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Hiérarchie des sexes et hiérarchie des savoirs ou Platon chez les Baruya

Author(s): Lucien Scubla


Source: Cités, No. 9, L'Avenir politique du féminisme: Le cas français (2002), pp. 13-24
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40620813 .
Accessed: 17/06/2014 18:55

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Hiérarchiedes sexeset hiérarchiedes savoirs
ou Platon chez les Baruya
Lucien Scubla

À première vue, les chosessont simples.Comme l'anthropologie en


témoigne, les hommes ont et
partout toujoursimposé leurdomination à
leurscompagnes et,commel'histoire de la penséescientifique etphiloso-
phique le révèle,c'est au nom même de la raisonque, d'Aristoteà Freud,
en passantpar Spinoza1,on s'estévertué, jusqu'à une date récente,à
13
perpétuer cettesubordination. Les sociétés occidentales contemporaines
seraientdonclespremières à dénoncer la violenceimmémoriale faiteaux
Hiérarchie
ässexes
femmes, età vouloiry mettre fin.Mais d'où leurviendrait cettesoudaine ethiérarchie
ässavoirs
clairvoyance, et toutdanscetteaffaire est-ilaussilimpideque la vulgate ouPkton les
chezBaruya
modernese l'imagine ? L Scubla
Pourmontrer que, surce point,la naïveté,maisaussila finesse, sont
pluslargement partagées qu'on ne le croit,que les philosophes sont
ne
pas,parnature, moinslucidesque lesanthropologues, nilescoutumes des
sauvagesmoinssubtilesque les spéculations nousallons
desintellectuels,
nouslivrer à un petitexercice, à la foismodesteetinstructif. Nous allons
observer les relationsentrehommeset femmes, d'une partdans une
œuvreclassiquede la tradition occidentale, le Banquetde Platon,d'autre
part dans les rites d'initiation de peuplesexotiquesd'Afriqueet de
Nouvelle-Guinée.
Cettecomparaison estd'autantplusnaturelle que Platonassimilelui-
mêmel'apprentissage de la philosophie à une initiation Nous
religieuse.
1. Aristote,De la générationdesanimaux,loi a 25-30, 766 a 30-35, 767 b 8 ; Spinoza, Traité
politique,XI, 4 ; Freud, « La féminité», Nouvellesconférences
sur la psychanalyse.

Cités9, Paris,PUF,2002

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allonsy venir.Mais,si nousvoulonsqu'un telrapprochement soitaussi
parlant au lecteurcontemporain qu'à l'auteur du Banquet, il faut d'abord
nous rendredans des contréesoù l'initiation est une pratiqueencore
vivante. Il ne s'agitd'ailleurs pas d'un détour: c'estla meilleure manière
d'allertoutesuiteau cœurde notresujet.
En effet, toutela littérature ethnographique en faitfoi: mêmesi les
ritesd'initiation sontparfois concédésauxfilles, sousuneforme atténuée,
ilssontle plussouventréservés aux garçons, et toujours,directement ou
indirectement, organiséspar les hommes, c'est-à-direpar les adultes
mâles,alorsque les femmes et les jeunesenfants en sonttenusà l'écart.
Selonunscénario trèsrépandu, leshommesfontcroireà leurscompagnes
les
que esprits viennent périodiquement mettre à mortles garçons, pour
avec
lesfaireensuiterenaître desvertussupérieures, et que seulsdesêtres
déjàinitiés, doncdeshommes, peuventassister sansdangerà cetteopéra-
tion,à titred'assistants rituelsdespuissances surnaturelles1.
Mais pourquoien est-ilainsi? Pour expliquerce privilège masculin,
chezles Sara du Tchad,un ethnologue montreque, dans leursystème
culturel, l'initiationreprésente pourles hommesce que la cuisinerepré-
sentepourles femmes. Les candidatsà l'initiation, les koy,sontcomme
14 des alimentsnon cuisinés: de mêmeque les femmesrendentconsom-
mableet,en ce sensplushumaine, la nourriture crueque leurapportent
Domer leursmaris,de même,ceux-cirendent-ils, à leurtour,plussociables,et
L'avenir
politique doncplushumains, lesenfants que leursépousesleurdonnent, pourainsi
duféminisme. dire,à l'étatbrut2.
Ucas Cettecomparaison est riched'enseignements.
français Lorsqueles Sara assi-
gnentaux femmesles travauxculinaires, ils ne leurattribuent pas des
tâchesdévalorisantes, maisleuraccordent uneplaceeminente au seinde
la culture.Car l'activité culinaire estune marqueindéniable d'humanité
et, souvent le
même, symbole de la culture tout entière.C'est tellement
vraique, dansle cas considéré, la fonction de la cuisinepeutservirde
modèlepourdéfinir celledu rituel.
Toutefois,chez les Sara, commeailleurs,les activitésrituellessont
jugéessupérieures aux autresactivités, et les hommes,qui en ont la
charge,ipsofactosupérieurs aux femmes, qui en sontexclues.Mais la
1. Pour une présentationgénéraledes initiations,assortied'une bibliographie,voir l'entrée
« Initiation», due à A. Zempleni,du Dictionnairede l'ethnologie
etde l'anthropologie
de P. Bonté et
M. Izard, Paris,PUF,2e éd., 2000.
2. R. Jaulin,La mortsara, Paris,Union généraled'éditions, 1971, p. 241-242, 274, 301.

