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Anne-Marie Sudry

Catherine Siguret

Chouchou
ou mal-aimé ?
Libérez-vous du regard familial
INTRODUCTION

Le monde a changé. S’il y a toujours eu des chouchous, des préférences


parentales et des rivalités fraternelles, les crispations ont de nouvelles raisons
d’être. Chaque enfant grandit, chaque adulte mûrit, dans une société devenue
hypercompétitive. Il s’agit d’avoir toujours plus. Plus d’objets, mais aussi plus
d’amour, les sentiments tendant à devenir des valeurs marchandes comme les
autres. Les individus sont de plus en plus tentés de mesurer leur bonheur à
celui de l’autre, et à estimer qu’ils méritent davantage « parce qu’ils le valent
bien ». La petite société que constitue une fratrie peut tomber dans le piège de
la grande, avec l’amour parental comme objet de convoitise suprême à se
disputer entre frères et sœurs. Ceux qui, autrefois, se seraient dit qu’ils n’étaient
pas les préférés « parce que c’est comme ça » se rebellent et souffrent, en quête
de quelque guichet où faire valoir leurs droits. En vain, car en matière de
sentiments, c’est simple : nul droit ! Or, plus il y a d’inégalités dans la société,
moins bien on les vit à la maison, dont on voudrait qu’elle soit un havre
d’équité, à l’abri du monde…
L’enfant lui-même est devenu aux yeux des parents un objet iconique.
Jusqu’à peu, c’était sur le couple et le mariage que se fondait la notion de
famille. Lors du mariage, l’officier de l’état civil lit toujours le même texte, qui
évoque la protection due aux enfants à venir. Un « livret de famille » est remis à
ce couple chargé de remplir, s’il le désire, les neuf (!) cases préétablies pour les
enfants futurs, que le couple soit hétéro ou homosexuel. Cependant,
aujourd’hui, c’est l’enfant qui fait la famille, bien plus que le conjoint, au point
qu’est apparu le terme de « famille monoparentale ». L’enfant est souvent
l’objet d’un surinvestissement affectif qui déborde le ou les parents. Et, comme
tout ce qui est passionnel, ce surinvestissement se partage mal et la fratrie peut
en souffrir.
Les adultes qui ont été mal aimés le savent mieux que les préférés : le
regard parental peut vous suivre toute la vie. Et le non-chouchou de se
demander, comme l’amoureux trahi : « Mais qu’est-ce que l’autre avait de plus
que moi ? » La réponse est… rien ! Mais ne refermez pas ce livre. Nous avons
voulu montrer ici que, si les préférences parentales ne sont pas une chimère
mais bien une réalité, elles dépendent d’une multitude de facteurs comme le
rang, le sexe, la personnalité de chacun, le cursus de vie, les compétences
individuelles, l’amour que l’enfant a fait naître, etc. Ces raisons sont souvent
inconscientes chez les parents, eux-mêmes imprégnés de leur propre histoire
familiale, dont ils restent parfois prisonniers.
Cet ouvrage a deux ambitions : faire entendre aux enfants devenus adultes
qu’ils ne sont pas contraints de se soumettre au destin que leurs parents leur
ont assigné, car la libération est toujours possible ; et permettre aux parents en
cours de mission d’interroger leurs habitudes et convictions pour ne pas élire
un enfant aux dépens d’un autre, au risque d’en abîmer deux. Car le sort du
chouchou n’est pas forcément enviable, ce qui ne manquera pas de consoler
ceux qui jusqu’ici ont souffert de leur déréliction !
Nous avons alimenté le propos de nombreux exemples qui illustrent les
situations, afin qu’elles puissent faire écho en chacun. Maintes personnes ont
bien voulu se confier à nous, qu’elles en soient ici remerciées. Nous avons aussi
puisé dans la pratique clinique d’Anne-Marie Sudry, psychanalyste, dans les
propos des écrivains, depuis l’aube des temps jusqu’à Laurent Seksik ou Daniel
Pennac, dans la presse régionale riche en faits divers et dans la biographie de
stars, toutes contemporaines, à commencer par… Johnny Hallyday. Car, en
matière de joutes fraternelles, on n’avait guère fait mieux depuis Caïn et Abel !
1
L’heure de l’héritage : parlez-moi
d’amour

Pourquoi commencer par la fin ? Parce que la question douloureuse de la


préférence parentale éclate souvent au grand jour lors de la disparition d’un
parent. Elle peut jusque-là être tue, confuse, ou taboue, mais le décès vient lui
donner corps. La comptabilité de l’héritage est l’occasion pour la fratrie de
revisiter le passé, réveillant douleurs enfouies et rancœurs mal digérées. La
mort met en route une machine à remonter le temps et renvoie chaque enfant
au passé commun vécu avec sa fratrie, et cela ressuscite de vieux litiges
poussant parfois à de nouveaux enfantillages. Elle offre l’occasion tentante
d’une cartographie des sentiments : quelle était ma place dans le cœur du
défunt ? ma place par rapport à mes frères et sœurs ? Et, comme l’on
s’interroge rarement sur sa bonne fortune, c’est souvent le regret et l’amertume
qui pointent : « Pourquoi ce n’était pas moi, le préféré ? » Quant à celui qui
s’estimait chouchou, il peut soudain se voir assailli de doutes sur l’amour que le
parent lui a porté, devant quelque inégalité qu’il perçoit, palpable ou
fantasmée. Des questions d’autant plus douloureuses en cette heure de vérité
que chaque enfant a la certitude que sa cote sentimentale n’évoluera plus. Rien
n’y sera plus ajouté ni retranché. Au nom de la paix des foyers, la question du
chouchou peut être longtemps esquivée et poussée sous le tapis. Mais le
caractère définitif de la mort balaie la décence, la pudeur, la maîtrise de soi, et
parfois jusqu’au sens commun. Les cabinets de notaires, d’avocats, et même les
prisons sont emplis de frères et sœurs que la discorde autour de l’héritage a
définitivement séparés : « Jusque-là, assurent-ils, on s’entendait très bien… »

Johnny Hallyday : le cas d’école


« Pour ou contre Læticia Hallyday ? » Intellectuel ou pas, fan de Johnny ou
non, friand ou totalement en dehors des histoires people, quel Français n’aura
pas été appelé à donner son avis au sujet de la succession du chanteur ? Dans
quel repas entre amis ou en famille — à condition qu’elle ne se trouve pas en
pleine actualité successorale brûlante et explosive ! — le débat n’a-t-il pas été
lancé ? En réalité, du 5 décembre 2017, date du décès, au 12 février 2018, date
de la révélation du contenu d’un testament privant d’héritage les deux aînés du
chanteur, tout allait bien. Les voix qui s’élevaient, en privé comme dans les
médias, n’étaient qu’hommage à un « monument national » : nous aurions tous
eu quelque chose de Johnny… Une parenté culturelle d’enfants d’une icône
patrimoniale, ou d’enfants du rock, d’où l’identification nécessaire. Nous
étions « tous » concernés, ou sommés de l’être. La question de la succession est
l’une des rares questions fondatrices communes à toute l’humanité : nous
avons, ou allons, tous hérité un jour, si la logique chronologique des
disparitions est respectée. Dès lors, il n’était plus question d’union nationale,
mais du choix impératif d’un camp : pour les enfants nés de précédents lits,
David Hallyday et Laura Smet, ou pour la veuve, Læticia Hallyday, et après elle
les deux nouveaux enfants du couple, Jade et Joy ? Sur le plan moral et
philosophique, une grave question se posait en miroir de cette affaire people :
un parent peut-il déshériter ses enfants ? favoriser les uns au détriment des
autres ? afficher des préférences à l’heure des comptes ? Des questions qui
ravivent des plaies pour ceux qui ont précédemment hérité, et une angoisse
sourde pour les autres.
Mais ouf ! Au grand soulagement des plus anxieux, on apprenait dans la
foulée que, si l’on pouvait avoir le cœur à l’injustice, l’on ne pouvait en France
en avoir le droit. Chaque citoyen a pu réviser via les médias les règles du droit
successoral français. Il interdit l’inégalité de traitement de la fratrie par un
parent, même s’il a de son vivant des moyens discrets de le faire. Pour
défavoriser ses aînés, il a fallu que Johnny Hallyday en appelle au droit
californien, un comble pour ce Belge qui s’était voulu et fait plus français que
français ! Ceux qui prenaient parti pour David et Laura s’en sont sentis bafoués
deux fois. Mais finalement, ce qui tenait en haleine n’était pas le débat
juridique sur le fond, mais l’intention sentimentale de ce père-symbole, et cela
a continué de troubler les esprits.

Aux enterrements, l’heure est encore, le plus souvent, à la concorde, au


moins de façade. Les obsèques de Johnny à la Madeleine n’ont pas échappé à ce
modèle. On se souvient de cette image de l’amour en partage, enfants aînés des
précédents lits, veuve et enfants cadets, tous unis main dans la main. Chacun
symbolisait à parts égales une période biographique de la star : son amour avec
Sylvie Vartan pour David, avec Nathalie Baye pour Laura, avec Læticia pour
Jade et Joy. Mais l’ouverture du testament a mis fin à la grand-messe égalitaire :
« En fait, nous n’étions pas aimés pareil. » Car c’est bien cette hypothèse qui a
ravagé les cœurs, bien au-delà de la question de l’argent.
Les révélations chiffrées de Laura Smet, sous forme de lettre posthume à
son père publiée dans la presse, sont pour le moins inattendues, car doublées
de révélations sentimentales simultanées, qui prendraient presque le dessus sur
le concret. La forme déjà, une lettre à un défunt, qui commence dans la
tendresse, par un « Cher Papa » et qui a pour dernière ligne : « Je suis si fière
d’être ta fille. » Manifestement, il n’était pas question que d’argent…
L’actrice ne gardait plus pour elle qu’elle avait le cœur gros : oui, Læticia la
tenait depuis des années à l’écart de son père. Il lui avait manqué. La veuve
l’avait déjà spoliée de l’amour, et maintenant l’argent… La bataille a vite
tourné autour du droit de regard que les aînés revendiquaient sur l’album
posthume de leur père, autrement dit autour de la mémoire : qui était jugé
digne de la perpétuer ? Une question sentimentale de plus. C’est fort mal à
propos sur le plan psychologique que Læticia a parlé comptabilité pour se
défendre : Johnny aurait beaucoup donné de son vivant à ses deux aînés,
suffisamment pour qu’ils aient « assez » ! Certes, ils n’allaient pas mourir de
faim, mais il n’y a pas que l’argent dans la vie ! Les aînés entendaient peut-être
être remboursés des preuves d’amour qu’ils n’avaient pas reçues, et cela en
monnaie sonnante et trébuchante. À la place, que récoltent-ils ? Rien ! Bien
entendu, après plusieurs mois de joutes oratoires et juridiques, on apprenait au
mois de mai que toute médiation entre les quatre enfants était écartée. Sans
surprise. L’amour parental n’est pas négociable ! Financièrement, la justice
tranchera probablement un jour, mais sentimentalement, le couperet est déjà
tombé. Le lien fraternel est brisé et le souvenir du parent, entaché de cette
douloureuse question, familière à de nombreuses fratries : préférait-il vraiment
« les autres » ?

L’argent symbolise un type de relation


Si l’argent est une valeur numéraire qui permet d’échanger des biens — ce
que la société de consommation ne cesse de mettre en avant —, il a aussi une
valeur symbolique : il instaure un type de relation. La psychanalyse en est un
exemple. On lâche chez le thérapeute l’argent qui fait de lui le dépositaire de
nos paroles, pour signifier que l’on ne dévoile pas son intimité sans
contrepartie. Payer pour soi, s’en montrer capable, atteste aussi sa propre
volonté de sauver sa peau, son estime de soi et celle qu’on a pour celui qui
écoute.
Plus communément encore, la relation professionnelle est conditionnée par
l’argent : on est payé « en retour » du travail que l’on produit. Mais l’argent ne
fait pas tout non plus. Quand on parle salaire, on évoque souvent aussi son état
psychique — sorte de bémol à mettre sur l’autre plateau de la balance : « Je
pourrais être mieux payé, vu comment on me traite », ou au contraire : « Je ne
suis pas bien payé, mais je suis bien traité. » Il faut faire une moyenne. Pas
d’argent + pas d’amour, c’est impossible. Certains mesurent les sentiments que
l’autre leur porte au prix qu’il y met, sans s’égarer complètement. Par
convention humaine universelle, commune à toutes les sociétés, même les plus
primitives, on apporte quelque chose à l’hôte qui vous invite, on gâte son
conjoint, ses enfants, ses amis, ceux que l’on aime. L’argent est un symbole
transactionnel qui viendrait dire l’attachement. En perdant leur héritage, les
aînés Hallyday se sont sentis désinvestis de la relation paternelle, bafoués,
dépaternisés. Mais les choses vont plus loin…
Car l’argent est aussi le moyen de compenser une faute, de régler une dette,
de réparer ou d’en donner l’illusion, de venir en lieu et place de l’affection qui
n’existe pas ou qui a été mise à mal. L’argent achète le silence, le pardon, le
manquement, la dette, dans tous les domaines. Les divorces à l’américaine pour
punir le « traître », le pardon acheté via des cadeaux, l’absence coupable dont
on se dédouane par des dépenses, le « placard » grassement payé dans les
entreprises pour consoler l’employé, l’addiction au shopping de certaines
femmes en mal d’estime de soi « parce que je le vaux bien », différentes
situations ou conflits sont réglés, ou croient pouvoir être réglés, par l’argent.
Cet « argent faute de mieux », faute d’amour, faute de bonheur ou
d’épanouissement, est l’argent qu’attendaient les enfants de Johnny, pas
seulement la répartition équitable.
Car la biographie familiale des aînés de Johnny s’affiche pleine de heurts et
de brisures, face à un nouveau récit familial digne d’un conte de fées : son
nouveau couple, sa famille étaient un roman-photo permanent, autant qu’une
leçon de morale quasi évangélique incarnée par les deux petites cadettes, portée
par une sainte des temps modernes, Læticia, cette veuve arborant une immense
croix catholique autour du cou le jour de l’enterrement. Les difficultés ? Ils en
ont fait des forces ! Johnny était ingérable ? Elle l’a dompté. Læticia ne pouvait
pas avoir d’enfants : ils ont adopté deux merveilleuses petites filles. Il était
mauvais père ? Il est devenu exemplaire. Face à ce miracle de l’amour présent,
on a deux couples cassés dans le passé : celui de Johnny et Sylvie, de Johnny et
Nathalie, et leurs « petits » qui ont grandi loin du regard paternel. Car devient-
on jamais « grand » à en oublier d’où l’on vient ? Et le douloureux,
l’inadmissible, est aussi là. Peut-être même principalement là.

L’attente déçue d’une réparation


David Hallyday a grandi avec sa mère aux États-Unis, loin de son père,
qu’il n’a retrouvé qu’adulte. Ils ont eu à cœur de réparer médiatiquement les
années perdues par un album commun, intitulé — cela ne s’invente pas —
Sang pour sang. Les paroles se veulent reconstructives, avec un père qui fait
amende honorable :

J’ai jamais su trouver les gestes


Qui pouvaient soigner tes blessures
Guider tes pas vers le futur
À tous les signaux de détresse
Dis, comment j’aurais pu faire face
Pris entre le feu et la glace ?

Au-delà de nos différences


Des coups de gueule, des coups de sang
À force d’échanger nos silences
Maintenant qu’on est face à face
On se ressemble sang pour sang.

Au-delà du business commun, ce disque avait tout du remboursement


d’une dette, sans même parler des royalties. David Hallyday a la chance, en
termes d’hérédité publique, d’être devenu chanteur, comme son père. David
porte le nom, entièrement fabriqué, de la star vénérée par des millions de fans :
Hallyday.
Laura, elle, n’a pas eu le temps, ou l’occasion, de ces « réparations »
symboliques. Actrice, comme sa mère dont elle a épousé le camp, elle s’appelle
publiquement Smet, qui est le vrai nom de son père, certes… Mais c’est aussi
celui du gamin belge qui a grandi dans la rue, celui précisément qu’il a voulu
laisser derrière lui, pas le nom du héros national à succès mais celui du
souffrant. Peu importe qui a choisi le patronyme public de l’un et de l’autre
enfant : c’est un fait, qui colle à la peau, une identité dans le regard du public.
Laura est la fille d’un enfant abandonné par ses parents, pas d’un homme
devenu idole. Et si l’on peut tolérer d’une idole qu’elle soit absente, on le tolère
moins d’un homme. Johnny semble n’avoir pas été très présent aux côtés de sa
fille, qui a connu des périodes difficiles. Lors d’une hospitalisation de Laura,
interpellée errante et nue sur la voie publique, il se dit publiquement
« dépassé » par une fille qui lui « cause des soucis », et il lui attribue même sa
propre rechute dans le tabagisme ! Un aveu d’impuissance qui n’est pas
forcément le meilleur soutien pour une fille. Qui plus est, dans l’esprit de
Laura, la femme qui lui a volé son père n’a rien de la figure tutélaire d’une
belle-mère ordinaire. Læticia, sa rivale sur le plan testamentaire, pourrait faire
figure de rivale féminine : de huit ans son aînée seulement, une allure physique
assez proche, elle pourrait facilement passer pour sa sœur. Normal quand le
père a trente-deux ans de plus que son épouse ! Et c’est cette femme qui aurait
fait obstacle à leurs relations affectives ? Sans préjuger de ce cas existant car
seule la parole du sujet permettrait d’en savoir quelque chose, Læticia pourrait
incarner « l’autre femme », enviable car possédant la réponse à la question
« qu’est-ce qu’une femme ? ». Ce n’est pas la femme du père qui est
concurrente, mais une contrefaçon de sœur, pourtant parfaite étrangère.
Rappelons que l’héritage désigne Læticia comme héritière de toute la fortune.
Il ne s’agit pas des petites Jade et Joy. La rivale directe, c’est donc bien Læticia,
belle-mère à l’aspect de sœur « d’adoption ». L’adoption d’ailleurs, parlons-
en…
Le père de David et Laura, par un choix délibéré via son testament
californien, a privilégié une épouse dont l’héritage à son décès ira entièrement à
des enfants adoptés, c’est-à-dire, précisément, pas de son sang ! Ni Smet, ni
Hallyday, ni Dupont, mais « cent pour cent » venues d’ailleurs ! Le conte de
fées de l’une pourrait facilement être le cauchemar des autres.
Au lieu d’être remboursés du bonheur insolent que le nouveau couple de
leur père a affiché, les enfants le paient ! La félicité paternelle leur coûte, au pied
de la lettre, alors qu’ils se sont sans doute appliqués à l’accepter en « prenant
sur eux », un comble !

L’équité comptable n’est pas l’équité affective,


encore moins dans son interprétation
La traduction du privilège financier dans toutes les familles est : « Ainsi, il
était donc le préféré ! », soit qu’on l’ait toujours soupçonné, soit qu’on le
découvre soudainement, soit qu’on en soit convaincu contre toute réalité et
toute raison. Mais dans le psychisme, comme en matière de météo, ce qui
compte n’est pas forcément la réalité, mais le ressenti.
L’égalité financière imposée par la loi française ne règle absolument pas le
problème de la rivalité fraternelle ! D’abord, elle n’empêche pas le favoritisme
affectif. Donner à l’un de ses enfants la maison de vacances qui a connu les
grandes heures de la vie familiale quand l’autre hérite d’un immeuble de
bureaux dans une zone industrielle ou d’un chèque, même à valeur égale,
marque la prédilection pour l’un, jugé digne d’« hériter » de l’histoire familiale,
du roman familial, quand l’autre pourra anonymement jouir de valeurs
financières sans connotation affective. Entre deux biens de valeur monétaire
égale, l’un peut avoir un bonus psychologique qui le rend sans commune
mesure avec l’autre. La cote affective attribuée peut être une réalité, mais peut
aussi relever de l’interprétation plus ou moins délirante qui en est faite. Un
enfant pourra parfaitement juger, parce qu’il a toujours estimé qu’il était le
délaissé, que la vieille grange dont a hérité son frère ou sa sœur, perçu comme
chouchou, avait une grande valeur affective dans l’esprit du défunt, tandis que
la villa dont lui-même hérite ne rimait à rien et avec rien. Il peut s’égarer
absolument. Mais impossible de lui faire entendre « raison », parce qu’il n’y a
aucune espèce de raisonnement là-dedans ! L’amour, c’est irrationnel.
Sans désaveu parental marqué d’aucune façon, les enfants se débrouillent
très bien pour se fâcher autour de l’héritage du défunt. Cet argent du mort ne
parle pas de l’avenir mais du passé, pas de son compte en banque (ou pas
seulement) mais de son cœur d’enfant. En témoignent les faits divers les plus
sordides, dont un certain nombre trouvent leur place dans ce livre. Si les stars
se tapent dessus par communiqués de presse et avocats interposés de
préférence, la compétition autour de l’amour parental peut se terminer aussi à
coups de claques, voire de marteau. C’est le cas quand les parents ont laissé
derrière eux les germes de la dispute, semés dans l’enfance et par la
(dé)structuration familiale. Les plaies mal cicatrisées n’attendent qu’un décès
pour se rouvrir. En témoigne le cas extrême de Matthias B., que la perte du
père a dévasté, alors qu’il ne courait aucun risque de manquer d’argent.

Matthias B., trente et un ans : quand l’héritage mène au crime

En 2011, Matthias B., architecte de trente et un ans, a rendu une visite


nocturne à sa sœur, Stéphan, de cinq ans sa cadette, vivant dans un
bel hôtel particulier de Cahors, dans le Lot. Ils sont les deux enfants
d’une bonne famille bourgeoise du Sud-Ouest. Leur père, notable à
qui tout a réussi, maire de village et estimé de tous, est mort un an
jour pour jour avant la nuit du drame. Ayant appris qu’il était atteint
d’un cancer à un stade avancé, il avait souhaité régler sa succession
lui-même, et au plus juste. Son fils a hérité d’une société de
construction, sa fille d’une agence immobilière, entre autres. Mais,
imprudence des imprudences, il leur a laissé une mission commune,
la gestion d’un vignoble. Cette vigne, il l’appelait son « enfant chéri ».
Symbole des symboles que cette vigne, entre enracinement et éternel
renouvellement. Stéphan est d’avis de la reprendre pour faire
prospérer le domaine, mais Matthias ne s’en sent pas la force et veut
vendre. À n’importe qui sauf à sa sœur. Pas question qu’elle reprenne
les rênes et laisse son nom au domaine, comme elle aime répéter en
avoir le projet ! Le ton monte cette nuit-là à ce sujet. Mais c’est
infiniment plus grave qu’une affaire d’argent, et cela ne date pas
d’aujourd’hui…
Frère et sœur se ressemblent physiquement : jeunes, beaux, riches,
élégants, mais depuis toujours jaloux l’un de l’autre. La rivalité larvée
du temps de leur père, par respect du patriarche, explose au grand
jour avec sa disparition. Matthias vivait dans l’ombre de son père,
homme méritant et charismatique, qui, loin de chercher à l’écraser, le
protégeait, notamment de Stéphan, sa sœur au caractère plus
volontaire. Le père de Matthias était son plus ardent soutien, tandis
que le tandem mère-fille fonctionnait à merveille de son côté. « Il y
avait le camp des hommes et celui des femmes », disent les gens du
village. Le décès de son père déséquilibre et fragilise Matthias. Il
alterne durant un an phases de boulimie et d’anorexie, accumule les
nuits d’insomnie, surconsomme de l’alcool, tente de mener de front
plusieurs activités professionnelles. Jusqu’au burn-out. Pour tenir, il
pratique l’automédication, au grand dam de son épouse, de ses
enfants et de sa mère impuissants. Il se sent débordé, pas à la
hauteur, surtout face à cette sœur dynamique, ambitieuse et positive.
Stéphan reste proche de sa mère. Un tandem contre un seul homme.
L’équilibre d’autrefois est rompu. Matthias se sent isolé, abandonné,
et même humilié, disent ses défenseurs, à la barre du tribunal où
s’achève de façon tragique, la rivalité. Car, à trois heures du matin,
après une soirée de fête bien arrosée dans un restaurant chic,
Matthias B. ne s’est pas rendu les mains vides chez Stéphan, mais
muni d’instruments de torture sophistiqués. « Pour la faire parler »,
plaide l’accusé. Matthias a finalement massacré sa sœur au terme
d’un corps à corps si violent qu’elle lui a arraché un doigt avec les
dents ! La scène d’épouvante a laissé les enquêteurs au bord du
malaise. Matthias confie devant la cour d’assises que Stéphan lui
aurait lancé au cours du combat : « Tu ne seras jamais comme papa ;
tu ne seras jamais à la hauteur. » La mère, à la fois de la victime et du
coupable, n’hésite pas à dire sa conviction que le crime avait été
prémédité, sans chercher à accabler son fils pour autant. Selon les
psychiatres, Matthias aurait sombré dans une dépression avancée à la
mort de son père, figure tutélaire imposante qui le faisait tenir
debout, « menacé narcissiquement par une sœur qui prenait le
dessus ». Matthias a été condamné à quinze ans de réclusion
criminelle, accablé lui-même par l’horreur du geste qu’il avait
commis.

Comme quoi les bons comptes ne font pas les bonnes fratries, pas plus que
les bons amis, contrairement à ce que prétend l’adage. Ici un père responsable
fait en sorte que les comptes soient justes — même si laisser aux enfants un
terrain commun était peut-être une erreur. Mais comment un père aurait-il pu
imaginer qu’une vigne commune allait devenir le lieu d’une joute, se
transformant en scène de crime ? Il y voyait sans doute au contraire un terrain
pour s’entendre un peu mieux. L’équité des parents, leur volonté de bien faire,
ne peut empêcher la rivalité fraternelle parce qu’elle se situe bien au-delà du
chiffrage. Le père a sous-estimé la fragilité de son fils face à cette sœur,
Stéphan, qui portait aussi bien la culotte que son prénom plutôt masculin.
Quand Matthias B. dit être venu chercher des mots, vouloir « la faire
parler », il ne ment pas, puisque les mots peuvent apaiser, c’est connu depuis
toujours, notamment depuis Jésus : « Je ne suis pas digne… [de te recevoir,
Seigneur, en l’occurrence]. Mais dis seulement une parole et je serai guéri. » La
parole est un don, dit Lacan, c’est le pari de la psychanalyse. Cet homme
cherchait des mots qui le feraient exister autrement que comme le fils d’un père
et le frère d’une sœur. Il attend une solution par le langage, or c’est toujours
impossible, même avec de la bonne volonté : le mot est toujours à côté de la
chose, on ne pourra jamais dire avec des mots ce que l’on voudrait faire
entendre. En l’occurrence, la tentative est inverse. Matthias entend bien des
mots, mais ceux qui l’enfoncent, pile là où ça fait mal, sur le point
névralgique : il ne sera jamais « papa », ce père qui est mort, une blessure qui
ne cicatrise pas davantage que le complexe d’infériorité « hérité » de son
enfance. Les paroles de sa sœur, loin de le guérir, vont le rendre « malade »,
c’est le moins que l’on puisse dire. C’est ici qu’il faut préciser une chose : ce
n’est pas des manières d’aller voir sa sœur à trois heures du matin avec du
matériel de torture ! Quand un homme en arrive à des extrémités pareilles, on
est au-delà de la question de l’héritage mal digéré ou de la jalousie fraternelle
du névrosé ordinaire. L’exemple nous sert en ce qu’il montre l’extrême, mais
non, cela ne peut pas « arriver à tout le monde », comme aime à le répéter pour
se faire peur la rumeur populaire. Cela peut arriver à quelqu’un qui est « tout le
monde en apparence », mais en apparence seulement, et qui est surtout
probablement sujet à des troubles mentaux, majorés par la consommation
d’alcool et de psychotropes. Que l’on se rassure donc dans les familles !

La rupture fraternelle consommée : un héritage


de l’enfance
Plus couramment, les gestes viennent en lieu et place des mots qui ne
suffisent pas. Les empoignades physiques et menaces dans les cabinets notariés
sont bien connues des hommes de loi, même entre gens bien sous tout rapport.
Quand la parole semble vouée à l’échec, que le conflit ne se résout pas par la
voie verbale, on peut se comporter en animal, tel le chat qui griffe son maître
bien-aimé pour lui dire « arrête » ou le chien qui mord son congénère pour
récupérer son os. Outre la médiation des mots, il y a aussi la médiation de la
loi. Lorsque le névrosé ordinaire est attaqué, il en appelle aux tribunaux plutôt
que de se venger « hors la loi », à la rustre, « œil pour œil, dent pour dent ». Les
conflits portés devant les tribunaux civils par les fratries révèlent la volonté des
névrosés ordinaires de confier leur affaire de succession à une instance sans
affect. Introduire un élément neutre quand les émotions sont exacerbées par les
sentiments et la douleur est le réflexe sain : « Que disent les textes ? »
demandent-ils. Les textes de loi sont encore des mots, quand les autres se
refusent. Les fratries déchirées par l’héritage, c’est-à-dire par leur douleur
d’enfants, résument : « On ne se parle plus », ou encore : « On ne peut plus se
voir ! » Au propre comme au figuré. Une position parfois sage !
Être du même sang, avoir été élevés ensemble, avoir une parenté ne suffit
pas à la concorde, ce peut même être tout le contraire ! Matthias B. et sa sœur
Stéphan, par exemple, se ressemblaient physiquement, socialement,
culturellement. Mais Freud a pointé du doigt ce qu’il appelait « le narcissisme
des petites différences ». Il constatait que plus les gens sont proches, plus la
haine peut être forte. Après lui, Lacan a inventé le mot d’« hainamoration »,
pour souligner ce phénomène de l’amour qui est nécessairement teinté de
haine. Il parlait aussi de « l’amur », l’amour qui va droit dans le mur ! Dans
tout amour, tout sentiment positif, il y a de l’ambivalence capable de faire
basculer le meilleur dans le pire. C’est pour cette raison que l’on ne se déteste
jamais aussi bien qu’en famille ! Quand quelqu’un arrive chez le psychanalyste
pour parler de sa famille, c’est toujours pour s’en plaindre. Et quand il n’en fait
que l’éloge pour commencer, on l’entend un jour déballer une horreur qui dit
assez comme les sentiments ne sont jamais entièrement positifs. Lors des
héritages contentieux, le patient ou la patiente peut commencer par « On s’est
toujours détestés, mon frère (ma sœur) était le chouchou », mais aussi, à
l’inverse : « Avant, mon frère (ma sœur) et moi, on s’adorait… » Va s’ensuivre
le récit de tous les paramètres de rivalité et de rage fraternels évoqués dans ce
livre, accumulés au fil du temps depuis la plus tendre enfance. Les choses
s’avèrent infiniment moins simples, et surtout pas monolithiques. Frères et
sœurs sont toujours, plus ou moins, dans la compétition pour capter le regard
parental. La vie fraternelle est loin d’être un long fleuve tranquille !
2
« Un chouchou, moi ? Jamais ! »

Non, les parents n’avoueront jamais ! Peu d’entre eux admettent avoir un
chouchou parmi leurs enfants quand ils sont petits, pas davantage quand ils
sont devenus adultes, à de rares exceptions près. C’est ce que nous avons
constaté lors de notre enquête à échelle amicale. Avoir un préféré, cela ne se dit
pas, cela ne se fait pas. Chaque sondage effectué par un institut rapportant bel
et bien, sous couvert d’anonymat, l’existence d’un chouchou dans la majorité
des familles déclenche des articles de presse faussement surpris, et un peu
indignés. On dirait un scoop. On peut pourtant lire entre les lignes la place
particulière que tient l’un des enfants d’une fratrie, quand un parent annonce
par exemple : « J’aime mes enfants tous pareil, mon aîné est adorable, mon
deuxième est très doué au collège, et Sylvain devient un brillant sportif. » Un
seul enfant est désigné par son prénom. Un seul enfant est « en devenir »,
gratifié d’une projection sur l’avenir. Autre symptôme : parler longtemps de
l’un de ses deux enfants, et finir par évoquer l’autre de manière expéditive : « Et
puis Léo va bien. » La déclaration des parents est loin d’être le reflet du ressenti
des enfants, jeunes et moins jeunes, qui estiment pour la plupart qu’il y avait
bel et bien un chouchou. Alors pourquoi ce silence ? Les parents ont-ils
commis des impairs marquant, malgré eux, une préférence et dressé sans le
vouloir les enfants les uns contre les autres ? Pas vraiment, ou plutôt, pas
forcément…
La culpabilité de la préférence
Si le parent ne peut reconnaître avoir une préférence, c’est pour plusieurs
raisons sociétales ou morales, qui prescrivent d’aimer « pareil » et de favoriser
l’entente cordiale par l’égalité de traitement au sein de la fratrie. Le problème
est que ces raisons relèvent de l’idéal.
L’idéal républicain : oui, il nous rattrape jusque-là, et pas seulement en
matière de droit des successions ! Le droit d’aînesse, qui faisait du fils aîné de la
fratrie l’héritier de la totalité des biens familiaux, a été supprimé en 1793. Il
fallait jusqu’à cette époque compter sur les largesses du grand frère pour
obtenir sa part, calculée selon son gré. Aujourd’hui, ne pas faire de différence
entre une personne et une autre, sur tous les plans, est une prescription quasi
dictatoriale. Ce qui pousse certains parents particulièrement scrupuleux,
souhaitant « bien faire », à offrir un cadeau à l’un quand ils font un cadeau à
l’autre, y compris quand c’est pour fêter l’anniversaire d’un seul ! « Liberté,
égalité, fraternité », proclame bien la Révolution.
L’idéal médiatique : toute la société vit dans le mythe de la fratrie solidaire,
depuis l’image déployée dans les publicités jusqu’aux success stories fraternelles
ou sororales développées dans les médias.
L’idéal familial et généalogique : les parents se disent que, après eux, les
enfants seront ce qui restera de la famille ; ils resteront « entre eux ». L’idée
qu’ils puissent se serrer les coudes est réconfortante : « Vous pourrez compter
les uns sur les autres », soupirent-ils de réconfort, l’âge venant. À l’heure où la
société est affichée comme menaçante, la fraternité est une valeur refuge. Une
idée propre à « mourir en paix ».
L’idéal culturel ou religieux : « Aimez-vous les uns les autres », outre une
parole chrétienne, est un idéal culturo-religieux généralisé. En témoignent les
Frères musulmans, après les frères dominicains, et les francs-maçons qui entre
membres se donnent du « frère ». Nul besoin d’être croyant ou adepte d’une
chapelle particulière pour être pénétré par le message et le seriner à ses enfants
récalcitrants. L’idéal fraternel est célébré universellement. Quand on aime
vraiment un ami, c’est « comme un frère », et quand on célèbre une amie, on
affirme : « Elle est comme une sœur pour moi. » Les alliances associatives
s’autoproclament « confréries », comme un gage de solidité.
L’idéal hérité de sa propre histoire de fratrie : on a pu s’aimer entre frères et
sœurs et, conscient de la chance que l’on a eue, chercher à reproduire cette
union ; on a pu manquer d’un frère ou d’une sœur fantasmé ; on a pu être
désunis et le déplorer et souhaiter réparer. Tout parent a une bonne raison de
rêver de l’« union horizontale ».

Autant de raisons de culpabiliser si l’on venait à échouer ! Un parent qui a


conscience d’avoir un penchant affectif pour un enfant se sent renier tous ses
idéaux, ainsi que ceux de la société. Il a la sensation de faire moins bien, croit
que les autres parents y parviennent. Ce secret collectivement entretenu
renforce la culpabilité individuelle. Quand un parent « avoue » lucidement, il
cherche des raisons à cette injustice. Accablé par sa faute.

Marina : « Très consciente de ma préférence, je culpabilise depuis


toujours »

« Depuis toujours, je préfère l’aîné de mes enfants, mon fils Jules, de


cinq ans plus âgé que ma fille Lou, et j’en ai longtemps cherché les
raisons. Ce n’est pas parce que c’est un garçon. Ce n’est pas non plus
parce que mon histoire d’amour avec le père de mon fils était plus
forte qu’avec le père de ma fille. Aucune de mes deux grossesses n’a
vraiment été désirée, et l’histoire avec chacun des pères n’a duré que
quelques mois. C’était même pire avec Jules, mon premier enfant,
puisque j’ai failli avorter et n’en ai pas trouvé le courage ! La seule
explication que je vois est liée aux premiers moments de leur vie. Dès
la naissance de Jules, j’ai tout de suite eu le contact. Il m’a regardée
dans les yeux dès qu’on me l’a posé sur le ventre et j’ai ressenti
quelque chose. Ma fille ne m’a pas regardée. Elle était fuyante. Dès
leur petite enfance, Jules se montrait affectueux, gentil, alors que Lou
a toujours été capricieuse et explosive. L’écart entre leurs
personnalités n’a fait que se creuser, et ma préférence aussi. Mon fils
a partagé mes valeurs éthiques, le refus d’une certaine société de
consommation, alors que ma fille est devenue le genre de créature
que je ne fréquenterais jamais si nous n’avions pas de lien, une vraie
fashion victim. Elle est hypnotisée par les marques, les groupes de rap
aux paroles haineuses, la télé-réalité, en bref tout ce que je déteste.
Jules est devenu quelqu’un de tranquille tandis qu’elle court toujours
après l’argent, le plaisir, la rigolade. À vingt-trois ans, elle vit encore
chez moi, tandis que mon fils est parti il y a quelques années. Quand
je ne le vois pas durant plusieurs mois parce qu’il est à l’étranger, il
me manque. Ma fille ne me manquerait pas, j’en suis convaincue. Je
me suis longtemps appliquée à tenter de la comprendre, d’entrer en
relation. Sans succès. J’ai été attentive à ne pas faire de différence
matérielle ou affective entre eux deux. Je ne leur ai pas montré mon
“injustice”, j’en culpabilise tellement ! Mes enfants s’entendent bien,
même s’ils sont sur deux planètes différentes. À l’image de leurs
priorités, j’ai deux enfants : un en vrai, l’autre en apparence(s). Et je ne
comprends pas pourquoi c’est comme ça. J’avais une sœur, mes
parents n’ont jamais fait de différence entre nous. »

Toutes les raisons évoquées par Marina peuvent jouer sur la préférence
parentale, c’est vrai. Sexe de l’enfant, ordre d’arrivée dans la fratrie, histoire
d’amour avec l’autre parent, personnalité de l’enfant, tous ces paramètres que
nous allons évoquer peuvent être décisifs dans certaines familles. Mais aucun
ne réussit à « expliquer » la préférence, et l’hypothèse de Marina autour du lien
primitif initial, pas davantage. Dire d’un enfant « il m’a regardée » et de l’autre
« il ne m’a pas regardée », c’est accorder beaucoup de part au hasard, et plus
encore, à l’interprétation de ce regard. À la naissance, le bébé ne voit qu’à
quelques dizaines de centimètres. Et, surtout, son regard n’est pas chargé de la
valeur affective qui le caractérise à l’âge adulte, ni d’intentionnalité ni
d’interactivité. Mais cet enfant « qui ne la regarde pas » a peut-être pour
handicap d’être le second enfant dont Marina ne veut pas. Un indésiré, ça va,
mais deux, cela peut faire du second l’indésirable. Et la fille peut très bien avoir
perçu le message maternel dans son double sens : « Tu ne me regardes pas. »
D’où sa réponse : « Je ne te regarde pas ? Mais tu n’as pas d’autre choix que
celui de me regarder, fashion victim que je suis ! Si différente de toi. » Dans une
révolte pénible pour la mère, mais saine pour la fille peut-être, elle cherche à
attirer le regard de sa mère : elle s’affiche, comme dans les émissions de télé-
réalité où l’on s’exhibe.
Les parents qui culpabilisent peuvent chercher longtemps des raisons qui
légitimeraient leur penchant, ce sera en vain. Car les lois de l’amour n’ont rien
à voir avec celles de la justice. La préférence est liée à une grande part
d’inconscient, et c’est peut-être seulement sur le divan qu’émergerait la vérité.
L’impératif de « ne pas préférer » est, lui, on ne peut plus conscient, avec des
raisons étiquetées et validées par la société. D’où la culpabilité qui vient de la
distorsion entre ce que l’on devrait faire et ce que l’on fait concrètement.
Toutefois, malgré deux enfants « sur deux planètes », aucune guerre intestine
n’émerge… pour le moment. Car les enfants sont intuitifs, quand bien même
les parents n’afficheraient aucune différence. Les frères et sœurs ont la mémoire
longue, mais eux aussi sont bercés par l’idéal de la fraternité. Ils évitent autant
que possible de manifester leurs mauvais sentiments. On le leur serine : la
jalousie est un vilain défaut.

La famille tout amour : un pari contemporain


parfois proche du mythe
Les parents savent qu’ils doivent traiter également leurs enfants, non
seulement par souci de justice, mais aussi pour que la fratrie ne se déchire pas.
L’ambition semble très simple sur le papier, et même sur les images des illustrés
qui bercent notre enfance ! Les modèles de fraternité idéale pullulent dans les
contes, depuis Les Quatre Filles du docteur March, Le Petit Poucet et autres,
prolongés à l’âge adulte par les confessions des personnalités dans les
magazines. Les stars se targuent d’être épaulées par leurs frères et sœurs, d’avoir
pour meilleur ami leur frère ou leur sœur, quand ce n’est pas leur meilleur
partenaire de travail. Et, parfois, c’est remarquablement vrai ! Les success stories
fraternelles enchantent les foules, des frères Coen, Foenkinos, Elmaleh, aux
sœurs Seigner au cinéma, des frères Sirkis (du groupe Indochine) aux frères
Jackson, les Jackson Five, à en oublier que Michael n’a pas parlé durant quatre
ans aux membres de sa fratrie pour une histoire de gros sous ! Aucun secteur
n’y échappe. Dans la mode, on a les trois frères Elicha, créateurs de la marque
The Kooples, Pariente pour Naf-Naf, les deux sœurs Hiridjee pour Princesse
Tam Tam ou le frère et la sœur Gianni et Donatella pour Versace. Sans parler
des frères Lumières, des Groucho Marx, des frères Grimm, on en oublie. Et
pourquoi s’extasie-t-on ? Précisément parce que tous les parents ou presque
souhaitent à leurs enfants de disposer naturellement, biologiquement, d’un lien
qui les rendra plus forts pour affronter la vie, voire la compétition sociale. En
miroir de ces nantis, ceux qui n’ont pas une relation très proche à l’âge adulte
avec leurs frères et sœurs culpabilisent et le regrettent. Ceux qui vivent une
expérience différente peuvent même avoir tendance à penser : « A-t-il si
mauvais caractère, ou commis de si grands crimes, pour être ainsi fâché avec sa
fratrie ? » Quant aux enfants uniques, ils fantasment : « Ah ! si seulement
j’avais eu un frère ou une sœur… » Comme s’il allait de soi que toute fratrie
était unie depuis la naissance jusqu’à la mort.
Le ou les enfants de la fratrie sur les faire-part ont toujours « la joie de vous
annoncer » la naissance de leur petit frère ou de leur petite sœur, quand bien
même ils seraient eux-mêmes âgés d’un an et demi. Dans les albums de famille,
on fige les enfants premiers-nés avec un air fou de joie lors de l’arrivée du
cadet. Les têtes couronnées nous donnent l’exemple. On se souvient tous de
l’air radieux de la princesse Charlotte de Cambridge, trois ans, figée sur papier
glacé dans son baiser à son petit frère Louis le jour de sa naissance. D’où la
stupeur parentale, voire le sentiment d’avoir commis un grave impair, lorsque
chez soi, son petit se jette sur le nouveau bébé dans l’idée de lui arracher les
yeux ou de se lancer dans n’importe quel autre projet tout aussi altruiste. La
rivalité commence là et ne s’arrête qu’au bord de la tombe des parents, entre
adultes rêvant encore de s’arracher les yeux, mais aptes, enfin, à rompre toute
relation.
Maxime Le Forestier a consacré une chanson édifiante au frère qu’il n’a
jamais eu. Dans Mon frère, il rend un véritable hommage à l’égalité fraternelle
universelle, fantasmée jusque dans les moments difficiles : « […] la vie aurait
divisé en deux les paires de gants les paires de claques », « sûr qu’un jour on se
serait battus pour peu qu’un jour on ait connu ensemble la même première ».
Et de conclure que ce frère n’existe pas, mais qu’« ici quand tout vous
abandonne, on se fabrique une famille ».
Une fabrication. Il ne croit pas si bien dire ! « On connaît la chanson », qui
masque bien la réalité. S’il est des fratries qui s’entendent incontestablement
bien, l’absence de rivalité est un mythe. La volonté d’équité des parents et leurs
efforts ne suffisent pas forcément à l’éviter.

Dans les temps antiques, la violence inhérente à la fratrie n’était ni taboue


ni honteuse. Des premiers textes bibliques au VIe siècle avant Jésus-Christ, à
Maupassant, on a cherché à nous avertir du caractère fondateur de la jalousie
intrafamiliale. Ce n’est que depuis peu, précisément à l’heure où la famille
traditionnelle périclite plus ou moins, que l’on cherche à nous vendre l’idée
d’un lien familial tout de tendresse tissé, jusqu’à faire culpabiliser ou à peiner
les innombrables autres chez qui les choses se passent différemment. Morceaux
(de cruauté) choisis…
Caïn et Abel : première fratrie, premier meurtre !

Caïn et Abel, enfants d’Adam et Ève qui inaugurent la création de


l’humanité, font des offrandes à Dieu. Il est l’incarnation du père tout-
puissant, et les deux enfants se disputent son amour. Caïn, l’aîné, est
agriculteur ; Abel, le cadet, est berger. « Au bout d’un certain temps,
Caïn présenta des produits de la terre en offrande au Seigneur. Abel,
de son côté, apporta en sacrifice des premiers-nés de son troupeau,
dont il offrit au Seigneur les meilleurs morceaux. Le Seigneur
accueillit favorablement Abel et son offrande, mais non pas Caïn et
son offrande. Caïn en conçut un profond dépit, il faisait triste mine. Le
Seigneur lui dit : “À quoi bon te fâcher et faire triste mine ? Si tu réagis
comme il faut, tu reprendras le dessus…” » (Genèse, IV, 1 à 10). Mais
Caïn ne reprend pas le dessus : aux champs, il se jette sur son frère
Abel et le tue. Une méthode radicale pour marquer son dépit !

Plus tard, la compétition continue, tous secteurs et sans pitié.

Jacob : il usurpe la place de son frère pour être béni par son père

Isaac veut bénir Esaü, son aîné, avant de mourir, mais la femme du
cadet, Jacob, l’apprend et le répète à son époux. Jacob profite du fait
que son père est aveugle pour se faire passer pour son frère, preuve
de son irrespect total et de sa propension aux pires coups bas. Et il
reçoit la bénédiction. Que ne ferait-on pas pour être le préféré à
l’heure du dernier soupir ! Sauf que… « Et Esaü eut en haine Jacob »
et « se dit en lui-même “Les jours du deuil de mon père approchent,
et je tuerai mon frère Jacob.” » (Genèse, XXVII, 41). Jacob est obligé de
s’enfuir ! Les rivalités continuent par la suite entre Rachel et Léa, que
Jacob épouse tour à tour et qui sont… sœurs ! La première est stérile
et déteste la seconde, très féconde. Preuve que les mâles n’ont pas le
monopole de la jalousie ! Finalement, Esaü et Jacob vont se
réconcilier après de longues années : « Esaü courut à sa rencontre, le
prit dans ses bras, l’embrassa, et ils se mirent à pleurer. » Jacob ne
sait plus quoi faire pour se faire pardonner d’avoir été favorisé,
réparer ce fâcheux passé. C’est ensemble qu’ils enterrent leur père,
soudés. Une happy end bien méritée, facilitée sans doute par le fait
qu’ils ne passent pas par le notaire pour parler héritage !

Joseph : fils préféré de Jacob, toute sa fratrie veut le décimer

Jacob préfère largement Joseph parmi ses douze enfants. « [Il] aimait
Joseph plus que ses autres fils parce qu’il l’avait eu dans sa
vieillesse » (Genèse XXXVII, 1-10). Comme Johnny avec Jade et Joy ?
Joseph est aussi le fils de son épouse préférée, Rachel, qui a mis
beaucoup de temps à lui donner des enfants, à lui qui en avait déjà
dix. Mais peu importe le motif, le résultat ne se fait pas attendre : « Ses
frères remarquèrent que leur père l’aimait plus qu’eux tous et se
mirent à le détester. Ils étaient incapables de lui parler sans
agressivité. » C’est le moins que l’on puisse dire. En vérité, ils hésitent
entre le livrer aux bêtes féroces et le jeter dans un puits, tentent de le
noyer sans succès, et le vendent finalement aux Égyptiens, où il va a
priori se faire occire. Mais Joseph survit miraculeusement. Là-bas au
pays, au grand dam des frères félons, Jacob reste inconsolable de la
perte de son fils, qu’il croit mort. Cela finira par une réconciliation
générale parce que Joseph a un grand cœur !

