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Résumé
Médée est une héroïne très célébrée par la mythologie et la littérature grecques. Elle y apparaît sous les traits d'une redoutable
magicienne et d'une marâtre barbare. Son époux, en revanche, Jason y jouit de la grande gloire qu'il s'est acquise en dirigeant
l'expédition des Argonautes, afin de ramener la Toison d'or en Grèce.
La littérature latine, par réaction, a voulu oublier l'image de la mère criminelle, fratricide et infanticide. Le présent ouvrage retrace,
à travers les débris qui subsistent de la tragédie et de la poésie latines, l'histoire de la longue fascination des Romains pour
Médée.
L'auteur en relisant les textes et en interrogant les opinions des philosophes, des historiens, des géographes et des hommes
politiques, s'efforce de mettre en lumière cette histoire intime des rapports de la grande héroïne avec la mentalité et la sensibilité
romaines.
Arcellaschi André. Médée dans le théâtre latin d'Ennius à Sénèque. Rome : École Française de Rome, 1990, 480 p.
(Publications de l'École française de Rome, 132)
http://www.persee.fr/web/ouvrages/home/prescript/monographie/efr_0000-0000_1990_ths_132_1
COLLECTION DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME
132
ANDRÉ ARCELLASCHI
D'ENNIUS À SÉNÈQUE
ÉCOLEPALAIS
FRANÇAISE
1990
FARNESE
DE ROME
© - École française de Rome - 1990
ISSN 0223-5099
ISBN 2-7283-02 10-X
INTRODUCTION
Medea fïcta
Medea picta
Medea Romana
Memoranda
Principia
Voici donc, déjà, deux types d'attitudes que l'on pourrait tenter de
reconsidérer. Il n'est certes pas question de renoncer commodément à
dresser un inventaire aussi exhaustif que possible, non plus qu'à igno
rer les premières manifestations grecques du mythe. Sur ces deux
points, des améliorations et des compléments paraissent, comme en
toute matière, pouvoir être naturellement apportés. Toutefois, notre
effort serait de peu d'intérêt s'il se bornait à une approche plus précise
de ces données. Nous nous proposons donc de revenir aux sources
grecques afin de mieux pouvoir suivre, à travers les œuvres maîtresses
de la littérature dramatique latine, tous les jalons de cette évolution,
c'est-à-dire tous les «moments» de la vie latine de notre mythe et de
notre personnage.
Cela suppose que l'on veuille bien souscrire immédiatement au
postulat préliminaire suivant : toute nouvelle présentation de Médée au
INTRODUCTION 5
public romain, même s'il était démontré que ce ne fut là qu'une copie
ou le reflet fidèle, trop fidèle parfois, d'une œuvre grecque antérieure,
sonnait obligatoirement de façon neuve, relative et spécifique aux oreil
lesde ces hommes d'une civilisation, d'une mentalité et d'une sensibili
té différentes. De même, chaque représentation figurée, picturale ou
sculpturale, dès qu'elle était transportée à Rome, prenait d'autres d
imensions et d'autres significations.
Il ne s'agira donc pas de juger de la qualité de ces émotions, pour
savoir si elles étaient supérieures ou moindres par rapport à celles qui,
en Grèce, les avaient précédées. Il importera bien davantage de savoir
en quoi elles étaient originales et susceptibles de porter plus loin enco
re la vie du mythe.
On souscrira donc d'emblée à ce principe qui veut que chacune des
renaissances des mythes vaut autant que les seules circonstances qui
ont présidé à leur naissance.
A cette seule condition il sera désormais possible de voir comment,
sans oublier les modèles les plus remarquables de la littérature grec
que, d'autres œuvres sont nées qui, en employant parfois un langage
identique, portaient cependant des messages radicalement différents, et
prenaient en compte des conditions matérielles, morales, esthétiques et
spirituelles nouvelles.
Au fond, cela nous entraînera à considérer la survie du mythe sous
d'autres perspectives, car Médée n'aurait certainement pas aussi lo
nguement captivé les esprits latins, si elle n'avait trouvé quelque réso
nance précise et profonde dans leur vie quotidienne, dans leurs plus
grandes interrogations essentielles parce qu'existentielles.
Si chaque siècle a accepté de reconnaître en ces tourments un peu
de ses propres angoisses, et de confondre certaines de ces aspirations
au bonheur de la grande héroïne avec ses propres ambitions de liberté,
d'évasion et de conquête sur l'absolu, ce n'a été que parce que Médée
intervenait, dans sa force et dans sa fragilité, comme l'écran idéal entre
la réalité et le rêve, comme une entité toujours susceptible de se méta
morphoser, pour incarner, dans la chair et l'âme de son mythe, toutes
les interrogations et les inquiétudes de Rome face à son destin.
QUAERENDA
Itinera
n'en demeure pas moins vrai que, pour ce qui concerne du moins l'usa
ge,le «traitement», des mythes, chaque siècle a voulu en donner une
«lecture» qui correspondait intimement aux préoccupations majeures
contemporaines.
Aussi bien, à propos d'Ennius ou de ses successeurs, il nous paraît
essentiel de ne considérer aucune production comme isolée. Il semble
au contraire nécessaire de vouloir examiner chacune d'elles en accord
avec les productions des autres arts, dans la mesure où nous les
connaissons, et, de toutes manières, en les replaçant dans le contexte de
l'actualité qui les a suscitées et portées. Tant et si bien, du reste, que
pour comprendre et commenter les œuvres qui nous sont parvenues à
l'état de fragments, nous croyons ne rien pouvoir faire de plus néces
saire à leur sauvegarde et à leur restitution, que de tenter de les repla
cer dans le sein des idées contemporaines. Voilà donc le propos et la
matière d'une première approche.
Optanda
Medea Femina
Medea ipsa
Medea Publica
MEDEA BARBARA
Medea illa
VIES ANTÉRIEURES
Ennius Pater
4 Voir: P. Wuilleumier, Tarente. . ., Paris, 1939, p. 487 (n. 5), 491, 515, 522, 524, 534,
535, 559 et les références aux ouvrages de Furtwängler, S. Reinach, L. Séchan.
5 Cf. infra, Chap. II, p. 38 et sq.
VIES ANTÉRIEURES 15
7 Pseudolus, 869-870.
8 Voir encore récemment : W. E. Forehand, Cl, 67, 1972, p. 293-298, qui ne voit dans
le texte que l'association de la cuisine et de la magie.
9 Pseudolus, 873.
10 Voir infra.
VIES ANTÉRIEURES 17
11 I, 24, 4-5
12 L. W. Farnell, Cults of the Greek States, Oxford, 1896-1909, I, p. 201-204.
13 O. Gruppe, Griechische Mythologie, Munich, 1906, p. 544.
18 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
pour décrire les lieux que traversaient les héros aussi longtemps qu'ils
demeuraient de simples hommes et restaient inscrits dans une réalité
connue, dans le monde connu, auxquels ils ne pouvaient se soustraire
qu'en accomplissant leurs prouesses; et puis, une fois que par ces
exploits ils s'évadaient de ce monde connu, l'imagination s'évadait, en
même temps qu'eux, de la réalité vulgaire pour entrer dans la vérité
mythique. Alors la géographie, banalement calquée sur le réel, s'ouvrait
sur l'univers héroïque, et ne s'intéressait plus désormais qu'à ses te
rmes extrêmes. Du nord au sud, et d'est en ouest, les navigateurs infati
gables abordaient aux rives riches d'un imaginaire à peine rêvé21. Ces
deux attitudes opposées font le plus grand tort aux archéologues qui ne
veulent pas en tenir compte et s'évertuent à vouloir localiser l'immatér
iel. On connaît les tristes résultats de cette science fictive, pitoyable
puisque dépoétisée. Des modernes se sont cependant appliqués à re
trouver cette dualité caractéristique de la pensée antique et aussi du
conte fantastique de tous les temps22.
Sur le plan historique, de même, la conscience nette des infimes
détails ne tourmentait guère l'esprit des amis d'Ennius, mais, globale
ment,l'histoire de cette Quête lointaine survivait au cœur de leur
mémoire : puisque la nature des choses avait voulu que tout doive tou
jours être recommencé, il ne pouvait surgir, jamais, aucun désir d'ex
pansion, aucune ambition de suprématie, qui n'évoquât immédiatement
les espoirs insensés des marins de l'Argo au fond de l'âme de ce peuple
de terriens. Très vite, en effet, il lui est apparu que la maîtrise de la
mer commandait la domination des terres que le destin lui imposait
comme une fatalité. Il ne pouvait, du reste, en être autrement, parce
que Rome sentait qu'elle avait, enfin, inventé cette forme de vie polit
iqueque la chimère grecque, trop abstraite et trop intelligente, n'avait
pas su réaliser concrètement. Rome, dans la force de sa modestie, comp
renait que le mot « hégémonie » allait, pour des générations de générat
ions,perdre son sens banal, grec, cyclique.
Le voyage des Argonautes, pour les Grecs, n'a jamais eu qu'une
importance relative; les Romains en ont fait un symbole efficace. Les
poètes grecs, comme Apollonios23, considéraient Argo comme un vais
seau illustre parmi tous les autres; les poètes latins, ont toujours voulu
croire que «la nef» avait été le tout premier bateau qui ait jamais relié
deux terres. En tant que telle, elle détenait à leurs yeux, un pouvoir
accru, une force évocatrice et symbolique. A partir d'Ennius, chaque
fois qu'il faudra remettre le sort de l'État entre les mains de preux
assez généreux pour courir la fortune des mers, immédiatement, l'ima
ge de l'Argo reviendra hanter tous les esprits. Médée réapparaîtra sur
la scène ou dans de nouveaux chants : sans le secours de la magie, quel
lesvictoires pourrait remporter le seul courage héroïque?
Mais nous touchons déjà à un dernier sujet d'intérêt, qui semble
avoir davantage préoccupé les mythologues modernes. Ceux-ci, plus
que leurs devanciers, se sont passablement attardés sur la signification
qu'il conviendrait d'accorder à certains attributs du mythe et aux
divers épisodes de la saga.
De toutes parts, on s'interroge, par exemple, sur la «réalité» diss
imulée sous la Toison d'or. De tous côtés, on tente de découvrir le sens
caché qu'impliqueraient nécessairement les morts tragiques d'Absyrtus,
de Pélias, des enfants de Médée et des autres. . . Le résultat de tant
d'efforts et d'interprétations n'aboutit, en fin de compte, qu'à rendre
impossible tout essai de synthèse24. De plus, tout cela ne nous éclaire
guère sur le point de vue des Anciens.
Une tendance nouvelle, fort heureusement, semble vouloir réagir
contre ces tentations quelque peu sectaires et monolithiques. Elle veut
avoir une juste conscience de la liberté qui, toujours, a présidé à toute
création mythologique ancienne. Voici, en effet, ce que l'on se plaît à
dire aujourd'hui: «Tout peut arriver dans un mythe, il semble que la
succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logi
que ou de continuité25.» Et l'on admet encore ceci : «II n'existe pas de
version 'vraie' dont les autres seraient des copies ou des échos défor
més. Toutes les versions appartiennent au mythe26.» Ce n'est donc
qu'une fois admise cette notion fondamentale, une fois reconnue cette
liberté, que le travail du mythologue peut avoir un sens et une utilité. Il
est étrange de devoir constater que ce soit là l'un des rares terrains où
les modernes aient vraiment souhaité rencontrer la mentalité antique,
sans esprit de système. La leçon, pour être venue tard, n'en a que plus
d'intérêt.
En ce qui concerne Ennius, elle renforce notre conviction premièr
e : quand le poète décida de toucher au mythe de Médée, il désirait
non pas réciter ce qu'il fallait savoir de la légende, mais bien plutôt
remodeler cette matière éternellement disponible et généreuse en l'ir
isant aux couleurs de son temps. Cette ambition lui semblait d'autant
plus légitime que la littérature grecque lui en donnait l'exemple.
Visages grecs
Telle est du moins l'impression que l'on retire d'une simple relectu
re des œuvres grecques les plus marquantes où Médée paraît. Chacune
confirme cette sensation de diversité et de liberté. Toutes mériteraient
un examen étendu et approfondi. Il ne saurait être question d'esquisser
seulement ici des analyses que l'on voudrait exhaustives : il faudra nous
résoudre à ne nous arrêter qu'aux pages essentielles.
De fait, le personnage et sa légende ont connu un immense succès
dès les origines, puisque Médée était déjà célébrée par ces Argonauti-
ques que l'on appelle «préhomériques», faute de savoir quel en fut l'au
teur. Etait-ce le divin Orphée? Personnellement, nous serions tout dis
posé à l'admettre. De la sorte, l'œuvre la plus ancienne de notre littéra
tureoccidentale exercerait un charme encore plus fascinant. . . Mal
heureusement, pour accréditer cette thèse nous ne disposons que de ce
faible argument qui consiste à croire que, puisqu'il a existé de Pseudo-
Argonautiques, ce pastiche tardif attribué à un Pseudo-Orphée, le véri
table auteur des véritables Argonautiques ne pouvait être qu'Orphée lui-
même. . .
Mais cette conjecture, belle autant que fragile, laisse de glace nos
esprits les meilleurs. Ils estiment que l'œuvre, si elle a jamais existé, ne
26 Ibidem, p. 242.
22 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
44 Schol. Ap. Rh., Arg., 4, 284, 259. Contre cette attribution : J. Schwartz, Pseudo-
Hesiodeia, Wetteren, 1960.
45 Théog., 961.
46 Cf. fr. 106 Bergk.
47 Pyth., 4, 11.
48 Fr. 1-3 Kinkel.
49 II, 3, 8.
VIES ANTÉRIEURES 25
50 Cf. Schol. Pind., Ol, XIII, 74; Lycoph., 174, 1024; Apol. Rh., 4, 1212.
51 Voir, par ex. P. Roussel, RÉA, 1920, p. 163 et J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez
les Grecs, Paris, 1966, p. 133.
52 D'après Charon de Lampsaque cité par Pausanias, X, 38, 11.
53 Cf. fr. 3-10 Kinkel.
54 Pausanias, II, 3, 7.
55 Schol. Ap. Rh., 3, 587; fr. 184 Rzach.
56 Schol. Ap. Rh., 4, 59 et 86.
26 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
57 Fr. 6 Allen.
58 Cf. Ch. Dugas, Le premier crime de Médée, RÈA, 1944, p. 5-11.
59 Cf. Didyme (schol., Eur., Médée, 264) et Apollodore, 1, 9, 28.
60 Pausanias, 11, 3, 9.
61 Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, 10, 111.
62 W. Bode, Geschichte der hellenischen Dichtkunst, Leipzig, 1838, I, p. 470 et 471.
VIES ANTÉRIEURES 27
prédit l'avenir71 et doit être considérée comme une déesse, ainsi que le
voulait déjà Hésiode et que l'était la Circé d'Homère72. Elle n'éprouve
pas de passion soudaine pour Jason; il faut qu'Aphrodite enseigne au
bel Argonaute des charmes et des incantations qui ont raison de son
cœur73. Pindare n'a que sympathies à l'égard de son héroïne qu'il
appelle «ξαμενής»74; Ennius dirait: «magnanima». Telle est la version
pindarique du mythe.
On lui a parfois fait le grief d'aller d'hésitations en ambiguïtés75.
Le reproche semble excessif : il était malaisé de concilier en un recueil
relativement court des éléments d'origines si diverses; par ailleurs,
nous nous sommes déjà prononcé sur le droit absolu que détient cha
que auteur de pouvoir retenir certains épisodes ou de les éliminer au
profit d'éléments nouveaux. Pour nous, la disparition de l'épisode des
Spartes s'explique précisément par l'introduction du combat contre les
Colques qui est bien, comme on l'a pensé depuis longtemps76, une
innovation de Pindare77. En effet, quoi que l'on puisse prétendre, le
fait que Valerius Flaccus ait développé cette séquence ne saurait dé
montrer qu'il disposait d'autres sources parallèles78. L'influence de
cette version est du reste sensible déjà dans la Lydé d'Antimaque de
Colophon, élégie pédante, dont le seul mérite se limitait à revenir à une
géographie plus nettement mythique que celle de Pindare79. Le mythe
devait, fort heureusement, inspirer d'autres chants aux poètes dramati
ques.
Eschyle y a puisé la matière de plusieurs pièces qui, hélas, ne nous
sont parvenues qu'à l'état de fragments : Argo, Athamas, les Cabires,
Hypsipyle, les Lemnienes, Phinée, les Nourrices de Dionysos. Argo, qui
relatait les péripéties de la construction et du départ, pourrait bien
n'avoir été qu'un drame satyrique80, de même que les Nourrices, si l'on
en croit Y Argument de la Médée d'Euripide81.
Dans les Nourrices, Eschyle exposait un cas de rajeunissement
assez remarquable, puisque Médée parvenait à rajeunir les nymphes et
avec elles leurs époux, selon le procédé utilisé pour Éson. Mais la véri
table dimension tragique de la Médée eschyléenne nous échappe et
nous ne saurons sans doute jamais si la religiosité orthodoxe et reverent
e d'Eschyle avait pu douer d'une réelle force dramatique cette déesse
clémente et bienfaisante. Sur ce point, l'examen des fragments du théâ
trelatin où s'est manifestement exercée l'influence d'Eschyle pourra,
peut-être, apporter quelque clarté.
Sophocle, pour sa part, a évidemment choisi de traiter Médée avec
beaucoup moins de sympathie. Il semble même qu'il ait voulu ainsi se
poser en s'opposant à Eschyle. En effet, trois pièces composées au
début de sa carrière82 montraient la fille d'Aiétès sous ce jour contrast
é. Les Colchidiennes, en premier lieu, se déroulaient parallèlement aux
épreuves de Jason contre les taureaux et les Spartes*3. Le chœur des
Colchidiennes devait commenter ces rudes affrontements. Jason, cons
cient de l'inégalité du combat, organisé pour sa perte, sollicitait Médée
pour s'assurer une protection magique contre la magie. Il lui promett
ait le mariage84 et obtenait l'onguent de Prométhée qui le rendait
invulnérable85. Un messager accourait annoncer aux Colchidiennes la
victoire du bel Argonaute86. Mais Aiétès refusait de tenir ses engage
ments. Alors, à l'intérieur du palais, Médée égorgeait son jeune frère
Absyrtus87.
Ce meurtre de l'innocent revenait dans un passage des Scythes88
qui a suscité un commentaire surprenant : il s'agirait d'une version dif
férente, dit-on89; le crime serait commis au cours de la fuite de Jason
sie lyrique grecque, et qui reparaît très nettement dans la poésie lati
ne.
Dans l'immédiat, en Grèce, l'influence de l'œuvre d'Euripide s'est
exercée sur nombre de productions secondaires, dont il ne subsiste que
peu de chose. Parmi les tragiques mineurs beaucoup voulurent compos
er une Médée, tels Euripide-le- Jeune, Mélanthios, Diogene de Sinope,
Diocéogène, Apollodore de Tarse, Carcinos le Jeune, Euphorion, Biotos
et, peut-être, aussi Neophron. D'autres traitèrent divers aspects du my
the : on connaît un Jason d'Antiphon, un Phrixos d'Achaios, les Minyen-
nes de Chérénon102. . .
Par ailleurs, comme le sujet invitait à la transposition parodique et
burlesque, Médée devint une proie de choix pour les comiques. Strattis
donna une version grotesque de l'œuvre d'Euripide. Sous le même titre,
Cantharos, Euboulos et Antiphanès composèrent eux aussi des coméd
ies. L'épisode des Lemniennes fut ridiculisé par Aristophane, Alexis,
Antiphanès, Diphile, et Nicocharès. Athamas inspira joyeusement Am-
phis et Antiphanès. Diphile plaisanta sur le compte des Péliades, Théo
pompe sur celui de Phinée 103.
En Grande-Grèce, on s'amusa tout autant aux dépens de Médée
grâce aux œuvres de Rhinthôn, redoutable inventeur de l'hilarotragé-
die, et de Deinolochos. Épicharme fit rire au détriment d'Amycos104.
Lucien voyait donc les choses bien lucidement, quand il déclarait que
tous les moments les plus graves de la saga avaient servi de pâture aux
comiques 105. Ainsi, la vie intime du couple maudit, le dépeçage du petit
frère, la cuisson du vieil oncle, et tout le reste, se terminaient en joyeu
ses pantomimes et en parodies bien vertes, dans un esprit bourgeois,
tantôt foncièrement grossier, tantôt plus subtilement allusif 106.
Les prosateurs ont touché au mythe avec, évidemment, plus de res
pect et de gravité. Parfois même, les logographes ont su utilement
contribuer à l'évolution de la légende en imaginant de nouveaux pro
longements ou en proposant des interprétations souvent originales et
dignes d'intérêt. Nous nous bornerons cependant à rappeler briève-
102 Sur ces auteurs mineurs, voir Nauck, p. 756, 785, 792.
103 Cf. J. M. Edmonds, Frag, of Attic Comedy, Leiden, 3 vol., 1957-1961.
104 Cf. A. Olivieri, Tram, della Com. Gr nella Sicilia e nella Mag. Gr., t. 1, 1946, et
t. 2, 1947.
105 De salt., 40, 52, 53.
106 Cf. G. Schiassi, Parodia e trav. mitico nella Com. Att. di mezzo, RIL, LXXXVIII,
1955, p. 99-120.
VIES ANTÉRIEURES 33
ment les noms des auteurs les mieux connus et dont l'œuvre a une
importance certaine pour l'objet de notre recherche.
Le mérite principal d'Acousilaos consiste à avoir donné une trans
position d'Hésiode en prose, qui a donc vulgarisé une image remarquab
le de Médée107. Hécatée de Milet faisait dériver Mèdie de Médus108.
Phérécyde estimait que toute l'expédition des Argonautes n'avait eu, en
réalité, que ce seul but : conduire Médée à Iolcos afin que se réalise la
volonté d'Héra qui avait décidé la mort de Pélias109. Il suivait Simonide
à propos du rajeunissement de Jason et non d'Éson110. Hérodore d'Hé-
raclée revenait à la version des Naupactica111 et son influence sur Apol-
lonios allait être déterminante112. Comme on le voit, chez ces auteurs
secondaires, il n'y avait malgré tout rien qui sache rompre l'ordre éta
bli des notions reçues. La bonhomie révolutionnaire d'Hérodote allait
enfin changer le cours des idées communes.
Avec lui, en effet, le point de vue se déplace, le contexte se modif
ie : pour la première fois, l'histoire de Médée est envisagée sous l'angle
opposé, celui des historiens perses113. Vus de l'autre rive, les faits pren
nent une coloration toute différente : Médée fait figure de victime; elle
a été enlevée par les Grecs, de la façon la plus vulgaire, et la moins
héroïque. De ce forfait date le premier antagonisme entre la Grèce et
l'Asie, entre l'Occident et l'Orient. Malgré elle, Médée s'est trouvée pla
cée dans une situation qui préfigure celle d'Hélène, car c'est la même
injustice qui frappe l'une et l'autre, dans des circonstances cependant
opposées.
Cette observation est saisissante de nouveauté, parce qu'elle fait de
Médée et d'Hélène les victimes de l'Occident, et les championnes de
l'Orient. A travers leurs épreuves et leurs souffrances, se dégage un
antihellénisme facile et commode, que nos Latins sauront faire jouer
habilement. Ovide, par exemple, se souviendra des leçons d'Hérodote et
prêtera à Hélène des propos pleins de commisération pour Médée, en
114 Cf. Hér., 17, 231 et sq. Voir infra, chap. VI.
115 VII, 62.
116 I. Powell, Coll. Alex., p. 93, fi\ 15.
117 Ibidem, fr. 4-7; 14, 74-79.
118 Ibidem, fr. 7-21, 108, 109, 198, 668.
119 C. Robert, Griech. Heldensage, Berlin, 1923, p. 758 : «en dépit de sa faible va
leur . . . cette œuvre a eu tellement de succès que Varron et V. Flaccus l'ont transposée en
latin et que les mythologues sont sous sa dépendance. »
120 On consultera avec profit les notes et notices de l'édition Vian-Delage.
VIES ANTÉRIEURES 35
ENNIUS
Incertitudes et perspectives
Sources externes.
2 Aulu-Gelle, 17, 21, 43. Cicéron, Brut., 72; Tusc, 1, 3. Saint Jérôme, Euseb. Chron.,
1777 et 1849. N. B. - Certains éléments de la présente analyse ont été repris de notre
article, Essai de datation de la Médée d'Ennius, Cœsarodunum, X bis, Paris, 1976, p. 65. 65
et sq.
3 Cicéron, Pro Arch., 22; De or., 3, 168. Ausone, Techno., 14, 17. Silius, 12, 393. Stra-
bon, 281 -2c. P. Mêla, 2, 66.
4 Silius, 12, 393. Servius, ad Aen., 7, 691. Horace, Odes, 4, 8, 20.
5 Festus, 412, 33. Suétone, Gramm., 1.
6 Aulu-Gelle, 17, 17, 1.
7 Corn. Népos, Cat., 1, 4. Fait contesté par E. Badian, Ennius and his friends, dans
Entretiens Hardt, op. cit., p. 154.
8 Suétone, Gramm., 1, 2. Suivi par E. Badian, Ennius and his friends, dans Entret
iensHardt, op. cit., p. 163.
9 Silius, 12, 393. Aurei. Viet., De vir., 44.
10 Saint Jérôme, Euseb. Chron., 1777, 240.
11 Varron, Ling, hat., 5, 163. «Quartier incertain» pour J. Collari, édition du livre V,
Paris, 1954, p. 249. On trouvera des précisions sur ce point, dans O. Skutsch, BIGS, 17,
1970, p. 121 et E. Badian, ibidem, p. 164-165.
12 Cicéron, Pro Arch., Π et Tusc, 1, 3.
13 Cicéron, De orat., 2, 276.
14 Cicéron, De senect., 14.
40 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
On ne lui a fait grief d'aucun vice, sinon d'avoir aimé un peu trop
le vin, mais il est vrai que cela renforçait sa ressemblance avec le divin
Homère15. En dépit de cette infirmité bénigne, aggravée cependant par
la goutte, il vécut jusqu'à l'âge de soixante-dix ans et mourut en 169,
année où fut joué son Thyeste 16. Il laissa le souvenir d'une destinée que
l'on se plaisait à synthétiser par cette évolution extraordinaire : obscurit
é d'une origine provinciale et gloire consacrée par cette statue que les
Scipions lui élevèrent dans leur tombeau17.
Que faut-il retenir de cette biographie, dont le trait le plus appa
rent est assurément la fragilité sommaire?
Si l'on veut la considérer en adoptant le point de vue qui convien
drait à un historien, dans la seule intention de savoir en montrer aussi
tôt les faiblesses, comme le fait E. Badian 18, elle ne présente, bien év
idemment, qu'un intérêt médiocre.
Si, tout au contraire, on l'examine dans un esprit différent, sans
s'être d'avance fixé pour objet de démystifier ensuite ce recueil de
contes naïfs, mais avec le désir de dégager une leçon toute simple de
ces vérités mythiques spontanées et imagées, elle peut s'avérer moins
vaine et illusoire qu'il y paraît à première vue.
Prise, en effet, dans ses grandes lignes, cette «histoire» d'Ennius
parle le langage des symboles. Deux faits saillants ressortent de ces
anecdotes, anodines en apparence mais finalement significatives. Tout
d'abord, l'accumulation de détails réalistes, qui veut évoquer la simpli
cité de cette existence d'Ennius avec la plèbe et que confirme, d'une
part son amitié avec Caton, et d'autre part, le choix d'une demeure sur
l'Aventin (quartier alors peu habité19 et même peu habitable) qui a une
signification plus symbolique qu'historique dans la mesure où s'y trou
vait le sanctuaire de Cérès, lieu de rassemblement de la plèbe.
Ce qui surprend en second lieu dans cette «biographie» c'est l'évo
lution qui conduit Ennius à se laisser attirer ensuite par le cercle plus
mondain et aristocratique des Scipions. Les auteurs de ces témoignages
laissent entendre ainsi qu'il y aurait eu non pas une rupture dans cette
existence, accompagnée d'un reniement par Ennius de ses convictions
Sources internes.
Nous est-il possible de trouver dans Medea Exul une allusion quel
conque à l'une ou l'autre de ces deux époques?
A vrai dire l'examen du texte des fragments ne semble guère sus
ceptible de favoriser une telle recherche : leur contenu s'avère, comme
on pouvait s'y attendre, tout entier empli du mythe et fort peu préoccu
pé de renvoyer, même par sous-entendus, à la vie de l'auteur. Pourtant,
à défaut de la référence miraculeuse, le texte présente un détail inat
tendu, suffisamment étrange et insolite en tout cas pour avoir longue
mentretenu l'attention et alimenté les controverses.
Le fragment XVII, en effet, a si bien déconcerté les éditeurs que
certains ont voulu purement et simplement l'exclure de Medea Exul
pour le reporter dans une seconde Médée. Les autres se contentent de
le rejeter à la dernière place des extraits, comme pour en souligner
l'étrangeté singulière20. Examinons ces deux vers que nous retrouve
rons fréquemment au cours de notre analyse :
asta atque Athenas anticum opulentum oppidum
contempla et templum Cereris ad laeuam aspice21
Cérès et Cybèle.
23 Cf. P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 213, mais opinion contraire dans E. Badian,
Ennius and his friends, p. 154.
24 P.Grimal, ibidem, p. 111.
25 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958, p. 343.
26 Ibidem, p. 148-156.
27 Cf. P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie, p. 87.
28 Cf. P. Grimai, La civilisation romaine, Paris, 1960, p. 100 et 305. Voir également
V. Graillot, Le Culte de Cybèle Mère des Dieux, Paris, 1912.
ENNIUS 43
ludi scaenici réguliers qu'à partir de 17538, mais cela n'a pas été une
innovation totale, due à Memmius, car le théâtre avait parfois pris pla
ce au cours de ces jeux, de façon sporadique, certes, mais bien avant
cette date39.
Voilà tout ce qu'il nous est permis d'entrevoir à propos des circons
tances qui ont pu entourer la naissance de Medea Exul. L'hypothèse,
quand bien même on la jugera fragile - puisqu'enfin elle repose moins
sur des certitudes que sur des vraisemblances - n'a peut-être pas été
envisagée en vain, car outre le mérite qu'elle a d'exister, elle a favorisé,
l'espace d'un instant, ce rappel de la tragédie morte à une certaine for
me de vie.
Le texte.
CIV
CV
(a) multi suam rem bene gessere et publicam patria procul; multi qui
domi aetatem agerent propterea sunt improbati.
(b) qui ipse sibi sapiens prodesse non quit nequiquam sapit.
CVI
CVII
CVIII
(a) nequaquam istuc istac abit; magna inest certatio. nam ut ego Uli
supplicarem tanta blandiloquentia ni ob rem.
(b) qui uolt quod uolt ita dot {semper) se res ut operam dabit.
(e) ille trauersa mente mi hodie tradidit repagula quibus ego iram
omnem recludam atque UH perniciem dabo mihi maerores, UH luetum,
exitium UH, exilium mihi.
CIX
nam ter sub armis malim uitam cernere quam semel modo parere.
CX
Juppiter tuque adeo summe Sol qui res omnis inspicis quique tuo
lumine mare terram caelum contines inspice hoc facinus prius quam fit.
prohibessis scelus.
ENNIUS 47
CXI
antiqua erilis fida custos corporis, quid sic te extra aedis exanima-
tarn éliminât?
eliminat?
CXII
CXIII
CXIV
cxv
CXVI
Telle est donc l'édition dont nous disposons désormais. Il n'est pas
nécessaire de redire l'excellence des principes qui ont présidé à l'ét
ablissement du texte. Le commentaire nourri la démontre à l'évidence.
Elle constitue donc un instrument de travail irremplaçable pour la
connaissance de l'œuvre d'Ennius.
On peut toutefois formuler à son égard deux remarques en forme
de regrets : l'une à propos du double titre sous lequel les fragments
sont présentés sans autre distinction d'origine, l'autre au sujet du mode
de classement de ces fragments selon leur ordre chronologique d'appar
itiondans la littérature latine.
Sans doute est-ce cette seconde constatation qui est la plus éton
nante. De quel secours, en effet, pourrait bien être un tel mode de clas
sement, pour qui veut s'efforcer de retrouver l'architecture et le mou
vement d'une ou de deux tragédies perdues? Aussi, écrire comme le fait
48 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
44 Jocelyn, p. 66.
45 On trouvera cependant, dans le commentaire de certains fragments, des éléments
de classement, mais ils ne sont nullement exploités.
46 A. Ernout, Recueil de textes latins archaïques, Paris, 1916, p. 189, n. aux vers 153-
154, qui renvoie à Ribbeck, 243.
47 O. Ribbeck, Scaenicae Romanorum Pœsis fragmenta, vol. I, Leipzig, 1852. Mais voir
surtout Die römische Tragödie, Leipzig, 1875, p. 157, et aussi R. Renner, Medea, BBG.,
1926, p. 33 et sq.
ENNIUS 49
60 Cf. J. Heurgon, op. cit., p. 135 qui compare avec Fab., 91.
61 Ibidem, p. 157, qui renvoie à Fab., 106.
62 Fab., 25.
63 Fab., 26.
M EPR., p. CCVII et CCVIII.
65 Remains, 1. 1, p. 311.
66 Op. cit., p. 183.
67 Jocelyn, p. 346.
52 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
68 Jocelyn, p. 122.
69 T. Ladewig, Analecta Scenica, Neustrelitz, 1848, p. 16.
70 Cf. Eur., v. 824-865.
ENNIUS 53
heur. C. Pascal71 place ces deux vers dans le discours qu'adresse Egée
à Médée, pour l'inviter à trouver refuge auprès de lui à Athènes72. L'at
tribution à Egée de cette offre généreuse convient assurément au per
sonnage du roi légendaire. Malgré cela, les termes dans lesquels il la
formulerait, en montrant Athènes au loin, alors que la scène se passe à
Corinthe, rendent l'hypothèse difficile à admettre. Dans ce contexte,
adsta serait d'un étrange effet : comment imaginer qu'Egée veuille
prier Médée de s'arrêter à l'instant pour apercevoir Athènes, dans le
lointain, si distinctement qu'elle puisse reconnaître le temple de Cé-
rès?
N. L. Drabkin73 donne cependant son approbation à cette interpré
tation forcée du texte. D'autres suppositions ont été faites encore, com
mecelle de H. Plank74 qui insère ces vers dans le discours de Médée
qui suit le départ d'Egée75, mais elles se heurtent toujours aux mêmes
difficultés. De plus, elles tournent unanimement autour du personnage
d'Egée. Or, précisément, rien n'est moins assuré que la présence de ce
personnage dans la tragédie d'Ennius.
Bien au contraire, nous avons quelques raisons de la remettre
sérieusement en cause. D'abord, parce que nous n'avons aucun autre
fragment susceptible d'être prononcé par Egée ou de lui être adressé.
Ensuite, parce qu'un poète latin n'avait pas nécessairement les mêmes
motifs, d'ordre national, de mettre en scène Egée que son précurseur
athénien. D'ailleurs, l'intrusion d'Egée à Corinthe ne se rencontre guère
que dans la Médée d'Euripide. La littérature latine, en tout cas, ne l'as
socie plus intimement au cycle corinthien de la légende, du moins si
nous en jugeons par son absence de la tragédie de Sénèque, et, égale
ment, de celle d'Ovide, pour autant que nous puissions en retracer l'ac
tion76. Enfin, on peut trouver une dernière explication à cette élimina
tion d'Egée de la scène latine, dès Ennius, dans le fait qu'Aristote77
avait sévèrement condamné cette apparition du roi d'Athènes au milieu
portée par ses dragons, présents du Titan, elle entre dans la citadelle de
Pallas. . . 83.» Nous sommes à la scène finale de Médée à Corinthe.
