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Didactique de la lecture

Regards croisés

Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva (dir.)

DOI : 10.4000/books.pumi.3800
Éditeur : Presses universitaires du Midi, CRDP Midi-Pyrénées
Année d'édition : 1996
Date de mise en ligne : 27 février 2020
Collection : Questions d’éducation
ISBN électronique : 9782810708314

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782858162703
Nombre de pages : 229
 

Référence électronique
GARCIA-DEBANC, Claudine (dir.) ; GRANDATY, Michel (dir.) ; et LIVA, Angeline (dir.). Didactique de la
lecture : Regards croisés. Nouvelle édition [en ligne]. Toulouse : Presses universitaires du Midi, 1996
(généré le 02 mars 2020). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pumi/3800>. ISBN :
9782810708314. DOI : 10.4000/books.pumi.3800.

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reconnaissance optique de caractères.

© Presses universitaires du Midi, 1996


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
1

Comment favoriser l'entrée dans l'écrit pour des élèves des cycles 1 et 2 ?
Quel traitement didactique apporter aux travaux construits par les psycholinguistes sur
l'apprenti-lecteur ?
Quel statut accorder à la culture de l'écrit dans les pratiques de lecture ?
Quels freins viennent entraver les pratiques pédagogiques innovantes ?
Les rencontres lecture organisées par l’I.U.F.M. de Toulouse le 6 avril 1994 en hommage à Éveline
CHARMEUX ont été conçues comme un moment de communication des résultats de recherches et
de témoignages de pratiques susceptibles de clarifier l’enseignement de la lecture au profit de la
réussite scolaire et sociale de tous les élèves.

CLAUDINE GARCIA-DEBANC
Maître de Conférences à l'IUFM de Toulouse.

MICHEL GRANDATY
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse.

ANGELINE LIVA
Maîtres de Conférences à l’IUFM de Toulouse.
2

Avant-propos
Gérard Vaysse

1 Fallait-il lui offrir un carillon, une boîte de canevas ou un coffret d’aquarelle ?


2 On peut tenir pour assuré que la fuite du temps l’exaspère suffisamment pour qu’il ne
soit pas nécessaire de faire tinter chaque quart d’heure ! On la connaît également si
habile à broder en suivant une idée que, pousser l’aiguille ? Quant à l’aquarelle, elle est
familialement suffisamment entourée de créatifs et d’artistes, qu’il ne soit besoin de
peupler un peu plus les murs de son espace ! Oui, mais alors que faire ?
3 Le lecteur l’aura compris, cet ouvrage est effectivement né du souhait de saluer le
départ en retraite d’une formatrice. Bien sûr, lorsque l’on dit retraite, il convient de
bien l’entendre comme une liberté enfin trouvée de répondre aux invitations venant de
partout (du monde francophone ou non – d’ailleurs), pour inlassablement transmettre
le fruit de son expérience d’enseignante et de chercheur, sans la préoccupation
récurrente de finir le programme ou les étapes du plan de formation.
4 J’ai connu Éveline Charmeux voici une quinzaine d’années, à la faveur de l’entrée de
l’Université (c’était mon lieu d’exercice) dans les Écoles Normales d’instituteurs (c’était
le sien). Une nouvelle évolution des modalités de formation des futurs maîtres du
Premier degré prévoyait que ces derniers acquièrent un Diplôme d’Études
Universitaires Générales (DEUG Premier degré). Des universitaires étaient ainsi conviés
à des rencontres avec leurs collègues des ENI, auxquels ils soulignaient parfois
l’importance de la recherche dans tout acte d’enseignement. Vraisemblablement peu
acculturé sur les recherches en lien avec le terrain (comme je l’étais moi-même), un
collègue crut un jour devoir justifier sa démarche par la seule recherche académique
"de laboratoire"... Éveline fit montre de tempérament ! Comme je m’en ouvrais à un
psycholinguiste de mes amis, il me souligna l’aura dont elle bénéficiait depuis
longtemps dans le monde enseignant du Premier degré. Je devais d’ailleurs par la suite
découvrir plusieurs ouvrages qu’elle avait publiés sur ce vaste thème de la lecture-
écriture.
5 Un nouvel événement devait nous remettre en présence, la mise en place de l’Institut
Universitaire de Formation des Maîtres de Toulouse. Notre future retraitée, à deux ans
du terme de son exercice, aurait pu laisser à d’autres le pilotage des innovations dans la
3

formation des Professeurs d’écoles. Ce serait peu la connaître. Prenant en main le


groupe de formateurs issus d’équipes pédagogiques diverses (de l’Université, de huit
Écoles normales et de l’École Normale Nationale d’Apprentissage) elle devait l’animer
jusqu’à la rédaction du plan de formation, puis au long des deux années universitaires
de mise en place.
6 Il faut l’avoir vue, au photocopieur, à la première heure, puisant dans la presse
l’accroche de l’apport du jour, l’entendre sur les ondes ou lire ses chroniques pour se
faire une idée de sa puissance de travail et de sa volonté de convaincre. Alors que tant
de jeunes formateurs, pour qui communiquer est si facile en raison de la complicité que
confère leur âge par rapport aux formés lassent rapidement leur auditoire, notre
collègue passionne. Ses cours sont suivis, sollicités, ne parlons pas de ses conférences...
7 C’est cela que nous avons voulu mettre en évidence, en guise de réunion amicale de
départ en retraite. Une "Rencontre Lecture" était donc programmée, dix conférenciers
(tous de ses amis) pressentis... pas un n’a manqué ! Le public ? Quatorze cents
participants... (nous avons, depuis cette manifestation et quelques autres, une
réputation d’organisateurs de meeting !). Sollicités, Monsieur François Bayrou –
Ministre de l’Éducation Nationale – et Monsieur François Fillon – Ministre de
l’Enseignement Supérieur et de la Recherche – apportaient leur patronage à la
Rencontre Lecture.
8 Fallait-il, au delà de cette journée, laisser une trace de cet événement ? Il y a tant
d’ouvrages sur le sujet (je pense bien en avoir été destinataire d’une douzaine ces
quatre dernières années). Nous le pensons néanmoins à plus d’un titre.
• Destiné à laisser une trace de la journée évoquée (sur laquelle chacun pourra revenir), cet
ouvrage s’adresse aux étudiants et professeurs stagiaires. C’est en effet un des rares
ouvrages réunissant des textes de chercheurs de grande notoriété faisant un effort de
communication aux praticiens ou futurs praticiens.
• C’est un des exemples de regards croisés entre acteurs d’origines diverses (Historiens,
Linguistes, Psychologues, Sociologues, Didacticiens, chercheurs en Littérature ou en
Sciences de l’Éducation...).
• Il est le fruit du travail collectif d’harmonisation des contributions, dans le prolongement de
la préparation de la "Rencontre Lecture", par Mmes Claudine Garcia-Debanc, Angeline Liva
et M. Michel Grandaty. Trois enseignants-chercheurs de l’IUFM qui conduisent des actions
en partenariat avec l’INRP, des Laboratoires de l’Université de Toulouse-Le Mirail et le
Centre de Recherches sur la Formation (CeRF) de l’IUFM.
• C’est enfin un hommage amical à Éveline Charmeux qui nous fournit un si bel exemple
d’enthousiasme professionnel.

AUTEUR
GÉRARD VAYSSE
Professeur des Universités, Directeur de l’IUFM de Toulouse.
4

Didactique de la lecture : regards


croisés
Claudine Garcia-Debanc, Michel Grandaty et Angeline Liva

1 L’apprentissage de la lecture est en débat depuis vingt-cinq ans. Comment favoriser


l’entrée dans l’écrit pour des élèves de Grande Section de Maternelle et de Cours
Préparatoire ? Quelles retombées peuvent avoir dans les pratiques de classes les
travaux conduits par des psycholinguistes sur l’apprenti-lecteur  ? Où en sont les
recherches didactiques portant sur la maîtrise de la langue écrite ? Quels repères
proposent-elles aux enseignants ? Quel statut assigner au texte littéraire dans
l’apprentissage de la lecture pour qu’advienne la poésie pour tous ? Et, au delà du
Cycle2 de l’école primaire, comment développer les pratiques de lecture chez les
enfants et les adolescents ? Quelle place réserver aux BCD dans ce dispositif ? Puisqu’on
n’a jamais fini d’apprendre à lire, la culture de l’écrit nécessite des réseaux de
formation.
2 Entrée dans l’écrit, apprenti-lecteur, Repères, Poésie pour tous, culture de l’écrit
et réseaux de formation, certains d’entre vous auront reconnu aux détours de ces
phrases les titres d’un certain nombre d’ouvrages publiés par les auteurs des
contributions constituant ce volume.
3 Les textes qui sont présentés ici ont été initialement rédigés à l’occasion des Rencontres
sur la lecture organisées par l’IUFM de Toulouse, à l’iniative de son directeur, Gérard
Vaysse, le 6 Avril 1994. Cette journée, en hommage au travail de formation et de
recherche didactique accompli par notre collègue Éveline Charmeux, Professeur à
l’École Normale de Toulouse puis à l’IUFM de Toulouse, chercheur associée au
Département de Didactique des Disciplines de l’INRP dans le cadre des équipes Français
Premier Degré, n’avait pas la prétention d’apporter du neuf dans le champ scientifique
des recherches sur la lecture, comme le ferait un véritable colloque, même si un certain
nombre d’intervenants ont fait état à cette occasion de résultats ou de réflexions non
encore publiés. Elle s’adressait plutôt aux étudiants préparant le concours de
professeurs des écoles, aux professeurs-stagiaires de Lettres et d’autres disciplines, aux
futurs documentalistes, aux maîtres-formateurs et aux enseignants de l’ensemble de
l’Académie. Elle visait à communiquer à des enseignants et des apprentis-enseignants
5

des résultats de recherches, des témoignages sur des pratiques qui puissent éclairer ou
vivifier leurs pratiques d’enseignement au profit d’une meilleure réussite scolaire et
sociale de tous les élèves. Ceci nous paraît une mission importante d’un Institut de
Formation des Maîtres : être au contact des recherches linguistiques,
psycholinguistiques et didactiques, diffuser leurs résultats, les questionner à partir des
obstacles observés dans les classes. Les activités de recherche alimentent les
séquences de formation et les vivifient, empêchant le dogmatisme des modes
pédagogiques et des recettes éprouvées.
4 Les activités de recherche ne répondent pas toutes également à ces exigences. Les plus
pertinentes de ce point de vue nous paraissent être des recherches didactiques
s’intéressant à l’appropriation par les élèves des contenus d’enseignement, en
l’occurrence les compétences de lecture/écriture, aux difficultés rencontrées par les
élèves et aux activités propres à développer leurs capacités. Recherche-action en
coopération avec des enseignants de terrain, recherche qui s’efforce de conjuguer
rigueur scientifique et prise en compte attentive des réalités de l’enseignement dans les
classes ordinaires, cohérence interne et opérationnalité immédiate sur le terrain. Un
contact régulier entre enseignants et recherche universitaire enrichit les deux
partenaires, les premiers dans le sens d’une action plus théorisée, les seconds pour une
meilleure prise en compte de la réalité de l’exercice effectif du métier.
5 Nous avons conçu ces rencontres sous le signe de la diversité de regards croisés sur
les pratiques d’enseignement de lecture/écriture aux divers niveaux de l’enseignement
primaire et secondaire :
• diversité des disciplines convoquées :
• ◦ histoire des pratiques d’enseignement avec Jean Hébrard, Inspecteur général de
l’Éducation Nationale chargé de la Formation des Maîtres et chercheur associé au Service
d’Histoire de l’Enseignement de l’INRP ;
◦ sciences de l’éducation avec Jacques Fijalkow, Professeur à l’Université de Toulouse le
Mirail ou Laurence Rieben, Professeur à l’Université de Genève ;
◦ sociologie des pratiques culturelles avec Max Butlen, Rédacteur en chef de la revu Argos,
éditée par le CRDP de Créteil et Jean-Marie Privat, Maître de conférences en Littérature à
l’IUFM et à l’Université de Metz ;
◦ didactique du Français Langue Maternelle avec notamment Hélène Romian, ancienne
responsable des recherches en didactique du Français Langue Maternelle à l’Institut
National de Recherches Pédagogiques, mais aussi des acteurs de base de ces recherches,
formateurs d’enseignants dans diverses régions de France, tels que Georges Jean, écrivain
et Professeur de Littérature à l’Université du Mans ou Éveline Charmeux, assurant la
formation en Français des Normaliens puis des Professeurs d’École de Toulouse.
• diversité des statuts des intervenants : universitaires, chercheurs permanents ou associés
à l’Institut National de Recherche Pédagogique, enseignants-chercheurs en IUFM, militants
pédagogiques animateurs des principales revues de didactique du français. En effet, nous
avons souhaité qu’interviennent au cours de ces journées des représentants des principales
revues actuelles de Didactique du Français Langue Maternelle : Jean-Marie Privat et Claudine
Garcia-Debanc, membres du Comité de rédaction de la revue Pratiques, revue internationale
universitaire s’adressant de façon privilégiée aux enseignants de collèges et de lycées,
Madeleine Di Meglio pour Le Français Aujourd’hui, revue de l’Association Française des
Enseignants de Français, dont Éveline Charmeux a été un animateur au plan régional, Hélène
Romian au nom de la Revue Repères, Revue des Équipes Français de l’INRP, Max Butlen pour
6

Argos, revue des BCD et des CDI publiée par le CRDP de Créteil, Jean Foucambert pour les
Actes de Lecture édités par l’AFL (Association Française pour la Lecture)... Les diverses
revues didactiques ont en effet fortement contribué, au côté de l’Institut National de
Recherches Pédagogiques, des instances universitaires et des mouvements pédagogiques, à
la structuration du champ des recherches sur la lecture.
• diversité des provenances géographiques : de Genève à Paris, de Metz au Mans, ils ont tous
voulu être là. Un parti pris avait été choisi par les organisateurs, celui de privilégier les
interventions extérieures, au risque de se priver de spécialistes toulousains comme
Françoise Sublet, enseignant à l’Université de Toulouse le Mirail, qui fut l’animateur
principal des recherches INRP sur la Poésie auxquelles coopéra par exemple Georges Jean.
• diversité des méthodologies de recherche utilisées : analyses de documents historiques
pour Jean Hebrard, enquêtes pour Jacques Fijalkow ou Angeline Liva, observations d’élèves
en cours d’activité pour Laurence Rieben ou Angeline Liva, mise en place et observation de
pratiques innovantes pour Hélène Romian, Georges Jean, Claudine Garcia-Debanc ou
Madeleine Di Meglio, qui rend compte ici de ses pratiques d’enseignante au Lycée Rodin à
Paris.
6 On peut regretter la relative sous-représentation des recherches conduites en
psychologie cognitive au cours de cette journée. Nous renvoyons le lecteur à des
publications récentes. Les limites des capacités d’attention de notre public au cours
d’une journée expliquent les choix que nous avons été conduits à faire. Ont été
privilégiés ceux qui, de près ou de loin, ont été des compagnons de recherche d’Eveline
Charmeux.
7 Les contributions à cette rencontre constituent l’essentiel de cet ouvrage. Nous n’avons
pu y faire figurer, à notre grand regret, le texte de la communication de Jean
Foucambert, malgré les demandes pressantes de l’équipe d’organisation. Du fait de ses
charges de travail, notre collègue n’a pu trouver le temps de revoir sa communication
en vue d’une publication écrite dans les délais impartis. Nous avons, en revanche,
ajouté deux contributions visant à mieux éclairer les rapports entre compétences de
lecture et compétences d’écriture, dimension qui n’avait pas été suffisamment abordée
au cours de cette journée.
8 Afin de rendre l’ouvrage plus facile à consulter et pour en faire un outil de travail, nous
avons assorti chacune des parties de cet ouvrage d’une rapide présentation du champ
et d’une bibiographie sélective, pour ceux des lecteurs qui souhaiteraient approfondir
la réflexion dans l’un des secteurs.
9 Ce volume se compose de cinq grandes parties, comme autant de regards croisés :
La première, intitulée "regards historiques" situe les conceptions actuelles de la
lecture par rapport à l’évolution de sa problématique depuis le début du siècle. Les
contributions qui la composent sont le fait d’une part d’un historien de l’Éducation,
Jean Hébrard, chercheur associé au Service d’Histoire de l’Éducation de l’INRP, et
par ailleurs Inspecteur Général de l’Éducation Nationale, d’autre part de l’un des
principaux acteurs de la mise en place des recherches innovantes sur la lecture et
l’écriture au Cycle des Apprentissages Fondamentaux, Hélène Romian, responsable
de 1970 à 1992 des équipes de recherche de Français Premier Degré à l’INRP.
La seconde partie propose, sous la plume de Éliane Fijalkow et Jacques Fijalkow, un
regard sur l’institution scolaire actuelle et les pratiques d’enseignement au CP.
Ces chercheurs communiquent les résultats d’une enquête demandée par la
Direction des Écoles sur les supports et les modalités d’enseignement de la lecture
au Cours Préparatoire.
7

Une troisième partie, que nous avons intitulée "regards sur les médiations
culturelles", propose des pratiques visant à développer une meilleure
familiarisation des élèves avec une culture de l’écrit. Max Butlen, s’interroge sur
l’évolution de l’offre de lecture à l’école, avec notamment la nouvelle place des BCD,
tandis que Jean-Marie Privat montre le rôle des sociabilités dans le développement
des lecteurs, particulièrement les adolescents au collège.
La quatrième partie attire nos regards sur les "activités psycholinguistiques"
d’enfants apprentis-lecteurs, que ce soit lorsqu’ils cherchent des mots pour
écrire, comme le montre Laurence Rieben, ou lorsqu’ils se trouvent dans des
dispositifs d’apprentissage de la lecture qui favorisent l’individualisation, ce
qu’étudie Angeline Liva.
La cinquième partie, la plus nourrie en contributions, nous propose divers regards
de praticiens et de formateurs d’enseignants. Chacun depuis son lieu d’exercice
du métier, ils témoignent sur des activités mises en place avec leurs élèves. Georges
Jean, poète, considère la poésie, plus particulièrement orale, comme une forme
privilégiée pour un acheminement vers la lecture ; Madeleine Di Meglio témoigne
plutôt d’expériences sur la lecture d’œuvres intégrales romanesques avec des
collégiens ou de jeunes lycéens. Claudine Garcia-Debanc redonne leur place aux
activités d’écriture dans l’apprentissage de la lecture. Elle inventorie de bonnes
raisons de faire écrire les élèves pour les faire lire davantage et mieux. Quant à
Éveline Charmeux, elle s’interroge en tant que formateur d’enseignants sur les
contenus de formation pertinents dans le domaine de la lecture/écriture. Avec la
passion qui la caractérise, elle nous expose trois propositions précises pour la
formation initiale et continue d’enseignants.
10 Cet ouvrage, proposant des observations minutieuses mais aussi des pages à méditer
sera, nous l’espérons, utile à la fois aux enseignants qui veulent prendre un recul
critique et exigeant par rapport à leur pratique et aux nombreux étudiants qui se
destinent au métier de l’enseignement.

AUTEURS
CLAUDINE GARCIA-DEBANC
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse

MICHEL GRANDATY
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse

ANGELINE LIVA
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse
8

Première partie. Regards historiques


9

Présentation
Michel Grandaty

1 Avant tout pratique sociale et savoir-faire, l’activité de lecture ne peut être comprise,
étudiée, et gérée par le système scolaire que si elle est resituée dans sa pleine
dimension historique.
2 Il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’enseignement neutre de la lecture. Occulter cette
dimension historique c’est se condamner aux recettes (technique de déchiffrage à
automatiser le plus vite possible) aux théories totalisantes, aux pratiques exclusives.
3 Les interventions de Hélène Romian et Jean Hébrard mettent en perspective le débat
sur les mauvaises méthodes, débat importé des États Unis dans les années 50 et
largement exploité par la presse populaire. Ils insistent sur l’apport des recherches en
didactique de l’INRP des 25 dernières années. Il s’agissait en l’occurence d’abandonner
un point de vue restreint – lire c’est décoder – pour poser convenablement le
problème : lire c’est apprendre à comprendre et à produire des écrits... tous les types
d’écrits présents dans la communauté sociale.
4 Le glissement est d’importance puisqu’il incite l’enseignant à enrichir les situations
d’apprentissage et surtout à introduire des situations fonctionnelles.
5 Hélène Romian rend ici hommage aux classes d’application qui par l’intégration de
méthodologies d’observation de la langue dérivées des théories linguistiques ont
permis de développer une approche didactique claire. Sans nier la réalité de la
conscience phonologique dans le processus d’apprentissage de la lecture, ces
recherches ont centré l’attention des enseignants sur la nécessaire fonctionnalité des
codages linguistiques.
10

AUTEUR
MICHEL GRANDATY
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse.
11

L’enseignement de la lecture en
France : la conjoncture de l’après-
guerre
Jean Hébrard

1 S’il y a des années qui marquent une vie et une carrière, pour Éveline Charmeux, il
s’agit de 1975. En mai, au congrès de l’Association Française des Enseignants de
Français (AFEF) qui se tient à Luchon sur le thème du “pouvoir de lire”, elle est le seul
chercheur à partager avec Roland Barthes l’honneur de faire une communication en
séance plénière1. Elle s’y taille un beau succès. C’est encore en 1975 qu’Éveline
Charmeux publie son premier livre sur l’enseignement de la lecture, La Lecture à l’école 2.
Cedic, un petit éditeur parisien qui s’est fait jusque là connaître par ses publications en
didactique des mathématiques a accepté d’y mettre quelque argent. Il vient de confier à
Christian Nique une nouvelle collection intitulée “Langue française, théorie et
pratique” qui ne comporte encore qu’un titre, un recueil d’exercices de manipulations
syntaxiques – les temps sont aux arborescences – destiné à la formation des
enseignants. Le manuscrit d’Éveline Charmeux permettra de nourrir la liste des
ouvrages proposés “dans la même collection”. Ni l’éditeur ni le directeur de collection
ne savent encore que ce petit livre jaune à la couverture sévère va devenir l’un des best
sellers pédagogiques du dernier quart du XXe siècle.
2 L’auteur inaugure ainsi, à son insu, une très belle série de travaux qui vont donner à la
question de la lecture et de son enseignement un nouveau retentissement. En effet, à La
Lecture à l’école succède, en 1976, La Manière d’être lecteur par Jean Foucambert et Jean
André chez Sermap et, en 1977, Du parler au lire par Laurence Lentin (en collaboration
avec Christiane Clesse, Jean Hébrard et Isabelle Jan) chez ESF 3. Les professeurs de
français des écoles normales d’instituteurs plébiscitent immédiatement cette série. Dès
1978, ils en font la base de leur enseignement en matière de didactique de la lecture 4,
sans oublier de donner la préférence à Éveline Charmeux citée par 51 % d’entre eux
comme référence explicite de leur cours, alors que 46 % seulement disent utiliser
Foucambert ou Lentin. Quelques années plus tard, deux formateurs de l’école normale
d’instituteurs de Paris, Isdey Cohen et Annick Mauffrey, dans une synthèse devenue
12

classique5, font de ces trois titres, les trois principales orientations d’une nouvelle
pédagogie de la lecture qu’ils souhaitent voir se généraliser dans les classes. Le fait le
plus marquant de cette avancée réside peut-être dans le déplacement, semble-t-il
durable, du vieux débat sur la validité de la méthode globale qui avait occupé le terrain
depuis la fin de la Grande Guerre et ne s’était pas affaibli depuis. En effet, les nouvelles
méthodologies de la lecture des années 1970 tentent de substituer au choix traditionnel
entre syllabique et globale, celui, plus “moderne” entre premier apprentissage par le
déchiffrage (qu’il procède selon la méthode globale ou selon la méthode syllabique) et
premier apprentissage par la mise en œuvre de stratégies de compréhension des textes.
Aujourd’hui encore, les mêmes trois ouvrages poursuivent, de concert, une carrière
semble-t-il infatigable malgré les contestations dont ils sont devenus l’objet de la part
des tenants de la psychologie cognitive6. On a donc bien assisté, dans ces années 1970, à
un événement éditorial et didactique important, un événement qui a marqué de
manière forte les pratiques éducatives en France, de manière plus forte encore la
formation des enseignants.
3 Il faudra faire un jour l’histoire intellectuelle de ces avancées didactiques. On en
connaît l’inscription institutionnelle : l’Institut Pédagogique National alors en grande
partie mis au service de la Commission Rouchette pour expérimenter, à partir de 1966,
quelques unes des pistes de travail explorées depuis 1963. À des périodes et à des titres
divers, Éveline Charmeux, Jean Foucambert, Laurence Lentin y ont apporté leur
réflexion. On en connaît moins les sources scientifiques. Tout porte à croire que le
développement universitaire des études linguistiques a joué un rôle majeur, et cela de
deux manières : en offrant une meilleure description du matériel phonologique de la
langue, en inscrivant le fonctionnement langagier dans le cadre plus large des
processus de communication tels que Roman Jakobson les avait formalisés 7. Les
avancées des toutes nouvelles psychologies mentalistes ont été aussi décisives, en
particulier dans les descriptions qu’elles proposent des processus de perception.
Diffusées en France par des chercheurs comme François Bresson 8 – Bruner n’est encore
pratiquement pas traduit-, les théories du new look inscrivent le phénomène perceptif
dans le cadre plus général des modèles de la transmission de l’information. Toutefois, il
apparaît aujourd’hui qu’un éditeur, passionné par l’innovation et la recherche, a joué
un rôle déterminant, tant pour Eveline Charmeux que pour Jean Foucambert. Il s’agit
de François Richaudeau9 qui a découvert, durant les années 1950, grâce à son ami André
Conquet10, les méthodes de lecture rapide développées aux États Unis ainsi que
l’appareil conceptuel qui les accompagnait : une théorie de l’information conçue
comme description unidimensionnelle du fonctionnement mental. L’esprit ne peut être
orienté vers deux tâches à la fois sans générer sur l’une et l’autre tâche une quantité de
“bruit” qui très vite neutralise son fonctionnement. Si le lecteur perçoit des signes pour
en comprendre la signification, il ne peut, en même temps, percevoir ces signes pour en
reconnaître la prononciation. L’apprentissage de la lecture qui vise le déchiffrage (ou la
reconnaissance phonique des mots) est donc contradictoire avec la pratique de la
lecture qui se donne pour but de comprendre le texte. Dès lors, il faut inventer une
méthode d’apprentissage de la lecture qui pousse l’enfant à “voir” le sens des mots (ou
même du “texte” comme le fait le lecteur rapide) sur la page en évitant de laisser
traîner l’œil sur des signes distinctifs (les graphèmes codant des phonèmes) qui, en
eux-mêmes, ne signifient rien. Si l’on se passe ainsi de la reconnaissance des mots, il
faut trouver ailleurs le matériel à partir duquel le sens du texte est reconstruit. Ce
matériel est dans les pré-savoirs que l’enfant possède sur le texte et sur ce que ce texte
13

décrit ou met en scène. L’élucidation du contexte -verbal et non verbal – est donc au
cœur du premier apprentissage. Si lire c’est comprendre et non déchiffrer, comprendre
c’est traiter des indices pour effectuer des hypothèses de lecture à partir de son propre
capital culturel, puis pour les vérifier11.
4 Toutefois, il importe moins de savoir comment s’est constituée cette innovation
didactique – il y en a bien d’autres qui se constituent ainsi tout au long de l’histoire de
l’école – que de comprendre comment celle-ci est parvenue à s’implanter durablement
dans le paysage scolaire français en éliminant les débats antérieurs. L’innovation
pédagogique se caractérise presque toujours par une quasi cécité sur son inscription
dans l’histoire de l’école. Parce qu’elle se pense comme rupture décisive avec un passé
détestable, elle efface volontiers toute trace derrière elle. Elle s’interdit par là de
comprendre à quelles questions elle est venue répondre, avec quels moyens elle a tenté
de le faire et quelles sont, en définitive, les contraintes historiques qui encadrent sa
naissance, son développement, voire qui programment son obsolescence. Pour
l’historien de l’éducation, comprendre la signification de l’émergence de nouvelles
conceptions de l’enseignement de la lecture, dans les années 1970, c’est d’abord situer,
dans l’histoire de la scolarisation comme dans l’histoire des savoirs, la conjoncture dans
laquelle Éveline Charmeux, et quelques autres, ont pu apparaître comme les acteurs
d’une rupture véritable et durable.
5 Dans le cadre d’une approche partielle de cette question complexe, c’est une démarche
régressive qui paraît ici la plus opératoire. Elle permet d’élucider les images,
construites par les innovateurs, de la réalité qu’ils combattent. On passe ainsi des
données les plus immédiates – celles qui dessinent dans les années 1960 et 1970 la “crise
de la lecture”12 – à des réalités plus profondes, peut-être oubliées de tous mais qui,
assurément, fournissent des matériaux, le plus souvent non sus, pour les constructions
didactiques nouvelles qui s’élèvent. Une analyse de ce type doit porter obligatoirement
sur deux champs, même si elle le fait de manière trop dissymétrique : celui des
politiques de scolarisation qui jouent ici un rôle décisif en définissant des contraintes
nouvelles, celui des représentations que se font les différents acteurs du système
éducatif de la question de l’apprentissage de la lecture dans le cadre de ces nouvelles
contraintes.
 
1. Le tournant des années 1970 dans les politiques
françaises de scolarisation
6 Dans l’histoire du système scolaire français, 1975 n’est pas seulement une date
importante pour les didacticiens de la lecture, c’est aussi une année décisive pour
l’évolution des politiques éducatives. Avec la loi du 11 juillet 1975, René Haby
transforme profondément l’institution scolaire que la Ve République avait héritée du
XIXe siècle et qui, jusque là, n’avait jamais été véritablement reconsidérée. En
rassemblant en un collège unique faisant suite à une école du même type toutes les
classes d’âge concernées par l’obligation scolaire, portée en 1959 à seize ans, le
législateur rompt avec la tradition confirmée par les lois Ferry d’une séparation forte
entre les deux ordres d’enseignement : le primaire destiné aux classes populaires, le
secondaire réservé à la formation des classes possédantes et des élites bourgeoises 13.
7 Depuis que le caractère peu démocratique (et socialement dangereux) de cette
organisation de l’école française fait l’objet de discussions, c’est-à-dire depuis la fin de
14

la Grande Guerre14, de nombreuses mesures ont tenté de créer des ponts entre primaire
et secondaire. Toutefois, les ministres qui se sont succédés rue de Grenelle depuis 1925 15
n’ont jamais osé enlever aux familles qui le souhaitent les secteurs protégés – en
général les lycées de centre ville dont beaucoup ont conservé leurs classes élémentaires
jusque dans les années 1960 – où leurs enfants peuvent être éduqués loin de la
multitude des élèves des milieux moins favorisés. Avec la loi de 1975, c’est bien d’une
rupture qu’il s’agit. Elle a été imposée par plusieurs facteurs qui se sont cumulés après
la Libération : la demande de scolarisation de plus en plus forte de toutes les couches de
la société, y compris les plus populaires16 ; la volonté des partis et des syndicats de
gauche de “démocratiser” le système éducatif ; la conversion du patronat à une
formation générale et longue plutôt que professionnelle et courte, seule susceptible de
fournir la main d’œuvre que l’embellie économique de l’après-guerre et la
modernisation rapide du pays rendent chaque jour plus nécessaire ; la forte croissance
démographique, enfin, qui succède à un siècle de malthusianisme et aux saignées des
deux guerres.
8 Lorsque le Général de Gaulle arrive au pouvoir en 1958, il dispose des pouvoirs et de
l’autorité qui lui permettent de mettre en chantier une réforme importante de
l’éducation. Celle de 1959 n’est qu’un dispositif d’attente, la reprise de dossiers élaborés
par les gouvernements précédents pour parer au plus pressé. Dès 1962, une doctrine
proprement gaullienne se dessine. Fortement influencée par des hommes comme le
recteur Capelle ou son adjoint René Haby, éclairée par les travaux de démographie
scolaire de Louis Cros, elle s’impose progressivement grâce à l’opiniâtreté de Jacques
Narbonne, le conseiller pour les affaires éducatives à l’Élysée 17. Elle comporte deux
volets : démocratisation et orientation. Démocratisation parce qu’il faut effectivement
trouver dans toutes les strates de la population les techniciens et les cadres dont
l’économie a besoin, parce qu’il faut aussi que le tissu social se ressoude après tant de
plaies mal refermées (occupation et épuration ; soubresauts de l’affaire algérienne qui,
bien qu’internationalement close, reste encore un problème national majeur ;
exacerbation des conflits politiques et syndicaux ranimés par la guerre froide et
qu’exaspère l’arrivée au pouvoir de la droite gaulliste). Orientation parce que
l’explosion scolaire18 est proche et qu’on ne saurait laisser s’engouffrer le flux, toujours
grossissant, des candidats aux baccalauréats et aux titres universitaires dans un
système qui n’a jamais été pensé que pour une élite.
9 Or, c’est cette doctrine qui va être mise à mal, entre 1962 et 1975, par les ministres
successifs du Général de Gaulle, puis de Georges Pompidou, enfin de Valéry Giscard
d’Estaing. Ils n’en retiennent en effet jamais que le premier volet, laissant à leur
successeur le soin d’inventer l’orientation qui ne gênerait pas leurs futurs électeurs 19
ou ne déclencherait pas des défilés d’étudiants dans les rues. Ils font aussi l’impasse sur
la mise en place d’un enseignement professionnel ou d’un apprentissage à l’allemande
qui auraient pu ouvrir une perspective concrète à une véritable orientation. Le premier
est trop cher dans une période où il faut industrialiser la construction scolaire afin de
livrer un collège par jour. Le second n’intéresse pas l’entreprise française qui, dans ces
années de croissance, n’a, à de rares exceptions près, jamais accepté d’investir dans la
formation de la main d’œuvre qu’elle emploie, objectivement soutenue en cela par les
grandes fédérations syndicales comme par les syndicats enseignants (pour des raisons
évidemment diamétralement opposées).
15

10 Bref, dès 1962, les classes de sixième, qu’elles se situent dans les nouveaux CES ou dans
les collèges et lycées, voient leurs effectifs se gonfler d’élèves qui, jusque là, s’étaient
contentés des classes de fin d’études et des centres d’apprentissage, voire, tout
simplement, de l’accès au travail sans certification scolaire.
11 En 1975, au moment où René Haby, moitié par conviction démocratique, moitié par
lassitude à l’égard de l’opposition des syndicats enseignants et des associations de
parents d’élèves, crée le tronc commun de l’enseignement obligatoire, il entérine en
fait une situation qui, du point de vue de la répartition des flux d’élèves, est déjà
largement en place. Il crée cependant une situation nouvelle sur le plan proprement
pédagogique, situation qui va être ressentie comme insupportable par les enseignants
du second degré et qui va jouer un rôle déterminant dans la transformation de leur
identité professionnelle20. Dorénavant, chaque professeur certifié ou agrégé comme
chaque professeur d’enseignement général des collèges21, est amené à recevoir dans sa
classe n’importe lequel des élèves sortis de l’école primaire, qu’il soit “bon” ou
“mauvais”. La seule ségrégation qui subsiste est, en fait, celle qu’instaure la géographie
de l’habitat. Toutefois, cette différenciation des établissements concerne les élèves et
non leurs professeurs, en particulier les plus jeunes d’entre eux dont les carrières se
prolongent durant de longues années dans les établissements les plus difficiles. Ce que
gardent pourtant en commun, jeunes et vieux, c’est l’idée que l’enseignement ayant été
démocratisé, tout élève peut et doit aujourd’hui suivre un cursus secondaire comme le
faisait autrefois la poignée des élus qui avaient fréquenté le petit lycée dès la plus
tendre enfance.
12 En créant le collège unique, René Haby exacerbe les contradictions entre primaire et
secondaire pour de nombreuses années. Les professeurs refusent, pour la plupart, de
prendre acte que l’accès de tous les élèves au même cursus d’enseignement obligatoire
change fondamentalement les objectifs du collège et, donc, les techniques
pédagogiques qui doivent y être investies. Un “lobby” du secondaire se constitue
rapidement. Rassemblant tous les acteurs du système (des syndicats aux associations de
spécialité en passant par l’inspection générale et bon nombre de bureaux de
l’administration centrale), il s’appuie sur les innombrables anciens élèves du secondaire
qui occupent des postes de responsabilité ou ont les moyens de “faire l’opinion”, ainsi
que sur les universitaires qui, refusant de se livrer à la sélection de leurs étudiants, ne
verraient pas d’un mauvais œil que le secondaire s’en chargeât. Pouvant difficilement
invoquer des arguments malthusiens sans s’interdire, du même coup, toute possibilité
de fustiger la politique d’un ministère qui, au long de ces années, est au cœur de tous
les débats, nombreux sont les enseignants qui glissent vers une critique d’abord
discrète puis de plus en plus appuyée du travail effectué par ceux qui, dans le cursus
scolaire, les précèdent : les maîtres de l’école primaire. Toutefois, le sentiment que
l’enseignement primaire ne fait plus son travail ne naît pas brutalement en 1975, en
même temps que le “collège unique”. Il se construit progressivement, au fur et à
mesure que le nombre d’élèves entrant en sixième s’accroît.
 
2. L’enseignement de la lecture vu par les professeurs
du secondaire : l’école primaire au banc des accusés
13 Une revue comme les Cahiers pédagogiques témoigne parfaitement de cette tension qui
s’installe entre primaire et secondaire à la fin des années 1950 et conduit à la crise de
16

confiance des années 1970. Créés à la Libération, devenus en 1947 l’organe des


réformateurs de l’enseignement secondaire sous la houlette de Gustave Monod 22, les
Cahiers pédagogiques se constituent, à partir des années 1950, en forum d’échange des
analyses et des expériences pédagogiques des enseignants particulièrement intéressés à
leur métier. Parmi les plus assidus de leurs auteurs, ils comptent des hommes et des
femmes formés par l’action catholique ou par le parti communiste et les associations
qui lui sont liées. Les Cahiers sont la voix, plutôt progressiste, des collèges et des lycées.
La lecture intéresse ces enseignants à un double point de vue. D’une part parce qu’elle
est une part importante du métier d’une grande partie d’entre eux – les professeurs de
lettres-, d’autre part parce que tous pensent qu’elle est à la base de leur formation et de
celle qu’ils espèrent transmettre à leurs élèves.
14 Passée l’euphorie de la Libération et de l’expérience, vite interrompue, des classes
nouvelles, les Cahiers pédagogiques commencent à laisser place à l’inquiétude de nombre
d’enseignants. Dès le début des années 1950, il apparaît que le consensus culturel qui
rassemblait les élèves, leurs familles et les professeurs autour d’une pratique assidue
des humanités et de la littérature classique est en train de s’effacer 23. De nouvelles
références culturelles viennent les concurrencer jusque dans les classes elles-mêmes,
qu’elles soient celles des sciences et des techniques d’une modernité qui s’affiche avec
arrogance ou, dans les années 1960, celles, plus inattendues encore, d’une culture
“jeune” dont les premières manifestations étonnent avant d’inquiéter.
15 À la fin des années 1950, les préoccupations des professeurs se faisant toujours plus
aiguës, les causes incriminées changent brutalement de nature. C’est la qualité de la
formation dispensée par les maîtres de l’école primaire qui est maintenant mise en
doute. La première attaque est lancée en 1957, elle ne porte pas encore sur les sixièmes
des collèges mais sur les secondes des lycées24. En effet, depuis 195225, les sections M’
reçoivent en seconde des élèves issus des cours complémentaires. Les professeurs qui
s’expriment dans les Cahiers pédagogiques 26, à une exception près, n’ont pas de mots
assez durs pour ridiculiser ces “primaires”, plutôt plus âgés que leurs camarades, et qui
ont cru pouvoir accéder, comme eux, au baccalauréat. On sent la revue gênée par les
attaques sans nuance menées dans ses colonnes, mais le problème lui semble
suffisamment réel et important pour justifier sa décision de les publier. Elle demande à
chacun d’examiner ces textes “avec beaucoup d’attention” et, bien sûr, “dans un esprit
confraternel”. Les principaux reproches faits à la formation antérieure de ces élèves 27
relèvent de ce que le professeur croit reconnaître comme étant spécifique de l’attitude
des instituteurs travaillant dans les cours complémentaires : “on leur demandait
exclusivement l’explication de textes présentés par fragments isolés : pas de lectures,
pas de culture générale, pas de discussion, pas de travail personnel donnant matière à
un exposé”. Pourtant, ce qui est jugé, plus encore que ces lacunes d’une formation
antérieure, c’est, au sens le plus strict du terme, leur habitus de petits ruraux : “d’où la
timidité incroyable de ces élèves quand, au lycée, on leur demande de s’exprimer :
rouges, bégayantes et glacées, apparemment terrorisées par le professeur. Mais elles
me jurent que non ; leur seule timidité viendrait du fait qu’ « elles n’ont pas l’habitude
d’avoir des idées ».” Henri Poujade, professeur à Nîmes, est encore plus catégorique :
« Ils sont dociles mais ils répugnent à lire les textes, à faire un effort de réflexion
personnelle. Ils réduiraient volontiers l’étude du français à des notions toutes
faites, à l’histoire littéraire, à des questions de cours. Ils comprennent mal
l’importance de la forme, l’intérêt des nuances, de la propriété des termes. Cela
tient en partie à leur ignorance de la langue et surtout du vocabulaire. Ils
17

commettent facilement des confusions de mots inouïes et forgent des barbarismes.


En conséquence, non seulement ils ne savent pas s’exprimer, mais ils comprennent
mal les textes qu’ils lisent, non seulement les œuvres des grands écrivains, mais
même les notes de l’éditeur destinées à faciliter leur lecture... »
16 Tout est dit. Pour ceux qui n’ont point pratiqué assidûment la version latine, la lecture
demeurera toujours un exercice stérile.
17 Il faut cependant chercher plus en amont les responsables. Les instituteurs qui
enseignent dans les cours complémentaires ont été précédés par les instituteurs des
écoles primaires et, en particulier, par ceux des cours préparatoires. Là, peut-être, est
la cause de toutes les difficultés. D’autant qu’en sixième, ce n’est pas seulement la
lecture qui pêche, mais aussi l’orthographe. On sait même donner un visage au trouble
qui interdit à certains enfants d’apprendre à lire comme à orthographier, ils sont
atteints de dyslexie. Et il commence à se dire, ici ou là, que l’usage des méthodes
globales serait la principale cause des mauvais résultats des élèves. Le premier article
sur la dyslexie paraît dans la revue le 15 juin 195928. Il produit réactions et courrier qui
se succèdent au fil des numéros durant les années 1959-60 et 1960-61.
18 Le ministère lui-même, par la plume de l’un de ses directeurs et dans le cadre solennel
du Bulletin officiel prend parti, et ce n’est pas en faveur du primaire. La circulaire du 2
janvier 1958 sur l’enseignement de la lecture aux différents cours de l’école primaire
qui paraît dans les derniers mois du ministère Billères, laisse entendre que les résultats
ne sont pas bons parce qu’on se fixe des objectifs insuffisants, en particulier dans les
grandes classes. Il faut repenser l’enseignement de la lecture depuis le cours
préparatoire jusqu’au cours supérieur.
19 Un important dossier sur l’apprentissage de la lecture est à nouveau publié par les
Cahiers pédagogiques en novembre 1962, c’est à dire dans les mois où se prépare et se
discute la réforme Fouchet du 3 août 1963 qui, rappelons-le, en créant les collèges
d’enseignement secondaire (CES) rapprochera pour la première fois dans les mêmes
établissements (mais pas encore dans les mêmes classes) élèves destinés à un
enseignement long et élèves destinés à un enseignement court.
20 Le dossier s’ouvre, sans ambiguïté, par deux articles rassemblés sous le titre :
“doléances des professeurs de sixième”. Fernand Gaillard, professeur au lycée Carnot
de Dijon, donne le ton :
« Le plus grand nombre, s’il s’agit de lecture muette, lit superficiellement en
sautant les mots opaques, sans chercher à les comprendre, et en survolant les
passages descriptifs, avec la hâte d’arriver à la fin de l’histoire. Combien, s’il s’agit
de lecture à haute voix, trébuchent, s’arrêtent, se reprennent, transposent,
confondent ! L’un d’eux lit trois fois de suite place forte au lieu de plate-forme :
vision globale et approximative des mots, prisonnière d’une interprétation hâtive.
Pourtant deux doigts appuient fort sur la ligne pour encadrer le mot, de peur qu’il
ne se perde. Ces déchiffrements laborieux sont affligeants. On souffre d’entendre
ces lectures râpeuses, rugueuses, raboteuses, rocailleuses, ou bien d’ouïr cette
élocution neutre, morne, uniforme, qui s’égrène avec la triste monotonie d’un
glas. »29
21 Assurément, le professeur ne trouve pas à son goût les performances des petits ruraux
bourguignons qui arrivent dans ses classes (“Ajoutez à cela, chez les élèves de certains
milieux, un ton vulgaire ou un accent régional prononcé”), mais plus encore, il perçoit
que ce qui a été au centre même de sa passion d’enseigner la lecture (permettre à ses
élèves de prêter leur voix au mot, explique-t-il, reprenant l’invocation de Claudel dans
Le Soulier de Satin), risque de n’être bientôt plus possible : “ces mots en quête d’une voix
18

qui leur donne chaleur et vie et âme, veulent autre chose que des déchiffrements
malaisés et des psalmodies écolières, il leur faut une diction sensible, nuancée,
intelligente, où les élèves “engagent leur être total” comme le demandait naguère
l’inspecteur général Desjardins”30. Quelles sont les raisons de ce désastre ? Le
professeur dijonnais ne répond pas directement, encore qu’il ait montré le bout de
l’oreille en stigmatisant, au passage, cette “vision globale” qu’a le mauvais lecteur des
mots qu’il lit. Non sans élégance, la revue confie le diagnostic à Raymond Deulin,
professeur à l’athénée royal de Gosselies en Belgique. Il est chargé de désigner le
coupable, qui vient précisément de son pays. L’éminent savant ajoute à l’opprobre
destiné au principal prévenu, une analyse plus large du phénomène 31 : d’une part, on ne
lit pas assez dans les classes primaires, d’autre part, l’analyse grammaticale reste trop
archaïque, trop analytique, et nuit à la bonne appréhension de la structure des phrases
nécessaire à la lecture. Toutefois, la principale cause de la “médiocrité de la lecture”
reste la méthode globale ou, plus exactement, le mauvais usage qui en est fait : “Je n’ai
pas le moindre préjugé contre la méthode globale : je ne puis me permettre un avis sur
une méthode que je n’ai pas pratiquée. Je ne puis donc dire si elle est en soi bonne ou
mauvaise. Cependant, en interprétant les confidences que j’ai recueillies de parents et
d’autorités pédagogiques, j’ai cru comprendre que la méthode globale requiert des
maîtres qui l’appliquent une conscience, une patience, des aptitudes humaines et
pédagogiques qu’un diplôme ne confère pas nécessairement”. Les lecteurs des Cahiers
pédagogiques auront parfaitement compris. Les maîtres de l’école primaire belge, les
jeunes maîtres en particulier à qui l’on confie la première année primaire, ne peuvent
adopter pareilles démarches. Et chacun, dans le portrait dressé, aura pu reconnaître les
jeunes maîtres français ou du moins l’image que l’on s’en fait dans les collèges et les
lycées.
22 La défense est confiée à quatre inspecteurs de l’enseignement primaire, convoqués
pour s’expliquer dans le même numéro de la revue32. Et, pour faire bonne mesure, on
ajoute un professeur de collège d’enseignement général (CEG)33 qui est interrogé, non
sur les classes de sixième dont il a la charge, mais sur ses souvenirs d’instituteur
pratiquant l’enseignement de la lecture au cours préparatoire. La ligne de défense est
homogène. Chacun affirme avec détermination et preuves à l’appui que l’on n’utilise
pas la méthode globale en France34. En fait, on y emploie encore massivement les
méthodes syllabiques traditionnelles. Et, lorsqu’on innove, on choisit presque
exclusivement les méthodes mixtes, à point de départ global, pour intéresser les
enfants, dès les premières leçons, à des phrases ayant un sens plutôt qu’à des syllabes
sans signification ; mais on n’oublie pas, pour autant, de consacrer l’essentiel du temps
à l’étude des relations entre code écrit et code oral. Au dire de chacun, ces méthodes
mixtes donnent de bons résultats et le retour aux méthodes syllabiques traditionnelles
serait catastrophique pour les élèves.
23 Louis Legrand, alors inspecteur à Colmar35, s’est même livré à une rapide étude
quantitative. Reprenant l’hypothèse, classique chez les psychologues depuis le début du
siècle36 mais encore peu connue des enseignants, que la vitesse de lecture est un bon
indicateur de la qualité de celle-ci, il a étudié la vélocité de 97 élèves de 11 ans. Pour
pouvoir effectuer une comparaison diachronique, il a utilisé un protocole utilisé par le
psychologue Jacques Bovet pour étalonner, en 1918, un test de vitesse de lecture. Il
montre, sans difficulté, que la répartition des élèves de 1961 sur la courbe des résultats
est identique à celle des élèves genevois de 1918. Toutefois, il remarque que ces élèves
19

n’ont pas eu le même destin scolaire. D’une part, plus d’élèves, en 1961 qu’en 1918, ont
accumulé un retard dans leur scolarité. D’autre part, entraient en sixième, autrefois, les
seuls élèves du quartile supérieur, y entrent aujourd’hui tous ceux des quartiles
médians et même quelques-uns du quartile inférieur. Analysant ces retards de
scolarité, il ne croit pas plus que ses collègues aux ravages de la méthode globale dont il
constate qu’elle est très peu utilisée dans sa circonscription, même en phase initiale
d’une méthode mixte. Il croit plus volontiers aux difficultés structurales du système
scolaire : surcharge des classes, absence de formation d’une grande partie des maîtres,
habitude de confier les premières classes aux débutants. Il pense aussi que la télévision
et les images conduisent les enfants à se détourner de la lecture et, dans un
déplacement dont nous verrons l’importance dans cette période, il ne voit de solution
que dans une amélioration des pédagogies de la lecture des classes qui succèdent au
cours préparatoire, une pédagogie qui fasse plus de place aux pratiques culturelles de
l’écrit, qui soit plus sensible à la compréhension verbale, qu’elle concerne l’oral ou
l’écrit37.
24 On le voit, au début des années 1960, près de quinze ans avant la mise en place du
collège Haby, une fracture apparaît entre primaire et secondaire, alors même que les
deux ordres d’enseignement ne sont encore liés que par le frêle fil des cours
complémentaires. Les collèges et les lycées disent recevoir des élèves qui auraient été
mal formés par leurs instituteurs et cherchent les raisons de ce déficit dans
l’inefficacité supposée des méthodes d’enseignement de la lecture qui seraient utilisées,
en particulier cette fameuse méthode globale. En retour, les inspecteurs primaires,
porte parole de leurs troupes, se satisfont d’un combat qui paraît être déjà d’arrière-
garde. Ils tentent de montrer que, dans les classes primaires, on lit tout de même mieux
que ce qu’on le prétend et que, de toute façon, la méthode globale n’est utilisée que
marginalement par les maîtres. Il est vrai que, depuis plus d’une décennie, ils luttent
pour obtenir ce niveau de lecture prévu par les textes officiels depuis 1938 et qui
permettrait, précisément, de créer entre primaire et secondaire, ce pont que tant
d’élèves des cours supérieurs ou des cours complémentaires devenus CEG, rêvent
maintenant d’emprunter. Or, plutôt qu’un retour aux traditions ancestrales dont ils
mesurent l’inanité, c’est un renouvellement de la méthodologie que les inspecteurs
primaires préconisent. Dès lors, le malentendu ne peut que s’installer, tant avec les
enseignants du secondaire que, progressivement, avec une opinion publique qui
commence à se passionner pour ce problème. Pour prendre la mesure des données de
cette contradiction essentielle aux années qui précèdent la réforme Haby, il est donc
nécessaire de mieux comprendre comment l’enseignement primaire vit la question de
l’apprentissage de la lecture depuis la fin de la guerre.
 
3. L’enseignement de la lecture selon les inspecteurs
de l’enseignement primaire : entre certitudes et
inquiétudes
25 Si les Cahiers pédagogiques ont fait appel aux inspecteurs pour apporter leur
contribution de spécialistes du primaire au débat, c’est que chacun sait que, depuis
l’entre-deux-guerres plus encore qu’autrefois, ce sont eux qui font et défont les
doctrines pédagogiques de l’école primaire.
20

26 Les inspecteurs de l’enseignement primaire et leur inspection générale ont en commun


un solide héritage. Ils ont tous adopté une conception de la lecture scolaire qui s’est
forgée lentement depuis le milieu du XIXe siècle38 : lire peu mais souvent, lire de bons
livres et se garder des mauvais, préférer les lectures partagées – la classe est le lieu
privilégié de ce partage – aux lectures solitaires. C’est là le message que l’institution
scolaire a élaboré depuis qu’elle se soucie d’une alphabétisation généralisée dont elle
mesure l’intérêt social et économique tout autant que l’intérêt politique, mais dont elle
voit aussi les risques évidents. Pour faire entrer la France dans cette modernité que
chacun appelle de ses vœux, il faut que tout enfant puisse apprendre rapidement et
efficacement à lire, de manière à profiter au mieux des savoirs dispensés par les livres
que l’école met entre ses mains. Il faut aussi qu’il apprenne à comprendre le message
que ces livres diffusent et, dans ce but, qu’il entre pleinement dans cette communauté
d’interprétation dont il appartient au maître d’assurer la cohérence et la fermeté.
27 Dans cette perspective, le ministère de l’Instruction publique a développé, à partir
de 192339, une doctrine simple qui, tout en laissant aux instituteurs l’entière liberté du
choix des méthodes, l’encadre dans un rythme d’exécution extrêmement contraint : au
cours préparatoire le déchiffrage, au cours élémentaire la lecture courante, au cours
moyen et au cours supérieur la lecture expressive. Cette succession des exigences
permet de satisfaire à toutes les attentes qui se manifestent à l’égard de l’école. La
rapidité du premier apprentissage, tout d’abord, assurée par l’habitude prise d’avoir
réglé la question à la fin du premier trimestre de la première année d’école
élémentaire40. Le souci de la “bonne” compréhension des textes, ensuite, obtenu par la
technique de la lecture collective à haute voix, tournée non vers le simple déchiffrage
des textes mais vers l’interprétation expressive de ceux-ci.
28 Le ministère Jean Zay, en 1938, prolongeant la scolarité jusqu’à quatorze ans, a
parachevé l’édifice primaire en donnant de nouveaux objectifs au cours supérieur,
maintenant étendu à deux ans. On a, en particulier, tenté de rapprocher les
programmes du primaire et ceux du secondaire moderne. Ainsi, dans le domaine de
l’enseignement de la lecture, on a ajouté à la formation à la lecture expressive une
initiation à la lecture silencieuse et à la lecture des textes littéraires.
29 À la Libération, en 1945, on s’est contenté de réaffirmer la pérennité des textes
antérieurs41, réservant l’effort de réforme aux premières années du secondaire. En ne
modifiant pas profondément sa doctrine et en continuant à refuser d’intervenir sur la
question du choix des méthodes, le ministère a laissé le champ libre à ceux qui étaient
prêts à l’occuper, en particulier pour dire ce que doivent être les bonnes méthodes de
lecture. Ainsi, l’hégémonie pédagogique de l’inspection ne s’est pas démentie avec la
IVe République.
30 Dès 1947, les inspecteurs de l’enseignement primaire sont invités par Edmond
Naegelen, quatrième ministre de l’Éducation nationale depuis la Libération, à faire de
ce problème l’un des thèmes des trois conférences pédagogiques organisées chaque
année à l’intention des instituteurs. Aussitôt, ils prennent la plume dans les revues
pédagogiques ou chez les éditeurs classiques. C’est encore le cas, la V e République
venue, pour l’année scolaire 1960-61 où Louis Joxe renouvelle cette demande suscitant
un nouveau flot d’ouvrages et d’articles didactiques. Et, lorsque le ministère, en telle ou
telle occasion, souhaite préciser ses grandes orientations, comme dans l’Encyclopédie
pratique de l’éducation en France, c’est encore aux inspecteurs de l’enseignement
primaire42 que l’on fait appel. On peut donc considérer que, dans ces années où se
21

préparent, à partir de multiples projets43, les grandes réformes qui vont rendre obsolète
le système Ferry, la doctrine didactique en matière d’enseignement de la lecture est
entièrement portée par le corps des inspecteurs.
31 Leur responsabilité est donc aussi engagée que celle des maîtres au moment où l’on
commence à reprocher à l’enseignement primaire bien des déficiences. La circulaire
de 1958, par exemple, ne les épargne pas. Ont-ils cédé aux sirènes modernistes, aux
modes pédagogiques diverses qui semblent avoir conduit, dans ces années d’explosion
de la demande scolaire, les petits Français aux portes de ce que l’on n’appelle pas
encore l’illettrisme ? On a vu, dans les colonnes des Cahiers pédagogiques leurs positions
de défense. Elles tiennent en deux propositions : nos élèves lisent mieux que ce qu’on
dit et, de toute façon, ils ne peuvent pas avoir été déformés par l’usage des méthodes
globales puisque ces dernières ne sont pas utilisées dans les classes. En rester là serait
pourtant ne pas prendre la mesure du rôle exact joué par l’inspection de
l’enseignement primaire dans ce débat. D’une part, parce que les inspecteurs ne se
contentent pas d’être les porte parole du ministère et poursuivent sans relâche leur
réflexion, loin en avant des instructions officielles. D’autre part, parce que les
inspections qu’ils font, les conférences qu’ils tiennent, les manuels scolaires qu’ils
publient, les articles ou les livres qu’ils écrivent jouent un rôle – bien plus déterminant
que celui des textes officiels – dans l’évolution des pratiques des maîtres.
32 Bien avant que les enseignants du secondaire, relayés par l’opinion publique et, bientôt,
par les autorités ministérielles, ne dénoncent les carences supposées du primaire et
obligent les inspecteurs à échafauder un système de défense auquel ils vont se tenir
jusqu’aux années 1970, une véritable réflexion didactique sur l’enseignement de la
lecture s’est développée dans l’enseignement primaire. Les positions méthodologiques
qu’ils ont élaborées constituent le terreau dans lequel ont germé les avancées
ultérieures. Ces positions, formulées dès la Libération dans l’euphorie de la
reconstruction et dans le contexte des travaux de la Commission Langevin-Wallon, ne
sont toutefois pas uniformes et prennent, selon les lieux institutionnels dans lesquels
elles s’inscrivent, des colorations bien différentes.
33 Deux types de documents, explicitement destinés à soutenir la campagne de formation
voulue dès la Libération par le ministère, permettent d’en prendre la mesure. L’un est
l’ensemble des textes qui paraissent dans la revue officielle qu’est alors L ’Éducation
nationale44 L’autre est le petit ouvrage, intitulé Méthodes de lecture, que publient les
Éditions Bourrelier sous l’autorité d’une inspectrice générale de l’Instruction publique,
Paule Mezeix, et grâce à l’active collaboration d’un groupe influent d’inspectrices de
l’enseignement maternel. Dans l’un et l’autre cas, nous disposons d’une analyse des
difficultés rencontrées et d’une palette de propositions pour améliorer la situation. Or
ces deux ensembles de textes sont très largement divergents, voire antagonistes. Ils
disent le problème de la lecture de deux points de vue radicalement différents : celui de
l’école élémentaire et celui de l’école maternelle. Ils constituent en fait deux modèles
discursifs fortement contrastés. Nous les examinerons l’un après l’autre.
 
