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Monsieur Erik Neveu

Le sceptre, les masques et la plume


In: Mots, septembre 1992, N°32. pp. 7-27.

Resumen
EL ESPECTRO, LAS MASCARAS Y LA PLUMA El análisis de un conjunto de relatos autobiográficos redactados рог
responsables políticos de la Quinta República révéla el peso de toda una red de convenciones y topicos relatives a esa literatura.
Sin embargo, evoluciones sensibles designan tanto la plaza recientemente ocupada por los periodistas y mediadores en el
campo politico соmо el malestar vivido por los profesionales de la politica frente a una configuración del juego que les obliga a
adoptar una postura teatral permanente.

Abstract
THE SCEPTRE, THE MASKS AND THE QUILL An analysis of a collection of autobiographical narratives written by the political
leaders of the 5th Republic reveals the importance of a network of conventions and locations that are common to this literature.
Significant developments nonetheless denote both the new place taken by journalists and mediators in the political field and the
unease experienced by professional politicians in the face of a game that keeps them locked into a permanent theatrical stance.

Résumé
LE SCEPTRE, LES MASQUES ET LA PLUME L'analyse d'un ensemble de récits autobiographiques rédigés par des
responsables politiques de la Cinquième République révèle le poids d'un réseau de conventions et de lieux communs à cette
littérature. Des évolutions sensibles désignent cependant tant la place nouvelle prise par les journalistes et médiateurs dans le
champ politique que le malaise ressenti par les professionnels de la politique devant une configuration du jeu qui les contraint à
une posture théâtrale permanente.

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Neveu Erik. Le sceptre, les masques et la plume. In: Mots, septembre 1992, N°32. pp. 7-27.

doi : 10.3406/mots.1992.1715

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1992_num_32_1_1715
Erik NEVEU
Centre de recherches administratives et politiques
Université Rennes 1

Le sceptre, les masques et la plume

Alors que récits de vie et Mémoires ont fait une irruption dans
les sciences sociales, donnant lieu tant à un renouvellement du
genre biographique qu'à de riches débats épistémologiques sur les
conditions d'usage de ces matériaux, les politistes ne semblent
prêter qu'une attention distraite à de tels objets1. Les Mémoires
sont utilisés comme sources documentaires, mais peu souvent pris
plus au sérieux. S'il existe une généalogie du genre « mémoires
politiques », qui révèle la sédimentation des « mémoires d'épée »,
« mémoires de cour », « mémoires démocratiques », celle-ci vient
d'un historien2 et n'a stimulé que peu de travaux sur la production
contemporaine.
Or les Mémoires ont toujours constitué un instrument important
du travail symbolique par lequel gouvernants et hommes politiques
cherchent à ériger leur statue et contrôler leur image. Pierre Nora
montre, à ce propos, que les strates successives du genre peuvent
aussi s'identifier au regard de l'évolution de leurs fonctions
symboliques : « aspect symbolique d'une lutte pour le pouvoir,
pour le monopole du passé et la reconquête devant la postérité
de ce qui a été perdu dans la réalité » pour les plumes de la
noblesse d'épée, dévoilement des coulisses qui fait« appel des
comportements visibles » par la révélation des ressorts et des
intérêts cachés dans le mémoire de cour3.
A travers une approche qui visera plus à suggérer une grille

1. D'où une gratitude accrue aux lecteurs qui ont contribué à limiter les
défauts de ce texte : Annie Collovald, Patrick Lehingue et Bernard Pudal.
2. Pierre Nora, « Les mémoires d'Etat de Commynes à de Gaulle », dans Les
lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1983, tome 2, vol.. 2.
3. Ibid., p. 369-373.
d'analyse qu'à verrouiller un modèle explicatif, le propos de cette
contribution sera de réhabiliter l'importance des Mémoires et écrits
d'hommes politiques1 comme lieu privilégié d'observation de
stratégies symboliques, voie d'accès à plus d'intelligence du
« métier » politique. Si « étudier un homme politique qui est par
définition un entrepreneur en représentation suppose de prendre
en compte l'ensemble de ses différents modes d'existence
publique » 2, comment ignorer ceux qu'il peaufine lui-même en
de rares occasions par la médiation prestigieuse du livre ? Il
s'agira donc de repérer la contribution propre des Mémoires au
travail de gestion de l'identité stratégique des professionnels de la
politique. Celle-ci passe par trois espaces de contraintes : la rigidité
poétique du « genre » qui ne s'accommode pas d'une absolue
liberté du narrateur, les interactions qui structurent le champ de
production des livres et publications sur la politique, les modalités
variables d'investissement dans le métier politique, qui relèvent
elles-mêmes de dispositions des agents et de l'état du marché
politique à un moment donné. La complexité de ces variables
interdit à l'évidence toute conclusion précoce. Elle confronte à
une tension : être attentif aux signes et rhétoriques, sans écraser
la diversité des rapports au travail autobiographique et à ses
usages sociaux sous les invariants narratifs, bref penser les signes
en sociologue, attentif au feuilleté des réceptions et des partic
ipations au genre qui disqualifient le mythe sémiologique d'un sens
univoque3. La dimension de la tâche ne permet que de proposer
l'esquisse d'une construction d'objet...

1. Notre analyse se fonde principalement sur le corpus suivant : J. Chaban-


Delmas, L'ardeur, Paris, Stock, 1975 ; G. Cogniot, Parti pris, deux tomes, Paris,
Les Editions Sociales, 1976 et 1978 ; V. Giscard d'Estaing, Le pouvoir et la vie,
tome 1, Paris, Compagnie 12, 1988 ; M. Jobert, Mémoires d'avenir, Paris, Grasset
1974 ; F. Léotard, A mots découverts, Paris, Grasset, 1987 ; J.-M. Le Pen, Les
français d'abord, Paris, Carrère, 1984 ; P. Mauroy, Héritiers de l'avenir, Paris,
Fayard, 1975 ; F. Mitterrand, Ma part de vérité, Paris, Fayard, 1969 ;
M. Poniatowski, Cartes sur table, Paris, Fayard, 1972 ; M. Rocard, Le cœur à
l'ouvrage, Paris, Odile Jacob, 1987 ; P. Seguin, La force de convaincre, Paris,
Payot, 1989. La plupart des références à ces textes seront indiquées par la mention
entre parenthèses de la page citée, sans renvoi en notes.
2. A. Collovald, « Identité(s) stratégique(s) », Actes de la recherche en sciences
sociales, 73, 1988, p. 29.
3. Cf. P. Champagne, « Qui a gagné ? Analyse interne et analyse externe des
débats politiques à la télévision », Mots, 20, septembre 1989.

