraît dans
un vers de Martial qui fait allusion à l'assistance magique que Médée a
apportée à Jason42, dans une œuvre qui s'intitule «De spectaculis». Ce
ne doit plus être non plus une surprise pour nous de voir clairement la
relation qu'il y a entre l'image d'une Médée bonne et secourable, quand
il s'agit d'une histoire d'amour, et la place que César lui a désignée
dans son temple consacré à Vénus.
Pompée, ainsi que nous l'avons rappelé plus haut, affectionnait
cette image qui faisait de lui un nouveau Jason.
Comment César aurait-il pu résister à l'envie de répondre à cette
provocation par la facile introduction et intronisation dans son temple
familial de celle qui avait sauvé de la mort un fol Argonaute? Accepter
la présence de Médée, dans ce lieu sanctifié, n'était-ce point rendre à
Pompée, à titre posthume et pour l'éternité, l'insulte qu'il avait commis
e en tentant de se rendre maître du culte de Vénus?
Mais nous venons déjà de toucher à des notions politiques qu'il ne

42 Martial, De spect., 27, 7.


430 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

nous importe guère présentement d'examiner. Aussi nous les repousse


rons dans l'attente de notre dernière considération conclusive. Toujours
est-il que ces aperçus politiques, tout juste saisis au passage, suffisent à
démontrer la permanence des liens qui unissent souvent à Rome le fait
politique et la création littéraire.
Il ne faudrait cependant pas que toutes ces hautes considérations
politiques nous laissent ignorer le point de vue bien réaliste de tous ces
poètes et écrivains qui, comme Tibulle, prétendaient vouloir s'en tenir à
l'aspect redoutable de la magie de Médée. Elle leur semblait dangereus
e par ses herbes43 et par ses «uenena», traduisez: ses «préparat
ions44». Nous retrouverons chez Stace la même inquiétude à l'égard
de la magicienne45 et de la barbare46. De ce type de témoignage ressort
la grandeur du personnage, présenté sous son aspect assez familier de
magicienne à la fois redoutée et respectée. D'ailleurs, ce que les poètes
n'osent pas dire, un esprit pragmatiste et scientifique sait l'exprimer :
relisons donc Pline.
Désagréable surprise et belle déconvenue. L'enseignement positif
du Maître tient en trois propositions qui sont autant de leçons répan
duesau fil de son œuvre. Il parle d'abord47 des funestes poisons qui
ont consumé la jolie Creuse. Puis il expose les connaissances magiques
de Médée48. Enfin, il en arrive à cette découverte fantastique et fort
évidente qu'il y a tout lieu de supposer l'existence d'une pierre de
Médée : le bitume inflammable49.
Ces détails sont d'importance. Ils montrent, en effet, qu'avec une
grande obstination et une longue patience, un esprit scientifique peut
enfin entrevoir, en s'y reprenant à plusieurs fois, des vérités qu'avant
lui un poète avait su remarquer et dire dans l'intervalle de quelques
vers.
Relisons ces trois passages du livre des Epodes d'Horace. Ces trois
passages appartiennent au même poème. Le premier mentionne les
«flammes de Colchide»50. Le second nomme «uenena» les philtres de

43 Tibulle, 1, 2, 51.
44 Tibulle, 2, 4, 55.
45 Stace, Thébaïde, IV, 550.
46 Ibidem, V, 457.
47 Pline, H.N., 2, 109.
48 Ibidem, 25, 5, 2.
49 Ibidem, 37, 63, 1.
50 Horace, Ep., 5, 24.
CONCLUSION 431

Médée qui vont rendre la robe de Creuse inflammable51. Le troisième,


dans ce poème où Médée est bien présente à la pensée d'Horace, puis
qu'elle est déjà implicitement citée dans les deux précédents passages,
appelle «bitumen atris ignibus», le «bitume aux noires flammes», ce
qu'il faut considérer comme étant l'un des attributs de Médée52. On le
retrouve en effet dans la tragédie d'Hosidius Geta et c'est Médée elle-
même qui parle du «nigrum bitumen»53.
On pourrait être tenté de ranger parmi les attributs de Médée ces
herbes dont il est si fréquemment fait mention dans la prose et la poés
iechaque fois que l'on cite le nom de la magicienne. Elles font certes
partie de la pharmacie indispensable à la préparation des philtres, mais
à elles seules, elles ne peuvent rien. Il leur faut le secours et le
concours de la musique. Alors elles deviennent des «cantatae herbae»
comme le voulait le néo-pythagoricien Ovide et comme le dit aussi
Columelle.
Le témoignage de Columelle nous semble d'autant plus intéressant,
du moins du point de vue qui est présentement le nôtre, que, dans son
ouvrage consacré essentiellement aux jardins et à la botanique, les pou
voirs de Médée ne sont pas attribués à la consistance de ses drogues et
plantes de toutes espèces, mais à la valeur et à la vigueur de ses incant
ations. Columelle nous montre ainsi Médée en train d'endormir le dra
gon par ses chants54.
Un autre passage des Epodes d'Horace mérite à ce propos un inté
rêttout spécial55, dans la mesure où nous voyons le même onguent ser
vir à Médée soit pour immuniser Jason contre les flammes que lancent
les taureaux d'airain, soit pour tuer Creuse, en imprégnant les présents
nuptiaux qu'elle fera porter au palais par ses enfants. Horace s'arrête
aux portes du mystère et il nous y laisse trouver nous-mêmes l'explica
tion nécessaire. En fait, Ovide nous a fourni la solution : les mêmes her
bes peuvent avoir des effets différents, car tout n'est qu'une question
d'incantation. Aussi, s'il fallait dresser un catalogue des attributs de la
puissance de Médée, il conviendrait d'y faire figurer en bonne place la

51 Ibidem, 61.
52 Ibidem, 82.
53 H. Géta, Medea, vers 378.
54 Columelle, De cultu hortorum, 10, 367.
55 Horace, Ep., 3, 9-14.
432 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

musique, plus efficace que la botanique et plus puissante que la magie


même.
D'ailleurs Médée n'a rien de la magicienne que l'on s'est plu à
contempler dans l'image rudimentaire qui en a été souvent proposée,
de façon sommaire et à usage vulgaire; car Médée en réalité, loin d'être
cette magicienne et cette femme, tout aussi banales l'une que l'autre,
depuis les origines de son essence littéraire et les manifestations qui en
ont découlé, ressemble, pour parler sérieusement de sa destinée prati
que, davantage à cette divinité si proche des divinités maîtresses du
monde des morts parmi les vivants.
Dans les prologues tragiques, nous entendons Médée invoquer les
divinités infernales et celles du Ciel éternel. Entre la vie et la mort :
telle est sa place parmi les dieux et telle la destinée pratique que les
Romains devaient aimer lui attribuer.
Car Médée fait partie de la troupe des héros qui ressemblent si
bien à des dieux que souvent la conscience religieuse des Anciens a fini
par les confondre avec eux. C'est ainsi que Cicéron, sans aller toutefois
jusqu'à ranger Médée au nombre des divinités majeures, rappelle dans
son traité et De la nature des dieux56 l'origine divine de Médée. Et, com
me pour donner plus de poids à cette conception de la divinité de
Médée, il se fonde sur le témoignage de la Théogonie d'Hésiode57. Le
succès qu'a rencontré cette interprétation du caractère divin de Médée
nous est attesté par Dracontius qui dit comment toute la nature obéit à
Médée et qui la considère comme une déesse58, et il dit cela au cinquiè
me siècle.
Médée a donc ainsi été comprise par une grande partie de la roma-
nité comme une divinité de la nature, et de la vie et de la mort. Voilà
qui nous invite à mieux comprendre l'intérêt que lui ont porté les adept
es de la pensée pythagoricienne. Voilà qui confirme, s'il le fallait, les
liens que Carcopino a tressés, comme nous l'avons précédemment déjà
suffisamment fait remarquer, entre Médée et le pythagorisme. Nous
aurons à revenir sur cette parenté, mais elle apparaît déjà nettement
dans les pouvoirs qui sont attribués à Médée sur la vie et sur la mort,
comme si elle jouait un rôle dans l'équilibre numérique que les pytha
goriciens supposaient exister dans le compte des âmes et leur réparti-

