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Pierre Fiala

Benoît Habert

La langue de bois en éclat : les défigements dans les titres de


presse quotidienne française
In: Mots, décembre 1989, N°21. pp. 83-99.

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Fiala Pierre, Habert Benoît. La langue de bois en éclat : les défigements dans les titres de presse quotidienne française. In:
Mots, décembre 1989, N°21. pp. 83-99.

doi : 10.3406/mots.1989.1504

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1989_num_21_1_1504
Resumen
« LANGUE DE BOIS », LENGUA DEL OTRO, LENGUA DE SI El análisis comparativo de unos estudios
recientemente publicados en los países socialistas relativos a la relación lengua/politica, permite
realizar la imagen de la lengua practicada en estos textos meta-discursivos, y construir una tipologia de
las actitudes en cuanto a la oposición lengua del otro/lengua de si. En la mayoria de los casos, a
excepción de la literatura aforística yugoslava, la lengua de si se define соmо un «parler vrai » (« hablar
claro ») fuera del alcance de toda contaminación.

Abstract
« LANGUE DE BOIS », ONE'S OWN LANGUAGE, THE OTHER'S LANGUAGE: SEARCHING FOR
SINCERE TALK IN SOCIALIST EUROPE DURING THE YEARS 1980 Starting from a comparison
between recently published studies in various socialist countries on the relationship between language
and politics, the representation of language at work in these metadiscursive texts will be drawn and a
typology of attitudes toward the opposition the other's language versus one's language will be worked
out. In the majority of cases one's own language is considered as sincere talk free from contamination.
One exception should be noted : the aphoristic literature of Yugoslavia.

Résumé
LANGUE DE BOIS, LANGUE DE L'AUTRE ET LANGUE DE SOI : LA QUETE DU PARLER VRAI EN
EUROPE SOCIALISTE DANS LES ANNEES 1980 A partir d'une comparaison entre des études sur la
relation langue/ politique parues récemment dans différents pays socialistes, on dégage l'image de la
langue à l'œuvre dans ces textes métadiscursifs, et l'on construit une typologie des attitudes envers
l'opposition langue de l'autre/ langue de soi. Dans la majorité des cas la langue de soi est pensée
comme un parler vrai, hors de portée de toute contamination.Un cas fait exception : la littérature
aphoristique en Yougoslavie.
Pierre ИАЬА, Benoît HABERT
ENS Fontenay/Satnt-Cloud
URL Lexicométne et textes politiques
INaLF-CNRS

La langue de bois en éclat :

les défigements dans les titres

de la presse quotidienne française

« La plaisanterie expliquée cesse d'être


plaisanterie ; tout commentateur de bon
mot est un sot » (Voltaire, Lettres
philosophiques, XXII, p. 143)

La mode est aux jeux de langage. Les espaces publicitaires s'en


nourrissent, les pages des journaux en fourmillent, parfois jusqu'à
la saturation1. Du Monde à l'Humanité, tous les quotidiens
nationaux y sacrifient. On peut dater des années 1970 le défer
lement de cette vague dans la presse d'opinion et d'information.
Limités jusqu'alors aux journaux satiriques (Le Canard enchaîné),
voire à des publications spécialisées dans ces pratiques (L'Assiette
au beurre , Le Hérisson), les jeux de mots, les à-peu-près et

1. Dans l'édition du 25 janvier 1989 de Libération, par exemple, on relève


sur un total de 61 titres (brèves, petites annonces, données boursières, programmes
culturels etc. exclus) une douzaine de titres contenant des calembours comme :
« Neuf sages comme des images » (nomination d'un nouveau conseil de l'audio
visuel) ; « l'audiovisuel prend un conseil de prudence » (même sujet) ; « Arménie :
champs de ruines et chants d'espoir » (après un tremblement de terre en Arménie) ;
« Mathieu Kerekou brandit la politique du tir » (politique africaine) ; « Le dossier
Villemin s'emmêle dans les cordelettes » (rebondissement dans une enquête
judiciaire) ; « Chaffoteau et Maury ravive sa flamme en solo » (relance financière
d'une entreprise de chauffe-eau) ; « Dali rejoint ses toiles au musée » ( obsèques
de Salvador Dali) ; « La chasse au " court " de Victoire de Bourbon-Parme »
(chronique de mode) ; « Contes de ma mère Loi » (chronique littéraire).

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autres calembours ont envahi durablement le discours des médias
écrits, tant le commentaire que l'information1. Ces jeux ont des
sites privilégiés dans les journaux. Ils se concentrent dans les
titres et les sous-titres, plus rarement dans les légendes accom
pagnant les clichés.
C'est Libération qui a introduit, ou du moins généralisé dans
la presse française, cette pratique de jeu de mots dans les titres.
D'autres journaux, tels Le Quotidien, Le Parisien, ont suivi et
cultivent le jeu de mots avec constance, aussi bien dans les
informations générales que dans les rubriques de politique inté
rieure ou étrangère. Cette pratique est plus limitée dans des
journaux comme le Figaro ou Le Monde qui, sans la bannir
absolument2, la réservent plutôt aux rubriques des faits divers,
des sports ou de la culture3.
Ces formes brèves — et futiles — de la dérision ne constituent
pas une nouveauté dans l'expression politique. On sait bien le
rôle important que l'ironie, la raillerie, et jusqu'aux utilisations
les moins recommandables de l'humour ont de tout temps tenu
au sein même du discours politique4.
Mais la généralisation de ces pratiques langagières dans le
champ politique, leur extension du discours polémique à celui du
commentaire, et les formes dominantes qu'elles ont prises dans la
communication médiatique contemporaine ne seraient-elles pas
symptomatiques d'une nouvelle situation du discours politique, de
son rapport aux médias, et de la place qu'y occupe la langue ?
Comment expliquer en tout cas la persistance de cette mode ?
Pourquoi une forme d'expression, confinée jusqu'alors à une

