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Horizons Maghrébins - Le droit à

la mémoire

La quête d'identité dans L'Amour la fantasia d'Assia Djebar


Danielle Dahan

Résumé
Partant de la thèse selon laquelle le roman de l'écrivaine Assia Djebar L'Amour, la fantasia (1985) représente une quête
identitaire, on essaie de montrer son déroulement. Armée de la langue française, la narratrice écrivant à la première personne
du singulier part à la recherche des éléments constitutifs de son identité. S'incluant tout d'abord dans un vaste ensemble qui est
celui de l'Algérie sous la colonisation française (1830-1962), elle constate que si elle a pu élever un édifice en la mémoire de
l'Algérie, par contre, l'écriture de soi reste du domaine de la tentative.

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Dahan Danielle. La quête d'identité dans L'Amour la fantasia d'Assia Djebar. In: Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire,
N°52, 2005. La francophonie arabe : pour une approche de la littérature arabe francophone. pp. 85-93;

doi : https://doi.org/10.3406/horma.2005.2268

https://www.persee.fr/doc/horma_0984-2616_2005_num_52_1_2268

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PRELIMINAIRES

II est un fait reconnu que dans la littérature post-coloniale en


général, et maghrébine en particulier, la question de l'identité est une
question récurrente1. Comment pourrait-il en être autrement alors
que leurs auteurs ont baigné dans une double culture, la leur et la
culture coloniale? L'écrivaine arabo-berbère Assia Djebar connaît un
sort analogue. Ayant suivi une scolarité française, vécu en France et
écrivant en français, elle reste, bien évidemment, marquée par sa
propre culture. Ce double héritage soulève la question de l'identité
d'une façon aiguë. Car la question qui se pose est celle de savoir
comment se situer par rapport à la société algérienne et la société
française.
Jacques Le Goff déclare que « la mémoire est un élément essentiel
de ce qu'on appelle désormais l'identité individuelle ou collective
[,..]2» Pour qu'il y ait identité il faut donc qu'il y ait mémoire.
Définie par la «propriété de conservation de certaines informations», elle
« renvoie d'abord à un ensemble de fonctions psychiques grâce
auxquelles l'homme peut actualiser des impressions ou des informations
passées qu'il se représente comme passées3. » C'est l'idée de
conservation et d'actualisation, dépendantes l'une de l'autre, qu'il s'agira
de retenir. Car conserver des informations signifie les maintenir en
vie de sorte qu'elles puissent faire leur entrée dans le présent et se la quête
perpétuer dans le futur. Ainsi est entretenue une continuité entre le
passé, le présent et le futur, là aussi condition nécessaire à la
d'identité
construction d'une identité.
Si mémoire et identité se déterminent, mémoire individuelle et
collective entretiennent également une relation certaine. En effet, dans l'amour,
selon Maurice Halbwachs, la mémoire individuelle s'appuie sur la
mémoire collective. Toutefois, elle peut le faire si elle assimile et
la fantasia
incorpore l'apport extérieur de la mémoire collective. À cet égard, et
tel que le formule là encore Halbwachs, l'individu doit « sortir de
lui ». De la sorte, il atteint une réalité historique qui, dès lors, devient d'assia
un cadre dans lequel il se situe. Cependant, si la mémoire
individuelle se réfère à la mémoire collective, elle suit tout de même sa djebar
propre voie4. Il n'y a pas disparition d'une mémoire pour une autre.
Dans L'Amour, la fantasia, la quête identitaire représente le fil
rouge de ce roman à la structure triadique5, et ce d'autant que la
narratrice parle à deux reprises d'autobiographie6. Bien que l'on ne
veuille pas entrer dans le long débat concernant le genre
autobiographique7, on aimerait insister sur l'étymologie de ce mot qui est celle
de s'écrire soi-même. Pour s'écrire, il faut d'abord pouvoir se dire, Danielle DAHAN