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hiérarchie dessexesn'enrestepasmoinscomplexe ettempérée. Il nes'agit
pas d'une subordination unilatérale de l'ordre féminin à l'ordre masculin,
maisd'unchassé-croisé où chacundesdeuxsexesoccupe,à tourde rôle,la
première place. Par la cuisineet par l'initiation, femmeset hommes
contribuent, de manières différentes et complémentaires, au processus de
civilisation,et dans cette tâche ils ont alternativement la prééminencela :
hiérarchie entrelessexess'inverse quandon passed'undomaineà l'autre.
Si cetéchangede bonsprocédésne produitpas,entreeux,unerelation
égalitaire,c'estqu'on n'a pas seulement affaire à des domainesdistincts
maisà des niveauxdifférents. On est donc en présenced'une relation
hiérarchique, au sens de Louis Dumont, tellequ'on la rencontre dansle
système En
descastes. Inde, le brahmane a un statutreligieux supérieur à
celuidu roi,etle roi,unpouvoirpolitiquesupérieur à celuidu brahmane,
maiscommele statutreligieux a, selonDumont,plusde valeurque le
pouvoirpolitique,cela revient à direque le brahmaneestglobalement
supérieur au roi,puisquec'estseulement au niveauinférieur que le roilui
estsupérieur, alorsqu'il lui estinférieur au niveausupérieur1. De même,
chezles Sara,l'homme est-il globalement à la
supérieur femme, puisque
c'estseulement au niveauinférieur que la femme lui est supérieure, alors
qu'elle lui est inférieure au niveau supérieur. En effet, dès lors que 15
etelleseule,confère
l'initiation, à un êtrehumainsa complète humanité,
une femmeéquivaut,à certains égards,à un enfantnon initié,et c'est Hiérarchie
des
sexes
exactement ce qu'affirment les Sara2. ethiérarchie
dessavoirs
à l'intérieur ouPlaton lesBarma
chez
Bien que ces relationssoienttrèsclaireset cohérentes
L Scubk
mêmede la culture sara,il resteun pointobscurpourquiconqueregarde
cetteculture de l'extérieur.À supposer qu'ily aitunecertaine équivalence
entrele rituelet la cuisine,pourquoi cette dernière serait-elled'entréede
jeu dévolueaux femmes ? Pourjustifier le monopoleque les hommes
exercent, chez les Sara comme ailleurs, sur lesritesd'initiation, il faudrait
qu'ilssoientla répliqued'une activité proprement féminine. Or,c'estbien

1. L. Dumont, Homo hierarchicus. des casteset ses implicationsy


Le système Paris, Gallimard,
d'autresexemplesde cetterelationhiérarchique
2e éd., 1979, p. 351-359. On trouvera dans
dans le Riß Cambridge et Paris,
traditionnelles
R. Jamous, Honneur et baraka. Les structures
University
Cambridge Le roi
Presset Maisondes sciencesde l'homme,1981 ; et S. Tcherkézofï,
L· droiteetL·gauche.Révisioncomparative
nyamweziy dualistes,Pariset Cambridge,
desclassifications
Maisondessciencesde l'hommeet Cambridge UniversityPress,1983.
2. À cetégard,la distanceentrefemmeet hommeestplusgrandeque celleentreroiet brah-
mane.Commelesinitiés, cesdeuxderniers sonttousdeuxdes« deuxfoisnés», ayantla première
placedanslesgrandsrituels, », celui-cià titrede « sacrificateur
celui-làà titrede « sacrifiant ».

