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Mesmin Tchindjang
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40 ISSN 1020-2226, No. 239 (Vol. 60, No. 3, 2008) ª UNESCO 2008
La langue dans la construction des identités « constitue » donc le peuple, puisqu’elle en est le
culturelles de l’Afrique fondement et la pensée collective. Il y a réciprocité
et interaction entre la langue et le peuple. L’esprit
Une langue est un système abstrait de signes, d’un peuple vient de sa langue et vice versa. Une
« somme des images verbales emmagasinées chez langue qui vit est une langue qui se transmet, de
tous les individus » (Saussure) par opposition à la génération en génération… Écrite ou non, la langue
parole. Un système évoque quelque chose de est communication : elle joue donc un rôle essentiel
dynamique, d’ouvert, de relationnel. C’est pour dans l’élaboration de cette forme de connaissance
cette raison que Marcellesi et Gardin, reprenant qu’est la pensée du sens commun, élaborée et
Saussure, déclarent que « la langue n’est pas une partagée par les membres d’un même ensemble
fonction du sujet parlant, mais elle est le produit social ou culturel. Cette connaissance commune est
que l’individu enregistre passivement », et que la représentation sociale.
l’individu « ne peut à lui seul ni la créer, ni
la modifier ». La langue a donc la double Les langues africaines d’hier et d’aujourd’hui
caractéristique des représentations sociales : d’une
part, elle est extérieure à l’individu, en tant que La diversité des langues en Afrique ne sera pas
résultat de la psychologie collective – « la langue suffisamment appréciée tant que les efforts de
n’est complète dans aucun, elle n’existe connaissance du patrimoine linguistique africain
parfaitement que dans la masse » (Saussure); porteront sur leur consistance phonétique plutôt
d’autre part, elle est intériorisée par chaque individu qu’idéologique, politique et spatiale et que sur leur
– elle est « quelque chose qui est dans chacun vision du monde (Weltanschauung). L’Afrique
d’eux tout en étant commun à tous et placé en détient six ou sept des seize familles linguistiques
dehors de la volonté des dépositaires » (Saussure). recensées par les ethnologues et étudiées par
Selon Humboldt, « la langue exprime et façonne Jacques Leclerc (Figure 5). Les langues africaines
l’esprit du peuple, l’âme de la nation dans ce qu’ils ont par ailleurs une longue histoire marquée par
ont de plus spécifique. » La langue est donc une trois facteurs : l’oralité, la colonisation et la traite
représentation collective, une institution sociale qui négrière, l’écriture.
reflète la fonction exprimée par Herder, à savoir « le
lieu de conservation et le dépôt de l’expérience et Des langues orales
du savoir des générations passées, comme le moyen L’oralité a constitué le caractère principal du
de transmission de ce même savoir aux générations développement et de la vitalité des langues
futures qui reçoivent ainsi toutes les expériences africaines pendant des millénaires. La langue a été
du passé ». Cette conception historico-sociale le premier moyen de communication et de
s’insère dans la réponse idéaliste au problème de diffusion de la culture en Afrique. À ce titre, le rôle
la connaissance : l’identification de l’esprit du social des griots, véritables chantres de la tribu,
peuple à la langue et de la langue à l’esprit du peuple a été considérable. La langue avait également une
est affirmée avec force puisqu’un peuple parle fonction de liaison, de relation. Selon Philippe
comme il pense et pense comme il parle. La langue Blanchet:
ª J. Leclerc
5. Les familles linguistiques du continent africain. ª Source : Jacques, Leclerc (2001). (Les frontières et les noms indiqués sur cette carte
n’impliquent pas reconnaissance ou acceptation officielle par l’ONU ou I’UNESCO.)
