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Revue française de science

politique

L'écriture comme modalité d'exercice du métier politique


Monsieur Christian Le Bart

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Le Bart Christian. L'écriture comme modalité d'exercice du métier politique. In: Revue française de science politique, 48ᵉ
année, n°1, 1998. pp. 76-96;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1998.395253

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1998_num_48_1_395253

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Abstract
Writing as a mode of exercice of the political profession [in france]
French politicians are increasingly publishing books of increasingly diverse kinds: pro-grammatic
statements, testimonies, memoirs, historical biographies, and even novels. It is possible to review that
production by establishing relations between the politicians' roles and the nature of their writings. Not
all politicians publish books, but writing is being done by a growing number of professionals, and it can
be analyzed as one way of carrying out the political profession. On the other hand, the choice of
historical biography or that of intimate autobiography expresses a distance from the role which
amounts to a strategy of distinction. The French singularity is manifested in the affinity between the
presidential role and the literary world. Media reception and literary criticism of political books are
particularly vigilant.

Résumé
Les hommes politiques français publient de plus en plus, et empruntent à des « genres » de plus en
plus diversifiés : livres-programmes, témoignages, mémoires, biographies historiques, et même
romans à l'occasion. On peut rendre compte de cette production en établissant des correspondances
entre rôles politiques et «genre» ou registre d'écriture. Si tous les hommes politiques ne publient pas,
la simple « écrivance » politique est le fait d'un nombre croissant de professionnels de ce secteur, et
elle peut s'analyser comme une façon d'accomplir le métier politique. En revanche, le choix de la
biographie historique ou de l'autobiographie intimiste exprime une distance au rôle qui vaut stratégie
de distinction. On retrouve une singularité française dans l'affinité entre rôle présidentiel et monde
littéraire. La réception journalistique et critique des livres politiques se montre, elle, particulièrement
vigilante.
NOTES DE RECHERCHE

L'ECRITURE COMME MODALITÉ


D'EXERCICE DU MÉTIER POLITIQUE

CHRISTIAN LE BART

II est aujourd'hui banal de voir les leaders politiques français s'adonner


aux joies de l'écriture et s'installer aux devantures des librairies. Cette
« mode » suscite de nombreux commentaires : certains y voient une
marque de la spécificité de la société française, disposée selon eux à valoriser
davantage la gloire littéraire que la réussite politique. Et de réciter la
litanie des « écrivains-politiques », catégorie supposée propre à l'Hexagone
(Chateaubriand, Lamartine, Malraux...). En contradiction avec cet argument
culturaliste ', d'autres feront valoir le caractère très contemporain de
l'obsession livres que de la classe politique et noteront, pour s'en réjouir
ou pour s'en moquer, que les maisons d'édition sont devenues un point de
passage obligé du cursus politique dans les années quatre-vingt-dix.
Il faut certes prendre acte du développement, indiscutable sur le long
terme, du genre « livres politiques » ; mais à condition de ne pas perdre de
vue que cette croissance, quantifiable, s'est accompagnée de mutations
qualitatives décisives. Les politiques publient certes davantage, ils publient
surtout «autre chose»: le ton a changé, les postures d'écriture ne sont plus les
mêmes, les contrats de lecture ont évolué. Le problème sera moins, face à
ces mutations, de savoir «pourquoi» les politiques écrivent que d'analyser
les évolutions que ces mutations induisent quant aux définitions dominantes
du métier politique. Comment l'ajustement s'opère-t-il entre une pratique
singulière empruntée à un champ social a priori distinct, voire éloigné du
champ politique, et les conceptions ordinaires et légitimes de l'activité
politique: l'écriture est-elle une modalité nouvelle, et distinguée, de l'exercice
du métier politique? Peut-elle dans certains cas signifier tout simplement la
sortie du champ politique, s' agissant d'acteurs lassés par les contraintes
d'un rôle auquel ils affirment ne s'être jamais totalement identifiés?
L'investigation ne peut ni ne doit ici prétendre révéler un quelconque sens
ultime à ces stratégies de publication ; elle entendra simplement se centrer
sur les significations prêtées à ces ouvrages. Journalistes et critiques
travaillent par exemple à qualifier ces ouvrages, à leur conférer un statut (qu'est-
ce qui est «livre politique», qu'est-ce qui ne l'est pas?). Il serait toutefois
naïf de les croire souverains dans cette entreprise de labellisation. Ce serait
oublier que les auteurs eux-mêmes sont en position de proposer, voire

