Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Catherine Siguret
Chouchou
ou mal-aimé ?
Libérez-vous du regard familial
INTRODUCTION
Comme quoi les bons comptes ne font pas les bonnes fratries, pas plus que
les bons amis, contrairement à ce que prétend l’adage. Ici un père responsable
fait en sorte que les comptes soient justes — même si laisser aux enfants un
terrain commun était peut-être une erreur. Mais comment un père aurait-il pu
imaginer qu’une vigne commune allait devenir le lieu d’une joute, se
transformant en scène de crime ? Il y voyait sans doute au contraire un terrain
pour s’entendre un peu mieux. L’équité des parents, leur volonté de bien faire,
ne peut empêcher la rivalité fraternelle parce qu’elle se situe bien au-delà du
chiffrage. Le père a sous-estimé la fragilité de son fils face à cette sœur,
Stéphan, qui portait aussi bien la culotte que son prénom plutôt masculin.
Quand Matthias B. dit être venu chercher des mots, vouloir « la faire
parler », il ne ment pas, puisque les mots peuvent apaiser, c’est connu depuis
toujours, notamment depuis Jésus : « Je ne suis pas digne… [de te recevoir,
Seigneur, en l’occurrence]. Mais dis seulement une parole et je serai guéri. » La
parole est un don, dit Lacan, c’est le pari de la psychanalyse. Cet homme
cherchait des mots qui le feraient exister autrement que comme le fils d’un père
et le frère d’une sœur. Il attend une solution par le langage, or c’est toujours
impossible, même avec de la bonne volonté : le mot est toujours à côté de la
chose, on ne pourra jamais dire avec des mots ce que l’on voudrait faire
entendre. En l’occurrence, la tentative est inverse. Matthias entend bien des
mots, mais ceux qui l’enfoncent, pile là où ça fait mal, sur le point
névralgique : il ne sera jamais « papa », ce père qui est mort, une blessure qui
ne cicatrise pas davantage que le complexe d’infériorité « hérité » de son
enfance. Les paroles de sa sœur, loin de le guérir, vont le rendre « malade »,
c’est le moins que l’on puisse dire. C’est ici qu’il faut préciser une chose : ce
n’est pas des manières d’aller voir sa sœur à trois heures du matin avec du
matériel de torture ! Quand un homme en arrive à des extrémités pareilles, on
est au-delà de la question de l’héritage mal digéré ou de la jalousie fraternelle
du névrosé ordinaire. L’exemple nous sert en ce qu’il montre l’extrême, mais
non, cela ne peut pas « arriver à tout le monde », comme aime à le répéter pour
se faire peur la rumeur populaire. Cela peut arriver à quelqu’un qui est « tout le
monde en apparence », mais en apparence seulement, et qui est surtout
probablement sujet à des troubles mentaux, majorés par la consommation
d’alcool et de psychotropes. Que l’on se rassure donc dans les familles !
Non, les parents n’avoueront jamais ! Peu d’entre eux admettent avoir un
chouchou parmi leurs enfants quand ils sont petits, pas davantage quand ils
sont devenus adultes, à de rares exceptions près. C’est ce que nous avons
constaté lors de notre enquête à échelle amicale. Avoir un préféré, cela ne se dit
pas, cela ne se fait pas. Chaque sondage effectué par un institut rapportant bel
et bien, sous couvert d’anonymat, l’existence d’un chouchou dans la majorité
des familles déclenche des articles de presse faussement surpris, et un peu
indignés. On dirait un scoop. On peut pourtant lire entre les lignes la place
particulière que tient l’un des enfants d’une fratrie, quand un parent annonce
par exemple : « J’aime mes enfants tous pareil, mon aîné est adorable, mon
deuxième est très doué au collège, et Sylvain devient un brillant sportif. » Un
seul enfant est désigné par son prénom. Un seul enfant est « en devenir »,
gratifié d’une projection sur l’avenir. Autre symptôme : parler longtemps de
l’un de ses deux enfants, et finir par évoquer l’autre de manière expéditive : « Et
puis Léo va bien. » La déclaration des parents est loin d’être le reflet du ressenti
des enfants, jeunes et moins jeunes, qui estiment pour la plupart qu’il y avait
bel et bien un chouchou. Alors pourquoi ce silence ? Les parents ont-ils
commis des impairs marquant, malgré eux, une préférence et dressé sans le
vouloir les enfants les uns contre les autres ? Pas vraiment, ou plutôt, pas
forcément…
La culpabilité de la préférence
Si le parent ne peut reconnaître avoir une préférence, c’est pour plusieurs
raisons sociétales ou morales, qui prescrivent d’aimer « pareil » et de favoriser
l’entente cordiale par l’égalité de traitement au sein de la fratrie. Le problème
est que ces raisons relèvent de l’idéal.
L’idéal républicain : oui, il nous rattrape jusque-là, et pas seulement en
matière de droit des successions ! Le droit d’aînesse, qui faisait du fils aîné de la
fratrie l’héritier de la totalité des biens familiaux, a été supprimé en 1793. Il
fallait jusqu’à cette époque compter sur les largesses du grand frère pour
obtenir sa part, calculée selon son gré. Aujourd’hui, ne pas faire de différence
entre une personne et une autre, sur tous les plans, est une prescription quasi
dictatoriale. Ce qui pousse certains parents particulièrement scrupuleux,
souhaitant « bien faire », à offrir un cadeau à l’un quand ils font un cadeau à
l’autre, y compris quand c’est pour fêter l’anniversaire d’un seul ! « Liberté,
égalité, fraternité », proclame bien la Révolution.
L’idéal médiatique : toute la société vit dans le mythe de la fratrie solidaire,
depuis l’image déployée dans les publicités jusqu’aux success stories fraternelles
ou sororales développées dans les médias.
L’idéal familial et généalogique : les parents se disent que, après eux, les
enfants seront ce qui restera de la famille ; ils resteront « entre eux ». L’idée
qu’ils puissent se serrer les coudes est réconfortante : « Vous pourrez compter
les uns sur les autres », soupirent-ils de réconfort, l’âge venant. À l’heure où la
société est affichée comme menaçante, la fraternité est une valeur refuge. Une
idée propre à « mourir en paix ».
L’idéal culturel ou religieux : « Aimez-vous les uns les autres », outre une
parole chrétienne, est un idéal culturo-religieux généralisé. En témoignent les
Frères musulmans, après les frères dominicains, et les francs-maçons qui entre
membres se donnent du « frère ». Nul besoin d’être croyant ou adepte d’une
chapelle particulière pour être pénétré par le message et le seriner à ses enfants
récalcitrants. L’idéal fraternel est célébré universellement. Quand on aime
vraiment un ami, c’est « comme un frère », et quand on célèbre une amie, on
affirme : « Elle est comme une sœur pour moi. » Les alliances associatives
s’autoproclament « confréries », comme un gage de solidité.
L’idéal hérité de sa propre histoire de fratrie : on a pu s’aimer entre frères et
sœurs et, conscient de la chance que l’on a eue, chercher à reproduire cette
union ; on a pu manquer d’un frère ou d’une sœur fantasmé ; on a pu être
désunis et le déplorer et souhaiter réparer. Tout parent a une bonne raison de
rêver de l’« union horizontale ».
Toutes les raisons évoquées par Marina peuvent jouer sur la préférence
parentale, c’est vrai. Sexe de l’enfant, ordre d’arrivée dans la fratrie, histoire
d’amour avec l’autre parent, personnalité de l’enfant, tous ces paramètres que
nous allons évoquer peuvent être décisifs dans certaines familles. Mais aucun
ne réussit à « expliquer » la préférence, et l’hypothèse de Marina autour du lien
primitif initial, pas davantage. Dire d’un enfant « il m’a regardée » et de l’autre
« il ne m’a pas regardée », c’est accorder beaucoup de part au hasard, et plus
encore, à l’interprétation de ce regard. À la naissance, le bébé ne voit qu’à
quelques dizaines de centimètres. Et, surtout, son regard n’est pas chargé de la
valeur affective qui le caractérise à l’âge adulte, ni d’intentionnalité ni
d’interactivité. Mais cet enfant « qui ne la regarde pas » a peut-être pour
handicap d’être le second enfant dont Marina ne veut pas. Un indésiré, ça va,
mais deux, cela peut faire du second l’indésirable. Et la fille peut très bien avoir
perçu le message maternel dans son double sens : « Tu ne me regardes pas. »
D’où sa réponse : « Je ne te regarde pas ? Mais tu n’as pas d’autre choix que
celui de me regarder, fashion victim que je suis ! Si différente de toi. » Dans une
révolte pénible pour la mère, mais saine pour la fille peut-être, elle cherche à
attirer le regard de sa mère : elle s’affiche, comme dans les émissions de télé-
réalité où l’on s’exhibe.
Les parents qui culpabilisent peuvent chercher longtemps des raisons qui
légitimeraient leur penchant, ce sera en vain. Car les lois de l’amour n’ont rien
à voir avec celles de la justice. La préférence est liée à une grande part
d’inconscient, et c’est peut-être seulement sur le divan qu’émergerait la vérité.
L’impératif de « ne pas préférer » est, lui, on ne peut plus conscient, avec des
raisons étiquetées et validées par la société. D’où la culpabilité qui vient de la
distorsion entre ce que l’on devrait faire et ce que l’on fait concrètement.
Toutefois, malgré deux enfants « sur deux planètes », aucune guerre intestine
n’émerge… pour le moment. Car les enfants sont intuitifs, quand bien même
les parents n’afficheraient aucune différence. Les frères et sœurs ont la mémoire
longue, mais eux aussi sont bercés par l’idéal de la fraternité. Ils évitent autant
que possible de manifester leurs mauvais sentiments. On le leur serine : la
jalousie est un vilain défaut.
Jacob : il usurpe la place de son frère pour être béni par son père
Isaac veut bénir Esaü, son aîné, avant de mourir, mais la femme du
cadet, Jacob, l’apprend et le répète à son époux. Jacob profite du fait
que son père est aveugle pour se faire passer pour son frère, preuve
de son irrespect total et de sa propension aux pires coups bas. Et il
reçoit la bénédiction. Que ne ferait-on pas pour être le préféré à
l’heure du dernier soupir ! Sauf que… « Et Esaü eut en haine Jacob »
et « se dit en lui-même “Les jours du deuil de mon père approchent,
et je tuerai mon frère Jacob.” » (Genèse, XXVII, 41). Jacob est obligé de
s’enfuir ! Les rivalités continuent par la suite entre Rachel et Léa, que
Jacob épouse tour à tour et qui sont… sœurs ! La première est stérile
et déteste la seconde, très féconde. Preuve que les mâles n’ont pas le
monopole de la jalousie ! Finalement, Esaü et Jacob vont se
réconcilier après de longues années : « Esaü courut à sa rencontre, le
prit dans ses bras, l’embrassa, et ils se mirent à pleurer. » Jacob ne
sait plus quoi faire pour se faire pardonner d’avoir été favorisé,
réparer ce fâcheux passé. C’est ensemble qu’ils enterrent leur père,
soudés. Une happy end bien méritée, facilitée sans doute par le fait
qu’ils ne passent pas par le notaire pour parler héritage !
Jacob préfère largement Joseph parmi ses douze enfants. « [Il] aimait
Joseph plus que ses autres fils parce qu’il l’avait eu dans sa
vieillesse » (Genèse XXXVII, 1-10). Comme Johnny avec Jade et Joy ?
Joseph est aussi le fils de son épouse préférée, Rachel, qui a mis
beaucoup de temps à lui donner des enfants, à lui qui en avait déjà
dix. Mais peu importe le motif, le résultat ne se fait pas attendre : « Ses
frères remarquèrent que leur père l’aimait plus qu’eux tous et se
mirent à le détester. Ils étaient incapables de lui parler sans
agressivité. » C’est le moins que l’on puisse dire. En vérité, ils hésitent
entre le livrer aux bêtes féroces et le jeter dans un puits, tentent de le
noyer sans succès, et le vendent finalement aux Égyptiens, où il va a
priori se faire occire. Mais Joseph survit miraculeusement. Là-bas au
pays, au grand dam des frères félons, Jacob reste inconsolable de la
perte de son fils, qu’il croit mort. Cela finira par une réconciliation
générale parce que Joseph a un grand cœur !
À des fins pédagogiques sans doute, la Bible avance des mobiles aux crimes
et délits, mais quelques siècles plus tard, c’est Maupassant qui pointe du doigt
le vrai problème : ni les rivalités ni les préférences ne sont le fruit de raisons.
Elles sont le propre de l’âme humaine. Il l’a compris sans probablement avoir
beaucoup lu Freud, son contemporain. Il décrit ainsi dans son roman Pierre et
Jean les relations des deux frères : « [Mais] une vague jalousie, une de ces
jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre frères et entre
sœurs jusqu’à la maturité et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’un
bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive
inimitié. Certes ils s’aimaient, mais ils s’épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la
naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette
autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère, et
tant aimée, tant caressée par eux. »
Car tout est là : l’apparition !
Si ce statu quo est très fréquent, il est bon de savoir que ce n’est pas tout à
fait la faute des parents ni des enfants, la plupart du temps.
Quand le match est trop inégal, ou les dés pipés, la spirale vertueuse de la
saine émulation de la fratrie peut se transformer en spirale négative et en force
de destruction. Pour garder la bonne distance avec chacun de leurs enfants, les
parents doivent faire preuve d’une vigilance permanente.
Je suis le mal-aimé
Les gens me connaissent
Tel que je veux me montrer
Mais ont-ils cherché à savoir
D’où me viennent mes joies ?
Et pourquoi ce désespoir
Caché au fond de moi
Si les apparences
Sont quelquefois contre moi
Je ne suis pas ce que l’on croit
Contre l’aventure de chaque jour
J’échangerais demain la joie d’un seul amour
Mais je suis là comme avant mal aimé
« Tout petit, j’ai été très malade, au point que l’on ne savait pas si
j’allais survivre. Cinq ans après, mon frère naissait, à l’opposé de moi.