identitaire. Et ce, comme nous le rappelle Zéphirin ancêtres s’expriment dans le vaudou haı̈tien, la
Cossi Daavo à propos du Bénin, parce qu’elle a su santeria cubaine, le candomblé ou le macumba
conserver ses langues locales. Les esclaves, brésilien. La pratique du vaudou, une des
victimes de la traite transatlantique, bien que singularités culturelles de la côte ouest-africaine,
coupés de leurs racines, ont su résister grâce à la manifeste outre-Atlantique la survie de la langue
culture. Aujourd’hui encore, les croyances des et de la culture africaines, malgré la distance et,
surtout, malgré la domination totale des colons l’oral » (Didier de Robillard). Dans le cas de la
blancs pendant des siècles. sociolinguistique actuelle, c’est aux premières
surtout qu’on s’est intéressé.
Sur la colonisation, beaucoup a été dit.
Selon les linguistes et les ethnologues, l’érosion La civilisation occidentale est vécue, en
linguistique et culturelle de l’Afrique serait due à Afrique essentiellement, comme celle de l’écriture.
l’assimilation. L’instrument de cette politique fut Le lien entre la langue et la culture ne paraı̂t pas
l’école, puisque l’élève africain n’était pas autorisé toujours évident, parce que la culture écrite est
à s’exprimer dans sa langue maternelle locale. récente. Cependant, les langues qui ont pu
Aussi la colonisation, dans son élan subsister ont établi des cultures très dynamiques en
d’assimilation, a-t-elle œuvré partout à rompre le dépit du manque d’écriture.
lien de l’Africain avec son passé, par l’interdiction
et la destruction des références culturelles Nul n’ignore le rôle de l’écriture dans la
autochtones (cultes, symboles, totems, langues, promotion des langues dominantes, qu’elles soient
coutumes), le tout au profit de valeurs exogènes occidentales ou non. Avec la généralisation de
apportées par le colonisateur et, notamment, l’écriture, une cartographie linguistique précise est
l’écriture. un outil précieux pour sauver et fixer les langues
en danger de disparition.
Une langue écrite ?
L’écriture au sens strict (transcription de la parole) Des expériences menées en Afrique le
existe depuis environ 5 000 ans. Elle est apparue confirment. C’est le cas du shu pamom, langue
sous des formes différentes dans quelques inventée par le Sultan Njoya et parlée en pays
civilisations plus ou moins urbaines, en Égypte, en Bamoun au Cameroun, de l’alphabet n’ko au Mali,
Mésopotamie, en Chine, en Inde et, plus qui, selon Mahamadou Sangare, aurait permis de
tardivement, en Mésoamérique. Mais l’écriture est reconquérir une identité perdue. Ce fut le cas
aussi un système de représentation graphique également au Togo, où les langues kabre et ewe ont
d’une langue, au moyen de signes inscrits ou fait l’objet d’une promotion dans le cadre scolaire
dessinés sur un support. Pour beaucoup grâce à une volonté politique, le ewe étant même
d’historiens, l’invention de l’écriture par l’Homme considéré comme l’une des langues africaines les
correspond au passage de la préhistoire à l’Histoire. mieux documentées, grâce notamment au travail de
L’histoire sémiotique de l’humanité, cependant, Diedrich Hermann Westermann, cité par Ahadji
ne commence pas avec l’écriture, mais avec les arts Yawovi Amétépé :
graphiques. Il y a « les écritures glottographiques,
fondées sur une langue orale comme code premier, Westermann […] était convaincu que la langue ewe,
et les écritures sémasiographiques qu’utilisent les telle qu’elle était étudiée, constituait l’un des
premiers éléments de l’identité culturelle du peuple.
peintures rupestres ou les systèmes comme celui
[…] Certaines personnes attentives commençaient à
des panneaux routiers, où la liaison entre signe
découvrir l’histoire de leur communauté dans les
graphique et référent s’effectue sans appui sur
6. (a) Langues, superficie et démographie dans le monde (en L’aménagement linguistique dans le monde
pourcentage). (b) Répartition des familles linguistiques par continent
cite une étude selon laquelle le monde compte
(en pourcentage). (c) Distribution en pourcentage des trente pays
homogènes du point de vue linguistique. seize familles linguistiques parmi lesquelles
l’Afrique en détient sept, soit 34 % (Figure 6b).