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Les invariants d'un genre

Jusqu'à une époque récente, la rédaction de Mémoires peut


être considérée comme l'aboutissement — au double sens du
terme — d'une carrière politique. Pour les ténors des républiques
parlementaires existe une « obligation éditoriale de fin de carrière
de rédiger sa part de vérité » \ Ultime étape d'un cursus, les
Mémoires ouvrent aussi la possibilité d'un ultime exploit, dans la
réalisation virtuose d'un exercice associant rhétorique et politique
en une conjugaison dont la « république des professeurs » était
familière. Car les mémoires d'hommes politiques constituent un
véritable genre littéraire, redevable d'une poétique. Topoi
communs, passages obligés et conventions rhétoriques tissent un
« vraisemblable » 2 aux mailles serrées. Ces impératifs ne sont
probablement pas hermétiques aux narrateurs, comme en
témoignent le jeu de renvois à des Mémoires littérairement
consacrés3, le travail stylistique visible de nombreuses pages4.
Un recensement provisoire des lieux communs les plus répétitifs
permet d'identifier deux patrons narratifs : celui du roman de
formation, celui du récit héroïque.

Bildungsromans

Conformément à la reconstruction téléologique qui sous-tend


tout récit de vie, l'appel du politique est toujours présenté comme
la résultante d'expériences fondatrices qui marquent les narrateurs
dès la prime jeunesse, les mettent au contact de valeurs ou d'une
cause. Ces épisodes fondateurs font souvent référence à une
confrontation, brutale ou amère, à des grands événements histo
riques. Michel Poniatowski découvre à 20 ans la mort puis la
prison lors d'un passage clandestin des Pyrénées. A 12 ans,

1. P. Nora, art. cité, p 356. Quelques unes des dernières figures de la


Cinquième République ont récemment sacrifié au rite (E. Faure, P. Pfimlin, P.-H.
Teitgen).
2. Sur cette notion, voir Communication, 11, 1968.
3. Dans la logique de palimpseste analysée par G. Genette, V. Giscard
d'Estaing note à propos d'un malaise de G. Pompidou dont il fut le témoin :
« Plus tard, cela m'a fait penser au récit d'Alphonse Daudet à propos du duc de
Moray dont il était secrétaire » (p. 15).
4. Lors de descriptions de paysages ou d'enfance voir en particulier :
F. Mitterrand, p. 17-20 ; M. Jobert, chapitres 2 et 7.
Philippe Seguin vit le retour triomphal de Bourguiba à Tunis,
puis le rapatriement forcé en métropole. Il en gardera pour
toujours la compréhension de l'importance du politique, « l'aversion
pour la langue de bois » dont fut victime sa famille (p. 18-20).
Avec l'expérience du stalag où contre la loi de la jungle il
« assiste à la naissance du contrat social » entre reclus, le choc
du fait colonial sera aussi pour François Mitterrand « l'expérience
majeure », lourde de « remises en question », la colonie lui
révélant sous la caricature une métaphore de la domination sociale
(p. 24, p. 35-45). Bien que né en 1942, François Léotard sera
marqué par l'épisode de juin 1940, ressassé à la table familiale :
« Je pense toujours... qu'il y a un juin 1940 caché quelque part
dans l'avenir »(p. 19). La défaite de Dien Bien Phu fera découvrir
à l'aspirant Le Pen que les guerres « se perdaient ailleurs que
sur les champs de bataille. Je me jurai que si j'en revenais, je
consacrerais ma vie à la politique »(p. 42).
La prise de conscience des enjeux collectifs peut aussi trouver
sa source dans des épisodes moins épiques. L'expérience de
l'inégalité sociale, un frère privé d'études faute d'argent, un
« rappel au devoir » formulé par une grand-mère qui voit son
petit-fils gagner un argent suspect en donnant des cours au fils
d'une famille antidreyfusarde mèneront Georges Cogniot à s'atta
cher à des principes de refus de l'injustice (p. 17, 30, 50). Michèle
Barzach évoque tout ce que ses réflexes politiques doivent à
l'expérience d'une vie marocaine au contact d'autres cultures, au
choc d'une formation d'interne à l'hôpital1. Il serait vain de
recenser la diversité de ces épisodes initiatiques, d'un séjour au
monastère à la découverte du monde ouvrier. Soulignés par les
auteurs (« grande leçon », « là j'ai appris », « il fut pour beaucoup
dans les choix que j'allais faire ») ces moments ont en commun
d'enraciner le rapport à la politique dans l'apprentissage des dures
réalités, de lester le narrateur d'une expérience précoce des choses
et des valeurs, bref de donner aux engagements futurs des cautions
enoblissantes
Le roman de formation2 comporte un passage périlleux : celui
de l'entrée en politique. Les exigences du rôle politique comme

1. Le paravent des égoïsmes, Paris, Odile Jacob, 1989, p. 16 et 35.


2. Dont nombre de topoi est ici escamoté faute de place : ainsi l'expérience
acquise par la présence dans des pays étrangers, l'évocation répétitive du contact
avec le terrain et de la connaissance sensible des problèmes (qui, selon les agents,
va du rappel des racines populaires à la pratique de l'administration active via
l'évocation des métiers, manuels ou modestes, exercés pendant la jeunesse).