Je restais physiquement vulnérable et assez renfermé. Mon frère était
costaud, sportif, extraverti, un peu comme mon père, qui tenait un
“routier”. Mon frère était toujours partant pour les activités en famille,
souvent remuantes, moi pas du tout. Je n’aime ni le sport ni les
assemblées rigolardes. Très jeune, mon frère a aidé mon père au
restaurant, devenant son allié dans le travail, son complice dans
l’équipe de foot, assurant sa relève, tandis que je développais, moi,
des compétences scolaires. J’y étais encouragé. On exigeait beaucoup
de moi sur ce plan-là, rien de mon frère, mais paradoxalement je ne
m’en trouvais pas valorisé. On me regardait au contraire comme une
bête curieuse. Je suis devenu, une fois adolescent, l’intellectuel
incompréhensible de la famille, tandis que mon frère était l’homme
de la famille, le vrai. Si l’on ajoute à cela que je me suis vite découvert
homosexuel, ce qu’ils ont voulu ignorer aussi longtemps qu’ils l’ont
pu, jusque vers mes quarante ans ! Le portrait était complet pour faire
de moi un étranger en quelque sorte diminué. Ils m’ont pourtant aidé
à m’installer à Paris quand j’ai entamé mes études, mais ils s’en
sentaient comme humiliés, complexés. Ils étaient bien contents de
me savoir à distance, faire ce à quoi ils ne comprenaient rien. Mon
frère, lui, a progressivement pris le relais de l’affaire familiale, s’est
marié avec une fille de la région. Tout comme il faut dans la lignée de
mes parents. Moi, je suis devenu attaché de presse, en couple avec
des hommes dont je ne pouvais pas leur parler (ils n’y auraient rien
compris), et ce silence sur tous les aspects de ma vie épaississait
encore mon étrangeté à leurs yeux. Et puis je me suis marié, avec une
femme dont je suis tombé amoureux. Nous avons eu deux enfants,
mais cette décennie de vie “dans les clous” n’a rien changé. Je vivais
de toute façon dans un monde qui n’était pas le leur et dont ils ne
voulaient rien savoir. Je ne faisais plus partie de leur vie, ni au
quotidien, ni en pensée, ni concrètement. Au mur, chez eux, il y avait,
et il y a toujours, leur fils cadet, leurs petits-enfants nés de mon frère,
mais ni moi ni mes enfants. Le rejet n’est jamais frontal. Si j’appelle
parce que j’ai besoin de quelque chose, ils me répondent, ils font ce
qu’il y a à faire, sans tendresse. Quand j’étais enfant, je percevais la
différence affective que faisaient mes parents entre mon frère et moi,
mais pas de différence matérielle. Avec le temps, la frontière est
devenue palpable concrètement, aussi. Spontanément, on ne pense
plus à m’inviter dans les fêtes de famille, alors que j’habite
aujourd’hui tout près de chez eux, seul depuis des années
malheureusement, et dans la précarité professionnelle à l’heure
actuelle. Mes enfants ne reçoivent pas d’argent de poche ni de
cadeaux de leur part. À Noël, je ne suis invité qu’au repas du
lendemain du réveillon, et jamais en même temps que mon frère. Car
je me suis disputé violemment avec ma belle-sœur, devenue comme
leur propre fille puisqu’ils la voient tous les jours. Mes parents ne
voient pas l’inégalité de traitement, mais le restant de la famille s’en
rend compte et s’en attriste. Mes parents ont l’impression que c’est
moi qui me mets à l’écart, que je suis un mec bizarre, “dans mon
monde”. Je ne dirais pas que mes parents ne m’aiment pas. Mais ils ne
se reconnaissent pas du tout en moi et j’ai l’impression qu’un parent
a besoin de se voir en regardant ses enfants. J’ai longtemps espéré
leur amour, des manifestations d’intérêt et d’affection, j’espère
encore sans doute… mais je sais maintenant que c’est en pure perte !
Si j’ai encore mal, c’est pour mes enfants, à qui j’aurais souhaité des
grands-parents présents et aimants, qui ne préfèrent pas les autres. »
1
La psychanalyste Maud Mannoni expliquait à quel point l’on peut se
complaire dans une position de victime, en prenant l’exemple de l’enfant
malade — comme Louis, justement !
Malade, l’enfant comprend qu’il est l’objet de toutes les attentions et de
tous les regards, notamment de ses parents. Il va alors être tenté, très
naturellement, de perpétuer ce rôle pour garder leur intérêt. Rien de plus
naturel. Il peut même se dire qu’il risque de perdre leur amour s’il se montre
fort et triomphant. Louis ne s’est-il pas dit que ses parents ne pouvaient l’aimer
qu’en être affaibli physiquement, tandis qu’ils aimaient son frère en costaud et
crack au foot, la seule matière à laquelle ils entendent quelque chose ? Quand
Louis réussit professionnellement, il le cache. Quand il est amoureux, il le
cache. Bien sûr, il peut invoquer quelques arguments : « C’est parce que ».
N’empêche qu’il ne s’affiche que lorsque ça va mal, car, quand il va bien, « ils
ne pourraient pas comprendre ». Le mal-aimé peut avoir ainsi tendance à ne
s’offrir au regard, le sien comme celui de ses parents, qu’en situation d’échec.
Bien sûr, quand on est différent de ses parents, homosexuel dans un milieu
peu ouvert à la question, « intello » alors qu’ils sont plutôt manuels,
indépendant alors qu’ils sont grégaires, on peut se percevoir comme l’exclu.
Mais l’on peut aussi tirer fierté de la force d’avoir fait autrement. L’adulte que
l’on est devenu est en droit de se regarder en héros, parti à l’assaut de la
capitale, s’autorisant à jouir d’une grande liberté de vie, de faire des choix
audacieux, quitte à traverser des moments difficiles. Car Louis, c’est cet
homme-là aussi ! Un adulte qui a osé prendre des risques. Autrement dit, on
peut se regarder de plusieurs façons dans un miroir : en se souriant sous son
meilleur angle, ou en se méprisant sous un néon blafard. Son propre miroir et
non celui tendu par ses parents. Avoir choisi sa vie sans se soumettre aux
attentes parentales quand elles ne conviennent pas, c’est ce que tout le monde
n’a pas réussi à faire !
Le regard parental n’est pas tout dans la vie. Il est des personnes structurées
avec une douleur de vivre.
La mélancolie est une forme d’état dépressif durable où le sujet se sent
éternisé dans une position d’infériorité, sans qu’aucun mouvement soit
susceptible de l’en sortir. Les mélancoliques s’installent dans la position du
mal-aimé, se font « objets déchets ». Ils restent sourds à toute sollicitation
extérieure, à tout regard qui pourrait changer le leur. On peut être
mélancolique et avoir eu une enfance dorée, comme on peut être dynamique et
optimiste et avoir eu une enfance atroce, ce que l’on appelle la « résilience ». Si
le concept a eu tant de succès, c’est précisément parce qu’il souligne la
possibilité de victoire du présent sur le passé, de l’adulte sur l’enfant.
On peut avoir envie de répondre systématiquement à la plainte ou au
reproche du mal-aimé par un : « Arrête ! Passe à autre chose ! » Freud a une très
belle expression : « L’inconscient ne connaît pas le temps. » Le psychisme n’est
pas seulement fait de présent, de réalité et de pragmatisme. Une partie nous
échappe. En témoignent nos rêves, nos actes manqués, nos lapsus. Nos
sentiments sont teintés d’inconscient, on ne les maîtrise pas davantage. Parfois,
on est passé à autre chose effectivement, mais, à l’occasion d’un stimulus, la
rivalité fraternelle se réveille, et c’est naturel.
Sylvie, trente-cinq ans : « Je n’en peux plus de ma sœur ! »
Régis n’a peut-être pas davantage « rêvé » sa place que Louis, qui se sentait
mis au rebut. Le problème, c’est qu’il n’est pas devenu vraiment adulte, lui non
plus. Prendre les paroles familiales pour des prophéties, c’est s’exposer à tomber
de très haut… ou à rester « scotché » dans l’illusion totale. C’est le cas de Régis.
Il vit dans un monde parallèle, hors du monde, pour ne pas perdre la place
dorée que lui a assignée sa mère : à se mesurer aux autres, on court le risque de
découvrir sa vraie valeur ! Avoir été chouchou peut assigner à une place
d’ermite parce que, dans sa tête, on n’en mérite aucune autre.
Romain Gary, l’enfant qui réussit si bien sa vie que sa vie le tue
Romain Gary s’est plu à répéter toute sa vie tout devoir à l’amour
débordant de sa mère. Parti de rien, porté par elle au plus haut, il est
devenu aviateur, consul de France, romancier, scénariste… Il a
épousé Jean Seberg, célèbre actrice américaine. Il a obtenu le prix
Goncourt avec Les Racines du ciel… Mais la reconnaissance dont il
jouissait lui suffisait si peu qu’il s’est lancé dans d’autres carrières
littéraires sous pseudonyme, c’est du moins la lecture que l’on peut
en faire. Son plus célèbre double, Émile Ajar, a obtenu le prix
Goncourt avec La Vie devant soi. Ce qui a fait de lui le seul écrivain à
recevoir deux Goncourt. Il disait avoir un pacte avec le ciel pour ne
jamais vieillir. La confiance en soi peut confiner à la toute-puissance
mégalomaniaque… Quand la réalité l’a rattrapé à soixante-six ans,
celle inexorable de l’âge, la seule que l’on ne puisse fuir, il s’est
suicidé.
Bien entendu, Romain Gary ne s’est pas suicidé à cause de son enfance.
Mais il est évident qu’il a souffert toute son existence de vouloir être digne de
la mémoire d’une mère trop tôt disparue, sans image de père, totalement
absent, dont le regard et la reconnaissance lui ont toujours manqué. Se targuer
d’avoir été surinvesti comme chouchou n’est parfois rien d’autre qu’un aveu de
faiblesse, voire une reconnaissance de brisure.
Le parent n’est pas qu’un parent. C’est un homme ou une femme qui, sur
un mode singulier, désire, parle, jouit. C’est en ayant un rapport sexuel qu’il a
fabriqué un enfant, dans la très large majorité des cas malgré les progrès de la
science ! La rencontre des corps aura été portée ou non par de l’amour, mais il
restera forcément quelque chose à l’enfant de l’histoire qui a donné lieu à sa
naissance, comme de l’histoire qui lie ses deux parents (ou pas), de l’histoire
qu’ils vivent (ou non) pendant son enfance, etc. C’est parce que chaque enfant
est le symbole d’un moment particulier d’une histoire de couple, parce qu’il
s’inscrit dans cette histoire de couple ou dans une autre ultérieure, ou encore
dans une vie célibataire, que l’on aura tous noté, au sein d’une même fratrie,
des enfants si différents que tout le monde s’exclame : « C’est incroyable qu’ils
puissent être frère et sœur ! » Bien sûr, leur personnalité aura aussi sa part dans
la différenciation, mais le contexte sentimental parental a un impact
inconscient. Famille au couple encore uni, famille recomposée, encore soudée
mais au lien conjugal plutôt décomposé, vie solo ont un impact sur le risque
d’élection d’un chouchou, qui lui-même augmente le degré de rivalité
fraternelle.
Le piège de la passion pour un chouchou :
la surexposition du parent solo ou du couple
dysfonctionnant
Un chouchou est un enfant sur qui se pose un regard parental de l’ordre du
passionnel. Moins un parent est occupé « ailleurs », dans une autre sphère que
la vie parentale, plus il est disposé à tomber dans le piège de la passion. Si le ou
les parents ont une vie en dehors de celle des enfants, ceux-ci ne sont pas
entièrement occupés à leur plaire. Ils vont alors devoir s’entendre entre eux,
créer du lien horizontal. Plus les parents qui élèvent les enfants ont une vie de
couple, ou une vie annexe d’adultes, plus les enfants sont libérés à la fois de
l’emprise de leur regard et de la rivalité entre pairs.
Avoir un chouchou peut relever dans les cas extrêmes de la fascination, et
engendrer une soumission aux désirs de l’enfant. On voit des parents tout faire
pour séduire leur enfant, chercher à nouer avec lui un lien presque incestueux
symboliquement : l’enfant qui incarnerait tout l’amour, toutes les attentes, tous
les désirs. En langage lacanien, on dit que le chouchou est l’enfant placé « dans
une position agalmatique ». C’est-à-dire qu’il concentre tous les regards, tous
les espoirs, toutes les projections de son parent. Il dispense toutes les
satisfactions, ou du moins est-ce ce qui est attendu de lui. L’écueil de sombrer
dans cette passion est plus grand pour un parent qui élève seul ses enfants, sans
désirer ailleurs quelqu’un, quelque chose.
Que le parent soit homo ou hétéro ne change strictement rien au danger de
surinvestir un enfant, que ce soit dit dès à présent. Le risque de chouchoutage
passionnel menace quand il n’existe qu’une unique voix à faire entendre à
l’enfant, qu’un seul regard, qui n’est jamais porté que sur cet enfant. Nul
besoin, pour éviter qu’un enfant soit objectisé, d’« un papa-une maman » au
quotidien, comme le clament la « Manif pour tous » ou le pape. Pas besoin
d’un rapport sexuel non plus. C’est même largement insuffisant, comme en
témoignent les couples qui marchent sur la tête et ont fait un enfant par les
voies naturelles. Eux aussi peuvent étouffer l’un de leurs enfants en ne le
« lâchant » pas, tout simplement parce qu’ils se sont lâchés l’un l’autre sur le
plan conjugal, malgré les apparences. Vivre en couple ne vaccine pas contre le
rapport passionnel à un enfant, parce que l’on peut vivre en couple et ne pas
faire couple avec son conjoint. Vivre à deux et être symboliquement parent
solo.
La mère surexposée
Une mère est plus susceptible qu’un père de surinvestir un enfant, faisant
de lui son « élu », sa chose. Pourquoi (encore) la mère ? pourrait-on se
demander. Parce qu’elle est femme ! L’éclairage de la psychanalyse peut aider à
comprendre des situations familières à tout le monde, même si cette théorie de
Freud n’a pas manqué d’être décriée, et continue à provoquer des réactions
véhémentes. Son intérêt symbolique n’en demeure pas moins.
La femme voit bien toute petite que ce qui la fait fille est qu’elle n’en a pas,
tandis que le garçon en a un (pénis concret). Elle se construit donc en étant
consciente d’un manque. Il demeure en la femme quelque chose de l’ordre de
la béance qui réclame à être comblé, sur le plan symbolique s’entend ! On
appelle cela le Penisneid, dans l’allemand de Freud, à savoir « l’envie du pénis ».
Cette quête est psychique, évidemment, pas une volonté de se faire greffer un
organe ! La femme, symboliquement, est en quête du phallus qu’elle n’a pas ;
elle aspire à devenir cet être à qui rien ne manque.
L’enfant-objet peut venir incarner ce qu’elle imagine qu’elle n’a pas. « Ce
qu’elle imagine », parce que peu importe d’avoir ou non un truc qui pend entre
les jambes, ce n’est pas ce qu’elle souhaite ! L’appendice visible n’est
évidemment pas ce qui fait le phallus. Symboliquement, le phallus, c’est
l’autorité, la verticalité, etc., et l’on voit bien que certaines femmes l’ont, tandis
que certains hommes… ne l’ont pas ! Tout en en ayant un, physiologiquement.
Nous ne citerons pas d’exemples médiatiques, mais ils fourmillent ! La plupart
des hommes se construisent en pensant l’avoir, c’est leur grande différence,
parfois leur erreur, et en l’espèce leur chance. Leur chance parce que si ce n’est
pas en vertu de ce « détail » physiologique qu’un homme incarne la
masculinité, il lui évite au moins de s’égarer sur son besoin : vouloir en avoir
un (enfant) pour être « comblé ». Leur erreur aussi, parce que certains hommes
s’en pensent tout-puissants et estiment n’avoir besoin de rien d’autre, se
suffisant à eux-mêmes… Et ils ne vont pas très bien.
