Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
435
Yves Schemeil
Professeur-Directeur de l’Institut
D’Études Politiques de Grenoble
5 Comme le postule le modèle d’une “culture diplomatique orientale” construit par Léon
Cari BROWN, International Relations and the Middle East : old rules —
dangerous game. Londres, IB. Tauris, 1984, XII-363 p.
438
438
11 NORA Pierre, éd.. Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984 (La République, 674 p.),
et 1986 (La Nation, 3 volumes).
12 Ibid., p. 647-658 du volume III de La Nation (Pierre NORA, “La nation-mémoire”).
13 Pourtant si capitales dans les textes du Futûh al-Buldân d’Al-Baladhuri. Sur ces
problèmes, voir Al-Duri, Aziz, The historical formation of the Arab Nation,
Washington, Center for Contemporary Arab Studies, University of Georgetown,
mai 1983, 17 p.
441
441
20 Comme l’a montré Frédéric BON, “Langage et politique”, p. 552, vol. 3 du Traité de
science politique, édité par Jean LECA et Madeleine GRAWITZ : « Lorsqu’il se réfère aux
objectifs et aux moyens mis en œuvre, l’économiste a bien du mal à définir les critères
qui distinguent la rigueur et l’austérité. Mais lorsque la gauche (française) a été
contrainte à l’été 1982 d’adopter une politique de ce type, il lui a fallu trouver un terme
qui pût désigner cette nouvelle orientation. Le mot austérité était trop marqué à droite
(...). Il serait erroné de croire que cette opération est un pur artifice intellectuel. Après
tout la pensée commune distingue souvent une action selon qu’elle est accomplie par
des hommes, par des animaux, ou même par une espèce particulière. »
444
444
puis à un second exil ; le sommet de Khartoum et son triple refus, qui dût
être effacé par d’autres sommets sous la pression du besoin.
De même les incohérences et les égarements associés aux politiques
radicales commencent à frapper les esprits : ceux qui se croyaient alliés sur
l’essentiel se sont trouvés antagonistes sur d’autres fronts (le Liban, l’Iran,
l’Erythrée, le Soudan, le Sahara) en application opposée de principes
identiques. Ceux qui prêchaient l’unité ont divisé (Kaddhafi en Tunisie ;
l’Egypte à Camp David ; la Syrie et l’Irak avec le dédoublement de tous les
organes “régionaux” — al-qiyâda al-qitriyya — à Damas et à Baghdad).
Enfin, la lutte armée au nom d’une cause est remplacée par des
aventures militaires (Yémen, Soudan, Liban, Iran, Tchad) ou terroristes
(détournements, attentats, fournitures d’armes et entraînement de
mouvements sans aucun rapport avec la nation arabe). Cette substitution
nuit à l’image de la guerre juste. Elle brouille la spécificité des pays arabes,
où l’on croit au caractère sacré du combat pour l’unité et l’indépendance,
les immergeant au sein d’un groupe de pays qui pratiquent une politique
de puissance nouvelle pour eux : l’Inde au Sri-Lanka, la Tanzanie en
Ouganda, la Somalie en Éthiopie et celle-ci en Érythrée, le Vietnam au
Cambodge, l’Afrique du Sud en Angola et l’Union Soviétique en
Afghanistan. La guerre “nécessaire” en est banalisée et dévalorisée. Les
prédispositions à accepter des compromis diplomatiques moins glorieux
mais plus économiques sont donc plus grandes.
Le calcul des bénéfices et des coûts fait ainsi son apparition, guidant
les choix. Les attentes incommensurables que les premiers appels
charismatiques ont soulevées n’ont pu être satisfaites. Aucune politique
étrangère n’a rendu un pays plus libre (les contraintes de décision s’étant
partout internationalisées, même dans les pays traditionnellement les
moins dépendants, comme l’Arabie Saoudite) ; aucune politique
économique ne l’a rendu plus égalitaire (les résultats des réformes
agraires et des nationalisations sont restés limités ; la redistribution des
recettes extérieures — aide, revenus pétroliers, rapatriement des
capitaux ou de salaires — est davantage source de distinctions que de
fraternité). Avant que chaque pays arabe ne devienne maître de son
propre destin, aucun d’entre eux ne savait le coût d’une grande politique,
jusque là menée par des étrangers, ou sur une échelle réduite. Vingt ans
après, c’est chose faite. Chacun sait le prix à payer pour obtenir un
résultat militaire, diplomatique, économique, ou social. Sans pour autant
appliquer un modèle rationnel de la décision individuelle, ou un principe
de citoyenneté sur la validité desquels, surtout en pays arabe, on pourrait
longtemps discuter, les agents sociaux ne sont plus tout à fait les agents
aveugles et consentants d’un principe intangible, mais les acteurs
quotidiens de l’histoire, des acteurs qui n’ont plus la mémoire courte.