manuels scolaires. La traduction de la Bible en ewe
littéraire renforça la tendance unificatrice des divers Pourtant, si l’on considère les vingt langues
groupes qui prenaient progressivement conscience
les plus parlées dans le monde, aucune n’est
de leur appartenance à une communauté de langues.
africaine. Le yoruba, l’ibo et le haoussa – ce dernier
Les travaux ethnographiques réalisés par différents
pasteurs n’avaient fait que renforcer la thèse existant depuis le VIIe siècle – ne se situent que
missionnaire de veiller à la sauvegarde de l’identité parmi les quatre-vingts premières langues. En
des peuples à évangéliser. comparant la situation précédente avec les trente
pays homogènes du point de vue linguistique, les déterminerait son comportement dans tous les
pays d’Afrique ne représentent que 10 % de domaines de la vie (science, littérature, arts,
l’ensemble contre 35 % pour l’Amérique (Figure 6c). habillement, alimentation, etc.) et expliquerait les
valeurs que celui-ci reconnaı̂trait comme siennes.
La diversité linguistique qui caractérise Ainsi la culture comprend-elle déjà la notion
l’Afrique est certainement un facteur de vitalité. d’identité. Dès lors, « le fait pour l’Africain de
Mais pour combien de temps encore? Aujourd’hui, s’exprimer en français, c’est-à-dire dans une langue
parmi les États africains seulement une minorité – coloniale ou étrangère, radicalement différente
Afrique du Sud, Burundi, Comores, Érythrée, des langues négro-africaines, permet-il ou non au
Éthiopie, Kenya, Lesotho, Namibie, Rwanda, Noir d’Afrique francophone de rester fidèle à son
Swaziland, République-Unie de Tanzanie – a identité culturelle ? Autrement dit, peut-il, tout en
comme langue officielle ou co-officielle une langue s’exprimant en français rester essentiellement
nationale. Les autres ont opté pour une langue issue nègre ? », se demande Léopold Sédar Senghor
de la colonisation ou liée aux vicissitudes de (cité par Léon Nadjo).
l’Histoire. Cinquante-trois pays dans le monde ont
l’anglais comme langue officielle, 29 le français, La culture est un ensemble aussi complexe
23 l’arabe et 20 l’espagnol. Le problème essentiel que dynamique, qui embrasse la langue, la
est donc celui de la diversité linguistique et de son connaissance, la croyance, l’art, la morale, le droit,
maintien. Selon la linguiste Colette Grinevald, la coutume et toutes autres capacités et habitudes
environ 50 % des langues devraient disparaı̂tre d’ici acquises par quelque membre que ce soit d’une
2 100, voire 90 % dans certaines régions comme société donnée. Dans cette optique, le champ
l’Australie par exemple. Même si, selon le même culturel embrasse pratiquement tout ce qui fait
auteur, des langues locales comme le swahili et le de l’individu un être social.
wolof seront les langues les plus parlées en Afrique,
il n’en reste pas moins que la disparition Dès lors, l’identité culturelle regroupe tout
progressive de langues minoritaires entame la ce qui est commun aux membres d’un groupe,
survie des identités culturelles africaines et donc comme les règles, les normes et les valeurs que
la richesse culturelle du continent. le sujet partage avec sa communauté. On peut
également parler d’identité interculturelle dans le
La langue, fondement et ciment de l’identité culturelle cas de contacts entre cultures différentes (donnant
africaine lieu à des processus d’acculturation notamment),
Pour Léopold Sédar Senghor, la culture est « une identité qui est alors organisée autour d’une
certaine façon propre à chaque peuple de sentir et pluralité de systèmes autonomes.