Quand elle « en aura un » — ou dans son rêve d’en avoir un (enfant-
phallus) —, peut-être que l’homme sera désormais inutile ? Les hommes
dépourvus de phallus et un certain type de féminisme anti-hommes ont
alimenté depuis quelques décennies un discours sociologique très suivi autour
de l’« inutilité paternelle ». L’époque est au déclin des pères. On leur nie toute
fonction, ou on les congédie, ou bien on les écarte de la relation aux enfants
puisqu’ils ne serviraient à rien. Parfois, ce n’est pas faux concrètement, mais ça
l’est, finalement : un père peut n’être bon à rien — que ce soit à couper du
bois, à surveiller la vie scolaire, à énoncer la loi, ou même à gagner de l’argent
pour la famille — ET être utile et même précieux. Les temps anciens sont
pleins de pères qui n’étaient bons qu’à rappeler la loi comme des brutes, en
tapant du poing sur la table car ils ne connaissaient que la force. Non, ce n’était
pas mieux avant. Mais la présence symbolique d’un père a une utilité
psychique, elle vient dire : « Ta mère est aussi ma femme et ne peut être tout à
toi. » Elle entrave la mère dans sa volonté de toute-puissance et de tout-
comblement par et pour son enfant. L’image du père, ou d’un tiers faisant
office de père, permet de barrer la route à l’illusion qu’a la mère de pouvoir être
tout pour son enfant, en retour de quoi son enfant est sommé d’être tout pour
elle. Mais la mère peut faire obstacle à cette présence symbolique, comme le
père refuser d’incarner une fonction paternelle. Faute de ce frein, l’enfant peut
devenir un instrument de jouissance pour la mère : elle l’a ! Enfin ! Quelle
victoire !
Hélas, cela ne va pas sans dégâts psychiques, avec des symptômes de mal-
être parfois précoces.
É
Étienne : le petit garçon qui n’a pas besoin de parler
Le petit garçon préféré, parce qu’il est de l’autre sexe, peut très bien avoir
l’illusion qu’il peut combler sa mère, puisqu’elle le lui demande. Tout peut aller
très bien jusqu’à l’heure du réveil, celui de la mère quand le fils va s’apercevoir
du contraire et se détourner d’elle (espérons-le !), ou celui du fils quand il va
comprendre qu’il s’est laissé abuser. Et, quand la fusion perdure, les fils peuvent
devenir ces hommes qui courent toute leur vie après les femmes pour n’en
garder aucune auprès d’eux, parce qu’ils ne parviennent pas à en trouver une
aussi bien que maman. Avec la petite fille, c’est un peu différent. Elle n’a
symboliquement de cesse de poser implicitement à sa mère la question de ce
qu’est l’être femme, c’est la question qui la construit, or une mère n’a pas de
réponse. Seul le père en incarne quelques-unes ! Être femme, c’est être cause du
désir d’un homme, qui ne soit finalement pas son père, l’homme qui s’y refuse.
En l’absence de regard paternel, le tandem mère-fille ne vit que rarement
l’amour parfait, plus fréquemment une relation pleine de heurts et…
d’« impuissance », forcément ! Et les filles élevées sans père de s’empresser de
remettre la main dessus dès la majorité, parce qu’elles sentent bien qu’il aurait
des choses à leur dire, même sur le plan subliminal.
Dans la vie quotidienne, on a tous entendu des femmes déclarer : « Quand
mon enfant est né, je me suis enfin sentie femme ! » Une phrase tout à fait
extraordinaire puisqu’un enfant n’est pas censé rendre femme, mais… rendre
mère ! Ce qui est tout à fait différent. En proférant une telle parole, la femme
montre bien qu’elle exclut l’homme, lui qui normalement fait la femme, et qui
en plus a fait l’enfant (en général encore) ! Que l’enfant fasse la mère, ou la
promesse d’une mère en tout cas, c’est une chose, mais qu’il soit prétendu la
faire femme, c’est un tour de passe-passe extraordinaire. Ces propos sont si
fréquents que personne ne s’en alerte. De même ceux-ci : « Depuis que je suis
mère, je suis comblée. » En effet… Ou l’inconscient à ciel ouvert !
Le père conjugalisant
L’homme, parce qu’il a ce quelque chose qui pend entre les jambes et le sait
depuis tout petit, n’est pas en quête de ce comblement par l’objet-enfant.
Parent isolé pour une raison ou pour une autre, il peut affronter d’autres
écueils avec son enfant si aucun tiers ne s’immisce, ni relation amoureuse, ni
vie sexuelle, ni vie d’aucune sorte pour l’extraire de sa fascination. Son écueil à
lui n’est pas l’enfant-objet de comblement mais l’enfant-conjoint, avec une
connotation incestueuse si c’est une fille. Rien à voir bien sûr avec le passage à
l’acte physique, mais le lien reste psychiquement destructeur. Si c’est un
garçon, il vivra son duo sur le mode de la virilité de régiment, comme si son
fils était un pair, or il est son père, nuance ! Pourquoi ce « couple » père-enfant
a-t-il tendance à se former, comme il existe des couples mère-enfant ? Tout
simplement parce que tout humain a une propension à faire couple, à s’agréger
à quelque chose ou quelqu’un, même ceux qui n’en ont pas l’air ou qui
feignent la toute-liberté. Nous faisons tous couple, d’une façon ou d’une autre,
avec notre frigo, avec notre chat, avec notre ballon de foot ou avec nos séries
télé ! Si toutes ces « choses » ne souffrent pas de notre emprise — le chat peut
même en tirer des bénéfices certains ! —, l’enfant, lui, en pâtit. Car, en
grandissant, l’enfant peut rester captif de ce lien, à moins qu’il soit
suffisamment fort et construit pour le rompre en y lisant la folie, comme il le
fait avec une mère.
Quand l’enfant part un jour faire sa vie d’adulte, dur est l’effondrement
parental. Il est rare que la rupture des fusions névrotiques se fasse en douceur,
gentiment accompagnée par un parent compréhensif ! Si l’enfant reste
incapable de se soustraire à l’emprise, c’est pire pour lui. On connaît tous de
ces « enfants d’âge adulte » prisonniers et en souffrance, qui ne parviennent pas
à quitter leur parent, qu’il s’agisse d’un père ou d’une mère. On ne peut pas
assigner un enfant à une place dont il ne doit pas bouger. Nous ne sommes ni
des objets ni des robots. Le propre du vivant, c’est d’être mobile, mouvant,
variable, dans l’espace et dans le temps.
Quand un parent jette son dévolu affectif passionnel sur un enfant, il n’a
par définition qu’une faible disponibilité affective pour un autre enfant de la
fratrie. Le propre de la passion, c’est qu’elle ne se partage pas. La mère qui
voudrait avoir fait un enfant toute seule, comme on veut un objet, n’en fait le
plus souvent qu’un seul. Elle s’est dit « Il m’en faut un ! », elle l’a eu, et elle n’a
pas besoin d’en avoir davantage. Les hommes non plus, pourrait-on dire ! Eux
aussi n’en ont qu’un ! L’enfant vient tant et si bien donner l’illusion d’un
comblement qu’un second est inutile.
On retrouve cette illusion du comblement chez les mamans solo pour une
raison involontaire, quand le père de l’enfant a déserté sa place, physique
comme symbolique, malgré elles. Elles peuvent s’installer en couple avec leur
enfant, sans tiers masculin dans leur vie. Tout à leur bonheur parfait, elles ne
ressentent aucun besoin de se mettre de nouveau en couple. Une activité
professionnelle, un enfant à la maison pour dîner et partir en vacances, comme
d’autres ont un conjoint, quelqu’un à qui penser et, qui plus est, désireux de
donner satisfaction et en quête d’amour, leur vie est bien remplie, comme elles
disent. Elles n’ont donc aucun besoin d’en avoir un second. Voilà qui règle le
problème de la rivalité fraternelle, certes, mais pas celui de l’enfant objectisé !
Romain Gary est un cas emblématique d’enfant de mère divorcée vivant avec
son fils un grand amour.
Cette mère avait donc réussi une prouesse : lui faire croire qu’il n’avait pas
de père. Or l’on peut faire une révélation, au risque de choquer : tous les
enfants ont un père ! En réalité, Romain Gary le déclare tout en sachant
pertinemment le contraire puisqu’il a gardé le souvenir de son père jusqu’à ses
dix ans. Durant son enfance, il répétait sans arrêt qu’il voulait devenir fourreur,
comme son père. La volonté d’effacement a débouché sur une obsession. Il n’a
cessé de souffrir du manque de ce père, l’idéalisant, tout en se fantasmant
parfois un autre père, prestigieuse star du cinéma russe dont il se prétend un
temps le fils. Il en gardera auprès de lui la photographie toute sa vie, jouant sur
cette généalogie fantasmatique. C’est un peu comme Johnny : un père idole
absent, c’est source d’orgueil ; un citoyen ordinaire absent comme père, c’est
attristant. Romain Gary a passé sa vie à se débattre dans ses questions de
généalogie, multipliant les pseudonymes, l’original étant lui-même un
pseudonyme puisque Gary s’appelait en vérité Kacew. Il a enlevé le nom du
père. Dans Pseudo, il écrit « je suis mon propre fils et mon propre père », lui
qui souffrait d’être le fils de sa mère, tout en la vénérant, et de s’être senti renié
par son père. Quand l’enfant-objet est génial, il cherche une issue, jouer avec
lui-même, par exemple, comme s’il était une chose. Mais, plus facilement
qu’une personne, une chose peut se supprimer. Romain Gary s’est suicidé.
Pas d’alarmisme ! De nombreux enfants chouchous solo s’en sortent
autrement, même avec une mère solo ! Mais l’avantage de frères et sœurs est
qu’ils peuvent diviser le regard parental, par nécessité mathématique.
On peut lire à profit l’histoire complète du petit Hans, très accessible, qui
marque les débuts de la psychanalyse de l’enfant.
Le problème de Hans est que son père ne tient pas sa place. Il ne fait pas
écran à la mère crocodile. Très concrètement, il laisse dormir son fils dans le lit
conjugal, dont l’on imagine bien qu’il n’a plus de conjugal que le nom. Le fils
occupant, adoré de sa maman, coupe court à tout lien charnel parental. Quand
un enfant est surinvesti par rapport à un autre, on retrouve souvent, quand il y
a un père, ce type de père fuyant ou mis en fuite, démissionnaire. Parfois, il l’a
choisi, parfois il a laissé faire, mais dans les deux cas sa non-résistance aggrave
le problème, laissant toute la place à la mère, qui triomphe.
Quant à la mère d’Adrien, cet enfant prétendument autiste, elle a arrêté de
travailler. Elle dit bien consacrer tout son temps à ce fils honni. Un cercle vicieux
puisque le fils, lui, fuit son omniprésence ! Elle lui consacre, qui plus est, un
temps sans consistance puisqu’il est l’« enfant nul », celui qui fait tout de
travers, celui qui l’empêche de vivre, alors que l’autre fait tout bien, qu’il est
« sa raison de vivre ». Elle perd son temps, il lui vole sa vie, estime-t-elle.
Comme quoi monopoliser l’attention d’un parent est loin de signifier en être
aimé ! Le sort du chouchou de cette fratrie n’est guère plus enviable. En
apparence, c’est une chance d’être aimé avec une telle puissance. En réalité,
l’enfant est mis dans une position qui n’est pas la sienne, à la place du conjoint,
incarnant la seule satisfaction de sa mère. Comment pourrait-il se structurer
comme enfant ? La chance de ce pauvre chouchou a été d’avoir un frère qui
développait des symptômes d’enfant délaissé. Adrien se mettant à exister, en
acceptant l’usage de la parole, sa mère crocodile va bien être forcée de fermer
un peu la bouche ! Les chouchous eux-mêmes peuvent ne développer aucun
symptôme, confortablement installés sur leur trône. Mais dans leur vie
d’adulte, nous verrons qu’ils vont le payer plus ou moins cher, dans une quête
perdue d’avance, celle d’être tout pour l’autre du fait de leur seule existence.
Pascal est l’aîné de trois frères. Il va de soi dès sa naissance qu’il porte
tous les espoirs de son père, qui l’éduque, l’oriente et lui offre le
meilleur. Arrive un frère deux ans plus tard, Bernard, puis un autre, le
petit dernier, appelé Benjamin histoire de marquer le coup. La mère
se prend alors de passion pour le plus jeune. Reste le frère du milieu,
Bernard, qui toute sa vie, et à juste titre selon ses frères, s’est senti
l’enfant de personne, ni guidé par un père ni couvé par une mère. Cet
enfant, pour se faire remarquer, accumule les actes de petite
délinquance dès l’adolescence, ne faisant qu’accentuer le
délaissement et le dépit parental. Il passe un cran au-dessus dans sa
carrière délictueuse les années suivantes et purge de courtes peines
de prison, pour vols, ébriété sur la voie publique, rixes entre petites
frappes et conduite en état d’ivresse. Incapable de s’inscrire dans un
cursus scolaire comme dans une formation durable, en quête
d’amour à droite et à gauche, il n’a jamais pu installer ni vie
professionnelle ni vie sentimentale. Il a passé sa vie à vivre
d’expédients, ignoré puis rejeté par ses parents. Aujourd’hui orphelin,
Bernard, soixante ans, boit l’argent de leur héritage et du RSA, au
grand dam de ses frères qui mènent une vie ordinaire, et à qui il
répète, sans qu’eux puissent le consoler, qu’il n’a pas été aimé. Ils
culpabilisent de n’avoir rien vu.
L’enfant de l’incandescence
C’est parfois l’enfant d’une famille déjà établie qui devient le préféré, parce
que sa naissance illustre la réparation du couple, un moment-clé
particulièrement intense de son histoire. Après un adultère, après un
délitement amoureux, une menace de séparation, voire une séparation actée,
ou une épreuve quelconque pour le couple, comme la maladie de l’un des
conjoints, un enfant peut devenir le symbole d’un nouveau départ, du pardon,
une réaffirmation des vœux de continuité conjugale, selon le cas.
Historiquement, la grosse vague d’enfants du retour de flamme a été celle de
l’après-guerre, où les couples se sont retrouvés, sains et saufs et libérés de
l’occupant, d’autant plus que ces enfants arrivaient dans un contexte de
reconstruction, d’hyper-créativité et d’espoir pour toute la société. Dans la
génération du « baby boom », on trouve beaucoup de chouchous !