À des fins pédagogiques sans doute, la Bible avance des mobiles aux crimes
et délits, mais quelques siècles plus tard, c’est Maupassant qui pointe du doigt
le vrai problème : ni les rivalités ni les préférences ne sont le fruit de raisons.
Elles sont le propre de l’âme humaine. Il l’a compris sans probablement avoir
beaucoup lu Freud, son contemporain. Il décrit ainsi dans son roman Pierre et
Jean les relations des deux frères : « [Mais] une vague jalousie, une de ces
jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frères et entre
sœurs jusqu’à la maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’un
bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive
inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ils s’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la
naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette
autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère, et
tant aimée, tant caressée par eux. »
Car tout est là : l’apparition !
Si ce statu quo est très fréquent, il est bon de savoir que ce n’est pas tout à
fait la faute des parents ni des enfants, la plupart du temps.

Pour un enfant, l’autre, c’est l’ennemi !


Tout petit, l’enfant n’a pas la moindre conscience de l’altérité, d’où la
justesse du terme « petite bête » choisi par Maupassant. La particularité du
tout-petit, entre environ six mois et trois ans, c’est qu’il a du mal à distinguer
ce qui relève de l’autre et de lui-même, période dite de transitivisme. Moi et
l’autre se confondent. C’est l’absence de cette conscience de l’altérité qui rend
les échanges entre enfants petits assez pauvres. Voire inexistants. Deux enfants
mis ensemble s’adressent au mieux des gestes de provocation, auxquels
répondent des gestes en réaction. Il ne s’agit pas d’un dialogue. Le tout-petit
trône dans un monde où chacun est présumé penser comme lui et agir comme
lui, autrement dit un monde où il est seul, quand bien même il aurait déjà des
frères et sœurs.
L’enfant va réaliser vers deux ou trois ans qu’il n’est pas seul au monde ni
ne fait un avec sa mère dans une boucle besoin-satisfaction que rien ni
personne ne pourrait venir entraver. Il découvre qu’il est entouré d’un ou
plusieurs « petits autres », comme dit Lacan, qui parle de « complexe
d’intrusion » pour caractériser ce moment de la vie où l’enfant prend
conscience de l’altérité. L’enfant ne réalise pas seulement l’existence de ses
frères et sœurs, mais aussi celle des autres enfants et des adultes qui l’entourent.
Cette prise de conscience a pour bénéfice, normalement, de détacher l’enfant
d’un objet imaginé idéal : la mère. Sachant maintenant qu’il existe autre chose
et d’autres êtres dans la vie, il va explorer l’autre. Il va pouvoir aller au-devant
de lui, apprendre l’accord et le compromis, le début des rapports sociaux. Mais
l’enfant découvre du même coup qu’il va devoir partager sa mère, différer ses
désirs, négocier, et ce n’est pas une bonne nouvelle du tout ! Comble de la
malchance, c’est souvent à l’âge où l’aîné prend conscience de l’altérité qu’un
frère ou une sœur va débarquer dans sa vie ! C’est un coup dur à son statut
d’unique de faire l’expérience de son existence, et en même temps de la fragilité
de son statut et de la difficulté de tenir sa place, alors qu’il l’avait tout entière.
Et n’envisageait même pas une autre configuration possible ! Il passe de « je
suis tout pour ma mère » à « ma mère a eu besoin d’autre chose, je ne la
comblais pas ». Il y a forcément un passage difficile, où l’enfant peut penser :
« Elle ne m’aimait pas vraiment pour que l’amour soudain se partage, ou,
plutôt, se divise. » Le mot d’ordre ferme du tout-petit est bien connu : « Moi,
je partage pas ! » Et de croiser les bras d’un air décidé.
L’enfant, à l’état de nature, ne cherche pas à introduire du lien social avec
des « Après vous, je vous en prie », ou des « Non merci, ça me gêne… ». Au
risque de décevoir les parents, il ne souhaite pas avoir de frère ou de sœur. Il n’a
aucune espèce d’« immense joie » à annoncer l’arrivée de celui qu’il voit comme
un intrus, même s’il peut de temps à autre affirmer le contraire pour leur faire
plaisir. Les parents vont sourire face aux interrogations du bambin, au sujet du
petit autre nouvel arrivant : « On ne peut pas le rendre ? le ramener à la
maternité ? » ou : « Il va rester longtemps ? » Ils imaginent que c’est du second
degré, mais s’ils devaient lui répondre sérieusement, ce serait pour lui faire une
réponse cruelle : oui, ils ont pris, entre eux, une décision irrévocable « dans le
dos » de leur enfant ! Un vrai coup bas ! Pourquoi l’enfant se réjouirait-il de
partager son espace, le temps parental, ses jouets, et par-dessus tout l’amour de
ses parents ? Il n’y a pas d’instinct fraternel naturel, pas plus d’ailleurs que
d’instinct paternel ou maternel naturel.
En effet, la biologie, la fécondation, l’insémination ne font pas la mère. Les
animaux sont maternants, à la différence de l’humain, qui est empêtré de
langage. On ne devient pas mère, ni père, si l’on n’a pas quelque chose à dire
autour de la conception de son enfant, si le fait biologique n’est accompagné
d’aucune projection, d’aucune verbalisation. Certaines femmes viennent
accoucher à la maternité sans avoir rien préparé, sans avoir rien pensé, après
parfois un déni de grossesse, et, quand elles accouchent, il ne se passe… rien.
Elles voient le bébé et disent : « C’est moi qui ai fait ça. » « Ça », ce n’est rien,
ce n’est pas quelqu’un. Ce sont des bébés qui n’ont pas été « parlés », rêvés,
encore moins nommés. « Appelez-le comme vous voulez. » Il n’y a pas de
parentalité, que ce soit pour une mère ou pour un père, sans langage. Quant à
la fraternité, elle n’a pas non plus de fatalité biologique. On peut n’avoir aucun
lien avec un frère ou une sœur, parce qu’on n’a rien à en dire. Ce n’est pas
qu’on le déteste, il nous laisse seulement muet.
Bien entendu, les sentiments de l’enfant deviennent ambivalents vis-à-vis
de ses parents dès lors qu’il n’est plus l’unique. On prend conscience de la place
exclusive d’aimé que l’on a occupée quand on la perd, et cette conscience de
l’amour est accompagnée simultanément de relents de haine et de rancœur !
C’est le temps des colères et de l’opposition. Se structurer ne va pas sans
douleur. C’est parce qu’ils imaginent cette douleur que des parents, désireux de
bien faire, et embarqués dans un imaginaire débridé, renoncent à faire un autre
enfant pour ne pas faire de l’ombre au premier. « Débridé », car c’est
évidemment de la folie d’imaginer que leur enfant a raison ! Ou qu’ils lui
rendent service. Ils ignorent que le cœur grandit à proportion du nombre
d’enfants, et que de toute façon, même en l’absence de fratrie, l’enfant fera
cette expérience qu’il n’est pas tout pour son parent, ni seul au monde, qu’il est
quelque part, lui aussi, un « petit autre », tenu de s’agréger à la société de ses
semblables. C’est bien tout le bénéfice de la fratrie ! Les relations entre frères et
sœurs sont le premier laboratoire des rapports sociaux, qui conditionneront
ceux à venir, comme nous le développerons en évoquant les conséquences à
l’âge adulte.

En grandissant, l’enfant devient capable de s’inscrire dans des relations plus


apaisées. Les plus jeunes se battent, se griffent, quand ils ne cherchent pas à
s’entretuer. Plus âgés, ils peuvent persister épisodiquement à ne pas se faire de
cadeau, en proie à deux types de rivalité. L’une horizontale, qui se déroule
intrinsèquement entre eux, l’autre verticale, qui consiste à se mesurer dans le
regard parental. Entre eux, ils se chipent leurs affaires préférées, convaincus que
celles de l’autre sont infiniment plus désirables que les leurs. Ils évaluent les
forces et atouts de l’autre et l’envient, apprenant plus ou moins vite à faire
avec. Cette rivalité-là témoigne de l’absurdité de ne pas faire d’autre enfant afin
d’épargner à son petit la jalousie : c’est peine perdue, il la connaîtra un jour
avec ses pairs !
La compétition dans le regard parental est plus puissante encore :
« Pourquoi ce serait à moi de mettre la table ? », et : « Pourquoi il a eu la plus
grosse part ? » Avant l’heure de l’héritage, dès le gâteau d’anniversaire, la taille
de la part importe ! Quand les parents sont encore présents, ils jouent les
régulateurs, calment le jeu et distribuent des places : à lui la grosse part, à lui la
petite. Cela devient explosif plus tard dans la vie, quand les parents ne sont
plus là ou quand ils n’ont plus le pouvoir d’intervenir.
L’enfant cherche en première intention à devenir le préféré. À n’importe
quel prix. On voit couramment des enfants faire passer leur bêtise pour celle
du frère ou de la sœur, quand ils n’inventent pas eux-mêmes une bêtise pour
faire accuser l’autre. Dans quelle famille n’est-ce pas arrivé ? L’instance morale,
le sens de l’équité n’apparaissent qu’avec le temps et l’éducation. Celui qui
fayote n’éprouve aucune culpabilité à se sentir le chouchou, même si ce n’est
qu’un instant et à la suite d’une injustice : il en est fier. On en voit parader, au
détriment du frère ou de la sœur, parfois même sans que le parent ait la
moindre conscience du stratagème. Tout bénéfice est bon à prendre, même si le
privilège octroyé a été volé, comme se voir féliciter d’une bonne action dont on
n’est pas l’auteur.
Et si l’enfant ne parvient pas à être le préféré, il peut chercher à être
différencié et à se distinguer par n’importe quel moyen. Certains enfants vont
s’organiser de manière particulière pour aimanter le regard parental, par
exemple « en ne jouant pas dans la même cour ». Tous ses frères et sœurs font
de la musique ? Il ira au cheval ! Un moyen de faire cavalier seul. Son parent ne
va pas forcément le préférer, mais il va le regarder différemment des autres.
L’enfant veut, coûte que coûte, une place à lui tout seul. Ce vœu d’unicité, à
défaut de préférence, prend parfois des chemins de traverse contre-productifs,
quand l’enfant, par exemple, se jette à l’eau tout habillé ou se distingue par des
comportements répréhensibles. Évidemment, les écarts de conduite risquent
fort de ne pas lui attirer des lauriers, mais que ne ferait-on pas pour concentrer
l’attention sur soi ?
C’est l’éducation qui entreprend de dompter les instincts sauvages de
l’enfant. Les parents se posent comme régulateurs, même s’il s’en trouve qui,
par jeu ou par inconséquence, sèment la zizanie en estimant qu’il est formateur
pour les enfants de se battre. On en voit ! Car tout se voit. Certains, sous
prétexte qu’« il faut savoir se défendre dans la vie », exhortent à la loi du
Talion : œil pour œil, dent pour dent : « Si on t’embête à l’école, tu ne te laisses
pas faire, tu cognes. Faut pas être une mauviette », et autres recommandations.
On a de quoi se demander quel individu social pourrait bien, en tant que
parent, dispenser de tels conseils et installer un tel ordonnancement du
monde… Fabriqueront-ils pour autant des êtres qui leur ressembleront,
incapables de vivre en société ? Eh bien non, pas forcément ! Car heureusement
l’enfant possède la capacité de se positionner autrement.

La rivalité structure les enfants mais… elle


peut piéger les parents !
En prenant conscience de l’altérité, l’enfant découvre les rapports de
séduction et les rapports de pouvoir, la capacité à interagir par le charme ou
par la force, avec sa fratrie comme avec ses parents. Il peut passer de l’extrême
générosité, en attendant parfois la pareille — « Je te passe tous mes jouets » —,
au despotisme — « Je t’arrache les tiens des mains, et je les casse ». Les parents
vont être les ordonnateurs de ces échanges, distribuant à l’un les félicitations, à
l’autre les réprimandes. L’enfant s’efforce de séduire son parent, de s’attirer ses
bonnes grâces. Il constate que c’est en obéissant qu’il y gagne le plus, en
témoignant de qualités de cœur envers son frère, sa sœur et les autres en
général. Les échanges entre enfants ne se déroulent jamais longtemps en
solitaire, sans la présence et le « débrief » parental qui orientent leur
comportement. Leurs faits et gestes sont observés et, quand ils ne le sont pas,
ils seront « rapportés » par les autres enfants eux-mêmes — « Je vais le dire ! »
clament-ils, en courant tout raconter.
Du tribunal parental, ils entendent sortir réparés s’ils ont été lésés, mais
aussi innocents même s’ils sont coupables — ils entendent sortir préférables,
meilleurs, bref : triomphants. C’est cette compétition dans le regard parental
qui, paradoxalement, leur donne pleinement conscience de leur propre
existence. L’enfant, lorsqu’il comprend qu’il n’est plus seul en lice, voit émerger
en lui la notion de manque potentiel, donc de désir : en voulant avoir sa place,
qui ne va pas de soi, il reconnaît son existence propre. C’est ce qui va aussi
l’encourager à développer des compétences, dans tous les domaines.

Cependant, l’obéissance peut cacher un piège, qui demande la vigilance du


parent. Bien sûr, la supplique de l’amour universel, « sois gentil avec ta sœur
(ou ton frère) », est un excellent conseil, mais les parents ne doivent pas
s’étonner qu’il ne soit pas toujours suivi. Et, surtout, cette gentillesse ne doit
pas devenir un système de séduction. Le parent peut très bien se laisser
amadouer par ces enfants « merveilleux » qui le manipulent pour s’en faire
préférer, en n’exprimant plus jamais leur ressenti réel. Celui qui est toujours
sage et gentil peut s’installer dans ce rôle en prenant beaucoup sur lui, ravalant
peines et injustices. Pour le parent, sa conduite est évidemment confortable,
mais elle peut masquer sa souffrance, autant que sa manipulation éventuelle.
Cette séduction peut pousser le parent à une relation amoureuse
passionnelle, par reconnaissance ou admiration de cet enfant contre un autre.
« L’autre » sera ainsi installé à son corps défendant dans un rôle de rebelle
« emmerdeur », par qui le malheur arrive toujours. Si l’enfant « chouchou » est
capable de rivaliser d’ingéniosité pour se faire bien voir, il peut aussi épouser sa
fonction. Prenons l’exemple de celui qui sert d’agent de renseignement aux
parents. Avoir un flic dans la fratrie, c’est pratique, mais ce n’est pas un service
à rendre à l’enfant, pas plus que l’installer dans une position d’enfant chéri.
C’est le figer à une place que ses frères et sœurs n’ont pas appréciée et dont ils
se souviendront bien au-delà de la période de l’enfance.
Au sein de la fratrie comme auprès des parents, les délaissés peuvent faire
de la surenchère dans l’agressivité, tentatives plus ou moins habiles pour se faire
remarquer, mais ils peuvent aussi se retirer de la course. Quand le parent est
sous l’emprise d’un chouchou, le délaissé résiste avec le peu de latitude qu’il a
et, parfois, il ne voit pour solution que le silence. Voici le cas d’une mère qui
amène son enfant qu’elle dit autiste, sans qu’aucun diagnostic médical soit
venu le confirmer…

Le petit Adrien : le prétendu autiste qui voulait se retirer de la


compétition

Sa mère raconte en arrivant : « Le frère d’Adrien a sept ans, et il a tout


fait bien, marché tôt, été propre tôt, parlé tôt, et il ne me donne que
des satisfactions. Mais Adrien, qui a quatre ans, ne parle pas, ne fait
rien, il est lent, etc. » Cette mère, sous antidépresseurs, a cessé de
travailler et se consacre seule à cet enfant dit autiste. Son mari est
souvent en déplacement. Elle ne le déplore pas. « C’est un père
incompétent », dit-elle. Lors de la première consultation, les constats
de la mère s’avèrent bel et bien : Adrien assiste au rendez-vous et au
triste portrait que sa mère fait de lui, sans bouger ni réagir. Les fois
suivantes, j’accueille Adrien seul, un Adrien qui prend goût aux
séances puisqu’il ferme lui-même la porte au nez de sa mère et va
s’installer sur sa chaise face à moi. Il sourit quand je lui répète
combien je suis heureuse de le voir. Durant trois mois, je m’amuse
toute seule avec les jouets qui sont à disposition des enfants dans
l’espoir d’instaurer un lien avec lui, et surtout de lui montrer que je
m’occupe sans rien lui demander. Le but est de lui offrir l’image d’un
adulte autonome, qui ne l’attend pas, et ne le met pas en situation de
dépendance. Adrien me regarde. Sans venir. Jusqu’au moment, trois
mois plus tard, où j’entends pour la première fois la voix d’Adrien, qui
approche et me dit : « On zoue ? » Il avait enfin compris qu’il disposait
là d’un espace bien à lui, sans sa mère qui lui assignait une place
d’objet. En réalité, l’aîné idolâtré par sa mère redoublait d’efforts
comme un singe savant, alors Adrien, très malin, avait décidé
d’abandonner la compétition. En ne parlant pas, il s’exprimait. Avec le
temps, Adrien, qui n’était pas autiste du tout, a compris qu’il pouvait
exister sans se taire.

Quand le match est trop inégal, ou les dés pipés, la spirale vertueuse de la
saine émulation de la fratrie peut se transformer en spirale négative et en force
de destruction. Pour garder la bonne distance avec chacun de leurs enfants, les
parents doivent faire preuve d’une vigilance permanente.

La juste distance n’est pas affaire d’égalité


Ne pas laisser libre cours à la compétition, cela ne veut pas dire ne pas faire
de différence. Traiter les enfants pareil ne serait pas loin de l’in-différence, tout
simplement parce que deux enfants ne sont pas pareils. Donner la même chose
à ses enfants revient à nier leur singularité. On peut faire des différences sans
faire de préférence. Viser l’équité, à défaut d’une égalité imaginaire. C’est la
personnalisation du lien qui individualise chacun. Plus il se sent exister comme
personne, moins la question de la rivalité se pose. Mettre ses deux enfants sur
une luge si l’un est en âge de faire du ski, faire se coucher un petit tardivement
parce qu’il se plaint que l’aîné, « lui, il a le droit », n’aurait rien de structurant.
Résister aux injonctions de l’enfant qui réclame « pareil » est parfois une
épreuve de force, mais c’est le devoir du parent. Et un service à rendre en
prévision de l’avenir. La vie sociale se déroule sur le mode de la transaction, et
non du chantage affectif ou de la pression despotique. On doit veiller à
l’individuation du lien en établissant une relation avec chaque enfant, en se
réservant une activité ou un tête-à-tête avec lui, sans le restant de la fratrie, en
tenant compte de ses goûts, de ses aptitudes. On ne peut pas élever des enfants
« tous ensemble », pas plus qu’on ne peut les élever « pareil ».
Le parent, dans l’idéal — toujours inatteignable —, a tout intérêt à rester
impartial, en évitant d’être pris à partie dans le jeu de la fratrie. Elle lui
demande de désigner le coupable et de le punir, une demande de
positionnement impératif, « pour ou contre » moi – « pour ou contre » l’autre.
Or, les choses sont souvent plus complexes. En choisissant un camp, le parent
peut systématiser son jugement et installer un enfant dans un rôle, de
dominant ou de dominé, de coupable ou de victime, faire un éternel
triomphant et un éternel perdant, indépendamment de la situation. Entre
enfants, les tensions sont naturelles, les torts parfois partagés, et les rapports de
force évolutifs. Tous les parents n’en tiennent pas compte, faute de regarder
chaque jour leur enfant comme un être tout neuf.
Qui n’a pas vu un jour se dérouler cette scène de plage : un enfant
construit un magnifique château de sable et un autre, plus jeune, vient le piller
rageusement. L’aîné, naturellement, se précipite vers ses parents : « Il a tout
cassé, il arrête pas de m’embêter ! » Certains parents répondent : « C’est pas
grave, il faut comprendre, il est plus petit. » Eh bien, non ! Le fait que l’autre
soit le cadet, qu’il soit faible ou fatigué, ne doit pas pousser à accepter une
attaque. De même, peut-être que l’aîné, dans le passé, lors d’autres scènes, a
témoigné de sa difficulté à laisser de la place au petit, mais cela ne signifie pas
que le petit a toujours raison. Les enfants ne relativisent pas l’injustice, elle les
meurtrit, comme s’il n’y avait pas d’après. Plus que juge, le parent doit d’abord
se faire médiateur.
C’est en se sentant entendu comme individu, sans étiquette préétablie, que
l’enfant va grandir en ayant conscience de la Loi. La Loi, avec un grand L, ce
n’est pas seulement les grands interdits, le crime, le vol, le code pénal, mais
aussi le code relationnel : on n’est pas tout, on ne peut pas tout, on ne peut pas
faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, ce qui ruinerait toute
vie sociale. C’est en intégrant la Loi que l’enfant va développer des
compétences qui vont rendre sa propre existence comme celle des autres plus
agréables : l’altruisme, la bienveillance, la tendresse, le pardon, etc., vis-à-vis de
sa fratrie pour commencer. On pourrait penser que plus les enfants sont
grands, plus la compétition pour gagner l’amour parental diminue. C’est en
général le cas. Quand des situations de rivalité perdurent à l’âge adulte,
s’enveniment jusqu’à la lutte voire la rupture, elles s’enracinent souvent dans
d’anciennes plaies non cicatrisées.

Qui dit traitement équitable ne dit pas amour


égal
Le lien à chaque enfant est différent, même si l’on réserve à tous un
traitement équitable, comme l’expliquait Marina : elle ne fait aucune différence
matérielle, mais affectivement son cœur penche du côté de son fils. Nos vœux
pieux d’égalité ne peuvent venir à bout de nos psychismes et de nos
personnalités. Les sentiments qu’éprouve un parent pour chacun de ses enfants
sont à géométrie variable. Ils dépendent de la vie que l’on mène le temps de
son éducation, en couple ou en solo notamment, de ce que représente l’enfant
dans notre imaginaire dès sa conception, au présent, projeté dans l’avenir, de sa
place chronologique dans la fratrie, de son âge, de son sexe, du temps qui passe
aussi. Les sentiments parentaux, comme tous les sentiments, évoluent dans le
temps, sont modulés par la personnalité de l’enfant, par l’histoire que l’on a
avec lui, la façon dont on se reconnaît en lui ou au contraire dont il nous
surprend.
La plupart des parents préfèrent l’un de leurs enfants, parfois
ponctuellement. Si c’est culpabilisant, c’est aussi naturel. Le propre de l’amour
est de n’être jamais linéaire, pas davantage éternel. C’est bien ce qui fait son
intérêt. L’enfant aussi préfère alternativement, ponctuellement ou durablement
l’un ou l’autre de ses parents ! Mais lui s’en sent le droit, tandis qu’il met en
demeure son parent de ne pas avoir de chouchou. L’enfant blessé de se sentir le
moins aimé peut mettre son ou ses parents au banc des accusés, traîner sa
rancœur toute sa vie, en garder les stigmates dans son comportement en
société, ne plus entretenir aucun lien avec ses frères et sœurs. On n’y est tenu
par aucun devoir légal, tandis que l’on doit assistance à ses parents comme à ses
enfants, sauf cas particulier de maltraitance avérée. Le lien horizontal ne relève
d’aucun impératif, sur aucun plan. Brouille, éloignement, dispute, rupture
définitive, tout est possible. Est-ce pour autant que les parents ont mal agi ? Pas
forcément. Frères et sœurs se débrouillent très bien pour se jalouser tout seuls
entre eux, sont capables d’interpréter l’attitude parentale comme leur étant
favorable ou hostile. Ils peuvent être certains qu’il y a(vait) un chouchou alors
que, en toute sincérité, les parents n’en ont pas le sentiment, ou encore refusent
de s’en souvenir. L’enfant, par définition, a toujours l’impression de ne pas être
assez aimé, et certains adultes ne quittent jamais tout à fait cette position
infantile. Il leur en reste quelque chose d’affreusement douloureux, qui non
seulement pourrit leur lien à la fratrie, mais potentiellement aussi leur lien aux
autres en général.
3
Je n’étais pas le chouchou / j’étais
le chouchou : et si ce n’était que dans
la tête ?

Le chouchou est le plus souvent désigné par les autres membres de la


fratrie : « Oh, toi, de toute façon, tu étais le chouchou ! » lancent-ils avec
jovialité… Jovialité du moins jusqu’à l’héritage, souvent déclencheur de
l’accrochage majeur ! Le chouchou, lui, pointé du doigt, reconnaît rarement les
privilèges dont il a joui. Et quand il s’en vante, il ne faut pas y voir de la
lucidité, mais un sentiment de supériorité et une estime de soi plutôt mal
employée : qui se targuerait d’une injustice ? Plus fréquemment, ce sont les
lésés que l’on entend, ceux qui ont souffert de passer toujours après. Il était
bien naturel de leur laisser la parole d’abord ! Et ce n’est pas nécessairement
pour entériner leur opinion.

« Je suis le mal-aimé », une déclaration


qui flirte avec le masochisme
Aussi exemplaire que le cas Johnny Hallyday en matière d’héritage, la
chanson de Claude François Le Mal-Aimé ! Elle en dit long sur la peine qui
habite le lésé de longue date, avec une acuité psychologique qui fait tout le
succès de la chanson populaire :

J’ai besoin qu’on m’aime


Mais personne ne comprend
Ce que j’espère et que j’attends
Qui pourrait me dire qui je suis ?
Et j’ai bien peur
Toute ma vie d’être incompris
Car aujourd’hui : je me sens mal aimé

Je suis le mal-aimé
Les gens me connaissent
Tel que je veux me montrer
Mais ont-ils cherché à savoir
D’où me viennent mes joies ?
Et pourquoi ce désespoir
Caché au fond de moi

Si les apparences
Sont quelquefois contre moi
Je ne suis pas ce que l’on croit
Contre l’aventure de chaque jour
J’échangerais demain la joie d’un seul amour
Mais je suis là comme avant mal aimé

Car je suis mal aimé…

Pour une génération, on pourrait appeler ce positionnement le « syndrome


Calimero », du nom d’un petit poussin de dessin animé qui se plaignait
beaucoup.
C’est le « comme avant » qui interpelle dans le discours, comme si le
présent était la continuité du passé, comme s’il existait une damnation, une
condamnation au manque d’amour ! Le plus souvent, le mal-aimé s’épanche
dans le contexte d’un présent qui ne va pas très bien. Si l’on évoque
spontanément ce dont on a manqué enfant, c’est bien que la béance est restée
douloureusement chevillée au corps et au cœur, soit qu’elle ait imprimé
d’emblée une douleur de vivre, soit qu’elle ait ressurgi après de récents
déboires. Il est rare d’entendre des êtres évoquer spontanément ces tourments
passés lorsqu’ils traversent une période radieuse de leur vie, avec le sentiment
d’avoir réussi. Un présent serein appelle à vivre aujourd’hui et à se projeter
demain, pas à se retourner en ressassant ce qui n’est plus. Celui qui se dit mal
aimé pleure en réalité le présent : « un seul amour » et tout serait effacé, il
l’avoue spontanément ! En accusant son statut de mal-aimé d’autrefois, il
trouve un coupable idéal qui le disculpe lui-même : son malheur, il n’y est pour
rien, c’est la faute de ses parents ! Cela ne veut pas dire que la position est
confortable pour autant.

Louis, cinquante et un ans : « Mon frère était le chouchou de mes


parents, et le fossé n’a cessé de se creuser entre nous. »

« Tout petit, j’ai été très malade, au point que l’on ne savait pas si
j’allais survivre. Cinq ans après, mon frère naissait, à l’opposé de moi.
Je restais physiquement vulnérable et assez renfermé. Mon frère était
costaud, sportif, extraverti, un peu comme mon père, qui tenait un
“routier”. Mon frère était toujours partant pour les activités en famille,
souvent remuantes, moi pas du tout. Je n’aime ni le sport ni les
assemblées rigolardes. Très jeune, mon frère a aidé mon père au
restaurant, devenant son allié dans le travail, son complice dans
l’équipe de foot, assurant sa relève, tandis que je développais, moi,
des compétences scolaires. J’y étais encouragé. On exigeait beaucoup
de moi sur ce plan-là, rien de mon frère, mais paradoxalement je ne
m’en trouvais pas valorisé. On me regardait au contraire comme une
bête curieuse. Je suis devenu, une fois adolescent, l’intellectuel
incompréhensible de la famille, tandis que mon frère était l’homme
de la famille, le vrai. Si l’on ajoute à cela que je me suis vite découvert
homosexuel, ce qu’ils ont voulu ignorer aussi longtemps qu’ils l’ont
pu, jusque vers mes quarante ans ! Le portrait était complet pour faire
de moi un étranger en quelque sorte diminué. Ils m’ont pourtant aidé
à m’installer à Paris quand j’ai entamé mes études, mais ils s’en
sentaient comme humiliés, complexés. Ils étaient bien contents de
me savoir à distance, faire ce à quoi ils ne comprenaient rien. Mon
frère, lui, a progressivement pris le relais de l’affaire familiale, s’est
marié avec une fille de la région. Tout comme il faut dans la lignée de
mes parents. Moi, je suis devenu attaché de presse, en couple avec
des hommes dont je ne pouvais pas leur parler (ils n’y auraient rien
compris), et ce silence sur tous les aspects de ma vie épaississait
encore mon étrangeté à leurs yeux. Et puis je me suis marié, avec une
femme dont je suis tombé amoureux. Nous avons eu deux enfants,
mais cette décennie de vie “dans les clous” n’a rien changé. Je vivais
de toute façon dans un monde qui n’était pas le leur et dont ils ne
voulaient rien savoir. Je ne faisais plus partie de leur vie, ni au
quotidien, ni en pensée, ni concrètement. Au mur, chez eux, il y avait,
et il y a toujours, leur fils cadet, leurs petits-enfants nés de mon frère,
mais ni moi ni mes enfants. Le rejet n’est jamais frontal. Si j’appelle
parce que j’ai besoin de quelque chose, ils me répondent, ils font ce
qu’il y a à faire, sans tendresse. Quand j’étais enfant, je percevais la
différence affective que faisaient mes parents entre mon frère et moi,
mais pas de différence matérielle. Avec le temps, la frontière est
devenue palpable concrètement, aussi. Spontanément, on ne pense
plus à m’inviter dans les fêtes de famille, alors que j’habite
aujourd’hui tout près de chez eux, seul depuis des années
malheureusement, et dans la précarité professionnelle à l’heure
actuelle. Mes enfants ne reçoivent pas d’argent de poche ni de
cadeaux de leur part. À Noël, je ne suis invité qu’au repas du
lendemain du réveillon, et jamais en même temps que mon frère. Car
je me suis disputé violemment avec ma belle-sœur, devenue comme
leur propre fille puisqu’ils la voient tous les jours. Mes parents ne
voient pas l’inégalité de traitement, mais le restant de la famille s’en
rend compte et s’en attriste. Mes parents ont l’impression que c’est
moi qui me mets à l’écart, que je suis un mec bizarre, “dans mon
monde”. Je ne dirais pas que mes parents ne m’aiment pas. Mais ils ne
se reconnaissent pas du tout en moi et j’ai l’impression qu’un parent
a besoin de se voir en regardant ses enfants. J’ai longtemps espéré
leur amour, des manifestations d’intérêt et d’affection, j’espère
encore sans doute… mais je sais maintenant que c’est en pure perte !
Si j’ai encore mal, c’est pour mes enfants, à qui j’aurais souhaité des
grands-parents présents et aimants, qui ne préfèrent pas les autres. »

On peut se demander pourquoi, à l’âge adulte, on guette encore des signes


d’amour de ses parents… Mais, contrairement à une idée répandue, très peu
d’enfants deviennent adultes ! Devenir adulte, c’est ne pas s’éterniser dans une
position d’enfant, quelle qu’ait été la réalité. Car l’image que l’on en a est une
question de prisme : a-t-on vraiment été dévalorisé ? Bien sûr, les Thénardier
existent, avec un enfant martyr, mais plus couramment les parents valorisent
quelque chose chez un enfant, quelque chose chez un autre, et Louis n’échappe
pas à la règle. Ses parents sont conscients de son aptitude à faire des études. Ils
vont jusqu’à l’aider à s’installer. Il faut bien avoir été porté pour réussir quelque
chose, comme avoir le courage de prendre son envol à Paris, se lancer dans la
communication, un milieu prestigieux, où la compétition est rude ! Il y a de
quoi être fier ! Alors pourquoi est-ce sur autre chose que Louis met le focus, ses
manquements, sa mauvaise santé ou son inaptitude au sport ?
Peut-être parce qu’il a développé des qualités aux antipodes de celles de son
père, qui est, malgré tout, son premier modèle masculin. Quand bien même ce
père serait son anti-modèle, au sens où il ne souhaite pas lui ressembler. Du
coup, on est en droit de se poser la question : qui a rejeté l’autre, du père ou du
fils ? Le fils estimait-il tant que cela son père ? Cette relation ne s’est-elle pas
nourrie d’une forme de mépris et d’incompréhension réciproques ? La vérité de
l’un n’est pas forcément celle de l’autre, et peu importe quelle version est la
bonne.
En psychanalyse, ce qui compte est la vérité du sujet : son ressenti
absolument subjectif. Quand quelqu’un souffre d’une situation liée à l’enfance,
le psy ne va pas convoquer les parents pour savoir le vrai du faux dix ou
quarante ans après. Qu’en ferait-il ? Un procès aux parents pour « mal-
amour » ? Mais l’amour n’est pas quantifiable ! Et quand bien même il le serait,
devenir adulte, c’est « prendre acte » de son passé d’enfant. En cessant de
demander des comptes. Il existe des parents dont on ne peut rien attendre sur
le plan affectif, ni matériel, ni moral, c’est navrant mais c’est comme ça. De la
même façon que certains enfants ne deviennent au fond jamais adultes, il existe
des parents qui ne l’ont jamais été. Ne plus attendre est bien la position de
Louis, mais l’on peut rester prisonnier de ce que l’on éprouve, la preuve !
L’urgence, c’est de ne plus subir pour retrouver l’énergie d’avancer, sans
regarder ses parents. Certains parents ne seront jamais contents de leur enfant,
ni fiers, souvent parce qu’ils sont déjà mécontents d’eux, et pas fiers non plus !

Nul n’est contraint par la « destinée »


Désigner son frère ou sa sœur comme « chouchou depuis toujours », même
si les faits l’attestent, c’est entériner sa place de mal-aimé et la perpétuer. On
peut échapper à leur prophétie en cessant de ressasser ce que nos parents ont
voulu faire de nous. Mais cela force à se poser la question qui fâche : quelle est
ma part dans ce qui m’arrive aujourd’hui ? Pourquoi en suis-je resté là, en
continuant à me voir à cette place ? Quitter les oripeaux du passé pour se
tendre un miroir neuf, c’est ce à quoi peut servir entre autres une analyse.
L’adulte peut alors enfin sortir de ce corps d’enfant, un peu comme le papillon
de la chrysalide, quand bien même le moulage d’origine aurait été très moche.
Pour le mal-aimé, le risque est en effet de voir son état devenir ce que l’on
appelle, dans le jargon du métier, un « point de jouissance ».
Car il y a du plaisir, masochiste certes, à se rappeler combien l’on a
souffert. On peut en envisager des bénéfices immédiats quand on s’en ouvre à
l’autre : « J’ai tant souffert que… je mérite d’être aimé ! » C’est un peu ce que
déclare le plaintif de Claude François. Mais peut-être que l’on mérite d’être
aimé pour une raison plus positive, une « bonne » raison, bien à soi, plutôt que
sur fond de ce passif, non ? Chacun est en droit d’attendre d’être aimé pour ce
qu’il est aujourd’hui, pour ce qu’il donne aux autres aujourd’hui, pas seulement
parce qu’il a besoin d’être consolé. Encore faut-il en nourrir l’espoir. C’est un
pari, mais la vie, le bonheur sont un pari.

1
La psychanalyste Maud Mannoni expliquait à quel point l’on peut se
complaire dans une position de victime, en prenant l’exemple de l’enfant
malade — comme Louis, justement !
Malade, l’enfant comprend qu’il est l’objet de toutes les attentions et de
tous les regards, notamment de ses parents. Il va alors être tenté, très
naturellement, de perpétuer ce rôle pour garder leur intérêt. Rien de plus
naturel. Il peut même se dire qu’il risque de perdre leur amour s’il se montre
fort et triomphant. Louis ne s’est-il pas dit que ses parents ne pouvaient l’aimer
qu’en être affaibli physiquement, tandis qu’ils aimaient son frère en costaud et
crack au foot, la seule matière à laquelle ils entendent quelque chose ? Quand
Louis réussit professionnellement, il le cache. Quand il est amoureux, il le
cache. Bien sûr, il peut invoquer quelques arguments : « C’est parce que ».
N’empêche qu’il ne s’affiche que lorsque ça va mal, car, quand il va bien, « ils
ne pourraient pas comprendre ». Le mal-aimé peut avoir ainsi tendance à ne
s’offrir au regard, le sien comme celui de ses parents, qu’en situation d’échec.
Bien sûr, quand on est différent de ses parents, homosexuel dans un milieu
peu ouvert à la question, « intello » alors qu’ils sont plutôt manuels,
indépendant alors qu’ils sont grégaires, on peut se percevoir comme l’exclu.
Mais l’on peut aussi tirer fierté de la force d’avoir fait autrement. L’adulte que
l’on est devenu est en droit de se regarder en héros, parti à l’assaut de la
capitale, s’autorisant à jouir d’une grande liberté de vie, de faire des choix
audacieux, quitte à traverser des moments difficiles. Car Louis, c’est cet
homme-là aussi ! Un adulte qui a osé prendre des risques. Autrement dit, on
peut se regarder de plusieurs façons dans un miroir : en se souriant sous son
meilleur angle, ou en se méprisant sous un néon blafard. Son propre miroir et
non celui tendu par ses parents. Avoir choisi sa vie sans se soumettre aux
attentes parentales quand elles ne conviennent pas, c’est ce que tout le monde
n’a pas réussi à faire !

Le risque encouru par le mal-aimé figé dans cette position, c’est de


condamner l’avenir, et pas seulement le présent. Quand on se perçoit porteur
d’un handicap précoce qui pèsera pour l’éternité sur son existence, sans
imaginer de remède possible… on ne trouve effectivement aucun remède !
Alors que les adultes s’appliquent comme ils peuvent à être heureux, le mal-
aimé peut se dispenser de la mission. L’intérêt ? C’est qu’elle est ingrate et
menacée d’échec. On s’applique tous à aimer, à se réaliser dans son travail, à
mener une vie amoureuse harmonieuse, à ménager ses valeurs tout en vivant
dans une société difficile à maints égards. C’est épuisant, et il nous arrive
même d’échouer, sur un plan ou plusieurs ! Le mal-aimé, lui, peut avoir
tendance à ne faire aucun effort, vis-à-vis des autres comme de lui-même :
« C’est fichu, puisque tout a si mal commencé, ne tentons rien. » Il existe des
parents suffisamment nuisibles pour faire de leur enfant un grand pessimiste,
un grand inerte, un grand défaitiste, c’est certain. Le sens du défi, la confiance
en soi commencent à se construire avec eux. Mais on peut se rattraper à tout
âge.

Comment sortir de sa place de disqualifié ?


Il n’y a pas que les parents dans la vie ! Mais aussi ce qu’on appelle, dans le
langage psy, la « bonne rencontre » de celui ou celle qui va reconfigurer un peu
le logiciel. Au cours de son adolescence, ou au début de l’âge adulte, l’enfant va
croiser des tuteurs, des référents, des modèles, des enseignants et même de
simples amis, qui vont venir lui dire autre chose que ce que lui ont dit ses
parents. Ils vont porter sur lui un autre regard. La vie hors de l’espace familial
peut faire sortir l’enfant de sa place de victime. Un bonheur sentimental, un
succès étudiant ou professionnel, un étayage amical ou social viennent faire
entendre autre chose. Ces éléments extérieurs ne sont même pas absolument
nécessaires pour quitter sa mauvaise place.
On dispose de ressorts personnels pour réinterpréter ce qui nous est arrivé.
Notre psychisme n’est pas le fruit du diktat parental, heureusement, et encore
moins de notre éducation. Deux enfants peuvent avoir reçu la même
éducation, autant d’amour, et avoir des parcours diamétralement opposés, un
regard sur leur vécu très différent. Combien de fois dans des conversations où
se trouvent deux membres d’une fratrie, l’on entend l’un dire « Notre mère
s’occupait beaucoup de nous », et l’autre corriger : « Enfin quand même, elle
était très peu là. » On se demande parfois si les deux évoquent vraiment la
même famille. Dire « mes parents m’ont mis de côté », c’est la vérité du sujet,
pas la réalité en soi. Les proches seraient parfois stupéfiés par les récits
d’enfance que peuvent faire des adultes, très loin de ce qu’ils ont eux-mêmes
perçu ou vu. La mémoire se situe aux antipodes du journalisme, du strict
rapport des faits. Elle dicte forcément un roman, aux frontières de la fiction. Se
souvenir, c’est interpréter.
Un enfant s’aperçoit très jeune de sa mauvaise place et peut décider de la
quitter dès l’enfance, par ses ressorts personnels. En consultation, on voit
certains enfants qui ont déjà choisi une forme d’autothérapie. Ils ont choisi
l’évasion pour ne plus se voir à la place qu’on leur assignait, et les parents n’y
comprennent rien. Ils ne sont pas tous mal aimés, certains peuvent être
surinvestis jusqu’à l’étouffement. Cela engendre les mêmes conduites. La
résistance ou la fuite. Ils pratiquent un sport qui les éloigne de la maison, ils
exigent d’aller en colonie de vacances, dormir chez leurs amis, ils cherchent
toutes les issues. Percevoir qu’il est anormal d’être maltraité, se soustraire à un
parent est tout aussi possible et conseillé que se soustraire à un conjoint
maltraitant. Cela est étroitement lié aux ressources personnelles. On y parvient
plus fréquemment à l’heure de la communication, où il existe aussi bien des
outils de survie que de renseignement et d’information. On ne peut plus vivre
n’importe quoi sans finir par apprendre que ce n’est pas « normal », au sens de
« pas vivable ». On ne peut plus affirmer qu’on ne trouve d’aide nulle part.
On voit des adultes réussir alors qu’ils ont été victimes d’inégalités
flagrantes par rapport à leurs frères et sœurs, tandis que certains chouchous se
détruisent.

Steve Jobs : le ver était dans la pomme

Quand on pense à Steve Jobs, c’est immédiatement à la réussite


d’Apple, la marque à la pomme, que l’on pense. Un succès planétaire.
On est loin de pouvoir imaginer d’où il vient. Abandonné par ses
parents et confié à l’adoption, il apprendra plus tard que ces mêmes
parents ont en revanche choisi de garder sa sœur. Il ne s’en remettra
pas. Après une vie étudiante où il perçoit si peu d’argent qu’il doit se
faire héberger chez des amis, il entretient une relation avec une
femme dont naîtra une fille, reconnue très tardivement. Il semble
répéter ce qu’il a vécu, en refusant de payer les frais d’inscription de
sa fille à Harvard tandis qu’il est milliardaire. Lui dont personne ne
s’était occupé s’occupe admirablement de sa personne, en revanche,
jusqu’à être décrit par ses collaborateurs et par la presse comme « le
plus grand égoïste de la Silicon Valley ». C’est armé d’un narcissisme
surdimensionné que Steve Jobs a décidé de mener sa vie, solution
qu’il a trouvée pour surmonter le trauma initial d’un déficit parental.
Lui dont on s’était séparé comme de n’importe quel objet donnera le
moins possible, obstinément campé dans une position de dominant,
maître des choses, des gens et des événements.

Le regard parental n’est pas tout dans la vie. Il est des personnes structurées
avec une douleur de vivre.
La mélancolie est une forme d’état dépressif durable où le sujet se sent
éternisé dans une position d’infériorité, sans qu’aucun mouvement soit
susceptible de l’en sortir. Les mélancoliques s’installent dans la position du
mal-aimé, se font « objets déchets ». Ils restent sourds à toute sollicitation
extérieure, à tout regard qui pourrait changer le leur. On peut être
mélancolique et avoir eu une enfance dorée, comme on peut être dynamique et
optimiste et avoir eu une enfance atroce, ce que l’on appelle la « résilience ». Si
le concept a eu tant de succès, c’est précisément parce qu’il souligne la
possibilité de victoire du présent sur le passé, de l’adulte sur l’enfant.
On peut avoir envie de répondre systématiquement à la plainte ou au
reproche du mal-aimé par un : « Arrête ! Passe à autre chose ! » Freud a une très
belle expression : « L’inconscient ne connaît pas le temps. » Le psychisme n’est
pas seulement fait de présent, de réalité et de pragmatisme. Une partie nous
échappe. En témoignent nos rêves, nos actes manqués, nos lapsus. Nos
sentiments sont teintés d’inconscient, on ne les maîtrise pas davantage. Parfois,
on est passé à autre chose effectivement, mais, à l’occasion d’un stimulus, la
rivalité fraternelle se réveille, et c’est naturel.
Sylvie, trente-cinq ans : « Je n’en peux plus de ma sœur ! »

Sylvie est en thérapie parce qu’elle traverse un divorce difficile. Elle ne


fait que chanter les louanges de sa famille depuis des mois car ils la
soutiennent, notamment sa petite sœur. Jusqu’au jour où elle arrive
dans une colère noire et s’exclame : « Je n’en peux plus de ma sœur ! »
En cause, une petite contrariété juste avant d’arriver au cabinet alors
qu’elles étaient en ligne. Mais elle se met à évoquer autre chose :
« C’est toujours pareil, elle se conduit comme une princesse à qui tout
est dû ! » Quand on lui demande d’illustrer cette impression jamais
évoquée jusque-là, elle raconte une scène qui n’a rien de terrible :
« Dimanche, on était chez notre mère et elle a oublié de mettre le rôti
dans le four ! » L’analyste, naturellement, cherche à en savoir
davantage. Elle assène alors, comme s’il s’agissait d’un crime : « Et
alors ma mère n’a rien dit, comme d’habitude ! » C’est ainsi que
Sophie se met à raconter que sa sœur lui a toujours semblé la
chouchoute. Ce qui ne les empêche pas d’entretenir d’excellentes
relations.

Devenu un être social et sociable, chacun s’applique généralement à


entretenir des relations cordiales avec sa fratrie, mais le souvenir de situations
refoulées et d’un ressenti sous-jacent peut venir cingler quiconque de plein
fouet à l’occasion d’un simple incident : « On lui a toujours tout passé, à celui-
là ! » Quel frère ou quelle sœur n’a pas un jour poussé cette exclamation ?
Sylvie ne se vit pas en permanence en mal-aimée dans l’existence. Il est normal,
et même rassurant, d’avoir des mouvements d’humeur en lien avec le passé.
Devenir adulte, ce n’est pas devenir amnésique.

Être ou avoir été le préféré : une étrange


revendication
Certains chouchous n’ont pas perçu le privilège de leur place… car le bien-
être est souvent indolore ! Beaucoup de chouchous ont oublié les avantages
dont ils ont joui. Et, s’ils en prennent conscience, ils en sont embarrassés ou
s’en sentent un peu coupables dès qu’ils ont quitté l’enfance. Beaucoup de
chouchous font profil bas. Et puis il y a les autres, les très conscients de leur
place de chouchou qui en jouissent sans vergogne, voire la revendiquent
publiquement. Il y a à cela plusieurs raisons, pas très louables…

Revendiquer son statut de chouchou, c’est valider sa supériorité

La décence voudrait qu’ils évitent de souligner leur privilège car la position


ne mérite pas que l’on s’en vante. L’instinct de l’enfant, avant qu’il ait intégré
une éducation, peut encourager les penchants cruels et le pousser à triompher
en position de chouchou. Rien d’étonnant à cela. Mais l’adulte a normalement
à cœur de ne pas trôner, telle une idole, au milieu de ses pairs frères et sœurs !
Si l’on n’éprouve aucune culpabilité, c’est qu’on se sent « au-dessus de la
fratrie », légitime dans sa position de préféré. Accepter l’inégalité sous prétexte
qu’elle est à son profit, en tirer gloire, témoigne d’une absence de lien aux
autres assez phénoménale. Avoir été un enfant « gâté » peut s’entendre parfois
dans le sens de « corrompu », pour ne pas dire « pourri ».

Faire de son ostracisation une fierté

Dans le tissu social, le chouchou fier de l’être va se sentir perdu, jamais


reconnu à sa juste valeur. Jamais la société ne peut offrir le piédestal qu’offrent
des parents idolâtres. L’enfant gâté va trouver une explication toute faite qui le
conforte dans sa surestime de soi : « Moi, l’enfant adulé car génial, si nul ne me
comprend… c’est la preuve de mon génie ! » Un raisonnement en boucle. Il va
parfois être rejeté, y trouver la preuve de son exception, alors qu’il a souvent
déjà été rejeté par une fratrie qui se protège de son arrogance.
Régis, l’artiste maudit que le monde cruel refuse de reconnaître

Régis, cinquante et un ans, a été adulé par sa mère et l’est encore


aujourd’hui, et il ne se prive pas de souligner combien ce fut le cas.
D’une fratrie de deux, sa sœur n’a toujours pas voix au chapitre quand
ils se retrouvent ensemble en week-end. Lui est en échec
professionnel car peintre sans succès et surtout sans œuvre, faute de
se mettre à son chevalet. Sa sœur s’est humblement trouvé un bon
poste de cadre, dont elle vit bien, faute de s’y épanouir. Mais leur
mère ne souligne que le mérite de l’un, celui qui travaille sans
parvenir à gagner sa vie, répétant à son fils : « Pour elle, c’est facile. »
Facile de se lever le matin pour aller travailler tous les jours ? Pas si
sûr, mais la mère l’interprète ainsi. Son choix à lui, en revanche, lui
paraît courageux. Certes, il a choisi la vie d’artiste, le choix téméraire
du risque, mais il ne travaille pas. Il cherche donc à être reconnu…
pour un travail qu’il ne fait pas. Comme quand il était enfant et que le
seul fait de son existence comblait sa maman. Régis pourrait accepter
des missions artistiques commandées, mais il refuse tout. Aucun
objectif n’est à sa hauteur, aucun client. De plus en plus amer l’âge
avançant, estimant ses propres amis pas davantage à la hauteur que
son public ou les critiques, Régis vit de plus en plus isolé, de plus en
plus méfiant, certain que son manque de succès ne vient souligner
que son génie méconnu en ces temps de décadence où l’on ne sait
pas reconnaître les vrais talents. Sauf qu’il ne s’y essaie même plus et
vit du RSA et des subsides maternels.