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l'adhésion des professionnels à une représentation valorisante de
leur activité concordent pour exclure de ce choix tout relent de
carriérisme. Mais des logiques sociales distinctes sont au principe
des représentations désintéressées du métier politique.
Dans un premier modèle, dominant au sein d'un personnel
gouvernemental des débuts de la Cinquième République, souvent
passé par les premières promotions de l'ENA, l'entrée en politique
se fait comme insensiblement. La logique du « service », affirmée
par Jacques Chaban-Delmas (p. 68, 207), aboutit par dérives à
peine perceptibles à ce que le haut fonctionnaire se retrouve un
jour du côté des politiques. Peu attiré par la « bouillabaisse »
politicienne de la Quatrième République, Michel Poniatowski ira
au politique par amitié pour Valéry Giscard d'Estaing. Georges
Pompidou concède à Michel Jobert en le recrutant à Matignon :
« Puisque c'est votre condition vous ne ferez pas de politique » \
Les découpages et titres de chapitres fournissent ici un précieux
indice, indexant l'entrée en politique à des moments souvent bien
postérieurs à l'exercice de fonctions étatiques importantes.
Dans une seconde variante, plus caractéristique d'un personnel
jeune, lié aux entreprises politiques RPR et UDF, l'entrée en
politique apparait comme le résultat aléatoire de la rencontre
entre des convictions et des forces tutélaires. « C'est le fatum. Je
savais depuis longtemps que j'y viendrais », note Philippe Séguin
(p. 31). François Léotard donne au chapitre sur son entrée en
politique l'intitulé « Le hasard et la nécessité ». En d'autres récits
(Michèle Barzach, Alain Devaquet), le deus ex machina d'un
coup de téléphone de Matignon ouvre, à des protagonistes qui
insistent plus sur leur compétence professionnelle ou technique
que sur leur affiliation partisane, l'accès soudain aux responsabilités
politiques.
Enfin, chez les agents liés aux partis de gauche, l'entrée en
politique est en général revendiquée comme la forme nécessaire
d'un combat pour des idéaux. Chez les professionnels issus des
classes populaires, il s'agit d'une fidélité affichée à un milieu
d'origine. Pour Pierre Mauroy, qui ouvre son autobiographie sur
un « tout commence par ce train d'ouvriers qui a rythmé ma
jeunesse » (p. 11), l'adhésion est prise en compte d'une « tradi
tion» ancrée dans le sol du Nord ouvrier. Ralliant le Parti
communiste, Georges Cogniot constate : « Je suis resté moi-même,

1. P. 142. L'auteur précise : « II ajouta avec un sourire : " Vous ne ferez que
de la politique administrative ". »

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peuple ». Chez les dirigeants ne bénéficiant pas de cette naissance
populaire, l'engagement se décrit plus volontiers comme le fruit
d'une réflexion intellectuelle (à Sciences Po pour Michel Rocard),
d'une observation méditée du champ politique pour F. Mitterrand
(p. 23).

L'entrée dans le sacré

Si les mémoires se donnent à lire comme des romans de


formation, celle-ci a pour singularité de mener le sujet vers des
fonctions qui dépassent sa personne et ses ambitions, le mettent
au contact du sacré, dont Durkheim a souligné qu'il ne se
définissait pas tant par des contenus (religieux, symboliques) que
par la rupture radicale qui le sépare de l'expérience profane, le
met au-dessus de la vie sociale ordinaire. L'homme politique se
met en scène habité par une grande cause. Il mobilise à cet effet
de nouveaux topoi qui réinventent parfois la tradition hagiogra
phique.
Il s'agit d'abord de relever la présence des « intersignes » l qui
annoncent un avenir, marquent une « élection » bien préalable à
l'onction du suffrage universel. Jacques Chaban-Delmas discerne
en 1940 une marque du destin dans le fait que l'exode fasse
aboutir sa famille dans la demeure qui fut la villégiature de
vacances... de Charles de Gaulle. Philologue, F. Mitterrand
constate que son patronyme peut signifier « milieu des terres » et
qu'un champ situé au centre géographique de la France porte ce
nom (p. 14). P. Seguin et M. Barzach donnent encore de leurs
enfances en Afrique du nord une lecture métaphorique qui les
place tôt en position de comprendre des cultures différentes, de
saisir et d'assumer les tensions d'une société.
La progression qui soustrait peu à peu le professionnel de la
politique à l'univers profane passe fréquemment par le topos des
affinités électives. Le sort, une précocité exceptionnelle2, des
qualités rares mettent le narrateur au contact d'esprits d'exception :
Simone Weil pousse la poussette du bambin Rocard, dans les
forces de la France libre, M Poniatowski se lie avec Saint-Exupéry,
F. Mitterrand « approche » dans sa jeunesse Satie, Stravinsky et

1. L'expression se trouve chez F. Mitterrand. J. Chaban Delmas observe : « Je


n'ai rien entrepris d'important qui ne fût marqué de quelque signe » (p. 6).
2. M. Rocard lit Vercors à 12 ans, voit clairement à 16 ans le rôle de la
politique (p. 13 et 16).

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Honneger. L'aspirant en politique se voit tôt guidé par un illustre
mentor : au soir de la libération de Paris, un napoléonien :« C'est
bien, Chaban » consacre l'adoption par de Gaulle. G. Cogniot
souligne ce que lui apporta un apprentissage guidé par l'amitié
de Langevin, l'apport de Thorez, Kroupskaia et Dimitrov. Par un
processus de capillarité symbolique, l'aura des mentors et relations
vient profiter au narrateur. Le soin mis à faire état des relations
avec créateurs et intellectuels, de la chaleur affective des relations
avec les « pères » politiques peut se lire comme ces « désidenti-
ficateurs » analysés par Goffman, par lesquels une catégorie
d'acteurs met en avant des propriétés ou des valeurs que les
perceptions socialement dominantes lui marchandent.
La mise en scène de la sacralité du rôle politique emprunte
encore au thème du secret : détention de secrets d'Etat ou de
confidences d'acteurs importants, narration d'une crise (Mai 58,
Mai 68) vue de l'intérieur viennent manifester le passage de
l'autre coté du miroir1. La peinture valorisante du travail politique
culmine dans le topos des travaux héroïques où, à travers l'évocation
de réalisations parfois quasi épiques, le narrateur illustre le pouvoir
démiurgique qu'a la politique de changer le monde. Ce pouvoir
croît avec les positions occupées. Chaban, maire, marque le
paysage bordelais de nouveaux ponts ; ministre, il fait construire
le « France » ; devenu proche du Président, il dissuade les
Américains de propager la guerre au Laos (p. 194-288). Dans un
récit où il dit pourtant sa « réticence devant les signes ostentatoires
du pouvoir », et où il montre les tensions psychiques d'un
dirigeant, V. Giscard d'Estaing choisit deux exemples pour illustrer
son propos : l'intervention à Kolwezi et l'usage du droit de grâce.
Autant dire qu'en dépit du parti pris de human interest, c'est
encore le caractère sacré d'un pouvoir qui peut aller jusqu'à
commander la mort et la guerre2, qui demeure lisible. La capacité
à influer sur le monde est également revendiquée par opposants
ou cadets : F. Léotard sait qu'il a grandement contribué à faire
l'élection de mars 1986 ; simple haut fonctionnaire, Michel Rocard
aura agi efficacement pour hâter l'issue du conflit algérien ;
dirigeant de « corpo » J.-M. Le Pen aura contribué aux acquis
sociaux du monde étudiant. Plus qu'une dilatation du moi, ces
revendications illustrent une nécessité doxique du champ politique,

1. Le thème du secret, de l'épisode historique vécu de l'intérieur figure dans


la majorité des livres de notre corpus (huit sur onze).
2. Cf E. Kantorowitz, « Mourir pour la patrie », Paris, PUF, 1985.

