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Bulletin du CEDEJ 23, 1er sem. 1988

QUELQUES HYPOTHESES SUR LES


TRANSFORMATIONS DE LA MEMOIRE
POLITIQUE DANS CERTAINS PAYS ARABES 1

Yves Schemeil
Professeur-Directeur de l’Institut
D’Études Politiques de Grenoble

Les situations politiques des années quatre-vingt ressemblent peu


aux précédentes, tout au moins dans le monde arabe. Quelques
événements marquants en témoignent : la résistance populaire en
Cisjordanie, vingt ans après l’occupation, quarante depuis la création
d’Israël ; une succession douce en Tunisie clôturant un demi-siècle de
bourguibisme ; le sommet concordataire d’Amman, suivant tant de
réunions dont les participants se montraient divisés. Dans tous ces cas, la
politique est redevenue une technique. Les grands principes intangibles
ne font plus obstacle au déploiement de stratégies, aux coups tactiques,
aux choix des voies les plus économiques pour atteindre des objectifs
inchangés : malgré les craintes exprimées par des intellectuels arabes, les
fins ultimes de l’action politique restent l’indépendance de tous les
Arabes et leur unité. Il n’est guère question qu’ils poussent le réalisme
jusqu’à en “abdiquer leurs droits” 2 , par une sorte de sentiment de

1Dans le cadre de recherches entreprises sur le concept de "culture politique", le texte


qui suit explore le rôle de la mémoire dans la transformation des systèmes
d'attitudes. Entre la culture, au sens que les anthropologues donnent à ce terme, et
les situations interactives où chacun joue un rôle, la mémoire constitue, un moyen
terme indispensable. La notion de culture a été étudiée pour le Traité de science
politique, édité par Jean LECA et Madeleine GRAWITZ aux PUF en 1985 (vol. 3, p.
237-307). La notion de situation aura été approfondie pour un atelier sur les
problèmes conceptuels du congrès d'août 1988 de l'IPSA. Cet enchaînement
logique suppose la connaissance d'étapes préalables du raisonnement. Comme on
ne saurait les résumer ici, le lecteur qui s'y intéresserait les trouvera en annexe
{infra p. 454). Le caractère inachevé du projet explique, sans complètement le
justifier, l'aspect théorique et souvent abstrait de la présente contribution.
2 Je suis sensible aux réserves exprimées par Said YASSINE sur cette possible

interprétation de mes thèses. Sans son efficace commentaire d'une première


version de mon rapport, je n'aurais pu moi-même déjouer les pièges de l'équivocité,
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culpabilité, voire de faillite 3 . Si certains croient le monde arabe


convaincu — c’est-à-dire perverti — par l’orientalisme au point de se
résigner à la fatalité d’une histoire dont le sens téléologique serait
reconstruit par l’Occident et ses historiens 4 , l’argument avancé ici est
radicalement inverse.
Ceux qui sont engagés dans des situations politiques nouvelles ne
déterminent nullement leur conduite par référence aux fatalités ni aux
pesanteurs qu’offre artificiellement une lecture cursive de l’histoire. Ils
ajustent leur comportement aujourd’hui pour tenir compte de résultats
récents plutôt que de tendances lourdes, sans en perdre leur identité,
dont ils sont les seuls auteurs. Le réalisme n’est donc pas une adaptation
passive aux lois supposées de l’évolution sociale, dans laquelle chacun
devrait trouver sa place et s’y tenir. Il est ajustement dynamique aux lois
d’interaction qui règlent le jeu politique et permettent aux joueurs
habiles d’atteindre la plupart de leurs objectifs dans le minimum de
temps, au coût le plus réduit, en jouant un rôle.
Que les acteurs arabes de situations politiques soient aujourd’hui de
plus habiles joueurs doit être démontré. Retenir provisoirement cette
hypothèse conduit à s’interroger sur les causes d’un tel changement.
Pourquoi ce que l’on percevait à tort comme des étapes sur la voie de la
renaissance ou du recul serait désormais pensé comme des situations,
espaces éphémères d’affrontements ni tous gagnés, ni tous perdus ? Il
faut également expliquer, sous peine d’alimenter les réflexions des
“pessimistes”, comment le choix des rôles, et de leur interprétation dans
chacune de ces situations, reste lié aux choix effectués dans toutes les
autres, et par l’intermédiaire de quel opérateur logique.
La mémoire politique est cet opérateur. Le texte est donc divisé en
deux parties : la première explore le concept de mémoire politique, les
possibilités et les limites de son application au monde arabe ; la seconde
confronte le modèle au terrain et aux contre-exemples apparents.

en précisant mes arguments. Qu'il en soit remercié.


3 qui vient à l’esprit du lecteur de Fouad AJAMI, “The tragedy of Arab Culture”, The New
Republic, 6 avril 1987, p. 27-33.
4 Thèse désormais bien connue, mais non pas moins polémique, d’Edward W. SAID,

Orientalism, New-York, Vintage Books-Random House, 1978, 368 p. Avec la


redécouverte de l’histoire contemporaine par les historiens professionnels, la
querelle a perdu de son acuité. Voir à ce sujet la Lettre d’information interarabe,
IREMAM, Aix-en-Provence, n° 2, décembre 1987, 151 p. Reste un problème
méthodologique intéressant. Si les principales explications des phénomènes
sociaux relèvent de la culture (ce que Jean LECA, dans cette même publication,
dénomme “culturalisme”) alors l’empathie serait une exigence préalable de toute
démarche scientifique. S’il n’est pas besoin de nier que l’étranger puisse
comprendre une autre société — toute connaissance scientifique comparative ainsi
que toute connaissance historique indigène devenant, sinon, impossibles — on
veut croire qu’il fera d’autant plus aisément preuve d’empathie que le problème
sera posé en termes de valeurs et de rôles : les premières, parce qu’il suffit à
l’observateur de prendre pour argent comptant ce que lui dit l’acteur ; les seconds,
parce qu’il est toujours plus facile de s’imaginer dans un rôle social que dans une
personne, et dans un rôle individuel que dans une nébuleuse culturelle. En somme,
on rejoint ici “l’économisme” (toujours selon Jean LECA) puisqu’il s’agit de
comprendre des contraintes de situation et leur économie.
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La mémoire politique est une forme de la mémoire sociale. Celle-ci


est une reconstruction, par un travail lent et constant, du même mythe
des origines. Celle-là est le produit de plusieurs situations politiques
récentes. Les représentations de la réalité ainsi mémorisées sont plus
proches de l’événement que de la structure, où opère la mémoire sociale.
Elles déforment moins l’actualité. Leur objet est d’ailleurs limité aux
protocoles d’action, sorte de répertoires acceptables de conduites et de
stratégies pour défendre des intérêts. Elles ne portent pas sur les
fondements culturels de toute une société qui concernent sa place dans
l’histoire locale et générale, l’identité de ses membres, leurs valeurs, leurs
problèmes incontournables, les règles d’organisation sociale et de
relations extérieures. Parler de mémorisation serait d’ailleurs plus exact :
la constitution d’une mémoire politique commune, ou du moins connue
de tous les membres d’une société, se fait par apprentissage collectif
permanent des protocoles d’action politique. Sous l’effet de situations
réelles, et du produit des interactions qu’elles recouvrent, la mémoire
politique se modifie progressivement. Il s’ensuit deux conséquences.
Tout d’abord, la mémorisation des conséquences probables d’une
action politique est beaucoup plus rapide que la mémorisation d’une
nouvelle culture. Il faut des décennies (à un individu), des siècles (à un
groupe) pour changer de culture. Quelques années suffisent pour
adopter une nouvelle culture politique.
Ensuite, culture globale et culture politique peuvent être découplées.
Des conduites imprévues, voire interdites par la culture globale, peuvent
être adoptées quotidiennement dans l’ordre politique sans que leur
auteur soit déchiré par un écart évident entre les prescriptions
intériorisées de sa culture, et les potentialités externalisées de ses actes
politiques. Les deux réservoirs de mémoire collective, dans lesquels
s’inscrivent toutes ses actions, ne se remplissent pas au même rythme.
Pour employer une image, les eaux de leurs bassins ne se renouvellent
pas aussi vite, le débordement permanent du second (la mémoire ou la
culture politiques) évite la saturation et donc la destruction du premier
(la mémoire sociale, ou la culture globale).
Ainsi, sans être socialement schizophrène, un même acteur peut-il
adhérer notoirement aux “valeurs sacrées” du monde arabe, ou
islamique, et se conduire “à l’ottomane”, de manière égoïste et cynique 5 .
Ainsi peut-il continuer de croire simultanément en un ordre politique où
laïcité et citoyenneté n’ont pas de place (la Cité de Dieu) et en un régime
représentatif rationnel-légal. Entier dans sa foi, il acceptera le
compromis avec ses adversaires politiques.
Étudier les mécanismes de mémorisation politique et leurs effets sur
les cultures politiques arabes est donc justifié. Mais délicat.
On voit mal comment on pourrait mieux expliquer que coexistent