Régis n’a peut-être pas davantage « rêvé » sa place que Louis, qui se sentait
mis au rebut. Le problème, c’est qu’il n’est pas devenu vraiment adulte, lui non
plus. Prendre les paroles familiales pour des prophéties, c’est s’exposer à tomber
de très haut… ou à rester « scotché » dans l’illusion totale. C’est le cas de Régis.
Il vit dans un monde parallèle, hors du monde, pour ne pas perdre la place
dorée que lui a assignée sa mère : à se mesurer aux autres, on court le risque de
découvrir sa vraie valeur ! Avoir été chouchou peut assigner à une place
d’ermite parce que, dans sa tête, on n’en mérite aucune autre.

Revendiquer son statut de chouchou, c’est aussi un aveu


de faiblesse ou un signe d’angoisse
Derrière la revendication de tout chouchou, il y a le message : « Mes
parents m’ont adoré, imaginez comme je valais mieux que les autres ! » Si l’on
est sûr de soi, si l’on n’est pas dans une demande de reconnaissance
pathologique, nul besoin de faire état de l’amour parental passé. Il est présumé
nourrir, tranquilliser, rendre plus serein pour avancer dans l’existence. On peut
se pencher sur le chouchou le plus célèbre de la littérature, même si en
l’occurrence il n’avait pas de fratrie : Romain Gary. C’est lui qui a le plus
évoqué la place d’enfant idole.

Romain Gary, l’enfant qui réussit si bien sa vie que sa vie le tue

Romain Gary s’est plu à répéter toute sa vie tout devoir à l’amour
débordant de sa mère. Parti de rien, porté par elle au plus haut, il est
devenu aviateur, consul de France, romancier, scénariste… Il a
épousé Jean Seberg, célèbre actrice américaine. Il a obtenu le prix
Goncourt avec Les Racines du ciel… Mais la reconnaissance dont il
jouissait lui suffisait si peu qu’il s’est lancé dans d’autres carrières
littéraires sous pseudonyme, c’est du moins la lecture que l’on peut
en faire. Son plus célèbre double, Émile Ajar, a obtenu le prix
Goncourt avec La Vie devant soi. Ce qui a fait de lui le seul écrivain à
recevoir deux Goncourt. Il disait avoir un pacte avec le ciel pour ne
jamais vieillir. La confiance en soi peut confiner à la toute-puissance
mégalomaniaque… Quand la réalité l’a rattrapé à soixante-six ans,
celle inexorable de l’âge, la seule que l’on ne puisse fuir, il s’est
suicidé.

Bien entendu, Romain Gary ne s’est pas suicidé à cause de son enfance.
Mais il est évident qu’il a souffert toute son existence de vouloir être digne de
la mémoire d’une mère trop tôt disparue, sans image de père, totalement
absent, dont le regard et la reconnaissance lui ont toujours manqué. Se targuer
d’avoir été surinvesti comme chouchou n’est parfois rien d’autre qu’un aveu de
faiblesse, voire une reconnaissance de brisure.

Revendiquer son statut de chouchou, ce peut aussi être


une « pensée magique »

Certains peuvent revendiquer leur statut de chouchou alors qu’ils ne l’ont


absolument pas été dans les faits, vu ce que rapportent les proches. La « pensée
magique », c’est l’attitude qui consiste à croire que, sous prétexte que l’on
pense la chose, elle est réalité. On peut se bercer de l’idée que l’on a été
chouchou, soit parce que l’on est d’un tempérament positif jusqu’au rêve, soit
parce que, en vérité, on redoute trop que le frère ou la sœur ait été le
chouchou. On peut même l’avoir nettement perçu. Décider, de son propre
chef, que l’on a occupé la place de chouchou, c’est l’incarner du même coup.
Une idée propre à donner du courage dans la vie et à porter un regard tendre
sur son enfance. On voit certains patients se rappeler avec clémence ou
nostalgie un passé dont objectivement les échos laissent parfois penser que ce
n’était pas rose, voire difficile : « Mon père était complètement fou, c’était
marrant ! », « Ma mère était toujours absente, accumulait les amants, quelle
énergie ! ». Mais sur le moment, était-ce si marrant ? Si distrayant ? Peu
importe, tant que les valises de l’enfance ont été posées, pour laisser libre cours
à la vie d’adulte. En matière de chouchoutage, c’est la même chose. On entend
dire : « Mes parents ont envoyé mon frère aux États-Unis pour qu’il devienne
bilingue, moi non, parce qu’ils ont pensé que c’était mieux » ou « Mes parents
m’ont mis en pension contrairement aux autres, parce qu’ils ont pensé que j’y
aurais plus de liberté ». Vraiment ? Chacun est capable, par choix, de construire
sa fiction, de reconstituer son enfance à sa guise. Tout est affaire
d’interprétation libre et singulière. On peut se dire chouchou et l’avoir « rêvé »,
dans tous les sens du terme. Parce que ça fait du bien. On en a le droit !

« Chez nous, il n’y avait pas de chouchou ! »


Certains enfants n’ont pas gardé le sentiment d’une préférence parentale.
Devenus adultes, ils sont passés outre à quelques différences affectives
éventuelles, ou les parents ont relativement bien fait les choses sur ce plan,
accordant à chacun une place dans une tentative d’équité. Mais que l’on ne se
rassure pas pour autant si l’on est né de ces parents dénués de penchant appuyé
pour un enfant en particulier ! L’équité parentale ne tient pas à l’abri puisque
les enfants, jeunes comme devenus adultes, sont tout à fait capables de se
dévaluer tout seuls au regard des autres membres de la fratrie. Ils peuvent
jalouser une compétence du frère ou de la sœur, leur prêter de meilleures
aptitudes, envier leurs succès, croire tout simplement que l’herbe est plus verte
dans le pré d’à côté. Ils sont tout aussi capables à l’inverse de développer un
discret complexe de supériorité, sans que les parents y soient pour quelque
chose.
Le degré de rivalité au sein de la fratrie, comme le sentiment qu’il y avait
ou non un préféré, dépend pour beaucoup de l’histoire qui a fait naître chaque
enfant, du genre de conjugalité du ou des parents qui les élèvent. De quel
amour est né cet enfant ? L’histoire d’un enfant commence dans le projet de
son existence. L’investissement parental est lié à cette histoire, comme à celle
que l’on va vivre le temps de son éducation. Si la mère de Romain Gary,
abandonnée soudainement par son mari, avait eu une histoire de couple
heureux et uni, aurait-elle tant surinvesti son fils ? Et si elle avait eu d’autres
enfants avec un second mari ? Probablement pas. Certains adultes cherchent en
vain qui leurs parents préféraient, sans identifier de chouchou, tout
simplement parce que leurs parents avaient autre chose à faire que les regarder
vivre. Une vie de parents. Une vie d’adultes. C’est ainsi qu’eux-mêmes ont pu
le devenir dans une relative sérénité.

1. Maud Mannoni, L’Enfant, sa « maladie » et les autres, Le Seuil, 1974.


4
Le fonctionnement sentimental,
modulateur de chouchoutage

Le parent n’est pas qu’un parent. C’est un homme ou une femme qui, sur
un mode singulier, désire, parle, jouit. C’est en ayant un rapport sexuel qu’il a
fabriqué un enfant, dans la très large majorité des cas malgré les progrès de la
science ! La rencontre des corps aura été portée ou non par de l’amour, mais il
restera forcément quelque chose à l’enfant de l’histoire qui a donné lieu à sa
naissance, comme de l’histoire qui lie ses deux parents (ou pas), de l’histoire
qu’ils vivent (ou non) pendant son enfance, etc. C’est parce que chaque enfant
est le symbole d’un moment particulier d’une histoire de couple, parce qu’il
s’inscrit dans cette histoire de couple ou dans une autre ultérieure, ou encore
dans une vie célibataire, que l’on aura tous noté, au sein d’une même fratrie,
des enfants si différents que tout le monde s’exclame : « C’est incroyable qu’ils
puissent être frère et sœur ! » Bien sûr, leur personnalité aura aussi sa part dans
la différenciation, mais le contexte sentimental parental a un impact
inconscient. Famille au couple encore uni, famille recomposée, encore soudée
mais au lien conjugal plutôt décomposé, vie solo ont un impact sur le risque
d’élection d’un chouchou, qui lui-même augmente le degré de rivalité
fraternelle.
Le piège de la passion pour un chouchou :
la surexposition du parent solo ou du couple
dysfonctionnant
Un chouchou est un enfant sur qui se pose un regard parental de l’ordre du
passionnel. Moins un parent est occupé « ailleurs », dans une autre sphère que
la vie parentale, plus il est disposé à tomber dans le piège de la passion. Si le ou
les parents ont une vie en dehors de celle des enfants, ceux-ci ne sont pas
entièrement occupés à leur plaire. Ils vont alors devoir s’entendre entre eux,
créer du lien horizontal. Plus les parents qui élèvent les enfants ont une vie de
couple, ou une vie annexe d’adultes, plus les enfants sont libérés à la fois de
l’emprise de leur regard et de la rivalité entre pairs.
Avoir un chouchou peut relever dans les cas extrêmes de la fascination, et
engendrer une soumission aux désirs de l’enfant. On voit des parents tout faire
pour séduire leur enfant, chercher à nouer avec lui un lien presque incestueux
symboliquement : l’enfant qui incarnerait tout l’amour, toutes les attentes, tous
les désirs. En langage lacanien, on dit que le chouchou est l’enfant placé « dans
une position agalmatique ». C’est-à-dire qu’il concentre tous les regards, tous
les espoirs, toutes les projections de son parent. Il dispense toutes les
satisfactions, ou du moins est-ce ce qui est attendu de lui. L’écueil de sombrer
dans cette passion est plus grand pour un parent qui élève seul ses enfants, sans
désirer ailleurs quelqu’un, quelque chose.
Que le parent soit homo ou hétéro ne change strictement rien au danger de
surinvestir un enfant, que ce soit dit dès à présent. Le risque de chouchoutage
passionnel menace quand il n’existe qu’une unique voix à faire entendre à
l’enfant, qu’un seul regard, qui n’est jamais porté que sur cet enfant. Nul
besoin, pour éviter qu’un enfant soit objectisé, d’« un papa-une maman » au
quotidien, comme le clament la « Manif pour tous » ou le pape. Pas besoin
d’un rapport sexuel non plus. C’est même largement insuffisant, comme en
témoignent les couples qui marchent sur la tête et ont fait un enfant par les
voies naturelles. Eux aussi peuvent étouffer l’un de leurs enfants en ne le
« lâchant » pas, tout simplement parce qu’ils se sont lâchés l’un l’autre sur le
plan conjugal, malgré les apparences. Vivre en couple ne vaccine pas contre le
rapport passionnel à un enfant, parce que l’on peut vivre en couple et ne pas
faire couple avec son conjoint. Vivre à deux et être symboliquement parent
solo.

La mère surexposée
Une mère est plus susceptible qu’un père de surinvestir un enfant, faisant
de lui son « élu », sa chose. Pourquoi (encore) la mère ? pourrait-on se
demander. Parce qu’elle est femme ! L’éclairage de la psychanalyse peut aider à
comprendre des situations familières à tout le monde, même si cette théorie de
Freud n’a pas manqué d’être décriée, et continue à provoquer des réactions
véhémentes. Son intérêt symbolique n’en demeure pas moins.
La femme voit bien toute petite que ce qui la fait fille est qu’elle n’en a pas,
tandis que le garçon en a un (pénis concret). Elle se construit donc en étant
consciente d’un manque. Il demeure en la femme quelque chose de l’ordre de
la béance qui réclame à être comblé, sur le plan symbolique s’entend ! On
appelle cela le Penisneid, dans l’allemand de Freud, à savoir « l’envie du pénis ».
Cette quête est psychique, évidemment, pas une volonté de se faire greffer un
organe ! La femme, symboliquement, est en quête du phallus qu’elle n’a pas ;
elle aspire à devenir cet être à qui rien ne manque.
L’enfant-objet peut venir incarner ce qu’elle imagine qu’elle n’a pas. « Ce
qu’elle imagine », parce que peu importe d’avoir ou non un truc qui pend entre
les jambes, ce n’est pas ce qu’elle souhaite ! L’appendice visible n’est
évidemment pas ce qui fait le phallus. Symboliquement, le phallus, c’est
l’autorité, la verticalité, etc., et l’on voit bien que certaines femmes l’ont, tandis
que certains hommes… ne l’ont pas ! Tout en en ayant un, physiologiquement.
Nous ne citerons pas d’exemples médiatiques, mais ils fourmillent ! La plupart
des hommes se construisent en pensant l’avoir, c’est leur grande différence,
parfois leur erreur, et en l’espèce leur chance. Leur chance parce que si ce n’est
pas en vertu de ce « détail » physiologique qu’un homme incarne la
masculinité, il lui évite au moins de s’égarer sur son besoin : vouloir en avoir
un (enfant) pour être « comblé ». Leur erreur aussi, parce que certains hommes
s’en pensent tout-puissants et estiment n’avoir besoin de rien d’autre, se
suffisant à eux-mêmes… Et ils ne vont pas très bien.
Quand elle « en aura un » — ou dans son rêve d’en avoir un (enfant-
phallus) —, peut-être que l’homme sera désormais inutile ? Les hommes
dépourvus de phallus et un certain type de féminisme anti-hommes ont
alimenté depuis quelques décennies un discours sociologique très suivi autour
de l’« inutilité paternelle ». L’époque est au déclin des pères. On leur nie toute
fonction, ou on les congédie, ou bien on les écarte de la relation aux enfants
puisqu’ils ne serviraient à rien. Parfois, ce n’est pas faux concrètement, mais ça
l’est, finalement : un père peut n’être bon à rien — que ce soit à couper du
bois, à surveiller la vie scolaire, à énoncer la loi, ou même à gagner de l’argent
pour la famille — ET être utile et même précieux. Les temps anciens sont
pleins de pères qui n’étaient bons qu’à rappeler la loi comme des brutes, en
tapant du poing sur la table car ils ne connaissaient que la force. Non, ce n’était
pas mieux avant. Mais la présence symbolique d’un père a une utilité
psychique, elle vient dire : « Ta mère est aussi ma femme et ne peut être tout à
toi. » Elle entrave la mère dans sa volonté de toute-puissance et de tout-
comblement par et pour son enfant. L’image du père, ou d’un tiers faisant
office de père, permet de barrer la route à l’illusion qu’a la mère de pouvoir être
tout pour son enfant, en retour de quoi son enfant est sommé d’être tout pour
elle. Mais la mère peut faire obstacle à cette présence symbolique, comme le
père refuser d’incarner une fonction paternelle. Faute de ce frein, l’enfant peut
devenir un instrument de jouissance pour la mère : elle l’a ! Enfin ! Quelle
victoire !
Hélas, cela ne va pas sans dégâts psychiques, avec des symptômes de mal-
être parfois précoces.

É
Étienne : le petit garçon qui n’a pas besoin de parler

Étienne consulte, accompagné par sa maman. Il est le plus jeune


enfant d’une fratrie de trois, avec deux sœurs plus âgées. C’est le
médecin de la prévention maternelle et infantile qui l’adresse, après
une visite médicale dans le cadre scolaire. Étienne est un petit garçon
de quatre ans, souriant et plein de bonne volonté. Seulement voilà, il
utilise un langage bien singulier. Il s’exprime par bruits, onomatopées,
et sa maman a endossé le rôle de traductrice. Au moindre son
qu’émet Étienne, elle interprète : « Il dit ceci », « Il veut cela »… Aux
demandes adressées à Étienne, c’est sa maman qui répond, et
Étienne sourit. « Je sais, finit-elle par avouer, je suis trop fusionnelle
avec Étienne. Mais c’est mon garçon, mon bébé, c’est mon
chouchou. » Pourquoi Étienne parlerait-il dans cet univers où maman
le comble, et dans lequel il la comble… ?

Le petit garçon préféré, parce qu’il est de l’autre sexe, peut très bien avoir
l’illusion qu’il peut combler sa mère, puisqu’elle le lui demande. Tout peut aller
très bien jusqu’à l’heure du réveil, celui de la mère quand le fils va s’apercevoir
du contraire et se détourner d’elle (espérons-le !), ou celui du fils quand il va
comprendre qu’il s’est laissé abuser. Et, quand la fusion perdure, les fils peuvent
devenir ces hommes qui courent toute leur vie après les femmes pour n’en
garder aucune auprès d’eux, parce qu’ils ne parviennent pas à en trouver une
aussi bien que maman. Avec la petite fille, c’est un peu différent. Elle n’a
symboliquement de cesse de poser implicitement à sa mère la question de ce
qu’est l’être femme, c’est la question qui la construit, or une mère n’a pas de
réponse. Seul le père en incarne quelques-unes ! Être femme, c’est être cause du
désir d’un homme, qui ne soit finalement pas son père, l’homme qui s’y refuse.
En l’absence de regard paternel, le tandem mère-fille ne vit que rarement
l’amour parfait, plus fréquemment une relation pleine de heurts et…
d’« impuissance », forcément ! Et les filles élevées sans père de s’empresser de
remettre la main dessus dès la majorité, parce qu’elles sentent bien qu’il aurait
des choses à leur dire, même sur le plan subliminal.
Dans la vie quotidienne, on a tous entendu des femmes déclarer : « Quand
mon enfant est né, je me suis enfin sentie femme ! » Une phrase tout à fait
extraordinaire puisqu’un enfant n’est pas censé rendre femme, mais… rendre
mère ! Ce qui est tout à fait différent. En proférant une telle parole, la femme
montre bien qu’elle exclut l’homme, lui qui normalement fait la femme, et qui
en plus a fait l’enfant (en général encore) ! Que l’enfant fasse la mère, ou la
promesse d’une mère en tout cas, c’est une chose, mais qu’il soit prétendu la
faire femme, c’est un tour de passe-passe extraordinaire. Ces propos sont si
fréquents que personne ne s’en alerte. De même ceux-ci : « Depuis que je suis
mère, je suis comblée. » En effet… Ou l’inconscient à ciel ouvert !

Le père conjugalisant
L’homme, parce qu’il a ce quelque chose qui pend entre les jambes et le sait
depuis tout petit, n’est pas en quête de ce comblement par l’objet-enfant.
Parent isolé pour une raison ou pour une autre, il peut affronter d’autres
écueils avec son enfant si aucun tiers ne s’immisce, ni relation amoureuse, ni
vie sexuelle, ni vie d’aucune sorte pour l’extraire de sa fascination. Son écueil à
lui n’est pas l’enfant-objet de comblement mais l’enfant-conjoint, avec une
connotation incestueuse si c’est une fille. Rien à voir bien sûr avec le passage à
l’acte physique, mais le lien reste psychiquement destructeur. Si c’est un
garçon, il vivra son duo sur le mode de la virilité de régiment, comme si son
fils était un pair, or il est son père, nuance ! Pourquoi ce « couple » père-enfant
a-t-il tendance à se former, comme il existe des couples mère-enfant ? Tout
simplement parce que tout humain a une propension à faire couple, à s’agréger
à quelque chose ou quelqu’un, même ceux qui n’en ont pas l’air ou qui
feignent la toute-liberté. Nous faisons tous couple, d’une façon ou d’une autre,
avec notre frigo, avec notre chat, avec notre ballon de foot ou avec nos séries
télé ! Si toutes ces « choses » ne souffrent pas de notre emprise — le chat peut
même en tirer des bénéfices certains ! —, l’enfant, lui, en pâtit. Car, en
grandissant, l’enfant peut rester captif de ce lien, à moins qu’il soit
suffisamment fort et construit pour le rompre en y lisant la folie, comme il le
fait avec une mère.
Quand l’enfant part un jour faire sa vie d’adulte, dur est l’effondrement
parental. Il est rare que la rupture des fusions névrotiques se fasse en douceur,
gentiment accompagnée par un parent compréhensif ! Si l’enfant reste
incapable de se soustraire à l’emprise, c’est pire pour lui. On connaît tous de
ces « enfants d’âge adulte » prisonniers et en souffrance, qui ne parviennent pas
à quitter leur parent, qu’il s’agisse d’un père ou d’une mère. On ne peut pas
assigner un enfant à une place dont il ne doit pas bouger. Nous ne sommes ni
des objets ni des robots. Le propre du vivant, c’est d’être mobile, mouvant,
variable, dans l’espace et dans le temps.

Le cas de la mère solo de l’enfant voulu « sans père »


Le risque de chouchoutage est le plus aigu si l’enfant est né d’une volonté
de toute-puissance, excluant toute autre influence, quand la mère a voulu
d’emblée un enfant « sans père ». Seule une mère peut s’exclamer : « J’ai fait un
bébé toute seule », en ayant l’illusion que c’est vrai… Sauf que c’est faux, la
nature ne permettant pas encore de se passer de fécondation, ce qui nécessite le
sperme d’un homme, même si la mère s’applique à l’oublier. Bien avant la
PMA, le fantasme de faire un bébé toute seule existait, et le passage à l’acte
aussi. Quand une femme se fait engrosser par un type de passage, ou par un
géniteur dont elle n’attend rien, ne veut rien, dont elle entend se débarrasser au
plus vite, voire qu’elle ne croit pas même bon d’informer, c’est aussi le moyen
d’avoir un enfant comme on se procurerait un objet.
Le problème est qu’une toute-puissance, maternelle en particulier, règne
sans partage sur un enfant. C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles, en
France, un parent solo demandant l’adoption a encore du mal à obtenir
l’agrément. Beaucoup de pays ferment carrément les portes de l’adoption
internationale à un parent solo. Quant à la PMA par une mère solo,
l’autorisation qui semble en route soulève d’énormes réticences. Les motifs ne
sont pas tous attribuables à une position rétrograde de principe. Car l’écueil est
celui du « je l’ai ! », le phallus, l’enfant-objet, le fameux !
On est passé d’une sexualité conçue comme uniquement destinée à
procréer, par ordre moral chrétien défendant le plaisir gratuit, à une
procréation qui entend se passer de sexualité : « Si je veux quand je veux. »
C’est le « je veux » qui pose problème. Entre la volonté et le désir, il y a une
grosse différence, qui tient à la reconnaissance de l’altérité. Vouloir ne tient
qu’à soi et consiste à convoiter une chose extérieure pour l’ingérer : on peut
vouloir un enfant comme on veut manger. Désirer consiste au contraire à
convoiter une chose extérieure susceptible de vous échapper, sur laquelle on
projette des images et des rêves, une part d’inconscient : en amour, on désire
quelqu’un, dont on attend la réponse, dans une interaction nécessaire. Le désir
est de l’ordre du dialogue. « Vouloir quelqu’un et l’avoir », c’est une position de
maître. Où l’autre est un objet. Dans le cas du désir, l’autre est un sujet.
« Vouloir » un enfant au lieu de le désirer, c’est comme vouloir un être, c’est le
tenir pour rien au lieu de le regarder comme quelqu’un. Faute de père réel ou
symbolique, de quelqu’un faisant office de père, l’enfant est livré à sa mère
comme en pâture, avec tous les dégâts évoqués.
Le duo mère-enfant sans père d’aucune sorte peut donner, le temps de
l’enfance, l’illusion que tout va bien si l’enfant remplit son office : un bon
enfant, qui reste à peu près tranquille dans sa position d’objet. Et l’on n’entend
pas parler de ces mères dans les cabinets de psys. Mais l’inconvénient d’un
objet qui en réalité est un sujet, c’est qu’il peut subitement s’animer, se
soustraire à l’emprise, se renfermer ou se rebeller, motif de consultation. C’est
là que peut apparaître la culpabilité de certaines mères solo, notamment ayant
procréé par PMA, qui ne se sentent plus très à l’aise de « l’avoir ». Elles se
disent parfois : « Et si cela venait de là ? » Elles mettent tout de suite le fait en
avant quand elles amènent leur enfant en thérapie : « D’abord, je dois vous
dire, je suis un parent artificiel… » C’est l’expression consacrée qu’elles
emploient, et elles l’annoncent comme si là était le motif probable du mal-être
de leur enfant : ne pas avoir laissé faire la nature, avoir voulu passer outre. Il
peut demeurer une angoisse latente à avoir voulu faire autrement, et
artificiellement. En faisant semblant que ce n’est pas le cas. Cette angoisse
n’attend qu’une occasion pour se réveiller. Ces mères ont-elles raison ? Pas
entièrement. Si l’enfant est en souffrance, c’est parce qu’il est éventuellement
parfois ce fameux enfant-objet, au même titre que l’enfant obtenu
volontairement sans père, mais pas parce qu’il est né par PMA. Il peut y avoir
une culpabilité latente à avoir voulu faire sans père alors que l’on sait bien que
l’on ne peut faire qu’avec un père ou, à défaut, de l’altérité ! Certains couples
ayant procréé par PMA pour raisons médicales, en projetant à deux leur désir
d’un enfant, qui vit à la croisée de leurs deux regards, n’en parlent pas
immédiatement. Ils le tiennent pour un aléa technique de la procréation, pas
pour un motif de mal-être, à juste titre. Cela dit, des parents solo, via la PMA
ou pas, peuvent avoir une attitude qui tient la route, et parfois même bien
davantage que des « pseudo-couples », qui précisément n’ont aucune
culpabilité qui puisse les pousser à se poser des questions !
La PMA n’est pas un problème en ce qu’elle est une méthode, mais en ce
qu’elle peut impliquer de volonté d’exclusivité sur l’enfant. Ce qui change la
vie d’un enfant, c’est d’être traité en objet ou en sujet. Dire à un enfant qu’il est
né par PMA n’a rien de perturbant en soi du moment qu’il est né d’un désir
pluriel qui veut le faire exister, et non d’une volonté personnelle de « l’avoir ».
Apprendre les conditions techniques de sa naissance ne l’empêchera pas, de
toute façon, d’élaborer ses propres théories sexuelles. Tout enfant construit une
fiction autour de sa naissance, et elle chemine souvent très loin de la réalité !
On peut raconter dans le détail l’histoire de la petite éprouvette, comme on
pourrait raconter dans le détail le rapport sexuel qui l’a fait naître, l’enfant
inventerait de la même manière une histoire qui lui est propre, différente de
celle que racontent ses parents. Histoire d’autant plus palpitante qu’elle se situe
à la croisée de deux récits, dont l’enfant ne veut rien croire pour exister « par
lui-même ». De nombreux enfants, nés de couples et de rapports sexuels tout à
fait classiques, se sont imaginés à une période de leur vie avoir été adoptés.
D’autres savent des choses de l’anatomie, mais persistent à se croire arrivés dans
un foulard porté par une cigogne, ou trouvés sur le pas de la porte, à moins
qu’ils n’aient été l’enfant d’autres parents, échangé à la maternité, échafaudant
parfois plusieurs hypothèses successivement ! À un moment donné de sa vie,
l’enfant a besoin de décider de la façon dont il s’est mis à exister, selon son
choix très personnel.

L’enfant surinvesti reste souvent « chouchou solo », surtout avec


maman solo

Quand un parent jette son dévolu affectif passionnel sur un enfant, il n’a
par définition qu’une faible disponibilité affective pour un autre enfant de la
fratrie. Le propre de la passion, c’est qu’elle ne se partage pas. La mère qui
voudrait avoir fait un enfant toute seule, comme on veut un objet, n’en fait le
plus souvent qu’un seul. Elle s’est dit « Il m’en faut un ! », elle l’a eu, et elle n’a
pas besoin d’en avoir davantage. Les hommes non plus, pourrait-on dire ! Eux
aussi n’en ont qu’un ! L’enfant vient tant et si bien donner l’illusion d’un
comblement qu’un second est inutile.
On retrouve cette illusion du comblement chez les mamans solo pour une
raison involontaire, quand le père de l’enfant a déserté sa place, physique
comme symbolique, malgré elles. Elles peuvent s’installer en couple avec leur
enfant, sans tiers masculin dans leur vie. Tout à leur bonheur parfait, elles ne
ressentent aucun besoin de se mettre de nouveau en couple. Une activité
professionnelle, un enfant à la maison pour dîner et partir en vacances, comme
d’autres ont un conjoint, quelqu’un à qui penser et, qui plus est, désireux de
donner satisfaction et en quête d’amour, leur vie est bien remplie, comme elles
disent. Elles n’ont donc aucun besoin d’en avoir un second. Voilà qui règle le
problème de la rivalité fraternelle, certes, mais pas celui de l’enfant objectisé !
Romain Gary est un cas emblématique d’enfant de mère divorcée vivant avec
son fils un grand amour.

Romain Gary : le petit garçon qui était le trait de caractère de sa mère !

La mère de Romain Gary a été lâchement abandonnée par son mari


pour une autre femme. Il n’a plus veillé ni sur elle ni sur son enfant. Le
tandem mère-enfant a quitté la Lituanie (Russie à l’époque) puis la
Pologne pour Nice. La mère divorcée a tout reporté sur son enfant,
qui était son tout. L’écrivain déclare dans un entretien au sujet de
La Promesse de l’aube avoir voulu se débarrasser de son passé et de
certaines « obsessions », notamment sa mère. Il a vu dans l’écriture de
l’ouvrage une forme de psychanalyse qui lui permettrait de rompre
avec le passé comme avec elle. Sa mort lui a donné le sentiment de
devoir s’adapter à un monde totalement nouveau, privé de « son
tout », qu’elle incarnait quand il était enfant. Adulte aussi peut-être…
Un sentiment réciproque puisque, tentant de décrire la personnalité
de sa mère, il n’hésite pas à déclarer : « Elle avait un seul trait de
caractère, c’était moi. » Il la décrit comme une femme seule, sans
mari, qui n’a pas voulu donner de père (symbolique) à son enfant. Né
alors qu’elle avait trente-cinq ans, il dit avoir cristallisé tous ses
centres d’intérêt, « une promesse de triomphe » après une vie
d’échecs.

Cette mère avait donc réussi une prouesse : lui faire croire qu’il n’avait pas
de père. Or l’on peut faire une révélation, au risque de choquer : tous les
enfants ont un père ! En réalité, Romain Gary le déclare tout en sachant
pertinemment le contraire puisqu’il a gardé le souvenir de son père jusqu’à ses
dix ans. Durant son enfance, il répétait sans arrêt qu’il voulait devenir fourreur,
comme son père. La volonté d’effacement a débouché sur une obsession. Il n’a
cessé de souffrir du manque de ce père, l’idéalisant, tout en se fantasmant
parfois un autre père, prestigieuse star du cinéma russe dont il se prétend un
temps le fils. Il en gardera auprès de lui la photographie toute sa vie, jouant sur
cette généalogie fantasmatique. C’est un peu comme Johnny : un père idole
absent, c’est source d’orgueil ; un citoyen ordinaire absent comme père, c’est
attristant. Romain Gary a passé sa vie à se débattre dans ses questions de
généalogie, multipliant les pseudonymes, l’original étant lui-même un
pseudonyme puisque Gary s’appelait en vérité Kacew. Il a enlevé le nom du
père. Dans Pseudo, il écrit « je suis mon propre fils et mon propre père », lui
qui souffrait d’être le fils de sa mère, tout en la vénérant, et de s’être senti renié
par son père. Quand l’enfant-objet est génial, il cherche une issue, jouer avec
lui-même, par exemple, comme s’il était une chose. Mais, plus facilement
qu’une personne, une chose peut se supprimer. Romain Gary s’est suicidé.
Pas d’alarmisme ! De nombreux enfants chouchous solo s’en sortent
autrement, même avec une mère solo ! Mais l’avantage de frères et sœurs est
qu’ils peuvent diviser le regard parental, par nécessité mathématique.

La mère en couple (apparemment) classique


n’est pas à l’abri du regard passionnel
Il y a des mères — toujours elles, on a vu pourquoi ! — que Lacan qualifie
de « mères-crocodiles ». Toutes-puissantes, elles vivent « la gueule grande
ouverte » face à leur enfant, prêtes à le dévorer — « d’amour », croient-elles.
C’est le cas de la mère du petit Adrien, qu’elle pense autiste mais qui ne fait
que fuir sa dévoration dans le silence, elle qui, quand elle aime, adore, et paraît
si dangereuse. Elle place son frère sur un piédestal si impressionnant qu’il
perçoit bien le risque qu’il y a d’en tomber, et l’inutilité de la compétition.
Donc il se tait. C’est malin ! Le rôle du thérapeute, quand « par chance »
l’enfant développe des symptômes, est alors de « mettre un petit bâton dans la
gueule de la mère », pour éviter qu’elle ne referme sa mâchoire broyeuse sur son
enfant adoré, et laisse ainsi aux autres la place d’exister. Or, la mère du petit
Adrien, rappelons-nous, vit en couple ! Du moins sur le papier. Alors quoi ?
En réalité, cette femme est symboliquement seule ! Elle n’hésite pas à le
dire : le père est absent, et de toute façon il est « nul comme père ». La question
de savoir s’il y a là-dedans du vrai ou non n’a aucun intérêt. L’important, c’est
ce qu’en pense la mère. En disant qu’il est nul, elle l’annule. Elle ne lui laisse
que peu de chances. Ce père ne résiste pas, fuit la maison et les responsabilités,
parce qu’il ne veut pas assumer la fonction de père. Cela lui demanderait de
s’imposer en intimant à la mère : « Lâche cet enfant ! » Il faut deux personnes
consentantes pour en arriver là, deux personnes qui y trouvent leur compte,
même si l’un le trouve dans sa défaite et sa fuite. Derrière le refus de considérer
son conjoint comme le père de son enfant, la femme dissimule le rejet de cet
homme comme mari : ne voulant plus faire couple avec lui, être cause de son
désir, elle fait couple avec son enfant. Freud raconte ainsi le cas du petit Hans,
fils d’un couple tout à fait classique sur le papier : un papa, une maman, et…
tout n’est pas simple pour cet enfant.

« Le petit Hans » 1 de Freud, l’enfant qui développait une phobie

Le petit Hans développe une phobie, ce qui pousse son père à


consulter le docteur Freud. Il a peur des chevaux, or, à l’époque, les
rues sont pleines de voitures à chevaux, ce qui fait qu’il ne veut plus
sortir. Il a trois ans, et une petite sœur vient de naître. Parallèlement,
il tripote beaucoup son sexe, et sa mère, malhabile, lui assure qu’on
va le lui couper s’il continue. Il a jusque-là la place de chouchou
incontesté, au point qu’il dort avec sa mère, la suit partout jusque
dans sa toilette. Autrement dit, il partage avec elle une « intimité
conjugale », il la comble, semble-t-il. L’irruption de cette petite sœur
vient lui dire le contraire. La menace de se faire couper le zizi le fait se
sentir doublement rejeté en tant qu’unique objet d’amour. Quoi, alors
qu’il a ce « truc » en plus, quelqu’un qui ne l’a pas vient le menacer
dans le cœur de sa mère ? Le cheval est un objet phobique qui affole
l’enfant et masque le véritable affolement : l’énigme du désir de sa
mère. Selon Freud, Hans manifeste le manque d’un père, qui
normalement fait rempart à la toute-puissance amoureuse de l’enfant
avec sa mère.

On peut lire à profit l’histoire complète du petit Hans, très accessible, qui
marque les débuts de la psychanalyse de l’enfant.
Le problème de Hans est que son père ne tient pas sa place. Il ne fait pas
écran à la mère crocodile. Très concrètement, il laisse dormir son fils dans le lit
conjugal, dont l’on imagine bien qu’il n’a plus de conjugal que le nom. Le fils
occupant, adoré de sa maman, coupe court à tout lien charnel parental. Quand
un enfant est surinvesti par rapport à un autre, on retrouve souvent, quand il y
a un père, ce type de père fuyant ou mis en fuite, démissionnaire. Parfois, il l’a
choisi, parfois il a laissé faire, mais dans les deux cas sa non-résistance aggrave
le problème, laissant toute la place à la mère, qui triomphe.
Quant à la mère d’Adrien, cet enfant prétendument autiste, elle a arrêté de
travailler. Elle dit bien consacrer tout son temps à ce fils honni. Un cercle vicieux
puisque le fils, lui, fuit son omniprésence ! Elle lui consacre, qui plus est, un
temps sans consistance puisqu’il est l’« enfant nul », celui qui fait tout de
travers, celui qui l’empêche de vivre, alors que l’autre fait tout bien, qu’il est
« sa raison de vivre ». Elle perd son temps, il lui vole sa vie, estime-t-elle.
Comme quoi monopoliser l’attention d’un parent est loin de signifier en être
aimé ! Le sort du chouchou de cette fratrie n’est guère plus enviable. En
apparence, c’est une chance d’être aimé avec une telle puissance. En réalité,
l’enfant est mis dans une position qui n’est pas la sienne, à la place du conjoint,
incarnant la seule satisfaction de sa mère. Comment pourrait-il se structurer
comme enfant ? La chance de ce pauvre chouchou a été d’avoir un frère qui
développait des symptômes d’enfant délaissé. Adrien se mettant à exister, en
acceptant l’usage de la parole, sa mère crocodile va bien être forcée de fermer
un peu la bouche ! Les chouchous eux-mêmes peuvent ne développer aucun
symptôme, confortablement installés sur leur trône. Mais dans leur vie
d’adulte, nous verrons qu’ils vont le payer plus ou moins cher, dans une quête
perdue d’avance, celle d’être tout pour l’autre du fait de leur seule existence.

Dans les couples qui dysfonctionnent :


un chouchou chacun !
Dans les couples qui dysfonctionnent franchement, il n’est pas rare que
chaque parent ait son chouchou. Quand il y a deux enfants, c’est pratique !
L’un des parents, souvent le plus las de la conjugalité, ou dont l’amour s’est
perdu, s’investit pleinement dans l’un de ses enfants. Parfois, le duo soudé
parent-enfant se constitue parce que l’enfant est dans une attitude de séduction
ou de consolation de son parent pressenti fragile ou en détresse. Ce peut être
aussi parce que le parent discerne chez son enfant, à tort ou à raison, un don,
qui le « narcissise » en miroir, sujet sur lequel nous reviendrons. Mais peu
importe le motif. Une liaison sentimentale particulière entre eux, des activités
communes à l’exclusion du reste de la famille vont s’initier. Pour se consoler de
ce conjoint soudainement absorbé dans un autre amour, ou pour ne pas
délaisser le second enfant, l’autre parent peut adopter pour chouchou le second
enfant de la fratrie. Les parents vont alors se retrouver scindés, « en couple »
avec un enfant chacun. Une solution étanche pour ne surtout pas se retrouver
en couple d’adultes ! « C’est formidable comme ils s’entendent bien dans cette
famille ! » va parfois s’exclamer l’entourage, inconscient que ce qui se joue est
grave. Grandir, c’est apprendre à se détacher de son ou ses parents, pour aller
quérir l’amour ailleurs, tenir debout seul. Or le risque, dans ces familles en
apparence fusionnelles, où en réalité tout s’est névrotiquement agrégé, c’est de
voir l’édifice s’écrouler : que va-t-il se passer lorsqu’un enfant ou un parent va
faire défaut en sortant du système ?
À l’extrême des possibilités, « un enfant chacun » est la situation de la
famille de Matthias et Stéphan, cette famille qui se retrouve à la une des pages
faits divers, même si le cas est vraisemblablement psychiatrique. Matthias, une
fois son père disparu, se retrouve face au couple de longue date mère-sœur.
Loin de rétablir l’équité, les duos verticaux ascendant-descendant accentuent le
fossé horizontal frère-sœur. Ce lien contre tout ordre des choses va fabriquer
tôt ou tard symboliquement un enfant veuf de son parent. Quand Matthias
perd son père, il perd son mur de soutènement, qu’il va malhabilement tenter
de remplacer par les médicaments, l’alcool, une addiction au travail et autres
cache-misère, en vain.
Quand un parent voit l’autre parent se prendre de passion pour l’un des
enfants, la réplique idéale n’est évidemment pas de se prendre de passion pour
l’autre, mais de résister. Oui, être parent est fatigant, et demande de rester
homme, ou femme, ce qui complique encore la tâche.
Dans les fratries de plus de deux enfants, la mystification « un chouchou
chacun » ne va pas tenir debout, même en apparence. Voici le cas de la fratrie
de Pascal, où le troisième fait office de sacrifié.

Pascal : trois frères, un chouchou pour chaque parent et un laissé-pour-


compte entre les deux

Pascal est l’aîné de trois frères. Il va de soi dès sa naissance qu’il porte
tous les espoirs de son père, qui l’éduque, l’oriente et lui offre le
meilleur. Arrive un frère deux ans plus tard, Bernard, puis un autre, le
petit dernier, appelé Benjamin histoire de marquer le coup. La mère
se prend alors de passion pour le plus jeune. Reste le frère du milieu,
Bernard, qui toute sa vie, et à juste titre selon ses frères, s’est senti
l’enfant de personne, ni guidé par un père ni couvé par une mère. Cet
enfant, pour se faire remarquer, accumule les actes de petite
délinquance dès l’adolescence, ne faisant qu’accentuer le
délaissement et le dépit parental. Il passe un cran au-dessus dans sa
carrière délictueuse les années suivantes et purge de courtes peines
de prison, pour vols, ébriété sur la voie publique, rixes entre petites
frappes et conduite en état d’ivresse. Incapable de s’inscrire dans un
cursus scolaire comme dans une formation durable, en quête
d’amour à droite et à gauche, il n’a jamais pu installer ni vie
professionnelle ni vie sentimentale. Il a passé sa vie à vivre
d’expédients, ignoré puis rejeté par ses parents. Aujourd’hui orphelin,
Bernard, soixante ans, boit l’argent de leur héritage et du RSA, au
grand dam de ses frères qui mènent une vie ordinaire, et à qui il
répète, sans qu’eux puissent le consoler, qu’il n’a pas été aimé. Ils
culpabilisent de n’avoir rien vu.

Pascal a tenté de se faire remarquer de bonne heure, en faisant des pas de


côté, sans succès autre qu’aggraver son cas, et consolider encore davantage les
deux duos parentaux avec chacun son chouchou. La culpabilité des deux frères
a un motif rétrospectif, celui d’avoir accepté la place de chouchou que leur
parent leur avait assignée ! Ils ont, avec tout l’égoïsme dont un enfant est
capable et de façon naturelle, tiré bénéfice de leurs statuts respectifs, préféré le
confort à la rébellion. Mais ils peuvent se déculpabiliser en songeant que, de la
même manière, l’enfant qui avait été assigné à la place de l’enfant rebut aurait
pu lui aussi en sortir. On peut se dégager de l’assignation parentale par la
bonne rencontre, un autre regard. Se vivre en mal-aimé de ses parents alors
qu’on est un grand garçon âgé de soixante ans, c’est le choix du sujet. Voilà
typiquement le genre de personne qui aurait pu infléchir son choix en
entamant une analyse, mais pour cela il faut consentir à la possibilité du
changement, c’est-à-dire ne pas trouver sa jouissance dans la chute.

Quand le parent a une vie bien


à lui, la rivalité fraternelle diminue
Le bénéfice d’un couple qui fonctionne, où chacun tient sa place, est de
faire écran à la passion. « Qui fonctionne », cela signifie qui soustrait du temps
et de l’attention à la fratrie pour vivre ce que l’on appelle la « vie de couple ».
L’important est que les enfants ne vivent pas en permanence dans et sous le
regard de leurs parents, qu’ils trouvent parfois chambre close. C’est le cas si
leurs parents se regardent. Et mènent une vie qui ne les regarde pas. Si les parents
ont une vie indépendamment de leurs enfants, le lien vertical parent-enfant va
être remplacé par le lien horizontal au sein de la fratrie. Faute de parents
intégralement tournés vers eux, les enfants jouent ensemble, se choient, ou se
disputent, mais créent des liens, inventant entre eux une vie sociale où ils
doivent bien « s’entendre ». Ou comment le lien conjugal réel court-circuite à
la fois la passion verticale et la compétition horizontale !
Loin de l’injonction « un papa-une maman », rappelons qu’un couple, ce
sont deux grandes personnes, quel que soit leur sexe, qui remplissent deux
fonctions distinctes, la fonction paternelle et la fonction maternelle, qui n’ont
rien à voir avec le sexe réel du parent. La preuve, les conjoints hétérosexuels
contemporains occupent alternativement l’une et l’autre des places. Même
dans les couples classiques d’autrefois, il n’était pas rare que la mère incarne
l’autorité et le père le maternage. Quand on est parent solo, on peut aussi ne
pas incarner tous les rôles en permanence, en laissant entrer un tiers pour
incarner la figure paternelle, la figure maternelle, ou l’une ou l’autre en
alternance. Pour ne pas sombrer dans le travers du « tout-est-pareil », il ne s’agit
pas de dire qu’un couple hétéro ou homo, un couple ou un parent solo, c’est
pareil en tous points, mais, en matière de risque de préférence parentale ou
d’étouffement de l’enfant, la parade au chouchoutage est la même : que le
parent qui éduque désire ailleurs. Encore une fois, désirer ne se réduit pas au
désir sexuel… Les parents transmettent à l’enfant la façon qu’ils ont de jouir
dans leur vie, et il ne s’agit pas que de sexualité. Des parents jouissants et
désirants, ce sont des êtres qui peuvent aimer les gens, les rencontres, le sport
ou le cinéma, qui peuvent vivre en quelque sorte ouverts au monde, en laissant
le monde pénétrer chez eux. Ils en restent humains, avec leurs zones d’ombre,
et ce seul statut n’en fait pas nécessairement des parents exemplaires.
Si le désir entre deux êtres est structurant pour un enfant et pour une
fratrie, c’est parce que le propre d’un homme, pour la psychanalyse lacanienne
en tout cas, c’est de faire de sa femme « l’objet cause de son désir », et que la
femme ne s’y soustraie pas, et surtout pas en attrapant son enfant pour faire
écran au rapport conjugal. Nous avons eu l’occasion d’entendre de nombreux
témoignages de parents à ce propos. Comme on ne peut mettre deux enfants
facilement dans le lit conjugal, l’un d’eux devient forcément élu, le
malheureux, pour faire office de cloison ! Ces tentatives pour échapper au
couple en faisant de l’enfant l’objet avec lequel l’on va faire corps et rempart,
en délaissant un autre enfant par la même occasion, coupent court à tout
espoir de relation horizontale dans la fratrie. Au lieu d’une famille de quatre
personnes, on a un adulte solo, un enfant solo, et un couple mère-chouchou.
Ce qui va structurer un enfant, notamment au sein d’une fratrie, c’est
qu’une place d’enfant lui soit faite, et qu’elle soit personnalisée ! Se tenir à
l’écoute de ce qu’un enfant a à dire ne revient pas à s’y soumettre. Pas
davantage à le soumettre. Certains parents, pris par leur imaginaire, ne voient
pas leur enfant tel qu’il est mais tel qu’ils l’imaginent, en l’idéalisant, en lui
prêtant leurs propres rêves et leurs propres désirs. Et il y en a qui ne le voient
pas tout court, à force de vivre collés à lui ! Un enfant en position d’idole,
paradoxalement, est un enfant que l’on ignore.
Des enfants dont on s’occupe trop, et exclusivement, sont comme des
enfants dont on ne s’occupe pas. Dans leurs rapports extérieurs, ils ne peuvent
laisser aucune place à l’autre, faute d’avoir appris à le faire. Les parents
enseignent l’altruisme par le discours comme par l’exemple. Un parent qui
donne de l’amour à chacun de ses enfants, individuellement, tout en jouissant
ailleurs, leur donne les clés pour échapper à la compétition autant qu’à la
rivalité. Bien entendu, aucun enfant n’est condamné parce qu’il est éduqué
autrement, compte tenu des rattrapages possibles dans la vie scolaire, sociale, à
tout âge.