4. La doctrine de l’école élémentaire : l’éloge du mixte
34 Les articles de L’Éducation nationale sur l’enseignement de la lecture à l’école primaire
paraissent tout au long de l’année scolaire 1947-48. Ils sont confiés à des inspecteurs
primaires ou, plus rarement, à des instituteurs. Ils permettent de faire la liste des
22

questions en débat : la lecture à haute voix, la lecture silencieuse, la lecture active, la


méthode globale et, pour prendre un peu de distance, l’enseignement de la lecture dans
le monde. La tonalité générale, comme il se doit pour mobiliser les troupes, est plutôt
critique. Plusieurs contributions font un bilan des capacités de lecture des élèves en fin
de scolarité élémentaire, au moment du certificat d’étude ou de l’entrée dans la classe
de sixième des cours complémentaires45. Les résultats ne sont pas ceux qu’ils devraient
être. Les deux objectifs terminaux fixés par les instructions officielles : lecture
expressive à haute voix (1923), lecture silencieuse (1938) ne sont pas véritablement
atteints. L’école primaire porte donc sur elle-même, dès 1947, un regard exigeant et
lucide.
35 Au dire de l’inspecteur primaire qui prend la plume en novembre 1947, lorsque les
enfants lisent à haute voix, le spectacle est désolant : “il en résulte une sorte de chant,
de chant psalmodique que la lecture collective amplifie encore. Et il arrive même
parfois que l’effort de déchiffrement s’accompagne de coups de rein rythmés qui me
ramènent invinciblement vers ces pays du soleil où j’ai vu, dans des kouttabs arabes,
des élèves un peu plus âgés psalmodier, avec les mêmes balancements du corps, les
premières sourates du Koran”46. En ce qui concerne la lecture silencieuse, le problème
est plus simple encore. En dépit des textes en vigueur, “rares sont les écoles où ces
exercices [...] sont systématiquement organisés”47. Or, comme le signalaient déjà les
textes de 1938, “on ne peut lire intelligemment que si l’on embrasse rapidement des
yeux le texte qu’on va lire.” Plus même, “on ne peut lire à haute voix correctement les
mots d’une phrase, couper cette phrase aux silences imposés par le sens, accentuer
exactement les syllabes significatives que si l’on a, par avance, saisi le sens de la phrase
dans son ensemble”. Ce rappel des textes en vigueur montre bien la distance qui sépare
les ambitions de l’école, des résultats que les inspecteurs constatent dans les classes. Il
faut donc que les maîtres se reprennent. Comment ?
36 Les inspecteurs diagnostiquent les difficultés à plusieurs niveaux. Tout d’abord, dès
l’apprentissage premier, au cours préparatoire, les méthodes en vigueur ne sont pas
satisfaisantes : “en Tan de grâce 1947, dans un bon nombre de nos écoles de ville et
dans d’innombrables écoles de villages et de hameaux, on se sert encore de
« syllabaires ». Je ne crois pas me tromper de beaucoup en affirmant que si, dans 90 %
de nos écoles, les bambins de C.P. arrivent aisément à déchiffrer après Pâques des
textes simples, la plupart d’entre eux n’en lisent pas moins en détachant les syllabes
des mots. Et, dans le fond de la classe, l’observateur attentif a parfois de la peine à
discerner le sens des phrases lues...”48. L’usage des méthodes syllabiques pose donc
problème, non au moment du premier apprentissage (tous les enfants, tant bien que
mal, déchiffrent à la fin du deuxième trimestre), mais dans le prolongement de celui-ci
vers la compréhension des textes que doit tout à la fois permettre et exprimer une
bonne lecture à haute voix. En apprenant à lire par syllabes, les élèves semblent
s’enfermer définitivement dans une lecture qui ne tient pas compte de la réalité
sémantique du mot, moins encore de celle de la phrase. Il faudrait donc trouver un
autre mode d’apprentissage de la lecture au cours préparatoire. Il y aurait bien la
fameuse méthode globale par laquelle, “sans recourir aux lectures collectives, on
parvient très bien à faire lire les six à sept ans de façon naturelle”, mais l’inspecteur
n’ose même pas penser qu’elle puisse être généralisée49.
37 Un deuxième argument, susceptible d’expliquer les difficultés des élèves à la fin de
l’école élémentaire, a peut-être plus de poids encore. C’est l’articulation entre
23

explication et oralisation qui semble ne plus être comprise des maîtres. L’explication
prend tout le temps de la leçon de lecture au détriment du travail de la voix. Pourtant
ce dernier, mieux que l’explication magistrale, peut ramener au sens du texte : “en
invitant les élèves à étudier la meilleure façon de lire et à la justifier, c’est la pensée
elle-même qui se trouvera éclairée. Bien comprise et sagement limitée, la lecture à
haute voix loin de nuire à l’explication, peut y conduire”50. On retrouve là le paradigme
ancien qui prévaut depuis le Second Empire libéral et sur lequel s’est construite toute la
pédagogie républicaine de la lecture51. Il ne suffit pas d’expliquer des mots aux élèves
pour qu’ils comprennent le sens d’un texte. Pour les instruire et les éduquer il est
nécessaire de leur donner les moyens d’accéder à la dynamique de l’idée, à l’implicite
de la leçon morale et esthétique (l’émotion en est la forme d’expression majeure) que
tout écrit choisi par et pour l’école se doit de proposer. Toutefois, l’enfant du primaire
n’a pas les moyens intellectuels d’une véritable “analyse” au sens où les collégiens et les
lycéens du XIXe siècle, rompus à l’explication latine, l’entendaient. Il ne peut non plus
entrer dans les subtilités de la lecture expliquée qui s’y est substituée au début du XX e
 siècle dans le secondaire52. Il ne lui reste donc que la lecture expressive53 pour
construire et soutenir ses efforts de compréhension.
38 Au cours élémentaire on se contentera de laisser l’enfant imiter la lecture du maître et
éprouver ainsi, dans sa voix, l’émotion qu’il ne saurait encore ni saisir, ni produire s’il
était laissé seul face au texte. Toutefois, on en profitera pour mettre en place les
“mécanismes” de la lecture à haute voix : ampleur de la voix (que seule la station
debout permet), respect de l’unité de la phrase (reconnue par les points qui
l’encadrent), discipline de la respiration qui permet la délicate expression des groupes
de souffle (qu’il faut apprendre à reconnaître syntaxiquement et à expliciter par le
double jeu des pauses qui les séparent et de l’accent terminal qui les rythment), respect
des liaisons qui donnent leur cohérence sonore aux propositions, respect de la
prononciation et de l’articulation enfin pour parvenir à utiliser, pour lire à haute voix,
le meilleur français.
39 Au cours moyen, une fois ces mécanismes acquis, il sera possible de passer de la
“lecture des textes neutres” (passages descriptifs, relations d’événements historiques,
comptes rendus de faits divers) à “l’effort vocal d’interprétation qui rende sensible aux
auditeurs la pensée et les sentiments de ceux qui les ont écrits”. Il faudra alors
apprendre aux élèves à travailler le ton de la voix (la tonalité générale du passage
“supplée chez l’enfant à une connaissance insuffisante du vocabulaire”), le rythme (“on
peut attendre d’un élève exercé qu’il sache, pour répondre aux intentions de l’auteur,
ralentir, briser ou précipiter l’allure de sa lecture”) et la mise en relief (“déplacement
de l’accent tonique, affaiblissement subit de la voix et double pause”).
40 Programme irréaliste ? L’inspecteur ne se leurre pas : “est-il besoin d’ajouter que pour
atteindre à ces résultats, il faut faire preuve de patience et de persévérance ? La bonne
lecture à haute voix est une affaire de volonté aussi bien chez le maître que chez
l’élève”54. Et si, malgré patience et persévérance, les résultats ne sont pas à la hauteur
escomptée, il reste, pour L’Éducation nationale et pour les maîtres à qui l’hebdomadaire
s’adresse, l’autre voie, celle de la lecture silencieuse.
41 L’inspecteur qui tente d’en populariser la pratique dans le premier numéro de
l’année 194855 perçoit cette exigence comme une véritable innovation réglementaire et
didactique. On en parle depuis dix ans, mais la guerre et l’Occupation ont laissé peu de
place à la réflexion pédagogique. Aussi, convient-il d’abord de rappeler les textes
24

officiels et de les expliquer. Pour familiariser les enseignants avec cette pratique
nouvelle, on les rassure en leur expliquant qu’elle n’est pas fondamentalement
différente de la lecture à haute voix puisque plusieurs spécialistes pensent que les
muscles du larynx et de la cavité buccale esquissent les mouvements habituels de la
parole lorsque l’élève pratique la lecture silencieuse ou, plutôt, comme les maîtres le
disent, la “lecture muette” ou la “lecture des yeux”. Toutefois, on marque aussi la
distance qui sépare les deux pratiques et, comme chaque fois qu’un jugement qui
pourrait passer pour irrespectueux de la tradition va être prononcé, on convoque Alain
et ses Propos sur l’éducation. Car, en fait, c’est d’une autre lecture qu’on veut entretenir
les maîtres, d’une lecture qui a une tout autre ambition que celle des textes de 1923. La
lecture silencieuse ne permet-elle pas de construire une relation plus distanciée au
texte, moins prise dans l’émotion littéraire, plus attentive à la compréhension
intellectuelle du message56 ? Le texte de 1938 (“on ne peut lire intelligemment que si
Ton embrasse rapidement des yeux le texte qu’on va lire...”) est glosé par l’inspecteur
dans cette perspective : “on ne peut comprendre pleinement un texte que si Ton a la
possibilité (que donne précisément la lecture silencieuse) de faire, chaque fois qu’il est
nécessaire, des « bonds en avant » pour découvrir Taxe suivant lequel se développe la
pensée de l’auteur, des « retours en arrière » pour ramasser l’ensemble d’une
argumentation, ou pour saisir l’ordonnance et la gradation d’une description, d’un
récit, d’une démonstration”57. On vise là un “équipement mental” bien différent de
celui qu’offrait la lecture à haute voix. Entre autres avantages, il permet à l’enfant de
lire plus vite58 mais à son rythme personnel 59, il permet surtout de seulement
“consulter” lorsque le texte relève du registre de la “documentation” (recommandée
pour les classes de fin d’études), enfin il rapproche de la véritable lecture, celle des
adultes, celle qui ouvre les promesses de la culture personnelle 60.
42 La technique est cependant plus difficile à mettre en œuvre que lorsqu’on fait lire
collectivement les élèves à haute voix. La difficulté majeure consiste à contrôler une
activité invisible et inaudible. C’est donc a posteriori que le maître doit intervenir, en
développant une pédagogie du questionnement qu’il faut apprendre à construire avec
le plus grand soin. Questionnement livre fermé qui peut être, comme le suggèrent les
textes en vigueur, une interrogation orale portant sur l’un des aspects du texte ou un
compte rendu plus exhaustif, mais aussi, dans les grandes classes, la reproduction
écrite d’un court passage ou le résumé du texte. Questionnement livre ouvert, plus
spécifique, plus propre à donner son véritable sens à la lecture silencieuse puisqu’il
intervient dans le cours même du travail de l’élève : “le contrôle à livre ouvert conduit
l’enfant à tirer parti de sa lecture au cours même de celle-ci et à la recommencer en
totalité ou en partie jusqu’à ce qu’il ait fait ce qu’on lui demande”. Cela suppose que le
maître dispose d’un matériel spécifique, lui aussi destiné à être lu par l’élève, plan-
guide de lecture ou questionnaire, ouvrant la voie à une individualisation de l’action
pédagogique, particulièrement dans les classes à plusieurs cours. De quel côté trouver
de l’aide pour avancer dans cette direction ? Quatre ouvrages sont analysés dans un
paragraphe de présentation d’une courte bibliographie. Deux renvoient à la tradition
globaliste : l’un est une Initiation à la méthode Decroly publiée par les éditions de
l’Ermitage, l’autre L’Enseignement individualisé par Dottrens publié chez Delachaux et
Niestlé. D’ailleurs, dans un encadré suivant immédiatement l’article, la revue donne un
document extrait du Journal des Instituteurs du 8 novembre 1947 qui, sous le titre
“Découverte d’une méthode de lecture”, offre le témoignage d’un “vétéran”. Le vieux
maître explique comment, à la lecture d’un ouvrage du docteur Decroly, il vient de
25

comprendre que la méthode qu’il avait inventée et utilisée avec tant de succès sur son
fils dans les années trente n’était autre que celle que le médecin bruxellois avait
expérimentée quinze années auparavant sous le nom de méthode “idéo-visuelle”.
43 Pour s’assurer que le message est bien compris, dans deux livraisons de l’année scolaire
1948-49, la revue confie à Paulette Poulain, institutrice à Forges-les-Eaux, le soin
d’expliquer à ses collègues comment elle met en œuvre l’apprentissage de la lecture par
la méthode globale61. Elle le fait avec précision et rigueur, mais aussi avec mesure. Elle
explique comment on va de la phase d’acquisition globale à la décomposition. Elle
assure que, dès Pâques, comme dans tout bon cours préparatoire, on peut passer au
livre de lecture courante. Elle affirme enfin que, même si, à cette date, quelques mots
sont encore difficiles à reconnaître, “les histoires du livre de lecture courante, des
textes puisés dans les albums apportés par les enfants fournissent une variété
suffisante pour être sûr qu’en fin d’année, tous les sons qui font l’objet d’une leçon dans
le syllabaire ont été passés en revue”62.
44 Percée du decrolysme dans l’école élémentaire française ? Qu’on ne s’y trompe pas, les
témoignages convoqués restent isolés. L’inspection de l’enseignement primaire
demeure pragmatique. Si elle voit bien comment les méthodes traditionnelles (le
syllabaire) ne permettront jamais d’atteindre les objectifs que l’on se fixe, elle voit aussi
tous les dangers qu’il y a à aller trop vite en besogne face à un corps enseignant qui
n’est ni prêt à accepter cette aventure, ni formé pour s’y risquer sans trop de dangers
pour les élèves. Le débat n’est d’ailleurs pas là. C’est l’opposition entre la lecture à
haute voix et la lecture silencieuse qui reste le véritable enjeu. Non parce que l’on
imagine que l’une plutôt que l’autre serait le meilleur vecteur des premiers
apprentissages, mais parce que l’on cherche laquelle des deux conduit le mieux à la
compréhension, véritable objectif de la scolarité. On a enfin mesuré ce que chacune
permet, mais aussi ce que chacune coûte et l’on sait bien qu’un choix est toujours une
perte. Aux lendemains de la guerre, dans l’école élémentaire, les problèmes sont
clairement posés, mais les inspecteurs sont encore bien loin de disposer des moyens qui
leur permettraient de réaliser leurs ambitions.
45 On peut en prendre la mesure dans un ouvrage paru bien plus tard, en 1965, mais qui
reste un document particulièrement important puisqu’il résume le cours professé par
Henri Canac à l’École normale supérieure de Saint-Cloud dans le cadre de la formation
des inspecteurs de l’enseignement primaire. Cet ancien élève 63 de la prestigieuse école
des primaires a joué un rôle déterminant dans son évolution depuis le Front populaire
où il s’est vu confier le poste de secrétaire général. À la Libération, lorsque les
normaliens deviennent enfin des étudiants à part entière, autorisés à préparer le CAEC
(le futur CAPES), il faut réorganiser l’école autour de ses deux fonctions traditionnelles,
maintenant divergentes, et c’est à Henri Canac devenu directeur adjoint que l’on fait
appel pour créer le centre pédagogique auquel sera confiée la formation des
inspecteurs. Il assurera les cours de pédagogie jusqu’à la fin de sa carrière. C’est dire
l’influence qui peut être la sienne auprès des promotions qui rejoignent leurs
circonscriptions depuis 1947.
46 Pour lui, si la question des premiers apprentissages, dans la tradition de l’inspection,
n’est pas le tout de l’enseignement de la lecture, le choix entre les différentes méthodes
ne suscite aucune hésitation. Il fera, “selon une inspiration fermement modérée”,
“l’apologie des méthodes éclectiques à point de départ global” 64. L’argumentation sur
laquelle il s’appuie est bien celle qui prévaut dans le corps d’inspection : le mixte est
26

une assurance contre les incertitudes de l’art pédagogique. Il faut offrir à chaque enfant
de multiples voies pour aller vers les savoirs et les savoir faire et le laisser, en
définitive, trouver celle qui lui convient le mieux : “il plane sur ces méthodes fondées
sur un seul principe une monotonie essentielle qui décourage l’apprenti. Nos aïeux y
pourvoyaient par une ferme discipline et des leçons menées à la baguette. Mais les
decrolyens font aussi l’aveu du désintérêt profond que suscite chez leurs élèves l’acte
même de la lecture, qu’ils se voient contraints de faire accepter par des motivations
extrinsèques”65. Les méthodes traditionnelles, elles aussi unidimensionnelles, ne sont
pas plus efficaces. Il faut donc accepter, en ce domaine, l’éclectisme de la “modernité”
c’est à dire de cette voie proprement française née dans l’entre-deux-guerres, et qui se
distingue autant des méthodes globales que des méthodes syllabiques. Toutefois, aux
dires d’Henri Canac, ce n’est pas dans l’école élémentaire qu’il faut en chercher
l’expression. Ce sont les institutrices des écoles maternelles qui, en fait, dès les
années 1920, l’ont inventée et développée.
 
5. Le point de vue des écoles maternelles : oser le
global
47 Le monde des écoles maternelles a cultivé, depuis la fin du XIX e siècle, son
particularisme. Les grandes inspectrices générales qui en ont inventé la formule entre
Second Empire et IIIe République, Marie Pape-Carpentier, Pauline Kergomard, en ont
fait d’emblée des lieux d’innovation et de liberté pédagogique. Ce climat ne s’est pas
démenti au XXe siècle et les inspectrices des écoles maternelles constituent un corps
relativement à part dans ce segment du système éducatif français qui se caractérise par
l’absence radicale d’acteurs masculins. Il est donc logique que, lorsque la lecture est à
Tordre du jour des conférences pédagogiques de l’année 1947, ce soient des femmes qui
prennent la plume pour dire ce qu’est leur travail dans ce domaine.
48 Ainsi, le petit ouvrage au titre strict – Méthodes de lecture 66 – publié sous la direction de
Paule Mezeix chez Bourrelier, en 1947, constitue, en quelque sorte, le contrepoint des
articles de L’Éducation nationale. En effet, ce ne sont plus les professionnels de l’école
élémentaire qui s’y expriment mais ceux de l’enseignement préélémentaire.
L’inspectrice générale a rassemblé autour d’elle cinq inspectrices d’école maternelle et
une directrice d’école normale d’institutrices accompagnée de l’institutrice de l’école
annexe responsable de la section enfantine. Au total, neuf petits articles ordonnés en
deux parties : un examen comparé des méthodes en usage que se réserve l’inspectrice
générale et, pour les autres contributions, une étude approfondie de la méthode globale
envisagée par le biais de la relation de quelques expériences (à l’école maternelle, dans
une école à classe unique, dans une classe de perfectionnement) et par l’exposé
rigoureux des techniques à employer. Il est vrai que la notion de méthode globale est
prise dans un sens large puisque sous cette dénomination sont rassemblées la
“méthode mixte”, la “méthodes des centres d’intérêt”, la “méthode naturelle” et que
l’on n’oublie pas de faire une place à “l’imprimerie à l’école” mise à l’honneur par
Célestin Freinet.
49 Pourquoi cet effort d’information et de formation en direction des écoles maternelles ?
D’une part, parce que depuis leur création elles sont concernées par l’enseignement de
la lecture. Les instructions officielles de 1921 ont rappelé cette mission : “l’emploi du
temps comprend [...] pour les enfants de la première section [i. e. les plus âgés], des
27

exercices d’initiation à la lecture, à l’écriture et au calcul” 67. Les maîtresses n’hésitent


d’ailleurs pas à lui donner toute sa signification, y compris en faisant de cette initiation
un véritable enseignement. D’autre part, parce que les écoles maternelles 68 constituent,
depuis la fin de la Grande Guerre, un laboratoire d’innovations pédagogiques que leur
statut d’école non obligatoire facilite grandement. Or, la lecture a été au centre de leurs
préoccupations. Ainsi, en France, ce n’est pas dans les écoles élémentaires que le débat
sur la méthode globale a eu lieu comme cela a été le cas en Amérique du Nord ou en
Belgique, c’est dans les écoles maternelles qu’il a pris toute son ampleur 69 dès le début
des années 1920.
50 La dénomination elle-même n’appartient pas au Docteur Ovide Decroly comme on
l’affirme souvent70, mais à une institutrice française, Madame C. Rouquié 71, une
directrice d’école maternelle, qui introduit en France en 1921, une nouvelle technique
d’enseignement influencée par les idées psychologiques d’alors, celles de Decroly et de
bien d’autres. Il s’agit d’amener l’enfant à apprendre à lire en s’appuyant sur un
matériel constitué de mots et de petites phrases accompagnés de gravures. On regarde
d’abord l’image, elle évoque des mots simples empruntés au langage quotidien. On
montre alors, dans les quelques lignes d’écriture qui sont sous l’image, le mot écrit qui
correspond au mot oral isolé du commentaire de l’image. On décrit ce mot, sa longueur,
ses “gréements” spécifiques, on le compare à d’autres mots déjà connus (“c’est presque
comme...”), bref, on le fixe dans la mémoire à partir de ses caractères graphiques. On
peut alors utiliser ce savoir, progressivement capitalisé, pour lire de petits textes
composés à cet usage. Si l’on a pris soin, d’autre part, d’étiqueter les objets qui se
trouvent dans la classe, chaque enfant acquiert rapidement la connaissance globale de
plusieurs dizaines de mots. Mais ce n’est là que la première phase de la méthode. Dans
une deuxième étape, on apprend, en effet, à déchiffrer des mots inconnus par analogie
avec ceux qui sont déjà connus. Dans ce but, on décompose le mot inconnu en unités
graphiques ou en syllabes comparables à celles qui ont déjà été isolées dans d’autres
mots. Par exemple, “chèvre” sera déchiffré à partir de “lèvre” et de “cheveu”, “mèche”
à partir de “lèche” et de “main”, etc. Il ne reste plus qu’à exercer l’enfant à lire de plus
en plus vite des textes de moins en moins préfabriqués, en automatisant ces stratégies
de reconnaissance.
51 Madame Rouquié a proposé une première description de sa méthode dans un article du
Bulletin de la Société A. Binet en 1921 et son livret, Méthode Rouquié. Lecture globale, publié
par Hachette en 1924 (il connaîtra plusieurs éditions) est préfacé par Th. Simon,
président de cette même société. C’est dire qu’il ne s’inscrit pas directement dans la
sphère d’influence decrolyenne puisque le fondateur de l’Ermitage avait été, en 1910,
fortement critiqué en France, dans cette même revue, par l’un de ses fondateurs,
Vaney.
52 Madame Rouquié a été suivie par plusieurs autres directrices d’école maternelle :
madame Romain et madame Piquemal semblent avoir été les plus célèbres 72. Elles sont,
de fait, les plus souvent citées.
53 Qu’en reste-t-il en 1947 ? Aux yeux de l’inspectrice générale, les débats contradictoires
l’emportent sur les certitudes et la méthode globale souffre plus des passions qu’elle
suscite que des préventions des maîtresses d’école maternelle à son égard. La
publication faite aux éditions Bourrelier a donc pour premier objectif d’aider les
enseignants, les débutants en particulier, à “fixer leur choix”. Dans cette perspective,
on leur propose “une sorte d’inventaire des méthodes en usage dans nos écoles”. Il ne
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s’agit pas d’innovations spectaculaires, simplement de méthodes éprouvées par le


temps mais qui, toutes, se situent dans la continuité de quelques grands précurseurs.
Pour Paule Mezeix, ce sont Ovide Decroly et Célestin Freinet.
54 C’est là une spécificité du monde des écoles maternelles. Alors que dans l’école
élémentaire, dans les mêmes années, on tente plutôt d’atténuer la référence à Decroly
et que l’on passe radicalement sous silence le nom même de Freinet, Paule Meizex ne
craint pas, dès son avant-propos, de se ranger délibérément sous cette double bannière.
Toutefois, derrière ces connivences, Paule Mezeix dispose d’une véritable théorie de la
lecture qu’elle emprunte pour l’essentiel à H. Delacroix73. Si le but de la lecture est bien
“la compréhension des textes”, apprendre à lire ne peut être pour l’enfant que “la
conquête d’un second langage”. En effet, “il sait lire lorsque, ayant découvert que les
signes de l’écriture ont un sens, il les interprète comme l’expression d’une pensée” 74.
Toutefois, en raison, d’une part du caractère phonétique de l’écriture du français,
d’autre part de la double articulation de tout langage verbal75, l’apprenti lecteur ne
peut parvenir directement à cette appréhension de la pensée. Une étape intermédiaire
est nécessaire que Paule Mezeix détaille avec soin : “l’apprentissage de la lecture
consiste à créer, entre les sons, déjà liés aux idées par la parole, et les lettres ou groupes
de lettres qui correspondent à ces sons, des associations telles que la vue des signes
déclenche automatiquement l’émission des sons et l’évocation des idées” 76. On retrouve
là une ancienne tradition méthodologique de l’école maternelle déjà formulée en son
temps par Pauline Kergomard qui insistait sur le fait qu’on ne saurait apprendre à lire à
un enfant qui ne parle pas suffisamment sa langue, c’est-à-dire qui n’associe pas une
signification aux mots qu’il prononce ou entend. L’apprentissage est terminé lorsqu’il
n’est plus nécessaire de prononcer les mots car, alors, “les caractères de l’écriture
évoquent, sans l’intermédiaire des sons, les idées auxquelles ceux-ci les ont soudés”.
Suivant Delacroix, Paule Mezeix explique que le “symbolisme à deux degrés” de la
phase d’apprentissage est devenu “un symbolisme direct”. En effet, “le jeu complexe
des associations et des combinaisons devient inconscient, et le lecteur qui « lit des
yeux », percevant les signes, a seulement le sentiment d’une suite de pensées” 77. Cet
usage subtil des conceptions de Delacroix sur le langage et la lecture conduit Paule
Mezeix à entrevoir la véritable difficulté du problème : comment l’activité mentale
peut-elle tout à la fois travailler sur le recodage des lettres en sons et sur la
compréhension des énoncés du texte ? Ni les théories classiques des facultés mentales
et de la conscience, ni les modèles de la Gestalt, ni même la théorie opératoire de Piaget
ne peuvent rendre compte facilement de cette concomitance de deux actes aussi
différents et qui, pourtant, doivent être articulés l’un à l’autre. Les pédagogues qui en
restent aux méthodes classiques d’apprentissage de la lecture résolvent le problème en
invoquant l’accélération du déchiffrage. Lorsque l’enfant parvient à la lecture courante
oralisée, il est capable de recoder tellement vite les signes écrits en sons que ces
derniers, associés les uns aux autres, sont perçus par l’oreille comme des mots. Il ne
reste plus alors qu’à les “entendre” comme on entend une parole qui est adressée par
un interlocuteur. Le passage à la lecture visuelle n’est rien d’autre que l’affaiblissement
puis l’effacement de cette parole qui, chez le lecteur entraîné, devient la simple
ébauche des gestes du larynx et est donc perçue comme une parole intérieure au lieu
d’un dialogue avec soi-même.
55 En définissant la lecture comme une activité idéo-visuelle, Decroly interdit au
pédagogue de faire de l’articulation entre code oral et code écrit la clé de
l’apprentissage puisque la maîtrise du déchiffrage ne permet jamais que d’évoquer des
29

sons et non de percevoir du sens. La théorie de la globalisation, largement postérieure


chez lui à celle du caractère idéo-visuel de la lecture, permet d’assurer d’abord les
associations entre unités signifiantes de l’oral et unités signifiantes de l’écrit et,
secondairement, d’analyser celles-ci en unités distinctives. Il est alors difficile de
comprendre comment, selon la formule si souvent répétée dans ces années, un enfant
peut apprendre à lire “malgré la méthode” (syllabique) qu’il subit.
56 Paule Mezeix, en évoquant l’automatisation d’une partie du processus mental qui
conduit à la lecture des yeux, va bien au delà de Decroly et laisse le champ libre aux
pédagogues qui voient tout l’intérêt des apprentissages verbaux que permet la méthode
globale. Le recodage des signes graphiques en sons n’est ni un obstacle radical à l’accès
au sens, ni une activité mutile, mais il ne peut être le tout de l’apprentissage de la
lecture à l’école. Ce dernier, en effet, ne prend son sens qu’en s’inscrivant dans le
développement du langage de l’enfant et dans l’enrichissement de ses connaissances
verbales : “la compréhension d’un texte, comme la compréhension de la parole, est
fonction de l’exactitude, de la précision, de la richesse des idées ; à cet égard, les
progrès en lecture reflètent fidèlement les progrès intellectuels” 78.
57 Dès lors, le conflit interne aux tenants du globalisme entre méthodes à point de départ
global conduisant à l’analyse ordonnée des mots et méthodes totalement globales (ou
naturelles) laissant l’ordre des éléments distinctifs analysés au hasard des lectures
faites en classe, n’a plus guère de sens. Pour Paule Mezeix, s’appuyant en cela sur les
positions déjà anciennes du Dr Simon79, il n’y a, à proprement parler, que deux
méthodes possibles pour enseigner la lecture à un enfant : la méthode synthétique et la
méthode analytique (ou globale). La première exige de l’enfant qu’il apprenne à
assembler les sons qu’il obtient en recodant phonétiquement les lettres pour parvenir à
reconnaître des mots. Elle peut être, selon la tradition, “d’épellation” 80 ou, comme
depuis les années 1830, “syllabique”81. Dans les pays anglo-saxons elle prend le nom de
phonic method (“méthode phonétique” en Suisse) pour signaler qu’elle vise à faire lire en
trois temps (vision des composantes graphiques du mot, restitution de leur valeur
sonore, compréhension de sa signification). La seconde exige de l’enfant qu’à partir de
la reconnaissance globale des mots, il découvre les principes de leur codage en les
analysant. Elle est désignée en France ou en Suisse du nom de “globale” (qui ne signale
que le point de départ du travail et non, comme pour la méthode synthétique, le
processus d’apprentissage proprement dit, l’analyse), d’“idéo-visuelle” ou “visuelle-
idéographique” en Belgique, de sight method dans les pays anglo-saxons. Aux yeux de
Paule Mezeix, la méthode globale ne saurait s’arrêter à la phase de mémorisation des
mots et de leur signification. Elle débouche obligatoirement sur l’analyse du code
grapho-phonétique et sur son usage.
58 Les expériences qui viennent illustrer cette conception de la lecture et de son
apprentissage sont-elles congruentes avec les idées avancées par l’inspectrice
générale ?
59 Pour Madame Dufresse, inspectrice des écoles maternelles de Lyon, le premier constat
est celui de la difficulté à convaincre les institutrices de se lancer dans l’aventure 82. Son
collègue de la circonscription élémentaire de Savoie avait, pendant l’année scolaire
1935-36, tenté de vérifier la popularité de la méthode globale. Sur les 80 classes
enfantines, classes avec section enfantine ou cours préparatoires de sa circonscription,
2 seulement employaient la méthode globale, mais 45 l’avaient essayée puis
abandonnée. Les raisons invoquées pour justifier cette attitude étaient très
30

homogènes : trop de préparation matérielle dans des classes surchargées, hostilité ou


méfiance des parents d’élèves.
60 Madame Dufresse semble n’avoir trouvé, tout au long de sa carrière, que trois écoles
maternelles volontaires pour tenter une “expérimentation” qui, servant de modèle,
puisse lever les hésitations : l’une à Chambéry (école maternelle de la rue de la Banque)
en 1935-36, les deux autres dans deux écoles de Lyon (rue Alsace-Lorraine et place
Picard) pendant les terribles années de la défaite et de l’Occupation (1940-41 et
1941-42). Dans les deux cas, elle a tenté d’amener ces maîtresses à passer de l’usage
réglé d’une méthode globale programmée (le livret de Madame Romain) à une attitude
plus “libre” faisant des “centres d’intérêt” (plutôt que de la suite des sons analysés)
l’axe des apprentissages. Dans les deux cas, les résultats ont été positifs : plus de la
moitié des élèves ont lu couramment dès la fin de la dernière année d’école maternelle.
La plupart des témoignages des inspectrices d’école maternelle, de la directrice d’école
normale ou des institutrices rassemblées par l’inspectrice générale vont dans le même
sens. Le ton est un peu différent pour deux d’entre elles, celles qui précisément se sont
affrontées au cours préparatoire.
61 Berthe Minne, bien qu’inspectrice des écoles maternelles, a sauté le pas et intéressé à la
méthode globale un cours préparatoire qui se situait à l’intérieur d’une école
maternelle et non dans une école élémentaire. Elle a abordé l’expérimentation en
accentuant encore le rôle des “centres d’intérêt” dans l’organisation du travail des
élèves83. Elle a essayé d’appliquer, autant qu’il était possible, les principes decrolyens
tels que les définit Amélie Hamaïde dans la deuxième version de son ouvrage, celle
de 1933, la plus globaliste. En particulier, elle insiste beaucoup sur l’articulation entre
lecture et écriture et ne s’embarrasse pas d’une progression dans l’analyse des mots. Sa
démarche serre au plus près le fonctionnement du langage de l’enfant. Elle préfère une
“gradation” à une “progression” : “de la phrase au mot ; des mots aux éléments de ces
mots ; des éléments des mots vers de nouveaux mots, puis vers de nouvelles phrases”.
Pour cette inspectrice, l’acquisition de la lecture est inséparable d’une pédagogie
assidue du langage oral et écrit84. Le travail de décomposition grapho-phonétique des
mots commence, selon les années, entre le début et la fin du mois de novembre et, en
général, les deux tiers de la classe passent au livret de lecture courante et à
l’entraînement de la lecture expressive à haute voix dès le mois de février, c’est à dire
comme dans les bonnes classes utilisant des méthodes syllabiques.
62 Pour A. Radureau qui est à la tête d’une circonscription mixte (maternelle et
élémentaire), le développement de la méthode globale à l’école primaire passe par les
techniques de Célestin Freinet85. La chose est assez exceptionnelle pour être soulignée.
Les inspecteurs de l’école élémentaire citent rarement le pédagogue provençal et s’y
réfèrent encore moins souvent86. Il n’en est pas de même des spécialistes de l’école
maternelle qui semblent avoir adopté très précocement les méthodes “naturelles”.
Madame Radureau montre comment, en apprenant à imprimer les textes qu’il rédige
pour le journal de la classe, l’enfant “saisit rapidement la fonction du langage écrit”
car, dit-elle, “on écrit pour exprimer sa pensée et la communiquer à autrui”. Dès lors,
l’apprentissage de la lecture devient, pour l’enfant, identique à celui qui a cours dans
une méthode globale, à la différence près qu’il travaille sur son langage, ses mots et ses
intérêts plutôt que sur ceux de l’adulte. L’inspectrice voit bien l’objection qu’on
pourrait lui faire – objection classiquement faite à Célestin Freinet – d’enfermer l’école
dans l’univers de l’enfance : “est-ce à dire que nous caressions le projet de soustraire
31

nos élèves à l’influence de la pensée des adultes ? Que les seuls aliments dignes de leur
imagination soient, à notre sens, les récits composés par des enfants ?”. Elle y répond
sans hésiter : “il serait absurde de le prétendre. Nos gamins ont à leur disposition la
bibliothèque du Cours préparatoire, constituée par les spécimens qu’offrent les maisons
d’édition : albums, petits livres de lecture courante. Ils font de fréquents emprunts à
cette bibliothèque et prennent un plaisir manifeste à déchiffrer de courts récits. Leurs
camarades plus âgés qui ont été formés par les mêmes méthodes et qui, eux aussi,
rédigent sous la forme d’un journal mensuel leur livre de vie, sont d’enragés liseurs...”
87
. L’imprimerie à l’école est donc bien le complément “naturel” de la méthode globale
d’apprentissage de la lecture.
63 Ainsi l’inspection des écoles maternelles ne s’inscrit pas de la même manière dans le
débat sur la lecture que celle de l’école élémentaire. La liberté qu’implique un cycle
d’enseignement non obligatoire, le caractère urbain des écoles maternelles,
l’engagement traditionnel des institutrices et de leur hiérarchie dans l’innovation
pédagogique sont autant de facteurs qui ont favorisé cette mobilisation. Peut-être aussi
faut-il chercher derrière l’indéniable audace de ces femmes qui se sont consacrées aux
écoles maternelles, la volonté d’être présentes sur un terrain, celui de l’enseignement
de la lecture que l’école élémentaire revendique déjà comme relevant de sa stricte
compétence.
64 Toutefois, en se plaçant délibérément dans cette perspective, l’école maternelle prêtera
évidemment le flanc aux attaques qui vont se formuler, à partir des années 1960, contre
le mauvais enseignement de la lecture donné dans les écoles françaises.
65 Comme les inspecteurs qui écrivaient dans l’Éducation Nationale, comme beaucoup
d’observateurs attentifs de l’enseignement primaire, nous avions volontiers fait nôtre
l’idée que le débat sur la méthode globale et ses prétendus ravages était un faux débat
dans la mesure où cette fameuse invention decrolyenne n’avait jamais été vraiment
diffusée en France. À la lumière de ces sources, il faut aujourd’hui réviser nos
conclusions.
 
Conclusion
66 Ainsi, dans les premiers mois de remise en route de l’école, à la suite des années noires
de l’Occupation, il semble que l’enseignement de la lecture dans les classes
élémentaires françaises se caractérise par son archaïsme (prédominance des méthodes
syllabiques, résultats décevants, oubli des finalités définies par les instructions en
vigueur), en particulier dans les grandes écoles urbaines. Pour autant, les inspecteurs
qui ont la charge des enseignants ne baissent pas les bras. Ils imaginent les solutions
qui pourraient être apportées à ces problèmes, principalement pour améliorer le
niveau de compréhension dont les élèves sont capables. S’ils hésitent entre lecture à
haute voix et lecture silencieuse, ils voient clairement la spécificité de chacun de ces
rapports au texte écrit. Ils savent, en particulier, que seule la lecture silencieuse
apportera à leurs élèves la distance à l’égard des textes qui leur permettra une scolarité
secondaire efficace. Ils savent aussi que l’adhésion émotionnelle que permet la lecture à
haute voix est peut-être encore, pour plusieurs années, la seule méthode que puissent
utiliser des maîtres peu formés. Au moment des premiers apprentissages, l’éclectisme
des méthodes mixtes leur semble la meilleure garantie d’une bonne réussite.
32

67 Dans les écoles maternelles qui sont essentiellement urbaines, la lecture est déjà un
souci important des institutrices. Peut-être leurs pratiques ne sont-elles guère plus
efficaces que celles de leurs collègues de cours préparatoire. Pourtant, contrairement à
ces derniers, elles sont poussées par toute leur hiérarchie – inspection primaire,
inspection générale – à adopter les modèles pédagogiques les plus dynamiques : Ovide
Decroly, Célestin Freinet.
68 Ainsi, lorsque les enseignants du secondaire, secondés par une opinion publique
puissante, commencent à chercher du côté de l’école primaire la cause de leurs
difficultés nouvelles, ils construisent un discours qui, sans relever totalement de la
rumeur, lui emprunte cependant beaucoup de caractéristiques. Les petits élèves
français n’ont pas appris à lire avec des méthodes globale ou naturelle, du moins pour
ceux qui ne sont jamais allés à l’école maternelle. Et l’école élémentaire n’aspire pas à
répandre ces pratiques dans ses classes de cours préparatoire. Pourtant, dans les
milieux de l’école primaire et, en particulier, dans les écoles maternelles, on parle
volontiers de cette déjà ancienne modernité pédagogique et on souhaiterait qu’elle soit
mieux connue des maîtres. On offre, par là, le support idéal au développement de la
critique.
69 Au delà de ce débat essentiellement discursif, force est de constater que l’école
primaire de l’après-guerre dispose d’un remarquable potentiel de connaissances et de
réflexions sur l’enseignement de la lecture, même s’il n’est pas frappé du coin de la
recherche universitaire. Les nouveaux acteurs institutionnels de l’innovation qui
apparaissent dans les années 1970 dans les écoles normales d’instituteurs ou à l’Institut
pédagogique national, seront amenés, pour asseoir leur hégémonie récemment acquise,
à reprendre à leur compte une partie du discours élaboré par le secondaire dans les
années 1960 : les élèves des écoles primaires ne savent pas lire et la raison en est dans
les méthodes qui y sont préconisées, en particulier par les inspecteurs qui ont eu bien
longtemps le monopole de cette prescription. Les professeurs d’école normale 88, issus
du secondaire et frais émoulus de leur formation universitaire, seront aux avant-postes
de ce combat. Que l’on retrouve quelques inspecteurs dans les équipes qui briguent,
dans ces années, un nouveau pouvoir pédagogique n’est pas étonnant. Ils sont les mieux
à même d’opérer le passage entre les temps anciens et les temps nouveaux. Toutefois,
ils ne le font pas depuis leurs circonscriptions, mais depuis des mouvements
pédagogiques ou depuis l’Institut Pédagogique National.
70 Une voie est cependant interdite aux nouveaux méthodologues, celle du débat sur
l’efficacité comparée des méthodes syllabiques et des méthodes globales. Même s’ils
empruntent beaucoup dans les pratiques qu’ils promeuvent aux unes ou aux autres –
selon qu’ils exploitent la direction de la lecture visuelle ou celle de l’approche
phonique-, c’est sur les nouvelles formulations de la linguistique (description “propre”
du système phonologique de la langue, du processus de communication, etc.) ou de la
psychologie (apprentissage par traitement des données perceptives) qu’ils assoient
leurs avancées. L’innovation a toujours besoin de faire table rase.
33

NOTES
1. Éveline Charmeux, “Apprendre à lire, de la maternelle à l’université ?”, Le Français aujourd’hui,
31, septembre 1975, pp. 41-49.
2. Éveline Charmeux, La Lecture à l’école, Paris, CEDIC, 1975. Auparavant, Éveline Charmeux a
publié Le Système poétique du français, Éditions de l’École, Paris, 1967 et, depuis 1973, quelques
articles dans Repères particulièrement centrés sur la classe de cours préparatoire (n os 19, 25, 31 et
33) ainsi que deux articles consacrés l’un à l’orthographe, l’autre à la lecture et à l’écriture dans
Le Français aujourd’hui (no 20, 1973 et 22, 1973).
3. Pour être complet, il faut aussi citer l’ouvrage collectif Le Pouvoir de lire paru chez Casterman la
même année que La Lecture à l’école, sous la direction de Josette Jolibert et de Robert Gloton mais
qui n’a pas eu le même succès écrasant, du seul fait, semble-t-il, qu’il ait été un ouvrage collectif
ne présentant pas une “méthode” comme les trois autres. Josette Jolibert rejoindra le cénacle des
méthodologues de la lecture après avoir publié avec le Groupe d’Écouen Former des enfants lecteurs
(Paris, Hachette, 1984). Elle se substitue alors à Laurence Lentin dans le trio des pédagogies
renouvelées de la lecture, cette dernière n’ayant pu maintenir, après 1983, une présence assez
continue dans ce domaine.
4. Jean Hébrard, “Quelques aspects d’une culture professionnelle. Les bibliographies de référence
des professeurs de français des écoles normales d’instituteurs en 1978”, Études de linguistique
appliquée, 39-40, 1981, pp. 98-115.
5. Isdey Cohen, Annick Mauffrey, Vers une nouvelle pédagogie de la lecture, Paris, Armand Collin-
Bourrelier, 1983.
6. Pour une synthèse sur ce débat, voir José Morais, L’Art de lire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1994.
7. Ce double apport de la linguistique explique que dans les équipes de recherche de l’IPN puis de
l’INRDP aient coexisté des approches phonologiques de la lecture (autour de Jeanne Martinet ou
de Anne Marie Houdebine) et des approches sémantiques (autour d’Éveline Charmeux, de Jean
Foucambert ou de Laurence Lentin).
8. Éveline Charmeux cite le recueil des Études d’épistémologie génétique dirigé par J. Bruner, F.
Bresson et J. Piaget : Logique et perception, Paris, PUF, 1958 qui contient le seul texte de Bruner
alors disponible en français et une très bonne synthèse par François Bresson des théories du new
look.
9. Éveline Charmeux commente longuement dans son ouvrage les pages de La Lisibilité (Paris,
Denoël et CEPL, 1969) et reconnaît bien volontiers sa dette (La Lecture à l’école, p. 39, n. 1). Jean
Foucambert écrit lui-même l’un de ses premiers articles sur ses expériences pédagogiques dans la
revue Communication et Langage créée par F. Richaudeau (“Apprentissage et enseignement de la
lecture”, Communication et Langage, 24, 4 e trim. 1974). C’est dans cette même revue que se
développe, entre F. Richaudeau et J. Foucambert, une vive polémique sur la paternité des
instruments mis au point par ce dernier à partir de la méthode de Lecture rapide publiée par Fr.
Richaudeau et M. F. Gauquelin chez Marabout (Verviers) en 1969.
10. Sur le rôle d’André Conquet et des cours de lecture rapide pour adultes des écoles consulaires
ou des écoles de commerce, voir Lionel Bellenger, Les Méthodes de lecture, Paris, PUF, 1978.
11. Il faut comparer les pages de Richaudeau (La Lisibilité, op. cit.) et celles d’Éveline Charmeux (La
Lecture à l’école, op. cit., pp. 23-49) pour voir comment se fait le glissement d’une théorie générale
de la lecture à une théorie de l’apprentissage de la lecture.
12. Sur cette “crise de la lecture”, voir Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la lecture
(1880-1980), Paris, BPI-Centre Georges Pompidou, 1989.
13. Cette bi-partition traditionnelle de l’école française commence à se compliquer, à la suite de
la suppression par le régime de Vichy des écoles primaires supérieures (fondues dans les collèges
34

modernes). Au clivage social se superpose un clivage géographique. À la Libération, seules les


campagnes françaises se voient offrir exclusivement le réseau primaire (école, cours
complémentaire, écoles normales d’instituteurs). Les milieux populaires des villes disposent déjà
d’une ouverture sur le second degré par le biais des collèges modernes.
14. Les Compagnons de l’Université sont parmi les premiers à attirer l’attention sur cette
question qui devient le principal débat sur l’éducation dans la France de l’entre-deux-guerres,
bien avant la question des relations entre privé et public. Sur ce problème, voir Antoine Prost,
Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, tome IV, L’École et la famille dans une
société en mutation, Paris, Nouvelle Librairie de France, 1981.
15. Le 12 septembre 1925 a paru un décret stipulant que les classes élémentaires des lycées et
collèges suivront les programmes de l’école primaire.
16. Antoine Prost, L ’enseignement s’est-il démocratisé ? Les élèves des lycées et collèges de
l’agglomération d’Orléans de 1945 à 1980, Paris, PUF, 1986.
17. Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation. Une rencontre manquée, Paris, Denoël, 1994. Sur cette
période, voir l’analyse d’Antoine Prost dans Éducation, société et politiques, Paris, Seuil, 1992.
18. C’est le terme qu’utilise Louis Cros, en 1961, pour désigner la massification prévisible du
secondaire (Louis Cros, L’Explosion scolaire, Paris, Publication du Comité universitaire
d’information pédagogique, 1961).
19. Jacques Narbonne rappelle non sans amertume le constat désabusé de Christian Fouchet :
“Qui pourra dire à un notaire : votre enfant ira dans un lycée technique ?” (op. cit., p. 48).
20. Il a fallu près de vingt ans pour que l’analyse de cette contradiction soit tentée par la
sociologie. Voir Pierre Bourdieu et al., La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
21. Le corps a été créé en 1960 même s’il ne s’agit encore que de professeurs des collèges
d’enseignement général (CEG).
22. Sur Les Cahiers pédagogiques, voir Jacques Georges, “Des Cahiers de valeurs”, Cahiers
pédagogiques, nov. 1992, pp. I à XVI et “Syndicalisme enseignant et mouvements pédagogiques. Le
cas du CRAP-Cahiers pédagogiques”, avril 1994, à paraître.
23. Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, “La lecture littéraire dans Les Cahiers pédagogiques”,
Communication au colloque “Les représentations de la littérature dans les institutions
d’enseignement et les pratiques didactiques (1887-1990)”, Université François Rabelais, Tours,
16-17 septembre 1994 (à paraître).
24. Dossier “La classe de seconde et l’organisation scolaire”, Cahiers pédagogiques, 15 décembre
1956, pp. 16-21.
25. Arrêté du 19 août 1952.
26. Le constat fait par l’auteur de l’article “Une adaptation difficile” a paru si dur que la revue a
préféré ne pas donner son nom de crainte de porter trop de préjudice aux professeurs du cours
complémentaire incriminé.
27. L’article, présenté comme le compte rendu d’une enquête de fin d’année auprès des élèves
gagne encore en férocité dans la mesure où il prétend avoir obtenu les “aveux” de ces
adolescentes sur les causes de leurs difficultés présentes. Bien évidemment, le professeur conclut
en suggérant qu’une année de plus auprès d’un vrai professeur devrait suffire à donner à chacune
les moyens de son salut.
28. Le débat sur la dyslexie fait son apparition dans les revues scientifiques en 1949 (en
particulier dans la revue Enfance avec des articles de Nadine Granjon ou Jenny Roudinesco-
Aubry). Il atteint certainement le grand public dans le courant de la décennie 1950, peut-être
porté par le succès du débat lancé outre-Atlantique par le célèbre ouvrage de Rudolf Flesch, Why
Johnny Can’t Read ? (1955). Il serait nécessaire de dépouiller la presse quotidienne des ces mêmes
années pour prendre la mesure de l’impact dans l’opinion de ce débat.
29. Fernand Gaillard, “La lecture et le respect de la pensée”, Les Cahiers pédagogiques, 38,
novembre 1962, pp. 41-42.
35

30. Sur la conception “secondaire” de la lecture et le rôle des inspecteurs généraux Desjardins et
Clarac dans l’élaboration de la lecture expliquée, voir Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, op.
cit.
31. Raymond Deulin, “Savoir lire”, Les Cahiers pédagogiques, 38, novembre 1962, pp. 42-43.
32. J. Marintabouret (Châlons-sur-Marne), “La querelle des méthodes” ; Roger Séramy (Mâcon),
“Méthodes théoriques et pratique réelle” ; Louis Legrand (Colmar), “Essai d’étude positive” ;
Roger Uberschlag (Wissembourg), “Apprentissage et motivation”, Les Cahiers pédagogiques, 38,
novembre 1962, pp. 44-52.
33. Robert Dufour, “Exemple de méthode mixte”, Les Cahiers pédagogiques, 38, novembre 1962,
p. 48.
34. Roger Seramy a fait une enquête sur l’ensemble des maîtres qui apprennent à lire à des élèves
dans sa circonscription de Mâcon, qu’ils soient en CP homogène ou en classes à plusieurs cours.
55 % utilisent une méthode traditionnelle (i.e. syllabique), 44 % une méthode mixte, 1 % (i.e. un
seul maître de sa circonscription) une méthode globale (op. cit. p. 46).
35. Il prendra, à la fin des années 1960, la direction du Service de la recherche pédagogique de
l’Institut pédagogique national.
36. La référence de Louis Legrand n’est pas Javal mais Vaney (Claparède, Comment diagnostiquer les
aptitudes chez les écoliers ?, Paris, Flammarion, 1924, p. 183).
37. “Dès que l’enfant sait lire, il serait indispensable de lui offrir l’occasion de chercher seul, dans
un livre adapté à sa compréhension, la réponse à des questions posées par l’éducateur ou, plus
tard, la substance d’une intervention devant ses camarades sur un sujet personnellement choisi.
Le manuel devrait devenir un véritable instrument de travail, spécialement adapté au niveau de
l’enfant, tels les fascicules de la Bibliothèque de travail de Freinet ou la récente formule, qui nous
paraît excellente, d’une encyclopédie pour la jeunesse [il s’agit de Tout l’univers chez Hachette]”
(Louis Legrand, op. cit. p. 51).
38. Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, op. cit.
39. C’est-à-dire au moment où l’obligation scolaire décrétée en 1882 est entrée dans les faits et où
l’on peut mettre en place un cursus d’étude réparti sur la totalité des années d’obligation (entre 6
et 12 ans).
40. Cette exigence implique, bien évidemment, un important effort de préapprentissage à l’école
maternelle, malgré la réglementation qui reste réticente. L’innovation pédagogique en matière
de lecture se fait souvent, dans les années de l’entre-deux-guerres, à l’école maternelle.
41. Il faut toutefois noter que l’objectif de lecture silencieuse qui ne concernait en 1938 que la
deuxième année du cours supérieur a été étendu aux classes du cours moyen.
42. Georges Bouquet, “La langue française”, Encyclopédie pratique de l’éducation en France, Paris,
I.P.N. et S.E.D.E., 1960, p. 601-614.
43. Commission Langevin-Wallon (1944), projet Billères (1956), réforme Berthoin (1959), réforme
Fouchet (1963), etc.
44. Sur l’histoire de L’Éducation nationale, voir Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, Discours sur la
lecture (1880-1980), op. cit., pp. 309-312.
45. “Au CEPE où l’on demande aux candidats de montrer par leur lecture qu’ils comprennent le
passage qui leur est soumis, on voit les élèves trébucher sur un texte de difficulté moyenne,
déformer la prononciation de certains mots, se livrer à des liaisons abusives, escamoter des
signes de ponctuation et lire d’une manière anonyme sans se soucier de mettre en relief les idées
ou les sentiments exprimés. L’interprétation vocale n’est guère meilleure au cours
complémentaire. Et l’on retrouve trop souvent les mêmes démarches hésitantes dès qu’un
adolescent est invité à lire un passage dont la langue lui est peu familière, un texte du dix-
septième siècle par exemple” (R. Collin, “Pratique de la lecture à haute voix”, L ’Éducation
nationale, 34, 27 novembre 1947, Documents pour l’enseignement du 1er degré, p. I).
46. Ibid.
36

47. André Godier, “La lecture silencieuse”, L’Éducation nationale, 1, 8 janvier 1948, Documents pour
l’enseignement du 1er degré, p. I.
48. R. Collin, op. cit., p. I.
49. Cette attitude à l’égard de la méthode globale est caractéristique d’un homme du primaire.
L’inspecteur semble entériner la réputation qu’elle a alors d’être une méthode difficile à mettre
en œuvre, destinée aux seuls maîtres d’élite et, peut-être, aux seuls enfants des familles cultivées.
En cela il semble se faire l’écho du débat qui prévaut dans les mêmes années en Belgique, à
propos de la méthode Decroly dont la généralisation, prévue depuis 1936, est en passe d’être
remise en question.
50. Ibid., p. III.
51. Jean Hébrard, “Apprendre à lire à l’école en France. Un siècle de recommandations
officielles”, Langue française, 80, décembre 1988, pp. 111-128.
52. Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, “De la composition latine à l’explication des textes
français. Les étapes d’une scolarisation des pratiques du lire à la fin du XIX e siècle”, Le Français
aujourd’hui, 85, mars 1989, pp. 115-120 et “L’invention de la lecture dans les enseignements sans
latin”, Le Français aujourd’hui, 86, juin 1989, pp. 106-114.
53. La lecture expressive comme processus de compréhension d’un texte (et pas seulement
comme processus d’expression) est une théorie romantique du lire dont les lectures publiques de
la Ile République sont l’une des manifestations les plus spectaculaires. Elles reposent sur un usage
de la ponctuation qui semble naître chez les auteurs romantiques (George Sand en particulier)
qui revendiquent un usage stylistique (et non plus normatif) de la virgule, du point-virgule, du
tiret, etc. Ernest Legouvé devient sous le Second Empire le théoricien incontesté de cette
approche vocale des textes et produit plusieurs manuels destinés aux professeurs (l’un est dédié
aux élèves de l’école normale supérieure), aux instituteurs ou aux parents. À partir de la III e
République, la lecture expressive est considérée comme le mode “primaire” par excellence de la
compréhension des textes. Sur cette question, outre les textes cités à la note précédente, voir
Jean Hébrard, “Les nouveaux lecteurs”, Histoire de l’édition française, sous la direction de Roger
Chartier et Henri-Jean Martin, tome 3, Le temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris,
Éditions Promodis, 1985, pp. 471-509 ; rééd. Paris, Fayard et Promodis, 1990, pp. 526-565.
54. R. Collin, op. cit., p. III.
55. André Godier, “La lecture silencieuse”, L’Éducation nationale, 1, 8 janvier 1948, Documents pour
l’enseignement du 1er degré, p. I.
56. “Non intervention d’impulsions affectives nées de la sonorité des mots et de la musique du
discours, possibilité pour le lecteur de demeurer en face du texte lu et de le juger en toute
objectivité (alors que la lecture à voix haute incite à faire corps avec l’auteur)” (ibid).
57. Ibid.
58. “La lecture à haute voix ne permet guère à un bon élève de lire plus de 150 mots en une
minute, alors que la lecture silencieuse donnera la possibilité de lire près de 300 mots durant le
même temps” (ibid).
59. “Alors que la lecture à haute voix faite en classe oblige tous les élèves à adopter une vitesse
uniforme et à se préoccuper avant tout de « suivre », la lecture silencieuse permet à chacun de
prendre connaissance du texte à la vitesse qui lui convient” (ibid).
60. “Enfin la lecture silencieuse est, ne l’oublions pas, la forme de lecture à laquelle l’adulte
recourt à peu près uniquement, non seulement pour se distraire ou pour se tenir au courant des
événements, mais aussi pour développer sa culture personnelle” (ibid).
61. Paulette Poulain, “L’apprentissage de la lecture par la méthode globale”, L’Éducation nationale,
28, 21 octobre 1948, Documents pour l’enseignement du 1er degré, p. I. et L’Éducation nationale, 4,
17 février 1949, Documents pour l’enseignement du 1er degré, pp. 5A et 8A.
62. Ibid.
37

63. Henri Canac est nommé secrétaire général de l’ENS de Saint-Cloud en 1937 sous l’autorité
d’Oscar Auriac. Ancien cloutier (promotion 1921), il est le représentant de la tradition “primaire”
de l’école. Il reste très attaché au recrutement issu des écoles normales d’instituteurs. Son rôle
sera pourtant déterminant pour l’accès des élèves aux mêmes droits (en particulier celui de
préparer l’agrégation) que ceux d’Ulm et Sèvres. Après la guerre il devient directeur adjoint et
crée les “centres pédagogiques de l’école” qu’il dirige, en particulier le centre de préparation à
l’inspection primaire dont il est jusqu’à la fin de sa carrière le génie tutélaire. Sur l’histoire de
Saint-Cloud, voir Jean-Noël Luc et Alain Barbé, Des Normaliens. Histoire de l’École normale supérieure
de Saint-Cloud, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1982.
64. Henri Canac, La Lecture. Éléments de pédagogie, Paris, Didier, 1965, p. 5.
65. Ibid., p. 62.
66. P. Mezeix, Méthodes de lecture, Paris, Éditions Bourrelier, 1947.
67. Décret du 15 juillet 1921, La Petite Enfance à l’école, XIX e-XXe siècles. Textes officiels relatifs aux
salles d’asile, aux écoles maternelles, aux classes et sections enfantines (1829-1981), présentés et annotés
par Jean-Noël Luc, Paris, Économica et INRP, 1982, p 238.
68. Il importe de distinguer ici écoles maternelles, classes enfantines et section enfantine. Les
premières sont des écoles au sens plein du terme qui sont en général composées de plusieurs
classes où les enfants sont regroupés selon leur âge. Elles ne peuvent être autorisées que dans des
communes de plus de 2.000 habitants. La classe enfantine est, en milieu rural, une classe
maternelle annexée à une école primaire. Elle a les mêmes programmes et les mêmes horaires,
mais ne dispose que d’une enseignante. La section enfantine est annexée à une classe élémentaire
à plusieurs cours, elle est tenue par le maître ou la maîtresse de la classe élémentaire. C’est
évidemment dans les écoles maternelles au sens plein du terme que se développent toutes les
innovations pédagogiques de l’entre-deux-guerres.
69. “Au début de ce siècle, les principes de l’apprentissage de la lecture, qui paraissaient
définitivement fixés, ont été remis en question par l’introduction dans certaines classes,
particulièrement dans les Écoles maternelles, de méthodes profondément différentes de toutes
celles qui avaient été appliquées jusque là.” (P. Mezeix, Méthodes de lecture, Paris, Éditions
Bourrelier, 1947, p. 5).
70. Dans la bibliographie d’Ovide Decroly, le terme “global” n’apparaît jamais que sous le
substantif “globalisation”. La première fois, c’est dans un article publié dans la Revista de Pediatría
à Madrid en 1923 (“La funcíon de globalisación”). Le terme est repris en 1927 dans le même
emploi dans un article publié en français dans deux revues différentes (“L’application des notions
relatives au phénomène de globalisation à la lecture et l’écriture chez les normaux, les sourds-
muets, les aveugles”, Bulletin annuel de la Société royale de sciences médicales et naturelles de Bruxelles,
1927, pp. 65-79 et Archives de psychologie, tome XX, n o 80,1927, pp. 324-346). Amélie Hamaïde
utilise, dans la première édition de La Méthode Decroly (Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, 1922), les
termes de “méthode visuelle naturelle” ou encore de “méthode idéo-visuelle” ou bien encore de
“méthode visuelle idéographique”. Ce n’est que dans la troisième édition (1933) que le terme de
“méthode globale” devient effectivement prépondérant et que son usage conduit A. Hamaïde à
une révision de la partie méthodologique de son texte.
71. Méthode Rouquié. Lecture globale, Paris, Hachette, 1924.
72. Elles présentent conjointement leur travail mis en œuvre en 1924-25 dans un opuscule qui
paraîtra plus tardivement : L’Initiation à la lecture par la méthode globale : dix ans d’expérience, Paris,
Goffinet, 1932. Pour Henri Canac (op. cit., pp. 63 sqq.) ce sont Madame Romain et Madame
Piquemal qui inventent la “méthode analytico-synthétique à point de départ global”.
73. H. Delacroix, Le Langage et la pensée, Paris, Alcan (cité par Mme Mezeix sur la 2 e édition, 1930,
pp. 351 sqq.).
74. P. Mezeix, op. cit., p. 7.
38

75. “Les vingt-cinq lettres de notre alphabet, isolées ou associées, correspondent aux sons du
langage, notés comme des sons, indépendamment de leur valeur de signification, mais qui,
combinés en mots et en phrases, ont été associés à des idées par la pratique de la parole” (Ibid.).
76. Ibid. Il faut évidemment entendre ici, lorsque “son” est utilisé au pluriel une unité signifiante
et non seulement distinctive du langage.
77. Ibid.
78. Ibid.
79. T. Simon, Pédagogie expérimentale, Paris, Armand Colin, 1924, pp. 101-102.
80. On fait nommer les lettres avant de les prononcer (Bé — ou beu — et a, ba).
81. Une fois les lettres apprises, on apprend des listes de syllabes qu’on lit directement (ba) et
qu’on retrouve ensuite dans des textes présentés avec les syllabes séparées par des espaces
blancs ou des points.
82. M. Dufresse, “Deux expériences de lecture globale, Chambéry 1935-1936, Lyon, 1940-1942”,
Méthodes de lecture, op. cit. pp. 24-38. Il est à remarquer que cette contribution a paru dans la revue
L’École maternelle française dans l’année 1946-47. Cette dernière contribue donc aussi au débat.
83. Berthe Minne, “Méthode globale et centre d’intérêt”, Méthodes de lecture, op. cit.
84. Dans les termes du débat que les psycholinguistes cognitivistes ont ouvert, il y a quelques
années, sur la lecture (cf., par exemple, José Morais, L’Art de lire, Paris, Odile Jacob, 1994), on peut
considérer que Berthe Minne mène de front un enseignement phonique de la reconnaissance des
mots (très nombreux exercices de décomposition-recomposition) et un entraînement à l’usage
(linguistique et épilinguistique) de la langue élaborée (de type écrit) travaillée aussi bien à l’oral
qu’à l’écrit.
85. A. Radureau, “L’imprimerie dans l’apprentissage de la lecture. École unique, cours
préparatoire”, Méthodes de lecture, op. cit., pp. 39-44.
86. Sur la période étudiée ici, les seules évocations de la pédagogie Freinet rencontrées dans l’
Éducation nationale sont le fait soit de personnes étrangères à l’école primaire (intellectuels,
universitaires), soit d’enseignantes ou d’inspectrices des écoles maternelles. Sur la pédagogie de
la lecture chez Freinet, voir la mise au point faite par Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard,
“Méthodes syllabiques et méthode globale : quelques clarifications historiques”, Le Français
aujourd’hui, 90, juin 1990, pp. 100-109.
87. A. Radureau, op. cit., p. 43.
88. J’ai été parmi eux ! Voir ma contribution à Laurence Lentin, op. cit.