de penser, de s’exprimer et d’agir » : elle est « la
symbiose des influences de la géographie et de L’identité culturelle, dans ce domaine précis, c’est
l’histoire, de la race et de l’ethnie ». La culture donc l’expression de la différence, mais d’une
différence qui, loin de sombrer dans un nationalisme
serait donc une certaine manière d’être, une hexis,
appauvrissant, n’exclut ni le dialogue, ni la
commune et spécifique à un peuple, qui
complémentarité. C’est la fiche signalétique des principalement autour des anciens royaumes,
valeurs fondamentales propres à un groupe ethnique, connaı̂t une forte densité de langues.
qui en constituent le ciment, auxquelles se reconnaı̂t
chacun de ses membres, source stable à laquelle
Cette reconquête de l’identité culturelle
chacun ne cesse de s’abreuver, mais qu’il doit savoir,
dans une certaine mesure, déserter, pour acquérir, africaine passe par l’affirmation de l’unité dans la
dans le dialogue avec d’autres cultures, ce je ne sais pluralité, en particulier la pluralité actuelle et
quoi de plus qui fait l’homme vraiment cultivé. Là est, historique de ses langues, sans oublier leur étude
en effet, la différence entre la culture collective et la épistémologique. Toutes les langues africaines
culture individuelle (Léon Nadjo). possèdent des formes littéraires et symboliques.
Au-delà des longs épisodes de la traite négrière ou
Si le Français ne peut exprimer son identité en des séquences plus ou moins discontinues de
anglais, ni l’Espagnol en français, pourquoi colonisation qui ont traumatisé les peuples, on
l’Africain devrait-il dire qui il est dans une langue peut reconstruire l’Histoire, rétablir l’identité réelle
qui n’est pas la sienne ? Il n’y a qu’en Afrique que et profonde par la connaissance la meilleure
l’on s’exprime en français ou en anglais sur les possible des façons de parler qui révèlent les façons
chaı̂nes de télévision, obligeant ainsi l’ensemble de voir ou de savoir.
des locuteurs de langues locales à comprendre une
autre langue que la leur. La langue est Par la langue, nous avons ce que le passé nous a laissé
« l’interprétant de la société » (Émile Benveniste, comme message et ce que le présent compose pour
cité par Léon Nadjo). Elle participe de l’identité nous. C’est la langue qui nous lie, et c’est elle qui
culturelle d’un groupe ethnique, elle en permet fonde notre identité. Elle est un élément essentiel et,
sans la langue, il n’y a pas de culture. La langue nous
l’expression dans sa plénitude car elle définit
aide à tout interpréter. […] Nous étions des dominés,
l’appartenance communautaire : « Je suis de cette
des colonisés et la langue a été pour nous un facteur
langue », « c’est ma langue », entend-on de libération (Seydou Badian Kouyate, cité par
couramment. « C’est la langue qui rattache les Mahamadou Sangare).
individus à un groupe ethnoculturel traditionnel
que les parents choisissent de transmettre à leurs Et Mahamadou Sangare de renchérir : « Il serait
enfants, signifiant par là qu’ils continuent à donc important de veiller à la survie de nos langues
appartenir au groupe même s’ils en sont en tant qu’élément culturel même si leur survie
(relativement) détachés géographiquement », écrit dépend de l’intérêt que les peuples qui les
Fabienne Leconte. pratiquent ont pour elles. »
traditions orales, les langues, le chant, la danse, les ignorance. Or l’attribution d’un nom, en Afrique,
rituels, les événements festifs et les pratiques n’est pas le fait du hasard. Elle induit une
sociales. Les différentes composantes de ce multilatéralité porteuse d’interaction, voire de
patrimoine sont reconnues comme le fondement négociation. Si le nom donné à un enfant à sa
de l’identité, de la créativité et de la diversité naissance est lié aux mutations politiques et
culturelle. Mais si la culture a été consacrée comme sociales dues aux guerres que les régions, les clans
le quatrième pilier du développement au Sommet ou les tribus ont connues, il révèle aussi les
mondial du développement durable de espérances et les projets d’avenir en même temps
Johannesburg, elle doit en être le premier pilier en que les craintes, les appréhensions à conjurer.