56 Cic, De nat. deor., 3, 19.


57 Hésiode, Théog., 960.
58 Voir L. Mallinger, op. cit., p. 179 et sq.
CONCLUSION 433

tion entre les vivants et les morts. A ce propos, il nous semble que nos
prédécesseurs ne se sont guère intéressés au fait que Médée exerce ses
pouvoirs sur les deux âges extrêmes de l'existence, la jeunesse et la
vieillesse, sur ces vies nouvelles ou anciennes qu'elle peut sauver ou
détruire.
Car telle est bien la double faculté dont dispose Médée pour agir
sur ses patients, jeunes et vieux. En ce qui concerne ses exploits dans
l'art de la gérontologie, le malheureux traitement qu'elle fait subir à
Pélias a parfois rejeté dans l'oubli l'excellence de celui qu'elle donne à
Éson avec le succès que l'on sait et dont Properce, le parfait romancier
de Médée, se souvient utilement59. Mais la grande majorité des poètes
ne semble vouloir connaître que l'épisode malheureux et fatal à Pélias;
ainsi Phèdre60, Juvénal61 et bien d'autres encore qui, assurément, ne
sont pas suspects de témoigner à Médée une sympathie démesurée.
En regard de cette attitude chagrine, voici quelques positions et
jugements nettement plus aimables à l'endroit de Médée, que cette
sympathie soit l'expression ou non d'une apologie de Médée. Il n'empê
che : ces déclarations amicales à l'égard de notre héroïne reposent au
moins sur une certaine vénération pythagoricienne du mythe et du per
sonnage.
Certes, à notre connaissance du moins, aucun ouvrage n'a vra
iment traité des rapports de Plaute avec la pensée pythagoricienne
autrement que par allusion, comme nous l'avons du reste fait par acci
dent nous-même, précédemment, à la faveur d'un rapprochement entre
le Médus de Pacuvius et le Pseudoîus de Plaute62. Dans cette comédie,
on a voulu reconnaître dans les paroles du cuisinier une sorte de réfé
rence à la réputation d'empoisonneurs qu'avaient les cuisiniers63. L'a
rgumentation de cette thèse se fonde sur le paradoxe qu'il y aurait à
proposer un rajeunissement de Ballion, à Ballion, parce que, nous dit-
on, dans la seule version existante du mythe, Médée tuait Pélias. Ce ra
isonnement, relève de la problématique la plus élémentaire, c'est-à-dire
la plus insignifiante, car dans les fragments des Ménippées de Varron
de Réate, lequel est plus que suspect d'appartenance au pythagorisme,

59 Properce, 2, 1, 54.
60 Phèdre, 4, 7, 6 et sq.
61 Juvénal, 7, 170.
62 Plaute, Pseud., vers 868 et sq. Voir supra, p. 120 et sq.
63 W. E. Forehand, Pseudoîus 868-872 «ut Medea Peliam concoxit», in CJ, 67, 1972,
p. 293-298.
434 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

il se trouve un court passage où, d'après le témoignage de Nonius Mar-


cellus le grammairien64, on entend Pélias, de sa propre voix, autoriser
Médée à le découper lui-même en morceaux!
Faut-il, sérieusement, voir dans ces déclarations horribles, quelque
sourire plein de malices de la part d'un adepte pythagorisant et néan
moins capable d'une plaisanterie sur le sacré, comme savaient, seuls,
en faire les Romains de cette génération? A notre avis: certainement.
Mais notre opinion n'aurait que peu d'importance, ou même de sens, si
nous ne pouvions nous reposer sur un témoignage venu des Anciens.
Or, de ce point de vue et en fait de témoignage, nous voici double
mentcomblé dans la mesure où nous disposons d'un double témoignag
e, dans lequel Cicéron se fait l'humble rapporteur du discours de
Caton où le bonhomme se montre impatient de quitter la vie65. Mais
sans doute y a-t-il en cela quelque jeu, sur les mots et les réalités, quand
nous entendons Caton déclarer, avec une sincérité qui ne peut faire
douter de sa bonne foi pythagoricienne, et avec cet humour surtout, si
plein qu'il assume le sens intégral des mots, quelle que puisse être la
gravité de leur propos : «Quand je partirai. . . il ne sera pas facile de me
tirer en arrière, ni de me recuire, comme Pélias.»
Faut-il voir dans de telles déclarations, une preuve de la montée du
pythagorisme dans la pensée romaine?
La réponse à cette question n'est guère aisée. Ce qui nous importe
bien davantage c'est de voir Cicéron amplifier et magnifier, d'une
façon et d'une manière qui nous touche personnellement et très pro
fondément, une déclaration d'un homme sur le thème de sa propre
mort, un thème où la ruse n'est pas de mise. Aussi, pour notre part,
c'est avec respect que nous écoutons cette voix, celle d'un vieil homme
astucieux qui ose se fier à Médée, même si la morgue la plus hautaine
l'invite encore à nasarder sur le sacré : à l'heure de la mort, Caton tel
que le voit Cicéron, songe à Médée. . .
D'un point de vue «pratique», quelle meilleure preuve de la présen
ce de Médée dans la vie quotidienne des Romains pourrions-nous pro
duire?
Mais délaissons les talents de Médée dans le domaine de la géront
ologie, pour nous tourner vers ses autres victimes, de loin les plus
nombreuses, que sont les infants. Faut-il, du reste, les appeler «victi-

64 Non. Marc. De comp. doctr., 158.


65 Cicéron, De senect., 23, 83.
CONCLUSION 435

mes» ou «patients»? Car, en cette matière encore, nous allons retrouver


ce qui fait l'ambiguïté fondamentale de notre personnage, toujours
capable de donner également et la vie et la mort à ceux que le destin
place sur sa route.
Nous avons souvent rencontré dans le cours de notre exposé,
certaines prises de position sympathiques à l'égard de Médée de la part
des poètes tragiques que nous avons étudiés. En général, comme nous
l'avons montré, cette conception repose sur la rappel des services que
Médée a rendus à l'élite de la jeunesse grecque qu'elle a sauvée et
aidée. Au centre de ce rappel des bienfaits de Médée revient inlassabl
ement le thème seruare/saluare, que nous avons observé et qui fait de
Médée une sorte de fée bienfaitrice ou du moins cette accompagnatric
e, si attentive à la bonne santé de ses compagnons de croisière que ces
derniers lui décernent le titre de salvatrice. Medea Saluatrix dans le
temple de Vénus Genitrix. . . belle destinée, en vérité, et belle apothéose.
On a du mal à imaginer ce que César aurait pu faire de plus pour mett
reMédée en honneur et lui assurer une place plus importante dans la
pensée et la vie de ses contemporains.
Mais ils ne furent pas les seuls à vouloir comprendre et excuser
Médée pour ses autres actions. . . A chaque époque de l'histoire de
Rome, il s'est toujours trouvé un poète ou un penseur pour tenter de
justifier la conduite de Médée. La méthode habituellement employée au
service de cette démonstration consiste à reporter sur le compte de
Jason les crimes qui jalonnent le roman des deux époux malheureux.
Hygin, par exemple, accuse Jason du meurtre d'Absyrtus et innocente
Médée qu'il montre accomplissant les devoirs sacrés de l'enseveliss
ement du corps intègre de son frère66. Virgile accrédite l'image d'une
Médée meurtrière excusée par l'Amour67, habile façon de justifier du
même coup sa présence dans le temple de Vénus. Ovide a entretenu
cette idée et en a assuré la survie. On la retrouve au troisième siècle
chez Modestinus qui cite Médée parmi les victimes de l'Amour68. Pétro
ne voit dans la fureur de Médée la juste raison qui explique que cette
sœur ait pu accepter de tuer son frère de sa propre main en se servant
du sang de son frère comme d'une arme contre Aiétès, la seule arme

66 Hygin, Fab., 12 à 27.


67 Virgile, Egi, 8, 47.
68 Modestinus, Anth. Palai., Epigr., 231.
436 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

dont elle ait pu disposer en la circonstance69. Bref, comme on vient de


le constater, quand on consent à admettre la culpabilité de Médée, tout
ce que l'on exige alors d'elle, sur la scène du moins, c'est cette discré
tionhypocrite que recommande Horace :
Ne pueros cor am populo Medea trucidet70. . .

Mais l'imagination romaine a fait mieux que de savoir fermer les


yeux au bon moment. Elle a cherché et trouvé une explication des actes
horribles de Médée en les replaçant dans une lecture pythagoricienne
et orphique.
L'épisode le plus favorable à Médée que puisse fournir sa saga rési
dedans la lutte victorieuse qu'elle mène contre le dragon pour sauver
Jason. Cet épisode est fréquemment représenté par les sculpteurs ou
les graveurs de bas-reliefs71. Le triomphe de Médée sur le serpent
devient symbolique de sa victoire sur la mort et du même coup il nous
invite à considérer Médée comme une sorte de divinité protectrice des
morts et gardienne des tombes qu'elle préserve de la profanation.
Selon Hygin, en effet, dont on sait les liens avec la cause pythagori
cienne, Médée avait ce beau geste de veiller sur la tombe de son mal
heureux frère : elle chassait de sa sépulture les serpents qui la hant
aient72. Ce qui est bien attesté, de fait, c'est la présence de Médée en
face du serpent dans la statuaire et le bas-relief, spécialement sur les
sarcophages73.
Médée semble alors intervenir, de toutes les forces de ses pouvoirs,
pour détourner du gisant les effets maléfiques des serpents qui incarnent
sans doute les puissances redoutées de l'au-delà et domestiquer, malgré
tout, cette image du serpent qui dans la plupart des mythologies symboli
se la vie éternelle. En somme, elle se propose, tel l'ange gardien de la
mort, pour protéger le tombeau et agréger l'âme qui y repose à la troupe
des serpents garants de la vie éternelle. Cette conception du rôle divin de
Médée trouve sa confirmation dans un fragment de Cn. Gellius74 où il est
en effet question d'une déesse nommée Anguitia, fille d'Aiétès et parfois