AUTEUR
JEAN HÉBRARD
Inspecteur Général de l’Éducation Nationale, Chercheur associé à l’INRP/URA/CNRS, Paris
39

Savoir lire à l'école primaire


Hélène Romian

1 Cette question fait l'objet de nombreux travaux, et de vifs débats qui sont loin d'être
tranchés. Je ne peux la traiter ici dans son ensemble (Rémond & Romian, 1994). Je
voudrais simplement verser au dossier de ce colloque quelques aspects des travaux des
équipes de l'INRP que j'ai conduits de 1968 à 1993.
2 Ce qui a toujours spécifié ces travaux par rapport aux autres, c'est qu'ils s'opposent à
ceux qui réduisent l'apprentissage de la lecture soit à des techniques de déchiffrage à
automatiser le plus vite possible, soit à des savoir faire qu'il suffit d'acquérir par la
seule pratique. L'enjeu est, selon nous, beaucoup plus large : c'est en effet
d'appropriation du langage écrit, de maîtrise de la langue écrite et de la langue en
général qu'il s'agit, une appropriation continue du cycle 1 au cycle 3 de l'école
primaire. Dans cette perspective de maîtrise, on ne saurait perdre de vue le fait que
cette appropriation du langage écrit s'enracine dans l'expérience sociale et personnelle
que les enfants ont, et du langage oral, écrit, et des autres modes de communication, de
représentation. On ne saurait perdre de vue le fait que, dans de nombreuses activités
sociales, lecture et production d'écrits valent et s'apprennent l'une par l'autre, en
interaction (Romian, Charmeux & coll. 1992).
3 C'est donc par souci de ne pas allonger mon propos que je le ciblerai sur le seul savoir
lire. Je voudrais présenter ici, à partir d'exemples de classe, un itinéraire de recherche,
inscrit dans l'itinéraire collectif des équipes INRP, des années 1970 aux années 1980
(Romian, 1992 et 1994), celui de l'Équipe de l'École Normale de Garçons de Toulouse,
conduite par Éveline Charmeux. Rendant hommage aujourd'hui à Éveline Charmeux, je
lui associerai les instituteurs maîtres-formateurs des classes en recherche, dont le
travail et les savoirs professionnels sont Tune des bases de nos recherches. Faute de
pouvoir les nommer tous, je nommerai particulièrement Jeanne Patte, de l'École
Annexe, Danièle Sirven de Grenade-sur-Garonne. Je lui associerai également l’équipe
INRP de l'École Normale de Filles, sa responsable Jacqueline Zonabend, inspecteur-
professeur, et Jeanne Vidal institutrice maître formateur. Je ferai enfin mention de la
collaboration de Jacques Fijalkow dans les années 75-80, alors maître-assistant à
l'Université du Mirail, avant même que la collaboration entre Écoles Normales et
Université soit institutionnalisée.
40

4 C'est à cette inscription dans le travail quotidien des classes et les savoirs
professionnels des formateurs de maîtres-instituteurs, professeurs d'École Normale,
aujourd'hui intégrés aux I.U.F.M. –, et c'est à cette articulation sur les savoirs
scientifiques, que tient en effet largement la spécificité de nos recherches, et leur
fonction prospective, heuristique, pour la formation des maîtres.
 
1. Savoir rechercher activement la signification d'un
écrit (années 1970)
5 Je prendrai pour point de départ la première exploration d'un quotidien local – La
Dépêche du Midi – dans le C.P. de Jeanne Patte, un jour de novembre (Romian & coll.,
1985, pp. 180 – 181). Je la commenterai du point de vue des conceptions du savoir lire
qui organisent les interventions didactiques de la maîtresse.
6 On constatera que la plupart des exemples donnés ont été recueillis dans des C.P.
Classe-charnière s'il en est, dont l'importance n'est plus à démontrer, pour
l'appropriation de la lecture. Mais mon intention est surtout de rendre sensible la
“faisabilité” de nos propositions de travail didactique. Ce qui est faisable au C.P. – à
condition que les “apprentissages premiers” de la maternelle le rendent possible
(Charmeux, 1992) – l'est a fortiori ensuite, et ce d'autant plus que l'action de la
maternelle a été plus continue et cohérente, par rapport aux principes didactiques qui
vont être présentés.
 
1.1. L'écrit : un objet porteur d'une fonction langagière

7 Le choix de La Dépêche, alors même que les enfants ne savent pas encore lire, au sens
usuel du terme, peut surprendre. Le choix de l'écrit sur lequel va porter le travail de la
classe n'est jamais circonstanciel ou anodin. Il implique, entre autres, une prise de
position sur les pratiques sociales, culturelles dont l'école a pour mission de favoriser
l'appropriation. Il implique aussi une prise de position sur le principe de base de
l'apprentissage. Il s'agit d'abord, selon nous, d'apprendre à comprendre/produire les
écrits, tous les types d'écrits présents dans la communication sociale. Sans oublier
l'école, lieu social spécifique, où se lisent et se produisent des écrits particuliers. Sans
oublier les écrits littéraires, type d'écrits dont la spécificité ne peut se saisir que par
rapport à d'autres.
8 Privilégier le manuel de textes d'auteurs, c'est une position. Utiliser le journal, objet
familier de l'environnement, comme objet d'apprentissage, c'est une tout autre
position. À condition de ne pas le traiter en panacée, et de diversifier le plus possible
les types d'écrits utilisés. Favoriser les rencontres avec des écrits diversifiés qui ont été
produits dans un réseau de communication effectif, où ces écrits ont une fonction
identifiable, est un premier point, essentiel, selon nous, pour que les apprentissages
scolaires fassent sens pour les enfants. Il n'est pas du tout évident pour eux en effet que
tout écrit a été produit par quelqu'un qui a quelque chose à communiquer à d'autres, à
distance et en différé, et que ce quelque chose-là les concerne. Et c'est d'abord cette
fonction langagière au sens le plus large que Jeanne Patte veut rendre sensible.
9 L'éducation langagière n'y est jamais seule en cause : l'écrit “parle” de quelque chose.
En l'occurrence, la familiarisation avec le journal, support d'information, à un moment
41

où la presse écrite est en crise, procède non seulement d'une éducation langagière mais
aussi d'une éducation civique. Sauf à penser évidemment que la bataille pour la presse
écrite est une bataille d'arrière-garde, ce qui n'est point notre fait. Le problème serait
plutôt d'apprendre aux enfants à lire l'actualité à la fois dans la presse écrite et dans le
journal télévisé.
10 Présenter ces écrits sur leurs supports matériels d'origine – et non en reproduction,
extraits de leur contexte technique-, c'est aussi un choix signifiant des conceptions de
la culture, des finalités de l'école. Savoir lire, c'est le pouvoir de s'approprier les
cultures de l'écrit (Charmeux & coll., 1982), celle du présent et du passé, le pouvoir de
rencontrer toutes les pratiques culturelles qui, passant par l'écrit, le travaillent et le
transforment. L'enjeu est ici selon nous, que tous les enfants puissent fréquenter,
travailler tous les écrits présents dans la communication sociale, de manière à en
maîtriser les fonctions et les formes, de manière à être au clair sur leurs conditions
sociales et techniques de production et leurs visées. Les écrits documentaires comme
les écrits littéraires, les écrits publicitaires comme les écrits scientifiques, le journal
local ou la presse enfantine comme la lettre du maire auquel on a demandé d'aménager
la cour de l'école, l'écrit de la B.D. comme celui des manuels scolaires, par exemple.
Tous font partie du monde, de la culture de l'écrit. Sans en privilégier ou en exclure
aucun. Contrairement à des idées reçues, l'initiation aux textes littéraires a tout à y
gagner.
11 Par ailleurs, la diversification des situations de lecture, de production, la diversification
des écrits à lire/produire, dès l'école maternelle, permet de sensibiliser les enfants aux
diverses fonctions langagières (Jakobson, 1963) : fonction d'échanges socialisés
(journal, correspondance scolaire, affiche...), d'expression personnelle, d'objectivation
du réel (compte-rendu...), de poétisation du réel (poème...). Elle permet par là même de
leur faire comprendre en actes puis identifier progressivement les fonctions spécifiques
de l'écrit (fixer les traces de ce qui a été fait ou projeté, imaginé, pensé, mais aussi
l'analyser, le structurer, le conceptualiser, ou lui donner une forme littéraire..). Le
manuel, de ce point de vue, est un objet plutôt opaque, convenons-en, qu'il importe
d'apprendre aussi à maîtriser.
12 D'où la nécessité de mettre les enfants dans des situations “fonctionnelles” au sens où
elles mettent en œuvre de manière “lisible” par les enfants une (des) fonction(s)
donnée(s) du langage écrit : “découvrir le plaisir des jeux poétiques”, “faire quelque
chose pour dire merci”, “conter l'histoire du petit garçon qui veut attraper le bonheur”
“chercher des informations dans le journal”, “lire/écrire des informations utiles à la vie
de la classe”, “de l'éveil scientifique à l'éveil poétique”, “objectiver son indignation”,
“se repérer dans un espace de vie”, représenter” le temps de Ruy” et le “temps de la
vie”.... (exemples glanés dans Romian & coll., 1985, et limités aux C.P. de Jeanne Patte,
École Annexe à l’ENG de Toulouse et Jeanne Vidal, École Maurice Jacquier, École
d'application de l’ENF de Toulouse).
13 Savoir lire, maîtriser le langage écrit, la langue écrite, c'est fondamentalement savoir
identifier la(les) fonction(s) langagière(s) de l'écrit particulier qui est à lire, à un
moment donné, selon un projet de lecture donné. C'est aussi savoir identifier cette(ces)
fonction(s) dans tous les types d'écrits utilisés/produits par les pratiques sociales,
culturelles de l'environnement proche, ou lointain.
 
42

1.2. L'activité de lecture : une stratégie de “traitement” d'indices

14 L'activité menée par Jeanne Patte dans son C.P. sur un numéro de La Dépêche qui va être
commentée ci-dessous, relève d'une fonctionnalité d'un autre type que les situations
évoquées précédemment, dont le concept organisateur est d'ordre linguistique. Leur
fonctionnalité est d'ordre psychologique. Jeanne Patte a choisi, ce jour-là, de
sensibiliser les enfants à des stratégies de prélèvement, de mise en relation d’indices de
signification, d'inférence. Ce processus clé – d'ordre sémiotique – de construction de la
signification de tout message, verbal ou iconique, auquel réfèrent les travaux de
psychologie de la perception, de la compréhension du langage des années 70 (Bruner,
Bresson, Piaget, 1958) est constitutif de l'activité de lecture. Il suppose un projet de
lecture, une attente, des questions, en somme des pistes de prélèvement des indices,
qui “fonctionnalisent” l'activité, par lesquels elle peut faire sens pour les enfants.
15 On ne saurait trop souligner ici l'importance des courants fonctionnalistes dans les
années 1970, en linguistique (Jakobson, 1963, Martinet, 1968) comme en psychologie
(Oléron, 1966), pour nos recherches, qui se situent en quelque sorte à l'intersection de
ces deux courants, en utilisant la polysémie scientifique du terme “fonctionnel” (trop
souvent réduit à l'acception d'utilitaire). L'enjeu étant de rompre avec la pratique des
exercices “à vide” et de mettre en œuvre, concevoir des activités de communication,
des activités de structuration qui “motivent” les enfants comme nous disions à
l'époque, nous dirions aujourdhui : qui fassent sens pour eux (Plan de Rénovation INRP,
1971).
16 En l'occurrence, compte tenu de l'objectif didactique, la consigne demande simplement
aux enfants d'explorer le journal de la veille – donc un objet social de lecture familier
mais dont le contenu d'information est inconnu- par petits groupes : “Vous regardez
toutes les pages et vous essayez de trouver tous les renseignements possibles”. C'est placer les
enfants dans une situation-problème difficile compte tenu de la complexité des
messages qui mettent en jeu à la fois des écrits, des images dans une mise en page
signifiante, et compte tenu de la complexité des informations données. Mais ils se
trouvent dans une situation de lecture effective pour laquelle ils disposent d'atouts :
leurs expériences et connaissances antérieures du journal en particulier et des
messages complexes en général (albums illustrés, B.D., T.V....), leur connaissance du
monde, de l'actualité. Piqués au jeu, ils vont identifier un certain nombre
d'informations.
17 La première règle de ce jeu invite les enfants à mettre en commun leur expérience du
type d'écrit en question. C'est là un principe pédagogique de base, mais en même temps
une donnée psychologique fondamentale sur le rôle des expériences antérieures dans la
perception d'un objet. Ainsi, la classe commence par identifier le journal et le mot
“Toulouse”, qu'on connaît, mais “il n'y a pas les mêmes images” qu'un exemplaire apporté
auparavant en classe par un enfant, et qu'on avait observé. Ces indices très
macroscopiques n'en sont pas moins essentiels : ils présupposent les notions encore
implicites de journal périodique, d'informations, d'actualités aux contenus renouvelés
à chaque parution. D'où interrogation sur le jour. Si la date est repérée (16 novembre
1978), le jour de la semaine ne pourra l'être qu'en discriminant les mots “mercredi” et
“dimanche” d'abord confondus, avec l'aide de la maîtresse. Puis la classe procède à un
repérage des informations, page par page – soit 18 pages explorées sans que l'intérêt
faiblisse. Autre point essentiel pour la mise en place de conduites de lecture efficaces. Il
43

importe d'avoir une vue d'ensemble de l'objet journal – comme de tout objet porteur
d'écrit – car chaque élément ne vaut que par l'ensemble, et sa place dans l'ensemble, de
la “une” à la dernière.
18 On connaît d'expérience certaines publicités, la B.D. dont on se fait un plaisir de
raconter l'histoire, les mots croisés (“moi, je sais ce que c'est des mots croisés, parce que
maman elle a un livre de mots croisés” dit un enfant), les petites annonces, encore qu'on ne
puisse y reconnaître que des numéros de téléphone. Les indices utilisés pour
reconnaître les rubriques ou certains mots renvoient nettement à l'expérience du
monde de l'image. C'est le sigle de Carrefour qui permet de reconnaître le mot, celui des
chaînes de télévision qui signale la page des programmes, et ce sont les “posters” (sic)
des films, des dessins animés connus (Peter et Eliott le Dragon, Lucky Luke) qui signalent la
page des spectacles. Mais ces indices d'ordre iconique peuvent s'avérer trompeurs :
ainsi la photographie de Boumédienne de retour d'Alger est interprétée comme celle du
pape “à cause de son chapeau”. Et la classe doit bien constater que le chapeau ne suffit
pas à faire l'homme, et que le recours au titre écrit “La fin d’un long suspense...
Boumédienne de retour à Alger” permet seul de lever l'incertitude.
19 L'interprétation de certains indices suscite de vives discussions à partir desquelles se
construit peu à peu un savoir. Ainsi de certaines des publicités : “on voit des chiffres
barrés : ils se sont trompés sûrement” (où l'on voit aussi les limites des savoirs
d'expérience...). “Non, dit un autre enfant, ce n'est pas des chiffres c'est des prix. Ils les ont
barrés parce qu'il n'y en a plus” (où l'on voit que le conflit cognitif fait progresser la
connaissance, mais en dents de scie)...Etc.. La maîtresse se garde bien évidemment de
couper court. Il est des cheminements dont il ne faut surtout pas faire l'économie...
20 Ceci étant, la classe sait aussi des choses sur le fonctionnement des écrits, et
notamment sur l'importance des signes de ponctuation : un gros titre “La colère des
pompistes. Pénurie totale d'essence, aujourd'hui ou demain, dans la région ?” est interprété
comme une question : “on voit une question” ; ailleurs des guillemets font dire : “il y a des
gens qui parlent”.
21 Compte tenu de ce qui a été plus ou moins reconnu, la maîtresse propose dans un
second temps, une observation plus affinée du titre concernant la grève des pompistes,
qui figure à la fois à la “une” et en dernière page sous des formes différentes, et avec un
texte différent. Elle leur demande à cet effet d'abord de trouver “quelque chose qui est
pareil” sur ces deux pages. Il s'agit là encore d'opérations fondamentales en matière de
lecture, permettant de discriminer ce qui n'est pas “pareil”, et de reconnaître ce qui est
“pareil”. Une observation minutieuse des six gros titres de la “une”, et d'une douzaine
de titres de la “dernière” permettent aux petits groupes d'identifier le titre en
question : “ce sont les mêmes mots”. Mais on constate aussi des différences de mise en
page : “mais c'est pas écrit pareil : là c'est long et là c'est tout droit et là les lettres sont plus
grosses...” etc.
22 Par la suite, au fil de l'année, le travail sur les titrages, par exemple, va se complexifier :
on comparera le titrage de plusieurs journaux le même jour... Ce qui pose la question de
la perspective éditoriale de chacun : on cherchera à voir par exemple comment est
traité un même sujet par La Dépêche et un journal à diffusion nationale comme Le
Monde... Bien entendu, le travail de lecture de la presse prendra bien d'autres formes. La
voie est longue, de la prise d'information – qui met en jeu bien d'autres compétences
que de simples compétences de déchiffrage, comme on l'a vu – à la lecture critique qui
met littéralement l'information recueillie en question(s).
44

23 Bien entendu, comme je l'ai souligné plus haut, on lira beaucoup d'autres choses que le
journal. Pour m’en tenir ici au journal, comment celui-ci pourrait-il se définir, sinon
par rapport à d'autres types d'écrits ? Ainsi de la mise en page par exemple, dimension
sémiotique des plus signifiantes de tout écrit, si épuré soit-il en apparence. Savoir lire
un journal, un magazine, une affiche publicitaire ou politique, une B.D., un recueil de
poèmes, un manuel scolaire, un roman..., c'est aussi savoir identifier la structure
d'ensemble de ces objets et la disposition respective dans l'espace des divers éléments –
verbaux et non verbaux – qui composent le message dont ils sont potentiellement
porteurs, leur hiérarchie et les marques visuelles de cette hiérarchie (titres et sous-
titres, chapitres ou rubriques et paragraphes, gras et italiques, tirets...), les relations
entre tous ces marqueurs de signification.
24 Savoir lire, c'est fondamentalement maîtriser les opérations de prélèvement et de
“traitement” d'indices textuels et linguistiques dans trois ordres : l'ordre pragmatique
des conditions de production des écrits ; l'ordre sémantique des relations entre
connaissance du monde et prise de connaissance du monde délimité par l'écrit ; l'ordre
morpho-syntaxique des formes linguistiques qui structurent la mise en texte. C'est
fondamentalement maîtriser les relations, plus ou moins présentes dans tout message,
entre indices textuels, linguistiques, et indices sémiotiques. Une activité complexe,
appliquée à un objet complexe (Groupe EVA, 1991).
 
1.3. Et la lecture à haute voix ?

25 Sans nier l'intérêt de cette activité confondue traditionnellement avec la lecture, mais
qui se situe ailleurs, il s'agit de lui donner sa juste place pour savoir en quoi elle peut
servir la lecture.
26 E. Charmeux a souvent montré que l'interprétation orale d'un texte en classe
présuppose une (des) lecture(s) préalable(s) au sens qui vient d'être dit, et qu'elle
relève de l'interprétation orale personnelle d'un texte (Charmeux & coll., 1982, Romian
dir., 1985). Sa raison d'être est le désir de partager une information en situation
d'exposé par exemple, ou un plaisir littéraire, en situation de jeu dramatique, poétique.
Exercice difficile dont l'apprentissage relève de la diction, et qu'il est sage de renvoyer
pour l'essentiel au cycle 3.
27 La tradition veut que la lecture à haute voix permette un contrôle de la compréhension
du texte, donc de la lecture. Mais la relation entre interprétation orale d'un texte et
compréhension n'a rien d'évident. De bons interprètes peuvent s'avérer de piètres
“compreneurs” – la sensibilité, l'intuition, si nécessaires soient-elles, n'en sont pas pour
autant suffisantes. De piètres interprètes peuvent s'avérer d'intelligents
“compreneurs”.
28 Sans doute, la lecture initiale du texte est-elle en cause : l'oralisation d'un texte, alors
même qu'on en a une compréhension correcte, suppose une préparation qui implique
plusieurs lectures très serrées qui permettront de mettre l'accent sur ce qu'on juge
essentiel de faire “passer”. Mais l'impossibilité de contrôler la compréhension à coup
sûr tient au fait qu'on peut échouer ou réussir pour des raisons qui tiennent à la diction
et non aux lectures préalables.
 
45

1.4. Travail sur le code et lecture

29 Polarisée sur la lecture à haute voix comme contrôle de compréhension, la tradition ne


l'est pas moins sur le “code” phonographique. Un courant de recherche, qui correspond
à des pratiques majoritaires dans les classes, polarise l'apprentissage de la lecture sur le
“code”. Selon ce courant, la compréhension résulterait d'une automatisation de
l'identification des mots basée sur la connaissance du code. Le décodage seul serait
spécifique de la lecture de textes écrits, alors que la compréhension mettrait en jeu un
processus d'ordre général. Un autre courant de recherche, qui domine dans les
recherches de la francophonie, et qui correspond à des pratiques de classe innovantes,
polarise l'apprentissage de la lecture sur la compréhension des textes, et sur les
stratégies de construction de la signification. Il n'exclut pas le travail sur le code, mais
le met au service de la compréhension. Sans entrer dans le débat de fond qui oppose ces
courants de recherche, je voudrais préciser la position des équipes INRP, à laquelle
Éveline Charmeux et son équipe ont beaucoup contribué. Elle s'inscrit dans le second de
ces courants.
30 Le travail sur le “code”, tend selon nous à faire repérer, classer et structurer les indices
linguistiques de signification d'ordre morphosyntaxique (orthographiques,
sémantiques, syntaxiques) par les enfants. Ce qui est tout autre chose que le travail
classique de b + a = ba. Il se justifie pour les enfants par le fait qu'il produit des savoirs
qui peuvent aider à vérifier des hypothèses de signification, à résoudre des problèmes
de lecture, et surtout à lire de façon plus économique, plus rapide. Du point de vue du
maître, le travail sur le code s'inscrit dans les activités métalinguistiques qui,
permettant aux enfants de comprendre et expliciter progressivement les
fonctionnements de la langue orale et écrite et leurs relations, contribue à leur
initiation scientifique. Il s'articule aux activités de lecture proprement dite (voir par ex.
dans le C.P. de Jeanne Patte, Romian & coll., 1985, pp. 174-178 et 190-201).
31 Les principes didactiques de base des activités sur le “code” sont de même nature que
ceux que nous avons vus à l'œuvre dans la classe de Jeanne Patte, au cours de
l'exploration du journal. Partant des connaissances expériencielles des écrits que les
enfants peuvent avoir, ces activités tendent à induire des opérations d'analyse, de
synthèse, de catégorisation qui vont induire la construction de savoirs organisés sur les
fonctionnements de la langue écrite. Mais elles s'appliquent là non pas à des données
langagières dont il s'agit de trouver la signification, mais à des données linguistiques
décontextualisées, abstraites (“histoire”, phrase, mot, syllabe, lettre..) qu'il s'agit de
catégoriser et mettre en relation, de conceptualiser. Raison qui justifie la position
seconde de ces activités : pour “décontextualiser”, pour “abstraire”, encore faut-il avoir
dans un premier temps pratiqué des énoncés écrits contextualisés, signifiants.
32 Encore faut-il que ces apprentissages puissent faire sens pour les enfants. C'est
pourquoi ils sont introduits en réponse à des problèmes (plus ou moins formulés)
rencontrés au cours d'une activité de lecture. Leur résolution va exiger une observation
plus poussée du fait en question, la recherche et le classement d'autres faits de même
nature. Ainsi des petits de cycle 1 qui regardent un “Bonne Fête, Maman !” inscrit au
tableau par la maîtresse sous leur dictée (Charmeux, 1992, p.50), remarquent : “il y a
trois paquets de lettres... on n'entend qu'un seul truc quand on le dit”. On a bien là en effet un
problème de base : la chaîne orale dont ils ont l'expérience et la chaîne écrite
correspondante qu'ils découvrent ne sont pas segmentées de la même manière. La
46

correspondance entre éléments des deux chaînes ne se fait pas terme à terme. Les
notions de phrase, de mot, de syllabe orale et de syllabe écrite, de phonème et de
graphème, de lettre et de son, n'ont rien d'évident, et seront construites très
progressivement, sur les cycles 1 et 2... On ne saurait trop souligner le fait que la
remarque citée ne provient pas d'une génération spontanée : la classe a travaillé la
segmentation de l'oral, le travail sur la langue orale enracinant en quelque sorte le
travail sur la langue écrite (Houdebine & Agniel, pp. 121-179).
33 Ainsi une petite Christine de C.P. observe un jour : “c'est drôle : on entend pareil dans
“Christine” et dans “crier” et on voit pas les mêmes “lettres” (Charmeux, 1992, p. 51). Le
travail de discrimination/identification (“c'est pas pareil”/“c'est pareil”) qui suit est
classique : recherche d'autres mots où l'on voit ces lettres, de mots dans lesquels on
entend le son [k] ; classement selon des critères explicités ; formulation de règles de
correspondance phonies/graphies et graphies/phonies, qui seront ensuite
progressivement infirmées ou confirmées, précisées.... Là encore, le travail sur la
langue orale mené parallèlement au travail sur la langue écrite permet de fructueuses
interrogations sur leurs relations et l'intégration d'une méthodologie d'observation de
la langue.
34 Globalement, le travail sur le “code” répond en effet à des principes d'ordre
phonologique. Dans la mesure où ce terme est passé dans le lexique des enseignants et
des psychologues selon une acception faible, comme synonyme de “phonétique”, il
convient ici de préciser. Si la phonétique étudie toutes les propriétés phoniques des
sons, la phonologie (Jakobson, 1963, Martinet, 1868) se centre sur ceux qui ont une
fonction distinctive et jouent donc un rôle dans la construction de la signification des
mots à l'oral, dans la communication. Dans cette perspective métalinguistique, la
conscience phonologique est l'enracinement nécessaire de la conscience graphique
(Houdebine, 1981). Ce qui suppose la construction progressive d'un certain nombre de
notions selon une méthodologie d'ordre phonologique : notion de chaîne orale/écrite
comme suites d'éléments dont l'ordre détermine la signification ; notion de relation
entre graphies et phonies, sans que les unités repérables par segmentations successives
des chaînes orale, écrite se correspondent terme à terme (syllabe orale, syllabe
écrite..) ; notions de “paires minimales” [ra]/[vu]/[ru] à l'oral, écrites “rat” / “roue”),
de traits “pertinents” pour la communication ([kar]/[gar] à l'oral ; [b]/[d] ou [p/q]) à
l'écrit ; notions de convention orthographique unique par rapport aux variétés de l'oral
et de marques syntaxiques “y’a toujours s avec des” puis “pluriel y'a s” ; notion de classes
de sons (consonnes sourdes/sonores...), de syllabes, de lettres ; notions de système
phonologique, de combinatoire graphophonologique, de plurisystème
orthographique..). Bien entendu, la plupart de ces termes ne sont pas utilisés en classe,
mais ils structurent les contenus linguistiques des activités.
35 Le corollaire de ces conceptions est l'exclusion de toute progression pré-établie. La
structuration didactique n'en existe pas moins. Elle procède de la dynamique de
construction des savoirs par les élèves, selon des itinéraires collectifs et individuels
croisés, savoirs organisés avec l'aide de la maîtresse en référence à son projet, à ses
objectifs d'enseignement. Ainsi la combinatoire oral/écrit n'est pas vécue par les
enfants comme savoirs pré-élaborés à apprendre selon un parcours prévu, mais comme
la résultante du travail de la classe sur les écrits, à construire progressivement, jusqu'à
la fin du cycle 2, et au-delà.
47

36 Savoir lire, c'est donc être capable de construire la signification des écrits des divers
types présents dans les pratiques sociales, culturelles de la communication de manière
à pouvoir les utiliser de manière “fonctionnelle”, adaptée, efficace en fonction du
projet d'activité qui a initié la lecture d'écrits donnés.
37 Cette construction requiert la capacité de mobiliser à la fois son expérience, ses
connaissances du monde des écrits et du monde en général, et ses savoirs sur les
fonctionnements de l'écrit (dont le “code”), en relation avec des opérations de
prélèvement et de traitement d’indices sémiotiques, textuels et linguistiques de
signification très divers portant sur un écrit donné.
38 L'apprentissage d'une activité aussi complexe requiert du temps. Et c'est bien cela qui
justifie fondamentalement le principe d'un cycle continu et cohérent S.G. – C.P. – C.E.l
posé dès 1971 dans le Plan de Rénovation INRP (1971), et institutionnalisé 20 ans plus tard
pour l'ensemble du cursus primaire (Romian, Charmeux et al, 1992).
 
2. Maîtriser la variation des écrits (années 1980)
39 Dans les années 1980, le cadre général mis en œuvre et conceptualisé sur les bases du
Plan de Rénovation demeure. Mais les recherches de ces années-là en approfondissent
sensiblement les contenus. D'une part, les référents théoriques de nos recherches en
didactique ont évolué. La linguistique textuelle et la pragmatique, la psycholinguistique
et la linguistique sociale prennent le relais des courants fonctionnalistes de la
linguistique et de la psychologie des années 1970 sans en contredire pour autant le
principe fondateur (Romian, 1992). D'autre part, nos recherches réfèrent désormais
beaucoup plus explicitement aux usages de l'oral, de l'écrit dans les pratiques sociales,
culturelles de la communication, pratiques scolaires comprises.
 
2.1. Le principe de variation langagière

40 Éveline Charmeux et son équipe (Charmeux, 1980) participent dans ces années-là à une
recherche INRP très significative, qui porte sur la prise en compte de la variation
langagière à l'école, et, pour ce qui les concerne, comme dimension à part entière de
l'enseignement/apprentissage de la lecture d'écrits sociaux (scolaires compris), relatifs
à la vie civique, dans le présent ou le passé. D'autres équipes INRP travaillent
respectivement sur la prise en compte didactique de la variation régionale, socio-
ethnique, ou celle de la variation des écrits disciplinaires à l'école, notamment en
mathématiques, technologie (Treignier et al, 1989), (Romian, 1990).
41 Le principe organisateur des contenus d'enseignement sur lequel est fondé la recherche
“Variations” (dite VARIA) réfère à des travaux de linguistique sociale, notamment ceux
de J. B. Marcellesi (1974), ceux de F. François (1980) et ceux de C. Marcellesi (François,
François & Marcellesi, 1983). Traditionnellement, l'enseignement du Français a été
gouverné par le principe de la norme, incarnée par les “bons auteurs”, le “bon usage”,
la “correction”. Ainsi F. François invite à distinguer des normes d'ordre
sociolinguistique, relativement variables, et la norme linguistique, relativement stable,
du “code commun” selon l'expression de F. François, qui définit les structures de la
langue française par rapport à d'autres langues. Ce code commun est le bien de tous les
locuteurs francophones, quelles que soient par ailleurs les variétés phonétiques,
48

syntaxiques ou lexicales qui marquent leurs parlers et leurs écrits, des Antilles au
Québec, de la Belgique à la Suisse, et, bien entendu, à travers l'Afrique. Sachant que les
contraintes sociales ne sont pas moins fortes que la contrainte linguistique. Sachant
que le code commun évolue lui aussi, précisément sous l'influence de la variation des
normes sociolinguistiques.
42 En gros, les équipes “VARIA” prennent en compte deux types de variation, pour ce qui
est de l'écrit. La variation des discours dans la communication sociale a été envisagée
en classe selon les supports matériels, techniques (leurs canaux) : B.D., affiche, presse,
correspondance écrite, manuels scolaires... Elle est appréhendée à la fois d'un type
d'écrits à d'autres, et à l'intérieur d'un type d'écrit (lettre personnelle,
administrative..). La variation des discours est envisagée également selon des
paramètres socio-géographiques (usage plus ou moins poussé des cultures, langues ou
parlers régionaux), socio-ethniques (langues d'origine des familles immigrées), socio-
scientifiques (disciplines scolaires).
43 S'agissant de lecture, le recherche tend à développer en conséquence des capacités
d'identification des normes sociales fonctionnelles dont procède la signification des
écrits. Ces normes sont plus ou moins manifestes dans les discours, surtout pour des
enfants. Il importe donc de faire construire des capacités de questionnement des
conditions de production des écrits à lire, d'un point de vue pragmatique, visant d'une
part la contextualisation de ces écrits (qui écrit à qui ? dans quel réseau de
communication ?...) et d'autre part leur fonctionnalisation (pour quoi faire ? et avec
quels enjeux ?...), de manière à pouvoir comprendre, expliciter les choix des codages
linguistiques qui en sont les corollaires et les indices.
 
2.2. Contextualiser : construire la notion de normes sociales

44 La diversification des écrits dans les classes de l’équipe de Toulouse est devenue une
seconde nature, dès les années 1970. Elle est, 10 ans plus tard, beaucoup plus tournée
vers la prise de conscience des caractéristiques des pratiques sociales de l'écrit, à partir
des écrits de l'environnement scolaire et familiale : “consignes d'incendie, notes
adminstratives, prospectus des campagnes d'hygiène, lutte anti-poux, etc., mais aussi,
dit E. Charmeux, 1989 (p. 63), affiches publicitaires, journaux” et textes scolaires divers,
utilisés dans l'ensemble des activités en classe et dans l'école. L'objectif est de favoriser
l'identification des “genres”, par le repérage des régularités qui permettent de le
caractériser et des variétés internes au genre en question, qui résultent de la diversité
des interactions sociales à partir desquelles il se manifeste (Bakhtine, 1977).
45 Ainsi le CM2 de J. de Peco (École P. Dottin, Toulouse), a particulièrement travaillé la
lettre à partir de courriers envoyés à divers destinataires dans le cadre des projets
d'activités de la classe : autres classes de l'école, parents durant la classe de neige,
maire, directeur du musée, rédacteur du journal local... (Charmeux, 1989, p. 64). Les
enfants ont repéré les indices sémiotiques, linguistiques contitutifs du genre par
rapport aux discours narratifs : en-tête, date et signature, énonciation et formules de
politesse etc... Ils ont repéré aussi les différences de codage entre lettres personnelles
et courriers administratifs.
46 Mais ils ont tendance à interpréter ces différences en termes normatifs, jugeant les
formes de la lettre administative “plus jolies” et écrites “en bon français”. Une
observation plus poussée leur permet de constater qu'il s'agit en fait de normes
49

commandées par la variation des interactions sociales en jeu, et, de ce fait, plus ou
moins contraignantes.
 
2.3. Fonctionnaliser : construire la notion de visée pragmatique

47 E. Charmeux cite à ce propos deux activités très significatives. Le C.E.l. de D. Sirven


(École de Grenade-sur-Garonne) a travaillé sur deux versions d'un conte : Le Petit
Homme à la Pomme de Janosch, en version originale et en version adaptée dans un
manuel ancien de C.E.2. (Et voici d'autres histoires, par L. Vérel & A. Jolly, Delagrave)
(Charmeux, 1989, p. 65).
48 La mise en commun des premières observations des petits groupes constitués sur le
manuel témoigne – entre autres – d'une intuition de la variation plus nette qu'on ne
croirait à ce niveau scolaire, et, en tous cas, d'un solide entraînement à la
discrimination/identification des régularités et des variétés :
Mohammed : – on dirait que c'est l'histoire du Petit Homme à la Pomme mais ils ont changé
les mots en voulant que les mots disent la même chose,
Magali : – moi j'ai remarqué qu’il y avait des mots soulignés,
Lucile : – ça moi je sais c'est pour faire les liaisons. Mais moi les liaisons je les fais quand je
veux j'ai pas besoin de traits,
Frédéric : – à chaque paragraphe il y a des numéros et puis il y a une page avec des devoirs
avec encore des numéros,
Franck : – c'est un livre de C.E. 2 alors je crois que quand ils l'emmènent à la maison ils font
les devoirs,
Cédric : – l’histoire racontée comme çà ça fait penser à des devoirs,
Julien : – dans un vrai livre on n’explique pas comme çà,
Maîtresse : – quelles différences voyez-vous avec le livre du Petit Homme ?
Lucile : – c’est peut-être pas écrit par Janosch c'est un livre d'école,
Cédric : – c'est pas découpé pareil,
M. : – dans le livre le roman n'est pas découpé c'est vous qui décidez de l’endroit où vous
voulez vous arrêter,
Vincent : – ici on a décidé pour nous il y a 1 2 3 4 et c'est fini après il y a les devoirs....
49 Etc...
50 Les enfants auront ensuite à comparer les deux versions, paragraphe par paragraphe et
leur intérêt ne faiblira pas sur deux semaines. Ainsi par exemple, comparant une
phrase de Janosch : “les huit policiers n'étaient pas peu fiers de leur succès” (double
négation qui leur pose problème) et son adaptation par le manuel : “les agents secrets
firent fièrement le cercle autour du dragon mort”, ils sont sensibles à la volonté de
simplication des auteurs du manuel mais repèrent aussi qu'il s'agit d'une pseudo-
simplification qui dénature l'effet littéraire. Il est patent que ces enfants, habitués à
chercher par eux-mêmes la signification des écrits n'apprécient pas ce manuel qui, par
désir d'aider à lire, gomme le charme du récit sous l'appareil pédagogique.
51 Savoir lire, pour Jeanne Patte comme pour Danièle Sirven et Éveline Charmeux, c'est
aussi savoir prendre une distance critique par rapport à l'écrit. Et cela suppose, très tôt,
une observation rigoureuse des fonctionnements discursifs des écrits, observation
particulièrement favorisée par une méthodologie d'analyse contrastive dont l'intérêt
didactique a été signalé plus haut à propos de la construction des savoirs sur les écrits.
52 Je ne peux pas ne pas évoquer – à Toulouse – le travail de Martine Brethes, dans sa G.S.
de l'école maternelle Ricardie, qui porte, entre autres, sur les affiches de
l'environnement (campagnes de prévention, de santé publique, campagnes
50

commerciales...) (Charmeux, 1989, pp. 66-67). Cette année-là, les enfants ont rencontré
une campagne sur l'hygiène dentaire dont la visée pragmatique est repérable sans
problèmes : informer sur les dangers du manque d'hygiène, et inciter à se laver les
dents plusieurs fois par jour. Par contre, la campagne municipale sur la propreté en
ville, est loin d'être transparente. Les affiches représentent un tas d'immondices
commenté par l'exclamation : “c'est du propre !” ; une poubelle et un sac poubelle
fermés commentés par le constat en grosses lettres : “ c'est propre” et une injonction
en petites lettres “balayons nos habitudes !” ; un balai en action accompagné de la seule
injonction en grosses lettres. Signature : Mairie de Toulouse.
53 Le même travail a été mené au CP et en CE2 (Charmeux, 1987). Il s'avère que la
signification de ce texte, complexe à tous égards, n'est pas accessible aux enfants, alors
même qu'ils le déchiffrent correctement. Deux problèmes, d'ordre pragmatique, sont à
résoudre : l'identification de l'émetteur du message – en l'occurrence un locuteur social
– et des destinataires – une collectivité sociale – et l'identification de la visée
pragmatique du message. Une analyse contrastive de la visée de cette campagne par
rapport à la campagne d'hygiène dentaire montre que les enfants de la G.S. de Martine
Brethes ont pu relativement distinguer les projets d'écriture et leurs fonctions
respectives :
- (à propos de la campagne de propreté urbaine) C’était amusant c'était pour faire rire,
- C'est peut-être pour que le maire on l’aime bien,
- ……
Maîtresse- Et les affiches sur les dents ? Est-ce qu'on sait qui les a écrites ?
- Non c'est des gens qu'on connaît pas,
- M. : Alors pourquoi ont-ils écrit l'affiche ?
- Seulement pour qu'on se lave les dents pas pour qu'on les aime,
M. : Est-ce que les affiches c'est toujours pareil ?
- Non çà dépend. Il y en a pour dire seulement des choses comme le cirque ou la forêt qu'il ne
faut pas brûler et puis d’autres pour qu'on aime bien celui qui a écrit..
54 Dans le C.P. de Jeanne Patte, les enfants vont plus loin dans l'explicitation de la visée
pragmatique du message municipal :
M. : – Qui a écrit cette affiche ?
- La Mairie de Toulouse. Non c'est le maire c'est Baudis. C'est lui qui commande. Il veut que
nos parents votent pour lui.
M. : – À quoi elle sert en fait cette affiche ?
- Elle veut nous faire changer nos habitudes mais elle veut aussi qu'on aime bien Baudis.
55 À l'évidence, ces interprétations seront reprises, rediscutées, approfondies, modulées
ou infirmées par la suite, lorsqu'on travaillera sur d'autres affiches ou messages
municipaux.
 
2.4. Travailler la fonctionnalité des codages linguistiques

56 Comme on vient de le voir, la construction de la signification repose de manière


déterminante sur des indices d'ordre pragmatique et sémantique. Elle repose
également, bien sûr, sur des indices d'ordre morphosyntaxique, les uns renvoyant aux
autres, et réciproquement, selon des stratégies qui peuvent varier selon les écrits, les
lecteurs, les moments de l'apprentissage... Il est essentiel, de ce point de vue, de rendre
sensible aux élèves, très tôt, le fait que des choix linguistiques sont possibles et qu'ils
ont une fonction discursive, une fonctionnalité. C'est là un aspect central pour saisir les
faits langagiers, linguistiques qui sont constitutifs de la variation, de la vie du langage.
51

57 Le C.P. de Jeanne Patte, explorant l'affiche municipale présentée plus haut, s'est heurté
d'entrée de jeu au slogan “balayons nos habitudes !”, qui n'est pas compris, comme en
témoignent les reformulations demandées par la maîtresse aux 6 groupes constitués :
• un monsieur balaye à son habitude ou bien ou pas bien,
• les habitudes c'est ce qu'on sait faire donc ça veut dire : balayons ce que nous savons,
• il faut balayer ce qui est sale d'habitude,
• il faut balayer par terre comme d'habitude,
• quelqu'un a l'habitude de balayer,
• il faut prendre l'habitude de balayer.
58 Pour aider les enfants à résoudre le problème, la maîtresse va faire observer l'ordre des
mots, puis chercher les substituts possibles du mot “habitudes” : que peut-on balayer ?
Elle demande ensuite d'inventorier les substituts possibles du mot “balayons”. La classe
trouve ainsi :
• c'est souvent sale dans les rues ;
• les gens ont l'habitude de ne pas faire attention ;
• il faut que ça change ;
• il faut changer les habitudes, il faut les balayer.
59 Et Valentin de commenter : “Il ne faut pas changer nos habitudes si elles sont bonnes,
tout de même”.
60 La formule “C'est du propre !” n'est pas non plus transparente. En G.S., au départ, on
n'a pas vu de différence avec la formule parallèle : “C'est propre”. On conclut de
l'observation qu'il faut faire attention aux “petits mots” quand on lit. Au C.P., la
compréhension renvoie à l'expérience langagière : “Ma mère le dit quand elle n'est pas
contente et qu'on n'a pas rangé”. Elle renvoie aussi à la connaissance de la valeur du
point d'exclamation. Mais on se demande pourquoi on écrit sur l'affiche ce que
montrent les dessins et on comprend alors que c'est le jeu de mots qui commande les
deux formules, dans l'intention de faire sourire tout en incitant à agir pour une ville
propre.
61 Au C.E.2, pas de problème. La valeur du mot “du” et du point d'exclamation est vue, et
on commente l'opposition des deux formules en experts :
• c'est de l'humour,
• c'est comme quand j'ai fait une bêtise et que maman dit : “tu as gagné !”.
62 Au C.E.2, la fonctionnalité des marques linguistiques qui indiquent la visée pragmatique
a été – dans le cas étudié par l’équipe de Toulouse sensible aux élèves. Il est probable
que ces marques leur ont servi d'indice pour repérer la visée en question. Dans les
classes précédentes, il a fallu que la maîtresse les fasse repérer par discrimination de
deux formes d'abord perçues comme semblables, puis fonctionnaliser.
63 Il y a là manifestement un problème difficile pour les élèves, mais aussi pour les
maîtres, dont le travail qui vient d'être évoqué donne une petite idée.
64 Savoir lire, dans la perspective “variationniste” qui vient d'être présentée, c'est donc
savoir à la fois contextualiser, fonctionnaliser et décoder l'ensemble des types d'écrits
présents dans la communication sociale – école comprise.
65 Cette conception du savoir lire centrée sur le repérage et l'explicitation de la variation
discursive entre types d'écrits et à l'intérieur de types d'écrits donnés, renvoie à un
problème didactique essentiel qui, appartenant à la catégorie des problèmes “mal
52

définis”, reste un objet de recherche : la mise en relation du choix des codages


linguistiques et des choix discursifs dans des écrits donnés, d'un point de vue
pragmatique, sémantique, morphosyntaxique.
66 L'un des mérites, et non des moindres, de la recherche “Variation”, d'Éveline Charmeux
et de l’équipe de Toulouse, aura été d'indiquer ici des pistes particulièrement
heuristiques, dont les implications pour la didactique de la production d'écrit ne sont
pas moins importantes que pour la didactique de la lecture.
67 En conclusion, je voudrais souligner la cohérence des deux définitions du savoir-lire
issues des recherches des années 70 puis des recherches des années 80 auxquelles
Éveline Charmeux et l'équipe de l’École Normale de Toulouse ont grandement
contribué. Elles ne résument pas pour autant l'ensemble du travail qui a été fait sur
l'enseignement/apprentissage de la lecture et de la production d'écrits. Mais elles
portent sur un point essentiel : la nécessaire diversification fonctionnelle des écrits à
travailler en classe et leur différenciation progressive par les élèves, selon les normes
sociales et les codages linguistiques qui les constituent.
68 Certes les référents théoriques organisateurs des contenus, de la démarche
d'enseignement/apprentissage de la lecture ont évolué, notamment d'un point de vue
sociolinguistique. La notion clé, comme on l'a vu, demeure celle de fonction, dont la
polysémie théorique, permet de mettre en cohérence, d'un point de vue didactique
s'entend, des composantes également importantes et probablement en relation
d'interaction, du savoir lire.
69 Dans cette perspective, le savoir lire – la maîtrise de l'activité de lecture – renvoie à des
opérations de construction de la signification d'ordre sémiotique, psycholinguistique
des écrits, du langage écrit. Mais ces opérations, et l'activité elle-même, ne peuvent
“faire sens”, dans l'apprentissage et au-delà, que si le lecteur peut être au clair sur la
fonction de cette activité dans la réalisation du projet où intervient la situation de
lecture, par rapport aux pratiques sociales, culturelles de référence. Elles ne peuvent
faire pleinement sens que si le lecteur est capable de questionner les conditions de
production de l'écrit à lire d'un point de vue sociolinguistique, en relation avec sa
fonction pragmatique, et la fonctionnalité discursive de ses choix sémantiques, de ses
codages linguistiques.
70 Cette conception qu'on peut qualifier de fonctionnaliste et variationniste de la
didactique de la lecture, a, bien entendu, une portée plus générale. Elle est constitutive
de la didactique du Français, selon nous, dans la mesure où elle renvoie à ses référents
fondamentaux : non seulement les sciences du langage – ce qui exclut l'application de
l'une d'entre elles – mais aussi les pratiques sociales, culturelles du langage oral, écrit.
À l'école primaire, ce sont ces pratiques qu'il s'agit d'enseigner/apprendre, dont il
s'agit de faire construire la maîtrise par tous. Ce qui suppose que les apprentissages
puissent faire sens pour les élèves, qu'ils en perçoivent les fonctions. Tel est du moins le
problème dont j'ai voulu présenter quelques voies de solution à partir des travaux des
équipes INRP des Écoles Normales de Toulouse et d'ailleurs, que je verse bien volontiers
au dossier que l’IUFM de Toulouse a pris l'initiative de constituer.
53

BIBLIOGRAPHIE
 
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“Finalités, objectifs, pratiques et outils des pédagogies de la lecture/écriture au C.P”. Recherches
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CHARMEUX, E. (1992) : “Des programmes aux compétences”. In ROMIAN, H. dir. Maîtrise de la


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l’école primaire. INRP

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TREIGNIER, J., CHARMEUX, E. & VARGAS, C. (1989) : “Vers une didactique de la variation
langagière”. In Romian, H. (dir.), Didactique du français et recherche-action. INRP.
54

AUTEUR
HÉLÈNE ROMIAN
Chercheur honoraire à l'INRP, Paris. Rédactrice en Chef de la Revue “Repères”.
55

Deuxième partie. Regards sur


l’institution scolaire et les pratiques
d’enseignement
56

Présentation
Angeline Liva

1 Le regard sur les pratiques d’enseignement de la lecture prend tout son sens après la
présentation de dix années de travaux de recherche de l’INRP. Il semble légitime, en
effet, de chercher à savoir quels changements ont produit sur le système scolaire les
recherches sur la lecture de ces deux dernières décennies, recherches de l’INRP et
recherches universitaires.
2 Dans le souci de mieux connaître le système éducatif français, le M.E.N. impulse à
l’heure actuelle un courant de recherches en sociologie de l’éducation qui vise à
éclairer les phénomènes de réussite et d’échec scolaires en se penchant sur les
processus de “fabrication” de ces deux phénomènes. Dans cette perspective, les
pratiques pédagogiques et, tout particulièrement, les pratiques pédagogiques de
l’enseignement de la lecture deviennent un objet particulier d’attention.
3 Ainsi, dans leur étude sur les pratiques pédagogiques au CP, Duru-Bellat et Leroy-
Audoin (1990) dégagent deux typologies alternatives qui opposent des maîtres
“experts” aux maîtres “animateurs” et des maîtres “différenciateurs” aux “non
différenciateurs”. Mettant en relation cette typologie avec la réussite des élèves, les
auteurs montrent que ces types de pratiques jouent peu sur les acquisitions des élèves
tandis que Mingat (1984,1991) explique que la variable “effet maître” n’est pas
négligeable dans la réussite en lecture des élèves de CP 1.
4 Que met-on exactement dans les pratiques pédagogiques ? Peut-on parler d’une
méthode d’enseignement de la lecture ? Que font exactement les maîtres de CP pour
enseigner la lecture/écriture ? C’est à ces questions que tentent de répondre Éliane et
Jacques Fijalkow dans leur article.
57

NOTES
1. Mingat A., “Expliquer la variété des acquisitions au cours préparatoire : les rôles, l’enfant, la
famille et l’école”. Revue Française de Pédagogie no 95, 1991, 47-63.

AUTEUR
ANGELINE LIVA
Maître de Conférences à l’I.U.F.M. de Toulouse.
58

Enseigner à lire-écrire au CP : état


des lieux
Éliane Fijalkow et Jacques Fijalkow

1 Si les enseignants ont fait l’objet de recherches récentes (Huberman et Gather Thurler,
1991 ; Street, à paraître), peu d’entre elles portent précisément sur ce que sont les
pratiques d’enseignement de la lecture-écriture en début de scolarité obligatoire (Duru-
Bellat et Leroy Audouin, 1990).
2 De fait, on ne dispose, le plus souvent à ce propos, que d’informations partielles sur ce
qui se passe effectivement dans les classes. Partielles, ces informations, constituées le
plus souvent de témoignages individuels, sont également partiales. On peut entendre,
en effet, les avis les plus contradictoires : alors que certains affirment que rien n’a
changé dans les classes depuis des décennies, d’autres, au contraire, sont convaincus
que le renouveau du débat sur la lecture qui se déroule en France depuis quelques
années est dû aux changements radicaux que les maîtres ont introduits dans leurs
pratiques. S’il en est qui s’en réjouissent, tandis que d’autres s’en inquiètent, la base
matérielle des réactions des uns et des autres ne dépassant guère leur sphère
d’information individuelle, la validité limitée de ces opinions rend nécessaire une étude
destinée à établir, de manière aussi objective que possible, ce qu’est la réalité actuelle.
3 C’est pour savoir ce qui se passe réellement dans les classes que nous avons donc, en
accord avec le Ministère de l’Éducation Nationale1, entrepris une étude visant à
apporter une information objective permettant de savoir ce que font effectivement les
maîtres quand ils enseignent à lire-écrire aux enfants au CP en France aujourd’hui 2.
C’est dans ce but qu’un questionnaire a été élaboré, puis des observations effectuées
dans des classes.
4 Nous ne tenterons pas de fournir une description exhaustive des pratiques, mais nous
limiterons à tenter de savoir, par rapport aux opinions évoquées plus haut, dans quelle
mesure la pédagogie de la lecture-écriture demeure inchangée et dans quelle mesure
elle s’est transformée en réponse aux sollicitations dont elle a fait l’objet.
5 Ce travail ne vise donc, sous cet angle particulier, qu’à fournir une description aussi
objective et précise que possible des pratiques pédagogiques. Pas plus qu’il ne vise
59

l’exhaustivité, il ne se préoccupe alors d’expliquer les faits observés, ni d’évaluer leur


efficacité pour les apprentissages3.
 
1. Méthodologie : l’enquête par questionnaire
1.1 Méthodologie

6 Le questionnaire comporte 79 questions correspondant à 399 variables. Le répondant a


été invité, pour la plupart des questions, à choisir une réponse sur une échelle du type
“jamais, quelquefois, souvent, très souvent”. Le questionnaire a été envoyé à 2501
enseignants ; 1253 d’entre eux ont répondu.
7 Dans un premier temps, la fréquence des réponses fournies à chaque question nous
donnera une indication sur l’importance de la pratique visée. Dans tous les cas où la
question de la grandeur des différences entre résultats pouvait prêter à discussion, le
test du chi deux a été calculé afin de décider du caractère aléatoire ou non des
différences observées.
8 Pour approfondir cette information, nous avons, dans un second temps, retenu 76
variables qui, de par leur nature, étaient susceptibles de faire apparaître des démarches
pédagogiques contrastées.
 
1.2. Analyse des résultats
1.2.1. Renseignements généraux

Les enseignants

9 Sexe : dans notre échantillon, les femmes (81 %) sont plus nombreuses que les hommes
(19 %). Ce déséquilibre entre les deux sexes se manifeste également en Belgique, en
Suisse et au Québec.
10 Les proportions observées sont voisines de celles de la population parente puisque l’on
note, pour 1988-1989, 73 % de femmes enseignant en France en CP (Ministère de
l’Éducation Nationale, 1990, p. 68).
11 Années d’expérience dans l’enseignement : elles varient entre 0 et 40 ans. Le mode se situe
à 20 ans d’expérience dans l’enseignement. Les réponses les plus fréquentes sont
ensuite : 22 ans et 30 ans.
12 Le médian se situe à 22 ans. L’échantillon apparaît donc constitué de répondants
ayant une solide expérience de l’enseignement.
13 Années d’expérience en CP. : elles varient de 0 à 35 ans. Le mode correspond à 10 ans
d’expérience en CP et le médian à 11 ans.
14 Si on met en rapport ces résultats avec ceux de la question précédente, il apparaît que
l’expérience de l’enseignement des répondants est pratiquement deux fois supérieure à
celle qu’ils ont du CP.
15 Notre échantillon est donc composé d’enseignants expérimentés, mais cette expérience
n’a été acquise que pour moitié en CP.
 
60

Les élèves

16 Age en début d’année : la majorité des enseignants (62 %) note que les élèves ont de 6 ans
1 mois à 6 ans 6 mois. Les moins nombreux (1 %) disent qu’ils ont de 7 ans 1 mois à
7 ans 6 mois.
17 La population parente, malgré un découpage différent des âges, présente une structure
analogue en 1988-1989 (Ministère de l’Éducation Nationale, 1990, p. 99).
18 Deux pays francophones ont une distribution semblable : la Belgique et le Québec.
19 Milieu socio-culturel : deux milieux dominent et sont presque également représentés :
milieu favorisé (39 %) et milieu plutôt défavorisé (37 %). Le plus faiblement représenté
est le milieu très favorisé (3 %).
 
1.2.2. Aspects méthodologiques de l’enseignement de la lecture

Quel est le point de départ des activités de lecture que vous proposez en classe ?

20 En début d’année, le plus grand nombre (64 %) part des indications d’une méthode de
lecture en utilisant le manuel qui s’y rattache. En fin d’année, le point de départ est le
même qu’en début d’année, mais moins massivement (53 %). Si l’on compare début et
fin d’année, on constate que cette utilisation est significativement moins importante en
fin d’année (chi deux = 12,36 ; P <.01).
21 Le questionnaire propose d’autres points de départ. Celui qui est choisi en second – un
texte écrit par l’enseignant, dicté ou non par les élèves – est utilisé par un peu moins de
la moitié des enseignants en début d’année (45 %) et en fin d’année (49 %).
22 Si on compare début et fin d’année pour les points de départ autres qu’une méthode, on
constate qu’ils sont tous utilisés davantage en fin d’année. Pour certains la différence
entre début et fin d’année est significative, qu’il s’agisse d’un thème (chi deux = 25,69 ;
P <.01), d’un projet plus ample à réaliser (chi deux = 65,21 ; P <.01) ou d’un livre de
jeunesse (chi deux = 72,46 ; P <.01).
 
Quel que soit le moment de l’année, lorsque vous aidez individuellement un élève à
découvrir un mot dans un texte ou dans une phrase, que lui proposez-vous ?

23 Un type d’aide émerge de façon importante : trouver dans les ressources de l’environnement
(71 %).
24 Trois autres possibilités apparaissent chez plus d’un enseignant sur deux :
• regarder les lettres, les syllabes et les dire,
• sauter le mot, lire plus loin et y revenir pour l’identifier,
• relire le début de la phrase et identifier le mot.
25 Ces trois aides sont aussi souvent proposées les unes que les autres (chi deux =.12 ; p>.
05).
26 Les autres types d’aide sont proposées par moins de 50 % des enseignants.
27 Seule l’aide invitant à recourir aux ressources de l’environnement se retrouve dans les
trois autres pays francophones.
 
61

Quelles activités faites-vous faire à vos élèves ?

28 Considérons d’abord les résultats du début de l’année et distinguons deux catégories


d’activités : les activités très proposées (par plus de 50 % des enseignants) et les
activités peu proposées (par moins de 50 % des enseignants).
29 Dans les activités très proposées, trois activités émergent :
• comparer des mots, des phrases, pour voir ce qu’il y a de semblable, de différent,
• faire lire des étiquettes-mots ou des listes de mots (presque à égalité avec l’activité précédente :
chi deux = 1,55 ; p>.01),
• reconstituer des phrases à partir de mots découpés.
 
Activités très souvent proposées

30 Dans les activités peu proposées, trois émergent également :


• anticiper la fin d’un texte inachevé,
• remplacer des mots par d’autres dans une phrase, (à égalité : chi deux = 0)
• restructurer un livre ou un récit après une présentation déstructurée.
 
62

Activités peu proposées

31 En début d’année, les activités les plus importantes mettent l’accent sur le mot et la
phrase. Les activités sur le texte, par contre, sont très peu proposées. Il semble qu’en
début d’année les unités sont travaillées sans être situées par rapport à un texte. Le
travail semble se faire, alors, dans un contexte dont le plafond est la phrase.
 
Demandez-vous à vos élèves de lire à haute voix ?

32 On recueille un pourcentage de réponses très élevé : la quasi totalité (97 %) des


enseignants dit faire lire les élèves à haute voix.
33 En début d’année, les plus nombreux (87 %), disent que c’est pour permettre de vérifier les
acquis des élèves.
34 En fin d’année, il y a moins d’enseignants (78 %) à donner cette réponse (chi deux =
5,76 ; p <.01).
35 Les autres cas d’utilisation proposés par le questionnaire sont choisis bien moins
souvent. Certains varient peu du début à la fin de l’année :
• afin de les entraîner à lire à haute voix (chi deux = 2,48 ; p>.05),
• afin qu’ils confrontent entre eux leur première lecture d’une phrase ou d’un texte (chi deux
= 2,28 ; p>.05).
36 – Dans un cas toutefois, la variation est sensible :
37 afin qu’un d’entre eux communique oralement aux autres une information écrite qu’ils
n’ont pas (chi deux=40,53 ; p <.05).
38 Les trois autres pays francophones donnent, en début comme en fin d’année, des
réponses semblables.
63

39 Aux yeux des enseignants, la lecture à haute voix a donc bien pour fonction principale
l’évaluation des élèves. Ceci vaut surtout pour le début de l’année, d’autres moyens
d’évaluation étant jugés utilisables en fin d’année.
 
Qu’est-ce qui vous paraît nécessaire pour aborder la lecture ?