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une de ses règles non écrites : il ne peut fonctionner qu'en
entretenant la croyance en son pouvoir prométhéen sur le monde
social. L'activation de cette croyance constitue a fortiori un
impératif lorsqu'au soir d'une vie, menée par et pour la politique,
le professionnel doit non seulement formuler son « j'avoue que
j'ai vécu », mais (se) convaincre de la richesse de sens de cette
existence.

Les logiques du renouvellement

La réorganisation du champ de production des livres politiques

II faut paradoxalement élargir l'observation à toute la littérature


écrite sur et par des hommes politiques pour resituer la place des
Mémoires dans le champ de production des écrits politiques. Trois
repères peuvent ordonner des évolutions qui s'étalent sur vingt
ans : autonomisation des stratégies éditoriales des journalistes,
multiplication des « écrivants » politiques, brouillage corrélatif des
genres.
Inséparable d'une évolution plus générale de leurs relations aux
hommes politiques, la mutation la plus saillante réside dans la
montée du rôle des journalistes et de leur autonomisation. Ceux-
ci intervinrent très tôt dans cet espace de production. Alain
Duhamel dirigeait dès la fin des années 1960 une collection (« En
toute liberté ») de Mémoires et témoignages chez Fayard. Des
journalistes ont joué le rôle d'interlocuteurs ou de rewriters dans
des livres écrits au magnétophone. Mais si cette participation
comporte ses enjeux de consécration au sein du champ journalis
tique, elle met le plus souvent le journaliste en position de
connivence1 ou de célébration2 à l'égard de son partenaire
politique.
Les années 1980 marquent une double rupture sur ce terrain.

1. Les ouvrages cités de M. Poniatowski ou F. Mitterrand, présentés comme


des dialogues avec A. Duhamel, illustrent ce rôle passif ou de faire-valoir du
journaliste : les chronologies et généalogies sont si précises qu'elles rendent
improbable un véritable dialogue devant magnétophone, F. Mitterrand fait même
explicitement allusion au fait qu'il écrit ce que la présentation met en scène
comme dialogue (p. 19, 249).
2. Voir Г avant-propos de F.-O. Giesbert et L. Rioux à l'ouvrage de P. Mauroy
(p. 7-10).

14
Les ouvrages de journalistes sur les dirigeants politiques s'éman
cipent de la pure logique de connivence. Pour reprendre une
typologie posée par Annie Collovald, la logique du biographe ou
de l'analyste « se démarque des intérêts politiques — ou mieux
politiciens — du biographie ». Dans le même temps, les livres de
journalistes tendent à occuper sur le marché editorial une place
importante1, voire majoritaire parmi les titres publiés, et cela
spécialement dans les périodes clés de la vie électorale, telles que
les échéances présidentielles(cf. tableau).

Evolution du nombre de titres dans divers genres écrits par/sur les hommes politiques

(Source : bibliographie de la France. П n'est pas tenu compte des brochures)

Autobio Programmes Biographies & T


& Mémoires & Essais (1) Etudes (2)
1963 2 9 1 12
1964 2 13 4 19
1985 1 17 3 21
1986 3 6 3 12
1987 3 4 10 17
1988 6 12 11 31

1/- La catégorie regroupe tous les écrits d'hommes politiques autres que des mémoires : Programmes,
réflexions sur un dossier particulier, sur le métier politique.
2/- La catégorie regroupe tous les livres écrits sur des hommes politiques par d'autres auteurs que les
hommes politiques. Il peut s'agir d'ouvrages biographiques ou plus monographiques (Ex: "Les mots du
général").

Une seconde rupture renvoie à l'identité des auteurs. La légère


montée du nombre total de livres (autobiographies, propositions,
essais) publiés par les hommes politiques cache une redistribution

1. Qui doit elle-même à des évolutions morphologiques de la profession. Le


nombre de titulaires de la carte de journaliste a augmenté de 44 % entre 1983
et 1990, donnée qui renforce la concurrence, et les profits que peut apporter la
production d'un livre politique ayant quelque écho (cf. Les journalistes français en
1990, radioscopie d'une profession, Paris, La Documentation française, 1992).

15
en profondeur des interventions. La production des années 1960
devait beaucoup à la double contribution des dirigeants commun
istesappuyés sur leurs maisons d'édition, et de porte-parole de
la gauche non communiste à cheval sur le champ intellectuel et
politique (Marc Paillet, Gilles Martinet, Club Jean-Moulin...). Le
tarissement de ces sources suppose donc une bien plus grande
diversité de contributeurs pour expliquer le maintien de la pro
duction. Cette apparente banalisation du recours aux Mémoires
marque une évolution des usages et enjeux tactiques du genre.
La rédaction de récits (partiellement) autobiographiques cesse de
constituer une forme de dernière intervention chez des agents
ayant occupé une position centrale du champ politique. Elle se
banalise en touchant jusqu'aux entrepreneurs politiques les moins
proches du pôle du capital culturel. Elle devient un outil de
consolidation et d'affichage d'un seuil de promotion chez des
agents assignés aux seconds rôles (Michel Aurillac, André Laignel)
ou identifiés comme symboles d'une « base » (Hector Rolland).
Genre d'ainé, l'autobiographie fait aussi l'objet d'un détournement
par des jeunes en trajectoire très ascendante, qui, à peine franchie
la quarantaine, utilisent le genre pour lester précocement leur
personnage d'une charge de sérieux et de profondeur. Pour des
agents sans ambitions de carrière démesurées, la médiation de
l'écriture permet aussi d'intervenir sur le mode d'un plaidoyer
ponctuel pour réévaluer le sens d'un épisode politique médiatisé1.
L'ouverture des usages politiques du genre génère sa propre
dynamique. Elle brouille d'abord les typologies antérieures des
écrits de professionnels de la politique. Des fragments autobiogra
phiques côtoient dans un même volume des prises de position sur
l'actualité (P. Seguin) ou des propositions et réflexions sur les
« règles du jeu » politique (M. Rocard). Pour certains « cadets »,
la quasi inexistence d'une carrière à raconter pose un autre
problème. M. Barzach le résout en utilisant un stock d'anecdotes
liées à son passage au ministère de la Santé, ces exemples lui
servent alors de point de départ pour autant de chapitres couvrant
de façon thématique les problèmes de santé publique.
La dynamique du genre renvoie aussi à la banalisation-sophist
ication de ses usages. Partiellement désacralisé par ses usages
multiples, plus facilement accessible par le concours éventuel de

1. A. Devaquet conjugue ainsi dans L'amibe et l'étudiant (Paris, Odile Jacob,


1988) une réflexion sur l'université et la recherche, et des Mémoires condensés
au récit de la crise étudiante de l'hiver 1986.