1. Très prisée en Yougoslavie, comme semble l'indiquer l'article de S. Despot,


cette pratique est en revanche peu développée dans les presses espagnole ou
italienne, alors qu'elle est très à l'honneur dans la presse britannique. Le supplément
du Guardian (9 juin 1989), après la victoire des partisans de Solidarnosc aux
élections à la Diète polonaise, titrait :For butter for wurst (« Pour du beurre et
de la saucisse »), détournement de l'expression idiomatique For better for worst (
« Pour le meilleur et pour le pire »).
2. Titre du Monde (21 juin 1989) durant un conflit opposant les puéricultrices
des crèches à la mairie de Paris : « Mairie et gouvernement " se renvoient le
bébé " ». Les guillemets sont de la rédaction et indiquent explicitement la présence
du jeu de mot.
3. Titre d'une chronique du Monde sur la mauvaise qualité des disque
compacts : « Les fausses notes du classique » (22 janvier 1989).
4. On sait comment certains hommes politiques cherchent à en obtenir des
effets politiques, ou des bénéfices d'audience. Par exemple Le Pen tirant un
sinistre calembour du nom d'un ministre du Travail (« Durafour crématoire », août
1988) ou proposant des jeux de mots douteux — et à double tranchant — dans
le cadre de sa propagande électorale : « Dites-leur le mot de cinq lettres LE
PEN » ( élections européennes, mai 1989).

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tradition certes reconnue (la caricature ou le billet d'humeur),
mais limitée et homogène — le discours drolatique sur le monde
politique — a-t-elle débordé de son cadre pour envahir ce qui
était auparavant son objet ? La prolifération de cette parole
joueuse et railleuse au sein même de l'information et du comment
aire politiques ne correspond-elle pas précisément aux remises en
cause actuelles du discours politique traditionnel et en particulier
aux condamnations, survenues récemment des divers horizons
politiques, d'une prétendue « langue de bois » qui affecterait avant
tous les appareils institutionnels, politiques, administratifs ou syn
dicaux ? Autant de questions qui nous paraissent justifier une
réflexion sur leur forme linguistique, leur fonctionnement discursif,
leurs conditions d'émergence et leurs effets éventuels dans le
champ politique 1.
Un premier examen des jeux de mots dans les titres met en
évidence, parmi d'autres formes possibles d'expression ludique2,
un procédé massivement attesté : le défigement des expressions
figées. Nous consacrerons notre réflexion plus particulièrement à
ce phénomène en raison de sa fréquence, mais surtout parce que,
plus que d'autres, ce type de jeu de langage paraît mettre en
cause ce que la langue a de plus rigide, c'est-à-dire les formes
composées soudées. A ce titre, l'étude des défigements peut
éclairer les débats actuels sur la langue de bois, qu'on présente
souvent comme une variété de langue qui serait constituée
essentiellement d'unités figées et sans référence. La question, on
le verra, est plus complexe.

1. Notre étude repose pour l'essentiel sur l'analyse des titres, à caractère
politique, de Libération, qui ont fait l'objet d'un recueil extensif depuis deux ans.
Pour certaines périodes limitées, des corpus exhaustifs ont été constitués. Ils ne
peuvent donner lieu à un examen systématique, vu l'importance du matériel et la
diversité des phénomènes, mais nous ont fourni la plupart des exemples qui
illustrent notre réflexion.
2. On peut relever, dans Libération par exemple, des formes très diverses de
jeux de langage que nous mentionnons ici sans nous y arrêter : assonances et
échos sonores : « La police mute tous azimuts » (1er juin 1989), « Le Pen peine »
(28 janvier 1988, après le passage à « L'heure de vérité ») ; rapprochements
sémantiques incongrus : « La marche du Seuil » (1er juin 1989, après un changement
de direction) ; variation de registres de langue : « Chirac siffle la fin de la récré
du RPR » (5 juin 1989, après les remous suscités par les initiatives du groupe
des « rénovateurs »).

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Jouer avec la langue, c'est d'abord en (é)prouver la
solidité et la stabilité