40 Les enseignants trouvent nécessaire avant tout que les élèves prennent conscience des
fonctions de l’écrit (96 %). Presque autant (91 %) (chi deux = 0 ; p>.05) mettent l’accent
sur la maîtrise des correspondances entre les lettres et les sons.
41 On peut observer, par ailleurs, qu’une importance sensiblement égale est accordée à
des énoncés qui renvoient à des démarches que l’on peut qualifier de “globale”
(reconnaître globalement des mots) (82 %) ou d’“idéo-visuelle” (apprendre à anticiper
des mots dans une phrase) (85 %).
42 L’importance conférée aux fonctions de l’écrit est également marquée en Belgique.
 
1.2.3. Aspects matériels de l’enseignement de la lecture

Vos élèves disposent-ils d’un manuel de lecture ?

43 71 % des enseignants répondent positivement à cette question. Au Québec, le


pourcentage est équivalent.
 
Le matériel que vous affichez sur les murs (posters) de la classe pendant quelques
semaines, en fonction de quoi est-il fait ?

44 En début d’année, la majorité des enseignants (80 %) affichent des posters sur lesquels
est écrit un phonème étudié en classe. En fin d’année, la même tendance apparaît. Ce
type d’affichage est plus important en début qu’en fin d’année (chi deux = 5,55 ; p <.05).
64

45 Mettre des posters sur les murs à partir d’un thème, de l’étude d’une syllabe, ou de la
nature grammaticale des mots est plus rare (40 %).
46 Deux pays, la Belgique et la Suisse, suivent le même schéma.

 
Quelle est, par semaine, la répartition du temps entre les activités signifiantes et les
activités de structuration ?

47 En début d’année, le plus grand nombre des enseignants (35 %) consacre 1/3 du temps à
des activités signifiantes et 2/3 à des activités de structuration. Presque à égalité (33 %) (chi
deux = 0 ; p>.05), un autre groupe dit consacrer la moitié du temps à des activités
signifiantes et l’autre moitié à des activités de structuration.
48 En fin d’année, une formule émerge très au-dessus des autres (52 %) : 2/3 du temps
accordé aux activités signifiantes et 1/3 aux activités de structuration.
 
Quelles différences observe-t-on entre le début et la fin de l’année ?

• la formule “1/3 d’activités signifiantes et 2/3 de structuration” diminue considérablement


en fin d’année,
• il en est de même pour la formule “1/2, 1/2”,
• par contre, la formule “2/3,1/3” domine en fin d’année.
49 On retrouve ces résultats en Suisse et en Suisse seulement, tant en début qu’en fin
d’année.
 
En classe que donnez-vous à lire aux élèves ?

50 Les analyses portent, d’une part sur ce qui est le plus proposé en début et en fin
d’année, d’autre part sur ce qui est le moins proposé en début et fin d’année.
65

 
Les outils les plus proposés

51 En début d’année, la majorité des enseignants donnent des livres de jeunesse. Presque à
égalité (chi deux =. 23 ; p>.05) on trouve des poèmes, chansons, comptines. Un peu
moins importants, mais statistiquement équivalents (chi deux =.148 ; p>.05), des
extraits de manuel et des journaux pour enfants.
52 En fin d’année, les livres de jeunesses réapparaissent. Les autres outils sont également
très fortement représentés avec, en plus, l’apparition d’un nouvel outil, la presse écrite.
53 Au Québec et en Suisse, on ne retrouve la même tendance que pour les livres de
jeunesse, en début et en fin d’année.
54 Si on compare le début et la fin d’année on constate des différences : une plus grande
utilisation en fin d’année pour
• les livres de jeunesse (chi deux = 133,88 ; p <.01),
• les poèmes, chansons, comptines (chi deux = 44,17 ; p <.01),
• les extraits de manuel (chi deux = 100,6. p <.01),
• les journaux pour enfants (chi deux = 74,56 ; p <.01).

 
Les outils les moins proposés

55 Deux outils sont peu proposés, que ce soit en début ou fin d’année : la presse écrite et la
correspondance. Leur pourcentage d’utilisation en début d’année tourne autour de
10 %. En fin d’année, ils sont légèrement plus utilisés mais ne dépassent pas 30 % de
réponses.
66

56 On constate, d’une part, que plus l’année avance, plus les enseignants proposent les
outils qu’ils donnaient parcimonieusement en début d’année. Ceci revient à dire qu’ils
attendent que les élèves sachent lire pour les plonger dans des activités réelles de
lecture.
57 Il apparaît, d’autre part, que les outils choisis font surtout appel à l’imaginaire des
enfants (livres de jeunesse, poèmes, chansons, comptines) ou à l’utilitaire scolaire
(extraits de manuel). Les outils de type fonctionnel (presse écrite, dictionnaires,
encyclopédies, correspondance) sont très peu proposés.
 
Quelles activités pratiquez-vous à partir de livres de jeunesse ?

58 En début d’année, la lecture à haute voix par le maître des livres de jeunesse est la
réponse la plus fréquente (49 %). Les autres activités sont toutes inférieures à 36 %.
59 La même tendance se retrouve dans les autres trois pays avec des pourcentages encore
plus marqués que ceux des enseignants français.
60 La faiblesse des pourcentages observés laisse penser que ce type d’outil est en fait peu
utilisé dans les classes en début d’année.
 
S’il y a un coin lecture dans votre classe, les élèves s’y rendent-ils ?

61 82,9 % des enseignants notent que les élèves vont au coin lecture.
62 Les trois autres pays francophones répondent positivement à cette question avec un
pourcentage tout aussi écrasant.
 
Quels modes de fréquentation du coin lecture proposez-vous ?

63 La réponse la plus choisie (84,8 %) est : “quand ils ont fini leur activité”.
67

64 Le même mode de fréquentation apparaît au Québec, en Belgique et en Suisse.


65 Dans le cas le plus répandu il y a un coin lecture et il est fréquenté par les élèves, mais
ils n’y ont accès que s’ils ont fini leur activité. Le risque est alors que les bons élèves
aient la possibilité de l’utiliser plus souvent que les élèves lents.
 
Dans le cadre des activités scolaires, vous rendez-vous avec vos élèves dans une
bibliothèque ?

66 La réponse positive concerne le plus souvent la bibliothèque de l’école. Quant à la


bibliothèque municipale ou à la bibliothèque itinérante, elles sont aussi peu
fréquentées l’une que l’autre (chi deux = 3,48 ; p=.05).
 
La situation est semblable au Québec et en Belgique.

67 La faiblesse des résultats, indépendamment du type de bibliothèque, indique que les


visites en bibliothèque sont peu fréquentes. On peut penser alors, et de façon plus
générale, que les livres occupent une part limitée dans l’enseignement de la lecture.
 
1.2.4. L’enseignement de l’écriture (au sens de production de texte)

Quand pratiquez-vous des activités d’écriture ?

68 Le plus grand nombre mentionne que les activités d’écriture apparaissent pour vérifier
les acquisitions des élèves en lecture (62 %). Certains disent les pratiquer pour sensibiliser les
élèves à la rédaction (51 %) ou, un peu moins nombreux, lorsque la classe en éprouve le
besoin, pour communiquer, pour s’exprimer (45 %).
 
Dans quelle organisation de classe les élèves ont-ils procédé pour réaliser les activités
d’écriture ci-dessus ?

69 Dans la majorité des cas, les élèves ont écrit seuls (59 %) ; beaucoup moins souvent ils
ont écrit à deux (16 %), ou en groupe (17 %) (chi deux =.14 ; p>.05). Les non réponses
viennent ensuite (10 et 15 % respectivement en début et en fin d’année).
68

 
Quelles activités d’écriture avez-vous proposées à vos élèves ces deux derniers mois ?

70 Les activités d’écriture ont été classées en deux groupes, les plus proposées (par au
moins 50 % des enseignants) et les moins proposées (par moins de 50 % des
enseignants).
 
Les activités les plus proposées

71 Elles sont au nombre de six.


72 La plus fréquente consiste, pour les élèves, à écrire des mots dictés.
73 Pratiquement à égalité (chi deux = 1,36 ; p>.01), nous trouvons : compléter des textes
lacunaires et répondre par écrit à des questions.

a : répondre par écrit à des questions


b : compléter des textes
c : reconstituer par écrit un texte déstructuré
d : écrire des mots dictés
e : copier des textes
f : copier des mots

 
Les activités les moins proposées

74 On en compte neuf. Elles se situent toutes en dessous de 10 %.


75 La moins pratiquée est l’écriture d’une fiche relative à un livre figurant dans la
bibliothèque de classe.
69

a : jouer avec des lettres, des mots


b : faire un dessin avec un mot comportant une lettre
c : écrire une fiche relative à un livre
d : écrire des textes pour le journal de classe
e : tenir le journal de classe
f : créer une affiche pour un spectacle
g : écrire les règles d’un jeu
h : créer une bande dessinée
i : écrire la suite d’un livre

76 On constate que les activités les plus proposées en écriture sont du type dictée ou copie.
Ce sont des activités plutôt fermées dont la réponse attendue doit être plus ou moins
conforme à une norme.
77 Les activités moins souvent proposées sont des activités plus ouvertes, où nulle réponse
exacte ne s’impose. Ce sont des activités réelles de production écrite.
78 La séparation entre les activités qui sont souvent proposées et celles qui le sont peu
recouvre donc respectivement les activités servant au contrôle et les activités de
production écrite. Cette distinction confirme que, dans la pratique majoritaire, les
enfants au CP ne sont guère producteurs de textes et écrivent essentiellement en
situation de contrôle.
 
Quel statut donnez-vous à la calligraphie ?

79 Le plus grand nombre (72 %) laisse, dans un premier temps, les élèves recopier
librement, tout en conduisant parallèlement un apprentissage systématique de la
calligraphie. Un pourcentage moins élevé (37 %) enseigne la calligraphie avant que les
élèves écrivent. Pratiquement aucun enseignant (4 %) ne laisse les enfants écrire sans
se soucier de la manière dont ils forment les lettres.
80 On retrouve la même réponse chez les enseignants suisses.
70

 
1.2.5 Image d’ensemble

81 En bref, l’analyse de ces réponses donne d’abord l’impression d’une certaine


homogénéité pédagogique. On trouve, en effet, les mêmes activités chez tous les
enseignants interrogés. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, à l’écoute d’un
discours pédagogique soucieux de créativité, les pratiques différentes sont largement
minoritaires. D’une classe à l’autre, l’identité l’emporte sur la différence. Le paysage
pédagogique est, au fond, assez monotone.
82 Si, attentif à ces tendances fortes, on s’interroge alors sur leur nature, il apparaît
massivement que ces activités ont peu évolué par rapport à ce qu’elles étaient hier. Les
enseignants, dans leur majorité, font appel à une méthode de lecture avec le manuel
qui s’y rattache.
83 C’est encore et toujours au mot, parfois à la phrase, que l’enseignant limite son
approche de l’écrit, sans considération de ce principe fondamental de la linguistique
qu’un mot ou une phrase ne sont rien si on les isole de tout contexte.
84 Encore plus frappante est l’absence de recherche de sens au départ de l’enseignement :
des acquis doivent avoir été effectués avant que les élèves aient accès à des activités
demandant une recherche de sens. De ce point de vue, le décalage est frappant entre les
activités proposées en début et en fin d’année.
85 On note aussi combien les écrits de type fonctionnel occupent peu de place. Les
enseignants favorisent plutôt les activités de type académique. Celles qui renvoient à
l’environnement social dans lequel vivent les élèves sont moins prises en considération.
86 Le livre de jeunesse, s’il est pour certains une autre façon d’apprendre à lire, reste pour
la majorité peu utilisé. De façon générale, le livre n’est guère utilisé comme support
d’apprentissage. L’écriture n’est guère mieux lotie. Elle sert principalement à contrôler
71

les acquis des élèves en lecture. On n’écrit pas pour communiquer, on écrit pour être
évalué.
87 L’examen de la fréquence avec laquelle chaque modalité de réponse a été choisie par
l’ensemble de l’échantillon nous a apporté une certaine image de la répartition
statistique des pratiques dans la population. On est alors frappé par l’homogénéité et le
poids que revêt la tradition dans les réponses fournies.
88 Toutefois, ce mode d’analyse ne nous dit rien de la façon dont les enseignants, en tant
qu’individus, répondent aux questions posées. Répondent-ils plus ou moins de la même
façon aux questions posées ou certaines modalités de réponse apparaissent-elles
simultanément chez des enseignants différents, permettant dès lors de faire apparaître
des groupes d’enseignants qui seraient différents en vertu de pratiques qu’ils
privilégieraient ? Pour le savoir, les données ont été analysées d’une autre façon.
 
2. L’enquête par questionnaire : les groupes
d’enseignants
89 À partir des 76 variables retenues, on a procédé à une classification hiérarchique, à une
analyse factorielle des correspondances et à la création de groupes par coupure.
90 Cette démarche a permis de faire apparaître quatre groupes d’enseignants qui se
répartissent de la façon suivante :
• groupe 1 = 339 (27 %)
• groupe 2 = 247 (20 %)
• groupe 3 = 572 (46 %)
• groupe 4 = 95 (7 %)
 
2.1. Quelle est la démarche des différents groupes dans
l’enseignement de la lecture-écriture ?
Groupes 1 et 2

91 Notre analyse porte, dans un premier temps, sur deux groupes, les groupes 1 et 2, ceux
qui présentent les réponses les plus contrastées.
92 Sur les 76 variables considérées comme susceptibles de faire apparaître des différences
de démarche pédagogique, 37 répondent effectivement à cette attente, dont 29 de
manière particulièrement claire. En effet, pour chacune d’elles et dans chaque groupe,
les enseignants donnent des réponses différentes.
93 Le groupe 1 apparaît alors regrouper des enseignants très enracinés dans des pratiques
classiques : découvrir des lettres et des syllabes dans une activité de lecture, effectuer
la lecture à haute voix pour vérifier les acquis, s’attacher à un manuel de lecture et aux
indications qui s’y rattachent... On peut donc le considérer comme un groupe
d’enseignants “traditionnels”, en dépit de l’absence de différences pour 6 variables.
94 Avec le groupe 2, on voit apparaître des enseignants plus centrés sur les élèves, ainsi
que le préconisent les directives du Ministère. Leurs pratiques se révèlent différentes
de celles des enseignants précédents : l’activité de lecture n’est plus uniquement la
découverte de lettres et de syllabes comme pour les enseignants du groupe 1, mais aussi
et surtout la découverte du sens. La lecture à haute voix ne sert pas à la vérification des
72

acquis mais à la communication d’une information. Des pratiques différentes


apparaissent également dans la programmation annuelle de l’enseignement de la
lecture : alors que les précédents s’appuient sur une méthode et un matériel
pédagogique commercial, ceux du groupe 2, au contraire, effectuent une
programmation personnelle dépendant de la vie de la classe. Il en est de même dans le
domaine de l’écriture. Faire écrire les élèves permet aux enseignants du groupe
traditionnel de procéder à une évaluation des acquis, alors que cette activité est
utilisée, dans le groupe 2, à des fins de communication. On peut alors qualifier ces
enseignants de “novateurs”.
 
Groupes 3 et 4

95 Pour identifier ces deux groupes, nous considérons 37 variables (les mêmes 29 variables
qui ont permis de contraster les groupes 1 et 2, plus 8 variables qui sont parfois
différenciatrices). Le fait frappant alors est que ces deux groupes ont pratiquement la
même démarche (les enseignants donnent les mêmes réponse à 28 variables sur 37).
96 Cette démarche est plus traditionnelle (25 réponses vont dans le sens du groupe
traditionnel) que novatrice (14 réponses vont dans le même sens que celles du groupe
novateur). Toutefois ces deux groupes se différencient du groupe traditionnel en ce que
les enseignants qui les composent injectent dans leur démarche des éléments novateurs
de façon beaucoup plus importante que ce n’est le cas de ceux du groupe 1. On
considèrera donc ces deux groupes comme “traditionnels-novateurs”, la dominante
étant indiquée par le premier qualificatif.
97 En effet, on peut voir les enseignants de ces deux groupes utiliser, comme ceux du
groupe traditionnel, une méthode de lecture et le manuel qui s’y rattache, prendre
pour base, comme le font les enseignants du groupe traditionnel, une méthode
pédagogique pour la programmation de l’apprentissage de la lecture, donner aux
élèves, comme ceux du groupe traditionnel, un manuel de lecture. Mais, à ces aspects
traditionnels, s’ajoutent, surtout en fin d’année, des aspects novateurs. En effet, on
peut voir ces enseignants, comme ceux du groupe novateur, ne jamais faire de lecture
linéaire, consacrer, comme eux, 50 % du temps aux activités collectives, faire lire à
haute voix les élèves pour communiquer oralement une information ou encore, dans
l’évaluation de la lecture, faire exécuter une petite tâche ou suivre des consignes.
98 Bien que, pour l’essentiel, les groupes 3 et 4 pratiquent la même pédagogie, un examen
plus attentif permet de voir ce qui les différencie : le groupe 4 a tendance à être plus
traditionnel que le groupe 3 (dans le groupe 4, 21 réponses sont de type traditionnel et
9 de type novateur alors que dans le groupe 3 on compte 19 réponses de type
traditionnel contre 11 de type novateur).
 
2. 2. Image d’ensemble

99 Les résultats rapportés nous montrent que, contrairement aux opinions les plus
tranchées, les positions extrêmes ne sont pas les plus répandues puisque c’est, en effet,
le groupe dit “traditionnel-novateur” (46 %) qui est le plus populeux en rassemblant à
lui seul près de la moitié des enseignants.
73

100 On constate, par ailleurs, que les “traditionnels” apparaissent être un peu plus
nombreux que les novateurs ; ils représentent, en effet, un peu plus du quart des
enseignants (27 %) et les “novateurs” un enseignant sur cinq (20 %).
101 On peut supposer que le groupe dit “traditionnel-novateur”, parti de la pédagogie
traditionnelle, a adopté un certain nombre de pratiques novatrices. Le groupe 4,
également “traditionnel-novateur” est dans la même situation, mais apparaît moins
avancé dans sa démarche de changement.
102 Pour nous assurer de la validité des réponses fournies par les enseignants, nous avons
voulu voir si ces réponses pouvaient être considérées comme correspondant à leurs
pratiques effectives et avons donc complété l’enquête par questionnaire par une
observation directe dans les classes.
 
3. L’observation directe des pratiques
3.1. Méthodologie

103 Le principe de validation retenu a consisté, sur un point limité mais central, à
confronter les réponses fournies par l’observation indirecte (les déclarations des
maîtres relatives à leurs pratiques pédagogiques) à celles que fournit l’observation
directe (leurs comportements pédagogiques en situation scolaire). Le raisonnement est
le suivant : si les pratiques indiquées en réponse au questionnaire sont corroborées par
l’étude des pratiques observées in situ, on pourra considérer que les réponses fournies
au questionnaire sont valides. Dans le cas contraire, c’est-à-dire s’il y a discordance
entre les pratiques affirmées et les pratiques observées, le questionnaire ne pourra être
considéré comme un outil valide de recueil des données et ses résultats devront être
corrigés en conséquence.
 
Situation d’observation

104 Nous avons retenu une seule situation, celle où un enseignant aborde avec les enfants
un texte qui n’a jamais fait l’objet d’un travail préalable avec eux.
105 On considère ce faisant, et c’est sous cet angle théorique que la recherche a été
effectuée, que les interventions des enseignants pendant cette activité sont révélatrices
de leur conception de l’acte de lire et sont donc susceptibles de faire apparaître les
différences mises en évidence dans l’analyse des différents groupes d’enseignants.
106 En pratique, on a demandé à chaque enseignant de faire lire aux enfants un texte
nouveau pour eux au cours d’une séance d’un quart d’heure et, au cas où les enfants
étaient bien avancés dans leur apprentissage, de faire intervenir de préférence les
élèves les plus faibles.
107 Cette dernière indication répondait à notre souci de voir comment procèdent les
enseignants pour aider les enfants à lire un texte en cas de difficulté. Ce même souci
nous a amenés à prendre, chaque fois que possible, des classes de type ZEP.
108 Le recueil des données a été effectué de manière systématique de telle sorte que, pour
chaque unité de texte ayant fait l’objet d’interactions en vue de son identification, on
dispose également des interventions de l’enseignant et de celles des enfants.
74

109 Le questionnaire initial ayant été rempli en fin d’année scolaire, les observations en
classe ont été également effectuées en fin d’année, de façon à s’assurer d’un maximum
de comparabilité.
 
Construction de l’échantillon

Questionnaire réduit

110 Partant de la distinction faite antérieurement entre quatre groupes d’enseignants, nous
nous sommes proposés de sélectionner un échantillon analogue, compte tenu du fait
qu’il s’est avéré impossible, au moment de l’observation en classe, de retrouver les
enseignants qui avaient répondu au questionnaire.
111 Il a donc été nécessaire de faire remplir à nouveau un questionnaire à des enseignants,
mais le questionnaire initial n’étant pas utile dans sa totalité, un questionnaire réduit a
été construit à partir des seules questions différenciatrices. La sélection de ces
questions a été effectuée de manière très stricte, à partir de critères rigoureusement
objectifs.
 
Composition de l’échantillon

112 À partir des réponses fournies au questionnaire réduit, 32 enseignants ont été retenus,
environ 10 par groupe, à l’exception du groupe 4 dont la fréquence d’apparition était
très faible chez les enseignants rencontrés, tout comme dans l’échantillon de départ.
113 Les 32 enseignants retenus présentaient un profil de réponses aussi voisin que possible
de celui des enseignants des quatre groupes issus de l’analyse du questionnaire de
départ. Le procédure d’affectation d’un enseignant à un groupe a été effectuée à partir
de critères objectifs soigneusement définis.
114 Au terme de cette procédure, les effectifs des quatre groupes se répartissent comme
suit :
• groupe 1 : 9
• groupe 2 : 10
• groupe 3 : 11
• groupe 4 : 2
 
Modalités d’analyse des protocoles d’observation

115 Nous avons opté pour une double analyse des protocoles, qualitative et quantitative.
 
Analyse qualitative

116 L’analyse qualitative consiste à analyser chaque protocole isolément en s’attachant à


repérer de quelle façon l’enseignant a organisé le quart d’heure de lecture au cours
duquel nous l’avons observé (critère : organisation de la séance) et, d’autre part, à
analyser comment il intervient auprès des enfants (critère : types d’interventions de
l’enseignant).
117 Cette façon de procéder, individu par individu, fournit des indications sur ce que
chaque enseignant a de singulier dans sa conception de l’acte de lire, mais aussi sur ce
qu’il partage de ce point de vue avec d’autres enseignants.
75

 
Analyse quantitative

118 L’analyse quantitative intervient dans un second temps, sur le terrain ainsi
débroussaillé, et vise à obtenir des données plus objectives. Dans cette perspective,
nous avons construit une grille d’analyse des comportements pédagogiques applicable
aux données. La construction d’une telle grille demande le choix d’un référent
théorique relatif à l’acte de lire, de dimensions, et de critères.
 
Référent théorique :

119 Nous avons considéré qu’il existe actuellement trois types de modèles relatifs à l’acte
de lire. Le premier modèle considère la maîtrise du code comme le moyen exclusif
d’accès à la lecture, “la clé” de la lecture ; le second considère que la recherche du sens
est le moyen exclusif d’appropriation de la lecture par l’enfant ; le troisième considère,
en accord avec le deuxième, que la recherche de la signification est fondamentale mais,
en accord avec le premier, qu’elle peut utiliser pour ce faire tous les moyens
disponibles, y compris les relations grapho-phonétiques. Nous qualifierons ce modèle
d’“intégratif”.
 
Dimensions

120 Chacun des protocoles a fait l’objet d’un examen attentif destiné à faire apparaître
différentes dimensions susceptibles d’être abordées de manière variable suivant le
modèle théorique de référence et fournissant de ce fait un critère d’appartenance à
celui-ci. Douze dimensions ont été retenues. Les dix premières dimensions concernent
spécifiquement l’activité de lecture tandis que les deux dernières, tout en étant
évaluées en situation de lecture, ont une portée pédagogique plus générale.
 
Critères

121 Pour chacune de ces dimensions, l’observation attentive des protocoles nous a permis
de repérer trois façons de procéder qui, opérationnalisant chacun des trois modèles de
référence, constituent donc les trois critères recherchés : critères de type 1, 2 et 3.
122 La grille constituée à partir de ce modèle, de ces dimensions et de ces critères a été
appliquée à chacun des 32 protocoles afin de décider à quel type de modèle de lecture il
est possible de référer chaque enseignant.
123 Dans certains protocoles, les critères 1 et 2 sont apparus aussi fréquemment l’un que
l’autre. On a considéré alors qu’aucun de ces deux modèles ne l’emportait et que
l’enseignant relevait d’un type mixte, le type 4.
 
Procédure de validation

124 L’hypothèse qui guide cette analyse est qu’il y a une correspondance entre les quatre
groupes issus de l’analyse des réponses au questionnaire de départ et les types construits
à partir de l’analyse des comportements observés en classe. De manière plus précise, on
s’attend à ce que, dans l’échantillon constitué aux fins de l’observation :
125 – les enseignants du groupe 1 (N = 9) présentent des réponses de type 1 (pédagogie
traditionnelle → modèle code exclusif),
76

126 – les enseignants du groupe 2 (N = 10) présentent des réponses de type 2, (pédagogie
novatrice → modèle sens exclusif ou modèle intégratif)
127 – les enseignants du groupe 3 (N = 11) présentent des réponses variées, mais plutôt de
type 1 ou 4,
128 (pédagogues dits “traditionnels-novateurs” → modèle code exclusif ou mixage des
modèles code et sens).
129 – les enseignants du groupe 4 (N= 2), comme ceux du groupe 3, présentent des réponses
variées, mais plutôt de type 1 ou 4.
130 (pédagogues dits “traditionnels-novateurs” → modèle code exclusif ou mixage des
modèles code et sens).
 
3.2. Analyse des résultats

131 L’application de la grille d’analyse des comportements pédagogiques à chacun des neuf
enseignants considérés comme “traditionnels” par le questionnaire permet de référer
chacun d’eux à un des types distingués et donc à un modèle de l’acte de lire.
 
Groupe 1 (N = 9)

132 Le modèle 1 s’avère dominer chez les enseignants de ce groupe, à l’exception de deux
enseignants qui, présentant un nombre égal de réponses aux critères de type 1 ou 2,
sont donc renvoyés au type 4.
133 Le fait notable qu’aucun enseignant du groupe 1 ne présente un protocole de type 2 ou
3 confirme la référence très majoritaire à une représentation classique de l’acte de lire.
134 Cette forte concordance entre le groupe et le type est conforme à nos attentes.
 
Groupe 2 (N = 10)

135 L’application de la grille d’analyse des comportements pédagogiques conduit à classer


six enseignants dans le type 2. Les quatre autres enseignants relèvent du type 3.
136 L’absence de tout enseignant référé au type 1, c’est-à-dire à la représentation classique
de la lecture, plaide aussi en faveur de l’hypothèse.
 
Groupe 3 (N = 11)

137 Quatre enseignants ont un total qui nous amène à les référer au type 1.
138 Deux autres sont à classer dans le type 2, un dans le type 3 et trois dans le type 4.
139 Ces résultats demeurent conformes à nos attentes : le groupe 3 étant un groupe
présentant des réponses variées, on prévoyait en effet la présence en son sein de
différentes conceptions de l’acte de lire, mais plutôt de type 1 ou 4. C’est effectivement
ce qui se produit puisque les réponses de type 1 ou 4 sont les réponses modales (4
réponses de type 1 et trois de type 4).
 
77

Groupe 4

140 Les deux enseignants sont classés dans le type 4, ce qui correspond également aux
prévisions.
141 En bref, groupe par groupe, on observe une solide relation entre l’appartenance à un
groupe d’enseignants et la prééminence d’un type de représentation de l’acte de lire. Ce
fait permet de considérer comme valides les réponses fournies au questionnaire. Il est
d’autant plus intéressant à souligner qu’il est manifeste en dépit de la taille réduite du
nombre d’enseignants observés. Ceci laisse penser qu’il existe une forte relation entre
les pratiques pédagogiques de la lecture-écriture et le modèle de lecture qui se révèle à
l’observation des comportement d’aide en cas de difficulté.
 
Conclusion et discussion
142 Pour avoir une information aussi objective que possible sur la façon dont les
enseignants de CP conduisent l’enseignement de la lecture-écriture dans leur classe, on
a procédé à une double investigation, indirecte par questionnaire, et directe par
observation en classe, la seconde étant destinée à valider les conclusions de la
première.
143 L’analyse des réponses au questionnaire a permis de dégager la fréquence des
différentes pratiques et de voir comment et dans quelles proportions les enseignants se
répartissent dans des groupes constitués sur la base des similitudes entre leurs
réponses. L’observation en classe, basée sur le postulat que les interventions des
enseignants auprès des enfants sont révélatrices de leur conception de la lecture, a été
conduite sur des enseignants correspondant aux groupes mis en évidence par le
questionnaire.
144 L’analyse de l’ensemble des résultats ainsi constitués fait apparaître que, contrairement
aux opinions extrêmes concernant la pédagogie de la lecture-écriture au CP, les
pratiques traditionnelles n’occupent pas la totalité du tableau et que, plus clairement
encore, les pratiques nouvelles préconisées ces dernières années, sont loin de les avoir
supplantées. Ce qui apparaît le plus massivement c’est, sur un fond de pratiques
traditionnelles, une adoption prudente de pratiques nouvelles. En bref, les pratiques
déclarées, outre le fait qu’elles sont plus homogènes qu’on ne pouvait le supposer,
apparaissent plus marquées par la tradition que par le changement. Les pratiques et les
enseignants qui s’inscrivent résolument en rupture avec des positions pourtant
sévèrement mises en cause, demeurent minoritaires. Le changement, quand il a lieu,
semble plus souvent s’opérer par une évolution progressive, consistant à ajouter des
pratiques nouvelles aux pratiques classiques, que par une mutation radicale. Partant de
ce constat d’une relative stabilité, on peut alors s’interroger sur les raisons de celle-ci.
145 Sans doute faut-il rappeler tout d’abord que l’enseignement de la lecture-écriture au CP
est un secteur particulièrement sensible du système éducatif, le plus sensible peut être.
Étant donné l’importance que l’ensemble de la population lui attribue, c’est assurément
celui qui est le plus difficile à transformer, tant sont vives les réactions des uns et des
autres. C’est une raison qui vaut, quelle que soit la nature des changements proposés.
146 De cette importance subjective résulte une extrême vigilance de la part des
responsables du système éducatif. Ceux-ci ne peuvent nullement se démettre de
78

quelque façon que ce soit de leurs responsabilités en la matière et laisser se développer


des pratiques dont ils ne seraient pas à l’origine. De ceci résulte, de plus, que tout projet
de changement doit s’inscrire dans une stratégie prudente, mettre en œuvre des
moyens importants et fournir des garanties suffisantes pour avoir quelque chance
d’être mené à bien. L’expérience historique montre, enfin, que les changements dans ce
domaine, qu’ils aient été initiés ou non par l’institution, ne prennent corps que très
lentement. La stratégie, les moyens, les garanties, le temps, constituent donc quelques-
uns des critères à l’aide desquels on peut tenter d’appréhender le problème posé.
147 Il est clair, tout d’abord, que les propositions de changement dans l’enseignement de la
lecture-écriture, même si leurs porte-parole appartiennent à l’institution scolaire,
n’ont jamais constitué la position officielle de celle-ci. Ces propositions n’ont pas été
transformées en une politique officielle. On peut voir là la principale raison de la
situation actuelle. En effet, dans un système hiérarchique comme celui de l’Éducation
Nationale, les pratiques existantes bénéficient d’une légitimité de fait. Nul changement
de grande ampleur n’est posssible sans un engagement formel de l’institution et, a
fortiori, contre elle. À défaut de bénéficier d’une telle reconnaissance, les propositions
de changement ont pu apparaître ici ou là comme une mise en cause de l’institution et
susciter des réactions de défense à différents niveaux. La raison principale de la
situation actuelle nous paraît donc consister en un certain déficit de légitimité
institutionnelle des propositions de changement, conférant de fait à celles-ci un statut
d’opposition anti-institutionnelle qui les condamnait, à court terme, à des succès
limités.
148 Sur le plan de la stratégie, compte tenu du caractère sensible de ce secteur, la façon de
présenter les idées peut parfois peser très lourd sur leur avenir. Le style contribue sans
doute beaucoup au sort qui leur est réservé. Il n’est pas exclu que, dans le contexte
particulièrement sensible de la lecture, le tour polémique très vite adopté en la matière
ait parfois produit des effets contraires à ceux qui étaient escomptés.
149 Sur le plan des moyens, le fait de défendre une position non officielle limite sévèrement
les possibilités dont disposent ses partisans. Elle les prive notamment des moyens dont
dispose l’institution pour tenter de transformer ses choix en réalités, moyens d’autant
plus nécessaires que les changements à apporter aux pratiques vont à l’encontre des
habitudes. Pour aider les maîtres à affronter ces difficultés, il est indispensable, sur un
plan pragmatique, de mettre à leur disposition un matériel adéquat, et sur les plan
cognitif et affectif de mettre en place un dispositif d’accompagnement du changement,
faute duquel l’insécurité et l’incompréhension finissent par l’emporter sur les
meilleures dispositions de départ.
150 En ce qui concerne les garanties offertes, le débat sur la lecture-écriture a pris la forme
d’une lutte idéologique interne au monde enseignant. Il n’a pas su, et le fait n’est
évidemment pas exceptionnel en éducation, se transformer en débat scientifique, c’est-
à-dire soumettre ses positions au verdict des faits. Des voix nombreuses et autorisées,
hier comme aujourd’hui (Piaget, 1969 ; Prost, 1990 ; Simon, 1972), ont plaidé en vain
pour le développement de la recherche en ce domaine. On peut penser alors que si les
idées avancées avaient su s’appuyer sur des données de nature scientifique, leurs
chances de succès en auraient été accrues. Le défaut de garanties contribue donc
également à l’état actuel des choses.
151 Notons toutefois qu’une recherche comme la nôtre ne peut être considérée autrement
que comme un instantané qui donne une certaine image de la réalité en un moment
79

donné. En éducation en général, et en lecture en particulier, les changements


s’effectuent de manière plus progressive que soudaine. Les pratiques pédagogiques
dont nous avons fait état sont donc susceptibles d’évoluer à l’avenir, dans un sens qu’il
n’est pas possible d’indiquer aujourd’hui, mais que la réplication de cette recherche
permettrait alors d’évaluer.

BIBLIOGRAPHIE
 
Indications bibliographiques
DURU-BELLAT M. et LEROY AUDOUIN, C. : “Les pratiques pédagogiques au CP : structures et
indices sur les acquisitions des élèves”, Revue Française de Pédagogie, 93,5-15,1990.

FIJALKOW E. et FIJALKOW J. : Lecture-Écriture : les Pratiques Pédagogiques au Cours Préparatoire, Paris,
Département de l’Évaluation et de la Prospective, Ministère de l’Éducation Nationale, 1991a.

FIJALKOW E. et FIJALKOW J. : Lecture-Écriture, les Pratiques Pédagogiques au Cours Préparatoire : les
Groupes d’Enseignants, Paris, Département de l’Évaluation et de la Prospective, Ministère de
l’Éducation Nationale, 1991b.

FIJALKOW J. et FIJALKOW E. : Lecture-Écriture, les Pratiques Pédagogiques au Cours Préparatoire ;


observation directe, Paris, Département de l’Évaluation et de la Prospective, Ministère de
l’Éducation Nationale, 1993.

HUBERMAN M. et GATHER THURLER M. : De la recherche à la pratique, éléments de base, Berne, Peter
Lang, 1991.

PIAGET J. : Psychologie et Pédagogie, Paris, Denoël 1969.

PROST A. : Éloge des pédagogues, Seuil, Paris, 1990.

SIMON J. : La pédagogie expérimentale, Toulouse, Privat, 1972.

STREET B.V. : “Guest éditorial”, Journal of Research in Reading, 1993, 16, 2, 81-97.

NOTES
1. Cette recherche a fait l’objet d’une convention avec la Direction de l’Évaluation et de la
Prospective du Ministère de l’Éducation Nationale. Les questionnaires ont été adressés par poste
aux enseignants sous le double sceau du Ministère de l’Éducation Nationale et de l’Université de
Toulouse-le Mirait
2. Dans cette même perspective, ce questionnaire a fait également l’objet d’une passation dans
trois autres pays francophones : Belgique, Suisse, Québec, ainsi qu’en Grèce. Nous utiliserons les
réponses provenant des pays francophones chaque fois que la comparaison nous paraîtra
justifiée.
80

3. Ce texte reprend quelques éléments des rapports qui rendent compte de cette recherche
(Fijalkow E. et Fijalkow J., 1991a ; 1991b, Fijalkow J. et Fijalkow E., 1993).

AUTEURS
ÉLIANE FIJALKOW
Professeure des Universités en Psycholinguistique, Université de Toulouse le Mirail

JACQUES FIJALKOW
Professeur des Universités en Psycholinguistique, Université de Toulouse le Mirail
81

Troisième partie. Regards sur les


médiations culturelles
82

Présentation
Michel Grandaty

1 À la suite de sociologues tels J.-C. Passeron et P. Bourdieu, il est courant d’affirmer que
les enfants élaborent très tôt des “pactes” de lecture à partir d’une construction
individuelle du livre, de ses fonctions, de ses usages.
2 En effet l’école et la famille vont créer des attentes, des pratiques et des connaissances
diverses vis à vis du livre. Il en est de même vis à vis de tous les supports de l’écriture.
3 Dans tous les cas de figure, il est évident que se joue dans l’acquisition du goût de lire et
du pouvoir lire la possibilité de dépasser des difficultés d’ordre cognitif et socio-affectif.
4 Les faibles lecteurs sont plus dépendants des réseaux de sociabilité existant dans leur
environnement. Ils sont plus sensibles aux comportements de lecteurs (ou de non
lecteurs) de ceux qui les entourent. Il ne faudrait pas que la lecture devienne, dans le
meilleur des cas, le prix à payer pour réussir socialement.
5 La diversité des réseaux devient garante d’une conception plus sociale de l’acte de lire,
à la fois plus fonctionnelle et liée à un certain plaisir personnel.
6 La place du partenariat entre enseignants, parents, circuits associatifs et spécialistes du
livre devient centrale. Il s’agit de développer de manière cohérente et constructive les
premières expériences de l’heure joyeuse et d’accorder aux bibliothèques et aux
bibliothécaires la place incontournable qu’ils doivent occuper. Une des leçons des
interventions croisées de Max Butlen et Jean-Marie Privat est que l’on ne peut
confondre les divers lieux de lecture Il faut, au contraire, exploiter, pour le bien des
enfants, leurs spécificités.
7 Or les enquêtes récentes du Ministère ont montré que les enseignants français, dans
leur grande majorité, réservent le livre seulement aux activités libres.
8 Et pourtant, l’appartenance socio-culturelle des enfants est d’un moindre poids que les
influences didactiques. Ce sont les procédures didactiques relatives aux livres qui sont
prégnantes.
9 L’enseignant doit être capable de développer les compétences culturelles de l’enfant en
lui montrant le rôle de médiation sociale du livre et de la lecture.
83

10 Au delà d’un simple problème d’apprentissage, de cette obsession textuelle de


l’enseignant, il s’agit à travers les interventions de J.-M. Privat et M. Butlen de
comprendre comment la lecture et l’écriture contribuent à la constitution de l’identité
sociale, culturelle et personnelle des élèves.

AUTEUR
MICHEL GRANDATY
Maître de Conférences à l’IUFM de Toulouse.
84

L’offre de lecture à l’école


Max Butlen

1 Ces vingt dernières années le renouvellement des démarches d’apprentissage de la


lecture a entraîné un élargissement progressif des supports d’apprentissage, et cet
élargissement s’est lui-même accompagné d’une modification en profondeur de l’offre
de lecture à l’école.
2 Les intervenants d’aujourd’hui ont souvent et beaucoup participé à ce mouvement, que
d’ailleurs, ils ont impulsé. Éveline Charmeux occupe une place de choix dans ces
processus.
3 Je voudrais mettre en valeur quelques étapes et souligner comment on en est venu
(comment on en vient encore) à passer d’une réflexion sur l’enrichissement de l’offre à
une série d’interrogations et de recherches sur la prise en compte des pratiques de
lecture réelles des enfants et des jeunes. Autrement dit comment et pourquoi en vient-
on à travailler sur la demande, (ou son absence) et finalement sur la lecture, plus
encore que sur le livre ?
4 L’approche de ces évolutions m’amènera à réfléchir à partir de trois événements :
1. 1’entrée de la lecture de jeunesse dans le champ pédagogique,
2. la multiplication des lieux de lecture,
3. le développement d’animations d’incitation à la lecture sur l’efficacité desquelles il convient
de s’interroger.
 
1. L’entrée de la littérature de jeunesse à l’école
(1970-1990)
5 Dans les années 1960-1970, au moment où se présente massivement dans
l’enseignement secondaire une population nouvelle, inconnue, au moment où l’on
découvre que les enfants de 11-12 ans peuvent avoir de sérieux problèmes de lecture,
on tente de surmonter la difficulté par l’appel à la recherche, par l’innovation
pédagogique mais aussi par la modification de l’offre de lecture. L’entrée de la
85

littérature de jeunesse à l’école correspond à ce désir de diversifier l’offre, de la


renouveler en travaillant sur autre chose que les textes courts, les morceaux choisis.
6 L’offre de lecture est toujours centrée sur le texte mais on recherche des textes
différents ou éventuellement soutenus par des images, des représentations dont
beaucoup espèreront dans le sillage de Bruno Bettelheim, que, loin de faire honte aux
apprentis lecteurs, ils faciliteront au contraire leur entrée dans la culture de l’écrit, en
leur parlant de ce qui les intéresse profondément, à savoir : la vie, la difficulté de
grandir, les joies, les peines, sans cacher des sujets longtemps tabous, exclus des
manuels : la naissance, la mort, les manques, les conflits, la découverte de l’altérité,
tout autant que la découverte de soi.
7 Cette entrée de la littérature de jeunesse résulte d’abord d’une histoire marquée par les
rapports difficiles entre l’école, les enseignants, les bibliothécaires, les professionnels
de la lecture et de l’écriture, au sein d’un univers quasi familial et donc relativement
conflictuel. L’école, en tout cas se met à découvrir ce que deux bibliothécaires
(Mathilde Leriche et Marguerite Gruny) avaient expérimenté 50 ans avant dans une
petite bibliothèque, L’heure joyeuse, (3 rue Boutebrie à Paris) ; et voici que les
enseignants s’inspirent d’une manière de donner à lire que les sections Jeunesse des
bibliothèques municipales ont reprise et généralisée dès les années 60.
8 L’apparition de la littérature de jeunesse est aussi à relier à une véritable explosion des
animations lecture. Dans un premier temps on se contente d’ailleurs de les transposer,
de les transporter de la bibliothèque municipale vers l’école sans forcément repenser à
la place particulière qu’elle pourrait occuper en milieu scolaire. Peu à peu,
l’assimilation se fait. Ainsi l’heure du conte s’installe dans les classes, dans un contexte
de recréation de redécouverte du folklore assorti de spectacles de lecture, de débats,
d’échanges. Autour de ces rencontres et souvent grâce à la littérature de jeunesse, on
découvre l’intérêt du partenariat, d’un compagnonnage avec les professionnels du
livre : avec les libraires, les bibliothécaires qui connaissent mieux la production
d’abord, avec les conteurs, les écrivains, les illustrateurs, ensuite. Tous s’efforcent
d’ouvrir de nouvelles voies d’accès aux livres et à la lecture.
 
Des limites

9 Cependant assez vite, il a bien fallu constater que ce type d’enrichissement de l’offre ne
suffisait pas. Il a fallu aussi revenir de quelques illusions. Le rapprochement des livres
(si bons soient-ils) de lecteurs précaires ne suffit pas à les métamorphoser en lecteurs
efficaces, aux compétences larges. Pire, on en est venu à s’apercevoir que le plaisir de
lire un texte de jeunesse (plaisir ô combien célébré !) ne garantit pas nécessairement le
pouvoir de lire d’autres types de textes. Les acquis se transfèrent difficilement d’un
texte court à un texte long, d’un texte illustré à un texte non illustré, de la fiction aux
documentaires et la familiarisation avec la culture de l’écrit qui prélude à l’aisance
textuelle suppose de conjuguer de nombreuses médiations pédagogiques et culturelles.
Pour cela, les vertus de la littératures de jeunesse ne suffisent malheureusement pas. Il
faut des lieux et des temps spécifiques. La multiplication des lieux de lecture (coins
lecture, bibliothèques de classe, d’école, BCD), la recherche de leur mise en réseau, et
celle de leur articulation avec l’enseignement en classe résultent de ce constat.
10 C’est le deuxième aspect de l’évolution de l’offre de lecture que j’évoquerai.
 
86

2. Les raisons de la multiplication des lieux de lecture


11 Si l’entrée de la lecture de jeunesse correspond à la volonté de faire évoluer
qualitativement l’offre, la multiplication des lieux de lecture correspond à la volonté
d’accélérer des évolutions quantitatives en liaison avec diverses transformations en
profondeur de l’univers de la lecture comme de celui de son apprentissage.
12 D’une part, on assiste dans la société à la généralisation de modes de lecture extensive
d’un grand nombre de textes au détriment des figures anciennes de lecture intensive
d’un petit nombre de textes distingués, distinguants, textes dont la lecture pouvait être
encadrée par le maître... ou par le prêtre. D’autre part, des transformations
importantes affectent la définition des objectifs de formation en lecture-écriture.
13 Là encore des chercheurs comme Éveline Charmeux ont fortement contribué à définir
le lecteur de type nouveau que l’école devait former.
 
Quel type de lecteur formera-t-on ?

14 Quelles seront demain les compétences des lecteurs que nous cherchons à former
aujourd’hui ? Les évidences d’hier ont été balayées ; nous vivons une période de
redéfinitions. On sait bien que la lecture courante “avec le ton”, hier considérée comme
primordiale, n’est qu’une des compétences recherchées. Il en est de même pour la
capacité de prouver une lecture “cultivée” par l’explication de texte au collège. Des
clarifications se sont opérées ; les travaux des chercheurs ont trouvé progressivement
des prolongements dans les textes officiels. Ainsi les objectifs en lecture ont-ils été
précisés, à titre indicatif, pour chaque cycle dans le cadre de la maîtrise de la langue
(voir les documents : Les cycles à l’école, et la maîtrise de la langue à l’école). Par ailleurs,
l’essor des nouvelles technologies a contribué à modifier notablement le profil du
lecteur moderne. Enfin l’apparition même, puis l’extension, des BCD (et des CDI) a
conduit à définir des aptitudes nouvelles en lecture et en écriture, particulièrement
celles qui conduisent à la maîtrise des pratiques documentaires et aux habiletés
d’information.
15 Il apparaît ainsi que les BCD ont joué un rôle déterminant sur deux plans au moins. Le
premier renvoie à la diversification des supports, le second à la conception même du
lecteur et de son apprentissage. La modification n’est guère venue comme certaines
équipes l’auraient souhaité de l’abandon du manuel, particulièrement de certains
manuels dans l’apprentissage initial. À ce jour, au cours du CP, dans la grande majorité
des cas on utilise à peu près la même méthode fondée sur des manuels finalement assez
semblables (voir l’intervention et l’enquête de Jacques Fijalkow). En revanche les supports
d’apprentissage se sont considérablement diversifiés, élargis. Le temps où l’on
apprenait à lire sur la seule page du manuel est en train de disparaître, lentement mais
assez sûrement. Le support nouveau et naturel de l’apprentissage de la lecture devient
l’ensemble des lieux de lecture. Les BCD ont été à la fois l’une des causes et l’une des
conséquences de cette évolution qui fondamentalement a conduit les enseignants et
leurs partenaires à redéfinir leurs représentations : à travers les thèses, les instructions
officielles, de ce lecteur rêvé et nouveau, on voit se dessiner une sorte de portrait robot.
16 Il s’agit d’abord d’un lecteur “polyvalent” qui ne se contente pas d’être consommateur
d’écrits mais qui est aussi en mesure d’en produire... et de très diversifiés. Sa
87

polyvalence se manifeste par l’expression de compétences que l’on pourrait regrouper


en cinq catégories.
17 1 – Le premier groupe de compétences relève de l’aptitude à varier les modes de
lecture : lecture silencieuse, lecture à haute voix, lecture rapide, lecture sélective,
lecture lente, approfondie. Le lecteur en formation, en somme, doit être capable
d’apprendre à adapter son mode de lecture à son projet, à la situation de
communication, et aux textes auxquels il est confronté. La BCD et la classe offrent des
situations complémentaires pour développer sans vaines oppositions chacune des
compétences particulières.
18 Lecture rapide et lecture lente et analytique, par exemple, doivent également être
maîtrisées progressivement. On sait bien désormais que la variable rapidité de lecture
doit être cultivée mais certainement pas de façon monomaniaque tant il est acquis que
si vitesse de lecture, mémorisation, compréhension sont liées chez le lecteur expert, il
apparaît qu’il s’agit d’une corrélation mathématique certes, mais non explicative et qui
ne signifie en aucun cas que la lecture lente n’aurait plus de raison d’être ou
s’opposerait toujours et tout le temps à l’appréhension intellectuelle et à la mise en
mémoire.
19 Lecture silencieuse et lecture à haute voix. Si la classe est le lieu fondamental de
toutes les structurations, reprises, révisions, la BCD quant à elle peut se révéler comme
le lieu synthétique de déploiement et de convergence de toutes les modalités de
lecture. Elle offre une scène pour leur préparation et réalisation dans chaque
enseignement, dans chaque discipline. Ainsi la BCD, par des partages et spectacles de
lecture notamment, a pu contribuer à revaloriser l’apprentissage si long et si délicat de
la lecture à haute voix, apprentissage qui demande des compétences complexes telles
celles de l’acteur qui prête sa voix et son corps à un texte pour le faire vivre et
comprendre par un public nouveau et changeant...
20 2 – Le second groupe de compétences concerne l’aptitude à s’approprier tous les types
de textes et les écrits les plus divers. Les écrits littéraires dans leur diversité, ceux du
patrimoine français et international classique, ceux de la littérature contemporaine,
particulièrement les ouvrages de la littérature pour la jeunesse, les écrits scientifiques,
techniques, scolaires... les écrits utilitaires, de la vie quotidienne, les textes descriptifs,
argumentatifs...
21 Ce lecteur est ainsi en mesure de sortir de ses habitudes de lecture pour élargir sans
cesse le champ, l’horizon de ses lectures et de ses attentes culturelles. Chez lui
coexistent deux modes de lecture, la lecture intensive, sacralisante d’un petit nombre
de textes et la lecture extensive, plus désinvolte d’un grand nombre d’écrits, lecture
plus souvent silencieuse, plus intime aussi.
22 3 – Il s’agit par ailleurs d’être capable de lire sur tous supports : sur la page du journal
et celle de l’encyclopédie, sur le manuscrit ou le microfilm, sur l’écran de l’ordinateur,
du Minitel, sur d’autres supports encore proposant par exemple des images fixes
(diapositives, affiches, tableaux, graphiques…) ou animées (télévision, cinéma,
vidéodisques).
23 4 – Le quatrième groupe de compétences renvoie à l’aptitude à bâtir des projets de
lecture avec des motivations variées ; il convient d’être à même de lire par plaisir, par
devoir, par intérêt, par nécessité.... selon les situations, les lieux, heurs et malheurs.
88

24 5 – Le cinquième et dernier groupe de compétences devrait conduire les lecteurs à


réaliser avec efficacité un triple repérage : repérage dans les lieux de lecture, repérage
dans les objets à lire, repérage dans la pratique personnelle du sujet lisant.
25 Repérages dans les lieux de lecture : dans la bibliothèque personnelle, dans celle de la
classe, en BCD, au CDI, à la bibliothèque ou médiathèque municipale, chez le libraire...
Cette familiarisation avec tous les espaces de la lecture pourrait être une des causes et
une des conditions de la réussite des apprentis lecteurs qui devront être aussi en
mesure d’effectuer les repérages du second type, ceux qui concernent les objets de lecture.
Pour devenir l’heureux “braconneur” dessiné par Michel de Certeau, notre lecteur
devra acquérir une solide connaissance des territoires de la lecture... S’y promener
librement suppose la liberté d’errer dans le texte, la maîtrise de son organisation en
chapitres, l’aptitude à faire des “impasses”, le pouvoir d’utiliser à bon escient table des
matières, sommaire, index, glossaire, préface, notes... toute la périphérie du texte.
26 La prise de pouvoir sur les lieux et les objets de lecture ne saurait se concevoir enfin
sans le repérage du dernier type, c’est-à-dire sans que se mette en place une pratique
réflexive qui conduit chacun à évaluer régulièrement ses stratégies, ses
comportements, ses compétences, ses performances pour les situer par rapport à celles
et ceux d’autres lecteurs et pour bâtir de nouveaux projets de formation, se risquer à
découvrir de nouveaux parcours, de nouvelles trajectoires de lecture.
 
Et en écriture ?

27 Dans beaucoup d’écoles, on s’interroge et on travaille sur les problèmes d’écriture


d’une manière tout aussi nouvelle : Quelles compétences développer, pour produire
quels types de textes et d’écrits, quels supports pour les élaborer ? Quel rôle pour la
classe, la BCD ?
28 De même que pour les aptitudes en lecture, nous proposerons de distinguer cinq
compétences ou groupes de compétences à forger dans l’apprentissage de l’écriture. La
première a probablement été quelque peu négligée dans un passé récent, Éveline
Charmeux a d’ailleurs contribué à sa revalorisation ; il s’agit de la capacité de base à
développer pour parvenir à une bonne maîtrise de l’acte psychomoteur et de tous les
gestes d’écriture.
29 Le second groupe de compétences renvoie aux habiletés qui permettent de lire,
d’écrire, de communiquer avec tous les outils scripturaux – avec les outils anciens
d’écriture : les craies, les diverses plumes, les crayons, les stylos... comme avec les outils
modernes (les traitements de texte, les minitels, les fax...)
30 Les compétences des troisième et quatrième types appellent l’étude et l’appropriation
progressives de tous les types de textes – les textes descriptifs, narratifs, argumentatifs,
injonctifs... et des divers types d’écrits – les écrits fictionnels classiques, les écrits
scientifiques, les écrits informatifs, journalistiques, ceux de la vie quotidienne... les
écrits scolaires aussi !
31 La dernière aptitude les réunit toutes puisqu’il s’agit à terme d’être capable de bâtir un
projet d’écriture en exécutant le bon geste, en utilisant l’outil adéquat, en choisissant le
type de texte et le type d’écrit adaptés à la situation de communication, aux
interlocuteurs, aux contingences.
 
89

Comment faire pour installer de telles compétences ?

32 Au total un tel programme de formation est extrêmement vaste et certainement


ambitieux si on le compare à ce qui était demandé autrefois aux jeunes gens qui se
présentaient au certificat d’études primaires (lire à haute voix un texte de quelques
lignes avec le ton voulu pour prouver la compréhension).
33 Au demeurant un apprentissage aussi complexe demande du temps. Il commence
manifestement bien avant le cours préparatoire, bien avant le cycle 1 de l’école
maternelle, dès la toute petite enfance, et il se prolonge bien au delà des cycles 2 et 3,
au collège, au lycée ; certainement même à l’université et dans la vie professionnelle
comme l’ont attesté et la mission lecture dans l’enseignement supérieur et le
développement des stages de lecture et d’écriture de tous types dans la formation
continue des adultes, en entreprise, notamment.
34 Chemin faisant, la tâche des enseignants s’est singulièrement compliquée puisque tous
– instituteurs, professeurs de toutes disciplines – sont réputés en faire leur affaire...
alors même qu’eux-mêmes n’ont pas nécessairement reçu une telle formation de base.
35 Afin de forger de telles compétences de lecteur, nous savons maintenant que le maître
ne suffit pas, même s’il reste le pivot pour apprendre à apprendre, et pour enseigner
aux enfants. Et la classe, quand bien même elle reste essentielle pour construire ces
savoirs et savoir-faire, pas plus que l’enseignant, ne saurait suffire à elle seule. Le temps
pédagogique ne peut plus s’écouler exclusivement dans le tête à tête du maître et de ses
élèves. L’enfant, pour vivre toutes ces situations d’apprentissage, devra utiliser d’autres
lieux, d’autres personnes ressources, d’autres structures. Il exploitera de nombreux
documents et de multiples supports multimédias en s’éprouvant dans des situations de
communication et de traitement de l’information sans cesse renouvelées. De ce point
de vue, la question ne se pose plus de savoir si le partenariat est nécessaire pour former
les lecteurs de demain, elle est bien plus tôt d’organiser les complémentarités pour
parvenir à mieux conjuguer les initiatives des différents médiateurs culturels et des
institutions impliqués en tenant compte des spécificités, potentialités, limites de
compétences et domaines de responsabilités de chacun, tout au long d’un apprentissage
reconnu désormais comme continué... Pour répondre à ces besoins de formation,
d’information, de structuration, la bibliothèque d’école s’impose, elle doit donc devenir
tout à la fois un lieu fondamental du projet pédagogique de l’école, un centre
documentaire, une médiathèque, un observatoire, une base de production et de
reproduction de tous les types d’écrits en même temps que le carrefour des médiations.
Les activités qui s’y dérouleront en liaison avec la classe, de la maternelle au collège, en
liaison aussi avec d’autres centres de ressources donnent la possibilité de former
progressivement un lecteur plus expert.
36 Quels sont les premiers résultats de ces efforts pour améliorer l’offre de lecture grâce à
la multiplication des lieux de lecture mieux équipés notamment dans le domaine de la
littérature de jeunesse ?
37 Là encore des illusions sont tombées. À l’évidence, les BCD, dont on rêve de faire des
médiathèques à l’échelle de l’école et idéalement les lieux synthétiques de tous les
types de lecture, ne suffisent pas plus que... les coins de lecture, à surmonter les
problèmes de formation. Ce constat ou plutôt cette hypothèse mérite toutefois d’être
nuancée. Le travail de Matéo par exemple indique, après les recherches de l’AFL, qu’il y
a, en BCD, un bon rendement global en lecture. Cette efficacité de la BCD quand elle est
90

convenablement implantée, serait nettement plus importante que celle d’autres


dispositifs prévus pour aider les élèves à progresser en lecture, mais, remarque Matéo,
ce seraient surtout les élèves moyens qui en profiteraient (voir Argos n o 10).
38 Reste une question : comment faire pour que l’offre de lecture profite davantage aux
faibles lecteurs ? Une possibilité de réponse consiste à repenser les termes de l’offre et
à repenser les démarches d’animation... C’est le troisième point que j’aborderai.
 
3. L’offre de lecture considérée (et peut-être
reconsidérée) du point de vue des activités d’incitation
(animations)
39 Ces vingt dernières années, il faut remarquer aussi la formidable inventivité des
bibliothécaires, pédagogues, médiateurs... pour créer des animations susceptibles
d’inciter à lire et à écrire. Pour s’y retrouver dans une multitude de propositions, je
proposerai une typologie, en tout cas un mode de classement, en distinguant 3
catégories d’animations. Les premières animations concernent les lieux de lecture, elles
tendent à y faire venir. Les secondes portent sur les objets à lire, elles ont pour objectif
de permettre leur appropriation. Les dernières sont centrées sur le sujet lecteur : elles
s’efforcent de faciliter une évolution de ses pratiques de lecture. Les premières sont
dominantes. Les animations du second type et du troisième type sont encore sous-
représentées dans les pratiques d’incitation, en tout cas, il me semble vivement
souhaitable de proposer une rééquilibrage et le développement des activités qui
relèvent des catégories 2 et 3.
40 Qu’est-ce qui peut fonder cette hypothèse de travail ?
41 Une remarque préliminaire : très souvent, les animations pratiquées à l’école sont
inspirées directement des modèles en usage dans les bibliothèques municipales ou dans
le monde associatif. Le risque est alors de perdre de vue la spécificité des animations en
BCD, c’est-à-dire en milieu scolaire. La préoccupation centrale est donc de relier les
différentes animations proposées aux compétences de lecteur que l’on souhaite faire
acquérir aux élèves. C’est de ce point de vue qu’il m’apparaît opportun de regrouper
l’ensemble des animations dans nos trois grandes catégories, à l’intérieur desquelles il
est possible d’isoler certaines familles d’activités, comme le montrent les quelques
exemples qui vont suivre.
42 Première catégorie :
43 Donner des raisons de venir sur les lieux de lecture
44 Dans cet ensemble, beaucoup d’actions sont relatives à l’organisation de l’espace.
Même s’il ne s’agit pas là d’animations à proprement parler, on reconnaîtra que
l’attention portée à l’agrément et à la qualité des lieux d’accueil est une dimension
essentielle qui conditionne, pour une large part, la réussite des animations. Le travail
passe ici par une réflexion sur l’aménagement des lieux, le choix du mobilier, de
l’éclairage, des couleurs, la réalisation de “coins” pour des regroupements comme
“l’heure du conte”, ou en fonction de la diversité des projets et des situations de
lecture...
91

45 D’autres dispositifs d’incitation renvoient à des activités de promotion et de


communication. On trouvera dans cette catégorie :
1. des expositions (sur un thème, sur un genre, sur un auteur…),
2. des présentations des nouveautés, des “rondes des livres”,
3. des débats du genre “Apostrophes”, l’heure du conte,
4. des réseaux d’échanges, des clubs de livres,
5. des bourses aux livres,
6. des rencontres avec un auteur...