Médée est déjà en train de disparaître aux yeux de Jason. Il s'agit d'un
départ pour Athènes et non d'une arrivée auprès d'Egée84. Le char du
Soleil l'emporte avec la nourrice. Jason sait où elle va se réfugier. Il
s'adresse encore à elle dans son délire, pour la maudire; il veut lui
ordonner de s'arrêter un instant, de regarder au loin l'Acropole d'Athè
nes et, sur sa gauche, le temple de Cérès-Déméter à Eleusis, la déesse
de la maternité, honorée en cette ville avec les autres divinités chtho-
niennes, Persephone et Hadès, symbole de l'amour maternel affligé par
la disparition d'un enfant. Cette malédiction est d'autant plus forte
qu'en suivant le conseil de Jason, en s'arrêtant pour contempler d'en
haut le temple de Cérès, Médée accomplirait un sacrilège. Celui que
décrit précisément le début de l'Hymne à Demeter de Callimaque et qui
rappelle les conséquences funestes qu'entraîne le fait de regarder d'en
haut la divinité : « Quand le calathos s'avance, femmes, que votre cri
retentisse : « Salut, Demeter, salut, Très Féconde, Très Nourricière ! »
Vous, non initiées, quand passe le calathos, à terre regardez-le, non pas
des toits de vos maisons, non pas d'en haut. . ,»85
Cette interprétation du fragment CXII, a toutes chances de susciter
diverses critiques. Il est à prévoir en effet qu'on lui opposera au moins
trois sortes d'arguments. On dira d'abord qu'il est invraisemblable
d'imaginer Jason s'adressant à Médée tandis que celle-ci disparaît dans
les airs. Et encore que, de toute façon, l'impératif présent «asta»
convient mal et surtout que la géographie aérienne à laquelle il est fait
allusion à propos de l'identification d'Eleusis située à gauche d'Athènes
en venant de Corinthe, a quelque chose de purement anachronique.
Pour répondre à la première objection il n'est besoin que de cons
tater qu'il en existe un précédent : le final de la pièce d'Euripide met en
scène Jason qui, seul, s'adresse encore à Médée tandis que s'éloigne le
char ailé86. On en trouvera un autre exemple dans les deux vers qui
concluent la tragédie de Sénèque : «Per alta uade spada sublimis aethe-
ris / testare nullos esse, qua ueheris, deos*7.» On aura observé, dans cet
83 Met., 7, 398-399.
84 Warmington, Remains, I, p. 325.
85 Traduction E. Cahen, Paris, 1948, p. 304.
86 Cf. Eur., v. 1405-1414.
87 Médée, v. 1026-1027.
56 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
88 Voir Ernout-Thomas, Syntaxe latine, deuxième éd., 1959, p. 253, qui cite Plaute,
Mere, 115-116.
89 Met., 7, 350-392. Traduction de G. Lafaye, Paris, 1965", t. II, p. 41 et 42.
ENNIUS 57
L'action.
90 Ibidem, v. 357.
91 Ibidem, v. 386.
92 C'est là, assurément, un trait original de la version latine du mythe. Cf. Ovide,
Met., 7, 350-392. Médée arrive à Corinthe après Jason et en compagnie de la nourrice. Le
final de la tragédie de Sénèque nous montre la nourrice repartant aux côtés de Médée
sur le char du Soleil. Cette modification traduit un souci de vraisemblance pour expli
quer le changement de Jason, et correspond aussi à un aspect très profond de l'attach
ement romain qui unit maîtres et serviteurs.
ENNIUS 59
Fragment I
93 Auctor ad Her., II, 22-34. Cf. Jocelyn, CHI, p. 113, Sén. iamb.
94 Cf. Trist., 2, 424 et Amours, 1, 15, 19.
95 «per dolum»: «contrairement aux concepts de l'honneur et de la loyauté» et non
«par ruse» (Heurgon, op. cit., p. 172).
96 «errans»: à rapprocher de «aegro animo». (Cf. Jocelyn, p. 355 et Warmington,
Remains, p. 313, et non de «efferret pedem» (Cf. Heurgon, op. cit., p. 172 et Bayet, Litt.,
p. 64). Pour le sens, voir Ter., Phorm. 804 et Eun., 245.
97 Cf. v. 49-95.
60 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Fragment II
Fragment III
Fragment IV
98 Nonius, p. 38, 29. Jocelyn, CXI. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 49-51.
99 Cic, Tusc, 3, 63, Jocelyn, CVI, p. 119. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 56-58.
100 Ernout: v. 131 ou 772. Heurgon : v. 772. Warmington : v. 773. Vahlen : (?).
O. Skutsch, Studia Enniana, p. 172.
101 Nonius, p. 467, 7. Jocelyn, CXVI, p. 123. Sén. iamb. Cf. Eur., v. 67-69.
ENNIUS 61
Fragment V
Fragment VI
Fragment VII
qui ipse sibi sapiens prodesse non quit nequiquam sapit 107.
104 Varron, Ling, 6, 81. Jocelyn, CIX, p. 121. Cf. Eur., v. 250-251. Sept, troch.
105 Eur., v. 281-291.
106 Ον., Héroïdes, 12, 172.
107 Cic, Ad jam., 7, 6, 2. Jocelyn, CV, (b) p. 119. Sept, troch.
io« y. 292-315.
109 Cf. Jocelyn, p. 362.
110 Traduction Heurgon, p. 179. Dans cet emploi, Cf. Vahlen, Α., 218 et 268. Comment
airedans P. Grimai, La civ. rom., p. 175.
ENNIUS 63
Fragment VIII
Fragment IX
les chagrins, à lui le deuil; la mort pour lui, l'exil pour moi.» Dès cet
instant sa décision est prise. Elle en imagine lucidement toutes les
conséquences. Mais elle s'encourage à mettre en œuvre tous les moyens
nécessaires, à ne reculer devant aucune atrocité :
Fragment X
Fragment XI
115 Cic, De nat. deor., 3, 66. Jocelyn, CVIII, (b), p. 120. Cf. Eur., v. 400-409. Sept,
troch.
116 Nonius, p. 297, 16. Jocelyn, CXV, p. 123. Cf. Eur., v. 431-432. Mètre incertain. (Er-
nout et Heurgon : octon. anap. Jocelyn : incertain). Sur la redondance «cordis corde», cf.
Jocelyn, p. 381.
ENNIUS 65
Fragment XII
Fragment XIII
117 Cic, De orai., 3, 217. Jocelyn, CIV, p. 118. Cf. Eur., v. 502-504. Sén. iamb.
118 Cic, Tusc, 4, 69. Jocelyn, CVII, p. 119. Cf. Eur., v. 522-524. Sept, troch.
66 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Fragment XIV
Fragment XV
119 Nonius, 179, 8. Jocelyn, CXIV, p. 123. Cf. Eur., v. 764. Sén. iamb. Sur l'emploi de
la troisième personne dans une invocation, cf. Jocelyn, p. 380, commentaire de CXIV.
120 Nonius, 84, 31. Jocelyn, CXIII, p. 123. Cf. Eur., v. 1069-1070. Mètre incertain.
ENNIUS 67
Fragment XVI
Cette fois encore, pour autant que l'on puisse en juger, la métrique
correspond au désordre des cœurs dans cet instant particulièrement
pathétique. «Ô Jupiter, toi aussi Soleil sublime qui vois toutes choses, et
qui enveloppes de ta lumière la mer, la terre, le ciel, regarde ce forfait
avant qu'il ne s'accomplisse, empêche le crime.»
J - Mais le meurtre est commis. Jason, revenu précipitamment du
palais royal, assiste à la scène122. Médée triomphe. Elle paraît, sur le
char du Soleil, en compagnie de sa fidèle servante. Auprès d'elle, les
petits corps ensanglantés qu'elle jette à Jason. Dernier dialogue en
sénaires iambiques. Médée annonce qu'elle se rend à Athènes. Le char
ailé s'est élevé et va disparaître. Jason, au comble de l'égarement, veut
encore parler à Médée, pour la maudire 123 :
Fragment XVII
Par ces mots, Jason croit faire horreur à Médée en lui rappelant
l'exemple de Déméter-Cérès, la déesse chthonienne qui illustre l'amour
maternel. Comment Egée, le «roi-qui-n'a-pas-d'enfants», accueillerait-il
une marâtre criminelle? «Arrête-toi et regarde Athènes, la cité antique
et opulente; et aperçois à ta gauche le sanctuaire125 de Cérès. . .» Mais
les dragons ailés sont loin déjà, abandonnant Jason à sa douleur et au
121 Prob., Verg., Egl, 6, 31, 3. Jocelyn, CX, p. 121. Cf. Eur., v. 1251-1260. Mètre obs
cur. Cf. Jocelyn, p. 370.
122 II semble bien que le conseil d'Horace : « Ne pueros coram populo Medea truci-
det» (Art poétique, v. 185) soit une invitation à ne pas renouveler l'exploit d'Ennius. Euri
pide ne montre pas l'accomplissement du crime. Ovide semble l'avoir suivi. Sénèque a
repris la scène d'Ennius.
123 Même fin dans la Médée de Sénèque.
124 Nonius, 469, 34. Jocelyn, CXII, p. 122. Sén. iamb.
125 Sens de templum au temps d'Ennius.
68 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
délire, tandis que le chœur apporte une conclusion au drame qui est
accompli.
CONCORDANCE
Fragment I cm
Fragment II CXI
Fragment IV CXVI
Fragment V CV(a)
Fragment VI CIX
Fragment XI CXV
Fragment XV CXIII
Fragment XVI ex
Imitation et originalité.
nius132. Mais l'a-t-on jamais fait mieux que l'auteur de la plus fameuse
des Médée latines, Ovide lui-même? Or le témoignage des Amours et des
Tristes est d'autant plus significatif qu'il s'accompagne de critiques à
l'adresse du style du vieux poète. Il le présente comme arte carens133,
arte rudis134, tout en reconnaissant des dons d'imagination et d'inven
tion qui suffisent pour écarter et effacer les critiques de Cicéron : «En-
nius ingenio maximus»x3s. C'est précisément ces qualités de création qui
transparaissent de l'analyse de ses œuvres. On a dit et démontré l'origi
nalité de la structure de son Andromaque136 et de son Iphigénie137. Il
semble bien avoir su prendre là ses distances par rapport à Euripide.
On a également tiré de l'étude des annotations de Nonius sur l'Hercule,
le preuve qu'Ennius s'est écarté de l'expression de son modèle, plus
souvent qu'il ne l'a copié de près138. Cela invite à considérer Ennius non
plus comme un vulgaire traducteur, mais comme un adaptateur origi
nal. C'est ce que confirme, en tout cas, l'analyse de Médée, à quelque
point de vue que l'on se place.
Examinons, en premier lieu, le problème apparemment accablant
pour Ennius de ses emprunts à la Médée d'Euripide. Il est indéniable
que la plupart des fragments se laissent plus ou moins aisément rap
procher de cette œuvre. Cela est si vrai, et la critique est si manifeste
ment habituée à ne juger d'Ennius que par rapport à ses modèles, que
lorsque deux vers de la Médée latine ne trouvent pas leur correspon
dance dans l'œuvre grecque, on s'ingénie à supposer qu'ils traduisaient
deux vers d'une autre pièce d'Euripide 139.
Mais, si l'on veut aborder la question avec tant soit peu d'objectivit
é, est-ce que ces emprunts constituent une preuve suffisante qu'Ennius
n'a été qu'un pâle imitateur? Ne doit-on pas en déduire, tout au plus,
que les commentateurs anciens nous ont conservé, par priorité, les vers
d'Ennius qui leur semblaient les plus proches du chef-d'œuvre d'Euri
pide? Il n'y a rien d'étonnant à constater que Cicéron, notamment à
132 Voir, par exemple, Herzog-Hauser, Ennius imitateur d'Euripide., Latomus, 1938,
p. 225-232.
133 Am., 1, 15, 19.
134 Trist., 2, 424.
135 Ibidem.
136 Cf. Heurgon, op. cit., p. 142.
137 Ibidem, p. 168.
138 Cf. Jocelyn, op. cit., p. 347.
139 Frag. XVII.
ENNIUS 71
propos de Médée, ait aimé retenir et citer les vers d'Ennius qui lui rap
pelaient le mieux certains passages d'Euripide. Et puis, ne connaî
trions-nous pas d'autres exemples d'emprunts semblables et qui, cepen
dant, n'accablent nullement leur auteur?
Relisons l'Examen de la Médée de Corneille140. Le poète y avoue,
très honnêtement, sa dette à l'égard de Sénèque. Du reste, ne le ferait-il
pas, que nous n'aurions pas moins raison de croire cette dette considé
rable : on a montré que Corneille conservait environ deux cents vers de
son modèle141. Malgré cela, loin d'être une «traduction», la Médée du
classicisme français nous semble fondamentalement différenciée. Un
abîme sépare ces deux versions du même mythe, au point qu'on ne ver
rait que sotte vanité à vouloir dire laquelle est la meilleure. Quels que
soient les résultats d'une telle démonstration, ils n'auraient, en fin de
compte, pas plus d'importance ni de pertinence que n'en saurait pré
senter un rapprochement entre une peinture de Timomaque et celle
d'un Picasso. Et c'est pourtant dans ce comparatisme absurde et gro
tesque que demeure confinée la critique quand pour parler d'Ennius
elle ne peut que renvoyer à Euripide. Il est temps de s'en évader et de
tenter de nouvelles voies.
Il serait long et fastidieux de reprendre ici, un à un, chacun des
fragments pour montrer que nous ne constatons, à propos d'aucun
d'eux, une traduction littérale, «ad uerbum», selon l'expression de Cicé-
ron. Ce que nous observons le plus souvent n'est que la reprise d'une
idée, ce que nous appellerons une «transposition» et non une «traduct
ion». Mais on se refuse si bien à admettre qu'Ennius ait pu avoir le
moindre esprit inventif que, lorsque la formulation de la «transposi
tion» s'écarte trop d'Euripide, on se croit autorisé à dire qu'Ennius ne
comprend pas son modèle, et l'on assure que la raison en est qu'il
entendait mal le grec!
Examinons un exemple où cette argutie s'applique admirablement
à desservir Ennius. Parce qu'Ennius «transpose», dans le fragment V,
l'idée d'Euripide, en la plaçant sur un autre plan, en lui donnant une
élévation et une portée plus haute, on se récrie : «il semble qu'Ennius
n'ait pas bien compris, ou pas bien rendu la pensée d'Euripide142.» Pas
un instant on ne se demande si Ennius n'a pas, tout simplement, voulu
conserver le mouvement de cette pensée, mais souhaité en modifier le
contour pour en remodeler le sens. Nous avons déjà dit que l'intention
d'Ennius, dans ce passage, s'écartait très nettement d'Euripide, si vis
iblement, en tout cas, que l'on ne saurait croire à une erreur de «traduct
ion ». On se rappelle le thème euripidéen : Médée sort du palais où elle
a longtemps tenté de dissimuler sa douleur, et veut se justifier auprès
du chœur des Corinthiennes. Elle redoute que le silence de sa retraite
ne puisse passer pour de la distance arrogante. Elle désire écarter les
soupçons qui la taxent d'indifférence à l'égard de la vie de la cité. La
version d'Ennius, bien qu'elle suive un mouvement semblable, porte
une vérité toute différente : Médée sort du palais, elle se présente bru
talement devant les femmes de Corinthe telle qu'elle est, une étrangère
et une exilée. Elle essaie seulement de dissiper les préjugés habituels
qui planent sur une femme venue d'un pays lointain. Pour être exilée et
étrangère elle n'en mérite pas moins de considération. Il y a des étran
gersutiles à leur cité d'adoption et il y a des indigènes qui vivent dans
leur pays de façon blâmable. Médée voudrait, une bonne fois, démystif
ier les opinions toutes faites qui font qu'un indigène est toujours bon,
et l'étranger toujours suspect. Le thème a été volontairement infléchi
par Ennius dans un sens qui ne nous surprend pas : le Messapien,
Romain d'adoption, a sans doute été souvent contraint, au moins pen
dant les premiers temps de son installation à Rome, de se laver aux
yeux de certains patriotes farouches de sa faute originelle. Il serait bon
que cette fierté, que l'on voit poindre à travers cette déclaration de
Médée, nous engage à ne plus toujours chercher à lire Euripide entre
les vers d'Ennius.
Il est des cas, cependant, où Ennius ne peut éviter la reprise de tel
passage indispensable à la progression et à la vraisemblance de l'ac
tion. D'ailleurs, sommes-nous absolument certains qu'il s'agisse tou
jours, dans Euripide, d'une création totalement originale? Confronté à
sont tour aux mêmes nécessités, Ennius les résout en transcrivant son
modèle avec la plus ferme concision. C'est alors que l'on rencontre ces
transpositions rapides qui ne trouvent leur équivalent chez Euripide
142 Heurgon, op. cit., p. 175. Même opinion, spécialement à propos de toute Médée,
dans N. Terzaghi, La tecnica tragica di Ennio, SIFC, 1928, VI, p. 191.
ENNIUS 73
émouvoir son public par des moyen qui auraient pu toucher un auditoi
re athénien, le poète italiote, nourri d'alexandrinisme, s'est attaché
cependant à plaire à des cœurs romains. A cet effet, il s'est entièrement
consacré à rechercher et à perfectionner les possibilités que lui offrait
un art dramatique déjà constitué dans ses genres et dans sa langue.
Langue et style.
rer ces imperfections lorsqu'il s'agit de Plaute, parce qu'il écrit des
comédies, et aussi parce qu'il a eu la chance de trouver en Varron un
éditeur attentif. On les excuse de même chez Caton sous prétexte qu'el
lestémoignent admirablement de sa vertueuse rusticité. Mais pour
Ennius, poète tragique, nulle indulgence de ce genre car, nous dit-on, il
a parlé trois langues dès l'enfance. Comme si toute l'histoire de la litt
érature latine ne nous montrait aucun autre artiste dont le talent n'ait
tiré profit de l'apprentissage de plusieurs langues.
Il nous faut donc bien mettre en évidence qu'il écrit la langue la
mieux élaborée dont disposait l'élite de ses contemporains. Il nous
appartiendra ensuite de constater que cette langue, dans l'état où elle
se trouvait alors, n'offrait aucune différence sensible de degré, de qual
ité distincte et propre à chaque genre littéraire, mais servait la coméd
ie et la tragédie, comme l'histoire et l'épopée. Cela nous donnera la
possibilité d'apprécier à sa juste valeur l'effort réel d'Ennius pour créer
un ton tragique à l'intérieur de cette langue indistincte et indifférenc
iée, en recherchant des moyens plus expressifs, en recourant, notam
ment, à la rhétorique.
Cicéron est particulièrement sensible à une première qualité : En
nius reproduisait dans ses écrits le langage qu'il entendait parler au
tour de lui; il en copiait la simplicité, sans autre recherche que celle de
la clarté et sans artifice raffiné. Ennius lui paraît ne s'écarter jamais de
l'usage commun des mots148. Comme Homère, parfois, il sait recourir
au langage de tous les jours 149. Langue actuelle donc, mais non pas lan
gue courante ni familière, comme on l'a dit150. Un tour comme celui-ci :
«qui uolt quod uolt ita dat semper se res ut opérant dabit»151 n'a pour
l'époque rien de commun ou de vulgaire, mais possède la grandeur
simple des formules d'un Caton. Les héros d'Ennius parlent aussi la
langue des grandes familles de ce temps et non celle du peuple152. Cer
tes on conçoit bien que cette spontanéité syntaxique par son inconsis
tance toute proche du parler de chaque jour153 ait pu heurter ensuite
les puristes, parisans d'un art plus classique. Mais on ne peut logique
mentfaire reproche à Ennius de ne recourir qu'aux formes et aux
161 Fragment I.
162 Cf. César, B.G., 4, 7, 1.
163 Fragment I.
78 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
gie dépouillée qu'il pouvait entendre et admirer dans les propos d'un
Caton et d'un Scipion.
Au fond, chaque fois que l'on a traité de la langue de ce temps, on
s'est complu dans des appréciations toutes subjectives et des équations
aussi simples que fausses. Le raisonnement est alors invariablement le
même : Plaute et Ennius écrivent la même langue ; parce que le premier
est poète comique et l'autre poète tragique, il faut croire que cette lan
gue était plus apte à supporter le ton de la comédie que celui de la
tragédie; de là il s'ensuit que Plaute est un excellent auteur comique et
Ennius un piètre dramaturge. «Au début, la langue n'était mûre encore
que pour des œuvres de caractère comique. . . Dans ses œuvres sérieuses,
Ennius lutte contre une langue indigente et raide. Plaute est à
l'aise. . . » 164. Cette façon de voir les faits n'est intéressante que dans la
mesure où elle traduit le sentiment d'un lecteur moderne. Elle a pu être
aussi celle d'un Varron mais non celle d'un contemporain d'Ennius. Et
il y a fort à parier que tel trait de la langue de Plaute, qui produit
aujourd'hui un irrésistible effet comique sur nous, paraissait purement
anodin à son public. On peut croire de même que certains passages
d'Ennius qui prêtent à sourire, tant ils nous semblent proches du langa
ge de la comédie, n'étaient pas ressentis de la même manière autrefois.
Il faut prendre la peine de relire Plaute et puis Ennius après. Alors on
aperçoit cette similitude de langue qui, en soi, a priori, n'est ni comique
ni tragique et que seules les situations peuvent colorer et charger d'une
teneur différente. On observe ainsi un mélange, particulièrement dé
concertant, des termes et des tours qui sont utilisés aussi bien dans l'un
et l'autre genre165, comme on constate l'emploi de mètres indistincts166.
Cela permet de comprendre pourquoi, à Rome, les premiers tragiques
ont été en même temps auteurs de comédies. Il nous faut donc nous
efforcer de replacer cette langue dans sa neutralité. Pour les Romains
de ce temps, l'intérêt était autre : l'effet que produisait la métaphore,
contenue dans le fragment VIII, n'était ni le rire ni l'effroi, mais bien
un grand sentiment de satisfaction devant la plénitude de cet art apte à
traduire clairement une image simple et forte. Lorsque Médée confiait
à ce public : «mihi hodie tradidit repagula quibus ego iram omnem
recludam», si l'émotion parcourait les gradins, elle était provoquée par
Nous n'observons rien dans ces effets qui justifie ce que l'on a pu écri
re : «avec de grands dons d'écrivain, Ennius manquait de goût»173; bien
au contraire, il nous semble qu'il y a là une réussite certaine.
A propos des situations pathétiques et violentes que recherche le
théâtre d'Ennius on a dit que ce qui les caractérise avant tout c'est un
certain goût de l'expressivité174. On pourrait en dire tout autant de son
style. Nous avons déjà montré l'usage fréquent de l'allitération, de la
répétition et de la métaphore réaliste. Il nous faut présenter une der-
175 Fragment V.
176 Fragment VIII.
177 Cf. Ad. Heren., 4, 7.
ne voir o. Skutsch, Studia Enniana, Londres, 1968, p. 181 et sq., Notes on Ennian
Tragedy, II, Rhetoric.
179 H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 347.
180 Fragment X.
181 Fragment VII.
ENNIUS 81
musique apportait elle aussi son concours pour rehausser l'effet. Dans
ces instants privilégiés, le grand art d'Ennius atteignait ces hauteurs
sublimes que seul atteint, parfois, notre opéra.
Métrique et musique.
C'est en effet sous une forme semblable à celle de l'un de nos opé
ras que la Médée d'Ennius est apparue à ce public italien avide, déjà, de
ce genre de spectacle suprême où intervenaient la danse, le mime et la
musique dans l'art dramatique. Nous avons la plus grande peine à ima
giner l'ampleur et la majesté de la représentation autrement qu'en
recourant à cette comparaison. Tout comme il nous est difficile de
concevoir à quel degré de maîtrise de leur art devaient atteindre les
acteurs à qui l'on confiait des rôles qui réclamaient des dons aussi
variés. Un texte célèbre de Tite-Live182 permet d'ailleurs de supposer
une répartition moins écrasante des tâches : un acteur chantait la part
ie lyrique, tandis qu'un autre assurait le mime et la danse183. Cette
théorie n'est pas unanimement acceptée 184 mais, de toute façon, cela ne
fait qu'accroître la complexité du spectacle en introduisant sur la scène
un acteur supplémentaire. Il nous faut donc renoncer aux idées trad
itionnellement reçues qui prétendent que ce premier théâtre latin a
manqué de grandeur et n'a jamais eu l'envergure nécessaire pour
imposer la construction d'édifices monumentaux tels qu'en avait créés
la Grèce et qu'en inventera Rome plus tard. Nous savons que ce refus
temporaire de construire de véritables théâtres n'a reposé que sur des
interdits moraux. Mais la première scène latine, pour n'avoir été que
posée sur de simples tréteaux de bois, n'en n'a pas moins porté des
spectacles fastueux et qui réclamaient la participation de nombreux
acteurs, mimes, danseurs et musiciens. Cette plate-forme, temporaire
ment installée au cœur des joutes athlétiques ou devant la façade d'un
temple185, s'avéra certainement d'un usage aussi pratique qu'une scène
construite en dur. La légèreté de la construction, son caractère éphé
mère et donc mieux adapté autorisaient à construire une charpente
182 7, 2, 9-10.
183 vojr ρ Grimal, La civilisation Romaine, p. 306, et Le siècle des Scipions, p. 65 et
sq.
184 Cf. H. D. Jocelyn, The Tragedies of Ennius, p. 21.
185 M. Bieber, The History of the Greek and Roman Theater, Princeton, 1939, p. 152.
82 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
186 Voir notre article : Espace matériel et espace musical sur la scène romaine, Vita
Latina, n°75, 1979, 22-31 et n°76, 16-24.
187 Nous connaissons les noms de deux d'entre eux : Marcipor, collaborateur de Plau-
te, et Flaccus qui fut celui de Térence. Voir : P. Wuilleumier, Le Théâtre latin, Paris, 1956,
p. 24.
iss Voir P. Grimai, Le siècle des Scipions, p. 70.
189 H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 29, n. 1.
190 J. Heurgon, Ennius, II, p. 127.
ENNIUS 83
-C- Sept. et
V Médée Canticum
Première Oct. troch
Apparition
de Médée VI Médée Sept. troch. Canticum
-D-
Entrevue VII Médée Sept. troch Canticum
Créon-Médée
-G-
Dialogue XIV Le Chœur Sén. iamb. Diuerbium
Médée-le Chœur
-H-
Adieux de Canticum uariis
XV Médée Incertain
Médée modis ?
à ses enfants
-I-
Canticum uariis
Supplications XVI Le Chœur Incertain
modis ?
du Chœur
- J-
Dernières XVII Jason Sén. iamb. Diuerbium
paroles
de Jason
Ce qui subsiste de Medea Exul suffit pour donner une idée, assez
exacte, de l'importance qui était ainsi accordée au concret. Ennius nous
semble avoir été un observateur et un peintre du réel dans la mesure
où il s'écarte, à la fois, du flou artistique qu'affectionne Apollonios de
Rhodes et de cette abstraction, chère à. Euripide, qui enveloppe la vie
des personnages comme pour les détacher des médiocrités de faire de
200 Cf. H. D. Jocelyn, The tragedies of Ennius, p. 352, et J. Heurgon Ennius, II,
p. 173.
201 Fragment I.
202 Voir plus haut, Met., 7, 350-402.
203 Fragment XVII.
88 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
édulcorée que nous lui retrouvons dans tel vers de Virgile208 ou d'Ovid
e209. Il aide à pénétrer au cœur de cette dramaturgie réaliste et
bourgeoise, qui est peuplée par une humanité d'autant moins héroï
quequ'elle s'efforce d'être ressemblante. Mais Ennius lui donne cette
sensibilité et cette vérité qui font descendre les héros de leur piédest
al et élèvent les humbles.
On devine derrière cette conception de la comédie humaine com
meun principe conducteur humaniste qui, nous pouvons le supposer,
a sa source dans un évhémérisme teinté de réalisme latin. C'est bien
lui, en tout cas, qui explique que le précepteur puisse chanter si haut
les mérites de la nourrice, à grand renfort de titres pompeux et de
termes solennels. Le personnage en semble transfiguré; son rôle est
magnifié. Et l'apparition de cette antiqua et fida custos210, aux mar
ches du palais, ne manque vraiment guère de majesté. D'où le ton du
vers: «quid sic te extra aedis exanimatam éliminât?211.»
Par un mouvement tout inverse, les Argonautes abandonnent leur
immunité légendaire pour ressembler aux conquérants de ce siècle.
Ils s'intègrent si bien à cette société romaine qu'ils n'acceptent plus
certaines tâches indignes que l'imagination poétique d'Euripide leur
assignait pourtant212. Ennius retire ainsi les rames de l'Argo de la
main des preux. A bord du vaisseau, ces guerriers ne sauraient ac
cepter de faire l'office des rameurs. Voilà pourquoi ils se laissent
«transporter» passivement. La nourrice a une vision réaliste des cho
ses et des hommes : les Argonautes sont donc «uecti»211, tout comme
l'étaient, au moment même où elle parlait, les soldats d'élite romains
que Scipion s'apprêtait à faire débarquer en Afrique. La marque so
ciale atteint les héros, et les contraint à se plier aux exigences qui
pesaient sur les contemporains d'Ennius. Le mythe est passé au filtre
de l'évhémérisme, mais il n'en paraît pas amoindri pour autant : il y
gagne même cette vraisemblance, dont nous nous passerions volont
iers, mais qui a pu ressembler, en cette période où Rome inventait
une mystique toute romaine, à une conquête majeure.
214 Fragment I.
215 Fragment II.
216 Fragment III.
217 The tragedies of Ennius, p. 363.
218 Fragment I.
ENNIUS 91
Le moment est donc venu de montrer ce dont elle est capable. Cepend
ant,comme elle comprend bien ne pas être engagée dans un véritable
combat (certamen) mais dans une autre forme de lutte, plus subtile,
(certatio)222, elle use d'une arme dont elle a été elle-même victime (blan-
diloquentia) pour servir sa colère (ira)223. Elle, qui a été séduite et lâche
ment trompée, triomphe à son tour de la sottise : Créon se laisse berner
(trauersa mente). Médée n'a plus qu'à apprendre ce qu'il faut de coura
ge pour parvenir à mettre à exécution ses sombres résolutions :
qui uolt quod uolt ita dat semper se res ut operam
dabit22*
227 Fragment I.
228 Fragment XII.
229 Fragment V.
230 Fragment XI.
231 Ibidem.
232 Fragment V.
233 Fragment IX.
94 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
parle Aulu-Gelle234, semblait indiqué pour porter sur la scène cette sorte
de débat qui était tout à fait d'actualité. D'autant plus qu'il se sentait
devenu parfaitement romain et prêt, s'il le fallait, à renier ses patries
antérieures : «Nos sumus Romani, qui fuimus ante Rudini»235, et d'au
tant mieux encore qu'il avait conscience, comme Médée, d'avoir bien
servi l'État. La leçon n'était pas pour déplaire à Caton ni à tous ceux
que Rome venait d'accueillir et que l'aristocratie patricienne supportait
plus qu'elle ne les acceptait véritablement. Médée soulevait donc un
problème aussi actuel que celui qu'abordera Athamas lorsque Rome
traversera la tourmente déchaînée par le scandale des Bacchanales236.
Il semble que nous puissions imaginer entre Médée et Ennius des liens
qui ne tiennent pas seulement au désir de donner au théâtre une forme
d'actualité : il s'ajoute à cela une certaine complicité. On en trouvera
peut-être la preuve dans cette constatation : Ennius n'emploie pas une
seule fois dans toute son œuvre, le mot «barbarus»2*1. Or, il convenait si
bien pour décrire la situation de Médée que les dramaturges qui ont
repris le mythe après Ennius ne se sont pas privés de l'utiliser. Le Mes-
sapien, Romain d'adoption, préfère exprimer la situation de Médée par
cette périphrase où elle est comptée parmi ceux qui vivent «patria pro-
cul».
Mais le conflit qui oppose Médée aux «nobles dames» de Corinthe
n'est pas seulement d'ordre social. Les «matronae opulentae» le jugent
aussi et surtout du point de vue de la morale. Médée leur semble enco
re plus redoutable pour la famille que pour la société. Ennius a bien
l'air de partager de cette opinion. Peut-être faut-il chercher la justifica
tion de cette attitude dans le puritanisme qu'affichait alors Caton? Quoi
qu'il en soit, les Corinthiennes déplorent le mauvais exemple que cons
titue le genre de vie que mène Médée en marge des lois familiales et
conjugales. Le précepteur partage cet avis unanime; de fait, à travers
les propos solennels qu'il adresse à la nourrice, on voit poindre une
certaine réprobation. Il n'appelle pas «ancilla» cette vieille servante,
parce que sa maîtresse n'est pas «matrona». Dans son esprit, elle ne
peut qu'être «custos», parce que Médée, selon les coutumes et les
Le redoublement même de «cor» souligne bien ces excès que leur moral
e réprouve. Cela ne les empêche sans doute pas de déplorer sincère
ment les malheurs de Médée; simplement, elles estiment qu'ils étaient
inévitables en raison même de la situation anormale que la princesse
imprudente a acceptée en quittant sa patrie et ses parents.
Ces quelques aperçus moraux et sociaux, que nous avons cru pou
voir discerner au sein de ce drame réaliste et bourgeois, semblent invi
ter à orienter nos recherches vers les idées qui pouvaient alimenter et
soutenir ce théâtre. On aimerait, assurément, savoir s'il reposait sur un
quelconque support idéologique et s'il illustrait tel ou tel système, phi
losophique ou religieux.
Syncrétisme ou Eclectisme?
238 Fragment I.
239 Fragment II.
240 Fragment XI.
96 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Conclusion :
Opvs Perpetvvm
PACUVIUS
son cadet de vingt ans1. Il en avait été l'élève2. Par ailleurs, Pacuvius
et Accius se sont rencontrés au moins une fois de facon certaine3,
mais rien ne nous interdit de croire que cette rencontre n'ait pu avoir
au moins un précédent.
Quoi qu'il en soit, entre les trois poètes, le fait est évident, une sorte
de distribution et de complémentarité des tâches s'est instaurée, qu'elle
ait été voulue ou non. Il nous importe surtout de constater qu'autour de
l'épisode médian (qu'avait traité Ennius) Pacuvius et Accius sont venus
placer l'épisode final et l'épisode initial de la saga. De la sorte a été
constituée cette grande trilogie dramatique dont Médée demeurait le
protagoniste. Il nous importe aussi de nous demander s'il ne faudrait
pas déduire du fait que les deux dernières pièces abordent les aspects
les plus sympathiques du personnage comme une certaine volonté de
corriger la première image de Médée, celle qu'avait montrée Ennius.
Sans doute serait-il prématuré d'aborder ici cette question. Attachons-
nous, pour l'instant, au seul sujet du Médus de Pacuvius.