5 Comme le postule le modèle d’une “culture diplomatique orientale” construit par Léon
Cari BROWN, International Relations and the Middle East : old rules —
dangerous game. Londres, IB. Tauris, 1984, XII-363 p.
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des interprétations radicalement différentes sur des problèmes aussi


actuels que l’économie islamique (spécificité profonde ou astucieux
habillage bancaire) ; le droit international (acceptable selon les hommes
d’Etat arabes, partiellement acceptable selon le Cheikh Fadlallah 6 ,
totalement rejeté si l’on en croit Bruno Etienne 7 ) ; le clientélisme
(illégitimant un régime politique selon Michael Hudson 8 , ou le
légitimant selon nous 9 ). Ce dernier thème illustre bien le propos : un
clientélisme affectif, communautaire, voire religieux et un clientélisme
instrumental, politique, voire corrupteur, ne coexistent dans les sociétés
arabes et surtout dans les mêmes individus que grâce au découplage des
deux réceptacles de culture et de leurs vitesses différentes de
mémorisation ou d’oubli. Exprimant spontanément toute forme de
relation dyadique dans un idiome de parenté valorisant la solidarité,
sinon l’égalité, et la foi, sinon la liberté, la culture globale n’a pas encore
mémorisé l’existence d’un rapport de forces dans le clientélisme
contemporain, lequel reste pourtant compréhensible grâce à la culture
politique des patrons et des clients.
Si la mémoire politique décrit bien le heu d’une rencontre entre
culture politique et situation, elle permet une remarquable économie de
moyens dans le traitement anthropologique de l’ordre politique. Plutôt
que d’étudier les restrictions ou les prédispositions culturelles pesant sur
les comportements politiques, le politologue pourra se contenter
d’observer la transformation en une forme de culture d’une série
ordonnée de situations politiques. Plutôt que de se tourner vers le passé,
d’énumérer les interdits, il pourra regarder vers l’avenir en imaginant
des évolutions possibles.
Sous deux réserves : qu’il puisse ordonner des situations politiques en
série ; qu’il puisse observer des réactions répétées. Pour ce qui concerne le
monde arabe, la première condition peut être remplie, on le verra, la
seconde moins aisément Quels sondages, quelles analyses de discours
suffisamment représentatifs nous décriront les étapes d’une mémorisation
en cours ? Nous reposons très largement sur la méthode anthropologique,
qui accumule des informations disparates pour forger une interprétation.

6 D’après la lecture qu’en fait Olivier CARRE, “Quelques mots-clefs de Muhammed


Husayn Fadlallah”, Revue Française de Science Politique 37(4) août 1987, p. 482.
Néanmoins, si « des traités et des pactes sont recherchés et respectés » avec les
pays non-musulmans, si « la guerre est un accident », qu’elle « n’est permise qu’en
réaction à la préalable rupture des traités par les “idolâtres” de l’extérieur (...) il est
loisible, toutefois, avec discernement, de s’appuyer sur un lobby islamique à
l’intérieur de ces pays, sans rompre ni trahir les traités existants ».
7 Bruno ETIENNE, L’islamisme radical, Paris, Hachette, 1987, p. 180 : si « l’ensemble de

la doctrine classique a reconnu que les relations internationales ne pouvaient être


réduites à un état de guerre permanent, les trêves sont admises quoique
nécessairement provisoires et de courte durée. Quand la situation change, les
Musulmans doivent dénoncer unilatéralement la trêve, et comme le droit
musulman prime, il ne peut être reconnu, dans ces conditions, un droit
international commun ou supérieur aux Nations musulmanes et aux autres »
(souligné dans le texte).
8 Michael HUDSON, Arab Politics, The Search for Legitimacy, New Haven, York

University Press, 1977.


9 Jean LECA et Yves SCHEMEIL, “Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe”,

International Journal of Political Science, octobre 1984.


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La validité dépendra de la qualité des informateurs, de l’homogénéité des


situations, de l’acuité du regard. Autant dire que nous sommes dans le
domaine des hypothèses, même si notre souci d’objectivation nous dicte
une grande prudence dans les règles de construction théorique. Du point
de vue épistémologique, ce qui peut être fait dans ce domaine relève pour
l’instant, au mieux, des théories interprétatives.
Les propositions énoncées ont le statut d’hypothèses,
ultérieurement vérifiables par des moyens statistiques et
lexicographiques. Il conviendrait de les tester par un travail empirique
plus objectif, dont le corpus ne serait pas seulement composé, comme ici,
des plus petites unités événementielles pertinentes que l’on pourrait
découper — sortes “d’événementèmes” comparables aux “mythèmes” de
Claude Lévi-Strauss, eux-mêmes imités des “phonèmes” de la
linguistique structurale 10 .

Sur un terrain déjà semé d’embûches, quelques obstacles propres à


l’étude du monde arabe viennent encore s’ajouter.
D’abord la constitution du “monde arabe” en objet. Dire que ce
travail n’est pas aussi empirique qu’il le devrait n’autorise pas à prendre
des libertés avec le réel. C’est pourquoi le titre rappelle prudemment que
ces quelques hypothèses sont issues d’une connaissance de certains faits,
dans plusieurs pays arabes, mais pas dans tous, n rappelle le langage
diplomatique alambiqué dont usent les publications des Nations-Unies
afin d’éviter les critiques habituelles sur l’hypostasie des Egyptiens,
Syriens, Libanais, Saoudiens, Irakiens, Jordaniens, Palestiniens,
Algériens, Tunisiens, etc. en “Arabes”, même si les facilités de langage
conduisent parfois au relâchement de la vigilance épistémologique.
Parler des Arabes supposerait, d’une part, qu’ils partagent une
même culture politique, ce qui est peu probable, sans être totalement
dépourvu de vraisemblance ; d’autre part, que les données empiriques
soient collectées dans chaque pays, ce qui dépasse les capacités d’un seul
homme, sans négliger la moindre information contradictoire. Il est
possible que ce travail d’équipe et de laboratoire soit un jour entrepris.
Actuellement, seule la fécondité du cadre conceptuel peut être éprouvée.
Ensuite, pour rares et provisoires qu’elles soient, les “données”
doivent néanmoins être constituées en corpus. Or, cette opération
dépourvue volontairement d’ambitions n’est pas intellectuellement
simple. Quelles sources privilégier, au nom de quels critères ?
Les sources historiques paraissent indisponibles, ou non pertinentes
pour les objectifs poursuivis. D’une part, l’histoire des années
soixante-dix et quatre-vingts n’est pas encore faite. D’autre part, il faut se
priver de ce qu’il est convenu d’appeler des mémoires autobiographiques,
puisqu’elles ne jouissent d’aucun privilège d’information sur les
mémoires non écrites de l’homme de la rue. Enfin, et surtout, les
supports de mémoire les plus intéressants pour un politologue sont

10 Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, n°233.


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difficiles à observer et à interpréter.


Prenons l’un des angles d’attaque possible du problème : les lieux de
mémoire, selon l’expression de Pierre Nora. En France, où quelque
soixante-six d’entre eux ont été définis, étudiés, comparés 11 , leur place
dans la mémoire collective fait parfois problème. Mais un héritage
commun est accepté, même s’il est objet de dispute, les mémoires
militantes revendiquant chacune différemment la mémoire patrimoine.
De plus une “nation-mémoire” existe : un seul peuple l’assume, abordant
les lieux de religion comme des lieux d’histoire ethnique 12 . Le cas est
moins clair dans l’Orient arabe où des strates trouvent plus difficilement
leur place dans une mémoire légitime : tejâhiliyya, par exemple, mais
aussi la fin de la progression de l’Islam qui oblige à le penser “dans une
seule région”, ou encore l’ère ottomane si méconnue par l’historiographie
locale, et même mondiale, sans parler de la colonisation, peuvent-elles
être assumées par le turâth (héritage) ? Sinon, celui-ci se trouverait
réduit aux lieux d’un Islam fort, et d’une antiquité orientale mythique
(notamment dans la vallée du Nil et en Mésopotamie). Le fait que
quelques-unes des grandes réalisations proprement arabes de l’Islam —
comme les villes de Kufa et Fustat — 13 aient disparu, complique
singulièrement une tâche déjà ardue de repérage des lieux de mémoire
légitimes pour l’ensemble des membres d’une même culture.
Ainsi, nombre de monuments ornant les paysages arabes ne sont pas à
proprement parler arabes, ni même arabisés (musta’riba). C’est
notamment vrai des monuments civils, le plus souvent ottomans, ayyubides,
mamlouks ou khédiviaux. Les palais royaux par exemple (Le Bardo, à
Tunis ; Abdine, au Caire ; la citadelle d’Alep ; Beit ed-Dine, au Liban) ; mais
aussi les ministères, les assemblées, les sièges de province, sans parler des
bains publics, citernes et hôpitaux, caravansérails, marchés, auxquels ne
s’attache aucune mémoire politique, sauf à Damas, où les souks ont été
bombardés et incendiés par l’armée française. Car les incendies et les
destructions marquent parfois davantage la mémoire, mais ils ne laissent
guère de traces, hormis statues et plaques commémoratives.
Les sites archéologiques ne sont pas davantage arabes, mais ils sont
populaires, et les États arabes ont récemment entrepris leur restauration
sur une échelle ou un rythme nouveaux. Les orientations prises, les choix
faits inscrivent dans la pierre les mémorisations sélectives, font de ruines
interrogées par la science et fréquentées par la foule des lieux de
mémoire, avec tous les effets culturels attachés au concept : sentiment
d’identité, leçon historique, référence discursive. Ainsi, en Irak, les sites
mésopotamiens (Babylone, Ur) rappellent-ils l’ancienneté du pays, sa
richesse agraire, stimulant l’imagination des contemporains. Ou encore,
en Syrie, le site d’Ugarit où fut trouvé le premier alphabet, inspira un
conservateur de musée de Damas où l’on peut lire, sous une tablette