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donc trouver un langage et un mode permettant siècle, entre le moment où elle est scolarisée à
de le faire. l'école française et celui où elle se marie. En
La narratrice de L'Amour, la fantasia, dès le d'autres termes, la construction de l'identité de la
départ, « sort d'elle » tout en se plaçant dans un narratrice passe par la reconstruction de l'histoire
ensemble plus global, celui de l'Algérie sur le de l'Algérie.
fond historique de sa colonisation par la France La fusion entre mémoire individuelle et
(1830-1962). Armée de la langue française, elle va collective est figurée par le substantif «aube» qui, non
littéralement à la recherche de l'histoire de son seulement, relie les deux premiers chapitres mais
peuple. Cette recherche se passe dans une relation constitue en somme le fil rouge du roman. Car
de contiguïté avec le retour en arrière qu'elle c'est bien parce que la narratrice ose affronter,
opère sur sa vie. Si elle parvient à élever un d'une part, les sources historiques françaises
monument à la mémoire de l'Algérie, par contre sa occultant, à ses yeux, la véritable signification de
quête identitaire est aporétique. C'est ce que l'on la colonisation, d'autre part les interdits ances-
va tenter de montrer en suivant l'évolution du traux tels que celui d'écrire sur soi et donc de se
roman et en nous concentrant sur l'analyse de la dévoiler qu'elle parvient à relever un double défi :
première et de la dernière partie. retrouver l'identité de l'Algérie et trouver la
sienne

:
Fillette arabe allant pour la première fois à l'école,
UNE IDENTITÉ ANCRÉE DANS L'HISTOIRE un matin d'automne, main dans la main du père.
Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et
Dans les deux premières parties de L'Amour, la droite dans son costume européen, porte un cartable. Il
fantasia, la structure de la quête est constante. La est instituteur à l'école française. [...]
narratrice relate dans un premier chapitre et d'une Ma fillette me tenant la main, je suis partie à
façon fragmentaire un ou des épisodes décisifs de l'aube.
sa vie pour exposer, dans le chapitre suivant et en Dans le chapitre suivant, un chapitre masculin,
s'appuyant sur les rapports écrits « aube » est repris immédiatement dans les termes
d'historiographes ou de témoins français, un épisode suivants :
historique décisif dans le passé de l'Algérie. Malgré Aube de ce 13 juin 1830, à l'instant précis et bref
l'apparence, les chapitres tantôt féminins tantôt où le jour éclate au-dessus de la conque profonde. Il est
masculins8 ne suivent pas une structure para- cinq heures du matin. Devant l'imposante flotte qui
taxique. Au contraire, ils sont soudés entre eux par déchire l'horizon, la Ville Imprenable se dévoile,
la reprise systématique d'un mot ou d'une idée de blancheur fantomatique, à travers un poudroiement de
la fin d'un chapitre au début du chapitre suivant. bleus et de gris mêlés.
Cet enchevêtrement participe d'un travail de Dans les deux citations, le mot « aube » est
remémoration entrepris par la narratrice, les polysémique. Il s'agit d'une part du lever du jour,
retrouvailles avec un passé personnel étant d'autre part d'une nouvelle ère, car le fait que la
corrélatives d'une découverte voire redécouverte de narratrice apprenne le français à l'école française
l'histoire de la colonisation. Les chapitres permettra une confrontation avec les sources
masculins des deux premières parties du roman historiques françaises et masculines du xixe siècle.
s'étendent du premier jour de la colonisation de Ainsi la voie sera-t-elle ouverte à une relecture et
l'Algérie, le 13 juin 1830, à 1845. Les chapitres par là-même une nouvelle écriture au sens de
relatant la vie de la narratrice, eux, se situent au XXe vision autochtone de l'histoire algérienne sous le