Tout défigement présuppose un figement antérieur qu'il détourne


ou remotive. Soulignons d'emblée que ces deux opérations ne
sont ni des procédés exceptionnels ni des figures propres au
discours médiatique. Ce sont des opérations linguistiques élément
airesfréquemment mises en jeu dans le parler ordinaire où elles
n'ont pas nécessairement de visée ludique ou polémique1. La
tendance à la remotivation d'expressions figées s'observe chez tous
les locuteurs, un peu comme si l'opacité sémantique de ces
expressions suscitait le besoin de se les réapproprier, en les
modifiant2. De nombreux cas de défigements semblent répondre
à un objectif d'explicitation, de clarification, ou simplement d'en
richissement sémantique. On peut constater en outre que le
détournement des expressions figées n'a rien d'une créativité
débridée, sans règles, bien au contraire. Les défigements consistent
à explorer les limites des variations sur les expressions toutes
faites, et supposent une conscience précise des règles de la langue.
Ainsi les défigements ne remettent généralement pas en cause les
règles de la syntaxe, ou l'ordre des constituants. Dans notre
matériel, on ne trouve que peu de titres de forme agrammaticale,
ou qui soient à la limite de l'interprétabilité 3. Les défigements
redonnent donc vigueur à des locutions, à des mots composés
auxquels, habituellement, chacun accorde peu d'importance. Ils ne
reposent pas seulement sur les curiosités de la langue, les
expressions vieillies qui figurent dans les dictionnaires de locutions.
Par là même, ils mettent en évidence la place que les expressions
figées occupent dans la langue et modifient un peu le point de
vue qu'on a couramment sur cette dernière. Parler (écrire) n'est
pas seulement combiner des mots selon les règles de la syntaxe
et en respectant les contraintes sémantiques des mots employés.

1. On peut estimer avec Nina Catach, (Orthographe et lexicographie : les mots


composés, Paris, Nathan Université, 1981) que les unités composées représentent
un cinquième de la surface de tout texte.
2. Par exemple : « La notion passe-partout, c'est le cas de le dire, de
communication est le principal instrument de cette refermeture du champ de la
réalité humaine ». Exemple cité par J. Authier (Communication, journée d'étude
sur le figement, DRLAV, 19 mai 1989) qui donne de nombreux autres cas de
remotivation « spontanée ».
3. On en trouve çà et là qui mettent réellement la langue à mal, mais qui
restent des exceptions : « Le pape pris à pancarte » (6 juin 1989 ; Lors de son
voyage en Finlande, Jean-Paul II est accueilli par des manifestants portant des
pancartes dénonçant le Vatican comme complice d'Hitler et de la Mafia).

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C'est pour une large part employer des « blocs » tout faits. La
langue, toute ( ?) langue, est pétrie de figements. Lorsque,
qualifiant tel ou tel discours de « langue de bois », on prétend
justifier cette appellation par le constat d'une forte présence
d'expressions figées et de phrases toutes faites, l'argumentation est
viciée à la base. Tant qu'on n'a pas établi un inventaire métho
dique des expressions figées du français, et surtout de leur
répartition dans divers types de discours, il paraît gratuit d'affirmer
que le discours de tel locuteur politique est particulièrement figé1.

Les dimensions multiples du figement

L'étiquette générique de « figement » recouvre des phénomènes


hétérogènes. Il faut distinguer d'abord ce qu'on peut appeler
l'ordre du structurel et l'ordre du mémoriel. Le premier renvoie
à une analyse sytématique des expressions figées dans les termes
de la langue et dans les catégories de la grammaire. De ce point
de vue les formes les plus immédiatement repérables et analysables
d'expressions figées sont les mots composés, les locutions nomin
ales, verbales, adverbiales, qui, altérés ou non, donnent lieu à
un grand nombre de titres détournés. Ainsi :
« Gueules noires contre apartheid » (11 août 1987 ; lors d'une
grève de mineurs en Afrique du Sud) ;
« La droite cherche des crosses à Mgr Gaillot » (23 juillet
1987) ;
« Khomeiny enterré en flagrant délire » (7 juin 1989) ;
Dans la perspective formelle, une expression figée est une suite
d'unités qui présente des contraintes particulières dans la combi
naison des mots entre eux et avec le reste de la phrase. Ainsi
l'expression en flagrant délit ne peut être modifiée librement ; on
ne peut dire en très flagrant délit ; de plus, elle ne s'emploie
normalement qu'avec un nombre limité de verbes : être jugé,

1. Cette analyse commence pour le français ; il existe des dictionnaires


d'expressions composées et de locution (voir A. Rey, S. Chantereau, Dictionnaire
des expressions et locutions figurées, Paris, Le Robert, 1979) mais l'on ne dispose
pas encore d'une vue d'ensemble de la langue sous cet angle. Le Laboratoire
d'analyse documentaire et linguistique (UA CNRS, Paris VII et Paris VIII) a
entrepris une telle étude. Selon ses estimations, on compte plus de 20000 verbes
composés contre 12000 verbes simples ; plus de 6000 adverbes composés contre à
peu près 1500 adverbes simples ; par ailleurs, plus de 50000 noms composés ont
d'ores et déjà été répertoriés au LADL, mais leurs effectifs sont bien plus
importants : ils constituent une part importante du vocabulaire scientifique et
technique en croissance constante.

