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les idéologies linguistiques et le plurilinguisme (J. C.

Beacco)
viernes, 19 de junio de 2009
Un article paru et consultable dans Le Français dans le Monde n°314 (mars-avril 2001)

Le combat pour le plurilinguisme semble aller de soi tant il est nécessaire. Mais la
bataille n’est pas gagnée car les idéologies qui le menacent sont fortement agissantes 1. 
Bien des questions de langues relèvent de décisions politiques. Mais, on voit rarement se
développer des débats de fond dans ce domaine. En fait, ce sont les principes mêmes sur
lesquels se fondent les politiques linguistiques, qui sont peu identifiés et peu différenciés. Ces
principes fondateurs, qui peuvent prendre la forme d’idéologies linguistiques, existent pourtant
et légitiment des politiques linguistiques différentes. 
On notera en effet que le plurilinguisme n’est pas nécessairement la philosophie linguistique
des états modernes, en particulier des états à structure fédérale. Les États-Unis d’Amérique,
qui ont développé l’idéologie du melting pot du point de vue culturel, ne semblent pas inclure
la diversité linguistique dans l’idéologie du respect des différences dites « ethniques »2. La
Confédération canadienne doit arbitrer des conflits entre langue dominante et langues
minoritaires. Mais, l’Afrique du Sud de son côté, s’est dotée d’un programme national relatif
aux langues, fondé sur le principe que chaque Sud-africain devrait avoir accès à toutes les
sphères de la société sud-africaine en développant et en maintenant un niveau suffisant de
compétence orale et écrite, approprié à un large éventail de contextes, dans la langue officielle
de son choix. Les choix européens sont encore peu clairement dessinés : on notera, par
exemple, que la Conférence d’Innsbruck (10-12 mai 1999) promue par la Division des langues
du Conseil de l’Europe, a mis l’accent sur la gestion du plurilinguisme comme permettant
l’accueil linguistique des populations migrantes (en particulier la non-disparition de leur
patrimoine linguistique), la sensibilisation des Européens à la valeur culturelle des langues
parlées sur leur continent et la promotion de l’éducation au respect des différences. 
Nous caractériserons, à grand traits, les principales idéologies linguistiques, en tant que
systèmes de valeurs s’insérant dans des idéologies politiques plus larges. Nous limiterons à
celles qui présentent quelque pertinence par rapport aux positions prises en faveur du
plurilinguisme. Car promouvoir le plurilinguisme saurait se faire sans tenir compte des
idéologies linguistiques antagonistes, toujours fort actives et qui sont en mesure d’en entraver
la diffusion : le plurilinguisme ne va pas de soi. 

L’idéologie linguistique ordinaire : l’inégalité des langues 


Le plurilinguisme est, en effet, loin de constituer une position dominante dans le champ des
idéologies linguistiques. Il est le produit d’une réflexion scientifique, déontologique et
politique récente. Or, l’une des formes les plus répandues de l’idéologie linguistique lui est
opposée : celle-ci prend naissance dans le sentiment des locuteurs. Elle n’est donc pas
d’origine scientifique, mais s’apparente au sens commun, véritable idéologie qui agit à l’insu
du sujet. Cette représentation ordinaire des langues consiste à valoriser sa propre culture et sa
propre langue. Cette perspective ethnocentrique fonde la définition de ce qu’il convient de
considérer comme une langue : ce que je parle, nous parlons est une langue, ce que parlent les
autres sont des bruits ou les langues incomplètes ou pauvres. 
Ces valeurs attribuées aux langues autres sont construites et véhiculées par les mots mêmes qui
servent à les désigner. Dans le discours ordinaire, on peut de la sorte être amené à mettre en
circulation des représentations très dépréciatives des langues et des locuteurs des langues à
travers la dénomination des langues ou la désignation de caractéristiques de celles-ci (les
langues sont considérées comme plus ou moins claires, simples, riches, belles …). Ces mots du
discours sur les langues constituent à eux seuls le premier enjeu des groupes qui œuvrent pour
leur reconnaissance : tel « parler » régional souhaite être reconnu comme langue à part entière,
la dénomination ayant pouvoir de légitimation. Il n’est pas aisé de se déprendre du discours
ordinaire, mais il est de la responsabilité des décideurs de constituer les politiques linguistiques
éducatives à partir d’autres perceptions des langues que celles fondées sur ces stéréotypes. 
L’idéologie de l’inégale valeur des langues a été sollicitée comme fondement de politiques de
répression culturelle et religieuse, pour justifier des conquêtes territoriales ou assurer la
pérennisation de celles-ci, pour marginaliser des groupes sociaux ou entraver leur
émancipation, pour justifier a posteriori les entreprises coloniales. Cette idéologie est
aujourd’hui encore très vivace dans le discours médiatique ou politique, où elle est utilisée
pour expliquer, par exemple, que certaines langues ne sont pas, par nature, aptes à
communiquer la science contemporaine, à cause de l’absence de lexique approprié ou du fait
de leur excessive complexité, alors que la transmission des connaissances requerrait une
langue « simple ». C’est imputer à une variété linguistique ce qui revient à la capacité
économique des états à produire de la science, par le financement de la recherche, à déposer et
acheter des brevets industriels, à attirer des scientifiques étrangers, à dégager des moyens pour
le traitement documentaire, l’édition, l’accessibilité et la promotion de l’information
scientifique. L’idéologie ordinaire véhicule, à travers le lexique ou des considérations
ethnocentriques, des représentations appréciatives de la valeur interne des variétés
linguistiques, considérées de manière indépendante de leur statut dans les sociétés 