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le cas : mettre au mondeles enfants estl'apanagedesfemmes, et les rites
d'initiation (etle rituelengénéral) sontauxhommesce que la procréation
estaux femmes. Rappelons,en effet, que chezles Sara,commeailleurs,
l'initiation est une mortfictivesuivied'une renaissance. Les hommes
feignent de tuerles néophytes, puis de lesfaire revivre, comme s'ilsavaient
alorsla capacitéde les engendrer sans le secoursdes femmes1. Car, à
l'évidence, il ne s'agitpas seulement de donneraux initiés «
un supplé-
mentd'âme», maisde lesrecréer exnihilo.Qu'on enjuge: le campinitia-
tiquereprésente le ventred'unefemme, les initiéssortent de la brousse
commele fœtusdu seinmaternel, chacund'eux a une « mère» initia-
tique- incarnée parun homme-, qui le nourrit de bouilliecommeun
bébé,puisun « père» culturel, qui lui donne à mâcher de la viandepour
le fairepasserà l'étatadulte,etc.Toutse passecommesi le ritueltendaità
ravirsymboliquement aux femmes leurspouvoirsprocréateur et nourri-
cier.Commesi les hommes,reconnaissant une
implicitement inégalité
première devantla vieau bénéfice de leurscompagnes, s'efforçaient d'en
les
compenser effets, en s'attribuant le pouvoir,réelou imaginaire, de
conférer aux jeunesgensune vie spirituelle, d'essencemasculine, supé-
rieureà la vie naturelle, d'essenceféminine, qu'ils ont reçuede leurs
16 mères.Bref,commesi le ritueldevaitêtreune prérogative culturelle
masculine, pourfaireéquilibreau privilège naturelféminin de mettre au
Dossier mondeles enfants, dontdépendau premier chefla surviedu groupe.
L'avenir
politique Que la maîtrise symbolique de la procréation parles hommessoitun
duféminisme. traitessentiel de l'initiation,
c'estce que montre bienun résumésaisissant
Ucasfrançais du cycleinitiatique des Baruyade Nouvelle-Guinée que MauriceGode-
liera donnéjadis,à l'occasiond'uncolloque2. Le cyclecommence lorsque
le fils,versl'âgede 10 ou 11 ans,quittesa mèrepourrejoindre la maison
des hommes,et il ne s'achèvevraiment que lorsqu'ilestnon seulement
1. Attention. Nous ne prétendons pas que leshommesferaient semblant de mettre à mortles
initiéspourse donnerl'illusionde pouvoirles(ré)engendrer sansl'aidedesfemmes. Nous pensons
qu'ily a rencontre, et renforcement,de deuxfacteurs indépendants : la naturedu ritueletle désir
masculinde maîtriser la procréation.
Le rituelen généralétantorganisé autourdu thèmemortet
renaissance (cf.A. M. Hocart,Kingship, Londres,OxfordUniversity Press,1927 ; SocialOrigins,
Londres,1954), pourdes raisonspropres, qu'il n'y a pas lieu d'expliciter ici (cf.R. Girard,La
violence et le sacré,Paris,Grasset,1972), les hommestendentspontanément à s'en approprier
l'organisation, pouracquérirune maîtrise culturelle de la vie qui compensesa maîtrise naturelle
parfemmes.
2. M. Piattelli-Palmarini
et E. Morin, L'unitéde l'homme,3 : Pour uneanthropobgie
fondamen-
tak,Éditionsdu Seuil,coll.« Points», 1978,p. 144-145.Pouruneprésentation
détaillée
desrites
d'initiation
des Baruya,voirM. Godelier,La production desgrandshommes,
Paris,Fayard,1982.