69 Pétrone, Sat., 108, 14.


70 Horace, Art poétique, 185.
71 J-M. Croisille, op. cit., II, planches 6-8.
72 Hygin, Fab., 26, 3 in éd. Rose, op. cit., p. 29.
73 Cf. aussi L. V. Urlichs, Ein Medea-Sarkophag, Würzburg, Stahel, 1888, Diss.
74 Cn. Gellius, fragm. 7 et 9, in H. Peter, Historiorum Romanorum Reliquiae, Leipzig,
1883.
CONCLUSION 437

identifiée comme étant Médée elle-même. Son fils aurait régné sur les
Marses, bien connus pour leur habileté magique et dont le roi Marsyas,
venu de Lydie, aurait lié des relations avec un autre réfugié d'Asie
mineure, Tarcho, qui régnait sur l'Étrurie. Sans vouloir tirer de cet ense
ignement des déductions hâtives, il nous semble tout de même permis de
souligner la connaissance que possédaient les Étrusques du personnage
et du mythe de Médée et que nous avons déjà remarquée au fait que la
plus ancienne représentation de Médée que nous possédions à ce jour
remonte à ce vase étrusque, du VIIe siècle, dont nous avons précédem
ment rappelé l'existence. Il serait certes aventureux de risquer d'autres
propositions qui iraient dans le sens d'une démonstration de ce phéno
mène. Aussi, nous ne nous attarderons pas à suggérer que l'origine loin
taine de l'apparition de Médée dans la pensée romaine, avant d'être litt
éraire et grecque, a d'abord, peut-être, été étrusque et picturale. . . S'il
pouvait en être ainsi, nous comprendrions mieux encore les liens qui
unissent Médée et la musique cet art si cher aux Étrusques.
Telle est assurément la destinée pratique de Médée, quand elle ne
peut pas s'abriter sous le couvert du masque de la divinité. Mais ce qui
nous surprend - et nous ne chercherons pas à dissimuler l'ampleur de
cette surprise - tient dans cet autre attribut que les peintres et les poè
tes ont voulu placer entre les mains de Médée, cette épée, instrument
de la mort des enfants.
Nous ne reviendrons pas sur ces meurtres fratricides et infantici
des, car il y a bien pis encore à dire dans le cadre de cette vision «pra
tique» de Médée. Cette épée, cette lame et ce fer, que les Latins
désignent en les nommant ensis, ferrum ou telum sert malheureuse
ment à d'autres usages, à d'autres moments, à l'heure cruciale même
où se décident la vie et la mort, car Médée peut participer encore, quel
que dépit qu'elle ait pu en éprouver, à la réflexion toute romaine sur
l'avortement. . .
Nous la voyons, effectivement, impliquée dans ce genre d'agisse-
ment par Ovide et par Sénèque.
Ovide, le parfait chantre des amours et de la femme, sait aussi
nous rappeler les dures réalités qui surprennent souvent les amants
les plus passionnés. La venue d'un enfant peut, quelquefois, apparaît
re comme tragique et regrettable. Tel est bien aussi l'avis de notre
poète de prédilection75. Mais il se trouve cependant qu'il sache invi-

75 Ovide, Am., II, 13.


438 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

ter ses lecteurs ou ses lectrices à associer Médée à ce grave problème


intime :
Vestra quid effoditis subiectis uiscera telis
Et nondum natis dira uenena datis?
Colchida respersam puerorum sanguine culpant. . . 76

Nous venons de voir employé le terme de uiscera associé à telum.


Relisons Sénèque et sa Médée pour mieux comprendre ce que signifie
ce rapprochement :
Scrutabor ense uiscera et ferro extraham77.

Voici ensis et ferrum associés à telum et au problème éternel de


l'avortement.
Le serpent et l'épée, tels sont les deux attributs les plus évidents de
Médée avec aussi la musique et les couleurs dont nous avons traité, le
rouge et le blanc, auxquels il convient d'adjoindre la présence d'un rien
de bitume incandescent. . . et il semble bien que tout soit dit matériell
ement au sujet de Médée et de sa destinée pratique.
On pourrait certes encore rappeler tout l'intérêt qu'elle présentait
pour l'étude du droit dont étaient friands les Quirites qui nous sont
chers. La façon dont cette femme dispose du droit de vie et de mort sur
les enfants de la famille contrarie les dispositions les plus anciennes de
Rome et les plus favorables aussi au pouvoir suprême du paterfamil
ias.
Mais nous le savons, cette forme d'intérêt et de supériorité de
Médée a ses limites, qui sont bien marquées par l'usage qui est fait par
les tragiques, Ennius et Sénèque en particulier, du «cas» juridique
qu'elle solennise cependant.
On pourrait tout aussi vraisemblablement estimer que Médée a
séduit l'imagination romaine par la cruelle extrémité des crimes qu'elle
a commis. Telle est souvent, en effet, le privilège des grands criminels
qui exercent leur séduction sur le populaire.
Médée n'est pas de leur nombre, du moins au dire de ces Romains
qui étaient contemporains d'Ennius ou de Sénèque, qui ne connais
saientque sa force de caractère et ne voyaient dans ses fautes que

76 Ibidem, 14, 27 et sq.


77 Sén., Médée, 1013.
CONCLUSION 439

«l'erreur d'une âme vigoureuse», selon le mot d'Epictète78 que nous


pourrions laisser traduire par notre Corneille comme étant l'erreur
d'une «âme généreuse».
Comme il est bien vrai de penser que le type du «généreux» cornél
ienrecouvre des concepts sociologiques, pratiques et politiques, de
même il nous est donné de considérer à présent Médée sous l'angle de
son emploi dans le rôle que les politiciens ont voulu lui faire jouer sur
l'échiquier de la politique romaine.

Destination politique

Sur l'utilisation politique, au sens le plus large du terme, du mythe


de Médée, nous serons bref. Il nous semble, en effet, avoir largement
développé à la faveur de chacun de nos précédents chapitres la part
qui revenait à la politique dans l'origine et l'explication de toute nouvell
e manifestation de Médée sur la scène romaine. Nous nous bornerons
donc sur ce point à formuler quelques remarques rapides. Nous enten
dons davantage tenter de mettre en relief la place que tenait l'actualité
dans la création dramatique à Rome et donc dans la permanence de
l'utilisation du mythe de Médée en particulier.
Jamais les rapports du théâtre et de l'actualité à Rome n'ont été
mieux mis en valeur que par l'attitude de Cicéron. On connaît la force
des liens amicaux qui l'unissaient au monde du spectacle, à Roscius
tout particulièrement, et l'on se rappelle aisément l'importance que
Cicéron accordait aux textes tragiques qu'il citait abondamment. Sans
ces réminiscences, que saurions-nous de Médée dans le théâtre républi
cain?On se rappelle de même les liens étroits qu'avait tissés Cicéron
entre la formation de l'acteur et celle de l'orateur, liens si bien noués
qu'ils demeurèrent encore au centre des réflexions de Quintilien. Nous
venons de faire allusion à tout cela, dans notre précédent paragraphe.
Il serait inutile de revenir longuement sur ces faits. En revanche, il
nous appartient désormais de souligner la noblesse et la largesse des
gens de théâtre à l'égard de Cicéron.
Le 4 septembre 57, Cicéron de retour de l'exil rentre à Rome. Il
n'était encore pas dans les murs que la rumeur de son retour emplissait
les rues de Rome. De bouche à oreille la nouvelle parvint jusqu'au théâ-

78 Epictète, Entretiens, II, 17, 20.


440 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

tre, où l'on célébrait les ludi romani. Chacun se rappelait ce qui s'était
passé aux ludi Florales précédents.
On jouait sur la scène, ce jour-là, une pièce d'Accius. Dès que la
nouvelle du retour de Cicéron eut gagné les gradins de la cauea et les
loges des acteurs, la pièce a basculé dans le sens du service de l'opport
unité. Cicéron nous le dit lui-même : dès l'instant de l'annonce de cet
événement l'acteur Aesopus s'est livré à un véritable détournement du
texte pour renvoyer, à travers la pièce d'Accius, à la situation présente
et à la louange du nouvel Ulysse79.
Voici donc un exemple admirable de la rencontre sur la scène
romaine de l'actualité et de la littérature dramatique. Or cet exemple
n'est pas exceptionnel. On se rappelle l'anecdote que conte Suétone au
sujet d'Auguste80. Dans un mime auquel il assistait, un acteur prononce
ces paroles : «O dominum aequum et bonum!», assez bel exemple, soit-
dit entre nous, de platitude et de flagornerie rudimentaire; mais cela
n'empêche pas le public de se lever et de se tourner vers Auguste pour
l'applaudir, comme si texte avait été écrit à cette intention.
Mais en matière d'illustration du pouvoir du théâtre rien ne peut
mieux expliquer les rapports de l'actualité et de la littérature dramati
que que l'incident qui est survenu lors des funérailles de César. Au jour
de la cérémonie, quelqu'un dans la foule entonne un vers d'un canti-
cum de Pacuvius et d'autres encore que toute la foule reprenait en
chœur81. Telle est bien à Rome la puissance de fascination du théâtre.
Dans ces conditions, il n'est donc pas étrange de constater que le théâ
trea toujours eu un rôle de tribune aussi politique que populaire. Nous
croyons avoir contribué dans le corps de nos chapitres antérieurs à
mettre en évidence l'apport original du mythe de Médée à une certaine
défense et illustration des plus grandes causes de la politique nationale
romaine qui, finalement, a toujours conservé les mêmes ambitions et
les mêmes objectifs, en dépit du changement des hommes et des régi
mes, notamment en matière de politique extérieure. Cela nous rend
compte de la longévité du personnage de Médée et nous invite à recher
cher les raisons profondes qui justifient cette permanence du mythe au
service des ambitions politique romaines.
En fait d'ambitions politiques, Médée semble avoir toujours ren-