11 NORA Pierre, éd.. Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984 (La République, 674 p.),
et 1986 (La Nation, 3 volumes).
12 Ibid., p. 647-658 du volume III de La Nation (Pierre NORA, “La nation-mémoire”).
13 Pourtant si capitales dans les textes du Futûh al-Buldân d’Al-Baladhuri. Sur ces

problèmes, voir Al-Duri, Aziz, The historical formation of the Arab Nation,
Washington, Center for Contemporary Arab Studies, University of Georgetown,
mai 1983, 17 p.
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phénicienne : « L’humanité reconnaissante au grand peuple arabe syrien


pour l’invention de l’alphabet ». Il y a d’autres sites, moins anciens, mais
plus ambigus : les châteaux pris aux Croisés, parce qu’ils furent souvent
bâtis par l’envahisseur, les monuments omayyades, parce qu’ils ont
remanié des vestiges byzantins.
Seuls les sites religieux sont dépourvus d’ambiguïté : les villes saintes
(La Mecque, Médine), mémoires de la légitimité, les mosquées-universités
(Al-Azhar, la Kutûbiyya, la Zeitûna), mémoires de la connaissance, les
mosquées-reliquaires (sanctuaires chiites, Sayyedna Hussein), mémoires
du martyre. Mais une mémoire sociale arabe peut-elle être exclusivement
musulmane ? Les sites religieux moins marqués nous invitent à retenir
plutôt l’idée de permanence que celle d’élection divine. Jérusalem et
Kairouan sont les lieux d’une mémoire de la frontière, de la reconstruction,
de la reconquête. A ce titre, toutefois, ils concernent davantage la mémoire
sociale que la mémoire politique, s’inscrivant dans un temps trop long et
s’adressant trop aux seules questions d’identité.
Sans doute n’est-il pas indispensable de prendre le problème sous
cet angle. Après tout, nous sommes à la recherche d’indices d’une
mémoire politique récemment constituée. Plus récemment que celles des
autres “jeunes” États : États-Unis (qui ont leurs sites de Pennsylvanie),
Union Soviétique (qui commémore Stalingrad), Turquie (dont le
territoire est une commémoration d’Atatürk). Il est donc conforme au
cadre d’analyse que nous nous sommes donné de découvrir une mémoire
politique arabe. Mémoire fixée dans des lieux où l’événement aurait été
non seulement produit, mais reproduit et représenté. Et davantage
présente dans des moments : la bataille d’Alexandrie (ou la fameuse
délégation conduite par Zaghlul), le discours de Nasser annonçant la
nationalisation de la Compagnie du Canal, le “Jour de Maysalûn”, le
départ de la Palestine. La mémoire ne serait pas entretenue par les
monuments, mais par “septembre noir”, “tachrîne”, la radio, etc.
Peut-être est-elle enfin moins présente dans les mémoires. Mémoire
récente, jeune, elle est aussi mémoire de jeunes ; la composition par âge
d’une population n’est pas sans incidence sur la capacité de
mémorisation et sa durée : quand plus de la moitié de la population est
âgée de moins de quinze ans, et quand le nombre des septuagénaires est
réduit par l’espérance de vie à la naissance, le poids et le récit des
événements sont sans commune mesure avec leurs équivalents dans les
sociétés occidentales. Quand on peut encore décorer des “poilus” (soldat
français de la première guerre mondiale) le 11 novembre 1987 sur la
place Charles-de-Gaulle devant un public dont une majorité a connu le
général qui présida le pays entre 1958 et 1969, la mémorisation s’effectue
très différemment de ce que connaissent les sociétés où, pour prendre
l’exemple de l’Égypte, plus de la moitié de la population n’a pas connu
Gainai Abdel Nasser de son vivant.
Plus évanescente que la mémoire sociale, la mémoire politique en
est également plus difficile à appréhender, elle se présente rarement
comme un bloc incontournable? Maurice Halbwachs avait bien compris
la différence entre les deux formes de mémoire : « la mémoire collective
est un tableau des ressemblances, et il est naturel qu’elle se persuade que
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le groupe reste, et que ce qui a changé ce sont les relations ou contacts du


groupe avec les autres » 14 . Au contraire, la mémoire politique insiste sur
les différences, découpe le temps en périodes, entretient le souvenir des
rares événements nationaux qui « modifient en même temps toutes les
existence », puisque « d’ordinaire la nation est trop éloignée de
l’individu pour qu’il considère l’histoire de son pays autrement que
comme un cadre très large, avec lequel son histoire à lui n’a que fort peu
de points de contacts » 15 . Pierre Nora ne dit pas autre chose lorsqu’il
explique les raisons de son entreprise en opposant histoire et mémoire :
« II y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de
mémoire », ou encore : « mémoire, histoire : loin d’être synonymes, nous
prenons conscience que tout les oppose. La mémoire est la vie, toujours
portée par des groupes vivants (...). L’histoire est la reconstruction,
toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus » 16 .
Ainsi la mémoire collective assure-t-elle l’unité et la durée, tandis
que la mémoire politique (ou l’histoire) produit des différences à
échéances rapprochées. Le temps collectif paraît immuable, le temps
politique discontinu tant qu’il n’est pas à son tour inscrit dans le
patrimoine social, par « transformation en bien commun et en héritage
collectif des enjeux traditionnels de la mémoire elle-même (...)
métabolisme (qui) se traduit au premier chef par l’épuisement des
oppositions classiques » 17 .
II n’est donc pas surprenant que la mémoire politique se repère
malaisément, se cristallise difficilement dans des lieux, se laisse
problématiquement reconstruire « à l’aide de données empruntées au
présent » 18 . Cela ne doit pas nous arrêter. Nous ne sommes pas à la
recherche de modifications des croyances mais de changements
d’attitudes, de recomposition du système de prédispositions qui
gouvernent les conduites. Nous nous intéressons aux grandes inflexions
des répertoires d’action politique. D’un point de vue scientifique, au sens
que lui trouvent Simmel et Popper, il ne nous reste qu’à “conjecturer” de
telles inflexions 19 .
La tâche n’est pas insurmontable : de nouveaux répertoires d’action
politique sont en effet apparus dans le monde arabe depuis 1970-1973 ;

14 HALBWACHS Maurice, La mémoire collective, Paris, PUF, 1986, p. 78.


15 lbid.. p. 66.
16 NORA, op.cit.. La République, p. XVII et XIX.
17 Ibid., La Nation, vol. 3, p. 650.
18 HALBWACHS, op.cit., p. 57.
19 Si Karl POPPER a imposé le concept de “conjecture” de telle sorte qu’il n’est pas

nécessaire de renvoyer le lecteur à un passage particulier de ses œuvres, la référence


à Georg SIMMEL mérite d’être précisée. C’est dans le texte “Des lois de l’histoire”, p.
133-182 de la traduction française (Les problèmes de la philosophie de l’histoire,
Paris, PUF, 1984, 244 p.) qu’il parle de « conjectures destinées à être remplacées par
des propositions plus fondées » (p. 181). On jugera mieux du parallélisme des idées,
mais aussi de leurs différences au vu du passage suivant (p. 154) : « On ne peut en
règle générale connaître les limites de validité d’un principe qu’à partir du moment
où on a pu l’éprouver sur une multitude d’observations. Il y a alors toute chance qu’il
doive abandonner ses prétentions et qu’il ne puisse conserver son statut de loi
constitutive. Mais il aura servi de principe heuristique et son domaine de validité
pourra être délimité à partir du moment où il aura été testé de manière
systématique. »
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cette évolution est en phase avec un mouvement général de


transformation des valeurs guidant les politiques publiques, accompagné
d’une réaffirmation des valeurs constitutives d’une identité.
Le néo-libéralisme ambiant est moins irrésistible que certains
l’espéraient ou le redoutaient n est toutefois opportun de s’y référer dans
une étude sur les transformations de la mémoire politique. En effet,
même des partis socialistes (en France, en Espagne, en Italie) ou des
pays communistes (l’Union Soviétique, la Hongrie, la Chine) se sont
résolus à accepter en partie la loi du marché (donc l’inflation, le chômage,
les impôts, la diminution des transferts sociaux qu’elle implique, le
privilège qu’elle accorde aux entreprises plutôt qu’aux institutions). Ce
réalisme généralisé implique le découplage culturel dont nous parlions
plus haut : glasnost, infitâh, “socialisme tranquille” à la hongroise,
rajeunissement chinois, réconciliation allemande, “rigueur” française,
s’accompagnent de discours sur l’identité d’autant plus nécessaires que
celle-ci est brouillée par la similitude des thérapies économiques
quotidiennes. On assure que la doctrine “socialiste” fait la différence
entre deux politiques similaires, l’une qu’elle inspire ou qu’elle accepte
“provisoirement”, l’autre qui obéit aux doctrines libérales pures et dures,
dépourvues de tout principe humaniste — ou encore, que l’on accepte la
“rigueur” en refusant “l’austérité” 20 ).
Le monde arabe connaît le même mouvement On y “privatise”
quelque peu des économies toutes largement dominées par l’État où sont
encouragés le développement du secteur privé et l’adoption d’une
mentalité managériale dans le secteur public. On y ouvre l’économie sur
l’extérieur (autrement dit, une partie du marché est laissée à la régulation
internationale). Simultanément, la lutte contre l’accaparement, la
corruption, l’enrichissement excessif ou illégal, et ce que l’on pourrait
appeler la “Banque des Dérèglements Internationaux”, est menée au nom
du socialisme arabe, algérien, baathiste, islamique, voire tout simplement
de l’humanisme musulman.
Bien que le crédit des “grandes théories” diminue, les ressources
morales sont valorisées, soit par ceux qui adoptent une ligne politique
nouvelle au nom d’une ligne politique ancienne (tes marxistes, qui,
cessant de l’être, prétendent en même temps revenir aux sources ; les
bourguibistes qui dépassent Bourguiba au nom de ses propres principes),
soit par ceux qui, privés de pouvoir et n’ayant pas à l’exercer, louent
l’alternance au nom de leur dignité morale (les travaillistes et les
écologistes solidaristes et anti-nucléaires ; les islamistes modérés ou
radicaux, anti-matérialistes).
Or les ressources morales, les principes philosophiques, les points de