Le cas (rare) des enfants privés de tout regard


parental : une solide fraternité qui peut être
pour le pire
Certains enfants grandissent dans des fratries sans chouchou ni enfant
délaissé, mais pour le pire, tout simplement parce que les parents ne les ont
investis de rien ! Ils sont nés « comme ça ». Ni voulus ni pas voulus. On
demande parfois à des patients en couple pourquoi ils ont eu des enfants,
certains répondent après s’être regardés, embarrassés : « Ben… On sait pas…
Comme ça, quoi ! » C’est aussi « comme ça » chez les chats ! D’autres
grandissent dans des familles où la misère généralisée, sur tous les plans, les
laisse pousser sans regard parental consistant, comme des plantes sans tuteur.
Parfois, par miracle, elles poussent bien tout de même, mais c’est un risque. Au
moins, le problème est réglé, peuvent songer les plus cyniques. « Tout le monde
ne peut pas être orphelin ! » s’exclame le mal-aimé Poil de Carotte de Jules
Renard, mais trêve d’humour, c’est loin d’être la solution !
L’absence de regard parental, ou de regard de substitution faisant office de
regard parental, produit deux effets : d’une part, le lien horizontal fraternel,
seule valeur de référence, peut devenir extrêmement fort et la fratrie se serrer
les coudes, soudée par le manque d’amour susceptible d’être quêté ailleurs ;
d’autre part, l’enfant peut se mettre en quête d’un lien vertical… Pour le
meilleur si de bonnes rencontres à l’école, au travail, viennent guider la fratrie.
Il est probable que, parmi les fratries à succès qui nous enchantent, il en est qui
ont cherché à réparer quelque chose de leur manque affectif et de la défection
parentale, se jetant corps et âme dans une entreprise, une passion, avec une soif
de réussite et de revanche.
Mais ce peut être aussi pour le pire si personne n’est venu incarner le lien
vertical. La fratrie peut alors se raccrocher au premier gourou ou prêcheur
venu, toute incarnation de l’autorité pouvant faire l’affaire. L’imam islamiste va
pouvoir fabriquer des terroristes fiables, mais le « dieu argent » au temple de la
société de consommation se révèle tout aussi efficace que la religion pour
fabriquer les associations de malfaiteurs. De véritables dynasties familiales ont
ainsi marqué l’histoire du grand banditisme, des fratries soudées, à leur façon :
les frères Guérini ont régné sur le Milieu marseillais jusque dans les années
soixante, les frères Zemmour, spécialisés dans le jeu et la drogue dans les années
soixante-dix, les frères Hornec, spécialisés dans le braquage et le racket dans les
années quatre-vingt-dix, et tant d’autres. Dans le terrorisme plus récemment,
on connaît les frères Merah (tuerie de l’école de Toulouse), les frères El
Bakraoui (tuerie de Bruxelles), les frères Abdeslam (tuerie du Bataclan), les
frères Tsarnaïev (tuerie du marathon de Boston) ou les frères Kouachi (tuerie
de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher). Ces derniers, par exemple, ont été
confiés aux services sociaux dès la mort de leur père, alors qu’ils avaient douze
et quatorze ans — leur mère, malade psychiatrique, était incapable de
s’occuper d’eux. Ils ont été placés en maison d’accueil. Deux ans plus tard, leur
mère est morte, les laissant orphelins en pleine adolescence. Ni leurs éducateurs
ni la famille bienveillante chez qui ils ont vécu en pleine campagne par la suite
n’ont réussi à leur servir de tuteurs et de guides. Faute de lien vertical, ils
choisissent d’aller du côté sombre, et leur leader deviendra « Dieu », qui a
l’avantage d’être immortel et ne leur fera pas défaut comme leurs parents. Ils
ont remis leur éducation et jusqu’à leur vie entre les mains de prêcheurs
radicaux, qui ne sont pas réputés pour lâcher leurs éléments, eux ! Ils sont
restés solidaires dans le crime et jusque dans la mort, qui pour maintes raisons,
religieuses et personnelles, ne pouvait pas leur faire peur. La relation
horizontale absolutiste est venue tout combler en l’absence de toute relation
verticale.
Mais il n’y a pas que les parents passionnels ou les parents désinvestis, il y a
aussi les parents de couples plus ordinaires. À qui il arrive aussi de vivre des
histoires peu ordinaires, car, en matière de psychisme, l’ordinaire est très rare !

1. Relaté dans Cinq psychanalyses, PUF, 2014.


5
L’enfant de l’amour, mais de quel
genre d’amour ?

On peut avoir deux parents ensemble, qui s’aiment encore, ou un parent


qui mène une vie personnelle en tout cas, cela ne fait pas systématiquement de
l’enfant le fruit d’une histoire simple. Car un couple, comme un organisme
indépendant, a sa vie aussi, avec des hauts et des bas, des accrocs, dont l’enfant
va porter la trace inconsciente dans le regard parental. L’enfant est le fruit
d’une histoire et, comme on aime à le penser, parfois le fruit de l’amour. Mais
quel genre d’amour ?

L’enfant de l’amour conjugal flamboyant :


un bon point pour devenir chouchou

L’enfant de l’incandescence

C’est souvent le premier enfant qui va incarner le moment le plus


flamboyant de l’histoire du couple, et pouvoir à ce titre être surinvesti par les
parents. La mise au monde d’un enfant désiré relève d’une volonté d’inscrire le
lien sentimental dans l’éternité. Ce premier enfant fonde la famille, extension
du couple, publication officielle de l’amour. Sa naissance sonne l’heure de tous
les espoirs, la concrétisation des rêves, le début de la promesse des contes de
fées dont bien des enfances ont été bercées : « Ils furent heureux et eurent
beaucoup d’enfants. » Cet aîné de la fratrie pourra rester auréolé des feux de
l’amour débutant, alors que les parents n’étaient encore qu’amants, se « rêvant »
parents, mais… sans les vicissitudes du quotidien familial ! Bien entendu,
quand l’enfant paraît (et réclame son biberon la nuit), que les années passent
sur le couple et son quotidien, les choses peuvent évoluer autrement. Parfois,
l’amour conjugal sera donc mieux incarné par un autre enfant, le premier-né
s’étant annoncé sans être vraiment attendu, prenant les parents de court. On a
coutume de dire que le chouchou est élu, entre autres facteurs, en fonction de
la force du désir commun que l’on a eu de le faire exister. Mais beaucoup de
choses autres que le rang dans la fratrie jouent, cela n’a rien de systématique.

L’enfant du retour de flamme

C’est parfois l’enfant d’une famille déjà établie qui devient le préféré, parce
que sa naissance illustre la réparation du couple, un moment-clé
particulièrement intense de son histoire. Après un adultère, après un
délitement amoureux, une menace de séparation, voire une séparation actée,
ou une épreuve quelconque pour le couple, comme la maladie de l’un des
conjoints, un enfant peut devenir le symbole d’un nouveau départ, du pardon,
une réaffirmation des vœux de continuité conjugale, selon le cas.
Historiquement, la grosse vague d’enfants du retour de flamme a été celle de
l’après-guerre, où les couples se sont retrouvés, sains et saufs et libérés de
l’occupant, d’autant plus que ces enfants arrivaient dans un contexte de
reconstruction, d’hyper-créativité et d’espoir pour toute la société. Dans la
génération du « baby boom », on trouve beaucoup de chouchous !

L’enfant adopté
Tout couple qui adopte mène un véritable parcours du combattant et
l’arrivée de l’enfant peut être surinvestie, plus encore si cette adoption suit un
autre parcours du combattant : celui, médical, des problèmes de stérilité. Cela
peut se compliquer s’il y a d’autres enfants, biologiques ceux-là, soit déjà
présents avant, soit juste après — ces fameux enfants biologiques miraculeux
qui arrivent comme par magie à peine l’enfant adopté installé. Un parent qui a
aussi des enfants biologiques peut avoir un regard différent sur l’adopté,
notamment quand il ne se reconnaît pas en lui, quand l’enfant cause des
problèmes, développe un mal-être. La plupart ne se disent pas « j’aurais mieux
fait de m’abstenir », mais « s’il était de mon sang… ». La question peut se
poser. Sa position d’enfant surinvesti peut basculer dans la position de mal-
aimé si les parents, encore une fois, l’ont pris comme objet, c’est-à-dire
instrument de substitution au véritable enfant qu’ils ne parvenaient pas à avoir,
qui finalement surgit. Malgré le vœu égalitaire parental, il est difficile de ne pas
faire de différences entre deux enfants arrivés si différemment.

Le fruit de l’adultère : chouchou ou mal-aimé,


tout est possible
Il est, semble-t-il, plus fréquent qu’on le croit, même si les chiffres avancés
épisodiquement — 30 % d’enfants adultérins — sont destinés à faire trembler
dans les chaumières, fantaisistes, loin de l’estimation des généticiens à… 3 %.
Cet enfant de l’écart peut être, aux yeux de la mère, l’enfant de l’amour
flamboyant, si elle se représente son aventure comme une embellie dont elle
chérit le souvenir, incarné sous ses yeux, en chair et en os. C’est toute l’histoire
de Pierre et Jean, racontée par Maupassant, ces frères qui se sentent
inexplicablement jaloux et si différents l’un de l’autre.

Le « Jean » de Maupassant : l’enfant chéri de l’adultère


Pierre et Jean sont les deux fils d’une vingtaine d’années d’un homme
brave mais rustre, n’aimant que la pêche et l’heure du repas, et d’une
sainte femme, qui se range gentiment derrière son mari, sacrifiant au
devoir sa finesse d’esprit et sa délicatesse de cœur. Inexplicablement,
Pierre se sent toujours jaloux de Jean, un garçon doux, d’un
tempérament tranquille, tandis qu’il est lui-même tourmenté,
indécis. Leurs physiques sont aussi opposés que leurs caractères,
Jean étant un blond fin et délicat, tandis que Pierre ressemble à son
père, brun et plus épais. Une jeune veuve de leur âge, fréquemment
en visite, marque sa préférence pour Jean, comme leur propre mère,
qui peine à s’en cacher, songe parfois Pierre. Sa jalousie s’aiguise avec
cette rivalité amoureuse, et plus encore quand Jean reçoit soudain
l’héritage d’un « vieil ami » de leurs parents dont il n’a pas le souvenir,
leur ancien médecin de famille. Aussitôt, des esprits acérés de la ville
suggèrent à Pierre qu’il est étrange de léguer sa fortune à un seul des
enfants d’un couple d’amis. Dès lors, Pierre se livre à une enquête
pour savoir si sa « sainte » mère n’aurait pas eu une relation avec ce
médecin, qui ferait de Jean un fils adultérin, et seulement son demi-
frère. Leurs différences s’expliqueraient… Il torture des semaines
durant sa mère, insidieusement, sans en tirer la vérité pressentie.
Pierre finit, ivre de rage, par lancer cette présomption à Jean. C’est ce
dernier qui obtiendra de sa mère, dans les larmes, l’aveu. À bout de
forces, celle-ci dévoile qu’elle l’a toujours chéri, lui, fruit du seul
amour et du seul bonheur qu’elle ait connu dans la vie, une vie qu’elle
n’a supportée aux côtés d’un mari épais qu’avec ce souvenir et sa
présence à lui, Jean. Elle ne tolère plus le supplice que lui fait endurer
Pierre et supplie Jean de trouver une solution. Mère et fils, soudés par
le secret (le « père » ne saura jamais la vérité), vont œuvrer à ce que
Pierre s’engage comme médecin sur un transatlantique, s’assurant
ainsi de son éloignement pour des mois, des années. Pierre, dégoûté
par la trahison, accepte son destin de banni et les laisse entre eux,
comme s’ils étaient un couple.

Mais tous les enfants de l’adultère ne sont pas les préférés, puisqu’ils
peuvent à l’inverse incarner aux yeux de la mère l’« enfant de la faute ». La
culpabilité l’emportant, l’enfant légitime devient alors le chouchou,
incarnation du couple en ce qu’il a de vertueux. Il y avait autrefois une
configuration fréquente génératrice d’un mal-aimé dans la fratrie, le cas de la
« fille mère », pour reprendre une expression poussiéreuse. Mère hors mariage
et souvent très jeune, elle épousait un jour ou l’autre légitimement un homme
acceptant de reconnaître le « bâtard ». L’emploi contemporain du mot comme
une insulte dit bien le caractère peu glorieux qui y est resté attaché, alors que
« bâtard » ne désigne initialement que le fait d’être né hors mariage sans être
reconnu par un père. Ledit bâtard peut en porter le fardeau, soit qu’il n’ait pas
été désiré par la mère, soit qu’il soit la tache sur la biographie maternelle. Le ou
les enfants légitimes jouiront d’une aura particulière puisqu’ils auront rétabli
l’ordre moral. L’exemple de masse est celui des « enfants de Boches », qui, nés
par centaines dans l’immédiat après-guerre, ont souvent été rejetés, au sein de
leur famille autant qu’au sein de la société, parfois par leur propre mère.
Et le père dans tout cela ? Il peut l’ignorer, comme celui de Pierre et Jean, et
l’on pourrait croire la question réglée ! Mais il y a savoir et savoir !
L’inconscient peut parler en lui, surtout s’il est encouragé par quelques indices
« subliminaux ». Un père peut ne pas comprendre pourquoi il ne se reconnaît
pas dans l’enfant illégitime qu’il a pourtant légalement reconnu… Il peut aussi,
inexplicablement, se sentir mal à l’aise avec cet enfant. En conséquence, le
traiter moins bien. Quand le père sait, l’on pourrait croire au rejet nécessaire,
mais aucun schéma psychique n’est gravé dans le marbre, comme le montrent
ces deux témoignages absolument contradictoires : celui d’Alain, un père qui a
fait de l’enfant légitime son chouchou, et celui de Norbert, qui a élu
l’illégitime !
Carla : son mari a cru pouvoir accepter l’enfant de son aventure
extraconjugale

Carla est née dans une famille bourgeoise et se marie avec un homme
d’un milieu plus simple, contre l’avis de ses parents. Une période un
peu houleuse dans leur couple fait qu’elle a une aventure avec
l’avocat chez qui elle est en stage, avocat dont elle tombe enceinte
alors que le couple légitime désirait ardemment un enfant, sans
succès. Avouant la chose à son mari, Carla s’attend non seulement à
une scène, mais à une demande d’avortement. Contre toute attente,
son mari décide que cet enfant à naître sera le leur et qu’il l’élèvera
comme le sien. L’enfant adultérin est un garçon. Tout va bien jusqu’à
ce que, trois ans plus tard, naisse un autre garçon, biologiquement du
père celui-là. Il va devenir le chouchou de son père, qui délaisse alors
complètement l’enfant illégitime. L’enfant délaissé, trente-cinq ans
aujourd’hui, vit en situation d’échec permanent dans tous les
domaines, professionnel et sentimental. Il habite près de chez ses
parents sans parvenir à couper le cordon, tandis que l’autre,
ingénieur, a pris son envol dans une autre région, et en couple, signe
non pas du bonheur mais toutefois d’une capacité à s’inscrire dans
quelque chose de durable. Pourtant, ni le laissé-pour-compte ni le
chouchou ne savent la vérité.

Il n’est pas rare que l’on accepte une situation avec laquelle on pense
pouvoir composer, et que l’on se trompe ! Chez un couple, le désir d’enfant
peut être tel, et le rêve si puissant, que l’on en avorte : il a remplacé la réalité !
« Ma petite graine ou celle d’un autre, s’est-il dit, quelle importance ? Du
moment que l’enfant tant attendu vient du ventre de la femme que j’aime, et
que nous l’élevons ensemble. » Nous sommes tous construits avec des idéaux :
ne jamais divorcer, jusqu’à ajouter « quoi qu’il arrive » et tolérer
l’insupportable, faire des enfants, jusqu’à ajouter « et peu importe comment »,
sans prendre conscience de l’importance du comment. Il ne faut pas lire dans
ce genre d’acceptation un esprit de tolérance admirable, mais au contraire une
stéréotypie qui empêche de penser la réalité. La réalité, c’est qu’un jour ce père
aura un enfant qui peut-être lui ressemblera physiquement, et pas l’autre ; un
enfant qui correspondra à un désir d’enfant commun, et l’autre qui incarnera le
désir sexuel de sa femme pour un autre homme, ce qui est moins séduisant !
Certaines personnes sont emportées par la volonté de « faire comme tout le
monde », « faire famille », « faire couple », et quand ça ne le « fait » pas, elles
s’obstinent car l’idée de changement les angoisse plus encore que l’inconfort ou
le malheur. Sauf que tous les bricolages ne tiennent pas l’éternité ! On voit
couramment des gens se marier avec un conjoint de l’autre sexe parce que « ça
se fait », en dépit d’évidents penchants homosexuels, des gens passer outre aux
conduites invraisemblables de leur conjoint sous prétexte que « ça va passer »
ou qu’on va « faire avec ». La réalité peut se montrer plus forte que sa propre
fiction ! Pour ce père, le constat de ne pas s’être montré à la hauteur de son
imaginaire est douloureux. Ce serait « idéal » d’aimer deux enfants également,
sans s’attarder sur le « détail », imagine-t-il, du véritable géniteur, mais ce détail
n’en est pas un. L’enfant délaissé ne peut que souffrir de l’« inexplicable » et
soudain éloignement de son père au profit de son frère. Il ne « sait » peut-être
pas consciemment, mais inconsciemment il peut le porter toute sa vie, en
adoptant une conduite d’échec permanent. Masquer la vérité ne la fait jamais
disparaître, ni pour un père ni pour un enfant.

Norbert : « Mon préféré n’est pas de mon sang »

« J’ai deux enfants du point de vue de l’état civil, mais un seul


biologiquement, mon fils aîné. Le plus jeune est l’enfant de ma
femme et de son amant, à une époque où j’avais moi-même une
maîtresse et que notre couple se délitait. Nous songions à nous
quitter, nous l’évoquions de temps en temps puisque notre vie de
couple ne ressemblait plus à rien. Mais nous continuions à avoir des
relations sexuelles épisodiquement. Quand ma femme m’a annoncé
qu’elle était enceinte, elle m’a tout de suite assuré qu’il n’était pas de
moi, les dates le disaient formellement. Je n’ai pas subi de choc
particulier, au point que le temps a passé, et que nous n’avons pas
changé de situation conjugale jusqu’à sa naissance. Cet enfant est né,
sous notre toit, alors que nous étions encore mariés, il est
naturellement devenu “le mien”. Aux yeux des autres forcément, mais
aussi aux miens. C’est finalement avec ce fils que j’ai développé les
liens les plus étroits. Dix ans après la naissance du premier, un peu
déchargé de mes impératifs professionnels, je m’en suis davantage
occupé. J’ai été plus présent auprès de lui que ma femme. Il a
aujourd’hui vingt ans et je suis infiniment plus complice avec lui
qu’avec mon “vrai” fils. Ce qui me fait avouer en riant à mes proches
dans la confidence : “Mon fils préféré est celui qui n’est pas de moi ! Il
ne le sait pas, évidemment.” »

Un père qui s’investit davantage dans un enfant qui n’est pas de lui dit
quelque chose de son imaginaire sur la paternité. La légitime, la biologique,
l’incontestable, peut terriblement angoisser, ce qui rend plus détendu avec un
enfant dont on n’est pas « responsable ». Ce père s’est montré impliqué au
quotidien dans l’éducation de l’enfant illégitime parce qu’il se sentait libéré de
la responsabilité de sa naissance. Un peu de la même façon qu’un grand-parent
est plus détendu qu’un parent parce qu’il « n’y est pour rien ». Échouer dans sa
mission éducative n’a aucune importance quand on a une porte de sortie : c’est
parce que l’enfant n’est pas de soi ! Une explication toute trouvée. La
responsabilité accable à ce point certains qu’elle leur gâche le plaisir, la capacité
d’action, les pousse à la destruction ou à la démission. On voit des couples
divorcer à peine mariés alors qu’ils étaient heureux ensemble depuis des années,
parce que le signifiant « mariage » ne passe pas chez l’un ou chez l’autre. Il crée
de l’angoisse. D’où la prudence d’autres, qui peuvent rester quarante ans en
couple et refuser farouchement de convoler officiellement parce qu’ils sont
conscients que cela coincerait au niveau du symbolique. Peur de l’engagement,
peur que l’avenir vienne dire demain le contraire de ce qui est dit aujourd’hui
— ce qui est quasiment le propre du vivant —, ils sacralisent la parole. On
peut aussi refuser de dire « je t’aime » sous prétexte que demain, on ne sait pas
ce qu’il en sera, comme si les mots ligotaient à vie. Ou encore refuser d’acheter
un appartement pour le cas où on aurait envie, en un éclair, d’aller habiter
ailleurs. Savoir qu’il est possible de divorcer, de vendre, ne les rassure en rien.
Ces angoissés peuvent se montrer absolument responsables, fiables, fidèles,
stables, mais symboliquement ils se sentent obligés, emprisonnés par les mots
qui ont été gravés dans le marbre, pour ne pas dire dans la tombe. Être père
sans l’être vraiment peut ainsi mieux convenir à quelques-uns, comme ces
beaux-pères et ces belles-mères qui ne veulent pas d’enfant eux-mêmes : « Au
pire, je démissionne, je ne suis tenu à rien, il n’est pas de moi. » Quant à
l’enfant dont il est dit qu’il ne sait pas, rien n’est moins sûr. Pourquoi crèverait-
il l’abcès s’il avait des doutes puisqu’il y a gagné la place de chouchou ?
Tenter de cacher une vérité fondatrice à un enfant est du grand n’importe
quoi. L’enfant peut percevoir sans savoir, souffrir sans comprendre de quoi, ce
qui est encore plus douloureux, comme l’enfant adultérin de Carla. Quand un
enfant sait mais qu’on lui interdit de savoir, il développe souvent des
symptômes, qui eux, parlent !

Mattéo, l’enfant qui sait qu’il ne doit surtout pas savoir

Une mère amène son fils, Mattéo, sept ans, parce qu’il ne fait rien à
l’école et redouble son CP. L’enfant ne sait ni lire ni écrire. C’est un
enfant qui ne veut pas savoir. À l’évidence, par choix puisque rien
d’autre n’est alarmant : il est très gentil, capable de bavarder et de
faire de jolis dessins. L’enfant reste un mystère jusqu’à ce que la mère
vienne payer une séance, accompagnée d’un homme, que je suppose
être le père. J’interroge la mère, qui me répond en chuchotant :
« Chuuuut ! Ce n’est pas son père ! Et il ne le sait pas ! », le tout en
présence de son enfant. Qui bien entendu n’est pas sourd ! Je me
permets de lui répondre qu’à présent Mattéo sait, et qu’il serait peut-
être pertinent de poursuivre avec lui la conversation. L’effet de cette
« révélation » ne s’est pas fait attendre. Comme par miracle, les
progrès scolaires sont arrivés rapidement. L’enfant savait qu’il avait
désormais le droit de savoir, alors qu’on lui faisait savoir en voulant
qu’il ne sache pas.

L’enfant qui ne sait pas… parfois sait, les parents doivent en prendre
conscience ! Le risque d’apprendre la nouvelle tardivement, comme le Pierre de
Maupassant, à plus de vingt ans, c’est de faire s’écrouler soudain tout le roman
familial. La mère de Pierre et Jean a trahi, non seulement son mari mais aussi
son fils Pierre. Le père a trahi, en ne cherchant aucune explication à l’étrangeté
de Jean au genre familial, à son héritage soudain d’un quasi-inconnu. Jean a
trahi, puisqu’il est l’enfant venu d’ailleurs, l’intrus dans une famille « idéale ».
Le fils légitime, Pierre, n’a plus d’autre solution que partir au bout du monde,
écrire sa propre histoire, une histoire vraie. Le romancier lui fait prendre la
mer, qui ne sera pas plus agitée que sur la terre ferme. Le naufrage est derrière
lui.

Les enfants d’une sale histoire ou de l’après-


deuil : un statut aléatoire
Toutes sortes de situations peuvent associer l’enfant à un mauvais souvenir
dans l’esprit de la mère, les violences pendant la grossesse, la fuite du père avant
la naissance ou peu après, une grossesse très médicalisée ou un accouchement
périlleux, mais elles n’impriment pas systématiquement la place de délaissé
pour autant, heureusement. Il y a une différence entre des faits ponctuels et ce
qu’un enfant vient incarner dans l’imaginaire maternel. La maternité ne se
résume pas à un incident lors de la procréation ou des premières années de
l’enfant, si grave soit-il. À l’exception du viol, où l’enfant a de forts risques de
rester marqué du sceau du traumatisme : ce n’est pas seulement le corps qui a
été forcé, mais aussi le psychisme, et tout l’imaginaire autour de la maternité,
précisément. En France, il est rare que les femmes enceintes des suites d’un viol
n’avortent pas. Si elles gardent l’enfant, pour des raisons religieuses
principalement, c’est qu’elles se sentent les ressources pour l’aimer, puisant
leurs forces dans leur foi par exemple. Elles peuvent aussi faire la distinction
entre l’acte criminel passé et ce qui s’est ensuivi. L’être humain a une
prédisposition à trouver en lui des outils pour s’adapter à ce qui lui arrive,
même si en l’occurrence peu de femmes peuvent s’en croire capables. Reste que
l’enfant, s’il est tenu pour un sujet, emmène normalement la mère sur un autre
chemin que celui de ses projections.
Croire l’enfant de la faute assigné à la place de non-chouchou, voire de
délaissé, c’est compter sans les effets magiques de la culpabilité, qui peut
retourner une situation de façon surprenante. La culpabilité d’avoir
initialement haï un enfant, d’avoir pensé en avorter ou tenté de le faire, la
douleur de ne pas pouvoir lui raconter un beau roman familial, peuvent le faire
surinvestir comme chouchou. Pour se réparer soi, pour le réparer lui, ou les
deux.
Quant à l’enfant né après la perte d’un autre enfant, fausse couche tardive,
mort-né, ou décédé âgé de quelques années, il a souvent une place privilégiée si
ses parents sont plutôt tournés vers la vie et l’avenir. Il peut devenir le
chouchou de la famille, parce qu’il répare et fait triompher le présent. Mais il
peut aussi, avec des parents de tempérament nostalgique ou trop pressés de fuir
le passé et de guérir, se révéler inéluctablement décevant. Il ne remplacera
jamais l’autre, par définition. Et cet autre qui n’a jamais existé, ou à peine, peut
rester un « enfant de rêve », dans tous les sens du terme. Maria vit prisonnière
de ce rêve.
Maria, la patiente dont l’enfant parfait n’était pas né

Maria a deux filles de trois et cinq ans qui ne vont pas très bien. Elle
amène sa plus jeune, Iris, en consultation parce qu’elle ne grandit
pas, jargonne, comme si elle avait un retard mental. Par ailleurs, Iris
et sa sœur se disputent, crient, se battent, et la mère dit d’Iris : « Je ne
la supporte plus, elle a un problème, je ne sais pas lequel. » Loin de
reporter sa préférence sur son autre fille, elle se montre
complètement dépassée. De son mari elle dit : « Il ne peut pas s’en
occuper non plus, il travaille. Quand il rentre, je ne lui demande rien,
ça le fatiguerait, les filles sont trop insupportables. » Si Iris jargonne
effectivement, leur comportement entre sœurs est le comportement
normal de petites filles de leur âge en train de jouer. Elles ne
chahutent pas plus que d’autres. Elles sont « normalement »
obéissantes, c’est-à-dire pas toujours, mais rien d’inhabituel non
plus. La mère d’Iris finit par raconter qu’avant d’avoir ses deux filles,
elle a été enceinte d’un enfant qu’elle a perdu in utero après plusieurs
mois de grossesse. Un garçon, dit-elle. En fait, on ne le lui a pas dit,
mais c’est ce qu’elle a déduit du silence des infirmières quand elle a
demandé le sexe : « Quand on ne répond pas, c’est que c’est un
garçon… » Et ce garçon supposé, dans l’esprit de la mère, était un
enfant parfait. Il était sage, elle le sentait déjà. Il était celui qui aurait
dû naître. Cette femme ne supportait pas d’être mère. Le chouchou
était celui qui n’avait pas existé, si calme, forcément… Elle avait fait
sa première fille dans la foulée du deuil, la seconde un an et demi
après, sans s’interroger sur le désir d’un véritable enfant, et en
particulier d’un enfant qui ne serait pas « le même ». Les filles étaient
« ratées » jusque dans leur sexe, s’imaginait-elle, pas « du bon » : elles
étaient du sexe pas sage. Aucune n’avait la moindre chance de
devenir le chouchou, cette place était réservée au défunt !
L’idéalisation d’un enfant jamais venu au monde est un écueil évident : il
ne viendra jamais décevoir. Il n’aura laissé que des promesses. D’où l’intérêt
pour des parents de laisser passer le temps du deuil.
Emmanuel Macron est un enfant de l’après-deuil. Ses parents l’ont eu après
la perte d’une petite fille, et il est vraisemblable qu’il n’a pas été rabaissé et n’a
pas pâti d’une mauvaise image de lui pour arriver là où il est !

Les « nouveaux » enfants de la famille


recomposée : les chouchous « idéaux »
La famille recomposée est l’eldorado des temps modernes. À juste titre
parfois, puisque l’on divorce statistiquement moins de son second conjoint que
du premier, pour mille raisons. On est sans doute plus mûr, mieux assuré de ce
que l’on attend du couple comme de son existence. Certains parents de famille
recomposée peuvent donc voir les enfants de leur nouveau couple comme ceux
de l’espoir et de la promesse de réussite, tandis que les enfants du couple passé
sont associés à l’échec, teinté de plus ou moins d’amertume. Les enfants
« nouveaux » seront élevés à deux, sans être imprégnés par la personnalité ou
l’éducation de l’ex, ce qui est forcément le cas des « anciens ». On les élèvera
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui permettra de maîtriser leur devenir,
du moins peut-on le croire. Avec eux, on va « réussir », son couple comme son
éducation parentale. Des projections qui expliquent la préférence dont ils
peuvent être l’objet, tandis que l’enfant du premier lit va être relégué à la
mauvaise place.
Encore faut-il confondre l’amour d’un parent avec l’amour sentimental, en
mélangeant tous les affects. C’est tout de même un peu fort de faire payer à
son enfant né d’un précédent couple le poids de son échec sentimental !
Oublié, le désir « à deux » qui a présidé à leur naissance ! Il y en a même qui
veulent tellement oublier qu’ils laissent leurs enfants à leur ex-conjoint, sans
plus les voir ou presque, au même titre qu’ils ont laissé le canapé ou la
tondeuse. Cette attitude traduit le peu de considération que le parent avait
pour l’enfant en tant qu’être pensant, parlant, en devenir. Il n’était qu’un objet,
dont on n’a plus de raison de vouloir puisque l’on va en avoir de nouveaux.
Comme un nouveau canapé et une nouvelle tondeuse. Évidemment, cette
position peut être largement alimentée par la « nouvelle » mère si elle est
possessive et malintentionnée, quand le père est faible et influençable. C’est
toute l’histoire de Cendrillon et de ses deux méchantes demi-sœurs, qui
jouissent sans honte et sans limites de leur place de chouchoutes, stimulées par
leur mère sans foi ni loi ! Les nouvelles belles-mères sont toutefois plus amènes
que celles des siècles passés : elles savent qu’un homme qui a balayé son passé,
sur le plan sentimental, n’a pas pour vocation de balayer aussi ses enfants…
normalement.
La préférence pour les enfants du nouveau couple peut d’autant plus
s’afficher qu’ils arrivent par définition plus tard dans la vie. Ils sont les enfants
de la maturité, quand ce n’est pas, pour les pères, de la vieillesse. Il faut appeler
un chat un chat quand le père a l’âge d’être plus communément grand-père !
Ces fruits de printemps viennent ainsi incarner l’inespéré de l’amour et le
miracle de la procréation, pas loin de l’Isaac biblique, fils d’Abraham et de
Sarah, qui naît de parents dits centenaires : ils n’y croyaient plus ! Isaac sera le
fils adoré d’Abraham, bien davantage que celui de sa servante conçu
précédemment par dépit face à la stérilité de Sarah. Joseph, l’enfant de Jacob,
sera, lui, non seulement l’enfant longtemps attendu d’une femme stérile,
Rachel, mais aussi le premier-né du ventre de cette épouse qu’il préférait à son
autre épouse, Léa, et en prime il est l’enfant arrivé sur le tard. Il cumule !
Et ne négligeons pas le capital « narcissisant » de ces enfants de familles
recomposées qui affichent : « Eh bien, si ! J’étais capable d’en avoir d’autres et
de fonder une “vraie” famille ! » Ils sont aimés comme une revanche et un
triomphe, d’autant plus grand que cela va parfois de pair, pour les pères, avec
une épouse infiniment plus jeune. On lit en filigrane un tout autre triomphe,
celui de la virilité, dont la preuve importe tant à certains. C’est le cas de figure
de Johnny Hallyday, avec Jade et Joy, ses enfants du renouveau. C’est même la
vie biologique qui a triomphé, après un passé d’abus et d’addictions qui aurait
dû l’envoyer sous terre. Autre avantage, ces enfants-là sont de « vrais » enfants,
quand les autres sont des adultes, devenus eux-mêmes parents et vous faisant
grand-parent, ce qui vous vieillit un homme ! Finalement, du point de vue de
l’héritage, la simplification peut s’expliquer ainsi : « Je n’ai plus que deux
enfants. Pas quatre. » Du point de vue de l’âge, c’est exact.
Loin de Cendrillon, 10 % des enfants grandissent dans une famille
recomposée, et 10 % ne sont pas des souffre-douleur ! On voit des fratries de
demi-frères et sœurs bénéficiant de l’amour entier et équitable de leur parent
comme de leur beau-parent, qui s’entendent infiniment mieux que des fratries
100 % du même sang ! Des belles-mères et des beaux-pères, déjà parents eux-
mêmes, peuvent même préférer les enfants de l’autre à ceux de leur précédent
couple : idéalisation du conjoint actuel, fantasme de perfection attribué au
conjoint précédent, rejet de son ancien couple et de son ancien conjoint, tout
est possible !
Mais les enfants ne sont pas seulement les enfants de l’amour ou du
désamour. Dans le cadre d’un même amour, le regard parental est différent sur
chaque enfant, notamment en vertu de deux paramètres capitaux : leur rang
dans la fratrie, et leur sexe.
6
L’influence du rang dans la fratrie
et du sexe de l’enfant : deux indices
factuels

Pour devenir chouchou, certains facteurs sont de véritables bonus, comme


le rang dans la fratrie ou le sexe. Ils ne suffisent pas à faire le chouchou mais
peuvent contribuer à la préférence parentale. On repère couramment le
« bonus à l’aîné », à moins que ce ne soit le petit dernier à qui l’on passe tout,
et le « bonus au garçon », dont on survalorise encore les capacités en le
poussant à étudier ou à entreprendre, quand on attend de la fille qu’elle soigne
les apparences. Eh oui ! L’injustice et le sexisme commencent souvent à la
maison ! Ne serait-ce que dans l’inconscient des parents. Ces indices factuels se
combinent à beaucoup d’autres. Ils pourront être inessentiels pour certains
parents, ou encore être pris à contre-pied par d’autres. Cela précisé pour que les
mal-aimés aînés de la fratrie et de sexe mâle ne s’étonnent pas : il n’y a aucun
diktat en matière de chouchoutage, juste des axes repérables. Nul n’est aimé ou
désaimé en vertu d’un critère seul. Et la place de chouchou n’est pas toujours
une chance pour un enfant, comme nous allons le montrer ici, encore moins
pour un adulte.
Le bonus à l’aîné : mais de quel droit ?
Historiquement, le droit d’aînesse en disait déjà long sur la place centrale
conférée au premier-né, garçon bien sûr ! L’avenir de ses frères et sœurs reposait
sur ses épaules après le décès des parents. Il héritait de tout et distribuait ce
qu’il voulait, parfois rien. C’était aussi une mission de responsabilité dont il est
resté quelque chose. On lui prête beaucoup, mais on lui demande aussi
beaucoup en échange, parfois trop.

La projection de tous les fantasmes de réussite


Nous avons évoqué la « prime à l’aîné » potentiellement liée à une période
de flamboyance conjugale. Mais le premier-né peut aussi porter tous les espoirs
de ses parents parce qu’ils débutent. Avoir pour la première fois un petit être
que l’on a « fait » peut induire des projections erronées, faire imaginer que l’on
va le modeler. Lui particulièrement, car les parents auront appris d’ici le
second, avec lui, qu’un enfant est plus difficile à manier qu’une marionnette !
Grande est la tentation, parce qu’il est de son sang, porte ses gènes et/ou que
l’on va veiller sur lui et bien l’éduquer, d’imaginer en faire un être à son image,
et à celle glorifiée de l’autre quand on est en couple. Un reflet, mais en mieux.
Ce que l’on a raté, il ou elle va le réussir ! Ce que l’on a manqué, il ou elle va le
faire ! Et peut-être même que l’on parviendra à en faire un dieu du ski ou un
ponte de la médecine, alors qu’on n’y a jamais réussi soi-même, voire qu’on n’a
jamais essayé.
Avoir des ambitions pour son enfant est louable. Encore faut-il qu’elles
soient les siennes. Et qu’il s’agisse d’accompagnement du développement de sa
façon d’être au monde, et non de dressage selon un patron de couture inventé
de toutes pièces sans se soucier des mesures.
Si les rêves parentaux ont toujours existé, la capacité à les mettre en œuvre
est plus récente. Pour diriger ses enfants, il faut en avoir le temps, habiter dans
un espace clos de préférence, des conditions favorisées par la vie
contemporaine. Autrefois, les parents ne veillaient pas personnellement sur les
études, ce qui les tenait à l’abri de tout bourrage de crâne. Les familles
bourgeoises, seules à pouvoir se permettre des rêves, confiaient leurs enfants à
des précepteurs, des enseignants, des institutions. Ce qui introduisait d’emblée
un tiers, et laissait aux enfants des espaces pour se soustraire à l’emprise. Les
parents ne pouvaient pas se conduire en « coachs » de leurs enfants, exigeant
d’eux la performance à tout prix. Ils habitaient des châteaux ou des fermes,
mais ne gardaient pas l’œil sur le rai de lumière de la chambre comme on peut
le faire dans un trois-pièces. Non, ce n’était pas mieux « avant » ! Mais l’époque
a changé, et la consommation a sur de nombreux plans remplacé l’Idéal. Faire
de son enfant un objet comme les autres, modelable, est devenu une tentation
pour certains parents. Alors qu’on le détachait autrefois de soi en lui souhaitant
un bel avenir, on peut vouloir se l’attacher et en faire ce que l’on souhaite
personnellement.
Si le « coaching » n’est pas réservé à l’aîné, il peut être le plus exposé à subir
l’injonction de devenir un « astre » dans la mesure où ses parents « débutent
dans le métier ». Avec ce premier, ils font leurs armes. Ils n’ont pas forcément
encore compris que leur enfant était quelqu’un. Une « altérité totale ». Un
individu en soi. Certains ont parfois beaucoup de mal, d’angoisse, à trouver
comment faire, d’autres ne le comprennent même jamais ! L’apparition d’un
« petit autre » diminue parfois le surinvestissement de l’aîné. Les enfants
uniques n’ont pas cette chance.
L’aîné peut avoir ses parents sur le dos pour l’école, les études, quand cela
ne se poursuit pas à l’âge adulte pour le travail ! Les parents surveillent les
devoirs de l’aîné avec la ferveur éducative du débutant, parfois plus stricts qu’ils
le seront jamais avec les suivants. Il leur arrive de le « gaver », dans tous les sens
du terme, parfois alimentairement aussi. On désigne souvent la malbouffe
comme responsable du surpoids des enfants, mais l’on pourrait également se
pencher sur la relation parent-enfant. La malbouffe peut aller de pair avec le
débordement parental, la pression scolaire, la surcharge d’activités
extrascolaires : ces enfants à planning de ministre que les parents ne laissent
jamais s’ennuyer une seconde, la clé pourtant de la créativité. Sans vide, un
enfant ne peut pas prendre sa place, la place qui est la sienne et non celle qu’on
a choisie pour lui ! Le désir trouve son origine dans le manque… Quand les
enfants sont plusieurs, le « chien savant » peut rester l’aîné, parce qu’il a été
bien dressé et ne s’acquitte pas si mal de sa tâche, quoique des parents soient
capables de décupler leur énergie pour élever plusieurs chiens savants,
indifféremment les uns des autres, au mépris donc de leur personnalité !
C’est possible à condition d’y mettre toute son énergie, et l’on revient à ce
préalable : pour faire de son enfant son tout si l’on est une mère, il faut
qu’aucun homme ne soit là pour faire écran, ou alors que l’homme ne soit pas
motivé pour « faire de la femme l’objet cause de son désir ». Cette hyper-
focalisation sur l’enfant vient dire le manque de la mère ou les difficultés du
couple. Si l’aîné déçoit, il peut être détrôné de sa place de chouchou au profit
d’un frère ou d’une sœur. S’il donne satisfaction, il peut confirmer sa place.
Mais elle peut lui peser comme une charge et le faire envier les enfants moins
investis…

La prime à l’aîné sage… comme une image !

Il n’y a pas que l’école dans la vie, il y a aussi les relations sociales. L’aîné est
élevé selon des principes éducatifs parentaux qui n’ont là encore pas été
modulés par l’épreuve de la réalité. Résultat : sa conduite au quotidien va être
examinée à la loupe, avec une exigence de bonnes manières supérieure à celle
déployée pour les suivants. Les parents, concentrés sur son unique cas, vont
parfois l’élever « comme dans un livre » et plus strictement qu’ils ne le feront
plus tard : « Coucher, telle heure ! Tel menu, pas les mains sous la table, et on
ne discute pas ! » Bien entendu, si la demande allie souplesse et rigueur,
intelligence et bon sens, elle peut être suivie d’effets. L’aîné, déjà surinvesti, va
plaire à ses parents car il sera le « bien élevé » de la fratrie.
Loin d’abandonner leurs principes quand d’autres enfants naissent au sein
de la famille, les parents pourront lui demander de se confirmer dans son
statut : « Tu dois montrer l’exemple ! » Être plus sage, obéir, etc. On a tant à
faire avec le plus petit que le plus grand ne va pas, en plus, poser des
problèmes ! Si l’aîné a bien intégré le sens des responsabilités ou le bénéfice de
l’obéissance, il peut chercher à garder sa place de modèle. L’enfant peut en
payer le prix et devenir quelqu’un d’infiniment sérieux, plus rigide que les
autres, et perdre un tant soit peu le goût de l’enfance. Certains parents
chargent même l’aîné de missions qui ne sont pas les siennes, précisément
parce qu’ils veulent se dé-charger. Il y a quelques décennies, les aînés des
grandes fratries — et notamment les filles — avaient, avant d’atteindre la
majorité, déjà élevé plusieurs enfants : leurs frères et sœurs. C’est moins vrai
aujourd’hui, mais, chaque époque ayant ses travers, les parents sont parfois très
nonchalants. Des aînés ont systématiquement la mission d’aller chercher le ou
les cadets à l’école, de préparer le petit déjeuner tandis que les parents dorment,
ou les repas quand les parents travaillent tard. Il y a l’aide, naturelle et de bon
aloi, et le statut de corvéable à merci, qui sont tout différents. L’enfant peut
accepter et conserver cette façon d’être, ou se révolter…

Quand l’aîné refuse son rôle

Le « tu dois être le meilleur, sage, et montrer l’exemple » peut poser


problème dès l’enfance. « Devoir » sous prétexte que l’on est né en premier
introduit une norme qui ne tient pas compte de la personnalité de l’enfant.
Quand le second apparaît, l’aîné, en âge de discuter la loi ou de réfléchir, peut
se rebeller contre son propre statut : être un exemple, c’est lourd ! Surtout s’il
faut subir sans moufter les caprices des « petits autres » et que l’amour parental
semble à ce prix. Il arrive que les parents aient réparti catégoriquement les
rôles : au petit d’être materné, au grand la vie de modèle ! L’aîné a vite fait de
choisir le camp du câlin et de l’insouciance. D’où de spectaculaires régressions
d’aînés à la naissance de plus petits : ils peuvent se remettre à babiller, ânonner,
moins bien travailler à l’école, refaire pipi au lit ou autre signe d’infantilisme.
L’enfant ne peut pas claquer la porte du domicile familial en criant : « J’en ai
marre ! » Il va donc développer des symptômes, faute d’avoir la moindre
latitude pour s’échapper. C’est sa façon de se faire entendre.
La régression est une façon de tirer le signal d’alarme, mais la tyrannie en
est une autre. L’aîné connaît une douleur initiale, même avec les parents les
« mieux-faisants » du monde, celle d’avoir été détrôné. Évidemment, la
sensation est plus ou moins prégnante et le tournant peut être parfaitement
négocié par des parents qui vont apprendre à faire de la place aux deux. Mais,
dans le cas contraire, l’aîné peut tenter de triompher par la force, en devenant
infernal pour qu’on le lâche, et qu’on le regarde en même temps. Certains
parents peuvent aller jusqu’à l’exiler. Si on a longtemps envoyé les enfants
récalcitrants en « maison de redressement », la pension existe encore. Sauf
qu’un enfant n’est pas une chose, et que cette méthode forte n’a jamais redressé
personne. Certaines mères se montrent incapables d’en avoir deux (et pour
cause, comme on a vu !), et le père n’est pas de taille à faire le garde-fou. Les
parents disent : « Avec deux, je ne m’en sors pas. » Comme si le but n’était pas
précisément de rester ! Ils « en sortent » donc un, souvent l’aîné, pour revenir à
un schéma pathologique parent(s)-enfant idole.
L’enfant jouera plus tard sur la culpabilité parentale pour faire payer cette
punition. Il ne pardonnera pas sa mise à l’écart à son frère ou sa sœur. Les
parents n’auront fait qu’attiser la rivalité fraternelle… En témoigne l’exemple
de Mylène, qui se présente comme victime de son frère tyran depuis…
soixante-quatorze ans !

Mylène, soixante-quatorze ans : « Mon frère m’a détestée à la naissance


et n’a pas cessé depuis »

« Mon frère Antoine était mon aîné de huit ans, et je pense qu’il n’a
pas supporté que je lui vole sa mère, et même pire, que je la lui retire !
En effet, notre mère a beaucoup souffert de l’accouchement et a mis
des années à s’en remettre, avec différentes pathologies lourdes. Elle
était incapable de s’occuper de deux enfants à la fois, son mari
ouvrier travaillait beaucoup, et naturellement elle a choisi de me
garder moi puisque j’étais bébé. Mon frère remuant a alors été placé
chez une grand-tante, chez qui il était scolarisé, dans une autre ville.
Quand il est revenu vivre à la maison parce que notre mère allait
mieux et que j’étais plus grande, vers mes six ans, il me regardait
comme une inconnue, me faisait tourner en bourrique, me faisait les
pires misères. Moi, j’essayais d’être gentille avec lui, et je n’ai
finalement jamais cessé, sans succès. Pour Antoine, je suis toujours, à
mon âge, la “morveuse”, celle qui fait “son intéressante”, les mêmes
expressions que dans notre enfance. Il est capable de ne pas me
transmettre les amitiés d’un ami commun, de m’oublier dans les fêtes
de famille, et, quand il m’invite, de gratifier tout le monde d’un
cadeau sauf moi. Sa mère avait été tout pour lui pendant huit ans, je
suis dans son esprit celle qui a semé le malheur. Mes parents ont
continué à se courber devant lui, parce qu’il avait beaucoup d’autorité
sur eux. Moi, ce n’est pas qu’ils ne m’aimaient pas, mais j’héritais des
miettes. »

Dans les fratries de deux, il n’est pas rare de trouver un dominant et un


dominé, dont les rapports sont régis par la force. C’est quasi nécessaire quand
deux enfants n’ont pas été élevés ensemble. Ils se retrouvent un jour comme
deux parfaits étrangers qui se disputent un même territoire. En réglant le
problème par l’éloignement de l’un des deux enfants, les parents adressent un
message implicite : « Il n’y a de place que pour un seul. » On n’a donc plus un
conflit pour se disputer l’amour parental, mais le toit familial. D’ailleurs, de
quel amour parental parle-t-on ? Ce qui incite des parents à adopter ce type de
solution pose question. On peut déplacer des objets, une commode, la
« stocker » ailleurs le temps que cela nous arrange, mais pas un enfant. Les
parents le savent inconsciemment, ce qui explique que, au retour du tyran, leur
culpabilité puisse être telle qu’ils n’osent plus lui poser de limites : face à lui, ils
prennent conscience qu’un enfant n’est pas une commode ! Ils peuvent mettre
une vie à tenter de se faire pardonner, au détriment de l’enfant moins aguerri.
Quant à l’enfant tyran, ce rôle endossé peut le poursuivre toute la vie : quand
on a à l’âge adulte l’attitude d’Antoine vis-à-vis d’un frère ou d’une sœur, on
peut avoir la même dans les autres sphères de son existence, professionnelle par
exemple.
Des parents faibles peuvent rester toute leur vie à la solde d’un tyran, quelle
que soit sa place dans la fratrie d’ailleurs. Pour ne pas en arriver là avec l’aîné
voyant débarquer un petit rival, il s’agit de rester à son écoute, de prendre un
temps pour dialoguer avec lui et lui seul, de lui expliquer les besoins propres à
chaque âge. Le petit réclame davantage de soins, des soins de base dont le
grand n’a plus besoin, ce dont il peut tirer une grande fierté, celle de n’être plus
« le bébé ». Un aîné heureux est un aîné fier de l’être, ni tenu pour un fantôme
ni érigé en statue figée dont on attend le silence et la paix.