79 Cic, Pro Sestio, 120 et sq.


80 Suétone, Aug., 53.
81 Suétone, Ces., 84.
CONCLUSION 441

contré dans l'âme romaine tous les désirs qui y sommeillaient de façon
latente et dans l'attente d'une réalisation effective, à propos de l'Orient.
Comme on le sait, la politique peut et doit même certaines fois suivre
les chemins que lui montre la géographie dite politique. Quoi qu'il en
soit, c'est bien sous cet aspect que Médée a séduit l'imagination romain
e, par la force et la simplicité du sens de l'image qu'elle représentait,
et qui était de l'essence la plus patente, puisque liée à des notions sim
ples de géographie élémentaire.
Le premier intérêt que présentait la geste argonautique auprès des
Anciens, des en particulier pédagogues, reposait en premier lieu sur la
qualité de la leçon de géographie qu'elle permettait de donner aux dis
ciples de tous niveaux. A Rome, sans avoir besoin de remonter jus
qu'aux Argonautiques orphiques, les propagateurs professionnels de la
culture, professeurs et autres grammairiens, disposaient d'une mine
substantielle en utilisant l'œuvre d'Apollonios. Le succès qu'a connu
cette épopée médiocre auprès des premiers dramaturges latins qui
furent aussi des précepteurs et devinrent même des traducteurs d'Apoll
onios, nous confirme dans cette opinion : le goût de la géographie est
venu aux petits Romains en grande partie grâce à l'étude des voyages
de Jason qu'agrémentait la présence de Médée, la belle Orientale.
Les Anciens, comme nous, aimaient les livres de records. Médée
devait leur sembler assez remarquable à cet égard, car elle détenait les
deux titres les plus enviables : celui de la première femme à avoir navi
gué sur les mers et dans les airs. Pour ce qui est de la performance
maritime, les Latins sont bien d'accord pour insister sur le fait que cela
a constitué une «première»82. Pour ce qui concerne sa performance
aérienne, nul ne songe parmi nos bons Latins à commenter l'événe
ment,qui est d'autant moins perçu comme tel que Médée, parce qu'elle
est la petite-fille du Soleil, peut logiquement et affectueusement, sem-
ble-t-il, toujours trouver refuge auprès de ce grand-père aimant, qui lui
envoie ses dragons et son char ailés. Aussi, pourquoi en voudrions-nous
sérieusement aux poètes admiratifs de Médée qui ont consacré comme
Ovide ces longues et admirables pages poétiques à décrire ce que
Médée voit dans ses courses aériennes et fantastiques?
En réalité, la maîtrise de l'espace que possède Médée l'a si bien
associée à tant de considérations, plus ou moins géographiques et ét
ymologiques, que, finalement, Pline peut expliquer l'étymologie du nom

82 Cf. Cicéron, De nat. deor., 2, 89 et Catulle, 64, 11.


442 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

des îles Absyrtes de la façon rigoureuse que l'on devine83, tout comme
Ovide se livrait à la dissertation que l'on connaît sur Tomis, et comme
d'autres encore sauront faire dériver Médée de Mèdie84 ou inviter à
proposer l'existence d'une ville nommée Médée parce qu'elle aurait été
fondée par son fils Médus85. Dans la volonté de savoir maîtriser et
commenter ce genre de détail accessoire, un sommet a été atteint, et
peut-être même dépassé lui-même, par tous ceux qui, non sans raison,
ont voulu nous apprendre que notre bon vieux faisan n'était autre que
l'oiseau du Phase que les Argonautes, d'une manière fort peu écologi
que, auraient rapporté, pour l'implanter en l'absence de tout contrôle
sanitaire, dans nos régions hospitalières86.
Sous le couvert de ces quelques détails se cache en vérité une tout
autre conception géo politique de l'Orient qu'incarne Médée par rap
port aux ambitions de l'Occident que représente Jason. Si la Toison
d'or n'est plus apparue que comme un symbole, celui de la séduction
de l'Orient, le mythe s'est néanmoins profondément installé au cœur de
toute géographie conquérante, et il suffira toujours d'un peu d'agita
tion des Parthes dans la région du Caucase pour que renaisse dans
l'âme des conquérants latins le grand rêve oriental. Nous avons de fait
évoqué dans nos pages précédentes l'importance qu'avait eue Médée
dans la politique parthe de Pompée. Nous avons rappelé quels étaient
les préparatifs que César entreprenait pour marcher contre les Parthes,
l'année même de sa mort, l'année aussi où il faisait acheter le tableau
de Timomaque afin de placer Médée dans le temple de sa famille et de
s'assurer ainsi, tel un nouveau Jason, les bienfaits et la protection de la
Caucasienne. Nous avons montré comment Néron, vainqueur des Par
thes, a semblé réaliser le vœu de César qui projetait l'expédition en
question87. Bien que cela dépasse les limites que nous avons volontair
ement fixées à notre sujet, nous croyons devoir ajouter aux noms des
conquérants que nous venons de citer celui de Titus. Sans vouloir
entrer dans le détail d'une démonstration qu'il n'est plus question d'en
treprendre ici, il est évident que les Argonautiques de Valerius Flaccus,
par rapport à la politique caucasienne de Titus, ont joué un rôle équiva-

83 Pline, H.N., 3, 30, 2.


84 Isidorus Hispanensis, Origines, 9, 12; 14, 3; 16, 11.
85 Justin, 42, 3, 6.
86 Martial, 3, 58, 16 et 13, 72; Pline, 10, 132 et 11, 114; Suétone, Vit., 13.
87 L. Herrmann voit dans le vers 467 de X'Oedipe de Sénèque la confirmation de ce
fait. Cf. Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 93.
CONCLUSION 443

lent à celui qu'avaient tenu les Argonautes de Varron par rapport aux
projets de César à propos du problème parthe88.
Sur les justifications politiques de la conquête, nous ne nous atta
rderons pas davantage, car elles sont vieilles comme l'histoire et se trou
vent encore dans le fragment VII d'Accius89 : en bref, il s'agit de porter
la civilisation chez les peuples barbares. Ces peuples, en effet, semblent
en proie à une agitation d'autant plus forte qu'ils paraissent se mouvoir
dans une mosaïque complexe et toujours effervescente qui tapisse le
couloir caucasien90. Ce qui n'empêche d'ailleurs nullement certains
d'entre eux d'ajouter encore à la confusion de la situation en se préten
dant,comme les Hibériens91, les dignes et seuls descendants des Thes
saliens qui faisaient partie des compagnons de Jason.
Mais il nous faut quitter les rivages de la mer Noire et l'importance
qu'ils ont pu tenir dans la politique romaine par l'intermédiaire de
Médée. Avant de nous détourner de la politique extérieure, sans doute
nous faut-il revenir sur ce vers de Sénèque, maintes fois cité dans le
cours de notre exposé, et qui laisse Médée prédire d'autres mondes et
d'autres conquêtes92. Si notre présent ouvrage n'avait pu éclairer que
le sens de ce seul vers tragique, il n'aurait pas inutilement opéré. . . Il
est temps, quoi qu'il en soit, d'aborder sur d'autres rives, celles du
Tibre en l'occurrence, et d'approcher d'autres problèmes : ceux de la
politique intérieure de Rome, car tel est bien le paradoxe du pouvoir de
séduction de Médée sur l'imagination romaine qu'elle ait su captiver à
la fois l'esprit de ces conquérants et la réflexion de ces Quirites.
Pour rejoindre donc des préoccupations de politique intérieure
romaine et montrer du même coup l'influence qu'a exercée Médée en
ce domaine, le mieux est de poser une question. Elle sera très simple :
elle consiste, en effet, à s'interroger sur le fait qu'il n'y ait, du moins
dans l'état actuel de nos connaissances, aucune Médée de Livius Andro-
nicus ou de Naevius et qu'il faille attendre Ennius pour que la Colchi-
dienne sublime fasse son apparition au jardin des lettres latines.
Qu'il nous soit permis ici de confesser humblement que cette inter
rogation a longuement inquiété notre réflexion sur la présence de

88 Cf. E. M. Sanford, Nero and the East, Harward Studies, 1937, p. 75.
89 Voir supra, p. 174.
90 On aura une juste idée de cette complexité en lisant l'excellent ouvrage de notre
ami Y. Janvier : La géographie d'Orose, Paris, 1982, p. 104 et sq.
91 Tacite, Ann., 6, 34.
92 Sénèque, Médée, vers 375.
444 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN