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gouvernement français. Dans le même du hameau, se préparait, insoupçonné, un étrange
mouvement, il rendra possible la recherche de soi par combat de femmes.
l'écriture. De la sorte, la narratrice pourra Le chapitre masculin suivant, lui, est
participer de la résurrection de la mémoire de ses pairs littéralement relié au chapitre féminin par le terme
et de la construction de son identité. «combat»:
Dès ici la relation entre histoire et identité se Le combat de Staouéli se déroule le samedi 19 juin.
fait explicite. Car au contraire des rapporteurs Dans ce chapitre, il est certes question d'un
français de l'époque qui présentent le jour combat militaire puisqu'il s'agit du combat que se
fatidique de l'accostage de la flotte française à Alger livrèrent Français et Algériens durant le
«dans la plate sobriété du compte rendu» (16), la débarquement des premiers en Algérie, mais la narratrice,
narratrice, elle, parce que sachant décrypter la après en avoir rapporté le déroulement, y associe
langue des rapporteurs, en conclut non pas à une une autre idée, celle d'un combat féminin. Car de
simple conquête, mais à un viol9. C'est ce que les ce rapport elle extrait l'épisode durant lequel deux
verbes tels que « éclate, déchire, se dévoile » dans Algériennes, pour se défendre, se livrent à des
la citation ci-dessus traduisent. actes devant lesquels le rapporteur français
Lorsqu'on dit que la liaison entre les chapitres exprime son horreur. Le combat, pour la
masculins et féminins marque un ancrage narratrice, n'est donc pas celui d'une bataille masculine
historique de l'identité, cela signifie aussi qu'elle entre deux groupes ennemis retracé par une
engendre son éclatement. Car plus l'avancée des historiographie positiviste du xixe siècle, mais celui de
troupes françaises progresse, plus le quotidien des femmes qui refusent la soumission tant française
femmes algériennes se voit modifié en termes de qu'algérienne. C'est en cela que réside la relation
vision du monde. Et c'est ici que réapparaît le entre les chapitres et c'est également en cela que
topos de la langue française. Ainsi le chapitre I et réside, ici, l'identité algérienne.
le chapitre suivant «Trois jeunes filles cloîtrées... » Une identité, comme on l'a vu plus haut qui
sont-ils reliés par l'idée de libération intellectuelle finit par être éclatée par l'apprentissage du
et morale de la femme algérienne précisément à français mais également par un mode de vie et de
travers l'écriture : comportement importé par les Français et
Et le silence de cette matinée souveraine [le 13 juin radicalement différent des autochtones. Aussi la bataille
1830] précède le cortège de cris et de meurtres, qui vont de Staouéli, gagnée par les troupes françaises,
emplir les décennies suivantes. (17) laisse-t-elle prévoir les «bruits d'une copulation
Dans «Trois jeunes filles cloîtrées... », il est obscène » (32) que l'on percevra dans le chapitre
question de jeunes filles nubiles condamnées à suivant, «La fille du gendarme français». Dans ce
l'enfermement du harem mais qui, précisément parce chapitre, la narratrice se remémore une scène du
qu'elles ont appris le français, cherchent à y passé à laquelle elle-même et une autre fille du
échapper en écrivant, en cachette, des lettres en français à hameau assistent:
de jeunes Arabes qu'elles ne connaissent pas : 1 Mais il y avait ceci d'extraordinaire: elle [Marie-
Jamais, jamais je [une jeune fille algérienne du Louise, la jeune fille française] entrait et sortait à son
harem] ne me laisserai marier un jour à un inconnu gré - des chambres à la cour, de la cour à la rue -
qui, en une nuit, aurait le droit de me toucher7 C'est comme un garçon ! (35)
pour cela que j'écris ! (24) [...] Nous sommes encore accoudées, la benjamine [la
Chaque nuit, la voix véhémente déroulait la même jeune fille algérienne du hameau) et moi, à la fenêtre de
promesse puérile. Je pressentais que, derrière la torpeur cette maison française. [...]

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Le spectacle nous semblait à peine croyable. D'abord stices des persiennes », comme si elles
l'image du couple presque enlacé [. .] fonctionnaient tel un écran filmique. Elles ne franchissent

.
5 Je me souviens de Marie-Louise provocatrice, ainsi pas le seuil de l'intérieur à l'extérieur, elles ne
que de deux de ses expressions, tantôt mon "lapin", sortent pas au contraire de la narratrice. Cependant,
tantôt mon "chéri". J'avais dû ouvrir grand la bouche les changements de focalisation opérés par la
de stupéfaction. [...] narratrice traduisent bien l'idée de recherche
Une heure après, nous mimions la scène dans notre identitaire. Car tantôt la narratrice s'inclut dans le
courette [...] groupe des jeunes filles (cf. récurrence de l'emploi
Nous n'en revenions pas que le gendarme [le père de du « nous » et du pronom possessif), tantôt elle
Marie-Louise], si terrifiant dans les ruelles du s'en détache non pas en disant «je» (1. 5) mais en
10 village, n'eût même pas osé lever les yeux ! désignant ses amies algériennes par « [les] amies
Puis Marie-Louise vient nous rendre visite avant de cloîtrées» (1. 15). De la sorte, elle marque une
repartir. Elle avait promis d'amener son fiancé. Les distance inéluctable. Car elle, la jeune fille arabo-ber-
jeunes filles s'étaient trouvées embarrassées; elles bère que le père a conduite lui-même à l'école,
craignaient la réaction du père: pour lui, la présence chez n'est pas cloîtrée. Et pourtant, à l'instar de ses
nous d'un homme, même français, même fiancé à pairs, elle éprouve une sorte de malaise devant la
Marie-Louise aurait été tout à fait déplacée. . . scène des amoureux: «j'avais dû ouvrir grand la
15 On avait dû lui demander de passer lentement bouche de stupéfaction», dit-elle. Cette
devant le portail, de façon que les amies cloîtrées focalisation variante montre l'ambivalence identitaire de
puissent, par les interstices des persiennes, l'apercevoir et la narratrice. Bien qu'elle ait lâché les amarres, elle
féliciter Marie-Louise de la prestance de son promis.. reste ancrée partiellement dans sa culture.
.