Le risque de faire de l’aîné la bête noire de la fratrie

Naturellement, l’aîné modèle va vite agacer s’il est maintenu sur son trône.
Certains parents comparent sans arrêt, rappellent ses exploits de premier-né,
tentent de stimuler les cadets par la honte qu’il y aurait à faire moins bien ou
autrement. Mais cela peut les décourager au lieu de les stimuler ! Et les dresser
contre « le modèle ».
Autre risque de couper l’aîné du restant de la fratrie : le charger du
maintien de l’ordre dans la société des « petits autres », ses frères et sœurs. Des
parents un peu démissionnaires, ou fatigués de leur rôle de parent, peuvent
compter sur l’aîné pour servir de mouchard, de gendarme, de modérateur ou
de médiateur avec eux. Sauf que ce n’est pas sa place. La dysfonction crée une
fracture. Avoir un frère ou une sœur qui rapporte, prompt à dénoncer le ou les
rebelles, n’attire pas les bonnes grâces ! Le chouchou des parents peut ainsi
devenir la tête à claques des enfants. La société des « petits autres » est très
douée pour isoler l’un de ses membres, l’ostraciser, afin de continuer à
fonctionner « normalement ». C’est-à-dire comme des enfants.
La reconnaissance de la fratrie est grande quand l’aîné protège et couvre,
ou quand il fait office de bouclier contre des parents incapables de gérer leurs
émotions ou leur « folie », dont l’« éducation » finit toujours par des gifles et
des cris ! Dans les configurations vraiment pathologiques, l’aîné endosse un
habit de protecteur qui n’est pas de son âge. Si l’on voit en consultation des
« parents fatigués », les aînés le sont parfois tout autrement, alors qu’ils n’ont
pas dix ans ! Il s’agit alors pour le thérapeute d’accompagner l’enfant pour qu’il
quitte cette place qu’on lui a assignée et à laquelle il reste, et d’accompagner les
parents dans un questionnement : quelle place accorder à leur aîné pour éviter
de l’inscrire dans une position sacrificielle ? Car l’enfant peut y rester
durablement.
Les services sociaux connaissent bien ces aînés qui ont tout fait pour
protéger les cadets de la violence domestique, afin de maintenir aussi
longtemps que possible la cellule familiale. Un jour, ils craquent : ils racontent
leur histoire à un tiers, qui se charge du signalement aux autorités. Plus
souvent, heureusement, ces aînés tampons vont développer des symptômes
(rupture scolaire, troubles alimentaires, etc.) avant qu’il ne soit trop tard, et
atterrir chez le psy avant de devoir en arriver aux décisions de justice.
Si les aînés sont statistiquement plus souvent les chouchous, leur sort n’est
donc pas aussi enviable que l’on pourrait le penser ! Même si, bien entendu,
certains sont épanouis. Chaque famille, chaque enfant est singulier.

Le bonus au cadet : une bonne place dans


certaines familles

L’enfant d’un couple qui a réussi et s’est beaucoup tranquillisé


Qu’il soit le deuxième, ou plus encore le énième, il témoigne du désir de
confirmer le lien conjugal comme la famille. Sauf si les parents le font « comme
ça », parce que « deux c’est bien ». Phrases entendues ! Ou encore : « Pour que
le premier ne reste pas tout seul. » Comme si un enfant était un animal de
compagnie ! Des couples qui vont mal ou pas très bien se forcent ainsi à avoir
un second enfant, afin de « faire famille ». Sauf que les apparences ne tiennent
pas forcément le couple soudé, ou alors au détriment de l’épanouissement
général d’un ou de plusieurs de ses membres… plus vraisemblablement de
tous ! Dans les cas les plus courants, la naissance d’un nouvel enfant
correspond à une volonté de croissance chère à nos sociétés contemporaines :
on agrandit la maison, on prend une voiture plus grande, on agrandit la
famille, comme un signe extérieur non de richesse, mais de bonheur, et parfois
c’est vrai ! Ces enfants-là viennent confirmer la satisfaction de la mère et non
combler quelque chose. Le cadet est alors l’enfant de la consécration
conjugale !

Dans la famille-qui-va-bien, les cadets vont généralement grandir dans des


conditions plus détendues que les aînés. Les parents sont moins angoissés, la
pression sur leur tête plutôt moindre, surtout si l’aîné donne raisonnablement
satisfaction à des parents pas trop névrosés. Ceux qui n’attendent pas d’un
enfant qu’il réponde à des attentes personnelles ou inatteignables. Si l’on a
affaire à des parents déçus d’un aîné coaché, ils peuvent désinvestir le premier,
et surinvestir le second en misant sur sa tête ! Généralement, il jouit d’une
moindre pression, et profite aussi des leçons de son aîné, d’où des : « Il est
tellement plus dégourdi que son frère ou sa sœur au même âge ! » De là à
devenir chouchou, il est doublement gagnant.
Délestés du poids du devoir et de l’exemplarité, les cadets d’une fratrie
peuvent se montrer plus légers, plus amusants, plus détendus, non seulement
dans l’enfance mais même au-delà. Tout enfant cherche sa place, comme
chaque ministre dans un gouvernement qui cherche à pondre sa loi pour avoir
une chance de rester dans l’Histoire. Si la place de ministre du Sérieux et de la
Perfection est déjà occupée, il peut convoiter celle de ministre du Rire, des
Âneries, ou de la Créativité. Certains bénéficient de la préférence parentale en
jouissant de moins d’estime mais de plus de tendresse : « Il ne fait rien à l’école,
mais alors comme clown, il est inégalable ! » Comme quoi le chouchoutage est
affaire complexe.
La présence d’aînés qui-font-tout-bien peut encourager le cadet à se laisser
vivre. La fratrie regarde d’un œil jaloux cet inédit lâcher-prise parental, sans
parler de la permissivité éducative « honteuse ». Le ou les plus grands
protestent : « Mais moi, quand j’avais douze ans, tu ne voulais pas que j’aie un
portable ! », ou « je n’avais pas droit aux sorties le soir, lui, il fait ce qu’il
veut ! ». Bien sûr, c’est « scandaleux » et « vraiment trop injuste », mais tout le
monde n’a pas la malchance d’avoir des parents débutants ! C’est la seule chose
que le parent puisse répondre pour sa défense ! Élever les enfants « tous pareil »
n’est pas une ambition, puisqu’ils sont tous différents ! Bien sûr, certains
ignorent que leur mansuétude pour l’un est exagérée par rapport à leur
exigence vis-à-vis de l’autre. Quand le cadet reste en prime celui à qui l’on
passe tout à cinquante ans, il agace ! Tous ne renoncent pas volontairement à
leurs privilèges par souci d’équité. Il y a d’éternels bébés, d’éternels assistés,
d’éternels pardonnés.

Un petit, c’est mignon, et « si ça se trouve, c’est le dernier ! »

Un enfant petit, c’est attendrissant. Certains parents préfèrent les bébés


parce que c’est adorable, en oubliant les couches, les biberons, les pleurs. Ils
préfèrent ces séquences un peu pénibles aux manifestations d’indépendance
d’un enfant qui, vers trois ans, se construit par l’opposition. Certains parents
ne supportent pas qu’un enfant les contredise, qu’il ait un avis autre que le leur,
qu’il ne reste pas en place. Dès que l’enfant parle, marche, émet des vœux et
des refus, c’est fichu ! Là encore, l’image de l’objet s’impose : un enfant ne
demeure pas là où on le pose ! Certaines mères ne se sentent heureuses qu’avec
un nouveau-né, c’est-à-dire un être dépendant. Ainsi s’expliquent les grossesses
à répétition de certaines femmes, qui voient le fait d’« en avoir un » chaque fois
comme un triomphe, et ne se sentent bien qu’enceintes. À partir d’un certain
nombre d’enfants, si l’injonction divine ou l’impératif de repeupler la planète
ne sont pas invoqués comme motif, il faut bien chercher quelque chose du côté
du psychisme.
La toute petite enfance est hypervalorisée par la société, avec cette rengaine
de : « Profites-en ! Le meilleur, c’est maintenant ! » Il faut vraiment voir « le
meilleur » comme le manque d’autonomie, car pour le dialogue, par exemple,
mieux vaut laisser passer quelques années ! Chaque âge a sa part de meilleur.
Plus le cadet est un vrai cadet, et que l’écart d’âge est important avec le
restant de la fratrie, plus il risque d’être chouchouté, adulé, parfois étouffé, par
une mère qui ne peut pas le lâcher.

Karine, la mère qui dévorait son cadet du regard

Karine est une mère de quarante ans dont l’enfant de cinq ans est très
agité. Elle passe son temps à lui faire la cuisine, lui acheter tout ce
qu’il désire, en particulier parce que le couple a une meilleure
situation financière qu’à la naissance des deux enfants précédents.
Quand Karine évoque ses aînés, douze et quatorze ans, elle dit « Oh,
ils se débrouillent ! » comme s’ils n’existaient plus. Le petit en
revanche est la prunelle de ses yeux, elle va jusqu’à le regarder
dormir, ou, encore plus alarmant, le regarder jouer dans la cour de
l’école en se cachant ! Quand on lui explique que ses aînés ont sans
doute des besoins, tandis que cet enfant peut se passer de vivre en
permanence sous un regard, elle hoche la tête mais cela reste
abstrait. Elle ne parvient pas à comprendre que si cet enfant est
incapable de rester en place, de se concentrer en classe, etc., c’est
parce qu’il tente d’échapper à ses griffes, à ses crocs, et que, pour
cela, il vaut mieux courir très vite ! La mère conclut avec l’argument
qui va tout balayer : « Mais vous comprenez, après il n’y en aura
plus ! »

Le « après il n’y en aura plus » touche les mères pour qui la maternité est
tout, comme il y a des pères pour qui la parentalité est, sinon tout, du moins
beaucoup trop. Après, il n’y aura plus d’enfants, mais normalement il y aura
une vie ! Toutefois, inconsciemment, certains conjoints savent que le couple ne
résistera pas à l’autonomie des enfants. Le cadet est donc consacré comme le
ferment non seulement de la famille, mais aussi du couple.
Des chouchous cadets surprotégés, dont la fonction est de garantir le
bonheur familial, s’appliquent à ne pas grandir, jusque très tard, notamment en
s’immobilisant dans le nid familial. Beaucoup de couples contemporains se
séparent une fois que les enfants ont pris leur envol. Le ou les conjoints sont en
général angoissés au fil de la croissance de l’enfant, conscients des
conséquences. Un couple qui va bien a hâte au contraire de passer à une autre
étape de son existence ! Que les enfants fassent leur vie, soient heureux,
forment à leur tour un couple, découvrent d’autres horizons, c’est tout ce
qu’un parent normalement névrosé peut leur souhaiter. Il n’en déserte pas pour
autant sa position de parent.

Le cadet a une bonne chance d’être le chouchou de la fratrie !

Le petit peut agacer prodigieusement les autres par les privilèges dont il
jouit, mais aussi devenir le chouchou de ses frères et sœurs. Si les parents ne
vont pas trop loin dans l’iniquité. Dans la famille-qui-va-bien, les aînés vont
être fiers d’être plus débrouillards, protecteurs, maternants. Les cadets, dans
l’imaginaire et dans la fiction, ont souvent le rôle d’amuseur, de mignon, de
lutin, rarement de héros. À part dans Le Petit Poucet, parce qu’il incarne
l’intelligence qui ne fait pas de bruit.

Le Petit Poucet, un rare cas de génie chouchou et cadet


Le Petit Poucet est le cadet d’une fratrie de sept garçons. Il doit son
surnom au fait qu’il est haut comme le pouce, ce qui en fait le
chouchou. C’est lui le malin qui a l’idée de semer des petites pierres
pour que toute la fratrie retrouve le chemin de la maison après que
les parents étaient allés les perdre dans la forêt parce qu’ils
manquaient d’argent pour les nourrir. Il se montre moins inspiré lors
d’une seconde tentative, en semant de la mie de pain que les oiseaux
vont manger, mais c’est si charmant… Il va demeurer le « leader »,
celui qui n’a ni la taille ni la force mais qui dépasse les autres par son
intelligence. Il incarne le sauveur, avec cette morale de l’histoire : le
génie n’attend pas le nombre des années.

Dans un article du Monde intitulé « L’aîné, ce héros » 1, plusieurs analyses


des données sociétales révélaient que les cadets sont souvent moins diplômés
que leurs aînés, quittent plus souvent le système scolaire, redoublent davantage.
Plus tard, ils sont moins souvent cadres, et plus souvent au chômage. La
réussite sociale est étroitement corrélée au rang de naissance. Ce que l’étude ne
dit pas, c’est s’ils sont plus heureux que les aînés, ce qui n’est pas exclu. À eux le
bonus de l’insouciance !

Quand le cadet complexe et que personne


ne le détrompe
Le cadet peut tellement admirer son aîné qu’il en développe de terribles
complexes, parfois tard dans la vie, voire éternellement, si les parents ne le
détrompent pas.

Le cuisinier Philippe Conticini : la difficulté d’être cadet


Philippe Conticini, multi-étoilé et considéré comme l’un des meilleurs
2
pâtissiers du monde, raconte ainsi son histoire : il est le cadet de huit
ans de son frère. Le père élève ses enfants à coups de nerf de bœuf et
de « gueulantes », faute de savoir faire autrement, et la mère a
d’emblée voulu épargner son second fils : « Celui-là, tu ne le
toucheras pas ! » Le père a répondu : « Tu te démerdes pour t’en
occuper, car moi, je ne m’en occuperai jamais. » Il tient parole, mais
ne manque pas de répéter à son fils qu’il est un bon à rien. Philippe
n’en doute pas et, pour compenser le manque d’amour, faute de
pouvoir boire ou se droguer, se défonce à coups de nourriture. À sept
ans, il est déjà obèse. Seul gros d’une famille de corpulence normale.
Nouveau motif de rejet par son père. Son grand frère veut devenir
cuisinier, Philippe se dit tout de suite qu’il l’aidera, mais « en
suiveur », car lui ne se voit aucun talent. Il se sent nul et incapable.
Quand le père, qui n’a jamais donné d’amour, offre pour se
dédouaner les murs d’un restaurant à ses deux fils, Philippe reste en
cuisine. La presse gastronomique évoque vite « les frères Conticini ».
Mais en ne voyant physiquement que l’aîné en salle. L’autre reste
derrière les fourneaux. Le jour où Philippe lit les honneurs de
Christian Millau, du guide Gault & Millau, qui leur donne un 15 sur 20,
il se dit : « Je ne le mérite pas. Mon frère oui, moi non. L’artiste, c’est
mon frère. » Un frère qui ne le détrompe pas trop, alors que
l’inventeur des verrines, c’est lui, Philippe. Il est même le seul à
s’occuper des desserts, or c’est leur pâtisserie qui fait se damner tout
Paris. Il lui faudra dix ans de bouddhisme, et l’amour d’une femme qui
lui apprend à se regarder dans la glace autrement que comme « le
gros qui ne sait rien faire », pour sortir de cette position d’infériorité.
Aujourd’hui, Philippe Conticini est une star, seul maître à bord de ses
boutiques et salons de thé dans le monde entier. Il tient une véritable
entreprise, participe à de nombreuses émissions culinaires télévisées.
Sans son frère.

Philippe Conticini montre que l’on n’est pas forcé de rester éternellement à
la place qui vous a été assignée. Encore faut-il faire « la » ou « les » bonnes
rencontres, ce qui a été son cas. Le hasard ne peut pas tout. Il a aussi sans doute
cherché et accepté les mains tendues. Pour sortir de sa position de victime, par
bouddhisme ou par amour, peu importe, il a fallu qu’il quitte une jouissance
masochiste pour aller vers son vrai désir. Mais on peut aussi noter que le père a
acheté le restaurant pour ses deux enfants, signe qu’il ne fait aucune confiance
au second. Même s’il ne lui a distribué durant son enfance que des mots qui
blessent. Typiquement, voilà un père qui affectivement ne pouvait sans doute
pas investir deux enfants, tandis que, financièrement, cela ne lui « coûtait »
rien.

La place du ni-ni : ni aîné ni cadet


L’enfant « entre deux » dans une fratrie de trois n’a pas une place facile
puisqu’il va devoir se battre pour « faire un créneau », comme une voiture qui
se gare entre deux autres. Une épreuve, forcément ! Il ne va pas toujours y
parvenir, comme on l’a vu avec l’exemple de Michel. Ce « frère du milieu » est
parti à la dérive, ce qui n’a pas manqué de lui donner une place à part. Mais
pas la bonne. Les parents avaient élu un enfant chacun, le père l’aîné, à qui il
entendait donner le meilleur, la mère le cadet, en endossant la mission durable
de protection et de maternage. Dans un couple dysfonctionnant sur ce mode
d’« un enfant chacun », le ni-ni n’est l’enfant de personne. Même quand les
rôles ne se sont pas répartis aussi lisiblement, l’enfant d’entre deux grandit
nécessairement entre un modèle, l’aîné, et le mignon, le « petit dernier ».

Mélissa, une petite fille « dérangée »


Mélissa, douze ans, est une enfant à problèmes, infecte en famille, qui
a commencé à dériver quand son petit frère est né, un garçon qui plus
est. Elle avait déjà une grande sœur, et l’apparition du sexe mâle dans
la fratrie n’est sans doute pas pour rien dans la focalisation parentale
sur le bébé garçon. Le couple espérait un fils depuis toujours. La
troisième tentative des parents a été la bonne : enfin le garçon !
Mélissa perturbe sa sœur de quinze ans quand elle fait ses devoirs ou
discute avec ses copines, coupant court à leur intimité. Elle entre en
trombe dans la chambre de son petit frère ou fait du tapage pour le
réveiller. Il est venu la déranger, elle le dérange, au même titre qu’elle
interdit à sa sœur de s’isoler puisqu’elle-même se sent envahie. Elle
ne sait plus s’exprimer que sur le mode du hurlement, y compris
quand son père tente d’exposer la situation en consultation. En tête à
tête, Mélissa explique clairement qu’elle « ne sait plus où elle
habite » : l’irruption tardive — elle avait onze ans — d’un petit être
geignant et gesticulant qui accapare ses parents lui fait percevoir son
cocon comme hostile. Sa grande sœur prenant son envol, elle se sent
abandonnée de tous.

L’expression « faire son intéressant » est particulièrement adaptée au ni-ni


qui souvent va tout faire pour attirer l’attention : remarquable ni par les
exploits liés à l’âge de l’aîné, ni par la « mignonnerie » du cadet, l’enfant du
milieu va chercher d’autres voies, et pas forcément les mieux à même de
susciter la bienveillance parentale. Le ni-ni peut se révéler démoniaque.
Expliquer la différence d’âge, pas seulement en mots mais aussi en actes, en
réservant un temps adapté à chaque enfant selon son âge, est un moyen de
mettre un terme au sentiment d’abandon. Répéter à son enfant qu’« une
grande fille (ou un grand garçon) comme toi n’a pas à être jalouse (jaloux) » ne
sert à rien ! Il n’y a pas de compétition liée à l’âge dans le regard parental. Ce
qui peut miner le ni-ni, c’est de sentir confusément qu’il ne peut bénéficier de
l’amour ni pour cette raison, ni pour une autre. Mais des exceptions
confirment toujours la règle !

Laurent Seksik, le ni-ni qui a « réussi ET réussi » !

L’écrivain Laurent Seksik raconte, dans Un fils obéissant 3, qu’il était le


ni-ni d’une fratrie de trois garçons. Pour une raison inexplicable, c’est
sur lui que reposaient les lourdes attentes parentales. Sa mère
entendait qu’il devienne médecin, car le caducée vous pose un
homme et vous assure respect et revenus confortables. Son père
entendait qu’il devienne écrivain, car il décelait chez lui, dès dix ans,
raconte-t-il avec humour, des dons littéraires. Pour faire plaisir à sa
mère, il a commencé par devenir médecin. Tout en écrivant, sa
véritable passion. C’est après plusieurs grands succès de librairie qu’il
a compris qu’il était vraiment devenu écrivain, qu’il suivait là sa
véritable vocation. Il a abandonné la médecine, âgé de près de
cinquante ans. Il a réussi deux fois !

Le sexe de l’enfant : quand la consécration


du sexe mâle vient balayer le rang de la fratrie

Zut, c’est une fille !

… et tout est à refaire. Pendant longtemps, et encore dans certaines


familles, notamment méditerranéennes, la fille n’est pas un vrai enfant. Le vrai,
c’est le garçon. Le fameux droit d’aînesse supprimé en 1793, qui favorisait
l’aîné, ne portait même pas dans son intitulé le préalable « aîné mâle », cela
allait de soi ! Une prime de valorisation est demeurée au premier garçon né,
même s’il est le énième.
Dans de nombreuses religions, les rituels de naissance ne concernaient que
le garçon : la circoncision, pour les juifs, les musulmans, mais aussi les
chrétiens d’Orient chez qui elle perdure, n’avait aucun équivalent au féminin
(l’excision n’ayant rien à voir symboliquement), même si la fête d’une
nomination pour les filles est devenue systématique chez les juifs. L’entrée
symbolique dans l’âge adulte chez les juifs, à treize ans pour les garçons,
occasionne une bar-mitsva, mais son pendant féminin, la bat-mitsva, n’existe
que depuis un siècle, et pas chez les plus orthodoxes. Un garçon qui naît dans
l’islam réclame traditionnellement le sacrifice de deux moutons, contre un seul
si c’est une fille. On rase les cheveux du garçon dans l’islam, pas de la fille. En
bref, pour beaucoup, la naissance d’une fille et sa croissance ont longtemps été
des événements tenus pour mineurs. On sait que, en Inde comme en Chine,
les avortements de fœtus féminins sont fréquents, tandis qu’on garde le mâle.
Comme on le disait autrefois dans les campagnes sur le plan du plus strict
pragmatisme : un garçon rapporte, tandis qu’une fille coûte ! Heureusement
que l’époque contemporaine fait mentir cet adage, de quoi faire rougir ceux
qui le profèrent encore. Mais que l’on ne se croie pas tout à fait au-dessus de
cet obscurantisme. Le garçon continue à être le passeur de relais patronymique
dans la majorité des cas. C’est lui qui rend la lignée familiale
administrativement « éternelle ». On voit de plus en plus d’enfants qui portent
les noms de famille de leurs père et mère, sauf que… la fille se mariant, à
moins de porter trois noms de famille, elle risque fort d’en abandonner un, et
ce sera très vraisemblablement celui de sa mère.
Nous n’avons eu aucun mal à recueillir des témoignages de « prime au
garçon », même si c’est regrettable.

Jean-Christophe, cinquante-cinq ans : « J’ai été le chouchou parce que


premier-né des garçons »

« Je ne nie pas avoir toujours été le chouchou, bénéficiant de la plus


belle chambre avec balcon tandis que mes deux sœurs aînées
partageaient la même pièce. La chambre de mon frère était toute
petite, au fond du couloir. La raison, la seule que je voie, c’est que
j’étais né en troisième position, mais premier des garçons. La
préférence n’était ni dite ni chiffrable, puisque nous recevions des
cadeaux de valeur égale. Simplement, je jouissais d’une liberté plus
grande et d’une confiance totale : on me voyait président de la
République quand on comptait moins sur la réussite de mon frère —
mes sœurs, n’en parlons pas. Le résultat, c’est que mon frère est
devenu chirurgien, le rêve de mon père qui était historien. Il s’est
battu professionnellement, socialement, sans doute pour se faire
aimer, ce qu’il n’a pas raté. Mon père était fier… mais il l’était autant
de moi, qui n’ai jamais occupé de fonctions honorifiques ou lucratives
et ai eu une vie professionnelle décousue. Nos parents nous ont tous
aimés, contrairement à ce que pense l’ensemble de ma fratrie, qui me
voit comme le seul enfant à l’avoir été. C’est faux, mais mes parents
m’ont tout pardonné, mes bêtises, mes très longues études d’art
assez anarchiques, que je n’ai pas financées ; les autres ont payé les
leurs. J’ai été célébré comme un héros quand j’ai été lauréat d’un
prestigieux concours d’art, davantage que mon petit frère qui
collectionnait les honneurs, durant toute sa vie. J’ai quitté le domicile
parental à trente ans. Mes parents n’auraient jamais toléré cela de
mon frère ou de mes sœurs. »

Jean-Christophe n’a pas manqué de jouir des avantages de son statut de


chouchou, mais nous reviendrons sur la notion d’avantages : avoir un parent
qui n’attend rien de soi parce que dans l’imaginaire, il vous donne déjà tout.
Est-ce une aide pour se battre, notamment professionnellement ? Il ne semble
pas. Rester au domicile parental jusqu’à trente ans, est-ce vraiment un cadeau ?
On évite le loyer, on trouve le confort, mais c’est là un cadeau empoisonné : en
faisant de leur fils un héros du seul fait de son sexe et de son rang de naissance,
certaines familles ont fait de cet enfant un être passif. C’est ainsi que l’on voit
parfois des familles où les filles ont mieux réussi que les garçons, pas parce
qu’elles ont été surinvesties mais parce qu’elles ont su qu’elles ne pouvaient
compter que sur leurs forces !

Sophie, cinquante-cinq ans : « Je n’ai pas écopé du bon rang


de naissance, ni du bon sexe »

« J’étais la cadette d’une fratrie de quatre : deux sœurs, un frère, puis


moi. Dans une famille méditerranéenne, le plus attendu était le
garçon, et le traitement que l’on m’a réservé m’a fait souvent me
demander si je n’avais pas été un accident, l’enfant de trop. Les filles
étaient bridées, tandis que mon frère était l’enfant-roi. Mais mes deux
sœurs aînées avaient une chance : elles avaient inauguré la famille, et
elles fonctionnaient comme une paire. À moi, on n’achetait pas de
vêtements, puisque je récupérais ceux de mes sœurs, amplement
suffisants pour ma garde-robe. J’étais tellement délaissée que je
passais ma vie, notamment toutes mes vacances et mes week-ends,
chez une tante qui n’avait pas d’enfants et me donnait heureusement
de l’affection. Quand je rentrais chez moi, je me sentais de trop. Mon
frère, en bon fils, a repris l’entreprise familiale à la mort de notre père
quand j’avais vingt-cinq ans, avec la reconnaissance de notre mère. Il
s’est installé dans le même immeuble qu’elle, de sorte qu’ils
formaient comme un couple de substitution. Il est devenu tout pour
elle, et sans doute elle-même était beaucoup pour lui puisqu’il ne
s’est marié qu’à quarante-cinq ans. Bien entendu, notre mère s’est
très vite mal entendue avec sa belle-fille, au point que les relations se
sont distendues. Elle a alors déménagé pour se rapprocher de mon
domicile, à l’autre bout de la France. Sur le tard, curieusement, moi
qui avais été mise à l’écart, j’ai été la plus présente, mais toujours pas
la favorite. »
Sophie cumule les statuts de cadette et de fille, qui sont des handicaps dans
cette famille. Il faut dire qu’elle ne « sert » d’abord à rien. La prédiction
parentale de la prime au garçon est souvent autoréalisatrice : on va le pousser
dans ses études, au contraire de la fille, puis on lui confiera l’entreprise, parce
que lui est devenu compétent et pas la fille. Forcément ! On rend parfois le
garçon apte à réussir, à choisir son métier, son destin, pas la fille, qui n’aura
qu’à se marier, par exemple, selon une tradition ancestrale. Si personne n’est
jamais condamné, il faut avouer que certaines filles partent avec moins de
cartes en main que les garçons de la même famille. Les tâches domestiques,
d’assistance, vont leur être dévolues, tandis que les missions honorifiques
seront pour le garçon. Avec une reconnaissance variable des parents. Tout le
monde n’estime pas ceux qui se muent en employés de maison, certains parents
les en méprisent même davantage !

Irène, la mamie qui ne voyait pas les filles

Irène, mère de dix enfants et de vingt-quatre petits-enfants,


aujourd’hui arrière-grand-mère de quatre-vingt-douze ans, n’a jamais
eu d’yeux que pour ses garçons et, aujourd’hui, pour ses petits-fils et
arrière-petits-fils. Depuis toujours, à Noël, seuls les garçons ont de
beaux cadeaux, les filles reçoivent des babioles symboliques. En
toutes choses, le père a laissé faire sa femme, qui portait la culotte.
Elle a payé l’école privée à ses garçons, les filles devant se contenter
du public, qu’elle estimait de moindre qualité. La dépense n’était
envisageable que pour les mâles. Elle a financé ensuite les longues
études de tous ses garçons, attendant des filles qu’elles se marient au
plus vite, et avec un bon parti de préférence. Les hommes, on les aide
à aller loin, les filles, on s’en débarrasse. Résultat : les garçons se sont
retrouvés avec une bonne situation, les filles bien mariées, mais
quand elles ont plus ou moins bien divorcé, elles ont été priées de se
débrouiller. Or, comme elles ne sont pas diplômées, elles mènent des
existences modestes. Irène estime que, décidément, les filles, ce n’est
que des ennuis. Quand elle demande des nouvelles dans chaque
famille, c’est uniquement des garçons, avec cette question clé :
« Comment vont ses études ? » Des filles, elle attend qu’elles soient
jolies, gentilles, coquettes… ce qui aide à trouver un mari.
Heureusement, ses enfants n’ont pas reproduit cette « prime au sexe »
outrancière avec leur propre descendance. Une attitude qui gêne
depuis toujours l’assistance quand la distribution des lauriers a lieu
en public.

La seule analyse consolante est que ce type d’attitude est de moins en


moins courant. Peu de femmes sont sommées par leurs parents de vivre de leur
mariage, parce que rarement assez soumises pour l’accepter, et parce que peu
d’hommes sont restés consentants ! Les conditions économiques et
sociologiques ont ceci de bon qu’elles viennent à bout des pires distorsions
psychologiques !

Le parent qui préfère l’enfant de son sexe

Avant la naissance, il y a dans l’imaginaire parental des idées fantaisistes :


certaines futures mères préfèrent ainsi avoir une fille, en imaginant qu’elles
vont l’habiller en rose, lui mettre des nœuds dans les cheveux, aller avec elle
faire du shopping. Certains futurs pères préfèrent un garçon parce qu’ils
imaginent qu’ils vont pouvoir aller jouer au foot avec lui. Passé les premiers
temps, les parents vont s’apercevoir qu’il peut se produire le contraire ! Pas du
tout ce qu’ils avaient prévu en tout cas. Un enfant n’est pas la caricature d’un
sexe, ni le reflet de la projection parentale, sur aucun plan. Les mères peuvent
être très déçues, comme Marina avec sa fille, d’avoir fait naître quelqu’un de
leur sexe qui leur ressemble si peu. En l’occurrence, Marina attendait
d’engendrer une fille cérébrale, qui partage ses valeurs. À la place, elle a récolté
une addict du shopping et de l’apparence ! Sa fille aurait donné satisfaction à
une autre mère, et inversement, mais « on ne choisit pas sa famille ».
Des pères vont rejeter couramment des fils en qui ils ne discernent aucune
valeur virile selon la conception étroite qu’ils en ont. « Foot et bière » dans les
familles caricaturales, qui sont moins rares qu’on le croit. À moins qu’il ne
s’agisse d’en faire forcément des scientifiques, et pas des littéraires, ou
forcément des sportifs, et pas des intellos, en bref des enfants à leur image
sexuée. C’est l’exemple de Louis, dont le père s’est senti tellement éloigné qu’il
lui préfère son frère. Pour tout. Puisque Louis est en prime homosexuel, ce qui
peut faire atteindre le sommet de la désespérance au parent qui a cru engendrer
son double ! Il comprend que son enfant désire là où lui-même ne désire pas
du tout. Adieu la projection d’une complicité virile sur fond de calendrier de
playmates ! C’est ainsi que des pères jettent dehors leur fils homosexuel à peine
sorti de l’adolescence, au point qu’il existe des organismes d’assistance dévolus
à ces tout jeunes majeurs chassés de leur domicile.
D’autres parents sont victimes d’une autre projection « folle » : penser
qu’ils ne seraient pas à l’aise avec un enfant de l’autre sexe. Les pères imaginent
qu’il y aurait une forme d’ambiguïté sexuelle : « Je n’aurais pas pu élever une
fille », disent-ils. Or, consciemment, il n’y en a aucune, ce qu’ils constateraient
sur le terrain ! Du moins normalement. C’est en « parentalisant » que l’on
devient parent ! D’autres voient en l’autre sexe un tel mystère qu’ils ont peur
d’introduire un autre élément de cette inquiétante caste dans leur foyer, alors
qu’ils ont déjà le conjoint. Et certaines mères de filles de s’exclamer : « Qu’est-
ce que j’aurais pu faire avec un garçon ? » La même chose qu’avec une fille :
l’élever ! On ne passe pas ses journées à jouer aux petites voitures, pas
davantage qu’à la poupée. Bien sûr, ces inquiétudes sont théoriques. Quand il y
a une véritable préférence ou hostilité à un sexe, elle est le plus souvent
inconsciente.

Le parent qui préfère l’enfant de l’autre sexe


Certaines mères peuvent avoir l’illusion de la complétude avec un petit
mâle, d’où leur éventuelle préférence sur laquelle nous ne reviendrons pas. Qui
plus est, elles peuvent aussi craindre, si elles ont une fille, d’entretenir avec elle
la relation qu’elles ont eue avec leur mère. La relation mère-fille est le plus
souvent « ravageante », comme le disait Jacques Lacan. Mères et filles se
cherchent dans un jeu de miroirs, entre identification à la féminité de la mère,
déprise et passion. Et parfois elles se trouvent, mais au sens où on le dit dans
une cour de récréation : elles s’écharpent ! Avec un garçon, le problème ne se
pose pas. Certains pères préfèrent une fille parce qu’ils peuvent entretenir avec
elle un rapport de séduction pervers, jusqu’à prendre plaisir à la sortir en public
adolescente, à ce qu’on la confonde avec une maîtresse. Qu’en dire… Si le
complexe d’Œdipe est fondateur, rappelons qu’il l’est précisément parce que la
fille se heurte à un refus catégorique du père de se laisser séduire, et même de
faire semblant, ce qui ne l’empêche pas de complimenter et valoriser son
enfant… comme un père.
L’avantage de l’enfant de l’autre sexe, c’est aussi qu’il ne va pas venir jouer à
l’adolescence sur la corde sensible de certaines personnalités parentales
narcissiques, tenaillées par l’angoisse de vieillir : la rivalité des mères avec leurs
filles, comme des pères avec leurs fils à l’adolescence, peut prendre un tour très
violent. Alors que les adolescents veulent s’émanciper, certains parents ne
supportent pas de vivre, eux, enfermés dans leur âge. D’autant plus si leur
couple ne fonctionne plus, leur corps ne suit plus, leur élan vital s’essouffle. Ils
le font payer à leurs enfants sous forme d’interdits de sortie, de punition ou
d’hyperprotection, notamment sexuelle, qui tombent principalement sur les
filles, encore une fois, c’est pas de chance ! Les pères sont les premiers
coupables des interdits rigoristes sur la sexualité de leur fille, et pas seulement
du fait d’une culture ou d’une religion. Certains pères ont un fantasme de
l’acte sexuel représenté comme souillure, car c’est bien en cela qu’ils peuvent
imaginer que leur fille pourrait s’en trouver « déshonorée » ! D’autres
fantasment que le rapport sexuel, en faisant de leur fille une femme, va la leur
soustraire en tant que fille. Or, on a beau devenir femme, on reste la fille d’un
homme ! Il arrive que du statut de préférée jusque-là, la jeune fille vierge « à
son papa » tombe de son piédestal, quand elle ne devient pas soudain une
« traînée » dans l’esprit perturbé de son père. Il n’y a pas grand-chose à dire
d’un tel obscurantisme…

L’enfant du sexe tant attendu : bonus à l’inédit

Les parents ont généralement tendance à souhaiter avoir des enfants des
deux sexes. De préférence d’abord un garçon, ensuite une fille, ce que
l’expression populaire désigne comme « le choix du roi ». Mais certains parents
ont successivement plusieurs enfants du même sexe et guettent celui de l’autre,
parfois avec une certaine rage si c’est le quatrième ou davantage. Car, même si
les enfants nés sont des garçons, précisons tout de suite qu’au troisième les
parents peuvent s’en lasser aussi ! L’apparition d’un être du sexe tant attendu
semble alors miraculeuse. Au sein de la fratrie, il a toutes les chances de devenir
chouchou. Une pièce rare, une sorte de trésor familial ! Le seul risque, c’est que
les parents en fassent des caricatures, élevant la fille en princesse tout de rose
vêtue et le garçon en petit casse-cou dominateur, car oui, les stéréotypes ont
encore de beaux jours devant eux. Et encore une fois, ce n’est pas tant la société
qui les invente que les parents qui les mettent en pratique.
Heureusement, on peut rêver ardemment d’un garçon et préférer sa fille,
ou inversement, ou ne faire aucune différence pour ce motif du sexe. Quoi
qu’il en soit, ces paramètres techniques ne conditionnent pas seuls la préférence
parentale. La personnalité de l’enfant va venir rebattre les cartes des fantasmes,
durant son enfance comme dans les années qui suivent. En soixante à quatre-
vingts ans d’existence avec ses parents vivants (on est aujourd’hui en droit de
l’espérer jusque-là en théorie !), un enfant peut remettre en question tous les a
priori parentaux. Et c’est peut-être la fille en position « ni ni » qui sera le
chouchou ! Ce qui est pleinement rassurant dans l’âme humaine, c’est que rien
n’est joué d’avance ni figé pour l’éternité.
1. Anne Chemin, 7 février 2013.
2. Karl Olive et Arnaud Bochurberg, Rendre possible l’impossible, Balland, 2018.
3. Laurent Seksik, Un fils obéissant, Flammarion, 2018.
7
Le poids des compétences dans
l’élection du chouchou

Le choix d’un chouchou comporte une grande part d’inconscient, comme


toute relation affective : on ne s’explique pas pourquoi celui-ci ou celui-là est le
préféré. Parfois, le parent ne se l’avoue pas, ne le sait pas, voire ne s’en rend pas
compte. Mais des raisons, toujours singulières, peuvent peser, différemment
selon la personnalité du parent : plus ou moins ouvert à la surprise et dans
l’écoute, plus ou moins « clouté » dans son imaginaire sur ce que doit être un
enfant. Les idéaux parentaux peuvent se confronter à l’épreuve de réalité que
peut incarner un enfant. Mais il arrive que les images attendues soient si
puissantes que le chouchou sera celui qui y colle le mieux. Parfois
spontanément, parfois parce qu’il s’y applique ou parce que le parent l’y
contraint. Les parents mettent plus ou moins l’accent sur tel ou tel registre de
l’existence, dans des proportions variables, quelquefois avec une grande
violence. Certains enfants de la fratrie s’en trouvent élus, les autres exclus.

La prime à la performance
Dans la famille « performance », les choses sont simples : le chouchou, c’est
le meilleur ! Ce peut être le plus performant sur le plan intellectuel, sportif,
artistique, selon le domaine que le ou les parents valorisent. Il est fréquent que
seul l’un des parents pratique cette forme d’« amour au mérite ». Mais si ce
parent est un tant soit peu autoritaire, il va faire couple avec son enfant, et
exclure l’autre parent, qui n’aura que peu de marge de manœuvre. L’autre
parent peut démissionner, par angoisse, par crainte de ne pas savoir y faire avec
son enfant, ou découragé de sa mission parentale par le parent qui l’a
convaincu de son incompétence. Dans cette idéologie, seuls les lauréats ont
une place.
Selon les ambitions et le milieu parental, les parents fixent le seuil à
atteindre. En matière scolaire, ils peuvent viser le niveau baccalauréat ou le
concours de l’ENA comme objectif minimal pour leur enfant. Telle est
l’incroyable attente parentale qu’a eue à subir Jean-Michel.

Jean-Michel, cinquante-deux ans. Parce qu’il a raté l’ENA, son père lui
lance : « Je ne t’adresserai plus la parole »

Jean-Michel est un enfant de la grande bourgeoisie parisienne, fils


d’un célèbre magistrat. Il fait sa scolarité dans les meilleurs lycées,
comme son jeune frère. Mais la médiocrité du cadet n’autorise
aucune ambition parentale et l’attention est centrée sur l’aîné. Durant
toute sa scolarité, il va de soi que Jean-Michel doit être le premier de
sa classe, ce dont il s’acquitte à merveille. Il travaille dur et s’amuse
peu, jusqu’à atterrir dans les (bonnes) classes préparatoires
littéraires, et il réussit le concours de Normale sup. Il finit par se
présenter à l’ENA… où il échoue. Lorsqu’il annonce la nouvelle à son
père, celui-ci lui lance : « Je ne t’adresserai plus la parole ! Si tu as
échoué, c’est que tu n’as pas assez travaillé. » Jugement injuste et par
définition sans fondement, puisqu’il s’agit d’un concours. Son père lui
a parlé à nouveau, bien entendu, et Jean-Michel a fait une belle
carrière dans l’Administration, mais il n’a jamais oublié la force de la
pression paternelle, que n’assouplissait pas une mère effacée et pour
ainsi dire transparente.

Alors que les mères sont parfois dans la dévoration fusionnelle, les pères
sembleraient verser plus volontiers dans le coaching. On peut vouloir que son
enfant soit performant selon le niveau où l’on estime se trouver soi-même,
mais aussi pour rattraper ses propres manquements, erreurs, ou réaliser des
rêves — les siens, parfois. Pourtant les rêves parentaux ne font pas partie de
l’héritage génétique ! Pour l’enfant, ils peuvent même devenir des fardeaux,
comme le montre l’exemple de Céline, extrême puisqu’il évoque le comble de
la folie parentale, jusqu’à la violence physique.

1
Céline Raphaël : l’enfant martyre du piano

À deux ans et demi, Céline, fille d’un cadre supérieur sorti de Sciences
Po et directeur d’usine, est mise devant un piano. Son père rêvait d’en
faire étant petit, mais il dut se contenter de l’accordéon. Pourquoi ne
pas essayer avec sa fille ? Seulement, ici, il s’agit d’emblée de
dressage, à raison de quatre heures par jour dès ses cinq ans ! Quand
elle fait des fautes, son père lui donne des coups de ceinture, lui qui a
aussi été battu enfant. Il a décidé d’en faire une pianiste de
renommée internationale. Céline obéit, tout simplement parce
qu’elle craint pour sa vie : « C’était marche ou crève. J’ai marché. » Sa
mère et sa sœur sont tenues à l’écart et tentent de la réconforter en
cachette, terrifiées elles aussi par le tyran domestique,
hyperautoritaire, dont elles imaginent confusément ce qu’il fait subir
à Céline. À quatorze ans, Céline développe des symptômes : elle
devient anorexique, jusqu’à un stade alarmant. C’est une infirmière
scolaire qui va finir par détecter ce qui se joue et la faire parler. Elle va
collecter les constats de coups, et faire le signalement auprès de la
justice. Le père, notable, sera condamné à deux ans de prison avec
sursis, deux ans de mise à l’épreuve et trois ans d’injonction de soins.
Céline s’est remise à jouer du piano pour le plaisir après une longue
période de rejet. Elle est aujourd’hui médecin, pour soigner les
autres.

Évidemment, en arriver à de telles extrémités n’est pas courant, mais


l’apprentissage à coups de gifles et de privations cruelles rappellera sans doute
quelque chose à plus d’un lecteur. Le temps des coups de baguette sur les
doigts, institutionnalisés à l’école pour « aider à apprendre », n’est pas si
lointain. Il n’a pas aidé tout le monde, il en a même perdu quelques-uns ! Sans
aller jusqu’à la manifestation de force physique, les signes de désaffection, le
désintérêt, l’insulte peuvent tout aussi bien contraindre l’enfant. Andre Agassi
raconte lui aussi dans son livre 2 comment son père s’est transformé en
entraîneur sans pitié, pour ne pas dire en bourreau.

Le tennisman Andre Agassi : le cadet de la fratrie a récolté les médailles


que son père exigeait de lui, mais au prix de la souffrance

À quatorze ans, ce cadet d’une fratrie de quatre est celui qui réalise le
rêve d’un père qui, faute d’avoir été lui-même un champion, a tenté
sans succès de dresser ses trois premiers enfants. Mais, malgré les
victoires, le jeune Andre Agassi reste humilié, maltraité, contraint.
Papa Agassi est devenu entraîneur à plein temps, veillant sur
l’ensemble de la vie de son champion, du matin au soir. L’adolescent
vit des années de cauchemar. La chance du fils est que son père finit
par atteindre son plafond de compétences. Il doit donc déléguer et le
place dans le meilleur centre d’entraînement américain, auprès de
Nick Bollettieri. Une séparation qu’Andre Agassi met à profit pour
respirer, mais à la façon rebelle de ceux qui ont été brimés : il boit,
sort, fait la fête, manque être congédié. Vertement sermonné par son
père, il reste et continue. Andre Agassi gagnera au fil de sa carrière
l’Open d’Australie, la Coupe Davis, Roland-Garros et l’US Open,
soixante titres de vainqueur ! Mais le médaillé d’or olympique lâchera
le morceau dans son autobiographie : « C’est un sport que j’ai haï
toute ma vie ! » Depuis son retrait de la compétition en 2006, il a pris
ses distances avec le tennis et s’occupe principalement d’une
fondation en faveur des enfants défavorisés, avec son épouse Steffi
Graf… championne de tennis.

Andre Agassi prouve que la méthode peut marcher, évidemment ! Mais


combien d’Agassi pour tous les enfants qui ont été surexploités sans jamais
obtenir les résultats escomptés ? Qui ont fini par choir dans l’estime parentale,
et ont développé les séquelles d’un forçage psychologique et physique ? Des
parents arrivent en consultation en annonçant : « Mon enfant a des
problèmes… » Et, en effet, l’enfant a des problèmes…

Raphaël : l’enfant écran des problèmes de ses parents

Raphaël, dix ans, est amené en consultation car il a de grosses


difficultés à s’endormir. Il est obsédé par l’idée de mort des membres
de sa famille et pleure chaque soir… Ses parents se disent inquiets,
perplexes, car par ailleurs c’est un enfant exemplaire. Brillant à
l’école, il pratique le VTT avec son père et son grand-père, un sport
familial où il excelle. Or, dans cette famille, « être bon », c’est aller
bien. Au fil des séances, Raphaël révèle qu’il dort avec sa mère, une
idée qu’elle a eue pour l’aider à s’endormir. Il évoque aussi la
fascination de sa mère pour les maladies, dont elle lui parle dans les
moindres détails. Cet enfant se trouve envahi de notions médicales,
qui portent de près ou de loin l’ombre de la mort. Il les emporte la
nuit tandis que, le jour, il est dans une véritable course en avant
d’enfant qui doit toujours faire mieux. Son suivi et la libération de ses
pensées à un tiers lui permettent d’en finir progressivement avec ses
symptômes, mais pour générer une grande angoisse chez ses parents.
L’enfant se relâche, c’est angoissant de ne plus le maîtriser ! Ce sont
finalement eux qui ont consenti à aller consulter.

Quand on s’aperçoit qu’un enfant voudrait juste vivre, être lui-même, et


que son chemin personnel ne correspond pas du tout à celui que lui imposent
ses parents, il s’agit de faire comprendre au parent, avec tact et diplomatie :
« Monsieur, madame, j’aimerais bien que ce soit vous qui veniez me voir… »
Certains peuvent très bien l’entendre.

Emprise, déprise et juste milieu


Le problème est qu’un parent qui n’a jamais fait de travail sur lui-même,
plus ou moins installé dans ses certitudes, est très difficilement capable de se
dire : « J’ai tort de décider à sa place », « J’ai tort d’exiger ». Ces personnes sont
déjà mal avec elles-mêmes, elles ne peuvent pas être bien avec quelqu’un
d’autre ! Le chouchou les occupe comme un trésor, un objet de dévotion qui
cache leur dépit, leurs frustrations de tous ordres, et surtout leur angoisse.
Les schémas parentaux peuvent porter sur l’ensemble de la vie de l’enfant :
« un enfant, ça ne se fâche pas » ; « un adolescent, ça travaille bien » ; « la
réussite, c’est tel secteur » ; « un bon métier, c’est un CDI de salarié » ;
« habiter quelque part, c’est être propriétaire » ; « une vie conjugale réussie,
c’est se marier et le rester », etc. Cela peut aller très loin et durer très
longtemps… Toute la vie ! Certains sexagénaires se voient interdire de prendre
leur retraite au soleil « parce que ça ne se fait pas », assure leur parent
octogénaire ! Il faudrait prévenir les parents avant la conception : « Sachez que,
en général, cela n’ira pas du tout comme vous voulez ! Vous voulez que tel
enfant se regarde de telle façon dans vos yeux, mais votre enfant risque de
regarder ailleurs. » C’est en tout cas ce qu’il faut lui souhaiter.
L’enfant pris dans le schéma parental, de son côté, doit faire un travail. Il
peut finir par se dégager de l’attente parentale et suivre ses aspirations. Mais
renoncer au confort de donner satisfaction à son parent, c’est forcément une
épreuve. Moindre toutefois qu’être dans le reniement de soi toute sa vie !
Certains enfants s’appliquent à répondre à l’attente parentale en devenant
médecins ou chefs d’entreprise, avant de se rendre compte, à cinquante ans,
qu’ils vont mal, qu’ils sont hyperstressés, au bord de l’explosion. Pas parce
qu’ils travaillent beaucoup mais parce qu’ils exercent un métier qui leur
déplaît ! On voit des P-DG de cinquante ans changer de trajectoire et dire
enfin non à leurs parents, grâce à une thérapie qui les a aidés à aller vers leur
propre désir.
Il arrive bien sûr qu’un enfant choisisse naturellement d’exercer la même
profession que l’un de ses parents. Il ne s’agit pas de prétendre qu’il faut par
principe faire autrement. Il existe des dynasties familiales professionnelles, de
médecins, d’avocats, de chefs d’entreprise, mais aussi de travailleurs manuels,
les célèbres entreprises « Dupont & Fils » — on notera la rareté des Dupont
& Filles ! — dans lesquelles les enfants sont parfaitement épanouis. Ils n’ont
pas été éduqués pour « faire pareil », mais ils se sont imprégnés de valeurs qu’ils
se sont mis à partager. Nuance. Papa ou maman affichant leur ferveur dans leur
métier, ces enfants vont l’exercer à leur tour, animés d’un désir qui leur est
propre. Ils ne vont pas devenir médecins ou avocats pour faire comme papa ou
maman. Ils seront un autre médecin, un autre avocat. Le modèle parental a
fonctionné parce qu’il a été compris et agréé — il n’est pas entré dans leur
crâne à coups de ceinture ! Pour autant, ne rêvons pas, ces « dynasties
professionnelles » peuvent aussi perdurer parce que le choix en a été imposé ou
fortement suggéré aux enfants, sous les motifs les plus divers : c’est plus simple,
plus raisonnable, plus rationnel, etc.