20 Comme l’a montré Frédéric BON, “Langage et politique”, p. 552, vol. 3 du Traité de
science politique, édité par Jean LECA et Madeleine GRAWITZ : « Lorsqu’il se réfère aux
objectifs et aux moyens mis en œuvre, l’économiste a bien du mal à définir les critères
qui distinguent la rigueur et l’austérité. Mais lorsque la gauche (française) a été
contrainte à l’été 1982 d’adopter une politique de ce type, il lui a fallu trouver un terme
qui pût désigner cette nouvelle orientation. Le mot austérité était trop marqué à droite
(...). Il serait erroné de croire que cette opération est un pur artifice intellectuel. Après
tout la pensée commune distingue souvent une action selon qu’elle est accomplie par
des hommes, par des animaux, ou même par une espèce particulière. »
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vue globalisants sur une société, relèvent de la culture et de la mémoire


sociales, tandis que les pratiques politiques, tout particulièrement tes
politiques économiques, relèvent de la culture et de la mémoire politiques.
Ainsi, en Orient autant qu’en Occident, dans les mêmes proportions, et au
même moment, le découplage des deux formes de culture assure le
changement ou le cantonne dans les limites collectivement acceptables.
Toutefois la simultanéité de mouvements affectant des aires
culturelles aussi différentes que l’Europe, le monde anglo-saxon, les pays
socialistes, la Chine et le monde arabe pose problème. Mettant entre
parenthèses une explication possible par réaction en chaîne, recherchons
un instant les causes endogènes particulières à de tels changements
généraux. Les phénomènes de génération semblent pertinents : au
moment où une génération épuise son pouvoir de légitimation, une autre
impose sa contre-culture. L’Europe de la Reconstruction et du Rideau de
Fer cesse d’être une référence légitime dès 1968 ; la mission libératrice et
morale de l’Amérique s’estompe avec la fin de la guerre du Vietnam ; la
révolution culturelle chinoise ébranle la vieille garde, préparant le
terrain pour Monsieur Deng. Un peu plus tard, la gérontocratie
soviétique sera touchée à son tour.
Le message est clair : ceux qui ont fait la guerre (quelle qu’elle soit)
ont fait leur temps le jour où la guerre froide, substitut provisoire de la
guerre ouverte, n’est plus évidente. La discipline imposée par les élites
politiques ne trouve plus de fondement dans la nouvelle génération. Le
renouvellement naturel de la population s’accompagne alors d’un
renouvellement des élites politiques ainsi que du dédoublement de leur
discours (socialisme, gaullisme, esprit pionnier) et de leur pratique
(perestroïka, privatisations, reaganomics). Fabriquée par les plus
anciens mais soutenue par les plus jeunes, la nouvelle élite joue à fond le
jeu du découplage.
Reste un problème : la durée d’une génération dépend de la pyramide
des âges et de la périodisation des grands combats, évidemment
différentes d’un pays à l’autre, ou du moins d’une aire culturelle à une
autre. Comment expliquer la synchronisation des changements profonds
de la mémoire politique dans des sociétés dont les calendriers culturels ne
sont pas synchrones autrement que par la “contrainte extérieure” ? Par
une variable moins générale, quoique de même nature : elle est parfois
nommée “revanche de l’économie” ; on pourrait moins prosaïquement la
désigner par une prise de conscience des succès et des échecs obtenus
dans une société par comparaison avec les réussites ou les limites d’une
autre. La médiatisation généralisée assure cette prise de conscience aux
générations de la télévision et des voyages (touristes, étudiants,
travailleurs immigrés). On peut dater de la fin des années soixante
l’éclatement d’une société médiatique et mobile, la possibilité des
comparaisons. L’information visible passe désormais massivement de
Berlin-Est à Berlin-Ouest, de Canton à Hong-Kong, de Damas à Beyrouth,
de Riyadh au Caire, d’Alger ou de Rabat à Paris, etc ... La comparaison ne
se fait plus avec les générations précédentes (on vit mieux qu’eux), mais
avec les sociétés voisines (ils vivent mieux que nous).
Cette subite transformation des perceptions collectives constitue un
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terrain idéal pour les innombrables changements individuels de stratégie,


lesquels, en retour, s’agrègent pour être intégrés dans une nouvelle
mémoire politique.

De quand dater les premières manifestations d’une transformation


collective de la mémoire politique dans les pays arabes en général ? Des
années 1970-1973, évidemment, si l’on veut bien se souvenir de la mort de
Nasser juste après “septembre noir”, des nationalisations de compagnies
pétrolières, puis de l’embargo, du mouvement de rectification en Syrie, du
bombardement des camps palestiniens à Beyrouth, de la traversée du
canal de Suez suivie de la politique des petits pas.
Cette série d’événements ne ressemble pas aux précédentes. Si l’on
croise l’intensité idéologique intérieure et la nature du rapport de forces
extérieur, la période se caractérise par un relatif instrumentalisme et une
position internationale favorable. Pour la première fois, ces deux
variables sont en phase synchrone. Les périodes antérieures sont en effet
marquées par la combinaison d’une idéologie agressive et d’une position
défensive, ou d’une pause extérieure et d’un repli sur soi :
— entre 1936 et 1948
Anti-colonialisme et premières émancipations grâce aux partis de
notables nationalistes, constitution des États et de la Ligue Arabe.
— entre 1949 et 1951
Pause, Expansion due à la guerre de Corée, suites de la guerre de
Palestine.
— entre 1952 et 1961
Arabisme et socialisme, révoltes et putschs réussis ou tentés,
nationalisations et contrôle social, non-alignement militant.
— entre 1962 et 1964
Pause, accords d’Evian, Charte nationale et constitutions (Égypte,
Arabie Saoudite, Koweït).
— entre 1965 et 1969
Radicalisation intérieure (prise du pouvoir par des militaires en
Algérie, Syrie, Irak, Libye et au sein de l’OLP), échecs extérieurs
(Yémen, guerre des six jours).
— entre 1970 et 1973
Réalisme intérieur, rapport de forces favorable.
Après 1970-1973, aucun événement ne devrait marquer autant les
mémoires excepté la “guerre des pierres” début 1988. Us images fortes
d’une crédibilité internationale nouvelle et d’un réalisme politique
intérieur ne semblent plus contrariées.
Qu’entendre par “réalisme” ? Pas seulement une sorte de cynisme
dénué de tout principe, dont les fondements anthropologiques
pourraient être aisément retrouves dans la longue durée. Pas
uniquement, non plus, la capacité de composer avec l’adversaire, même
si cette dimension est une conséquence des transformations de la
mémoire politique. Mais surtout, la capacité d’examiner sans préalable
idéologique susceptible d’empêcher sa prise en considération, n’importe
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quelle solution à n’importe quel problème. Aucun tabou ne condamne à


des stratégies d’évitement ou d’occultation, d’une question cruciale.
Certes, une lecture polémique des douze dernières années tenterait
d’établir que le discours d’Arafat à la Tribune des Nations-Unies, le voyage
de Sadate à Jérusalem, les accords libano-israéliens, le recours koweïtien
au pavillon des États-Unis et à la protection de leur marine s’analysent
comme des capitulations, des retours en arrière 21 . Une lecture scientifique
montrerait que les crises et les réconciliations les plus imprévisibles entre
la Syrie et les Libanais, Palestiniens, Jordaniens, Irakiens, relèvent d’une
logique segmentaire très ancienne. Mais elles manqueraient l’essentiel. La
construction progressive de moyens de représentation, et de systèmes
d’administration, rend désormais possible un traitement professionnel
des crises. Diplomates, hauts-fonctionnaires, experts, universitaires et
officiers supérieurs, chacun pour ce qui le concerne, sont réellement
chargés de la préparation et de l’exécution des décisions.
Le temps n’est plus où le traitement des problèmes ne pouvait
s’effectuer qu’en termes idéologiques, faute d’appareil bureaucratique
suffisamment étoffé et suffisamment efficace pour prendre le relai des
grands discours.
Les équipes d’amateurs étaient alors liées par serment à une
personnalité charismatique, mais sans pouvoir sur l’exécution des
grands projets politiques ou économiques. C’étaient des équipes unies
autour de quelques grands principes (libération nationale, justice
distributive, unité arabe, autrement dit : liberté, égalité, fraternité, dans
un cadre arabe). Elles sont décimées par les retraits, exils, décès, tandis
que, dans la routinisation des politiques publiques, s’étoffent et se
consolident des équipes de spécialistes.
Les leaders de la seconde génération, hommes d’appareils, ne sont
plus les inspirateurs râchidûn d’une philosophie politique qui les a
conduits au pouvoir (nationalisme arabe, baathisme, wahhabisme,
socialisme destourien, etc.) mais des chefs de gouvernement dont
l’habileté manœuvrière (la Realpolitik) est souvent louée.
Réalisme donc. Mais qui tient aussi aux déboires du passé,
mémorisés par les professionnels désormais en charge de la politique,
autant que par tous les autres groupes sociaux.
Les limites de l’intransigeance, lorsqu’il ne s’agit pas seulement de
construire une identité collective, mais de défendre des intérêts, sont
présentes dans toutes les mémoires : le refus d’un partage de la Palestine
en 1948, qui obligera sans doute à l’accepter demain dans de moins
bonnes conditions ; le blocus du détroit de Tiran en 1967, qui imposa une
guerre non voulue ; les accords du Caire, en 1969, qui condamnèrent le
Liban à un inévitable éclatement et les Palestiniens à une lutte fratricide,