Ce passage traduit la situation d'ambivalence Cette idée d'éclatement identitaire se poursuit


dans laquelle se trouvent les jeunes filles du dans les derniers chapitres pour atteindre un
harem et la narratrice. En effet, elles passent de paroxysme dans le chapitre intitulé « Mon père
l'admiration (cf. comme un garçon!) face à la écrit à ma mère». Elle s'y profile par
liberté dont jouit la jeune fille française au choc l'intermédiaire d'un substantif fortement expressif, «
face à cette même liberté («Nous n'en revenions explosion», se trouvant à la dernière page du chapitre
pas... »). L'admiration est telle que les jeunes filles dont on vient d'analyser un passage décisif et à la
algériennes éprouvent le besoin de jouer la scène, première du chapitre suivant, le chapitre III,
c'est-à-dire de passer du rôle de spectatrices ayant chapitre masculin. Alors que là l'explosion se
assisté à la scène quelques instants auparavant à rapporte à un événement militaire puisqu'il s'agit de
celui d'actrices. Car en jouant la scène, elles la l'explosion du Fort l'Empereur le 4 juillet 1830,
réalisent elles-mêmes, elles la vivent. Et pourtant, dans les deux chapitres féminins l'explosion est
elles ne font que «mimer», c'est-à-dire copier, métaphorique. Dans le chapitre suivant «Mon
voire recopier sans être les auteurs de l'objet de la père écrit à ma mère », le terme d'« explosion »
copie. Les jeunes filles du harem ne sont pas n'est certes pas repris, l'idée conductrice et
Marie-Louise; au plus, elles peuvent être son explicite de « révolution » (57) apparaît comme
double fictif et fictionnel. Or, face à l'impossibilité conséquence de l'explosion. Car il s'agit du véritable
de voir en vrai le couple admiré, les jeunes filles se bouleversement qu'engendre l'apprentissage du
voient bien ramenées à leurs rôles de "vraies" français par certaines femmes algériennes. Ainsi la
spectatrices : postées à l'intérieur du harem, elles mère de la narratrice qui, dès lors qu'elle
ont accès au couple par l'intermédiaire des « commence à maîtriser le français, ose, à l'occidentale
et au contraire de la coutume arabe de l'époque nommer par son prénom. Lorsque la mère nomme
tout du moins, nommer son mari. Au lieu de le son mari au harem, celui-ci échappe à l'anonymat
désigner par une périphrase, elle le nomme par auquel la coutume l'avait condamné. La
son pronom devant ses pairs : prononciation du prénom revêt alors un pouvoir
1 Quand ma mère évoquait les menus incidents de incantatoire : l'Aimé semble être présent, il entre
notre vie villageoise [...] mon père, mon héros d'alors, métaphoriquement dans le harem (citation 1, 1. 2).
semblait dresser sa haute silhouette au sein même des Or, ce rapprochement contredit la séparation entre
conciliabules de femmes cloîtrées dans les patios vieillis. hommes et femmes voulue et entretenue par la
Mon père, et seulement mon père; les autres femmes ne tradition et que l'adverbe « dehors », en se plaçant
daignaient jamais les nommer, eux, les mâles, dans une relation d'opposition avec l'adverbe « au
5 les maîtres qui passaient toute la journée dehors et sein », corrobore. Cette séparation existe et persiste
qui rentraient le soir [...] Ces oncles, cousins, [...] se parce que jamais les femmes ne feraient entrer les
retrouvaient confondus dans l'anonymat du genre hommes dans le harem par le simple fait de les
masculin, neutralité réductrice que leur réservait le parler nommer et jamais les hommes, eux, ne
allusif des épouses. [...] Imperceptibles révolutions de redonneraient une présence à leur femme par le fait de
ces conversations de harem [. .] leur écrire nommément. Cette idée de séparation
.