46 Toutes ces animations sont nécessaires car elles créent de nouvelles sociabilités autour
du livre et de la “lecture” (voir Jean Hébrard) en une période de rude concurrence
(Sport, TV, Musique...) mais elles demeurent insuffisantes car, si elles donnent des
raisons de s’intéresser aux livres et aux lieux de lecture, elles ne donnent guère de
véritables raisons de lire et, en tout cas elles, ne se préoccupent pas des moyens de
mener à bien la lecture, de maîtriser les parcours de lecture. De là, des effets
éventuellement décevants. Par ailleurs, ces animations, souvent, sont peu connectées à
la classe. Or elles sont dominantes en matière d’offre de lecture et elles profitent
surtout à ceux qui sont familiers de la culture de l’écrit. C’est pourquoi, tout en leur
conservant une place importante, il convient de développer aussi des animations de
type 2 (maîtrise des objets à lire) et de type 3 (Pratiques réflexives de lecture).
47 Favoriser la maîtrise des objets à lire
48 Dans ce groupe on peut distinguer :
49 Des activités d’appropriation :
• découverte du circuit du livre et de la chaîne de fabrication, de création, de diffusion :
auteur, éditeur, illustrateur, imprimeur, libraire...
• exploration du fonds de la BCD pour que chacun soit capable de situer un texte parmi
d’autres. Cette initiation aux notions de collection, de série, de genre... se fait grâce à une
activité nouvelle que Ton baptisera volontiers l’exploration de textes (par différenciation de
l’explication de texte).
• travail sur le paratexte : familiarisation avec les sommaires, tables des matières... index,
bibliographie.
• activités de transformation de textes par déplacement, réductions, expansions...
• activités de tri de textes. Repérage des textes par leurs caractéristiques formelles, etc...
50 Des activités ludiques :
51 Bien intéressantes, elles aussi, surtout quand elles ne se contentent pas d’être des
activités de surface qui donnent des raisons de s’intéresser temporairement aux livres
plutôt qu’un goût durable pour la lecture. Parmi les activités ludiques on peut citer :
• le défi-lecture (J.-J. Maga et Christine Meron).
• toutes les formes de concours de lecture, propres à la classe, à l’école ou proposés par les
éditeurs :
• jeux de pistes-lecture.
• rallyes-lecture.
• top 5 ou top 10 : affichage régulier des 5 ou 10 titres les plus appréciés.
• jeu de l’oie de la BCD.
52 Des activités de production :
92

53 Ce sont peut-être les plus fécondes pour former des lecteurs, compte tenu de la
dialectique désormais bien connue entre production et réception des textes.
• création de dossiers documentaires. Ce qui suppose notamment un travail préalable pour
dégager les traits caractéristiques d’un dossier, les critères de “fabrication” : présence d’un
sommaire, d’un lexique, d’une bibliographie, indication des sources etc. Ce qui suppose aussi
le développement de ce que les canadiens appellent les habiletés d’information... entre
autres une initiation à la prise de notes permettant le stockage de l’information et sa
restitution dans le langage du lecteur.
• création de vrais faux documents : par exemple création d’une fausse exposition sur l’Égypte
avec faux objets, fausse bibliographie de pharaon, vrai catalogue comme il avait été montré
à La Villette par un établissement de l’académie de Créteil.
• écriture désormais classique de contes...
• écriture de fiction. En liaison parfois avec un écrivain ou un journaliste, pour faire prendre
conscience des spécificités de l’écriture littéraire ou journalistique.
• montages audiovisuels à partir d’un livre.
• fiche de lecture pour le journal de la BCD.
54 Au total, dans toutes ces actions, la volonté de renouveau dans l’offre de lecture est
manifeste. Toutes sont très liées aux activités de structuration, à la classe, elles visent à
donner du pouvoir sur les objets en les observant, en les composant en les
transformant. Elles sont également très liées à un projet de communication et de vie, à
une prise de pouvoir comme Éveline Charmeux y invite depuis longtemps. Enfin ces
offres de lecture visent à l’appropriation de la culture de l’écrit, elles balisent le
territoire de l’écrit et permettent d’y entrer, de s’y repérer. Du coup on sort
nécessairement de la classe et de l’enfermement dans un seul livre ou dans une seule
page, mais ces initiatives, aussi fondamentales qu’elles soient, gagnent encore à être
complétées par des animations d’une troisième type.
 
Développer une pratique réflexive de la lecture

55 Les animations de ce troisième type sont centrées, cette fois, sur le sujet lecteur. Ce
sont, à ce jour, les activités les moins répandues dans les lieux de lecture et peut-être
même en classe. Il s’agit ici de développer des pratiques réflexives de la lecture afin
d’introduire chez l’enfant un plus haut degré de conscience par rapport à son
apprentissage ou à ses habitudes de lecture. Il deviendra possible, à partir de là de
définir, avec lui, des projets de formation. Nous savons aujourd’hui que des enfants qui
ne sont pas associés à un projet lecture ou qui n’en comprennent pas le sens sont des
enfants qui seront régulièrement en difficulté (voir à ce sujet Gérard Chauveau). Trop
d’enfants ne sont pas en situation de réaliser un projet à l’école, ils sont en situation de
gavage par rapport à des situations d’apprentissage qu’ils subissent sans en
comprendre le sens.
56 On distinguera ici :
 
Des activités responsabilisantes :
• participation des enfants au choix et à l’achat des livres.
• participation à la gestion de la BCD, du CDI, au prêt de livres, au rangement, à
l’informatisation pour les plus grands, participation à la médiatisation des lectures et à la
93

diffusion des livres auprès des camarades de la classe, de l’école, participation aux décisions
par l’intermédiaire de délégués BCD actifs dans les réunions de conseils de bibliothèque,
comités de lecture, etc.
• parrainages de lecture de petits par des plus grands.
• participation à des jurys tant il est vrai que donner à chacun de occasions de s’exprimer sur
ses lectures constitue une forte motivation pour lire.
 
Et des pratiques réflexives :
• évaluer ses compétences de lecteur grâce aux multiples outils anciens et modernes
permettant de mesurer ses performances en les comparant à celles d’autres lecteurs ou aux
siennes propres quelques mois auparavant.
• prendre conscience de ses habitudes de lecture. Certains enfants sont prisonniers d’un seul
type de lectures et ont du mal à sortir de leurs habitudes de lecture. Certaines animations
partent des pratiques et des lectures réelles des enfants pour favoriser l’explication des
choix, élucider les difficultés rencontrées, élargir le champ de leur curiosité, éviter
l’enfermement dans un genre, créer de nouveaux horizons d’attente.
57 Ainsi des enfants peuvent devenir acteurs de leur lecture et non plus simples
consommateurs d’animations. Chacun apporte sa pierre dans la construction d’une
maison commune de lecture. De telles activités logiquement conduisent à une prise en
compte de la demande, elles la reconnaissent et créent les conditions de son évolution
comme l’élargissement du champ des lectures et des horizons d’attente.
 
Pour conclure
• L’offre de lecture est en pleine évolution, désormais elle doit préparer à la lecture intensive
aussi bien qu’à la lecture extensive. Cette offre progresse au risque de se heurter à deux
écueils : d’une part la démagogie qui se contenterait d’enregistrer les lectures réelles, sans
chercher à les faire évoluer vers d’autres lectures réputées plus savantes, d’autre part
l’ignorance superbe du lecteur, l’offre déconnectée, trop éloignées par ses contenus des
pratiques culturelles avec les lecteurs.
• Pour illustrer ces évolutions de l’offre, pour souligner encore combien elle gagne à
s’intéresser tout à la fois aux livres, aux objets de lecture et au sujet lecteur, je terminerai en
lisant quelques lignes d’une lectrice en difficulté. Dans son désarroi, on retrouve l’essentiel
de ce que nous avons dit : la méconnaissance du lieu de lecture, la méconnaissance de la
culture du côté de la lectrice. Et du côté des offreurs : l’ignorance du lecteur, une offre
stéréotypée qui fait fi de l’histoire individuelle, du parcours personnel des lecteurs.
58 Voici ce texte :
« Un dimanche après la messe, j’avais douze ans, avec mon père j’ai monté le grand
escalier de la mairie. On a cherché la porte de la bibliothèque municipale. Jamais
nous n’y étions allés. Je m’en faisais une fête. On n’entendait aucun bruit derrière la
porte. Mon père l’a poussée, toutefois. C’était silencieux, plus encore qu’à l’église, le
parquet craquait et surtout cette odeur étrange, vieille. Deux hommes nous
regardaient venir depuis un comptoir très haut barrant l’accès aux rayons. Mon
père m’a laissé demander : “On voudrait emprunter des livres”. L’un des hommes
aussitôt : “Qu’est-ce que vous voulez comme livres ? ”. À la maison, on n’avait pas
pensé qu’il fallait savoir d’avance ce qu’on voulait, être capable de citer des titres
aussi facilement que des marques de biscuits. On a choisi à notre place. Colomba
pour moi, un roman “léger” de Maupassant pour mon père. Nous ne sommes pas
94

retournés à la bibliothèque. C’est ma mère qui a dû rendre les livres, peut-être avec
du retard. »
59 Ce texte est d’Annie Ernaux. Il est extrait de “La Place”. Décidément tout y est !

AUTEUR
MAX BUTLEN
Rédacteur en chef de la revue “Argos”
95

Le rôle des sociabilités dans le


développement du lecteur
Jean-Marie Privat

 
1. L’obsession textuelle
1 Dans les années trente, le célèbre historien Lucien Febvre se plaignait déjà que les
jeunes gens soient “façonnés intellectuellement par une culture à base unique de
textes, d’études de textes” ; il les désignait lugubrement et ironiquement comme des
“textuaires”1.
2 Soixante ans plus tard, le “textualisme” continue de régner, presque sans partage.
3 En effet, l’École reconnaît toujours le texte : selon les niveaux on parle de choix de
textes, d’extraits de textes, de lectures des textes, de manuels de textes, d’analyses de
textes, de résumés de textes, de commentaires de textes, de suite de textes, de
reconstitution de textes, de transpositions de textes, de groupement de textes, de goût
littéraire pour les textes, de typologie des textes, de grammaire de textes, etc.
4 On sait que l’exercice canonique demeure, sous une forme ou sous une autre,
l’explication de textes et que le professeur qui en a la charge est un enseignant ou un
professeur de... lettres.
5 Dans le même temps, l’École méconnaît largement le livre, non sa valeur certes, mais
son usage habile, les codes d’accès à ses lieux de présence, ses fonctions plurielles, et
tout simplement, son actualité2. Aussi, je propose de dire qu’il y a “lecturisme” lorsque
l’École, en tant qu’institution, s’en tient massivement à cette seule culture du texte.
6 Pour faire bonne mesure, on pourrait dire que, d’un autre côté, la bibliothèque, elle,
reconnaît le livre (offre du livre, prêt de livres, dépôt de livres, rondes des livres, livres
pour enfants, journées du livre, exposition de livres, maison du livre, politique du livre,
familiarisation avec le livre, accès aux livres, présentation de livres, débat sur les livres,
etc.) et méconnaît le texte : je dis cette fois qu’il y a “livrisme” lorsque la bibliothèque
s’en tient à cette seule culture du livre. Il est vrai qu’un bibliothécaire est, par
définition étymologique, une personne du livre...
96

7 On pourrait penser qu’il y a ainsi complémentarité logique entre lecture scolaire et


lecture publique. Cette conception segmentée des apprentissages me paraît relever
d’une division institutionnelle et corporative du travail culturel plutôt que d’une saine
didactique. Mais ce n’est pas ce point que je voudrais développer et de toute façon, dans
les deux cas il y a un grand absent, le lecteur. Je veux dire que les lecteurs réels sont
largement méconnus dans leurs usages, leurs attentes, leurs besoins.
8 Combien d’enseignants, notamment à partir du collège, se préoccupent par exemple de
savoir si leurs élèves sont inscrits en bibliothèque et tiennent compte de façon
constructive de cette information ? Combien d’enseignants conduisent avec leurs
élèves des entretiens sur leur biographie de lecteurs pour tenir compte de leurs
habitudes de lectures et dégager des priorités et des stratégies d’enseignement 3 ?
9 De toute manière, j’observe que la dérive textualiste (le texte sans le livre et sans le
lecteur) est d’autant plus marquée qu’on progresse dans le cursus, comme si “livre” et
“lecteur” n’étaient que prétexte et contexte pour préparer le seul moment qui vaille, le
“tête-à-texte”.
10 Certes, le législateur prévoit explicitement le développement de quelques compétences
culturelles à l’école élémentaire- “le maître veille à exploiter aussi souvent que
possible, la première bibliothèque de classe, le coin de lecture, la B.C.D., la bibliothèque
municipale ou de quartier. Il pense aussi à la vitrine du libraire, aux émissions de
télévision sur les livres, aux “cadeaux familiaux”4 – mais ces “Instructions” ne sont
reprises sous forme de “Programmes” ni au CP, ni au cours élémentaire, seulement au
cours moyen où il est question en une ligne “d’organisation de moments et de lieux
spécifiques de lecture”5.
11 Au collège, ce n’est qu’en 6e et en 5 e que le professeur de français est invité à “guider
l’élève vers les lieux où les livres, revues, journaux lui sont accessibles dans
l’établissement, notamment dans le CDI et dans les établissements de la commune à
vocation culturelle”6.
12 Dans les Instructions et Programmes pour les classes de seconde, première et
terminale7, il est question “d’œuvres”, de “documents”, de “pages”, de “textes” mais
jamais de “livres” ! Dans le même document officiel, il est question 25 pages durant
“d’élèves”, “d’individus”, “d’adolescents”, de “jeunes gens”, de “jeunes esprits” mais
jamais, non jamais, de “lecteurs” !
13 Il faut donc beaucoup d’opportunité et de constance pédagogiques aux enseignants (et
notamment aux documentalistes qui souhaitent travailler en collaboration) pour se
saisir des rares et très récentes “recommandations” qui font explicitement état du
monde des livres et des pratiques de lecteurs.
14 Je pense à la brochure La maîtrise de la langue à l’école, où il est question “d’apprendre à
vivre au milieu des livres” et à “partager ses lectures” et aux “compléments” pour les
collèges qui demandent d’attirer l’attention sur “la diversité des livres et des
institutions qui les proposent”. Mais le poids statutaire de ces “recommandations”,
souvent tout à fait précieuses, est par définition secondaire et rien ne vient vérifier et
valider pour l’instant ces compétences culturelles dans le cadre des différents contrôles
et examens scolaires. Le statut des activités menées au centre de documentation dans la
hiérarchie des disciplines scolaires suffirait à confirmer ce peu d’intérêt officiel.
 
97

2. La problématique culturelle
15 Cette hyper-valorisation du texte au détriment du travail de familiarisation à la culture
du livre et de socialisation culturelle du lecteur est d’autant plus regrettable que
désormais, au-delà d’une saisie purement socio-économique ou macro-statistique du
partage inégal de la lecture, les chercheurs développent une approche ethnologique des
pratiques culturelles8 ; ils nous permettent ainsi de penser de façon plus
compréhensive, moins réductrice et moins segmentaire, ce qu’est une conduite de
lecteur et les conditions élargies et concrètes de son développement.
16 Martine Poulain résume ainsi les postulats de cette problématique nouvelle : “La
lecture n’est pas seulement le moment où celle-ci s’effectue, mais un ensemble, “un
corps de pratiques” : tout ce qui la conditionne, y prépare, y conduit, la prolonge où
l’annule, n’est pas périphérique à la lecture mais en est radicalement constitutif” 9.
17 On voit qu’on est loin du lecteur solitaire et du simple “tête-à-texte” dans lequel se
réaliseraient l’alpha et l’omega de la pratique du lecteur.
18 Les travaux des ethno-historiens de la culture écrite10 ont d’ailleurs mis en évidence le
rôle historiquement décisif joué non seulement par le processus technique
d’alphabétisation mais aussi par les sociabilités liseuses, autrement dit par ces
interactions socialement réglées et culturellement variables qui produisent et
reproduisent une dynamique de lecture.
19 On voit qu’on est très loin des programmes qui placent la maîtrise (abstraite) et l’usage
(correct, normé) de la langue en tête des priorités d’apprentissage. Autrement dit,
concevoir et présenter la lecture comme un acte essentiellement privé et uniquement
cognitif revient à méconnaître les médiations sociales, culturelles et symboliques qui
structurent le champ d’une pratique et socialisent le lecteur.
 
3. Trois raisons de développer des sociabilités de
lecteurs
20 Les sociabilités jouent d’abord un rôle privilégié dans la mesure où la pratique réelle
d’un lecteur réel suppose et produit de la sociabilité : fréquenter une bibliothèque,
demander conseil à un libraire, choisir un ouvrage pour l’offrir à un ami, prêter ou
emprunter une revue à un collègue, lire à son entourage un extrait de texte, discuter de
ses lectures avec ses pairs, lire une critique dans un journal, s’abonner à un club de
vente par correspondance, rédiger un commentaire à propos d’une lecture, suivre une
émission sur les livres, etc..., sont autant d’exemples de situations ordinaires de
socialisations des lectures et donc de construction sociale des lecteurs. Et l’on se rend
bien compte qu’en fait, contrairement à l’image classique du lecteur dans sa tour
d’ivoire, plus la lecture est soutenue, plus les sociabilités des lecteurs sont riches,
diversifiées, intenses.
21 Aussi serait-il conséquent que l’École prenne plus résolument en charge la
familiarisation active et continue avec l’ensemble des pratiques concrètes du livre,
surtout si elle souhaite ménager un intérêt durable pour le commerce de l’écrit.
22 Les sociabilités jouent ensuite un rôle déterminant dans la mesure où les espaces des
livres et les communautés de lecteurs ont chacun leurs régies et leurs codes, leurs
98

manières de faire et leurs manières de dire, leurs conventions et leurs connivences et


nécessitent une initiation spécifique et donc de véritables stratégies didactiques.
23 Les sociologues et les ethnologues de la culture ont bien montré comment les langages
et les usages des divers lectorats avaient leur histoire et leur logique. N. Robine 11
explique fort bien par exemple combien les rapports sociaux et les habitudes
culturelles que les classes cultivées valorisent dans une bibliothèque ou une librairie
représentent pour les petits lecteurs des facteurs d’éloignement des institutions
légitimes, sont donc des freins, des obstacles à la lecture.
24 Il suffit de comparer les caractéristiques de l’offre dans une librairie classique du centre
ville avec celles du rayon-livres d’un supermarché en périphérie urbaine pour
comprendre combien ces deux lieux sociaux et culturels constituent des univers
symboliques différents, opposés (silence ou musique cultivée, sobriété chromatique,
calme et lenteur d’un côté / bruit et musique grand public, couleur tapageuse et
agitation de l’autre, éclairage focalisé et tamisé / lumière vive et crue, primat de la vue,
du goût et de l’esthétique / primat du toucher, du plaisir et de l’économique, effet de
solennisation et recherche d’originalité personnelle / espace familial de familiarité
banalisée, connivence culturelle et dialogue avec le libraire / guidage souligné mais
indirect du client, promiscuité des biens matériels et des biens culturels tout public /
réserve de biens culturels sélectionnés selon des critères lettrés, etc.).
25 Autrement dit, les gestes culturels ne sont pas de simples codes intellectuels qu’il
suffirait d’apprendre ou de mimer de façon livresque (apprendre à lire une 4e de
couverture, à utiliser un catalogue d’éditeur, à choisir parmi une offre plus ou moins
riche et éclectique, à saisir la logique d’une classification, à demander un
renseignement). Ils sont à pratiquer, c’est-à-dire à comparer, à éprouver, à critiquer, à
diversifier et à s’approprier progressivement et personnellement, comme autant de
compétences à acquérir pour une pratique relativement autonome et gratifiante.
26 Pourtant il arrive trop souvent encore, me semble-t-il, que l’avancée objective que
représente le développement des marmothèques, des BCD, des CDI ne donne lieu qu’à
des pratiques trop exclusivement légitimes du livre ou, ce qui est peut-être plus
fréquent encore, à une scolarisation des objets d’apprentissage.
27 On se satisfait par exemple de l’analyse de la “Une” d’un journal sans prendre
réellement en compte la pratique éventuelle des jeunes lecteurs et sans se donner
réellement les moyens de construire une pratique régulière. La presse peut devenir
ainsi un support décontextualisé, un pur pré-texte à exercices, le positivisme
didactique consistant à croire et à laisser croire que l’information culturelle est la
condition nécessaire et suffisante à la pratique.
28 Or, on sait qu’en matière de culture particulièrement, doter de compétences de
déchiffrement sans doter conjointement de dispositions à la pratique dans des
situations significatives est insuffisant, notamment chez ceux pour qui la socialisation
familiale tient le livre à distance.
29 Autrement dit, introduire de nouveaux objets de savoirs n’est pas en soi satisfaisant
surtout si on les détourne immédiatement de leurs fonctionnements propres. On
interdit alors aux élèves, tout bonnement, de s’appuyer sur les pratiques culturelles
correspondant à ces objets sociaux ou de construire ces pratiques quand elles ne sont
pas encore là.
99

30 Dans le cadre de la coopération avec les partenaires (les bibliothèques en tout premier
lieu), on observe aussi fréquemment que l’École, au fond, s’efforce de transposer dans
ces espaces différents du livre les comportements attendus dans le monde scolaire.
31 Le problème didactique que je ne peux que rappeler ici est donc celui de l’articulation
des apprentissages techniques et des apprentissages culturels.
32 Les sociabilités ont enfin un rôle important à jouer parce que non seulement elles
règlent l’accès au monde des livres mais parce que précisément elles contribuent à
donner sens à la pratique et donc à fonder la croyance en son importance.
33 En effet, contrairement à l’idéologie romantique et lettrée, tout porte à penser, comme
dit Bourdieu, qu’on lit “quand on a un marché sur lequel on peut placer des discours
concernant ses lectures”12.
34 Ainsi, le réalisme culturel oblige à constater que l’œuvre n’est pas faite seulement deux
fois (une première fois par l’auteur, une seconde fois par le lecteur, inspiré ou appliqué)
mais qu’elle est faite “cent fois, mille fois, par tous ceux qui s’y intéressent, qui
trouvent un intérêt matériel ou symbolique à la lire, la classer, la commenter, la
reproduire, la critiquer, la combattre, la connaître, la posséder.” 13 Ce faisant, c’est bien
dans cette série d’investissements culturels et d’interactions sociales que le lecteur se
constitue en tant que tel, à ses yeux et aux yeux des autres14.
35 Or, le marché scolaire de lecture n’a le plus souvent comme horizon de communication
que l’attente du maître. C’est un marché restreint qui produit un lecteur contraint. Je
songe à ce passage d’un roman de Fritz Zorn, “Mars”, où le narrateur aristocrate décrit
la conformisation culturelle familiale en des termes que l’on pourrait fort bien
appliquer à l’École : “Lorsqu’il s’agissait de prononcer un jugement sur la façon dont on
avait apprécié quelque chose, par exemple un livre, il fallait, comme aux cartes,
envisager les réactions possibles des autres avant de jouer la sienne, afin de ne pas
risquer de dire quelque chose qui ne fût pas assuré de l’approbation générale. Ou bien
nous réservions notre jugement jusqu’au moment où nous pouvions espérer que
quelqu’un d’autre prendrait les devants et avancerait son opinion, à laquelle nous
pouvions alors nous ranger. Nous attendions donc que quelqu’un lâche enfin le
morceau et déclare, par exemple, qu’il l’avait trouvé “beau”. Sur quoi, nous aussi nous
le trouvions “beau” [...]. Cependant, si le premier qui parlait avait dit “pas beau”, nous
l’aurions pareillement approuvé [...]. Je m’habituai à ne porter aucun jugement
personnel […J”.15
36 Le “Goncourt des lycéens” est un bon exemple sans doute d’une autre configuration
didactique où une large place serait faite à ces interactions sociales et culturelles
diverses où le lecteur se construit et où l’enjeu des lectures s’affiche 16. Lire en quelques
semaines, en s’engageant dans sa lecture, dix romans “goncourables”, parler de ses
lectures et de ses découvertes, jour après jour, au hasard des rencontres amicales ou
des échanges familiaux, rédiger des critiques publiées dans la presse régionale ou
affichées au CDI, attendre fébrilement l’accueil que réservent les journaux spécialisés
aux divers romans, comparer ses lectures et argumenter pour désigner le livre à
primer, rencontrer plus tard des écrivains, des représentants des maisons d’édition et
des membres du jury, etc. voilà sans doute des exemples de micro-sociabilités qui
constituent autant de marchés, des plus familiers aux plus légitimes, des plus informels
aux plus formels, où le lecteur existe pleinement car il peut et doit placer des discours
100

multiples sur ses lectures. Il est vrai cependant que ce type de situation est particulier
et difficilement généralisable, sous cette forme du moins.
37 Dans un article récent intitulé “La bouquinerie au collège : un nouveau marché de
lecture17,” D. Lelièvre et M.-C. Vinson décrivent par contre un dispositif de travail
culturel que n’importe lequel des établissements scolaires peut s’approprier. Il s’agit,
en deux mots, d’ouvrir au quotidien dans l’école une bouquinerie, c’est-à-dire un
espace de vente de livres d’occasion. Les élèves alimentent le fonds par des sorties chez
les bouquinistes de la ville en fonction d’un protocole de sélection arrêté en classe et
ces mêmes élèves sont tour à tour libres usagers de la bouquinerie ou médiateurs des
livres proposés à l’achat selon des modalités d’offre dont les classes ont, par quinzaine,
la responsabilité. On comprend qu’avec ce dispositif qui est en synergie, comme le
montre l’article, avec la classe, le CDI, la bibliothèque et les librairies, puisse se
construire une connaissance pratique du livre et se constituer une expérience
personnelle de lecteur.
38 À vrai dire, je pense qu’il y a toute une série d’activités bien connues sinon pratiquées
par les enseignants comme les clubs-lecture, les mini-Apostrophes, les débats de
lecture18, les pour-contre, les tables de lecture collective dans le cas d’écriture longue,
les entretiens ritualisés ou occasionnels avec de petits groupes sur leurs lectures libres,
les prêts de livres entre pairs, etc., qui sont d’excellents moments de socialisation des
livres et durant lesquels le lecteur se construit peu ou prou avec les autres et par les
autres dans un mixte de logique privée et d’échanges publics.
39 À condition cependant de ne pas se contenter d’une pratique trop exceptionnelle et qui
ne concernerait que les convertis (les “volontaires”), à condition de ne pas confondre
imposition culturelle et appropriation culturelle, discours de célébration ou de
légitimation et discours d’informations et de prises de positions, je veux dire à
condition que les élèves soient bien de façon assez régulière au centre d’une prise de
parole qui “s’outille” au fur et à mesure (c’est la responsabilité du maître), à condition
qu’il y ait un véritable marché de la parole sur le livre, à proprement parler des
“colloques” où puissent à la fois se développer et se conjuguer compétences textuelles
et compétences culturelles.
40 Il me semble que nous serions alors dans le droit fil de ce qu’Éveline Charmeux a
toujours défendu et illustré.
41 Question : Vous avez rappelé le rôle des sociabilités dans l’accès historique de toute une
population à la pratique de l’écrit, de la lecture en particulier ; je voudrais vous
demander si les sciences humaines témoignent de l’influence, aujourd’hui, des
sociabilités dans le développement des pratiques de lecture.
42 J.-M. Privat : En effet, les enquêtes sociologiques contemporaines mettent en évidence
un phénomène bien connu des sociologues de la culture qu’on appelle le cumul lectural,
à savoir que plus les lecteurs sont de gros lecteurs plus ils empruntent ou prêtent de
livres dans leurs réseaux de connaissances et plus ils parlent entre pairs ou entendent
parler de livres. Les différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des français
livrent des chiffres tout à fait éclairants à ce sujet.
43 D’autre part, les ethnologues montrent que tout changement dans les formes privées
ou professionnelles de sociabilités (mise au chômage, départ à la retraite, isolement
consécutif à une maladie, incarcération, éloignement du foyer parental chez les jeunes
mariés par exemple, etc.) retentit très profondément sur le rythme et le type de
101

lecture19. Les enjeux économiques ou symboliques et identitaires d’une pratique


culturelle sont construits dans, sinon par des rapports sociaux et logiquement toute
modification de ces rapports entraîne une modification de la pratique.
44 On pourrait dire qu’en matière de culture comme dans d’autres domaines, il n’y pas
plus de pratique sans enjeu – ce que vous m’accorderez sans doute – que d’enjeu sans
pratique – ce qui est à la base de ma démonstration. Or, la muséification scolaire des
enjeux momifie la pratique et la momification des pratiques muséifie les enjeux.
45 Question : À vous entendre, on dirait que toute sociabilité est bonne, par définition ?
46 J.-M. Privat : Vous avez raison, mon propos à quelque chose de tactique. Je réfléchis en
fonction de ce qui se passe et ne se passe pas à l’École, aujourd’hui.
47 Routiniser la pratique c’est routiniser les enjeux et donc les “tuer”, monopoliser le
discours sur les textes et sur le choix des livres c’est quasiment créer un rapport
d’exclusion, à tout le moins de dépendance culturelle. On sait ce qu’il advient au sortir
de l’École... De ce point de vue, toutes les formes de sociabilités que l’École peut
encourager ou susciter, à l’École et hors l’École, me semblent précieuses. La
collaboration avec les documentalistes et le partenariat culturel peut y aider.
48 Il n’est pas paradoxal, de ce point de vue, loin de là, de mettre en jeu, en circulation
dans les classes des ouvrages pour lesquels le consensus n’existe pas ou pas encore
(l’exemple du Goncourt des lycéens) car c’est en créant de l’opposition, de la
comparaison, du conflit et non de la vénération que le lecteur construit son choix ; c’est
dans la discussion, passionnée ou plus ordinaire, tranchée et simpliste ou sophistiquée,
intellectuellement “armée”, que se dit, de fait, l’importance de la lecture en général
sinon de tel livre en particulier.
49 Il existe des possibilités innombrables, au sein même de la classe, pour ceux qui pour
des raisons diverses, ne peuvent développer des séquences de travail sur la culture du
livre dans des lieux variés où circulent les livres et les discours sur le livre.
50 Suivre une collection par exemple, organiser régulièrement au lycée des débats
contradictoires, des pour/contre autour des livres publiés aux Éditions Mille et une
nuits – ces petites publications à 10 francs de courts textes d’auteurs en version
intégrale – c’est à la fois attirer l’attention sur l’actualité éditoriale et introduire de la
différence donc de la préférence mais aussi créer un horizon d’attente chez le lecteur et
développer un patrimoine de références croisées qui facilitent l’entrée dans le jeu.
51 Le même travail peut être fait bien entendu avec des ouvrages documentaires et avec
des publications hebdomadaires ou mensuelles. La régularité de parution des journaux
et des revues permet de ritualiser des moments de sociabilités et d’aborder des
documents qui n’enferment pas automatiquement la lecture dans la littérature.
52 Pour terminer, je signalerai toutefois trois difficultés.
53 Les adolescents répugnent souvent à parler publiquement de façon personnelle de
lectures qui relèvent de leur “sphère privée”20 : il y a donc à veiller à ce que l’insécurité
culturelle ne domine pas.
54 La deuxième difficulté est liée au rôle des pairs dans les prescriptions et les
proscriptions culturelles. Il faut prendre garde en effet que la dynamique entre pairs –
lorsqu’elle a lieu – n’enferme pas les élèves dans un seul type de discours et de pratique
du livre, des lieux du livre, des enjeux du livre.
102

55 La dernière difficulté tient à ce que j’appelle non pas l’assignation structurale (on lit
dans une famille de lecteurs) mais l’accentuation structurale. On commence à
s’interroger, en ethnologie des pratiques culturelles, sur les réglages qui s’opèrent à
l’intérieur d’un groupe – la famille par exemple – entre les différents membres. On
observe que le groupe a tendance à se structurer en fonction d’une logique complexe
qui croise processus d’identification (la lecture comme pratique commune et partagée)
et processus de différenciation (l’aîné garçon a une propension d’autant plus
développée à lire des journaux que sa sœur cadette lira des romans, par exemple). On
voit que la sociabilité familiale fabrique tout à la fois de l’attirance et de la résistance. Il
en va de même pour les autres types de sociabilités. La responsabilité de l’enseignant
est donc de développer la compétence culturelle dans la connaissance des forces qui
structurent la pratique, en s’appuyant sur ces forces pour démultiplier les dispositions
à la pratique. Je vous accorde que la recherche doit progresser sur ce terrain pour aider
à la prise de décision didactique, mais chacun peut contribuer à la réflexion sur cette
“économie” des pratiques car nous connaissons tous des exemples, dont nous sommes
plus ou moins partie prenante, d’ailleurs.

BIBLIOGRAPHIE
 
Indications bibliographiques
ARGOS, revue des B.C.D. et des C.D.I., CRDP de Créteil.
Tous les numéros, en particulier les numéros 7 et 8, “La lecture”, le n °9, “Se documenter”, le n o 11
“La lecture et les bibliothèques”.

BOURDIEU, P. et DARBEL, A. : L’amour de l’art, Paris, Éditions de Minuit, 1969.


Petit livre pionnier qui traite de façon très accessible des conditions sociales de l’accès à la
pratique cultivée et met en évidence quelques lois de la diffusion culturelle.

BOURDIEU, P. : “Les trois états du capital culturel”, Actes de la recherche en sciences sociales, n o 30,
1979.
Article fondamental qui expose succinctement les notions de “capital institutionnalisé” (les
diplômes), de “capital objectivé” (la possession de biens culturels) et de capital incorporé
(habitus) ; essentiel pour situer les enjeux de la problématique culturelle et penser des projets
d’apprentissage.

BOURDIEU, P. : Les règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil,
1992.
Synthèse la plus récente sur le fonctionnement historique du champ des pratiques du livre du
point de vue des producteurs (écrivains, éditeurs) et des consommateurs (critiques, lecteurs).

Bulletin des bibliothèques de France, “Le sujet-roi”, t. 31, n o 3,1986, “Histoires de lire”, t. 32, 5, 1987
et “Livres et lecteurs”, t. 37, 1, 1992 (entre autres).
103

Les enseignants méconnaissent cette publication de grande qualité qui permet de rester en
contact théorique et pratique avec des partenaires privilégiés de la culture du livre.

CASSAGNES, P., GARCIA-DEBANC, Cl., DEBANC, J.-P. : 50 activités pour apprivoiser les livres en classe
ou en B.C.D., CDDP de Trabes, CRDP Midi-Pyrénées, 1994.
Découvrir de nouveaux livres, classer des livres, fréquenter des bibliothèques, effectuer des
recherches documentaires, parler de ses lectures, autant de propositions expérimentées par des
professionnels de l’éducation pour que se construisent des pratiques culturelles à l’École et au-
delà de l’École.

CHARTIER, A.-M. et HÉBRARD, J. : Discours sur la lecture, 1880-1980, Paris, B.P.I., coll. Études et
recherche, 1989.
Par deux historiens de l’éducation, une étude minutieuse de l’évolution des discours des
prescripteurs de lecture (gens d’Église, bibliothécaires, enseignants). Passionnant pour qui veut
comprendre les tenants et aboutissants historiques de son propre discours et contourner les
effets d’évidence didactique (à compléter par CHARTIER, A.-M., Clesse, Ch. et Hébrard, J., Lire-
Écrire, 1 - Entrer dans le monde de l’écrit, cycle des apprentissages fondamentaux, Hatier, 1991 ;
très riche en notes de travail concrètes pour développer des compétences culturelles dès le cycle
2).

CHAUDRON, M. et de SINGLY, F. (sous la dir.) : Identité, lecture, écriture, BPI/Centre Pompidou,


1994.
Comment la lecture et l’écriture contribuent à la constitution de l’identité culturelle, sociale et
personnelle.

DUPONT, D., REUTER, Y., ROSIER, J.-M. : Manuel d’histoire littéraire, Paris, Bruxelles, Gembloux, De
Boeck-Duculot, tome 1,1988.
L’enseignant trouvera des mises au point théoriques très claires sur l’objet-livre, le systéme
éditorial, les librairies, la publicité littéraire, la structure du champ des écrits, etc. Chaque
chapitre propose de nombreux exercices accompagnés de documents. Fondamental pour s’initier
(et initier) à une culture du livre dans une perspective didactique en lycée et dans le premier
cycle universitaire.

FRAISSE, E. (sous la dir.) : Les étudiants et la lecture, Paris, P.U.F., 1993.


Sociologues, enseignants, bibliothécaires, spécialistes de la lecture se rencontrent dans cet
ouvrage pour proposer un tableau en mouvement qui rassemble des analyses, des travaux
récents, des perspectives d’expérimentations et d’actions en faveur de la lecture étudiante.

PASSERON, J.Cl. : Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, Essais & Recherches, 1991.
Cet ouvrage traite magistralement du relativisme et du légitimisme culturels mais aussi des fins
et des moyens de l’action culturelle. Le sociologue plaide enfin pour une “didactique de l’offre”
systématique et une prise en compte raisonnée des cultures indigènes (fondamental).

POULAIN, M. (sous la dir.) : Lire en France aujourd’hui, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, coll.
Bibliothèques, 1993.
Recueil d’articles d’historiens de la culture (R. CHARTIER, F. MARCOIN, A. KUPIEC), de sociologues
de la lecture (M. PERONI, M. POULAIN, F. de SINGLY), d’ethnologues (J.-P. ALBERT) et de
chercheurs en didactique de la lecture (J.-M. BESSE, M. BURGOS, J.-M. PRIVAT).
PRATIQUES, “la littérature et ses institutions”, no 32, 1981, “Pratiques de lecture”, no 52, 1986, “Les
intermédiaires de lecture”, no 63, 1989, “Pratiques de lecteurs”, n °80,1993.
Nombreux articles qui exposent les enjeux éducatifs des médiations culturelles et relatent des
mises en œuvre dans les classes.
104

PRIVAT, J.M. et REUTER Y. : Lectures et médiations culturelles, Actes du Colloque de Villeurbanne,
Lyon, P.U.L., 1991. Une dizaine de communications qui réfléchissent aux conditions scolaires et
publiques des pratiques de lecture aujourd’hui.

ROBINE, N. : Les jeunes travailleurs et la lecture, Paris, La Documentation française, 1984. Dans ce
“classique” de la sociologie de la lecture, l’auteur démontre très concrètement comment s’établit
la distance lettrée aux livres et se rompt la connivence culturelle. Nombreuses perspectives de
travail.

SINGLY de, F. : “Les jeunes et la lecture”, Les dossiers Éducation & formations, n o 24, janvier 1993.
Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture.
Approches quantitatives et qualitatives des pratiques de lecture des lycéens et étudiants
d’aujourd’hui. Considérations stimulantes (et parfois décapantes) sur les conditions de la
conversion à la lecture, sur les résistances culturelles, sur la construction de l’identité du lecteur,
sur la rôle des bibliothèques scolaires et publiques.
La Culture de l’écrit et les réseaux de formation : collection ARGOS, CRDP de Créteil. Bibliothèques et
Évaluation, sous la direction d’Anne Kupiec, Cercle de la librairie. École/Bibliothèque : quelles
coopérations ? collection ARGOS, CRDP de Créteil et FFCB. Article de Max BUTLEN (1993) :
“Lecture-écriture-bibliothèques scolaires : les raisons d’une ascension remarquée” dans le
Français Aujourd’hui no 102, Lieux de la lecture, juin 1993, pp. 15-19.

NOTES
1. L. Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Colin, 1953, pp.5-6.
2. Dans son importante étude sur Les jeunes travailleurs et la lecture (Paris, La Documentation
française, 1984), N. Robine conclut qu’en fait “l’École valorise le livre mais n’apprend ni à s’en
servir ni à quoi il sert”.
3. Voir sur ce point l’article de B. Duhamel, “S’entretenir de leurs lectures”, Pratiques, no 80,
“Pratiques de lecteurs”, décembre 1993, pp. 56-77.
4. Ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Ecole élémentaire, Programmes et
instructions, Paris, CNDP, 1990, p. 8.
5. Ibid., p. 13.
6. Ministère de l’Education nationale et de la Culture, Direction des Lycées et Collèges, Français,
Langues anciennes, classes des collèges, 6e, 5e, 4e, 3e, Horaires/Objectifs/Programmes/Instructions,
Paris, CNDP, réédition, 1993, p. 25.
7. Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, Direction des Lycées et Collèges, Français,
classes de seconde, première et terminale, Objectifs/Programmes/Instructions, Paris, CNDP, réédition
1992, pp. 39-73.
Pour être juste, le document officiel fait bien une référence au “livre” mais dans une phrase qui
laisse rêveur sur l’idée que le législateur se fait de la pratique personnelle des jeunes lecteurs en
général et sur la socialisation littéraire en particulier : “L’étude d’une œuvre intégrale est
l’occasion de mettre les élèves dans une situation authentique de lecture, en présence d’une
œuvre complète et au contact de l’objet-livre” (op. cit., p. 61).
8. Voir notamment les publications du Service des Études et de la recherche de la B.P.I., Centre G.
Pompidou ; la dernière publication (1993) s’intitule très significativement Identité, lecture, écriture,
sous la direction de M. Chaudron et de F. de Singly.
9. M. Poulain, “Avant-Propos”, Pour une sociologie de la lecture, Lectures et lecteurs dans la France
contemporaine, sous la dir. de M. Poulain, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie, collection
Bibliothèques, 1988, p. 8.
105

10. Je pense en particulier aux travaux de R. Chartier sur le sujet ; il faut citer sa contribution
fondamentale –“Les pratiques de l’écrit”, Histoire de la vie privée, III, De la Renaissance aux
Lumières, Paris, Seuil, 1986, pp. 112-161 – mais aussi un bel article intitulé “Loisir et sociabilité :
lire à haute voix dans l’Europe moderne”, Littératures classiques, 12, janvier 1990, pp. 127-147 et
des ouvrages comme Lectures et lecteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987 ou
encore L’Ordre des livres, Alinea, Aix-en-Provence, 1992 (notamment le chapitre I, “Communautés
de lecteurs”, pp. 13-33).
11. N. Robine, op. cit. ; voir aussi par exemple J.-M. Privat et Y. Reuter (dir.), Lectures et médiations
culturelles, Actes du Colloque de Villeurbanne, P.U.L., 1991.
12. P. Bourdieu, “La lecture : une pratique culturelle”, entretien avec Roger Chartier, Pratiques de
la lecture, sous la dir. de R. Chartier, Marseille, Éditions Rivages, 1985, p 224.
13. P. Bourdieu, Les Règles de l’art, genèse et structure du champ littéraire, Paris, Editions du Seuil,
1992, pp. 243.
14. Pour quelques considérations complémentaires sur le même thème, voir J.M. Privat,
“L’institution des lecteurs”, Pratiques, no 80, Pratiques de lecteurs, décembre 1993, pp. 32-34
notamment.
15. F. Zorn, Mars, Paris, Gallimard, Folio, 1979.
16. M. Burgos et J.-M. Privat, “Le Goncourt des lycéens : vers une sociabilité littéraire ?”, Lire en
France aujourd’hui, sous la direction de M. Poulain, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie,
collection Bibliothèques, 1993, pp. 163-181.
17. D. Lelièvre-Portalier et M.-C. Vinson, “La bouquinerie au collège : un nouveau marché de
lecture”, Pratiques, no 80, Pratiques de lecteurs décembre 1993, pp. 35-55.
18. On lira sur ce sujet le très bel article de M. Burgos intitulé précisément “Les débats de
lecture” (Argos, no 12, avril 1994, pp. 63-66) ; l’auteur montre comment le “débat” peut être une
facilitation procédurale à l’engagement personnel et juvénile dans une lecture, notamment
romanesque.
19. On se reportera par exemple à l’étude remarquable de J. Balhoul, Lectures précaires, étude
sociologique sur les faibles lecteurs, Paris, Centre G. Pompidou, B.P.I., Service des études et de la
recherche, 1988, et à M. Peroni, Histoires de lire, lecture et parcours biographique, Paris, Centre G.
Pompidou, B.P.I., Service des études et de la recherche, 1988.
20. Voir par exemple les remarques de F. de Singly, Les jeunes et la lecture, Paris, M.E.N., Les
dossiers Éducation et formations, 24, janvier 93, “Conversations autour du livre”, pp. 122-132 et
du même auteur “Le livre et la construction de l’identité”, Identité, lecture, écriture, op. cit.,
pp. 131-152.

AUTEUR
JEAN-MARIE PRIVAT
Professeur en Littérature, IUFM de Lorraine et Université de Metz, Revue “Pratiques”.
106

Quatrième partie. Regards sur les


activités psycholinguistiques des
enfants
107

Présentation
Angeline Liva

1 La psychologie génétique conçoit l’apprentissage de la lecture dans une perspective


évolutive et parle plutôt de construction de la langue écrite par l’enfant que
d’apprentissage. L’approche génétique va mettre l’accent exclusivement sur
l’apprenant et sur ses activités psycholinguistiques pour dégager l’évolution des
conceptualisations de l’enfant. Cette approche privilégie la démarche longitudinale
pour l’observation de l’apprenant dans des situations problèmes.
2 Laurence Rieben choisit de suivre la mise en place et l’évolution des procédures des
enfants dans une situation d’écriture de commentaire de dessin portant sur un texte de
référence. La connaissance de l’évolution des procédures des enfants dans cette
situation d’écriture va aider les enseignants à gérer la tâche de façon plus efficace d’une
part en différenciant l’aide en fonction de la procédure utilisée et d’autre part en
situant cette aide dans une zone proximale, mieux définie grâce à l’approche génétique.
3 Dans les travaux présentés par Angeline Liva l’enseignant trouve des outils pour
évaluer le niveau de construction de la langue écrite. Il s’agit de deux épreuves
génétiques d’évalutation qui renseignent l’enseignant sur les savoirs "déjà construits"
par l’apprenant et facilitent de ce fait la mise en place de situations pédagogiques
centrées sur l’enfant. Ces épreuves permettent enfin de suivre l’évolution des
conceptions de l’enfant dans le travail de re-construction de la langue écrite que
représente l’apprentissage de la lecture / écriture.

AUTEUR
ANGELINE LIVA
Maître de Conférences à l’I.U.F.M. de Toulouse.
108

Régulations didactiques dans une


situation de lecture/écriture ou
Comment aider les enfants à
chercher des mots pour écrire
Laurence Rieben

1 Dans cette présentation, nous chercherons à montrer la diversité des régulations


interactives intervenant dans une situation didactique de lecture-écriture. Après un
rappel de quelques notions théoriques liées à l’évaluation formative et à la régulation
des actions didactiques, nous présenterons brièvement l’orientation générale des
recherches en cours à la Maison des Petits1. Nous nous centrerons ensuite plus
particulièrement sur l’étude des aides apportées par l’enseignante dans la situation
étudiée et terminerons en faisant le point sur cette expérience de pédagogie
différenciée.
 
1. Observations formatives et régulations des actions
didactiques
2 L’évaluation formative a pour but de faire progresser l’élève dans ses apprentissages
(Allai, Cardinet & Perrenoud, 1979). Elle se distingue d’une évaluation à la recherche de
bilans des acquis de l’élève (évaluation certificative ou sommative) ou de prédictions
des compétences (évaluation pronostique), même si certaines articulations entre ces
différents types d’évaluations sont possibles et souhaitables.
3 Classiquement l’évaluation formative a été liée à une conception linéaire et cumulative
de l’apprentissage. Trois phases bien distinctes se succèdent alors dans le temps :
l’enseignante commence par recueillir des informations concernant les acquis et les
difficultés des élèves face à leurs apprentissages ; puis elle interprète ces informations
et tente d’en tirer un diagnostic ; enfin, elle adapte son enseignement en fonction de
ses interprétations. Ce type de démarche a pour but d’individualiser les actions
109

pédagogiques afin de permettre à un maximum d’élèves d’atteindre la maîtrise des


objectifs essentiels du programme. Cela se traduit le plus souvent par la formule
suivante : après constats de difficultés, on applique a posteriori des remédiations.
4 À partir de cette conception classique, une approche cognitive de l’évaluation
formative s’est développée (Allai, 1979 ; Crahay, 1986), s’inspirant de l’épistémologie
génétique de Piaget. L’apprentissage y est conçu comme un réseau flexible et
modulable qui évolue par restructurations. Ce sont moins les erreurs et réussites qui
sont retenues, mais la logique personnelle de l’élève, ses procédures ou stratégies, en
bref son fonctionnement cognitif. L’approche cognitive a conservé les trois phases de
l’évaluation formative tout en les réinterprétant. On tente alors d’ajuster l’action
pédagogique à la manière de faire de l’élève en recherchant si possible à créer chez lui
un conflit cognitif ou en le mettant dans une situation de résolution de problème
suffisamment difficile – mais pas trop – pour représenter un véritable défi (Rieben,
1988).
5 Selon cette dernière conception, les trois phases de l’évaluation formative peuvent
aussi avoir lieu de manière quasi simultanée au cours d’une même situation
d’apprentissage. Il s’agit d’une “réaction à chaud”, d’une aide de l’enseignante au
moment où elle perçoit les stratégies de l’élève et qu’elle juge opportun d’intervenir.
L’évaluation formative implique dans ce cas des régulations interactives, c’est-à-dire un
dialogue maître-élève visant à des prises de conscience et des réajustements
réciproques. L’évaluation formative est ainsi transposée sur un axe de communication
continue maître-élève et devient alors une composante permanente de l’action
pédagogique où il est avant tout question d’offrir une guidance individualisée en cours
d’apprentissage plutôt qu’une remédiation a posteriori (Allal, 1979 ; Cardinet, 1988 ;
Perrenoud, 1991a).
6 Une fois précisé le contexte théorique général dans lequel s’inscrivent les régulations
didactiques, il s’agit de définir la nature des interventions ou des aides que
l’enseignante est susceptible de proposer. Dans la situation didactique à l’étude ici,
deux approches complémentaires sont en principe envisageables quant au contenu des
aides. On peut songer d’abord à un guidage psycholinguistique en s’appuyant sur les
travaux portant sur l’apprentissage de la lecture et en cherchant à intervenir sur des
composantes spécifiques de l’apprentissage de la langue écrite, en particulier au niveau
des connaissances du code, des indices contextuels et de la conscience segmentale
(Rieben & Perfetti, 1989). S’agissant, dans notre étude, d’aider les enfants à chercher
des mots dans un texte, l’enseignante peut apporter de l’aide aux enfants en leur
posant des questions et/ou en leur donnant des informations sur l’orthographe des
mots qu’ils cherchent. Elle peut les renvoyer au sens et les aider à localiser ces mots en
leur suggérant de s’appuyer sur leur connaissance préalable du texte. Dans la phase de
recherche qui sera présentée ici, ce n’est pas cette approche que nous avons privilégiée
pour les deux raisons suivantes. D’une part, avant d’avoir observé et analysé les
stratégies utilisées par les élèves dans cette situation – un des buts de la recherche était
précisément de les mettre en évidence – il était difficile de leur associer par
anticipation des interventions précises. D’autre part, pour pouvoir observer les
stratégies des élèves les plus spontanées possible, il fallait éviter d’induire les conduites
des élèves vers le code ou vers le contexte.
7 La deuxième approche possible, qui est celle que nous avons retenue dans un premier
temps, consiste en un guidage socio-cognitif. Il s’agit de procurer des aides que l’on peut
110

qualifier de “simplificatrices” dans lesquelles l’adulte cherche à réduire la complexité


de la tâche, en s’ajustant au mieux aux stratégies initiales de chaque élève. Dans le cas
particulier de la situation didactique qui a été observée, cela a consisté à restreindre le
champ de recherche des mots en indiquant ou en lisant à l’élève la phrase dans laquelle
il pourrait trouver le mot qu’il cherche, voire en lui désignant des mots. Ces aides dites
“simplificatrices” sont forcément spécifiques à la situation didactique étudiée,
cependant elles se réclament d’une perspective générale selon laquelle l’apprentissage
résulte d’une médiation sociale. Dans une telle perspective, on suppose que l’élève
entre progressivement dans la langue écrite à travers des activités complexes pour
lesquelles l’adulte lui fait “la courte échelle” (Palincsar & Brown, 1984 ; Schneuwly,
1989) et on postule que “ce que l’enfant est en mesure de faire aujourd’hui avec l’aide
des adultes, il pourra l’accomplir seul demain” (Vygotsky, 1985, p. 109).
8 L’analyse des aides que l’enseignante apporte aux enfants pour leur permettre de
mener à bien une tâche d’apprentissage s’insère dans une perspective de pédagogie
différenciée. Pour qu’une telle pédagogie ne reste pas confinée au niveau des
déclarations d’intention, de nombreuses conditions doivent être satisfaites qui
touchent à la fois aux processus d’apprentissage des élèves, à la nature des tâches qui
leur sont proposées, et aux processus d’enseignement des maîtres (Rieben, Barbey &
Foglia, 1986). Du point de vue de l’enseignante, elle suppose de gérer en alternance,
parfois même en simultanéité, des processus d’observation, de prise de décision,
d’intervention. Dans ce sens, nous considérons que toute démarche de pédagogie
différenciée suppose une pratique de l’évaluation formative.
 
2. Orientation des recherches en cours à la maison
des petits
9 Dans les situations didactiques auxquelles nous nous intéressons à la Maison des Petits
depuis quelques années, nous privilégions une entrée dans la langue écrite à travers des
tâches qui requièrent des élèves, même débutants, qu’ils s’engagent dans des activités
complexes intégrant la lecture et l’écriture. Nous cherchons également à les faire
progresser dans leurs rapports avec l’écrit en respectant au mieux leur cheminement
personnel. De tels objectifs supposent une observation formative au sens où l’entend
Perrenoud, c’est-à-dire une “observation au service de la régulation des apprentissages
et de l’action didactique” (1991b, p. 14).
10 Après avoir analysé dans le détail les conduites des élèves dans une situation de
production écrite (voir Changkakoti, Meyer, Perregaux & Rieben, 1991 ; Meyer,
Moynier, Perregaux & Rieben, 1988 ; Rieben, 1989 ; Rieben & Saada-Robert, 1989), nous
nous sommes intéressés aux interventions de l’enseignante 2, observée dans la même
situation. Notre but est de montrer dans quelle mesure il est possible d’interagir avec
des élèves de 5-6 ans, sur un mode différencié, dans une tâche “d’énonciation écrite”
inspirée de la démarche proposée par Clesse (1977) et Hébrard (1977).
11 Rappelons que cette démarche se déroule essentiellement en deux phases. D’abord, les
élèves élaborent ensemble une histoire qu’ils dictent à l’enseignante. Cette histoire
dictée à l’adulte constitue le texte de référence (TR). Puis les élèves sont amenés à
produire par écrit un texte personnel (un commentaire à un dessin) relatant un épisode
de l’histoire. Pour rédiger leur texte, les enfants cherchent des mots dans le texte de
111

référence qui joue alors le rôle d’un “dictionnaire” ordonné selon la structure et le sens
de l’histoire.
12 Les premières analyses nous ont montré comment les élèves cherchent dans ce texte de
référence les mots dont ils ont besoin de façon spontanée, c’est-à-dire avant de recevoir
de l’aide. Cependant, dans cette situation encore nouvelle, voire difficile, les élèves
doivent fréquemment être guidés, orientés dans leur recherche. Ainsi le rôle de
l’enseignante ne peut être passé sous silence. Bien que Ton ne puisse pas analyser les
conduites de l’élève de façon totalement indépendante des interventions de
l’enseignante, nous avons choisi de procéder par centration successive dans le but de
permettre une analyse aussi approfondie que possible des stratégies de chacun des
acteurs. C’est donc dans un deuxième temps que nous avons analysé comment
l’enseignante aide les élèves à chercher les mots pour écrire leur texte et dans quelle
mesure elle régule ses interventions en fonction des stratégies de recherche de mots
utilisées par des élèves différents.
 
3. Étude des régulations didactiques
13 Dans cette étude, nous cherchons à déterminer comment les enfants ont été aidés en
étudiant d’abord la fréquence des différentes aides. Par ailleurs, en nous référant à nos
précédentes analyses portant sur les élèves, nous voulons savoir dans quelle mesure
l’enseignante a différencié ses interventions en fonction des procédures ou stratégies
présentées par les élèves. Nous nous demandons également si le type d’aide proposée a
été efficace, c’est-à-dire si l’aide a permis de retrouver le mot recherché.
 
Méthode

14 Au cours de l’année scolaire, nous avons observé à 4 reprises (en novembre, janvier,
mars et mai, soit quatre fois 3 séances de 45 minutes) 21 élèves dont 11 de 2 e enfantine
(2 E ; âge moyen 5 ; 5 en début d’expérimentation) et 10 de 1 e primaire (1 P ; âge moyen
6 ; 4). En novembre, ces enfants étaient encore non lecteurs. Un bilan de leurs
compétences au niveau de la lecture, des connaissances du code et de la conscience
segmentale a également été effectué à quatre reprises en cours d’année (voir Rieben &
Saada-Robert, 1989).
15 Ces quatre phases d’observation ont correspondu à la constitution de quatre textes de
référence différents (voir Annexe 1 pour un exemple). Lors de chacune des phases (Tl,
T2, T3, T4) les enfants étaient invités à produire un commentaire à leur dessin par la
consigne suivante : “Vous allez maintenant écrire un commentaire à votre dessin, si
vous ne savez pas comment écrire un mot, vous pouvez aller le chercher dans le texte
de référence”. Un observateur par élève a relevé de manière précise, sous forme d’un
protocole conçu à cet effet, quelles stratégies de recherche et de copie de mots l’enfant
mettait spontanément en œuvre et quels types d’aides il recevait de la part de
l’enseignante, ou éventuellement d’un camarade (pour plus de détails sur la procédure,
voir Rieben & Saada-Robert, 1989).
 
112

Résultats
Catégorisation et fréquence des aides

16 Notons que l’analyse qui va suivre ne porte que sur les interventions de l’enseignante
liées à la recherche de mots. Il est cependant évident qu’elle intervient également dans
d’autres phases de l’activité (relecture, correction des mots écrits, etc.), de même que
pour faire face à des situations qui ne sont pas directement en rapport avec la tâche.
17 Comme nous l’avons dit plus haut, et d’un commun accord entre l’enseignante et les
chercheurs, il avait été décidé que les aides devaient éviter le plus possible de porter
directement sur les connaissances du code et du contexte. L’analyse des protocoles a
donc permis de mettre en évidence des aides dites simplificatrices et d’en distinguer
trois types qui vont maintenant être présentés et illustrés par des extraits de
protocoles.
18 Il s’agit :
a. des aides par désignation d’une phrase ;
b. des aides par lecture d’une phrase ;
c. des aides par désignation de mot(s) d’une phrase.
 
a) Les aides par désignation d’une phrase

19 Ce premier type d’intervention consiste à aider l’enfant tout en lui laissant le maximum
d’autonomie pour résoudre le problème. Il vise à simplifier la tâche qu’on propose à
l’enfant en restreignant le champ de recherche des mots. Dans ce cas l’enseignante
indique à l’élève, sur le texte de référence, une phrase dans laquelle se trouve le mot
qu’il recherche. L’enseignante ne lit pas la phrase mais la désigne, c’est pourquoi nous
avons appelé ce type d’intervention “aide phrase désignée (APD)”. APD est une aide de
localisation ouverte qui laisse encore une large marge de manœuvre à l’enfant dans le
choix de ses stratégies. Ce dernier peut s’appuyer essentiellement sur des indices
logographiques ou phonographiques pour retrouver le mot qu’il recherche. Il peut
aussi, en évaluant la localisation de la phrase par rapport au texte, inférer un sens à la
phrase désignée. Nous allons commenter quelques exemples issus de nos protocoles.
20 Le premier exemple (protocole 10 ; enfant de 2E) porte sur une interaction qui permet
la résolution du problème, l’enfant utilisant au point de départ une stratégie fondée sur
ses connaissances du code qui ne lui suffisent pas à mener à bien sa tâche :
Maîtresse (M) : Que cherches-tu ?
Enfant (E) : Le mot “faire”.
M : Où le cherches-tu ?
E : Il y a un “f”.
M : Oui, bien.
E : Tu me dis sur quelle page c’est ?
M : Tu n’as pas une idée ?
E : Non !
M : Tu vois, c’est par là (M. désigne le bas de la page 2 du TR).
E : explore et désigne correctement le mot “faire”.
21 Un deuxième extrait (protocole 52 ; enfant de IP) montre comment l’aide APD restreint
le champ de recherche de l’enfant, dans un cas où l’enfant sait quel mot il cherche et
est également capable d’utiliser ses connaissances du code :
113

E : Je sais pas où il est (enfant cherche le mot “rassemblent”).