Hygin et Pacuvius
6 Sur le débat suscité par l'erreur d'un grammairien, attribuant l'œuvre à Ennius à
partir de Cic, De fin., 1, 4, on consultera R. Argenio, M. Pacuvio, I Frammenti dei dram
mi.. ., Turin, 1959, p. 1, η. 2; H. Rose, op. cit., p. 10 et G. D'Anna, M. Pacuvii Fragmenta,
Rome, 1967, p. 43, n. 1, qui tous deux renvoient à C. Robert, Hermès, XXIII, 1883, p. 436,
n. 1.
7 Voir H. Rose, op. cit., p. 29 et G. D'Anna, op. cit., p. 117-118.
8 M. Valsa, Marcus Pacuvius poète tragique, Paris, 1957, p. 33.
9 Arg., IV, 778.
10 Fab., 27, 2 et sq. Le mot est cité quatre fois, détail remarquable dans un texte aussi
court.
104 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Le texte d'Hygin
Fabula XXVII12
Tels sont donc les mouvements dramatiques les plus sensibles. Ils
permettent ainsi de distinguer dans la Fable comme cinq grands «mo
ments» évidents. Ceux-ci ne sont pas sans rappeler les cinq actes tradi
tionnels que connaissent Donat13 et Horace14. Il est vrai que, chez ces
auteurs, le mot «actus» s'applique à la comédie, mais, comme nous le
verrons, le Médus de Pacuvius n'est pas sans rapport avec la comédie.
Par ailleurs, il est bien évident que cette distinction en «actes» avait
chez les Anciens une toute autre valeur et une signification bien diffé
rente de ce que nous pouvons observer sur nos scènes modernes. La
notion d'acte, sur le théâtre latin, ne correspondait qu'à des «mo
ments», à des «temps forts», sans qu'il fût nécessaire pour autant, com
mec'est l'usage moderne, d'imposer une césure, pour laisser les specta
teursse détendre. Ces «moments» pouvaient du reste ne pas avoir des
durées égales lors de la représentation. C'est bien précisément ce que
nous observons dans le présent découpage de la Fable d'Hygin. Il nous
appartiendra de juger plus loin si une telle répartition peut aider ou
non au classement de ces fragments isolés, que nous allons relire.
Le texte de Pacuvius
13 Ad., Praef., 1, 4.
14 Art poét., 189 et sq.
15 Op. cit., p. 119-125.
16 On pourra en juger à travers l'importance et la qualité de l'apparat critique que
nous regrettons, faute de place, de ne pouvoir reproduire ici.
17 A. Klotz, Scaenicorum Romanorum fragmenta, Munich, 1953.
PACUVius 107
I
ques sunt is? : : ignoti nescio ques ignobiles 251
II
cedo, quorsum itiner tetinisse aiunt? 252
III
te, Sol, invoco ut mihi potestatem duis? 253
inquirendi mei parentis 254
IV
quae res te ab stabulis abiugat? : : certum est loqui? 255
V
accessi Aeaeam et tonsillam pegi laeto in litore 256
VI
diversi circumspicimus, horror percipit 257
VII
quid tandem? ubi ea est? quo receptat? : : exul 258
incerta vagai.
Vili
custodite hune vos ne vim quis attolat neve attigat? 259
IX
angues ingénies alites iuncti iugo 260
X
linguae bisulces actu crispo fulgere 261
XI
. . . mulier egregissima? 262
forma 263
XII
caelitum Camilla, exoptata advents : salve, hospita 264
108 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
XIII
. . . postquam calamitas plures annos arvas calvitur 265
XIV
qua super re interfectum esse dixisti Hippotem? 266
XV
possum ego isiam capite cladem averruncassere 267
XVI
vitam propagans f exan * f altaribus 268
XVII
Aegialeo parentat poter 269
XVIII
atque, eccum in ipso tempore ostentum senem 270
XIX
refugere oculi, corpus macie extabuit, 271
lacrimae peredere umore exanguis genas,
situm inter oris barba paedore horrida atque
intonsa infuscat pectus inluvie scabrum 274
XX
sentio, poter, te vocis calvi similitudine 275
XXI
quis tu es, mulier, quae me insueto nuncupasti nomine? 276
XXII
set quid conspicio? num me lactans calvitur 277
aetas? 278
XXIII
coniugem 279
habui ilium, Amor quem dederat qui plus pollet potiorque est 280
pâtre
PACUVius 109
XXIV
XXV
populoque ut faustum sempiterne sospitent 284
XXVI
sì resto, per git ut earn; si ire conor, prohibet baetere 285
XXVII
clamore et sonitu colles résonantes bount 286
XXVIII
repudio auspicium : regrediundum est ilico 287
XXIX
neque profundum 288
Essai de reconstitution
Acte I
Fragment 1.
Fragment 2.
Fragment 3.
Fragment 4.
Médus - «Je suis arrivé à Aia et j'ai fiché le pieu d'amarrage sur un
rivage radieux21.»
Médus évoquait les périls et la tempête survenus au cours du voya
ge.
Fragment 5.
Médus - «Nous regardons de tous côtés; l'horreur nous pénètre22.»
Dans ce rappel des dangers, intervenait peut-être le fragment sui
vant qui est particulièrement délicat à classer, ne serait-ce qu'en raison
de sa brièveté :
Fragment 6.
(Médus?) - «Ni. . . la profondeur de la mer. . .23. »
Perses interrogeait le nouveau venu sur un ton plein de mépris.
Fragment 7.
Perses - «Quelle affaire te fait quitter ta demeure?»
Médus - «Je suis décidé à le dire24.»
Bien évidemment cette prétendue sincérité n'était que ruse. Médus
dissimulait sa véritable identité et se faisait passer pour Hippotès, qui
pourchassait Médée pour venger Créon. On imagine la réaction de Per
ses : Médée se trouverait-elle donc à Aia?
Fragment 8.
Perses - «Qu'est ce que cela veut dire, à la fin? Où est-elle? Où
a-t-elle un refuge?»
Médus - «Exilée, sans demeure fixe, elle erre à l'aventure25.»
Il y avait peut-être trop de pitié dans cette réponse. Elle contenait
au moins quelque chose qui éveillait un soupçon dans l'âme méfiante
de Perses. D'où l'habile décision qu'il prenait en ordonnant de placer
Médus dans une sorte de détention surveillée.
Fragment 9.
Perses (à ses gardes) - «Vous, veillez sur cet homme, afin que nul
ne puisse ni attenter à sa personne ni même l'atteindre26.»
Sur cette mesure prudente, Perses regagnait l'intérieur du palais,
Acte II
Fragment 10.
Fragment 11.
Fragment 12.
Fragment 13.
Un personnage - «... Une femme, d'une suprême beauté. . .»30
II s'agit, naturellement, de Médée. Mais, détail assez surprenant,
personne ne la reconnaît du premier coup d'œil, pas même Perses, dont
elle hante cependant jour et nuit la pensée. . . Peut-être ne l'imaginait-il
pas aussi belle?
Et l'admirable créature parle. Elle s'adresse même au roi, sorti tout
exprès du palais, au bruit de la nouvelle. Elle se déclare capable de
conjurer cette famine.
Fragment 14.
Médée - «Je puis, moi, détourner de ta tête ce fléau31.»
Elle se fait passer pour prêtresse de Diane. Chacun l'accueille avec
d'autant plus de joie, et tous voudraient pouvoir s'écrier avec Perses :
Fragment 15.
Perses - «Toi, la petite servante des habitants du ciel, toi que nous
attendions, tu nous arrives : Salut ! Sois notre hôte ! 32. »
Aucun autre fragment ne nous est parvenu qui puisse permettre
une meilleure connaissance de cet acte. Nous ne pourrons donc que
nous retourner vers la Fable d'Hygin et supposer, comme elle le passe,
que Médée apprenait la présence du faux Hippotès, qu'elle formait des
projets de vengeance contre lui, et qu'elle obtenait de Perses que le
détenu lui soit livré.
Acte III
Fragment 16.
Fragment 17.
Acte IV
Fragment 18.
Fragment 19.
Fragment 20.
Médée - «... prolongeant encore son existence au pied de l'autel
désert. . .»38
Aiétès, de fait, ne vit que pour assurer encore à son fils mort,
Absyrtus ou Aegialeus, les sacrifices nécessaires à son repos.
Fragment 21.
Médée - «Pour Aegialeus, son père célèbre un sacrifice. . .»39
Dans sa douleur, Aiétès distinguait une forme, quelque chose qui, à
travers ses larmes, ressemblait à Médée.
Fragment 22.
te. . . Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'elle ne pouvait s'empêcher
de l'appeler «père». Aiétès ne savait plus que croire.
Fragment 23.
Aiétês - «Qui donc es-tu, femme, qui viens de m'appeler d'un nom
insolite?41.»
Médée se faisait définitivement reconnaître de son père. Aiétès lui
adressait sans doute quelque reproche sur son départ et la façon dont
elle avait suivi cet homme, cet étranger, en l'abandonnant, lui, son
père. Médée lui disait alors :
Fragment 24.
Fragment 25.
41 D'Anna XXI, 276. Sept, troch. complet. Varr., Ling, hat., 6, 60.
42 D'Anna XXIII, 179-280. Oct. iamb, incomplet et complet. Cic, Tusc, 4, 69.
43 D'Anna XXIV, 281-283. Sén. iamb, complets. Rhet. Her., 2, 40.
PACUvius 117
Fragment 26.
Acte V
Fragment 27.
Fragment 28.
Fragment 29.
CONCORDANCE
Tel est donc le classement des fragments auquel nous sommes par
venu. Il est certainement inutile de bien préciser ici que nous ne sau
rions le considérer comme absolu et encore moins définitif. Nul ne
pourrait affirmer que, sur tel ou tel détail, d'autres possibilités n'au
raient pu être envisagées, de façon également satisfaisante. Tout au
plus peut-on considérer le résultat de cet essai comme une hypothèse
de travail relativement probante. Par rapport à nos précurseurs, notre
seul mérite n'est que de mieux prendre en considération deux facteurs
qui n'ont, semble-t-il, jamais été exploités méthodiquement : d'une part,
les données de la Fable d'Hygin, et, d'autre part, les associations fon
dées sur l'emploi de mètres identiques. C'est donc, en s'appuyant sur
l'une et l'autre de ces deux données, que le présent classement offre
quelques possibilités nouvelles de reconquête du drame perdu. Tel
quel, il nous permet du moins de suivre l'œuvre dans ses lignes de for
ce les plus nettes et donc dans sa continuité. Mais tout notre effort
serait vain s'il n'avait servi uniquement qu'à redonner un corps à ces
membres disloqués. Ce que nous devons espérer de cette relecture
pourrait aller plus loin encore, si elle nous invitait à replacer l'œuvre,
ainsi restructurée, dans le vaste courant des modes et des idées qui al
imentait la création littéraire, au moment même où Pacuvius composait
son Médus.
120 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
PSEUDOLUS ET MÉDUS
C'est, bien entendu, à la comédie que nous allons devoir faire appel
pour mieux connaître la tragédie. Les deux genres entretiennent à
Rome des rapports privilégiés et qui ont fait l'objet de trop nombreux
commentaires pour qu'il soit nécessaire ici de les rappeler.
Avant de justifier en détail le parallèle que nous projetons d'établir
entre le Médus et le Pseudolus, essayons, très rapidement, de dégager
l'intérêt que présente le Pseudolus pour ce type de recherche.
Cette comédie, comme nous avons tenté de le montrer par ai
l eurs49, est tout d'abord riche en allusions à l'actualité politique et reli-
giuse. En second lieu, en elle, la parodie du style tragique tient une pla
ceimportante. De plus, dans les thèmes mêmes qu'elle aborde, elle pro
pose un éventail des idées et des goûts qui peut être précieux pour com
prendre le Médus. Enfin, en ce qui concerne les problèmes de datation,
le Pseudolus jouit d'un privilège rare, celui de pouvoir être daté de
facon absolument certaine.
Pour en venir tout de suite à ce dernier point, la datation du Pseu
dolus nous est en effet connue, de facon irrécusable, par la didascal
ie50. La pièce fut jouée sous la preture urbaine de M. Iunius, au cours
des Jeux Mégalésiens, c'est-à-dire au printemps 191 51. Nous avons donc
là un point de repère chronologique tout à fait assuré et utilisable dans
une perspective comparatiste avec les œuvres de Pacuvius.
Cette perspective, du reste, est d'autant plus ouverte et nécessaire
que le Pseudolus se distingue particulièrement, dans l'ensemble de la
production de Plaute, par sa volonté constante et consciente de paro
dier le style et les situations tragiques. La parodie, en effet, a été de
longue date remarquée par les éditeurs52. Elle est d'autant plus sensi
blequ'elle affecte particulièrement la première scène, dont le rôle est
naturellement essentiel pour l'exposition des thèmes et des moyens
comiques53. Du reste, la netteté de ce dessein parodique est elle-même
soulignée, à l'intérieur de la pièce, par les personnages; ainsi, au vers
49 Voir notre article Politique et religion dans le Pseudolus, RÊL, LVI, 1979, p. 115-
141.
50 PSEUDOLUS M. IUNIO. M. FIL. PR. URB. AC. M.
51 Sans doute lors de la dédicace du temple de la Magna Mater Idaea (T. L., 36, 36,
3.).
52 Cf. A. Ernout, Plaute, Paris, 1938, t. VI, n. 1, p. 17.
53 Voir spécialement les vers 1-13.
PACUVIUS 121
54 Vers 703-706.
55 Pseud., 199-201.
56 Pseud., 193 et 868-870.
57 D'Anna, p. 48-52.
58 B. Bilinski, Contrastanti ideali di cultura sulla scena di Pacuvio, Acc. Polacca di
scienze e lettere, Fascicolo 16, Rome, 1962, p. 29 et 30
59 B. Bilinski, ibidem, p. 29, n. 45.
122 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
60 A. Thierf elder, Plautus und die römische Tragödie, Hermès, LXXIV, 1939, réimpr.
1967, p. 155 et sq.
61 Pseud., 772.
62 B. Bilinski, Contrastanti, op. cit., n. 46, p. 30.
PACUVius 123
63 Elle a du reste été formulée par B. Bilinski, ibidem, contre la datation de Thierfel-
der.
64 E. Paratore, Storia del teatro latino, in Storia del teatro, Milan, 1957, p. 148.
65 De fin., 1, 4.
66 Nous avons vu dans le chapitre précédent que Cicéron lui-même était revenu sur
ce jugement. Ci.Acad., 1, 10.
67 Comme nous l'avons constaté, Ennius, né en 239, a 35 ans lorsqu'il écrit sa Médée ;
Pacuvius, né en 220, a 28 ans lorsqu'il fait représenter son Antiope en 192. La date de
naissance de Pacuvius nous est donnée par Cicéron {Brut., 229). Il aurait eu cinquante ans
de moins qu'Accius. Or, grâce à saint Jérôme (Euseb. Chron., 1878) nous savons qu'Accius
naquit en 170.
68 Pseud., 193.
69 Pseud., 868-870.
124 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
78 Pseud., 193.
79 Politique et religion dans le Pseudolus, op. cit., p. 117-118.
8° Pseud., 868-870.
81 Les trop nombreuses interprétations de Pseud., 868-870 qui négligent cet aspect
aboutissent à des considérations fort peu nécessaires et guère probantes. On prête au
cuisinier toutes sortes d'intentions invraisemblables. La scène se comprend de façon
satisfaisante si elle n'est que la parodie du bonheur béat imaginé par Pacuvius. Elle comp
orte aussi des implications politiques et religieuses sur lesquelles nous aurons à reven
ir.
126 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
82 D'Anna I, 251.
83 D'Anna XX, 275 et XXII, 277.
PACUvius 127
85 Fragment 23.
PACUVius 129
Comique et tragique
Musica
p. 56-58 et L. Koterba, De sermone Acciano et Pacuviano, Diss. Philol. Vingob., VIII, 1905,
p. 152-154.
90 Rhinthôn «vit» à Tarente entre 323 et 283. Voir P. Wuilleumier, Tarente, Paris,
1939, p. 619.
91 Ibidem.
132 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
92 Sur ces aspects métriques et musicaux, voir notre article : Le théâtre latin tel qu'en
nous-mêmes. . ., Caesarodunum, XII bis, Paris, 1977, p. 31-42, ou encore : Espace matériel
et espace musical sur la scène romaine, Vita Latina, 1979, n° 75 et 76 p. 16 et sq.
93 Voir notre article : Sur un itinéraire ovidien : de la declamatio à la recitano, Caesa-
rodum, XIV bis, 1979, p. 71-81.
pacuvius 133
94 De off., ι, 114.
134 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
95 La carrière de Plaute montre d'ailleurs une évolution très nette dans le sens d'un
développement des cantica et de la réduction inévitable des diuerbia.
96 1, 50.
97 «Luituperata musica».
98 De orai. 2, 155; De rep., 1, 30.
99 Epist., 1, 18, 39-44.
100 Voir aussi Ad Her., 2, 17, 43.
PACUvius 135
S'il est certain que Pacuvius a réussi à nous démontrer son peu
d'intérêt pour la musique (un examen métrique rapide de l'Antiope est
sur ce point révélateur101), il n'est pas évident en revanche que son
œuvre ait présenté quelque nouveauté dans la recherche d'un contenu
plus orienté vers la «sapientia». Du moins, les analyses qui lui ont été
consacrées ne s'attardent guère sur cette question. Nous chercherons à
en juger par nous-même, ultérieurement. Pour l'instant, il nous faut
revenir plus simplement aux données de la métrique qui, dans le
Médus, éclairent le rôle dévolu à la musique.
Il y était si peu prépondérant que la première apparition de Médée,
sa première grande entrée en scène, ne faisait appel qu'au sénaire102.
Là où d'autres auteurs auraient imaginé de grands airs, dans un beau
déferlement instrumental et vocal, Pacuvius choisit donc le mètre du
dialogue, celui du parlé, celui de l'énoncé. Ce choix était, en soi, un pari
difficile à tenir et qui imposait au poète de savoir compenser par la
seule poétique l'absence de la musique. Il fallait, pour se passer de
l'élément musical extérieur, inventer comme une autre musique à l'i
ntérieur des vers103.
On ne saurait trop admirer sur ce point le courage et la hardiesse
des projets de Pacuvius. Il y a dans sa réaction quelque chose qui
annonce de très loin, mais avec une surprenante correspondance d'in
tention, la révolution qu'introduira dans le théâtre ce novateur que sera
Asinius Pollion. La recitano constituera, en effet, une forme très accen
tuéed'opposition aux tendances fondamentales du théâtre latin. Elle
s'efforcera de revenir à plus de dépouillement, à un moment où la
mégalomanie des metteurs en scène et le développement des hors-d'œu-
vre musicaux feront oublier ces textes qu'ils ne considéreront plus que
comme des prétextes. La recitano s'opposera ainsi au canticum autant,
de fait, qu'à la démesure des metteurs en scène. L'attitude de Pacuvius
annonce déjà cette réaction nécessaire. Et elle fait mieux encore : elle
propose des moyens de remplacement pour compenser les effets faciles
que procurait la musique.
Le remède est simple : il consiste à parer le vers de beauté, de
C
Ν
Τ
R
Clamore colles
bount
sonitu résonantes
104 Orator, 36, que ne contredit nullement Brutus, 258, contrairement à ce que pense
M. Valsa, Marcus Pacuvius poète tragique, p. 61. Dans le Brutus, Cicéron s'intéresse à la
qualité de la langue et non à celle des vers.
tos Fragment 29.
PACUVius 137
Pictura
Imitation et originalité
La rhétorique
La dynamique
142 Inst.orat., 1, 8.
143 Tac, Dial, de orat., 21, 7.
144 Egl., 8, 10.
144 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
La Belle Tarentine
dans la cité tout entière. S'il subsistait quelque part en nous le plus
léger doute quant à la prétendue misogynie de Pacuvius, cette vue hâti
ve,et qui ne repose que sur un fragment sans contexte150, devrait in
stantanément disparaître à la simple considération de ce portrait sympat
hique d'une Médée qui n'est que beauté et bonté.
Tant de générosité à l'égard du personnage mythique nous plonge
cependant dans une certaine perplexité. Comment expliquer un tel rev
irement et comment interpréter la valeur et la portée symboliques d'une
telle version du mythe?
On peut, naturellement, laisser intervenir une explication facile qui
consisterait à dire que Pacuvius a voulu dresser, face à la Médée d'En-
nius, un tout autre portrait de la Colchidienne. L'argument est certes
acceptable, toutefois il ne saurait rendre compte de l'excès de bonheur
qui caractérise ici Médée. Il nous faut songer à une autre explication,
plus conforme à ce que nous savons de la formation et des idées de
Pacuvius.
Revenons donc à l'influence qu'a eue Tarente sur Pacuvius : elle
seule peut nous suggérer un élément de réponse à la question que nous
nous posons. Ce défaut de psychologie et cette réhabilitation sociologi
que ne sauraient avoir existé de par la seule volonté de Pacuvius : ils
doivent avoir leur origine dans un courant plus vaste de pensée où le
mythe a été compris de cette façon.
Pour faire avancer le débat, disons rapidement que Tarente a été le
foyer où s'est développée cette version originale de la légende. De nom
breux vases peints, trouvés dans la région de Tarente, nous montrent,
en effet, que Médée bénéficiait, dans l'opinion des Tarentins, d'une
grande notoriété et d'une particulière bienveillance. Sur ces vases, Mé
dée, comme dans la pièce de Pacuvius, paraît toute beauté et toute bont
é.Nous n'en prendrons pour preuve que les représentations qui illus
trent le crime pourtant le plus horrible de Médée : le meurtre de ses
enfants. La scène se déroule généralement en présence d'un témoin
illustre qui intervient alors dans le mythe d'une façon tout à fait incon
grue. Visiblement, sa présence ne se justifie là que pour apporter à
Médée une caution et la garantie que ce qu'elle fait devait être accomp
li nécessairement. Aussi, chacun de ces témoins divins semble être
venu auprès d'elle dans l'intention de l'assister et de prendre plaisir à
sa vengeance.
151 S. Reinach, Répertoire des vases peints grecs et étrusques, Paris, 1899-1900, I, 139.
152 Ibidem, I, 402.
153 L. Séchan, Etudes sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique,
Paris, 1926, p. 408.
154 Ibidem, p. 405.
155 Ibidem, p. 406-407.
156 Cf. A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège, 1922, p. 71.
157 Voir P. Grimai. Le siècle des Scipions, Paris, 1975, p. 228-229 et également J. Car-
copino, Les origines pythagoriciennes de l'Hercule romain, Aspects mystiques de la Rome
païenne, Paris, 1947, p. 173 et sq., D. Van Berchem, Hercule-Meglart à l'Ara Maxima, Ren
diconti della Pont. Ace. di Arch., XXXII, 1959-1960, p. 61-68.
158 Voir P. Wuilleumier, Tarente, p. 683.
148 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Théâtre et politique
166 B. Bilinski, Accio e i Gracchi, op. cit., p. 16. Voir également R. De Mattei, La politi
ca nel teatro romano, op. cit., p. 208, D. Romano, Politica e teatro nel mondo romano, op.
cit., p. 260, et A. Pastorino, Tropaeum Liberi, op. cit., p. 114 et sq.
167 Β. Bilinski, Contrastanti, op. cit., p. 9.
168 C. Mandolfo, Tradizionalismo e anticonformismo in Pacuvio, in Orpheus, XXII,
1975, n° 1-2, p. 27-48.
169 Β. Bilinski, Contrastanti, op. cit., p. 12.
no vojr l'état de la question dans M. Valsa, op. cit., p. 50 et 51, ou I. D'Anna, op. cit.,
p. 165-166.
171 35, 21, 2 et sq. Le thème de cette attente angoissée reparaît aux débuts de bien des
chapitres suivants : Cf. 24, 25 et encore 41.
172 Voir E. Will, Histoire politique du monde hellénistique, Nancy, 1967, t. 2, p. 164 et
sq.
1 52 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
doute depuis longtemps été prédit par Scipion 173. Et ce climat d'incerti
tude et de demi-préparatifs ne cessera que lorsqu'éclatera enfin la nouv
elle du débarquement en Grèce d'Antiochos, en octobre 192.
C'est donc dans cette période agitée et angoissée que Pacuvius a
composé son Médus, au moment où l'on s'attendait à cette offensive du
roi séleucide. Quelles pouvaient être, à ce moment précis, les intentions
de Pacuvius? Elles ne nous sont, à vrai dire, guère faciles à connaître
en toute sûreté. Mais il paraît plus que vraisemblable d'admettre que la
composition de cette œuvre a voulu apporter à la cause des Scipions
comme une sorte de support et d'illustration. Du reste, ne l'eût-elle pas
voulu, que cette tragédie intervenait de façon manifeste dans le débat
sur la politique asiatique romaine.
Face au déplacement d'Antiochos d'Orient en Occident, le mythe
de Médus rappelait l'ancienne suprématie conquérante de l'Occident
sur l'Orient. Après Jason, c'était un nouvel exemple de la puissance de
l'Occident que donnait ici Médus, avant Agamemnon et Alexandre. On
imagine aisément comment à Rome le sujet d'une telle tragédie pouvait
être ressenti profondément, peu de temps après qu'Antiochos eut dé
barqué en Grèce. Nous avons le plus grand mal à essayer de comprend
re et de mesurer exactement l'importance que pouvait avoir pour les
Anciens cette partition du monde entre l'Orient et l'Occident. Bien que,
au cours des siècles, les données matérielles du problème n'aient cessé
de connaître des variations considérables, à chaque période cependant,
la geste argonautique est apparue comme le signe de l'esprit conqué
rant de l'Occident.
Deux observations peuvent cependant nous aider à entrevoir le
cœur de débat. La première est toute simple et pratique et consiste seu
lement à constater que, dans nos civilisations modernes, subsiste, avec
d'autres valeurs évidemment, cette même coupure du monde en ce que
nous appelons deux «blocs», l'Est et l'Ouest. La seconde observation
reviendra aux Anciens, pour inviter à relire la préface du premier livre
des Histoires d'Hérodote où sont rappelés, dans cette perspective, les
mythes d'Io, de Médée et d'Hélène, qui illustrent si bien la longue rival
ité de deux mondes.
Ces deux remarques méritaient d'être formulées non pas parce
qu'elles ont une portée inouïe, mais bien parce que, très modestement,
elles nous aident à retrouver l'état d'esprit qui était aussi celui du spec-
Monarchie et démocratie
remarquer que ce n'est pas Aiétès que l'on replace ici sur le trône, mais
que c'est Médus qui va s'y installer pour fonder un peuple nouveau.
Sur le premier point, qui a trait à la restauration de la dynastie
légitime, il n'est guère besoin de commenter longuement ce qu'un tel
rétablissement pouvait représenter aux yeux des Latins, indéfectible-
ment acquis à l'idée de leurs droits sur l'Asie. Le second point mérite
en revanche que nous lui accordions plus d'attention.
Le fait le plus surprenant, dans ce rétablissement monarchique,
réside effectivement dans le déroulement même de cette restauration.
Médée favorise Médus, contre Aiétès. Mais surtout elle commet un acte
d'une importance incalculable : elle, qui pouvait, avec la seule force de
ses pouvoirs magiques et divins, remettre Médus sur le trône, sans faire
appel à l'aide ou même au consentement de personne, elle en appelle
au peuple176. Quelle est la signification de son geste?
En agissant de la sorte, Médée entend non seulement restaurer la
dynastie de ses pères, mais lui donner encore comme base l'assent
iment de tout le peuple. Ainsi elle veut moins favoriser l'avènement d'un
homme que la naissance d'une nouvelle nation, dont les institutions
seront celles d'une monarchie ouverte et populaire. Son intention n'est
pas de donner un chef à l'État, mais plutôt de constituer un nouvel
État, monarchique, sans aucun doute, mais qui reposera sur l'adhésion
de tous les citoyens, il est probable que, dans les reproches qu'adressait
Médée à son père, devait figurer celui d'avoir voulu exercer le pouvoir
sans partage. Son attitude intransigeante à l'égard des Argonautes
n'était guère approuvée. Plus de nuance aurait sans doute mieux valu
pour tous. Avec Médus, une nouvelle forme de gouvernement allait être
mise en place. Tel est le sens de l'appel de Médée au peuple «ut faus-
tum sempiterne sospitent»177, le dernier terme ayant une étrange valeur
dans la bouche de Médée qui, en principe, est toujours présentée com
me«sospes», salvatrice de la jeunesse grecque.
Pacuvius a donc voulu donner de son Médus une image qui est cel
ledu fondateur d'un peuple et même d'une race. Le trait apparaît plus
nettement encore dans la Fable d'Hygin qui souligne le fait que la
nation nouvelle a tiré son nom de celui de son fondateur178. On ne sau
rait manquer d'esquisser à ce propos un parallèle entre Médus et
179 A. Della Casa, // Medus di Pacuvio, Poesia latina in frammenti, Cuneo, 1974,
p. 295.
PACUVIUS 1 57
183 D'Anna XXV, 284. Sur le concept de royauté à Rome, cf. P. M. Martin, L'idée de
royauté à Rome, Clermont-Fd, 1982, t. 1.
184 Voir J. Carcopino, La Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, op. cit.,
p. 184.
185 Une tradition entretenue par les généalogistes romains prétendait que la gens
Aemilia descendait de Mamercus, l'un des fils de Pythagore, surnommé Aemylios. Cf.
Plutarque, Paul-Emile, 2, 1 et Huma, 8, 18-19. De même : Festus, s.v. Aemilia. Voir A.
Delatte, La vie de Pythagore de Diogene Laërce, Bruxelles, 1922, p. 148.
PACUVius 159
Fonction économique
Conclusion
ACCIUS
Le texte
1 Le double titre Medea siue Argonautae résulte des hésitations dont témoigne Pris-
cien, par exemple; cf. GL III, 424, 15 : «Accius in Argonautis», et II, 336, 18 : «Accius in
Medea ».
2 Voir supra, chapitre I.
ACCIUS 165
I
Tanta moles labitur
fremibunda ex alto ingenti sonitu et spiritu;
prae se undas volvit, vortices vi suscitât;
ruit prolapsa, pelagus respergit, reflat.
ita dum interruptum credas nimbum volvier.
dum quod sublime venus expulsum rapi
saxum aut procellis, vel globosos turbines
existere ictos undis concursantibus ;
nisi quas terrestres pontus strages conciet
aut forte Triton fuscina evertens specus
subter radices penitus undanti in freto
molem ex prof undo saxeam ad caelum eruit9.
II
3 A. Klotz, Scaen. Rom. fragm., t. 1, Trag, frag., Munich, 1953 et 1956, 255-259.
4 O. Ribbeck, op. cit., 187-190.
5 E. H. Warmington, op. cit., II, 456-464.
6 Q. Franchella SFC, XXIV, Ludi Aedi Tragoediarum Fragmenta, Bologne, 1968,
449-455.
7 Suppression sans fondement du frag. X, Klotz, 257.
8 On trouvera dans l'édition de Franchella, op. cit., 512, une table de concordance
entre Ribbeck, Klotz, Warmington et Franchella.
9 Cic, De nat. deor., 2, 89. Sén. iamb.
10 Ibidem. Sén. iamb.
166 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
III
Silvani melo consimilem ad aures cantum et auditum refert11.
IV
Ego me extollo in abietem altam, ex tuto prospectum aucupo n.
V
Apud vetustam turrem13.
VI
(- υ -) Vagant, pavore pecuda in tumults deserunt.
Quis vos pascei postea?14.
VII
Primum ex inmani victum ad mansuetum applicans15.
VIII
Ut tristis turbinum toleraret hiemes, mare cum horreret fluctibus16.
IX
Nisi ut astu ingenium lingua laudem et dictis lactem lenibus 17.
X
Exul inter hostis, exspes expers desertus vagusls.
XI
Perite in stabulo frenos immittens feris19.
XII
Tun, die, Medea es, cuius aditum exspectans pervixi usque adhuc20.
XIII
Qui polis est refelli quisquam, ubi nullust causandi locus?21.
XIV
Principio extispicum ex prodigiis congruens ars te arguii22.
XV
Lavere saisis vultum lacrimisi.
XVI
Pernici orbificor liberorum leto et tabificabili24.
XVII
Fors dominatur neque vita ulli propria in vita est25.
Postquam pater
Adpropinquat iamque paene ut comprehendatur parât,
Puerum interea optruncat membraque articulatim dividit
Perque agros passim dispergit corpus : id ea gratia,
Ut, dum nati dissipatos artus captaret parens,
Ipsa interea effugeret, illum ut maeror tardaret sequi,
Sibi salutem ut familiari parerei parricidio20.»
Classement
devient que plus ardente; elle reproche à l'infidèle ce qu'elle a fait pour
lui et le ramène au devoir. Par un coup de main perfide dont elle est
l'instigatrice, on la débarrasse de la poursuite incommode de son frère,
et il ne reste en fin de compte au malheureux Aeétès qu'à se lamenter
en vain »...
Cette «reconstitution» du drame d'Accius par Ribbeck, disons-le
bien honnêtement, ne repose sur aucun fondement assuré. A l'évidence,
elle va trop vite, et trop loin. Ribbeck fait ici montre d'un réel talent
dans l'art d'enchaîner les scènes, mais toute la question est de savoir si
cet agencement habile peut rendre compte utilement du contenu de
chacun des fragments? Où s'insère, par exemple, dans cette audacieuse
organisation, la simple teneur du fragment XIV? Le résultat de tant
d'ingéniosité s'avère quelque peu décevant. Cependant, telle qu'elle est,
cette organisation présente sur ses concurrentes le mérite de se fonder
sur l'économie générale du livre IV des Argonautiques d'Apollonios. De
ce point de vue, elle marque donc une sorte de point limite et que l'on
ne saurait dépasser sans risques inutiles. C'est pourquoi, pour notre
part, malgré tout, nous nous en tiendrons à cette «reconstitution» de
Ribbeck que suit également Klotz.
Dans l'état présent de la recherche sur Accius et son œuvre, il nous
semble, en effet, prudent de ne pas remettre en question ce mode de
classement fondé sur la comparaison des fragments avec les Argonauti
ques, seul point de référence admissible, et seule base de classement
«objective» scientifiquement. Les éditeurs qui se sont écartés de cette
voie ne sont, en fin de compte, parvenus qu'à des résultats plus ouverts
encore sur l'arbitraire37.
Traduction et commentaires
37 Voir, par exemple, R. Argenio, Frammenti tragici scelti tradotti e ricostruiti, Rome,
1962. Chez Warmington, op. cit., on observe que le fragment numéroté 405 propose une
référence à Arg. IV, 415-416, tandis que le fragment numéroté 407 renvoie à Arg. IV, 381
et sq. L'édition de Franchella, op. cit., p. 455, se retranche derrière un classement thémat
ique, sans intérêt majeur.
Accius 171
I
«Venant du large, l'énorme masse glisse en grondant dans un
immense souffle sonore. Devant elle, elle retourne les eaux, et sa force
forme des tourbillons. Elle se rue en glissant et fait rejaillir la mer
qu'elle rejette. On croirait ainsi voir tantôt un nuage d'orage qui se
détache et roule, tantôt un rocher que font bondir en l'air les vents et
les tempêtes ou ces trombes tournoyantes qui s'élèvent du choc des
vagues. Serait-ce la mer qui entraîne quelque débris de continent, ou
bien Triton, peut-être, qui, de son trident renversant son antre, sous les
racines duquel bouillonne profondément le flot, projette, des profon
deursvers le ciel, une masse rocheuse?»