1. Argument que l'on peut certes discuter, mais que vient, par exemple, étayer
l'analyse de N. Elias sur la place accordée, au sein des anciennes sociétés de cour
comme la France, aux «lettres». Cf. N. Elias, La société de cour, Paris, Flammarion,
1985 (coll. «Champs»), p. 100-101.

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Revue française de science politique, vol. 48, n° 1, février 1998, p. 76-96.
© 1998 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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d'imposer, une signification à leur travail d'écriture. Notre attention se


portera donc prioritairement sur les «avant-propos», «introductions» et autres
«quatrième de couverture» qui sont pour eux autant d'occasions de dire
«ce qu'ils font».
Nous emprunterons à G. Genette le concept de «paratexte», pour
désigner tout ce qui, à l'intérieur de l'ouvrage ou non, contribue à présenter (à
rendre «présent») un texte . Le paratexte nous intéresse en ce qu'il labellise
le texte, le définit, le classe par référence à un genre ; il inscrit le texte dans
un schéma de communication, disant tout à la fois pour qui et pourquoi le
texte existe, à qui il s'adresse et comment il doit être lu. Les auteurs sont
les premiers intéressés par ces questions et ils s'efforcent de garder le
contrôle du paratexte, par exemple en se faisant les commentateurs de leur
propre production. Mais ils sont ici en situation de concurrence avec d'autres
acteurs (éditeurs, critiques, lecteurs, pairs...), ce qu'exprime communément
l'idée selon laquelle toute création échappe pour partie à son créateur.
À partir d'une réflexion sur la signification accordée aux livres publiés
par des hommes politiques, notre objectif est d'analyser les interactions
entre champ «littéraire» et champ politique, pour repérer des
complémentarités, des superpositions, éventuellement des décalages distinctifs, entre
métier(s) politique(s) et métier(s) de l'écriture ( ?), entre définitions
dominantes de «l'homme politique» et définitions dominantes de «l'homme de
lettres».
On ne peut évidemment, sauf à sacrifier au fétichisme du «livre», et
aux mythologies de «l'écriture» qui le fondent, aborder dans les mêmes
termes des pratiques aussi diverses que la publication d'un livre-programme
par un chef de parti, d'un roman par un ancien président de la République,
ou d'une biographie historique par un ministre en exercice... Car les
politiques ne publient pas que des livres «politiques». D'où une première
interrogation, évidemment centrale: qui écrit quoi?
Ou plutôt : qui publie quoi ? Les deux termes ne sont pas synonymes.
Les hommes politiques ne publient évidemment pas tout ce qu'ils écrivent.
Et l'on sait qu'ils n'écrivent pas non plus forcément tout ce qu'ils publient.
Ces nuances nous invitent à prendre pour objet les stratégies de publication,
dans la mesure où ce sont elles qui peuvent, par leur publicité, influer sur
les définitions dominantes et légitimes du métier politique. L'écriture,
comme pratique secrète ou par exemple déguisée, ne nous intéresse pas. De
même, le fait que les politiques puissent ne pas écrire «eux-mêmes» les
ouvrages publiés sous leur nom ne nous intéresse que dans la mesure où,
authentique secret de polichinelle révélé occasionnellement par la presse, il
contribue à renforcer le stéréotype du «politicien-menteur-et-prêt-à-tout-
pour-se-faire-connaître ».
Nous formulons l'hypothèse selon laquelle la diversité des types
d'écriture, des «genres» sollicités, est à mettre en rapport avec la diversité des
modes d'exercice du métier politique. Nous nous proposons d'étudier les
agencements entre postures d'auteur (témoin, essayiste, biographe,
romancier...) et positions dans l'espace politique (élu local plus ou moins
cumulant, ministre, parlementaire ...), ce qui nous obligera à prendre en

1. G. Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987. Pour une application, cf. G. Noiriel,
«L'univers historique: une collection d'histoire à travers son paratexte», Genèses, 18,
janvier 1995, p. 110-131.