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arrêté, etc. De même, le sens global d'une expression figée ne se
laisse pas aisément déduire de la combinaison du sens de chacun
de ses éléments. Le lien entre chercher des crosses à quelqu'un
et son sens (« chercher des sujets de querelles avec quelqu'un »)
ne pourrait pas « se calculer » à partir de ses composants. Ces
restrictions syntaxiques et sémantiques n'empêchent nullement que
les expressions figées soient susceptibles de variations, les unes ne
remettant pas en cause le figement, les autres produisant au
contraire un effet de défigement.
Le figement ne se limite pas aux syntagmes ; il peut concerner
des structures de phrases, entières ou partielles. Exemple :
« Le gorba nouveau n'est pas arrivé » (3 novembre 1987 ; à
propos d'une réhabilitation partielle de Staline à l'occasion du
soixante-dixième anniversaire de la Révolution d'Octobre) ;
où l'on identifie une structure analogue à celle de la phrase toute
faite :
« Le vin (le Beaujolais) nouveau est arrivé ».
On touche ici une deuxième dimension du figement, celle du
mémoriel, qui renvoie à l'ensemble des énoncés ou des fragments
d'énoncés circulant « en bloc » à un moment donné et qui sont
perçus comme formant un tout, dont l'origine est, ou n'est pas,
repérable \
Relèvent aussi du figement toutes les unités composées appar
tenant à des domaines particuliers, langues de métier2, jargons
techniques. Dans tel ou tel type de texte — juridique, administ
ratif,scientifique, politique, philosophique — , les suites de mots
peuvent donner lieu à des figements spécifiques. Dans les titres
détournés, ces figements peuvent avoir des effets de connotation ;
dans :
« Rocard : enquête de moralité publique » (17 août 1987 ;
déclarations de Rocard sur le rôle de la morale en politique), la
combinaison de locutions du vocabulaire administratif {enquête de
moralité, moralité publique, enquête d'utilité publique) vient se

1. On trouve dans le recueil de Georges Perec {Je me souviens , Paris,


Hachette, 1978), des exemples de ces figements mémoriels, évoquant de façon
plus ou moins précise dans la mémoire individuelle des époques historiques : « Je
me souviens des personnes déplacées » (p. 115), renvoyant à l'immédiat après-
guerre ; « Je me souviens de Ridgway la peste » (p. 30) renvoyant à la guerre
froide ; « Je me souviens de la pile Wonder ne s'use que si l'on s'en sert » (p. 88).
Ces figements mémoriels (soulignés dans les exemples précédents) peuvent prendre
toutes sortes de formes dont certaines sont à la limite de la grammaticahté.
2. Voir A. Seger, « Sublanguage. Linguistic phenomenon computational tool »
in Grishman R. & Kittredge R., Analyzing language in restricted domains.
Sublanguage description and processing, Londres, Lawrence-Erlbaum associates,
1986.
superposer à une locution courante sous-jacente : « en quête
de... ».
Enfin, il faut distinguer des figements stables les collocations
éphémères : c'est le cas des « scies publicitaires ». Leur répétition
intensive, leur circulation intense sur divers supports médiatiques
les transforment, momentanément du moins, en unités dotées d'un
sens propre. Elles fonctionnent comme des expressions figées, et
sont fréquentes dans les titres :
« Fausses factures : le PS lave plus blanc. » (4 juin 1989 ; sur
l'amnistie en matière de financement des partis).
Le discours politique regorge de ce type de formules toutes
faites, plus ou moins éphémères et sujettes elles aussi à détour
nement. C'est ainsi que l'expression « la dame de fer », désignant
le Premier ministre britannique, fait sens en Europe depuis
quelques années. On peut cependant mesurer le caractère instable
de certains figements utilisés dans les titres en observant la
difficulté de les interpréter une fois sortis de l'actualité. Ainsi un
titre comme : « Le Pen vend son détail en gros » (19 septembre
1987 ; article indiquant que Le Pen persistait dans ses déclarations
qualifiant les exterminations des juifs par les nazis de « détail »)
tend à s'obscurcir si on ne le replace dans le contexte politique
du mois de septembre 1987, où toute expression contenant le mot
« détail » renvoyait aux propos insultants de Le Pen. Le terme
pouvait alors donner lieu à divers figements et variations inter
prétables (vendre en gros, au détail, etc.).

Figures du défigement

On peut définir le défigement dans les titres comme la reprise


d'un figement, visant à faire resurgir tout ou partie du sens
originel de ses éléments. Dans la reconnaissance d'un défigement,
il y a toujours oscillation entre deux situations opposées. D'une
part, une proximité formelle maximale avec la séquence figée, qui
risque de ne pas laisser percevoir le poids sémantique renouvelé
des éléments. Dans ce cas, le contexte seul, voire une connaissance
extérieure de la situation, conduit à percevoir un défigement. A
l'opposé, la présence d'indices formels, altérations orthographiques,
jeux phonétiques, lexicaux, syntaxiques ou sémantiques attirent
l'attention sur la phrase et favorisent la perception des doubles
sens, mais ces altérations peuvent comme on l'a vu précédemment,
aboutir à des énoncés tellement déformés qu'ils en deviennent
incompréhensibles. Nous examinerons les principales figures du