Les éditeurs s'accordent pour attribuer ce passage à un berger qui,
de loin, contemple l'arrivée de l'Argo. Nous partageons cette opinion
qui se fonde sur le témoignage de Cicéron {De nat. deor., 2, 89 : ... Me
apud Accium pastor, qui nauem numquam ante uidisset, ut procul diui-
num et nouum uehiculum Argonautarum e monte conspexit . . .), et de
Priscien (G.L., III, 424, 15 : Accius in Argonautis ex persona pastoris, qui
primant uidit nauem Argo . . .). On notera dans les deux textes la ment
ion expresse de l'originalité de l'Argo, présentée comme le premier
bateau ayant jamais existé. Nous avons déjà souligné l'importance de ce
point de vue romain.
Le passage est écrit en sénaires. A ce titre, il peut fort bien avoir
pris place dans le prologue de la pièce, ainsi que le pensent les éditeurs.
Mais il n'est pas impossible qu'il n'ait fait partie que d'un diuerbium,
dans une scène d'exposition située plus tard dans le cours du drame . . .
On ne saurait se prononcer fermement sur ce point.
II
III
IV
IV
«... près de l'antique tour ...»
La brièveté de ce fragment n'a guère suscité les commentaires . . .
On aurait pu cependant tout attendre de l'imagination de certains édi
teurs, habituellement si prolixes ... La « reconstitution » de Ribbeck
oublie ce détail. Warmington, généralement inventif à souhait, repouss
e le fragment à la dernière place . . . Pourtant, si l'on voulait s'en tenir
aux approximations hypothétiques ordinaires, on pourrait très bien
songer à diverses interprétations possibles du fragment et qui ne se
raient, en somme, guère plus fantaisistes que tout le reste : cette tour
peut être un poste d'observation, ou mieux encore un point de rendez-
vous entre Jason et Absyrtus, par exemple. Nous partageons, en réalité,
et pour une fois positivement, la grande réserve qu'observent ici les édi
teurs. Et nous le faisons d'autant plus volontiers que nous ne trouvons
chez Apollonios aucune mention d'une tour quelconque. . . Si nous
avons pris soin de commenter ce détail, ce n'est qu'avec cette intention
bien arrêtée de montrer que l'imagination d'Accius était parfaitement
capable de renouveler son sujet par une multitude de trouvailles41.
VI
«... Ils vont errant et, dans leur panique, ils abandonnent leurs
troupeaux sur les hauteurs. Qui vous mènera paître désormais?»
A propos de ce fragment, Warmington estime qu'il s'agit des ber
gers que bouleverse et disperse l'arrivée des Argonautes. Cette opinion
VII
« Arg., 4, 316.
43 Leçon de Klotz.
44 Médée, 476 et sq.
Accius 175
Vili
«(En sorte) . . . qu'il sût endurer la funeste froidure des ouragans,
quand la mer était agitée de flots hérissés».
Warmington estime que ces vers font allusion aux progrès de l'h
umanité dans la conquête de la mer. Hypothèse recevable, sans plus. Il
est évident que la formulation générale de cette proposition défie par
avance toute critique. On pourrait cependant l'étayer par une référence
à Apollonios45, mais ce rapprochement n'exclut pas, de la part d'Ac-
cius, toutes les infinies variations possibles sur une «basse donnée», ces
variations qui font qu'un thème emprunté devient un trait original
quand il est travaillé par un auteur souverain. Le débat porte à nou
veau sur le problème déjà rencontré de l'imitation et de l'originalité
chez les premiers grands dramaturges latins. Un seul fait est évident
pour nous : l'emploi de l'imparfait dans ce passage ne peut que ren
voyer au temps «antérieur», à celui du stade des préparatifs et du la
ncement de l'Argo. Ces vers constituaient donc une «rétrospective», un
«rappel» des intentions qui avaient présidé à la construction de la nef,
«conditionnée» de manière à éviter à Jason les dures offensives de la
mer déchaînée, rigueurs dont il ignore tout, puisqu'il est le premier
navigateur.
IX
«A moins que ma langue ne flatte habilement son naturel et que de
douces paroles ne le séduisent».
Klotz, qui d'ordinaire ne se prononce guère en cette matière, attr
ibue précisément cette déclaration à Médée. Warmington partage ce
point de vue et pousse le souci d'exactitude jusqu'à assurer qu'il s'agit
d'une scène où Médée tire des plans pour capturer Absyrtus dans ses
pièges. Il croit pouvoir rapprocher cette déclaration d'Apollonios46.
Franchella47 hésite à se prononcer sur ce point. Nous ferons de même :
le texte peut, à notre avis, être tout aussi bien placé dans la bouche de
Jason. En effet, d'après la tradition, telle que nous l'avons suivie au
cours des précédents chapitres, cet art de la ruse et de la tromperie a
toujours été l'apanage de Jason, du moins jusqu'à ce stade de déroule
ment du mythe. Nous nous garderons cependant de toute affirmation
45 Arg., 4, 214-215.
46 Arg., 4, 415-416.
47 Op. cit., p. 455.
176 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
XI
«Dans l'étable avec dextérité passant le mors aux chevaux.»
Ce fragment n'a guère attiré sur lui l'intérêt ni l'esprit inventif des
commentateurs, qui observent à son endroit une parfaite réserve, avec
juste raison. On citera cependant l'interprétation qu'en donne War
mington, comme exemple d'hypothèse inutile. Pour Warmington, en
effet, le vers comporterait un rappel de Médée à Jason, dans lequel la
princesse d'Aia est censée évoquer les services qu'elle a rendus au bel
Argonaute lors de l'épisode de l'attelage des taureaux-de-feu. Malheu
reusement, comme le souligne du reste une propre note de Warmingt
on50, le passage de Nonius qui nous a conservé ce vers s'accompagne
du commentaire suivant51: «férus iterum equus» . . . Il n'est donc ici
48 Non. 12, 4.
49 Arg., 4, 381.
» a, p. 463.
51 Non. 307, 18.
Accius 177
XII
«Toi, dis-moi, es-tu Médée, celle dont j'ai attendu la venue en pro
longeant mon existence jusqu'à cet instant?»
Franchella attribue ce vers à un personnage indéterminé qui, pour
avoir longuement attendu Médée, se trouve déçu de la voir différente
de ce qu'il espérait. Son interprétation est bien faible en regard de la
teneur et de la tension du texte : on ne peut tout de même pas employer
peruixi, renforcé par usque adhuc, sans vouloir insister sur l'aspect tra
gique de cette attente. Si, dans le commentaire des précédents frag
ments, il a paru que nous ne partagions pas certaines des hardiesses
Imaginatives de nos devanciers, en revanche, ici, ils nous semblent faire
montre d'une excessive prudence. Warmington, par exemple, place le
vers au sein d'une «entrevue» entre Médée et Absyrtus. Cette interpré
tation ne correspond pas à la dureté du texte : s'il s'agit d'une simple
entrevue, le vers n'a aucun sens. Absyrtus a déjà rencontré Médée puis
que, faut-il le rappeler? il en est le frère! Le fragment ne peut trouver
sa raison d'être que si nous assistons au moment le plus pathétique de
l'action, l'instant où, après avoir été poignardé par Jason, Absyrtus,
laissé pour mort, lutte de toutes les forces vives qui lui restent pour
tenir jusqu'à l'arrivée de Médée. Nonius souligne l'importance de cette
«arrivée» : «aditus rursus adventus». Il s'agit bien de l'arrivée sur la scè
ne d'un personnage, ici Médée. On devine le caractère dramatique de la
séquence et l'on comprend difficilement que ce détail purement théât
ral ait pu échapper à l'attention de la critique, et ce d'autant plus qu'il
rend pleinement compte du texte d'Accius. Du reste, la scène se trouve
déjà chez Apollonios : Médée a assisté au meurtre de son frère, sans y
prendre part, en coulisse; elle détourne les yeux52; dans sa chute mort
elle, Absyrtus tache de son sang le voile et le manteau de Médée53;
52 Arg., 4, 465-466.
53 Argi 4( 473-474.
178 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Absyrtus agonise déjà lorsqu'il revoit enfin sa sœur. Elle s'avance jus
qu'à lui, et c'est alors qu'Absyrtus peut s'exprimer comme Accius, maî
tre en matière d'art dramatique, le fait ici parler.
XIII
XIV
54 a, p. 460.
Accius 179
XV
«Laver (mon/son) visage de larmes salées.»
On prendra garde au fait que nous ignorons si nous sommes ici
dans le discours direct ou indirect, ce qui nous interdit de choisir, com
mesujet de l'infinitif, la première ou la troisième personne. Warming-
ton n'hésite cependant pas à traduire à la première personne . . . Pour
lui, comme pour Ribbeck, c'est Aiétès lui-même qui s'exprime ainsi,
pour décrire ses propres larmes. Nous pensons au contraire que ce
type d'expression, dans l'usage habituel de la langue de ce temps, est
généralement employé de façon indirecte : un personnage voit un autre
personnage pleurer. Nous rapprocherons ce vers du fragment 19 du
Médus de Pacuvius, où Médée voit pleurer Aiétès55. Il est possible que
le vers 10 du Pseudolus parodie ce fragment de Pacuvius. Nous suggé
ronsdonc de considérer que ce vers fait allusion à la douleur d'Aiétès,
qu'un personnage indéterminé décrit.
Franchella propose deux autres possibilités que nous écarterons.
La première fait parler ici Jason, qui déplorerait la mort des enfants :
. . . mais de quels enfants? Comment imaginer qu'il puisse ainsi dé
signer ceux qu'il n'a pas encore eus de Médée? L'autre hypothèse de
Franchella attribue le vers à Médée. Il se fonde sur un rapprochement
avec Euripide56. A vrai dire le rapport est bien faible : il n'y a guère de
correspondance entre l'expression forte d'Accius et le texte d'Euripide.
XVI
«Par la mort de mes enfants, soudaine et qui me ronge, me voici
seul(e). »
Tout le problème que soulève ce vers porte, encore plus que pour
le fragment précédent, sur l'identité de ces enfants morts. Ils ne sau
raient être ceux de Jason et Médée, comme l'estimait déjà Franchella à
propos du fragment précédent et comme il le pense encore à propos de
ce présent fragment en renvoyant à Euripide57, mais sans nous en don
ner une explication fondée. Dans ce vers d'Euripide, en effet, Jason
XVII
«Le Destin l'emporte, et nul être en vie n'est maître de sa propre
vie. »
II est possible que ce vers, sublime à notre goût, ait pu être pronon
cé par le Chœur, comme le pensent Klotz, Warmington et d'autres
commentateurs58. La métrique ne leur donne pas tort. S'il en était ains
i, le fragment correspondrait assez bien au thème final de la Médée
d'Euripide . . . En ce cas, il nous faudrait admirer la force de la conci
siondu style d'Accius.
Il faut, en complément, rapporter l'opinion de Franchella sur ce
vers. Comme les précédents, il ne lui semble digne d'être classé qu'au
tourdu « thème » de Jason et de ses enfants . . . Nous avons, pour notre
part, grande envie de le suivre sur ce terrain. Cependant, faute d'info
rmation justifiée sur ce point, nous nous abstiendrons, pour l'instant, de
formuler tout commentaire.
Accius et le temps
Ainsi que l'on aura pu en juger, les fragments de Medea siue Argo-
nautae opposent au commentaire une triple difficulté d'interprétation,
d'attribution et de classement. Cette difficulté explique les hésitations
des éditions que nous venons de recenser et qui renvoient tour à tour à
Apollonios et à Euripide. Loin de nous proposer une explication, le per
pétuel balancement de ces références ne fait que constater, sans voul
oir seulement esquisser une approche des problèmes littéraires que
pose ce type d'écriture dramatique. En vérité, il est bien peu utile de
nous faire remarquer, par exemple, que les fragment XVI et XVII comp
ortent une allusion aux enfants de Médée et de Jason. Il conviendrait
d'aller plus loin et de nous apprendre les raisons qui ont conduit Accius
à user de ce genre de contaminano. De fait, nul ne saurait croire que
cette confusion de deux moments du mythe, des deux temps bien dis
tincts du commencement et de la fin, de deux épisodes aussi nettement
différenciés, ne repose que sur une coïncidence. Il semble, au contrair
e, nécessaire de rechercher les raisons qui ont conduit Accius à utiliser
ce type de procédé d'écriture. La question, comme on le pressent bien,
intéresse non seulement la technique mais, plus encore, l'esthétique
dramatique d'Accius.
Un passage de Cicéron mérite, de ce point de vue, toute notre
attention. Les ouvrages sur Accius et le théâtre latin en général ne lui
prêtent aucun intérêt. Il n'en demeure pas moins susceptible d'interve
nir dans ce débat. Comme on va pouvoir en juger, s'il ne résout pas
toute la difficulté, il a du moins ce grand mérite d'aborder le problème
de la confusion des temps dans la conduite de l'action dramatique chez
Accius.
Dans son Discours pour Cn. Plancius59, Cicéron évoque les conseils
qu'il est amené à donner à son jeune fils Marcus. Il rappelle, en parti
culier ce précepte de prudence qu'il se plaît à répéter et qui est une
citation de YAtrée d'Accius où l'on entend un «roi issu de Jupiter» don
ner à ses fils le même précepte :
«. . . haec UH soleo praecipere - quamquam ad praecepta aetas non
est grauis - quae rex Me a loue ortus suis praecepit filiis :
'uigilandum est semper; multae insidiae sunt bonis. Id quod multi
inuideant
«Nostis cetera. Nonne quae scripsit grauis et ingeniosus poeta scripsit
non ut illos regios pueros qui iam nusquam erant, sed ut nos et nostros
liberos ad labor em et ad laudem excitaret?»
Nous emprunterons l'essentiel de la traduction de ce texte à l'excel
lenteédition qu'en a donné P. Grimai60. Nous nous permettrons cepen
dantde nous en écarter sur l'interprétation de l'expression «illos regios
pueros qui iam nusquam erant » :
«... je lui donne souvent le conseil (bien que son âge soit encore un
peu tendre pour les conseils) que ce roi issu de Jupiter donna à ses
fils:
'il faut toujours veiller; bien des pièges guettent les gens de bien et
ce que beaucoup jalousent . . . ', tu connais la suite. Ne crois-tu pas que
ce qu'a écrit ce poète profond et plein de talent, il l'a écrit non pour ces
enfants royaux, qui étaient déjà morts, mais pour nous inciter, nous et
nos enfants, à l'effort et à la gloire?»
En préférant la traduction précédente, «ces enfants royaux, qui
étaient déjà morts», plutôt que celle que propose M.Grimal, «les en
fants des rois, qui n'existaient pas», nous n'introduisons qu'une nuance
de détail61. Cette nuance, toutefois, peut avoir une certaine importance
dans la mesure où elle est susceptible de bouleverser le temps et donc
notre compréhension de son utilisation dramatique par Accius.
Le fragment est une citation de l'Atrée d'Accius62. Selon toute vra
isemblance, le roi «issu de Jupiter» qui prononce le texte n'est autre que
Thyeste63. Bien que ses enfants soient déjà disparus, victimes de la
cruauté d'Atrée, Thyeste veut encore leur parler64 et, mieux encore,
dans son délire, leur donner des conseils d'avenir. D'où la remarque de
Cicéron qui reconnaît dans cette surprenante manifestation de la dou
leur du roi non pas une erreur logique ou chronologique, digne d'un
auteur sans talent, mais au contraire un procédé dramatique digne du
génie d'Accius.
Arrêtons-nous, un instant, sur l'originalité d'un tel procédé.
Si nous comprenons bien le sens du témoignage cicéronien, ce qui
est remarquable ici ne concerne pas uniquement la psychologie. Nous
sommes, certes, en présence d'un cas particulièrement intéressant de
délire émotionnel. Cependant, nous le sentons bien à travers la démar
che de la pensée cicéronienne, l'usage d'un tel procédé intéresse moins
le personnage que son auteur. Il a été voulu pour sa valeur dramatique
et pédagogique. En bouleversant les données rationnelles du temps, en
61 Sur nusquam esse «être disparu, mort», cf. Horace, Sat., 2, 5, 102 et Properce, 3,
13, 58.
62 A. Klotz, op. cit., p. 224-225.
63 On a voulu en douter : cf. J. Cousin, Pro Sestio (où la citation est reprise), Cicéron,
Discours, t. XIV, 102, p. 191, note 1. Mais le locuteur ne peut être que Thyeste, puisque le
sujet de la tragédie portait sur la mort des fils de ce roi. cf. Schol. à Ovide, Ibis, 427. Voir
également, Warmington, op. cit., n° 178, p. 384-385.
64 Situation comparable dans Sénèque, Thyeste, 1002, où le héros n'a cependant que
le pressentiment de la mort de ses enfants.
Accius 183
faisant parler son héros au présent, sans tenir compte de cette mort qui
participe déjà du passé, pour en tirer une leçon qui touche à l'avenir,
Accius invente un théâtre dont la vérité brise les règles du temps pour
mieux s'inscrire dans l'éternité. L'invraisemblance de la situation dé
truit la machine parfaite du mythe, mais elle s'adresse directement au
spectateur et à l'humanité tout entière. Cicéron nous le dit : le conseil
est pour nous et pour nos enfants. Le mythe entre dans la réalité, au
prix de cette confusion du temps et de cette cassure de la série de ces
épisodes savamment enchaînés et cependant toujours bien distingués.
On imagine aisément ce qu'un tel chargement pouvait comporter
de brutalité vertigineuse, pour les Anciens du moins. Il faut croire
cependant que le public d'Accius a vite admis et compris ses intentions,
puisque Cicéron, qui avait eu la chance de le connaître, lui confère ce
beau titre de poète «grauis et ingeniosus». Nous pensons avoir rendu à
cette expression toute sa force et sa portée, en mettant en valeur cette
extraordinaire conjonction, dans l'art d'Accius, de la profondeur et de
l'invention. Si notre interprétation manque de preuves déterminantes -
nous le concédons volontiers -, elle a cependant ce mérite de rendre
clairs les termes mêmes du jugement critique de Cicéron, termes
qu'une lecture moins attentive laisserait passer pour ceux d'un éloge de
convention.
En vérité, nous sommes si loin de la banalité qu'il nous semble pos
sible de croire que Cicéron, à travers cet exemple particulier, fait réfé
rence à une pratique habituelle et caractéristique dans l'art d'Accius.
Sans vouloir parler de système - ce qui nous entraînerait dans une
démonstration hors de propos -, il est néanmoins possible de considé
rer que le recours à ce procédé et à ce jeu sur le temps devait intervenir
dans nombre de pièces d'Accius. Dans Medea siue Argonautae, nous
allons observer la permanence de ce phénomène.
Revenons à notre texte et plus précisément aux deux derniers frag
ments, pour y retrouver ce même thème de la mort des enfants lié,
comme dans l'exemple d'Atrée, à un profond bouleversement logique et
chronologique. Mais, cette fois, le problème chronologique est tout dif
férent; pour mieux dire, il est exactement inverse. A première vue, il est
même plus invraisemblable encore.
Un personnage, Jason peut-être, Médée plus sûrement, au comble
du désarroi provoqué sans doute par la mort d'Absyrtus, a le pressent
iment fatal de la mort de ces enfants qui ne sont pas encore nés. La
trajectoire est opposée, comme on le voit bien, et pourtant le phénomèn
e littéraire est identique : il a les mêmes racines psychologiques et les
1 84 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Intentions et datation
65 Voir notre Politique et religion dans le Pseudolus, RÉL, LVI, Paris, 1979, p. 115-
141.
66 Cf., par exemple, R. Argenio, Retorica e politica nelle tragedie di Accio, RSC, IX,
1961, 198-212.
67 22-23.
186 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
68 De imp. Cn. Pompei, trad. Boulanger, Discours de Cicéron, t. VII, Paris, 1929,
p. 169.
Accius 187
69 Cf. M. Tullii Ciceronis Scholiastae, éd. Cap. Orellius, Turici, 1833, ad loc, schol.
Gronovius, p. 439.
70 42, 1, 7 et sq.
188 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Pro lege Manilia que nous venons de citer, suffit à le montrer clair
ement. Ce qui n'est pas clair, en revanche, c'est l'identité de ces «au
teurs», écrivains ou poètes, auxquels fait allusion la référence de Ci-
céron.
Le Pro lege Manilia est écrit en 66 a-C. A quels auteurs peut donc
faire allusion le «quant praedicant»? Il ne peut s'agir que de poètes
ou écrivains de la génération précédente. Inutile donc de songer aux
Argonautiques de Varron d'Atax71. En conséquence, il semble possible
d'admettre que, parmi les œuvres de la génération précédente ayant
trait au mythe de Médée et des Argonautes, la Medea siue Argonautae
d'Accius devait avoir sa place. A notre connaissance, du moins, aucu
ne autre œuvre consacrée à Médée, en cette période, n'est susceptible
de poser une relation nette entre cet épisode de la geste argonautique
et l'histoire fabuleuse du très grand prince oriental. Voilà bien ce qui
explique, chez les éditeurs du Pro lege Manilia, la tradition de ren
voyer leur lecteur à Accius à propos du passage qui nous intéresse.
L'édition que nous venons de citer ne fait pas exception. Une note72,
d'ailleurs parfaitement obscure pour les non-spécialistes, fait référen
ce à Accius. Aucun argument ne vient appuyer cette thèse, pas même
les simples remarques que suscite le commentaire de l'expression
«quant praedicant». Il n'importe: à nos yeux, cette note n'en a que
plus d'intérêt, dans la mesure où elle porte la marque de la spontan
éité.Essayons cependant de l'étayer par la convergence de quelques
correspondances remarquables.
Nous savons que Cicéron a connu Accius. Il l'a rencontré, dans
les circonstances qu'il rappelle lui-même73. Il cite sa Medea à plu
sieurs reprises74. Il est inutile de rechercher d'autres présomptions :
pour nous, le fait que la Médée d'Accius ait fait partie de ces œuvres
des poètes de la génération précédente que désigne le «quant praedi
cant» de Cicéron, est un fait acquis. Par corollaire, le fait que cette
71 Les Argonautiques, comme les autres œuvres de Varron traduites du grec, doivent
être datées d'après 47, puisque Varron apprend le grec à partir de cette date. Cf. Michel
Gayraud, Un Narbonnais du 1er siècle av. J.-C, in Bull. Ass. G. Budé, XXX, n° 4, décembre
1971, p. 650.
72 De imp. Cn. Pompei, édition Boulanger, p. 169, note 1. Cette note est d'autant
moins claire qu'elle s'accompagne d'une référence totalement erronée au De nat. deor.
73 Brutus, 107; également : O. Ribbeck, Histoire de la poésie latine . . ., op. cit., p. 219.
74 Voir supra, fragments I, II et III.
Accius 189
75 Aulu-Gelle, XIII, 2, 4.
190 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
76 Mithridate règne à partir de 112. Cf. E. Will, Histoire politique du monde hellénis
tique,Nancy, 1967, t. II, p. 392.
77 Appien, De bello mithridatico, 64; Justin, 38, 5, 8.
78 Appien, ibidem, 15; Strabon, 11, 2, 17 et 18; Justin, 38, 7; Memnon, C, 30. Sur la
datation de cet événement, nous suivons E. Will (110-108), ibidem, p. 394 et non Th. Rei-
nach (106-103), Mithridate Eupator, roi de Pont, Paris, 1890, p. 71 et 72.
79 Appien, ibidem, 103.
80 Voir, par exemple, G. Boissier, Le poète Accius, Paris, 1857.
ACCIUS 191
ACCIUS ET L'ACTUALITÉ
Conclusion
Anima et vis
93 Trist., 2, 359.
94 Amor., l, 15, 19.
95 Inst, orat., 5, 13, 43.
Accius 195
VARRÒ ATACINVS
Argonavtae
Datation
Livre I
Fragment I
Fragment II
Fragment III
Livre II
Fragment V
Fragment VI
Livre III
Fragment VII
Fragment VIII
33 (Serg.) IV 564 K.
34 Apoll, Arg., 3, 656 et sq.
35 Trad. É. Delage, Paris, 1980, t. II, p. 77-78, vers 664.
36 Sen., Contr., 7, 1, 27.
37 Apoll., Arg., 3, 749-750.
38 Trad. É. Delage, ibidem, p. 82.
39 M. Gayraud, op. cit., p. 657.
40 H. Bardon, op. cit., p. 370.
VARRÒ ATACINVS 207
Fragment IX
Livre IV
Fragment X
Fragment XI
Si l'on admet, avec Morel, que ce vers présente une parenté avec
Apollonios51, il a trait à la mort de Mopsos piqué par un serpent :
«Et ses yeux à demi morts battent et cherchent la lumière.» Mais la
comparaison avec le vers correspondant d'Apollonios n'est pas des
plus probantes: «Un nuage épais ce répandit sur ses yeux52.» En
Fragment XII
Incertae sedis
«Varrò Interpres»
nom sera immortel64. Le second lui rend hommage, le plus pur hom
mage que peut rendre un poète à un poète : il reprend et embellit,
dans deux vers de YÉnéide, les deux vers pourtant admirables de
Varron65 :
Epopée nationale
75 3, 3, 43-46.
76 Cf. H. Bardon, op. cit., p. 380, n. 3, où il est fait état de la controverse entre
H. Lucas et M. Alfonsi.
77 J. Bayet, Littérature latine, Paris, 1965, p. 210, n. 20.
78 G. Bardon, ibidem, p. 350.
79 Saint Jérôme, Chron., ad a. 1914.
80 Quint., Inst. orat., 10, 1, 96.
81 Hor., Sat., 1, 10, 36.
82 Annales, 4, 34, 10.
216 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
plus qu'il n'en fallait pour inviter César à placer son avenir, une fois
encore, dans le sort des armes.
Voilà donc comment le mythe parthe est entré dans la pensée et
l'action de César durant ses dernières années. Il allait entrer égale
ment dans la vie quotidienne des Romains, les plus illustres comme
les plus humbles, au moyen de manifestations très diversifiées. Il ne
saurait être question ici de les rappeler toutes. Songeons simplement
aux retentissement profonds qu'a dû avoir la mobilisation de 16 l
égions et de 10.000 cavaliers90 en cette année 45 où César établit une
base à Apollonie. Souvenons-nous du départ d'Auguste pour cette
même base où l'accompagne Apollodore de Pergame91. N'oublions
pas non plus cette grande mission que César avait confiée à Marcus
Varron, le grammairien, de contenir les Daces et de porter la guerre
chez les Parthes92. Qui, après cela, pourrait encore s'étonner de la
parution, en 45-44, d'une épopée dont le sujet portait sur la légende
des Argonautes et de Médée et dont l'auteur, Térentius Varron, avait
déjà célébré les exploits de César en Gaule?
Les Argonautiques ont ainsi participé, sur le plan artistique, à la
propagande césarienne qui voulait attirer l'attention populaire sur les
problèmes orientaux. César lui-même avait d'ailleurs montré l'exem
ple de cette nécessaire participation de l'art à la politique par un
geste extraordinaire. En vue d'orner l'intérieur du temple de Vénus
qu'il venait à peine d'inaugurer93, il avait fait acheter et rapporter de
Cyzique deux œuvres admirables du peintre Timomaque94. La pré
sence de ces deux peintures dans un sanctuaire dédié à la déesse
protectrice de Rome et des Ivlii, où figuraient la propre statue du
dictateur et celle de Cléopâtre, ne pouvait assurément pas être comp
rise par l'opinion comme un effet du hasard ou de la manie d'un
quelconque collectionneur. Ce choix avait valeur eminente de symbol
e. Il nous faut donc nous interroger sur la signification que revêtait
la présence de cet Ajax et de cette Médée de Timomaque dans le tem
ple de Vénus.
103 Cf. supra, chap. IV, et Justin, 38, 7, ainsi que Appien, Bell. Mith., 103.
104 Apoll., Arg., 4, 452-481.
222 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
107 Prop., 3, 4.
108 Hor., Odes, 2, 16 et 3, 5, 1-12.
109 Suét., Aug., 63, 4.
224 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
père de la patrie, qui est aussi le tien; l'ennemi, lui, arrache le pou
voir à la résistance d'un père. Tu porteras, toi, des armes sacrées, lui
des flèches parjures. On verra, devant tes étendards, marcher la sain
te justice. Inférieurs par leur cause, puissent-ils être inférieurs aussi
par les armes! Que mon héros apporte au Latium les richesses de
l'Orient. Dieu Mars, et toi dieu César, à son départ, accordez-lui votre
appui divin, car, de vous deux, l'un est dieu, l'aute le sera. Oui, je le
présage, tu vaincras, et je fais vœu de composer en ton honneur un
poème, où ma bouche devra bien trouver pour toi des accents élo
quents. Je te peindrai tout armé, exhortant ton armée par un dis
cours que j'imaginerai; pourvu que mes paroles ne soient pas indi
gnes de ton ardeur! Je peindrai les Parthes tournant le dos, les Ro
mains présentant leur poitrine, et les traits que, du haut de son che
val, l'ennemi lance tout en s'éloignant du combat . . .
«Donc nous verrons ce beau jour où toi, le plus beau des mort
els, tu t'avanceras couvert d'or, traîné par quatre chevaux blancs.
On verra s'avancer devant toi des généraux, le cou chargé de chaî
nes, pour qu'ils ne puissent pas, comme auparavant, chercher leur
salut dans la fuite. A ce spectacle assisteront pleins de joie et pêle-
mêle jeunes hommes et jeunes femmes, tous le cœur dilaté par ce
jour où tu triompheras; si l'une d'elles demande le nom des rois, ou
bien quels sont ces lieux, ces montagnes, ces rivières dont on porte la
représentation, réponds toujours; n'attends pas les questions; même
quand tu ne sais pas, parle comme si tu connaissais la chose à fond.
Voici l'Euphrate, le front ceint de roseaux...»110
La réalité fut autre. En effet, le jeune Caius César ne réussit qu'à
obtenir une entrevue du roi parthe, dans une île de l'Euphrate, qui
devenait ainsi, ipso facto, la limite naturelle entre les deux empires! A
Rome, le désenchantement fut grand et le triomphe modeste . . . S'il
fallait alimenter la recherche des motifs de l'exil d'Ovide, il y aurait
dans cette page de quoi faire réfléchir et convaincre. Mais le propre
témoignage d'Ovide n'y fait rien111, pas plus que la confirmation que
lui apporte Aurélius Victor112. Comme l'exil n'intervient qu'en 8 après
J.-C, on estime que ce motif n'est pas suffisant. C'est mal compter
avec la patience d'Auguste et sa modération. Il est vrai que ce motif
110 Ον., A.A., 1, 177 et sq., trad. H. Bornecque, Paris, 1951, p. 10.
111 Trist., 2, 61, etc.
112 De Caes., 1, 27.
VARRÒ ATACINVS 225
n'est sans doute pas le seul. Nous verrons plus loin qu'on peut lui
trouver des compléments autres que politiques.
Quoi que l'on puisse jamais imaginer à ce propos, une chose est
certaine : Ovide a d'abord été reconnu coupable de n'avoir pas cru
un seul instant à la politique parthe d'Auguste et de ses successeurs.
Voilà ce qui explique, à nos yeux du moins, que la grâce impériale
ne viendra jamais et que le lieu de l'exil ait été choisi en fonction de
la faute même. En envoyant Ovide aux frontières de l'Empire, le pou
voir se vengeait cruellement des attaques sarcastiques d'un poète qui
prétendait donner aux Césars une leçon politique sur le point brûlant
de la question parthe. L'imprudence, par ailleurs estimable et noble
d'Ovide, nous renforce dans notre conception antithétique d'un Var-
ron poète de cour et serviteur habile des visées de ses maîtres. Déci
dément, ces Argonautiques sont assurément bien une œuvre de relati
vitéet de transition. Ainsi le visage de Médée, placé dans le temple
de Vénus, a diversement inspiré des poètes aussi différents que Var-
ron et Ovide.
On s'est battu autour du mythe de Médée. Luttes âpres et sou
vent fatales. C'est peut-être bien ce qu'escomptait César, lorsqu'il
achetait ce tableau lourd de symbole. Et les combats n'ont pas eu la
politique pour unique terrain : on s'est opposé plus violemment encor
e,comme il est naturel, sur le champ des idéologies et de la reli
gion. Sans aller jusqu'à parler de machiavélisme à l'endroit de César,
nous n'hésiterons pas à affirmer que l'achat et le transfert dans le
temple de Vénus de la Médée de Timomaque ont fait partie du der
nier plan de César pour remporter une victoire nécessaire sur l'enne
mi intérieur : la secte des néo-pythagoriciens.
Avant d'aborder de front le problème, qui peut sembler résolu
depuis les travaux de J. Carcopino que nous n'avons point besoin de
rappeler, nous voudrions préciser un point : il n'est pas dans nos
intentions de remettre en question les conclusions auxquelles est par
venu ce très grand savant. Il est pourtant un point sur lequel elles
nous semblent pouvoir être discutées.
A lire les pages qu'il a magnifiquement écrites sur le néo-pytha-
gorisme à Rome - et nous n'avons point besoin ici de références inu
tiles - on demeure, en fin de compte, sur cette impression : César,
Auguste, Tibère auraient persécuté les néo-pythagoriciens parce qu'ils
étaient, eux-mêmes et profondément, hostiles au pythagorisme. Telle
est, du moins, l'impression qui se dégage des écrits de Carcopino sur
l'exil d'Ovide et la Basilique.
226 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
par sa philosophie que par son autorité personnelle; et bien des siè
cles plus tard, le nom de Pythagore était en tel honneur qu'on eût
cru qu'il n'y avait pas d'autres savants» . . . «Pythagore n'est pas seu
lement l'inventeur du mot 'philosophe'. Il est aussi celui qui a déve
loppé la philosophie ... Il embellit le territoire qu'on nomme la Gran
de-Grèce, par son action privée comme par son action publique,
d'institutions et de disciplines prestigieuses115.»
Ces quelques propos de Cicéron suffisent certainement à bien fai
re entendre tout la fierté romaine qui explosait à la seule évocation
du nom de Pythagore . . . Inventer le mot « philosophe » sur le sol ita
lien, quelle merveilleuse chance pour la vanité romaine toujours tour
mentée par les complexes que lui donnait le prestige de la pensée
grecque. Mais par-delà la juste revanche et l'esprit chauvin - en part
ie justifiés par la personnalité transcendante de Pythagore, qui fut
un véritable fondateur d'idéologie, comme ses contemporains Lao-
Tseu, Bouddha et Zarathoustra - remarquons dans la présentation du
Maître, telle que la fait Cicéron, la part qui revient à la dimension
politique du personnage. César avait trop de culture politique pour
ignorer l'envergure publique de la personnalité de Pythagore. Son
adhésion intime aux théories du Maître ne peut faire aucun doute : la
démocratie aristocratique que prônait Pythagore entrait parfaitement
dans les vues de César, qui recherchait une forme de légitimité par
la valeur et le mérite personnels. Du reste, dans l'entourage de César,
les pythagoriciens étaient bien accueillis. Nous avons tout lieu de
supposer que notre Varron, le poète, était un honnête pythagoricien.