L’enfant adopté
Tout couple qui adopte mène un véritable parcours du combattant et
l’arrivée de l’enfant peut être surinvestie, plus encore si cette adoption suit un
autre parcours du combattant : celui, médical, des problèmes de stérilité. Cela
peut se compliquer s’il y a d’autres enfants, biologiques ceux-là, soit déjà
présents avant, soit juste après — ces fameux enfants biologiques miraculeux
qui arrivent comme par magie à peine l’enfant adopté installé. Un parent qui a
aussi des enfants biologiques peut avoir un regard différent sur l’adopté,
notamment quand il ne se reconnaît pas en lui, quand l’enfant cause des
problèmes, développe un mal-être. La plupart ne se disent pas « j’aurais mieux
fait de m’abstenir », mais « s’il était de mon sang… ». La question peut se
poser. Sa position d’enfant surinvesti peut basculer dans la position de mal-
aimé si les parents, encore une fois, l’ont pris comme objet, c’est-à-dire
instrument de substitution au véritable enfant qu’ils ne parvenaient pas à avoir,
qui finalement surgit. Malgré le vœu égalitaire parental, il est difficile de ne pas
faire de différences entre deux enfants arrivés si différemment.
Mais tous les enfants de l’adultère ne sont pas les préférés, puisqu’ils
peuvent à l’inverse incarner aux yeux de la mère l’« enfant de la faute ». La
culpabilité l’emportant, l’enfant légitime devient alors le chouchou,
incarnation du couple en ce qu’il a de vertueux. Il y avait autrefois une
configuration fréquente génératrice d’un mal-aimé dans la fratrie, le cas de la
« fille mère », pour reprendre une expression poussiéreuse. Mère hors mariage
et souvent très jeune, elle épousait un jour ou l’autre légitimement un homme
acceptant de reconnaître le « bâtard ». L’emploi contemporain du mot comme
une insulte dit bien le caractère peu glorieux qui y est resté attaché, alors que
« bâtard » ne désigne initialement que le fait d’être né hors mariage sans être
reconnu par un père. Ledit bâtard peut en porter le fardeau, soit qu’il n’ait pas
été désiré par la mère, soit qu’il soit la tache sur la biographie maternelle. Le ou
les enfants légitimes jouiront d’une aura particulière puisqu’ils auront rétabli
l’ordre moral. L’exemple de masse est celui des « enfants de Boches », qui, nés
par centaines dans l’immédiat après-guerre, ont souvent été rejetés, au sein de
leur famille autant qu’au sein de la société, parfois par leur propre mère.
Et le père dans tout cela ? Il peut l’ignorer, comme celui de Pierre et Jean, et
l’on pourrait croire la question réglée ! Mais il y a savoir et savoir !
L’inconscient peut parler en lui, surtout s’il est encouragé par quelques indices
« subliminaux ». Un père peut ne pas comprendre pourquoi il ne se reconnaît
pas dans l’enfant illégitime qu’il a pourtant légalement reconnu… Il peut aussi,
inexplicablement, se sentir mal à l’aise avec cet enfant. En conséquence, le
traiter moins bien. Quand le père sait, l’on pourrait croire au rejet nécessaire,
mais aucun schéma psychique n’est gravé dans le marbre, comme le montrent
ces deux témoignages absolument contradictoires : celui d’Alain, un père qui a
fait de l’enfant légitime son chouchou, et celui de Norbert, qui a élu
l’illégitime !
Carla : son mari a cru pouvoir accepter l’enfant de son aventure
extraconjugale
Carla est née dans une famille bourgeoise et se marie avec un homme
d’un milieu plus simple, contre l’avis de ses parents. Une période un
peu houleuse dans leur couple fait qu’elle a une aventure avec
l’avocat chez qui elle est en stage, avocat dont elle tombe enceinte
alors que le couple légitime désirait ardemment un enfant, sans
succès. Avouant la chose à son mari, Carla s’attend non seulement à
une scène, mais à une demande d’avortement. Contre toute attente,
son mari décide que cet enfant à naître sera le leur et qu’il l’élèvera
comme le sien. L’enfant adultérin est un garçon. Tout va bien jusqu’à
ce que, trois ans plus tard, naisse un autre garçon, biologiquement du
père celui-là. Il va devenir le chouchou de son père, qui délaisse alors
complètement l’enfant illégitime. L’enfant délaissé, trente-cinq ans
aujourd’hui, vit en situation d’échec permanent dans tous les
domaines, professionnel et sentimental. Il habite près de chez ses
parents sans parvenir à couper le cordon, tandis que l’autre,
ingénieur, a pris son envol dans une autre région, et en couple, signe
non pas du bonheur mais toutefois d’une capacité à s’inscrire dans
quelque chose de durable. Pourtant, ni le laissé-pour-compte ni le
chouchou ne savent la vérité.
Il n’est pas rare que l’on accepte une situation avec laquelle on pense
pouvoir composer, et que l’on se trompe ! Chez un couple, le désir d’enfant
peut être tel, et le rêve si puissant, que l’on en avorte : il a remplacé la réalité !
« Ma petite graine ou celle d’un autre, s’est-il dit, quelle importance ? Du
moment que l’enfant tant attendu vient du ventre de la femme que j’aime, et
que nous l’élevons ensemble. » Nous sommes tous construits avec des idéaux :
ne jamais divorcer, jusqu’à ajouter « quoi qu’il arrive » et tolérer
l’insupportable, faire des enfants, jusqu’à ajouter « et peu importe comment »,
sans prendre conscience de l’importance du comment. Il ne faut pas lire dans
ce genre d’acceptation un esprit de tolérance admirable, mais au contraire une
stéréotypie qui empêche de penser la réalité. La réalité, c’est qu’un jour ce père
aura un enfant qui peut-être lui ressemblera physiquement, et pas l’autre ; un
enfant qui correspondra à un désir d’enfant commun, et l’autre qui incarnera le
désir sexuel de sa femme pour un autre homme, ce qui est moins séduisant !
Certaines personnes sont emportées par la volonté de « faire comme tout le
monde », « faire famille », « faire couple », et quand ça ne le « fait » pas, elles
s’obstinent car l’idée de changement les angoisse plus encore que l’inconfort ou
le malheur. Sauf que tous les bricolages ne tiennent pas l’éternité ! On voit
couramment des gens se marier avec un conjoint de l’autre sexe parce que « ça
se fait », en dépit d’évidents penchants homosexuels, des gens passer outre aux
conduites invraisemblables de leur conjoint sous prétexte que « ça va passer »
ou qu’on va « faire avec ». La réalité peut se montrer plus forte que sa propre
fiction ! Pour ce père, le constat de ne pas s’être montré à la hauteur de son
imaginaire est douloureux. Ce serait « idéal » d’aimer deux enfants également,
sans s’attarder sur le « détail », imagine-t-il, du véritable géniteur, mais ce détail
n’en est pas un. L’enfant délaissé ne peut que souffrir de l’« inexplicable » et
soudain éloignement de son père au profit de son frère. Il ne « sait » peut-être
pas consciemment, mais inconsciemment il peut le porter toute sa vie, en
adoptant une conduite d’échec permanent. Masquer la vérité ne la fait jamais
disparaître, ni pour un père ni pour un enfant.
Un père qui s’investit davantage dans un enfant qui n’est pas de lui dit
quelque chose de son imaginaire sur la paternité. La légitime, la biologique,
l’incontestable, peut terriblement angoisser, ce qui rend plus détendu avec un
enfant dont on n’est pas « responsable ». Ce père s’est montré impliqué au
quotidien dans l’éducation de l’enfant illégitime parce qu’il se sentait libéré de
la responsabilité de sa naissance. Un peu de la même façon qu’un grand-parent
est plus détendu qu’un parent parce qu’il « n’y est pour rien ». Échouer dans sa
mission éducative n’a aucune importance quand on a une porte de sortie : c’est
parce que l’enfant n’est pas de soi ! Une explication toute trouvée. La
responsabilité accable à ce point certains qu’elle leur gâche le plaisir, la capacité
d’action, les pousse à la destruction ou à la démission. On voit des couples
divorcer à peine mariés alors qu’ils étaient heureux ensemble depuis des années,
parce que le signifiant « mariage » ne passe pas chez l’un ou chez l’autre. Il crée
de l’angoisse. D’où la prudence d’autres, qui peuvent rester quarante ans en
couple et refuser farouchement de convoler officiellement parce qu’ils sont
conscients que cela coincerait au niveau du symbolique. Peur de l’engagement,
peur que l’avenir vienne dire demain le contraire de ce qui est dit aujourd’hui
— ce qui est quasiment le propre du vivant —, ils sacralisent la parole. On
peut aussi refuser de dire « je t’aime » sous prétexte que demain, on ne sait pas
ce qu’il en sera, comme si les mots ligotaient à vie. Ou encore refuser d’acheter
un appartement pour le cas où on aurait envie, en un éclair, d’aller habiter
ailleurs. Savoir qu’il est possible de divorcer, de vendre, ne les rassure en rien.
Ces angoissés peuvent se montrer absolument responsables, fiables, fidèles,
stables, mais symboliquement ils se sentent obligés, emprisonnés par les mots
qui ont été gravés dans le marbre, pour ne pas dire dans la tombe. Être père
sans l’être vraiment peut ainsi mieux convenir à quelques-uns, comme ces
beaux-pères et ces belles-mères qui ne veulent pas d’enfant eux-mêmes : « Au
pire, je démissionne, je ne suis tenu à rien, il n’est pas de moi. » Quant à
l’enfant dont il est dit qu’il ne sait pas, rien n’est moins sûr. Pourquoi crèverait-
il l’abcès s’il avait des doutes puisqu’il y a gagné la place de chouchou ?
Tenter de cacher une vérité fondatrice à un enfant est du grand n’importe
quoi. L’enfant peut percevoir sans savoir, souffrir sans comprendre de quoi, ce
qui est encore plus douloureux, comme l’enfant adultérin de Carla. Quand un
enfant sait mais qu’on lui interdit de savoir, il développe souvent des
symptômes, qui eux, parlent !
Une mère amène son fils, Mattéo, sept ans, parce qu’il ne fait rien à
l’école et redouble son CP. L’enfant ne sait ni lire ni écrire. C’est un
enfant qui ne veut pas savoir. À l’évidence, par choix puisque rien
d’autre n’est alarmant : il est très gentil, capable de bavarder et de
faire de jolis dessins. L’enfant reste un mystère jusqu’à ce que la mère
vienne payer une séance, accompagnée d’un homme, que je suppose
être le père. J’interroge la mère, qui me répond en chuchotant :
« Chuuuut ! Ce n’est pas son père ! Et il ne le sait pas ! », le tout en
présence de son enfant. Qui bien entendu n’est pas sourd ! Je me
permets de lui répondre qu’à présent Mattéo sait, et qu’il serait peut-
être pertinent de poursuivre avec lui la conversation. L’effet de cette
« révélation » ne s’est pas fait attendre. Comme par miracle, les
progrès scolaires sont arrivés rapidement. L’enfant savait qu’il avait
désormais le droit de savoir, alors qu’on lui faisait savoir en voulant
qu’il ne sache pas.
L’enfant qui ne sait pas… parfois sait, les parents doivent en prendre
conscience ! Le risque d’apprendre la nouvelle tardivement, comme le Pierre de
Maupassant, à plus de vingt ans, c’est de faire s’écrouler soudain tout le roman
familial. La mère de Pierre et Jean a trahi, non seulement son mari mais aussi
son fils Pierre. Le père a trahi, en ne cherchant aucune explication à l’étrangeté
de Jean au genre familial, à son héritage soudain d’un quasi-inconnu. Jean a
trahi, puisqu’il est l’enfant venu d’ailleurs, l’intrus dans une famille « idéale ».
Le fils légitime, Pierre, n’a plus d’autre solution que partir au bout du monde,
écrire sa propre histoire, une histoire vraie. Le romancier lui fait prendre la
mer, qui ne sera pas plus agitée que sur la terre ferme. Le naufrage est derrière
lui.
Maria a deux filles de trois et cinq ans qui ne vont pas très bien. Elle
amène sa plus jeune, Iris, en consultation parce qu’elle ne grandit
pas, jargonne, comme si elle avait un retard mental. Par ailleurs, Iris
et sa sœur se disputent, crient, se battent, et la mère dit d’Iris : « Je ne
la supporte plus, elle a un problème, je ne sais pas lequel. » Loin de
reporter sa préférence sur son autre fille, elle se montre
complètement dépassée. De son mari elle dit : « Il ne peut pas s’en
occuper non plus, il travaille. Quand il rentre, je ne lui demande rien,
ça le fatiguerait, les filles sont trop insupportables. » Si Iris jargonne
effectivement, leur comportement entre sœurs est le comportement
normal de petites filles de leur âge en train de jouer. Elles ne
chahutent pas plus que d’autres. Elles sont « normalement »
obéissantes, c’est-à-dire pas toujours, mais rien d’inhabituel non
plus. La mère d’Iris finit par raconter qu’avant d’avoir ses deux filles,
elle a été enceinte d’un enfant qu’elle a perdu in utero après plusieurs
mois de grossesse. Un garçon, dit-elle. En fait, on ne le lui a pas dit,
mais c’est ce qu’elle a déduit du silence des infirmières quand elle a
demandé le sexe : « Quand on ne répond pas, c’est que c’est un
garçon… » Et ce garçon supposé, dans l’esprit de la mère, était un
enfant parfait. Il était sage, elle le sentait déjà. Il était celui qui aurait
dû naître. Cette femme ne supportait pas d’être mère. Le chouchou
était celui qui n’avait pas existé, si calme, forcément… Elle avait fait
sa première fille dans la foulée du deuil, la seconde un an et demi
après, sans s’interroger sur le désir d’un véritable enfant, et en
particulier d’un enfant qui ne serait pas « le même ». Les filles étaient
« ratées » jusque dans leur sexe, s’imaginait-elle, pas « du bon » : elles
étaient du sexe pas sage. Aucune n’avait la moindre chance de
devenir le chouchou, cette place était réservée au défunt !
L’idéalisation d’un enfant jamais venu au monde est un écueil évident : il
ne viendra jamais décevoir. Il n’aura laissé que des promesses. D’où l’intérêt
pour des parents de laisser passer le temps du deuil.
Emmanuel Macron est un enfant de l’après-deuil. Ses parents l’ont eu après
la perte d’une petite fille, et il est vraisemblable qu’il n’a pas été rabaissé et n’a
pas pâti d’une mauvaise image de lui pour arriver là où il est !
Il n’y a pas que l’école dans la vie, il y a aussi les relations sociales. L’aîné est
élevé selon des principes éducatifs parentaux qui n’ont là encore pas été
modulés par l’épreuve de la réalité. Résultat : sa conduite au quotidien va être
examinée à la loupe, avec une exigence de bonnes manières supérieure à celle
déployée pour les suivants. Les parents, concentrés sur son unique cas, vont
parfois l’élever « comme dans un livre » et plus strictement qu’ils ne le feront
plus tard : « Coucher, telle heure ! Tel menu, pas les mains sous la table, et on
ne discute pas ! » Bien entendu, si la demande allie souplesse et rigueur,
intelligence et bon sens, elle peut être suivie d’effets. L’aîné, déjà surinvesti, va
plaire à ses parents car il sera le « bien élevé » de la fratrie.