Médée dans la littérature latine. Mais peu importent les confidences


laborieuses : en réalité, la solution était plus qu'évidente. Encore fallait-
il pouvoir y songer.
Nous avons donc pris le temps et la peine de le faire à loisir. Et
pour finir, comme cela arrive plus souvent que l'on ne le croit, la solu
tion d'un problème littéraire trouve sa résolution dans l'histoire inté
rieure de Rome. Si Livius Andronicus et Naevius n'ont pas composé
une Médée, c'est tout simplement parce que cela n'aurait intéressé per
sonne. De leur vivant, en effet, et dans la fin de la Rome glorieusement
républicaine, il aurait été prématuré de vouloir s'interroger sur l'essen
ce d'une certaine conception de la monarchie aristocratique et cepen
dantfermement appuyée sur le soutien le plus largement populaire,
qui aurait marqué comme une forme de retour aux conceptions élitis-
tes pythagoriciennes que nous avons largement présentées et comment
ées.
Une telle conception du pouvoir, comme on le sait fermement
depuis le maître ouvrage de Pierre Grimai, est un épiphénomène et par
tant relatif à l'ascension politique des Scipions. Nous avons suffisam
ment, dans le cours de notre exposé, qui touche désormais à sa fin,
invité notre lecteur à réfléchir sur cette définition du pouvoir aristocra
tique et néanmoins approuvé par le peuple, tel que le concevait Pytha-
gore lui-même, et tel encore que le portaient, au sein de ses rêves les
plus généreux, César en personne et d'autres encore, comme Pompée,
qui tous, finalement, avaient cette droiture de revenir aux concepts
aristocratiques de Pythagore, concepts dangereux et même fatals pour
ceux qui les prônaient.
Parmi les dangers qui les guettaient, effectivement, figurait le ri
sque d'avoir trop chanté la femme et donc d'être suspects de féminisme
primaire. Mais qui saurait nous dire ce que serait un féminisme secon
daire? Certainement pas Pythagore, dont la femme Théanô nous a lais
séquelques traces de correspondance et le souvenir précieux des noms
de Périctioné, de Phintys, de Melissa, qui nous seraient sans cela incon
nues, bien que parfaites pythagoriciennes, et surtout de Myia, la fille de
Pythagore et de Théanô, la femme de Milon de Crotone, auteur d'une
Lettre sur les devoirs d'une jeune mère, que nous avons hélas perdue.
Toutes ces raisons et ces réflexion pythagoriciennes ont eu final
ement leur juste poids et leur vraie mesure non seulement à propos des
remarques faciles que l'on peut faire sur Clodia, que l'on qualifiera
avec Cicéron de Medea Palatina, mais elles trouvent encore leur sens et
leur signification profonde dans le désarroi d'un poète qui écrit ce vers
CONCLUSION 445

à sa femme: «ce n'est pas Médée que tu dois aller voir, mais Li-
vie». . .93
Quelle plus forte image de la présence de Médée pourrions-nous
retenir et proposer, pour finir? Les traits de cette simple et redoutable
femme, innocente et coupable, belle et repoussante, mais encore et tou
jours fascinante ont bien marqué profondément l'âme et l'imagination
romaines, celles des poètes tragiques en particulier.
Décidément, pour pouvoir imaginer et savoir bien chanter Médée,
il fallait être Orphée ou vouloir tenter de lui ressembler. C'est ce qu'ont
essayé de faire, de penser et d'écrire, les poètes latins dont nous venons
de rappeler les noms en évoquant leur passion commune pour Médée.
Puissions-nous seulement avoir ainsi contribué à raviver le souve
nir de leurs chants au sein de la mémoire éternelle du temps.

93 Cic, Pro Caelio, 18; Ον., Pont., 3, 1, 119-120.


BIBLIOGRAPHIE

(Index des auteurs d'ouvrages, d'articles ou d'éditions cités dans le texte ou dans les
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INDEX DES NOMS PROPRES

286, 287, 288, 299, 307, 320, 362, 383,


420, 435, 436.
Absyrte (île), 320, 441. Aigimios, 25.
Absyrtus, 20, 29, 30, 35, 115, 125, 127, 149, Ajax, 217, 218, 229, 245, 426.
150, 164, 168, 173, 175, 177, 178, 183, Alcidamas, 57.
193, 238, 243, 265, 269, 278, 287, 320, Alcimédé, 280.
321, 322, 324, 357, 435. Alcinoos, 35.
Acaste, 392, 393, 394. Alcman de Sardes, 27.
Accius, 13, 50, 101, 102, 130, 131, 144, 163- Alexandre, 10, 51, 152.
195, 197, 212, 213, 230, 236, 238, 239, Alexandrie, 96, 219, 222.
329, 439, 440, 443. Alexandrins, 34, 91, 267.
Achille, 27, 159. Alexis, 32.
Acousilaos, 32. Amazones, 341.
Acrocorinthe, 342. Amérique, 370.
Acropole, 41, 54, 55. Amour, 35, 116, 270,424.
Actéon, 203, 204. Amphis, 32.
Actium, 303. Amycos, 30, 32.
Adriatique, 18, 320. Amphion, 122, 134, 140.
Aegialeus, 125, 127, 128. Amphitryon, 124, 141.
Aemilia (gens), 158. Amymoné, 200.
Aemylios, 158. Anaxilaos de Larissa, 304.
Aesopus, 440. Anchialé, 201, 202.
Aether, 66, 77, 97. Andromaque, 70, 94, 267.
Agamédé, 16. Anguitia, 436.
Agamemnon, 70, 152, 318, 409. Anouilh, 347.
Agias de Trézène, 26. Antimaque de Colophon, 28.
Agricola, 344. Antiochus, 151, 152.
Agrippa, 228. Antiope, 121 et sq., 134, 135, 140, 151.
Aia, 2, 10, 23, 24, 27, 102 et sq., 127, 148, Antiphanès, 32.
149, 159, 176, 195, 296. Antiphile, 424.
Aiaié, 23. Antiphon, 32.
Aiétès, 10, 23, 24, 25, 26, 29, 30, 102 et sq., Antoninus Volscus, 142.
126, 128, 129, 138, 142, 148, 149, 150, Aonie, 292.
155, 158, 164, 173, 178, 179, 186, 242, Apelle, 426.
265, 270, 271, 274, 276, 277, 281, 283, Aper, 317.
456 INDEX DES NOMS PROPRES

Aphrodite, 25, 28, 35. Aristote, 31, 53.


Apidanos, 204. Arménie, 186, 187, 333.
Apollodore, 26, 30, 32. Artémis, 269, 305, 306, 307.
Apollodore de Pergame, 217. Asie, 33, 130, 153, 155, 186, 189, 190, 191,
Apollon, 57, 203, 205, 228, 229, 246, 264, 192, 216, 436.
267,301,302,303,304,306,311,340. Asinius Pollion, 135, 142, 143, 213, 254,
Apollonie, 216, 217, 222, 228. 404, 421.
Apollonios de Rhodes, 14, 19, 25, 27, 33, Athamas, 28, 30, 32, 94.
34, 35, 62, 86, 92, 103, 163, 164, 169, 170, Athéna, 147, 362.
173, 174, 175, 176, 177, 180, 184, 194, Athènes, 26, 30, 31, 34, 47, 48, 49, 50, 52,
197, 199, 200, 201, 202, 203, 205, 206, 53, 54, 55, 56, 67, 73, 87.
208, 209, 210, 212, 219, 220, 221, 236, Athéniens, 31.
237, 238, 239, 240, 265, 320, 388, 419, Atia, 228.
421, 428, 441. Atrée, 181, 182, 183, 185.
Appien, 190, 217, 221. Aitale, 189, 191.
Apulée, 227. Audax, 198, 204.
Aquilon, 205. Augias, 16.
Ara maxima, 147. Auguste, 215, 217, 218, 222, 223, 224, 225,
Arachné, 312. 227, 228, 229, 234, 245, 246, 254, 256,
Araxe, 369, 370. 302, 304, 310, 311, 312, 395, 440.
Arcesilas, 424. Aulu-Gelle, 39, 94, 102, 130, 141, 189, 195,
Archestratos, 96. 426.
Archytas, 147, 149, 157, 160, 226, 230. Aulularia, 141.
Arellius Fuscus, 248. Aurélius Victor, 224.
Argivi, 45, 59. Ausone, 39, 424.
Argo, passim. Austacènes, 307.
Argonautae, 58. Aventin, 39, 40.
Argonautae, d'Accius, 163, 195. Aviénus, 422.
Argonautae, de Bibaculus, 215.
Argonautae de Varron, 197, 230.
Argonautes, passim. B
Argonautiques d'Apollonios, 14, 34, 163,
170, 175, 176, 177, 184, 194, 197, 200, Babylone, 307.
201, 202, 203, 205, 206, 208, 209, 210, Bacchanales, 42, 94.
212, 221, 231, 238, 320, 428. Bacchiades, 24.
Argonautiques d'Épiménide de Crète, 26. Bacchus, 256, 292.
Argonautiques préhomériques, 13, 21, 22, Bagous, 297.
23, 26. Balbus, 255, 256, 354.
Argonautiques du Pseudo-Orphée, 21, 26, Ballion, 433.
441, Banquet des 12 Dieux, 228.
Argonautiques de Val. Flaccus, 442. Bassus, 315, 421.
Argonautiques de Varron, 188, 197, 230, Baudelaire, 202, 249.
239, 240, 332. Bellum sequanicum, 199, 220.
Ariane, 265. Biotos, 32.
Arioviste, 213. Blossius Aemilius, 422.
Aristarque, 22. Bouddha, 227.
Aristée, 203. 204. Bretagne, 344, 370.
Aristophane, 32. Brindes, 130.
INDEX DES NOMS PROPRES 457

Briséis, 283. Chérénon, 32.