16
«nègres»1, sollicité par de nouveaux agents2, le registre auto
biographique a vu s'éroder les profits de distinction qu'il pouvait
apporter. Ce processus de dévaluation a, en retour, suscité des
innovations qui contribuent à une incessante redéfinition du genre :
recherche de nouveaux registres d'écritures et sollicitation de
genres littéraires inédits en politique3, mais aussi rupture avec
les conventions du genre par un parti pris d'« authenticité » et de
dévoilement parfois ostentatoires...

La « privatisation » des Mémoires

S'il n'apparait plus que comme l'une des modalités d'intervention


littéraire du personnel politique, le genre Mémoires subit simul
tanément une évolution sensible qui pourrait être associée à l'idée
d'une « privatisation » du récit. La notion peut sembler proche
du pléonasme appliquée à un genre qui fait parler un « je ». Elle
se justifie cependant si l'on réintègre dans le genre les limites de
cette expression à la première personne. Philippe Lejeune distingue
sur ce point de l'autobiographie4 les Mémoires qui associent
l'évocation de l'histoire à celle d'une existence individuelle, situant
le narrateur comme acteur plus que comme individualité. En
témoigne en particulier l'extrême sobriété des pages consacrées à
la vie affective et a fortiori à la sexualité.
Deux autres données limitaient traditionnellement la dimension
privée des Mémoires politiques.
Il s'agit en premier lieu de la présence d'un discours du « nous »
qui faisait du narrateur le porte-parole d'une cause, d'un groupe
qui le dépasse et l'englobe. Le jeu de dénégation par lequel
G. Cogniot semble vouloir se disculper d'écrire ses Mémoires en
est un témoignage : « Le présent livre n'a pas été prémédité » ;
« On voudra bien considérer mes notes comme des matériaux à

1. Cf. E. Faux, T. Legrand, G. Perez, Plumes de l'ombre : les nègres des


hommes politiques, Paris, Ramsay, 1991.
2. L'assurance acquise au fil des ans par des énarques qui ne voient plus dans
le champ intellectuel un espace innacessible à leur magistère ne constitue pas une
donnée subalterne dans ce prurit d'écriture.
3. Voir la « Lettre à tous les Français » analysée par P. Lehingue et B. Pudal
(« Retours à l'expéditeur », dans CURAPP, La communication politique, Paris,
PUF, 1991).
4. « Récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre
existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire
de sa personnalité » (Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, p. 32).

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la disposition de ceux qui se consacrent à l'étude du mouvement
ouvrier, et rien de plus » ; « Ecrire est encore agir » \
Au discours du « nous » se joint celui du « il », dans lequel
l'engagement politique semble ne vouloir que l'inévitable, le
triomphe d'une rationalité technique indifférente aux idéologies2.
Ce style discursif s'observe en particulier sous la plume de certains
hauts fonctionnaires formés dans les écoles de pouvoir, dès que
le récit quitte les trajectoires individuelles pour les affaires
publiques. L'ouvrage de M. Poniatowski en donne une illustration,
qui annonce l'inexorable montée d'une société tertiaire, scientifique,
de masse, d'un avenir que la politique ne saurait qu'accompagner
par la prospective3. Certains passages du récit de V. Giscard
d'Estaing illustrent ce registre, lorsque le Président décrit comme
des moments « parmi les plus heureux de sa présidence » ceux
de conseils restreints concevant le politique comme « il était
souhaitable que les pays fussent gouvernés, pas d'affrontements
idéologiques, une démarche qui /.../ examinait les solutions /.../
pour retenir celle qui maximisait les résultats et réduisait les
inconvénients ou les risques » 4.
En rupture avec ces modèles, des publications apparues à la
fin des années 1980 donnent au « je » un nouvel espace d'ex
pression qui est aussi revendication d'un dévoilement des affects,
d'une divulgation ostentatoire d'une personnalité vraie derrière les
masques et les fonctions. Le récit de son septennat par V. Giscard
d'Estaing constitue la manifestation la plus visible de ce cours
nouveau des Mémoires. Le livre s'ouvre sur le récit d'un vertige
lors d'une prise d'armes, souvenir qui révèle à l'auteur « cet
extraordinaire malentendu qui éloigne les gouvernés des gouver
nants, en leur faisant croire qu'ils appartiennent à des espèces

1. Op. cit., p. 7-9. La préface de C. Guyot au tome 2 (posthume) fait


explicitement usage du « nous » (en italiques) pour désigner le sujet du livre.
L'ouvrage de G. Cogniot détonne d'ailleurs dans notre corpus par une densité
considérable de notes de bas de pages, longues citations de brochures et discours
qui arriment sans cesse le témoignage personnel à une histoire du PCF, ce dont
atteste encore le titre.
2. Cf. P. Bourdieu, L. Boltanski, « La production de l'idéologie dominante »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 2-3, 1976, p. 43-57.
3. Op. cit., troisième partie.
4. Op. cit., p. 211. Dans son étude sur «Le discours Giscardien» (CURAPP,
Discours et idéologies, Paris, PUF, 1980), P. Lehingue souligne la fréquence des
formes verbales à la troisième personne du singulier (« il importe », « il faut »)
comme expressions d'une politique dictée par la rationalité. Le style du « il » est
aussi celui des Mémoires d'Etat (P. Nora) dont de Gaulle donne une illustration
parfaite.