Loin d’abandonner leurs principes quand d’autres enfants naissent au sein
de la famille, les parents pourront lui demander de se confirmer dans son
statut : « Tu dois montrer l’exemple ! » Être plus sage, obéir, etc. On a tant à
faire avec le plus petit que le plus grand ne va pas, en plus, poser des
problèmes ! Si l’aîné a bien intégré le sens des responsabilités ou le bénéfice de
l’obéissance, il peut chercher à garder sa place de modèle. L’enfant peut en
payer le prix et devenir quelqu’un d’infiniment sérieux, plus rigide que les
autres, et perdre un tant soit peu le goût de l’enfance. Certains parents
chargent même l’aîné de missions qui ne sont pas les siennes, précisément
parce qu’ils veulent se dé-charger. Il y a quelques décennies, les aînés des
grandes fratries — et notamment les filles — avaient, avant d’atteindre la
majorité, déjà élevé plusieurs enfants : leurs frères et sœurs. C’est moins vrai
aujourd’hui, mais, chaque époque ayant ses travers, les parents sont parfois très
nonchalants. Des aînés ont systématiquement la mission d’aller chercher le ou
les cadets à l’école, de préparer le petit déjeuner tandis que les parents dorment,
ou les repas quand les parents travaillent tard. Il y a l’aide, naturelle et de bon
aloi, et le statut de corvéable à merci, qui sont tout différents. L’enfant peut
accepter et conserver cette façon d’être, ou se révolter…
« Mon frère Antoine était mon aîné de huit ans, et je pense qu’il n’a
pas supporté que je lui vole sa mère, et même pire, que je la lui retire !
En effet, notre mère a beaucoup souffert de l’accouchement et a mis
des années à s’en remettre, avec différentes pathologies lourdes. Elle
était incapable de s’occuper de deux enfants à la fois, son mari
ouvrier travaillait beaucoup, et naturellement elle a choisi de me
garder moi puisque j’étais bébé. Mon frère remuant a alors été placé
chez une grand-tante, chez qui il était scolarisé, dans une autre ville.
Quand il est revenu vivre à la maison parce que notre mère allait
mieux et que j’étais plus grande, vers mes six ans, il me regardait
comme une inconnue, me faisait tourner en bourrique, me faisait les
pires misères. Moi, j’essayais d’être gentille avec lui, et je n’ai
finalement jamais cessé, sans succès. Pour Antoine, je suis toujours, à
mon âge, la “morveuse”, celle qui fait “son intéressante”, les mêmes
expressions que dans notre enfance. Il est capable de ne pas me
transmettre les amitiés d’un ami commun, de m’oublier dans les fêtes
de famille, et, quand il m’invite, de gratifier tout le monde d’un
cadeau sauf moi. Sa mère avait été tout pour lui pendant huit ans, je
suis dans son esprit celle qui a semé le malheur. Mes parents ont
continué à se courber devant lui, parce qu’il avait beaucoup d’autorité
sur eux. Moi, ce n’est pas qu’ils ne m’aimaient pas, mais j’héritais des
miettes. »
Naturellement, l’aîné modèle va vite agacer s’il est maintenu sur son trône.
Certains parents comparent sans arrêt, rappellent ses exploits de premier-né,
tentent de stimuler les cadets par la honte qu’il y aurait à faire moins bien ou
autrement. Mais cela peut les décourager au lieu de les stimuler ! Et les dresser
contre « le modèle ».
Autre risque de couper l’aîné du restant de la fratrie : le charger du
maintien de l’ordre dans la société des « petits autres », ses frères et sœurs. Des
parents un peu démissionnaires, ou fatigués de leur rôle de parent, peuvent
compter sur l’aîné pour servir de mouchard, de gendarme, de modérateur ou
de médiateur avec eux. Sauf que ce n’est pas sa place. La dysfonction crée une
fracture. Avoir un frère ou une sœur qui rapporte, prompt à dénoncer le ou les
rebelles, n’attire pas les bonnes grâces ! Le chouchou des parents peut ainsi
devenir la tête à claques des enfants. La société des « petits autres » est très
douée pour isoler l’un de ses membres, l’ostraciser, afin de continuer à
fonctionner « normalement ». C’est-à-dire comme des enfants.
La reconnaissance de la fratrie est grande quand l’aîné protège et couvre,
ou quand il fait office de bouclier contre des parents incapables de gérer leurs
émotions ou leur « folie », dont l’« éducation » finit toujours par des gifles et
des cris ! Dans les configurations vraiment pathologiques, l’aîné endosse un
habit de protecteur qui n’est pas de son âge. Si l’on voit en consultation des
« parents fatigués », les aînés le sont parfois tout autrement, alors qu’ils n’ont
pas dix ans ! Il s’agit alors pour le thérapeute d’accompagner l’enfant pour qu’il
quitte cette place qu’on lui a assignée et à laquelle il reste, et d’accompagner les
parents dans un questionnement : quelle place accorder à leur aîné pour éviter
de l’inscrire dans une position sacrificielle ? Car l’enfant peut y rester
durablement.
Les services sociaux connaissent bien ces aînés qui ont tout fait pour
protéger les cadets de la violence domestique, afin de maintenir aussi
longtemps que possible la cellule familiale. Un jour, ils craquent : ils racontent
leur histoire à un tiers, qui se charge du signalement aux autorités. Plus
souvent, heureusement, ces aînés tampons vont développer des symptômes
(rupture scolaire, troubles alimentaires, etc.) avant qu’il ne soit trop tard, et
atterrir chez le psy avant de devoir en arriver aux décisions de justice.
Si les aînés sont statistiquement plus souvent les chouchous, leur sort n’est
donc pas aussi enviable que l’on pourrait le penser ! Même si, bien entendu,
certains sont épanouis. Chaque famille, chaque enfant est singulier.
Karine est une mère de quarante ans dont l’enfant de cinq ans est très
agité. Elle passe son temps à lui faire la cuisine, lui acheter tout ce
qu’il désire, en particulier parce que le couple a une meilleure
situation financière qu’à la naissance des deux enfants précédents.
Quand Karine évoque ses aînés, douze et quatorze ans, elle dit « Oh,
ils se débrouillent ! » comme s’ils n’existaient plus. Le petit en
revanche est la prunelle de ses yeux, elle va jusqu’à le regarder
dormir, ou, encore plus alarmant, le regarder jouer dans la cour de
l’école en se cachant ! Quand on lui explique que ses aînés ont sans
doute des besoins, tandis que cet enfant peut se passer de vivre en
permanence sous un regard, elle hoche la tête mais cela reste
abstrait. Elle ne parvient pas à comprendre que si cet enfant est
incapable de rester en place, de se concentrer en classe, etc., c’est
parce qu’il tente d’échapper à ses griffes, à ses crocs, et que, pour
cela, il vaut mieux courir très vite ! La mère conclut avec l’argument
qui va tout balayer : « Mais vous comprenez, après il n’y en aura
plus ! »
Le « après il n’y en aura plus » touche les mères pour qui la maternité est
tout, comme il y a des pères pour qui la parentalité est, sinon tout, du moins
beaucoup trop. Après, il n’y aura plus d’enfants, mais normalement il y aura
une vie ! Toutefois, inconsciemment, certains conjoints savent que le couple ne
résistera pas à l’autonomie des enfants. Le cadet est donc consacré comme le
ferment non seulement de la famille, mais aussi du couple.
Des chouchous cadets surprotégés, dont la fonction est de garantir le
bonheur familial, s’appliquent à ne pas grandir, jusque très tard, notamment en
s’immobilisant dans le nid familial. Beaucoup de couples contemporains se
séparent une fois que les enfants ont pris leur envol. Le ou les conjoints sont en
général angoissés au fil de la croissance de l’enfant, conscients des
conséquences. Un couple qui va bien a hâte au contraire de passer à une autre
étape de son existence ! Que les enfants fassent leur vie, soient heureux,
forment à leur tour un couple, découvrent d’autres horizons, c’est tout ce
qu’un parent normalement névrosé peut leur souhaiter. Il n’en déserte pas pour
autant sa position de parent.
Le petit peut agacer prodigieusement les autres par les privilèges dont il
jouit, mais aussi devenir le chouchou de ses frères et sœurs. Si les parents ne
vont pas trop loin dans l’iniquité. Dans la famille-qui-va-bien, les aînés vont
être fiers d’être plus débrouillards, protecteurs, maternants. Les cadets, dans
l’imaginaire et dans la fiction, ont souvent le rôle d’amuseur, de mignon, de
lutin, rarement de héros. À part dans Le Petit Poucet, parce qu’il incarne
l’intelligence qui ne fait pas de bruit.
Philippe Conticini montre que l’on n’est pas forcé de rester éternellement à
la place qui vous a été assignée. Encore faut-il faire « la » ou « les » bonnes
rencontres, ce qui a été son cas. Le hasard ne peut pas tout. Il a aussi sans doute
cherché et accepté les mains tendues. Pour sortir de sa position de victime, par
bouddhisme ou par amour, peu importe, il a fallu qu’il quitte une jouissance
masochiste pour aller vers son vrai désir. Mais on peut aussi noter que le père a
acheté le restaurant pour ses deux enfants, signe qu’il ne fait aucune confiance
au second. Même s’il ne lui a distribué durant son enfance que des mots qui
blessent. Typiquement, voilà un père qui affectivement ne pouvait sans doute
pas investir deux enfants, tandis que, financièrement, cela ne lui « coûtait »
rien.
Les parents ont généralement tendance à souhaiter avoir des enfants des
deux sexes. De préférence d’abord un garçon, ensuite une fille, ce que
l’expression populaire désigne comme « le choix du roi ». Mais certains parents
ont successivement plusieurs enfants du même sexe et guettent celui de l’autre,
parfois avec une certaine rage si c’est le quatrième ou davantage. Car, même si
les enfants nés sont des garçons, précisons tout de suite qu’au troisième les
parents peuvent s’en lasser aussi ! L’apparition d’un être du sexe tant attendu
semble alors miraculeuse. Au sein de la fratrie, il a toutes les chances de devenir
chouchou. Une pièce rare, une sorte de trésor familial ! Le seul risque, c’est que
les parents en fassent des caricatures, élevant la fille en princesse tout de rose
vêtue et le garçon en petit casse-cou dominateur, car oui, les stéréotypes ont
encore de beaux jours devant eux. Et encore une fois, ce n’est pas tant la société
qui les invente que les parents qui les mettent en pratique.
Heureusement, on peut rêver ardemment d’un garçon et préférer sa fille,
ou inversement, ou ne faire aucune différence pour ce motif du sexe. Quoi
qu’il en soit, ces paramètres techniques ne conditionnent pas seuls la préférence
parentale. La personnalité de l’enfant va venir rebattre les cartes des fantasmes,
durant son enfance comme dans les années qui suivent. En soixante à quatre-
vingts ans d’existence avec ses parents vivants (on est aujourd’hui en droit de
l’espérer jusque-là en théorie !), un enfant peut remettre en question tous les a
priori parentaux. Et c’est peut-être la fille en position « ni ni » qui sera le
chouchou ! Ce qui est pleinement rassurant dans l’âme humaine, c’est que rien
n’est joué d’avance ni figé pour l’éternité.
1. Anne Chemin, 7 février 2013.
2. Karl Olive et Arnaud Bochurberg, Rendre possible l’impossible, Balland, 2018.
3. Laurent Seksik, Un fils obéissant, Flammarion, 2018.
7
Le poids des compétences dans
l’élection du chouchou
La prime à la performance
Dans la famille « performance », les choses sont simples : le chouchou, c’est
le meilleur ! Ce peut être le plus performant sur le plan intellectuel, sportif,
artistique, selon le domaine que le ou les parents valorisent. Il est fréquent que
seul l’un des parents pratique cette forme d’« amour au mérite ». Mais si ce
parent est un tant soit peu autoritaire, il va faire couple avec son enfant, et
exclure l’autre parent, qui n’aura que peu de marge de manœuvre. L’autre
parent peut démissionner, par angoisse, par crainte de ne pas savoir y faire avec
son enfant, ou découragé de sa mission parentale par le parent qui l’a
convaincu de son incompétence. Dans cette idéologie, seuls les lauréats ont
une place.
Selon les ambitions et le milieu parental, les parents fixent le seuil à
atteindre. En matière scolaire, ils peuvent viser le niveau baccalauréat ou le
concours de l’ENA comme objectif minimal pour leur enfant. Telle est
l’incroyable attente parentale qu’a eue à subir Jean-Michel.
Jean-Michel, cinquante-deux ans. Parce qu’il a raté l’ENA, son père lui
lance : « Je ne t’adresserai plus la parole »
Alors que les mères sont parfois dans la dévoration fusionnelle, les pères
sembleraient verser plus volontiers dans le coaching. On peut vouloir que son
enfant soit performant selon le niveau où l’on estime se trouver soi-même,
mais aussi pour rattraper ses propres manquements, erreurs, ou réaliser des
rêves — les siens, parfois. Pourtant les rêves parentaux ne font pas partie de
l’héritage génétique ! Pour l’enfant, ils peuvent même devenir des fardeaux,
comme le montre l’exemple de Céline, extrême puisqu’il évoque le comble de
la folie parentale, jusqu’à la violence physique.
1
Céline Raphaël : l’enfant martyre du piano
À deux ans et demi, Céline, fille d’un cadre supérieur sorti de Sciences
Po et directeur d’usine, est mise devant un piano. Son père rêvait d’en
faire étant petit, mais il dut se contenter de l’accordéon. Pourquoi ne
pas essayer avec sa fille ? Seulement, ici, il s’agit d’emblée de
dressage, à raison de quatre heures par jour dès ses cinq ans ! Quand
elle fait des fautes, son père lui donne des coups de ceinture, lui qui a
aussi été battu enfant. Il a décidé d’en faire une pianiste de
renommée internationale. Céline obéit, tout simplement parce
qu’elle craint pour sa vie : « C’était marche ou crève. J’ai marché. » Sa
mère et sa sœur sont tenues à l’écart et tentent de la réconforter en
cachette, terrifiées elles aussi par le tyran domestique,
hyperautoritaire, dont elles imaginent confusément ce qu’il fait subir
à Céline. À quatorze ans, Céline développe des symptômes : elle
devient anorexique, jusqu’à un stade alarmant. C’est une infirmière
scolaire qui va finir par détecter ce qui se joue et la faire parler. Elle va
collecter les constats de coups, et faire le signalement auprès de la
justice. Le père, notable, sera condamné à deux ans de prison avec
sursis, deux ans de mise à l’épreuve et trois ans d’injonction de soins.
Céline s’est remise à jouer du piano pour le plaisir après une longue
période de rejet. Elle est aujourd’hui médecin, pour soigner les
autres.