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devenuun guerrier, mais aussi le père d'au moinstroisenfants.Car c'est
alorsseulementque le filspeut à nouveaumangeren présencede sa mère
et lui adresserdirectement la parole: celle-ciétant« la premièrepersonne
que l'on quitte et la dernièreque l'on retrouve»*.On ne sauraitêtreplus
clair.Si le rituelmasculinpermetà ses bénéficiaires d'établirun face-à-
face égalitaireavec leur génitrice,c'est parce qu'il donne aux hommes
l'équivalentdu pouvoirfémininde procréer.
Ce n'estpas tout.Dans cettesociétépatrilinéaire, les hommesne cher-
chentpas seulementà fairejeu égal avec les femmes,mais à déposséder
leurspartenaires de leursfonctionsreproductrices et nourricières,
pour en
devenirles détenteurs À
exclusifs. cetégard,deux coutumessontsignifica-
tives: la confectiondes épouvantailset le don du spermeaux jeunes
mariées.La fabrication des épouvantailsestune activitéritualisée, réservée
aux femmeset aux enfantsnon initiés,qui faitsystèmeavec les initiations
masculines2.Les épouvantailssont toujoursdes personnagesmasculins
que les femmesrevêtent de pagnesvégétaux,semblablesà ceux portéspar
les hommesadultes,et dont ceux-cihabillentles garçons,au coursd'une
phase importantede leur initiation.Malgré sa correspondanceformelle
avec le grandrituelmasculin,la fabrication des épouvantailsestun riteau
rabaisqui portela marquede l'infériorité féminine.Alorsque les hommes 17
parviennent toutseuls- et notammentpar des dons de sperme,d'aînés à
cadets,pendantplusieursannéesdu cycleinitiatique3 - à créerde féroces
sexes
Hiérarchie
des
guerriers, les femmesqui, livréesà elles-mêmes,s'essaientà produiredes ethiérarchie
dessavoirs
hommes,ne fontjamais que des épouvantails,toutjuste bons à effrayer ouPlaton lesBaruya
chez
des oiseaux4.La médiocritédu résultatjustifiequ'on tienneles femmesà LSmbla
l'écartdes cérémoniesles plus importantes : elle montrela déchéancequi
ne manqueraitd'atteindrela société baruya si jamais les hommes se
risquaientà confiertoutou partiedes activitésrituellesà leurscompagnes.
Puisque l'initiationéquivaut à la procréation,dénier aux femmesla
capacitéde célébrerles rites,c'est indirectement leurcontesterle pouvoir
de perpétuerla vie. À vrai dire,s'agissantdes fonctionsreproductrices,
cettedénégationmasculineresteimplicite,mais à propos des fonctions

1. M. Godelier,in M. Piattelli-Palmarini
et E. Morin,p. 145.
2. A. AllandJr.,« Rituelmasculinde procréation et symbolisme phallique», L'Homme94,
p. 37-55.Voirplusparticulièrement p. 39 à 44, maisl'ensemblede cetexcellentarticleestperti-
nentpournotrepropos.
3. M. Godelier,La production...,op. cit.,p. 92.
4. A. Alland,op.cit.,p. 42.

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nourricières les hommessontsûrsde leurfait.Si les femmespeuvent
allaiter, ellesle doiventà leursmaris,dontle sperme« développeleurs
seinset faitd'ellesdes mèresnourricières ! C'est la raisonpourlaquelle,
nousditGodelier, avantde fairel'amouravecsa femme, pourla première
fois,le jeunemariédoitlui donnerson spermeà boire,et ce jusqu'à ce
qu'ellesoitassezforte, jusqu'à ce que la suieait noirciles paroisde leur
nouvellemaison»1.
Ouvronsmaintenant le Banquet.Loind'êtredépaysés, nousy assistons
à un ritueloratoire, strictement réservé aux hommesqui ne commence
vraiment qu'aprèsle renvoide la joueusede flûte,personnage féminin
muet, dont le départ(176 è) et le retour(212 c) marquent symbolique-
mentle débutetla findu rite2. Bienplus: si chaqueintervenant prononce
un élogeoriginal de l'amour,ilss'accordent tous,à quelquesnuancesprès,
pour placerΓ « Aphroditecéleste» au-dessusde Γ « Aphroditepopu-
laire», c'est-à-dire pourmettrel'homosexualité masculineau-dessusde
l'amourhétérosexuel, et l'éducationmasculinedes jeunesgarçonsau-
dessusde la procréation féminine des enfants des deuxsexes.
Toutse passedonccommesi Platontenait, surla différence dessexeset
la génération, exactement lesmêmesproposque lesSaraou lesBaruya.Et
18 cela n'estpas surprenant, puisqueanthropologues et historiens ont fini
par convaincre les hellénistes eux-mêmes que les Grecs étaientun peuple
Dossier
commelesautres, etHegel,lesphilosophes eux-mêmes, qu'aucunepensée
L'avenir ne sauraits'extraire de sonépoque,maistoutau plusexpliciter complète-
politique
du
féminisme, mentla civilisation dontelleestissue.La fêtedesAdonies,au coursde
h cas
français laquelleles Athéniennes se livraient à un simulacred'agriculture3, est
fonctionnellement analogue à la fabrication des épouvantails chez les
Baruya : d'un côté comme de l'autre, il s'agitde montrer que, réduitesà
elles-mêmes, lesfemmes sont frappées de stérilité. au
Quant logosplatoni-
cien,il répète, ou renouvelle avecquelquesvariantes, lesmythes dontil a