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défigement dans les titres politiques en fonction des critères
précédents. En premier lieu, les indices externes peuvent être
simplement liés à la connaissance de la situation. Dans :
« Le Pen invite ses rivaux de la majorité à faire front pour
88 » (17 août 1987 ; Le Pen met en veilleuse ses attaques contre
la « bande des quatre », et tente la « concertation » avec Barre,
Léotard et Chirac),
il est tentant de voir derrière le verbe composé « faire front »
quelque chose comme « faire Front (national) », puisqu'une partie
du débat politique d'alors tournait autour des « valeurs » respect
ivesde la droite traditionnelle et du Front national.
On peut trouver aussi des indices plus explicites dans les
contextes entourant les titres. Le chapeau, voire le texte de
l'article, contient souvent des éléments poussant le lecteur à
reconsidérer une première interprétation du titre. Dans :
« Parti socialiste : les rocardiens gardent le moral » (19 août
1987 ; M. Rocard, par ses déclarations sur la morale en politique
avait déclenché une polémique interne au PS),
un chapeau explicite le jeu contenu dans le titre : « Je ne crois
pas qu'en prônant un comportement moral en politique nous nous
éloignions du PS », a affirmé hier le directeur de campagne de
Michel Rocard, qui a lui aussi cherché à « calmer le jeu ». Outre
le sens habituel de l'expression (« ne se découragent pas »), ce
commentaire suggère qu'il faut comprendre que les rocardiens se
veulent à la fois gardiens de la morale, et qu'ils gardent le moral,
ce qui correspond assez à l'image de Commandeur que Rocard
entendait alors offrir, dans la lignée de Mendès France.
Les indices internes sont le plus souvent des cas de violation
des règles de combinaison des éléments d'une expression figée :
— par modifications morphologiques, indiquées par l'orth
ographe :
« Le RPR se met aux courants » (4 juin 1989) ;
— par modifications phonétiques :
« Harlem a mis le droit dessus » (21 août 1987 ; au cours de
« L'heure de vérité » : Harlem Désir a insisté, avec succès, sur
le respect des principes républicains) ;
— par commutations lexicales :
« Des Arabes d'Israël mis au badge » (1er juinl989 ; des
travailleurs palestiniens dans certains territoires occupés par Israël
se voient forcés d'arborer un badge blanc) ;
— par violation des règles de combinaison de l'expression figée
avec son contexte :
« Solidarité entend surmonter sa victoire » (7 juin 1989).
Le verbe « surmonter » accepte un nombre restreint de mots
comme complément d'objet : « défaite », « échec », qui tous ren-

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voient à des situations délicates. « Victoire » contrevient à cette
règle contextuelle, tout en l'utilisant : cette victoire est effectiv
ement aussi délicate à négocier qu'une défaite. De même dans cet
autre exemple :
« Les sociétés minières envoient les mineurs par le fond » (28
juillet 1989 ; Afrique du Sud, licenciement de nombreux grévistes
pour obliger à une reprise du travail),
l'expression envoyer par le fond, signifiant « couler (un navire) »,
est détournée par l'emploi de « mineurs » comme complément
d'objet. Mais il s'agit bien, dans ce cas, à la fois de « couler la
grève » et d'envoyer les mineurs reprendre leur travail au fond.

L'ambiguïté, source de valeur ajoutée

On touche ici à l'effet essentiel du défigement qui est de


produire de l'ambiguïté, d'exprimer deux ou plusieurs choses à la
fois dans une même expression linguistique1. L'ambiguïté peut
reposer sur des constructions télescopées comme sur des effets de
connotation. Quand Libération titre au début de la campagne des
élections présidentielles de 1988 :
« Mitterrand père sévère » (26 mars 1988 ; compte rendu de la
déclaration de candidature de F. Mitterrand aux élections prési
dentielles),
il indique, en une seule expression, d'une part la volonté du
candidat d'accomplir un second mandat (« il persévère »), d'autre
part son attitude impitoyable (« sévère ») à l'égard de ses advers
aires. A un autre niveau de connotation, le titre peut suggérer
aussi que ce mot avait été proféré initialement par J. Lacan et
qu'il avait suscité controverses et exégèses à propos de la figure
du père.
De même dans le titre :
« Coup d'état de grâce » (20 mars 1989 ; après les élections
municipales),
le télescopage de deux locutions nominales (coup d'état, état de
grâce ) indique que cette victoire est consécutive aux autres
victoires politiques (aux élections présidentielles, notamment) qui
l'ont précédée ; elle s'inscrit encore dans « l'état de grâce ». Mais
le journal insinue peut-être aussi que la victoire du Parti socialiste

1. Voir P. Le Goffic, Ambiguïté linguistique et activité de langage , Thèse


d'Etat, Université de Paris 7, 1981.

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va au-delà d'une certaine « légitimité », ou du moins de ce qui
était communément attendu (par la droite).
Autres exemples d'ambivalence par télescopage, dans :
« Tabac : Barzach clopin-clopant » (17 septembre 1987 ; le
ministre de la Santé s'attaque mollement au tabagisme),
la superposition de dopant (« fumant ») et clopin-clopant suggère
la démarche hésitante de la campagne engagée contre le tabagisme.
Dans :
« Neuf sages comme des images » (25 janvier 1989 ; nomination
du nouveau conseil supérieur de l'audiovisuel),
la double appartenance catégorielle du mot sage (à la fois substantif
et adjectif) qui renvoie d'une part à des expressions comme « les
sept sages », d'autre part à des prédicats tels « sages comme une
image » qui s'appliquent plutôt à des enfants, produit un énoncé
contradictoire qui, par sa tension même, indique qu'on ne sait
pas ce qui l'emportera dans ce nouveau conseil : l'indépendance
ou la soumission à l'égard du pouvoir politique.
A part quelques cas où le jeu est purement formel et gratuit,
l'ambivalence produit toujours une sorte de valeur ajoutée, une
plus-value sémantique, mais aussi idéologique et, bien sûr, éco
nomique. Comment fonctionne cette plus-value ? A travers quels
thèmes se réalise-t-elle ? Quel en sont les fondements ?