M : Regarde par ici (désigne la phrase “les sept garçons se rassemblent...”).
E : désigne le mot recherché “rassemblent”.
M : Oui. Comment as-tu trouvé ?
E : C’est à cause du /r/.
M : D’accord mais tu es sûr que c’est le mot “rassemblent”. Essaie de lire !
E : lit d’abord chaque lettre puis dit “rassemblent”.
M : Oui très bien.
22 Cet exemple montre, de plus, que l’enseignante exige également de l’enfant une
conduite de vérification qui l’amène à aller plus loin dans l’utilisation de ses
connaissances du code.
23 Un dernier exemple d’une aide APD (protocole 09, enfant de 2E) va montrer que, dans
certains cas, cette aide, couplée avec une stratégie spontanée d’utilisation du code,
n’est cependant pas suffisante pour permettre à l’enfant de trouver le mot qu’il
cherche :
E : Je ne trouve pas (il cherche “se”).
M : Je vais t’aider (M montre le haut de la page 2 : “les sept garçons se
rassemblent…”), où se trouve le mot “se” ?
E : montre le ç de garçon.
24 Dans ce cas, même si l’enfant établit une correspondance correcte entre la lettre ç et le
son/s/, il n’a pas encore suffisamment élaboré la notion de mot puisqu’il désigne, sans
hésitation, une lettre au milieu d’un mot, en guise de mot. Cependant, cette
intervention a permis à l’enfant de révéler sa manière de faire et à l’enseignante
d’apporter une explication immédiate puis de proposer par la suite un autre type
d’aide.
 
b) Les aides par lecture d’une phrase

25 Le deuxième type d’aide consiste à lire une phrase dans laquelle se trouve le mot
recherché, en la localisant dans le texte mais sans pointer les mots. Il s’agit de “l’aide
phrase lue (APL)”. Dans ce cas, l’enfant pourra s’appuyer sur le sens de la phrase et sur
l’ordre dans lequel il entend les mots. Il pourra peut-être, dans le contexte plus limité
d’une phrase, situer le mot qu’il cherche dans le début, le milieu ou la fin de la phrase
qu’il entend lire ou tenter de segmenter la chaîne orale et de mettre les segments en
correspondance avec les mots écrits. Pour retrouver le mot qu’il cherche, l’enfant
pourra donc s’appuyer sur des indices aussi bien phonologiques que visuels et sur ses
connaissances métalinguistiques. Voici deux exemples illustrant ce type d’interaction.
26 Dans le premier extrait (protocole 02, élève de 2E), on note que l’enfant ne s’intéresse
qu’à la fin de la phrase lue, où se trouve effectivement le mot recherché (“bonnet”). Il a
donc pu faire une sélection et s’orienter sur les segments susceptibles de représenter le
mot bonnet. L’enfant peut ensuite confirmer que le mot bonnet est celui qu’il désigne
en s’appuyant sur un indice du code :
E : recherche le mot “bonnet”.
M : Je vais te lire la phrase qui commence là.
M lit : “Il arrache le bonnet de Paolo”.
E : C’est celui-là (en désignant “bonnet”) !
M : Comment sais-tu que c’est le mot que tu recherches ?
E : J’ai essayé de lire “le bonnet de Paolo” et puis il y a/b/.
M : D’accord, tu peux l’écrire.
114

27 À travers le second extrait de protocole (protocole 09, élève de 2E), on voit que l’enfant
a une bonne idée de comment se forme le mot “se” mais qu’il a encore des difficultés à
comprendre comment fonctionnent les mots dans l’écrit. Le fait que l’enseignante lui
lise la phrase ne l’aide pas tellement car il ne cherche pas à faire correspondre les
paroles entendues aux mots écrits. Ce sont les lettres qui l’intéressent et leur
assemblage :
E : cherche le mot “se” sans le trouver.
M lit : “Les sept garçons se rassemblent...”, et demande : Où se trouve “se” ?
E : montre “se” dans le mot “rassemblent”.
M : Et ce mot (en désignant “se”) ?
E : C’est “se”.
28 À partir de cette aide qui n’aboutit pas d’emblée au mot recherché, l’interaction se
poursuit dans une explication de la part de la maîtresse de la différence entre mot,
partie de mot et lettre.
29 Par ces exemples, on s’aperçoit que la lecture d’une phrase est une aide qui peut offrir à
l’enfant plus de moyens que la désignation de la phrase pour retrouver le mot qu’il
recherche, car non seulement la phrase est localisée dans le texte, donc le champ de
recherche est restreint, mais en plus l’enfant en perçoit le sens lorsque l’enseignante la
lui lit et peut également mettre en correspondance les mots entendus avec les mots
écrits. On peut toutefois anticiper les limites d’une telle aide lorsque l’enfant n’a pas
suffisamment élaboré la notion de mot.
 
c) Les aides par désignation de mot(s) d’une phrase

30 Le troisième type d’aide a pour but de permettre aux enfants encore peu familiarisés à
l’écrit d’entrer dans la tâche et de progressivement mieux comprendre l’organisation
de la langue écrite. Ce type d’aide comporte deux variantes : il consiste à pointer en les
lisant les mots d’une phrase ou un seul mot d’une phrase, c’est-à-dire le mot recherché.
Il s’agit de “l’aide mot(s) désigné(s)” (AMD).
31 Dans le premier cas, le pointage des mots peut être effectué par l’enseignante et/ou
l’élève. Ce dernier peut alors retrouver le mot qu’il recherche en observant la mise en
correspondance mot oral/mot écrit opérée avec/pour lui. Dans l’extrait suivant
(protocole 07, élève de 2 E), on observe que cette aide à elle seule n’est pas suffisante
pour amener l’enfant à faire le bon choix, c’est par une comparaison entre deux mots
proposés par l’enseignante que l’enfant peut, en s’appuyant sur la représentation de la
longueur des mots, finalement trouver le mot qu’il cherche :
E : cherche le mot “lance”.
M lit : en montrant chaque mot “et il le lance”.
E : montre “le”.
M : C’est celui-là le mot que tu cherches ?
E :…
M : Ou c’est celui-là (montre “lance”) ?
E : Celui-là (en montrant “lance”).
M : Pourquoi ?
E : Parce que c’est pas si court que ça (fait allusion au fait que “le” est un mot court,
trop court pour être “lance”).
32 Dans le deuxième cas, l’aide est totale, puisqu’elle consiste à désigner le mot que
l’enfant recherche et il n’est pas nécessaire d’en donner un exemple. La tâche de
l’enfant se résume alors à garder en mémoire la localisation du mot pour le copier, ce
115

qui représente une charge cognitive non négligeable pour certains lecteurs et
scripteurs débutants. Il est intéressant de noter que ce type d’aide est celle que les
enfants se donnent spontanément entre eux. Dans cette catégorie, nous avons donc
aussi comptabilisé des aides que les enfants ont obtenues par des pairs.
33 En résumé, l’enseignante qui a été observée propose essentiellement trois types d’aides.
L’aide par désignation de phrase (APD), qui est peu directive et partielle, consiste à
restreindre le champ de recherche du mot à une phrase au lieu du texte entier.
L’enseignante désigne une phrase dans laquelle se trouve le mot recherché et l’enfant
s’appuie essentiellement sur ses représentations du mot pour le retrouver. L’aide par
lecture de phrase (APL) offre davantage de moyens à l’enfant puisque la phrase
contenant le mot recherché est non seulement désignée mais lue et l’enfant a donc
accès au sens de la phrase. Par ailleurs, il peut opérer une correspondance entre mots
oraux et mots écrits. Enfin, l’aide par désignation de mots (AMD) est une aide plus
ciblée puisqu’on indique plus ou moins directement le mot recherché à l’enfant. Elle lui
permet de se familiariser avec la tâche, d’appréhender l’écrit et plus particulièrement
la notion de mot.
34 Le tableau 1 présente la fréquence des différents types d’aides lors des quatre moments
d’observation (Tl, novembre ; T2, janvier ; T3, mars ; T4, mai). En considérant le total
des trois types d’interventions, nous observons une diminution des aides que propose
l’enseignante entre le premier et les trois autres temps d’observation. Cette diminution
s’explique du fait que les enfants sont confrontés à une situation d’apprentissage
complexe et peu habituelle qui exige de leur part un temps d’adaptation. A Tl, compte
tenu de la nouveauté de la situation, l’enseignante doit alors passablement les aider
afin qu’ils entrent dans cette tâche particulière sans se décourager.
 
Tableau 1. Fréquence des différents types d’aides

  APD APL AMD Total

T1 9 87 62 158

T2 16 36 37 89

T3 21 37 43 101

T4 21 39 36 96

Total 67 199 178 444

35 Il faut de plus souligner que le nombre des aides apportées doit être mis en relation
avec la longueur des commentaires produits. La diminution des aides entre Tl et T4 est
donc d’autant plus importante qu’elle va de pair avec une augmentation de la longueur
des commentaires écrits par les élèves (en moyenne : 12 mots en novembre, 15 mots en
janvier, 18 mots en mars et 19 mots en mai). Enfin, si le nombre brut d’aides demeure
relativement constant à partir de T2, la nature des aides varie. Nous observons une
diminution des aides les plus simplificatrices (APL et AMD) et une augmentation, même
si sa fréquence reste faible, de l’aide phrase désignée (APD). Cette augmentation est
attendue puisqu’il s’agit de l’aide la moins “puissante”.
116

 
Différenciation des aides

36 Dans une perspective de pédagogie différenciée, au-delà de la description et de


l’évolution générale des aides apportées par l’enseignante, nous nous intéressons
essentiellement à savoir quels types d’interventions sont proposés à quels enfants. Dans
le but d’étudier les relations entre les stratégies des enfants et les aides qui leur sont
apportées, nous rappelons brièvement comment les résultats des élèves ont été
analysés.
37 De manière générale, les élèves utilisent spontanément plusieurs stratégies de
recherche de mots, à chaque temps d’observation. Néanmoins, certaines stratégies
peuvent être privilégiées par certains enfants. À partir de l’ensemble des stratégies
utilisées par un enfant à chacun des moments d’observation, il est possible d’extraire
des types de profils en utilisant la méthode d’analyse factorielle des correspondances
(voir les résultats détaillés de cette analyse dans Rieben & Saada, 1989). Cette analyse a
porté sur 19 enfants (deux enfants n’ont pas pu être retenus à cause de leur très faible
degré de participation à l’un des moments d’observation et de leur absence à un autre).
Nous avons pu mettre en évidence quatre types de profils ou de stratégies dominantes
dans la recherche de mots que nous allons rappeler.
 
I : Profil de pré-lecteur

38 Dans ce profil domine la stratégie suivante : l’enfant copie une suite de mots du texte de
référence pensant qu’elle correspond à ce qu’il voulait écrire. Sa relecture montre qu’il
ne sait pas ce qu’il a copié.
 
II : Profil de lecteur débutant (A)

39 Ce profil est caractérisé par des stratégies de type logographique fondées sur la
similarité visuelle et/ou l’utilisation du contexte. On parlera de stratégies fondées sur
la similarité visuelle lorsque l’enfant s’appuie sur des indices tels que l’enveloppe
externe (longueur du mot) et/ou interne (ressemblance de certaines lettres,
dépassement des barres), et de stratégies fondées sur le contexte lorsque l’enfant
désigne la partie du texte dans lequel le mot devrait se trouver en fonction de la
connaissance préalable de l’histoire (par ex. “je sais que le mot est à la fin de
l’histoire”).
 
III : Profil de lecteur débutant (B)

40 Ce profil est marqué par l’usage dominant du code. L’enfant mentionne le son ou le
nom d’une lettre ou syllabe composant le mot recherché. Par exemple, il dit “je savais
que c’était bonnet parce qu’il y a un b”.
 
IV : Profil de quasi-lecteur

41 L’enfant trouve immédiatement dans le texte le mot recherché sans qu’aucun indice de
guidage ne soit observable, ses stratégies étant déjà fortement automatisées.
42 Au début de l’expérimentation (à Tl, en novembre), 4 enfants présentent déjà des
stratégies de quasi-lecteurs (IV). Les autres enfants ont évolué au cours de l’année en se
117

déplaçant de manière générale vers ce type de stratégies en passant par les stratégies
de type II et/ou III. À la fin de l’année scolaire (à T4, en mai), 11 enfants présentent des
stratégies de quasi-lecteurs. Cependant, les enfants diffèrent aussi par leur rythme de
progression, certains ont présenté un même type de stratégies dominantes lors de deux
sessions, puis ont évolué vers un autre type. Par exemple, un enfant peut présenter un
profil de pré-lecteur (I) à Tl et T2, puis de lecteur débutant fondé sur le code (III) à T3,
et enfin des stratégies de quasi-lecteur (IV) à T4.
43 Nous avons cherché à savoir si l’appartenance à l’un de ces sous-groupes entraîne une
modulation des aides de la part de l’enseignante, du point de vue quantitatif et
qualitatif. Il est entendu que les classifications des enfants résultent de l’analyse des
protocoles et que l’enseignante ne pouvait en avoir connaissance au moment où elle
devait intervenir. Ce n’est donc que sur ses propres observations que pouvaient reposer
les aides qu’elle a proposées.
44 Comme on le voit dans le Tableau 2 qui tient compte des résultats obtenus lors des
quatre moments d’observation, 14 enfants (il s’agit en fait de 7 enfants différents qui
ont pu présenter plus d’une fois en cours d’année scolaire le même profil de stratégies)
sont caractérisés par des stratégies de pré-lecteurs (I). Selon la même logique d’analyse,
10 enfants présentent des stratégies de lecteurs débutants fondées sur la similarité
visuelle et/ou le contexte (II), 22 enfants des stratégies de lecteurs débutants fondées
sur le code (III) et enfin 26 enfants des stratégies de quasi-lecteur.
45 Afin de mettre ces résultats en relation avec les régulations interactives, nous avons
dénombré les aides que l’enseignante a proposées aux élèves en fonction de leur type
de stratégies dominantes. Cependant, dans la mesure où le nombre d’aides apportées
dépend également de la quantité de texte produit, nous avons également calculé le
rapport entre le nombre d’aides et le nombre de mots écrits.
46 Comme on le voit dans le Tableau 2, un changement manifeste intervient au moment
du passage du profil III au profil IV. Les enfants qui utilisent des stratégies de quasi-
lecteurs (IV) ne demandent ou ne reçoivent de l’aide que pour 10 % des mots qu’ils
écrivent dans leurs commentaires, ceux-ci présentant une longueur moyenne de 21
mots. Quant aux autres enfants (profil I, II et III), ils recourent à l’adulte pour 40 à 44 %
des mots écrits, leurs commentaires étant en moyenne plus courts (14 à 18 mots en
moyenne). Ainsi, comme on pouvait s’y attendre, les stratégies de quasi-lecteurs sont
celles qui permettent la plus grande autonomie dans cette tâche qui implique de lire
pour produire un énoncé écrit. Les trois autres groupes ne se distinguent pas du point
de vue du nombre d’aides qui leur sont apportées.
 
Tableau 2 : Fréquences et taux d’aides en fonction des profils de stratégies de recherche de mots
118

47 Cependant, au-delà de la quantité d’aides, il est intéressant de savoir, d’une part


comment les différents groupes d’enfants se distinguent au niveau du type d’aide reçue,
et d’autre part dans quelle mesure les aides qui sont données permettent aux enfants
de trouver les mots qu’ils cherchent. La Figure 1 présente les pourcentages des
différentes aides en fonction des profils de stratégies de recherche de mots des enfants
et en distinguant les aides selon le résultat qu’elles produisent. Les pourcentages
indiqués dans les zones ombrées sont ceux des aides jugées adéquates puisqu’elles ont
permis de trouver immédiatement le mot recherché alors que les zones blanches
indiquent les pourcentages des aides non adéquates, c’est-à-dire n’ayant pas abouti à la
résolution du problème.
48 Comme on peut le voir dans la Figure 1, les groupes d’enfants se différencient du point
de vue des aides qui leur sont proposées. En effet, les enfants présentant des stratégies
de pré-lecteurs reçoivent essentiellement et de façon équivalente deux types d’aides,
soit le pointage de mot(s) (AMD) et la lecture de phrase (APL), le troisième type (phrase
désignée APD) étant très peu fréquent. Quant aux enfants lecteurs débutants (II et III),
on remarque qu’ils sont légèrement moins aidés à travers les interventions AMD que les
enfants pré-lecteurs, au profit des aides APD qui augmentent progressivement. Enfin,
chez les enfants quasi-lecteurs (IV), on observe une nette diminution des aides APL qui
sont remplacées par les aides APD. Ces résultats sont dans l’ensemble très
encourageants. Ils témoignent d’une pédagogie différenciée qui atteint son objectif. En
effet, l’enseignante module, le plus souvent de manière efficace, sa façon d’aider les
enfants en fonction des stratégies dominantes qu’ils mettent en œuvre.
49 Si l’on s’intéresse maintenant à l’adéquation des aides qui sont proposées (écart entre
les aides adéquates et non adéquates), on s’aperçoit que dans l’ensemble, les aides AMD
et APD atteignent fréquemment l’objectif, c’est-à-dire permettent aux enfants de
trouver les mots qu’ils cherchent. Il n’en va pas de même de l’aide APL, qui, pour les
enfants des groupes I et II, reste fréquemment insuffisante. Ce résultat nous semble lié
au fait que ces deux groupes d’enfants se caractérisent par leurs faibles connaissances
du code ou le peu d’utilisation qu’ils en font. Dans ce cas, le bénéfice qu’ils peuvent tirer
d’une aide qui les amène à comparer mots parlés et mots écrits, n’est pas encore
optimum.
 
119

Figure 1 : Pourcentages des différents types d’aides (APD, APL, AMD) en fonction des profils de
stratégies de recherche de mots.

50 Il faut remarquer qu’il n’est sans doute pas possible, ni même souhaitable, de viser une
totale efficacité des aides proposées. Au-delà des stratégies de l’enfant que
l’enseignante peut observer, l’efficacité des aides dépend aussi des connaissances
spécifiques de certains mots que l’enfant a déjà mémorisés (par exemple, la stratégie
APL peut aboutir dans un cas où l’enfant cherche un mot commençant par “ch” alors
qu’il s’appelle Charles (la connaissance spécifique de son prénom pouvant lui servir
d’indice) alors que la même aide ne sera pas efficace pour un autre mot. Or,
l’enseignante ne peut pas avoir une représentation totalement adéquate du capital-
mots de chaque enfant, celui-ci étant de plus en évolution constante. Par ailleurs, dans
la perspective constructiviste qui est la nôtre, le but prioritaire n’est pas d’amener
l’enfant à tout prix à la réussite la plus immédiate. L’objectif central reste celui de
conserver à l’enfant une part d’auto-construction de ses connaissances, en faisant
l’hypothèse, dans la situation étudiée, qu’une recherche de mot qui n’aboutit pas peut
contribuer tout autant à l’appropriation des connaissances de l’écrit que celle qui
aboutit, mais au prix d’un support plus marqué de l’adulte.
51 Dans ce sens, ce n’est donc pas étonnant que, globalement, l’aide APL soit la plus
fréquemment proposée et en même temps celle qui présente le moins d’assurance de
conduire l’enfant vers la solution de son problème. Elle correspond en effet, pour les
enfants pour lesquels l’enseignante suspecte que l’aide APD n’apportera pas
suffisamment de support, à une intervention qui laisse encore une large place à
l’enfant : il peut non seulement s’appuyer sur le sens de la phrase, mais aussi sur les
correspondances entre mots oraux et mots écrits. À travers ce type d’interaction,
particulièrement utilisé en début d’année et avec les enfants les plus débutants,
l’enseignante se donne les moyens d’un accès au fonctionnement de chaque enfant.
L’erreur que l’enfant peut commettre et l’interaction qui en découle, donne à
120

l’enseignante de nouveaux indices pour réorienter son action avec l’enfant. Dans ce
sens, l’erreur et le tâtonnement sont valorisés aussi bien du point de vue de
l’apprentissage que de l’enseignement.
52 Une dernière remarque concerne un aspect des résultats qui peut sembler incohérent.
Il s’agit de l’importance (41 %) des aides AMD chez les enfants quasi-lecteurs (IV). On
pourrait en effet imaginer qu’il soit peu pertinent de désigner des mots à des enfants
qui devraient pouvoir les trouver par eux-mêmes avec le support des autres types
d’aides. Ce résultat peut être expliqué de différentes manières. D’abord, l’aide AMD est
la seule utilisée par les enfants eux-mêmes lorsqu’ils s’entraident. Ensuite, en
considérant les résultats de plus près, on s’aperçoit que le pourcentage élevé est
essentiellement le fait de 2 enfants sur 11 concernés qui, à eux seuls, sont les
destinataires de plus de la moitié des aides AMD. Sont-ils tout simplement plus habiles
à “soutirer” de la maîtresse plus d’informations que ce qu’elle souhaiterait idéalement
leur fournir ? Enfin, ce type d’aide, ponctuelle et rapide, permet de débloquer des
situations quand trop d’élèves ont besoin d’aide en même temps.
 
Conclusion
53 L’intérêt de la démarche pédagogique qui a été décrite dans cet article, outre le fait
qu’elle place l’enfant dans une situation fonctionnelle de lecture et d’écriture, réside
dans l’ouverture qu’elle offre vers des stratégies d’apprentis lecteurs et scripteurs
variées. Dans ce sens, elle se prête particulièrement bien au développement d’une
pédagogie différenciée. Dès lors l’enseignante peut tenter d’ajuster sans cesse sa
démarche au fonctionnement de l’enfant en lui proposant des aides. À travers des
interventions, que nous avons dénommées “aides simplificatrices”, l’enseignante est
amenée à prendre en charge une partie de la tâche, tout en lui conservant sa
caractéristique de “problème à résoudre” par l’enfant. En ce sens, ce type de démarche
et les ajustements que l’enseignante tente peuvent être considérés comme des
régulations interactives.
54 À l’heure actuelle, la pédagogie différenciée se trouve encore dans “tous ses états”.
Pour les uns, elle reste très largement utopique ; pour d’autres, elle est devenue une
réalité de la vie de la classe, sur des bases encore très (voire trop !) intuitives. En ce qui
nous concerne, nous avons voulu démontrer que, dans une situation spécifique que
nous avons d’abord mise sous la loupe du point de vue des conduites des élèves, il est
possible de pratiquer un enseignement différencié avec une certaine systématicité.
Nous avons ainsi vérifié que l’enseignante peut intervenir de façon variée, et que cette
variété ne s’applique pas de façon aléatoire à différents enfants.
55 Les données qui viennent d’être présentées confirment en effet que, dans la situation
didactique étudiée, l’enseignante a proposé des aides variées tout en laissant aux
enfants la part la plus autonome possible dans la résolution de la tâche. De plus, ces
aides ne sont distribuées ni au hasard, ni systématiquement à tous les enfants. Nos
résultats montrent que l’enseignante les modulait en fonction des stratégies d’entrée
des enfants dans la langue écrite. Cependant, il faut préciser que l’enseignante ne
disposait pas au moment même des résultats formalisés concernant les stratégies des
enfants. On doit donc faire l’hypothèse qu’elle s’appuyait essentiellement sur des
connaissances préalables des élèves et sur des observations “à chaud” spécifiques à la
situation.
121

56 Pour rendre compte de la complexité de la différenciation pédagogique, il faut de plus


relever que les interventions de l’enseignante, dans la situation étudiée, ne se
limitaient pas aux phases de recherche de mots. Dans la même classe, au même
moment, l’enseignante devait gérer d’autres aspects de la tâche de même que d’autres
particularités individuelles et des questions de motivation, d’attention et de discipline.
Dès lors, pas étonnant que les progrès de la pédagogie différenciée soient inversément
proportionnels à la complexité de sa mise en pratique. Mais la complexité peut aussi
représenter un challenge.

BIBLIOGRAPHIE
 
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Neuchâtel : Delachaux & Niestlé.

ANNEXES
 
ANNEXE 1
Exemple d’un texte de référence (TR)3
Perché sur un marronnier
C’est l’automne, les feuilles et les marrons tombent des marronniers. Sept enfants se
bagarrent et s’amusent. Loïc et Samir jouent à la fausse bagarre.
Philippe se dispute avec Paolo. Philippe est en colère. Il arrache le bonnet de Paolo et il
le lance en l’air dans le marronnier. Le bonnet est accroché à l’arbre et il bouge un tout
petit peu./
Les sept garçons se rassemblent autour du marronnier et sont bien ennuyés.
Rachid dit :
– C’est haut, un marronnier.
Tout d’un coup, Nicolas pense aux marrons parce qu’il a joué aux billes avec des
marrons.
Nicolas dit à ses amis :
– On pourrait lancer des marrons pour faire tomber le bonnet.
123

Tous les garçons essayent de lancer des marrons pour faire tomber le bonnet de Paolo.
Un garçon, Youssef, reçoit un marron / dans l’œil. Il a mal et se frotte l’œil.
Mais le bonnet tombe par terre. Youssef est content parce que son ami Paolo est
heureux d’avoir retrouvé son bonnet.
Les enfants ne se bagarrent plus jamais parce qu’ils ont vu tous les problèmes que ça
pouvait causer.

NOTES
1. Il s’agit d’une école publique rattachée à la Faculté de Psychologie et des Sciences de
l’Éducation. La présente recherche n’aurait pas été possible sans la coopération active des enfants
et des enseignantes. Nos remerciements vont également aux candidates à l’enseignement
primaire qui ont participé à la récolte des observations.
2. Ce terme sera utilisé au féminin tout au long du document dans la mesure où l’équipe de la
Maison des Petits est entièrement féminine.
3. Le texte est écrit à la main par l’enseignante sur trois grandes feuilles de papier qui sont
ensuite affichées au mur. Les / indiquent la fin des pages. Ce texte a été élaboré par les enfants à
partir du livre Perché sur un marronnier ! Christiane Clesse, Jean Hébrard, Patrick Dubois. Paris :
Hatier (1985).

AUTEUR
LAURENCE RIEBEN
Professeur des Universités, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, Genève
124

Centration sur l’enfant au cycle II.


Expérimentation sur le terrain d'un
modèle pour l'acquisition de la
lecture-écriture
Angeline Liva

1 La Recherche-Action en lecture/écriture, mise en place dans la région toulousaine


depuis sept ans environ (Fijalkow, 1992) vise prioritairement les jeunes enfants de fin
d'école maternelle et des deux premières années de primaire de milieu socio-culturel
défavorisé et se caractérise par une démarche centrée sur l'enfant.
2 Cette démarche concerne l'enfant dans sa globalité, elle s'efforce de prendre en compte
à la fois l'activité cognitive où le sujet agit sur sa propre pensée dans la construction
des savoirs sur la langue écrite et le contexte social dans lequel s'effectue cette activité.
Il s'agit d'une démarche constructive accordant une large place aux interactions
sociales entre pairs (Vygotsky, 1985) et au rôle de la médiation (Bruner, 1983).
3 Dans le cadre de cette journée “Rencontre Lecture” nous développerons l'aspect
cognitif de la démarche, l'aspect psycho-social sera évoqué dans la deuxième partie de
cette présentation.
 
1. Le domaine cognitif
4 “La centration sur l'enfant” consiste à savoir où en est l'enfant dans l'apprentissage
de la langue écrite pour l'accompagner plus avant grâce à une intervention
pédagogique adaptée.
5 Il s'agit pour cela de mettre à la disposition du maître des épreuves d'évaluation qui
montrent ce que l'enfant a construit, où en sont ses conceptions sur la langue écrite.
6 La première de ces épreuves d'évaluation, appelée “épreuve d’écriture provisoire ”
concerne les jeunes enfants de dernière année de maternelle et les enfants de première
125

année de primaire. Dès que les enfants savent écrire de manière orthographique, nous
utilisons un deuxième type d'épreuve appelée “reproduction de texte”.
 
1.1. L'épreuve d'écriture provisoire

7 Cette épreuve renvoie aux recherches de Ferreiro (1988) sur la psycho-genèse du lire/
écrire et repose sur les travaux antérieurs de l'équipe EURED-CREFI concernant la
construction de la langue écrite (Fijalkow & Fijalkow 1992).
8 L'intérêt de l'épreuve d'écriture provisoire est double :
• d'une part, elle donne à l'enseignant les informations qu'il recherche sur les acquisitions de
l'enfant,
• d'autre part, elle est un déclencheur pédagogique au sens où elle facilite l'instauration par le
maître de situations d'écriture (productions écrites) avant même que l'enfant ne sache
écrire.
9 Un des points clés de notre démarche consiste, en effet, à accompagner les enfants
dans l'apprentissage de la langue écrite en accordant une large place à l'écriture
(productions écrites). Il repose sur le postulat que l'on apporte une aide considérable au
jeune apprenant en lui proposant des situations d'écriture alors qu'il ne sait encore ni
lire ni écrire. Cette manière de penser n'est pas nouvelle, Montessori (1936) avait déjà
observé qu'il était bien plus “naturel” pour l'enfant d'apprendre d'abord à coder la
langue parlée, c'est-à-dire d'apprendre à écrire, que de se lancer dans le décodage d'un
écrit tout fait et d'essayer de comprendre le fonctionnement des éléments de la langue
écrite, à partir d'écrits produits par d'autres. On considère ainsi qu'une aide efficace
peut être apportée aux apprenants en accordant une place beaucoup plus large qu'elle
ne l'était jusqu'ici à la production écrite, et ceci dès les débuts du cycle des
apprentissages fondamentaux, sans que celle-ci se fasse néanmoins au détriment des
activités de lecture.
10 Quelles sont les raisons qui nous poussent à ce choix ?
 
1.1.1. Des raisons de nature psycholinguistique

11 L'enseignant a tendance à penser que ce qui est essentiel dans l'apprentissage de la


langue écrite c'est la construction de correspondances grapho-phonétiques. Si nous
observons de jeunes enfants en dernière année d'école maternelle en train d'écrire on
peut avoir l'impression que ces jeunes enfants ne savent rien de la langue écrite parce
qu'ils ne font pas, sauf exception, de correspondances grapho-phonétiques.
12 Or, si nous prenons la peine d'analyser ces productions avec des critères non-normatifs,
il s'avère que les enfants n'écrivent pas “n'importe quoi”, mais produisent des écrits
qui sont le reflet de ce qu'ils ont compris de la langue écrite, c'est-à-dire des
conceptions qu'ils se sont forgées.
13 C'est pour suivre ce travail de construction de la langue écrite par l'enfant que nous
avons élaboré une “épreuve d'écriture provisoire”. Il s'agit, pour l'instant, d'une
dictée, en situation individuelle, de quatre mots et d'une ou deux phrases 1. En nous
appuyant sur quelques exemples nous nous efforcerons d'illustrer le travail du jeune
enfant abordant la langue écrite.
126

14 En Octobre de la dernière année d'école maternelle, Maria (annexe 1) ne fait pas la


différence entre l'écriture et le dessin : lorsque l'adulte lui demande d'écrire le mot
cheval, elle procède à une traduction iconographique du mot et le dessine. De même,
lorsque l'adulte lui dicte la phrase le rat mange du fromage elle dessine le rat puis le
fromage tel qu'elle se le représente, c'est-à-dire en forme de camembert. Elle a bien
compris le sens du message mais ne sait pas encore passer par une autre forme de
représentation du message que la forme figurative.
15 Mike (annexe 2), lors de la deuxième passation en décembre a réalisé que l'écriture se
présente sous forme d'un graphisme horizontal et linéaire et en fait une simulation.
16 Cette procédure résulte de la différenciation entre l'écriture et le dessin qu'opère
l'enfant entrant dans l'écrit.
17 D'autres enfants, comme Thierry (annexe 3) en début de grande section, sont déjà plus
avancés et ont compris que pour écrire on utilise des signes tout à fait particuliers
comme ceux dont ils se servent pour écrire leur prénom. Ainsi, pour écrire, ils vont
utliliser les lettres de leur prénom, parfois inversées, parfois en miroir, ou bien ils
créeront des pseudo-lettres telle que des “E rateau”, mais ils manifestent déjà la
nécessité de varier l'ordre du petit nombre de lettres dont ils disposent pour signifier
des mots différents.
18 Thierry (annexe 3).
19 La fréquentation des textes écrits, l'expérience quotidienne dans la classe, font, qu'à un
moment donné certains enfants (Audrey annexe 4) utilisent pour écrire tout ce qu'ils
ont découvert en classe : lettres en “écriture bâton”, lettres en “écriture cursive”,
chiffres. Cependant les enfants réalisent assez vite que la présence des chiffres dans
l'écrit est assez particulière et ils ne produisent pas très longtemps des mélanges de
lettres et de chiffres.
20 Jusqu'ici nous pouvons dire que la représentation de la langue écrite s'appuie
essentiellement sur des informations de nature visuelle. Lorsque l'enfant utilise les
lettres il les considère comme des objets, sans leur accorder une valeur phonique. Puis
vient le moment où l'enfant fait un bond en avant : en effet, il fait varier la “longueur
de son écriture” avec la longueur de la chaîne sonore. Il manifeste cette prise en
compte par l'expression “là il y en a beaucoup” en entendant la dictée de la phrase.
Ainsi, Aurélie (annexe 5) ne marque pas la différence de longueur entre les différents
mots mais traduit très nettement la longueur plus importante de la phrase. Ce
comportement manifeste sa première prise en compte de la relation entre la langue
parlée et la langue écrite. Celle-ci ne cessera de se préciser par la suite : l'enfant traduit
alors par la même graphie, sans respect des normes conventionnelles, un mot répété
deux fois au cours de l'épreuve (rat pour Nicolas, annexe 6 et Sandra, annexe 7).
21 Ainsi l'enfant ne cesse de découvrir des caractéristiques de la langue écrite, comme
l'utilisation des mêmes signes arbitraires pour écrire un mot à plusieurs reprises, alors
qu'on pourrait croire qu'il ne fait rien et qu'il ne sait encore rien. On peut observer
également et alors même qu'il n'est pas encore entré dans le code de la langue écrite, la
prise en compte d'une certaine structure syntaxique : il écrit la phrase en plusieurs
parties (Sandra annexe 7 ; Thierry annexe 8).
22 C'est pour préciser davantage le relation entre “ce qui s'entend” et “ce qui s'écrit” que
l'enfant va mettre en place, très progressivement, les correspondances grapho-
phonétiques et entrer, enfin, dans le code si attendu par l'adulte (Mohamed, annexe 9).
127

L'enfant va acquérir les correspondances grapho-phonétiques à son rythme,


progressivement, si le maître est assez patient pour respecter ses erreurs et, d'une
manière générale ses tâtonnements.
23 Cet aperçu rapide du travail qu'effectue l'enfant en train de redécouvrir la langue
écrite nous conduit, dans la Recherche-Action, à accorder une grande importance à
“l'écriture provisoire” de l'enfant. Nous appelons “écriture provisoire” l'écriture que
peut produire l'enfant à un moment donné de son apprentissage. Cette écriture est ce
que l'enfant sait faire à un moment donné. Loin de le corriger, nous incitons l'enfant à
produire, nous lui proposons des situations variées et fréquentes d'écriture.
24 Ces nombreuses situations d'écriture vont lui permettre de s'exercer, de faire des
acquisitions successives qui vont le conduire jusqu'à l'écriture orthographique. Peu à
peu l'enfant va acquérir une représentation plus claire de ce qu'est la langue écrite et
construire ce que Dowing et Fijalkow (1984) appellent “la clarté cognitive”.
25 - clarté cognitive quant à la nature de l'objet :
26 l'enfant va découvrir la différence entre le dessin et l'écriture mais aussi la
construction de l'écrit avec des signes particuliers (lettres), son orientation, sa
disposition en lignes...
27 - clarté cognitive quant aux termes techniques utilisés :
28 l'enfant va apprendre ce qu'est une lettre, un mot, une phrase, une histoire... ; une
majuscule, un point... On observe, par exemple, des confusions terminologiques entre
lettre et mot, mot et phrase...
29 - clarté cognitive quant à l'auteur de l'écrit :
30 le fait d'être lui-même scripteur permet à l'enfant de mieux prendre conscience de ce
qu'est l'écrit, d'où il provient. Le scripteur écrit ce qu'il a dans la tête et qu'il pourrait
aussi bien dire. Ceci n'est pas évident pour des enfants qui ne voient pas écrire les
adultes et à qui on présente toujours des livres tout faits et des textes finis.
31 - clarté cognitive quant à la fonction de l'écrit :
32 À quoi cela sert-il d'écrire ? Le fait d'être producteur d'écrits dans des situations où
l'intention d'écriture est évidente permet à l'enfant de comprendre les fonctions de
l'écrit :
• écrire pour expliquer son dessin : écrire une légende
• écrire pour inviter des copains : faire une carte d'invitation
• écrire pour le journal d'école : écrire un article, la règle d'un jeu, une devinette...
• écrire pour faire un livre à exposer dans la classe et à lire aux autres...
• écrire pour offrir : écrire un poème, une histoire amusante...
• écrire pour informer...
33 À travers ces activités diverses de production d'écrit l'enfant peut mieux comprendre
les fonctions de l'écriture mais aussi à quoi sert de savoir lire. L'enfant se trouve
tour à tour confronté à la nécessité de s'approprier un code connu de tous pour pouvoir
être compris lorsqu'il écrit et pouvoir lire ce que les autres écrivent. Nous touchons ici
à l'importance du couplage écriture/lecture.
 
128

1.1.2. Un excellent moyen d'évaluation

34 La deuxième raison qui nous conduit à accorder une large place à l'écriture dans
l'apprentissage de la langue écrite c'est qu'elle est un excellent moyen d'évaluation
de la progression de l'enfant.
35 C'est pour cette raison que nous apprenons aux enseignants à lire cette “écriture
provisoire” et à l'accepter telle quelle puisqu'elle est une écriture transitoire, un
passage dont la durée varie pour chaque enfant suivant ses expériences linguistiques.
36 La lecture de la production écrite de l'enfant donne à l'enseignant une information
précise sur ce que l'enfant a mis en place, sur ce qu'il a construit, alors que, dans une
tâche de lecture, les résultats peuvent faire illusion, l'enfant s'aidant d’indices de
natures diverses (place du mot dans le texte, initiale, longueur du mot...).
37 L'épreuve d'écriture provisoire, passée tous les deux mois avec les enfants de dernière
année de maternelle et de première année de primaire, donne une information tout à
fait objective sur la progression de l'enfant et permet au maître de pratiquer une
pédagogie différenciée. Ayant appris à lire la production de l'enfant à partir de
l'épreuve d'écriture provisoire, l'enseignant peut aussi s'aider de l'information que lui
apporte toute production écrite de l'enfant, sans passer uniquement ou forcément par
cette épreuve. L'intérêt de l'épreuve tient au fait de présenter des repères stables pour
évaluer la progression d'une passation à l'autre.2
 
1.1.3. Le plaisir d'écrire

38 Dans la production écrite, l'enfant est actif, créatif et il manifeste un grand plaisir à
écrire si le maître le pousse dans ce sens plutôt qu'à s'évertuer à “corriger” ses
productions.
39 Nos expériences de Recherche-Action en Zone d'Éducation Prioritaire, avec des enfants
de milieu socioculturel défavorisé, nous permettent de dire que ces situations
d'écriture conviennent mieux aux enfants en difficulté que l'abord de la lecture de
manière traditionnelle.
 
1.2. L'épreuve de reproduction de texte

40 Lorsque l'enfant a atteint l'écriture orthographique, il n'a pas pour autant fini de
s'approprier la langue écrite et l'épreuve de reproduction de texte, ou épreuve de copie
de texte, nous permet de le suivre un peu plus loin au cours de cette appropriation.
41 L'épreuve consiste, pour l'observateur, à noter sur un texte identique à celui dont
l'enfant dispose, les arrêts d'écriture qu'effectue l'enfant pour aller chercher la suite de
l'information sur le modèle. Le traitement informatisé des données permet d'obtenir
des informations quantitatives (nombre de découpages) pour chacune des informations
de type qualitatif retenues (découpage à la lettre, au mot...).
42 Cette épreuve initiée par Fijalkow & Liva (1988) s'appuie sur l'hypothèse que les
découpages ne sont pas seulement l'expression de facteurs d'ordre psycho-moteur mais
de facteurs de nature psycho-linguistique, qu'ils expriment le degré actuel de maîtrise
cognitive de la langue écrite atteint par l'enfant.
129

43 On peut le voir en prenant la copie de texte de quatre enfants de deuxième année de


primaire (CE1), réalisée en janvier (annexes 10 à 13).
44 L'ordre de présentation des enfants dans le tableau des résultats ci-dessous respecte le
classement en français effectué par le maître.

Types de découpages Kacem Ken Majida Loubna

= à la lettre 23 8 2 0

< la lettre 0 0 0 0

en groupe de lettres 21 4 2 2

= à la syllabe 10 7 5 4

> la syllabe 0 3 6 3

mot non découpé 11 17 17 20

groupe de mots syntaxique 1 4 4 7

groupe de mots autre (nom est...) 0 1 3 3

lettre oubliée et point 0 4 0 1

Nombre total de découpages 66 48 39 40

45 L'analyse quantitative fait apparaître un nombre important de retours au texte pour


Kacem (66), un nombre moins important pour Ken (48) et un nombre sensiblement égal
pour Majida et Loubna (39, 40). Le nombre important de prises d'information de Kacem
révèle à lui seul la difficulté de l'enfant dans l'utilisation de la langue écrite.
46 La nature des découpages permet aussi de faire des hypothèses sur le fonctionnement
de l'enfant au cours de la copie. Kacem pratique une prise d'information très courte
portant majoritairement sur la lettre et le groupe de lettres, ce comportement révélant
un fonctionnement basé sur une prise d'informations visuelles sans appui suffisant sur
le sens du texte et sans aide suffisante de l'oral. Alors que le texte a été lu par l'enfant
avant la copie, Kacem donne l'impression de ne pas s'aider par la lecture. Son
fonctionnement au cours de la copie pourrait se comparer à du déchiffrage au cours de
la lecture (po/i/1 ; g/ri/s ; s/on...).
47 Une analyse attentive de la copie de Kacem annonce toutefois que l'enfant est en train
de mettre en place un fonctionnement plus efficace : il est capable d'opérer un
découpage syntaxique (mon chat), il modifie sa procédure en cours de route pour la
rendre plus performante en s'appuyant sur des découpages plus larges qui montrent le
passage par l'oral (découpage de Mistigri en 5 parties la première fois M/is/ti/gri/et en
4 parties la deuxième fois M/is/ti/gri dont deux syllabes). Un entraînement à la
pratique de la stratégie orale, que nous appelons l'auto-langage (Fijalkow & Liva, 1985 ;
Liva, Fijlkow & Fijalkow, 1994), lui permettrait sans doute de s'appuyer sur le sens du
texte et, par suite, d'avancer dans l'appropriation de la langue écrite.
130

48 À l'autre extrémité du tableau, Loubna manifeste une appropriation plus avancée de la


langue par la pratique de découpages syntaxiques (7 sur 13 présents dans le texte) et en
mots (20 sur 26). Sa copie révèle qu'elle effectue un traitement du texte écrit qui se
rapproche du traitement oral par le découpage en groupes de mots formant une imité
(son nom ; à l'arbre ; se cache…) faisant preuve d'un appui important sur le sens du
texte. De même, lorsqu'elle est confrontée à un mot difficile, elle essaie de le découper
en syllabes (Mi/sti/gri) la première fois mais le copie en une seule fois lors de la
deuxième rencontre (Mistigri).
49 On observe que Ken et Majida tendent vers ce mode de traitement oral avec la recherche
d'un découpage en groupes de mots unitaires (le chat ; mon chat ; à l'arbre...) mais leur
niveau d'appropriation de la langue les contraint parfois à des découpages du type “a le
(poil)” ou “non est” qui révèlent le manque de maîtrise de certaines graphies de base.
Cependant le découpage à la lettre et au groupe de lettres diminuent progressivement
pour laisser place à un découpage au mot lorsqu'il est court (17 sur 26) ou à la syllabe
lorsqu'il est plus long (Mis/ti/gri), voire au groupe de syllabes pour Majida dans silen/
cieu/sement.
50 D'une manière générale, on observe que plus l'enfant avance dans l'appropriation de la
langue écrite plus il utilise des unités de traitement oral dans la copie (mots,
découpages syntaxiques).
51 Le découpage à la lettre, se réduisant de plus en plus à la lettre finale du mot, marque le
souci orthographique de l'enfant : le s final de gri/s pour Majida ou le 1 de poi/1 pour
Ken renvoie à la mise en place des graphies de base, à l'orthographe lexicale, mais le
comportement de Ken avec les finales de oiseau/(x) end/ormi/s permet de penser qu'il
ne s'est pas encore approprié l'accord du nom et de l'adjectif puisqu'il oublie le x
d'oiseaux et s'arrête pour mettre un s à endormis sans s'interroger, semble-t-il, sur la
nécessité du s induite par la présence de les. Majida semble plus avancée dans la mise
en place des accords : elle vérifie la marque du pluriel à utiliser avec “oiseaux” et place
l'accord sur “endormis” sans retour au texte (en/dormis/).
52 La tâche de reproduction de texte permet de suivre le travail d'appropriation
qu'accomplit l'enfant, sa progression. La passation de l'épreuve répétée plusieurs fois
dans l'année offre à l'enseignant la possibilité de mieux comprendre le traitement de
l'écrit que l'élève est en train de mettre en place.
53 Pour mieux illustrer encore la progression de l'enfant au cours de la deuxième année de
l'école primaire nous prendrons les trois passations de Cédric (annexe 14) dont les
découpages sont résumés dans le tableau de la page suivante. Lors de la première
passation en Novembre Cédric a une copie de texte présentant 66 découpages. Sa copie
est encore fortement marquée par le découpage à la lettre, les mots écrits sans
découpage étant pour la plupart des mots outils très fréquents comme un, le, à la... (10
fois sur 12).

Types de découpages NOV. MARS MAI

= à la lettre 31 1 0

<la lettre 0 0 0
131

en groupe de lettres 12 1 0

= à la syllabe 8 7 4

> la syllabe 2 8 4

mot non découpé 12 6 3

> mot et non groupe de mots 0 3 3

groupe de mots syntaxique 1 1 4

groupe de mots autres 3 2 2

Nombre total de découpages 66 39 30

54 Cédric recourt à la copie lettre à lettre lorsque :


• le mot est long et peu connu (h/é/l/i/c/o/pt/ère)
• le mot présente une orthographe particulière comme le doublement d'une consonne (a/t/t/
e/n/d)
• le phonème peut se graphier de plusieurs façons comme en/an (a/t/t/e/n/d/)
• la graphie du phonème n'est pas maîtrisée comme le “g/n/e/” de montagne et de s'éloigne
• des consonnes se suivent (“b/1/” de blanc, “t/r/” de maître).
55 Si ces découpages à la lettre paraissent en nombre important (31/66 découpages) ils ne
révèlent pas cependant le type de fonctionnement principal de l'enfant qui semble
s'appuyer plutôt sur le mot :
• mots qu'il copie sans découpage (chien, c'est),
• mots dont il recherche la finale (pass/e),
• mots qu'il décortique en groupes de lettres et en syllabes (gr/an/de/)
• mots qu'il est capable de regrouper en suite syntaxique (et le chien).
56 Déjà dans cette première passation Cédric manifeste, par ses procédures de copie, qu'il
recherche à utiliser, autant qu'il le peut, la stratégie orale (mots, suite de mots,
syllabes, suite de lettres constituant un phonème, comme “an”, “on”), s'aidant dans les
passages difficiles de prises d'informations courtes réduites à la lettre.
57 Lors de la passation de Mars le nombre de découpages passe à 39, le découpage à la
lettre a pratiquement disparu, restent quelques groupes de lettres qui se sont
transformés par rapport à la passation de Novembre (gr/an/de est de venue gra/nde ;
blanc a donné bla/nc) mais qui soulignent toujours la difficulté de l'enfant avec les
doubles consonnes (a/tte/nd, gé/mi/ssa/nt) et avec les débuts de mot présentant deux
consonnes consécutives (bla/ne, g/ros, gra/nde).
58 Cédric a adopté un autre fonctionnement qui consiste à aller au-delà du mot et qui se
traduit par des découpages syntaxiques (passe, et le chien), non syntaxiques (c'est une,
à la, le ciel) et par des découpages qui vont au-delà du mot outil comme un g/ros ou un
h/éli/cop/tère. Ce comportement semble révéler que l'enfant cherche à s'aider de la
construction syntaxique, essaie d'opérer des prises d'informations porteuses de sens de
plus en plus larges qui sous-entendent un recours à la langue orale.
132

59 En Mai, Cédric manifeste une utilisation très importante de l'auto-langage et les prises
d'information moins fréquentes (20 découpages) se traduisent par des découpages en
longs groupes syntaxiques (un gros chien, attend son maître, passe dans le ciel) qui
révèlent une plus grande aisance avec la structure de la phrase mais aussi avec le
traitement sémantique du texte. Les dernières difficultés sont dues aux quatre mots
longs du texte (montagne, hélicoptère, s'éloigne, gémissant) mais on peut dire que
l'enfant a mis au point la stratégie qui convient pour les surmonter puisqu'il s'aide très
fortement des syllabes qu'il verbalise en écrivant.
60 Montrer ce que l'enfant sait faire à un moment de l'année, permettre de suivre sa
progression, c'est bien là l'intérêt de ce type d'épreuve (épreuve d'écriture provisoire,
épreuve d'écriture reproduite3) qui, à la différence des évaluations habituelles, ne
donne pas une évaluation des savoirs mémorisés mais des procédures de traitement
mises en œuvre par l'enfant. Elle apporte à l'enseignant des informations de nature
psycholinguistique qui peuvent l'aider à adapter sa pédagogie aux besoins des élèves
mais aussi à porter un autre regard sur eux. Il ne voit plus dans les résultats de
l'évaluation le retour positif ou négatif de sa pratique mais le cheminement de
l'enfant dans le travail de construction de son savoir. L'enfant prend alors sa
véritable place au centre d'un dispositif pédagogique dont l'objectif est de
l'accompagner dans la construction du système orthographique.
 
2. Le domaine psycho-social
61 L'enfant n'apprend pas tout seul mais avec ses camarades de classe (Cresas 1987). Il
participe avec eux à la construction du savoir dans le lieu d'interactions, d'échanges
permanents qu'est la classe.
62 Le postulat de départ de notre démarche est que si l'enfant ne se sent pas bien à l'école,
avec ses pairs, avec son maître, il ne peut pas entrer dans ce système d'interactions et il
réduit de ce fait ses chances d'écolier. Pour entrer dans le jeu des apprentissages,
l'élève doit franchir la porte de l'école et de sa classe en sachant qu'il est attendu dans
ce lieu par l'adulte qui lui manifeste régulièrement sa confiance et par ses camarades
de classe, du moins certains, ceux avec qui il est en affinité. Le versant psycho-social de
la démarche d'apprentissage de la lecture-écriture va consister à faciliter l'intégration
de l'élève. Pour ce faire l'enseignant a besoin d'outils. L'épreuve informatisée de
sociométrie4 lui apporte une information objective sur le réseau relationnel concernant
la classe dans son ensemble et chaque élève en particulier : le maître découvre les
enfants qui se choisissent ou ceux qui se rejettent réciproquement, les populaires et les
isolés. Ces informations présentent un intérêt considérable pour gérer la cohésion du
groupe.
63 Une des solutions pour faciliter l'intégration des enfants dans le groupe-classe semble
reposer sur la mise en place de structures facilitant les échanges entre pairs mais aussi
entre l'enseignant et l'enfant. Tout enseignant sait que la communication est difficile
en groupe-classe entier et les recherches en psychologie sociale 5 ont montré le bien
fondé des petits groupes d'affinité dans les situations de résolution de problèmes (ici les
groupes d'affinité sont aussi des groupes hétérogènes du point de vue des savoirs en
lecture/écriture). Ce sont ces raisons ainsi que l'approche Vygotskienne des
apprentissages qui nous conduisent à choisir une organisation de la classe en petits
133

groupes de travail, donnant au maître la possibilité de s'adresser à chaque enfant en


particulier et, aux enfants, la possibilité d'apprendre en interagissant avec leurs pairs.
64 Cette forme d'organisation de classe offre, enfin, à l'enseignant un moyen de
“centration sur l'enfant” non seulement du point de vue psycho-social, comme nous
venons de le voir, mais aussi du point de vue cognitif : l'enseignant travaillant
successivement avec des groupes de trois ou quatre enfants a les moyens de voir ce que
chacun des enfants sait faire à tout moment de l'année et peut intervenir
individuellement auprès d'un enfant en difficulté ou l'amener à interagir avec ses
camarades du groupe pour que l'aide passe par les pairs 6. Cette organisation de la
classe, facilitant à la fois les interactions entre pairs et la médiation de l'adulte est un
élément fondamental de notre démarche.

BIBLIOGRAPHIE
 
Indications bibliographiques
BRUNER J.S., 1983 : Savoir faire savoir dire, PUF.

CRESAS, 1987 : On n'apprend pas tout seul, ESF.

DOWNING J. & FIJALKOW J., 1984 : Lire et raisonner, Privat, Toulouse.

FERREIRO E. & GOMEZ Palacio & al., 1988 : Lire - écrire à l'école. Comment s'y prennentils ? CRDP
Lyon.

FIJALKOW J., 1992 : “Apprendre à lire-écrire en lère et 2ème année d'école primaire dans un milieu
social défavorisé : le projet de Toulouse.” In Fase W., Kreft W., Leseman P. & Slavenburg J. (Eds).
Illeteracy in the European Community, De Lier, Academish Boeken Centrum.

FIJALKOW J. & FIJALKOW E., 1992 : “L'écriture inventée au cycle des apprentissages. Étude
génétique”. Les Dossiers de l'Éducation no 18, pages 125-145. Presses Universitaires du Mirail,
Toulouse.

FIJALKOW E & LIVA A., 1985 : “Utilisation de l’auto-langage et maîtrise de la langue écrite”, Les
Dossiers de l'Éducation no 7, pages 79-82.

FIJALKOW J. & LIVA A., 1988 : “La copie de texte comme Indicateur de l'Apprentissage de la
langue écrite par l'enfant.” European Journal of Psychology of Education. Vol III, n o 4,431-447.

LIVA A., 1989 : La copie d'écrit comme évaluation informatisée de la langue écrite. Premier contact avec
l'écriture et la lecture. Éditions Helidoni. Rhodes. 33-46.

LIVA. A. FIJALKOW, E. & FIJALKOW, J. : “Learning to use inner speech for improving reading and
writing of poor readers.”, European Journal of Psychology of Éducation, (à paraître en 1995).

VYGOTSKY 1985 : Vygotsky aujourd'hui. Textes de base en psychologie. Schneuwly B. & Bronckart
J.-P., Delachaux et Niestlé.
134

ANNEXES
 
Annexes
135
136
137

NOTES
1. Mots retenus à l'heure actuelle : rat, cheval, papillon, crocodile. Phases : Le rat monte sur le cheval.
Le crocodile avale le papillon.
138

2. Grille d’évaluation en écriture provisoire, à disposition.


Voir aussi : Fijalkow J. & Liva A. 1993 “Clarté cognitive et entrée dans l’écrit : construction d’un
outil d'évaluation.” Les actes de la Villette Lecture-écriture : acquisition sous la direction de Jaffré J.-
P., Sprenger-Charolles L. & Fayol M., Nathan.
3. Cette épreuve se résume à l’heure actuelle à 2 phrases :
“Les chats affamés de mon voisin grimpent silencieusement sur les grands arbres du jardin. Ils se
cachent et attrapent les oiseaux endormis.”
4. Liva A., Apprendre ensemble, Magnard (à paraître en 1995).
5. Anzieu D. & Martin J.-Y., 1986, La dynamique des groupes restreints, PUF.
6. Fijalkow, J. “Atelier d’accompagnement et ateliers autonomes.” Entrer dans l’écrit. Magnard
1993. page 37-38.

AUTEUR
ANGELINE LIVA
Maître de Conférences en Sciences de l'Éducation à l’IUFM de Toulouse.
139

Cinquième partie. Regards de


praticiens et de formateurs
140

Présentation
Claudine Garcia-Debanc

1 Transformer les pratiques d'enseignement en vue d'une meilleure réussite scolaire des
élèves, tel est le projet de nombreux formateurs d'enseignants et de praticiens engagés
dans des mouvement pédagogiques ou dans des recherches didactiques conduites sous
l'égide de l’INRP. Poète comme Georges Jean, professeur de lycée comme Madeleine Di
Méglio, formateurs d'enseignants en École Normale puis en IUFM comme Claudine
Garcia-Debanc ou Éveline Charmeux, ils conçoivent et expérimentent des activités
visant à faire progresser, pour reprendre la formule de Georges Jean, “certains enfants
et adolescents particulièrement rétifs”.
2 Leur apport consiste essentiellement en témoignages de pratiques innovantes
expérimentées avec leurs élèves ou leurs étudiants dans le cadre de recherches-actions.
Celles-ci s'alimentent aux avancées récentes des recherches linguistiques,
psycholinguistiques ou sociolinguistiques, pour leur donner une résonance dans les
pratiques quotidiennes, au sein d'une classe ordinaire. Comment aider des apprentis-
lecteurs de CP à prendre en compte la diversité des écrits sociaux ? Quelle part réserver
à l'oralité dans l'approche des textes poétiques ? Quelles activités proposer à des élèves
de collège et de lycée pour les aider à affronter la lecture intégrale d'une œuvre
littéraire ? Ceci conduit le plus souvent à traiter conjointement de la lecture et de
l'écriture. Faire écrire les élèves les aide alors à lire davantage et mieux.
3 L'engagement personnel, voire la passion, habitent souvent ces propos. À défaut de
preuves scientifiques, ils nous apportent la force de la conviction, si nécessaire à
l'exercice du métier d'enseignant. L'implication forte du chercheur en tant qu'acteur
de ses pratiques n'exclut pas cependant la rigueur de l'analyse : lorsqu'il rend compte
des activités qu'il a conduites avec ses élèves, ou de celles qu'il a initiées dans un réseau
de classes d'application, l'enseignant ou le formateur d'enseignants démêle bien les
deux positions qu'il occupe parfois conjointement : celle d'un acteur impliqué dans les
activités qu'il met en place et celle d'un chercheur rendant compte, de la façon la plus
objective possible, des conditions de déroulement du travail et des obstacles et
réussites des élèves.
141

4 Ils plaident tous pour qu'un enseignant de français soit avant tout un professeur de
lecture, comme le dit Madeleine Di Méglio, ou, plus précisément, de lecture/écriture.

AUTEUR
CLAUDINE GARCIA-DEBANC
Maître de Conférences à l'IUFM de Toulouse.
142

La poésie comme acheminement


vers la lecture
Georges Jean

 
Préambule
1 J’ai l’impression de m’introduire dans cette rencontre amicale par “la porte des
nuages”. Car, a priori, que peut venir faire la poésie, cet “art de l’inutile” comme on dit
parfois, dans l’apprentissage de cette activité humaine indispensable, elle, aux femmes
et aux hommes d’aujourd’hui, qu’est la lecture ?
2 Je n’ai certes pas la prétention de proposer une nouvelle méthode d’apprentissage, ni
même une stratégie originale propre à donner le goût ou mieux encore le désir de lire
aux enfants.
3 Non, beaucoup plus simplement, en marge, mais on sait combien sont essentielles
parfois, en pédagogie, les marges, je voudrais tenter de montrer pourquoi “les sentiers
et les routes de la poésie” comme disait Éluard, peuvent aider les enfants et les
adolescents et certains d’entre eux particulièrement rétifs, à s’introduire dans les forêts
du lire et de l’écrire par les détours de la langue poétique, cette forme singulière de leur
langue maternelle avec laquelle on peut tout dire, mais pas n’importe comment.
 
L’outil “poésie”
4 Georges Mounin, mon ami linguiste et fin connaisseur des poètes et qui nous a quittés
depuis peu, nous avait appris que, selon toute vraisemblance, le discours poétique avait
été au sens “archéologique” comme dit Michel Foucault un outil, une manière de
mnémotechnique, ou encore “un lieu de mémoire”.
 
143

Écriture absente
5 Dans toutes les cultures et aires culturelles anciennes ou/et modernes de langue
uniquement orale, la transmission des messages de toute nature : religions, prières,
cosmogonies, rituels, épopées, cérémonies liées à la naissance, aux initiations, au
mariage, à la sexualité, à la mort, mais aussi conseils agricoles, recettes de cuisine,
pharmacopée, médecine et la sapience, la philosophie, puis le lyrisme etc. se faisaient
de bouche à oreille, se transmettant par le canal d’une langue dont les repères se
fixaient en mémoire.
6 – ceci est évident avant les inventions des écritures lorsque l’écriture resta le privilège
des scribes sumériens ou égyptiens (4e et 3 e millénaire avant J.C.) ou des mandarins
lettrés de la Chine ancienne (2e millénaire et plus avant notre ère).
7 Cette réalité demeure vraie de nos jours chez tous les peuples de langues non écrites
(on dénombre actuellement à peu près 3 000 langues différentes par le monde dont une
centaine seulement s’écrivent). Il faut cependant reconnaître que, de nos jours, l’oralité
médiatique et le prodigieux développement des images de toute nature semblent
rendre moins utile la connaissance de la langue écrite pour les besoins de la
communication. C’est compter sans “l’usage du faux” dirait Umberto Éco dont l’image
aujourd’hui et l’image médiatique en particulier fait un si constant instrument de
“leurre”.
8 – La langue poétique est en effet langue de mémoire car elle est une forme de langue
prosodiquement “mesurée”, accentuée, comportant des structures phonétiques,
syntaxiques, rhétoriques spécifiques. Une langue liée à ce que Marcel Jousse nommait
la “manducation de la parole”, liée à la psalmodie, à la danse, au corps tout entier. Dire
un poème, proclame le Zarathoustra de Nietsche, c’est déjà intérieurement le danser.
Ce qui n’est pas sans intérêt dans le domaine purement pédagogique.
9 La langue poétique est saturée de comparaisons, métaphores, métonymies, propres à la
polysémie lexicale, et aux retentissements connotatifs. Une langue au sein de laquelle
la “fonction symbolique” est un état plus et autant qu’une fonction.
 