21 L’un des défenseurs du “réalisme” en politique, le professeur jordanien Kamal


ABU-JABER, n’en a pas moins souligné cet aspect de l’intervention américaine dans sa
communication au congrès annuel de la British Middle Eastern Studies Association
(Exeter, 12 juillet 1987). Pourtant, selon une analyse de Bruno DETHOMAS, que nous
partageons, cette intervention serait plutôt le signe d’une absence de politique
énergétique aux États-Unis, et donc d’une dépendance croissante envers la situation
dans le Golfe. (“Les Américains à la merci du Golfe”, Le Monde, 4 février 1988).
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puis à un second exil ; le sommet de Khartoum et son triple refus, qui dût
être effacé par d’autres sommets sous la pression du besoin.
De même les incohérences et les égarements associés aux politiques
radicales commencent à frapper les esprits : ceux qui se croyaient alliés sur
l’essentiel se sont trouvés antagonistes sur d’autres fronts (le Liban, l’Iran,
l’Erythrée, le Soudan, le Sahara) en application opposée de principes
identiques. Ceux qui prêchaient l’unité ont divisé (Kaddhafi en Tunisie ;
l’Egypte à Camp David ; la Syrie et l’Irak avec le dédoublement de tous les
organes “régionaux” — al-qiyâda al-qitriyya — à Damas et à Baghdad).
Enfin, la lutte armée au nom d’une cause est remplacée par des
aventures militaires (Yémen, Soudan, Liban, Iran, Tchad) ou terroristes
(détournements, attentats, fournitures d’armes et entraînement de
mouvements sans aucun rapport avec la nation arabe). Cette substitution
nuit à l’image de la guerre juste. Elle brouille la spécificité des pays arabes,
où l’on croit au caractère sacré du combat pour l’unité et l’indépendance,
les immergeant au sein d’un groupe de pays qui pratiquent une politique
de puissance nouvelle pour eux : l’Inde au Sri-Lanka, la Tanzanie en
Ouganda, la Somalie en Éthiopie et celle-ci en Érythrée, le Vietnam au
Cambodge, l’Afrique du Sud en Angola et l’Union Soviétique en
Afghanistan. La guerre “nécessaire” en est banalisée et dévalorisée. Les
prédispositions à accepter des compromis diplomatiques moins glorieux
mais plus économiques sont donc plus grandes.
Le calcul des bénéfices et des coûts fait ainsi son apparition, guidant
les choix. Les attentes incommensurables que les premiers appels
charismatiques ont soulevées n’ont pu être satisfaites. Aucune politique
étrangère n’a rendu un pays plus libre (les contraintes de décision s’étant
partout internationalisées, même dans les pays traditionnellement les
moins dépendants, comme l’Arabie Saoudite) ; aucune politique
économique ne l’a rendu plus égalitaire (les résultats des réformes
agraires et des nationalisations sont restés limités ; la redistribution des
recettes extérieures — aide, revenus pétroliers, rapatriement des
capitaux ou de salaires — est davantage source de distinctions que de
fraternité). Avant que chaque pays arabe ne devienne maître de son
propre destin, aucun d’entre eux ne savait le coût d’une grande politique,
jusque là menée par des étrangers, ou sur une échelle réduite. Vingt ans
après, c’est chose faite. Chacun sait le prix à payer pour obtenir un
résultat militaire, diplomatique, économique, ou social. Sans pour autant
appliquer un modèle rationnel de la décision individuelle, ou un principe
de citoyenneté sur la validité desquels, surtout en pays arabe, on pourrait
longtemps discuter, les agents sociaux ne sont plus tout à fait les agents
aveugles et consentants d’un principe intangible, mais les acteurs
quotidiens de l’histoire, des acteurs qui n’ont plus la mémoire courte.
Le long terme s’inscrit dans les variables du choix. La patience
redevient la vertu politique suprême. La stabilisation des régimes permet
aux hommes qui les pilotent d’élaborer des stratégies vicennales. On
constate que les régimes se stabilisent parce que les mêmes hommes
restent en place longtemps, que les mécanismes de dévolution du pouvoir
assurent des successions sans heurts, que les tentatives de déstabilisation
se font rares, qu’elles échouent (on l’a vu récemment à Charjah, ou en
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Libye). Les grands projets régionaux (les divers “plans Hussein” ; l’OPAEP
et ses organismes techniques ; le conseil de Coopération du Golfe), et
d’aménagement (le Ghâb, le Ghôr, Tabqa, Assouan, les villes nouvelles en
zones arides, les métros et voies ferrées) sont entrepris et réalisés, voire
inaugurés par ceux qui les ont conçus. Parfois, ils s’inscrivent dans un plan
de conception encore plus ancienne, que l’on a pris le temps d’accepter
(ainsi, les projets recommandés par des missions étrangères avant 1950).
La persistance de ces ambitions sur une aussi longue période suppose un
suivi. La continuité de la responsabilité peut enfin être assurée au-delà de
la satisfaction immédiate d’un besoin ou d’une promesse.
Les mémoires enregistrent ces changements de rythmes temporels.
Elles intègrent également les changements spatiaux des positions dans les
systèmes d’interaction.
La dichotomisation et la linéarité des espaces où se déploient les
stratégies se dissolvent en un système de positions multiples, qui peuvent
être occupées successivement ou même simultanément : c’est h fin du
manichéisme et du fatalisme. Les Arabes ne sont pas voués à n’occuper
que des positions moralement inattaquables, les ennemis ne sont pas tout
noirs. Personne n’est cantonné dans un rôle (le bourreau ou la victime)
depuis que le Canal et le Litani se traversent dans les deux sens.
Déclencher une guerre sans la déclarer, occuper militairement et
durement des zones civiles, s’en prendre aux éléments indisciplinés —
qu’on les taxe de terroristes ou de résistants — connaître des “bavures”,
n’est plus le monopole de personne. Dans le nouvel espace politique,
chacun peut se mouvoir comme il le souhaite et comme les contraintes
extérieures l’y autorisent On ne s’arrête plus de jouer lorsque les règles ne
conviennent plus. On ne quitte plus une table ou un lieu neutre au
moment où l’adversaire s’y installe.
Bref, la paralysie n’est plus de mise et la confiance en soi est
retrouvée 22 . Pour ceux qui en douteraient, l’Iran chiite de Khomeiny
renvoie opportunément une image inversée ou rétrograde, avec ses grands
et ses petits satans, sa guerre à outrance, ses prises d’otages, sa
marginalisation diplomatique.

Certes, il existe encore des positions radicales. Elles sont de deux


natures : anachroniques, ou tactiques.
Anachroniques : parce qu’il est arrivé le dernier sur la scène politique
arabe, Kaddhafi donne souvent l’impression d’une vedette du cinéma
muet dans un des premiers films parlants. A peine déploie-t-il son génie