Les thèmes de l'ambivalence

Références culturelles, dérision, communication publicitaire sont


étroitement associées dans la réalisation de la plus-value sémant
ique. Donnons quelques exemples.

Clins d'œil culturels


Bon nombre de jeux de défigements détournent des expressions
ou des proverbes connus :
« Qui vivra Véra l'URSS » (7 juin 1989 ; sur le film russe « La
petite Véra »).
Sont également mobilisés les lieux communs de la culture
classique ou biblique :
« Le nœud gordjien » (18 juillet 1987 ; rupture des relations
diplomatiques entre l'Iran et la France, qui demandait à entendre
comme « témoin » Vahid Gordji à propos des attentats de
septembre 1986).

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« Israel : l'OLP prend la fronde » (2 février 1988 ; regain de
violence dans les territoires occupés).
« Afrique du Sud : la loi du bâillon » (25 février 1988 ; Pretoria
interdit l'activité des organisations anti-apartheid).
Les expressions issues de l'histoire sont réutilisées :
« Afghanistan : la drôle de paix » (15 avril 1988).
Les titres d'œuvre célèbres sont détournés :
« Le livre et la tortue » (22 janvier 1988 ; parution de l'ouvrage-
programme de Raymond Barre, qui s'était comparé à la tortue
de la fable).
« Téhéran : la guerre de succession n'aura pas lieu » (5 juin
1989 ; mort de Khomeiny).
Ces marques de connivence dessinent en pointillé un lectorat
relativement restreint, pour qui la lecture d'un quotidien implique
un rapport sous-jacent à la culture et à l'histoire.

Le sexe politique

On connaît les fonctions traditionnelles du calembour dans le


langage obscène, ou dans la chanson grivoise. Il peut servir de
masque, pour des raisons de bienséance, de tabou, ou au contraire
de plaisir.
Multiples dans les titres, les allusions graveleuses visent surtout
la dérision :
« 36.15 : les partis sur le cul » (7 novembre 1987 ; après les
élans vertueux de Charles Pasqua, il s'avère que les partis
politiques ont leurs messageries roses, qui contribuent à leur
financement).
« Dernier tango à l'OTAN » (3 mars 1988 ; Mitterrand et Chirac
au huitième sommet de l'Alliance Atlantique, dernière apparition
internationale commune des deux pôles de la cohabitation).
Dérision de la gravité traditionnelle du discours politique : aux
doctes exposés sur les avantages et les inconvénients de la
cohabitation, le titre substitue une image plus concrète et triviale.

Et l'humour et la mort sont une même chose

II n'est guère de rubriques ni de sujets, même les plus tragiques,


qui échappent aux jeux de défigements. Témoins les titres de
l'ensemble de la presse au lendemain de la violente bousculade
qui causa la mort d'une centaine de spectateurs dans un stade de
Sheffield le 16 avril 1989 :
« Le foot au stade de l'horreur » {Le Parisien ),

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« Le dernier stade de l'horreur » (L'Humanité ), '
« Les gradins de l'enfer » (Le Quotidien ),
« L'odieux du stade » (Libération ).
Pas de pitié non plus pour les morts politiques. Lorsque le
Secrétaire américain au Commerce meurt écrasé par son cheval,
Libération titre :
« Malcom Baldridge meurt embotté » (27 août 1987). « Kho-
meiny enterré en flagrant délire » (7 juin 1989),
témoigne du même irrespect (ou de la même crainte refoulée)
face à la mort.

Il y a pourtant de quoi ne pas rire

Peu de réalités semblent échapper au sarcasme feutré des


défigements. L'horreur de la Shoah n'empêche pas de titrer :
« Auschwitz dans les trips » (27 juillet 1987 ; article racontant
comment un rescapé ď Auschwitz, pour se guérir de ses cauche
mars, recourt au LSD).
Il semble subsister pourtant des centres de gravité dans ce
discours de la dérision. La crise chinoise de mai-juin 1989 fait
l'objet de jeux particulièrement grinçants :
« Pékin : la rue balaie l'armée » (4 juin 1989)
« La Chine rouge sang » (5 juin 1989 ; l'armée tire à Pékin) ;
« Quand la Chine résiste » (6 juin 1989) ;
« Pékin : une ville morte pour un théâtre d'ombres » (7 juin
1989).

Langage publicitaire, nouvel abus des mots


ou discours post-moderne ?

En 1970, Charlie-Hebdo ou Le Canard enchaîné scandalisaient


encore en titrant, après de la mort de De Gaulle : « Bal tragique
à Colombey : un mort»1 et «Les Français pleurent... comme
des veaux », qui détournait une formule du défunt lui-même.
Depuis, le vent de la dérision a forci, et la saisie au deuxième
degré de la réalité politique quotidienne s'est généralisée. Des
phénomènes médiatiques comme Coluche, le « Bébête show »,
l'ont montré. La pratique du défigement dans les titres est liée à

1. Reprise des titres qui avaient annoncé à l'époque un incendie particulièr


ement
meurtrier dans un dancing.