À quatorze ans, ce cadet d’une fratrie de quatre est celui qui réalise le
rêve d’un père qui, faute d’avoir été lui-même un champion, a tenté
sans succès de dresser ses trois premiers enfants. Mais, malgré les
victoires, le jeune Andre Agassi reste humilié, maltraité, contraint.
Papa Agassi est devenu entraîneur à plein temps, veillant sur
l’ensemble de la vie de son champion, du matin au soir. L’adolescent
vit des années de cauchemar. La chance du fils est que son père finit
par atteindre son plafond de compétences. Il doit donc déléguer et le
place dans le meilleur centre d’entraînement américain, auprès de
Nick Bollettieri. Une séparation qu’Andre Agassi met à profit pour
respirer, mais à la façon rebelle de ceux qui ont été brimés : il boit,
sort, fait la fête, manque être congédié. Vertement sermonné par son
père, il reste et continue. Andre Agassi gagnera au fil de sa carrière
l’Open d’Australie, la Coupe Davis, Roland-Garros et l’US Open,
soixante titres de vainqueur ! Mais le médaillé d’or olympique lâchera
le morceau dans son autobiographie : « C’est un sport que j’ai haï
toute ma vie ! » Depuis son retrait de la compétition en 2006, il a pris
ses distances avec le tennis et s’occupe principalement d’une
fondation en faveur des enfants défavorisés, avec son épouse Steffi
Graf… championne de tennis.
Dans l’esprit de ces parents, une fille devait être blonde aux yeux bleus, et,
comme Ève s’est révélée très décevante, ils ont trouvé la solution idéale : la
grimer ! Cette enfant-objet grandit donc en absorbant le message parental que
son état naturel ne convient pas, et qu’elle ne peut se montrer aimable qu’en
devenant autre. Sans parler du stéréotype imposé de la féminité.
C’est dans un second temps qu’il y a de quoi s’interroger sur le prénom
choisi pour cette petite fille : Ève, la première femme dans la Bible,
l’incarnation de la femme avec un grand F. Sans le blond bébé, pourquoi pas,
c’est un joli prénom, mais les indices multiples concordent pour témoigner
d’une volonté d’inscrire l’enfant dans quelque chose de « plaqué ». Tout
prénom « plaque » quelque chose sur son enfant en rapport avec l’imaginaire
parental, certes. Mais l’imaginaire peut évoquer un univers plus ou moins riche
de sens et porteur de prédestination. Certains prénoms évoquent une
apparence, assignent à un destin esthétique, ce qui peut être embarrassant pour
l’enfant, et cela en dit long sur le traitement de l’enfant comme objet, du
moins initialement. Il y a les Pamela, dont les parents attendent qu’elles
courent sur la plage avec une planche de surf (Anderson), les Claudia, qui sont
tenues d’être sublimes (Schiffer), ou les Roméo — on les veut « à tomber ».
Comment les choses vont-elles évoluer si Pamela ne sait pas nager, si Claudia
mesure 1,60 mètre et que Roméo ressemble au vilain petit canard ? Il y a les
prénoms mixtes, les Dominique, Claude ou Camille, qui disent la déception de
n’avoir pas eu un enfant de l’autre sexe. Comme on voit des garçons à cheveux
longs, que les mères brossent soigneusement à défaut de coiffer une fille !
Ensuite bien sûr, en grandissant, comme dans le cas d’Ève, les Pamela,
Claudia et Roméo pourront s’autoriser à ne pas se conformer à la façon dont ils
ont été nommés et attendus. L’enfant peut s’inventer autrement, peut se
construire autrement qu’en se soumettant à être l’objet qui vient combler un
parent. Mais il lui faudra se révolter, développer des symptômes. Les parents en
parleront peut-être comme d’un enfant indocile, ou « à problèmes ».
On sait que les apparences sont plus ou moins modulables, notamment sur
le plan du poids. On voit des mères traquer leurs filles parce qu’elles-mêmes
sont au régime, obsédées par les critères en vigueur dans les magazines, ou au
contraire elles les gavent comme si leurs filles devaient manger pour deux,
manger pour elles, et venger leur faim. Les problèmes d’anorexie de
l’adolescente, s’ils semblent venir répondre au diktat de la société, sont surtout
une demande insatiable d’amour. Un enfant-déchet, lui, comme l’explique très
bien le pâtissier Philippe Conticini par le récit de son histoire familiale, va se
gaver pour se remplir, histoire de combler le manque d’amour et le gouffre de
l’angoisse. Résultat, son statut de non-chouchou va s’amplifier : sa famille, de
corpulence normale, va l’ostraciser comme « le gros de service ». Parce que la
psychorigidité sur ce plan consiste à sanctionner des images, à distribuer les
prix de beauté, pas à comprendre ce que l’enfant exprime.
L’apparence de l’enfant est une sorte de dialogue muet, où le parent
imprime des rêves et l’enfant renvoie des messages. Un enfant qui prend soin
de lui est un enfant qui, souvent, va bien ; un enfant qui passe sa vie devant le
miroir ou qui change soudain d’apparence pour devenir très négligé ou
anormalement apprêté, gros ou maigre d’un coup, en est assurément au stade
du symptôme ! Au parent de ne pas répondre par le chouchoutage ou le rejet
mais par l’écoute. Le regard parental, c’est aussi écouter ce que l’on regarde.
Que les yeux des parents aient des oreilles dit assez la difficulté de la mission !
Alors que les parents d’un enfant ordinaire se sentent en droit de tout
pouvoir attendre de lui, jusqu’à la folie et la passion comme on l’a vu, les
parents d’un enfant différent en attendent souvent de tout petits progrès
comparés au développement normal d’un enfant du même âge, voire aucun.
Paradoxalement, cette attente de peu devient facilement « le tout » du parent.
Les autres enfants pourront tenter de l’éblouir, ils risquent de ne pas y parvenir.
Ce chouchoutage lié au destin ne déclenche évidemment pas la jalousie
fraternelle aiguë et rageuse que l’on peut retrouver dans une fratrie ordinaire.
Le frère ou la sœur échappe au fameux triangle amoureux qui consiste à
convoiter l’amour d’autant plus fort qu’il existe un rival : ils peuvent envier la
première place, rarement celle de l’enfant différent.
Dee Dee Blanchard : morte parce que sa fille ne voulait plus être
l’« enfant malade »
La morale de l’histoire, c’est qu’il vaut mieux ne pas entretenir ses enfants
en état de dépendance, ni exagérer leurs maux s’ils existent !
Les enfants ont une place dans la fratrie, un sexe, des aspirations, une
personnalité, une apparence physique, un état de santé, autant de paramètres
qui contribuent à l’établir comme chouchou ou comme mal-aimé, par choix
conscient ou inconscient des parents. Mais un enfant grandit, devient
adolescent, puis adulte. Il change, passe par toutes sortes de mues qui vont le
rendre différent à trois ans et à vingt ans, à trente ans et à cinquante. Le regard
du parent lui-même peut plus ou moins évoluer. La grande question va donc
être : en matière de chouchoutage, a-t-on le droit de changer de place ? Ou
peut-on partager l’espoir de ceux qui se plaignent de leur rang ?
Les relations passées avec ses parents, comme avec sa fratrie, ont une
incidence sur la vie d’adulte. Le statut de chouchou de ses parents peut être
remis en cause, celui de délaissé être reconsidéré, et la préférence parentale peut
se reporter sur une autre tête. Les cartes vont être rebattues selon le devenir de
« l’enfant » mais aussi l’évolution du parent. Si le parent imprime sa patte sur
l’enfant, l’inverse peut également devenir vrai quand les années passent : un
enfant peut modifier le regard d’un parent, lui faire revoir ses stéréotypes dans
différents domaines. C’est pourquoi le chouchou un jour est loin d’être
chouchou toujours ! La vie peut même en décider franchement autrement.
Quand l’enfant déçoit, parfois, il déchoit ! Surinvesti comme un objet, il en a
les caractéristiques, et le propre d’un objet est de pouvoir chuter !
Une fratrie de quatre et une mère volage, et même très délurée, qui
les abandonne. Une mère que Michel, l’aîné truand, dit toujours haïr,
tandis que Bruno, le cadet policier, de deux ans plus jeune, refuse de
juger. Le père les élève avec l’aide d’une nourrice bienveillante, ce qui
fait qu’ils gardent un bon souvenir de leur enfance malgré de rudes
conditions financières. Très complices, ils s’aimaient et se
soutenaient, notamment la paire Bruno-Michel. Les enfants sont
rapidement mis au travail. Michel fréquente les petites frappes, et
décide de participer à une opération punitive contre le patron
exploiteur d’un copain. Il n’en parle pas à Bruno, son frère le plus
proche, de peur qu’il ne le suive. Il veut, en aîné, le protéger et ne pas
le mêler à ce mauvais coup. Michel est arrêté et condamné. Première
d’une longue série de peines de prison. Car Michel monte en grade
dans le banditisme dès sa sortie de prison, flambe, roule en grosse
voiture, frime. Racket, proxénétisme, tout y passe, tandis que Bruno
devient inspecteur au groupe de répression du banditisme, par
passion de la moto, assure-t-il, montant lui aussi en grade, mais du
côté de la loi. Pour éviter tout conflit de loyauté — se trouver dans une
situation où il aurait à choisir entre son métier et son frère —, Bruno
est écarté des enquêtes impliquant Michel par ses collègues mis au
parfum. Bruno garde pour Michel une grande affection, et autant
d’incompréhension. Durant des années, ils vont se croiser, au parloir
ou en liberté, l’un tourné vers l’ordre et méticuleux jusque dans la vie
domestique, l’autre réfractaire à tout règlement. Avec l’âge, l’aîné
s’amende, et les frères se retrouvent, ne comprenant toujours pas
comment l’un a pu choisir d’être hors la loi et l’autre son incarnation.
Ce qui n’est déjà pas un hasard, c’est que le fils hors la loi soit le rancunier.
Vivre à l’âge adulte en enfant haineux n’incite pas aux choix de vie paisibles !
Cette haine contre la mère vient de son refus de voir que, derrière toute mère,
il y a une femme. Une femme fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a : elle est plus
ou moins mère, et incarne plus ou moins facilement la fonction, certaines
femmes ne réussissant pas à être à la fois femme et mère. L’enfant, surtout
garçon, pour les raisons évoquées plus tôt, peut vivre dans le fantasme de la
complétude avec maman. Or, de quelle complétude parle-t-on là ? Lui qui
petit rêvait de la combler et vivait dans le fantasme qu’il y parvenait, subit
l’affront d’une mère qui non seulement affiche une vie en dehors de lui, mais
aussi en dehors de son père, et même avec plusieurs hommes, au point de
plaquer l’ensemble de la famille ! C’est l’inadmissible absolu, loin de l’idée qu’il
existerait un instinct maternel. Le frère flic, lui, a fait un pas de côté, ou plus
exactement en avant : dans l’âge adulte. Il a décidé de ne pas s’occuper de cette
femme qui n’a jamais été mère, de ne pas rester figé dans la position d’enfant
haineux, celui qu’il a peut-être également été en son temps. Petite parenthèse
pour souligner que le choix de vie, en apparence social, vient se greffer sur un
type de terrain psychique bien particulier.
Bruno a intégré la Loi. Il a choisi un métier qui punit, potentiellement, son
aîné ou ses pairs. Par passion pour la moto, dit-il, mais dans les deux cas ce
sont des choix qui phallicisent, qui disent quelque chose d’une volonté de
puissance. Il a trouvé là sa solution, et pourquoi pas ? Savoir y faire avec la loi,
ça vous pose un homme ! Un homme qui, peut-être, aurait su, lui, retenir une
femme devenue mère… Les décennies passant, les radicalités fraternelles
peuvent s’estomper, comme dans leur cas, et faire se ressouder des frères et
sœurs que tout a longtemps opposés. Quand il y a souvenir d’une enfance
commune et fusionnelle, avec des traumatismes communs traversés ensemble,
le rapprochement est facilité. Le temps de la maturité peut être un écho au
temps de l’osmose perdue.
L’histoire se passe aux Pays-Bas, où elle fait grand bruit puisque Astrid
est la sœur d’un roi de la pègre néerlandaise. Son livre, Judas, s’est
vendu là-bas à cinq cent mille exemplaires 2. Pour comprendre
l’histoire, il faut remonter à 1983. Astrid a dix-sept ans quand son
frère Willem sombre dans le grand banditisme et enlève le P-DG
d’Heineken. Il est condamné à neuf ans de prison. Elle devient
avocate. Pénaliste évidemment. Willem continue sa vie de gangster à
sa sortie, exige de sa sœur des services, des passe-droits, sous la
menace. Entre les séjours de Willem en prison et ses périodes de
liberté où il met sa sœur sous pression pour le couvrir, Astrid n’en
peut plus. En 2015, son frère lui demande d’aller trop loin et lui confie
des secrets et projets criminels dont elle ne veut pas être la receleuse.
Il fait surtout du chantage pour récupérer l’héritage de son beau-
frère, dont la famille soupçonne qu’il a été tué par Willem ! Violences,
menaces de mort : la sœur d’Astrid elle aussi est à bout. Astrid finit
par aller se confier aux autorités, qui lui demandent d’enregistrer les
conversations pour lui faire avouer méfaits et crimes passés ou à
venir. Elle s’exécute et finit par apporter à la police assez de preuves à
charge pour le faire incarcérer, cautionnée par sa sœur. Elle continue
malgré tout à vivre dans la peur, un contrat sur sa tête, sous
protection judiciaire. « Je sais qu’il me fera tuer pour ce que j’ai fait.
Ce n’est pas agréable, mais je ne pouvais pas agir autrement. »
Avoir un enfant qui épouse une autre culture, une autre religion, peut faire
de lui un paria aux yeux de ses parents, parfois davantage que s’il était
criminel ! Quand bien même il aurait été le chouchou. Car, si le parent peut
par culpabilité maintenir sa préférence sur la tête d’un chouchou devenu hors
la loi, l’enfant qui choisit de sortir d’un cercle, d’un microcosme et d’un
schéma culturel peut sembler le faire sans raison. De quoi pourrait-on
s’accuser, qui ferait qu’on lui pardonne, quand on lui a « tout bien montré de
ce qu’il fallait faire » ? Et il le fait « pour rien », sans en tirer bénéfice, quand la
vie de malfrat, elle, peut rapporter de l’argent et du rêve. Le choix peut donc
être entendu comme un rejet « gratuit », pire que tout, un rejet personnalisé
contre les parents.
Bien entendu, quand il s’agit d’une culture minoritaire au sein d’un pays
où la culture majoritaire est autre, l’échappée semble encore plus grave.