La prime à l’identification en miroir


Certains parents ne préfèrent pas l’enfant qui fait des choses
exceptionnelles, mais celui qui choisit tout comme eux. Ils veulent le regarder
comme l’on se regarde dans un miroir. Qu’il ne fasse ni mieux ni moins bien !
C’est le cas des parents de Louis : ils ont élu chouchou le fils cadet qui les aide
à tenir le restaurant routier, alors qu’ils n’ont aucun atome crochu avec le fils
qui fait une carrière parisienne dans la communication. Peut-être trouvent-ils
ces carrières « très bien, mais pour les autres », peut-être jugent-ils le choix
indigne… Certains parents entendent que leur enfant reste dans leur catégorie
en écartant tout ce qui ne leur ressemble pas. Un père peut répéter que son fils
fera comme lui un bon ouvrier, en distribuant les rôles des uns et des autres :
« Ta cousine, elle, elle est douée et fera de longues études. » Réalité ou
projection ? Bien sûr, tous les enfants ne se laisseront pas enfermer par les
mots, mais on peut prédestiner un enfant à être ministre ou ouvrier, loin de
son désir à lui, à force de répéter à l’envi un discours magique. Chez ces
parents-là, ce n’est pas une conception sociale de la réussite qui prime, ni
même le désir de réalisation de leurs rêves qui les égare, mais au contraire
l’impératif de ne surtout rien déranger de la tradition familiale. Le chouchou,
c’est l’enfant qui est leur double, celui qui leur ressemble le plus.

Cette forme de psychorigidité n’est pas forcément dictée par la société,


mais parfois par une peur de l’inconnu. L’ailleurs génère chez de tels parents de
l’angoisse, et leurs fantasmes vont bon train : ils ont peur qu’« il arrive quelque
chose » à leur enfant. Ce qu’ils ne sont (et font) pas eux-mêmes leur apparaît
dangereux. Ils décrivent le monde comme plein de pièges. Ce sont les mêmes
qui craignent que leur fils parte en colo parce que c’est plein de pédophiles,
que leur fille sorte le soir parce qu’elle va se faire violer, que leur enfant soit
free-lance parce qu’il va se retrouver à la rue, etc. Sauf que le risque, au bout du
compte, c’est la vie ! Bien sûr qu’il est du devoir parental d’alerter sur la dureté
de l’existence, la violence du quotidien, d’évoquer la réalité, mais pas pour
interdire de la vivre, juste pour conseiller d’y avancer prudemment. Rejeter un
enfant qui veut devenir artiste peintre et lui préférer celui qui deviendra
fonctionnaire comme on l’est soi-même, c’est fort dommage, et surtout
dommageable pour celui qui le subit. On peut recommander au peintre
d’assurer ses arrières, certes, mais dans la vie, l’assurance tous risques n’existe
pas. Ce n’est pas parce qu’on est soi-même en vie dans une situation qui nous
semble enviable que c’est la seule envisageable.
« Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? » disent les parents à l’enfant qui
gribouille à l’école s’ils y ont été studieux eux-mêmes, comme dans cette
ancienne pub Guy Degrenne, où le cancre va devenir un orfèvre réputé.
L’erreur est dans la question. Le « on » parental ne fera rien. C’est l’enfant qui
fera sa vie ! La grande vague de candidats actuels aux métiers de l’artisanat est
celle de cadres trentenaires, quarantenaires et plus, restés enfermés des
décennies dans leur bureau, sans vraiment l’avoir choisi, et qui décident
soudain de faire ce qui leur plaît vraiment. Ils vont passer un CAP de pâtisserie
ou de menuiserie alors qu’ils sont diplômés d’une école de commerce et bac +5,
comme le souhaitaient leurs parents. Axel, trente-six ans, a quitté son emploi
d’ingénieur et entame un cursus de CAP en boulangerie. Il envisage d’ouvrir
rapidement une boutique, pour pouvoir faire, dit-il, du bon pain. Rien de plus,
rien de moins. « Il n’est jamais trop tard pour bien faire », nous enseigne un
dicton populaire. En effet, l’être humain dispose de ressources pour rebondir,
trouver une voie épanouissante, s’extraire des diktats auxquels il se soumettait,
parfois à son insu, de son plein gré. Le rôle d’un parent, c’est de valoriser les
compétences de l’enfant, même si ce ne sont pas les siennes, d’accompagner un
mouvement qui lui est extérieur. L’impression d’étrangeté d’un parent vis-à-vis
de son enfant peut aller jusqu’au rejet. Le plus souvent, le parent va faire son
deuil de l’imaginaire et consentir à se laisser surprendre par l’enfant,
heureusement.

Le parent grandit avec l’enfant


On peut avoir un enfant qui chemine hors des clous, avoir initialement ses
goûts en horreur, et malgré tout, être épaté par ce qu’il devient ! On voit, dans
les familles de babas cool, un enfant devenu bourgeois dont les parents
découvrent sur son canapé que le confort, ce n’est pas si mal. Ou, dans les
familles bourgeoises, des parents traditionnels découvrir dans la ferme
ardéchoise de leur enfant que la liberté et le plein air sont aussi une forme de
luxe. Exemples caricaturaux bien sûr, mais dans la famille-qui-va-bien, les
découvertes sont réciproques, les parents montrant d’abord un monde, les
enfants en ouvrant ensuite un autre. Cet enfant « extraterritorial » peut même
devenir le chouchou, contre toute attente. C’est la même chose sur tous les
plans, notamment sur le plan sexuel. La majorité des parents sont encore
hétérosexuels. Quand leur enfant est homo, on voit des parents, autrefois
homophobes et coincés, annoncer la nouvelle naturellement en déclarant :
« Jamais je n’aurais cru pouvoir accepter une chose pareille ! » Quand on aime,
on se surprend soi-même. Le propre de l’Autre, c’est de nous faire évoluer, de
nous faire regarder l’individu dans sa complexité, et non au sein de l’unique
catégorie dans laquelle on voudrait le ranger… quand on n’est pas trop
psychorigide.
C’est justement parce que leurs parents sont très psychorigides que les
enfants vont parfois prendre des chemins diamétralement opposés. Le seul
moyen de leur échapper et de se démarquer est d’afficher une radicale
différence : « Je ne suis pas vous. » Et c’est dit dans un cri, car « dit »
autrement, l’enfant sait que ce ne serait pas entendu. C’est aussi le risque que
l’on prend en n’écoutant pas son enfant !
Lors de l’adolescence en particulier, on voit des enfants se démarquer de la
route parentale, se faisant tatouer pour s’individualiser, pouvant aller jusqu’à
commettre des actes de délinquance s’ils ont été bien élevés, ou affichant plus
couramment des idées radicalement opposées, politiques notamment. Parce
que les idées, cela ne coûte rien, et cela énerve terriblement ! On voit des
enfants de parents du Front de gauche devenir des victimes de la société de
consommation et des enfants de parents de droite courir les manifs du Front
de gauche. On se souvient de l’exemple de Marina, dont la fille est devenue
une vraie fashion victim accro à la télé-réalité alors qu’elle-même est une
intellectuelle attachée aux valeurs profondes. Stupeur maternelle… Parfois, il
faut donner un franc coup de volant pour trouver sa voie, qui sera plus
médiane ultérieurement, mais la volonté à l’adolescence est surtout de
l’afficher, de le verbaliser, de le montrer : on est différent. Le bénéfice, c’est que
cela permet de « s’engueuler ». Et s’engueuler, c’est une façon de garder le lien,
tout en disant que l’on existe. Il y a même des parents et des enfants qui
s’engueulent toute leur vie, comme chien et chat, jusqu’à un âge canonique.
C’est la façon du tandem d’être ensemble, se prendre et se déprendre, comme
un couple sur d’autres plans. S’il n’y avait pas de jouissance, ils opteraient pour
la solution simple de cesser de se voir pour ne plus se disputer. Quand on s’en
fiche, quand le lien affectif est rompu, on s’ignore. Cela arrive.
Le refus de ressembler à ses parents fait partie du développement de
l’enfant, raison pour laquelle les parents qui attendaient des enfants miroir sont
souvent très, très déçus ! Et puis il y a des parents qui sont toujours déçus par
leurs enfants, qui trouvent toujours mieux ceux des autres… Pourquoi ? Parce
qu’il y a des gens toujours déçus de tout ! Il est vraisemblable que ces parents-là
sont aussi déçus sur de nombreux plans, déçus de la vie en général. Le registre
affectif, amour parental ou conjugal, c’est toujours décevant, de toute façon.
L’homme nourrit naturellement beaucoup d’espoirs, agite beaucoup de
fantasmes, et plus il « délire », plus il est déçu bien entendu.

L’un des meilleurs exemples célèbres de guerre des valeurs, disputes


éternelles et enfants jugés décevants contre toute raison est celui de feu Henri
d’Orléans, comte de Paris, disparu en 1999, héritier du trône de France si la
monarchie s’y était trouvée rétablie.

L’incroyable histoire du comte de Paris : « Je ne vous laisserai rien ! »


Henri d’Orléans, comte de Paris, mort en 1999, avait une haute
opinion de lui-même, non sans raison valable : héritier des rois de
France, politique avisé, cultivé, travailleur, bel homme par ailleurs, il
avait construit une famille modèle en espérant accéder au trône,
ambition dans laquelle l’entretenait le général de Gaulle lui-même.
Hélas, père de huit enfants, il a beau les dresser à la baguette, les
envoyer dans les meilleurs pensionnats, il estime que pas un ne lui
arrive à la cheville. Aucune sagesse selon lui, pas de brillantes études
malgré des pensionnats de redressement, pas de métier à son goût
quand ils deviennent adultes, des vies qui ne lui conviennent pas
avec des enfants hors mariage (il va jusqu’à faire enterrer l’un de ses
petits-fils mort-né hors de la crypte familiale !), des divorces, des vies
libres. Il ne cache pas combien il est déçu. Il se fâche alternativement
avec les uns et les autres, notamment avec son fils aîné, lui aussi
prénommé Henri, comme un signe du vœu de miroir ! Le crime
d’Henri le fils 3 ? Il a osé divorcer au bout de vingt ans d’une femme…
que son père lui avait choisie ! Le père a même tenté de priver son fils
de l’héritage potentiel du trône en modifiant une loi séculaire, au
profit d’un petit-fils qui lui semblait plus à son goût. Les sanctions
financières du comte de Paris contre ses enfants décevants ont
commencé comme par hasard quand il a compris qu’il ne régnerait
jamais. Trop déçu. Par tout. À ses enfants, il répétait : « Je ne vous
laisserai rien. »

Sans entrer dans le détail de l’héritage financier sur lequel nous


reviendrons, on peut entendre la phrase « je ne vous laisserai rien »
(financièrement) comme le constat que leur père ne leur aura rien laissé de lui-
même, puisque aucun des enfants ne lui semble digne de lui et de son héritage
dynastique. Une sentence à rapprocher du cas Johnny Hallyday, qui pouvait
penser avoir déjà tant laissé à ses enfants — l’aura de sa célébrité — qu’il serait
inutile d’en rajouter. Le comte de Paris aurait voulu estimer ses enfants comme
il s’estimait lui-même. Ils ont fait de belles carrières d’artistes ou d’hommes
d’affaires, mais ces domaines ne lui convenaient pas. Pas assez royaux à son
goût. Il répétait souvent ne pas se reconnaître en ses enfants. Grand bien leur en
a pris puisqu’ils ont choisi leur vie. Les rois ne fabriquent pas forcément des
rois, pas plus que les parents qui tiennent un routier, des tenanciers de routier !
Les parents de toutes les couches sociales peuvent se méprendre et tomber dans
un même piège.

Le chouchou qui s’applique


Certains enfants font passer le bénéfice qu’ils tirent de leur obéissance aux
diktats parentaux avant leur épanouissement réel. En effet, avec de tels parents,
la méthode est simple pour être aimé et devenir le préféré : coller à ce que
veulent les parents, c’est-à-dire leur reflet dans le miroir, une image. Un enfant
le comprend très tôt. Il peut devenir ce que l’on appelle l’enfant séduisant,
toujours dans le faire-plaisir, l’exhibition au parent. Cet enfant parfait va
devenir le chouchou, encourageant le ou les autres à se renfermer, à adopter
une position de repli. La terrible loi physique de cette attitude, c’est que plus le
jeu du chouchou angélique fonctionne, toujours en démonstration, en vitrine,
en défilé, plus le restant de la fratrie va se mettre en boule sur le canapé, dans le
renoncement, si ce n’est dans la révolte. Ce qui va pousser les parents à se
concentrer plus encore sur le chouchou ! Sur le carnet de santé des « non-
conformes », qui finissent parfois par arriver en consultation parce qu’ils ne
vont pas très bien, on retrouve souvent des maladies à répétition, des bricoles,
des angines, des otites. Parce que le corps parle : ils ne vont jamais très bien…
physiquement non plus ! Voilà pourquoi il vaut mieux se méfier de l’enfant en
qui l’on se retrouve soi-même : c’est parfois au prix de son bonheur à lui,
parfois au prix du bonheur de la fratrie, qui paie les dégâts collatéraux.
La prime aux apparences et aux canons
de l’esthétique
Certains parents ont pour chouchou… leur enfant le plus beau ! Cela peut
sembler ahurissant à ceux dont la pensée chemine aux antipodes de ce genre de
préoccupation, mais quel parent n’a pas aimé entendre : « Oh ! comme il est
beau ! » au sujet de son petit. De fait, il est rare qu’un jeune enfant ne le soit
pas. Mais personne ne précise : « … beau comme 98 % des enfants de son
âge ! » Ce serait malvenu. D’ailleurs, au-dessus du berceau du nourrisson âgé
de trois heures, les proches s’extasient déjà sur sa beauté, un jugement
esthétique souvent discutable — cela pour dire que personne n’est tout à fait
au-dessus du phénomène.
La question de la valeur « ornementale » de l’enfant peut également être
capitale. Des parents peuvent même fabriquer leur enfant pour « faire beau
avec eux », comme en témoignent certaines stars, arborant leur petit à défaut
d’un sac à main ou d’un chihuahua. Nous ne citerons personne ! Si chacun
aime habiller son enfant pour le présenter dans un bel écrin, le souci confine
parfois à la passion du travestissement, avec des enfants portemanteaux dont la
garde-robe occupe une pièce entière. Ces parents sont narcissisés par l’objet.
Les mères sont particulièrement fières parce que maintenant, non seulement
« elles l’ont », mais en plus il est beau… Voilà qui nous rapproche de
l’adolescent ou du mâle attardé épaté par son propre organe !
Quant à la carrière précoce dans le monde des apparences des enfants
mannequins, elle pose tout de même question sur les fantasmes parentaux…
La réglementation en la matière devient de plus en plus dure, et les concours
de beauté pour enfants sont interdits en France depuis 2013 pour des raisons
très recevables. La pression de la mère (en général) sur l’enfant confinait trop
souvent à la maltraitance psychologique. Aux États-Unis, les mères s’écharpent
en coulisses, incapables de gérer leur frustration en cas d’échec dans leur vœu
d’« avoir le plus beau » ou « la plus belle », à l’instar du concours de quéquettes
dans la cour de l’école ! C’est surtout sur les petites filles que pèse le diktat de la
beauté. Des mères les maquillent comme des vamps, leur achètent des
chaussures à talons pointure 32 — oui, cela existe ! Soit elles s’identifient en
miroir — elles plus jeunes, dans des rôles qu’elles ont ou non tenus —, soit
elles font vivre à leur fille le rêve que leur physique moins gracieux leur a
interdit. Des garçons, les parents peuvent aussi attendre qu’ils collent à une
image idéale, qu’ils soient costauds, musclés, jusqu’à les faire suer sang et eau
pour sculpter leur corps, et ce sont en général les pères qui s’y acharnent.
Comme quoi eux aussi peuvent être tentés par l’enfant faire-valoir, accordant la
prime à la conformité esthétique selon les critères en vigueur pour leur sexe.

Ève, la petite fille des trottoirs de Manille qui habitait Marseille

Ève, huit ans, arrive en consultation accompagnée de son père parce


qu’elle prend du retard dans les apprentissages, semble ne pas
comprendre les consignes des exercices dispensés à l’école. C’est une
jolie petite fille, blonde aux yeux clairs. Elle est bien habillée, en robe
de son âge, et elle sourit immuablement comme une poupée dans un
rayonnage. Alors que le père m’expose la situation, je jette de temps à
autres des coups d’œil sur Ève, je croise son regard. Un regard étrange
dont la couleur d’iris me surprend. J’apprendrai plus tard que ses
cheveux sont teints, et qu’elle porte des lentilles de couleur ! Cette
petite fille, tournée vers sa mère et réciproquement, développe des
symptômes — ses difficultés scolaires — qui viennent dire sa
souffrance d’être installée dans une position d’idéal dont elle ne veut
pas. Forcément, car l’enfant adulée, ce n’est pas elle, mais son
personnage grimé.

Dans l’esprit de ces parents, une fille devait être blonde aux yeux bleus, et,
comme Ève s’est révélée très décevante, ils ont trouvé la solution idéale : la
grimer ! Cette enfant-objet grandit donc en absorbant le message parental que
son état naturel ne convient pas, et qu’elle ne peut se montrer aimable qu’en
devenant autre. Sans parler du stéréotype imposé de la féminité.
C’est dans un second temps qu’il y a de quoi s’interroger sur le prénom
choisi pour cette petite fille : Ève, la première femme dans la Bible,
l’incarnation de la femme avec un grand F. Sans le blond bébé, pourquoi pas,
c’est un joli prénom, mais les indices multiples concordent pour témoigner
d’une volonté d’inscrire l’enfant dans quelque chose de « plaqué ». Tout
prénom « plaque » quelque chose sur son enfant en rapport avec l’imaginaire
parental, certes. Mais l’imaginaire peut évoquer un univers plus ou moins riche
de sens et porteur de prédestination. Certains prénoms évoquent une
apparence, assignent à un destin esthétique, ce qui peut être embarrassant pour
l’enfant, et cela en dit long sur le traitement de l’enfant comme objet, du
moins initialement. Il y a les Pamela, dont les parents attendent qu’elles
courent sur la plage avec une planche de surf (Anderson), les Claudia, qui sont
tenues d’être sublimes (Schiffer), ou les Roméo — on les veut « à tomber ».
Comment les choses vont-elles évoluer si Pamela ne sait pas nager, si Claudia
mesure 1,60 mètre et que Roméo ressemble au vilain petit canard ? Il y a les
prénoms mixtes, les Dominique, Claude ou Camille, qui disent la déception de
n’avoir pas eu un enfant de l’autre sexe. Comme on voit des garçons à cheveux
longs, que les mères brossent soigneusement à défaut de coiffer une fille !
Ensuite bien sûr, en grandissant, comme dans le cas d’Ève, les Pamela,
Claudia et Roméo pourront s’autoriser à ne pas se conformer à la façon dont ils
ont été nommés et attendus. L’enfant peut s’inventer autrement, peut se
construire autrement qu’en se soumettant à être l’objet qui vient combler un
parent. Mais il lui faudra se révolter, développer des symptômes. Les parents en
parleront peut-être comme d’un enfant indocile, ou « à problèmes ».

On sait que les apparences sont plus ou moins modulables, notamment sur
le plan du poids. On voit des mères traquer leurs filles parce qu’elles-mêmes
sont au régime, obsédées par les critères en vigueur dans les magazines, ou au
contraire elles les gavent comme si leurs filles devaient manger pour deux,
manger pour elles, et venger leur faim. Les problèmes d’anorexie de
l’adolescente, s’ils semblent venir répondre au diktat de la société, sont surtout
une demande insatiable d’amour. Un enfant-déchet, lui, comme l’explique très
bien le pâtissier Philippe Conticini par le récit de son histoire familiale, va se
gaver pour se remplir, histoire de combler le manque d’amour et le gouffre de
l’angoisse. Résultat, son statut de non-chouchou va s’amplifier : sa famille, de
corpulence normale, va l’ostraciser comme « le gros de service ». Parce que la
psychorigidité sur ce plan consiste à sanctionner des images, à distribuer les
prix de beauté, pas à comprendre ce que l’enfant exprime.
L’apparence de l’enfant est une sorte de dialogue muet, où le parent
imprime des rêves et l’enfant renvoie des messages. Un enfant qui prend soin
de lui est un enfant qui, souvent, va bien ; un enfant qui passe sa vie devant le
miroir ou qui change soudain d’apparence pour devenir très négligé ou
anormalement apprêté, gros ou maigre d’un coup, en est assurément au stade
du symptôme ! Au parent de ne pas répondre par le chouchoutage ou le rejet
mais par l’écoute. Le regard parental, c’est aussi écouter ce que l’on regarde.
Que les yeux des parents aient des oreilles dit assez la difficulté de la mission !

La (curieuse) prime à la dépendance


et à l’imperfection
Tous les parents ont rêvé plus ou moins raisonnablement l’enfant parfait,
mais certains ont la douleur de découvrir un enfant « différent ». Différent non
seulement de ce qu’ils avaient rêvé, mais aussi de la majorité des autres enfants,
et même de la norme. Le handicap, la maladie chronique amènent le parent à
surprotéger l’enfant.
L’enfant malade étant surinvesti, la fratrie peut se trouver délaissée par la
force des choses. Le plus faible ou dépendant monopolise l’énergie, et l’idée de
sa dégradation, voire de son décès, génère une immense angoisse. La mort de
l’enfant, c’est l’impensable. La fratrie verse généralement dans
l’hyperprotection et le soutien. Bon nombre de carrières médicales ou
paramédicales se sont ancrées dans un passé de frère ou de sœur de petit
malade. Le risque, c’est que l’enfant-soutien reste dans les autres domaines de
la vie inscrit à la place de celui ou celle qui se contente de peu. Or, dans la vie,
quand on réclame peu, on récolte peu, que ce soit affectivement ou
socialement. Mais un ancien enfant-soutien, devenu adulte, peut aussi
s’illustrer dans sa quête de réparation du passé, comme la philosophe Élisabeth
de Fontenay.

Élisabeth de Fontenay : la sœur philosophe d’un frère mutique

La philosophe Élisabeth de Fontenay raconte, dans son ouvrage


4
Gaspard de la nuit , l’histoire de son frère de deux ans son cadet,
lourdement handicapé mental, coupé du réel, sans affect apparent ni
pensée logique, incapable de dialogue. Il a été confié jeune à des
institutions psychiatriques, malgré les efforts familiaux pour le
socialiser, le faire sortir de son monde silencieux et parallèle, en vain.
Elle dit s’être sans doute sentie libérée de ce départ d’un frère
« bizarre », qui lui faisait honte vis-à-vis de ses copines, avec qui elle
ne parvenait pas à établir de lien. Mais elle souffrait aussi de percevoir
la détresse de sa mère, et d’être impuissante à la consoler de
5
l’irréparable. Dans un article du Monde , à la question de la
journaliste Annick Cojean : « Le désarroi de votre père devant son fils
lui a-t-il fait reporter sur vous ses espoirs ? », elle répond : « Oui. J’ai
pris la place du fils. Et j’en nourris toujours une culpabilité vis-à-vis de
Gaspard. Je sauvais le couple de mes parents : ils n’avaient pas
entièrement échoué. Si j’ai passé l’agrégation, c’est parce qu’ils m’ont
harcelée. J’étais très paresseuse. »
Élisabeth de Fontenay a marqué l’histoire de la philosophie par l’un des
rares ouvrages de poids consacrés à la cause animale, Le Silence des bêtes 6. Un
silence qui fait écho à celui obsédant de son frère, quand la parole est déclarée
être le propre de l’homme. Son œuvre témoigne d’une volonté persistante de
comprendre ces autres formes d’expression, non verbales, les langages du
« vivant qui ne parle pas », comme un effort continu pour expliquer
l’inexplicable, à elle-même, mais aussi à ses parents.

Alors que les parents d’un enfant ordinaire se sentent en droit de tout
pouvoir attendre de lui, jusqu’à la folie et la passion comme on l’a vu, les
parents d’un enfant différent en attendent souvent de tout petits progrès
comparés au développement normal d’un enfant du même âge, voire aucun.
Paradoxalement, cette attente de peu devient facilement « le tout » du parent.
Les autres enfants pourront tenter de l’éblouir, ils risquent de ne pas y parvenir.
Ce chouchoutage lié au destin ne déclenche évidemment pas la jalousie
fraternelle aiguë et rageuse que l’on peut retrouver dans une fratrie ordinaire.
Le frère ou la sœur échappe au fameux triangle amoureux qui consiste à
convoiter l’amour d’autant plus fort qu’il existe un rival : ils peuvent envier la
première place, rarement celle de l’enfant différent.

À l’occasion d’une maladie ponctuelle, d’un handicap pas trop lourd, le


parent peut même se prendre à ce point de passion pour l’enfant malade qu’il
ne souhaite pas qu’il guérisse et l’entretienne dans sa dépendance.

La mère de Sylvio : « Il ne faut rien lui demander »

Dès le premier appel pour prendre rendez-vous, la mère explique :


« J’appelle pour mon fils épileptique et dyslexique, ça ne va pas du
tout à l’école parce qu’il est malade. L’hémophile, parce qu’il est aussi
hémophile, a trop de problèmes de santé… » Je finis par demander le
prénom du malade épileptique et de l’hémophile ! Sylvio, donc, n’est
nommé que par ses deux pathologies. Dès que j’évoque en présence
de la mère et de l’enfant des pistes pour que sa vie scolaire prenne un
tour normal, la mère réplique : « Il ne fait rien à l’école parce qu’il est
trop fatigué. Il ne faut rien lui demander. Il ne peut pas écouter parce
que ça lui fait mal à la tête. Il n’écrit pas les cours parce que c’est très
fatigant. C’est dur pour moi, vous savez… » Et c’est en parlant avec
cette mère, devant le fils au regard fuyant, que l’on peut entendre
qu’elle l’a complètement enfermé dans ses maladies.

Le cas extrême de ces soignants qui entretiennent la maladie de leur proche


est connu sous le nom de « syndrome de Münchhausen par procuration »,
dont la victime peut également être un adulte. Il s’agit d’une pathologie
psychique qui consiste à entretenir ou carrément à déclencher la maladie ou la
dépendance d’un proche, pour pouvoir s’occuper de lui, vivre dans la posture
narcissisante du soignant, vis-à-vis de la société comme du monde médical. Ce
sont davantage les femmes qui en sont atteintes, et leur objet de pseudo-soins
est le plus souvent l’enfant. Petit, un enfant est facilement captable, il est dupe
de la manipulation, et la mère peut faire le vide autour d’elle en s’arrogeant
toutes les prérogatives pour le « soigner ». Ainsi, personne ne découvre le
stratagème. Quelques mères ont été jugées et condamnées en France pour des
faits criminels liés à ce syndrome, mais le cas le plus spectaculaire a été repéré
aux États-Unis bien sûr, avec une issue… à l’américaine !

Dee Dee Blanchard : morte parce que sa fille ne voulait plus être
l’« enfant malade »

Drame en Louisiane en juin 2015 : Gypsy Rose, vingt-trois ans, tue sa


mère, une femme qui s’occupe d’elle seule, et héroïquement — de
l’avis de tous. Depuis ses huit ans, Gypsy Rose souffre d’une leucémie
et d’une dystrophie musculaire. Elle sera très probablement aveugle
et sourde avant la fin de son adolescence. Oui, c’est lourd pour
l’enfant, mais aussi pour une maman… L’entourage compatit. La
mère pousse le fauteuil de la petite fille, puis de la jeune fille, qui vit
nourrie par une sonde. Dee Dee est une femme exemplaire, pleine
d’abnégation. Elle emmène sa fille dans des voyages pour
handicapés, participe à des événements associatifs. Si Gypsy Rose,
adolescente, n’est finalement, par miracle, devenue ni aveugle ni
sourde, elle demeure effectivement très affaiblie. Sauf qu’un jour
Gypsy Rose se met à supposer que son affaiblissement vient des
médicaments que lui administre sa mère… Elle n’a bien sûr droit à
aucune sortie car trop malade et trop fragile, mais elle est parvenue à
se lier avec un jeune homme qui devient son petit ami. Gypsy Rose
commence à se rebeller, veut marcher, sortir et vivre, mais sa mère
refuse qu’elle quitte son fauteuil en lui assurant que c’est trop
dangereux. La jeune fille et son petit ami acquièrent la certitude que
la « bonne maman » la drogue. Probablement très perturbée
psychiquement, on imagine pourquoi, et sans doute sous l’influence
des séries américaines, Gypsy Rose a fini par tuer cette mère
destructrice avec l’aide de son petit ami. Elle a pris dix ans de prison,
mais elle a affirmé à la barre du tribunal que la prison, ce n’était pas
maintenant, c’était avant !

La morale de l’histoire, c’est qu’il vaut mieux ne pas entretenir ses enfants
en état de dépendance, ni exagérer leurs maux s’ils existent !

Les enfants ont une place dans la fratrie, un sexe, des aspirations, une
personnalité, une apparence physique, un état de santé, autant de paramètres
qui contribuent à l’établir comme chouchou ou comme mal-aimé, par choix
conscient ou inconscient des parents. Mais un enfant grandit, devient
adolescent, puis adulte. Il change, passe par toutes sortes de mues qui vont le
rendre différent à trois ans et à vingt ans, à trente ans et à cinquante. Le regard
du parent lui-même peut plus ou moins évoluer. La grande question va donc
être : en matière de chouchoutage, a-t-on le droit de changer de place ? Ou
peut-on partager l’espoir de ceux qui se plaignent de leur rang ?

1. Elle a raconté son histoire dans La Démesure, Max Milo, 2013.


2. Andre Agassi, Open, Plon, 2009.
3. Fils lui-même disparu en janvier 2019.
4. Élisabeth de Fontenay, Gaspard de la nuit, Stock, 2018.
5. « Élisabeth de Fontenay : “Le secret m’a à la fois détruite et reconstruite” », 22 octobre 2018.
6. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes : la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Fayard, 1998.
8
Chouchou un jour, chouchou
toujours ?

Les relations passées avec ses parents, comme avec sa fratrie, ont une
incidence sur la vie d’adulte. Le statut de chouchou de ses parents peut être
remis en cause, celui de délaissé être reconsidéré, et la préférence parentale peut
se reporter sur une autre tête. Les cartes vont être rebattues selon le devenir de
« l’enfant » mais aussi l’évolution du parent. Si le parent imprime sa patte sur
l’enfant, l’inverse peut également devenir vrai quand les années passent : un
enfant peut modifier le regard d’un parent, lui faire revoir ses stéréotypes dans
différents domaines. C’est pourquoi le chouchou un jour est loin d’être
chouchou toujours ! La vie peut même en décider franchement autrement.
Quand l’enfant déçoit, parfois, il déchoit ! Surinvesti comme un objet, il en a
les caractéristiques, et le propre d’un objet est de pouvoir chuter !

Quand un enfant trahit les valeurs


fondamentales, et que l’autre devient chouchou
par réaction
Les cas extrêmes sont toujours un bon laboratoire de réflexion. Au sein
d’une fratrie, un enfant peut devenir le mouton noir de la famille, parce que,
objectivement, il a quitté le droit chemin, la légalité, la morale minimale, et/ou
bafoué les grands interdits, l’extrême étant de commettre un meurtre. Même
s’il a été le chouchou, la préférence parentale a de fortes chances de se reporter
sur un autre enfant de la fratrie, un choix par défaut. En l’occurrence, l’élu de
Michel et Irène B., Jean-Marc, se serait bien passé de devenir le fils préféré de
ses parents. Il en est mort, tué par son frère.

Irène et Michel : les parents accusés d’avoir élu un chouchou se


retrouvent parents de la victime et du présumé coupable

Le 2 novembre 2015, le corps de Jean-Marc B., la cinquantaine, est


retrouvé coulé sous une dalle de béton, au fond du puits de sa propre
villa, à Châteauneuf-du-Pape, près d’Avignon. Il a été préalablement
assommé et asphyxié, la tête dans un sac. Ses parents, dont il est très
proche, Irène et Michel, quatre-vingt-treize et quatre-vingt-sept ans
aujourd’hui, sont effondrés. Jean-Marc allait se marier pour la
première fois à cinquante-huit ans, l’entreprise familiale de courtage
en fromages que lui avaient confiée ses parents était florissante. Il
était heureux. Très vite, les soupçons se tournent vers son frère aîné,
Dominique, qui est pourtant devenu le « fantôme » de la famille. Il a
quitté la France depuis vingt ans pour le Venezuela, puis le Panama.
Ses parents n’ont plus aucun contact avec lui depuis quatre ans. Un
choix lié à ses incessantes extorsions de fonds. Car Dominique est à la
tête d’une trouble entreprise de coaching et de divers trafics au
Panama. Il a « emprunté » à ses parents des centaines de milliers de
francs au fil des décennies. À plus de quatre-vingts ans, ils en ont eu
marre. Mais il a gardé un lien téléphonique avec son frère, Jean-Marc,
qui le « dépanne » encore de temps en temps, non sans s’en plaindre.
Ce sont les parents et la compagne de Jean-Marc qui mettent les
enquêteurs sur la piste de Dominique… Dominique avait en effet
annoncé sa visite exceptionnelle quinze jours plus tôt. Et il s’était payé
le luxe d’appeler la compagne de son frère pour lui annoncer que
Jean-Marc était parti chercher une Ukrainienne pour se marier !
Invraisemblable. Jean-Marc n’était pas du tout ce genre d’homme.
Pour les enquêteurs, l’affaire est vite éclaircie au vu des indices que le
frère assassin a laissés derrière lui. Dominique ne s’est pas contenté
de tuer Jean-Marc, il s’est empressé de vider son compte en banque,
s’est fait passer pour lui pour souscrire un emprunt en jouant sur leur
ressemblance (physique seulement !). Il a vendu sa moto neuve dont
il était si fier, et a même fait visiter sa villa pour la vendre ! Après quoi
il a repris un vol pour le Panama. Dominique s’y fera arrêter après une
cavale de plusieurs mois, il sera extradé puis incarcéré en France.
L’affaire n’est pas jugée, et Dominique est donc toujours présumé
innocent. La partie civile se penchera probablement sur la question
de la préméditation, sachant que Dominique est arrivé en France avec
des housses en plastique pour corps humain… Il plaide qu’il a
toujours été le mal-aimé de la famille, que ses parents l’ont rejeté,
tandis que Jean-Marc avait toujours été le chouchou, la preuve étant
qu’il avait repris l’entreprise familiale. Faux ! répliquent les parents,
documents à l’appui : Dominique a hérité d’un hôtel particulier de
trois étages à Avignon, bien avant que son frère n’hérite de la société,
un équivalent. Sauf que cet aîné a toujours tout brûlé, leur en a fait
baver toute leur vie, tandis que Jean-Marc était un homme serviable,
apprécié, travailleur, qui en plus veillait sur eux. Et d’ajouter qu’ils
n’ont qu’un rêve avant de mourir : que leur fils aujourd’hui honni — et
pour cause ! — soit condamné pour le crime de leur autre fils, leur
« chouchou ». Seule l’attente du procès les tient en vie depuis la mort
de celui qu’ils voyaient comme leur unique enfant digne.
L’histoire de Caïn et Abel, ni plus ni moins, avec pour moutons et
moissons la société de courtage en fromages : à chaque époque ses trésors !
Toute la partition à jouer pour les avocats tournera probablement autour de la
question de la préférence parentale : cette préférence a-t-elle précédé le crime,
et conduit le fils « indigne » à un tel degré de haine, ou le « bon fils » a-t-il
toujours été privilégié, ce qu’auront intérêt à tenter de prouver les avocats du
présumé coupable ? Pour ce qui nous occupe, peu importe. Le fait est que
Jean-Marc est un cas extrême de chouchou par la force des choses, par
défection de l’autre fils, avant même le crime. Au point que les parents
estimaient à peu près qu’ils n’avaient plus qu’un seul enfant.
Quand un enfant fait défaut dans une fratrie de deux, la position inespérée
d’enfant désormais unique peut être très jouissive pour le nouveau lauréat.
Mais elle peut aussi s’accompagner de douleur, de voir un frère ou une sœur
s’éliminer, en quelque sorte, de lui-même. Tant qu’il y a de la compétition dans
le regard parental, il y a de l’espoir ! Mais enfin, comme dans l’histoire de
Matthias B. qui a tué sa sœur « pour la faire parler », aucun triomphe affectif
potentiel de l’un, aucun sentiment de déchéance de l’autre ne justifie le
meurtre ! Rien ne suffit même à l’expliquer, aucun positionnement parental :
quand bien même il serait rejeté par ses parents au profit d’un frère ou d’une
sœur rival, le névrosé ordinaire ne va pas tuer celui qu’il désigne comme
responsable. Les experts psychiatres distingueront peut-être des troubles
mentaux chez le présumé coupable, mais ils ne manqueront pas de trouver les
racines du drame dans l’enfance de ces deux frères. Ce type de tragédie n’arrive
ni du jour au lendemain, ni pour un seul motif étiquetable comme la reprise
ou non d’une entreprise !

La plupart des parents, quand un enfant quitte le droit chemin, restent


dans le soutien. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait Irène et Michel jusqu’à quatre-
vingt et quelques années. C’est tard ! Simplement, vient un stade, plus ou
moins précoce selon les personnalités parentales, où s’amplifie un sentiment
d’étrangeté vis-à-vis de l’enfant qui commet des actes délictueux et trahit les
codes familiaux, mais aussi sociaux, éthiques, universels.
Le pardon parental est fréquent, peut se réitérer, se poursuivre dans le
temps, parfois à l’infini, tout simplement parce que les parents d’un enfant
hors la loi peuvent nourrir un sentiment de culpabilité. Ce peut être un
sentiment inné chez les êtres pensants que nous sommes, nous en avons tous
fait l’expérience. Dès qu’il arrive quelque chose de mauvais dans la vie, même
sans être mystique, on se pose la question : « Mais qu’est-ce que j’ai fait pour
mériter ça ? » Pour le psychisme, ce serait presque plus confortable de
s’imaginer puni d’une faute plutôt que prendre conscience de cette réalité : la
vie fait tomber sur la tête des gens des épreuves abominables, par hasard, pour
rien, et à cause de rien ! En l’occurrence, la culpabilité est d’autant plus
inévitable qu’elle semble fondée : un adulte est en partie le fruit d’une
éducation. Les parents peuvent continuer à soutenir leur enfant en
s’interrogeant sur eux-mêmes : « Qu’est-ce que j’ai raté ? Qu’est-ce que j’ai mal
fait ? » Peut-être quelque chose de très inconscient, de graves erreurs, ou rien de
pire que les autres. Les parents n’ont pas la main sur ce que devient leur enfant,
et moins encore quand il est « grand » !
Le mauvais choix que fait son enfant à l’âge adulte peut être inconscient,
parce qu’il est « agi » par des valeurs antinomiques ou par aucune valeur du
tout, par des traumatismes non identifiés et parfois non identifiables. Mais il
peut aussi être conscient. Certains (grands !) enfants veulent punir leurs parents
ou s’en affranchir et ne voient que la solution de la rébellion à l’ordre social et
public. Certains parents le comprennent tant et si bien qu’ils peuvent élire
pour chouchou l’enfant qui a quitté la route, notamment quand ses choix hors
des clous témoignent de sa détresse, et n’atteignent pas des proportions
inadmissibles. Chaque parent toutefois possède son échelle dans
l’inadmissible : ce qui est rédhibitoire pour l’un sera accepté par l’autre. Les
actes de rébellion plus ordinaires que le crime sont parfois des appels au secours
déguisés et ils peuvent faire d’un enfant un peu oublié un enfant chéri.
Fabienne, la mère de Morgane : sa fille « punk à chiens » est devenue sa
préférée

Fabienne a deux enfants, un fils aîné et Morgane, de quatre ans plus


jeune. Alors que son fils fait des études brillantes, Morgane arrête net
après le bac, sans explications. Elle commence à fréquenter des
jeunes à la dérive, à se laisser « embarquer » sur la route de la
marginalité. Sa mère n’a aucune prise sur elle, son frère pas
davantage. Le père a déserté la famille, et vit seul, en voyant très peu
ses enfants. Un an plus tard, Morgane est piercée-tatouée de partout,
et boit des bières avec des sans-abri dans le hall de la gare de
Mulhouse. Fabienne, qui avait tendance à préférer son fils, s’inquiète,
sans exprimer aucune forme de rejet de sa fille. Elle affirme que cela
passera. De temps en temps, sa fille rentre, lui demande de l’argent.
Elle donne, répète mille recommandations et… sa constance porte
ses fruits ! Après deux ans à la rue, Morgane est revenue au domicile
familial se refaire une santé, toujours chouchoutée par sa mère qui
n’a d’yeux que pour elle. Morgane n’a pas entamé d’études mais elle
travaille, et mène aujourd’hui une vie parfaitement intégrée. Sa mère
la surprotège d’autant plus qu’elle revient de loin.

Le rebelle peut donc devenir chouchou par réaction, surtout si le parent a


cru le perdre ! Fabienne dit avoir culpabilisé d’être un peu passée à côté de sa
fille durant son enfance. Elle pensait malgré tout lui avoir transmis assez
d’amour pour qu’elle se remette d’aplomb un jour. Un pari. De ces paris fous
que peuvent faire certains parents aimants, car il n’y a pas une bonne éducation
parentale : certains parents soutenants vont manquer leur but, d’autres vont
adopter la méthode du rejet et manquer leur but aussi. Il arrive aussi qu’un
enfant veuille se faire remarquer, en se démarquant de son ou ses frères et
sœurs. Il va agir autrement, par principe, mal parfois, parce que l’autre a fait
« trop bien ». À l’âge adulte, la fratrie continue à s’observer et à se mesurer,
décidant de peser d’un côté ou de l’autre de la balance.

Et justement, quand un enfant quitte la route pour l’illégalité, il n’est pas


rare qu’un membre de la fratrie ait à cœur de réparer, la société comme les
parents, en s’inscrivant publiquement du côté de la Loi avec un grand L et de
la loi avec un petit l. À savoir les valeurs de base et le droit. Il existe ainsi de très
nombreuses fratries de « flic et truand » ou « avocat et criminel », de la même
façon qu’il existe de nombreuses fratries avec soignant et frère ou sœur malade
ou ex-malade, la vocation du premier s’étant inscrite après la « vocation » du
second. On ne choisit pas son métier par hasard. Il dit souvent quelque chose
de nous et parfois de notre rapport à notre famille : Jean-Marc a repris
l’entreprise familiale, est resté habiter près de chez ses parents, le choix de la
fidélité après que le frère a pris de la distance, dans tous les sens du terme, et
tout trahi. Le premier enfant à agir conditionne le second. Dans ces cas-là, le
plus souvent, l’aîné a commencé, incarnant le contre-exemple, loin du rôle
traditionnel de celui qui montre la bonne voie. Les rôles au sein de la fratrie se
redistribuent comme dans le regard parental.
Rares sont les fratries flic-truand qui s’en vantent publiquement, le
représentant de l’ordre ayant peu à gagner à souligner sa parenté ! Mais deux
frères flic et truand ont tout de même écrit leur histoire, ou plutôt leurs
histoires au pluriel, une fois la grosse cinquantaine venue et la prison derrière
Michel, l’aîné !

Bruno et Michel 1 : des enfants en fusion, des adultes aux antipodes

Une fratrie de quatre et une mère volage, et même très délurée, qui
les abandonne. Une mère que Michel, l’aîné truand, dit toujours haïr,
tandis que Bruno, le cadet policier, de deux ans plus jeune, refuse de
juger. Le père les élève avec l’aide d’une nourrice bienveillante, ce qui
fait qu’ils gardent un bon souvenir de leur enfance malgré de rudes
conditions financières. Très complices, ils s’aimaient et se
soutenaient, notamment la paire Bruno-Michel. Les enfants sont
rapidement mis au travail. Michel fréquente les petites frappes, et
décide de participer à une opération punitive contre le patron
exploiteur d’un copain. Il n’en parle pas à Bruno, son frère le plus
proche, de peur qu’il ne le suive. Il veut, en aîné, le protéger et ne pas
le mêler à ce mauvais coup. Michel est arrêté et condamné. Première
d’une longue série de peines de prison. Car Michel monte en grade
dans le banditisme dès sa sortie de prison, flambe, roule en grosse
voiture, frime. Racket, proxénétisme, tout y passe, tandis que Bruno
devient inspecteur au groupe de répression du banditisme, par
passion de la moto, assure-t-il, montant lui aussi en grade, mais du
côté de la loi. Pour éviter tout conflit de loyauté — se trouver dans une
situation où il aurait à choisir entre son métier et son frère —, Bruno
est écarté des enquêtes impliquant Michel par ses collègues mis au
parfum. Bruno garde pour Michel une grande affection, et autant
d’incompréhension. Durant des années, ils vont se croiser, au parloir
ou en liberté, l’un tourné vers l’ordre et méticuleux jusque dans la vie
domestique, l’autre réfractaire à tout règlement. Avec l’âge, l’aîné
s’amende, et les frères se retrouvent, ne comprenant toujours pas
comment l’un a pu choisir d’être hors la loi et l’autre son incarnation.

Ce qui n’est déjà pas un hasard, c’est que le fils hors la loi soit le rancunier.
Vivre à l’âge adulte en enfant haineux n’incite pas aux choix de vie paisibles !
Cette haine contre la mère vient de son refus de voir que, derrière toute mère,
il y a une femme. Une femme fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a : elle est plus
ou moins mère, et incarne plus ou moins facilement la fonction, certaines
femmes ne réussissant pas à être à la fois femme et mère. L’enfant, surtout
garçon, pour les raisons évoquées plus tôt, peut vivre dans le fantasme de la
complétude avec maman. Or, de quelle complétude parle-t-on là ? Lui qui
petit rêvait de la combler et vivait dans le fantasme qu’il y parvenait, subit
l’affront d’une mère qui non seulement affiche une vie en dehors de lui, mais
aussi en dehors de son père, et même avec plusieurs hommes, au point de
plaquer l’ensemble de la famille ! C’est l’inadmissible absolu, loin de l’idée qu’il
existerait un instinct maternel. Le frère flic, lui, a fait un pas de côté, ou plus
exactement en avant : dans l’âge adulte. Il a décidé de ne pas s’occuper de cette
femme qui n’a jamais été mère, de ne pas rester figé dans la position d’enfant
haineux, celui qu’il a peut-être également été en son temps. Petite parenthèse
pour souligner que le choix de vie, en apparence social, vient se greffer sur un
type de terrain psychique bien particulier.
Bruno a intégré la Loi. Il a choisi un métier qui punit, potentiellement, son
aîné ou ses pairs. Par passion pour la moto, dit-il, mais dans les deux cas ce
sont des choix qui phallicisent, qui disent quelque chose d’une volonté de
puissance. Il a trouvé là sa solution, et pourquoi pas ? Savoir y faire avec la loi,
ça vous pose un homme ! Un homme qui, peut-être, aurait su, lui, retenir une
femme devenue mère… Les décennies passant, les radicalités fraternelles
peuvent s’estomper, comme dans leur cas, et faire se ressouder des frères et
sœurs que tout a longtemps opposés. Quand il y a souvenir d’une enfance
commune et fusionnelle, avec des traumatismes communs traversés ensemble,
le rapprochement est facilité. Le temps de la maturité peut être un écho au
temps de l’osmose perdue.