L’idéologie linguistique de la nation 


Une autre idéologie linguistique, de nature politique, est très répandue. Elle s’appuie sur le
concept, d’abord européen, de nation, coïncidant avec celui d’état, lequel se fonde sur
l’adhésion à un héritage, posé comme commun, de valeurs, symboles, comportements… et qui
comporte aussi une communauté de langue. 
La création d’un sentiment d’appartenance à une collectivité a été défini au XIXe siècle par
une expérience et des valeurs communes. Elles ont été constitués, en Europe à partir
d’éléments symboliques et matériels, comparables d’une nation à l’autre mais distincts : ces
formes multiples de l’essence nationale sont construites, comme le rappelle Anne-Marie
Thiesse (1999), à partir de matériaux comme : « une histoire établissant la continuité avec les
grands ancêtres, une série de héros parangons des vertus nationales, une langue, des
monuments culturels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalité
particulière, des représentations officielles (hymne et drapeau) et des identifications
pittoresques (costume, spécialités culinaires ou animal emblématique) ». Dans ce cadre, une
variété linguistique reçoit le statut de langue nationale. La langue nationale est ainsi investie
d’une forte charge identitaire. Comme la langue définit la nation, ainsi la nation fonde en
retour la langue, en lui donnant une assiette concrète (emploi par l’État, diffusion par
l’enseignement, stabilisation et légitimation par la création d’institutions de régulation et par
l’élaboration de grammaires, dictionnaires, descriptions historiques…). Ce dispositif
d’officialisation peut être complété par des mesures visant l’éradication, lente ou brutale, des
autres variétés linguistiques ou leur minoration systématique. 
Dans cette idéologie linguistique, on postule que tout national se distingue par sa langue, que
langue maternelle et langue nationale sont identiques et que la langue nationale garantit
l’identité nationale collective, dans un processus d’identification dialectique. Il convient donc
de préserver celle-ci de toute altération. Le plurilinguisme est, dès lors, tenu pour une forme du
cosmopolitisme, signe d’altération de l’identité nationale. On sait comment l’exaltation
exacerbée de ces entités nationales, irréductibles l’une à l’autre mais constituées de la même
manière, ont conduit à l’implosion de l’Europe. 