L’enfant ne trahit pas seulement une famille mais aussi un peuple, un
patrimoine mémoriel, des siècles de tradition, etc. Mais ne jetons pas
l’anathème sur une quelconque religion et remontons au siècle précédent…
Toute bonne famille française se devait de donner un enfant à Dieu, enfant
destiné à être curé ou bonne sœur. L’enfant était perdu pour soi, puisque les
sœurs vivaient souvent cloîtrées, on ne pouvait espérer de l’enfant « donné »
aucune descendance, mais il était gagné pour la Cause. Cela l’emportait sur son
propre bonheur parental. Ou plutôt : tel était le bonheur. Quant au bonheur
dudit enfant, on ne s’en préoccupait pas davantage, beaucoup n’avaient pas le
choix ! Certains parents contemporains continuent de préférer un enfant
malheureux dans sa culture à un enfant heureux dans une autre, tout aberrant
que ce soit.
Le « drame » des mariages mixtes peut faire de l’enfant le paria de la
famille, plus ou moins selon l’ouverture d’esprit des parents. Certains voient la
culture de l’autre comme dangereuse (nous ne parlons pas ici des cas où c’est
une réalité), la couleur de peau de l’autre comme inacceptable, d’autant plus
qu’il naîtra du couple des petits-enfants plus ou moins colorés ou typés, etc.
Une affaire judiciaire récente illustre que certains parents ne peuvent pas
supporter la liberté matrimoniale de l’enfant, quand bien même il serait tout à
fait affranchi intellectuellement, socialement, et resterait dans la même culture.
Nadia : elle a dû rompre avec sa famille pour se marier, et, si elle pense
avoir mal choisi son mari, elle n’a jamais regretté sa famille
Dans le mariage mixte, c’est la famille qui se sent rejetée la première, qui
prend souvent l’initiative de la rupture en pensant faire pression, tandis que
l’enfant n’aurait pas voulu en arriver là. Pour certaines familles, faire des choix
d’adulte, choisir son chemin, devrait s’inscrire dans la lignée familiale. Or, cette
continuité n’est une règle dans aucun domaine, pas davantage religieux que
culturel, intellectuel, social, professionnel, etc. Il n’est pas rare que ce soient les
chouchous qui rompent avec la tradition et les diktats familiaux. Ce n’est pas
un hasard. Le chouchou a été doté de suffisamment de confiance en soi pour
affronter la différence, le changement, et même la rupture s’il le faut. Le regard
parental le porte au point qu’il peut un jour s’y soustraire, choisir sa vie et son
bonheur, c’est tout le paradoxe. Le sentiment de rejet éprouvé par les parents
passe souvent par des détails qui font le sel du quotidien familial : manger
différemment, notamment. Peut-on être de la même famille, vivre ensemble, et
manger différemment ? La réponse est oui, bien entendu. S’y reconnaîtront les
innombrables « viandards » dans des familles de « vegan », et inversement ! Si
on y voit du rejet, ce ne peut être que faute de concevoir l’altérité.
L’interdit de divorcer
Certains parents ont une sacro-sainte idée du mariage, d’autant plus
lorsqu’ils l’ont eux-mêmes mise à mal.
L’interdit de l’homosexualité
Il n’existe pas davantage de gènes de l’homosexualité, n’en déplaise à
certains pseudoscientifiques. Or, s’il est un aspect de la vie matrimoniale qui
peut transformer un chouchou en paria, c’est bien celui-là !
Ses enfants une fois élevés, la mère d’Erika décide de divorcer. Elle a
soixante-deux ans, et ses deux fils cadets en prennent acte. Mais sa
fille aînée ne l’entend pas du tout de cette oreille. Elle a toujours été la
petite chérie de son papa. Elle insulte sa mère, assure
immédiatement son père de son soutien, père qui n’en demande pas
tant. S’il souffre de la situation, c’est un divorce serein, une forme de
bilan de fatigue et non d’échec, après trente-cinq ans de mariage. Il
n’en veut pas à sa femme et ils comptent rester bons amis. Mais Erika
va harceler ses deux parents pour les remettre ensemble (elle-même
vient de divorcer). Elle tente aussi de mobiliser ses frères, sans succès.
Erika mettra des années à se calmer ! Mais sa place de chouchou s’est
perdue dans ce conflit, où elle a montré un tout autre visage.
Les enfants peuvent être eux aussi dans une position despotique, qui
consiste pour Erika à réclamer de ses parents qu’ils soient immuables. Ils lui
semblaient avoir réussi ce qu’elle a déjà manqué par son propre divorce ! Le
parent réclame parfois que l’enfant réussisse à sa place à l’avenir, mais Erika,
elle, voulait le maintien d’une réussite passée qu’elle voulait croire totale. Le
vœu des chouchous qui s’appliquent à être de « bons enfants », c’est que rien
ne change, que les parents restent à la place qu’ils leur ont assignée, eux aussi,
une place de « bons parents ». Mais les parents aussi sont en vie, et, tant qu’il
leur restera de l’énergie, ils peuvent « bouger ». La majorité des enfants a tôt
fait d’estimer les parents arrivés à l’âge de la retraite sentimentale et sexuelle,
tout simplement parce qu’ils l’espèrent depuis toujours.
La représentation du coït parental est insupportable dès lors que l’enfant
développe une pensée sexuelle. Le rapport sexuel parental est ce que l’on
appelle en psychanalyse la « scène primitive ». L’idée d’être nés de ce non-
représentable, de cet impossible, leur est intolérable. Les enfants qui se relèvent
la nuit dix fois pour faire pipi, qui frappent sans arrêt à la porte de la chambre
parentale pour un rien, manifestent la volonté à la fois de couper court à cet
invraisemblable et de trouver une réponse à l’énigme : « Que se passe-t-il dans
la chambre des parents, entre eux, en dehors de moi, ce dont je suis né et dont
je ne peux rien savoir ? » Les réveils nocturnes des enfants peuvent aussi être
l’occasion pour un parent (la mère le plus souvent) de s’éloigner du lit
conjugal, sous prétexte de rassurer l’enfant et de l’aider à mieux dormir. Cette
question de la chambre parentale que se pose l’enfant cesse normalement de
l’intéresser une fois adulte. Rappelons que tous les enfants ne deviennent pas
adultes ! Car ils sont nombreux à en rester là. Le jour où leurs parents
divorcent — même si les enfants ont eux-mêmes trente ans, cinquante ans ou
davantage —, ils comprennent qu’il devait se passer dans la chambre quelque
chose qui leur a échappé. En l’occurrence, un quelque chose qui se résume à
plus rien. Mais le « quelque chose » horrifie plus encore. Les directeurs de
maisons de retraite connaissent par cœur ces très très grands enfants qui font
des scènes à un parent octogénaire, comme au personnel qui en a la charge,
parce qu’il s’est trouvé une âme sœur au crépuscule de sa vie.
Plus on a surinvesti son enfant, en particulier quand il est de l’autre sexe,
plus la sanction sera violente. Mais, même si le « crime » du parent est grand,
qu’il a caché tout un pan de sa vie, trahi tout le monde, l’enfant adulte ne peut
déplorer qu’une chose : que l’altérité soit une donnée non négociable de
l’existence.
On ne peut pas dire que les parents avaient misé sur le mauvais cheval,
mais plutôt qu’il y a un cheval pour chaque chemin, plus ou moins escarpé !
Quand on a besoin de se valoriser via un enfant, le fils qui réussit socialement,
c’est bien. Mais vient un moment où les valeurs qui comptent dans la vie ne
sont plus sociales — argent, gloire et beauté — mais humaines, avec une prime
au service à la personne ! Les priorités évoluent avec le temps. Les tiers aidants
sont souvent les enfants, et pas toujours ceux qui furent les chouchous.
Angèle, quarante-cinq ans, est la cadette d’une fratrie de six. Elle était
la chouchoute de la famille, mais sa sollicitude en a fait celle sur qui
tout le monde compte, non seulement sa mère, mais aussi ses cinq
frères et sœurs. Toute l’année, elle s’occupe de sa mère, dépendante
et atteinte de la maladie d’Alzheimer, à la maison. Elle habite
gratuitement une maisonnette attenante et ne se plaint pas durant
quatre ans. Chaque année, ses frères et sœurs viennent passer
quelques jours de vacances puisque la maison est située au bord de
la mer. Angèle fait tout, naturellement, sans le leur faire remarquer.
L’année dernière, elle s’avise pour la première fois de prendre un mois
de vacances. Elle demande donc à ses frères et sœurs s’ils peuvent
s’occuper de leur mère à tour de rôle pendant son séjour en Espagne.
La réponse des cinq frères et sœurs est non. Comme Angèle insiste,
elle se voit répondre : « Si cela ne te convient pas, tu peux aussi payer
un loyer. » Angèle a dû faire une croix sur ses vacances. Elle estime
que cela fait tout de même cher le loyer d’une maisonnette, de vivre
avec une malade dépendante de quatre-vingt-cinq ans, sept jours sur
sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même si c’est sa mère !
La maladie de celle-ci s’aggravant, il leur faudra bientôt envisager de
la placer dans un établissement spécialisé, ce qui assurément va
coûter beaucoup plus cher qu’une sœur corvéable à merci occupant
un logement qui ne serait de toute façon pas loué. Comble de l’ironie,
la mère d’Angèle perdant la tête, elle ne lui voue aucune
reconnaissance !
1. Bruno et Michel Papet, Deux frères, Flammarion, 1999. Un film en a été tiré en 2008, Les Liens du
sang, de Jacques Maillot, avec Guillaume Canet et François Cluzet.
2. Astrid Holleeder, Judas, Éditions du Sous-sol, 2018.
3. Un article de Mael Thierry, L’Obs, 28 septembre 2018.
4. Ibid.
5. Laurent Seksik, Un fils obéissant, op.cit.
9
Être le chouchou : chance
ou fardeau ?
Être le chouchou est considéré comme une chance : nous aspirons tous à
être aimés. La place de chouchou porte, c’est incontestable, mais elle peut
porter au meilleur comme au pire. Le meilleur, c’est le degré de confiance en
soi qu’on en retire. Avoir été aimé, accompagné pour définir et formuler ses
choix peut donner de l’audace pour se lancer à l’assaut du vaste monde et
procure la force pour en affronter les difficultés. Mais la médaille a un revers.
Le regard parental peut devenir obsédant, l’attente parentale trop lourde, et le
statut peut finalement devenir aliénant, jusqu’au handicap. Pour soi comme
dans son rapport aux autres. L’estime de soi est une belle chose, l’arrogance en
est une autre, qui expose au rejet, à l’impossible insertion sociale, voire au
désespoir et au malheur. De la même façon que celui qui pense avoir occupé la
place de mal-aimé doit savoir en sortir, celui qui a tenu la place de chouchou
ne doit pas l’entériner. Nous ne serons jamais pour les autres ce que nous avons
été pour nos parents, n’en déplaise aux chouchous, qui furent « tout » et
peuvent dépérir d’être devenus tellement moins.
Ê
Être chouchou : le cadeau d’une réserve
de forces pour la vie
Il serait de mauvaise foi de ne pas commencer par souligner les atouts que
confère une place de chouchou relatif, quitte à enfoncer une porte ouverte :
mieux vaut avoir été aimé et encouragé enfant que pas ! Freud a bien analysé
les effets à l’âge adulte d’une position de chouchou quand on était enfant : elle
anime souvent d’un narcissisme qui permet de croire en ses projets, en ses
intuitions, et de choisir ce qui est bon et valorisant pour soi. Le succès appelle
le succès, et celui qui part déjà nanti attire souvent le meilleur à lui, cela peut
apparaître comme une forme d’injustice de la vie. On connaît tous de ces bien-
aimés de naissance qui marchent toujours côté soleil et de ces mal-aimés qui
semblent irrésistiblement portés vers les plus mauvais choix, précisément parce
qu’ils essaient de rester à la place où on les a mis. Freud était bien placé pour
évoquer la situation puisqu’il avait été lui-même le chouchou.
Né dans une fratrie de sept, il était l’aîné des garçons, et n’avait qu’un
frère pour cinq sœurs. Encore ces fils étaient-ils précieux puisqu’ils
avaient eu un autre petit frère, mort bébé. Freud ne se leurrait pas, il
avait été nettement favorisé. Seul à disposer d’« une chambre à soi »,
pour reprendre une expression de Virginia Woolf qui voyait dans
l’isolement possible le critère de la liberté minimale, il avait le droit
d’y prendre ses repas quand bon lui semblait, afin de pouvoir se
consacrer pleinement à ses études. Ses sœurs avaient l’interdiction
de jouer du piano afin de ne pas déconcentrer cet éternel premier de
la classe qui éblouissait ses parents, des artisans aux revenus
modestes. Freud a inventé une discipline qui allait révolutionner le
quotidien de millions de gens après lui, et peut-être même le monde
via les idées qu’elle diffuse dans la société. Il allait tenir, tête haute,
face à ses détracteurs, ses moqueurs, ses ennemis, certain de sa
bonne étoile.
Paul, trois ans, est amené par ses parents en consultation sur
l’injonction d’une enseignante, qui trouve qu’il est trop dans
l’opposition. Ce que cette dame qualifie d’opposition se révélera être
une saine révolte chez ce petit garçon. Cette enseignante
intransigeante mène sa classe de main de maître. Aucun
débordement n’est admis. Par exemple, un coloriage qui n’est pas
réalisé exactement dans le cadre doit être refait. Après avoir consenti
par deux fois à se plier à ces desiderata, Paul refusera de
recommencer un coloriage qu’il trouve beau. Pour quelques actes de
ce type, il sera qualifié d’opposant, et envoyé en consultation. Cet
enfant, du haut de ses trois ans, sait jouer sa partie. Le couple de ses
parents l’a désiré, « il a été parlé » bien avant sa naissance, porté par
des mots véhiculant le désir. Comme la majorité des enfants, il est né
dans un bain de langage qui l’a précédé. Avant sa naissance, on parle
de l’enfant, on l’imagine. À sa naissance, les parents lui parlent, lui
transmettant leur propre façon d’être au monde, et parlent de lui.
C’est ainsi que l’enfant se fait sujet et va lui-même élaborer ses
scénarios, chercher ses solutions dans sa relation au monde, à sa
mère, à son père et à leur couple.
Bien des chouchous n’ont pas eu un destin grandiose, évidemment. Ils ont
connu des échecs, car toute vie comporte sa part de hasard, mais ils peuvent
rester inébranlables dans leur assurance, ou en tout cas solides, debout dans
l’adversité. Si les choses vont mal, affectivement, socialement, financièrement,
ils peuvent choisir de faire face et de rebondir. Le revers qu’ils subissent ne fait
pas écho à un passé douloureux, ne donne pas raison à la piètre estime
parentale, parfois assortie des pires prédictions : « Tu ne feras jamais rien dans
la vie ! » Mais… Il y a un « mais ». L’assurance peut confiner à la toute-
puissance et venir ruiner une vie. L’estime de soi, si elle est démesurée, peut
mettre en retrait du monde et rendre asocial. L’attente parentale excessive peut
paralyser, et le poids du devoir écraser. Tout est une question de dosage. Être
aimé par ses parents est une chance, mais en être le préféré recèle bien des
pièges.