1. M. Godelier,op. cit.,p. 91.


2. D'où un découpage du texteen troispartiesqui est d'ailleursclassique. Dans sa « Notice »
sur le Banquet {in Platon, Œuvres complètes, IV, 2, Paris, Les Belles Lettres,1929, p. VII-CXXl),
Léon Robin observe que « le dîner n'est qu'un prologue» (p. XIII) à un « programme», dont
l'interventionde Socrate constituele « derniernuméro», alors que l'épisode finalavec Alcibiade
formeune troisièmepartiese trouvant« horsprogramme» (p. XCVIIl).Robin note égalementque
« le passageà la pièce principales'accompagnede libations,de prièreset de cantiques» qui en font
un « acte quasi religieux[...], réglépar des ritestraditionnels» (p. XIII).
3. Voir J.-P.Vernant,« Introduction» à M. Détienne, Lesjardins d'Adonis,Paris,Gallimard,
1972, p. XXI-XXII.

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seulementpris la place : ici et là, il s'agit de justifierla préséancedes
hommessurles femmes.
À y regarderde plus près,cependant,le tableau est plus richeet plus
complexe.Examinons,en effet,l'agencementdu Banquet.L'ouvrageest
bâti sur le même schemeque la Républiqueet le Phédon,les troistextes
fournissanttrois exposés complémentairesde la théorie élémentaire
des Idées. Selon l'équation célèbrepulchrum= bonum= verum- unum,
l'ascension « erotique» vers le Beau et l'immortalité,qui gouvernele
Banquet,passe par les mêmes étapes, et conduit au même terme,que
l'ascension« logique » versle Bien, la sagesseet, derechef,l'immortalité,
qui animela Républiqueet le Phédon.Tout cela esttropconnupourqu'on
y insiste.Mais un autreaspectformelmérited'êtrerelevé,que Platonlui-
même s'est d'ailleursplu à souligner(174 a) : le Banquetn'estpas seule-
mentun dialogueni même,commele Phédon,le récitd'un dialogue,mais
le récitd'un récit.Apollodore,le récitantprincipal,n'étaitpas présentau
symposium: il rapportele témoignaged'Aristodèmedont il a prissoin,
nous assure-t-il,de vérifier
l'authenticité auprèsde Socrate(173 b). Lors
donc que nous « montons», en sa compagnie,de Phalère à Athènes
(172 Λί),nous partonsdes formesles plus basses de la connaissancepar
ouï-dire.Loin d'avoirdirectement accès à la vérité,nous sommessoumis, 19
commedes néophytes, à un parcoursinitiatique,et tenusd'emprunter les
méandresd'un discoursdoublementindirect. as sexes
Hiérarchie
Ce n'est pas tout. Car, dans la relationd'Aristodème,Socrate lui- äs savoirs
ethiérarchie
même, après avoir entendu cinq orateurset dialogué avec Agathon, ouPktonchezlesBaruy
LScubk
rapporteun entretienqu'il ä eu autrefoisavec Diotime.
On a donc affaire,dans le Banquet, à toute une série de discours
enchâssésles uns dans les autres,dont la structure en poupée russeest la
suivante:
[Apollodore (Aristodème (Socrate (Diotime)))]
4 3 2 1

En numérotant,de l'intérieurvers l'extérieur,les parenthèsesqui


correspondent niveauxd'emboîtement,on faitapparaître,
aux différents
comme on pouvait s'y attendre,les emblèmesarithmétiques des quatre
la
niveaux de connaissance1que distingue explicitement République

de ce typed'analysestructurale
1. Surl'intérêt voirRémiBrague,Le
des textesplatoniciens,
du Ménon de PUton, Paris,Vrin, 1978, qui en donne une
restant.Supplémentaux commentaires
illustration
magistrale.