Le long terme s’inscrit dans les variables du choix. La patience
redevient la vertu politique suprême. La stabilisation des régimes permet
aux hommes qui les pilotent d’élaborer des stratégies vicennales. On
constate que les régimes se stabilisent parce que les mêmes hommes
restent en place longtemps, que les mécanismes de dévolution du pouvoir
assurent des successions sans heurts, que les tentatives de déstabilisation
se font rares, qu’elles échouent (on l’a vu récemment à Charjah, ou en
448
448
Libye). Les grands projets régionaux (les divers “plans Hussein” ; l’OPAEP
et ses organismes techniques ; le conseil de Coopération du Golfe), et
d’aménagement (le Ghâb, le Ghôr, Tabqa, Assouan, les villes nouvelles en
zones arides, les métros et voies ferrées) sont entrepris et réalisés, voire
inaugurés par ceux qui les ont conçus. Parfois, ils s’inscrivent dans un plan
de conception encore plus ancienne, que l’on a pris le temps d’accepter
(ainsi, les projets recommandés par des missions étrangères avant 1950).
La persistance de ces ambitions sur une aussi longue période suppose un
suivi. La continuité de la responsabilité peut enfin être assurée au-delà de
la satisfaction immédiate d’un besoin ou d’une promesse.
Les mémoires enregistrent ces changements de rythmes temporels.
Elles intègrent également les changements spatiaux des positions dans les
systèmes d’interaction.
La dichotomisation et la linéarité des espaces où se déploient les
stratégies se dissolvent en un système de positions multiples, qui peuvent
être occupées successivement ou même simultanément : c’est h fin du
manichéisme et du fatalisme. Les Arabes ne sont pas voués à n’occuper
que des positions moralement inattaquables, les ennemis ne sont pas tout
noirs. Personne n’est cantonné dans un rôle (le bourreau ou la victime)
depuis que le Canal et le Litani se traversent dans les deux sens.
Déclencher une guerre sans la déclarer, occuper militairement et
durement des zones civiles, s’en prendre aux éléments indisciplinés —
qu’on les taxe de terroristes ou de résistants — connaître des “bavures”,
n’est plus le monopole de personne. Dans le nouvel espace politique,
chacun peut se mouvoir comme il le souhaite et comme les contraintes
extérieures l’y autorisent On ne s’arrête plus de jouer lorsque les règles ne
conviennent plus. On ne quitte plus une table ou un lieu neutre au
moment où l’adversaire s’y installe.
Bref, la paralysie n’est plus de mise et la confiance en soi est
retrouvée 22 . Pour ceux qui en douteraient, l’Iran chiite de Khomeiny
renvoie opportunément une image inversée ou rétrograde, avec ses grands
et ses petits satans, sa guerre à outrance, ses prises d’otages, sa
marginalisation diplomatique.
22 Les propos du prince Talal Bin ABDULAZIZ d’Arabie Saoudite illustrent ces différentes
facettes d’un réalisme confiant. Répondant aux Israéliens qui accusaient son
gouvernement d’un soutien aux manifestants de Cisjordanie, le prince dit s’en
réjouir, se demandant « pourquoi nous ne devrions pas soutenir et financer des
mouvements musulmans et nationalistes pour combattre la colonisation
israélienne ». Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter : « Israël est divisé en deux courants.
Nous devons encourager et appuyer ceux qui en Israël sont en faveur de la conférence
internationale ». (Entretien avec une journaliste du Monde, 4 février 1988).
449
449
note 22. Sur les causes de division du monde arabe, il est abrupt : « La principale est
la stupidité de quelques dirigeants du monde arabe. Certains d’entre eux ont la
possibilité de faire avancer les choses, mais ils n’agissent pas et ne savent pas
s’adapter au monde moderne. Certains disent que nous sommes divisés et si nous
n’avons pas atteint le développement que nous aurions dû avoir, c’est en raison
d’interventions extérieures, et notamment de l’Occident qui refuserait que nous
progressions. Je ne peux vraiment pas dire cela (...), c’est nous qui sommes
responsables. On ne peut pas tout mettre sur le dos de l’Occident (...). En réalité la
coopération arabe n’existe pas jusqu’à maintenant. C’est pourtant la seule solution. »
453
453
ANNEXE
32 Quelques auteurs ont procédé de la même manière, notamment Dion, 1981 (schéma p.
705), et Reichel, 1980 (schéma p. 395). Le style des années quatre-vingts semble
ainsi plus formalisateur que celui des deux dernières décennies lorsque étaient
dressés les premiers bilans des travaux sur la culture politique (Pye, 1968 bis et
1972 ; Kim, 1964).
33 Et encore, pas dans toutes les circonstances : les acteurs politiques d’une situation de
chômage ne semblent pas être les chômeurs eux-mêmes, mais les agents sociaux
que leurs représentations du chômage poussent à la protestation ; cf. D. Schnapper,
“Chômage et politique : une relation mal connue”. Revue française de Science
politique, 32(4-5), août-octobre 1982, p. 679-691. Le cas inverse (les acteurs
sociaux désignés par les autres sans qu’ils jouent de rôle réel dans une situation)
peut également se trouver.
455
455
456
456