Brutus, 136, 142, 188, 191. Chien, 204.
Burebistas, 216. Chiron, 23, 204.
Chorographie, 199, 209, 220.
Chrysès, 153.
Chrysippe, 36, 360, 386, 408, 409, 411.
Cicéron, 39, 58, 59, 63, 64, 65, 69, 70, 71,
Cabires, 28. 75, 79, 85, 98, 112, 115, 116, 123, 127,
Cadmus, 320, 321, 322. 134, 136, 144, 165, 167, 168, 171, 172,
Caius, 223. 181, 182, 183, 184, 186, 187, 188, 191,
Calaurie, 57. 192, 226, 227, 237, 357, 404, 409, 410,
Caligula, 335, 343. 425, 432, 434, 439, 440, 441, 444.
Callimaque, 34, 55, 96, 419, 421. Cinéthon de Lacedèmone, 20.
Camena, 403. Circe, 22, 23, 28, 35, 99, 219, 233 et sq., 295,
Camus, 289, 326. 300.
Canacé, 299. Claude, 382.
Canidie, 296. Claudel P., 269.
Cantharos, 32. Cléanthe, 36.
Carcinos, 25. Cléopâtre, 9, 217, 218, 324.
Carcinos le Jeune, 32. Clodia, 9, 444.
Carrhes, 222, 223. Clytemnestre, 133, 410.
Carthée, 57. Ciytius, 200.
Cassandre, 301. Colchide, 13, 18, 24, 34, 52, 57, 93, 102, 164,
Catalogues, 23, 24. 184, 190, 207, 218, 243, 258, 279, 280,
Caton, 17, 39, 40, 41, 42, 43, 75, 76, 78, 87, 281, 282, 300, 306, 320, 322, 323, 335,
90, 94, 317, 434. 350, 362, 373, 380, 381, 391, 394, 425,
Catulle, 74, 212, 264, 267. 430.
Caucase, 216, 218, 377, 442. Colchidienne, 34, 146, 258, 280.
Caucasienne, 287. Colchidiennes, 29.
Céa, 203, 204. Colchidiens, 59, 160, 243.
Céos, 57. Colchis, 45, 59, 124.
Céphise, 57. Colchos, 399.
Cérambus, 56. Colques, 18, 27, 28.
Cercops, 25. Columelle, 431.
Cérès, 40, 41, 42, 43, 47, 53, 54, 55, 67, 98. Combé, 57.
Cérialis P., 344. Comitium, 227.
César, 1, 2, 10, 40, 77, 213, 214, 215, 216, Controversiae, 248.
217, 218, 219, 221, 222, 223, 224, 225, Corbulon, 339.
226, 227, 228, 230, 245, 246, 302, 310, Corcyre, 25, 34.
320, 321, 322, 323, 324, 341, 343, 383, Corinne, 233 et sq., 286.
395, 423, 429, 435, 440, 442, 444. Corinthe, 10, 24, 25, 48, 49, 51, 52, 53, 54,
Chalciopé, 35, 206. 56, 58, 72, 73, 76, 87, 93, 94, 164, 240,
Champs de Mars, 409. 259, 340, 342, 343, 344, 367, 369, 373,
Champs-Elysées, 27. 374, 393, 399.
Chaos, 363, 366. Corinthiaques, 24, 25, 26, 27.
Charinus, 121. Corinthiennes, 61, 72, 76, 94, 95.
Charisius, 110, 114, 207. Corinthiens, 30, 31, 345, 370, 372.
Charon de Lampsaque, 25. Coryciennes, 204, 205.
458 INDEX DES NOMS PROPRES

Corneille, 71, 77, 133, 161, 260, 274, 438. Diogene Laërce, 26, 36, 97, 149, 301, 360,
Cornélie, 324. 408.
Cornélius Népos, 39. Diogene de Sinope, 32.
Coryciennes, 324 Dion Cassius, 337, 338.
Corythus, 57. Dionysos, 43.
Crassus, 216, 218, 222, 223, 383. Dioscures, 34, 147.
Créon, 1, 2, 10, 26, 62, 63, 66, 88, 92, 103, Diphile, 32.
111, 127, 156, 259, 269, 279, 306, 335, Dipsas, 295, 296, 419.
336, 358, 364, 372, 374, 375, 382, 386, Dircé, 122.
388, 389, 391, 392, 393, 394, 395, 398, Dodone, 169, 172.
403, 405, 425. Domitien, 354.
Créophyle de Samos, 26, 30. Donat, 106.
Crète, 18. Dracontius, 422, 432.
Creuse, 62, 66, 235, 259, 265, 269, 278, 279,
293, 306, 372, 373, 374, 375, 397, 398,
430, 431.
Cronos, 204.
Cupidon, 65, 92, 242, 411. Egée, 10, 30, 31, 49, 50, 53, 55, 65, 67, 73,
Cybèle, 42, 43. 102, 209, 210, 218, 240, 259, 392.
Cygnus, 57. Egypte, 222.
Cyllène, 57. Elbe, 341, 369, 370.
Cynthie, 234. Eleusis, 55, 56.
Empédocle, 97.
Cyparissos, 301.
Empire, 411, 414.
Cyzique, 1, 10, 217.
Enchélies, 320.
Ennius, 6, 7, 13, 14, 15, 16, 17, 19, 21, 28,
D 36, 37-99, 101, 123, 130, 140, 143, 148,
160, 163, 164, 168, 176, 197, 209, 211,
212, 213, 226, 230, 236, 237, 238, 240,
Daces, 217. 259, 287, 407, 409, 410, 411, 438, 443.
Dactyles, 202. Éole, 103.
Danaïdes, 366. Éolienne, 374, 398.
Danaüs, 200. Épictète, 408, 409, 411, 412, 438.
Danube, 243, 341. Épiménie, 199.
Décimus Junius Callaecus, 191. Éphyra, 24.
Dédale, 30, 244. Éphyré, 57.
Déinolochos, 32. Épicharme, 32, 38, 43.
Déjanire, 419. Épigones, 133.
Demeter, 41, 55, 67. Érichtho, 419, 420.
Démétrius Poliorcètes, 343. Éridan, 208, 218.
Deucalion, 56. Ériopis, 26.
Diane, 103, 113, 128, 169, 178, 281, 282, Eschyle, 28, 29, 238, 286.
363, 380. Érynies, 362.
Dictyne, 363. Éson, 23, 25, 29, 33, 236, 242, 266, 271, 273,
Didon, 99, 419. 275, 276, 280, 288, 291, 294, 304, 307,
Didyme, 26. 308, 433.
Diocéogène, 32. Esquilles, 367.
Diodore de Sicile, 220, 226. État, 414.
INDEX DES NOMS PROPRES 459

Étrurie, 133, 436. Grammaticus, 39.


Étrusques, 195. Grande Grèce, 32, 226, 227.
Euboulos, 32. Grande mère, 318.
Eumélos, 24, 25, 26, 27, 30, 31. Grèce, passim.
Eumélus, 57. Gronovius, 187.
Euphorion, 32, 34.
Euphrate, 225.
Euripide, 3, 14, 26, 28, 30, 31, 35, 36, 41, H
48, 49, 50, 52, 53, 55, 58, 59, 60, 61, 62,
64, 65, 66, 67, 70, 71, 72, 73, 74, 86, 89, Hadès, 55.
134, 163, 164, 174, 179, 180, 236, 237, Haimoniens, 203.
238, 240, 253, 258, 259, 273, 277, 280, Harmonie, 320.
284, 286, 292, 346, 347, 392, 408, 409. Hécate, 35, 269, 282, 304, 305, 307, 353,
Euripide le Jeune, 32. 361, 366.
Europe, 200. Hécatée de Milet, 33.
Eurydice, 418. Hélène, 10, 33, 152, 250, 289, 302.
Eurylyté, 25. Hélios, 77.
Eurypylus, 57. Hellespont, 22.
Eurysace, 176. Helvia, 328.
Évhémère, 38, 43, 96. Hémonie, 298.
Héra, 25, 26, 30, 33.
Héraclès, 146.
Herculanum, 427.
Hercule, 70, 138, 147, 148, 218, 338, 381,
384, 419.
Festus, 39, 110, 111, 115, 117, 158. Herennius, 59, 116, 134, 141.
Flaccus, 82. Hérillos, 35.
Forum, Boarium, 138. Hérodore d'Héraclée, 33, 34.
Fulgence, 130. Hérodote, 33, 34, 152, 250.
Fulvius Nobilior, 39. Hésiode, 23, 24, 27, 28, 32, 220, 432.
Furies, 362. Hiacynthos, 301.
Furius Bibaculus, 215. Hibériens, 443.
Hilarotragédie, 32, 130.
Hippotès, 10 et sq., 127, 128, 129, 148, 149,
156.
Homère, 22, 23, 28, 38, 40, 75, 86, 99, 211,
267.
Gallion, 293. Horace, 39, 40, 67, 106, 134, 138, 140, 182,
Gallus, 239. 198, 213, 215, 223, 235, 236, 254, 256,
Gange, 369. 296, 357, 366, 425, 427, 430, 431, 435,
Gaule, 216. 436.
Gégéneis, 24. Hortensius, 228.
Gellius Gn., 436. Hosidius Géta, 407, 431.
Germanie, 216. Hugo V., 194.
Gètes, 192, 243. Hygin, 50, 51, 102, 106, 126, 127, 148, 155,
Geticum Libellum, 309. 158, 210, 228, 435, 436.
Goethe, 22. Hygin Minor, 422.
Gracques, 192. Hylas, 34.
460 INDEX DES NOMS PROPRES

Hyménée, 35. Lao Tsé, 227.