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(509 e - 51 1 ê). Et si Ton examineensuitela formedu texte,on constate,
égalementsans surprise,que les discourscèdentla place aux dialogues,et
que la dialectiques'efface,en dernièreinstance,devantla révélationreli-
gieuse,comme c'étaitdéjà le cas à la findu Phédon.
Ce qui, en revanche,est remarquableet même étonnant,c'est que les
véritéssupérieuresnous soientici révéléespar le ministèred'une femme,
comme si Platon avait insidieusementvoulu subvertirl'ordre culturel
masculinqu'il est en trainde décrire.En effet,lorsque Socraterelatesa
rencontreavec Diotime, tel un chevalde Troie, il réintroduit, au sein de
la sociétédes buveurs,les femmesque l'on avaitjusque-làtenuessoigneu-
sementà l'écart,en renvoyant mêmela joueuse de flûte.Bien plus,il leur
réservela place suprême,puisque, comble d'ironie, ce n'est pas d'un
homme, mais d'une femme,et plus précisémentd'une prêtresse,qu'il
déclare avoir reçu ce qu'il appelle lui-même une véritableinitiation
(210 a).
Nous voilà donc,semble-t-il, trèsloin des Sara et des Baruya,maisaussi
des terriblessimplificateurs et « demi-habiles» contemporains.Les
« »
hommes,on le voit,n'ontpas attendules revendications féministes, ni les
philosophes, les données anthropologiques, pour reconnaître l'égalitédes
20 sexes, voirepour admettre la suprématie du sexeféminin. Il y mêmefort
a
à parierque, si les pays occidentauxsont à la pointe du militantisme
Dossier féminin,ils le doiventà la longueinfluencedu platonisme,relayéepar le
L'avenir christianisme, ce platonismepopulaire dont l'importance,soit dit en
politique
duféminisme. passant,est toutaussi méconnue.
h cas
français Mais peut-êtreobjectera-t-on que Diotime ne participepas vraimentau
et sa
symposium que présence fictive est un artificequi permetà Socrate
de fairecautionnerpar une femme- ici commeailleurs1 - l'ordrestricte-
mentmasculinqui prévautmalgrétout dans le Banquet.En feignantde
donnerla premièreplace à un représentant virtueldu monde féminin,il
renforcerait la subordinationeffective des femmesaux hommesdans le
monde réel.
À bien regarderles choses, on ne découvrepourtant,chez Socrate,
aucuneruseni d'ailleursaucunesurenchère. Aucune ruse,car,en se décla-
rantlui-mêmestérile{Théétète,150 c), et en prenantla sage-femme pour
modèle du philosophe,il montreclairementque l'initiationphiloso-

1. Les ethnologues ont montrédepuis longtempsque les femmesétaientles meilleures


gardiennesde l'ordremasculin(cf.G. Tillion,Le haremet lescousins,
Paris,Éditionsdu Seuil,
1966,p. 14,204, 207).

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phique, quant à elle, ne cherchepas à raviraux femmesle pouvoir de
procréerou seulementà rivaliseravec lui1.Aucune surenchère, non plus,
car, en s'effaçantdevantDiotime, Socrate n'offrepas aux femmesune
revancheillusoiresur les hommes,qui consisterait à établirune réplique
inverséede Tordremasculin.En mettantla philosophieen balanceavec la
maïeutique,c'est une vision plus apaisée qu'il propose, et une grande
leçon de modestiequ'il donne aux deux sexesà la fois.Car, si les hommes
cherchentvainementà s'emparerdes pouvoirsimaginairesqu'ils attri-
buentaux femmes,et à vouloirdonnerla vie à d'autreshommessans le
secoursde leurscompagnes,celles-ci,de leurcôté,risquentd'oublierque
la procréationest, en dernièreinstance,une « affairedivine» {Banquet,
206 c) - autrementdit, que les enfantsse font en elles beaucoup plus
qu'elles ne les font elles-mêmes.Selon toute vraisemblance,c'est à la
connaissancede cette véritéfondamentaleque Diotime, qui en est la
dépositaireet la gardienne,doit sa place prééminentede prêtresseet
Car on comprendalors,que, en la révélantà Socrate,elle ait
d'initiatrice.
déterminésa vocationde philosophe,comme accoucheurdes esprits,et
non pas créateurde savoirou de vérité2.
Faut-ildonc accorderle derniermot,sinon à Diotime elle-même,ou à
Socrate,qui n'ont pas écritle Banquet,mais à son auteur,qui passe pour 21
êtrele pèrede la philosophie? On pourraitêtretentéde le faire.Car tout
se passe comme si Platon avaitvoulu montrerà un lecteurattentifque, Hiérarchie
des
sexes
tout en paraissantse conformerà une logique généralede la ségrégation ethiérarchie
dessavoirs
des sexes,il décrivait,en réalité,celle-cid'un point de vue extérieuret ouPkton lesBaruya
chez
supérieur,qui seraitprécisément celui de la philosophie. Mais si l'on se LScubk
tourne,à nouveau,vers les Baruya,on voit que, chez eux aussi, il y a
plusieursniveauxde « lecture» de leursinstitutions, non seulementpour
l'anthropologue, mais aussi,et avanttout, pour les intéresséseux-mêmes,
carcettepluralitéde niveauxestinhérenteaux institutions, ce qui conduit
à douterque le philosophejouisse, en l'espèce,d'un savoirprivilégié,et
puisseoccuperun méta-niveauimprenableet quasimentdivin.