Mais nous pouvons affirmer, sans réserve, que l'autre Varron, le
grammairien, était bien, lui, un eminent adepte du pythagorisme le
plus pur, lui qui avait demandé à être enseveli, modo pythagoreo,
dans un simple cercueil de terre cuite, sur un lit de feuilles de peu
plier noir116. Il est peu nécessaire de donner d'autres arguments pour
accréditer la sincérité de l'adhésion de César à la doctrine pythagori
cienne : l'exemple des premiers rois devait suffire à l'attirer dans le
sillage d'un maître par ailleurs éminemment italien, fondateur d'une
idéologie forte et orientée vers la direction de la Cité, et qui avait sa
statue dans la bordure d'enceinte du Comitium.
César disparu, Auguste eut, sans nul doute, un réel intérêt à
Conclusion
OVIDE
Longtemps avant Ovide, ainsi que nous l'avons vu, les poètes latins
ont chanté le nom de Médée et sa légende. Longtemps avant lui, ils ont
répondu à l'appel de la princesse lointaine, venue des rives de l'Orient
hanter les rêves de l'Occident. Et pourtant, jamais encore peut-être,
Médée n'a aussi profondément touché l'imagination d'un poète.
De fait, le personnage gigantesque de Médée domine nettement les
autres grandes figures ovidiennes et étend son ombre immense sur l'e
nsemble d'une production cependant vaste et variée. Il suffit, assuré
ment, d'en relire quelques pages pour en être persuadé. Notre propos
n'aura d'autre ambition que de vouloir tenter de préciser la place et le
rôle d'une héroïne privilégiée dans une pensée qu'elle anime et une
œuvre qu'elle éclaire1.
Un poète et un personnage.
Il est des œuvres qui naissent, nous le savons, de la rencontre d'un
Comme eux, nous nous demandons aussi qui est Corinne. Le per
sonnage demeure, en effet, toujours aussi énigmatique. D'abord, parce
qu'Ovide n'a pas voulu nous en révéler l'identité avec précision; peut-
être, du reste, n'a-t-elle existé qu'au cœur de ses rêves? Ensuite, parce
qu'à l'intérieur même de l'œuvre elle ne paraît douée que d'une réalité
bien evanescente, en tout cas trop incomplète pour qu'il nous soit possi
bled'imaginer vraiment la ou les personnes réelles que le poète voulait
cacher sous ce doux nom de Corinne7.
Mais il y a plus que ces incertitudes. Il faudrait, pour que Corinne
puisse nous sembler avoir véritablement compté aux yeux d'Ovide, que
son image et son nom soient souvent rappelés, d'œuvre en œuvre. Or
cela ne sa produit que très rarement, deux fois seulement, pour tout
dire.
Un premier rappel du nom de Corinne apparaît dans les vers que
nous venons de citer; il n'y a là rien de bien émouvant. Le second rap-
5 Les études sur la magie les associent fréquemment. Voir, par exemple, S. Viarre,
op. cit., p. 178 et suiv. Nous ne pensons pas que Circé puisse rivaliser avec Médée qui, en
tant que personnage littéraire, a existé avant Circé. Il nous a fallu, de même, éliminer
Sappho. Sur la symbolique pythagoricienne du personnage, voir J. Carcopino, De Pytha-
gore aux Apôtres, op. cit., p. 24-92.
6 A.A., 3, 536 et suiv.
7 Sur l'identité de Corinne, les hypothèses les plus inattendues ont été faites. Voir,
par ex., celle de R. Verdière, On amour secret d'Ovide, dans YAntiquité Classique, 1971,
XL, p. 623-648. Corinne y est identifiée comme étant Térentia, la femme de Mécène et la
maîtresse d'Auguste. . .
Ovide 235
Cela nous incite à penser que Corinne n'a été que l'indispensable
destinataire qu'exigeaient les lois de l'élégie. De fait, en dépit de cer
tains détails que donne Ovide sur sa vie intime, elle demeure, pour
nous, la plus conventionnelle de toutes les amantes élégiaques.
Ainsi, ni Corinne, ni Circé n'ont su toucher profondément l'imagi
nation du poète. Elles passent, figures remarquables d'un moment, et
vite oubliées. Seule, Médée demeure inlassablement présente au sein de
l'œuvre. Et il serait bien long et monotone de rappeler ici tous les pas
sages où elle apparaît9.
Une telle fréquence montre à l'évidence que le mythe n'a que très
rarement cessé de préoccuper Ovide. Toutefois, il semblerait téméraire
de vouloir accorder au personnage de Médée autant d'importance si
nous n'avions, pour la justifier, que ce seul indice.
Il y a plus convaincant : Ovide s'est intéressé au personnage et à sa
légende au point de vouloir traiter tous les épisodes du roman de
Médée. Son œuvre propose, en effet, une version intégrale du mythe, si
toutefois l'on veut bien comprendre par là qu'il n'oublie aucun des
grands moments de celui-ci. En tout cas, dans la littérature latine
contemporaine ou proche d'Ovide, la tentative est unique10.
donc une sorte de «somme», qui fait que les drogues de Médée sont à usage multiple,
dont l'effet est sans doute fonction des incantations de Médée bien plus que de la compos
itionmême de ses philtres. Sur le plan de l'utilisation populaire et erotique de ces dro
gues, la même confusion subsiste (ibidem, 5, 61-66). Voilà, certainement, ce qui conduit
Horace à qualifier Médée d'impudica (ibidem, 16, 58), détail assez cruel. Par ailleurs,
Horace s'intéresse au personnage dramatique : il demande que sur la scène Médée soit
montrée «ferox inuictaque» (Epist., 3, 123), et que l'on ne lui laisse pas tuer ses enfants
«coram populo» (ibidem, 3, 185).
Tibulle se contente de faire allusion aux herbes maléfiques (1, 2, 51) et aux poisons
(2, 4, 55) de Médée, images conventionnelles et commodes pour les poètes de l'amour.
En revanche, le tendre Virgile parle avec respect et affection de Médée : « Le cruel
amour apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants » (Bucoliques, 8, 47
et 48). Hommage unique, mais majeur.
11 Α., 1, 15, 19 et suiv. On s'étonnera peut-être de l'absence du nom de Pacuvius,
dans ce palmarès. Il semble que Pacuvius n'ait guère eu droit, d'une façon générale, à
l'admiration d'Ovide, qui le traite avec le silence le plus dédaigneux.
Ovide 237
12 Cf. V. Bongi, Apollonio Rodio, Virgilio ed Ennio, in Athenaeum, 1946, XXIV, p. 68-
74.
13 De fin., 1, 2, 4.
14 Cf. Herzog-Hauser, Ennius imitateur d'Euripide, Latomus, 1938, p. 225-232.
15 Α., 1, 15, 19.
16 T., 2, 424.
238 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Ennius est de nous aider à imaginer quelles ont pu être les intentions
d'Ovide lui-même au moment où il s'est essayé au sujet : sa Médée
reprendrait les données essentielles de celle d'Euripide, dont le talent
d'Ennius avait déjà fait son profit, tout en se gardant de ces rudesses
dans le ton et le style qui heurtaient la sensibilité d'Ovide. Nous ver
rons, plus loin, si le but a été atteint.
En même temps que la Médée d'Ennius, celle d'Accius s'offrait éga
lement à l'imitation d'Ovide. Mais, cette fois, l'œuvre se réclamait
d'Apollonios et donc de la tradition épique.
Son titre, à lui seul suffisait à l'indiquer clairement : Medea sine
Argonautae. C'est, effectivement, au quatrième livre des Argonautiques
d'Apollonios17 qu'elle empruntait les données de son action où, notam
ment, intervenait le récit du meurtre d'Absyrtus.
Le style, évidemment, ne pouvait pas échapper à l'influence des
tragiques grecs. Mais, dans cette pièce encore, ce fut, certainement, cel
le d'Eschyle qui s'imposa à Accius, Eschyle, dont l'expression enflam
mée visait à des effets terrifiants et s'accordait bien avec les actions et
les passions violentes qu'il mettait sur la scène. C'est du moins cette
énergie brutale qui frappait Ovide, quand il remarquait dans le ton
d'Accius ces «rudes accents» que nous avons déjà signalés :
. . . animosique Accius oris . . . 18
Ailleurs, il dit encore que, si l'on jugeait l'auteur d'après son œuvre,
on se forgerait de lui l'image d'un «être sanguinaire» :
. . . Accius esset atrox . . . 19
Et, comme s'il était nécessaire d'insister encore sur cette double
vocation de Varron, deux vers des Tristes nous rappellent que l'auteur
des Argonautiques s'était aussi illustré par ses élégies :
« Celui également qui conduisit l'Argo vers les eaux du Phase ne put
taire ses larcins amoureux.»
Is quoque Phasiacas Argon qui duxit in undas,
Non potuit Veneris furia tacere suae24.
25 Avec cependant les réserves que nous avons formulées, supra, p. 235 et sq.
26 Cf. Tacite, Dial., 12, 6, et Quintilien, Inst. orat., 10, 1, 98.
27 Voir: T., 1, 3.
28 A.A., 1, 4, et sq.
29 Car ils le sont réellement, quoi que puissent dire leurs habitants actuels et les bro
chures touristiques qu'ils diffusent.
242 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
qu'il imagine que l'amour revient à lui; Cupidon lui parle, et lui dit
qu'il se rappelle être déjà venu là, à Tomis, sur l'ordre de Vénus :
«Ces lieux, je les ai vus pour la première fois quand, à la prière de
ma mère, la jeune fille du Phase fut transpercée de mes traits. »
Haec loca turn primum uidi, cum maire rogante
Phasias est telis fixa puella mets30.
30 P., 3, 3, 79 et 80.
31 P., 3, 1, 119 et 120.
32 P., 3, 1, 1.
Ovide 243
Pour Jason, de fait, la Colchide et Tomis n'ont été que des étapes.
Pour Ovide, Tomis est un vivant tombeau dont le pillage attire en hor
des les sauvages barbares, les Colchidiens entre autres :
«Des Ciziges, des Colchidiens, des hordes de Métères et des Gètes, à
peine suis-je protégé par les eaux du Danube qui nous en séparent.»
Ciziges et Colchi Metereaque turba Getaeque
Danuuii mediis uix prohibentur aquis34.
33 P., 1, 4, 45 et 46.
34 T., 2, 191 et 192.
35 T., 3, 9, 34 et 35.
36 E. Ripert, Ovide poète de l'amour, des dieux et de l'exil, p. 195.
37 H., 12, 110. Même idée dans Sénèque, Médée, 492.
244 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
II arrive qu'Ovide envie cette fuite éternelle, car Médée, elle, s'éva
detoujours : «Je voudrais, dit-il, conduire maintenant les dragons de
Médée ...»
Nunc ego Medeae uellem frenare dracones38.
38 T., 3, 8, 3.
39 A.A., 2, 43.
40 T., 1, 1, 39.
41 T., 2, 514 et 515.
Ovide 245
«S'il est permis d'écrire des mimes représentant des scènes indé
centes, le sujet que j'ai traité méritait une peine plus légère42.»
Le passage s'adresse directement à Auguste et fait appel à son
expérience d'amateur de spectacles théâtraux. Il n'y a donc aucun dout
e sur l'allusion à Médée. Nous voyons ainsi, de façon précise et claire,
que Médée a été liée au motif général de l'exil. Nous ne tomberons
cependant pas dans l'écueil simplificateur de certains de nos devanc
iersqui, à partir d'une seule indication, construisent tout un système
explicitant les raisons de cet exil. Nous dirons simplement que Médée a
fait partie de la sentence exécutoire.
La preuve qu'il ne peut s'agir ici que de Médée nous paraît clair
ement exprimée quelques vers plus loin :
Utque sedet uultu fassus Telamonius iram
Inque oculis facinus barbara mater habet,
Sic madidos siccat digitis Venus unda capillos. . .43
47 T., 5, 7, 25-28.
48 Trad., ibidem, p. 147.
49 Cf. notre article, Le Théâtre latin tel qu'en nous-mêmes. . ., Caesar odunum, XII bis,
Paris, 1977, p. 40.
OVIDE 247
II - La tragédie perdue
De la declamatio à la recitatio.
» Contr., 2, 2, 8.
51 Voir l'article remarquable de T. F. Higham, Ovid and Rhetoric, dans Ovidiana,
Paris, 1958, p. 32-48.
La substance de la présente analyse a été reprise dans notre article : Sur un itinéraire
ovidien, Caesarodunum, XIV bis, Paris, 1979, p. 71-81.
52 II s'agissait d'un exercice de controversia, genre que n'appréciait guère Ovide.
Ovide 249
53 Qu'on se rappelle cependant cet autre sujet qui, naguère, avait valu à Baudelaire
un second prix au Concours général: «Philopoemen aux Jeux Néméens». Cela a-t-il rien
gâté de son génie?
250 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Ils trouvaient cela tout à fait navrant. Ils n'étaient pas les seuls
d'ailleurs : le propre père de l'élève se tourmentait, plus que tout autre,
de voir son fils se tourner vers un art si gratuit. Souvent il lui demand
ait à quoi cela pouvait bien rimer!
60 Ibidem, v. 57 et 58.
61 Sur le problème de la chronologie de ces œuvres, voir S. D'Elia, II problema crono
logico degli Amoves, Ovidiana, Paris, 1958, p. 210-223. Article intéressant et documenté;
cependant, nous ne suivrons pas son interprétation de Α., 2, 18.
Cf., également: H. Mac L. Currie, Ovid and the Roman Stage, ANRW, II, 31, 4,
p. 2701-2742 et J. Jacobson, Ovid's Heroides, Princeton, 1974, p. 300 et sq.
62 Voilà pourquoi il nous semble vain de vouloir, par exemple, affirmer que chez
Ovide tout découle de l'écriture théâtrale et de considérer les Héroïdes comme des essais
scéniques plus ou moins imparfaits. Voir cependant l'article de H. Zehnacker, Ovide et la
tragédie, Actes du Symposium panhéllenique des Etudes Latines, ΓΙΑΝΝΕΝΑ, 1984,
p. 181-194.
OVIDE 253
63 E. Ripert, Ovide poète de l'amour des dieux et de l'exil, Paris, 1921, p. 40. H. Bar-
don (pour qui nous avons souvent de l'estime) dans Les Empereurs et les Lettres latines, 2e
éd., Paris, 1968, p. 90 note 1, pense que Médée est un «accident» dans la carrière d'Ovi
de.
254 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
70 S. D'Elia, article cité, porte sur Α., 2, 18. Intéressant surtout pour l'état de la ques
tion en 1958.
71 Α., 2, 18, 11.
72 Α., 2, 18, 22 et sq.
256 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Deux vers.
82 H., 12, 1-6. Voir aussi les premiers vers de Α., 2, 11, 1-6.
83 Cf. H., 12, 7.
84 Cf. Ad Her., 2, 22, 34, et De fato, 15, 35, et supra chap. II.
Ovide 259
90 M., 7, 38-43.
91 Pour rendre sa Médée plus «vraisemblable» Corneille a éprouvé le besoin d'y
introduire des personnages et des péripéties supplémentaires. On y voit, ainsi, Egée deve
niramoureux de Creuse!
92 Contr., 3, 7.
OVIDE 261
Ces vers prennent place dans une page des Tristes qui est consacrée
à l'amour et à la tragédie et qui nous donne de l'action de Médée ce
résumé sous forme d'argument extrêmement concis: «La douleur dé
chaînée par un amour outragé poussa une mère à teindre un fer du
sang de ses enfants.»
Tingerei ut ferrum natorum sanguine mater,
Concitus a laeso fecit amore dolor94.
Le ton
95 Inst. orat., 8, 5, 6.
96 H., 6, 151.
97 H., 12, 171.
Ovide 263
ment quelle pudeur serait assez ingénue pour pouvoir être effarouchée
par ses élégies . . . Aussi on n'a jamais réellement pris au sérieux ses
efforts d'auteur dramatique quand il prétend avoir su donner à sa tra
gédie un ton grave et noble. Et l'on n'a jamais accordé la moindre
importance à ce vers des Tristes où Ovide affirme cependant que «son
expression a la gravité qui sied au cothurne» :
Quaeque grauis débet uerba cothurnus habet98.
Si forte est la puissances des idées reçues que l'on n'a également
prêté aucune attention à cette autre déclaration du poète dans laquelle
pourtant il définit encore le ton de la tragédie et livre en même temps
sa conception du tragique : à la grandeur doit se mêler la fureur (ira),
«noble doit être le ton tragique; aux cothurnes tragiques convient la
fureur. »
Grande sonent tragici; tragicos decet ira cothurnos".
98 T., 2, 554.
99 R., 375.
264 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Ovide nous laisse entendre qu'il n'y a pas l'ombre d'une sincérité
dans les intentions de Jason : il emportera la Toison et avec elle Médée,
«comme une seconde dépouille»110. Il apparaît comme l'homme né sous
une heureuse étoile et à qui tout réussit sans peine; il parvient à ses
fins grâce au concours des autres et sans jamais courir grand risque :
dans l'œuvre d'Apollonios, c'est lui qui tuait Absyrtus; Ovide a mis ce
crime au compte de Médée qui, de service en service, accumule les
atrocités, par amour pour lui.
Comme Jason n'est pas sincère mais règle ses sentiments sur les
circonstances, il n'aura aucun scrupule à tourner ses regards et ses
ambitions du côté de Creuse, par calcul et non par amour. Désormais,
il n'a plus aucun ménagement pour Médée : il vient en personne lui
intimer l'ordre de quitter sa demeure, sans la moindre gêne :
Ausus es «Aesonio, dicere, cede domo111.»
dont les vers sont certes perdus, mais dont le souvenir survit au cœur
même de l'œuvre entière d'Ovide.
Le symbolisme de la couleur.
Il semble ainsi que, dans le cas de Jason, Ovide ait voulu par un
détail tout extérieur nous révéler l'intérieur de son personnage : la cou
leur, parce qu'elle est symbole, constitue un jugement aussi expressif
que la forme du masque de théâtre. Et l'on doit l'interpréter au moyen
d'une série d'équations simples : Apollon est le plus beau des dieux; or
il est blond. Jason, pour être séduisant, doit satisfaire à ce canon de la
Le rouge et le blanc.
121 Cf. Virg., Egl., 8, 74-75 et la glose ad loc. de Servius qui rappelle le sens des cou
leurs rituelles : blanc = Séléné, rouge = Artémis. Il ajoute le noir = Hécate. Explications
de grammairien et non de poète.
270 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
AMANS
Dès cet instant, la malheureuse aura beau faire, son cœur est irr
émédiablement pris et toute tentative pour laisser parler la voix de la
raison s'avérera vaine. C'est bien inutilement, en effet, que Médée se
dira en elle-même : « Chasse de ton cœur virginal ces flammes qui le
dévorent. »
Excute uirgineo conceptas pectore flammas 124.
123 M., 7, 9.
124 M., 7, 16.
125 M., 7, 21 et 22.
272 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Cette sensualité retenue, rare chez une fille barbare, comme Ovide
Sensibilité et sentimentalité.
Aussi, sans savoir encore ce que c'est que d'aimer, Médée s'aban-
donne au rêve le plus merveilleux : elle ira au pays de Jason ; elle reste
ra près de lui toute seule et pour toujours ; elle aura parcouru le monde
pour découvrir «un pays plus favorisé, des villes dont la réputation
s'étend jusqu'ici, la civilisation et les arts de chaque région », et elle s'e
xclame dans sa spontanéité : «A moi enfin l'homme pour qui je donner
ais toutes les richesses du monde entier, le fils d'Eson»!
. . . Notitiamque loci mêlions et oppida, quorum
Hic quoque fama uiget, cultusque et artes locorum,
Quemque ego cum rebus quas totus possidet orbis
Aesoniden mutasse uelim . . . 138.
Une nouvelle tentative pour justifier cet amour ne donnera que des
résultats identiques; et l'on retrouve encore là141, les mêmes détails:
Et, pour bien nous prouver que ce ne sont pas là des larmes de
caprice passager, Ovide la laisse pleurer ainsi toute une nuit! Médée a
été réellement émue par l'idée des dangers que va courir Jason; mais,
évidemment, c'est le jour même des épreuves que l'émotivité de la jeu
ne fille atteint son paroxysme. Alors, sous l'effet de la crainte, elle se
prend elle-même à son propre jeu, oublie la vertu de ses philtres,
devient soudain blême et sent ses genoux se dérober : « Moi-même, qui
t'avais donné les philtres, je pâlis et tombai assise.»
Ipsa ego, quae dederam medicamina, pallida sedi 143.
temps son père, mais que, le jour où Jason lui demande de rajeunir
Éson, en pleurant, elle est émue par sa piété filiale et, pour éprouver
un sentiment identique, noble puisque Jason en donne l'exemple, elle se
souvient elle aussi d'Aiétès : «Elle fut émue par la piété de sa prière et
dans son cœur agité de sentiments si changeants se glissa alors le sou
venir d'Aiétès qu'elle avait abandonné. »
L'impossible partage.
Elle aurait voulu encore que survînt l'issue fatale au cours même
de la merveilleuse croisière, quand s'éloignaient la terre de Colchide
et le remords aussi d'avoir trahi son père, quand la Grèce n'apparaiss
ait pas encore, refuge imaginaire de son futur bonheur. Ainsi aurait
péri la trahison de Médée et la perfidie de Jason : « Où est la puis
sance divine? Où sont les dieux? Que n'avons-nous sur la mer trouvé
les châtiments que nous méritions, toi pour ta perfidie, et moi pour
ma crédulité?»
La mort de Creuse frappe Jason dans son avenir, celle des enfants
veut l'atteindre dans son passé et effacer jusqu'aux fruits de cet amour
qui n'a été que faux semblant.
Ainsi évolue le personnage de Médée, amante tragique, de la can
deur de son innocence première au feu et au fer de la vengeance.
Cependant, la blessure d'un amour trompé ne justifie pas à elle seule
toute l'horreur de sa conduite : il nous faut chercher d'autres explica
tions de ses crimes. Peut-être pourrons-nous encore mieux comprendre
ses raisons profondes d'agir comme elle le fait, en l'étudiant en tant
que «barbare»?
BARBARA
Médée est donc plus proche des grandes dames romaines du temps
d'Auguste que des véritables Colchidiennes de la cour d'Aiétès; c'est ce
qui nous aide à comprendre qu'elle réagisse, comme une contemporai
ne d'Ovide, en fonction de coutumes spécifiquement romaines.
C'est ainsi que nous la voyons, pour revendiquer aux yeux de tous
ce mari qui l'abandonne, faire le geste rituel de vouloir poser sa main
sur son épaule en l'appelant : «Echevelée comme je l'étais, je me retins
à peine de crier en jetant la main sur toi : il est à moi. »
Vix me continui quin sic laniata capillos
Clamarem «meus est» iniceremque manusiM.
parler; il lui prend la main droite, lui demande d'une voix toute douce
son aide et lui promet le mariage ...»
Ut uero coepitque loqui dextramque prehendit
Hospes et auxilium submissa uoce rogauit
Promisitque torum. . . 167
subtile. Dans son œuvre, en effet, la cruauté de Médée n'est jamais mise
en relation avec ses origines, pas plus que les élans de sa passion, com
menous l'avons vu, ne font intervenir ce genre d'argument.
C'est ainsi que l'on chercherait en vain dans la lettre d'Hypsipyle à
Jason l'emploi du mot «barbare» pour qualifier la cruauté ou la four
berie de Médée169. Jamais non plus elle n'invoque sa race pour expli
quer son caractère et ses actes.
Hypsipyle désigne cependant deux fois Médée par ce mot, mais ce
n'est que par une sorte de lieu commun, sans autre véritable portée que
de rappeler ce que personne n'ignorait: Médée n'est pas grecque170!
Aussi Hypsipyle a recours à d'autres termes chaque fois qu'elle veut
présenter les défauts et les fautes de Médée. Ainsi, pour préciser à quel
point elle lui semble cruelle, elle dira la redouter au point de ne pas
laisser ses enfants aller voir leur père, car Médée est «pire qu'une
marâtre»:
. . . plus est Medea nouerca171.
169 Cette puissance de dissimulation n'apparaît guère, du reste, que dans l'épisode
des
Péliades, cf. M., 7, 300.
170 Cf. H., 6, 19 et 81.
171 H., 6, 127.
172 Cf. H., 6, 137.
173 Cf. H., 6, 133.
174 Cf. H., 6, 153.
175 H., 6, 151.
286 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
de race ou d'origine, mais en regard des décrets des dieux qui ont
déterminé le permis et le sacrilège : en trahissant son père, la Cauca
sienne s'est placée, à l'exemple de Prométhée, pour l'amour d'un hom
me, en marge de l'ordre divin.
C'est pourquoi, lorsqu'il veut à la fois juger son personnage et nous
aider à le comprendre, Ovide ne l'appelle pas «barbara» mais «impia».
De ce point de vue encore Médée lui semble comparable à Procné : « Ce
n'est pas l'impie Procné ou la fille d'Aiétès que ta voix doit émouv
oir.. . »
. . . Non impia Progne,
Filiaue Aeetae noce mouenda tua est 179.
L'éternelle exilée.
Cette fuite sur les flots, que rend possible l'invention du premier
vaisseau jamais construit, annonce ces autres évasions qui s'opéreront
dans les airs grâce aux serpents ailés qui apparaissent à temps pour
arracher Médée à la vengeance des Péliades, grâce aux dragons du
Soleil qui la soustraient à celle de Jason, grâce enfin à cette nuée
enchantée qui la dérobe aux yeux d'Egée.
Ainsi donc, à partir de la première évasion, Médée est devenue à
jamais l'être de la séparation; au moment de partir, elle sent qu'il va
survenir quelque chose d'irréparable et elle hésite encore: «Alors ma
sœur, mon frère, mon père, mes dieux, la terre natale, je vais donc les
quitter, emportée par les vents?»
Ergo ego germanam fratremque patremque deosque
Et natale solum, uentis ablata, relinquam184?
Et il sera déjà trop tard quand elle s'en rendra effectivement comp-
A partir de cet instant, Médée qui n'avait été jusqu'alors que l'être
de la séparation devient celui de la rupture : comme, autrefois, elle a
dû se séparer de ceux auxquels elle tenait le plus, elle pourra désormais
envisager la rupture avec Jason et ses enfants et accepter de s'en faire
elle-même l'instrument sanglant.
L'étrangère.
Ainsi, pour avoir si bien su se détacher des choses et des êtres par
amour, Médée, sous l'effet de la déception, apprend l'indifférence et
même l'inconscience, et, comme le héros de Camus, elle se sent parfai
tement étrangère désormais à tout ce qu'elle aimait.
C'est alors qu'elle dit être devenue une «barbare», puisqu'elle n'est
plus qu'une étrangère aux yeux de Jason et que son existence n'a plus
de signification: «Moi qui, aujourd'hui, finalement, suis devenue une
barbare pour toi. »
Illa ego, quae tibi sum nunc denique barbara facta 188.
PLENA DEO
Furor et Ratio.
devient pour elle le plus grand de tous, si bien qu'elle le porte victorie
usementen elle :
Maximus intra me deus est. . . 192
Dolor.
Mais, comme Médée n'a pas lu les Remedia, qui proposent une
analyse beaucoup plus profonde qu'on ne le croit, son mal ne peut
qu'empirer et parvenir à la forme la plus grave de l'irrationnel, la
fureur, la colère, dont les conséquences seront épouvantables.
Ira.
C'est par cette fureur que le personnage de Médée prend enfin tou
tesa dimension tragique, du moins si l'on s'en tient à cette conception
de la tragédie que propose Ovide : « Noble soit le ton de la tragédie ; au
cothurne tragique sied la fureur.»
Grande sonent tragici; tragicos decet ira cothurnos 196.
C'est pourquoi Ovide peut prêter à son héroïne des accents de sin
cérité qui nous semblent tout à fait vraisemblables; aussi nous la
croyons lorsque nous l'entendons, à l'heure même où elle sent monter
en elle cette puissance irrésistible du délire qui la conduira à ses crimes
les plus atroces, se repentir du mal qu'elle a fait autrefois à sa famille
et à son père, et regretter le meurtre d'Absyrtus. Etrange et émouvante
confession, en effet, que celle-ci : «Mon père a été trahi; j'ai abandonné
mon royaume et ma patrie; j'ai abandonné avec ma mère chérie la
meilleure des sœurs. Ma virginité est devenue la proie d'un voleur
étranger. J'ai accepté l'exil, quel qu'il fût, comme un présent. Mais toi,
frère, en fuyant, je ne t'ai pas abandonné sans moi. En ce seul endroit
ma lettre ne dit pas tout : ce que ma main a osé faire, elle n'ose l'écrire.
Moi aussi j'aurais dû être mise en lambeaux, mais demeurer avec toi.»
Proditus est genitor, regnum patriamque reliqui;
Optima cum cara matre relieta soror;
Virginitas facta est peregrini praeda latronis;
Munus, in exilio quodlibet esse, tuli.
At non te fugiens sine me, germane, reliqui;
Deficit hoc uno luterà nostra loco;
Quod facere ausa est, non audet scribere dextra;
Sic ego, sed tecum, dilaceranda fui204.
Ainsi le triste rôle que joue Jason rappelle à Ovide la conduite abo
minable de Térée envers Procné : « Toutes deux furent des mères cruell
es;mais toutes deux avaient de graves raisons pour se venger de leur
mari dans leur sang commun.»
Utraque saeua parens : sed tristibus utraque causis
Iactura sodi sanguinis ulta uirum205.
Le cas de Jason a, du reste, fait l'objet de l'une des leçons les mieux
réussies de l'Art d'aimer, excellente, même dans sa partialité: «C'est
souvent que les hommes trompent, rarement les jeunes femmes, sexe
MAGA
Portraits de magiciennes.
Magie et Amour.
Les amants que met en scène Ovide ont souvent l'air de conjurés
patibulaires, occupés à préparer quelque sinistre breuvage. Le poète
lui-même et sa maîtresse n'échappent pas à cette suspicion; aussi
éprouvent-ils le besoin de se justifier auprès de l'eunuque Bagous dont
la prunelle est si vigilante : «Ce n'est pas un crime que nous méditons!
Nous ne nous réunissons pas pour préparer des potions empoisonn
ées214.»Mais qui ressent la nécessité de se blanchir s'il n'est quelque
peu coupable?
De fait, ces amants semblent avoir fort à faire pour parvenir à
leurs fins, et le magie leur offre un puissant adjuvant pour venir à bout
des obstacles de tous ordres qu'ont dressés entre eux les maris aux
sourcils jaloux et les eunuques à l'œil en coulisse. Les incantations, par
ticulièrement, sont réputées souveraines : « Des incantations font des
cendre vers nous le disque de la Lune ensanglantée et retourner dans
leur course les blancs chevaux du Soleil. Des incantations font sauter
en morceaux les serpents, la gueule fendue, et remonter l'eau vers sa
source. Les incantations des vers ont fait céder les battants et ont
avis il n'en est rien, que cette calvitie vient d'un excès de soins et qu'il
n'y a plus désormais d'autre remède que la perruque, tout nous laisse
supposer que la malheureuse n'en a rien cru218 : elle devait soupçonner
des maléfices auxquels elle avait dû recourir elle-même plus d'une fois.
Car les amantes ovidiennes ne se montrent pas inexpertes en magie, tel
le Canacé qui utilise des drogues et des herbes aux fins que l'on
connaît219, ou encore Laodamie qui possède une effigie en cire de son
cher Protésilas220.
Il fallait, de toute évidence, s'attendre à voir Médée accusée de
s'être livrée à de telles opérations où la magie vient au secours de
l'amour : et, de fait, Hypsipyle ne manque pas cette occasion de char
gersa rivale victorieuse. Médée séduit Jason par des moyens obscurs,
dit-elle, car «ce n'est ni par sa beauté ni par ses services qu'elle plaît :
elle connaît des incantations magiques.»
Nee facie meritisque placet, sed carmina nouit221.
Elle constate que ses dons ne peuvent rien sous aucune de leurs
trois formes : « Même mes incantations, et mes herbes, et mon art
m'abandonnent. »
autant des Amours et de ses annexes, l'Art d'aimer, les Remèdes et les
Fards, qui sont des tentatives du même ordre pour essayer d'atteindre
plus sûrement l'inaccessible bonheur.
Médée méritait toute l'attention d'Ovide, encore une fois, dans
cette perspective de l'amour impossible, apollinienne et néo-pythagori
cienne, comme elle a su de même retenir celle des peintres de la basil
iquede la Porte Majeure232.
Par là son personnage gagnait une réelle originalité qui la rendait
véritablement distincte de ses modèles et même de ses imitations; il en
est de même pour quantité d'autres héroïnes qui paraissent totalement
modifiées dans leur comportement et leur psychologie sous l'effet du
néo-pythagorisme : ainsi sommes-nous surpris de trouver dans la bou
che de l'une des plus grandes amantes de la littérature ancienne, Hélè
ne,ce précepte étrange : « Apprends, par mon exemple, à pouvoir te
passer d'un être beau; c'est vertu que de renoncer aux biens qui nous
plaisent. . .»
Musique et Botanique.
te s'en régaler236.» Médée, en tant que naturaliste, n'est certes pas aussi
ridicule, mais elle possède en commun avec ces pythagoriciens la
même passion des herbes. Ce qui la fait paraître plus digne d'être prise
au sérieux, c'est de voir qu'elle sait donner à ses herbes une vigueur
toute spéciale en leur adjoignant le pouvoir de ses incantations magi
ques.
Ainsi, elle remet à Jason, la veille de ses épreuves, ce qu'Ovide
appelle «cantatas herbas»237 et que nous traduisons par «herbes en
chantées» sans trop nous attarder sur le sens profond de cette ex
pression qui associe pourtant dans ses termes la botanique et la mus
ique, sciences magiques complémentaires. Voilà ce qui explique que,
le lendemain, Médée, prise d'un doute, au moment où il y va de la
vie de Jason, entonne une nouvelle incantation pour revigorer ses
herbes qui avaient pourtant été une première fois «enchantées»:
«Craignant que les herbes qu'elle lui a données n'aient pas assez de
force, elle entonne pour les aider une incantation et fait appel aux
secrets de son art.»
pythagorisme. Mais, tandis que Sappho était née pour vivre intensé
mentet intérieurement son ascension spirituelle vers le dieu, Médée,
comme Apollon lui-même, a été mêlée à l'existence commune et, là,
contrainte d'agir, c'est-à-dire de devoir protéger, anéantir ou métamorp
hoser ceux que le sort avait placés sur sa route.
quant à son art, Médée le définit au moyen d'un terme très significatif
à cet égard : cura,
Utilior cuius quant mihi cura mea est245.
247 Voir A. H. Krappe, La genèse des mythes, Paris, 1952, p. 232 et 233.
248 M., 7, 394.
249 Cf. H., 6, 131.
OVIDE 307
jour, et toi, Hécate aux trois têtes, qui viens, confidente de mes des
seins, favoriser les incantations et l'art des magiciens, et toi, Terre, qui
fournis aux magiciens des herbes toutes puissantes. . .»256
Médée appartient, en effet, à une famille de divinités chthoniennes,
qu'il s'agisse d'Hécate ou de son père Aiétès, capable de faire naître des
guerriers en armes des sillons de la Terre dans lesquels Jason jette les
semences magiques. On conçoit l'importance de cette appartenance
pour les philosophes néo-pythagoriciens. Pour eux, de fait, vie et mort
n'ont de sens que par rapport à la Grande Mère, qui est à la fois le
réservoir vital et le filtre de ce qui est mort; en elle tout est toujours
refondu et ravivé; c'est elle qui offre ainsi aux médecins et aux magi
ciens la possibilité d'accomplir grâce à ses herbes vigoureuses des
modifications et des transfigurations de façon finalement tout à fait
naturelle.