Premières écritures
10 L’écriture, née à Sumer vers le 4e millénaire avant notre ère pour des raisons
économiques et de comptabilité, fut très rapidement, véhicule de poésie ; en
témoignent l’épopée de Gilgamésh en Mésopotamie, les Livres des Morts dans
l’ancienne Égypte. Ces textes échappaient au commun des mortels comme plus tard les
textes anciens : la Bible, les épopées homériques etc.
11 La révolution de l’alphabet en Grèce (ou apparut l’écriture alphabétique dérivée de
l’écriture phénicienne) comporte une innovation capitale qui est l’apparition des
phonèmes vocaliques dont les théoriciens et praticiens de l’apprentissage de la lecture
soulignent l’importance. Et il n’est pas indifférent que dans la poésie française les
voyelles jouent un rôle capital contraignant le lecteur ou le diseur à ne pas “manger les
mots”.
12 La généralisation de l’écriture, et surtout cette 3e révolution que fut au milieu du XV e
 siècle en Europe le développement de l’imprimerie (la Bible dite à 32 lignes de
144

Gutemberg date de 1457) eut pour conséquence d’enfermer la poésie dans les livres et
de la réserver à la lecture ou à l’écoute de quelques voix de diseurs ou de conteurs.
13 Dans le même temps, se constituaient à côté des langues parlées, des langues écrites
dont le socio-linguiste anglais Goody a pu dire en parlant de “raison graphique”, qu’il
s’agissait d’une “autre” langue aux structures spécifiques et qui n’était pas la simple
transcription de la langue parlée.
 
Écouter/lire
14 De nombreux travaux (ceux de Vernant par exemple) ont montré que les Grecs et
Latins cultivés “écoutaient lire” plus qu’ils ne lisaient eux-mêmes des yeux. Un peu
comme l’enfant écoute lire (toutes proportions gardées), une histoire, une comptine, un
poème...
15 On sait que des nombreux écoutants (comme le petit Sartre écoutant lire sa mère)
eurent le désir (j’insiste sur ce mot) de lire pour eux, en eux ce qu’ils entendaient.
16 Or dans les nombreuses écoles maternelles où il m’arriva assez souvent de me rendre,
des enfants, qui ne savent pas encore lire demandent à voir et à avoir le texte de la
comptine ou du poème qu’ils ont écouté. Comme dit encore Éluard, la poésie “donne à
voir” et ceci à tous les sens du verbe voir.
 
Voir, regarder, dire, lire, apprendre un poème
17 Car la poésie a ceci d’unique dans la langue, qu’elle se dit en se lisant et se lit en se
disant.
 
Prosodie

18 Toute langue obéit à une prosodie (du grec “prosodia” mot désignant le chant
accompagnant la lyre). La prosodie dans la langue est “tout ce qui sert à accentuer le
langage dans son organisation vocalique et consonantique particulièrement,
constituant l’élément majeur du rythme de cette langue”.
19 Or, dans la langue poétique, la prosodie obéit à un certain nombre de contraintes que
Ton pourrait en simplifiant désigner comme les contraintes de la mesure.
20 La mesure de la langue poétique diffère selon les langues ; dans certaines (le Grec, le
Latin), elle procède de l’alternance réglée en pieds des syllabes longues / et / ou brèves.
21 En français cette mesure repose en gros sur le compte des syllabes et ceci d’une façon
extrêmement diversifiée selon que l’on ait à faire au vers classique, au vers libre, au
poème en prose, etc.
22 On ne saurait trop insister ici sur le rôle capital des voyelles (le “retour du refoulé”
disent des psychanalystes) et surtout du “e” muet ou caduc que, dans la plus banale des
lectures prosaïques, les enfants éludent.
23 Le paradoxe dans cette affaire est, pour moi, de partir avec des enfants jeunes d’une
poésie régulièrement mesurée, pour et par le jeu, comme sont les comptines (ou le
phénomène intéressant du “rap”). Le rôle est alors très grand des homophonies
internes au texte et des rimes qui deviennent pour l’enfant repères pour la mémoire et
145

sans doute, mais c’est une hypothèse tout à fait personnelle, des repères audiovisuels
de lecture.
 
Lire la poésie

24 La poésie en effet pose de singuliers problèmes de lecture. Et il est fort difficile, même
pour un adulte entraîné, de ne lire un poème que des yeux.
25 On se le dit, on se le murmure, même si on ne croit lire que des yeux, et rares sont ceux
qui échappent à une “sub-vocalisation glottale”. D’autant qu’ici, au sémantisme lexical,
syntaxique, rhétorique, etc... s’ajoute “le signifié du signifiant” phonique : un
“sursignifié”.
26 Et pour des lecteurs de poésie, tout le “non dit” d’un Mallarmé, tous les “blancs” d’un
Reverdy ou d’un André du Bouchet, toute l’opacité d’un Nerval ou d’un Yves Bonnefoy
passent par cette “lecture à basse-voix”. Je dirais même par cette lecture
“abstraitement” phonique, littéralement “imaginée”.
27 Or, pour l’enfant, l’adolescent, un poème lu par le maître ou par un autre enfant laisse
toujours passer un peu du sens du “signifiant” par lequel on peut tenter de rejoindre le
signifié local et les signifiés totaux et connotatifs du poème.
28 Mon hypothèse est que pour certains enfants le désir de lecture part d’un certain
plaisir (et des difficultés) rencontrées pour rejoindre le signifiant aux signifiés “de la
forme du sens” dirait Valery.
29 On sait que la lecture est difficile pour certains enfants qui ne saisissent pas ou mal, ou
à contresens, l’organisation syntagmatique, phrastique d’un texte.
30 On oublie, par ailleurs, en général, que l’élément majeur d’une bonne récitation, (au
sens non scolaire du terme) est son accentuation. Accentuation qui révèle les
structures morphosyntaxiques d’un poème. Mettre le “ton”, disait en substance Charles
Dullin à des élèves comédiens, ce n’est pas “ajouter du sens”, c’est le “découvrir”.
31 Il y a plus : certains enfants ont des difficultés de lecture (visuelle) parce qu’ils ont des
problèmes d’articulation (vocale). Or, se forcer à dire un poème c’est bien souvent se
“délabyrinther” la langue et se forcer le regard.
 
De la mémoire

32 Il est banal de redire ici que toute lecture implique le fonctionnement correct de la
mémoire (en fait “des” mémoires). Je n’aurai pas la vanité de l’affirmer ici :
• mémoire à court terme pour ne pas perdre le fil du texte.
• mémoire à moyen et long terme dans la mesure ou toute lecture est intertextuelle donc,
culturelle.
33 Or, apprendre un texte poétique par cœur met en jeu les deux mémoires. Et en outre
n’implique pas une lecture “des yeux” préalable. Pour les petits et les enfants
handicapés ou, comme on dit, “en difficulté” on peut commencer à apprendre “par
audition”. D’autant plus que la lecture à voix haute, qu’il faudra bien un jour réhabiliter
théoriquement et pédagogiquement, donne du sens a posteriori à la “lecture des yeux”.
146

34 Il arrive assez souvent qu’un enfant réputé “mauvais élève” et mauvais lecteur, saisisse
par certains aspects du signifiant le sens ou ce qui peut conduire au sens et à l’opacité
claire du texte.
35 Je me plais ici à citer un exemple qui a marqué ma carrière. Dans un Cours Moyen
première année, de l’École Annexe d’une École Normale où je professais alors, un jeune
normalien proposait à ses élèves le texte fameux et quasi emblématique (car tout
l’auteur y est contenu) suivant :
Le Dormeur du val
C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Arthur RIMBAUD
36 Les enfants avaient bien écouté et demandé de regarder le texte, comme s’il fallait
d’abord le fixer :
• au niveau des yeux
• sur le plan de la phonation
• au niveau de l’énonciation (qui parle ?)
• au plan diégétique (c’est un récit)
• au niveau du non-dit.
37 C’est en particulier sur ce dernier point que l’écoute/lecture aide à la perception du
sens. Ce texte comporte en effet de nombreux rejets, enjambements, que seule une
lecture normalement accentuée peut établir dans sa structure et sa continuité
sémantique.
38 D’autre part, ce texte pose un petit problème de diction (donc de lecture) original. Ce
problème concerne le dernier vers du poème :
 
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit

39 Doit-on faire la liaison “rouge-z-au côté droit” pour que l’alexandrin soit
canoniquement de 12 syllabes ; ou doit-on élider cette liaison peu euphonique ? Mais
alors le vers ne compte plus que 11 syllabes et il est faux. Rimbaud à cette époque
n’avait pas encore commencé à casser “la vieillerie poétique” comme il dira...
40 Nous nous interrogions ; c’est alors qu’un grand garçon, qui redoublait, un enfant “en
difficulté scolaire” comme on ne disait pas encore, se leva et proclamant : “Moi, je sais !
Il faut dire” : “il a deux trous rouges, un temps pour rien, au côté droit”.
41 Le garçon jouait du tambour dans la fanfare de son quartier et savait intuitivement
qu’une pause est un élément rythmique. Or, il se trouve que cet arrêt après l’adjectif
rouge, est une des clefs du texte. Le rouge, c’est le rouge du sang ; ce “dormeur” est un
147

jeune mort, tué lors des batailles de la guerre de 1870-71 et que “le piéton aux semelles
de vent” Rimbaud marcheur, fugueur, vagabond avait peut-être rencontré entre
Charleville et Paris. Nous avons alors remonté le texte et découvert entre autres
l’extraordinaire densité lexicale des mots indiquant le sommeil, et la mort en même
temps.
42 C’est alors que nous avons entrepris une lecture minutieuse du texte, pour que le
rythme soit exact et que la progression quasi cinématographique du récit soit tenue
comme un “suspens” conduisant de la lumière à l’immobilité de la mort.
43 Tous les enfants ont voulu lire à haute voix le texte, en se forçant parfois, mais pour
eux. Et l’instituteur de cette classe arrivait à “descendre” comme il disait de la lecture/
écoute de quelques poèmes à la lecture et à l’écriture de textes concernant la langue
dans ses fonctions de socialisation.
 
De l’imaginaire de la sensibilité
44 La lecture de la poésie par ailleurs, est liée à l’imaginaire. Je cite ici Éveline Charmeux :
“Certes, les manuels se préoccupent peu de développer l’imaginaire et l’imagination.
Mais on peut objecter que ce n’est pas leur rôle essentiel et que l’imagination n’a pas à
être sollicitée au moment d’un apprentissage aussi “sérieux” que celui de la lecture...
Erreur grave ! Lire c’est aussi être capable de transformer les phrases en images
mentales. Le plaisir de lire est nourri de cette capacité”. (Apprendre à lire).
45 Or, en dehors de la fonction symbolique ou de “représentation” (Piaget), en dehors des
connotations propres à chacun, la poésie “donne à lire” l’imaginaire et, par les images,
les métaphores, le réel se saisit à la fois dans la réalité contingente et dans les
territoires imaginaires qu’il occupe et peut transformer.
46 La poésie et ceci dès les comptines, est un discours grâce auquel l’enfant, l’adolescent et
l’adulte bien sûr, peuvent “lire” l’imaginaire jusqu’à l’absurde et le non-sens et sentir
que toute lecture est un “parcours analogique”, qui accepte et permet de percevoir le
réel comme l’imaginaire mis en forme. Et ceci ne contredit en rien le fait que lire c’est
communiquer “socialement” en construisant, comme dit Éveline Charmeux, “du sens” ;
et c’est également se lire, soi-même, dans son corps, dans sa sensibilité dans le miroir
déformant enchanté et surréel de l’imaginaire.
47 Lire c’est aussi regarder “de l’autre côté du miroir”.
 
Dire/lire la poésie

48 Je pense donc que pour certains enfants, apprendre et apprendre à dire un poème est
un entraînement à mieux le voir, à le regarder dans son espace, à le lire, ce qui peut
constituer un entraînement à toute lecture consistant à saisir du sens par le jeu mêlé de
phonèmes et de graphèmes qui s’intériorisent dans la mesure parfois où le dire les
extériorise.
• Apprendre suppose une écoute et une lecture personnelle. Dans tous les cas la mémoire
visuelle peut être organisée, repérée, sélective et de quelque façon “vocalisée” ou “sub-
vocalisée”.
148

• Pour les enfants petits, certains enfants retardés ou handicapés l’écoute suffit. Puis il arrive
qu’une bonne lecture littéralement apprise, mais pour soi, conduise à la liberté et au plaisir
et à la nécessité de la lecture et de l’écriture.
• Il va de soi dans tous les cas qu’une bonne lecture à haute voix suppose et suit et affine et
construit une bonne lecture visuelle.
49 Dire un poème implique de la part du maître puis de l’enfant qu’il s’entraîne :
• à poser sa voix,
• à respirer,
• à articuler,
• à accentuer correctement (accent tonique, accents d’insistance, etc.),
• à dégager le “ton” du texte et non imposer au dire le “ton” du diseur.
50 Alors le dire produit la saisie des sens (signifiant, signifiés), rapports syntagmatiques
mélodiques, et verticaux ou complexes, ou entrent en jeu aussi bien les relations
phonético-sémantiques des mots, que les jeux entre elles des sonorités (rimes,
assonances, allitérations, échos, etc...).
51 Et je pense que le dire juste de la “vive voix” entraîne à la “vive lecture” du sens et des
sens plus exactement. C’est alors, comme le dit si bien Claudel, que “l’œil écoute” les
sentiments, les cris, les passions, la révolte, tout ce que la poésie propose et au-delà ou
en deçà tout texte de fiction, de documentation, de travail.
52 Il faut naturellement et avant tout éviter que le “dire comme le lire à haute voix
deviennent ainsi, comme le dit Éveline Charmeux”, évoquant “la situation paralysante
la peur de mise en spectacle de tout récitant”. Situation dans laquelle on ne saurait
placer l’enfant par contrainte mais qui fonctionne très bien sur le mode ludique.
 
Écrire
53 Enfin, il va de soi que la maîtrise du code écrit implique aussi bien l’écriture que la
lecture.
54 Or on peut remarquer que dès les pré-apprentissages, les très jeunes enfants cherchent
par les graffitis et les gribouillages divers à retrouver ou à découvrir l’écrit,
s’identifiant sans le savoir parfois au sens pictographique des antiques inventeurs de
l’écriture.
55 Et pour les enfants plus âgés, pour les adolescents, il arrive que l’écriture d’une
comptine ou de ce qu’ils appellent “une poésie”, ou de leurs involontaires puis
conscients jeux de mots, ou de mots-valises, leur parait plus coulante, plus aisée, plus
entraînante au sens propre du terme et surtout plus ludique que toute autre forme
d’expression écrite.
56 Cette dimension ludique de l’écriture est pour les enfants comme pour les poètes une
manière de “casser la langue” de la “dé-fonctionnaliser”. Certains enfants ayant des
difficultés de lecture “courante” savent parfois très bien jouer avec les lettres, les mots,
et les inscrivent sous toutes les formes sur les supports les plus divers. Pour eux il est
possible que l’écrire précède en quelque façon le lire. Les gens sérieux et les
pédagogues qui croient peu à la vertu de l’imaginaire nous disent que pour les enfants
la poésie n’est effectivement qu’un jeu. Pour “orner l’esprit et donner du goût”,
disaient en substance d’anciennes Instructions officielles.
149

57 Il convient au contraire de montrer que la poésie, c’est beaucoup plus qu’un jeu ; c’est
“la langue dans tous ses états” qui, elle, se fait grave ou douloureuse, cri de révolte,
méditation sur le temps et les éléments naturels etc.
58 Elle est la langue “en travail”. Baudelaire disait du génie que “c’était l’enfance
retrouvée à la volonté” ; et il faut bien reconnaître avec lui que l’enfant s’il est souvent
en état de poésie n’est pas spontanément un poète pas plus qu’on n’est spontanément
bon lecteur. Dans chaque cas on le devient.
 
Pour conclure provisoirement
59 Je n’ai à aucun moment voulu affirmer que la poésie était une voie royale menant à la
lecture.
60 Plus simplement, mon intention était de dire, en m’appuyant sur quelques concepts
théoriques, sur mon expérience de pédagogue, et surtout de poète, que le langage de la
poésie, “cet écrit qui chante”, cette parole qui s’écrit, cet appel écrit à une oralité
maîtrisée, cette oralité que l’écriture enferme et ouvre comme anémone de mer à
chaque sollicitation externe ou interne, pouvait aider par le chemin du désir, de
l’imaginaire et du jeu à faire de toute lecture une lecture vivante.
61 “La poésie de celui qui écrit, dit Pierre Reverdy, est comme le négatif de l’opération
poétique et le positif se trouve dans le lecteur. Ce n’est que quand l’œuvre a pris toutes
ses valeurs dans la sensibilité du lecteur qu’elle peut être considérée comme réalisée,
telle l’image photographique fixée sur l’épreuve. Avec cette différence avec cette image
dans l’âme du lecteur que personne ne la voit. Voilà pourquoi, ce n’est pas au poète qui
écrit de parler, mais à ceux qui le lisent”.
62 La poésie est au moins acheminement vers la lecture de la poésie, c’est-à-dire vers une
certaine création de soi par soi.
63 Dans les Lettres à un jeune poète, Rilke avertit son correspondant : “Ne cherchez pas pour
l’instant des réponses qui ne sauraient vous être données car vous ne seriez pas en
mesure de les vivre. Or il s’agit précisément de tout vivre. Vivez maintenant les
questions”.
64 Ceci pour faire écho affectueusement au travail d’Éveline Charmeux lorsqu’elle écrit :
“Vivre, c’est remettre en question les évidences, c’est évoluer, chercher à faire
autrement, chercher à faire mieux, se mettre en quête d’informations nouvelles. Seule
la mort est immobile”.
65 Par le truchement de la poésie et des poètes, la lecture aide à mieux vivre, n’est jamais
la mort immobile et le poète est toujours comme le lecteur, en éveil, et gardant “des
yeux fertiles” !
150

AUTEUR
GEORGES JEAN
Professeur honoraire à l’Université du Maine, écrivain, poète.
151

Lire /écrire au collège et au lycée :


quelques réflexions sur une
pratique
Madeleine Di Méglio

1 Affirmer que l’apprentissage de la lecture doit se poursuivre pendant les années de


collège et de lycée, et même à l’université ; définir le professeur de français comme
étant, avant tout, un professeur de lecture  : de telles propositions font maintenant
l’unanimité. Reste à savoir comment elles se concrétisent dans les pratiques
quotidiennes, et à se demander comment le professeur de lecture peut essayer de
remplir au mieux sa double fonction :
• faire lire des textes, qu’il choisit, dans certaines limites institutionnelles, et impose à ses
élèves ;
• alimenter (ou susciter) le désir de lire chez des pré-adolescents ou adolescents qui ne
l’auraient jamais éprouvé, ou l’auraient “perdu”.
2 Certes, depuis une vingtaine d’années, les travaux de recherche – en psychologie
cognitive, sociologie, histoire de la lecture, sciences de l’éducation... – ont multiplié les
approches des “questions de lecture”. De nouveaux outils –ouvrages de référence,
manuels scolaires conçus et rédigés dans un nouvel esprit– sont apparus sur le marché
de l’édition scolaire et universitaire... et dans les bibliothèques des enseignants. Enfin,
les textes officiels ont été remaniés : en 1985 pour les I.O. de collège et leurs
“compléments”, puis pour les classes de seconde et de première : on a vu ainsi la
lecture méthodique se substituer à la traditionnelle explication de texte. Parallèlement,
la formation initiale et continue des enseignants a été repensée et modifiée en
profondeur, en particulier pour répondre à une nouvelle donne pédagogique,
l’élargissement et la diversification des publics scolaires– souvent ressentie, et à juste
titre, comme rendant plus difficile l’exercice du métier.
3 Mais ces difficultés ont aussi un versant tonique : elles aiguillonnent chacun de nous à
engranger des connaissances nouvelles (ni la linguistique, ni la lexicologie ne figuraient
au programme d’études des futurs enseignants de ma génération), et surtout à repenser
152

périodiquement sa pédagogie, en utilisant les apports de la didactique. Elles l’incitent


aussi à ne pas travailler seul, à rompre le splendide isolement de sa discipline, à inscrire
son enseignement dans la perspective d’une constante “recherche-action” nourrie
d’essais, d’erreurs parfois, mais aussi de réussites. C’est dans ce type de parcours
professionnel que sont nés les questionnements, les hypothèses et les principes qui ont
sous-tendu les stratégies de lecture dont je donnerai, ci-après, quelques exemples.
 
1. Questionnements et hypothèses. Principes
didactiques
4 L’analyse des pratiques traditionnelles du modèle universitaire français – dont nous
sommes tous peu ou prou les héritiers – montre que le “cours” de français privilégie
(en tout cas, a longtemps privilégié) :
• l’étude de morceaux choisis, au détriment des textes longs et des œuvres complètes ;
• la lecture hors de la classe, considérée comme préparatoire à l’analyse ou au commentaire
d’un texte, eux-mêmes guidés par un questionnaire orienté vers la vérification d’un sens
préétabli ;
• des types de travaux écrits (fiches de lecture, comptes rendus, résumés, discussions,
commentaires de textes...) faisant appel à des compétences textuelles dont les copies
d’examen montrent souvent qu’elles n’ont pas été acquises, ou ne sont pas mobilisées à bon
escient.
5 Quant aux lectures libres, elles sont rarement prises en compte dans le cadre de la
classe, le soin étant laissé aux bibliothécaires-documentalistes de guider les élèves dans
leur choix, en fonction de leurs goûts ; c’est seulement depuis peu qu’un nombre
croissant de professeurs de français se tient au courant des parutions de la littérature
de jeunesse et apprend à en tirer parti.
6 On peut donc légitimement se demander si les pratiques scolaires les plus répandues
jusqu’aux années récentes ne seraient pas en partie responsables de la désaffection des
élèves à l’égard de la lecture... Celle-ci, en devenant une activité canonique fondée sur
la répétition de figures imposées, ne risque-t-elle pas de faire oublier le plaisir des
figures libres, de la lecture “buissonnière” ? Et si l’on admet que le plaisir de lire est
avant tout celui – intellectuel et affectif – de la découverte, faudrait-il considérer que
c’est, dans la classe, un plaisir interdit ?
7 Il m’est donc apparu que la double fonction du professeur de lecture exigeait que celui-
ci modifie radicalement son attitude pédagogique.
8 Pour ce faire, il n’est pas inutile que lui-même commence par s’interroger sur ses
propres pratiques de lecture : vers quels textes le portent ses appétits ? De quelles
découvertes, ou redécouvertes, peut-il faire état, dans la petite histoire de ses lectures
personnelles ? Lui arrive-t-il – ce serait étrange qu’il n’en fût rien – de rencontrer des
difficultés de lecture ? Et comment s’y prend-il pour les surmonter... ou les éluder ?
9 Il faut ensuite faire passer au second plan, dans le travail avec les élèves, ce qui a peut-
être été la préoccupation majeure, pour ne pas dire la hantise, du “bon” enseignant :
repérer, caractériser et corriger les erreurs d’interprétation sur les textes, et se donner
pour premier objectif de mieux connaître les modalités de lecture de ses élèves, qu’ils
soient “bons” ou “mauvais” lecteurs. Il doit pour cela les observer quand ils sont à
l’œuvre, en sa présence, lisant des yeux un texte... et parfois subvocalisant, ou suivant du
153

doigt : c’est seulement ainsi qu’il pourra – j’emprunte à Jean Verrier cette jolie formule
– “saisir la, ou plutôt les lectures à l’état naissant”, comme on le dit de l’oxygène.
10 Cela suppose de réserver, en classe, des moments suffisamment longs à la lecture
silencieuse, suivis de temps d’échanges organisés au cours desquels pourront
apparaître ces “80 % derrière l’œil” dont J. Foucambert a montré l’importance dans
l’élaboration du sens. Or, comme l’écrit J. Verrier dans un de ses articles, “la classe
regroupe des lecteurs contraints et forcés. Le professeur de lecture doit d’abord
compter avec cette situation contraignante : réunir à la même heure des dizaines de
lecteurs pour qu’ils se livrent à l’acte intime de la lecture et travaillent un texte qu’ils
n’ont pas toujours choisi”. Est-il besoin de dire que pour le professeur “lecteur de sa
classe”, ces moments de lecture silencieuse ne sont pas des temps de repos, mais
d’observation active, qui lui fournissent de précieuses informations sur le rythme de
lecture de ses élèves, leur capacité de concentration, leurs premières réactions
affectives à un texte qu’ils découvrent ? Dans les échanges qui suivent, le rôle de
médiateur occupé par l’enseignant est autrement passionnant que celui d’un
dispensateur de savoirs, chargé d’éclairer le texte et d’en expliquer le sens. Les
échanges entre lecteurs, poursuivait J. Verrier, “font mettre en relation des lectures
différentes d’un même texte”. Avec le professeur de lecture, cet acte éminemment
solitaire s’épanouit dans un cadre collégial : ce pourrait être un nouveau sens à donner
à la lecture au collège.
11 Ce principe d’action, dans une pédagogie de la découverte et de la réception, a
évidemment des corollaires : le premier est de ne jamais “faire préparer” un texte en
dehors de la classe ; c’est sur la première lecture faite en classe, silencieusement, que
l’on retravaillera, et que sera fondée l’étude du texte. Le deuxième est de privilégier la
lecture de textes complets, aussi variés que possible et de plus en plus longs ; quant à
celle des romans, dont une bonne partie se fera nécessairement hors de la classe, une
première lecture buissonnière, mais consciente de l’être, apprivoise la peur du “gros
livre écrit tout petit”. Enfin, dans les exercices écrits, il faudra faire mettre en jeu les
compétences textuelles acquises progressivement grâce au travail de lecture.
 
2. Démarches proposées au collège
12 Dans un passage de Qu’est-ce que la littérature  ?, J.-P. Sartre propose une analyse du
processus mental qui permet au lecteur de “construire du sens” ; l’anticipation sur le
texte en est le principe.
« En lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante,
la page d’après. On attend qu’elles infirment ou qu’elles confirment des prévisions ;
la lecture se compose d’une foule d’hypothèses, de rêves suivis de réveils... Il faut
que le lecteur invente tout dans un perpétuel dépassement de la chose écrite. Sans
doute, l’auteur le guide, mais il ne fait que le guider ; les jalons qu’il a posés sont
séparés par du vide ; il faut les rejoindre, il faut aller au-delà d’eux. En un mot, la
lecture est une création dirigée. »
13 On peut supposer que les “bons” lecteurs opèrent spontanément, sans en avoir
conscience, ce “perpétuel dépassement de la chose écrite”, dans un élan ininterrompu.
Mais les lecteurs en difficulté, quelle que soit la source de leurs “problèmes de lecture”,
peuvent être freinés par toutes sortes d’obstacles – erreurs de déchiffrage,
méconnaissance de certains termes, lapsus... – qui limitent leur effort de
compréhension à la saisie discontinue de micro-unités successives. Il m’a donc semblé
154

pertinent de chercher à rendre perceptibles les opérations implicites de construction


du sens, en entraînant les jeunes élèves, en classe, à la formulation d’hypothèses : le
texte représente une série de choix opérés par l’auteur entre les “possibles narratifs”,
aux tournants de la narration. De nombreuses nouvelles, empruntées à la littérature
française ou étrangère, se prêtent admirablement à un tel travail de lecture, qui fait
alterner, dans une séquence d’une heure et demie ou deux heures :
• l’activité individuelle de lecture silencieuse et d’anticipation sur le texte,
• et les pauses consacrées à l’examen critique, par les élèves eux-mêmes, des hypothèses qu’ils
ont exprimées et que la suite du texte permet de valider, de modifier, ou qu’elle oblige à
reconsidérer complètement.
14 Les exemples qui suivront sont empruntés à une nouvelle de Zola, Le Grand Michu,
extraite du recueil des Contes à Ninon. Ce travail de lecture, mené dans une classe de 5 e
d’un collège parisien, a fait l’objet d’un enregistrement filmé, disponible en cassette
vidéo sous le titre “Lire, c’est prévoir”, et diffusé par le CNDP.
15 La préparation d’une telle séquence consiste, pour l’enseignant, à subdiviser
préalablement le texte en fragments de longueur variable, les pauses étant déterminées
non pas en fonction des chapitres ou paragraphes établis par l’auteur, ou des
distinctions narratologiques entre scène, sommaire, ellipse..., mais aux moments du
texte où se creuse “un vide”, où se crée une attente, où le lecteur se demande : que va-t-
il se passer maintenant ? Que va dire, ou faire, tel personnage ? Comment va évoluer
telle situation ? Quel dénouement est prévisible ?
16 C’est ainsi que le premier passage du Grand Michu proposé à la lecture ne comporte que
quelques lignes, le texte étant interrompu au beau milieu du premier paragraphe, juste
avant la phrase qui livre la réponse à la question que se posait le lecteur : que propose
donc le Grand Michu à son camarade ? (Dans la lecture solitaire, on n’a même pas le
temps de se poser la question...).
« Un après-midi, à la récréation de quatre heures, le grand Michu me prit à part,
dans un coin de la cour. Il avait un air grave qui me frappa d’une certaine crainte ;
car le grand Michu était un gaillard aux poings énormes que, pour rien au monde, je
n’aurais voulu avoir pour ennemi.
“Écoute, me dit-il de sa voix grasse de paysan à peine dégrossi, écoute, veux-tu en
être ?”
Je répondis carrément : “Oui !” flatté d’être de quelque chose avec le grand Michu. »
17 Tous les élèves ont “traduit” la formule “être de quelque chose avec le grand Michu”
par : faire partie de sa bande, de son clan, dans la perspective d’une bagarre ou d’une
expédition punitive. Aucun n’a utilisé le terme “complot”, mais dès qu’à la deuxième
étape ils le découvraient dans le texte – “Il m’expliqua qu’il s’agissait d’être d’un complot” –,
je voyais chacun se féliciter “d’avoir trouvé”. Les “80 % derrière l’œil” de deux lecteurs
ont émergé de façon étonnante, une élève suggérant qu’il pouvait bien s’agir d’aller
“faire un coup... peut-être un vol dans un supermarché ?” ; l’autre de faire peur à
quelqu’un, la nuit venue, “en lançant des pierres dans ses volets”. Ces deux hypothèses
ont été provisoirement prises en compte sans aucun commentaire de ma part : je
“savais” qu’elles seraient abandonnées dès la lecture du deuxième passage, qui se
termine, trente lignes plus loin, par la phrase : “La révolte devait éclater au réfectoire”.
18 Observateur attentif de ses élèves pendant qu’ils lisent silencieusement, le professeur
gère le dialogue entre eux pendant les pauses. Les hypothèses que chacun a formulées
en son for intérieur sont alors exprimées librement : l’enseignant ne se permet (et
155

n’accepte d’aucun des interlocuteurs) aucun jugement de valeur, aucune appréciation,


positive ou négative, sur le degré de validité de telle ou telle hypothèse ; ce qu’il
demande, c’est : “Où lis-tu cela ? Qu’est-ce qui, dans le texte, te fait supposer ce que tu
viens de dire ?”. L’habitude de se référer au passage qui vient d’être lu, ou de revenir
sur un passage antérieur, est vite adoptée. S’y ajoute souvent, dans les échanges,
l’apport spontané de savoirs extratextuels dont l’enseignant doit seulement contrôler
la pertinence, veillant à ce qu’ils contribuent à l’élaboration collective du sens. Il s’agit
donc bien d’une “création dirigée”, progressant par un va-et-vient continuel entre le
jeu de l’imaginaire – qui informe les hypothèses – et les contraintes du texte, auquel on
peut “faire dire des tas de choses, mais pas n’importe quoi : il faut justifier ses
trouvailles.
19 Les bénéfices de cette méthode sont multiples, et le premier n’est pas mince : elle libère
les élèves de la peur, souvent paralysante, de “dire une bêtise devant tout le monde”,
d’être repris par l’enseignant et de se sentir ridicule : c’est le texte qui fait loi, et non
pas la parole du professeur. Quel soulagement, dans une micro-société ou l’indulgence
n’est pas toujours la règle !
20 Le deuxième est qu’une telle lecture de découverte permet aux élèves d’utiliser les
connaissances textuelles qu’ils possèdent implicitement. Car ils en ont tous : ils
“savent” que le début d’une narration est en général consacré à mettre en place le
décor et les personnages ; ils repèrent des signes typographiques – tirets ou guillemets
– annonçant un dialogue, qu’ils interprètent souvent, de même que les embrayeurs
temporels, comme amorçant “l’histoire” racontée. Ils comprennent fort bien qu’une
phrase telle que “Longtemps après, j’ai revu le grand Michu” ne peut pas clore le texte : elle
fait attendre le récit de l’entrevue entre le narrateur et son personnage.
21 Ce travail de lecture permet également d’établir des relations de sens à l’intérieur du
texte, de “se l’approprier” en y traçant son itinéraire personnel, linéaire ou en boucles.
Dans le quatrième fragment, l’évocation d’un Michu qui “avait toujours faim” entraîne
un retour au deuxième fragment (“La révolte devait éclater au réfectoire”), puis une
argumentation fondée sur le rapprochement de deux informations éloignées dans le
texte : la première est que le voisin de table de Michu est un gringalet auquel son statut
de pion fait attribuer des portions doubles ; la seconde, que le grand Michu est fils d’un
père républicain. Il n’en faut pas plus pour que tous les lecteurs établissent que la
protestation contre la mauvaise qualité ou l’insuffisance de la nourriture se double,
pour le grand Michu, du sentiment d’une intolérable injustice.
22 Enfin, et c’est à mes yeux le plus important, cette manière de découvrir un texte en
classe favorise un réel partage des savoirs, un “partage social de l’écrit”, pour
reprendre une formule de J. Hébrard. En voici un exemple. Le troisième fragment du
texte fournit des informations sur l’origine sociale du Grand Michu, sur son père et sur
lui-même, sans faire aucunement progresser la narration.
« Le Grand Michu était du Var. Son père, un paysan qui possédait quelques bouts de
terre, avait fait le coup de feu en 51, lors de l’insurrection provoquée par le coup
d’État. Laissé pour mort dans la plaine d’Uchâne, il avait réussi à se cacher. Quand il
reparut, on ne l’inquiéta pas. Seulement, les autorités du pays, les notables, les gros
et les petits rentiers ne l’appelèrent plus que ce brigand de Michu.
Ce brigand, cet honnête homme illettré, envoya son fils au collège d’A... Sans doute,
il le voulait savant pour le triomphe de la cause qu’il n’avait pu défendre, lui, que
les armes à la main. Nous savions vaguement cette histoire, au collège, ce qui nous
faisait regarder notre camarade comme un personnage très redoutable.
156

Le Grand Michu était, d’ailleurs, beaucoup plus âgé que nous. Il avait près de 18 ans,
bien qu’il ne se trouvât encore qu’en quatrième. Mais on n’osait le plaisanter.
C’était un de ces esprits droits, qui apprennent difficilement, qui ne devinent rien ;
seulement, quand il savait quelque chose, il le savait à fond et pour toujours. Fort,
comme taillé à coups de hache, il régnait en maître pendant les récréations. Avec
cela, d’une douceur extrême. Je ne l’ai jamais vu qu’une fois en colère ; il voulait
étrangler un pion qui nous enseignait que les républicains étaient des voleurs et des
assassins. On faillit mettre le Grand Michu à la porte. »
23 Deux phrases (que rien ne distinguait, bien entendu, dans le texte lu par les enfants)
ont fait réagir les lecteurs, la première suscitant l’étonnement, et la deuxième quelques
rires. Quant à la date incomplète, “en 51”, elle n’avait tout simplement pas été lue par
beaucoup d’élèves. Lorsque l’attention est attirée sur elle par la question de l’un d’entre
eux : “c’est 1851 ou 1951 ?”, je la renvoie et demande des avis. “Ça ne peut pas être
1951, dit une fille : je sais qu’il n’y a pas eu de révolution en France cette année-là” (sic).
Une autre enchaîne par un raisonnement, forte des indications que lui fournit le texte :
“On nous dit que le Grand Michu avait presque 18 ans ; à notre époque, il ne pourrait plus
être au collège, surtout en quatrième ; on l’aurait mis dans la vie active à 16 ans !” Sur
quoi, un passionné d’histoire – féru de Napoléon en particulier – a exposé à la classe
qu’en 1851, il y avait bien eu un coup d’État, et que le Grand Michu, sans doute
républicain comme son père, risquait gros en fomentant une révolte à l’intérieur du
collège “d’où il a déjà failli être renvoyé pour des raisons politiques. Si ça tourne
vraiment mal cette fois, peut-être qu’il va être fusillé !”. Frisson dans l’assistance,
attendrissement d’une petite fille : “Quand même ! Il est bien jeune...” – “Ah ! Ça ne
veut rien dire !” a repris notre “historien”, qui a maintenu son hypothèse jusqu’à la
phrase déjà citée : “Longtemps après, j’ai revu le grand Michu”. Il est difficile de dire s’il
en a été rassuré ou déçu ; mais une chose est certaine : alors que les interventions de ce
“bon élève” déclenchaient parfois un certain agacement chez ses camarades, son petit
exposé historique a été bien accueilli, et pour ce qu’il était : une précieuse contribution
à l’élaboration du sens.
 
Prolongements

24 La reprise de ce texte aux cours de français suivants, c’est-à-dire sa – ou plutôt ses –


relectures et son étude, ont permis de construire progressivement, sans toujours les
nommer par les termes techniques, des notions fondamentales comme celles de schéma
narratif (et/ou de schéma actantiel), de scène, d’ellipse, de sommaire... ; la distinction
entre auteur, narrateur et personnage (finis les “on” de la première séance) ; la
question du point de vue.
25 Ces notions ont été réutilisées dans un exercice écrit, préparé en groupes et en classe :
il s’agissait (sans connaître le dernier paragraphe du texte de Zola, que j’ai tenu secret
jusqu’au bout !) d’écrire la rencontre, “longtemps après”, du narrateur et de son
personnage.
26 Les élèves ont donc imaginé et négocié, dans chacun des petits groupes, les lieux et les
circonstances de la rencontre ; se sont demandé ce qu’étaient devenus les deux
protagonistes, et quels souvenirs l’un et l’autre avaient gardé de cette révolte au
réfectoire (ce qui permettait de travailler sur le jeu de la mémoire et la transformation
des souvenirs). Et qui allait parler dans le texte qu’ils allaient écrire ? Il a donc fallu
reprendre la question du point de vue, choisir entre le style direct ou indirect...
157

27 Leur travail écrit achevé, les élèves étaient très impatients de savoir comment Zola, lui,
avait raconté l’entrevue entre le narrateur et son personnage. Les comparaisons entre
leurs textes et celui du romancier, les commentaires sur les variantes, ont été nourris.
Au total, l’histoire du Grand Michu a alimenté à peu près trois semaines de travail en
classe. Est-il besoin de dire que moi-même, j’ai beaucoup appris de mes élèves pendant
ce temps-là ?
 
3. Démarches proposées au lycée
28 Un autre exemple dont je peux proposer ici le compte rendu concerne la “mise en
lecture” d’une œuvre intégrale, La Peau de Chagrin en l’occurrence, avec des élèves de
seconde.
29 L’étude de ce roman s’inscrivait dans une séquence consacrée à la littérature
fantastique. Plusieurs nouvelles avaient déjà été lues, et travaillées en groupes : La
Vénus d’Ille et Lokis, de Mérimée ; Le Chat noir, d’Edgar Poe. Ce dernier récit illustre
parfaitement les caractéristiques du genre, et fait éprouver au lecteur cette “hésitation
prolongée” entre deux ordres d’explication des faits racontés, l’une rationnelle et
rassurante, l’autre effrayante parce que défiant les lois de notre univers. “L’entrée”
choisie pour l’étude du texte avait été le relevé systématique des dénominations et
qualifications du chat : la comparaison entre les deux parties de la nouvelle fait bien
apparaître que l’animal, nommé Pluton – mais ce “détail” n’attire pas l’attention des
lecteurs non latinistes – se diabolise à mesure que la narration progresse. Mais cela ne
permet pas de décider si le narrateur est successivement propriétaire de deux chats et
sombre peu à peu dans une folie que son éthylisme contribue à expliquer, – ou s’il est
possédé d’un démon – qui s’incarne et se réincarne dans un seul et même chat, capable de
renaître de ses cendres.
30 Le travail sur Le Chat noir avait été entièrement mené en classe. Mais l’étude du roman
de Balzac exigeait qu’une bonne partie de la lecture fût assurée à la maison. Or le
volume, pourtant modeste, de ce roman – environ 300 pages – risquait d’effrayer plus
d’un lecteur adolescent ; et il était à prévoir que, dès le premier chapitre, la douzaine de
pages consacrées à l’inventaire des objets entassés dans le capharnaüm du marchand de
curiosités découragerait les meilleures volontés. D’où l’idée d’inciter moi-même les
élèves à ce que j’ai appelé plus haut une “lecture buissonnière, mais consciente de
l’être”.
31 La première séance de travail en classe a commencé par une lecture individuelle et
silencieuse des neuf premières pages du roman (que les élèves avaient pour la première
fois entre les mains, la commande des livres ayant été collective, et organisée par mes
soins). “Un jeune homme” – il n’est pas autrement nommé – dépourvu d’argent entre
dans une maison de jeux pour se refaire, mais il en sort ruiné jusqu’au dernier sou, et
tout donne à penser qu’il va se suicider.
32 Une fois achevée cette première lecture cursive, j’ai demandé aux élèves de relire, à
deux, ces neuf pages, et d’y chercher les indices textuels permettant de formuler des
hypothèses sur “la suite” du roman : il n’en manque pas, dans ce début de chapitre
d’ouverture, intitulé “le Talisman”.
33 À la fin de l’heure, j’ai donné aux élèves un délai d’une semaine pour qu’ils poursuivent,
chez eux, leur lecture. Le contrat était le suivant : “Vous lirez à votre rythme. Vous avez le
158

droit de sauter des passages, à condition de noter où vous aurez interrompu votre lecture, et
pourquoi. Vous noterez, de même, l’endroit où vous l’aurez reprise, et sur quels indices. Vous
avez également le droit de sauter à la fin du roman, à condition de dire à quel moment du texte
vous avez souhaité la connaître, pour quelles raisons, et si vous êtes ou non revenus en arrière”.
34 La semaine écoulée, nous avons fait le bilan des lectures individuelles et travaillé sur les
premières “impasses”. La grande majorité des élèves s’était rapidement dispensée de
lire le fameux inventaire ; quelques-uns, prenant pour repères les débuts de
paragraphes, avaient repris leur lecture à celui qui annonce l’entrée dans le récit d’un
nouveau personnage (“c’était un petit vieillard sec et maigre”). Mais presque tous avaient
feuilleté le livre jusqu’à ce que leur saute aux yeux, centrée sur la page “comme un
poème”, la formule inscrite sur le talisman, en “caractères hébraïques” dit Balzac –
arabes en réalité –, suivie de sa traduction.
35 Trois élèves disaient avoir lu intégralement ces 12 pages. L’une l’avait fait par
“conscience professionnelle” : de même que l’idée d’écrire un livre lui paraissait
blasphématoire, l’autorisation de sauter des passages – donnée par le professeur lui-
même – ne pouvait que dissimuler un piège...
36 Les deux autres, invités par leurs camarades à rendre compte non pas du texte, mais de
leur prouesse (“je me demande comment tu as fait pour lire tout ça !”) ont fait avancer
le chantier au-delà des mes espérances. À la suite d’échanges – plus laborieux et
tâtonnants, bien sûr, que dans le résumé ci-après – l’inventaire du capharnaüm s’est
chargé de sens : cette énumération, qui “donnait le vertige” au lecteur, le mettait dans
la même situation que le personnage ; celui-ci, marchant “comme un somnambule”
jusqu’au fond du magasin de curiosités, allait sûrement faire une trouvaille ou une
rencontre décisive. Plus l’attente était longue, plus l’apparition fantastique de
l’antiquaire était saisissante, et plus clairement symbolique le choix qu’il propose au
“jeune homme”, entre un portrait du Christ peint par Raphaël, et la peau de chagrin
diabolique, symbole de son destin. “Et vous verrez”, disaient les deux lectrices qui
avaient avalé (sic) en quelques jours l’intégralité du roman, “ça se vérifie tout au
long !”.
37 Je ne doute pas que ce “partage social” des lectures ait eu plus de vertu persuasive
qu’un exposé professoral sur l’art du romancier : le terrain était préparé pour faire
admettre – et peut-être commencer à faire comprendre – que les descriptions insérées
dans une trame narrative ont une fonction déterminée, et que l’écrivain ne les sème
pas au hasard de sa fantaisie, à seule fin de rallonger son texte, ou d’écœurer le lecteur !
 
Prolongements

38 Certes, les savoirs acquis grâce à ce travail de lecture ne sont pas directement
profitables à la préparation des épreuves du baccalauréat, et cela ne dispense pas d’y
entraîner les élèves. Mais le cadre, maintenant institutionnel, des modules me semble se
prêter commodément à la programmation de séquences analogues à celles que j’ai
décrites. Et si, comme je l’ai fait (en marge de l’horaire officiel de français), on a mis sur
pied un atelier de lecture / écriture réunissant des élèves volontaires, de la seconde à la
terminale, en proposant à chacun des participants de raconter l’histoire d’un de ses
grands-parents, on constate que les acquis narratologiques sont réinvestis à bon
escient. On voit aussi – sans que l’on puisse toujours parler de pastiche volontaire – des
adolescents “trouver leur écriture” après avoir lu Cavanna (Les Ritals), ou Marguerite
159

Yourcenar (Archives du Nord), ou Jean Rouaud (Les Champs d’honneur) ; d’autres font
parler leur grand-mère intarissable à la manière de Georges Pérec (Je me souviens) ou,
après avoir lu celles de Roland Barthes citées par Philippe Lejeune dans Moi aussi,
peaufinent inlassablement des anamnèses.

***

39 Il est bien clair que les quelques exemples proposés ici ne se donnent ni pour des
modèles, ni pour des recettes infaillibles permettant de transformer en lecteurs
passionnés des enfants ou adolescents qui illustreraient ce que Ricardou appelait dès
1967 “un second analphabétisme, l’analphabétisme littéraire”.
40 Mais en faisant lire ainsi les textes, on évite ce que les co-signataires d’un article paru
dans Le Monde du 24 Mars 1994 – s’inquiétant des menaces que fait peser sur le savoir le
“développement explosif de la reprographie sauvage ou photocopillage” – dénonçaient
comme une “perversion” des formes d’apprentissage : “habitués dès l’enfance à
travailler surtout sur des textes mutilés, les élèves désapprennent la lecture continue
d’un livre”. Je peux au contraire témoigner que cet apprentissage continué de la lecture
au collège, au lycée – et pourquoi pas ? dans les premières années d’université –, ouvre
l’appétit des jeunes lecteurs et contribue efficacement à la construction des savoirs.
Enfin, pour l’enseignant que guetterait la lassitude ou le découragement, il constitue
“un souverain remède” dans l’exercice quotidien de son métier : la stimulation est
constante, et les satisfactions parfois insoupçonnées.

BIBLIOGRAPHIE
 
Indications bibliographiques
SARTRE, J.-P. : Qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, 1947.

GENETTE, G. : Figures I, Éd. du Seuil, 1967. Figures II, Éd. du Seuil, 1969 ; Seuils, Éd. du Seuil, 1973.

WEINRICH, H. : Le temps, Éd. du Seuil, 1973.

GREIMAS, A.J. : Sémantique structurale, Larousse, 1966.

TODOROV, T. : Poétique de la prose (choix), Éd. du Seuil, 1978, Nouvelles recherches sur le récit.

LEJEUNE, P. : Le Pacte autobiographique, Éd. du Seuil, 1975, Moi aussi, Éd. du Seuil, 1986. GRACQ, J. :
En lisant, en écrivant, José Corti, 1991.

VIALA, A. & SCHMITT, M. : Faire / Lire, Didier, 1979.

REUTER, Y. : Introduction à l’analyse du roman, Bordas, 1991.


160

Cette collection récente, qui compte plusieurs titres, est particulièrement destinée aux premières
années d’université. L’ouvrage d’Y. Reuter, clair et très utilisable, renvoie aux travaux de
Greimas, Barthes, Brémond... et comporte une bibliographie.

La revue de l’A.F.E.F., le Français d’aujourd’hui, a déjà consacré plusieurs numéros aux questions de
lecture et d’écriture. Elle publie régulièrement une liste des numéros encore disponibles.

AUTEUR
MADELEINE DI MÉGLIO
PRAG à l’UFR de Lettres de l’Université Paris III, Association Française des Enseignants de
Français, revue “Le Français aujourd’hui”.
161

Écrire pour lire


Claudine Garcia-Debanc

1 Depuis une vingtaine d’années, très nombreux sont les discours et les colloques
consacrés à la lecture et à son apprentissage. Plus rares sont ceux qui traitent
prioritairement de l’écriture, qui reste encore, par rapport à la lecture, un continent
noir. Et pourtant, les travaux actuels sur la didactique de la production d’écrits mettent
en avant le concept d’interaction lecture / écriture, au point qu’un colloque vient d’être
consacré à cette question par l’Université de Lille1.
2 En tant que didacticienne ayant travaillé sur la production d’écrits à l’école primaire et
au collège, je voudrais interroger la lecture sous l’angle de l’écriture en situant leurs
places respectives dans les activités proposées par les recherches didactiques récentes.
En quoi la mise en place de situations d’écriture peut-elle aider les élèves à lire
davantage ? Comment, par confrontations entre leurs propres essais d’écriture et
les textes d’auteurs, peuvent-ils être conduits à lire mieux, c’est-à-dire avec le
regard de l’artisan interrogeant les procédés d’écriture, et ainsi à s’initier très tôt
à l’analyse de textes littéraires ? Dans quelle mesure, au cours même de l’écriture, la
lecture est-elle partie intégrante du processus d’écriture et intervient-elle à tous les
moments de l’élaboration d’un texte ?
 
1. L’écriture, moteur de lecture(s)
1.1. Écrire pour cristalliser les attentes de lecture

3 Comme l’ont montré d’autres contributions au cours de ces rencontres, lire suppose
d’avoir des attentes, permettant de mobiliser le pacte de lecture adéquat : on ne lira pas
de la même manière un roman et un article de journal, une nouvelle policière et un
récit réaliste, un annuaire téléphonique et le pastiche qu’en propose André Breton. Dès
le choix du livre, certains indices du paratexte (couverture, indication de la collection,
nom de l’auteur...) orientent la lecture. Yves Reuter a montré, à propos de la nouvelle
“quand Angèle fut seule”, comment l’indication de la publication de cette nouvelle dans
une revue d’énigmes policières suffit à en modifier considérablement la lecture 2. En
apparence récit réaliste montrant le retour à la maison d’une veuve juste après
162

l’enterrement de son mari, l’indication de la première publication de cette nouvelle


dans une revue d’énigmes policières la fait reconsidérer comme le récit d’un meutre. Or
les mauvais lecteurs ont parfois des difficultés à avoir des attentes de lecture. Bien
souvent, ils négligent même la fonction du titre comme créateur d’attentes.
4 L’écriture peut les aider à prendre le risque d’une interprétation, quitte à devoir la
remettre en cause par la suite. C’est ce qu’ils font dans l’activité dite “livres fermés”
que nous avons expérimentée avec des publics de divers niveaux : élèves de Grande
Section de Maternelle, de CE1, de CM2, de 5e mais aussi enseignants du premier et du
second degré en formation initiale et continuée3. Un ensemble de livres, en
l’occurrence ouvrages de littérature de jeunesse supposés non connus pour le public,
sont déposés sur une table. Chacun doit en choisir un et, sans l’ouvrir ni regarder la
quatrième de couverture, rédiger la première page telle qu’il l’imagine. Ce n’est
qu’ensuite qu’il pourra ouvrir le livre et confronter la “solution” de l’auteur à sa propre
proposition. Où le désir de lire s’entretient par l’interdiction de lire ! Quelle surprise
lorsqu’un tel découvre que 1’album choisi ne comporte pas du tout de texte ou bien que
le texte est bien plus court que celui qu’il a lui-même proposé. Sans compter le cas où
un ouvrage sur les pliages en origamis a été pris pour un album fictionnel ou bien où un
livre animé documentaire sur les volcans a été pris pour un conte. Cette activité aide à
devenir plus vigilant sur tous les indices de la couverture qui peuvent orienter le choix,
indication de la collection (Folio Benjamin) ou du genre (“bande dessinée”), fonction du
titre L’apprenti-lecteur apprend ainsi à dégager les caractéristiques du début d’une
histoire, un incipit, en confrontant la présentation brutale du personnage principal
telle qu’on l’a proposée et les premières lignes de l’auteur, qui installent un cadre et
une atmosphère. Le livre ainsi “apprivoisé” est ensuite facilement emprunté et lu.
5 De même, dans la démarche de lecture progressive d’une nouvelle présentée ici même
par Madeleine Dimeglio (p. 177), l’écriture de quelques phrases aux points nodaux du
récit entretient les attentes des lecteurs et les oblige à prendre en compte finement les
indices figurant dans le texte. L’intérêt des enfants, même pour un texte long, est ainsi
maintenu comme dans la lecture d’un feuilleton. Ils apprennent aussi à déjouer les
fausses attentes que crée délibérément l’auteur. Ainsi dans cette nouvelle de Robert
Boudet, intitulée “Cœur de Lion” 4, il faut attendre le dernier paragraphe pour apprendre
que ce “héros” qui “se promenait, la tête haute, la moustache arrogante, en répétant sans arrêt
et très fort pour qu’on l’entende : “je m’appelle Cœur de Lion et je n’ai peur de rien ni de
personne” n’est qu’“un mulot” et “finit son voyage dans l’estomac d’un chat”. Élèves de CE2 et
enseignants en formation se font également “piéger”. Et pourtant, la nouvelle était
extraite d’un recueil intitulé “la petite bête” ! On aurait pu se méfier !
6 L’écriture personnelle à propos d’un livre ou d’un début de texte est ainsi une bonne
mise en appétit pour la lecture intégrale du texte, dans la mesure où elle aiguise la
curiosité et crée des attentes de lecture. Elle contribue à “apprivoiser” les livres.
 
1.2. Projets d’écriture longs et mise en circulation de réseaux de
livres appartenant à un même genre

7 C’est une dynamique comparable qui est mise en jeu dans la réalisation de projets
d’écriture longs. Il s’agit de produire, souvent en petits groupes, de courts récits
appartenant à un genre donné, contes, nouvelles policières, nouvelles fantastiques,
récits d’aventures... Les créations de la classe font l’objet d’une publication, sous la
163

forme de brochures, données ou vendues aux parents, aux autres élèves de l’école,
voire aux habitants du village... Si l’on veut que le produit réalisé remplisse les
conditions de qualité, il faut bien aller voir comment s’y prennent les auteurs et les
éditeurs. Ainsi s’ouvre toute une dynamique de lecture.
8 Le dispositif de semaine-lecture permet de dégager un temps massifié pour aider l’élève
à se familiariser avec les caractéristiques d’un genre. Caroline Masseron le met en
œuvre à propos des nouvelles fantastiques dans le no 59 de la Revue “Pratiques”. Sur un
ensemble d’une centaine d’ouvrages mis à leur disposition, les élèves lisent chacun une
dizaine de nouvelles selon un parcours en partie libre et en partie imposé (trois
nouvelles auront été lues par tous les élèves). Une fiche de lecture succincte permet de
dégager les éléments caractéristiques du genre étudié.
9 De même, des élèves de CM, qui ont en projet de rédiger, par groupes de deux, des
nouvelles policières, doivent, préalablement à l’écriture, dégager progressivement
invariants et variantes de ce genre littéraire. Le maître met en circulation un grand
nombre de romans policiers de longueurs et de difficultés diverses, ouvrages de la
collection “Souris noire” chez Syros, Livres de Poche Jeunesse Policiers... Les enfants
choisissent librement certains de ces livres, les lisent chez eux, puis les présentent à
leurs camarades, sous la forme de montages d’extraits, pour leur donner envie de les
lire. Parallèlement, l’enseignant engage l’étude en classe de trois nouvelles policières
caractéristiques, pour dégager les éléments essentiels d’une énigme policière : énigme,
suspects, indices, alibi... Les éléments ainsi collectés alimentent la création des enfants
et leur permettent d’échapper aux stéréotypes télévisuels. C’est le projet de création
qui a déclenché la dynamique de lecture. Tout au long du projet d’écriture, les
enfants vont lire de très nombreux romans policiers pour y trouver des exemples de
solutions aux problèmes d’écriture qu’ils se posent.
10 Bien plus, ils vont les lire avec un regard d’artisan, en s’attachant tout autant qu’au
contenu de la fiction, comme le font les enfants de cet âge, aux procédés d’écriture
pour voir comment l’auteur a fait. La situation d’écriture aide ainsi non seulement à
lire davantage mais à lire mieux.
 
1.3. Où l’écriture permet aux enfants de se poser ou de résoudre des
problèmes d’écriture qu’ils ne se seraient pas posés

11 Les enfants sont engagés dans la rédaction de leurs nouvelles policières. Mais les débuts
sont plats : les personnages principaux sont présentés brutalement et l’énigme déjà à
moitié résolue. Un retour sur les nouvelles policières déjà lues va permettre de
rechercher des solutions.
12 Comment commencer ? Qui raconte l’histoire ? Ce peut être un narrateur à la troisième
personne mais aussi un personnage de l’histoire. Dans ce cas, les effets obtenus seront
différents selon que ce narrateur est un simple témoin des événements, ou, comme
souvent dans la littérature de jeunesse, le détective qui mène l’enquête, ou encore,
comme dans l’un des romans d’Agatha Christie, le coupable lui-même. Les enfants
découvrent l’importance de la notion de point de vue, inscrite d’ailleurs au programme
du CM, bien plus efficacement que par la seule analyse des textes.
13 Forts de ces constats, ils reprennent leurs débuts en adoptant souvent une narration à
la première personne pour une histoire qui ne leur est pas arrivée. Il est alors facile de
164

mettre en évidence la différence entre l’auteur, personne physique qui a écrit le roman
et le narrateur, voix de papier qui relate l’aventure. Notion pourtant souvent délicate à
faire percevoir aux jeunes élèves par la seule analyse des textes.
14 De la même manière, dans la suite de l’écriture de la nouvelle policière, le retour sur les
textes d’auteurs, avec un regard d’artisan sur comment cela est fait, permettra aux
enfants d’améliorer leurs descriptions ou de créer des effets de suspense.
15 L’écriture apparaît souvent comme un moteur de lecture : elle fait lire davantage.
 
2. Faire écrire pour faire observer le fonctionnement
des textes
2.1. Transformer des textes littéraires. Un exemple : la notion de
point de vue

16 Comme nous venons de le voir, l’écriture peut engager une dynamique de lecture et
favoriser une analyse des procédés d’écriture. De la même manière, la manipulation de
textes peut constituer la première entrée dans l’analyse de textes littéraires,
particulièrement avec de jeunes élèves.
17 Voulez-vous faire percevoir à des élèves de 5e la puissante ironie de Maupassant ? Vous
pouvez préparer l’analyse en leur demandant de réécrire le début de la nouvelle
intitulée “Pierrot” 5, comme s’ils étaient Madame Lefèvre, Rose, un voisin ou un
journaliste rendant compte de l’événement pour un fait divers dans un journal local.
Voici le texte original :
Madame Lefèvre était une dame de campagne, une de ces demi-paysannes à rubans
et à chapeaux à falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en
public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des
dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges
sous des gants de soie écrue.
Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple nommée Rose.
Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en
Normandie, au centre du pays de Caux.
Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient
quelques légumes.
Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons.
Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en
jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre !
Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.
Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient,
supposaient des choses : “Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le
mur ; ils ont sauté dans la plate-bande”.
Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant !
Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur
tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et
leurs idées.
Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : “Vous devriez avoir un chien.”
C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour
donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il
les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin),
un petit freluquet de quin qui jappe.
165

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien.
Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifée par l’image d’une jatte pleine
de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui
portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement
aux pauvres des chemins et donner aux quêtes du dimanche.
Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut
décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.
18 Rose, toute dévouée à sa maîtresse, ne pourra pas la désigner comme une “demi
paysanne à rubans et à chapeaux à falbalas”, et le journaliste retiendra la position de la
maison et la signification du fait de société plus que la réaction psychologique des
personnages. De même, la transposition conduira à prendre des décisions sur la
conservation ou la modification des longs passages en discours indirect libre.
19 Des consignes d’écriture différentes sont distribuées dans la classe, de sorte que, à la
lecture de chacun des textes rédigés par leurs camarades, les élèves devront deviner le
point de vue adopté. Moyen de vérifier par une lecture critique la cohérence des points
de vue retenus. Une analyse des transformations effectuées met ensuite en évidence les
effets d’ironie. L’analyse du texte littéraire s’appuie sur la scrutation du texte qu’a
imposée la tâche de réécriture.
20 De la même manière, des élèves de CM2 pourront percevoir l’importance de la
focalisation en racontant un même événement selon divers points de vue. Le maître de
CM pourra, pour cela, s’appuyer sur un roman de Maria Gripe, intitulé Julie et le papa du
soir6, dans lequel les mêmes épisodes sont racontés alternativement par Julie et son
“papa du soir”, le jeune homme qui la garde le soir pendant que sa maman célibataire
travaille. Les chapitres font alterner ces deux points de vue. En restant proche des
événements relatés dans le roman, l’enseignant peut demander de réécrire certains des
épisodes d’un troisième point de vue, celui de la chouette, troisième personnage
important du roman, ou de la mère, qui n’apparaît pas dans la narration.
21 Dans toute étude d’œuvre intégrale, théâtrale ou romanesque, l’écriture d’épisodes
supplémentaires dans les interstices du texte aide à mieux entrer dans la logique
interne de l’œuvre. Ainsi, lorsqu’il y a une ellipse dans la narration, par exemple entre
deux chapitres, la rédaction de l’épisode évoqué oblige les élèves à analyser la
dynamique narrative et à conserver les caractéristiques des personnages.
22 Dans d’autres cas, la réécriture à la première personne d’un roman à la troisième
personne, ou l’inverse, réécriture à la première personne d’un roman relevant d’un
narrateur omniscient, amène les élèves à s’interroger sur la cohérence des personnages
ou les ressorts cachés de l’intrigue.
 