1. Un détailbienconnudu Banquetfaitapparaître une autrecaractéristiquede l'initiation


philosophique idéale.Alorsque,chezles Baruya,l'initiationcomporte unerelation homosexuelle
effectiveentreadolescentsetadultes, lesconfessionsd'Alcibiaderévèlent
que,pourSocrate, la rela-
tionpédagogique et pédophilique estexclusivement de naturespirituelle.
2. Il seraitintéressant
de comparer de 1activité
cettereprésentation philosophique aveccelle
proposéeparAuguste Comte (cf.L. Scubla, « Procréation,
philosophie, »,
religion Le temps de la
réflexion,n° 2, 1981,p. 506-516).

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Regardonsd'un peu plus prèsles ritesd'initiation.Au cours des céré-
monies, les hommes « fabriquent» des guerriers,en mystifiantles
femmes,censéescroireque les espritsmettentà mortlesjeunes gens,et ils
renforcent leur supérioritésur leurscompagnes,en leur faisantfabriquer
des épouvantails,pour mieux montrerqu'elles sont incapables de
produirede vraishommes.Voilà, du moins,ce que les adultesmâles se
plaisentà croire,et ce qu'ils révèlentaux jeunes initiés: la mystification
des femmesétantle grandsecretque partagentet se transmettent ceuxqui
fontpartiedu cercleinitiatique.
Mais les femmesne sontpas dupes. Même si elles fontmine de croire
que les espritssont réellementprésentsaux cérémoniesdont elles sont
exclues,chez les Baruya,commeailleurs,ellesconnaissentle « secret» des
hommes.Et, en fabriquantdes épouvantails,loin d'êtrevictimesd'une
humiliationsupplémentaire,ce sont elles qui tournenten dérisionla
prétentionmasculineà engendrerdes enfants.Elles prennentun malin
plaisirà donnerdes formesgrotesquesà ces marionnettes masculines,qui
caricaturentles prétendus hommes à part entière que s'imaginent
produireleurspartenairesde l'autresexe,et elles les affublent de pagnes
végétaux dans une ambiance ludique et joviale, qui est comme un
22 commentaireironiquede la gravitéavec laquelleles hommeshabillentles
initiés1.Bref,alors qu'ils pensentse jouer de leur crédulité,les femmes
Dossier paraissentmieuxconnaîtrela naturedes activitésrituellesque leursdéten-
L'avenir teursmasculins.
politique
duféminisme. Ces femmes baruya auraient-ellesdonc la lucidité supérieurede
Ucasfrançais Diotime et occuperaient-elles, commeelle,le pointde vue dominant? Ce
serait sans doute trop leur accorder. Car les mythes d'origine de
l'initiationmontrentque, en Nouvelle-Guinée,comme partoutdans le
monde, les hommes ne sont pas naïfs,eux non plus. Même s'ils ne le
disentpas en ces termes,ils saventque le rituelchercheà raviraux femmes
le pouvoird'engendrerles enfants.Voici, en effet,l'un des grandssecrets
que les Baruyarévèlentà leursinitiés.Autrefois, c'étaientles femmesqui
possédaient les biens culturels et les flûtes sacrées,et organisaientles
grandescérémonies,dont les hommes étaientexclus. Mais elles furent
tellementmaladroites,et provoquèrentun tel désordre,que les hommes
leur volèrentles objets cérémonielset prirentleur place, pour garantir

1. A. Alland,op. cit.,p. 41-42. Contrairement


à l'auteurde cetarticle,
nouscroyonsdevoir
accorderla primauté à l'interprétation
féminine
de la fabrication
desépouvantails.