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cet ébranlement politico-langagier consécutif à Mai 68, dont elle
a gardé et systématisé les procédés de dérision '.
Elle s'apparente aussi à d'autres phénomènes de l'époque, et
d'abord au discours publicitaire. Il est difficile de dire lequel, du
discours des médias ou de celui des publicitaires, a imité l'autre.
Il est sûr en tout cas qu'ils se rejoignent dans les jeux de
défigement. On peut d'ailleurs expliquer de diverses façons pour
quoi l'un et l'autre bâtissent leur fond de commerce sur l'exploi
tation de ce filon. L'obligation de décrypter le message sollicite
plus intensément l'attention du destinataire ; elle est aussi source
de plaisir. L'existence de structures figées favorise la mémorisation
des formules. Quant au mécanisme de création, contrairement à
l'idée qu'on s'en fait ordinairement, il est relativement aisé, donc
peu coûteux. Il permet de pratiquer l'à-peu-près, et fournit ainsi
des formules séduisantes et rapides là où la quête d'une expression
exacte est souvent laborieuse et pénible. Ce mécanisme de création
trouve de plus dans la masse énorme des expressions figées de la
langue une matière première illimitée. Des programmes de géné
ration de slogans publicitaires à partir d'expressions toutes faites
existent. Le défigement peut donc se réduire à une activité
quasiment mécanique ou automatique2, comparable à d'autres
pratiques élémentaires de jeux ou d'énigmes linguistiques liées à
l'exercice de la parole (verlan, etc.). En témoignent d'ailleurs les
récurrences que l'on peut observer dans les défigements. Le
défigement ne crée pas des images neuves, il en réveille tout au
plus. « II se fait plus de figures en un seul jour de marché à la
halle qu'il ne s'en fait en plusieurs jours d'assemblées acadé
miques », observait Du Marsais dans son Traité des tropes, (1734).
On pourrait aujourd'hui détourner la remarque : « II se défait
plus de figures en un seul jour de marché publicitaire qu'il ne
s'en crée en plusieurs jours de stages de créativité ». En ce sens,
les publicistes comme les journalistes n'ont rien des poètes de la
modernité, qu'on a voulu parfois voir en eux3. Ils seraient au
plus des pilleurs de métaphores assoupies.
Faut-il alors voir simplement dans cette pratique consistant à
exprimer plusieurs choses à la fois un nouvel « abus des mots »

1. Voir G. Lipovetsky, « La société humoristique » in L'ère du vide. Essais


sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 (coll. « Folio »)
2. Nous en voulons pour preuve les défigements dont nous nous sommes
rendus coupables, sans grands efforts, et parfois presque à notre insu, dans ces
pages.
3. Par exemple U. Eco : « C'est le précepte baroque " le but du poète est
l'émerveillement " qui a le plus cours en publicité » (La structure absente, Paris,
Mercure de France, 1972, p. 237).

95
rappelant celui qui, dès le 18e siècle, était stigmatisé par les
grammairiens et les puristes, qui prêchaient l'idéal linguistique de
l'univocité et de l'exactitude du langage ' ? Certes, les fonctions
de résumé et d'indicateur de contenu traditionnellement dévolues
aux titres de presse, ainsi que les propriétés qui s'y attachent,
l'informativité et la transparence2, sont affectées par des propriétés
de masquage, d'opacité et d'ambiguïté. Ce nouvel « abus des
mots » nous semble pourtant viser à un renouvellement des formes
d'expression du politique.
Les titres déviés figurent, de façon emblématique, un rapport
nouveau au discours politique, et le rôle que la presse veut y
jouer. Le discours politique n'est plus perçu comme portant une
référence globale, immédiate, transparente, à la réalité. Les
hommes politiques ne dictent plus simplement le vrai (respect
ivement le faux), ils jouent à dire le vrai, ils le mettent en scène,
ils l'habillent. Tout observateur, même le plus éloigné de la chose
politique, perçoit au moins en partie le fonctionnement distancié
de ce jeu, à travers les représentations des différents médias. Dès
lors, le commentateur ne commente pas simplement le discours
politique comme si celui-ci traitait d'une vérité au premier degré.
Il le construit tout en le déconstruisant3, il le décompose, en
suggère les miroitements sans pour autant le dévoiler totalement.
Le titre défigé marque ainsi cette distance par rapport au discours
politique : il indique que ce discours ne doit pas être pris dans
son univocité et dans sa globalité, qu'il est à la fois jeu et enjeu.
Il invite l'observateur à le décortiquer, à s'en amuser, à ne pas
en être dupe, même si, à l'occasion, il l'invite à se laisser
convaincre par lui. Les jeux de langage peuvent donc s'expliquer
par des visées ludiques, par des effets de modes, de complicité
culturelle, ou par des mécanismes publicitaires, mais ils expriment
aussi cette fonction spécifique du commentaire de presse dans la
critique du jeu politique contemporain. A cet égard, la concomi
tance de ces deux phénomènes récents — stigmatisation de la
langue de bois et jeux de langage dans les commentaires politiques
— n'est pas, nous l'avons dit, une simple coïncidence.

1. Sur la querelle de l'« abus des mots » durant la Révolution française, voir
J. Guilhaumou, La langue politique et la révolution française, Paris, Méridiens-
Khncksieck, 1989.
2. Voir M. Mouillaud, J.-F. Têtu, Le journal quotidien, Lyon, Presses univers
itaires de Lyon, 1989, p. 117-128.
3. Voir E Veron, Construire l'événement. Les médias et l'accident de Three
mile island, Paris, Editions de minuit, 1981, p. 85 et suiv.