Astrid : quand une sœur ne peut plus aider son frère

L’histoire se passe aux Pays-Bas, où elle fait grand bruit puisque Astrid
est la sœur d’un roi de la pègre néerlandaise. Son livre, Judas, s’est
vendu là-bas à cinq cent mille exemplaires 2. Pour comprendre
l’histoire, il faut remonter à 1983. Astrid a dix-sept ans quand son
frère Willem sombre dans le grand banditisme et enlève le P-DG
d’Heineken. Il est condamné à neuf ans de prison. Elle devient
avocate. Pénaliste évidemment. Willem continue sa vie de gangster à
sa sortie, exige de sa sœur des services, des passe-droits, sous la
menace. Entre les séjours de Willem en prison et ses périodes de
liberté où il met sa sœur sous pression pour le couvrir, Astrid n’en
peut plus. En 2015, son frère lui demande d’aller trop loin et lui confie
des secrets et projets criminels dont elle ne veut pas être la receleuse.
Il fait surtout du chantage pour récupérer l’héritage de son beau-
frère, dont la famille soupçonne qu’il a été tué par Willem ! Violences,
menaces de mort : la sœur d’Astrid elle aussi est à bout. Astrid finit
par aller se confier aux autorités, qui lui demandent d’enregistrer les
conversations pour lui faire avouer méfaits et crimes passés ou à
venir. Elle s’exécute et finit par apporter à la police assez de preuves à
charge pour le faire incarcérer, cautionnée par sa sœur. Elle continue
malgré tout à vivre dans la peur, un contrat sur sa tête, sous
protection judiciaire. « Je sais qu’il me fera tuer pour ce que j’ai fait.
Ce n’est pas agréable, mais je ne pouvais pas agir autrement. »

Devenir avocat, c’est se situer du côté de la loi… mais en ménageant


habilement sa position quand on est sœur de criminel ! L’avocat défend les
victimes, mais aussi les coupables. Il les analyse, les explique, déplie leur
histoire en remontant jusqu’à l’enfance. Il est vraisemblable que cette sœur a
longtemps tenté de décrypter son frère, à défaut de l’excuser. Astrid est restée
dans une position d’entre-deux le temps qu’elle a pu, pas vis-à-vis de la loi
qu’elle n’a pas bafouée autant que l’on sache, mais vis-à-vis de son frère, qu’elle
a continué à entendre, écouter, avant d’être sommée de choisir, par lui ! Il l’a
forcée par la gravité de ses actes, réclamant la complicité de sa sœur qui plus
est, à couper net en le dénonçant.
La délation, durant l’enfance, est l’un des nerfs de la guerre au sein de la
fratrie : « Va pas rapporter », en mode mineur normalement car il s’agit de
broutilles. Mais il s’est rejoué là à l’âge adulte une scène quasi initiatique, en
mode plus que majeur, ce qui est évidemment rarissime. Vu le contexte, on
peut imaginer que cette sœur a hésité à « donner » son frère aux autorités. Elle
n’a sans doute tiré aucune jouissance de sa dénonciation, tiraillée entre le
sentiment fraternel et le devoir. Cette division est toute la différence entre
l’attitude de l’enfant, qui jouit de « balancer », et la maturité de l’adulte, qui est
tenu par le devoir social.
Le lien fraternel n’est pas plus inaltérable que le lien parental. Ce qui est
pardonnable à un enfant au titre de son immaturité peut générer le rejet à l’âge
adulte. Les cartes sont rebattues, avec de nouveaux enjeux, et ce scénario
primitif : devoir dénoncer pour vivre en tenant sa vraie place. Le comble ici est
que la sœur ne peut vivre qu’ainsi, mais elle peut aussi en mourir. Mourir parce
qu’elle s’inscrit du côté de la loi. La question à laquelle nous n’avons pas de
réponse, c’est : d’où vient la haine qu’a pu nourrir ce frère pour vouloir faire de
sa sœur dans le droit une complice de ses coups tordus ? Et embarquer
l’ensemble de sa famille ?
Dans l’histoire de Bruno et Michel, le flic et le truand, Michel avait à cœur
de ne pas mêler son cadet à ses sales histoires. Ce n’est pas une obligation. On
peut être truand et protéger sa fratrie, qui reste souvent le dernier bastion
inattaqué. Les membres de la mafia sont les premiers à faire preuve de fortes
valeurs familiales, comme s’il s’agissait de compenser le comportement social.
Ce « Judas », ainsi qu’Astrid l’appelle, comme la très large majorité des
criminels, n’est sans doute pas un névrosé ordinaire…
Plus couramment, les parents ont affaire à un enfant qui, en devenant
adulte, fait des choix qui leur déplaisent, aux frontières de la loi ou en marge
de la société. Assez parfois pour le faire déchoir de sa place de chouchou, voire
rétrograder à la place de rebut.

Quand l’enfant est tenu pour être l’auteur d’un


affront à la conception de la famille (culturelle,
matrimoniale, sexuelle)
L’interdit de se marier

Avoir un enfant qui épouse une autre culture, une autre religion, peut faire
de lui un paria aux yeux de ses parents, parfois davantage que s’il était
criminel ! Quand bien même il aurait été le chouchou. Car, si le parent peut
par culpabilité maintenir sa préférence sur la tête d’un chouchou devenu hors
la loi, l’enfant qui choisit de sortir d’un cercle, d’un microcosme et d’un
schéma culturel peut sembler le faire sans raison. De quoi pourrait-on
s’accuser, qui ferait qu’on lui pardonne, quand on lui a « tout bien montré de
ce qu’il fallait faire » ? Et il le fait « pour rien », sans en tirer bénéfice, quand la
vie de malfrat, elle, peut rapporter de l’argent et du rêve. Le choix peut donc
être entendu comme un rejet « gratuit », pire que tout, un rejet personnalisé
contre les parents.
Bien entendu, quand il s’agit d’une culture minoritaire au sein d’un pays
où la culture majoritaire est autre, l’échappée semble encore plus grave.
L’enfant ne trahit pas seulement une famille mais aussi un peuple, un
patrimoine mémoriel, des siècles de tradition, etc. Mais ne jetons pas
l’anathème sur une quelconque religion et remontons au siècle précédent…
Toute bonne famille française se devait de donner un enfant à Dieu, enfant
destiné à être curé ou bonne sœur. L’enfant était perdu pour soi, puisque les
sœurs vivaient souvent cloîtrées, on ne pouvait espérer de l’enfant « donné »
aucune descendance, mais il était gagné pour la Cause. Cela l’emportait sur son
propre bonheur parental. Ou plutôt : tel était le bonheur. Quant au bonheur
dudit enfant, on ne s’en préoccupait pas davantage, beaucoup n’avaient pas le
choix ! Certains parents contemporains continuent de préférer un enfant
malheureux dans sa culture à un enfant heureux dans une autre, tout aberrant
que ce soit.
Le « drame » des mariages mixtes peut faire de l’enfant le paria de la
famille, plus ou moins selon l’ouverture d’esprit des parents. Certains voient la
culture de l’autre comme dangereuse (nous ne parlons pas ici des cas où c’est
une réalité), la couleur de peau de l’autre comme inacceptable, d’autant plus
qu’il naîtra du couple des petits-enfants plus ou moins colorés ou typés, etc.
Une affaire judiciaire récente illustre que certains parents ne peuvent pas
supporter la liberté matrimoniale de l’enfant, quand bien même il serait tout à
fait affranchi intellectuellement, socialement, et resterait dans la même culture.

Mounia : quand la chouchoute de la famille se fait séquestrer

L’affaire se passe à Tours. En France donc. « Dans cette famille, Mounia


a longtemps fait la fierté de ses parents. Pudique, “coquette”, dixit ses
collègues, “soumise” pour d’autres. Elle voulait “être présente” pour
ses parents, “les honorer”, dit-elle. C’était la “chouchou”, assure son
oncle Omar 3. » Elle a fait des études, elle gagne sa vie. « Lorsqu’elle se
lance en politique, ses parents la soutiennent. Une fois élue
conseillère départementale, elle glisse leur dossier sur le dessus de la
pile pour qu’ils obtiennent un logement en HLM. Elle ne leur réclame
jamais rien. “La seule chose que j’ai demandée, c’est de me marier”,
explique d’une voix blanche la jeune femme aux cheveux longs. Avec
l’homme de son choix. C’était beaucoup trop 4 » pour son père
despote. En septembre 2017, quand elle lui annonce vouloir épouser
Slimane, un fils de harki, son père s’y oppose. Il entend la marier au
plus vite à un cousin en Algérie, où il l’oblige à se rendre. Elle réussit à
rentrer indemne. Toujours amoureuse de Slimane, et bien décidée à
rester avec lui, elle est menacée de mort par son père, traitée de pute
par son frère. Son père, qui a procuration sur son compte, alors
qu’elle gagne sa vie et a tout de même presque trente ans, le lui vide.
Le 18 juillet, elle est enlevée par sa famille sur la voie publique. Son
père lui confisque son téléphone et la séquestre à la maison. Le
lendemain, Slimane, inquiet, vient aux nouvelles. Les deux hommes
se battent. Mounia est libérée grâce à l’intervention de la police et se
e
retrouve en procès contre son père en septembre 2018. M Abed
Bendjador, l’avocat de Mounia, indique que sa cliente « aspire avant
toute chose à ce que ses proches, sa famille, la laissent libre de mener
la vie qu’elle a choisie ». Elle ne demande aucune réparation
matérielle ni financière. Secouée par cette épreuve, la jeune femme a
appelé à « dépassionner » les débats.

Faut-il vraiment systématiquement dépassionner les débats ? Ne rien


demander quand l’on a été lésé est une position ambiguë. La réparation
financière a un sens symbolique qui n’est pas toujours superflu, pour la victime
comme pour le coupable, qui gagne toujours à « payer » pour matérialiser sa
faute. Espérer la paix en ne faisant pas payer, c’est peut-être se leurrer. Il est
parfois nécessaire de rompre avec ses parents pour être heureux, et on peut ne
pas le regretter. On peut faire de mauvais choix de vie, mais celui de quitter sa
position d’enfant-objet, soumis aux diktats familiaux, est souvent un choix
nécessaire pour le sujet.

Nadia : elle a dû rompre avec sa famille pour se marier, et, si elle pense
avoir mal choisi son mari, elle n’a jamais regretté sa famille

Nadia a vingt ans et est elle aussi la chouchoute de sa famille de


culture musulmane, car seule fille d’une fratrie de cinq. Quand elle
suit un ingénieur, bourgeois de province, de dix ans son aîné, elle se
sent promise à une belle vie tandis que sa famille lui souhaite tout le
malheur possible puisqu’elle tourne le dos par la même occasion à la
culture musulmane. Signe de la répudiation dont eux se sentent
l’objet : elle mange du porc ! Ils ont donc le sentiment de lui rendre la
monnaie de sa pièce en lui assurant qu’elle n’a plus intérêt à revenir
vers eux. Huit ans plus tard, Nadia vit l’enfer avec un mari
psychorigide, autoritaire et menaçant. Revenue dans la région
parisienne après bien des déconvenues, sans travail et avec leur fille
de huit ans à charge, Nadia pourrait recontacter sa famille pour lui
demander de l’aide, mais l’idée ne lui vient même pas ! Elle n’a aucun
regret. Elle mange toujours du porc, et, pire encore, elle s’est teint les
cheveux en blond ! Elle ne retournerait en arrière pour rien au monde.
Elle a choisi le mauvais mari mais sait que son bonheur reste
néanmoins loin de la mainmise patriarcale.

Dans le mariage mixte, c’est la famille qui se sent rejetée la première, qui
prend souvent l’initiative de la rupture en pensant faire pression, tandis que
l’enfant n’aurait pas voulu en arriver là. Pour certaines familles, faire des choix
d’adulte, choisir son chemin, devrait s’inscrire dans la lignée familiale. Or, cette
continuité n’est une règle dans aucun domaine, pas davantage religieux que
culturel, intellectuel, social, professionnel, etc. Il n’est pas rare que ce soient les
chouchous qui rompent avec la tradition et les diktats familiaux. Ce n’est pas
un hasard. Le chouchou a été doté de suffisamment de confiance en soi pour
affronter la différence, le changement, et même la rupture s’il le faut. Le regard
parental le porte au point qu’il peut un jour s’y soustraire, choisir sa vie et son
bonheur, c’est tout le paradoxe. Le sentiment de rejet éprouvé par les parents
passe souvent par des détails qui font le sel du quotidien familial : manger
différemment, notamment. Peut-on être de la même famille, vivre ensemble, et
manger différemment ? La réponse est oui, bien entendu. S’y reconnaîtront les
innombrables « viandards » dans des familles de « vegan », et inversement ! Si
on y voit du rejet, ce ne peut être que faute de concevoir l’altérité.

Il arrive aussi que la chouchoute vive en tandem passionnel avec un de ses


parents et déplaise dans ses choix matrimoniaux — puisqu’elle est l’objet de ses
parents, par définition. La chouchoute au féminin, car c’est souvent la fille qui
vit ces situations, plus assujettie que le garçon aux choix parentaux en matière
matrimoniale… Le choix du conjoint ne semble jamais bon au parent, qui
invoque toujours une raison à sa désapprobation : la culture, mais aussi l’âge, le
statut social, ou autre ! Nous ne parlons pas des cas où il y a un danger objectif,
évidemment. Certains parents voient le risque dans le simple fait que l’enfant
leur échappe, qu’il n’est visiblement plus leur objet. Les choses auraient-elles
été autrement, le choix du conjoint différent, qu’il y aurait eu une autre
« raison » pour faire déchoir l’enfant.

Iris : la fille qui n’avait pas le droit de se marier

Iris est le portrait craché de sa grand-mère paternelle, morte au


moment où elle est née. Son père, qui avait une relation passionnelle
avec sa propre mère et une relation exécrable avec son épouse, élève
Iris comme une princesse au sein d’une fratrie de trois, dont elle est la
cadette. Il la vénère. Il ne parle que d’elle, de sa beauté, de sa classe,
lui offre les vêtements qu’elle souhaite, l’emmène dans les dîners,
jusqu’au jour où elle y croise un bon parti. Elle l’épouse. Mais le père
ne la lâche pas, s’incruste chez le couple, exige les clés de la maison,
qu’il obtient. Il donne à sa fille toutes sortes de noms d’oiseaux, lui
qu’on connaît si poli, et la traite de « grosse bourgeoise », lui qui ne
l’est pas moins. Quand elle divorce enfin, il a du mal à cacher sa joie.
Mais malheureusement, après deux ans de bonheur retrouvé, elle le
trahit à nouveau, par une liaison avec un homme qu’il déteste, bien
entendu. Pire : elle l’épouse. C’en est trop pour ce père. Il n’adresse
plus la parole à Iris que par nécessité. Quand la mère d’Iris décède
deux ans plus tard, son père décide de régler la succession de son
vivant. Il laisse la maison de famille à son fils aîné, la maison de
vacances à sa fille « du milieu », et à Iris une somme d’argent sans
aucune couleur affective. Le prix de ses trahisons, c’est-à-dire de ses
mariages ! Iris a décidé de ne pas se battre. Ils ne s’adressent presque
plus la parole alors qu’elle a vécu jusqu’à vingt-deux ans en enfant
adulée.

Ici, on ne tue pas, on ne séquestre pas, mais il y a toujours moyen de


distribuer louanges et brimades de façon « élégante » ! Et si l’on peut être mis
au rebut parce que l’on se marie dans certaines familles, dans d’autres, ce sera
parce qu’on divorce ! Toutes les « folies » familiales sont dans la nature !

L’interdit de divorcer
Certains parents ont une sacro-sainte idée du mariage, d’autant plus
lorsqu’ils l’ont eux-mêmes mise à mal.

Stéphanie, la fille qui n’avait pas le droit de divorcer

Gérard, marié vingt ans bien qu’homosexuel en parallèle, et divorcé


lui-même, assène à sa fille Stéphanie qui lui annonce son divorce :
« Divorcer, ça ne se fait pas ! » Sa mère n’est pas en reste, concluant
avant de raccrocher son téléphone : « Tu n’es plus ma fille ! » Voilà des
parents qui ont décidé que leur fille réussirait à leur place ce qu’eux-
mêmes estiment avoir raté. Gérard continue à voir son gendre, qui lui
rend visite avec l’enfant né du mariage, tandis que sa fille doit
attendre les week-ends qui restent libres de l’ex-mari qu’elle ne tient
pas à fréquenter deux jours du matin au soir. Explication de Gérard à
Stéphanie : « Tu peux venir quand il est là, cela ne me pose pas de
problème. Tu l’as choisi, après tout. » Sous-entendu : « Quand on
choisit, c’est pour la vie ! » Une position curieuse pour un homme qui
a eu, lui, bien du mal à choisir entre deux sexes, en a choisi un, et
finalement pas pour la vie puisqu’il a changé d’avis ! Gérard estime
que le mâle a toujours raison. Le mari quitté est la victime, la femme
la coupable. Quant à la mère, elle ne cesse de répéter au sujet de l’ex-
mari : « Il était très bien, tu ne trouveras jamais mieux, ni même
jamais personne d’autre. » Leur fille ne se sent plus l’enfant de ses
parents.
L’enfant gardé en position de petit enfant dans le psychisme des parents ne
sait pas ce qu’il fait. Il y a toujours l’idée qu’il est irresponsable, que son amour
comme son divorce relèvent du caprice, et aujourd’hui à raison parfois, qu’il est
le jouet d’une société de consommation qui a gangrené jusqu’à la sphère
amoureuse : on se marie pour un rien, on se quitte pour un rien, sans chercher
à évaluer les raisons de son amour comme de son désamour. « Je l’aime, donc je
prends et on verra », « Je ne l’aime plus, donc je jette parce qu’on a vu ! » Alors
que tout se pense, se négocie, s’aménage, en particulier une relation affective
dans la durée. On peut inviter son enfant adulte à questionner ses choix, c’est
une chose. Reste que l’enfant fait des choix qui ne sont pas ceux de ses parents,
et qui n’ont pas à l’être. Il s’agit là encore d’acceptation de l’altérité : un
conjoint peut très bien convenir aux beaux-parents et pas à l’enfant ! Si les
beaux-parents en ont fait un de leurs enfants, c’est leur erreur : il n’est pas leur
enfant, mais un adulte qu’ils apprécient, et éventuellement le parent de leurs
petits-enfants. Mais certains parents n’ont aucune espèce de regard parental. Ils
vont préférer une « pièce rapportée », comme on dit, à leur enfant, la pièce
majeure de leur édifice familial. En l’occurrence, la pièce d’un édifice qui ne
tenait que de façon bien précaire puisque le père est homosexuel. On ne rejette
jamais aussi violemment son enfant que lorsque l’on est dans une position de
parent inconfortable, incertaine ou bancale.
Le parent incapable d’altérité juge : « Moi, j’aurais fait autrement. » En
l’occurrence, Gérard aurait préféré être autrement, probablement. Le « fais ce
que je dis, pas ce que je fais » est un classique de l’éducation parentale. Cela
part d’un bon sentiment : nous voulons que notre enfant ait la vie la plus
simple possible, qu’il tire parti de nos propres erreurs, qu’il échappe à nos
propres tourments. Le problème, c’est qu’un enfant ne fait que ce qu’il veut,
choisit sa voie, et que le chemin de son bonheur n’échappe pas à la règle
commune : il est plus ou moins tortueux.
Le rejet traditionnel du divorce est aussi bien inscrit dans les mœurs quand
les parents ont mené une vie réussie.

Laurent Seksik : « Chez nous, on ne divorce pas »

Laurent Seksik, le chouchou si bien porté qu’il est devenu médecin


comme le voulait sa mère et écrivain comme le voulait son père,
rapporte une extraordinaire conversation avec son père, qui le
convoque un jour solennellement pour lui dire : « Chez nous, on ne
divorce pas. » L’intéressé, encore jeune et célibataire, lui répond
éberlué qu’il n’a pas l’intention de se marier ! Mais peu importe. Le
père est bien décidé à lui indiquer la route : « Je préfère prendre les
devants, fiston. On ne divorce pas parce qu’on ne trahit pas les idéaux
de sa jeunesse. Je vais te parler d’homme à homme. Ta mère est la
plus belle promesse qu’il m’ait été donné de recevoir. Je lui ai
toujours été fidèle. C’est cette fidélité qui nous a permis de traverser
les vicissitudes de la vie. Ne pense pas que cela fut facile, ton père est
bel homme, vois-tu, et sensible au charme féminin. Et je vois bien que
cela t’agace quand je flirte avec une femme, même si c’est toujours
sans enjeu, comme un petit plaisir que je m’octroie. Sache que la
plupart des hommes de mon entourage ont rêvé ou rêvent de
tromper leur femme, c’est l’obsession générale, comment coucher
avec sa secrétaire et sa collègue de bureau. Eh bien moi, j’ai toujours
rêvé de ne pas tromper ta mère. Je crois que c’est un de mes seuls
rêves que j’aurai jamais réalisé… On ne cède pas à ses pulsions,
Laurent. C’est ce qui nous différencie des animaux. On ne prend pas
son plaisir au hasard. Quoi que cela puisse lui en coûter, un homme
ne s’appartient pas 5. »

Voilà ce qui s’appelle une excellente illustration du sens du devoir, conjugal


et filial, réclamé par le père au fils. Reste que, pour un parent, imaginer que
l’on peut avoir une telle emprise sur son enfant, c’est revendiquer une position
de toute-puissance à la fois présomptueuse et castratrice. La rigidité d’un tel
ordre est assouplie par sa bonne intention profonde, qui est que le fils soit aussi
heureux en ménage que le père, car ce n’est pas le seul principe de la fidélité
qui l’a tenu. Le caractère audacieux en est redoublé : le sens du devoir, on peut
toujours le demander, mais le sens du bonheur, personne ne l’a, pas même
l’intéressé ! Qui sait le devenir du conjoint que l’on épouse, du mariage de
deux personnalités, le degré de bonheur envisageable ? Encore ce père
n’énonce-t-il ce principe qu’après avoir été lui-même heureux, quand d’autres
font payer par leur rigidité à leur enfant la peine qu’eux-mêmes ont eue à rester
dans un mariage qui ne leur convenait pas. Quoi qu’il en soit, il n’existe aucun
gène du non-divorce, et c’est ce qu’a compris le père, qui réclame de faire
primer la culture sur la nature à son « fils obéissant », titre du livre. Faire obéir,
c’est parfois faire le malheur, là est le hic, à moins que l’obéissance ne fasse le
bonheur en soi, ce qui peut poser d’autres problèmes.

L’interdit de l’homosexualité
Il n’existe pas davantage de gènes de l’homosexualité, n’en déplaise à
certains pseudoscientifiques. Or, s’il est un aspect de la vie matrimoniale qui
peut transformer un chouchou en paria, c’est bien celui-là !

Norbert : le père qui « tue » son fils homosexuel

Du jour au lendemain, Norbert annonce à ses voisins, dont le fils


d’une vingtaine d’années vient régulièrement dans l’immeuble,
contrairement à son frère aîné : « Laurent, vous ne le verrez plus ! »
Stupeur générale. Est-il malade, parti au bout du monde, ou pire ?
Chacun a reçu un coup au cœur. Car c’était un bon fils, un fils
obéissant, lui aussi, venant régulièrement voir ses parents. Mais pas
du tout ! Le père annonce sans embarras : « Laurent est pédé, et dans
la famille, y a pas de pédés ! » Les voisins sont stupéfaits, non de
l’homosexualité mais du fait que le fils ait appris quelque chose au
père en faisant, lors de l’une de ses visites, son coming out : qu’il soit
homosexuel était une évidence pour tout le monde. Mais jusque-là,
Laurent avait ménagé son père pour ne pas l’« agresser » par la vérité,
puisqu’il savait qu’il le prendrait ainsi. La mère de Laurent a eu
l’autorisation de continuer à aller le voir, mais Norbert ne lui a plus
jamais adressé la parole ! Il avait deux fils, c’est comme si l’un d’eux
était mort.

C’est l’agression dont se sent victime le parent d’un homosexuel qui


interpelle : de quoi a-t-il peur quand un « pédé » l’approche en lui disant qu’il
l’est ? Il faut bien qu’il se sente menacé pour ne plus pouvoir le supporter sous
le toit familial depuis que la chose a été dite. Quand c’est un fils et qu’il a été
surinvesti, il le reste souvent par sa mère, tandis que son père le rejette
violemment, la mère n’ayant de son côté rien à redouter ! D’autres parents
tolèrent l’enfant, mais refusent le conjoint le jour où il apparaît, ce qui revient
à rejeter l’enfant quand il est en couple, ou à peu près. Cela dit combien c’est la
pensée de l’acte en lui-même qui fait horreur, son imagination, pour ne pas
dire son fantasme dans tous les sens du terme. Qu’est-ce qui regarde le parent
dans la façon qu’a l’enfant de jouir ? Rien ! Pas plus que l’inverse ! De véritables
drames du reniement se sont noués autour de ces situations, en particulier
quand elles étaient cautionnées socialement, par la pénalisation de
l’homosexualité notamment, jusqu’en 1982 tout de même.

Quand l’enfant chouchou renie son parent


en y perdant sa place
Il arrive que ce soit un enfant, et parfois le chouchou, qui renie son parent,
dans un renversement des rôles très contemporain. Seul l’enfant-roi peut
s’arroger le droit de renier ses sujets comme des objets ! Le chouchou surinvesti
est le plus concerné parce qu’il vit dans un schéma où il est l’enfant idéal d’un
parent idéal. Or, le problème de l’imaginaire, c’est qu’un jour on va, ou on
peut, regarder la réalité en face. C’est le jeune adulte en général, avant qu’il ne
connaisse les aléas de la vie, qui juge et bannit un parent affichant un visage
méconnu jusqu’alors : divorce qu’il initie à la cinquantaine ou à la soixantaine,
voire davantage, coming out, double vie, secret de famille, tout peut arriver. Si
le parent idéal dévoile volontairement la vérité, ce peut être en priorité à
l’enfant idéal, qui ne peut selon lui que comprendre. Il fait confiance à
l’ouverture d’esprit qu’il lui prête. Grave erreur ! En matière de morale et plus
encore de mœurs, les enfants exigent généralement de leurs parents d’être des
parangons de vertu, aujourd’hui, hier et demain. L’enfant modèle, plus que
tous les autres, juge, sanctionne et corrige. Le chouchou peut se transformer en
vil démon, prêt à toutes les ignominies. Quand on est parent, mieux vaut
devenir braqueur de banque que ruiner son image morale !

Erika : la chouchoute qui harcèle ses parents

Ses enfants une fois élevés, la mère d’Erika décide de divorcer. Elle a
soixante-deux ans, et ses deux fils cadets en prennent acte. Mais sa
fille aînée ne l’entend pas du tout de cette oreille. Elle a toujours été la
petite chérie de son papa. Elle insulte sa mère, assure
immédiatement son père de son soutien, père qui n’en demande pas
tant. S’il souffre de la situation, c’est un divorce serein, une forme de
bilan de fatigue et non d’échec, après trente-cinq ans de mariage. Il
n’en veut pas à sa femme et ils comptent rester bons amis. Mais Erika
va harceler ses deux parents pour les remettre ensemble (elle-même
vient de divorcer). Elle tente aussi de mobiliser ses frères, sans succès.
Erika mettra des années à se calmer ! Mais sa place de chouchou s’est
perdue dans ce conflit, où elle a montré un tout autre visage.
Les enfants peuvent être eux aussi dans une position despotique, qui
consiste pour Erika à réclamer de ses parents qu’ils soient immuables. Ils lui
semblaient avoir réussi ce qu’elle a déjà manqué par son propre divorce ! Le
parent réclame parfois que l’enfant réussisse à sa place à l’avenir, mais Erika,
elle, voulait le maintien d’une réussite passée qu’elle voulait croire totale. Le
vœu des chouchous qui s’appliquent à être de « bons enfants », c’est que rien
ne change, que les parents restent à la place qu’ils leur ont assignée, eux aussi,
une place de « bons parents ». Mais les parents aussi sont en vie, et, tant qu’il
leur restera de l’énergie, ils peuvent « bouger ». La majorité des enfants a tôt
fait d’estimer les parents arrivés à l’âge de la retraite sentimentale et sexuelle,
tout simplement parce qu’ils l’espèrent depuis toujours.
La représentation du coït parental est insupportable dès lors que l’enfant
développe une pensée sexuelle. Le rapport sexuel parental est ce que l’on
appelle en psychanalyse la « scène primitive ». L’idée d’être nés de ce non-
représentable, de cet impossible, leur est intolérable. Les enfants qui se relèvent
la nuit dix fois pour faire pipi, qui frappent sans arrêt à la porte de la chambre
parentale pour un rien, manifestent la volonté à la fois de couper court à cet
invraisemblable et de trouver une réponse à l’énigme : « Que se passe-t-il dans
la chambre des parents, entre eux, en dehors de moi, ce dont je suis né et dont
je ne peux rien savoir ? » Les réveils nocturnes des enfants peuvent aussi être
l’occasion pour un parent (la mère le plus souvent) de s’éloigner du lit
conjugal, sous prétexte de rassurer l’enfant et de l’aider à mieux dormir. Cette
question de la chambre parentale que se pose l’enfant cesse normalement de
l’intéresser une fois adulte. Rappelons que tous les enfants ne deviennent pas
adultes ! Car ils sont nombreux à en rester là. Le jour où leurs parents
divorcent — même si les enfants ont eux-mêmes trente ans, cinquante ans ou
davantage —, ils comprennent qu’il devait se passer dans la chambre quelque
chose qui leur a échappé. En l’occurrence, un quelque chose qui se résume à
plus rien. Mais le « quelque chose » horrifie plus encore. Les directeurs de
maisons de retraite connaissent par cœur ces très très grands enfants qui font
des scènes à un parent octogénaire, comme au personnel qui en a la charge,
parce qu’il s’est trouvé une âme sœur au crépuscule de sa vie.
Plus on a surinvesti son enfant, en particulier quand il est de l’autre sexe,
plus la sanction sera violente. Mais, même si le « crime » du parent est grand,
qu’il a caché tout un pan de sa vie, trahi tout le monde, l’enfant adulte ne peut
déplorer qu’une chose : que l’altérité soit une donnée non négociable de
l’existence.

Quand le chouchou déchoit (déçoit)


ou que le non-chouchou a un destin glorieux
C’est terrible mais certains parents ont tendance à préférer l’enfant qui
réussit, qui devient riche ou puissant : ils aiment à proportion des compétences
ou des honneurs. Celui qui brille a pu être l’enfant qui ne promettait pas. On
est fier de la réussite de ses enfants, naturellement, mais il y a des cas extrêmes
où la préférence parentale a pour moteur la réussite, et d’autant plus qu’à l’âge
adulte de l’enfant, le sexe, le rang dans la fratrie, ou la sagesse, entrent
généralement moins en jeu.
Celui sur qui reposaient toutes les attentes parentales peut décider à un
moment donné, si les rêves réalisés n’étaient pas les siens jusque-là, de faire ses
choix. Et le médecin de partir élever des chèvres, le cadre de passer son CAP de
boulanger et autres volte-faces qui sont des choix passant outre à l’opinion
parentale. Ce que l’on appelle sociologiquement « reconversion
professionnelle » est souvent doublé d’une véritable conversion psychique : à la
liberté ! Certains décrivent leur vécu professionnel passé, jugé glorieux par leurs
parents, comme un véritable chemin de souffrance : ils avaient une grosse
voiture, une belle maison, et ils étaient horriblement malheureux ! Certains
parents vont le comprendre, d’autres rester obsédés par leurs stéréotypes, et
délaisser le chouchou au profit d’un autre enfant de la fratrie qui réussit mieux.
Annette et Juliette : l’inversion de chouchoute au mérite

La chouchoute était Annette, la cadette. Bonne à l’école et bien sage.


Sa sœur aînée de deux ans, Juliette, était complètement inhibée dans
ses études, tenue pour inapte ou à peu près. Sa mère l’oriente
quasiment de force vers le bac professionnel, tandis qu’Annette passe
son bac classique. Mais après le bac, la bonne élève décide de
prendre tout de suite un travail dans un magasin de vêtements, par
hâte d’être indépendante et par passion pour la mode. Juliette
continue son chemin, passe des concours de fonctionnaire malgré un
bac professionnel mal adapté, et jouit aujourd’hui d’un poste haut
placé dans la police. La mère reconnaît avoir été bluffée, et son
penchant va désormais clairement à Juliette.

Un enfant a la capacité à l’âge adulte de bluffer son parent, parce qu’il


change, parce que parfois, aussi, il échappe enfin au regard parental. Or, un
piètre regard parental freine l’élan, de la même façon que la compétition
fraternelle inhibe certains. L’échappée hors de la famille, comme du système
scolaire et des carcans de l’enfance, libère donc des ressources insoupçonnées :
devenir créatif, travailleur, cela peut arriver plus ou moins tard.
La reconnaissance parentale est variable selon les critères familiaux.
Certains parents vont valoriser le statut, d’autres l’argent, d’autres encore la
célébrité. Il n’y a qu’à voir la fierté des parents de stars de la télé-réalité : leurs
enfants n’ont rien « fait », mais ils passent à la télé ! Quelques-unes de ces
étoiles filantes ne rendront même pas célèbre le nom de famille. Ils ne sont
souvent que des prénoms, ils seront oubliés en quelques mois, mais il y a des
parents que le seul mirage cathodique attrape. Leur enfant qui-passe-à-la-télé
va devenir le héros de la famille, au détriment d’autres, peut-être plus
méritants.
Avec le temps, les places chouchou-délaissé peuvent s’équilibrer, sans que le
délaissé rattrape tout à fait le retard, comme pour le consacré chouchou Jean-
Christophe et son frère devenu chirurgien. Le frère cadet est venu surprendre
agréablement ses parents tandis que, contrairement à la mise parentale, le
chouchou n’est pas devenu président de la République ! Cela dit, il n’a pas
perdu son bonus natal : il est resté l’aîné, et dans cette famille, être l’aîné des
garçons est en quelque sorte la plus haute des fonctions !

Mais la vie sépare ou rapproche ceux


qui s’aiment…
Centres d’intérêt différents, rythmes de vie différents, éloignement
géographique, certains parents semblent avoir délaissé le chouchou et
affirment : « Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, alors qu’avec notre
autre enfant… » Sauf qu’aucun facteur objectif n’explique une rupture
familiale. Ce n’est pas parce que les choix de vie d’un enfant se situent aux
antipodes qu’on n’a plus rien à lui dire. En revanche, le chouchou peut par ses
choix vouloir afficher qu’il prend une distance affective, bien au-delà de la
distance géographique. La réalité n’a que peu d’incidence sur le lien. On peut
avoir un enfant indigne, par son absence au quotidien, ses affronts, et
continuer à le préférer, au grand dam des autres qui peuvent trouver la
situation injuste. Non, l’amour ne se gagne pas toujours au mérite.

Reste le cas du bâton de vieillesse. Il a toujours existé dans les fratries un


enfant qui se dévouait davantage que les autres à son parent vieillissant, sauf
que… les parents vieillissaient bien moins longtemps ! Avec le grand âge,
quand la dépendance physique des parents s’installe plus ou moins, les cartes
sont redistribuées une nouvelle fois. C’est en quelque sorte la troisième phase
de la vie, après celle de l’enfance puis celle de l’âge adulte. L’enfant se retrouve
en quelque sorte en position parentale envers le parent qui s’achemine vers une
position infantile, voire qui s’infantilise franchement. Les rôles parent-enfant
s’inversant, les rôles chouchou–mal-aimé peuvent s’inverser aussi. Le chouchou
qui a réussi sa vie sociale est souvent moins disponible. C’est le mal-aimé qui
peut devenir chouchou, avec un atout majeur : il est là. Et le fait d’être là vient
balayer tous les critères qui comptaient précédemment.

Sophie : l’heure de gloire à plus de soixante ans

Sophie, d’une fratrie où seul le garçon comptait, a pris sa revanche à


la soixantaine. Son frère, seul garçon et à ce titre seul considéré, avait
repris l’entreprise familiale, en veillant sur leur mère en vieux garçon
jusqu’à ses quarante ans, après quoi il a fait sa vie. À l’heure de la
retraite, c’est Sophie qui a pris sa mère chez elle. Elle est devenue la
préférée, la fille sans qui vieillir aurait été un enfer.

On ne peut pas dire que les parents avaient misé sur le mauvais cheval,
mais plutôt qu’il y a un cheval pour chaque chemin, plus ou moins escarpé !
Quand on a besoin de se valoriser via un enfant, le fils qui réussit socialement,
c’est bien. Mais vient un moment où les valeurs qui comptent dans la vie ne
sont plus sociales — argent, gloire et beauté — mais humaines, avec une prime
au service à la personne ! Les priorités évoluent avec le temps. Les tiers aidants
sont souvent les enfants, et pas toujours ceux qui furent les chouchous.

Pour les mal-aimés, devenir le bâton de vieillesse sonne parfois l’heure de la


revanche, avec une possibilité de prise de pouvoir, dont ils tirent plus ou moins
un bénéfice. Des comptes peuvent se régler à ce moment-là. L’ex-mal-aimé ne
manquera pas de faire remarquer à ses parents, comme pour le leur faire payer
ou en attendant l’expression de leurs regrets : « Voyez, je valais mieux que vous
ne le pensiez ! » Le bâton de vieillesse va ainsi, parfois, connaître son heure de
gloire. Il va aussi parfois monnayer ses services — de façon directe, en
percevant des sommes d’argent, ou indirecte en bénéficiant d’avantages
secondaires, comme être logé ou prendre les repas chez eux, faire ses courses à
leurs frais, se faire offrir une voiture puisqu’elle leur sert, etc.
Les frères et sœurs peuvent se voir acculés à la même demande de
reconnaissance de la part du mal-aimé. Mais que ce soit auprès du parent ou
auprès des frères et sœurs, il n’est pas sûr qu’il récolte ce qu’il souhaite !
L’injustice a parfois la vie longue.

Angèle : la sœur « boniche »

Angèle, quarante-cinq ans, est la cadette d’une fratrie de six. Elle était
la chouchoute de la famille, mais sa sollicitude en a fait celle sur qui
tout le monde compte, non seulement sa mère, mais aussi ses cinq
frères et sœurs. Toute l’année, elle s’occupe de sa mère, dépendante
et atteinte de la maladie d’Alzheimer, à la maison. Elle habite
gratuitement une maisonnette attenante et ne se plaint pas durant
quatre ans. Chaque année, ses frères et sœurs viennent passer
quelques jours de vacances puisque la maison est située au bord de
la mer. Angèle fait tout, naturellement, sans le leur faire remarquer.
L’année dernière, elle s’avise pour la première fois de prendre un mois
de vacances. Elle demande donc à ses frères et sœurs s’ils peuvent
s’occuper de leur mère à tour de rôle pendant son séjour en Espagne.
La réponse des cinq frères et sœurs est non. Comme Angèle insiste,
elle se voit répondre : « Si cela ne te convient pas, tu peux aussi payer
un loyer. » Angèle a dû faire une croix sur ses vacances. Elle estime
que cela fait tout de même cher le loyer d’une maisonnette, de vivre
avec une malade dépendante de quatre-vingt-cinq ans, sept jours sur
sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si c’est sa mère !
La maladie de celle-ci s’aggravant, il leur faudra bientôt envisager de
la placer dans un établissement spécialisé, ce qui assurément va
coûter beaucoup plus cher qu’une sœur corvéable à merci occupant
un logement qui ne serait de toute façon pas loué. Comble de l’ironie,
la mère d’Angèle perdant la tête, elle ne lui voue aucune
reconnaissance !

Les rôles se fossilisent facilement, c’est tout le risque de l’hyperdisponibilité


du bâton de vieillesse. Les frères et sœurs peuvent tout à fait assigner à une
place un membre de la fratrie trop faible ou trop gentil, surtout dans une
grande fratrie où il s’agit de se faire respecter, comme dans toute microsociété.
La question de la prise en charge des parents dépendants est un motif fréquent
de guerre fratricide : qui doit s’en occuper ? L’enfant le plus disponible ou
chaque membre de la fratrie à parts égales ? Celui qui a été le plus chouchouté
est-il dans la dette, ou le mal-aimé de service doit-il garder son rôle ? Quel
enfant va payer si la pension de retraite du parent dépendant ne suffit pas à le
faire ? Le frère ou la sœur qui gagne le mieux sa vie refuse parfois la
proportionnelle, reprochant aux autres de ne pas avoir travaillé assez, et le
combat de reprendre, autour du mérite, de la chance, de l’argent, et de la
reconnaissance parentale. Il ne finit qu’avec la vie du parent, et encore…

1. Bruno et Michel Papet, Deux frères, Flammarion, 1999. Un film en a été tiré en 2008, Les Liens du
sang, de Jacques Maillot, avec Guillaume Canet et François Cluzet.
2. Astrid Holleeder, Judas, Éditions du Sous-sol, 2018.
3. Un article de Mael Thierry, L’Obs, 28 septembre 2018.
4. Ibid.
5. Laurent Seksik, Un fils obéissant, op.cit.
9
Être le chouchou : chance
ou fardeau ?

Être le chouchou est considéré comme une chance : nous aspirons tous à
être aimés. La place de chouchou porte, c’est incontestable, mais elle peut
porter au meilleur comme au pire. Le meilleur, c’est le degré de confiance en
soi qu’on en retire. Avoir été aimé, accompagné pour définir et formuler ses
choix peut donner de l’audace pour se lancer à l’assaut du vaste monde et
procure la force pour en affronter les difficultés. Mais la médaille a un revers.
Le regard parental peut devenir obsédant, l’attente parentale trop lourde, et le
statut peut finalement devenir aliénant, jusqu’au handicap. Pour soi comme
dans son rapport aux autres. L’estime de soi est une belle chose, l’arrogance en
est une autre, qui expose au rejet, à l’impossible insertion sociale, voire au
désespoir et au malheur. De la même façon que celui qui pense avoir occupé la
place de mal-aimé doit savoir en sortir, celui qui a tenu la place de chouchou
ne doit pas l’entériner. Nous ne serons jamais pour les autres ce que nous avons
été pour nos parents, n’en déplaise aux chouchous, qui furent « tout » et
peuvent dépérir d’être devenus tellement moins.

Ê
Être chouchou : le cadeau d’une réserve
de forces pour la vie
Il serait de mauvaise foi de ne pas commencer par souligner les atouts que
confère une place de chouchou relatif, quitte à enfoncer une porte ouverte :
mieux vaut avoir été aimé et encouragé enfant que pas ! Freud a bien analysé
les effets à l’âge adulte d’une position de chouchou quand on était enfant : elle
anime souvent d’un narcissisme qui permet de croire en ses projets, en ses
intuitions, et de choisir ce qui est bon et valorisant pour soi. Le succès appelle
le succès, et celui qui part déjà nanti attire souvent le meilleur à lui, cela peut
apparaître comme une forme d’injustice de la vie. On connaît tous de ces bien-
aimés de naissance qui marchent toujours côté soleil et de ces mal-aimés qui
semblent irrésistiblement portés vers les plus mauvais choix, précisément parce
qu’ils essaient de rester à la place où on les a mis. Freud était bien placé pour
évoquer la situation puisqu’il avait été lui-même le chouchou.

Freud : un chouchou porté par son statut

Né dans une fratrie de sept, il était l’aîné des garçons, et n’avait qu’un
frère pour cinq sœurs. Encore ces fils étaient-ils précieux puisqu’ils
avaient eu un autre petit frère, mort bébé. Freud ne se leurrait pas, il
avait été nettement favorisé. Seul à disposer d’« une chambre à soi »,
pour reprendre une expression de Virginia Woolf qui voyait dans
l’isolement possible le critère de la liberté minimale, il avait le droit
d’y prendre ses repas quand bon lui semblait, afin de pouvoir se
consacrer pleinement à ses études. Ses sœurs avaient l’interdiction
de jouer du piano afin de ne pas déconcentrer cet éternel premier de
la classe qui éblouissait ses parents, des artisans aux revenus
modestes. Freud a inventé une discipline qui allait révolutionner le
quotidien de millions de gens après lui, et peut-être même le monde
via les idées qu’elle diffuse dans la société. Il allait tenir, tête haute,
face à ses détracteurs, ses moqueurs, ses ennemis, certain de sa
bonne étoile.

Beaucoup de personnages publics ont été des chouchous (pas tous, on se


souvient de Steve Jobs, l’enfant donné à l’adoption, qui en a tiré un narcissisme
débordant). On lit régulièrement dans les magazines que les stars, et plus
encore les leaders politiques, ont eu une enfance privilégiée : on ne s’inscrit pas
en travers de la marche de l’Histoire tel le général de Gaulle sans avoir un
minimum de confiance en soi ! Sans éplucher la biographie de tous les
présidents de la République, on sait que Nicolas Sarkozy convoitait la fonction
dès l’adolescence, et, s’il n’était pas le seul et que tant d’autres ont « raté », il
n’aurait peut-être pas réussi si sa mère lui avait dit : « Tais-toi donc, tu n’es
qu’un bon à rien ! » Quant à Emmanuel Macron, il est l’aîné garçon d’une
fratrie de trois — bonne position s’il en est, comme nous l’avons vu, mais pas
seulement. Il est aussi né après le décès d’un autre enfant, une petite fille ; on
imagine le surinvestissement sur sa personne.
Si les parents font relativement bien leur boulot, c’est-à-dire sans être des
mères crocodiles et des pères despotes, ou au contraire « absents », ils vont
donner à l’enfant des armes pour aller vers son épanouissement, élaborer son
destin, s’entourer, s’inscrire à la place qu’il désirera lui-même occuper, comme
Paul.

Paul : le petit garçon qui sait s’imposer

Paul, trois ans, est amené par ses parents en consultation sur
l’injonction d’une enseignante, qui trouve qu’il est trop dans
l’opposition. Ce que cette dame qualifie d’opposition se révélera être
une saine révolte chez ce petit garçon. Cette enseignante
intransigeante mène sa classe de main de maître. Aucun
débordement n’est admis. Par exemple, un coloriage qui n’est pas
réalisé exactement dans le cadre doit être refait. Après avoir consenti
par deux fois à se plier à ces desiderata, Paul refusera de
recommencer un coloriage qu’il trouve beau. Pour quelques actes de
ce type, il sera qualifié d’opposant, et envoyé en consultation. Cet
enfant, du haut de ses trois ans, sait jouer sa partie. Le couple de ses
parents l’a désiré, « il a été parlé » bien avant sa naissance, porté par
des mots véhiculant le désir. Comme la majorité des enfants, il est né
dans un bain de langage qui l’a précédé. Avant sa naissance, on parle
de l’enfant, on l’imagine. À sa naissance, les parents lui parlent, lui
transmettant leur propre façon d’être au monde, et parlent de lui.
C’est ainsi que l’enfant se fait sujet et va lui-même élaborer ses
scénarios, chercher ses solutions dans sa relation au monde, à sa
mère, à son père et à leur couple.

Bien des chouchous n’ont pas eu un destin grandiose, évidemment. Ils ont
connu des échecs, car toute vie comporte sa part de hasard, mais ils peuvent
rester inébranlables dans leur assurance, ou en tout cas solides, debout dans
l’adversité. Si les choses vont mal, affectivement, socialement, financièrement,
ils peuvent choisir de faire face et de rebondir. Le revers qu’ils subissent ne fait
pas écho à un passé douloureux, ne donne pas raison à la piètre estime
parentale, parfois assortie des pires prédictions : « Tu ne feras jamais rien dans
la vie ! » Mais… Il y a un « mais ». L’assurance peut confiner à la toute-
puissance et venir ruiner une vie. L’estime de soi, si elle est démesurée, peut
mettre en retrait du monde et rendre asocial. L’attente parentale excessive peut
paralyser, et le poids du devoir écraser. Tout est une question de dosage. Être
aimé par ses parents est une chance, mais en être le préféré recèle bien des
pièges.

Le devoir de ne pas décevoir


On ne parle pas d’« investissement parental » par hasard : quand un parent
investit un enfant de préférence aux autres, l’enfant préféré s’en sent le débiteur.
Ce n’est pas forcément un sentiment confortable de partir dans la vie en se
sentant en dette, mis en demeure d’offrir un retour sur investissement. Daniel
Pennac a écrit un livre remarquable pour son analyse du chouchou 1. L’écrivain
est issu d’une fratrie de quatre garçons, et le frère défunt qu’il évoque était le
préféré, le troisième. Ce frère n’a jamais su choisir la lumière de la vie qu’il se
souhaitait. Il se sentait tenu de rester à la place que ses parents lui avaient
assignée.

Daniel Pennac : le frère qui a réussi les concours, loin de sa propre voie
professionnelle

« Un jour que je lui demandais combien il gagnait, histoire de


comparer mon tout premier salaire de maître auxiliaire à ses
émoluments d’ingénieur, mon frère répondit : “Beaucoup trop pour
ce que je fais mais pas assez pour ce que je m’emmerde.” Il était
ingénieur en aéronautique, spécialiste des vibrations. Il aurait préféré
les Eaux et Forêts, les arbres, les animaux. Il aurait fait un bon
éthologue. Les concours d’entrée en décidèrent autrement. Ainsi va la
vie dans certaines familles qui ont accès aux grandes écoles ; recalé à
ce concours-ci, reçu à celui-là, tu aurais aimé t’occuper d’oiseaux, tu
t’occupes d’avions. La préférence ? Qu’est-ce que ce caprice au regard
du rôle à tenir ? 2 »

Bien entendu, on peut aussi être fidèle au désir parental et malgré tout en
accord avec son propre désir, ou pas trop en désaccord. Les parents peuvent
déceler des compétences, des aptitudes, faire des suggestions à leur enfant et ne
pas se tromper. L’enfant peut aussi reprendre un rêve parental à son compte, en
le faisant sien, comme ceux qui exercent par choix le même métier que leurs
parents, ou le métier que leurs parents auraient aimé faire. Laurent Seksik, par
exemple, va faire médecine par sécurité, comme lui recommande sa mère. Ce
« fils obéissant » va toutefois accueillir d’une drôle de façon l’annonce de son
succès à l’internat. Quand il rentre à la maison, d’humeur sombre et taciturne,
il croise son père qui lui demande s’il a échoué, réussi, pourquoi il ne parle pas.
Le jeune homme poli laisse échapper de ses lèvres un « merde ! » avant de
quitter la pièce sans répondre. Mais il a exercé la médecine pendant quelques
décennies sans apparemment souffrir ni y perdre l’énergie d’écrire. Il en a
même tiré plus tard des livres sur le poids des traditions dans une lignée
3
familiale où l’on se doit d’être médecin de parent en enfant , le devoir de
fidélité qu’il était bien placé pour évoquer. Il est vraisemblable qu’il a aussi
aiguisé dans son quotidien de médecin sa connaissance de l’intimité humaine,
son acuité psychologique dans l’analyse des personnages, des relations. On
serait en droit de se demander si ces années d’activité contrainte n’ont pas été
au fond le laboratoire de ses œuvres.