Évidemment, le privilège de pouvoir se substituer au mécanisme de
la nature n'est accordé qu'à des initiés remarquables, tel Esculape qui a
reçu de son père la connaissance des herbes par lesquelles il sait res
susciter les morts, compromettant ainsi l'ordre naturel. Médée ne va
pas jusqu'à cette extrémité et se contente de rajeunir le viellard Éson.
L'opération magique par laquelle elle y parvient n'a rien d'extraordi
naire si on l'examine dans le contexte néo-pythagoricien. Elle ne fait
que revigorer dans ce corps alangui les forces qu'une longue existence
a diminuées; pour cela elle répand sur la Terre le sang dégénéré par
les ans et le remplace par le suc des herbes choisies pour leur principe
actif. De la sorte, elle ne veut qu'anticiper sur le rôle de la Terre, rien
de plus selon l'ordre pythagoricien. Ainsi s'explique la métamorphose
d'Éson, ainsi se comprend également le meurtre des enfants que la
magicienne remet à la Terre, confiante dans sa maternité accueillante
car elle est source d'éternité.
De fait, la souillure que contient le sang des fils de cette tragique
union ne peut être lavée par les pouvoirs d'une magicienne : Médée,
elle-même n'y changerait rien , ni son art, ni ses herbes, ni ses incantat
ions. Nous rencontrons alors, dans l'œuvre d'Ovide, ce thème du «sang
commun» qui ne peut être purifié que par la mort et en étant répandu
sur la terre.
Ce thème apparaît pour les enfants de Médée comme pour celui de
Procné, les mères misérables que nous avons trouvées si souvent asso-
ciées dans l'œuvre d'Ovide: «Toutes deux furent des mères cruelles,
mais toutes deux eurent de graves raisons pour se venger de leur mari
sur leur sang commun.»
Utraque saeua parens : sed tristibus utraque causis
Iactura sodi sanguinis ulta uirum257.
Nous les retrouvons dans cette page des Remedia où revient avec
elles le motif du «sang commun» : «Le ressentiment n'aurait pas armé
une mère contre les fruits de ses entrailles, une mère qui se vengea de
son mari en faisant couler leur sang commun.»
Nee dolor armasset contra sua uiscera matrem,
Quae socii damno sanguinis ulta uirum est258.
Conclusion
nous paraît assumer, mieux que tout autre, la dette d'Ovide à l'égard de
ses convictions pythagoriciennes.
Sans pouvoir affirmer davantage, un fait nous semble acquis, au
terme de notre analyse : Médée, comme personnage mythologique et
comme héroïne principale de la tragédie qui portait son nom, n'a pas
été étrangère aux motifs de l'exil et au choix du lieu de la relégation
d'Ovide. Dans l'état actuel de nos connaissances, il serait téméraire de
vouloir aller plus avant dans le sens de notre démonstration. Nous
croyons avoir donné une justification relativement probante de ces
faits, si l'on veut bien nous concéder que le témoignage d'un poète n'at
teint jamais à la clarté des Mémoires d'un homme politique qui serait,
comme lui, condamné à la peine de l'exil. Encore faudrait-il nuancer ce
dernier point de vue : Nigidius Figulus, homme d'action, ne nous a rien
légué de plus qu'Ovide sur les motivations de son châtiment. Ovide, que
l'on taxe souvent de mutisme, se montre, en réalité, pour son temps,
bien plus prolixe. Il suffit d'un peu de sensibilité pour comprendre ce
qu'il ne dit qu'à mots couverts. Le message est, en définitive, clair et
simple, pour qui veut l'entendre : autour de la tragédie de Médée, un
drame humain s'est joué, celui du destin d'un poète. C'est peu de chose.
Et c'est même assez fréquent au regard de l'Histoire. Ovide était doué
dans l'ordre de la beauté et fort maladroit dans l'ordre de la pratique et
de la politique. Auguste ne le comprenait pas plus que notre poète ne
comprenait les grands desseins de son prince. La conséquence fut l'exil
et non la peine capitale, le bannissement, au pays de l'exil premier de
Médée. Dans l'acceptation de devenir un poète gétique, il y a, pour
nous du moins, de la part d'Ovide, comme une soumission fière, et la
reconnaissance du motif et du choix de sa déportation.
Voilà donc le tribut qu'a dû payer Ovide, pour sa conception diver
gente de la divinité d'Apollon, de la réalité du problème parthe et de la
signification du personnage de Médée. C'est là un motif suffisant. Il est
dérisoire, comme on l'a fait, de rechercher ailleurs les causes de l'exil,
dans la baignoire de Livie ou les frasques de Julie. Si ce motif paraît
léger aux yeux des historiens modernes, c'est que, semble-t-il, en dépit
de leur savoir, il leur est difficile d'admettre que le passé ne répond pas
toujours au simple cours de l'histoire événementielle, mais que parfois
les conflits sont aussi d'ordre humain et éthique.
L'opposition d'Ovide à Auguste ne pèse que le poids relatif de l'his
toire d'un moment. Mais ce moment fut un temps difficile, un instant
de crise, où un pouvoir nouveau s'instaurait, non sans peine, et non
sans susceptibilité. La fragilité inspire la dureté et le châtiment, pour
312 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
263 M. von Albrecht, L'épisode d'Arachné dans les Métamorphoses RÊL., 57, 1979,
p. 276. Ovide et ses lecteurs, RÉL, 59, p. 207-215.
CHAPITRE VII
SÉNÈQUE
Sujet en vogue
Medeae incognitae
10 4, 7, 6 et sq.
11 Astr., 3, 9 (fuite de Médée), et 5, 465 et sq. (allusion aux fils, au frère et au père de
Médée).
12 1, 10 (vol de la Toison), 6, 643 (torua Colchis, comme sujet tragique), 7, 169 (les
drogues de Médée et l'ingratitude de Jason).
13 Cf. H. Bardon, op. cit., II, p. 216.
14 Epigr., 5, 53.
15 H. Bardon, ibidem, p. 65-66.
16 Fiorii., 78, 7.
17 Tac, Ann., 1, 53 : pathétique et saisissante évocation de la mort du poète, coupable
d'avoir été l'amant de Julie.
18 Pont., 4, 16, 31. Son œuvre est perdue, sauf un vers, Prise, Gr. L.K., 2, 269, appar
tenant à un Thyeste.
19 Non., p. 202 M. Encore faut-il supposer la lecture de Gracchus à Graius, avec Bar
don, op. cit., II, p. 48, note 14.
316 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
20 On se rappellera les jeux donnés par Trajan en 117, sur les trois scènes, en même
temps, ce qui concernait 60.000 spectateurs environ.
SÉNÈQUE 317
dons plus ces œuvres que sur leur mode premier, sans percevoir toutes
les autres résonances profondes qui donnaient à la représentation d'un
mythe un intérêt sans cesse renouvelé par les modulations que lui
apportait l'actualité.
Parmi les mythes nourriciers de la scène, Médée et sa légende ont
occupé cette place privilégiée que nous avons déjà remarquée. Tout ce
qu'il nous importe encore de souligner, c'est qu'en ce premier siècle,
Médée, qui avait servi les grandes causes que contait le théâtre républi
cain, entrait désormais au service de l'opposition.
L'exemple de Gracchus, l'ami d'Ovide, que nous rappelions à l'ins
tant, est éclairant sur ce point. Il l'est même d'autant plus qu'il n'est
pas isolé : au moment où se déroulait le dialogue des orateurs de Tacit
e,en 75 21, un autre poète dramatique, Curiatius Maternus, portait sur
le théâtre des débats politiques.
Ses amis craignaient pour sa sécurité : il avait, en effet, la veille du
jour où se situe le Dialogue, donné une lecture de son Caton, «qui avait
déplu en haut lieu, parce que, en traitant ce sujet de tragédie, il s'était
effacé lui-même pour penser uniquement comme Caton, événement
qui, dans toute la ville, formait le thème principal des conversat
ions»22. Loin de renier son œuvre, Maternus refuse de suivre les
conseils de prudence de ses amis et leur dit que ce que Caton n'aura
pas suffisamment exprimé, le héros de sa nouvelle tragédie, Thyeste, le
dira23. Ce simple détail suffit pour illustrer de façon décisive les rap
ports qui unissent, en ce premier siècle, la tragédie et la politique.
Maternus, nous le savons, était l'auteur d'une Médée24.
Mais nous ignorons tout de la cause politique que cette œuvre pré
tendait servir. On a voulu imaginer, en toute gratuité, que cette Médée
faisait allusion à la répudiation d'Octavie et au remariage de Néron
avec Poppée25. Hypothèse sans fondement réel. Nous ne disposons ni
du texte ni d'aucun témoignage sur ce point. Le seul élément dont nous
puissions faire état tient dans cet autre passage du Dialogue, où Aper
constate la faible portée des discours engagés que Maternus prête à
Agamemnon et à Jason. Ils sont bien beaux, dit-il, mais qui renvoient-ils
dans leurs foyers, sauvés et devenus les obligés de Maternus26?
Il serait vain de vouloir trouver un sens précis à ces propos. Nous
ne saurions déterminer l'identité des bénéficiaires potentiels de l'él
oquence dramatique de Maternus. Tout ce que nous pouvons entrevoir
nous indique que l'auteur, par l'intermédiaire d'Agamemnon et de
Jason, les deux grandes figures mythologiques de la conquête de
l'Orient par l'Occident, voulait faire allusion aux rigueurs de la polit
iqueorientale romaine qui entraînaient de nouvelles levées de troupes et
donc le sacrifice de nombreux citoyens. C'est sans doute pour leur
défense et leur tranquillité que plaidait Maternus, en vain. Mais peu
importe le résultat de ses efforts; retenons, pour ce qui nous intéresse,
ce fait qui semble pouvoir être acquis : en ce premier siècle, la tragédie,
et Médée, parmi les œuvres de ce temps, sont entrées dans l'opposi
tion.
Avec Ovide, nous avions eu le pressentiment de ce phénomène.
Avec les poètes dont nous venons d'évoquer les noms, nous pouvons
donner un fondement à cette opinion. Tel est le grand et unique profit
que nous estimions devoir attendre de cette présente réflexion et de ce
regard sur les Medeae Incognitae de ce premier siècle. Si faibles que
puissent paraître les résultats de notre analyse, ils ont du moins cet
intérêt de nous conduire à examiner la Médée de Lucain, cette autre
pièce perdue, dans un esprit qui tiendra compte de la façon dont était
traité et exploité le mythe de Médée, en ce premier siècle.
La Médée de Lucain
Sur cette tragédie, à vrai dire, nous ne savons qu'une seule chose
certaine : l'œuvre est demeurée inachevée. Voilà pourquoi nous ne
l'avons pas étudiée dans le corps du paragraphe précédent, où figu
raient des pièces également perdues, mais dont du moins la tradition
ne contestait pas l'achèvement.
Tel n'est pas le cas de cette Médée, puisque la seconde des Vitae
Lucani, la seule qui fasse mention de la tragédie, nous dit que cette piè
ce était une «tragœdia Medea imperfecta»11. Lucain disparaît dans sa
26 Tac, Dial, 9, 2.
27 II, 18, cf. A. Bourgery, La Guerre Civile, Paris, 1958, 3e éd., t. I, p. XXIV.
SÉNÈQUE 319
une lumière, faible mais précieuse, sur l'esprit général dans lequel
Lucain a abordé le mythe et le personnage.
Nous suivrons l'ordre de parution de ces exemples dans le texte.
Dans un premier passage, Lucain dénombre les divers alliés de Pomp
ée. L'énumération commence par la Grèce30. Vient ensuite l'Illyrie,
représentée par les Enchélies et l'île d'Absyrte :
Encheliae uersi testantes funera Cadmi,
Colchis et Adriacas spumans Absyrtos in undas31.
qui ne peut trouver de salut que dans la fuite40 et, comme il fallait le
prévoir, cette faible créature ne peut ressembler, comme les vers sui
vants le précisent, qu'à . . . Médée :
non sine rege tarnen, quem ducit in omnia secum,
sumpturus pœnas et grata piacula morti
missurusque tuum, si non sint tela nec ignés,
in famulos, Ptolomaee, caput. Sic barbara Colchis
creditur ultorem metuens regnique fugaeque
ense suo fratrisque simul ceruice parata
expectasse patrem41.
«Il (César) a toutefois avec lui le roi (Ptolémée), qu'il mène partout,
résolu à se venger sur lui, à faire de lui la victime expiatoire qui apaise
ses mânes s'il meurt, et, si les traits ou la flamme lui manquent, à lan
cer sur ces esclaves ta tête, ô Ptolémée! Ainsi, dit-on, la barbare fille de
Colchide, redoutant le vengeur du royaume trahi qu'elle fuyait, l'épée
levée sur la nuque de son frère, attendait son père42.»
Quelle signification donner à cette allusion venimeuse? Nous avons
répondu sur les intentions fondamentales : Lucain entend ainsi prendre
César au piège de sa propre contradiction. En regard de l'impériale
admiration pour Médée, le poète dresse un portrait tout différent de la
magicienne fratricide. Il suggère, de plus, que l'admiration de César ne
reposait que sur une abominable connivence entre les vues secrètes de
la magicienne et les visées profondes du dictateur. Quoi qu'il en soit,
c'est donc une relecture du mythe que Lucain entend proposer à l'a
ttention de son public.
C'est probablement le même thèse qu'il développait dans sa Médée,
à peine ébauchée, et dont nous ne pouvons parler que par conjectures.
On nous accordera cependant cette excuse : dans les remarques qui
précèdent, nous n'avons affirmé que ce qui nous semblait légitime de
pouvoir l'être, sur la foi de ce qui subsiste de l'œuvre de Lucain. En
définitive, une connaissance meilleure de la tragédie perdue nous pa
raît avoir été, sinon atteinte, du moins approchée.
Au terme de cette recherche, il nous semble même possible de rete
nir trois idées qui n'ont guère, semble-t-il, effleuré l'esprit de nos
La Médée de Sénèque
43 Cf. R. T. Bruère, Lucan's Cornelia, C PH., XLVI, 1951, p. 221-236, qui montre que
les quelques femmes qui paraissent dans la Pharsale n'ont qu'un rôle secondaire et gro
tesque, à l'exception de Cléopâtre et de Cornélie, la dernière épouse de Pompée.
SÉNÈQUE 325
Attribution
48 Voir cependant à cet effet Léon Herrmann, Le théâtre de Sénèque, p. 64, et encore
Octavie, tragédie prétexte, Paris, 1924, p. 29 note 1.
49 Carmina, 9, 230 et sq.
50 Ibidem, 232 et 233.
s» Ibidem, 234-238.
52 Ibidem, 239-258.
53 Carmina, 23, 162 : «les illustres Sénèque», sans autre précision.
54 Un excellent sujet de thèse devrait se proposer de juger ce que les auteurs chré
tiens ont pu «charitablement» penser de leur devanciers païens. . .
55 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 57 et sq.
SÉNÈQUE 327
Sénèque le Tragique, alors que, comme nous l'avons déjà dit, la Médée
de Lucain n'a jamais été achevée, si l'on en croit les biographes de
Lucain en personne59.
Quant au second fils de Sénèque60, tout ce que nous savons de lui
se réduit à la teneur de quelques lignes de la Consolation à Helvia61, ce
qui est bien peu pour lui inventer une carrière d'auteur tragique62.
Aussi, et faute de preuve contraire, nous nous rangerons à l'opinion,
aujourd'hui unanime63, qui s'accorde à attribuer les tragédies qui nous
sont parvenues sous le nom de Sénèque, à celui que l'on nomme Sénè
quele Philosophe et qui n'est autre que Sénèque le Tragique, avec cette
exception qui concerne OctavieM.
Mais, à défaut de preuves évidentes, nous disposons cependant de
deux présomptions significatives et satisfaisantes, qui vont dans le sens
de l'attribution de tragédies à Sénèque le Philosophe.
Un passage des Annales de Tacite65, sur lequel nous aurons à reve
nirà propos de la datation de Médée, nous apprend que Sénèque, au
moment de son déclin politique, écrivait des vers avec une plus grande
assiduité depuis que le goût en était venu à Néron. Pour nous, il nous
semble permis d'admettre que ces vers pouvaient être, non pas exclus
ivement, mais en particulier, des vers tragiques, parmi d'autres. Aux
arguments avancés péniblement par Herrmann66, nous voudrions ajou
tercelui-ci : comment, dans ce siècle où tout un chacun s'essayait à
l'écriture dramatique, comment vraiment Sénèque aurait-il pu faire
exception?
Par ailleurs, dans son Institution Oratoire01, Quintilien cite un vers
de la Médée de Sénèque le Tragique68 et il fait précéder cette citation
de cette précision importante :
ut Medea apud Senecam. . .
Datation.
S'il est vrai, ainsi que nous avons pu le constater à la lecture des
chapitres précédents, que la datation des tragédies fragmentaires pré
sente de nombreuses difficultés, celle d'une tragédie bien conservée,
comme la Médée de Sénèque, ne laisse pas de soulever bien des problè
mes, d'un autre ordre.
Cependant, l'établissement d'une chronologie des tragédies de Sé
nèque, en dépit des difficultés, a longuement intéressé l'attention et
l'esprit de recherche des éditeurs et des commentateurs. En se fondant
sur l'observation et la reconnaissance des éléments historiques conte
nusdans le théâtre de Sénèque, certains ont pu parvenir à une chrono-
74 O. Herzog, Datierung der Tragödien des Senecas, Rh. M., 1928, 51-104.
75 P. Aubenque et J.-M. André, Sénèque, Paris, 1964, p. 45.
76 On consultera : Fr. Giancotti, Saggio sulle tragedie di Seneca, Rome, 1953; L. Balza-
mo, Della possibilità di una poetica di Seneca in relazione alla cronologia delle sue tragedie,
in Ann. Tac. Lett. Univ. di Napoli, VII, 1957, p. 53 et sq.; M. Rozelaar, Seneca, Amsterdam,
1976, p. 539-548.
77 P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, 1978, p. 427.
78 Sénèque ou la conscience de l'Empire, p. 427.
79 Annales, 14, 52.
80 L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, Paris, 1924, p. 571.
SÉNÈQUE 331
81 Ibidem, p. 127.
82 Ibidem, cf. plus particulièrement p. 73, 101 et 146.
83 Le théâtre de Sénèque, op. cit., p. 143.
84 De ben., 7, 25, 2.
85 Cf. F. Préchac, Sénèque, De beneficiis, Belles-Lettres, Paris, 1961, Introduction,
p. XVII, et Pierre Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 303.
332 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
86 Ad Luc, 6, 56.
87 Cf. Chapitre V, p. 206-207.
88 Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 452.
89 N.Q., 7, 25, 7.
SÉNÈQUE 333
90 Edition des Questions Naturelles, deux volumes, Paris, 1929, tome I, Introduction,
p. VII.
91 Edition des Questions Naturelles, p. XIV.
92 On consultera également P. Grimai, Sénèque ou la conscience de l'Empire, p. 303.
334 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
re devrait porter sur le fait que Sénèque ne cite pas sa Médée, en parti
culier dans la Lettre 56 à Lucilius.
Que répondre à cela?
- D'abord, que Sénèque, d'une façon générale, répugne à citer ses
œuvres dramatiques dans ses ouvrages en prose.
- Ensuite, que l'évidence veut, ainsi que le bon sens, qu'un poète
ne va pas s'abandonnant à la tentation de citer une œuvre encore
inconnue du public.
Car telle est bien la situation, au moment où Sénèque écrit cette
Lettre à Lucilius et cette partie des Questions Naturelles : Médée est en
gestation et sa composition est menée parallèlement à ses deux œuvres
jumelles.
Sénèque ne cite donc pas sa Médée, parce qu'elle est encore sur le
métier.
En ce qui concerne la Médée de Lucain, la question ne se pose
même pas, puisque, selon toute évidence, elle a été postérieure à celle
de Sénèque.
Pour ce qui est des raisons qui ont interdit à Sénèque de citer la
Médée d'Ovide, nous avons tout lieu de croire que, dans la mesure où
cette pièce était une œuvre d'opposition, contrairement à celle de Sénè
que, ce dernier n'avait aucun intérêt ni même aucune inclination à se
placer sous l'égide d'un poète proscrit et maudit par le pouvoir impér
ial.
Aussi comprenons-nous bien, désormais, le regard de Sénèque sur
l'œuvre sécurisante de Varron. Et tandis qu'il fait ce chemin du retour,
dans ses souvenirs d'enfance, viennent se confondre la mémoire de son
père, celle d'Ovide et aussi ce rappel de Varron.
Fameuse et sublime Controverse93 que celle-là qui réunit tant d'i
llustres noms de la littérature latine. On a voulu imaginer que Sénèque
le Fils ait pu assister et même participer au débat, étant enfant. Pure
fantaisie. Nous ne savons pas le date précise de l'entretien. D'ailleurs, le
détail n'a aucune espèce d'intérêt. Ce qui importe, en revanche, c'est de
bien concevoir la puissance du souvenir laissé dans la famille des Sénè
que par cette réunion assez extraordinaire. Sénèque le Père la mainten
ait vive lorsqu'il rédigeait ses Controverses, bien longtemps après la
date de l'entrevue, sous Caligula. Entre-temps, dans l'histoire d'une
93 Sénèque le Rhéteur, Controv., VII, 1, 27, à propos du fragment VIII des Argonauti-
ques de Varron.
SÉNÈQUE 335
soit Créon, soit Néron. Nous verrons que Sénèque a succombé aux voix
et aux voies de la séduction.
Autant Lucain sera opposant et partisan dans sa Médée, autant
Sénèque, avant son neveu, a souhaité être courtisan, tout en mettant sa
fierté et sa gloire dans la subtilité de l'expression de cette soumission
imposée puisqu'impériale. Ceci explique peut-être cela. La fermeté du
neveu a certainement sa justification originelle et quasi viscérale dans
les renoncements et la soumission de l'oncle. Entre ces deux membres
illustres d'une même famille, il faut sans doute supposer toutes les bar
rières et les chicanes qui, dans le monde antique de moins, séparaient
et protégeaient un oncle de son neveu.
De cet antagonisme naquirent deux Médée, œuvres de deux
condamnés. L'oncle choisit la compromission. Lucain, par réaction et
dans la belle énergie du désespoir, tenta les chemins de la jeunesse, de
la détresse et de la franche opposition. En quelques jours, un même
destin emporta l'oncle et le neveu, sous le regard de Médée. Lucain
mourut le 30 avril et Sénèque le 19 ou le 20 avril de cette même année
65. La fureur de Néron s'est exercée de façon impitoyable. En dépit de
l'éloge que Lucain lui avait adressé au début de sa Pharsale, Néron
avait frappé d'interdiction son poème. Cela confirme bien notre im
pression sur le caractère politique que devait présenter son projet de
Médée.
Comme on le voit, le cercle littéraire que Néron avait réuni autour
de sa personne impériale, ne manquait certainement ni d'animation ni
d'effervescence passionnée94. Et c'est dans ce monde courtisan qu'est
née la Médée de Sénèque ainsi que les deux autres tragédies de la même
période.
Selon le témoignage de Tacite95, au moment de son déclin (à partir
de 62 donc) les ennemis de Sénèque l'accusaient décrire en vers plus
fréquemment depuis que Néron en avait pris le goût.
Obiciebant etiam eloquentiae laudem uni sibi adsciscere et carmi
na
crebrius factitare, postquam Neroni amor eorum uenisset.
94 Sur ce cercle littéraire, cf. R. Waltz, Vie de Sénèque, Paris, 1909, p. 375.
95 Annales, 14, 52.
SÉNÈQUE 337
que même, parmi ces rôles, il tint ceux de héros et de dieux, d'héroïnes
et de déesses, sous des masques reproduisant ses propres traits, ou
ceux des figures féminines, qui eurent successivement la faveur de l'i
ntérêt impérial :
Tragœdias quoque cantauit personatus, heroum deorumque item
heroidum ac dearum; personis effectis ad similitudinem oris sui et femi-
nae 100
Nous allons voir, du reste, que cette pièce entrait plus générale
ment dans les vues de Néron. Elle touchait certes à sa politique théâtral
e, mais elle concernait plus directement et plus profondément encore
sa politique tout court.
Il nous est possible, en effet, de relever dans cette tragédie un cer
tain nombre d'allusions à la politique de Néron, que seul un proche et
un personnage important de la cour pouvait connaître, car, comme
nous le constaterons, ces allusions concernent tout aussi bien des pro
jets en puissance que des réalisations effectives. Il fallait donc faire
partie de l'entourage immédiat du prince pour savoir et flatter certai
nes ambitions qui hantaient secrètement l'imagination et les délires
néroniens.
Mais commençont par la réalité et, puisqu'il s'agit de Médée, tour
nons nos regards vers l'Orient en tentant quelques rapprochements
entre la tragédie de Sénèque et la politique extérieure de Néron en 63-
64.
C'est une question que Sénèque connaissait bien108. Dès son acces
sionau rôle de membre du «consilium principis», il s'était trouvé en
face d'un problème de politique extérieure épineux : celui de la situa
tion en Arménie où les Parthes se présentaient comme des rivaux
directs des Romains109. Cela se passait en 54 110. Depuis cette époque,
Sénèque, comme d'ailleurs la plupart des Romains, suivaient avec le
plus grand intérêt l'évolution de la situation en Arménie. Les événe
ments prirent un tour favorable, grâce certainement aux efforts de
Sénèque et de Néron, puisque Tacite111 nous apprend qu'en 63 une
ambassade parthe fut envoyée auprès de Néron par Vologèse et qu'il
nous laisse entendre, au chapitre précédent, que Sénèque était toujours
présent auprès de Néron. L'ambassade vint à Rome au printemps de
63. Dans la même année une paix fut signée, après la soumission de
l'Arménie par Corbulon112 et la redoutable contre-offensive parthe. Vo
logèse accepta cependant le compromis romain aux termes duquel il
était convenu qu'un prince parthe régnerait sur l'Arménie après avoir
132 II est sans doute inutile de préciser que le résultat de l'entreprise ne fut pas
concluant. Pline (4, 10) nous dit que tout cela n'était que le fait d'un «infausto incepto».
N'allons pas blâmer Néron. Vespasien acceptera de reprendre le relai, sans plus de suc
cès.
133 Tacite, Agric, 8, 2.
134 Tacite, Agric, 5.
135 Ibidem, 10, 6.
136 H.N., 2, 187.
SÉNÈQUE 345
148 A. Pocina Perez, Una uez mas sobre la representación de las tragedias de Seneca,
Emerita, 41, 1979, 297-308.
149 Voir L. Herrmann, op. cit., p. 233 et sq.
150 Cf. S. Fortey and J. Clucker, Actus tragicus : Seneca on the Stage, Latomus, 34,
1975, p. 698-715.
151 G. Boissier, Les tragédies de Sénèque ont-elles été représentées? Paris, 1861.
152 Sénèque ou la conscience de l'Empire, op. cit., p. 450.
350 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
«Le palais du Soleil s'élevait dans les nues, sur de hautes colonnes,
tout brillant, tout scintillant d'or.»
« Remarque aussi le char de ce dieu :
«L'essieu était d'or, le timon aussi; autour de la jante un cercle
d'or; les rayons de la roue, une rosace d'argent154.»
Ce texte nous semble devoir être mis en parallèle avec deux passa
gesde Médée, disposés l'un au début et l'autre au dénouement de la
pièce.
Dans le premier155, Médée invoque son aïeul, le Soleil. Elle lui
demande la faveur d'être enlevée sur son char de lumière. Et le specta
teur le moins mythologue sent très bien que cela constitue une annonce
du dénouement. Dans cet autre passage de Médée que nous voulions
évoquer, la princesse de Colchide, sous le regard des spectateurs, se
hisse sur le toit de sa maison pour y attendre l'arrivée du char fantasti
que 156.
Le premier texte a une valeur dramatique, comme nous l'avons dit,
dans la mesure où il annonce le grand effet du final parfaitement théât
ral. Rappelons- nous ces vers :
Da, da per auras curribus patriis uehi,
Commute habenas, genitor, et flagrantibus
Ignifera loris tribue moderari tuga.
sur ton char paternel, confie-moi les rênes, ô mon père, et permets-moi
de diriger de tes guides ardentes ses flamboyants coursiers. »
Ces vers, outre leur signification importante dans l'action, ont
valeur de croquis ou d'esquisse d'un décor théâtral. On leur a même
trouvé une troisième signification en les mettant en relation avec la
personne même de Néron158, comme une tentation suprême.
Ils annoncent, de la sorte, particulièrement bien ces vers du final :
Excelsa nostrae tecta conscendam domus
Caede inchoata.
158 A. Hurst, Le char du Soleil (Sén., Méd., 32-36), in Historia, 20, 1971, 303-308.
159 L. Herrmann, Sénèque, t. I, p. 172.
160 Nous avons développé cet aspect matériel de la différence dans article déjà ment
ionné : Espace matériel et espace musical sur la scène romaine.
161 Nous espérons pouvoir développer à loisir cette conception dans une édition de
Médée destinée à l'usage des professionnels de la scène.
352 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
sont un signe : le signal d'une amorce de mise en scène donnée par l'i
ntérieur même du texte. Elles sont aussi porteuses d'une vérité : si les
tragédies de Sénèque n'ont pas été jouées, elles apparaissent au moins
comme jouables. Mais les deux Lettres à Lucilius que nous venons de
rappeler, ainsi que les textes de Suétone et de Tacite que nous avons
évoqués, suffisent à nous laisser parfaitement entrevoir que Médée, au
moins, a bien été portée à la scène et, peut-être même, sous le masque
qui dissimulait les traits d'un impérial artiste.
La nécessité de poursuivre notre recherche dans la voie que nous
nous sommes imposée, nous paraît confirmée par le texte même de
Médée. Nous y lisons un certain nombre de détails qui attestent l'intérêt
que Sénèque portait aux indications susceptibles de marquer les grands
moments d'une mise en scène de sa tragédie. Celle-ci, au total, risque
bien de nous apparaître comme ayant été non seulement conçue, mais
encore écrite véritablement pour la scène. En voici un premier exemp
le.
Lorsque Médée s'écrie: «Mais! qui fait ainsi crier sous sa poussée
la porte royale?»162, comment pourrait-on retrancher de ce discours la
part qui revient à la suggestion de l'auteur pour aider à la mise en scè
ne la plus rudimentaire? Nos auteurs classiques français procèdent-ils
autrement? Mais, quand bien même feraient-ils diversement, le fait
majeur, du point de vue qui nous importe, réside bien dans la manière
toute réelle et bien matérielle d'annoncer ainsi l'entrée en scène de
Créon.
Un second exemple de suggestion pour une mise en scène nous est
donné par cette autre indication de Médée 163 :
Sonuistis, arae, tripodas agnosco meos
fauenti commotos dea. . .
« Autels, vous avez retenti, et je reconnais que mes trépieds sont agités par la déesse en
signe de faveur.», op. cit., p. 165.
165 Vers 840-842.
166 Vers 874 et sq.
167 Traduction de L. Herrmann, op. cit., p. 168.
354 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
171 H. Veil, La règle des trois acteurs dans les tragédies de Sénèque, Revue Archéol.,
1865.
172 Art poétique, v. 192 : «nec quarta loqui personna laboret.»
173 Pour la discussion de ce point de vue, cf. L. Herrmann, Le théâtre de Sénèque, op.
cit., p. 172-175.
174 G. Boissier, De la signification des mots saltare et cantare tragœdiam, in Revue
Archeol., 1861, p. 333 et sq.
358 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
comme nous l'avons vu, dans Médée. Que se passait-il alors sur la scè
ne?
Pour notre part, dans divers articles175, nous avons donné un déve
loppement, ou du moins un prolongement, aux vues de G. Boissier, en
proposant une répartition des tâches entre l'acteur et le chanteur titu
laire du même rôle.
Mais, en définitive, le meilleur indice dont nous disposions, en ce
qui concerne Médée et sa mise en scène certaine, réside dans la présen
ce du chœur et celle des serviteurs qui forment la suite de Créon. Par la
seule réalité matérielle de leur présence sur le plateau, ils attestent
l'existence d'une mise en scène nécessaire. Encore une fois, autant redi
reici notre conviction intime qu'il n'existe pas au monde un auteur
dramatique qui accepte d'écrire pour le théâtre des pièces vouées à la
seule lecture, ou alors ce dramaturge serait un romancier déguisé, pour
mieux abuser la crédulité du spectateur, et pour son propre malheur.
Un dernier argument peut intervenir pour aider à conforter la thè
se vraisemblable de la représentation nécessaire et voulue par Sénè-
que : cet argument se confond avec le respect intégral des règles théâ
trales les plus anciennes et qui parlent de l'unité de lieu, de temps et
d'action.
Il ne saurait être question de consacrer de longs développements à
la démonstration de cette évidence, claire aux yeux du lecteur le plus
inattentif.
Pour ce qui concerne Médée, du moins, la cause est entendue, et ne
réclame aucune démonstration particulièrement soutenue.
Il nous faut, de façon plus urgente, tourner notre attention vers
d'autres sources d'intérêt. Nous venons de voir que le théâtre de Sénè-
que répondait à une certaine conception du jeu et de l'art dramatiques.
Sans doute est-il encore nécessaire de tenter de percer les mystères
d'un univers poétique et théâtral peu connu.
Peut-être paraîtra-t-il quelque peu vain et inutile de rappeler ici
qu'un théâtre, de quelque partie du monde qu'il nous provienne, se
définit toujours par le contenu de la trame matérielle qu'il dispose sous
le regard du spectateurs. Comprenons-nous bien : nous ne voulons pas
parler de ces accessoires que sont les notations secondaires, du type
175 Cf. Espace matériel et espace musical sur la scène romaine, in Vita Latina, n° 75,
22-31 et 76, 16-24, et encore Le théâtre latin tel qu'en nous-mêmes. . ., Caesarodunum, XII
bis, 31-42.
SÉNÈQUE 359
Physique
plus fidèle que le mien, c'est vous que j'invoque de ma voix infortunée.
Assistez-moi maintenant, oui maintenant, déesses qui châtiez le crime,
déesses à la chevelure hérissée de serpents déchaînés, déesses qui ser
rez dans vos mains ensanglantées une torche funeste, assistez-moi,
maintenant, telles que jadis, quand, à mon mariage, vous vous teniez
droites, effroyablement droites.»
Il n'est pas nécessaire d'entreprendre une longue analyse de ce tex
te, dont la composition et l'organisation sont disposées de façon évident
e. Pour commencer et pour finir, on remarque cette invocation aux
divinités qui ont présidé au assisté au mariage de Médée. D'un côté les
dieux conjugaux et Lucine, de l'autre les porteuses de flambeaux à cette
étrange cérémonie et qui sont les Erinyes et les Furies. Ce prologue et
cet épilogue symbolisent vraisemblablement, pour la malheureuse
épouse, la terre et ce qu'elle représente pour elle de désillusions et de
souffrances. Entre ces deux invocations, Médée prie, successivement,
les dieux représentatifs, au moins symboliquement, de la mer, du ciel et
des enfers.