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Ambivalence dans le discours et incertitude
dans le monde

A ceux qui dénoncent l'emploi en politique d'une langue


répétitive, rigide, Libération répond par la pratique d'un assou
plissement des formules, d'un renouvellement des clichés, et semble
se retrouver brillamment du côté de ceux qui ont dépassé la crise
du discours politique traditionnel, censé « ne plus passer ». On
conçoit les profits qui peuvent en découler : lire Libération, c'est
ne pas s'ennuyer ( comme on s'ennuie à lire Le Monde), c'est
aussi ne pas se reconnaître dans une interprétation unilatérale du
monde ou une ligne dogmatique, c'est encore quitter les certitudes
du réel pour le plaisir des formes. Au-delà de cet aspect ludique,
ces défigements systématiques contribuent à créer un lectorat uni
par une même culture, assez élaborée, par une même capacité de
décodage des multiples sens mis en circulation simultanément. Les
défigements s'appuient par définition sur des formes connues, déjà
mémorisées. Le travail nécessaire à la perception de l'écart produit
ancre les titres dans le souvenir.
Paradoxalement, la pratique du défigement satisfait deux att
itudes distinctes que l'on peut isoler dans la critique de la « langue
de bois ». Pour certaines critiques, la langue de bois, avant tout,
travestit le réel. Ainsi, le « bilan globalement positif » des pays
de l'Est cache encore et toujours l'archipel du Goulag. Et ce qui
est dès lors attendu d'une parole politique renouvelée, c'est qu'elle
montre les choses telles qu'elles sont. Séduisant mythe ! C'est le
succès de la formule « parler vrai ». En ce sens, les défigements
ont peut-être pour rôle d'apprendre à se méfier des mots, et de
leur double sens, de faire jaillir le vrai sens des formules toutes
faites.
Pour d'autres critiques, il est vain de croire atteindre la réalité,
une fois éliminée la langue de bois : il n'y a pas de réel, que
des représentations, et toutes se valent. Parler vrai n'a pas de
sens. Le défigement est alors pari sur l'éphémère. On crée un
éclair langagier. On dit aux éclats un monde morcelé. Il n'y a
plus de place pour un discours plein, il ne reste d'espace que
pour le ressentiment ou la dérision. La langue ne sert plus à rien
de collectif, c'est le support du plaisir personnel. Mais, on l'a vu,
paradoxalement, il ne faut pas attendre de ces défigements une
nouvelle poésie du quotidien : on joue avec les expressions figées
de la langue d'une façon finalement très mécanique, au point que
c'est désormais un style qui s'impose et se fige à son tour.
Ces deux attitudes semblent unies par une même surestimation

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du poids des mots sur le réel : ce serait les mots, non les
hommes, qui feraient l'histoire (drôle et moins drôle). Là est
l'enjeu. Du côté des « défigeurs » comme des critiques de la
« langue de bois », un seul avenir, la rhétorique.
Ce qui, dans les deux versions « la langue peut tout, il faut
parler vrai » / « la langue ne peut rien, jouons sur les mots »,
redonne de toute façon la part belle aux intellectuels comme
professionnels du langage, en particulier à ces montreurs du monde
que sont les journalistes. Mais plaisir d'humour ne dure qu'un
instant, probablement. La dénonciation fantasmatique du syndrome
de la « langue de bois », comme l'abandon à son double éclatant,
le défigement systématique, ne sont que deux penchants de Г
attitude actuelle de l'individu face au discours politique.

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Résumé / Abstract / Compendio

LA LANGUE DE BOIS EN ECLAT: LES DEFIGEMENTS DANS


LES TITRES DE LA PRESSE QUOTIDIENNE FRANÇAISE

De nombreux titres actuels dans la presse quotidienne française, dans


Libération en particulier, présentent des jeux de mots sous forme de
défigements d'expressions figées. Phénomènes également présents dans la
publicité. Cette exploitation rhétorique de propriétés linguistiques liées à
l'ambiguïté a des aspects ludiques mais aussi politiques. On la décrit
comme une critique pratique et une tentative de dépassement de la
langue de bois.
Mots-clés : presse française, jeux de mots, défigement, discours politique

HOW TO BLOW UP «LANGUE DE BOIS»: UNDONE SET


PHRASES IN THE TITLES OF FRENCH DAILIES

In a number of titles in the French dailies, Libération in particular,


one finds funs which consist in undoing set phrases. The same methods
can be found in advertising. The rhetorical use of linguistic properties
connected with ambiguity is fun but has also political aspects. We analyse
it as an implicit criticism of hackneyed slogans (« Langue de bois » )
and an attempt to go beyond it in practice.
Key-words : french papers, political funs, undone set phrases, political
discourse

LA « LANGUE DE BOIS » HECHA ASTILLAS. VARIACIONES EN


LOS TITULOS DE LA PRENSA COTIDIANA FRANCESA.

Numerosos titulos actuates sacados de la prensa cotidiana francesa,


esencialmente Libération, presentan juegos de palabras bajo la forma de
variaciones de combinaciones fijas. Este tipo de fenómeno suele encontrarse
también en la publicidad. El aprovechamiento retórico de unas propiedades
linguisticas enlazadas con la ambiguedad présenta unos aspectos no solo
lúdicos sino también politicos. Se analiza este fenónemo сото una crítica
implícita de la « langue de bois » y una tentiva para superaria.
Palabras claves : prensa francesa, juegos de palabras, combinaciones
fijas, discurso politico

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