18
humaines différentes » ; « Pas de mémoires donc, mais un essai
pour communiquer le vécu de mon septennat : ce que j'ai ressenti,
moralement, physiquement, intellectuellement » ; « La seule
réponse possible me parait être celle de la spontanéité et de la
simplicité » (p. 10-12). Les contenus du livre donnent quelque
crédibilité à ce pacte de lecture : l'auteur y évoque avec force
détails « la santé des dirigeants » et leurs malaises physiques. Il
les montre partageant des expériences et des émotions ordinaires :
besoin anxieux de transférer son « petit bric-à-brac sécurisant »
dans le bureau élyséen, émotion extrême devant la première grâce
refusée à un condamné à mort, remontée inopinée de souvenirs
d'enfance, peur du ridicule lorsqu'une installation malcommode
l'oblige à parler « perché comme un ouistiti dans un arbre ». Les
comptes rendus médiatiques n'ont pas manqué de souligner l'i
nnovation incarnée par cet ouvrage1, son exceptionnelle ouverture
à la mise en scène d'un personnage plus privé. Mais le cas n'est
pas unique, comme le montre le prière d'insérer de l'ouvrage, au
titre symbolique de A mots découverts, de F. Léotard : « Pourquoi
faut-il qu'en France, par tradition, les hommes politiques se figent
dans des postures d'automate ? Et d'où vient leur frayeur dès
qu'on les prie de secouer l'uniforme où ils suffoquent mais dont
ils ne peuvent, ni ne veulent, se libérer ?» ; « Voici, peut-être,
pour la première fois, l'autoportrait sans fard d'un homme de
conviction et de rigueur qui abat son jeu » ; « Et s'il ne s'agissait,
enfin, que de se montrer sans masque, tel que l'on est ? ». Si le
lecteur peut être fondé à s'interroger sur le respect de ce
programme dans les pages où le ministre en exercice s'exprime
sur sa contribution au gouvernement Chirac, la promesse d'épan-
chement garde cependant du sens. F. Léotard tient des propos
peu conventionnels sur la cruauté du jeu politique, la labilité de
certains de ses choix politiques, son désir d'ascension sociale, son
séjour au monastère, y évoque « les somptueuses cuissardes »
d'une très belle condisciple de l'ENA (p. 41, 43, 77, 88). Ces
registres nouveaux s'observent dans une part croissante des titres
récents. Le livre de M. Barzach en fournirait d'autres illustrations
lorsque celle-ci souligne avec ironie la part théâtrale du métier
politique, dresse un tableau critique de la crispation et de la
rétention affective qu'elle observe lors d'un Conseil des ministres2.

1. Voir le commentaire du tome 2 par J.-M. Colombani dans Le Monde du


22 mai 1991.
2. Op. cit., p. 147, 140. Il y aurait lieu d'analyser ce que la distance ironique
aux rôles de pouvoir peut devoir à la place prise par des témoignages féminins
(cf. la description de Conseil de ministres au chapitre 2 de Le comédie du
pouvoir, F. Giroud, Paris, Fayard, 1977).

19
Les déterminants de l'évolution

Comment expliquer les changements observés tant dans la


diversification des modalités d'intervention « littéraire » des
hommes politiques que dans la « privatisation » des récits ? Deux
approches, plus complémentaires qu'antagonistes, peuvent être
suggérées, toutes deux associées aux changements structurels du
champ politique, analysés en particulier par P. Champagne1. Les
formes nouvelles d'usage de l'écriture peuvent se lire à la fois
comme un effet des nouvelles dynamiques du champ et comme
une forme de réaction à la pression qu'elles font peser sur ses
acteurs.

Une logique instrumentale ?

Deux données peuvent grossièrement condenser nombre des


évolutions du champ politique. La première porte sur l'érosion
des oppositions anciennes entre phases d'activité intense et de
routine. Sans gommer toute distinction entre moments électoraux
et périodes de repos, la cotation permanente des compétiteurs à
coup de verdicts minitel ou de publications de sondages a
grandement contribué à développer une pression permanente sur
les professionnels, qui les contraint à un activisme incessant pour
maitriser les perceptions sociales de leur identité. Ce processus
est inséparable d'une autre tendance lourde à la multiplication
des acteurs du jeu politique. Le temps est loin où les professionnels
de la politique pouvaient se contenter de quelques secrétaires ou
auxiliaires salariés : l'émancipation des journalistes politiques, la
place prise par les communicateurs et les spécialistes des sciences
sociales (sondeurs, politologues) dans un travail de commentaire
du jeu inclus dans le jeu ont diversifié les protagonistes et
sophistiqué les interactions politiques.
Il est donc tentant de réintégrer l'activité littéraire des hommes
politiques comme une des formes d'un activisme symbolique obligé
par lequel ils interviennent sur leur image, jouent des « coups »
dans la relation complexe aux autres protagonistes. L'écriture d'un
livre permet d'opposer une contre-image gratifiante à une mauvaise
cote dans les sondages, de suggérer une réinterprétation d'un

1. Faire l'opinion, Paris, Minuit, 1991.

20
épisode défavorable, de répondre à des articles hostiles par un
autoportrait flatteur. J.-M. Le Pen insiste longuement sur ce
dernier point dans un « Avertissement » où « le lecteur constatera
avec quelque étonnement que celui qu'on décrit comme un
extrémiste pense comme lui sur la plupart des sujets et qu'il le
dit » \
Comment ne pas observer au passage la disproportion entre le
flux des parutions et la modestie du nombre de ventes ? Elle
vient suggérer que bien des titres sont moins conçus pour être
lus que pour recevoir publicité et commentaires. La production
vise en bonne partie les médiateurs tant du fait de leur poids en
tant qu'instance de cotation que de par leur pouvoir de divulgation
de scènes et morceaux choisis d'un livre. Repris par la presse
écrite, racontés lors d'invitations jusque dans des émissions de
variété, les morceaux choisis du Pouvoir et la vie (la rêverie sur
la fougue amoureuse d'Alice Saunier-Seité, le malaise d'Helmut
Schmidt) contribuent même chez les non-lecteurs à offrir de
l'ancien Président une image plus chaleureuse, contrastant avec le
trait « hautain » repéré par les sondages2. Philippe Lejeune
analyse en ce sens la place prise par les journalistes jusque dans
les pages des Mémoires, où ils relancent et questionnent, comme
une manifestation de la présence du public qui intervient explic
itement par le truchement du questionneur3 ; la représentation de
ce « public » n'est pas indépendante des modalités sociales de
définition de l'opinion, dont la traduction dominante renvoie
actuellement aux sondages.
La grille de lecture ici proposée peut s'appuyer sur le fait qu'y
compris en des périodes de moindre activisme symbolique des
hommes politiques, les Mémoires ont toujours été écrits avec une
gomme, pour rectifier des perceptions. Ils relèvent de cette
rhétorique de la prolepse qui « consiste à prévenir ou à répéter
d'avance une objection que l'on pourrait essuyer » 4. Le procédé
surabonde dans notre corpus : M. Rocard traite avec insistance de
ses compagnonnages gauchistes pour souligner qu'ils ne furent que

1. Op. cit , p. 9, voir aussi p. 15-16 ainsi que le cahier de photographies


encarté dans le livre.
2. Cf. J.-M. Cotteret, G. Mermet, La bataille des images, Paris, Larousse,
1986, p. 159.
3. « Autobiographie et histoire littéraire », dans Le pacte autobiographique,
op. cit., p. 338.
4. P Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 410, (1ère
éd., 1830).