Elle implore, en effet, Athéna en même temps que Neptune, parce
qu'il lui semble qu'Athéna a essentiellement pris place dans son existen
ce par l'invention du premier bateau, celui qui, grâce à la complicité
favorable de Neptune, a conduit les Argonautes jusqu'aux rives de Col-
chide et décidé du sort funeste de la fille d'Aiétès.
Après la supplique aux divinités de la mer qui ont joué un rôle
dans sa destinée, Médée s'adresse aux dieux du ciel, le Soleil et la
Lune.
Elle invoque, pour finir, les dieux des enfers, Pluton et Proserpine.
Voilà donc, en l'espace de ces quelques vers - de cette quinzaine de
vers pour être plus précis - toute une conception relative de l'univers,
conception relative, certes, à un personnage et à l'histoire de son dra
me, mais conception qui n'aurait pas pu être imaginée en dehors d'un
contexte stoïcien. . . En personnage stoïcien, Médée a sa «physique» qui
prime tout et l'on sent bien que les dieux qu'elle invoque ont surtout ce
mérite d'indiquer clairement les parties de l'univers qu'elle veut dé
signer, pour mieux rendre l'univers tout entier témoin de son mal
heur.
Le mythe de Médée, aux yeux des stoïciens, s'inscrivait certain
ement dans cette symbolique «physique», ou si l'on préfère cosmogoni-
que et géographique, dont nous allons mesurer les effets. Mais il doit
être bien certain, dès maintenant, que, dans cette perspective, l'apo
théose de Médée qui intervient au dénouement apportait un couronne-
SÉNÈQUE 363
Médée y affirme que dans son existence, qui est le seul bien qui lui
reste, chacun peut voir, aussi bien que sa confidente, «et la mer et les
terres, le fer et le feu, les dieux et la foudre». Elle pourra même, dans
un autre passage, déployer toute la force sur les éléments dont elle dis
pose, en un long monologue où elle se glorifie d'avoir su, entre autres
prouesses admirables, forcer Cérès à donner une moisson en hiver180.
Ainsi qu'on le voit, cette cosmologie, dans l'esprit et la bouche de
Médée, devient mythologie et les éléments les plus naturels se laissent
apparenter aux plus nobles familles des dieux, suivant en cela la plus
pure tradition et remontant à l'origine même de la mythologie et de la
géographie confondues.
Au cours de cette longue lutte que se livrent dans la pièce le jour et
la nuit, la lumière et les ténèbres, le chaos nocturne et la clarté du
Soleil, qui pourrait encore s'étonner de voir Médée, la petite-fille du
Soleil, invoquer encore et encore Hécate181, sous diverses appellations
qui font référence à la Lune, à Phoebé, à Diane, à Dictynne, toutes divi
nités lunaires?
En tout cas, Médée dont nous avons déjà observé la familiarité
avec les dieux infernaux et les âmes des morts 182, ne se propose que ces
deux issues : le sang et le feu, deux moyens à la fois terribles et natur
els, du moins pour les contemporains de Sénèque. A la solution qu'ap
porte l'offrande du sang 183, succède la résolution totalement purificatri
ce du feu 184 . . . En cette année 64, où Sénèque écrit Médée et où Néron
ajoute du reste cette invitation qui est une injonction à déguerpir de son
royaume : «décampe, purge mon royaume de ton mal, et emporte avec
toi tes herbes assassines. »
Egredere, purga regna, letales simul
Tecum auf er herbas. . . 187
déjà présentés dans notre chapitre sur Ovide. Il est parfaitement évi
dent, sans le secours de longues arguties, que le feu représente pour
Médée à la fois un instrument de purification 196 et une arme que Jason,
du reste, tentera de faire se retourner contre Médée, en ordonnant d'in
cendier sa maison197.
Si, comme nous en avons émis l'hypothèse, Médée a été écrite à
l'intention de Néron par un homme suffisamment bien introduit pour
connaître ses desseins d'incendier Rome pour la rebâtir, comment ne
pas quitter le symbolisme pour retrouver la réalité contemporaine? La
lecture de Suétone198, de Tacite199 et de Juvénal200 nous invite à rappro
cher ces deux événements marquants de cette année 64, où l'on vit
Néron se produire sur la scène dans des rôles féminins, sans doute
dans celui de Médée, et encore Néron, en costume de théâtre, aux
Esquilles, assistant à l'incendie de Rome en chantant un de ses poèmes
sur la chute de Troie, devenue la proie des flammes.
Sénèque, bien informé des projets d'urbanisme romain de Néron
(car qui donc croirait que ces projets n'avaient pas fait l'objet d'études
ou du moins de délibérations à l'intérieur du Palais?) connaissait tout
aussi bien l'impériale ambition de percer l'isthme de Corinthe, tenta
tiondéjà césarienne. Aussi, quelle merveilleuse coïncidence que cette
rencontre dans la bouche même de Médée d'un projet d'incendie qui
réalisera le projet d'ouvrir l'Isthme :
Gemino Corinthos litore opponens moras
Cremata flammis maria commutât duo.
« Corinthe, qui oppose aux deux mers l'obstacle de son double visa
ge, sera brûlée par ces flammes et laissera se confondre leurs
eaux201.»
Mais quelle que puisse être la portée que l'on veuille accorder à ces
deux vers sur le plan de la politique, ils présentent, de toutes façons, un
intérêt certain pour ce qui est de la «physique» que nous examinons.
Nous y voyons, en effet, une association rare de l'eau et du feu, qui
semble en conséquence présentée comme caractéristique de Médée. Et,
Ethique
prévoit pas d'abord une bonne connaissance de son être propre. Car,
selon la méthode simple de la physiognomonie, chère à l'école de
Pythagore, il est possible de sonder les visages et de voir jusqu'au plus
profond des cœurs et des caractères.
La tragédie de Sénèque nous offre deux études de visages, bien év
idemment contrastés, celui de Creuse et celui de Médée.
En apparence, cependant, un mauvais physiognomoniste, autant
dire un piètre pythagoricien, pourrait s'y laisser prendre. Car les deux
personnages sont caractérisés par les deux mêmes dominantes éclai
rant sur leur moi profond. Ces majeures sont deux couleurs : le rouge
et le blanc, symboles que nous avons cru déjà avoir remarqués à pro
pos de la Médée d'Ovide. Mais prudence! En effet, bien qu'il s'agisse
des mêmes symboles visuels, utilisés, dans les deux cas, par le même
locuteur qui est, en l'occurrence, le chœur, nous allons devoir établir
quelque différence entre ces deux portraits, parallèles et pourtant op
posés.
Les choreutes se montrent admiratifs à l'endroit de la beauté de
Creuse et ils soulignent l'éclat de son visage : «Quand elle se dresse au
milieu du chœur des femmes, son visage resplendit plus que tous les
leurs220.» Quelques vers plus loin, ces mêmes choreutes précisent d'où
provient cet éclat et l'on retrouve là cette association ovidienne du rou
geet du blanc : «Ainsi une teinte neigeuse rougit sous la pourpre phéni
cienne qui s'y mélange. . .»221
Ailleurs, mais toujours dans les déclarations des choreutes, nous
retrouvons la même attention aux mêmes détails de couleur, à propos,
cette fois, du visage de Médée : « Ses joues sont rouges et brûlantes ;
puis la pâleur chasse leur rougeur, et son visage changeant ne garde
pas longtemps la même teinte222.»
Ainsi donc, tout comme la Médée d'Ovide, Creuse et Médée ont,
dans la pièce de Sénèque, cette qualité commune de paraître remarquab
les par la qualité de l'éclat de leur teint où dominent deux couleurs : le
rouge et le blanc. Il n'est guère nécessaire de commenter la symbolique
appuyée qui oppose ici Creuse à Médée, du moins dans l'esprit des
Corinthiens, et qui fait pâlir de rage Médée tandis que le visage virginal
de la fille de Créon rougit à tout propos. Ce qui nous intéresse, person-
223 On pourra consulter J. Pigeaud, La maladie de l'âme, Thèse de doctorat, que l'au
teur nous a aimablement fournie, en échange d'une ancienne amitié, musicale, p. 472 et
sq. On pourra de même consulter F. Dupont, Le personnage et son mythe dans les tragé
diesde Sénèque, in Actes du IXe Congrès de l'Association G. Budé, Paris, 1975, p. 456.
224 Vers 570 et sq.
374 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
225 Vers 102 et sq., traduction Herrmann, op. cit., p. 138 et 139.
SÉNÈQUE 375
«je n'aurai de repos qu'en voyant anéantir et ruiner avec moi tout l'uni
vers230.» En vérité, cette Médée s'écarte à ce point des chemins de la
ce qui donne lieu à cette belle traduction : « Dans leurs entrailles mêmes
cherche à te frayer ta vengeance, ô mon âme, si tu es vivante et s'il te
reste une ombre de ton ancienne vigueur232.»
Nous lisons là une traduction de animus par âme. En dehors de
tout contexte judéo-chrétien, nous préférerions, pour notre part et en
ce qui concerne un texte encore bien classique, que le traducteur n'aille
guère s'aventurer à parler d'âme et souhaite plus modestement retrou
ver dans animus ce qui revient à l'esprit de décision et à la volonté des
héros cornéliens, par exemple.
Le même problème survient encore au vers 976 de Médée, sinon
ailleurs encore. Mais là n'est pas la question fondamentale : ce qu'il
importe de bien mesurer dans chacune de ces situations, c'est l'usage
qui est fait de termes à vocation manifestement abstraite pour répon
dreà des situations particulièrement concrètes, au point d'en être
cruellement dramatiques. Médée, telle du moins que la conçoit Sénè-
que, aime l'abstraction et le charme de cette pudeur ou de ce flou dans
l'expression. Tout cela, pour finir, est encore très cornélien et, naturel
lement, stoïcien.
Et ce que nous venons de formuler en matière de remarques peut
encore se vérifier non plus en ce qui concerne animus, mais à propos
de mens, cet autre grand élément de base du langage de la Médée de
Sénèque.
En fait, dans ce contexte stoïcien, la recherche d'une certaine for
me d'abstraction s'impose, bien évidemment, comme une exigence pre-
«i Vers 40-42.
232 Trad. Herrmann, op. cit., p. 136.
SÉNÈQUE 377
«... et revêts ton esprit de toute la férocité du Caucase. Tous les crimes
qu'ont vus le Pont ou le Phase seront vus par l'Isthme. Forcenés,
inouïs, horribles, épouvantables, redoutables pour le ciel et la terre sont
les desseins qu'agite en lui mon cerveau...»235 Là où d'autres se
seraient contentés d'user de formules très concrètes, Sénèque se plait à
imaginer ce dialogue entre le personnage et sa pensée. Pour notre part,
nous verrons dans cette apparence d'héroïsation comme la marque du
stoïcisme, nette et précise, sur le style tragique de Sénèque, dans la
mesure où il est possible de considérer que l'élévation propre et exigée
par l'éthique stoïcienne marque ici de son sceau la composition et la
texture intime des personnages, moins chargés de chair que de spiri
tualité.
Il est encore un détail qui peut nous faire mieux comprendre l'œu
vre, sur ce point, où se rencontrent précisément l'être et la matière.
Lorsque Médée invite sa chère nourrice à fuir avec elle, en prenant pla
ce sur le char divin de son aïeul, elle présente sa proposition de cette
étrange façon :
Tuum quoque ipsa corpus hinc mecum aueham236.
Par tradition, ainsi que nous l'ont montré les chapitres précédents,
Médée est fortement liée à la pensée pythagoricienne, sur le théâtre
comme dans les autres productions artistiques. En reprenant le person
naged'Ovide le néo-pythagoricien, Sénèque perpétue cette dimension
première et fondamentale du personnage, tout en lui imposant ce triple
mode d'expression qui correspond aux trois domaines catégoriques du
discours stoïcien : physique, éthique et logique.
Voilà bien pourquoi nous refusons de participer au débat, un peu
vain, qui prétend dire si Médée représente la figure du sage ou celle de
Tanti sage239. La question aurait une signification si Médée n'était que
stoïcienne. Il se pourrait bien que nous puissions lui trouver les deux
visages, puisqu'elle marie dans son être et son langage deux grandes
aspirations philosophiques à la fois proches et discordantes : c'est le
propre de la synthèse que de réunir deux éléments d'origine diverse
sans chercher à les fondre. Si l'on veut comprendre et admettre ce
principe, alors on commence à mieux percevoir l'originalité de la Mé
dée de Sénèque et aussi l'originalité d'un art dramatique qui mêle la
tradition et l'innovation. Au fond, cet esprit de synthèse est celui qui a
présidé à la propre formation de Sénèque lui-même, et c'est donc là
qu'il faut rechercher ce qui fait la singularité de sa pensée et de cette
Médée nouvelle et hardie. On n'écrit jamais aussi bien que sur le vécu.
Or, en effet, la réflexion sur l'existence est l'une des constantes
majeures qui animent et caractérisent le personnage de Médée. Et,
comme cette existence, dans ce cas particulièrement tragique, se
confond avec la rencontre de Jason, le temps s'ordonne en trois
séquences majeures : avant-Jason, avec-Jason, et sans- Jason. Ainsi se
mesure le temps et se définit une existence dans l'esprit de Médée. C'est
ainsi que parle Médée elle-même, et c'est ainsi aussi qu'on pourrait
croire que son existence n'est que dépendance et extériorisation.
En réalité, et paradoxalement, elle a beau dire, ce qui l'intéresse
dans son existence, c'est elle-même. En cela elle se montre très stoïcien
ne, car il ne saurait y avoir de stoïcisme sans un certain narcissisme.
Quand, par exemple, la nourrice lui dit, au début de la pièce240, que de
toutes ses ressources passées il ne lui reste plus rien, Médée répond :
Medea superest,
Elle semble alors avoir retrouvé son identité et son existence pro
pres, c'est-à-dire la pureté et l'innocence du temps où elle était heureus
e, insouciante servante de Diane et jeune fille sans autre particularité
que d'être princesse. Elle dit cela, horriblement, immédiatement après
avoir décidé de laisser libre cours à sa vengeance. Mais elle dit aussi
cela avec le sentiment de son innocence retrouvée, parce qu'en accomp
lissant ces actes effroyables, elle sent qu'elle échappera désormais à la
domination de Jason et qu'elle pourra revivre le temps d'autrefois,
celui de la pureté et de la liberté, avant que Jason n'aille tout détruire
en elle et à côté d'elle.
Et de fait, un peu plus loin, alors que Médée vient de tuer le pre-
244 Vers 982-984. Traduction personnelle, celle de Herrmann étant quasiment inutili
sable, en l'occurrence.
382 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Mais il n'en reste pas moins vrai que le thème conducteur demeure
ovidien, et que l'attrait du stoïcisme pour l'abstrait ne fait que dévelop
per autour de lui ses magnifiques volutes. Ce thème, en valeurs longues
de leitmotiv, n'est autre que celui de la colère, cette ira que nous allons
pouvoir suivre tout au long de la tragédie.
Sans vouloir constituer un inventaire exhaustif de la présence du
mot ira dans cette tragédie, nous proposerons ces quelques remarques
particulières sur l'emploi de ira et des termes qui lui forment cortège.
Suivons, cependant, le fil du texte, dans ses replis les plus significat
ifs, et donc majeurs.
Aux vers 135 et 136, nous entendons Médée déclarer qu'elle n'a
commis aucun de ses crimes par colère mais bien par amour :
et nullum scelus
irata feci : saeuit infelix amor.
251 Le vers s'entend mieux si l'on sait que uariam représente Médée et que ce mot est
complément de diducit : « pourquoi suis-je entraînée par des impulsions contradictoires,
en des sens divers, par ma haine et par mon amour?». Trad. Herrmann, op. cit., p. 171.
252 Trad. Herrmann, op. cit., p. 140.
253 Dolor (ν. 151), ira (ν. 153), dolor (v. 155). Sur ce dernier vocable, cf. également,
v. 49 et 446.
254 Ira (v. 381 et 394), impetus (ν. 381), furor (ν. 386, 392 et 396).
386 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Dans la réponse que lui fait Médée, nous retrouvons ces mêmes
termes, furor, impetus et ira255.
Aussi ne faut-il point trouver étrange la persistante permanence de
l'abstraction autour du mot ira, dans deux moments essentiels qui mar
quent la conclusion du drame.
- Le dernier grand commentaire du chœur repose sur l'opposition
de amor et de ira, que n'interrompt que furor256.
- Le dernier grand monologue de Médée magnifie cette symphonie
de l'abstrait construite autour du thème de la colère. Et nous allons,
bien naturellement, retrouver dans la compagnie de ira, tous les aima
bles membres de son cortège amical : impetus, animus, amor, dolor et
furor257.
Ainsi donc le thème de la colère semble de toute évidence consti
tuercomme une sorte de base ou, si l'on préfère de constante, autour
de laquelle se développe l'expression de l'abstraction.
Il se peut bien, certes, que tel ou tel passage puisse être également
porteur du message de l'abstrait. Il nous faut cependant les considérer
comme des épiphénomènes, non sans importance, mais sans relation
majeure avec la lecture approfondie de l'œuvre qui demeure associée à
ira, thème déjà ovidien et donc, dans cette mesure, sans rapport néces
saire avec le traité de Sénèque en question, qui paraît datable de 41258.
Il est cependant des termes abstraits qui ont encore une grande
vigueur, surtout lorsque comme virtus, ils sont mis dans la bouche
d'une héroïne259 que l'on pouvait aussi percevoir et présenter comme
une femme un peu trop virile : rappelions-nous les déclarations, à ce
propos, de Créon, où il est question de «robur uirile», s'agissant de
Médée. . . 260 Mais il ne faudrait point lire en ces lignes une critique de la
sensibilité du personnage. Médée, dans un pur contexte stoïcien, de
Chrysippe à Sénèque, n'est qu'un cas expérimental intéressant. Mais ce
cas présente cet intérêt secret et particulier d'avoir une réelle impor
tance pour servir une certaine sociologie.
Dialectique
Une seconde annonce des deux vers de la fin nous est donnée par
Médée elle-même, quand elle décide de renverser l'univers et de tout
bouleverser dans le ciel même : «j'attaquerai, dit-elle, jusqu'aux dieux et
il n'est rien que je ne troublerai·»273
. . . inuadatn deos
et cuncta quatiam274.
Tels sont donc les pouvoirs de Médée et qui lui permettent de mett
reen fuite les divinités de l'Olympe. Après la lecture des trois passages
que nous venons de citer, le sens des deux derniers vers de la tragédie
s'entend désormais tout naturellement : à l'approche du char du Soleil,
même les êtres suprêmes s'écartent, laissant Médée à sa rage et à la
solitude. Mais la solitude est stoïcienne et il y a peut-être là l'amorce
d'une explication de l'intérêt que les stoïciens ont porté au personnage
de Médée. Car la solitude de Médée est totale, aussi bien sur terre et
auprès des humains que dans le ciel et chez les dieux. Elle est une don
née qui, dans un contexte stoïcien, non seulement éclaire la portée du
final, mais apporte au personnage de Médée et à son destin «sa» vérité,
vérité toute stoïcienne puisqu'elle repose, comme nous venons de le
constater, sur une logique et cette dialectique.
Nous venons d'examiner succinctement la pensée et la parole de
Médée au sujet des dieux, dont elle se sent l'égale. Il est temps de savoir
ce que Médée pense et dit sur les rois et le pouvoir qu'ils détiennent.
Mais voyons pour commencer l'opinion du roi Créon sur Médée.
Dès qu'il la voit s'avancer en direction de sa royale personne, Créon la
juge minax et ferox211\ En deux mots, voilà qui exprime bien la peur
que lui inspire la princesse de Colchide. Et puis, fort stupidement, il se
met à redouter quelque ruse qui consisterait à vouloir jouer les sup
pliantes, en tombant à ses pieds et en embrassant ses genoux. Aussi, il
ordonne à ses serviteurs de repousser Médée loin de sa personne royal
e, tactu et arcessu procul27*, comme si Médée était de celles qui vont se
prosternant devant le pouvoir. Il veut encore qu'on la fasse taire et
«qu'elle apprenne au moins une fois à se plier aux ordres d'un roi»279.
Il souhaite plus que tout son départ et lui ordonne de déguerpir en la
traitant de «monstre affreux et effroyable»280 :
monstrumque saeuum horribile iamdudum auehe2sl.
C'est bien mal compter avec Médée, elle qui défie la puissance des
dieux et encore mieux celle des rois, ces têtes fragilement couronnées
dont elle sait aimablement faire la moisson. Elle se présente elle-même
comme plus redoutable que les rois Créon et Acaste, que craint le pleu
treJason286, et elle peut surtout affirmer fièrement qu'elle a toujours su
dominer la fortune et le destin287. Le chœur, cet instrument de l'expres
sion de l'humanité moyenne, a bien remarqué cette attitude à ces
détails ; aussi décrit-il Médée dans ce geste de fierté superbe qui lui per
met de braver le roi288. De son côté, Jason s'avoue épouvanté, par la
puissance du sceptre. Médée lui répond de veiller plutôt à ne pas la
désirer289. En réalité, elle a tort dans ce soupçon, car Jason est bien sin
cère dans l'aveu qu'il fait de la nature foncièrement timorée de son
caractère. Il tremble devant le pouvoir des rois et sa crainte, apparem
ment sincère ou proposée comme telle, prend une singulière significa
tion. Dans la logique et la dialectique internes, elle apporte un élément
psychologique et dramatique nouveau. Elle marque un déplacement
important dans les données sur lesquelles s'appuie la vraisemblance de
l'action. Chez Euripide, en effet, ainsi que nous l'avons déjà dit, le
moteur essentiel de l'évolution de l'action réside dans l'apparition du
roi Egée. Comme ce roi n'intervient pas dans la pièce de Sénèque, pas
plus que dans les tragédies de ses devanciers latins, l'évolution du dra
me et sa vraisemblance interne doivent inventer et proposer une autre
justification. Comme Médée affiche un grand mépris pour les puissants
de ce monde et de l'autre, Sénèque fait de Jason un assez vil sectateur
de princes, en le douant d'un sentiment d'admiration à l'égard des rois
et de la royauté. Dès lors, toute la psychologie du personnage se résu
medans ses rapports avec Créon et aussi, et peut-être plus encore, avec
ce curieux roi Acaste dont la présence invisible dicte à Jason sa conduit
e. Le dialogue entre Médée et Jason, en conséquence, doit passer par
le canal nécessaire de cette confrontation sur le thème du pouvoir où
vont s'opposer deux logiques et deux discours, donnant ainsi naissance
Et aussitôt Médée lui réplique que Créon est un ennemi plus pro
che de lui297.
Jason observe ensuite que Créon et Acaste pourraient même s'asso
ciercontre lui et Médée s'ils tentaient de fuir ensemble. Médée répond
que rien ne saurait arrêter leur fuite ni personne, pas même d'autres
rois plus puissants encore298.
Comme on le voit, la réflexion sur le pouvoir et la royauté forme
une constante thématique dans l'œuvre tout entière.
Après les dieux, voici que les rois et leur droit sont soumis à l'ex
amen critique de la logique implacable de la princesse de Colchide.
Elle n'y va pas par quatre chemins et, dès le début de la tragédie,
elle déclare la royauté coupable : coupable dans le cas de Jason, mais
aussi coupable d'une façon générale de ne valoir que ce que valent les
rois. En ce qui concerne plus directement le drame de Jason, Médée
reconnaît très honnêtement que Jason ne pouvait rien contre la volonté
de Créon, car il était soumis à son arbitrium et à son tus :
Quid tarnen Jason potuti, alieni arbitri
iurisque factus?299
«La faute retombe entière sur Créon qui, abusant de son scept
re.. .»301 Dès cet instant, il devient clair pour elle que Créon doit expier
sa faute ainsi que sa famille :
. . . petatur solus hic, poenas luat
quas débet. Alto cinere cumulabo domum302.
En disant : «c'est lui seul qu'il faut frapper; qu'il expie comme il le
mérite. Je ferai de sa maison un immense monceau de cendres.»303,
Médée exprime très directement cette idée qui représente une certaine
conception de la monarchie : le roi est responsable devant le peuple de
297 Ibidem.
298 Vers 525 et sq.
299 Vers 137 et 138.
300 Vers 143.
301 Trad. Herrmann, op. cit., p. 140.
302 Vers 146 et 147.
303 Trad. Hermann, p. 140.
SÉNÈQUE 395
«Tout cela je l'ai fait quand j'étais une vierge; il faut que mon res
sentiment se dresse encore plus terrible, et ce sont des crimes plus
grands qui me conviennent maintenant que j'ai enfanté310.» Médée
oppose ainsi ses crimes passés et ceux qu'elle va commettre, ceux de la
jeunesse et ceux de la maturité, et bien sûr ces derniers seront effroya
blement plus horribles car la femme qui a enfanté semble être aux
yeux de Médée autrement plus forte et courageuse que la simple jeune
fille d'antan, quand bien même Médée a conscience d'avoir été, de son
propre aveu, une «uirgo nefanda» : «une vierge impie»*11.
Mais la véritable opposition, qui se lit à travers le rapprochement
de ces termes contrastés, exprime toute le différence de conditions, de
situations et d'âges qui séparent les deux rivales. Le thème a une réelle
importance et l'on ne saurait s'étonner de le voir bien présent dans le
premier monologue de Médée, que nous citions plus haut312. Ces deux
vers apparaissent à la fin de ce monologue, mais ils sont annoncés par
ces trois autres vers qui figurent, eux, dans le début du passage :
. . . liberos similes patri
similesque mairi pariât. Iam parta ultio est :
peperi. . . 313
«... qu'il engendre des enfants pareils à leur père et pareils à leur
mère. Ma vengeance n'est-elle pas déjà obtenue : j'ai enfanté314.» La tr
aduction ne saurait malheureusement rendre l'association énergique de
pariât, parta et peperi disposés sur un seul vers et son rejet.
Le chœur, dont c'est le rôle, se fait l'interprète de la supériorité
menaçante de Médée sur Creuse. Et comme pour vouloir la combattre
il chante les qualités de la vierge admirable qu'est Creuse. Il loue la
«J'ai été trop stérile pour ma vengeance : je n'ai - mais cela suffit
du moins pour mon frère et mon père - mis au monde que deux
fils329.»
A ces deux passages évocateurs il nous faut cependant adjoindre ce
troisième extrait parce qu'il a trait lui encore au meurtre des deux
enfants et rejoint le thème de la stérilité que nous venons de voir inter
venir pour lui ajouter encore - ô modernité, où donc est ta victoire? -
le thème de l'avortement :
Si posset una caede satiari haec manus,
nullam petisset. Ut duos perimam, tarnen
nimium est dolori numerus angustus meo.
In matre si quod pignus etiamnunc latet,
scrutabor ense uiscera et ferro extraham 33°.
race Achéenne, la progéniture des dieux ont été sauvés grâce à moi per
sonnel ement333.» Un peu plus loin on entend Médée déclarer :
non paenitet semasse tot regum decus 334
«C'est à moi qu'on est redevable de cet Orphée qui par ses chants
charme les rochers et attire les forêts337.» A un autre moment du dra
me, le chœur reparlera d'Orphée et cette fois il le nommera «le rejeton
fameux de la Muse des chants» : Me uocali genitus Camena338.
Nous mettrons un terme à cette brève recherche sur les Argonautes
que Médée dit avoir justement sauvés, par une nouvelle touche humor
istique ou du moins une trouvaille de Sénèque. Médée confie à Créon :
«c'est pour vous que j'ai ramené tous les autres (Argonautes), mais
celui-là seul (Jason) pour moi.»
uobis reuexi ceteros, unum mihi339.
341 Voir Herrmann, Le théâtre de Sén., p. 233-236. Voir encore G. Runchina, Tecnica
drammatica e retorica nelle tragedie di Seneca, A F LC, XXVIII, 1960, 187 p., et G. Bonnel-
li, // carattere retorico delle tragedie di Seneca, in Latomus, 37, 1978, p. 395-418 (sur
Médée : p. 406 et sq.). Sur la rhétorique de Cicéron on connaît l'ouvrage essentiel d'A. Mi
chel : Rhétorique et philosophie chez Cicéron, essai sur les fondements philosophiques de
l'art de persuader, Paris, 1961.
342 Vers 153.
343 Vers 163.
SÉNÈQUE 405
«Oui, ils sont les tiens (tes crimes); oui ils le sont; car c'est celui qui
profite du crime qui en est l'auteur347.» A quelques vers de là elle
emploie une figure de style juridique conventionnelle et fréquemment
utilisée :
Abdico, eiuro, abnuo348.
Conclusion
Voici déjà éteints les feux de la scène sur cette ultime Médée, la
dernière assurément qu'aient connue les tréteaux du théâtre latin357. Et
nous sommes singulièrement tenté de voir, dans ce caractère propre
aux œuvres extrêmes, comme la preuve de sa valeur et de son achève
ment.Après Sénèque, c'est un fait, aucun autre poète n'a voulu risquer
sur la scène romaine une tragédie dédiée à Médée. Il ne saurait être
Chrysippe écrivain
363 Cf. H. D. Jocelyn, op. cit., CHI, p. 113 et supra chapitre II.
364 De fato, 34-35.
410 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
il ne faut pas dire qu'Hécube a causé la perte des Troyens parce qu'elle
a engendré Paris, ni Tyndare la mort d'Agamemnon parce qu'il fut le
père de Clytemnestre ; car alors l'on dira que le voyageur bien vêtu est
la cause pour laquelle le brigand l'a dépouillé. De cette manière de pen
ser viennent les vers d'Ennius : 'Plût aux dieux que les poutres de
sapins tranchées par la hache ne fussent pas tombées à terre dans le
bois du Pélion ! ' (il aurait pu remonter plus haut : ' Plût aux dieux
qu'aucun arbre n'eût poussé sur le Pélion!', ou plus encore : 'Plût aux
dieux que le Pélion n'eût pas existé!'; en continuant toujours plus haut,
l'on peut remonter à l'infini) : ' ... et que l'on n'eût pas commencé à en
faire un bateau!' Où tend tout ce passé? Voici la suite : 'Car jamais ma
maîtresse n'eût quitté sa maison pour courir à l'aventure, Médée, à
l'âme malade, blessée d'un cruel amour.' Tout cela n'indique pas les
causes de cet amour365.»
En écrivant ces lignes du De fato en 44 av. J.-C, Cicéron songeait
moins à formuler une critique à l'égard du stoïcisme d'Ennius qu'à
rappeler ce qu'il avait exposé dans un traité, antérieur d'une année, les
Tusculanes, où il avait déjà développé à l'aide de citations des poètes
Ennius et Pacuvius ce que la destin de Médée devait à l'amour :
L'amour
«... Mais que dit, d'après la tragédie, le chef des Argonautes? 'Tu
m'as sauvé par amour plutôt que par estime. ' Et cet amour de Médée,
que de malheurs sa flamme a fait naître! Et pourtant, chez un autre
poète, elle ose dire à son père qu'elle a eu pour époux 'celui que lui
avait donné l'amour, plus fort et plus puissant qu'un père.'»366
On aura naturellement reconnu dans ce passage les références à la
Médée d'Ennius367 et au Médus de Pacuvius368. Ainsi donc, pour Cicéron,
il y a bien même chez les poètes tragiques une recherche approfondie
des causes qui agissent sur le destin et la liberté. Il y a les causes appa
rentes et vulgaires et il y a les causes effectives connues des seuls
esprits supérieurs au commun :
370 Epictète, Entretiens, II, 17, 17-22, Traduction E. Bréhier, Les Stoïciens, op. cit.,
p. 926 et 927.
SÉNÈQUE 413
commençant, lui qui savait les redoutables blessures du regard, lui qui
contait le premier les aventures tragiques d'Eurydice et de Médée?
Eurydice était la douceur et la clarté, à ses yeux.
Médée était la cruauté et les ténèbres, à ses yeux.
La première a occupé son cœur, ses jours et ses amours. La secon
de a hanté secrètement ses chants, ses veilles et ses tourments. Peut-
être y a-t-il là une leçon et cette première conclusion : il y aurait eu
ainsi pour les hommes de l'Antiquité, les poètes, en particulier, comme
deux sortes d'images parallèles et mêlées de la femme et de la féminité,
l'une ressemblant à Eurydice, l'autre revêtant les traits de Médée?
Mais quel lecteur saurait s'attarder longuement sur ces remarques,
à moins d'être disciple d'Orphée lui-même, l'inventeur du «retour»,
celui du voyage, du voyage extérieur et du voyage intérieur? Grâce aux
dieux, il existe encore et toujours quelque part un poète qui se sent être
ce disciple-là.
Un poète moderne disait récemment encore qu'Orphée connaissait
l'art et la magie qui permettent le passage de l'autre côté des miroirs,
celui où l'on voit la vérité en face, et la mort nue encore, et aussi la vie
pure.
A son invitation, rejoignons le point de vue des poètes latins et
subissons docilement l'épreuve du regard en arrière sur cette Médée
qu'ils ont aimé chanter parce qu'elle était liée à ce thème de l'éternel
retour, sur la vie et sur la mort, pour les magnifier toutes deux égale
ment.
Destin poétique
romains11, succès que confirme Martial12, ainsi que nous l'avons déjà
dit13.
Aussi bien donc, nous délaisserons les problèmes de la présence de
Médée dans la poésie latine qui se contente d'être allusive et nous nous
tournerons délibérément vers les œuvres qui ont assuré la survie du
mythe de Médée en assumant la tâche rigoureuse de se soumettre tot
alement au service de notre héroïne et de sa légende.
Examinons, sommairement, toujours dans l'intention de ne pas
déplaire à Callimaque, dont nous avons depuis longtemps préféré la
brièveté ferme aux développements fades d'Apollonios, les quelques
œuvres qui sont encore les plus dignes d'assurer la postérité poétique
de Médée parmi les poètes latins.
Laissons délibérément de côté les tragiques dont les Médée ne sont
pas parvenues jusqu'à nous. Oublions les Maternus et les Bassus dont
les témoins demeurent plus que pauvres. Abandonnons à l'oubli bien
heureux de la mémoire, pour la très grande gloire de son repos et le
regret de n'avoir pas su lui donner dans le présent ouvrage la place qui
lui revenait, notre cher Asinius Pollion, le pythagoricien si purement
romain, le poète aimé des poètes, le tragique inventeur de la recitano.
Les dieux, un jour, peut-être, permettront ce juste retour vers lui, dans
la compagnie de ceux qui le connaissaient véritablement, dans la douce
intimité de Virgile et dans la grande admiration d'Ovide?
Tournons, pour le présent, nos regards vers les quelques poètes qui
après Sénèque ont accepté de dédier une œuvre majeure à la louange
de Médée ou du moins à la gloire de son nom, contribuant ainsi à la
survie littéraire de son mythe.
Au premier rang de ces poètes figure Valerius Flaccus. Avec son
épopée, les Argonautiques, Rome a renoué avec la tradition orphique
reprise par Apollonios, Varron et aussi Ovide. Nous n'examinerons pas
cette œuvre, à regret; elle n'entre pas dans la limite de notre sujet. Auss
inous bornerons-nous à quelques aperçus bibliographiques auxquels
nous renvoyons, sans commentaire, notre lecteur14.
11 5, 465 et sq.
12 10, 4, 2 etc.