Quelques lignes plus loin, elle relate comment se retrouve dans la composition du chapitre. En
cette fois son père, absent plusieurs jours de la effet, les premiers paragraphes sont uniquement
maison familiale, envoie une carte à sa mère et ose consacrés à la mère. Même si dans les paragraphes
y inscrire son prénom et son nom à la place suivants, la narratrice introduit au fur et à mesure
réservée au destinataire alors que la coutume aurait le père dans l'univers de la mère, il y a encore
voulu que le père y nomme un homme, en séparation. Ce n'est que dans le dernier
l'occurrence son fils : paragraphe que fin y est mise. Non seulement il y a
1 La révolution était manifeste: mon père, de sa propre réunion par le recours à la construction « l'un et
écriture, et sur une carte qui allait voyager de ville en l'autre » (2e citation, 1. 6), mais l'emploi de
ville, [...] avait osé écrire le nom de sa femme qu'il l'adverbe « réciproquement » ainsi que du verbe
avait désignée à la manière occidentale [...] C'était, de réflexif « s'aimaient » scelle l'union.
fait, la plus audacieuse des manifestations d'amour. Tant que la narratrice parle de sa mère et de
[...} son père, elle se place en observatrice. Jamais le
J'ai été effleurée, fillette aux yeux attentifs, par ces «je» ne s'insère. Or, une fois la narration se
bruissements de femmes reléguées. Alors s'ébaucha, rapportant respectivement à sa mère et à son père
5 me semble-t-il, ma première intuition du bonheur terminée, le «je» du sujet énonciateur réapparaît (2e
possible, du mystère, qui lie un homme et une femme. citation, 1. 4). Le changement de focalisation trace
Mon père avait osé écrire à ma mère. L'un et l'autre, progressivement les éléments constitutifs d'une
mon père par l'écrit, ma mère dans ses nouvelles identité qui, répétons-le, se cherche.
conversations où elle citait désormais sans fausse honte Par l'analyse de la première partie on a vu
son époux, se nommaient réciproquement, autant dire combien l'idée de fusion historique et
s'aimaient ouvertement. autobiographique était présente. Tantôt c'est un mot, tantôt
Dans les deux citations, la question de une idée qui joue le rôle de jonction. Le «je» de la
l'identité se situe à un autre niveau que le niveau narratrice tentant de s'écrire se situe dans un
abordé jusqu'alors. Car il s'agit de donner une entre-deux, dans l'impossibilité de trouver une
identité à l'Autre, l'Aimé(e) par le fait de le ou la place stable.