21
conflictuels et qu'il a contribué à dissiper la tentation terroriste
(p. 55-58, 62, 65) ; F. Mitterrand revient longuement sur son
intervention du 28 mai 1968 pour démontrer que la perception
négative de sa candidature au pouvoir vient d'un véritable trucage
de l'enregistrement de son propos (p. 165), V. Giscard d'Estaing
souligne sa lucidité précoce sur l'épisode des « avions renifleurs »
en évoquant l'« énorme éclat de rire » que lui occasionne une
démonstration manquée (p. 135).
La mécanique de la prolepse, initialement utilisée de façon
stratégique à l'occasion rare d'une sortie de Mémoires, ne peut
que s'emballer en usages tactiques chez des acteurs politiques
soumis à une cotation incessante et fluctuante, sommés d'intervenir
sur les sujets les plus variés, confrontés à un impératif permanent
de contrôle et d'infléchissements de leurs identités successives. Ce
sont alors jusqu'à ses propres écrits dont l'homme politique doit
gérer la perception par d'autres travaux littéraires : le Mitterrand
qui cite Marx et Lénine est sans doute fonctionnel en 1969
(p. 134, 273, 280), onze ans après cette habileté devient stigmate
et demande d'autres publications (Livres, Propositions) encore
corrigées par d'autres (« Lettre à tous les Français »).
La « privatisation » des contenus peut apparaître comme une
surenchère de ruse *. Le « parler vrai » et les « mots découverts »
peuvent constituer des calculs rationnels, mobilisant le personnage
privé pour faire réévaluer les perceptions de l'homme public. Le
masque de la fonction ou du rôle abandonné, c'est une personnalité
méconnue, vraie et séduisante qui ressortirait. Une autre rhétorique
se repère ici : celle de « L'écrivain en vacances », épinglée par
Barthes2. Ainsi l'écrivain porte de banals pyjamas bleus ? Il
aime, comme tant de ses lecteurs, « les jolies filles,le reblochon
et le miel de lavande » ? Sans doute, mais en pyjama il lit
Bossuet, devant un fromage il rédige l'œuvre qui le mènera Quai-
Conti. La distance déniée est aussitôt réintroduite. De même, le
Président peut être sujet aux malaises ou troublé par une belle
ministre, il n'en décide pas moins entre ces émois ordinaires de
lancer la Légion sur Kolwezi. La sincérité ostentatoire et l'effusion
des sentiments fonctionneraient alors comme un moyen de solliciter
le citoyen en jouant des ressorts d'un modèle intimiste où

1. L'invention de « Questions à domicile » par le service politique de TF1


montre que les associés rivaux du journalisme ont aussi discerné ce que la
mobilisation du « privé » pouvait apporter à la réactivation d'une attention sociale
défaillante pour le personnel politique.
2. Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, p. 30.

22
l'achèvement de la relation entre individus passe par le dévoilement
de sa personnalité « vraie », « profonde » \ Elle permettrait aussi
de contrer une représentation, fréquente en milieu populaire, de
la politique comme univers de calculs cyniques, d'agents sans
affectivité 2.

Malaise et réassurance des masques

La science sociale n'est pas condamnée à choisir entre la


dénonciation castratrice des ruses et illusions par lesquelles les
agents sociaux trompent ou se trompent et l'adhésion enchantée
aux représentations souvent fines ou émouvantes qu'un groupe
donne de sa pratique. Si, jusque dans les épanchements des
nouveaux Werther de la politique, le registre des Mémoires se
prête aux usages instrumentaux d'une sincérité portée en bandoul
ière,ce qu'il révèle ne saurait se réduire à l'artifice.
Il fournit d'abord illustration topique des processus de « dé
formalisation » analysés par Norbert Elias. Donnant à l'art de la
représentation (théâtrale) le statut d'une compétence professionn
elle, la politique constitue un des espaces sociaux où se réalise
de la façon la plus achevée le processus de contrôle de l'expression
des affects et émotions, lui-même caractéristique du « procès de
civilisation » en Occident. Ce contrôle pulsionnel fortement intégré
permet paradoxalement ce que Cas Wouters désigne comme
« relâchement des contrôles émotionnels » 3. Il ouvre la parole à
l'expression ou l'exhibition des affects, même « dangereux » pour
le rôle, dans la mesure où le haut degré de contrôle acquis sur
les émotions permet que leur expression ne donne pas lieu à
dérapage. Jadis refoulées comme source de tensions ou de périls,
certaines émotions comme le désir sexuel ou la frustration sociale
■*— rendues moins menaçantes parce que maîtrisées par le « contrôle
émotionnel » — peuvent devenir objet de discours. Le risque de
leur évocation participe d'une manière de jeu social avec les
limites de ce relâchement contrôlé, permet de se mettre en scène

1. Sur cette interprétation de la sociabilité contemporaine, voir R. Sennett,


Les tyrannies de l'intimité, Paris, Le Seuil, 1979.
2. Le « Président », personnage d'un roman de Simenon sur la politique, rend
bien ce cliché de l'homme d'Etat à l'affectivité totalement censurée par le rôle,
(Le Président, Paris, Presses de la Cité, 1957).
3. « On status competition and emotion management : the study of emotions
as a new field », Theory, Culture and Society, 9 (1),1992, p. 229-252.

23
conformément à des standards comportementaux liés aux valeurs
de simplicité et d'authenticité.
Si elle permet de réinsérer le comportement des professionnels
de la politique dans une évolution lourde de la gestion des
émotions, cette formulation de la référence à Elias risque à la
fois de gommer la singularité de l'univers politique et de suggérer,
à travers la référence au contrôle émotionnel, une vision exces
sivement calculatrice de l'expressivité. Or la montée d'un registre
plus porté sur l'expression des affects, l'affirmation d'un personnage
vrai et consistant sous les dehors empesés de la fonction manif
estent aussi une part de vérité essentielle du métier politique.
Elle peut se lire comme l'expression chez les acteurs politiques
d'un malaise croissant, lié aux formes que revêt pour eux la
tension entre formalisation et dé-formalisation des manifestations
émotionnelles, pour emprunter encore ce couple conceptuel à
Elias. Dominique Memmi fournit, dans un riche article, la trame
d'une telle analyse1. Métier de représentation, la politique
confronte ses agents à une tension permanente entre naturel et
artifice, calcul et spontanéité. Il faut à la fois assumer un travail
des apparences, une activité théâtrale et préserver l'adhésion au
rôle.
Jacques Chirac note : « Tout homme politique est un acteur,
ceux qui ne le reconnaissent pas sont des menteurs » 2. Le poids
des sollicitations médiatiques, l'inflation d'activisme symbolique
donnent aux professionnels une conscience troublée du paradoxe
du comédien. Un indice de cette sensibilité se lit dans le retour
au sein des Mémoires d'une réflexion explicite sur le thème du
jeu, largement gommée depuis les sociétés de cour. M. Rocard
inventorie des « règles du jeu », le poids des « fictions » et de
« biais du système médiatique ». V. Giscard d'Estaing consacre un
chapitre aux « symboles ». La hantise d'une activité politique
dévorée par le théâtral, l'érosion de la dignité du politique sous
la pluie des artifices ressortent aussi d'une majorité des récits
analysés. M. Barzach ouvre son récit sur une anecdote propice
aux gloses : au moment où J .Chirac la sollicite pour entrer dans
le gouvernement, ses fillettes sont occupées à colorier le visage
de leur mère à l'aide d'un jeu de crayons à maquillage. Mme la
ministre aura la plus grande peine à faire disparaître ce masque