Afrique, et son organisation ainsi que sa gestion À travers le nom, on peut sans trop de difficultés
doivent être participatives. Aussi, la recherche de connaı̂tre par exemple l’origine ethnique ou
la signification des expressions culturelles relevant l’appartenance religieuse d’un individu, les
des langues doit être en permanence placée sous circonstances de sa naissance, sa position sociale,
le sceau de l’écoute en prenant en compte toutes voire la couleur de sa peau – dans le cas des
les parties prenantes. Albinos – car le nom parle de l’ancêtre, des
ambitions du clan.
En Afrique, les langues, patrimoine
immatériel, sont restées longtemps ignorées ou Aujourd’hui, l’attribution du nom est
bafouées par des actions confondant croissance influencée par la mobilité des populations, soit par
et développement, accumulation et partage le déracinement ou le nouvel enracinement
équitable, force et puissance. Que de projets culturel, soit par l’ignorance ou l’assimilation
élaborés par des chefs de projet incapables de culturelle (nom de héros de la télévision ou du
parler la langue des populations concernées, pas cinéma). Dans les pays devenus francophones,
même consultées ! On ne peut développer anglophones ou lusophones, l’adoption de la
l’homme malgré lui, on ne peut développer un culture occidentale fait que chaque enfant doit
homme qu’on méconnaı̂t jusque dans sa langue et porter le nom de son père quand bien même le
avec qui, justement, on ne peut ni ne veut système africain originel est, ou était, matriarcal ou
communiquer. C’est ce qui explique en grande bilatéral. Des noms qui disparaissent, c’est du
partie l’échec de tous les projets et processus de patrimoine immatériel perdu. Plus, une perte de
développement qui ne sont pas nourris des ressources morales et culturelles puisque le nom
logiques et des langues locales. Ces projets ne sont pouvait conférer à la personne une forme
alors que des prétextes, des slogans, des d’immunité, voire d’immortalité – puisqu’un enfant
déclarations de bonnes intentions au lieu d’être des portant le nom d’une personne décédée devra
outils réels de promotion du bien-être des l’honorer par des actes louables pour en laisser une
individus, qu’ils soient humbles ou nantis. trace positive pour l’éternité… peut-être.
On remarque que les noms africains Cet exemple se vérifie en Afrique du Sud,
disparaissent de plus en plus du fait de cette même au Bénin, au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au
Nigéria, au Togo et dans bien d’autres lieux. En linguistique qu’impose le fait de porter un
pays Bamiléké au Cameroun, le surnom était ou plusieurs noms par exemple. Ne pas s’y
bien plus populaire que le nom tandis qu’en pays astreindre en Afrique serait entrer dans l’avenir
Béti, le nom programmatique, ou nom de devise à reculons ou par procuration.
(Ndan), n’était connu que des intimes ou des
initiés. Surnoms et noms programmatiques Que réserve l’avenir aux langues africaines ?
étaient souvent liés à la force, au tempérament, à
l’habileté ou à toute autre qualité (ruse, courage, Plusieurs chercheurs ont travaillé à la sauvegarde
tranquillité). Le surnom pouvait être aussi lié à des langues. Certains, s’attaquant à l’aspect politique
un lieu et devenir un toponyme. Aujourd’hui, de la tâche, estiment que les dirigeants et les élites,
tout cela a disparu ou fonctionne bien mal. À en rupture de communication avec la population
l’intérieur des familles, dans certaines sociétés, il parce que ne connaissant pas leur langue maternelle
était interdit à un enfant d’appeler son aı̂né par par exemple, ne sont de ce fait pas toujours préparés
son nom. Cette pratique permettait d’instaurer le à assurer correctement leurs responsabilités
respect, l’équilibre et l’harmonie au sein de la nationales. Cette lacune renvoie à la non-
famille. De la même façon, une mère d’un certain stimulation de la créativité des peuples africains
âge appellerait très rarement, même de nos jours, dans le domaine du patrimoine linguistique et
son fils par son nom. Voilà un exemple de artistique qui, souvent, est de l’ordre de l’oralité.