22 Les propos du prince Talal Bin ABDULAZIZ d’Arabie Saoudite illustrent ces différentes
facettes d’un réalisme confiant. Répondant aux Israéliens qui accusaient son
gouvernement d’un soutien aux manifestants de Cisjordanie, le prince dit s’en
réjouir, se demandant « pourquoi nous ne devrions pas soutenir et financer des
mouvements musulmans et nationalistes pour combattre la colonisation
israélienne ». Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter : « Israël est divisé en deux courants.
Nous devons encourager et appuyer ceux qui en Israël sont en faveur de la conférence
internationale ». (Entretien avec une journaliste du Monde, 4 février 1988).
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politique que son modèle, Nasser, disparaît Quand la guerre civile


libanaise commence, il est le seul homme d’État à la transformer en
caricature de guerre religieuse par un appel à la soumission des chrétiens
“dhimmi”. Unissant successivement la Libye à plusieurs pays arabes qui
en divorcent aussitôt, il multiplie d’ailleurs les appels à l’union, ou à la
“raison”, c’est-à-dire au respect d’une idéologie arabo-islamiste. Mais le
plus intéressant n’est pas l’appel démultiplié qu’il lance ainsi à ses
partenaires, rappel des grands principes de l’arabisme et de l’islamisme.
Le plus notable, c’est le silence désabusé ou condescendant qu’il recueille.
D’autres positions radicales sont tactiques. Les trajectoires des
militants chiites libanais, passés du parti communiste à Amal, puis à une
organisation pro-iranienne sont exemplaires d’une recherche tactique de la
plus grande efficacité, au même titre que les militants gauchistes chrétiens
convertis au chiisme. Ils pourraient bien obéir aux mêmes motifs que les
anabaptistes dans l’Allemagne du début du XVIe siècle : parler le langage
que comprend la majorité du peuple permet de le mobiliser plus
efficacement 23 . Au Liban, les preneurs d’otages, anciens étudiants en
France, répondent au moins autant à un calcul rationnel (les otages sont le
point faible de l’Occident) qu’à une logique traditionnelle : selon la loi du
sang, tous les membres d’une communauté sont solidairement
responsables devant tous les membres d’une autre des agressions
commises à l’égard de l’un d’entre eux. A la différence des “fanatiques”,
qu’ils sont supposés être, et que certains sont, de nombreux militants qui se
donnent en spectacle lors de la achûra, sont capables de tourner leur veste
du jour au lendemain, au propre (abandon des treillis pour les blue-jeans et
le T-shirt à chaque mouvement d’armée étrangère, syrienne, israélienne,
occidentale) comme au figuré (abandon d’une étiquette politique pour une
autre). Certains y sont même prédisposés par le traitement juridique des
situations de nécessité : taqiyya et mutaa chiites, darûra sunnite. Dans un
environnement où la survie de chacun dépend de son adhésion à des
valeurs collectives radicales, l’intérêt individuel bien compris commande
d’être rétribué en récompenses symboliques (et en devises étrangères) 24 .
Quelle que soit la barbarie de leurs actes, les plus radicaux des
Arabes ne cessent d’appeler au compromis. Kaddhafi fait des ouvertures
aux adversaires qu’il admoneste avec fougue ; les preneurs d’otages
prennent curieusement à témoin l’opinion française ou américaine de
l’intransigeance de leur gouvernement, alors qu’est vantée la souplesse
des dirigeants allemands, italiens ou grecs.
De surcroît, les conduites politiques peuvent rester radicales quand
bien même les attitudes seraient devenues réalistes. La mémorisation de

23 Selon l’ingénieuse hypothèse de Friedrich ENGELS dans La guerre des paysans en


Allemagne, Paris, Ed. sociales, 1974, 196 p.
24 Les motifs économiques qui conduisent à adopter certains rôles (par exemple celui du
“fondamentaliste”) ne doivent être ni négligés ni mal jugés. C’est avec beaucoup de
dignité que le père de famille libanais, cherchant à nourrir les siens dans une période
de chute du pouvoir d’achat, vend sa force de travail et ses qualifications au plus
offrant. C’est avec la même dignité qu’une femme porte un habit plus conforme aux
traditions islamiques que les vêtements occidentaux, dont il faut changer plus
souvent dans la journée, dans l’année, et même d’une année à l’autre. Le reconnaître
n’a rien d’ironique : c’est au contraire faire œuvre de science que de l’accepter.
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certains événements passe en effet toujours par le système des attitudes


avant que les ensembles des représentations et des valeurs
statistiquement les plus fréquentes dans une société commandent, en aval,
les conduites des acteurs.
Reste le statut de la trahison. Ceux qui négocient avec l’ennemi
risquent l’assassinat (Sadate, ou les représentants de l’OLP qui ont eu des
contacts avec des Israéliens). Mais le risque qu’ils prennent est-il plus
grand que le risque encouru par ceux qui s’y refusent (le roi Fayçal, par
exemple) ?
Dans l’imaginaire collectif, on trahit pour de l’argent, par jalousie, pour
des motifs égoïstes, autant que par idéal. On peut trahir par opportunisme,
et risquer d’être traduit devant un tribunal populaire ou légal pour ce motif
(il n’est plus opportun de trahir, mais de se rallier ; les collaborateurs ont
fait passer leur intérêt avant celui de la communauté, ils le payent). Ou
encore, on trahit une promesse qu’on n’a pas les moyens de tenir (c’est
aussi le sens de khiyâna), on déçoit. On doit accepter la sanction de cette
défaillance, ou de ce changement de ligne politique. On peut aussi s’y
refuser, et estimer que la politique exige de savoir se contredire.
Pour ne pas trahir, il faudrait se sacrifier. Les mécanismes d’une
“idéologie du sacrifice” dans le contexte chrétien de l’Amérique latine
sont connus. Hors d’un monde marqué par le sacrifice de Jésus, on
soupçonne leur existence dans le judaïsme (le “syndrome de Massada”)
ou les philosophies extrême-orientales (le suicide socialement codifié des
Japonais, l’immolation des bonzes bouddhistes). Dans le monde
musulman, ces mécanismes sont à l’œuvre chez les Chiites (hachîchîn,
miliciens du hizbollâh, pasdarans). La prohibition culturelle et
religieuse de l’auto-destruction n’autorise toutefois que les sacrifices
collectifs dujihâd, refus réitérés de l’autre branche de l’alternative : la
négociation. La majorité des Arabes n’acceptent guère cette forme de
combat Ils ne sont pas convaincus par l’idéologie sacrificielle. Lorsque
Fidel Castro enjoint Salvador Allende de se battre jusqu’à la mort contre
l’impérialisme et le fascisme, le président chilien l’écoute. Mais Yasser
Arafat ne donne pas suite à l’invitation au suicide que Muammar
Kaddhafi lui adresse en 1982 25 .
De toute manière, la puissance évocatrice de la trahison, dans le
monde arabe, est au moins aussi grande et aussi ancienne que celle du
complot. Les deux notions empruntent à une mémoire trop longue pour
perdre aussi rapidement de leur pertinence. Elles focalisent ce qui reste
de refus du pragmatisme autour de quelques événements, ralentissant
ainsi la mémorisation de leurs contraires, la négociation bilatérale et la
négociation multilatérale.
L’idée de complot est par surcroît bien pratique. Socialement, elle est
plus efficace que l’idée de trahison. La trahison désigne au sein de la
communauté une victime émissaire dont le sacrifice serait indispensable
au maintien d’une pureté rituelle, elle-même fondement de l’identité. Le
complot dénonce à l’extérieur un étranger collectif tout puissant doté, de
25 Voir la thèse d’Arthuro MONTES-LARRAIN, L’idéologie du sacrifice dans le Chili de
l’unité populaire, Paris, FNSP, 1982. La comparaison entre Allende et Arafat m’a
été suggérée par l’auteur.
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par sa position, d’une intention de nuire 26 . En se dénommant, dans leur


langue, “les hommes”, “l’humanité”, “les civilisés”, la plupart des
groupements isolés qu’étudient les anthropologues condamnent l’étranger
à l’inhumain, au barbare27 . Les relations qu’on peut entretenir avec lui
sont dangereuses. L’Autre est chargé d’un pouvoir mal connu, dont il est
tentant de s’emparer par un coup d’éclat La chasse aux têtes des
cannibales habitant les zones forestières a depuis longtemps disparu. La
chasse aux têtes de bétail des peuples pasteurs, également La prise
d’otages, malheureusement, se pratique encore. La guerre du Liban, avec
ses milliers de disparus, ses blocus de villages et de camps où femmes,
enfants, vieillards sont les seules victimes, montre que la Palestine n’est
pas le seul lieu où elle se pratique pour des raisons militaires.
On connaît depuis longtemps le “pouvoir des faibles” dans les relations
internationales. Avec des moyens rustiques et un peu astucieux — dans les
situations où les grands joueurs appartiennent à des camps opposés —
couler un bateau (en Corée ou dans le Golfe), bombarder une base aérienne
(au Tchad), violer l’immunité diplomatique (en Iran ou au Liban), juger des
agents étrangers (en Nouvelle-Zélande) prend toujours en défaut les
grandes puissances les plus fortes. Plus l’on est faible, plus petit est le
risque : il n’y a pas de réplique appropriée. Plus grande est la tentation
d’infliger une humiliation à l’Autre, pour laver d’innombrables affronts.
La tentation est forte lorsque l’on vit avec l’idée d’un âge d’or (les
Empires musulmans), d’une mission ÇLejihâd), d’un déni de justice (le
chiisme). La mémoire sociale et la mémoire politique peuvent se
rencontrer autour d’un événement politique originel validant le mythe
fondateur. 1948 est cet événement, il engendrera tous les autres, il
commémorera toutes les défaites antérieures à armes inégales. Si le
conflit fut si souvent placé par les Arabes sur le plan moral et juridique,
ce fut pour dénoncer le complot dont ils s’estimaient l’objet.
En 1973, tout bascule. Les comploteurs sont défaits. On ne peut
exclure que l’adversaire ait été, cette fois, la victime du complot. Certes, il
est sauvé par un pont aérien sans précédent. Mais il a chuté. L’embargo
pétrolier ajoute à la confiance nouvelle dans ses propres capacités que
retrouvent le soldat, le technicien, ou le fonctionnaire arabes.
La dignité, l’honneur sont saufs. Même ce prix Nobel si longtemps
refusé qu’il en était devenu le symptôme de l’étendue du complot est
obtenu par Anouar el-Sadate. Qu’il l’ait reçu pour avoir défendu la paix
alors qu’il a déclenché la guerre renforce le sentiment d’un retournement