1. «Rendre puissant», dans CURAPP, op. cit., p. 143-162. Voir aussi


C. Wouters, art. cité.
2. Emmanuel Faux, T. Legrand, G. Perez, op. dt., p. 64.

24
coloré pour venir figurer sur la photographie officielle du gouver
nement. L'incident peut passer pour métaphore des tensions entre
masques publics et privés.
La sensibilité accrue des professionnels de la politique à cette
tension inscrite dans la structure même de leur activité peut au
final se lire par d'autres grilles qu'un choix entre éloge de leur
sincérité et dénonciation d'un usage cynique des affects. Elle
dénote une tension, parfois une souffrance, imposée par les
contraintes du jeu. Poussé à une surenchère de gesticulations
médiatiques, l'homme politique peut en ressentir une forme de
dévaluation de sa fonction, y percevoir avec une violence accrue
le paradoxe des « deux corps du roi », la fissure sans cesse
menaçante entre le masque et l'agent social — toujours limité
par ses propriétés — qu'il couvre d'un revêtement protecteur mais
fragile. Dans le même temps, la revendication émotionnelle et
parfois pathétique d'une vérité intérieure, d'une sensibilité authent
ique, a d'autres sens qu'une protestation contre le stress du rôle,
la charge d'une activité théâtrale de tous les instants. En faisant
appel d'un personnage vrai contre les grimaces obligées, le
personnel politique retrouve le conseil du publicitaire
M. Bongrand : « Soyez vous-même ». Sous l'apparence de la pla
titude, la maxime fournit matière à réassurance symbolique. Elle
naturalise le bien-fondé du représentant politique à être ce qu'il
prétend en donnant à l'occupant du poste l'alibi d'une nature, de
qualités charismatiques (autorité, sensibilité, chaleur, intuition des
affects ď autrui) qui ramènent les artifices confessés à la dimension
rassurante de techniques d'expression subordonnées au primat
d'une personnalité, d'une « animalité politique » l mise en évidence
par le roman de formation.
Nombre de commentaires journalistiques ont analysé les
mémoires de V. Giscard d'Estaing comme une « thérapie ». Pour
quoi borner l'observation à un usage unique et polémique ? Le
processus de privatisation des Mémoires est toujours une thérapie2
qui permet au représentant politique de se penser avec moins
d'inconfort pour autre chose que ce qu'il est et, par-là, d'entretenir
une adhésion au rôle devenue plus difficile dans le nouveau champ
politique. Mais ce contrôle de soi est aussi contrôle du regard
des autres, dès l'instant où la médiation de l'écrit et l'amplification

1. D. Memmi, art. cité, p. 146 ; voir aussi ses analyses, p. 155-159.


2. Inégalement accessible, en particulier pour les agents dont la raison sociale
était de parler une identité collective, une classe...

25
des commentaires lui donnent écho dans l'espace public. L'auto-
biographe se fait journaliste de sa trajectoire pour ne pas en
abandonner les interprétations aux seuls commentateurs de la
presse. Il confirmerait alors combien le « je » ne peut être qu'un
autre ; le locuteur politique, une anticipation de revue de presse ;
la protestation sincère d'une authenticité privée, le meilleur gage
d'efficacité du masque public.

PROJET №REVUE
231 -AUTOMNE
TRIMESTRIELLE
1992

MUSULMANS EN TERRE D'EUROPE

Bienpopulations
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dossier
souvent
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Avec la contribution, entre autres, de :
Fanny Colonna, Moustapha Diop, Driss El Yazami, Mohamed
Chérif Ferjani, Altan Gôkalp, Azzedine Guellouz, Bernard Lapize,
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Pour recevoir ce numéro ou vous abonner, envoyez vos nom, adresse et règlement à l'ordre
de PROJET à : Assas Editions - 14, rue d'Assas - 75006 PARIS - » (1) 44 39 48 48
ou sur Minitel, tapez 36 15 SJ* PROJET

26
Résumé / Abstract / Compendio

LE SCEPTRE, LES MASQUES ET LA PLUME

L'analyse d'un ensemble de récits autobiographiques rédigés par des


responsables politiques de la Cinquième République révèle le poids d'un
réseau de conventions et de lieux communs à cette littérature. Des
évolutions sensibles désignent cependant tant la place nouvelle prise par
les journalistes et médiateurs dans le champ politique que le malaise
ressenti par les professionnels de la politique devant une configuration
du jeu qui les contraint à une posture théâtrale permanente.
Mots clés : Mémoires, genre littéraire, identité, métier politique,
représentation

THE SCEPTRE, THE MASKS AND THE QUILL

An analysis of a collection of autobiographical narratives written by the


political leaders of the 5th Republic reveals the importance of a network
of conventions and locations that are common to this literature. Significant
developments nonetheless denote both the new place taken by journalists
and mediators in the political field and the unease experienced by
professional politicians in the face of a game that keeps them locked into
a permanent theatrical stance.
Key words : Memoirs, literary genre, identity, political profession,
representation

EL ESPECTRO, LAS MASCARAS Y LA PLUMA

El análisis de un conjunto de relatos autobiográficos redactados рог


responsables políticos de la Quinta República révéla el peso de toda una
red de convenciones y tôpicos relatives a esa literatura. Sin embargo,
evoluciones sensibles designan tanto la plaza recientemente ocupada por
los periodistas y mediadores en el campo politico сото el malestar vivido
por los profesionales de la politico frente a una configuración del juego
que les obliga a adoptar una postura teatral permanente.
Palabras cloves : Memories, género literario, identidad, carrera polttica,
representación

27

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