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Tordresocial1.Bien entendu,cette inversiondes prérogatives des deux
sextSfqui est d'ailleursun lieu communde la mythologie2, n'a jamais eu
lieu. Mais il n'estpas seulementune justification a posteriori
de la domi-
nationmasculine.Il révèleque les hommesse saventen positionseconde
par rapportaux femmeset, en ce sens,il dit bien l'origineréellede leur
dominationactuelle,mêmesi c'est encoredans le langagedu mythe.Un
détail du mythebaruyaest on ne peut plus significatif:c'est dans les
huttesmenstruellesque les hommes déclarentavoir jadis dérobé aux
femmesles objetssacrés,ce qui revientà direque ces objetsreprésentent le
pouvoirde procréerde leurscompagnes3.
Le plus remarquabledans tout cela, c'est peut-êtrela place qui est
faiteà l'impliciteet au non-dit,plutôt qu'à l'ignoranceou au défaut
d'information. Chez les hommes,comme chez les femmes,on n'est pas
dans une situationde savoirinégalementdistribué,mais au contrairede
savoirpartagé,où chacunsait ce que les autressavent,mais sans savoirsi
les autresle savent,et tout en sachant qu'il ne fautpas chercherà le
savoir! Comme si l'on s'entendaitspontanémentà éviter ce qu'on
nomme de nos jours le commonknowledge^, et ses conséquences: la
symétrieparfaite des informations et des sociétaires.
l'indifférenciation
Comme si la méconnaissancerelativeet mutuelledes pointsde vue, et 23
la rivalitéqui l'accompagne,étaient un moindre mal ou même une
protection. Hiérarchie
des
sexes
dans toutesles sociétésoù l'on trouvedes
Il en est ainsi, semble-t-il, savoirs
ethiérarchie
des
ritesd'initiationsemblablesà ceux que nous avons évoqués. Et, chez ouPlaton lesBaruya
chez
LScubk
Platon lui-même,le discours exotériquemasculin et son contrepoint
ésotériqueféminin,tout en étant enchevêtrés, restentextérieursl'un à
l'autre.Mais cet écartvoulu, et le clair-obscurqu'il entraîne,sont-ilsla

1. D'aprèsA. Alland,op.cit.,p. 42-43 (qui donned'ailleursune référenceerronée à un livre


de Godelierde 1973) et F. Héritier, Masculin/féminin. La penséede la différence,Paris,Odile
Jacob,1996,p. 217. VoiraussiM. Godelier,La production desgrandshommes, op. cit.,p. 117-
118.
2. Pourquelquesexemples, cf.A. Alland,op.cit.,p. 45-51,etF. Héritier,
op.cit.,p. 216-218.
3. Certainsmythes Dans un cas australien,
sonttrèsexplicites. citéparAlland,op.cit.,p. 46,
unefemmedéclareà sa sœur: « Les hommesontvoléle pouvoirde nostotemset ne le rendront
jamais.Maistoutn'estpasperdu: nousavonsle plusgrandde touslespouvoirs etcelui-cine peut
êtredérobé.Car de notreseinseulsles enfantspeuvent »
sortir.
4. La proposition ρ estcommon knowledge, de notoriété
c'est-à-dire publique,si, non seule-
ment,chacunsaitp, maischacunsaitque chacunsaitp, chacunsaitque chacunsaitque chacun
etc.,jusqu'àl'infini.
sdiitp,

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conditiond'un équilibrestableet d'une complémentarité
des sexesque
touteinstitution,
d'une manièreou d'une autre,devraitpréserver
? Ou
d'un
s'agit-il masquedestinéà protéger un ordre
masculinoppressif,
que
la sociétéoccidentalemoderne,plus clairvoyante que les autres,va
pouvoirenfindétruire,en réalisantun mondeégalitaire
et transparent
?
Peut-être de se poserla question.
conviendrait-il

24

Dossier
L'avenir
politique
duféminisme.
h cãs
français

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