13 Voir supra, p. 313 et 314.
14 J. Adamietz, Zur Komposition der Argonautica des Valerius Flaccus, Munich, 1976.
- P. Boyancé, Un rite de purification dans les Argonautiques de Valerius Flaccus, in Etudes
sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 317-345. - G. Gambier, Recherches chronologiques
sur l'œuvre et la vie de Valerius Flaccus, in Mélanges Renard, Bruxelles, 1969, I, p. 191 et
422 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Destinée pratique
II est bien naturel, pour qui connaît un peu Rome, de voir ici la
pratique rejoindre la poétique. Et d'ailleurs, quoi de plus naturel que
de lire dans la poésie le reflet de la réalité? Le miroir d'Orphée ne nous
sq. - E. Lüthje, Gehalt und Aufriss der Argonautika des Valerius Flaccus, Kiel, 1971. -
D. Stab, Note sur le livre VII des Argonautiques de Valerius Flaccus, Mémoire de maîtrise,
sous la direction
Flaccus' Argonautica,
de J. Göteberg,
M. Croisille,
1972.
Clermont-Ferrand,
Nous ne revenons
1971.
pas- J.
davantage
Strand, Notes
sur l'intérêt
on Valerius
des
Fables d'Hygin, dont nous avons traité supra (p. 158 et sq.).
15 On consultera avec profit sur ce point : T. Pyl, De Medeae fabula, Berlin, 1850. On
sait, par ailleurs, que le «destin poétique» de Médée ira grandissant dans l'histoire de la
littérature. Voir Duarte Mimoso-Ruiz, Médée antique et moderne, op. cit.
CONCLUSION 423
18 Cf. Ausone, Epigr., 129 et 130 qui traduit deux épigr. de l'Anthologie grecque sur
le tableau de Timomaque et dont les auteurs étaient Antiphile ÇAnth. Palat., XVI, 136) et
Philippe (XVI, 137).
CONCLUSION 425
26 Voir notre article : «Sur trois aspects de l'art oratoire et de l'art dramatique, d'après
Cicéron (De orat., Ill) et Quintilien (Inst. orat., XI)», in Vita Latina, n° 100, p. 26-34.
27 Aulu-Gelle, NA., I, 9, 1 et sq., et notre article : «Organisation et méthode de l'ense
ignement pythagoricien», in Vita Latina, n° 97, p. 28-33 et également le Traité de Physiogno
monie d'un auteur anonyme qu'a édité J. André, Paris, 1981.
28 Ovide, Trist., 2, 525-528.
29 Trad. J. André, op. cit., p. 59.
30 Juv. Sat., 6, 643 et sq.
CONCLUSION 427
Faut-il dire que, malgré tout, elle nous semble belle dans ces por-
taits?
En réalité la fascination qu'exerçait Médée sur les pensées et les
rêves des Latins allait bien au-delà de l'image de cette femme torturée
au point d'en devenir une criminelle exemplaire pour l'histoire de l'hu
manité.
Nous venons de la décrire, du mieux que nous ayons pu, en suivant
quelques traditions littéraires et esthétiques, mais, ce faisant, nous
l'avons considérée comme une femme ordinaire, et nous n'avons pas
tort d'avoir ainsi procédé; seulement les yeux de Médée n'illuminaient
pas uniquement le visage d'une femme, prise entre les femmes, et
douée d'une destinée exceptionnelle.
Depuis Apollonios, au moins, les Anciens savaient que ces prunell
es, sans cesser d'appartenir à cette créature bien humaine, étaient auss
icette d'une magicienne et peut-être même cette d'une divinité.
Grâce à Apollonios, en tout cas, la transition est ménagée qui per
met de passer de la description d'une femme ordinaire, quelles que
soient les horreurs criminelles qui l'aient pu rendre illustre, pour voir
en Médée, et tout spécialement au fond de son regard, cette flamme
ésotérique qui signale la présence du magique et du divin.
Apollonios, en effet, nous dit bien que les propres sujets de Médée
évitent son regard et baissent les yeux en sa présence non par déféren
ce mais par précaution, car elle est descendante du Soleil et qu'elle fait
donc partie de ces êtres dont le regard peut ce que peut le «mauvais
œil» des magiciens et aussi la force brûlante de la flamme qui étincelle
au fond des prunelles divines41. Pour finir, tout cela nous renvoie à
l'ambiguïté de Médée telle que la rapportait et la transcrivait le jeu
symbolique du rouge et du blanc que nous avons déjà évoqué.
Dans les mots, ce paradoxe est admirablement servi par la langue
latine qui se joue habilement de la variation quasiment inévitable, pour
un peuple exercé à ce genre de pratique, de la jonglerie verbale sur
benefica et uenefica, deux termes extrêmes entre lesquels se risque cette
frange insaisissable et qui marque toute la grandeur et la fragilité du
destin de Médée sous le regard des Romains.
Mais peut-être devrions-nous renoncer à juger de notre héroïne en
épousant toujours cette démarche et cette approche littéraire de son
41 Apollonios, Arg., Ill, 886; cf. note complémentaire au vers 886 in Edition Vian-
Delage, op. cit., t. II, p. 138.
CONCLUSION 429
43 Tibulle, 1, 2, 51.
44 Tibulle, 2, 4, 55.
45 Stace, Thébaïde, IV, 550.
46 Ibidem, V, 457.
47 Pline, H.N., 2, 109.
48 Ibidem, 25, 5, 2.
49 Ibidem, 37, 63, 1.
50 Horace, Ep., 5, 24.
CONCLUSION 431
51 Ibidem, 61.
52 Ibidem, 82.
53 H. Géta, Medea, vers 378.
54 Columelle, De cultu hortorum, 10, 367.
55 Horace, Ep., 3, 9-14.
432 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
tion entre les vivants et les morts. A ce propos, il nous semble que nos
prédécesseurs ne se sont guère intéressés au fait que Médée exerce ses
pouvoirs sur les deux âges extrêmes de l'existence, la jeunesse et la
vieillesse, sur ces vies nouvelles ou anciennes qu'elle peut sauver ou
détruire.
Car telle est bien la double faculté dont dispose Médée pour agir
sur ses patients, jeunes et vieux. En ce qui concerne ses exploits dans
l'art de la gérontologie, le malheureux traitement qu'elle fait subir à
Pélias a parfois rejeté dans l'oubli l'excellence de celui qu'elle donne à
Éson avec le succès que l'on sait et dont Properce, le parfait romancier
de Médée, se souvient utilement59. Mais la grande majorité des poètes
ne semble vouloir connaître que l'épisode malheureux et fatal à Pélias;
ainsi Phèdre60, Juvénal61 et bien d'autres encore qui, assurément, ne
sont pas suspects de témoigner à Médée une sympathie démesurée.
En regard de cette attitude chagrine, voici quelques positions et
jugements nettement plus aimables à l'endroit de Médée, que cette
sympathie soit l'expression ou non d'une apologie de Médée. Il n'empê
che : ces déclarations amicales à l'égard de notre héroïne reposent au
moins sur une certaine vénération pythagoricienne du mythe et du per
sonnage.
Certes, à notre connaissance du moins, aucun ouvrage n'a vra
iment traité des rapports de Plaute avec la pensée pythagoricienne
autrement que par allusion, comme nous l'avons du reste fait par acci
dent nous-même, précédemment, à la faveur d'un rapprochement entre
le Médus de Pacuvius et le Pseudoîus de Plaute62. Dans cette comédie,
on a voulu reconnaître dans les paroles du cuisinier une sorte de réfé
rence à la réputation d'empoisonneurs qu'avaient les cuisiniers63. L'a
rgumentation de cette thèse se fonde sur le paradoxe qu'il y aurait à
proposer un rajeunissement de Ballion, à Ballion, parce que, nous dit-
on, dans la seule version existante du mythe, Médée tuait Pélias. Ce ra
isonnement, relève de la problématique la plus élémentaire, c'est-à-dire
la plus insignifiante, car dans les fragments des Ménippées de Varron
de Réate, lequel est plus que suspect d'appartenance au pythagorisme,
59 Properce, 2, 1, 54.
60 Phèdre, 4, 7, 6 et sq.
61 Juvénal, 7, 170.
62 Plaute, Pseud., vers 868 et sq. Voir supra, p. 120 et sq.
63 W. E. Forehand, Pseudoîus 868-872 «ut Medea Peliam concoxit», in CJ, 67, 1972,
p. 293-298.
434 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
identifiée comme étant Médée elle-même. Son fils aurait régné sur les
Marses, bien connus pour leur habileté magique et dont le roi Marsyas,
venu de Lydie, aurait lié des relations avec un autre réfugié d'Asie
mineure, Tarcho, qui régnait sur l'Étrurie. Sans vouloir tirer de cet ense
ignement des déductions hâtives, il nous semble tout de même permis de
souligner la connaissance que possédaient les Étrusques du personnage
et du mythe de Médée et que nous avons déjà remarquée au fait que la
plus ancienne représentation de Médée que nous possédions à ce jour
remonte à ce vase étrusque, du VIIe siècle, dont nous avons précédem
ment rappelé l'existence. Il serait certes aventureux de risquer d'autres
propositions qui iraient dans le sens d'une démonstration de ce phéno
mène. Aussi, nous ne nous attarderons pas à suggérer que l'origine loin
taine de l'apparition de Médée dans la pensée romaine, avant d'être litt
éraire et grecque, a d'abord, peut-être, été étrusque et picturale. . . S'il
pouvait en être ainsi, nous comprendrions mieux encore les liens qui
unissent Médée et la musique cet art si cher aux Étrusques.
Telle est assurément la destinée pratique de Médée, quand elle ne
peut pas s'abriter sous le couvert du masque de la divinité. Mais ce qui
nous surprend - et nous ne chercherons pas à dissimuler l'ampleur de
cette surprise - tient dans cet autre attribut que les peintres et les poè
tes ont voulu placer entre les mains de Médée, cette épée, instrument
de la mort des enfants.
Nous ne reviendrons pas sur ces meurtres fratricides et infantici
des, car il y a bien pis encore à dire dans le cadre de cette vision «pra
tique» de Médée. Cette épée, cette lame et ce fer, que les Latins
désignent en les nommant ensis, ferrum ou telum sert malheureuse
ment à d'autres usages, à d'autres moments, à l'heure cruciale même
où se décident la vie et la mort, car Médée peut participer encore, quel
que dépit qu'elle ait pu en éprouver, à la réflexion toute romaine sur
l'avortement. . .
Nous la voyons, effectivement, impliquée dans ce genre d'agisse-
ment par Ovide et par Sénèque.
Ovide, le parfait chantre des amours et de la femme, sait aussi
nous rappeler les dures réalités qui surprennent souvent les amants
les plus passionnés. La venue d'un enfant peut, quelquefois, apparaît
re comme tragique et regrettable. Tel est bien aussi l'avis de notre
poète de prédilection75. Mais il se trouve cependant qu'il sache invi-
Destination politique
tre, où l'on célébrait les ludi romani. Chacun se rappelait ce qui s'était
passé aux ludi Florales précédents.
On jouait sur la scène, ce jour-là, une pièce d'Accius. Dès que la
nouvelle du retour de Cicéron eut gagné les gradins de la cauea et les
loges des acteurs, la pièce a basculé dans le sens du service de l'opport
unité. Cicéron nous le dit lui-même : dès l'instant de l'annonce de cet
événement l'acteur Aesopus s'est livré à un véritable détournement du
texte pour renvoyer, à travers la pièce d'Accius, à la situation présente
et à la louange du nouvel Ulysse79.
Voici donc un exemple admirable de la rencontre sur la scène
romaine de l'actualité et de la littérature dramatique. Or cet exemple
n'est pas exceptionnel. On se rappelle l'anecdote que conte Suétone au
sujet d'Auguste80. Dans un mime auquel il assistait, un acteur prononce
ces paroles : «O dominum aequum et bonum!», assez bel exemple, soit-
dit entre nous, de platitude et de flagornerie rudimentaire; mais cela
n'empêche pas le public de se lever et de se tourner vers Auguste pour
l'applaudir, comme si texte avait été écrit à cette intention.
Mais en matière d'illustration du pouvoir du théâtre rien ne peut
mieux expliquer les rapports de l'actualité et de la littérature dramati
que que l'incident qui est survenu lors des funérailles de César. Au jour
de la cérémonie, quelqu'un dans la foule entonne un vers d'un canti-
cum de Pacuvius et d'autres encore que toute la foule reprenait en
chœur81. Telle est bien à Rome la puissance de fascination du théâtre.
Dans ces conditions, il n'est donc pas étrange de constater que le théâ
trea toujours eu un rôle de tribune aussi politique que populaire. Nous
croyons avoir contribué dans le corps de nos chapitres antérieurs à
mettre en évidence l'apport original du mythe de Médée à une certaine
défense et illustration des plus grandes causes de la politique nationale
romaine qui, finalement, a toujours conservé les mêmes ambitions et
les mêmes objectifs, en dépit du changement des hommes et des régi
mes, notamment en matière de politique extérieure. Cela nous rend
compte de la longévité du personnage de Médée et nous invite à recher
cher les raisons profondes qui justifient cette permanence du mythe au
service des ambitions politique romaines.
En fait d'ambitions politiques, Médée semble avoir toujours ren-
contré dans l'âme romaine tous les désirs qui y sommeillaient de façon
latente et dans l'attente d'une réalisation effective, à propos de l'Orient.
Comme on le sait, la politique peut et doit même certaines fois suivre
les chemins que lui montre la géographie dite politique. Quoi qu'il en
soit, c'est bien sous cet aspect que Médée a séduit l'imagination romain
e, par la force et la simplicité du sens de l'image qu'elle représentait,
et qui était de l'essence la plus patente, puisque liée à des notions sim
ples de géographie élémentaire.
Le premier intérêt que présentait la geste argonautique auprès des
Anciens, des en particulier pédagogues, reposait en premier lieu sur la
qualité de la leçon de géographie qu'elle permettait de donner aux dis
ciples de tous niveaux. A Rome, sans avoir besoin de remonter jus
qu'aux Argonautiques orphiques, les propagateurs professionnels de la
culture, professeurs et autres grammairiens, disposaient d'une mine
substantielle en utilisant l'œuvre d'Apollonios. Le succès qu'a connu
cette épopée médiocre auprès des premiers dramaturges latins qui
furent aussi des précepteurs et devinrent même des traducteurs d'Apoll
onios, nous confirme dans cette opinion : le goût de la géographie est
venu aux petits Romains en grande partie grâce à l'étude des voyages
de Jason qu'agrémentait la présence de Médée, la belle Orientale.
Les Anciens, comme nous, aimaient les livres de records. Médée
devait leur sembler assez remarquable à cet égard, car elle détenait les
deux titres les plus enviables : celui de la première femme à avoir navi
gué sur les mers et dans les airs. Pour ce qui est de la performance
maritime, les Latins sont bien d'accord pour insister sur le fait que cela
a constitué une «première»82. Pour ce qui concerne sa performance
aérienne, nul ne songe parmi nos bons Latins à commenter l'événe
ment,qui est d'autant moins perçu comme tel que Médée, parce qu'elle
est la petite-fille du Soleil, peut logiquement et affectueusement, sem-
ble-t-il, toujours trouver refuge auprès de ce grand-père aimant, qui lui
envoie ses dragons et son char ailés. Aussi, pourquoi en voudrions-nous
sérieusement aux poètes admiratifs de Médée qui ont consacré comme
Ovide ces longues et admirables pages poétiques à décrire ce que
Médée voit dans ses courses aériennes et fantastiques?
En réalité, la maîtrise de l'espace que possède Médée l'a si bien
associée à tant de considérations, plus ou moins géographiques et ét
ymologiques, que, finalement, Pline peut expliquer l'étymologie du nom
des îles Absyrtes de la façon rigoureuse que l'on devine83, tout comme
Ovide se livrait à la dissertation que l'on connaît sur Tomis, et comme
d'autres encore sauront faire dériver Médée de Mèdie84 ou inviter à
proposer l'existence d'une ville nommée Médée parce qu'elle aurait été
fondée par son fils Médus85. Dans la volonté de savoir maîtriser et
commenter ce genre de détail accessoire, un sommet a été atteint, et
peut-être même dépassé lui-même, par tous ceux qui, non sans raison,
ont voulu nous apprendre que notre bon vieux faisan n'était autre que
l'oiseau du Phase que les Argonautes, d'une manière fort peu écologi
que, auraient rapporté, pour l'implanter en l'absence de tout contrôle
sanitaire, dans nos régions hospitalières86.
Sous le couvert de ces quelques détails se cache en vérité une tout
autre conception géo politique de l'Orient qu'incarne Médée par rap
port aux ambitions de l'Occident que représente Jason. Si la Toison
d'or n'est plus apparue que comme un symbole, celui de la séduction
de l'Orient, le mythe s'est néanmoins profondément installé au cœur de
toute géographie conquérante, et il suffira toujours d'un peu d'agita
tion des Parthes dans la région du Caucase pour que renaisse dans
l'âme des conquérants latins le grand rêve oriental. Nous avons de fait
évoqué dans nos pages précédentes l'importance qu'avait eue Médée
dans la politique parthe de Pompée. Nous avons rappelé quels étaient
les préparatifs que César entreprenait pour marcher contre les Parthes,
l'année même de sa mort, l'année aussi où il faisait acheter le tableau
de Timomaque afin de placer Médée dans le temple de sa famille et de
s'assurer ainsi, tel un nouveau Jason, les bienfaits et la protection de la
Caucasienne. Nous avons montré comment Néron, vainqueur des Par
thes, a semblé réaliser le vœu de César qui projetait l'expédition en
question87. Bien que cela dépasse les limites que nous avons volontair
ement fixées à notre sujet, nous croyons devoir ajouter aux noms des
conquérants que nous venons de citer celui de Titus. Sans vouloir
entrer dans le détail d'une démonstration qu'il n'est plus question d'en
treprendre ici, il est évident que les Argonautiques de Valerius Flaccus,
par rapport à la politique caucasienne de Titus, ont joué un rôle équiva-
lent à celui qu'avaient tenu les Argonautes de Varron par rapport aux
projets de César à propos du problème parthe88.
Sur les justifications politiques de la conquête, nous ne nous atta
rderons pas davantage, car elles sont vieilles comme l'histoire et se trou
vent encore dans le fragment VII d'Accius89 : en bref, il s'agit de porter
la civilisation chez les peuples barbares. Ces peuples, en effet, semblent
en proie à une agitation d'autant plus forte qu'ils paraissent se mouvoir
dans une mosaïque complexe et toujours effervescente qui tapisse le
couloir caucasien90. Ce qui n'empêche d'ailleurs nullement certains
d'entre eux d'ajouter encore à la confusion de la situation en se préten
dant,comme les Hibériens91, les dignes et seuls descendants des Thes
saliens qui faisaient partie des compagnons de Jason.
Mais il nous faut quitter les rivages de la mer Noire et l'importance
qu'ils ont pu tenir dans la politique romaine par l'intermédiaire de
Médée. Avant de nous détourner de la politique extérieure, sans doute
nous faut-il revenir sur ce vers de Sénèque, maintes fois cité dans le
cours de notre exposé, et qui laisse Médée prédire d'autres mondes et
d'autres conquêtes92. Si notre présent ouvrage n'avait pu éclairer que
le sens de ce seul vers tragique, il n'aurait pas inutilement opéré. . . Il
est temps, quoi qu'il en soit, d'aborder sur d'autres rives, celles du
Tibre en l'occurrence, et d'approcher d'autres problèmes : ceux de la
politique intérieure de Rome, car tel est bien le paradoxe du pouvoir de
séduction de Médée sur l'imagination romaine qu'elle ait su captiver à
la fois l'esprit de ces conquérants et la réflexion de ces Quirites.
Pour rejoindre donc des préoccupations de politique intérieure
romaine et montrer du même coup l'influence qu'a exercée Médée en
ce domaine, le mieux est de poser une question. Elle sera très simple :
elle consiste, en effet, à s'interroger sur le fait qu'il n'y ait, du moins
dans l'état actuel de nos connaissances, aucune Médée de Livius Andro-
nicus ou de Naevius et qu'il faille attendre Ennius pour que la Colchi-
dienne sublime fasse son apparition au jardin des lettres latines.
Qu'il nous soit permis ici de confesser humblement que cette inter
rogation a longuement inquiété notre réflexion sur la présence de
88 Cf. E. M. Sanford, Nero and the East, Harward Studies, 1937, p. 75.
89 Voir supra, p. 174.
90 On aura une juste idée de cette complexité en lisant l'excellent ouvrage de notre
ami Y. Janvier : La géographie d'Orose, Paris, 1982, p. 104 et sq.
91 Tacite, Ann., 6, 34.
92 Sénèque, Médée, vers 375.
444 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
à sa femme: «ce n'est pas Médée que tu dois aller voir, mais Li-
vie». . .93
Quelle plus forte image de la présence de Médée pourrions-nous
retenir et proposer, pour finir? Les traits de cette simple et redoutable
femme, innocente et coupable, belle et repoussante, mais encore et tou
jours fascinante ont bien marqué profondément l'âme et l'imagination
romaines, celles des poètes tragiques en particulier.
Décidément, pour pouvoir imaginer et savoir bien chanter Médée,
il fallait être Orphée ou vouloir tenter de lui ressembler. C'est ce qu'ont
essayé de faire, de penser et d'écrire, les poètes latins dont nous venons
de rappeler les noms en évoquant leur passion commune pour Médée.
Puissions-nous seulement avoir ainsi contribué à raviver le souve
nir de leurs chants au sein de la mémoire éternelle du temps.
(Index des auteurs d'ouvrages, d'articles ou d'éditions cités dans le texte ou dans les
notes).
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452 MÉDÉE DANS LE THÉÂTRE LATIN
Corneille, 71, 77, 133, 161, 260, 274, 438. Diogene Laërce, 26, 36, 97, 149, 301, 360,
Cornélie, 324. 408.
Cornélius Népos, 39. Diogene de Sinope, 32.
Coryciennes, 324 Dion Cassius, 337, 338.
Corythus, 57. Dionysos, 43.
Crassus, 216, 218, 222, 223, 383. Dioscures, 34, 147.
Créon, 1, 2, 10, 26, 62, 63, 66, 88, 92, 103, Diphile, 32.
111, 127, 156, 259, 269, 279, 306, 335, Dipsas, 295, 296, 419.
336, 358, 364, 372, 374, 375, 382, 386, Dircé, 122.
388, 389, 391, 392, 393, 394, 395, 398, Dodone, 169, 172.
403, 405, 425. Domitien, 354.
Créophyle de Samos, 26, 30. Donat, 106.
Crète, 18. Dracontius, 422, 432.
Creuse, 62, 66, 235, 259, 265, 269, 278, 279,
293, 306, 372, 373, 374, 375, 397, 398,
430, 431.
Cronos, 204.
Cupidon, 65, 92, 242, 411. Egée, 10, 30, 31, 49, 50, 53, 55, 65, 67, 73,
Cybèle, 42, 43. 102, 209, 210, 218, 240, 259, 392.
Cygnus, 57. Egypte, 222.
Cyllène, 57. Elbe, 341, 369, 370.
Cynthie, 234. Eleusis, 55, 56.
Empédocle, 97.
Cyparissos, 301.
Empire, 411, 414.
Cyzique, 1, 10, 217.
Enchélies, 320.
Ennius, 6, 7, 13, 14, 15, 16, 17, 19, 21, 28,
D 36, 37-99, 101, 123, 130, 140, 143, 148,
160, 163, 164, 168, 176, 197, 209, 211,
212, 213, 226, 230, 236, 237, 238, 240,
Daces, 217. 259, 287, 407, 409, 410, 411, 438, 443.
Dactyles, 202. Éole, 103.
Danaïdes, 366. Éolienne, 374, 398.
Danaüs, 200. Épictète, 408, 409, 411, 412, 438.
Danube, 243, 341. Épiménie, 199.
Décimus Junius Callaecus, 191. Éphyra, 24.
Dédale, 30, 244. Éphyré, 57.
Déinolochos, 32. Épicharme, 32, 38, 43.
Déjanire, 419. Épigones, 133.
Demeter, 41, 55, 67. Érichtho, 419, 420.
Démétrius Poliorcètes, 343. Éridan, 208, 218.
Deucalion, 56. Ériopis, 26.
Diane, 103, 113, 128, 169, 178, 281, 282, Eschyle, 28, 29, 238, 286.
363, 380. Érynies, 362.
Dictyne, 363. Éson, 23, 25, 29, 33, 236, 242, 266, 271, 273,
Didon, 99, 419. 275, 276, 280, 288, 291, 294, 304, 307,
Didyme, 26. 308, 433.
Diocéogène, 32. Esquilles, 367.
Diodore de Sicile, 220, 226. État, 414.
INDEX DES NOMS PROPRES 459
Κ Macer, 211.
Macrobe, 111.
Kyréné, 203. Magiennes, 30.
Magna mater, 120.
Malée, 369.
Mamercus, 158.
Marcipor, 82.
Lacedèmone, 157. Manilius, 315, 420.
La Fontaine, 104. Marcellus, 354.
Loadamie, 299. Marius, 192.
INDEX DES NOMS PROPRES 461
Ovide, 29, 30, 35, 40, 53, 54, 56, 59, 62, 65, Pharnace, 216.
67, 70, 74, 76, 87, 88, 92, 93, 48, 141, 142, Phase, 35, 59, 240, 242, 269, 270, 281, 282,
143, 148, 163, 182, 193, 194, 204, 207, 292, 294, 300, 321, 341, 368, 369, 374,
211, 218, 223, 224, 225, 229, 230, 231-312, 377, 381, 398, 442.
313, 315, 316, 317, 334, 335, 346, 347, Phébus, 57, 353.
366, 367, 372, 373, 374, 375, 379, 381, Phèdre, 140.
383, 384, 385, 388, 404, 407, 421, 425, Phèdre (Le poète), 315, 427, 433.
426, 431, 435, 437, 441, 444. Phéné, 57.
Phérécyde, 30, 33.
Philétas, 34.
Philyra, 56.
Phinée, 23, 30, 32.
Pacuvius, 13, 50, 101-161, 164, 178, 184, Phintys, 444.
192, 197, 210, 212, 213, 230, 231, 236, Phoébé, 363.
237, 246, 267, 329, 381, 407, 410, 411, Phoibos, 203.
413, 433, 440. Phormion, 124.
Pagase, 218. Phrixos, 23, 25, 30, 32.
Palaton, 42, 228, 229. Phrygie, 42.
Pallas, 55, 57. Phtie, 204.
Paris, 409. Phyllius, 57.
Parthes, 11, 209, 216, 217, 222, 223, 224, Picasso, 71.
339, 340, 383, 442. Pindare, 24, 25, 27, 28.
Parthie, 307. Pirène, 57.
Patriciens, 43. Pitane, 57.
Paul-Émile, 151. Planètes, 22.
Paulin de Noie, 422. Platon, 326.
Paulus, 151. Plaute, 16, 75, 78, 79, 120, et sq., 130, 134,
Pausanias, 24, 25. 141, 195, 433.
Péliades, 30, 32, 285, 288. Plèbe, 40, 395.
Pélias, 10, 20, 25, 27, 30, 33, 45, 46, 59, 65, Plébéiens, 42, 43.
77, 88, 269, 287, 405, 433, 434. Pleistos, 205.
Pélion, 45, 56, 59, 87, 258, 410, 411. Pleuton, 57.
Pendatius, 422. Plutarque, 158, 216.
Pergame, 189, 191. Pline l'ancien, 102, 138, 268, 306, 320, 342,
Périctioné, 444. 344, 423, 430, 441, 442.
Périphas, 58. Pluton, 362, 366.
Perse (La), 141, 341. Pôle, 365.
Perse (Le poète), 141, 411. Polyphémon, 58.
Perses (Les), 341, 370. Pompée, 2, 190, 220, 320, 322, 354, 371,
Persée, 282. 442, 444.
Persephone, 55. Pompéi, 268, 324, 423, 427.
Perses, 102 et sq., 126, 127, 128, 129, 142, Pompeius Macer, 76, 315.
158, 363, 369. Pomponius Mela, 31, 320, 329.
Pessinonte, 42. Pomponius secundus, 329.
Petilius Q., 147. Pont, 22, 186, 242, 281, 386, 377.
Pétrone, 435. Pontius, 422.
Phaéton, 208, 218. Poppée, 317.
Phaon, 264. Porcius Latro, 248.
INDEX DES NOMS PROPRES 463
Porsenna, 42.
Porte Majeure (Basilique), 147, 148, 226,
378, 381, 429. Sagana, 296, 419.
Poséidon, 201. Saint Jérôme, 39, 123, 130, 198, 199, 213,
Potamon, 97. 214, 215, 304.
Prétoire, 414. Salvator, 16.
Priam, 94. Salvatrix, 305.
Priscien, 113, 164, 166, 171. Sappho, 234, 264, 268, 303, 304, 309, 381.
Probus, 49, 50, 67, 198, 202, 203, 209, 210. Sardaigne, 39.
Procné, 242, 287, 294, 308, 309, 426. Sartre, 326.
Proetus, 200. Saturnius, 192.
Prométhée, 29, 218, 287. Schiller, 22.
Properce, 182, 215, 235, 239, 240, 420, 433. Scipions, 13, 14, 18, 39, 40, 41, 43, 78, 99,
Proserpine, 362. 151, 152, 154, 156, 158, 160, 230, 444.
Protésilaus, 142. Scirios, 204.
Pseudolus, 16, 120 et sq., 179, 185. Scythes, 29, 169, 174, 383.
Pseudo-Orphée, 21. Scythie, 216, 281.
Ptolémée, 222, 323. Séléné, 147, 269.
Pythagore, 38, 158, 226, 227, 228, 233, 301, Sénat, 42, 43.
302, 310, 372, 414, 444. Sénèque le père, 143, 206, 207, 247, 248,
Pythagoriciens, 303, 304. 249, 250, 257, 260, 262, 269, 292, 334,
Pythagorisme, passim. 404.
Python, 312. Sénèque le fils, 3, 6, 12, 53, 55, 65, 67, 71,
74, 83, 85, 93, 143, 163, 178, 182, 194,
207, 218, 230, 243, 259, 263, 266, 277,
292, 293, 313-415, 437, 438, 443.
Séquanes, 213.
Quintilien, 92, 115, 141, 143, 145, 194, 208, Servais, 39, 202, 208, 213, 269.
210, 211, 212, 215, 253, 254, 256, 257, Seudon, 130.
261, 262, 328, 329, 425, 439. Sextius, 414.
Quirites, 77, 88, 186, 438, 443. Sidoine, 326, 327, 427.
Silius, 39.
Simonide, 27, 33.
R Sisyphe, 366.
Socrate, 292.
Racine, 140, 260. Sol, 46.
Rémus, 156. Soleil, 66, 67, 97, 114, 127, 288, 309, 350,
Rhandéia, 340, 341. 351, 353, 361, 362, 363, 373, 374, 378.
Rhéthcurs, 248, 335, 404. Sophocle, 29, 30, 31, 140, 143, 169, 238.
Rhéthorique à Herennius, 59, 116, 134, Sotadès, 96.
141. Sotion, 414.
Rhin, 341, 369, 370. Spartes, 28, 29, 321, 322.
Rhinthôn, 32, 130, 131, 399. Stace, 427, 430.
Rhodes, 57. Stobée, 315.
Rome, passim. Stoïciens, 371.
Romulus, 156. Strabon, 22, 23, 39, 149.
Rousseau, 91. Strattis, 32.
Rudies, 39. Suétone, 39, 198, 216, 217, 218, 228, 229,
464 INDEX DES NOMS PROPRES
302, 337, 338, 340, 341, 343, 352, 367, Tomis, 164, 192, 193, 242, 243, 247, 441.
440, 442. Trajan, 316.
Sylla, 2, 192. Trézène, 31.
Triton, 169, 171, 209.
Trogue-Pompée, 187.
Troie, 154, 157, 218, 367.
Tacite, 143, 215, 241, 234, 256, 317, 328, Troyens, 409.
330, 336, 337, 339, 344, 352, 367, 414, Tusculum, 42.
443. Tutilina, 39.
Tantale, 366. Tympanistai, 30.
Tarcho, 436.
Tyndare, 409.
Tarente, 14, 130, 131, 146, 147, 149, 158,
192, 228, 230.
Tarquin, 226.
Taureaux, 29.
Tecmesse, 229. Ulysse, 300, 440.
Télamon, 97, 218, 245, 426. Urartu, 18.
Telchines, 57.
Télèphe, 34.
Térée, 294.
Térence, 121 et sq. Valerius Flaccus, 28, 34, 421, 422, 442.
Térentia, 234. Varius, 241, 254.
Terre, 307, 308, 309. Varron, 34, 39, 41, 49, 50, 54, 102, 113, 116,
Téthys, 369. 141, 217, 227, 228, 493.
Théano, 444. Varron d'Attax, 188, 195, 197-230, 236, 239,
Thèbes, 322. 240, 321, 332, 334, 335, 421, 442.
Théocrite, 34. Velleius Paterculus, 140, 195, 211, 212.
Théogène, 228. Vénus, 1, 2, 217, 218, 220, 225, 226, 242,
Théopompe, 32, 34, 250. 245, 302, 322, 341, 374, 395, 426, 429,
Thésée, 10, 265, 307. 435.
Thessalie, 393. Vers d'Or, 310.
Thessaliens, 443. Vespasien, 340, 344.
Thulé, 344, 345, 369, 370. Vesper, 353.
Thyeste, 40, 182, 241, 254. Vestale, 366.
Thyrrhénienne, 219. Vigny, 333.
Tibère, 225, 315, 316.
Tib. Sempronius Gracchus, 315, 317. Virgile, 39, 88, 143, 198, 200, 202, 203, 209,
Tibre, 282, 443. 211, 212, 213, 220, 236, 254, 269, 293,
331, 401, 407, 419, 421, 435.
Tibulle, 236, 239, 430.
Vologèse, 339, 340.
Tigrane, 186.
Timomaque, 2, 10, 71, 216, 218, 225, 268,
423, 424, 426, 442.
Tiphys, 201, 241, 361.
Titan, 55. Zarathoustra, 227.
Tite-Live, 17, 81, 120, 151, 157. Zéla, 216.
Titus, 442. Zenon, 360,408, 411.
Toison d'or, 20, 27, 169, 190, 236, 239, 264, Zéthus, 122, 134, 140.
268, 442. Zeus, 204.
TABLE DES MATIERES
Pages
Introduction 1
Medea ficta 1
Medea pietà 1
Medea Romana 2
Memoranda 3
Principia 4
Quaerenda 5
Itinera 6
Optanda 7
Medea femina 8
Medea ipsa 8
Medea publica 9
Medea barbara 10
Medea ilia 11
Chapitre i
VIES ANTÉRIEURES
Ennius Pater 13
Aux sources lointaines 15
Visages grecs 21
Chapitre ii
ENNIUS
Incertitudes et perspectives 37
Sources internes 41
Cérès et Cybèle 42
Chapitre πι
PACUVIUS
Chapitre iv
ACCIUS
Chapitre v
VARRÒ ATACINUS
Argonautae 197
Datation 198
Texte, traduction et commentaire 199
Incertae sedis 209
«Varrò interprètes» 210
Epopée nationale 212
Le poème des transitions 219
Conclusion 230
468 TABLE DES MATIÈRES
Chapitre vi
OVIDE
II - La tragédie perdue
De la declamatio à la recitano 247
Jugements divers sur la tragédie 253
Les Amours et la tragédie 255
Deux vers 257
L'action et les moyens de progression dramatique 257
Le ton 261
Les personnages secondaires 264
Chapitre vu
SÉNÈQUE
CONCLUSION
Bibliographie 447