26 Edmund LEACH, “La nature de la guerre”, p. 299-320, in L’unité de l’homme et autres


essais, Paris, Gallimard, 1980, 389 p. sur la chasse aux têtes à Bornéo.
27 Jacques LIZOT, Le cercle des feux, faits et dits des Indiens Yanomami, Paris, Ed. du

Seuil, 1976, p. 9 : « L’ethnocentrisme, si préjudiciable à nos études, mais auquel on


échappe à grand-peine, n’est en rien une attitude propre aux civilisations
machinistes, pénétrées de leur prétendue supériorité : on en trouve trace un peu
partout, pourvu qu’on veuille bien le reconnaître. Pour se perpétuer dans le temps
et maintenir cette logique interne qui lui permet d’exister, toute civilisation a
besoin de s’autovaloriser et pour cela, de déprécier un tant soit peu ses voisines. »
On comprend mieux la propension qu’ont les groupes ethniques à s’autodénommer par
un terme qui, dans leur langue, signifie ni plus ni moins qu’homme, gent, ou
quelque chose d’approchant.
452
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de conjoncture. Partout les élites arabes trouvent une respectabilité


justifiée mais inattendue. Hommes de lettres, cinéastes, artistes sont
désormais connus du monde entier : on ne les enferme plus dans le
folklore, on leur consacre la page de garde des news magazines,
l’ouverture des journaux télévisés. Hommes d’affaires, banquiers,
ingénieurs pénètrent dans des entreprises occidentales, qui sont
rachetées. Ils font partie de la jet society, mais aussi des sociétés qui
conquièrent l’espace (la Nasa, avec ses ingénieurs d’origine égyptienne,
son cosmonaute saoudien ; Ariane, avec son satellite Arabsat).
Travailleurs immigrés, étudiants expatriés, missionnaires, obligent leurs
pays d’accueil à traiter leur “demande d’Islam” 28 ou leur demande
d’équilibre dans le conflit avec Israël. Par leurs activités culturelles (en
France), ou politiques (aux États-Unis, au Canada), de très nombreuses
associations combattent l’indifférence ou l’hostilité. Le monde arabe est
devenu incontournable, ses problèmes ne peuvent plus lui être
abandonnés. Loin d’être passifs et fatalistes comme jadis, ses acteurs
forcent l’interlocution par des stratégies industrielles, démographiques,
ou culturelles, qui appellent réponse. Les “comploteurs”, s’ils existent, en
tout cas les successeurs du concert Européen, ne peuvent plus agir de
manière discrétionnaire ni discrète. 29
Le mythe du complot permanent contre des Arabes écartés du
monde par leurs seuls adversaires s’efface aussi avec la multiplication de
“complots” interarabes. Les Libanais ne peuvent accuser le seul Kissinger
de leur déconfiture. Les Palestiniens ne peuvent s’en prendre au seul
Israël de leurs échecs. Les Égyptiens, Algériens, Marocains, Tunisiens, ne
peuvent rejeter sur le seul Fonds Monétaire la responsabilité des
émeutes de la faim. Les Saoudiens ne peuvent attribuer au communisme
les troubles du pèlerinage. L’effacement du mythe de l’étranger
comploteur suit la découverte désagréable que les “comploteurs” arabes
existent. L’Unité et la Grandeur ne sont pas refusées par l’Étranger : elles
ne sont pas assez solidement ancrées en soi 30 .

Depuis 1973-1974, l’idée du retour s’estompe. Retour en Palestine.


Retour au pays (pour les travailleurs immigrés et encore davantage pour la
“deuxième génération”). Retour dans le giron arabe des États modernes
fascinés par l’Occident (Liban, Égypte). Congrès après congrès, roman

28 Gilles KEPEL. Les banlieues de l’Islam, Paris, Seuil, 1987, 424 p.


29 Selon le style propre, si l’on en croit L.C. BROWN (op. cit. en note 5) au traitement des
“Questions d’Orient”.
30 Citons encore une fois le prince Talal Bin ABDULAZIZ dans l’interview mentionnée en

note 22. Sur les causes de division du monde arabe, il est abrupt : « La principale est
la stupidité de quelques dirigeants du monde arabe. Certains d’entre eux ont la
possibilité de faire avancer les choses, mais ils n’agissent pas et ne savent pas
s’adapter au monde moderne. Certains disent que nous sommes divisés et si nous
n’avons pas atteint le développement que nous aurions dû avoir, c’est en raison
d’interventions extérieures, et notamment de l’Occident qui refuserait que nous
progressions. Je ne peux vraiment pas dire cela (...), c’est nous qui sommes
responsables. On ne peut pas tout mettre sur le dos de l’Occident (...). En réalité la
coopération arabe n’existe pas jusqu’à maintenant. C’est pourtant la seule solution. »
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après roman, film après film, le réalisme (pessimisme ?) s’instaure : il


commande d’agir et non d’attendre. De s’adapter et non de mourir.
Tous ces retours improbables, quand ils se produisent, s’avèrent
impossibles : l’émigré algérien en France souffre d’un sentiment de rejet
dans son propre pays ; l’émigré syrien au Liban sait que son pays
d’accueil ne reviendra pas à la grande Syrie ; les Palestiniens savent que
les Israéliens ne quitteront pas Jérusalem, Haifa, Jaffa, qu’ils ne
laisseront pas accoster le “bateau du retour” affrété par l’OLP au début
de 1988. Les participants du sommet d’Amman savent que ce sont eux
qui retourneront à l’Égypte et non l’Égypte qui “retourne” à leur camp.
Certains espèrent alors en une autre forme de retour : selon qu’ils
sont chrétiens ou musulmans, ils entretiennent respectivement le mythe
du “bon vieux temps” (avant la seconde guerre mondiale) et celui de
“l’âge d’or” (des quatre premiers califes). Un tel mythe se substitue
avantageusement aux autres, parce qu’il est encore moins fondé dans la
réalité. Nombreux sont d’ailleurs les chrétiens qui se résignent à être
minoritaires (mais pas “protégés”), les musulmans qui se replient, faute
de mieux, sur leur “citadelle intérieure” 31 , attendant le jugement dernier.
Cette forme de retour — celle du Messie, ou de l’Imam caché— ne
concurrence pas les retours politiquement impossibles,
intellectuellement inconcevables. Sa représentation s’inscrit dans la
mémoire sociale, pas dans la mémoire politique.

On peut en tirer provisoirement deux conclusions :


D’une part, les transformations récentes de la mémoire politique
n’ont pas encore atteint le noyau identitaire des cultures arabes, leur
mythologie. Il est encore trop tôt pour savoir quelles identités nouvelles
pourraient être construites, quels processus de socialisation et
d’acculturation pourraient rendre irréversibles les effets actuels de la
mémorisation en cours sur le système des attitudes.
D’autre part, les bouleversements démographiques et économiques
en Europe comme en Amérique, dans les pays arabes comme dans
l’ensemble des pays islamiques, peuvent à tout moment interrompre les
flux de signaux provenant de situations politiques et militaires. Le temps
long prend souvent sa revanche sur le court terme, la structure sur
l’événement. Quand on étudie le monde arabe, on doit poursuivre
parallèlement une science politique de l’action et une anthropologie
politique de la culture.

31 L’expression est de Gilles KEPEL, op.cit. en note 28.


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ANNEXE

Extraits du Traité de science politique, sous la direction de Jean LECA et


Madeleine GRAWITZ, Paris PUF 1985, vol. 3, p. 237-307.

Culture et situation : un schéma analytique

II convient tout d’abord de remarquer que le schéma ci-après n’a pas


pour objet d’être opérationnalisé dans une recherche empirique mais de
constituer la trame théorique qui permet de penser le rapport entre les
identités et les intérêts, et donc de s’interroger sur les rapports entre
culture et politique 32 . Certes, cette interrogation ne produit aucune
certitude ; aucune coupure précise ne pourra jamais être établie de cette
manière (mais le devrait-elle ?). Au contraire, le tissu analytique paraît
continu et l’interdépendance des identités et des intérêts est soulignée
(d’autant qu’on peut avoir intérêt à affirmer une identité ...).
En second lieu, le schéma est construit sur une double échelle des
durées et des niveaux d’analyse. Ceux-ci s’ordonnent sur un axe liant
l’identité profonde, implicite, de l’acteur aux intérêts qu’il met
explicitement en jeu dans une situation donnée. A son niveau, le
politique ne se manifeste que sous sa forme extériorisée, micro-sociale,
et non sous sa forme intériorisée, diffuse dans la collectivité que l’acteur
se dorme pour référence lorsqu’il défend un intérêt ou affirme une
identité : groupes de pairs, classe sociale, communauté locale, génération,
ethnie, nation, etc. Le schéma obéit donc à une logique de niveaux, les
identités pouvant être concentriques ou superposées, certaines étant
plus englobantes et donc plus macro-sociales que d’autres. L’acteur
lui-même peut être un individu, un parti ou un Etat, peu importe : dans
tous les cas le jeu auquel il se prête sera micro-social, en regard de ce qui
constitue sa profondeur historique et sa référence culturelle. En situation,
il est acteur 33 ; dans le système des identités, il n’est qu’un élément. La
culture apporte alors à la connaissance politique la constellation
d’éléments avec laquelle se fabriquent des identités collectives, donc des
systèmes d’attitudes. La situation est un jeu micro-politique dans lequel
les identités s’individualisent en conduites. A considérer la culture, on
étend forcément le champ du politique ; en se bornant à la situation, on
le restreint.