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UNE IDENTITÉ FÉMININE QUI SE CHERCHE termes, ils sont l'écriture d'un sujet témoignant
lui-même de son histoire, se disant avec ses
L'écriture ainsi que la composition de la propres mots" et disant, en somme, sa réalité. Le
troisième et dernière partie du roman diffère second point intéressant consiste en la (con)fusion
radicalement de celle des deux premières parties. Le voulue entre la voix de la narratrice et celle des
moyen par lequel la narratrice tente de retisser les femmes interviewées de sorte qu'à plusieurs
fils de son identité n'est plus celui d'une reprises le lecteur se trouve dans l'incapacité de
confrontation avec l'historiographie française du xixe déterminer le «je». Cette (con)fusion n'aboutit pas
siècle ainsi qu'avec le mode de vie des pieds- à une suppression de la subjectivité, mais figure,
noirs, mais dans sa grande majorité d'une au contraire, une communauté qui se retrouve
confrontation avec le témoignage de femmes précisément dans l'idée de « cri ». Car l'écriture de
algériennes interviewées et ayant participé d'une soi que tente la narratrice et le témoignage des
façon ou d'une autre à la guerre d'indépendance femmes partent tous deux d'un cri : celui de la
de l'Algérie (1954-1962) 10. révolte face à une culture française et algérienne
Ces interviews sont traduites sous forme de qui, chacune à leur façon, les condamnent au
tableaux intitulé chacun «Voix» et inclus silence en refusant d'entendre leurs voix.
respectivement dans un ensemble plus grand intitulé, lui, D'ailleurs, dans la seconde partie du roman, « Les
«mouvement». Chaque mouvement est la narration cris de la fantasia », la narratrice critiquait
du destin d'une Algérienne en particulier. Le point l'interprétation falsifiée du cri des femmes algériennes
de convergence et capital de toutes ces interviews par les Français :
est qu'elles sont toutes nées dans et par le «cri». Sa guerre [celle de l'Algérien] à lui apparaît
D'ailleurs dans le premier chapitre du premier muette, sans écriture, sans temps de l'écriture. Les
mouvement, «Les deux inconnus», l'idée du cri femmes, par leur hululement funèbre, improvisent, en
est introduite comme moment durant lequel la direction de l'autre sexe, comme une étrange parlerie de
conscience du mode nécessaire pour parvenir à la guerre. [...] hiéroglyphes de la voix collective et
dire son identité s'éveille. Après s'être jetée sous sauvage: nos écrivains sont hantés par cette rumeur. (83)
un tramway mais « à peine contusionné [e] », la Dans cette citation la terminologie animalesque
narratrice allongée sur la chaussée, encore sous le cohabite avec l'idée de sauvagerie et
choc, se réveille au cri du conducteur terrifié par d'incompréhension : « hululement, sauvage, hiéroglyphes,
ce qui vient de se passer : rumeur ». Le jeu avec la focalisation tantôt zéro
Depuis, j'ai tout oublié de l'inconnu, mais le timbre (première phrase) tantôt interne (« hululement,
de sa voix, au creux de cette houle, résonne encore en parlerie, hiéroglyphes de la voix collective et
moi. Émoi définitivement présent [...] (162) sauvage») figure la différenciation entre la vision de
L'idée de présence authentique refusée aux la narratrice et celle des militaires français. En
femmes et qui a été l'objet des deux premières effet, l'expression «hiéroglyphe de la voix
parties est ici rétablie par la voix. L'émoi est non collective et sauvage » semble être directement héritée
seulement « présent », mais il l'est « d'un discours colonisateur de l'époque. «
définitivement». La voix fait figure de mémorial, car c'est Hiéroglyphe » fait penser à ce genre de comparaison
dans le cri qu'est précisément préservée la établie face à quelque chose d'incompréhensible et
mémoire, lieu de l'identité. pour laquelle on exprime également une sorte de
Tous les chapitres intitulés « Voix » sont écrits à mépris. La connotation négative de l'adjectif «
la première personne du singulier. En d'autres sauvage », elle, est plus nette. Car il se rapporte plus à