patrimoine immatériel perdu et à rétablir avec
discernement, car à travers la langue, ce sont À côté de la réforme politique préconisée
des pratiques sociales – dont l’attribution du par plus d’un, il faut engager la réforme de
nom – qui se trouvent au cœur de certaines l’éducation. Il ne s’agit pas simplement de réformer
transformations culturelles, voire même l’école, mais aussi de mettre fin à la mentalité de
politiques. L’usage du nom est donc générateur dominant ⁄ dominé qui, de l’extérieur comme de
de cohésion et d’harmonie ou au contraire l’intérieur, mine actuellement les peuples africains.
d’exclusion sociale, ce qui ne doit être laissé sans Sevrés de leur langue maternelle, beaucoup
règles appropriées. approchent l’histoire de leur communauté comme
un véritable mystère, ce qui génère toute une
Le nom, pour l’individu et pour le reste chaı̂ne de méprises.
de la société, doit représenter « l’être réel »
(Kossi Tsogbe) et rappeler que l’identité d’une Une véritable réforme des systèmes
personne ou d’une communauté se joue soit de éducatifs devrait obligatoirement passer d’abord
façon conjoncturelle, soit de façon permanente, par la révision et la refondation des programmes
à travers le comportement, la manière d’être et scolaires ayant gardé l’esprit colonial, ces derniers
de penser qui distingue, honore ou déshonore. s’étant révélés aussi inadaptés aux aspirations de la
L’irruption de la modernité et l’ajustement culture africaine qu’à celles plus universelles du
permanent au monde implique qu’on ne se monde. L’école africaine actuelle privilégie
dérobe pas au travail de revitalisation l’instruction au lieu d’épanouir l’individu et de lui
permettre de s’accomplir dans la vérité de son « camerounaise » mère, d’ou dériveraient d’autres
identité. La réforme de l’école devra à la fois langues locales comme le bassa. Ainsi, « Ngo »
éclairer l’Africain sur son histoire et l’ouvrir au (fille de) en bassa se dit « Ngono », en eton,
monde moderne, l’aider à bien maı̂triser sa langue « Nguon », en ewondo béti et « Ngouo », et
maternelle et lui transmettre un enseignement de « Ngoun » dans les langues des Bamiléké, etc.
type comparatif, garantie d’un regard pluriel sur le Que révèle cette proximité ? Qu’il existe un
monde. substrat historique qui a traversé toutes les
péripéties de l’histoire de ces peuples, et que ce
Cité par Daniel Tchapda Piameu (1993, substrat pourrait servir de base à la réactivation
p. 16), Kum’a Ndumbe III, interprétant les travaux dialectologique d’une communauté, là ou les
de Cheikh Anta Diop, évoque l’ignorance des discours clos ne voient que différence et
Africains à l’égard des prouesses de leurs ancêtres : incompatibilité. Quel patrimoine culturel
immatériel trop longtemps délaissé et pourtant
Beaucoup d’intellectuels africains ignorent toujours disponible ! Les recherches historiques
aujourd’hui encore que les Noirs d’Afrique sont les en vue de retrouver la langue paléoafricaine
pères de la science, que nos ancêtres ont trouvé la
originelle peuvent commencer par les trois grands
valeur de [Pi] deux mille ans avant le grec Archimède
groupes actuels reconnus et étudiés : la langue
[…], que le théorème dit de Pythagore a été appliqué
par des Noirs plus de 1 000 ans avant la naissance de amazighe, la langue n’ko et la langue bantoue. Il
Pythagore. convient d’y ajouter Madagascar parce que la
langue malgache prend racine aussi bien dans des
Les travaux de Cheikh Anta Diop établissent qu’il langues bantoues qu’austronésiennes.