Quand le regard parental semble poursuivre


l’enfant très tard
Le problème du regard parental, c’est qu’il peut poursuivre toute la vie,
avec une pression qui ne se relâche pas sur l’enfant devenu adulte. Il peut avoir
tant et si bien pesé dans le passé que l’« enfant » continue de le redouter.
4
Laurent Seksik relate la scène où il annonce qu’il abandonne la médecine alors
qu’il a vendu des millions d’exemplaires de ses livres et qu’il compte
dorénavant se consacrer à plein temps à sa carrière d’écrivain, ce qui était jugé
déraisonnable. Les injonctions parentales l’ont porté à une double réussite,
mais la peur de déplaire à l’un de ses parents, notamment l’imposante figure
paternelle, est toujours présente :

« Papa, j’ai décidé d’abandonner la médecine. »


Il laissa passer un long silence […]. « Tu as raison, finit-il par déclarer.
— Moi j’ai raison ?
— Oui, tu fais bien.
— … D’abandonner médecine ?
— Absolument.
— De ne plus exercer ?
— Tout à fait. — Et la poire ?
— Oublie la poire.
— Et si j’ai soif ?
— Tu n’auras plus soif.
— Mais pourquoi trouves-tu que j’ai raison d’abandonner quelque
chose, toi qui as toujours soutenu que l’on ne devait jamais rien
abandonner ? Que l’on pouvait être médecin et écrivain. Que l’on
devait même être médecin et écrivain. Pourquoi ai-je le droit de ne
plus être médecin ? Alors qu’il ne faut jamais céder à son plaisir. Alors
que le devoir seul importe. Qu’être utile est l’essentiel.
— Pourquoi ? Eh bien, c’est très simple. Parce que c’est peut-être bien
de faire deux choses à la fois, mais c’est encore plus beau de pouvoir
vivre de sa passion. »

Voilà une magnifique illustration : l’« amour parental » peut contraindre,


puis libérer, une fois les peurs apaisées. Car il ne faut pas oublier que les diktats
parentaux, parfois en total désaccord avec la personnalité de l’enfant, sont
souvent symptômes d’angoisse, qui va se transmettre à l’enfant. Si désirer
quelque destin pour son enfant peut sembler positif, déclarer détenir un savoir
intransigeant sur ce qui est nécessaire pour son avenir peut lui faire porter cette
angoisse, voire littéralement l’asservir, le pousser à obéir non seulement aux
parents mais à quiconque se trouvera sur sa route.
Certaines personnes vivent dans une position d’éternelle soumission à
l’autre, leur supérieur hiérarchique, leur conjoint, toute incarnation d’autorité,
publique comme privée. Tenaillés par le désir de plaire, ils « fayotent », font
état en permanence de leurs bons services, comme ces couples où l’un attend
toujours de l’autre les félicitations : « Tu as vu, j’ai bien descendu la poubelle »,
les choses peuvent aller jusque-là ! Derrière l’attente de louanges, la peur de la
réprimande, de la punition. Ils ne se montrent pas polis mais obséquieux, pas
gentils mais serviles. Ce sont parfois les mêmes qui disent « bonjour,
monsieur », « bonjour, madame » le petit doigt sur la couture du pantalon à
des gens qu’ils voient tous les jours, comme leurs parents leur ont appris à le
faire. Ce n’est pas avec autorité qu’ils ont été élevés, mais avec autoritarisme. À
la baguette. Beaucoup de ces « chouchous » dans le mauvais sens du terme
vivent encore psychiquement sous le regard de parents despotes, dont ils
trouvent des substituts en choisissant souvent un métier très hiérarchisé, où
l’on obéit, où le chemin est tout tracé et les échelons bien délimités. Et le
chouchou rapporteur de devenir gendarme ! Ils n’y sont pas forcément
malheureux, en ce cas cela les aurait poussés à changer, à consulter, à parler, à
tenter d’évoluer. Choisir de répéter peut être un point de jouissance. La
douleur peut être un point de jouissance, comme le malheur.
Le problème ? C’est qu’ils horripilent souvent leurs pairs. Quand ils ne
tentent pas de les asservir à leur tour, leurs enfants compris, puisqu’ils ne
connaissent que l’ordre. Non, tout le monde ne doit pas être aventurier ou
créatif, en revanche la vie en société oblige à un minimum de souplesse et à
une façon d’appréhender les situations qui n’est pas liée qu’à l’obéissance. C’est
parfois une question de survie, comme le raconte Boris Cyrulnik. Pris par la
police de Vichy pendant la guerre avec sa mère, il entend celle-ci lui dire : « Va-
t’en ! » alors qu’il a une chance de se faufiler pour échapper aux camps. Il n’a
que six ans et il s’enfuit. Quand on lui demande où il a trouvé la force de
s’enfuir, abandonnant sa mère pour se sauver lui-même, il explique que ses
parents lui avaient implicitement appris à désobéir. Pas à eux, en l’occurrence,
mais à l’ordre. À réfléchir par lui-même.

La difficulté d’assumer sa position


Être le chouchou peut être une position difficile à assumer. L’ex-chouchou
peut avoir l’impression d’usurper sa place. Tandis que, enfant, il renonce
rarement de bonne heure à ses privilèges, à l’adolescence il peut comprendre ce
qu’il y a d’indécent à être le préféré d’une fratrie. Beaucoup de frères et sœurs
ayant appris l’altruisme vont spontanément partager les avantages matériels
qu’ils doivent à leur rang, l’argent notamment s’ils en récoltent davantage que
les autres. La culpabilité peut même augmenter avec l’âge. Si les différences
matérielles énormes sont rares de la part des parents, qui tiennent à la paix du
foyer et à un minimum de concorde fraternelle, les grands-parents ne
s’embarrassent pas de ce type de considérations, même si cela ne conditionne
pas le devenir psychique de la fratrie de la même façon.
En devenant grand-parent, le parent est délesté du souci d’égalité qui peut
l’avoir animé plus tôt. Son premier petit-enfant va souvent être son préféré,
plus encore s’il est l’enfant de son enfant discrètement préféré. Mais un frère ou
une sœur jusque-là « pas chouchou » peut trouver là un créneau généalogique
pour se rattraper ! On l’a vu avec Louis, le mal-aimé dont le frère chouchou est
resté pour tenir le routier ; ses parents, devenus grands-parents, préfèrent leurs
petits-enfants du côté du fils préféré. Et d’autant plus que, par effet boule de
neige, ils les connaissent mieux, les voient souvent, les regardent grandir. Mais
la grand-mère de Louis, en revanche, ne cache pas qu’elle préfère Louis et les
enfants de Louis, un peu choquée par l’inégalité de traitement, tandis que les
petits-enfants eux-mêmes sont sans doute encore trop jeunes pour voir
l’injustice de la préférence affective : ils ne « valent » sans doute ni mieux ni
moins que leurs cousins.

Le chouchou pris dans la détresse


de l’insatisfait
Pour être un chouchou heureux, il faut accepter d’être le préféré, et donc
soit institutionnaliser l’injustice affective, ce qui est possible, le culot ne
manquant pas à certains, soit se croire supérieur aux autres. L’enfant chouchou
va donc être mis en demeure de développer l’arrogance qui va avec sa fonction.
Si elle est manifeste, il ne se rend pas aimable aux autres et se voit rejeté. Si elle
est excessive, il peinera à supporter ses pairs — il n’est pas facile de vivre en
demi-dieu dans un monde de médiocres ! Et l’écrivain qui rate son coup, le
champion qui ne confirme pas, le chercheur qui ne trouve rien, etc., de
développer une haine du monde, d’y manifester leur violence ou de s’en retirer.
Le chouchou peut être asséché par sa position, comblé qu’il est par lui-
même. On le préférait « pour rien ». Il l’a parfois compris, mais interprété en
tant qu’« il me suffit d’“être” ». Puisque exister, respirer suffisait à faire de lui
une idole, il ne va rien tenter de plus vis-à-vis des autres. Il va tenter de devenir
indispensable à quelqu’un d’autre, par sa seule présence, sans travailler, ni créer,
ni donner, soit qu’il trouve un conjoint dépendant, faible ou complaisant, soit
qu’il reste carrément chez papa-maman toute sa vie. Celui-là est au moins
conscient du danger qu’il y a à quitter ce monde de dupes !
Et quand ça marche ? Quand le chouchou réussit à hauteur de l’amour
parental ? Eh bien, on peut aussi avoir fait de lui un éternel malheureux, car
aucun succès, aucun honneur ne suffira jamais ! Reprenons l’exemple de
Romain Gary. Il raconte que sa mère s’est tuée à la tâche pour lui donner la
meilleure éducation possible, pour qu’il devienne un homme, pour qu’il
devienne « quelqu’un ». Elle coche toutes les cases de la mère crocodile ! Elle a
tenté de l’atteler à tous ses rêves parentaux, l’a vu violoniste et lui a fait donner
des cours de violon alors qu’il n’avait aucune oreille, puis l’a imaginé danseur
de ballet. Elle a même battu le professeur qui assurait qu’il n’avait aucune
disposition ! Elle l’a ensuite vu escrimeur, puis cavalier, avant qu’elle ne se
concentre finalement sur écrivain. À dix ans, il voulait peindre, elle lui a
arraché le chevalet des mains sous prétexte que tous les peintres mouraient de
faim, selon elle ! Elle le pense génial en tout, se bat contre le monde entier. Sa
mère se ridiculisait dans des scènes publiques impressionnantes qui lui faisaient
honte, sous prétexte qu’elle ne s’était pas sentie respectée dans un commerce ou
un autre. Elle l’humiliait tellement qu’il en a conçu un sens excessif de fierté ou
d’amour-propre. C’est pourquoi il a couru après la gloire, en permanence, avec
une soif qui ne pouvait être étanchée.
La gloire ne fait pas le bonheur, ce que les parents du chouchou ignorent
parfois. Leur surinvestissement sentimental peut compromettre leur bonheur
affectif d’adulte. Quand une mère dit de son fils : « Il est tout pour moi », « Je
fais tout pour lui », où le fils peut-il retrouver un tel amour ? Le chouchou
surinvesti vit souvent mal son rapport aux femmes : soit il les veut toutes s’il est
optimiste — le syndrome du don juan qui espère inlassablement trouver
satisfaction à la hauteur —, soit il n’en veut aucune, s’il est d’un tempérament
plus lucide. Car on ne retrouve jamais l’amour d’une mère, pour le meilleur, sa
force possible et son immuabilité, et le pire, son pouvoir ravageur et dévorant !
Quand on reçoit trop d’amour, on se trompe sur la marchandise : ce n’est pas
de l’amour. L’amour, c’est quand il nous reste la place d’exister, tel que l’on est,
même modestement, avec ses succès et ses échecs. Professionnellement non
plus, rien ne suffira jamais. Les honneurs seront toujours insuffisants. Romain
Gary suit d’ailleurs exactement les carrières que nous avons évoquées : aviateur
et militaire, milieu hiérarchisé s’il en est, puis diplomate, métier où comptent
les échelons, les honneurs et la représentation, autrement dit un modèle
d’enfant surinvesti. Qui s’en tirera une balle dans la tête.

Ceux qui réussissent et tiennent leur rang peuvent le faire au prix de leur
vie, de leur bonheur. Quand ils ne s’en sentent pas la carrure, ils s’y épuisent,
mais demeurent tenaillés par l’autre impératif : ne pas décevoir. Le frère de
Daniel Pennac en a déprimé.

Daniel Pennac : le frère qui se tient haut, trop haut pour ne pas avoir le
vertige

« Si je devais résumer la vie de mon frère, je dirais qu’il fut d’abord le


fils et le frère préféré d’une famille de quatre garçons, puis le cadre
estimé d’une vingtaine d’ouvriers dont il avait pris soin d’apprendre
les métiers, puis le père égaré d’un enfant mort-né, puis l’âme
parkinsonienne d’une fin de vie sans amour. [Et quelques chapitres
plus loin.] Je l’ai dit, il était le préféré de la famille, le préféré des
5
parents et des trois autres garçons. C’était presque sa définition . »
Finalement, ce préféré ne s’est pas épanoui dans son travail, n’est pas
devenu père, n’a pas eu une vie sentimentale pleinement
satisfaisante, a traversé des dépressions, jusqu’à tenter de se suicider.
Il est mort dans le chagrin. Il donnait pourtant toute satisfaction
socialement… mais aux autres ! Daniel Pennac explique que ce
fardeau a poursuivi son frère toute sa vie : « Beaucoup plus tard, vieux
messieurs devenus, promenant nos chiens dans la garrigue,
j’interrogeai Bernard sur son statut de fils préféré.
— C’était lourd, répondit-il.
Il n’ajouta pas grand-chose, me laissant soupeser le fardeau de
l’idéalisation. Chacun de nous à notre façon l’avait installé à une
6
hauteur dont il aurait bien aimé descendre, mais comment faire ? »

C’est souvent pendant leur vie étudiante que les chouchous trouvent pour
la première fois une porte de sortie pour se dégager du regard parental. Plus
distants, physiquement en tout cas, ils vont regarder où les parents ont placé la
barre et parfois la juger trop haute, voir quel chemin ont tracé leurs parents et
estimer qu’il n’est pas pour eux, quelles flèches ils ont posées sur leur route, et
décider de partir dans un autre sens. C’est parfois souhaitable. C’est faire son
choix de sujet en se dégageant de sa place d’objet, en tout cas. Les autres portes
de sortie, ce sont les rencontres bien sûr, et l’analyse éventuellement. Elle
permet à l’enfant devenu adulte de s’installer à sa juste place, c’est-à-dire lui
offrir une chance de reprendre la main sur la route de sa vie.

L’éternel payeur d’une dette à ses frères et sœurs


Le chouchou de la fratrie peut être également celui de ses frères et sœurs
parce qu’il ne tire pas gloire de sa place, bien au contraire, comme le frère de
Daniel Pennac. Loin d’afficher de l’arrogance, il ne cache pas le poids de sa
mission.

Daniel Pennac : son frère chouchou de ses parents et ange gardien de la


fratrie

« Je dirais aussi qu’il n’abusa ni de son statut d’enfant chéri ni de son


autorité paternelle, qu’il ne se vanta pas de l’estime que lui portaient
ceux qui travaillaient sous ses ordres, qu’il garda pour lui la douleur
du deuil et ne se plaignit jamais d’un quelconque déficit d’amour
conjugal. […] Il incarnait l’équilibre familial. Par exemple, il était mon
défenseur naturel. Dès mes premiers rapports avec l’institution
scolaire je fus mauvais élève, affabulateur et voleur domestique. Il me
restait tout de même quelques qualités et quand on me faisait un
reproche qui tenait plus aux préjugés qu’à la réalité des faits, il
corrigeait tranquillement mon accusateur en déclarant que non,
Daniel n’est pas comme ça. Il apportait les preuves sans véhémence,
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on le croyait, le débat était clos . »

Un tel chouchou n’est pas devenu la cible de sa fratrie parce qu’il s’est très
jeune positionné en bouclier. Il a très tôt développé l’altruisme qui consiste à
partager les avantages de sa charge : un chouchou est le meilleur des avocats
auprès des parents et tuteurs. Joseph, chouchou de son père et frère haï de la
Bible par sa ribambelle de frères et sœurs, a manqué se faire tuer, s’est fait exiler
en Égypte. Mais quand la fratrie se retrouve, Joseph oublie tout esprit de
vengeance et fait preuve d’une telle mansuétude qu’il va gagner leurs cœurs. Ses
qualités humaines font non seulement accepter, mais encore accréditer son
statut de fils préféré : il s’agissait d’un esprit supérieur.
Le Jean du Pierre et Jean de Maupassant n’est pas autrement, et s’il est haï
par Pierre, il n’en récoltera jamais la manifestation. Car Pierre préfère fuir
devant ce frère qui persiste à faire profil bas alors qu’il est jugé plus beau, qu’il
attire davantage les femmes, qu’il gagne dans la compétition pour le mariage
avec la jeune fille que tous deux convoitent, qu’il hérite d’une fortune qui
semble tombée du ciel. Comblé, Jean ne s’exhibe jamais triomphant. Il ne
donne aucune prise à la haine déclarée. Mais les autres ?
Les autres, c’est Jean-Christophe, le frère qui a eu la plus belle chambre,
puis le plus de facilités financières, que le restant de sa fratrie déteste et qui le
lui rend bien. C’est Iris, l’enfant gâtée, que son frère et sa sœur ont lâchée,
même si leur père l’avait finalement détrônée à cause de ses mariages.
Beaucoup de chouchous ont été ostracisés à l’âge adulte par leur fratrie. Parfois,
la fratrie a verbalisé sa rancœur, l’a montrée, a pris ses distances, mais parfois
elle le fait payer de façon plus insidieuse, y compris au sens strict. Par exemple,
le chouchou qui a une position sociale et financière enviable deviendra le
banquier de la famille, gérera seul la maison de vacances dont il assumera les
frais, comme si cela allait de soi, nourrira la galerie, paiera l’addition au
restaurant « parce qu’il nous doit bien cela », s’acquittera de la facture de la
maison de retraite des parents, etc. La fratrie jugera, à tort ou à raison, que s’il
est si bien établi, c’est parce qu’il a été surinvesti, sur-aimé, tandis qu’eux n’ont
pas eu cette chance. Et s’il a moins bien réussi, il ne sera pas le premier à qui
l’on tendra la main. Le chouchou, ou ex-chouchou, peut supporter cette dette
en estimant que c’est le prix de l’armistice.
Tout peut aller bien durant des décennies, jusqu’à l’héritage, heure des
comptes. Et là, il ne s’agit pas de constater ou fantasmer un quelconque
privilège, c’en serait trop en guise d’addition finale ! On en attend plutôt une
forme de remboursement.

1. Daniel Pennac, Mon frère, Gallimard, 2018.


2. Ibid.
3. Laurent Seksik, L’Exercice de la médecine, Flammarion, 2015.
4. Laurent Seksik, Un fils obéissant, op. cit.
5. Daniel Pennac, Mon frère, op. cit.
6. Ibid.
7. Ibid.
10
L’heure de l’addition finale

La fratrie à l’heure des comptes, ce sont les notaires qui en parlent le


mieux ! À leurs dires, le déroulement de la succession se passe bien dans 30 %
des cas. Dans les 70 % restants, « un loup sort du bois », une « surprise »
réservée par le défunt, secret de famille ou disposition testamentaire, un ancien
contentieux jamais réglé entre les enfants. Le poison de la jalousie s’infiltre
dans la mathématique du partage. En enterrant le mort, on déterre les vieux
dossiers. Ils peuvent remonter à l’époque du bac à sable. Le notaire voit alors
son étude se transformer en cabinet de thérapie, en confessionnal, ou en ring,
selon la personnalité des héritiers. Il va devoir jouer les médiateurs, les prêtres
ou les arbitres. En cas d’échec, il renverra les parties devant le tribunal, qui
tranchera, mais il ne cautérisera jamais les blessures narcissiques des mal-aimés,
des paranoïaques, des avides, des angoissés, des jaloux, parfois réellement lésés,
parfois jamais assez favorisés.

La fin des apparences


Le problème d’une succession, c’est qu’elle se règle à chaud, dans un
moment de deuil, c’est-à-dire d’exacerbation des émotions. Impossible de se
recomposer un visage lors de l’ouverture du testament, pas le temps de
« digérer » durant les quelques semaines décisives où l’on va découvrir qui
récolte quoi. Il va être question de sommes d’argent, de biens immobiliers mais
aussi de biens meubles, et la lutte est loin d’être à proportion de la valeur
marchande des choses. La moindre lampe, le moindre tapis, même sans valeur,
peuvent faire le lit de la guerre lors de l’inventaire. Alors que chaque membre
de la fratrie a pu « prendre sur soi » durant des décennies quand il éprouvait
rancœur ou jalousie, notamment pour préserver son ou ses parents, attendant
l’heure d’une possible réparation, le caractère définitif de l’étape « héritage » ne
permet plus de tergiverser. C’est le dernier rapport triangulaire obligatoire
« enfant-parent-restant de la fratrie ». Ce qui est acté en l’espace de quelques
mois le sera pour l’éternité. Ce qui est pris restera pris, sans espoir de retour.
Vont entrer en jeu la filiation, la réussite de chacun depuis l’enfance, matérielle
mais aussi affective, le degré d’assistance les derniers temps auprès du défunt,
ce qui a déjà été perçu au fil de la vie, etc. Il ne s’agit plus de sauver les
apparences, mais de sauver sa peau, du moins dans l’esprit de ceux qui
s’estiment mal servis car mal aimés. Les frères et sœurs vont afficher leur vrai
visage, et le mouton de se transformer en vautour, quand le chouchou
privilégié va parfois se révéler finalement grand seigneur.
Ces frères et sœurs ne sont souvent plus seuls à défendre leur cause : ils ont
des conjoints, conjoints qui, eux-mêmes, entre eux et avec leur beau-frère ou
leur belle-sœur, peuvent entretenir des relations ambivalentes. Ils manquent
rarement de mettre leur grain de sel ! Certains notaires, au parfum du climat
familial, n’hésitent pas à préciser au moment de faire entrer la fratrie, au seuil
de leur étude : « Les enfants seulement !… Sans les conjoints ! » Les « pièces
rapportées » sont en effet dans un état d’esprit très différent des enfants. Parfois
leur peine peut être moindre, voire nulle. Dégagés de la pudeur du deuil, ils
peuvent n’avoir aucune image à sauver, aucune mémoire à honorer. Pour eux,
un euro peut être un euro, sans couleur affective. Mais eux aussi teintent la
réalité de leurs projections imaginaires. Certains aiment à penser que leur
conjoint a toujours été le grand lésé de la fratrie, soit que l’intéressé les ait
entretenus dans cette idée, fondée ou pas, soit qu’ils placent d’eux-mêmes leur
conjoint sur un piédestal. L’homme ou la femme qu’on aime mérite forcément
davantage, si l’on sombre dans la confusion des sentiments et du portefeuille. Il
n’est donc pas rare qu’un conjoint souffle sur les braises, partant de ses trop
bons sentiments, animé d’une intention folle qui ne peut pas atteindre son
but : venger le bien-aimé des inégalités comme des blessures affectives qu’il
aurait subies depuis la naissance.

Anne-Laure : « Nous, on s’entendait très bien »

« Mes deux frères ont montré un autre visage lors de la succession de


notre père, notamment autour des tapis qu’il avait rapportés d’Iran
pendant des décennies. Mes deux belles-sœurs n’ont jamais eu le
moindre intérêt pour les choses anciennes et se meublent chez Ikea.
Elles nous suivaient pourtant pas à pas dans l’appartement où nous
étions allés faire l’inventaire. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à les y
voir. Alors que nous nous serions accordés facilement entre frères et
sœur, elles mettaient leur grain de sel, l’une voulant tout,
systématiquement, l’autre se passionnant soudain pour les tapis,
alors que mon frère, son mari, les déteste ! J’étais prête à compenser
le décalage financier, mais il n’y a rien eu à faire. C’était pour elle
comme une affaire d’honneur. Ce qui m’a vraiment dégoûtée, c’est de
voir mes deux frères comme des caniches, plier devant leur femme.
Jamais je n’aurais imaginé qu’ils avaient si peu de caractère. C’était
comme si je n’étais plus rien pour eux. On a fini par se disputer, ce qui
ne serait jamais arrivé si elles n’étaient pas venues. Mon père n’avait
pourtant pas de préféré. »

On peut imaginer que les deux belles-sœurs entretenaient en sourdine un


sentiment de jalousie envers Anne-Laure, qui incarnait peut-être « l’Autre
femme », celle qui à leurs yeux possède ce qu’elles n’ont pas… En s’emparant
d’objets qui devaient lui revenir, peut-être s’imaginaient-elles lui prélever
quelque chose… On se souvient que toute transaction financière est aussi
symbolique !
Les parents ont beau vouloir tout faire pour le mieux en amont, ils ne
peuvent répartir les objets un par un, jusqu’à la dernière petite cuillère, par
disposition testamentaire. Ce sera parfois le seul terrain d’affrontement en
l’absence de bien immeuble. Quand il n’existe qu’une seule propriété dans la
succession, elle est souvent la porte ouverte aux dissensions. Les enfants ne
s’entendront pas sur les travaux à effectuer, la répartition des frais, la
décoration, notamment parce que les uns pourront peut-être payer et pas les
autres, les uns seront plus mégalos et les autres plus précautionneux, les uns
plus investis affectivement que les autres. C’est bien en raison de la difficile
entente des enfants et de leurs « moitiés » que le code civil stipule : « nul ne
peut être contraint de rester dans l’indivision ». À savoir que, en cas d’héritage
d’un bien à plusieurs enfants, celui qui veut vendre peut l’imposer aux autres,
une loi destinée à éviter le maintien d’une poudrière. Il est plus facile d’être en
time share, ce système de propriété en alternance d’un lieu de vacances, avec des
inconnus qu’avec sa famille. Tout simplement parce que les sentiments n’ont
aucune part dans les délibérations avec des étrangers, avec qui il n’y a aucun
passif.

Dans certaines familles, l’heure des comptes devient l’heure du solde de


tout compte ! Après l’épisode de la succession, si le défunt est le dernier parent
survivant, toute relation fraternelle cessera. Certains membres de la fratrie ne se
reverront jamais. Physiquement, aucun repas de famille n’y obligera plus.
Moralement, aucun jugement parental ne sera plus à redouter.
Si les masques des enfants tombent, ceux des parents aussi. Jusque-là, il
pouvait y avoir du doute, de l’incertitude sur la préférence parentale, mais avec
le décès et la désignation des biens dévolus à chacun, la préférence s’incarne
parfois dans du matériel : le bien affectif à l’un, l’équivalent désincarné à
l’autre. Quelqu’un a pu s’imaginer à une place qu’il n’occupait pas en réalité,
ou a pu ignorer des transactions passées d’un parent avec un frère ou une sœur.
La vérité d’un parent soudainement dévoilée peut faire s’effondrer les enfants.
Et il n’y a pas que la préférence parentale qui s’affiche, mais aussi le vrai
visage du conjoint du défunt, s’il est survivant. Certains veufs et veuves n’ont
plus aucune image à défendre, eux non plus. Tous les masques tombent. Ils
peuvent se comporter en rapaces sans scrupule aucun, diviser les enfants en
favorisant leur nichée s’ils sont parents des uns et pas des autres, fabriquant des
camps de « demi »-frères et sœurs. Et, quand bien même le survivant serait
parent de toute la fratrie, il n’est pas exclu non plus que les enfants se divisent
autour de l’usufruit qui peut être laissé au conjoint survivant. À la dette du
défunt et aux préférences qu’on lui prête vont s’ajouter l’addition du survivant
et son appréciation variable selon les enfants. Voilà qui teinte encore les
relations de nouvelles couleurs.

Quand l’inégalité a précédé le décès parental :


l’impossible correction
Sur le plan purement financier, on pourrait imaginer qu’en France, les
choses sont simples depuis que des sages ont légiféré en 1793 en supprimant le
droit d’aînesse : sur le papier, c’est l’équité absolue entre tous les enfants, même
les enfants adultérins s’ils ont été reconnus par le défunt. D’où quelques
surprises à l’ouverture du testament, du père évidemment, la maternité en
catimini étant nettement plus rare ! Qu’un enfant qui a brisé l’image du
bonheur familial, qui a été caché, qui n’est qu’un « demi » honteux, puisse
avoir « pareil » déclenche en général la fureur des « authentiques ». Mais qu’est-
ce qu’un « authentique » ? Celui qui s’est révélé digne de ses parents parce qu’il
s’est construit à leur image ? Celui qui a fait fructifier leur éducation en passant
dans la classe sociale supérieure ? Celui qui a pris soin du parent de son vivant ?
Le débat va s’ouvrir, ajoutant encore de nombreux paramètres à l’impossible
mathématique affective.
Avant la bataille psychologique, il y a les inégalités comptables qui
précèdent le décès du parent ! Chacun a le droit de disposer de son argent
comme il l’entend, et le parent a pu faire une ou plusieurs donations à l’un de
ses enfants et pas aux autres, sans que celle-ci entre en ligne de compte lors de
la succession. Un parent peut donner à un enfant cent mille euros tous les dix
ans. C’est beaucoup, et ça peut faire encore davantage au terme d’une longue
vie ! Si ces sommes n’ont pas été consignées par le notaire comme étant des
avances consenties, à soustraire le moment venu de la part successorale, l’égalité
de l’héritage ne changera rien à l’indéniable différentiel passé.
Le mal est également fait quand l’un des enfants s’est saisi de meubles et
autres biens matériels du vivant des parents consentants et complices, et que le
bénéficiaire argue auprès du frère ou de la sœur lésé : « Tu n’avais pas la place
chez toi », « Tu n’en avais pas besoin » ou « Tu en aurais fait mauvais usage ».
Au-delà de quelle valeur s’arrête le « souvenir de famille », le « cadeau en
passant » ou le chèque pour dépanner, pour devenir une avance sur héritage ?
Rien ne le définit. Certains chouchous jouissent toute leur vie et très tard de la
préférence parentale dont ils sont l’objet, sans culpabilité aucune. Jean-
Christophe, chouchou parce que aîné des garçons, seul adolescent à disposer de
sa propre chambre, la plus belle, avance ainsi des explications aux avantages qui
ont perduré jusqu’au décès du dernier parent.

Jean-Christophe, cinquante-cinq ans : « Je refuse de considérer que j’ai


été favorisé »

« Depuis que ma mère est décédée, mes frères et sœurs m’en veulent
à mort parce que je serais un sale privilégié. J’ai eu une vie
professionnelle avec des revenus irréguliers, ce qui fait que mes
parents nous ont aidés. Je dis bien “nous”. Moi, mais aussi ma plus
jeune sœur qui a connu des divorces compliqués, des périodes de
chômage, et une dépression. La différence entre elle et moi, c’est que
j’osais réclamer, elle non, de la même façon que, petit, je dilapidais
l’argent de poche et réclamais des avances à mes parents, les autres
non. Les ai-je toutes remboursées ? Je l’ignore, mais mes frères et
sœurs m’en parlent encore, alors qu’ils auraient pu faire exactement
la même chose. Mes parents m’ont donné environ cent mille euros en
tout de leur vivant, comme à ma sœur dans la difficulté. C’étaient des
dons, pas des avances. À la mort de mon père, mon frère et ma sœur,
les plus aisés ! ont fait pression sur notre mère, affaiblie et en deuil,
pour lui faire signer une reconnaissance de dette. Quelques années
plus tard, ma sœur et moi avons demandé à ma mère de l’annuler en
lui expliquant qu’elle n’avait pas à donner “pareil” à un frère qui
roulait sur l’or, à une sœur mariée à un riche banquier, et à nous. Elle
l’a fait, mais la validité de la reconnaissance comme de son
annulation est le nerf de la guerre depuis deux ans, au point que nous
portons l’affaire devant les tribunaux. L’héritage total s’élève à trois
millions, ces cent mille euros sont à mes yeux un “détail”. C’est pour
moi un comble de voir des redevables de l’ISF chipoter sur des
sommes ridicules qui ont été données au fil d’une trentaine d’années.
Loin de faire front avec moi, ma sœur bénéficiaire, à égalité avec moi,
est fâchée à mort contre moi. Elle estime qu’elle, elle méritait cet
argent, lié à un état de nécessité, moi non. Je n’aurais fait qu’abuser
de mon privilège de fils préféré au lieu de travailler. En bref, plus
personne ne se parle au sein de la fratrie, à part les plus riches entre
eux. La seule bonne nouvelle qu’apportera l’avenir, c’est que, la
succession réglée, je ne les verrai plus. »

Si la sœur bénéficiaire est aussi fâchée que les autres, c’est bien la preuve
que l’argent seul n’est pas en cause, mais la position de chouchou de Jean-
Christophe. La fratrie ne l’a finalement jamais digéré, et quelques milliers
d’euros ne pourraient suffire à aucun. Le miracle existe, bien sûr, en cas
d’inégalité de traitement matériel. Les notaires voient des frères ou des sœurs
qui tiennent compte de leur aisance financière et effacent l’addition. Mais ce
n’est possible que si les relations affectives priment sur l’argent. Or l’iniquité
passée peut être venue à bout des sentiments, ou l’arrogance du préféré les
avoir ravalés au second plan, ou dissous. Quand on a des privilèges, il faut
savoir, sinon les dissimuler, du moins en jouir discrètement ! Le chouchou qui
n’est pas haï n’est parfois rien d’autre qu’un habile tacticien !

Le parent est-il toujours coupable ? Non. Il a pu faire des inégalités


financières volontaires de son vivant, sans y voir lui-même aucune iniquité
morale. Tout parent fait une interprétation de la situation de son enfant, et elle
comporte une large part d’imaginaire. Tel enfant va réussir à se faire percevoir
comme nécessiteux, tel autre le devenir vraiment parce qu’il ne se donne pas les
moyens de gagner sa vie alors qu’il en aurait la possibilité. Le pur réalisme
consisterait à se dire : « Il n’a qu’à se débrouiller ! On a tous un cerveau, deux
bras et deux jambes, et sauf pathologie particulière, je les aide tous pareil
puisque tous sont également “capables”. » Mais le parent va considérer,
spontanément ou parce que l’enfant le lui suggère habilement, que l’un est
artiste maudit, n’a pas eu de chance dans sa carrière ou son mariage, ou autre
chose, et le favoriser. Tant pis pour ceux qui se sont donné du mal, comme le
frère de Jean-Christophe, qui gagne bien sa vie parce qu’il a entrepris de
longues études pour devenir chirurgien, sacrifiant sa jeunesse et, sans doute
aussi, beaucoup de sa liberté. Après tout, peut-être que lui aussi avait des dons
particuliers, sauf qu’il s’est donné les moyens de subvenir à ses besoins. De quoi
rendre ce lésé doublement fou de rage.
Le problème, sans préjuger de ce cas, c’est qu’un parent qui donne à un
enfant ce qui lui manque lui épargne la réalité qu’il s’est choisie, ce qui
l’entretient dans une position de jouissance. On lui transmet le message : « On
me doit quelque chose, en échange de rien. Parce que “je suis” et c’est tout ».
Que ce soit le chouchou parce que seule fille et princesse, ou aîné des garçons,
ou beauté de la famille, ou enfant de l’après-deuil, peu importe. Le fait est qu’il
ne doit sa position qu’au mal qu’il s’est donné de naître. Quand toute la fratrie
est dans l’effort, il est parfois le seul enfant à demeurer en position d’assisté,
c’est-à-dire à qui l’on ne demande pas d’être adulte. Pour les autres, c’est
forcément intolérable. Parce que c’est crevant d’être adulte ! Si l’inégalité faite
du vivant des parents vient de là, la fratrie en reste irréconciliable.
Un parent peut, par naïveté, à la mesure de l’idéal qu’il se fait de la notion
de fratrie, imaginer que les enfants comprendront les préférences matérielles
avec intelligence et générosité. Sauront se pardonner les uns aux autres. Cela
arrive, mais c’est rare, et tout à fait indépendant du niveau de vie de chacun.
Les plus aisés ont leur argument plus ou moins conscient : « Ce n’est pas parce
que j’ai réussi socialement que je suis prêt à te laisser l’amour de nos parents ! »
Les plus riches financièrement ne sont pas les moins soucieux de l’équité
financière parce qu’ils ne sont pas pour autant les moins soucieux de l’égalité
affective, ou de son apparence.
Certains parents veulent se faire plus malins que la loi pour favoriser le
chouchou. Ils jouent sur de fausses estimations des biens, minorant le montant
du bien le meilleur dévolu au favori. Une manœuvre grossière qui peut pousser
le ou les frères et sœurs lésés à entrer dans une procédure judiciaire pour faire
reconnaître la vraie valeur du bien, en semant au passage les graines de la
discorde. À moins que le défavorisé, d’un tempérament conciliant, soumis, ou
trop endeuillé, n’en ait pas la force. C’est souvent ainsi, selon les notaires : le
plus malheureux de la fratrie, le plus faible ou le plus mal informé se fait avoir !
Finalement, il est parfois bon que les conjoints purs comptables soient là pour
les armer un peu !

Enfants indignes, parents insatisfaits


Il faut bien dire un mot des parents qui entendaient avoir des enfants à leur
image et n’en sont pas contents du tout, ou qui n’ont jamais été au fond
parents, c’est-à-dire adultes responsables. Les notaires voyaient régulièrement,
avant l’accès facile aux renseignements par internet, arriver des parents qui
annonçaient d’emblée : « Je veux déshériter mes enfants » ! Et le notaire de
répondre, souvent éberlué, que c’est interdit, que l’enfant soit objectivement le
dernier des indignes ou non. À une exception près : si l’enfant a tenté de tuer
son parent ! Et encore ! Le parent peut devant la justice assurer qu’il lui accorde
ses excuses complètes, et en quelque sorte l’acquitter moralement. Le
descendant recouvre alors ses droits à la succession. Mais, dans le cas des époux
Irène et Michel B., par exemple, dont un fils a tué l’autre, tragiquement, le fils
coupable ne sera pas privé de l’héritage de ses parents, même s’il a tué leur
chouchou !
D’autres enfants indignes vont s’en tirer à bon compte : ceux qui ont abusé
de la faiblesse de leur parent vieillissant. Des parents autrefois équitables et
raisonnables peuvent, en raison de leur naïveté, de leur affaiblissement mental
ou de leur dépendance physique, se laisser manipuler au profit de l’un de leurs
enfants. Le mieux placé pourrait être le fameux « bâton de vieillesse », qui peut
monnayer ses services puisqu’il a fréquemment accès aux comptes.

Laurent : son frère « bâton de vieillesse » a vidé le compte en banque

Laurent, professeur d’économie astreint à ses cours à la faculté, a vu


son frère, « chômeur professionnel », rafler une bonne part de la
fortune familiale en échange de ses bons et loyaux services rendus
sur le tard. Cet « enfant » de cinquante-cinq ans a causé à sa mère
beaucoup d’inquiétude avant qu’il ne lui paraisse miraculeusement
sorti de la difficulté. Par définition très disponible au quotidien, il a
vécu grand train en veillant sur le compte en banque de sa mère avec
autant de soin qu’il veillait à ce qu’elle prenne ses médicaments et ne
manque de rien. Disposant de son numéro de carte bancaire comme
de l’accès aux comptes par internet, il s’est servi de l’argent maternel
pour assurer l’ensemble de sa vie, sorties, restaurants, hôtels et
voyages, et puis commissions de bouche et petits virements de
quelques centaines d’euros. Leur mère ne manquait pas de faire
remarquer à Laurent le caractère irremplaçable de son frère. Mais qui
avait un coût qu’elle était loin de connaître, pas plus que Laurent ! Il a
pu constater après le décès que son frère s’était « servi » en puisant
des dizaines de milliers d’euros. Découvrant le pot aux roses, il a osé
s’en plaindre, à quoi le frère a répondu : « Tu n’avais qu’à t’occuper de
maman. Elle était d’accord pour ces dons. » Implacable. Laurent n’a
pas intenté de procédure contre son frère, sur le conseil d’un avocat.
Comment en effet prouver que ces faveurs n’étaient pas cautionnées
par leur mère ?

C’est par mépris ou lassitude que la fratrie peut abandonner la partie


contre le profiteur, qui n’a dû son traitement de faveur qu’à la ruse ou à l’abus
de faiblesse. Pourquoi passer l’éponge ? Précisément parce que la question de la
préférence parentale affective n’est pas en jeu. On pardonnera beaucoup au
voleur qui a usurpé sa place de préféré par la tromperie, mais peu (rien ?) au
chouchou réel, financièrement honnête, qui a récolté davantage d’amour.
Quand on vous dit qu’on ne parle pas (que) d’argent…

Les parents soucieux de favoriser un enfant sont coincés par la loi en


matière d’héritage, mais des montages financiers sophistiqués permettent de
s’en occuper en amont, et même de déshériter complètement l’ensemble de ses
enfants ! Pour autant, que l’on ne croie pas trouver ici le moyen d’en faire une
fratrie soudée, les enfants du comte de Paris en ont fait l’expérience.

Le comte de Paris : dépenser sa fortune, et faire encore des


mécontents !
Feu le comte de Paris était donc mécontent de ses enfants, au point
qu’une fois ces derniers devenus quadragénaires, lui qui était riche à
centaines de millions, proclamait à qui veut l’entendre, y compris aux
médias : « Je ne leur laisserai rien ! », « Ils devront travailler », ou : « Ils
n’auront que des mouchoirs pour pleurer. » De fait, à sa mort, avec un
art consommé de la mise en scène, les enfants pénètrent dans un
appartement dont les suspensions sont délestées de leurs ampoules
et où ils trouvent pour tout héritage des mouchoirs brodés aux armes
de la Famille de France ! Durant des années, au vu et au su de ses
enfants, qui avaient multiplié les procédures en justice pour l’en
empêcher, le comte avait déjà vendu aux enchères une grande partie
des trésors familiaux. Il avait adopté la solution miracle quand on
dispose d’une grosse fortune, à savoir créer une fondation pour
abriter les trésors royaux d’une valeur qui se chiffre en millions de
francs. Il avait également dépensé des millions avant sa mort, en
vivant, comme il en avait le droit. Restaient toutefois quelques
millions et trésors. Les enfants se les sont déchirés jusqu’en… 2015 !
Soit tout de même seize ans de procédures. Les uns jugeaient qu’il
fallait conserver les œuvres historiques, les autres les vendre. Deux
camps se sont formés, avec d’un côté les enfants qui avaient gardé
avec leur père quelques liens affectifs en continu ou jusqu’au bout, de
l’autre ceux qui ne voulaient plus entendre parler de lui ou le moins
possible.

Les procès ont souvent une valeur autre que le rétablissement de l’équité :
ils permettent de continuer à garder du lien. Le dialogue par avocats
interposés, c’est du dialogue sur le mode violent, mais c’est encore du dialogue.
C’est même parfois celui dont rêvait un frère ou une sœur depuis longtemps. Il
n’attendait que l’occasion de se nouer, de la même façon que les guerres
couvent longtemps avant d’éclater, attendant l’étincelle. Certains frères et
sœurs, dont la procédure va, pendant quelques mois ou années, devenir toute
la vie, vont y mettre parfois tous leurs affects. Au point qu’ils peuvent se
trouver fort dépourvus une fois le verdict tombé. Qu’ils gagnent ou qu’ils
perdent, ce combat mené au fond pour l’amour parental, encore vivant
puisque encore discutable dans ses tractations, va les précipiter dans la
dépression dans tous les sens du terme : le vide. Le vide soudain des relations
« fraternelles », si l’on peut dire quand elles sont judiciaires, mais aussi le vide
du vrai deuil. La question de l’amour tranchée, le parent meurt une seconde
fois. Il n’arrivera plus rien. Avec l’heure des comptes, la fausse entente se
termine. On peut enfin se haïr en sachant pourquoi, et avec parfois de
« bonnes » raisons. Alors qu’auparavant les choses avaient pu rester si
mystérieuses. À moins d’avoir lu ce livre.
FINALEMENT…

Dans cet ouvrage, nous avons évoqué tout ce qui pouvait ne pas aller, être
cause de douleurs, de difficultés à vivre, de passages compliqués à traverser,
quand on a une fratrie à élever en tant que parent, ou à supporter en tant que
frère ou sœur. Chacun a pu regarder vers l’avenir et se dire qu’il ne parviendrait
jamais à élever une fratrie qui va s’entendre sans se jalouser, ou vers le passé en
se disant que ses parents s’étaient bien mal débrouillés, sa fratrie bien mal
comportée. Mais nous avons tous deux bonnes raisons de ne pas désespérer :
d’une part, l’idéal éducatif n’existe pas, d’autre part, des éducations déplorables
peuvent donner au monde des adultes très heureux !
Il y a trois métiers impossibles selon Freud : psychanalyser, éduquer et
gouverner. Le point commun de ces trois missions est qu’il n’en existe aucune
recette. Chaque parent se débrouille donc comme il peut, et l’on pourrait en
rester là, sauf qu’éduquer n’est pas non plus impensable. Autrement dit : on
peut « penser » ce que l’on fait, ce que l’on dit, ce que l’on transmet, et c’est
ainsi que l’on fera peut-être le moins mal possible. Les parents qui
réfléchissent, qui ouvrent le champ des questions, qui ne restent pas
prisonniers des schémas préétablis qui ont guidé leur enfance, ni des idéaux
qu’ils ont construits à l’âge adulte, font mieux que ceux qui ne réfléchissent
pas : ils font « au mieux ».
Faire au mieux n’est pas réussir à produire tel modèle d’enfant, mais
entendre le ou les siens, un par un si on en a plusieurs, et accompagner chacun
dans son évolution, en accord avec sa personnalité. Tout le monde sait que cela
passe par l’écoute et le dialogue, avec son enfant mais aussi avec les autres en
général, dont les exemples ou les contre-exemples peuvent faire écho en soi.
Mais le langage restera toujours à la fois notre chance, ce qui fait que nous ne
sommes pas des bêtes, et notre empêtrement nécessaire : tout lien avec un
humain fait énigme parce que, au fond, on ne comprend jamais tout à fait
l’autre. Nous ne pourrons jamais tout dire avec le langage. Ni bien dire. On
écoute et on interprète, l’autre nous écoute et interprète, avec sa grille de
vocabulaire, de codes, des résonances de mots qui ne diront pas la même chose
à celui-ci qu’à celui-là. Il y a des façons de parler familiales, régionales,
sociologiques, des registres de langage, qui font que toute liaison verbale est
plus ou moins cryptée. Cette limite-là, on ne la dépassera jamais. Reste la
bonne volonté. Faire le moins mal possible, en tenant compte de l’impact des
mots comme de nos limites à les manier. Ils peuvent détruire et construire,
élever et rabaisser, faire grandir et figer. Ne serait-ce que pour cette raison, les
meilleures intentions ne sauraient être sûres de porter leurs fruits.
C’est au nom de cette parentalité difficile, dont on a souvent un jour la
mission soi-même, que l’on doit s’efforcer de laisser ce que l’on reproche à ses
parents derrière soi, rivalités fraternelles comprises. Le meilleur moyen de
triompher de ses blessures, ce n’est pas de les ausculter comme si notre regard
pouvait par magie les annuler, mais de vivre avec et d’avancer. Chacun peut
choisir la place qu’il se souhaite dans sa vie d’adulte, à condition de se dégager
du conditionnement passé s’il est source de souffrance. Analyse, bain de
dialogues, à chacun sa solution, il suffit de le vouloir, et on le veut d’autant
mieux que l’on sait que c’est possible. Et ça l’est, on ne le répétera jamais assez.
Il arrive, plus rarement, que les rivalités ne soient pas liées au passé, mais à une
mésentente d’adultes. Là encore, c’est souvent le pouvoir des mots qui a agi
pour le pire, des mots qui nous ont détruits, déstabilisés, que l’on a, forcément,
interprétés. Il faut parfois faire avec, se dire qu’il est des êtres avec qui l’« on ne
se comprend pas », « on ne s’entend pas ». C’est un fait, non négociable. Faire
son deuil de l’idéal fraternel peut être douloureux. Cela n’en est pas moins
parfois nécessaire.
Nous espérons avoir donné aux lecteurs l’envie d’avancer vers plus de
liberté, de joie et d’autonomie sur leur chemin, dans cette vie d’adulte faite
d’une multitude de choix où tout se rejoue tous les jours, sans aucune
prédétermination !
Avertissement : Afin de protéger la vie privée de chacun (et la paix des
familles), chaque histoire est racontée avec des modifications ne
permettant pas l’identification.

Couverture : Constance Clavel.


Photo © Plainpicture/Bildhuset/Bengt af Geijerstam.

© Éditions Denoël, 2019.


Le sujet est tabou : il est « interdit » de préférer un
enfant. Pourtant, se considérer comme le chouchou ou
le mal-aimé de la famille est très courant.

En s’appuyant sur des situations choisies dans la pratique clinique


d’Anne-Marie Sudry, ou empruntées aux faits divers, cet ouvrage
dissèque les mécanismes de la préférence parentale. Les
circonstances de la naissance, les caractéristiques physiques et
psychiques de l’enfant, son sexe, son rang dans la fratrie… Tous ces
paramètres permettent de comprendre, parfois, ce qui pousse ou a
poussé un parent à élire un chouchou. Mais ce statut est loin d’être
idéal, et génère parfois de grandes souffrances.
Quelles que soient les réponses personnelles que chacun
trouvera au croisement de tous les cas évoqués, une chose est sûre :
nul n’est jamais contraint de rester à la place qui lui a été assignée.

Anne-Marie Sudry exerce depuis une dizaine d’années comme psychanalyste auprès d’adultes,
d’adolescents et d’enfants.

Catherine Siguret est journaliste, scénariste et auteure d’une soixantaine d’ouvrages,


témoignages vécus, essais et fictions.
Cette édition électronique du livre
Chouchou ou mal-aimé ? d’Anne-Marie Sudry et Catherine Siguret
a été réalisée le 10 mai 2019
par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782207143780 - Numéro d’édition : 343219)
Code Sodis : U21745 - ISBN : 9782207143797.
Numéro d’édition : 343220

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