L’idéologie linguistique de l’économie 


Une autre idéologie linguistique se fonde sur la nécessité d’une langue commune qui réduirait
le coût du multilinguisme humain, celui de l’apprentissage des langues par exemple. Une
langue « simple » peut être produite par simplification d’une variété linguistique existante et
servir, à ce titre, de moyen de communication plus fonctionnel entre des locuteurs de langue
maternelle différente. Les linguas francas sont donc des variétés linguistiques acquises par les
locuteurs communiquant entre eux, qui n’en sont pas, le plus souvent, des locuteurs natifs.
Cette croyance en une langue universelle, parce que simple à utiliser, qui a guidé la création de
l’espéranto, a été renforcée par la mondialisation en cours de l’économie et le développement
des technologies de la communication, qui ont multiplié les contacts multilingues. 
Cette idéologie linguistique fondée sur un principe d’économie, et souvent mise au service de
l’économie, se propose de réduire les coûts de la diversité des variétés linguistiques humaines :
coût d’apprentissage, de traduction, difficultés de compréhension mutuelle… Elle est aussi à la
source de politiques nationales pour lesquelles l’emploi d’une langue commune et homogène
assure la fluidité du marché national, en particulier du marché du travail, et assure un
maximum d’efficacité à l’État Cette économie des langues tend à justifier les entreprises
tendant à contrecarrer la diversification linguistique. Commune à biens des États, cette
idéologie s’inscrit dans l’idéologie libérale, mais aussi dans la recherche d’une langue humaine
unique, qui, réduisant la multiplicité des variétés linguistiques, permettrait enfin d’échapper à
la malédiction de Babel. 
La place actuelle de l’anglo-américain dans la communication internationale est normalement
justifiée par une telle idéologie linguistique : cette variété linguistique, qui est donnée comme
« simple », caractère distinctif des linguas francas ; elle permet une économie d’échelle dans
les échanges, désormais étendus à l’ensemble du monde. Il se trouve cependant que l’anglo-
américain est aussi, après d’autres, une langue d’empire : il sert de langue de communication
en dehors du champ des échanges économiques internationaux, dans la mesure où il est aussi
la langue caractérisant une nation dominante, politiquement et culturellement, disposant d’une
position prépondérante, comme l’ionien-attique dans les monarchies hellénistiques du Moyen
et du Proche-Orient anciens, comme le latin dans l’Empire romain. Cependant la
prépondérance culturelle actuelle des États-Unis, pour nous en tenir à ce domaine, est
exceptionnelle, en ce qu’elle s’exerce au niveau mondial et sur les cultures de masse, ou
populaires, crées par les sociétés modernes. La place croissante occupée par les industries
culturelles dans la vie sociale, l’efficacité des États-Unis et d’autres nations anglophones dans
ce domaine conduisent à la diffusion internationale de modèles de comportement, de styles de
vie, de représentations sociales ou de valeurs, dont les actualisations sont effectuées par le
biais de produits culturels de masse, largement accessibles. Ce phénomène est inédit : les
produits de la culture cultivée (littérature, peinture, arts plastiques et architecture…) sont
caractérisés par leur mobilité potentielle et leurs circulations internationales, qui sont aussi
celles des artistes eux-mêmes. L’actuelle position dominante des produits culturels d’origine
anglo-américaine modèle les consommations ordinaires : alimentation et boisson, vêtement,
jeux, sports et distractions, littérature, chanson et télévision, fêtes (introduction récente de
Halloween en Europe)… Il ne s’agit plus là d’une caractéristique des linguas francas mais de
l’instauration, à caractère hégémonique, d’un modèle culturel national en modèle mondial. 
L’entreprise du BASIC English3, conçu, avant guerre, comme une langue internationale
auxiliaire, avait en point de mire l’élimination des langues les moins représentées4. En fait,
aujourd’hui l’anglais est volontiers présenté par certains comme la langue unique de l’avenir.
Cette idéologie de l’homogénéisation linguistique et de l’homogénéisation des mœurs, qui irait
de pair avec la mondialisation des marchés, ainsi réalisée au moyen de l’anglo-américain, est
dominante dans bien des secteurs de l’opinion publique. Il n’est pas certes pas avéré qu’elle
aille jusqu’à son terme : les scénarios de l’évolution du Global English(Crystal 1997) font
intervenir des issues diverses. Mais rien n’interdit d’envisager que s’est enclenché un
processus qui, en termes quantitatifs, a atteint un point de non-retour. Il pourrait porter à la
disparition de variétés linguistiques de groupes de petites dimensions ou même à celle de
langues nationales établies. 
Plusieurs idéologies linguistiques s’affrontent donc en Europe et ailleurs. Nous en avons
sommairement décrit les fondements et les implications. Le scénario par défaut,
l’homogénéisation linguistique, risque de se produire, si aucune action volontariste
d’envergure et des investissements collectifs concertés dans l’éducation linguistique ne
viennent contrecarrer les dynamiques du marché et la globalisation. Cet effort n’est pas inutile,
car le plurilinguisme s’inscrit dans un autre cadre, celui du respect des droits linguistiques des
individus, face à l’État : respect de la liberté d’expression, respect des droits des minorités
linguistiques, quelles qu’elles soient, dans le cadre de la nation, mais aussi respect des langues
nationales les moins parlées et moins enseignées, dans le cadre de l’action internationale pour
le respect des droits de l’homme (Unesco, Nations Unies, Déclaration de Barcelone…,
recommandations de la Haye (1997) et d’Oslo (1998) pour les droits éducatifs des
minorités…). À ces titres, le plurilinguisme n’est pas une idéologie linguistique « comme les
autres ».  Jean-Claude Beacco, Professeur à la Sorbonne Nouvelle (Paris 3) 

Références bibliographiques 
• Conseil de l’Europe, La diversité linguistique en faveur de la citoyenneté démocratique en
Europe, Actes de la Conférence d’Innsbruck (10-12 mai 1999), 2000. 
• Crystal, English as a global language ; Oxford University Press, 1997. 
• Thiesse, Anne-Marie, La création des identités nationales. Europe XVIIe-XXe siècle, Paris,
Seuil, 1999. 

Notes 
1. Ce texte reprend une partie de la communication présentée en février 2001, à Rome, au
Séminaire national du mouvement Lingua e Nuova Didattica (LEND) : Crescere nell’Europa
delle lingue. 
2. Voir, par exemple, la proposition 227 de l’État de Californie (du 2 juin 1998), à l’initiative
Ron K Unz, et l’action du « Englih Only » lobby aux États-Unis. 
3. British American Scientific International Commercial. 
4. « What the world needs is about 1000 more dead languages – and one more alive » (Ogden
1934, cité dans Bailey, 1991, p. 210).

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