a existé une unité culturelle africaine, symbolisée
par le paléo-africain, la langue négro-africaine Ces découvertes devraient favoriser une
originelle de laquelle seraient issues toutes les prise de conscience générale et conduire à des
autres langues de l’Afrique noire. Les différentes engagements concrets sur le terrain.
langues africaines que sont le wolof, l’ewe, le
yoruba, le bantou, etc. dériveraient donc « d’une Mais ne faut-il pas craindre, dans le cas de l’Afrique
langue mère commune que l’on peut appeler le noire, avec sa mosaı̈que de langues qui font si
souvent comparer sa carte linguistique à un damier,
paléo-africain, l’africain ou le negro africain de
l’existence de trop de minorités culturelles, voire de
Homburger ou de Théophile Obenga » (Daniel micro-nationalismes culturels ? Le danger serait
Tchapda Piameu). Aussi conviendrait-il de mettre redoutable, s’il n’y avait pas, parmi les langues négro-
en pratique la recommandation formulée lors du africaines, qui sont de grande extension (swahili,
colloque du Caire (1974) selon laquelle « un haoussa, manding, yoruba, ewe, wolof), d’autres dont
effort devrait être consenti pour reconstituer les affinités permettent de les grouper en familles
et, généralement, entre les usagers des langues
une langue paléoafricaine à partir des langues
appartenant à une même famille, des affinités
actuelles ». Au Cameroun, par exemple, on
culturelles (Nadjo, 1985).
retrouve les traces d’une paléo-langue
de ses valeurs culturelles – une vie en autarcie Maghreb, etc.) ou sous-régionaux; construire des
qui la priverait d’une place dans ce monde – et bibliothèques nationales ou régionales qui se
le cyberespace et son ouverture vers le village chargeront d’archiver les trésors des langues
planétaire, au risque de s’exposer à une nouvelle africaines.
forme d’impérialisme si elle s’y livrait dans
le désordre, sans précaution, ni bonne Conclusion
préparation.
Sauvegarder les langues et les identités culturelles
Il importe aujourd’hui de dégager – en Afrique est un projet urgent qui doit aller de fait
au moyen d’études philosophiques, littéraires, avec l’effort considérable à déployer pour
linguistiques, historiques, sociologiques, sauvegarder et valoriser le patrimoine linguistique
anthropologiques, démographiques et du monde entier.
géographiques approfondies – les concepts
administratifs, juridiques, économiques, Faire que l’unité culturelle de l’Afrique soit
sociologiques, scientifiques et pédagogiques, une unité de partage plutôt qu’une unité de
grâce à une analyse appropriée de la structure similitude est une entreprise de vaste envergure.
des mots et des locutions, selon la langue (dans Groupes de travail, institutions de support ou
beaucoup de cas un grand pas a déjà été fait). d’appui, lobbies et plaidoyers, options, directions,
directives, plans d’action, agendas, feuilles de
Il faut aussi développer une écriture route, grilles, sanctions et échéanciers d’évaluation,
restituant parfaitement les tonalités et l’étymologie programmes d’activités, constitution de théories et
des langues véhiculaires ou des familles de modèles : tels sont les termes qui doivent
linguistiques (en exploitant correctement désormais être prononcés dans les langues de ceux
l’existant concernant par exemple le n’ko ou qui souhaitent que langues et identités culturelles
l’ewe); faire bénéficier les langues africaines de africaines aient encore un sens dans les millénaires
programmes de recherche et leur donner droit de à venir.
cité dans les médias locaux (presse écrite,
télévision, etc.); obtenir un mécénat
d’accompagnement et encourager la formation BIBLIOGRAPHIE
de spécialistes locaux ou internationaux des
langues africaines; créer, par pays et en fonction Amétépé, Ahadji Yawovi (2000). « Identité culturelle et environnement
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