32 Quelques auteurs ont procédé de la même manière, notamment Dion, 1981 (schéma p.
705), et Reichel, 1980 (schéma p. 395). Le style des années quatre-vingts semble
ainsi plus formalisateur que celui des deux dernières décennies lorsque étaient
dressés les premiers bilans des travaux sur la culture politique (Pye, 1968 bis et
1972 ; Kim, 1964).
33 Et encore, pas dans toutes les circonstances : les acteurs politiques d’une situation de

chômage ne semblent pas être les chômeurs eux-mêmes, mais les agents sociaux
que leurs représentations du chômage poussent à la protestation ; cf. D. Schnapper,
“Chômage et politique : une relation mal connue”. Revue française de Science
politique, 32(4-5), août-octobre 1982, p. 679-691. Le cas inverse (les acteurs
sociaux désignés par les autres sans qu’ils jouent de rôle réel dans une situation)
peut également se trouver.
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Quant aux durées, quelques remarques montrent que l’épaisseur du


temps est différente pour chaque système. La situation relève d’un temps
court, quasi instantané ; défi aux intérêts, elle déclenche l’action qui peut
se manifester par des conduites verbales ou non verbales. La culture
appartient au temps long ; elle façonne l’identité collective, dont la
marque imprègne à son tour les systèmes d’attitudes individuels par
socialisation (interne) ou acculturation (externe). Les prédispositions
cognitives, affectives et évaluatives à l’action sont ainsi construites dans
la longue durée, par la culture ; mais elles conditionnent, dans la courte
durée (la vie d’un individu, voire certains moments de chaque vie), les
comportements et les opinions simultanément produits par la définition
d’une situation et par les représentations et les valeurs de chacun.
En termes de causalité, l’identité culturelle est la variable
indépendante dans le temps long d’une société. Les attitudes (temps long
de l’individu) en dépendent directement. Les conduites (temps court de
l’individu) dépendent doublement des attitudes (donc indirectement des
identités) et de la situation. La situation, variable indépendante dans le
court terme, est en étroite relation avec la culture. D’une part, les règles
de constitution d’une situation et les règles du jeu social dépendent de la
culture ; d’autre part, la reproduction de situations identiques (guerre
coloniale, conflit hiérarchique, élection à deux tours, etc.) modifie les
réponses individuelles mais aussi les modèles de réponses collectives.
Ainsi se constitue une mémoire sociale : chaque culture est le produit de
rationalisations a posteriori des conduites le plus souvent adoptées en
situations comparables, et de leurs effets. Les intérêts en jeu dans toute
situation fabriquent lentement des identités, systèmes dans lesquels se
reconnaissent ceux qui ont pris le même parti.
Arrêtons-nous un moment sur la distinction entre situation et
culture. Tout d’abord, plutôt que de qualifier simplement la culture
politique d’ensemble des systèmes de croyances et de significations
politiquement pertinents pour une collectivité, comme nous l’avons
postulé jusqu’ici (et comme l’entendent les définitions canoniques ; par
exemple Pye, 1968 bis, p. 218 : « La culture politique est l’ensemble des
attitudes, croyances et sentiments qui donnent un ordre et un sens à un
processus politique, et qui pourvoient les règles et convictions
sous-jacentes commandant le comportement dans le système
politique »), cette présentation ajoute aux héritages culturels la logique
des situations d’interaction. Sidney Verba nous y incite, quoique
insuffisamment, en précisant que « la culture politique d’une société est
composée du système de croyances empiriques, des symboles expressifs
et des valeurs qui définissent la situation dans laquelle prend place
l’action politique» (Verba, 1965, p. 513). La définition de la situation
relève de la culture, non la situation elle-même 34 .
Cette distinction sociologique, semblable au rapport que les
historiens établissent entre mentalités et événements, oppose deux
aspects du politique dont la séparation quasiment expérimentale est
l’enjeu du débat sur les cultures politiques. Il y aurait, selon Verba, un
34 C’est bien la lecture qu’effectue pour sa part PeteT Merkl, Modem Comparative
Politics, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1970, p. 151 ; voir aussi Dion, 1981.
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politique culturel et un politique non culturel, celui-ci étant manifeste,


celui-là latent La politique serait alors extérieure aux agents sociaux
(appareils répressifs, judiciaires, administratifs, partisans) tandis qu’ils
auraient intériorisé les aspects culturels du politique. Par exemple, la
force publique peut contraindre : c’est le visage externe de la politique ;
la manière de contraindre, ou d’émettre dès messages annonçant un
recours à la force (porte-voix, signaux lumineux, sirènes ; courtoisie,
respect, brutalité ; grenades lacrymogènes, balles en caoutchouc), est la
face interne ou intériorisée, donc culturelle du politique. Dans cette
hypothèse, la situation est un microcosme politique extérieur aux agents
sociaux ; elle relève de l’événement La culture, en revanche, relève de ce
que Claude Lévi-Strauss oppose à l’événement : la structure.
Il faut noter que l’extériorisation du politique et sa concentration dans
des organisations, des lieux ou des moments sont propres aux sociétés
démographiquement denses. Les petites sociétés qu’étudient les
anthropologues parviennent souvent à inoculer aux individus un sens
profond des sanctions sociales sans que celles-ci doivent être matérialisées
par l’intervention de juges ou autres personnages investis de l’autorité.
Ainsi, l’acceptation des nonnes pousse-t-elle le coupable d’une infraction,
même si elle n’est pas publiquement constatée, à se sanctionner lui-même
en se laissant mourir, manifestant de la sorte le caractère intériorisé de la
répression 35 . Néanmoins, le concept de cultures politiques n’étant
applicable qu’aux sociétés complexes où la distinction interne/externe est
évidente, cette réserve n’entache pas la distinction entre culture et situation.
Sidney Verba explique aussi que les interactions politiques (dans des
situations) sont réglées par les cultures qui fournissent les principes
intangibles gouvernant la distribution des préférences pour une conduite
ou une politique particulières. « La culture politique constitue un
important maillon entre les événements de la vie politique et la conduite
des individus en réaction à ces événements ; en effet même si le
comportement politique des individus ou des groupes est bien
évidemment affecté par les actes du personnel politique, les guerres, les
campagnes électorales, etc., il l’est encore davantage par les significations
que les observateurs donnent à ces événements (...). D’un point de vue
culturel (...) nous devrions moins voir en l’histoire politique une série
d’événements objectifs qu’une série d’événements susceptibles d’être
interprétés de manière différente par des gens différents, et dont les effets
sur les événements futurs dépendent de cette interprétation » (Verba,
1965, p. 516-517). Même si la signification de l’événement est commune à
un groupe d’individus (par exemple une charge de police), chacun peut
réagir en l’interprétant différemment (par exemple en s’interposant, en
résistant en fuyant). Les significations nous sont données par le système
culturel ; les interprétations relèvent du système d’attitudes ; les décisions
sont prises en situations.
Entre les croyances fondamentales, intériorisées, collectives du
35 Cette distinction a toutefois ses limites. D’une part, on sait depuis Malaise dans la
civilisation que le surmoi joue le même rôle d’intériorisation de la sanction dans
les sociétés occidentales. D’autre part, aucun politologue n’ayant étudié avec le
regard de la science politique des sociétés isolées, on ignore s’il est réellement
impossible d’y découvrir une extériorisation complète du politique.
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système culturel et les réactions viscérales, extériorisées, individuelles de


la situation, il y a place pour une culture politique composée de systèmes
d’attitudes et de systèmes de conduite. La conviction et l’événement sont
donc inclus dans une relation réglée unissant culture et situation, dans
une nébuleuse politique au sens le plus large du terme, où les frontières
sont imprécises et fluctuantes. Seule la mise en relation de tous ces
systèmes, ainsi que le montre analytiquement le schéma ci-dessus, peut
légitimer un découpage empirique précis qui constitue en objet politique
d’une analyse culturelle un pan réduit de la réalité pour répondre aux
contraintes de la recherche. Seule cette perspective globalisante autorise
la recherche des fondements des conduites dans la logique d’une
situation ou l’héritage culturel, dans la constellation des intérêts ou le
feuilletage des identités (Héritier, 1977). Seule, elle permet de connaître
les rôles respectifs du temps d’acquisition de ces héritages et de l’espace
où les acteurs s’affrontent selon des règles éphémères. Parfois, ce sont les
règles éphémères qui l’emportent, comme dans les guerres, lesquelles ne
peuvent être « propres » malgré les convictions affichées de certains
belligérants. La guerre balaye tous les principes des individus qui la font,
les lois culturelles, l’honneur, les droits élémentaires de la personne
humaine, les conventions internationales, etc. Les Américains au
Vietnam, les Israéliens au Liban, les Soviétiques en Afghanistan, nantis
d’héritages culturels spécifiques, ont utilisé des méthodes semblables.
Mais dans la plupart des cas les pesanteurs culturelles s’ajoutent à la
logique des rôles pour produire des pratiques sociales.

Yves SCHEMEIL, “Les cultures politiques”

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