Daniel Pennac : le frère qui a réussi les concours, loin de sa propre voie
professionnelle
Bien entendu, on peut aussi être fidèle au désir parental et malgré tout en
accord avec son propre désir, ou pas trop en désaccord. Les parents peuvent
déceler des compétences, des aptitudes, faire des suggestions à leur enfant et ne
pas se tromper. L’enfant peut aussi reprendre un rêve parental à son compte, en
le faisant sien, comme ceux qui exercent par choix le même métier que leurs
parents, ou le métier que leurs parents auraient aimé faire. Laurent Seksik, par
exemple, va faire médecine par sécurité, comme lui recommande sa mère. Ce
« fils obéissant » va toutefois accueillir d’une drôle de façon l’annonce de son
succès à l’internat. Quand il rentre à la maison, d’humeur sombre et taciturne,
il croise son père qui lui demande s’il a échoué, réussi, pourquoi il ne parle pas.
Le jeune homme poli laisse échapper de ses lèvres un « merde ! » avant de
quitter la pièce sans répondre. Mais il a exercé la médecine pendant quelques
décennies sans apparemment souffrir ni y perdre l’énergie d’écrire. Il en a
même tiré plus tard des livres sur le poids des traditions dans une lignée
3
familiale où l’on se doit d’être médecin de parent en enfant , le devoir de
fidélité qu’il était bien placé pour évoquer. Il est vraisemblable qu’il a aussi
aiguisé dans son quotidien de médecin sa connaissance de l’intimité humaine,
son acuité psychologique dans l’analyse des personnages, des relations. On
serait en droit de se demander si ces années d’activité contrainte n’ont pas été
au fond le laboratoire de ses œuvres.
Ceux qui réussissent et tiennent leur rang peuvent le faire au prix de leur
vie, de leur bonheur. Quand ils ne s’en sentent pas la carrure, ils s’y épuisent,
mais demeurent tenaillés par l’autre impératif : ne pas décevoir. Le frère de
Daniel Pennac en a déprimé.
Daniel Pennac : le frère qui se tient haut, trop haut pour ne pas avoir le
vertige
C’est souvent pendant leur vie étudiante que les chouchous trouvent pour
la première fois une porte de sortie pour se dégager du regard parental. Plus
distants, physiquement en tout cas, ils vont regarder où les parents ont placé la
barre et parfois la juger trop haute, voir quel chemin ont tracé leurs parents et
estimer qu’il n’est pas pour eux, quelles flèches ils ont posées sur leur route, et
décider de partir dans un autre sens. C’est parfois souhaitable. C’est faire son
choix de sujet en se dégageant de sa place d’objet, en tout cas. Les autres portes
de sortie, ce sont les rencontres bien sûr, et l’analyse éventuellement. Elle
permet à l’enfant devenu adulte de s’installer à sa juste place, c’est-à-dire lui
offrir une chance de reprendre la main sur la route de sa vie.
Un tel chouchou n’est pas devenu la cible de sa fratrie parce qu’il s’est très
jeune positionné en bouclier. Il a très tôt développé l’altruisme qui consiste à
partager les avantages de sa charge : un chouchou est le meilleur des avocats
auprès des parents et tuteurs. Joseph, chouchou de son père et frère haï de la
Bible par sa ribambelle de frères et sœurs, a manqué se faire tuer, s’est fait exiler
en Égypte. Mais quand la fratrie se retrouve, Joseph oublie tout esprit de
vengeance et fait preuve d’une telle mansuétude qu’il va gagner leurs cœurs. Ses
qualités humaines font non seulement accepter, mais encore accréditer son
statut de fils préféré : il s’agissait d’un esprit supérieur.
Le Jean du Pierre et Jean de Maupassant n’est pas autrement, et s’il est haï
par Pierre, il n’en récoltera jamais la manifestation. Car Pierre préfère fuir
devant ce frère qui persiste à faire profil bas alors qu’il est jugé plus beau, qu’il
attire davantage les femmes, qu’il gagne dans la compétition pour le mariage
avec la jeune fille que tous deux convoitent, qu’il hérite d’une fortune qui
semble tombée du ciel. Comblé, Jean ne s’exhibe jamais triomphant. Il ne
donne aucune prise à la haine déclarée. Mais les autres ?
Les autres, c’est Jean-Christophe, le frère qui a eu la plus belle chambre,
puis le plus de facilités financières, que le restant de sa fratrie déteste et qui le
lui rend bien. C’est Iris, l’enfant gâtée, que son frère et sa sœur ont lâchée,
même si leur père l’avait finalement détrônée à cause de ses mariages.
Beaucoup de chouchous ont été ostracisés à l’âge adulte par leur fratrie. Parfois,
la fratrie a verbalisé sa rancœur, l’a montrée, a pris ses distances, mais parfois
elle le fait payer de façon plus insidieuse, y compris au sens strict. Par exemple,
le chouchou qui a une position sociale et financière enviable deviendra le
banquier de la famille, gérera seul la maison de vacances dont il assumera les
frais, comme si cela allait de soi, nourrira la galerie, paiera l’addition au
restaurant « parce qu’il nous doit bien cela », s’acquittera de la facture de la
maison de retraite des parents, etc. La fratrie jugera, à tort ou à raison, que s’il
est si bien établi, c’est parce qu’il a été surinvesti, sur-aimé, tandis qu’eux n’ont
pas eu cette chance. Et s’il a moins bien réussi, il ne sera pas le premier à qui
l’on tendra la main. Le chouchou, ou ex-chouchou, peut supporter cette dette
en estimant que c’est le prix de l’armistice.
Tout peut aller bien durant des décennies, jusqu’à l’héritage, heure des
comptes. Et là, il ne s’agit pas de constater ou fantasmer un quelconque
privilège, c’en serait trop en guise d’addition finale ! On en attend plutôt une
forme de remboursement.
« Depuis que ma mère est décédée, mes frères et sœurs m’en veulent
à mort parce que je serais un sale privilégié. J’ai eu une vie
professionnelle avec des revenus irréguliers, ce qui fait que mes
parents nous ont aidés. Je dis bien “nous”. Moi, mais aussi ma plus
jeune sœur qui a connu des divorces compliqués, des périodes de
chômage, et une dépression. La différence entre elle et moi, c’est que
j’osais réclamer, elle non, de la même façon que, petit, je dilapidais
l’argent de poche et réclamais des avances à mes parents, les autres
non. Les ai-je toutes remboursées ? Je l’ignore, mais mes frères et
sœurs m’en parlent encore, alors qu’ils auraient pu faire exactement
la même chose. Mes parents m’ont donné environ cent mille euros en
tout de leur vivant, comme à ma sœur dans la difficulté. C’étaient des
dons, pas des avances. À la mort de mon père, mon frère et ma sœur,
les plus aisés ! ont fait pression sur notre mère, affaiblie et en deuil,
pour lui faire signer une reconnaissance de dette. Quelques années
plus tard, ma sœur et moi avons demandé à ma mère de l’annuler en
lui expliquant qu’elle n’avait pas à donner “pareil” à un frère qui
roulait sur l’or, à une sœur mariée à un riche banquier, et à nous. Elle
l’a fait, mais la validité de la reconnaissance comme de son
annulation est le nerf de la guerre depuis deux ans, au point que nous
portons l’affaire devant les tribunaux. L’héritage total s’élève à trois
millions, ces cent mille euros sont à mes yeux un “détail”. C’est pour
moi un comble de voir des redevables de l’ISF chipoter sur des
sommes ridicules qui ont été données au fil d’une trentaine d’années.
Loin de faire front avec moi, ma sœur bénéficiaire, à égalité avec moi,
est fâchée à mort contre moi. Elle estime qu’elle, elle méritait cet
argent, lié à un état de nécessité, moi non. Je n’aurais fait qu’abuser
de mon privilège de fils préféré au lieu de travailler. En bref, plus
personne ne se parle au sein de la fratrie, à part les plus riches entre
eux. La seule bonne nouvelle qu’apportera l’avenir, c’est que, la
succession réglée, je ne les verrai plus. »
Si la sœur bénéficiaire est aussi fâchée que les autres, c’est bien la preuve
que l’argent seul n’est pas en cause, mais la position de chouchou de Jean-
Christophe. La fratrie ne l’a finalement jamais digéré, et quelques milliers
d’euros ne pourraient suffire à aucun. Le miracle existe, bien sûr, en cas
d’inégalité de traitement matériel. Les notaires voient des frères ou des sœurs
qui tiennent compte de leur aisance financière et effacent l’addition. Mais ce
n’est possible que si les relations affectives priment sur l’argent. Or l’iniquité
passée peut être venue à bout des sentiments, ou l’arrogance du préféré les
avoir ravalés au second plan, ou dissous. Quand on a des privilèges, il faut
savoir, sinon les dissimuler, du moins en jouir discrètement ! Le chouchou qui
n’est pas haï n’est parfois rien d’autre qu’un habile tacticien !
Les procès ont souvent une valeur autre que le rétablissement de l’équité :
ils permettent de continuer à garder du lien. Le dialogue par avocats
interposés, c’est du dialogue sur le mode violent, mais c’est encore du dialogue.
C’est même parfois celui dont rêvait un frère ou une sœur depuis longtemps. Il
n’attendait que l’occasion de se nouer, de la même façon que les guerres
couvent longtemps avant d’éclater, attendant l’étincelle. Certains frères et
sœurs, dont la procédure va, pendant quelques mois ou années, devenir toute
la vie, vont y mettre parfois tous leurs affects. Au point qu’ils peuvent se
trouver fort dépourvus une fois le verdict tombé. Qu’ils gagnent ou qu’ils
perdent, ce combat mené au fond pour l’amour parental, encore vivant
puisque encore discutable dans ses tractations, va les précipiter dans la
dépression dans tous les sens du terme : le vide. Le vide soudain des relations
« fraternelles », si l’on peut dire quand elles sont judiciaires, mais aussi le vide
du vrai deuil. La question de l’amour tranchée, le parent meurt une seconde
fois. Il n’arrivera plus rien. Avec l’heure des comptes, la fausse entente se
termine. On peut enfin se haïr en sachant pourquoi, et avec parfois de
« bonnes » raisons. Alors qu’auparavant les choses avaient pu rester si
mystérieuses. À moins d’avoir lu ce livre.
FINALEMENT…
Dans cet ouvrage, nous avons évoqué tout ce qui pouvait ne pas aller, être
cause de douleurs, de difficultés à vivre, de passages compliqués à traverser,
quand on a une fratrie à élever en tant que parent, ou à supporter en tant que
frère ou sœur. Chacun a pu regarder vers l’avenir et se dire qu’il ne parviendrait
jamais à élever une fratrie qui va s’entendre sans se jalouser, ou vers le passé en
se disant que ses parents s’étaient bien mal débrouillés, sa fratrie bien mal
comportée. Mais nous avons tous deux bonnes raisons de ne pas désespérer :
d’une part, l’idéal éducatif n’existe pas, d’autre part, des éducations déplorables
peuvent donner au monde des adultes très heureux !
Il y a trois métiers impossibles selon Freud : psychanalyser, éduquer et
gouverner. Le point commun de ces trois missions est qu’il n’en existe aucune
recette. Chaque parent se débrouille donc comme il peut, et l’on pourrait en
rester là, sauf qu’éduquer n’est pas non plus impensable. Autrement dit : on
peut « penser » ce que l’on fait, ce que l’on dit, ce que l’on transmet, et c’est
ainsi que l’on fera peut-être le moins mal possible. Les parents qui
réfléchissent, qui ouvrent le champ des questions, qui ne restent pas
prisonniers des schémas préétablis qui ont guidé leur enfance, ni des idéaux
qu’ils ont construits à l’âge adulte, font mieux que ceux qui ne réfléchissent
pas : ils font « au mieux ».
Faire au mieux n’est pas réussir à produire tel modèle d’enfant, mais
entendre le ou les siens, un par un si on en a plusieurs, et accompagner chacun
dans son évolution, en accord avec sa personnalité. Tout le monde sait que cela
passe par l’écoute et le dialogue, avec son enfant mais aussi avec les autres en
général, dont les exemples ou les contre-exemples peuvent faire écho en soi.
Mais le langage restera toujours à la fois notre chance, ce qui fait que nous ne
sommes pas des bêtes, et notre empêtrement nécessaire : tout lien avec un
humain fait énigme parce que, au fond, on ne comprend jamais tout à fait
l’autre. Nous ne pourrons jamais tout dire avec le langage. Ni bien dire. On
écoute et on interprète, l’autre nous écoute et interprète, avec sa grille de
vocabulaire, de codes, des résonances de mots qui ne diront pas la même chose
à celui-ci qu’à celui-là. Il y a des façons de parler familiales, régionales,
sociologiques, des registres de langage, qui font que toute liaison verbale est
plus ou moins cryptée. Cette limite-là, on ne la dépassera jamais. Reste la
bonne volonté. Faire le moins mal possible, en tenant compte de l’impact des
mots comme de nos limites à les manier. Ils peuvent détruire et construire,
élever et rabaisser, faire grandir et figer. Ne serait-ce que pour cette raison, les
meilleures intentions ne sauraient être sûres de porter leurs fruits.
C’est au nom de cette parentalité difficile, dont on a souvent un jour la
mission soi-même, que l’on doit s’efforcer de laisser ce que l’on reproche à ses
parents derrière soi, rivalités fraternelles comprises. Le meilleur moyen de
triompher de ses blessures, ce n’est pas de les ausculter comme si notre regard
pouvait par magie les annuler, mais de vivre avec et d’avancer. Chacun peut
choisir la place qu’il se souhaite dans sa vie d’adulte, à condition de se dégager
du conditionnement passé s’il est source de souffrance. Analyse, bain de
dialogues, à chacun sa solution, il suffit de le vouloir, et on le veut d’autant
mieux que l’on sait que c’est possible. Et ça l’est, on ne le répétera jamais assez.
Il arrive, plus rarement, que les rivalités ne soient pas liées au passé, mais à une
mésentente d’adultes. Là encore, c’est souvent le pouvoir des mots qui a agi
pour le pire, des mots qui nous ont détruits, déstabilisés, que l’on a, forcément,
interprétés. Il faut parfois faire avec, se dire qu’il est des êtres avec qui l’« on ne
se comprend pas », « on ne s’entend pas ». C’est un fait, non négociable. Faire
son deuil de l’idéal fraternel peut être douloureux. Cela n’en est pas moins
parfois nécessaire.
Nous espérons avoir donné aux lecteurs l’envie d’avancer vers plus de
liberté, de joie et d’autonomie sur leur chemin, dans cette vie d’adulte faite
d’une multitude de choix où tout se rejoue tous les jours, sans aucune
prédétermination !
Avertissement : Afin de protéger la vie privée de chacun (et la paix des
familles), chaque histoire est racontée avec des modifications ne
permettant pas l’identification.
Anne-Marie Sudry exerce depuis une dizaine d’années comme psychanalyste auprès d’adultes,
d’adolescents et d’enfants.