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un animal qu'à un être humain. Au lieu donc de persiste et est reposée d'une façon plus aiguë dans
percevoir dans les cris des femmes algériennes - le chapitre « La Tunique de Nessus ».
ici il s'agit de youyous - des signes qui Il est remarquable de constater que les
demandent à être décryptés, le discours colonisateur les premières lignes de ce chapitre se trouvent dans une
considère comme la marque d'un manque de analogie frappante avec celles du tout premier
civilisation. En leur allouant une interprétation chapitre. Aussi constate-t-on un second retour en
falsifiée, ce discours condamne les femmes à une arrière; alors que le premier était celui d'un
non-existence. double retour en arrière (celui de l'histoire de
La critique de la culture algérienne par la l'Algérie et de la narratrice), ici il est d'ordre
narratrice réside, elle, dans le fait que le cri subjectif purement personnel. À cet égard, le recours
n'est pas permis. Là aussi, la femme doit se taire : emphatique au pronom personnel «je» sous
1 [...] toutes les mises en scène verbales se déroulent différentes formes grammaticales (« moi », « mon »,
pour égrener le sort, ou le conjurer, mais jamais le « mes ») est lui aussi remarquable. De la sorte, il y
mettre à nu. (221) a affirmation d'une existence qui, au demeurant,
Comment dire «je», puisque ce serait dédaigner les se définit par sa différence par rapport aux autres
formules-couvertures qui maintiennent le trajet fillettes algériennes : la narratrice va à l'école
individuel dans la résignation collective?.... Comment française, joue avec des poupées françaises, et elle est
entreprendre de regarder son enfance, même si épargnée par le «voile-suaire» (297) qu'elle
5 elle se déroule différente ? La différence, à force de se considère, au plus, comme objet de déguisement. Si elle
taire, disparaît. (223) peut affirmer avec triomphe qu'elle « avai[t]
Ici est refusée à la femme algérienne la échappé à l'enfermement », par contre elle ne peut
possibilité de dire « je » dans son individualité, c'est-à- pas dire en quoi consiste positivement son
dire de dépasser les formules globalisantes, identité, ce qu'elle est. Car surgit ici la «conscience
étouffantes. La fusion entre toutes les femmes vague d'avoir fait trop tôt un mariage forcé »
algériennes ici n'est pas de l'ordre d'une (298), l'époux étant la langue française. «Langue
communauté identitaire, mais d'une volonté de mettre fin marâtre » venue s'installer dans sa vie comme
à une subjectivité (1. 5) ersatz d'une langue authentique, ayant chassé la
À ces femmes, la narratrice offre un espace de « langue mère » (298) :
la parole féminine. C'est un espace qui se propose Le français m'est langue marâtre. Quelle est ma
la possibilité d'une « mise à nu » verbale langue mère disparue, qui m'a abandonnée sur le
subjective, d'un rétablissement de «[...] la première trottoir et s'est enfuie ? (298)
réalité-femme » qui « est la voix, un dard s'envolant Dans cette citation, les deux langues
dans l'espace [...]» (255). Et de fait dans chacun s'opposent: la langue marâtre et la langue mère.
des chapitres « Voix », les femmes interviewées Cependant, dans la première phrase le fait que le
parlent d'elles en narrant la résistance dont elles pronom personnel dans sa fonction de datif
ont fait preuve devant les militaires français. précède le substantif « langue » marque la possession
Néanmoins, si les femmes interviewées de la langue française par la narratrice. Aussi
retrouvent par l'intermédiaire de l'écriture leur identité l'adjectif « marâtre » perd-il partiellement sa qualité de
de femmes et si la narratrice se retrouve corps étranger. Le français est donc une partie
également dans cette identité, par contre ces identitaire de la narratrice. Si la langue mère entre
retrouvailles ne sont qu'éphémères. La question de également dans la constitution identitaire, elle ne
savoir en quoi consiste l'identité de la narratrice l'est que biologiquement. Car elle est bien