Hypsipyle, 28, 30, 262, 266, 274, 278, 285, Latium, 224. 282.
296, 300, 306, 374. Latone, 57.
Hyrié, 57. Léandre, 260.
Lemniennes, 30, 32.
Lemniens, 28.
I Lernus, 200.
Lestrygons, 22.
Ialysus, 57. Leucade, 381.
Ibis, 29, 182. Liber, 57.
Ibycos, 27. Libye, 209, 365.
Icare, 374. Livie, 9, 242, 314, 444.
Ida, 57. Livius Andronicus, 13, 14, 130, 160, 443,
Ilion, 154. 444.
Illyrie, 320. Livius Drusus, 192.
Imperium, 221. Livres sibyllins, 42.
Indiens, 369, 370, 383. Lucain, 163, 198, 221, 222, 230, 313, 314,
Ingres, 135. 318-324, 325, 326, 328, 334, 336, 419,
Iolcos, 10, 18, 23, 25, 34, 56, 58, 93, 125. 420.
Iphigénie, 70. Lucilius, 144, 331, 332, 334, 371.
Isidorus Hispalensis, 441. Lucien, 32.
Islande, 370. Lucine, 361,411.
Isthme, 368. Lucrèce, 97, 211, 212, 233, 333.
Itys, 309. Ludi Ceriales, 43.
Iunius M., 120. Ludi Florales, 439.
Ludi Romani, 439.
Ludi Scenici, 43.
Lune, 362, 363.
Lycaon, 204.
Jason, passim. Lycophron, 25.
Jeux Mégalésiens, 120. Lycoris, 234.
Julie, 311. Lycus, 122.
Jupiter, 46, 66, 67, 77, 96, 97, 181, 182, Lydé, 28.
203. Lydie, 436.
Justin, 187, 442.
Juvénal, 315, 367, 414, 426, 433.
M

Κ Macer, 211.
Macrobe, 111.
Kyréné, 203. Magiennes, 30.
Magna mater, 120.
Malée, 369.
Mamercus, 158.
Marcipor, 82.
Lacedèmone, 157. Manilius, 315, 420.
La Fontaine, 104. Marcellus, 354.
Loadamie, 299. Marius, 192.
INDEX DES NOMS PROPRES 461

Mars, 224, 281, 282. Narbonnaise, 213.


Marses, 436. Narbonne, 213.
Marsyas, 436. Naubolus, 200.
Martial, 141, 313, 314, 315, 420, 427, 429, Naupactica, 25, 33, 34.
442. Nauplius, 200.
Massaia, 254. Némésien, 422.
Maternus, 313, 317, 318, 324, 421. Némésis, 234.
Mécène, 212, 218, 234. Neophron, 30, 32.
Médée, passim. Néotéroi, 74, 85.
Médéios, 23, 26. Neptune, 362.
Mèdes, 340. Néron, 317, 319, 326, 328, 335, 336, 337,
Mèdie, 39, 209, 441. 338, 339, 340, 342, 342, 344, 345, 351,
Médus, 15, 33, 50, 102, 161, 442. 363, 367, 370, 383, 396, 442.
Mélanippe, 133. Nicocharès, 32.
Mélanthios, 32. Nigidius Figulus, 226, 228, 302, 304, 311.
Melissa, 444. Noire (mer), 270, 443.
Memmius, 43. Nonius, 41, 49, 50, 64, 66, 67, 70, 110 et sq.,
Ménéphron, 57. 114, 115, 117, 118, 144, 166, 167, 176,
Ménippées, 141. 177, 185, 315, 329, 433.
Mèra, 57. Nourrices de Dionysos, 28.
Merméros, 25. Numa, 158, 226.
Mer noire, 241. Nycteus, 122.
Mosée de Chorène, 30. Nymphes, 29.
Messapien, 37, 39.
Métères, 243.
Milon, 444. Ο
Mimmerme, 27.
Minotaure, 18. Occident, 32, 33, 152, 153, 218, 219, 220,
Minoïdes, 204. 231, 318, 320, 322, 347, 442.
Minyas, 18. Océan, 27, 127, 369.
Minyennes, 32. Océan Indien, 18.
Minyens, 18. Octavie, 317, 328, 331.
Mithridate, 186, 187, 188, 189, 190, 221. Œdipe, 338.
Mithridate-Chrestos, 190. Œnoné, 301.
Modestinus, 435. Ofilius Sergianus, 422.
Mopsos, 208. Oiaxienne, 202.
Mort, 366. Oistros, 147.
Mostellaria, 141. Olympe, 390.
Muses, 204, 214. Ophiens, 57.
Musonius Ruf us, 411. Optimates, 192.
Myia, 444. Orator, 75, 136.
Myrtes, 203. Orient, 10, 32, 33, 152, 153, 189, 216, 218,
220, 221, 223, 224, 231, 234, 318, 322,
Ν 339, 378, 424, 440, 442.
Orose, 443.
Nadja, 232. Orphée, 12, 21, 26, 169, 172, 209, 345, 403,
Naevius, 13, 130, 160, 443, 444. 413, 417, 418, 445.
Naples, 337, 423, 427. Othys, 56, 204.
462 INDEX DES NOMS PROPRES

Ovide, 29, 30, 35, 40, 53, 54, 56, 59, 62, 65, Pharnace, 216.
67, 70, 74, 76, 87, 88, 92, 93, 48, 141, 142, Phase, 35, 59, 240, 242, 269, 270, 281, 282,
143, 148, 163, 182, 193, 194, 204, 207, 292, 294, 300, 321, 341, 368, 369, 374,
211, 218, 223, 224, 225, 229, 230, 231-312, 377, 381, 398, 442.
313, 315, 316, 317, 334, 335, 346, 347, Phébus, 57, 353.
366, 367, 372, 373, 374, 375, 379, 381, Phèdre, 140.
383, 384, 385, 388, 404, 407, 421, 425, Phèdre (Le poète), 315, 427, 433.
426, 431, 435, 437, 441, 444. Phéné, 57.
Phérécyde, 30, 33.
Philétas, 34.
Philyra, 56.
Phinée, 23, 30, 32.
Pacuvius, 13, 50, 101-161, 164, 178, 184, Phintys, 444.
192, 197, 210, 212, 213, 230, 231, 236, Phoébé, 363.
237, 246, 267, 329, 381, 407, 410, 411, Phoibos, 203.
413, 433, 440. Phormion, 124.
Pagase, 218. Phrixos, 23, 25, 30, 32.
Palaton, 42, 228, 229. Phrygie, 42.
Pallas, 55, 57. Phtie, 204.
Paris, 409. Phyllius, 57.
Parthes, 11, 209, 216, 217, 222, 223, 224, Picasso, 71.
339, 340, 383, 442. Pindare, 24, 25, 27, 28.
Parthie, 307. Pirène, 57.
Patriciens, 43. Pitane, 57.
Paul-Émile, 151. Planètes, 22.
Paulin de Noie, 422. Platon, 326.
Paulus, 151. Plaute, 16, 75, 78, 79, 120, et sq., 130, 134,
Pausanias, 24, 25. 141, 195, 433.
Péliades, 30, 32, 285, 288. Plèbe, 40, 395.
Pélias, 10, 20, 25, 27, 30, 33, 45, 46, 59, 65, Plébéiens, 42, 43.
77, 88, 269, 287, 405, 433, 434. Pleistos, 205.
Pélion, 45, 56, 59, 87, 258, 410, 411. Pleuton, 57.
Pendatius, 422. Plutarque, 158, 216.
Pergame, 189, 191. Pline l'ancien, 102, 138, 268, 306, 320, 342,
Périctioné, 444. 344, 423, 430, 441, 442.
Périphas, 58. Pluton, 362, 366.
Perse (La), 141, 341. Pôle, 365.
Perse (Le poète), 141, 411. Polyphémon, 58.
Perses (Les), 341, 370. Pompée, 2, 190, 220, 320, 322, 354, 371,
Persée, 282. 442, 444.
Persephone, 55. Pompéi, 268, 324, 423, 427.
Perses, 102 et sq., 126, 127, 128, 129, 142, Pompeius Macer, 76, 315.
158, 363, 369. Pomponius Mela, 31, 320, 329.
Pessinonte, 42. Pomponius secundus, 329.
Petilius Q., 147. Pont, 22, 186, 242, 281, 386, 377.
Pétrone, 435. Pontius, 422.
Phaéton, 208, 218. Poppée, 317.
Phaon, 264. Porcius Latro, 248.
INDEX DES NOMS PROPRES 463