2.2. Pasticher des textes littéraires pour en analyser le style

23 Le plagiat ou le pastiche sont de bons moyens de dégager les caractéristiques


stylistiques d’un auteur. “Tous les écrivains sont, d’une manière ou d’une autre des
plagiaires ; écrire, c’est toujours commencer par recopier, pour les transformer, des
textes écrits par d’autres”7. Proust n’a-t-il pas pastiché Flaubert, Balzac et Saint-
Simon ?
24 Des élèves de seconde d’une section technique comprennent le fonctionnement des
métaphores poétiques plus facilement qu’en situation d’explication de textes
166

habituelle, s’ils sont conduits, en module, à pasticher un texte de Baudelaire dans le


cadre d’un atelier d’écriture.
 
2.3. Imiter et observer des textes pour construire des critères

25 L’écriture permet en effet de construire et de s’approprier des critères caractérisant tel


ou tel type de texte ou d’écrit. Les critères peuvent être définis comme les
caractéristiques d’écriture de tel ou tel type d’écrit, type de texte ou genre textuel : un
compte rendu scientifique destiné au classeur de sciences ne se formule pas de la même
manière qu’un compte rendu humoristique pour un journal scolaire, un conte ne
ressemble pas à une règle de jeu, une lettre se distingue d’une description romanesque.
Les types d’écrits sociaux qui nous entourent (lettres, bandes dessinées...) peuvent être
regroupés par grands types textuels (textes narratifs / descriptifs / injonctifs /
explicatifs / argumentatifs...), qui eux-mêmes peuvent se diviser en genres. De même
qu’un récit peut être un conte, une nouvelle de science-fiction ou un reportage, de
même les textes injonctifs peuvent se subdiviser en recettes, règles de jeux, consignes
de fabrication... présentant à la fois des traits communs aux textes injonctifs et des
traits spécifiques à chacun des types d’écrits.
26 Les propriétés spécifiques de chaque type de texte peuvent être dégagées par contraste,
dans une activité de tri de textes, et formulées à l’aide d’un métalangage spécifiant les
règles d’écriture : un texte injonctif peut être rédigé à la 2e personne du présent de
l’indicatif (“tu prends”, “tu mets”...), mais aussi à l’infinitif (“prendre”, “mettre”...) ou
encore à l’impératif,2e personne du singulier ou du pluriel (“prends”, “prenez”...). La
formulation de telles règles d’écriture aide les enfants à être plus vigilants dans la
production ou la révision de leurs textes. Dans certains cas, la rédaction de courts
textes “à la manière de”, avec pour consignes aux lecteurs de deviner l’intention
dominante, permet elle aussi de scruter les traits caractéristiques des séquences
imitées. La situation d’écriture comme situation-problème conduit à observer à
nouveau dans le texte de référence la nature des temps verbaux employés ou la
mise en page. C’est parce qu’on écrit que l’on est conduit à scruter le texte pour
regarder comment il est fait. Plus les enfants sont jeunes et donc peu enclins à un
commentaire métalinguistique des textes, plus ce travail est efficace avec eux.
27 La manipulation de textes littéraires est ainsi la première entrée dans l’analyse
littéraire de ces textes.
 
2.4. Écrire pour entrer en lecture

28 Avec de jeunes enfants (Grande Section de Maternelle, CP), la mise en écriture est le
moyen le plus efficace de préparer à une lecture des textes. En effet, c’est parce qu’ils se
demandent comment écrire un mot déjà connu ou jamais vu, que les enfants vont
procéder à de nombreuses réflexions d’ordre orthographique qu’ils n’auraient pu faire
en situation de lecture. Veulent-ils écrire la date de leur prochaine rencontre avec les
CP de l’école voisine ? Ces élèves de Grande Section de Maternelle devront retrouver
dans le calendrier propre à la classe le nom du jour et le nom du mois. S’ils veulent
écrire un mot qu’ils n’ont jamais appris, comme par exemple “gâteaux”, il leur faudra,
avec l’aide de l’enseignant, faire le rapport entre ce que j’entends et ce que je peux
trouver comme lettre écrite. Pour cela, il leur faudra situer la place dans le mot du
167

phonème [a], ce qui nécessite, pour un enfant de cet âge, une distance métalinguistique.
De nombreuses observations conduites dans des classes de Grande Section de
Maternelle ont montré que la mise en place d’activités précoces et régulières de
production d’écrits en ateliers renforce la motivation des enfants et accélère leurs
progrès dans la conquête de l’écrit.
 
Faire écrire permet ainsi de faire lire mieux.

29 L’interaction entre lecture et écriture se réalise donc sous diverses modalités. Mais la
lecture intervient également au cœur des activités d’écriture.
 
3. Le lire dans l’écrire : statut de la lecture au cœur des
activités d’écriture
30 Même si les travaux théoriques ne mettent pas l’accent sur cette dimension, la lecture
est partie intégrante du processus d’écriture.
 
3.1. La prise en compte des attentes des lecteurs virtuels comme
régulation de l’écriture : l’écriture comme prévision d’un espace de
lecture

31 La mise en œuvre de tout projet d’écriture implique une réflexion sur le lecteur virtuel :
pour qui ? Pour quoi, écrit-on ? De quelles informations peut avoir besoin mon lecteur ?
Cette réflexion, très utile pour le texte littéraire, est particulièrement cruciale dans une
communication utilitaire. La production d’un texte proposant des consignes oblige à
s’interroger sur la quantité, la précision et la pertinence des informations à
transmettre.
32 Pour aider des élèves de CE2 à en prendre conscience dans l’écriture de règles de jeux,
nous avons mis en scène le constat des effets produits par un texte sur des lecteurs.
Après avoir appris un jeu africain mobilisant des stratégies mathématiques, l’awélé, les
élèves d’un CE2 ont rédigé par écrit la règle de ce jeu. Chaque formulation proposée par
un groupe de deux enfants a été soumise à deux autres enfants d’une autre classe de
CE2 de la même école. Les rédacteurs, astreints au silence, ont noté les réactions et les
hésitations de leurs lecteurs, et ont ensuite amélioré leur règle du jeu, avant de la
transmettre cette fois à leurs correspondants. Ménager un espace de lecture aide
donc les enfants à se décentrer et à être plus exigeants sur les écrits produits.
33 Cette mise à l’épreuve des écrits produits sur de vrais lecteurs divers montre
l’importance de la sociabilité des textes, de leur circulation dans la classe pour
relecture critique. Celle-ci peut s’opérer par lecture à haute voix, mais aussi en utilisant
une table de lecture, table sur laquelle sont posés les textes en cours d’élaboration pour
remarques critiques de la part de leurs lecteurs. Comme ont pu le montrer des
recherches psycholinguistiques rigoureuses, le repérage des ambiguïtés est bien plus
facile sur les textes des pairs que sur son propre texte. La lecture critique permet ainsi
d’engager la révision du texte, comme nous le verrons plus bas (en 3.3). Ceci souligne, si
besoin en était, l’intérêt de ces situations d’échange : le maître ne saurait être, comme
168

dans la pédagogie traditionnelle, le destinataire exclusif des écrits produits dans la


classe.
34 Pour prendre conscience des points à développer, des ambiguïtés possibles pour le
lecteur ou des fausses évidences, rien ne vaut le fait de soumettre son texte à des
lecteurs. Les tables de lecture ou les échanges de texte permettent de réaliser ceci dans
le cadre de la classe. Chaque élève reçoit ainsi le texte d’un camarade, assorti parfois
d’un questionnaire guidant les observations et lui renvoie ainsi le regard d’un lecteur
critique.
 
3.2. Place de la lecture dans le processus rédactionnel des experts.

35 Selon les modèles anglo-saxons rendant compte des processus rédactionnels,


notamment celui de Hayes et Flower (1981), les activités de lecture interviennent à un
triple titre au cours de l’élaboration d’un texte. Rappelons que ces travaux, initiés par
le constat des difficultés à rédiger chez des étudiants américains avancés, s’appuient
sur des verbalisations à haute voix par les sujets au cours de l’écriture en situations-
problèmes, ou protocoles. L’examen de ces protocoles les conduisent à distinguer trois
grands types d’opérations intervenant dans le processus rédactionnel :
• les opérations de planification, qui consistent à définir le but du texte (j’écris pour quoi ?
pour quoi faire ? quelles représentations je postule chez mon lecteur ?) et à établir un plan-
guide de l’ensemble de la production. Elles se subdivisent elles-mêmes en trois sous-procès :
conception, organisation et recadrage. Elles peuvent se matérialiser sous la forme d’avant-
textes tels que brouillon, trame, schémas....
• les opérations de mise en texte se rapportent aux activités liées à la rédaction du texte
proprement dite. Le sujet doit gérer une suite d’énoncés linéairement organisés, sous la
forme d’énoncés syntaxiquement et orthographiquement acceptables. Pour cela, le
rédacteur doit faire face simultanément à des contraintes globales (type de texte, cohérence
macrostructurelle...) et à des contraintes locales (choix lexicaux, enchaînements
thématiques, syntaxe de la phrase, accords...)
• les opérations de révision désignent la relecture et la mise au point du texte. Elles se
subdivisent elles-mêmes en activités de lecture critique ou détection de points nécessitant
une modification et mise au point du texte.
36 Ces divers niveaux d’opérations interviennent de façon non linéaire, récursive et
variable selon les sujets. Certains rédacteurs ne se lancent dans la mise en texte
qu’après un long travail de planification, d’autres procèdent à des essais (mise en texte)
avant de prendre des décisions définitives sur la planification, d’autres encore
alternent en permanence ces opérations. J’ai montré, à partir de l’analyse d’un corpus
d’enregistrements vidéo d’experts et d’enfants de CM1 s’affrontant à diverses tâches
d’écriture, que ces opérations varient également selon les tâches d’écriture. 8
 
169

Ces divers types d’opérations sont figurés dans le schéma 1 :

37 La lecture intervient d’un triple point de vue :


• d’une part, ce sont les lectures antérieures d’écrits sociaux qui alimentent les plans
d’écriture mémorisés qui sont l’une des composantes de la mémoire à long terme du
rédacteur. Les lectures pourvoient en modèles de fonctionnement textuel.
• d’autre part, au cours même de la rédaction, c’est une relecture permanente des bribes
déjà rédigées qui permet de situer le texte à écrire par rapport au texte déjà écrit. En effet,
périodiquement, le scripteur s’interrompt pour relire l’écrit qu’il a déjà produit avant de
continuer à écrire. Une partie des pauses constatées correspondent à ces opérations de
relecture, les autres pauses signifiant hésitations ou réflexions sur la planification.
• enfin, une relecture critique, au cœur des opérations de révision, permet de confronter le
texte déjà écrit aux représentations que se fait le lecteur du texte à produire.
 
3.3. Lecture et révision des textes

38 La lecture intervient essentiellement dans la révision du texte. La fonction de cette


opération est d’améliorer la qualité du texte produit. Pour cela, elle évalue dans quelle
mesure le texte réalise les buts poursuivis par le rédacteur, détecte et identifie les
faiblesses du texte, et les corrige selon les exigences du sens et les conventions de la
langue. Bartlett (1982) distingue deux composantes principales du processus de
révision :
• l’évaluation, elle-même décomposée en détection des erreurs et identification, c’est-à-dire
catégorisation de celles-ci,
• la correction elle-même du texte.
39 Or la distanciation nécessaire à la détection des erreurs dans un texte n’est pas évidente
pour le rédacteur. En effet, “lire pour trouver les dysfonctionnements d’un texte n’est
170

pas une situation habituelle : une personne lit pour connaître le contenu du texte” 9. Des
outils élaborés dans la classe peuvent l’aider à le faire.
40 Nous désignons comme outils de réécriture des objets matériels favorisant la révision
d’un texte, grilles de critères, questionnaires, feuilles de route. Ces documents sont
constitué par la mise en forme de remarques et d’observations des élèves.
 
3.4. Les outils d’aide à la relecture ou à la révision sont eux-mêmes
des objets à lire

41 Pour guider l’attention des élèves sur le repérage et la relecture critique de leurs écrits,
nous sommes amenés à construire avec eux des outils. Nous désignons ainsi des objets
matériels (grilles, aide-mémoire...) construits dans la classe à la suite de l’observation
du fonctionnement des textes.
42 Les élèves ont-ils à rédiger des nouvelles policières ? Ils vont dégager quelques-unes des
composantes de ce genre narratif en comparant plusieurs nouvelles. La grille de
critères ainsi élaborée10 les aidera à produire et à relire de façon critique leurs propres
nouvelles.
43 Dans un récit policier, il y a...
• un méfait (crime, vol, hold-up, attentat, enlèvement....)
• une énigme (question que l’on se pose)
• un ou des enquêteurs
• un mobile
• un coupable
• une ou des fausses pistes
• des messages codés, des signaux
• des témoins
• des suspects
• des preuves
• des indices
44 Un roman policier est intéressant si...
• le lecteur a envie de trouver le coupable.
• il y a du suspense (fausses pistes, faire durer les pistes)
• il y a beaucoup de détails
• les personnages sont présentés
45 Chacune des nouvelles rédigées est passée sous le crible de cette grille pour repérer les
points faibles qui nécessitent une réécriture.
46 Pour utiliser efficacement cette grille, encore faut-il être capable de la relire. Son
efficacité en tant qu’outil de relecture dépend du temps d’élaboration par les enfants.
Les termes techniques utilisés, particulièrement pour désigner les ingrédients de
l’énigme policière, méfait, énigme, mobile, indices, suspects, preuves..., ont été
construits avec les enfants à partir de l’étude de plusieurs nouvelles policières. Les
enfants pourront utiliser ces critères en situation de révision de textes d’autant plus
efficacement qu’ils auront été en position d’en rédiger eux-mêmes les formulations.
 
171

Conclusion
47 Au XVIIIe siècle, on pouvait n’apprendre qu’à lire sans apprendre à écrire. Cet
enseignement, moins long et moins cher que l’enseignement complet de la lecture et de
l’écriture, était souvent réservé aux filles. Aujourd’hui, lecture et écriture sont
considérés comme les deux versants de l’entrée dans l’écrit. Mais les matériels scolaires
et les activités en classe, au même titre que les débats idéologiques généraux,
continuent à privilégier la lecture sur l’écriture. Cela tient-il à la grande dissymétrie,
dans les pratiques sociales d’un adulte, du temps consacré à la lecture et un temps
important consacré à l’écriture ? Un adulte moyen consacre régulièrement du temps à
parcourir des écrits sociaux divers, tracts publicitaires, journaux ou magazines, écrits
utilitaires, souvent aussi à lire des romans ou des essais. Par contre, il ne produit que
des écrits directement utilitaires11. Est-ce une raison pour priver les enfants de
situations nombreuses et diverses d’élaboration de textes imaginaires, qui aident à la
construction de la personne. La finalité essentielle des activités de production d’écrits à
l’école et au collège n’est pas la formation d’écrivains – même si le système scolaire
joue un rôle important dans ce qui peut motiver leur vocation – mais la formation de
lecteurs plus actifs et plus critiques. C’est parce qu’ils se sont eux-mêmes posé
certains problèmes d’écriture que les enfants seront mieux à même d’apprécier la
qualité des solutions proposées par certains écrivains. L’écriture nourrit ainsi la
lecture tout autant que la lecture nourrit l’écriture.

BIBLIOGRAPHIE
 
Indications bibliographiques
Groupe EVA (1991) : Évaluer les écrits à l’école primaire, Hachette Éducation, 239 pages.
Sous la forme de fiches correspondant à des activités conduites dans des classes du Cycle 1 au
Cycle 3, des activités d’écriture et de réécriture sur des types d’écrits variés.

Équipe INRP Lozère, coordination Claudine GARCIA-DEBANC (1987) : Objectif Écrire, CDDP de
Lozère (en vente dans les CRDP).
Des comptes rendus de séquences menées dans des classes : projet d’écriture longue, tri de textes,
production d’écrits en sciences... ainsi qu’un lexique des principales notions linguistiques utiles
pour l’analyse de textes.

GARCIA-DEBANC Claudine (1990) : L’élève et la production d’écrits, Collection Didactique des Textes,
Centre d’Analyse syntaxique de l’Université de Metz.
Une présentation des modèles anglo-saxons rendant compte des processus rédactionnels et une
réflexion sur l’intérêt didactique de tels travaux pour observer l’activité d’enfants rédigeant en
groupes ou la programmation d’ensemble d’un projet d’écriture long.

JEAN Georges, LASSALAS Paulette, PASCOT Aline, SUBLET Françoise (1982) : Poésie pour tous,
Nathan.
172

Un grand nombre de séquences réalisées dans des classes de la Grande Section d’École Maternelle
au CM2 et en formation des maîtres illustrent une réflexion très riche sur les divers aspects de la
poésie dans la vie de la classe : lire des textes poétiques, dire des textes poétiques, écrire des
textes poétiques... Sont également proposés des instruments d’analyse sur le fait poétique dans
les textes d’enfants.

TURCO Gilbert et l’équipe INRP d’Ile-et-Vilaine (1988) : Écrire et réécrire au CE et au CM, CRDP de
Rennes.
Vers une classification des problèmes posés par les textes d’enfants grâce à un tableau de
questions pour évaluer un écrit.
 
Revues :

Pratiques no 60, décembre 1988, Le personnage.


Comment repérer les personnages au début d’un roman lorsqu’on est un mauvais lecteur ?
Comment soi-même mettre en scène des personnages dans un récit imaginaire.

Pratiques no 80, décembre 1993, Pratiques de lecteurs.


Comptes rendus d’activités orientées vers la construction de sociabilités de lecteurs de l’école
primaire au lycée

Pratiques no 77, mars 1993, Écriture et langue.


Quelle grammaire est nécessaire pour produire des textes ? De l’orthographe (accord ou pas
d’accord) à la gestion des reprises lexicales dans la synthèse de textes, en passant par les
problèmes d’écriture dans la rédaction de textes explicatifs au collège.

Rencontres Pédagogiques no 11, 1986, Communiquer ça s’apprend, INRP.


Sous la forme de courts chapitres abondamment illustrés par des références à des activités
conduites dans des classes, des réflexions sur l’articulation entre savoirs de l’école et savoirs de la
vie, activités de communication et activités d’analyse de la langue, situations les plus favorables
pour aider les enfants à construire des savoirs sur la langue, en particulier l’orthographe.

Rencontres Pédagogiques no 16, 1988, Problèmes d’écriture, INRP.


Où l’on voit le rôle important de la lecture dans la formulation et la résolution de problèmes
d’écriture par les enfants, que ces problèmes se rapportent à l’enjeu des écrits à produire, à leur
organisation interne ou à leurs caractéristiques de langue.

Repères no 4 (1991) : Savoir écrire, évaluer, réécrire en classe, INRP.


Après quelques articles s’interrogeant sur les composantes de la compétence scripturale, la revue
présente des exemples de mise en relation ou de variation de ces composantes : composantes
orthographiques et composantes textuelles du savoir écrire au CE1, planification et révision dans
des évaluations de récits au CE 2 et au CM2, discours évaluatifs d’élèves de fin CE1 et de fin CM2
selon des contextes didactiques différents...

NOTES
1. Dominique Brassart, Yves Reuter (coord.) (1995) : Les interactions Lecture/Écriture, Actes du
Colloque de Lille, Peter Lang, Berne.
2. Yves Reuter (1992) : “Comprendre, interpréter, expliquer des textes en situation scolaire. A
propos d’Angèle” in Pratiques no 76, L’interprétation des textes, Décembre 1992, pp. 7 à 26.
3. Paul Cassagnes, Jean-Pierre Debanc, Claudine Garcia-Debanc (1994) : 50 Activités pour apprivoiser
les livres en classe ou en BCD, CRDP Midi-Pyrénées.
173

4. Robert Boudet : La petite bête, École des Loisirs.


5. Maupassant : Boule de suif et autres contes normands, Garnier, pp. 165-170.
6. Maria Gripe : Julie et le papa du soir, Éditions Rageot.
7. Alain Duchesne, Thierry Leguay (1984) : Petite fabrique de littérature, Magnard, p. 13.
8. Garcia-Debanc C. (1995) : “Incidence des tâches d’écriture sur les processus rédactionnels”,
communication au Colloque de l’Université du Québec à Hull en mai 1994, Actes du Colloque à
paraître.
9. Jocelyne Bisaillon (1991) : “Les stratégies de révision comme objet d’enseignement”, in Enjeux
no 22, mars 1991, pp. 39-54.
10. Equipe INRP Lozère Évaluation des écrits, Classe de Liliane Planes, École de la Coustarade à
Marvejols (Lozère).
11. Voir l’ouvrage collectif de Dominique Blanc et al (1994) : Les écrits ordinaires.

AUTEUR
CLAUDINE GARCIA-DEBANC
Maître de Conférences en Sciences du Langage à l’IUFM de Toulouse, chercheur associé à l’INRP
Département Didactiques des Disciplines, membre du Comité de Rédaction de la Revue
“Pratiques”.
174

Enseigner l’enseignement de la
lecture et de l’écriture ou comment
fabriquer un miel didactique à
partir des recherches
fondamentales
Éveline Charmeux

1 Au terme de cette journée riche en informations scientifiques, passionnantes et


rigoureuses, il me revient la tâche, essentielle ici dans ce lieu de formation
d’enseignants, d’en dégager les retombées didactiques. Comment utiliser toutes ces
recherches pour enseigner le métier d’enseignant, et notamment celui d’enseignant de
la lecture/écriture... ?
2 Les recherches actuelles sur l’apprentissage permettent de remettre en question la
vieille conception transmissive des savoirs ; il semble aujourd’hui qu’on ne puisse plus
parler de “transmission”, par l’enseignant, mais bien de “construction” par l’élève des
savoirs requis par l’Institution. Si bien que “enseigner” devient non point l’action de
faire passer des contenus, mais le fait de réunir les conditions nécessaires pour que les
élèves apprennent. Et former des enseignants, c’est leur apprendre à réunir ces
conditions.
3 Enseigner la lecture, à la lumière de cette analyse, devient par conséquent, réunir les
conditions pour que les élèves deviennent capables de lire et de produire des écrits ; or,
lire, c’est comprendre, écrire, c’est se faire comprendre par écrit, donc enseigner la
lecture, c’est réunir les conditions pour que les élèves apprennent à comprendre ;
et enseigner l’écriture, c’est réunir les conditions pour que les élèves deviennent
capables de se faire comprendre par écrit.
4 Une conséquence apparaît d’emblée ici, c’est que la formation d’un enseignant, quelle
que soit sa discipline, ne peut se borner à la maîtrise des contenus à enseigner ; cette
maîtrise est certes une condition nécessaire, et même indispensable, mais ce n’est pas
175

pour autant une condition suffisante. Il faut avoir appris à repérer les conditions
nécessaires pour que les élèves s’approprient ces contenus ; il faut avoir appris à traiter
les contenus en ce sens. C’est cette compétence de traitement des savoirs dits “savants”
qui caractérise le métier d’enseignant, et permet de distinguer un géographe d’un
professeur de géographie. S’il est vrai que le second doit être à la hauteur du premier,
l’inverse ne l’est pas : le premier n’est pas vraiment capable d’exercer le métier du
second. Il faudrait peut-être s’en souvenir si l’on veut pouvoir lutter efficacement
contre l’échec scolaire, car, malheureusement, c’est loin d’être une idée admise par
tous et par toutes les instances de formation d’enseignants.
5 En fait, ce qui caractérise le métier d’enseignant, c’est d’avoir appris à pratiquer ce type
de traitement que l’on nomme “analyse didactique” des contenus, condition absolue
pour pouvoir s’y retrouver dans la jungle des manuels, méthodes et autres outils,
proposés par les maisons d’édition et les divers partenaires ou supérieurs
hiérarchiques.
6 Et c’est là, dans cette analyse, que les conclusions actuelles des recherches
fondamentales dans les diverses disciplines qui concernent l’enseignement /
apprentissage, deviennent précieuses et même indispensables, mais sans être
suffisantes, elles non plus : aucune recherche fondamentale ne peut avoir d’application
directe dans les classes, d’abord, parce que l’enseignement se nourrit de disciplines
diverses, psychologie de l’apprentissage, de l’enfant, psycholinguistique,
sociolinguistique, sociologie, physiologie et biologie etc. etc. et que de ce fait, aucun
modèle scientifique ne peut convenir seul à définir une démarche pédagogique : comme
H. Romian l’a fort bien dit, la Didactique est une science à part entière, qui construit ses
propres modèles, en se servant, certes, des autres recherches, mais sans leur être
subordonnée.
 
Un modèle d’analyse didactique
7 Les recherches menées avec les équipes INRP, et notamment avec le groupe de
Toulouse, ont permis d’élaborer un modèle d’analyse, très simple, mais qui semble déjà
fort efficace, autour de quatre questions, dont les réponses à chacune, produisent les
données suivantes :
8 Enseigner pour que les élèves apprennent : les questions auxquelles il faut répondre
pour préparer sa classe :
176

Document 1

9 Si l’on applique ce modèle à la lecture et à l’écriture, on découvre que les réponses à la


première question permettent de définir ce qu’on appelle “situations fonctionnelles de
lecture et d’écriture”, c’est-à-dire les situations où la lecture et l’écriture ont une des
fonctions qu’elles peuvent avoir dans la vie sociale, ainsi que le font apparaître les
tableaux suivants :
 
Situations fonctionnelles de lecture

Fonctions de la
Types d’écrits et de séquences
lecture : Situations possibles :
textuelles rencontrées
lire pour...

Toutes situations de correspondances


Communiquer avec
Toutes les formes de courrier : sociales professionnelles, administratives
des partenaires
type dit “dialogal” ou personnelles, en vue de projets de
absents
réalisations diverses.

*Tous projets sociaux nécessitant des


informations extérieures : production de
Toutes formes d’écrits
journaux, informations documentaires
d’information :
S’informer et pour l’écriture de romans ou de nouvelles
presse, manuels scolaires,
apprendre etc.
documentations diverses ; type
*Tous le projets scolaires d’apprentissage
dit “informatif”
en diverses disciplines.
*Construction de la curiosité culturelle.
177

*Trouver les réponses aux questions qu’on


se pose, qu’il s’agisse de questions sociales,
Toutes formes d’écrits économiques, politiques, personnelles ou
Comprendre le
d’information, et de scolaires.
monde qui nous
documentation ; type dit *Construire les savoirs requis par
entoure
“explicatif” l’Institution (programmes scolaires).
*Savoir s’orienter dans les lois qui
régissent notre vie.

‘Toutes situations de débats, de discussion,


Se faire une Toutes formes d’écrits
de production d’écrits destinées à
opinion d’analyses et de démonstration
convaincre, à sensibiliser, à faire agir
personnelle type dit “argumentatif”
autrui par conviction.

‘Tous projets de réalisations matérielles


Fiches diverses, de cuisine, de sociales ou ludiques : cuisine, fiches
productions techniques, de techniques, notices et modes d’emploi ;
Pouvoir faire
règles de jeu et règlements ; règles de jeux etc.
type dit “injonctif” ‘Toutes productions scolaires : devoirs,
exercices etc.

Écrits de fiction, poésies,


Toutes situations de lecture personnelles,
littérature ; types “narratif” et
Rêver et imaginer dont les projets sont souples et non
“descriptif” ; type dit
contraignants.
“rhétorique” ou “poétique”

Document 2

 
Situations de production d’écrits

Fonctions Situations possibles

Correspondance avec des partenaires divers : demandes


d’information, d’autorisation etc. Élaboration de journaux de classe
ou d’école ;
Comptes rendus, destinés aux divers partenaires sociaux, des
événements de la classe : (classe transplantée, spectacles, sorties
etc...)
Fonction de Productions documentaires pour les autres classes ;
communication avec des Commentaires d’expositions diverses ; affiches, invitations etc...
partenaires absents Production “d’émissions de radio”, et/ou de Télé, à l’aide de
cassettes enregistrées (audio et/ou vidéo), à faire circuler dans les
classes et écoles et à proposer aux parents : magazines, émissions
scientifiques etc.
Production, pour la BCD, de fiches d’analyse, de présentation et/ou
de critiques d’ouvrages lus ;
Productions d’écrits en situations simulées.
178

Archivage de tout le vécu scolaire : les projets, les analyses, les


acquis scolaires ou non
Constitution de fichiers récapitulatifs des documents produits et
Fonction mémoire
conservés ;
Élaboration d’index, de sommaires, permettant de retrouver
facilement les documents archivés.

Rédactions des constats effectués en toutes disciplines, formulation


de règles ;
Élaboration d’outils utilisables en situations de projets, lecture et
Fonction de mise en forme
écriture ;
de la pensée
Préparation d’exposés.
Élaboration et rédactions d’essais sur des problèmes divers
(entraînement à la dissertation)

Activités de jeux d’écriture à partir de règles ;


Situations de créativité ;
Réécriture de textes lus à partir de variantes sémantiques ou
formelles ;
Écriture parodique d’écrits scolaires : problèmes de maths, pages de
Fonction ludique manuels de géographie etc..
Productions de textes poétiques, de contes, nouvelles, romans
(intégrant ou non les contenus disciplinaires) etc..
Production de romans-photos, de BD, etc.
Productions de théâtre radiophonique, de téléfilms, de clips vidéo,
de spectacles divers.

Document 3

10 Pour les autres questions, nous nous bornerons à l’analyse de la lecture.


11 C’est sur les réponses à la deuxième question : “quelles opérations mentales permettent
d’obtenir ce résultat ?”, que s’opposent, pour la lecture, les partisans des pratiques
traditionnelles et les équipes INRP. À cette question, en effet, la tradition (parfois
soutenue par quelques chercheurs actuels) répond : “Pour comprendre un texte, il faut
d’abord identifier les mots de ce texte, et cette identification est facilitée par le
repérage des unités sonores que les signes graphiques traduisent...”. D’où nécessité
d’apprendre à utiliser tout de suite la combinatoire, afin de rendre possible la
prononciation qui apparaîtrait comme l’élément facilitateur de compréhension ; c’est
l’intérêt du déchiffrage, comme première activité de lecture, suivie ensuite de la
compréhension.
12 Pour vérifier cette affirmation, prenons un exemple. Comment fait-on pour
comprendre la mention suivante :
DIÉTHYLAMINOÉTHYLTHÉOPHILLINE
13 Point n’est besoin d’une longue analyse pour découvrir que la stratégie utilisée par
chacun de nous est fort différente du schéma esquissé plus haut. En réalité, le premier
mouvement du lecteur adulte a été de repérer non pas le mot (comment serait-ce
possible puisqu’on ne le connaît guère !), mais le type d’écrit où ce mot se rencontre. Et
chacun de se dire” Bon ! Voilà un mot de pharmacie, voilà un mot savant de chimie
etc. ; etc.” et, à partir de ce constat, de mobiliser les savoirs qu’il possède dans ce
179

domaine : un tel qui a des problèmes d’asthme a identifié d’emblée “théophylline”, tel
autre a des souvenirs sur “éthyl” ou “amino” etc. et à partir de ces savoirs mobilisés, a
reconstitué le mot, un peu à la manière d’un puzzle. C’est seulement après ces
opérations qu’il a été en mesure de prononcer le mot, en détachant bien “di-étyhl...”,
alors que sur :
DIÉSÉLIFICATION
14 la reconnaissance du mot “diesel” entraîne la prononciation “die-sel” ; et de même, le
repérage du mot savant “encéphale” dans le mot suivant :
DIENCÉPHALE
15 entraîne, comme pour le premier mot, la prononciation “di-en..” Où l’on voit que le
repérage des unités sonores n’est jamais premier, et qu’il ne peut se faire qu’à partir de
la compréhension. Le problème reste donc entier : comment fait-on pour comprendre ?
16 Autre question : commence-t-on vraiment par les mots pour comprendre un message ?
17 Que l’on compare : le mot Forget dans ces deux messages, le premier dans un journal
sportif à la rubrique “tennis” : Forget revient de loin et le second, trouvé dans la
revue “Télérama” :
22. 10 • ARTE 23. 20 Forget about me
18 Où il apparaît clairement que le sens des mots dépend absolument du contexte, c’est à
dire, à la fois du support, du type d’écrit et des mots qui sont autour de lui. En fait, on
ne va pas des mots vers le texte, mais bien à l’inverse, du sens général du texte, vers les
mots qui, seuls, n’ont que des potentialités de signification. Il faut avoir compris de
quoi il s’agit pour qu’ils prennent sens.
19 La question reste donc toujours posée : comment fait-on pour comprendre ?
20 Quelles sont les opérations mentales qui conduisent à la construction du sens ?
21 Pour répondre à ces questions, prenons un autre exemple :
180

22 D’emblée, chacun, avant même de savoir de quoi parlent ces documents, a identifié une
affiche et une page de journal. Notons au passage que cette identification s’est effectuée
à partir d’indices non linguistiques : le format, la gestion générale de l’espace du
premier message, sa complexité (une photo, des mots écrits avec des graphismes et des
tailles de caractères différents) conduisent à penser qu’il s’agit d’une affiche – ce que
confirme l’expérience de ceux qui l’ont effectivement vue sur les murs de leur quartier.
23 Tandis que la mise en page du second message, mise en relation avec l’expérience
personnelle de chacun, permet de poser l’hypothèse du journal.
24 Et Ton découvre que c’est bien à partir de ces hypothèses que le même mot présent
dans les deux messages va être prononcé différemment. On voit ici clairement que
Toralisation ne peut apparaître qu’après la compréhension ; il faut avoir compris le
message, pour savoir s’il s’agit de prononcer “resigner” (signer une deuxième fois, ce
qu’avait fait la ville de Tarbes en 1989), ou s’il s’agit de se “résigner”. Quant à la phrase
qui se trouve au bas de l’affiche, si elle permet de reconnaître l’origine de l’affiche (et
encore, à condition que Ton connaisse “Amnesty International”), elle n’est guère
explicite sur la signification du message : quel est cet appel auquel on nous demande de
répondre ? et comment faut-il répondre ? En signant, mais en signant...quoi ? Si Ton ne
signe pas, il faudra se résigner à quoi ? Quel rapport entre la photo de ces deux jeunes
gens, avec une bougie entre eux, et les mots écrits ? Que vient faire la mention du 40 e
anniversaire de la déclaration des droits de l’Homme ? Autant de questions auxquelles
on ne peut répondre avec les seules informations perçues dans le message : il faut
mettre en relation les détails reconnus avec ce que l’on sait par ailleurs ; il faut aussi les
mettre en relation entre eux, et chercher des liens là où apparemment il n’y en a pas,
tout en maintenant la spécificité des divers codes mis en jeu : la photo ne double pas le
texte : l’un et l’autre se complètent et s’éclairent mutuellement ; en fait, c’est le texte
qui éclaire la photo.
181

25 Où l’on voit qu’il faut à la fois rechercher des analogies et différencier les informations.
D’autre part, on voit bien que la signification ne se borne pas à la somme des sens de
chaque élément reconnu, même après mise en relation : elle implique la recherche de
réponses à des questions comme : “qui parle ?” “dans quel type de situation ?”, “pour
obtenir quel résultat ?” Les réponses à ces questions permettent de passer de ce que
l’on appelle le “sens”, somme des éléments linguistiques mis en relation entre eux, à la
“signification”, qui réintègre l’énoncé dans les conditions sociales de production du
message ; et l’on comprend bien dès lors que la signification apparaît comme une
construction, fortement dépendante de ce que sait le lecteur et de ses réactions
personnelles : les adversaires de cette association ne feront pas la même lecture que les
sympathisants, ceux qui ont souffert en prison ou dans des camps interpréteront les
barbelés de la bougie autrement que ceux qui n’ont rien connu de tel, etc. En fait, la
mise en relation de ce qu’on voit avec ce qu’on sait provoque des réactions et des
attentes, qui alimentent à leur tour d’autres repérages et d’autres hypothèses si bien
que la construction des significations apparaît comme une mise en relation de trois
termes :
• ce qu’on voit,
• ce qu’on sait,
• ce qu’on cherche.
26 Toutes ces opérations mentales, qui n’ont rien à voir avec un mécanisme quel qu’il soit,
sont loin de se limiter à l’identification des mots (qui, au demeurant, n’apparaît jamais
en premier), et n’intègrent point la prononciation de ces mots. Elles requièrent au
contraire le repérage du type d’écrit, des opérations de raisonnement par inférence, de
mises en relation diverses, de formulation d’hypothèses et de vérification, opérations
qui mettent en jeu des compétences diverses qui sont loin de se limiter à la
connaissance, même intelligemment construite du fonctionnement du code
linguistique. Un autre exemple pour confirmer ceci et faire apparaître une compétence,
rarement évoquée jusqu’ici en matière de lecture, et dont l’importance apparaît chaque
jour plus grande, notamment si Ton étend la notion de lecture aux messages
audiovisuels, cinéma et télévision, qui sont, comme on sait, des objets non faciles à lire,
et qu’il faut apprendre à décrypter.
Premier prix de beauté : 48900 francs
(Publicité de la dernière Polo de Volkswagen)
27 Où l’on voit bien que la lecture ne peut s’effectuer de façon linéaire, et que la suite du
message peut toujours modifier les hypothèses avancées au début : ici, le début du
slogan, “premier prix de beauté” est bien sûr interprété d’abord à travers l’acception la
plus fréquente : “la plus haute récompense accordée à une belle fille...” ; or, la mention
“48900 F” qui suit oblige à rectifier cette première hypothèse, dont chaque mot prend
alors un sens nouveau :
• Premier ne peut plus signifier “le plus haut”, mais au contraire “le plus bas” ;
• prix, n’est plus “la récompense”, mais désigne le montant à payer ;
• de beauté ne renvoie plus à une belle fille, mais à la notion d’esthétique.
28 Un bon lecteur est capable de faire ces réajustements sans revenir en arrière dans sa
lecture ; cette opération, indispensable dans la lecture d’un film par exemple, ou d’une
pièce de théâtre, porte le nom de rétrolecture. Elle met en jeu une compétence que la
lecture linéaire, à base de déchiffrage, empêche absolument de se développer. C’est
182

pourquoi, on peut dire que le déchiffrage semble bien plus nocif qu’autre chose, et qu’il
serait préférable de l’éviter dès les premiers apprentissages.
29 Si l’on passe à la troisième question, concernant les compétences mises en jeu dans ces
opérations mentales, on aboutit à la conclusion qu’elles appartiennent à trois grandes
familles de compétences au moins : compétences de repérage et d’orientation dans
l’univers de l’écrit, compétences sémiotiques et compétences langagières,
auxquelles il faut ajouter des capacités perceptives notamment visuelles, et des
attitudes (curiosité, doute, exigence de rigueur scientifique etc.) qui constituent très
exactement les contenus d’apprentissage des élèves et ce que l’enseignant aura à
évaluer. Mais ces compétences ne pourront se développer que si les savoirs qui les
composent, savoirs de type conceptuel et savoirs de type opératoire, – c’est la
quatrième question de l’analyse didactique – sont enseignés en classe. D’où la nécessité
de mettre à la disposition des enseignants la liste des savoirs en questions, compétences
par compétences.
30 Le résultat final de cette analyse, telle que nous l’avons menée avec les étudiants sur la
lecture et sur l’écriture, peut être synthétisé dans le tableau suivant : (document 4)
 
Document 4 Analyse didactique de la lecture et de l’écriture

31 C’est la maîtrise de ces savoirs à enseigner qui, seule, peut permettre à un enseignant
de s’y retrouver dans la quantité d’instruments divers qu’il voit dans les classes ou aux
devantures des libraires. Choisir un outil d’aide à la préparation de la classe, n’est en
effet possible qu’à partir d’une analyse des savoirs que cet outil permet d’enseigner.
Voici un exemple de ce type d’analyse, tel que nous l’avons proposé, Hélène Romian et
moi, lors du Colloque INRP/DE de janvier 19851, en opposant, sur ce point, une page de
manuel de lecture au C.P. et divers écrits sociaux utilisés dans une des classes du
groupe de Recherche de Toulouse :
 
183

Un exemple d’analyse d’outils pour la classe


32 Précisons d’abord qu’il s’agit d’une analyse dite contrastive, terme emprunté au
vocabulaire de la linguistique et surtout de la phonologie. En phonologie, on propose de
nommer contraste le rapport d’ordre paradigmatique qui existe entre unités
alternatives. Dans le discours de la recherche pédagogique, la nécessité de caractériser
des pratiques pédagogiques et de définir des modèles opératoires d’analyse, a conduit à
utiliser le concept de “traits distinctifs” – ou différence pertinente – et donc à
reprendre les termes de contraste et d’opposition en leur donnant une même
acception2. L’analyse proposée est donc une analyse orientée vers la recherche de
différences pertinentes, de traits distinctifs, par rapport à un objectif explicité : quels
contenus, notamment langagiers, sont proposés à l’acquisition des enfants, dans
l’utilisation d’un manuel d’apprentissage de la lecture et dans une pédagogie fondée sur
la diversification d’objets à lire en situations fonctionnelles 3 de lecture ?
33 Nous avons ainsi opposé une page d’un manuel célèbre4, la leçon 14 très exactement, et
quelques-uns des écrits explorés par une des institutrices du groupe de recherche de
l’époque, à savoir :
• la recette de la pâte à crêpes, telle qu’elle apparaît dans l’ouvrage La cuisine de A à Z (Éditions
“Tout à Vous”) ;
• la lettre d’un père d’élève, infirmier militaire, envoyé au Liban durant la guerre, et qui
écrivait régulièrement à la classe ;
• des chansons et des poèmes ;
• la table des matières de l’Encyclopédie “Tout l’Univers”, pour un projet de recherches sur
l’arbre et la forêt, projet mené par les enfants eux-mêmes ;
• un prospectus distribué dans l’école sur la lutte contre les poux ;
• un tableau de résultats sportifs des enfants lors d’une compétition de saut et d’endurance ;
• une note envoyée aux parents pour annoncer une réunion d’information relative à la
prochaine classe verte.
34 On peut caractériser les deux termes de cette étude de la manière suivante :
• d’une part, un outil didactique, conçu en tant que tel, et n’ayant d’autre fonction que de
permettre l’apprentissage de la lecture ;
• d’autre part, des objets et des écrits de toutes natures, conçus à des fins non didactiques,
mais correspondant à des situations données, y compris scolaires (les résultats sportifs ou la
note aux parents) dans un lieu social donné (dont l’école).
35 Pour explorer les contenus d’apprentissage proposés par ces deux familles d’objets
“didactiques”, nous avons posé trois questions :
1. Quelles sont les caractéristiques de l’objet à lire, à la fois en tant qu’objet social et en tant
qu’objet langagier ? Si, comme on le sait, enseigner le français, c’est enseigner des pratiques
sociales, il est légitime de prendre en compte ces aspects essentiels par rapport aux
contenus enseignés.
2. Quelles connaissances implicites ou explicites sur la langue permettent-ils d’acquérir ? Ces
connaissances sont à déterminer aux trois niveaux d’analyse : la situation de lecture et/ou
de production de texte ; le texte lui-même ; la langue mise en jeu dans le texte.
3. Quels savoirs (opératoires et/ou conceptuels) d’ordre sémiotique, c’est à dire sur les
stratégies de construction du sens, permettent-ils d’acquérir ?

36 On peut regrouper les résultats de cette comparaison dans le tableau suivant :


184

Questions le manuel les objets sociaux

1 - Objet dont la seule


fonction est didactique et qui
ne sert qu’à apprendre à lire.
2 - Les conditions de
production sont extérieures à
sa fonction didactique et 1 - Objets pluriels issus de la vie sociale (y
impossibles à repérer pour compris scolaire) et inscrits dans cette vie.
l’enfant. 2 - Les conditions de production sont
3 - Objet langagier constitué identifiables pour l’enfant, ce qui lui permet
de mots, syllabes, lettres, de comprendre, en même temps qu’il lit les
suivis de quelques phrases messages, de comprendre les diverses
dont la structure est simple. fonctions de l’écrit dans la vie sociale (et donc
À noter le caractère illusoire aussi scolaire).
de cette simplicité, qui ne peut 3 - Ces objets correspondent à des productions
être facilité pour l’enfant, langagières réelles, auxquelles l’enfant est
puisqu’elle est le résultat confronté dans sa vie quotidienne, dans et
d’une analyse à laquelle il n’a hors de l’école. De plus, la diversité de ces
pas participé. On sait que le productions langagières est de nature à
Quelles sont les
“facile” n’est point une favoriser chez l’enfant un sentiment de
caractéristiques de
caractéristique objective, et sécurité face aux variations langagières. Elle
ces objets en tant
dépend essentiellement de la permet aussi d’enrichir sa propre compétence.
qu’objets langagiers
familiarité dans le vécu de 4 - Le sens des messages à lire est à construire,
et en tant qu’objets
chacun non seulement à partir du code linguistique,
sociaux ?
4 - Objet qui ne met en jeu mais aussi à partir d’autres codes :
que le code linguistique : * l’illustration type BD, pour le prospectus
seuls doivent être interprétés contre les poux ;
les mots, phrases et syllabes. * la mise en tableau “double entrée” pour les
Les illustrations répètent résultats sportifs ;
exactement les mots et * la mise en page particulière pour la table des
phrases à lire ; aucune place matières et pour la recette de cuisine
n’est laissée à la formulation etc... etc...
d’hypothèses plurielles. Il s’agit de messages pluri-codés, mettant en
Malgré la présence jeu une diversité de manifestations
d’illustrations, c’est un signifiantes où la spécificité du code
message monocodé, puisque linguistique devient manifeste – et peut dès
celles-ci n’apportent aucune lors être objet d’appropriation par l’enfant.
information supplémentaire.
Il y a dès lors confusion des
codes dont la spécificité de
fonctionnement ne peut
apparaître.
185

1 - Au niveau de la situation
de communication induite :
* Les phrases, mots, syllabes
servent à établir une
communication maître/
élèves, dont l’objet est le
contrôle de la lecture.
* Les données pragmatiques
sont difficilement 1 - Au niveau de la situation de
accessibles ; le locuteur n’est communication induite :
pas repérable et le * Ce sont des messages fonctionnels : il faut
destinataire est confus : s’en servir dans la réalisation de projets, et y
certains passages sont répondre.
destinés à l’élève, mais * Les données pragmatiques sont accessibles :
plusieurs informations sont locuteurs et destinataires des messages sont
destinées au maître aisément repérables par les enfants, puisque
(encadrés, variations de les messages sont en situation de
graphies etc...) communication effective.
2 - Au niveau du texte : 2 - Au niveau du texte :
On observe : Toutes les caractéristiques d’un texte
* une succession de mots et appartenant à un écrit social sont pré sentes :
de phrases ayant entre eux un * mise en page,
Quelles
lien très léger, de nature * organisation et cohérence textuelle,
connaissances
diverse : lien avec l’image, * fonctionnement des temps, de la syntaxe, du
implicites et
lien avec l’objet de la leçon lexique,
explicites sur la
qui est une lettre, sans que * l’organisation des textes obéit aux règles des
langue, permettent-
cette diversité ne soit usages sociaux.
ils d’acquérir ?
explicitée ni justifiée ; Toutes ces caractéristiques peuvent donc faire
(Quels savoirs
* une grande simplification l’objet de constats à ériger en règles par les
d’ordre conceptuel…)
du fonctionnement textuel, enfants, et ainsi, d’appropriation.
en vue d’une progression 3 - Au niveau de la langue :
didactique : absence de On observe :
majuscules, numérotation des * des structures syntaxiques diversifiées et
phrases ; complexes ;
* une organisation du texte * la présence de faits syntaxiques et lexicaux
qui obéit, non aux règles de rares ou absents dans l’usage quotidien parlé
cohérence textuelle, mais à (cf. la note aux parents) ;
des considérations * un vocabulaire polysémique
didactiques ; (“note”...)
3 - Au niveau de la langue : * la présence de marques orthographiques
On observe : pertinentes, de nature à faire apparaître aux
* des structures syntaxiques enfants le rôle de l’orthographe dans la
simples, peu proches de la construction du sens.
langue écrite, sans
correspondre pour autant à la
langue parlée ;
* un vocabulaire strictement
monosémique ;
* des mots présentant une
orthographe très proche de la
combinatoire pure.
186

Questions le manuel les objets sociaux

1 - L’objectif visé
est l’acquisition par l’enfant d’un
comportement actif de construction du sens,
mettant en jeu des activités de raisonnement,
1 - L’objectif visé
de mise en relation de ce qu’il voit sur le
est l’acquisition par l’enfant
message avec ce qu’il sait et avec ce qu’il
d’un mécanisme de
cherche pour la réalisation de ses projets. Lire
déchiffrage oralisé : signe →
Quels savoirs d’ordre apparaît comme la résolution de problèmes.
son → sens, d’où la
opératoire sur la Le savoir-faire visé est une maîtrise
compréhension devrait jaillir
lecture et la maîtrise intériorisée, un automatisme conscient sur
“naturellement”. Le manuel
de la langue lequel on peut agir (et non un mécanisme, c’est-
présuppose les savoirs qu’il
permettent-ils à-dire un comportement fonctionnant hors de
contient et laisse l’enfant en
d’acquérir ? la conscience, et dont le sujet n’est plus
attente passive (d’où
maître).
“facile” ?) d’une
De plus, on observe que des opérations
compréhension qu’il n’a pas à
cognitives apparaissent aux trois niveaux
construire.
d’analyse de la pratique langagière :
* au niveau des situations de communication,
* au niveau des discours et des textes ;
* au niveau du fonctionnement de la langue ;

2 - On observe :
que la langue apparaît comme
2 - On observe :
composée essentiellement
le recours à une analyse des unités de
d’unités de seconde
première articulation (unités porteuses de
articulation (lettres, syllabes)
sens), vers la découverte et l’appropriation
présentées comme des
progressive des unités de seconde articulation
réalités évidentes et dont le
Quels savoirs d’ordre (relation phonèmes/graphèmes). Cette
rôle dans la construction du
opératoire sur la découverte permet une compréhension et une
sens n’est ni caractérisé, ni
lecture et la maîtrise connaissance approfondie du fonctionnement
analysé.
de la langue de la langue, notamment à l’écrit. Les règles –
Cette analyse en unités de
permettent-ils naturellement arbitraires – de la combinatoire
seconde articulation est
d’acquérir ? française peuvent alors être objets
effectuée par l’auteur du
d’appropriation dans leur réalité linguistique,
manuel et non par l’enfant, ce
par les enfants. Leur maîtrise est un des
dernier n’ayant qu’à
aspects essentiels du savoir-lire à la fin du
apprendre les résultats de
cycle 2 et constitue le premier niveau de la
cette analyse, sans même
connaissance orthographique.
savoir que ce sont des
résultats.

37 Alors, le “miel didactique”, qu’est-ce que ça peut être ?


38 Tout ce qui précède permet d’affirmer que l’apprentissage du métier d’instituteur
(professeur d’école ? professeur de collège ou de lycée ?) requiert impérativement trois
conditions :
39 1) une formation initiale, qui, prenant appui essentiellement sur les données les plus
récentes de la Recherche Scientifique dans tous les domaines concernés par
l’enseignement, enseigne la pratique de l’analyse didactique telle que nous l’avons
187

définie plus haut. La Recherche Fondamentale, sans laquelle, il est vrai, la Didactique ne
pourrait exister, n’a jamais à être “appliquée” telle quelle dans les classes. Le
“traitement didactique des savoirs savants”, selon une formule célèbre, constitue, doit
constituer, le cœur de toute formation initiale, – et ce, pour n’importe quelle discipline.
Précisons que ce traitement didactique ne peut être opérationnel que s’il est lui-même
accompagné d’outils permettant de faire émerger les savoirs-déjà-là des enfants.
Enseigner, c’est en effet leur permettre de faire évoluer leurs savoirs d’expérience.
Apprendre à observer les stratégies des élèves, à utiliser leurs domaines de compétence
(ils en ont toujours ; à nous de les trouver !), à valoriser leurs connaissances, quels que
soient les domaines où elles s’exercent, afin de pouvoir définir l’itinéraire qui va mener
les enfants là où il est nécessaire qu’ils arrivent, c’est l’autre versant de l’analyse
didactique.
40 2) une formation continuée, régulière, importante, dont l’objectif majeur devrait
être, non un humiliante “remise à niveau”, mais une rencontre nécessaire avec les
recherches récentes, les remises en question d’ordre théorique que ces travaux
suscitent, et la pratique collective de nouvelles analyses didactiques, sur la base de
lectures commentées ensemble et dont les retombées pédagogiques sont éclairées et
discutées en groupes de travail. Il me semble que c’est la formation continuée qui
pourrait (devrait ?) favoriser la constitution d’équipes, travaillant sur un même
établissement... On sait bien que si le travail d’enseignement ne se fait pas en équipes,
rien ne pourra changer, et l’efficacité, malgré toute la bonne volonté des enseignants,
ira en diminuant de façon inéluctable.
41 3) l’existence d’outils qui puissent aider la construction de la pratique
pédagogique ; mais de tels outils ne peuvent aider véritablement un enseignant que si
celui-ci est capable d’en analyser les contenus et présupposés théoriques. De plus, s’il
est évident qu’ils sont indispensables, il n’en est pas moins vrai que leur utilité ne peut
viser que les enseignants, non les élèves. Seuls des outils d’enseignement sont nécessaires ;
du reste, des “outils d’apprentissage”, ça ne peut pas avoir grand sens : aucun outil en
effet, ne peut permettre d’apprendre ; puisque apprendre, c’est construire son savoir,
en transformant celui qu’on avait, le seul outil qui ait le pouvoir de faire apprendre, est
le cerveau de celui qui apprend... !
42 Ces outils, à l’élaboration desquels nous travaillons à l’INRP depuis de nombreuses
années, et dont nous avons pu réaliser, grâce à la SEDRAP, quelques premiers exemples 5
devraient, selon nous, avoir les caractéristiques suivantes :
• être des outils d’aide à l’analyse didactique des contenus de lecture, en inventoriant les
compétences, les savoirs et les obstacles à faire franchir aux élèves pour qu’ils acquièrent les
seconds et développent les premières ;
• être des outils d’aide à l’émergence et à l’utilisation des savoirs que les enfants ont
construits dans leur expérience personnelle ;
• être un réservoir, aussi riche et diversifié que possible, d’idées et de supports à utiliser, pour
favoriser la prise en compte des savoirs personnels des élèves et la transformation de ces
savoirs dans les directions attendues par l’Institution.
43 N’oublions pas en effet que tous les enfants ont des savoirs, et que le “mauvais” élève
n’est point un élève qui ne sait rien, c’est un élève qui n’a jamais l’occasion d’utiliser ce
qu’il sait, un élève dont l’École méprise les savoirs.
188

44 Et puis, un enseignant, dont la tâche majeure est de développer l’autonomie des élèves,
ne doit-il pas être lui-même autonome, s’il veut rendre ainsi les élèves ?
45 Former un enseignant, cela ne peut donc pas être autre chose que l’aider à construire
son autonomie professionnelle, condition indispensable de son efficacité et, plus
indispensable encore, de sa dignité...

BIBLIOGRAPHIE
 
PUBLICATIONS D’ÉVELINE CHARMEUX

- Apprendre à lire : échec à l’échec, éditions Milan, Toulouse, 1987.

- Le “bon” français... et les autres, éditions Milan, Toulouse, 1989.

- Le “Coffre à outils” pour apprendre à lire, 1990, (en collaboration avec D. Panteix et F. Monier),
édition LA SEDRAP, Toulouse.

- Le “Coffre à outils” pour commencer l’apprentissage de la lecture, 1991, (en collaboration avec M.
Grandaty, F. Monier, et D. Panteix), édition LA SEDRAP, Toulouse.

- Combinatoire et compétences langagières dans les apprentissages premiers de la lecture, supplément au


Coffre à outils pour commencer l’apprentissage de la lecture, 1991 (en collaboration avec M. Grandaty,
F. Monier, D. Panteix), édition LA SEDRAP, Toulouse.

- Deux cycles pour apprendre à lire et à écrire, 1992, Coll. “L’École en Questions...”, édition LA
SEDRAP, Toulouse.
 
Travaux de recherche pédagogique, colloques

- “Lecture et construction du sens”, in La lecture et l’outil informatique, Colloque d’Albi, Langages et


Signification, Actes publiés sous la direction de Georges Maurand, CALS.

- “Traitement didactique de la pluralité des normes et des codages”, in Didactique du français et


recherche-action, 1989. Collection Rapports de recherches, par H. Romian et al, n° 2, INRP,
Département de didactique du français (EFR1).

- “Quel Français enseigner en classe ?”, 1990, in Diversifier l’enseignement du Français écrit, IV ème
colloque international de didactique du français langue maternelle, sous la direction de B.
Schneuwly, éditions Delachaux et Niestlé.

- “L’accueil des tout-petits à l’école : prévention de l’échec scolaire” (1990), in Les enfants d’abord,
Colloque national sur la petite enfance, accueil et prévention, ARSEAA, Toulouse.

- “Dialogue et récit à l’école” (1991), in Le dialogue, actes du XI ème Colloque d’Albi, Langages et
Significations, actes publiés sous la direction de Georges Maurand, CALS.

- “Que signifie aujourd’hui : enseigner la lecture ?” (1991), in actes du Colloque : Les enjeux sociaux,
psychologiques et pédagogiques de la lecture, éditions Milan.
189

- “Des programmes aux compétences”, 1991, in Maîtrise de la langue et cycles à l’école primaire, sous
la direction d’H. Romian, INRP-D.E. Paris.
 
Revues et publications collectives de recherche

Revue : Repères, INRP, 29 rue d’Ulm, Paris :

- “Construire la notion de variation dès les premiers apprentissages”, 1987, Repères, n° 71.

- “Pour construire le concept de variation, structurer les savoirs expérienciels des enfants, ou...
quand la météo vient au service des apprentissages”, 1988, Repères, n° 76.

- “Vers une construction continue de la notion de variation langagière du cycle 1 au cycle 3”


(1992), Repères nouvelle série, n° 5.

- “Maîtrise du français et familiarisation avec d’autres langues”, 1992, Repères nouvelle série, n° 6.
 
Autres revues

“Normes et variations du français ; quelles représentations chez les enseignants ?”, Le Français


dans tous ses états, n° 12,1989, publications du CRDP de Montpellier.

“Apprendre, c’est faire évoluer des acquis”, 1986, Rencontres pédagogiques, n° 11 Recherches/
pratiques, INRP Paris : Communiquer, ça s’apprend. Paris.

“Etat de la recherche-action sur la production d’écrits : quelles hypothèses vers la maîtrise par
tous les élèves de la production d’écrits scolaires et non scolaires ?”, 1987, Cahiers de linguistique
sociale, n° 11, Université GRECSO de Rouen.

“Apprendre, c’est faire évoluer des acquis”, 1986-7 in Dossiers de l’éducation, n os 11-12, Université
Toulouse Le Mirail.

“Construire d’abord un sens sur l’environnement”, 1987, Éducation - Formation – Information en


environnement et Écologie Humaine, actes des réunions scientifiques concernant le certificat
d’écologie humaine, sous la direction de Philippe Lefebvre-Witier, Université Paul Sabatier,
Toulouse.

“Et si on parlait un peu lecture...”, 1987, Cahiers pédagogiques n° 254-255 : “ La lecture”, CRAP, 5
impasse Bon-Secours, Paris.

“Les savoirs en lecture, ça se construit !”, ibid.

“Un travail sur les variations langagières”, 1989, Cahiers pédagogiques, n os spécial : Lectures.

“Apprendre à lire sur d’autres supports”, ibid.

“C’est quoi, bien parler ?”, 1994, Cahiers pédagogiques, n° 326 : La communication dans la classe
 
Publications diverses

“Apprendre à comprendre”, 1990 Lecture, édition ADPT/SNES, 237 bd Saint Germain, Paris.

“L’écrit et ses variations : le meilleur passage pour devenir grand !”, janvier 1990, Pratiques
corporelles : les passages pour devenir grand.

“Le rôle de l’École Maternelle dans la lutte contre l’échec scolaire”, 1990, La maternelle : une grande
école, n° spécial, SNI92, MAERP, 6 rue d’Argenson, Paris.
190

“Faut-il passer par la combinatoire pour comprendre ?”, 1991, La lecture, apprentissage, évaluation,
perfectionnement, éditions Nathan, collection Praxis, sous la direction d’Alain Bentolila.

“La lecture à haute voix, est-ce de la lecture oui ou non ?”, ibid.

“Pour que les élèves maîtrisent l’orthographe, il faudrait peut-être l’enseigner autrement...”,
1993, Entretiens Nathan, Actes III, éditions Nathan.

“Éducation à la Paix ? une tautologie ridicule”, 1994, in L’éducation à la paix. Actes du IV ème
Congrès International pour la Paix, CNDP, Paris.

NOTES
1. Voir l’ouvrage “Actions et Recherches pour transformer les Écoles Maternelles et
Élémentaires” ; Actes du Colloque INRP/DE, 28, 29, 30 janvier 1985. INRP Paris 1986, pages 84 à 93.
2. La théorisation de cette démarche peut être trouvée dans l’ouvrage d’H. Romian : pour une
pédagogie scientifique du Fonçais, PUF 1979 ; de plus, le numéro 116 de la revue Recherches
pédagogiques, (INRP Paris) en présente un exemple détaillé d’application
3. Par fonctionnelle, nous entendons : toute situation où la lecture a une des six fonctions qu’elle
a dans la Société ; voir plus haut.
4. Il s’agit de Daniel et Valérie de chez Nathan.
5. Comme les “Coffres à Outils pour commencer et pour approfondir l’enseignement de la lecture” – voir
bibliographie.

AUTEUR
ÉVELINE CHARMEUX
Professeur à l’IUFM de Toulouse, chercheur-associé honoraire à l’INRP.

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