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absente: «[...] je me retrouve désertée des chants Cette citation ressemble presque à un résumé
de l'amour arabe. » (298) « Désertée » figure un de ce qu'est L'Amour, la fantasia et plus
vide, une béance provoquée par un abandon : particulièrement de la dernière partie. Car en somme il a été
Ainsi le père instituteur [...] m'aurait 'donnée' plus question des femmes algériennes, de
avant l'âge nubile - certains pères n'abandonnaient-ils l'Algérie, que de la narratrice elle-même. Certes, elle a
pas leur fille à un prétendant inconnu ou, comme dans dit sa révolte, elle a dit les épisodes marquants de
ce cas, au camp ennemi ? sa vie, mais à aucun moment elle n'a dit ce qu'elle
Dans ce chapitre, le topos de l'abandon voulait dire, c'est-à-dire l'amour par lequel elle
devient isotopique. Toutefois, dans cette citation pourrait dire son «moi». Aussi comprend-on cette
l'abandon semble plus aigu. C'est ce que traduit la idée contradictoire mais corrélative selon laquelle
distance établie par le recours, dans la même en écrivant en français la narratrice se couvre d'un
phrase, au pronom déterminé (« le père ») et au voile, certes autre que celui que sa culture lui
pronom personnel («m'aurait "donnée"»). imposerait pour des motifs religieux. Voile parce
Ainsi la narratrice perçoit-elle l'opportunité que les mots qu'elle emploie ne parviennent pas à
que son père lui offrit d'apprendre le français l'authenticité nécessaire à l'identité :
comme quelque chose d'ambivalent, à double Croyant me parcourir, je ne fais que choisir un
tranchant. Car s'il lui permet d'échapper à la autre voile. (302)
«claustration» (298), par contre il est bien la cause S'il y a conscience d'une identité largement
d'un conflit identitaire. Car en la faisant «sortir», déterminée par l'Histoire, s'il y a conscience d'une
le père la coupe de la mémoire du harem, c'est-à- identité féminine, par contre la définition du «je»
dire de ces femmes qu'elle ne connaîtra jamais que reste encore dans le domaine du non-dit. Il relève
de l'extérieur. encore de la quête.
De fait, si, jeune fille, elle assiste à cette scène
entre Marie-France et son fiancé telle une Notes
1. Cf. entre autres Niels Weidtmann qui résume bien l'essence
spectatrice, elle assiste à la vie du harem également telle de la question dans « Postkoloniale Identitatssuche. Die inter-
une observatrice puisqu'elle ne connaît pas le kulturellen Krisen und der interkulturelle Dialog», in: Raume
der Hybriditat. Po~ikolomale Kouzepte in Théorie und hiteraïur,
même sort, puisqu'elle est différente. Et pourtant, Hildesheim, Zurich, New York 2002, 109-125.
ces femmes sont nécessaires à la reconquête de son 2. Jacques Le Goff, Histoire et Mémoire, Paris 1988, 175.
3. Ibid., 105.
identité. Car, comme il l'a été dit, mémoire 4. Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, 1997, 99.
5. Ce roman est la première partie d'un quatuor publié en 1985.
individuelle et collective, sont, tout du moins dans un Les suivants sont, dans l'ordre, Ombre sultane (1997), Vaste est la
premier temps, complémentaires. Car il s'agit de se prison (1995), Le Blanc de l'Algérie (1996). En ce qui concerne la
question de l'identité dans L'Amour, Assia Djebar s'exprime en
replacer dans un ensemble, de connaître les autres ces termes: «Au fond ce livre répond à la question: qu'est-ce
avant de pouvoir se situer soi-même, en tant que je suis en tant que femme, en tant qu'Algérienne, en tant
qu'individu par rapport au groupe dans lequel on est né qu'écrivain? Forcément, par cette question, tout le pays, que je
porte en moi, même si je ne suis pas au pays, revient. » Cf.
et on a vécu. Retrouver les autres afin de « Interview avec Assia Djebar à Cologne », in Cahier d'Études
s'identifier mais également de se différencier: maghrébines 2, 74-79.
6. Cf. 300, 302.
Avant d'entendre ma propre voix, je perçois les 7. À cet égard, nous renvoyons au très bon résumé de Claudia
Gronemann, PostmodernePostkoloniale Konzepte der
râles, les gémissements des emmurés du Dahra, des Autobiographie in der franzosischen und maghrebinischen Literatur,
prisonniers de Sainte-Marguerite; ils assurent Hildesheim, Zurich, New York 2002. 21-34.
8. C'est ainsi qu' Assia Djebar désigne les chapitres. Elle parle
l'orchestration nécessaire. Ils m'interpellent, ils me soutiennent de chapitres masculins parce que ces chapitres relatent les
pour qu'au signal donné, mon chant solitaire démarre. événements historiques rapportés par des Français directement
impliqués dans l'histoire de la colonisation. Dans les chapitres
(302)

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féminins, au contraire, il n'y va que de la narratrice et/ou l'amour et la haine. Cf. Jean-Marc Moura Littérature
d'autres femmes algériennes ou françaises. Cf. «Pourquoi francophone et théorie postcoloniale, Paris 1999.

:
j'écris », in Ernstpeter Ruhe (éd.) Europas islamische Nachbarn. 10. Ce sont des interviews qu' Assia Djebar avait réalisées pour
Studien zur Literatur und Geschi chie des Maghreb, Wùrzburg le tournage de son film La Nouba des Femmes du Mont Chenoua
1993, 9-24, ici 22. (1978).
9. Cependant, la colonisation de l'Algérie par la France est 11. C'est d'ailleurs ce qui fait la richesse du texte djebardien
exposée également sous les traits d'un amour non avoué, lorsque l'on pense aux multiples expressions orales traduites
«contradictoire et équivoque», L'Amour, la fantasia, 301. En directement de l'arabe en français.
cela, cette vision serait l'affirmation de la théorie post-coloniale 12. L'expression « tunique de Nessus », dont l'origine est
selon laquelle la relation qu'entretiennent les anciens colonisés mythologique, est employée aujourd'hui pour traduire l'idée
avec les colonisateurs relève d'une relation se situant entre d'un cadeau funèbre.

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