Porsenna, 42.
Porte Majeure (Basilique), 147, 148, 226,
378, 381, 429. Sagana, 296, 419.
Poséidon, 201. Saint Jérôme, 39, 123, 130, 198, 199, 213,
Potamon, 97. 214, 215, 304.
Prétoire, 414. Salvator, 16.
Priam, 94. Salvatrix, 305.
Priscien, 113, 164, 166, 171. Sappho, 234, 264, 268, 303, 304, 309, 381.
Probus, 49, 50, 67, 198, 202, 203, 209, 210. Sardaigne, 39.
Procné, 242, 287, 294, 308, 309, 426. Sartre, 326.
Proetus, 200. Saturnius, 192.
Prométhée, 29, 218, 287. Schiller, 22.
Properce, 182, 215, 235, 239, 240, 420, 433. Scipions, 13, 14, 18, 39, 40, 41, 43, 78, 99,
Proserpine, 362. 151, 152, 154, 156, 158, 160, 230, 444.
Protésilaus, 142. Scirios, 204.
Pseudolus, 16, 120 et sq., 179, 185. Scythes, 29, 169, 174, 383.
Pseudo-Orphée, 21. Scythie, 216, 281.
Ptolémée, 222, 323. Séléné, 147, 269.
Pythagore, 38, 158, 226, 227, 228, 233, 301, Sénat, 42, 43.
302, 310, 372, 414, 444. Sénèque le père, 143, 206, 207, 247, 248,
Pythagoriciens, 303, 304. 249, 250, 257, 260, 262, 269, 292, 334,
Pythagorisme, passim. 404.
Python, 312. Sénèque le fils, 3, 6, 12, 53, 55, 65, 67, 71,
74, 83, 85, 93, 143, 163, 178, 182, 194,
207, 218, 230, 243, 259, 263, 266, 277,
292, 293, 313-415, 437, 438, 443.
Séquanes, 213.
Quintilien, 92, 115, 141, 143, 145, 194, 208, Servais, 39, 202, 208, 213, 269.
210, 211, 212, 215, 253, 254, 256, 257, Seudon, 130.
261, 262, 328, 329, 425, 439. Sextius, 414.
Quirites, 77, 88, 186, 438, 443. Sidoine, 326, 327, 427.
Silius, 39.
Simonide, 27, 33.
R Sisyphe, 366.
Socrate, 292.
Racine, 140, 260. Sol, 46.
Rémus, 156. Soleil, 66, 67, 97, 114, 127, 288, 309, 350,
Rhandéia, 340, 341. 351, 353, 361, 362, 363, 373, 374, 378.
Rhéthcurs, 248, 335, 404. Sophocle, 29, 30, 31, 140, 143, 169, 238.
Rhéthorique à Herennius, 59, 116, 134, Sotadès, 96.
141. Sotion, 414.
Rhin, 341, 369, 370. Spartes, 28, 29, 321, 322.
Rhinthôn, 32, 130, 131, 399. Stace, 427, 430.
Rhodes, 57. Stobée, 315.
Rome, passim. Stoïciens, 371.
Romulus, 156. Strabon, 22, 23, 39, 149.
Rousseau, 91. Strattis, 32.
Rudies, 39. Suétone, 39, 198, 216, 217, 218, 228, 229,
464 INDEX DES NOMS PROPRES

302, 337, 338, 340, 341, 343, 352, 367, Tomis, 164, 192, 193, 242, 243, 247, 441.
440, 442. Trajan, 316.
Sylla, 2, 192. Trézène, 31.
Triton, 169, 171, 209.
Trogue-Pompée, 187.
Troie, 154, 157, 218, 367.
Tacite, 143, 215, 241, 234, 256, 317, 328, Troyens, 409.
330, 336, 337, 339, 344, 352, 367, 414, Tusculum, 42.
443. Tutilina, 39.
Tantale, 366. Tympanistai, 30.
Tarcho, 436.
Tyndare, 409.
Tarente, 14, 130, 131, 146, 147, 149, 158,
192, 228, 230.
Tarquin, 226.
Taureaux, 29.
Tecmesse, 229. Ulysse, 300, 440.
Télamon, 97, 218, 245, 426. Urartu, 18.
Telchines, 57.
Télèphe, 34.
Térée, 294.
Térence, 121 et sq. Valerius Flaccus, 28, 34, 421, 422, 442.
Térentia, 234. Varius, 241, 254.
Terre, 307, 308, 309. Varron, 34, 39, 41, 49, 50, 54, 102, 113, 116,
Téthys, 369. 141, 217, 227, 228, 493.
Théano, 444. Varron d'Attax, 188, 195, 197-230, 236, 239,
Thèbes, 322. 240, 321, 332, 334, 335, 421, 442.
Théocrite, 34. Velleius Paterculus, 140, 195, 211, 212.
Théogène, 228. Vénus, 1, 2, 217, 218, 220, 225, 226, 242,
Théopompe, 32, 34, 250. 245, 302, 322, 341, 374, 395, 426, 429,
Thésée, 10, 265, 307. 435.
Thessalie, 393. Vers d'Or, 310.
Thessaliens, 443. Vespasien, 340, 344.
Thulé, 344, 345, 369, 370. Vesper, 353.
Thyeste, 40, 182, 241, 254. Vestale, 366.
Thyrrhénienne, 219. Vigny, 333.
Tibère, 225, 315, 316.
Tib. Sempronius Gracchus, 315, 317. Virgile, 39, 88, 143, 198, 200, 202, 203, 209,
Tibre, 282, 443. 211, 212, 213, 220, 236, 254, 269, 293,
331, 401, 407, 419, 421, 435.
Tibulle, 236, 239, 430.
Vologèse, 339, 340.
Tigrane, 186.
Timomaque, 2, 10, 71, 216, 218, 225, 268,
423, 424, 426, 442.
Tiphys, 201, 241, 361.
Titan, 55. Zarathoustra, 227.
Tite-Live, 17, 81, 120, 151, 157. Zéla, 216.
Titus, 442. Zenon, 360,408, 411.
Toison d'or, 20, 27, 169, 190, 236, 239, 264, Zéthus, 122, 134, 140.
268, 442. Zeus, 204.
TABLE DES MATIERES

Pages
Introduction 1

Medea ficta 1
Medea pietà 1
Medea Romana 2
Memoranda 3
Principia 4
Quaerenda 5
Itinera 6
Optanda 7
Medea femina 8
Medea ipsa 8
Medea publica 9
Medea barbara 10
Medea ilia 11

Chapitre i

VIES ANTÉRIEURES

Ennius Pater 13
Aux sources lointaines 15
Visages grecs 21

Chapitre ii

ENNIUS

Incertitudes et perspectives 37

I - Circonstances qui ont entouré la naissance de l'œuvre


Sources externes 39
466 TABLE DES MATIÈRES

Sources internes 41
Cérès et Cybèle 42

II - Médêe, drame lyrique


Le texte 44
Medea Exul et Medea? 48
L'action 58
Concordance 68
Imitation et originalité 69
Langue et style 74
Métrique et musique 81
Tableau des mètres utilisés dans MEDEA EXUL 83

III - Médée, drame réaliste


Des choses et des êtres 86
Simplicité des cœurs et limpidité des consciences 90
Syncrétisme ou Eclectisme? 95
Conclusion : Opus Perpetuum 98

Chapitre πι

PACUVIUS

Dans l'ombre d'Ennius 101


Hygin et Pacuvius 102
Le texte d'Hygin 103
Le texte de Pacuvius 106
Essai de reconstitution 109
Concordance 118
Pseudolus et Médus 120
Mensonge et vérité comme éléments dramatiques 126
Comique et tragique 129
Musica 131
Pictura 137
Imitation et originalité 139
La rhétorique 141
La dynamique 143
TABLE DES MATIÈRES 467

La Belle Tarentine 144


Théâtre et politique 150
Monarchie et démocratie 154
Fonction économique 159
Conclusion 160

Chapitre iv

ACCIUS

Medea siue Argonautae 163


Le texte 164
Le «fragment» du De natura deorum 167
Classement 169
Traduction et commentaires 170
Accius et le temps 180
Intentions et datation 185
Accius et l'actualité 191
Conclusion : anima et uis 193

Chapitre v

VARRÒ ATACINUS

Argonautae 197
Datation 198
Texte, traduction et commentaire 199
Incertae sedis 209
«Varrò interprètes» 210
Epopée nationale 212
Le poème des transitions 219
Conclusion 230
468 TABLE DES MATIÈRES

Chapitre vi

OVIDE

I - Importance de médée dans l'œuvre et la vie d'ovide


Un poète et un personnage 231
Autres figures remarquables 233
Ovide et la double tradition épique et dramatique 236
Médée et le thème de l'exil 241

II - La tragédie perdue
De la declamatio à la recitano 247
Jugements divers sur la tragédie 253
Les Amours et la tragédie 255
Deux vers 257
L'action et les moyens de progression dramatique 257
Le ton 261
Les personnages secondaires 264

III - Medea ovidiana

Le symbolisme de la couleur 267


Le rouge et le blanc 268
Amans 270
Les feux de la passion 270
Sensibilité et sentimentalité 274
L'impossible partage 277
Une seule issue 278
Barbara 280
La plus romaine des Colchidiennes 280
Plus loin des dieux que des hommes 284
L'éternelle exilée 287
L'étrangère 289
Plena deo 290
Furor et ratio 290
Dolor 291
Ira 291
Maga 295
Portraits de magiciennes 295
TABLE DES MATIÈRES 469

Magie et amour 297


Musique et botanique 302
Vies, morts et transfigurations 305
Conclusion 310

Chapitre vu

SÉNÈQUE

Sujet en vogue 313


Medeae incognitae 315
La Médée de Lucain 318
La Médée de Sénèque 324
Attribution 325
Datation 329
Sur quelques aperçus critiques 345
Une certaine conception du théâtre 347
Tableau métrique 356
Les trois composantes dramatiques et leur signification 359
Physique 361
Ethique 371
Dialectique 388
Conclusion 406

CONCLUSION

Destin poétique 418


Destinée pratique 422
Destination politique 439

Bibliographie 447

Index des noms propres 455

Table des matières 465

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