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considération les stéréotypes qui entourent l'exercice du métier politique


(notable, leader partisan, homme d'État, chef d'État ...). Car les postures
(d'écriture) ne s'ajustent aux positions (politiques) que par la médiation des
stéréotypes ou définitions dominantes de ce que «doit être» (ou de ce que
peut être) le métier politique. Les représentations dominantes des rôles
rendent ceux-ci, dans le domaine politique tout particulièrement, contraignants.
N'importe qui ne peut pas publier n'importe quoi, parce que n'importe
quelle posture d'écriture n'est pas compatible avec n'importe quel rôle
politique l .
À chaque modalité d'exercice du métier politique correspond en effet un
«rapport au monde» qui prédispose les agents concernés à telle posture
d'écriture plutôt qu'à telle autre. Ce sont ces correspondances qu'il nous
faut repérer et, si possible, analyser.
Faut-il le rappeler, tous les hommes politiques (le terme est évidemment
très approximatif) ne publient pas. La grande majorité de ceux qui s'y
risquent se cantonnent à l'univers de ce que R. Barthes appelait «l'écri-
vance»2. L'expression renvoie au projet, «transitif», de dire quelque chose,
d'informer, de convaincre. Le texte, le livre même, ne sont que des outils
au service d'une stratégie de communication explicite. Le fond existe au-
delà de la forme. Cette posture, certes dominante, ne suffit toutefois pas à
rendre compte de l'ensemble de la production émanant des politiques.
Certains d'entre eux s'aventurent en effet sur le terrain de l'écriture,
revendiquent une posture de quasi-écrivain, et, ce faisant, se distinguent assez
franchement des précédents. L'écriture devient une fin en soi, le fond ne se
distingue plus de la forme, le dialogue entre l'auteur et la langue éclipsant
le dialogue avec le lecteur. Celui-ci n'est plus destinataire d'un quelconque
message, il est témoin plus ou moins improvisé d'un travail d'écriture.
Les diverses postures envisagées sont très inégalement recevables dans
le champ politique, elles sont très inégalement compatibles avec les
définitions légitimes de l'activité politique. La première, qui consiste tout
simplement à ne pas écrire (ou en tout cas à ne pas publier), l'est parfaitement,
qui postule une rupture radicale entre ces deux activités. Elle suggère qu'on
peut «faire» de la politique en ignorant l'écriture, et s'adosse à des
clivages du type: action/réflexion, pratique/théorie, etc. La seconde posture,
l'écrivance, est encore compatible avec l'activité politique, car dans ce cas,
comme l'écrit R. Barthes, «la parole supporte un faire»; ce «faire» peut
s'ajuster à l'action politique, comme l'atteste l'exemple récurrent du
candidat à une élection qui expose son programme ou du décideur qui croit utile
d'expliquer ses choix à l'opinion publique. La troisième posture, l'écriture,
semble plus difficile à légitimer dans le champ politique : le
désintéressement esthétisant qu'elle suppose n'est-il pas en rupture complète avec la
prétention à agir sur le monde social qui sous-tend toute activité politique?
Faut-il alors renvoyer le cas des hommes politiques romanciers ou poètes au

1. Une telle approche peut s'appliquer à d'autres professions. S 'agissant du métier


de «savant», cf. E. Clemens et al., «Careers in Print: Books, Journals and Scholarly
Reputations», American Journal of Sociology, 101 (2), septembre 1995, p. 433-494. Les
auteurs écrivent notamment: «What we write and where we publish may be taken as
signals of who we are and how we think». Et ils évoquent «the relations between the
characteristics of authors and those of texts».
2. Cf. R. Barthes, «Écrivains et écrivants», dans Essais critiques, Paris, Le Seuil,
1964 (coll. «Points»), p. 147-154.

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Métier politique et écriture

statut d'anecdote? On peut au moins remarquer que le rapprochement vis-à-


vis du «monde des lettres» est autorisé (sinon imposé) à une catégorie du
personnel politique : les présidents de la République.

L'ÉCRIVANCE POLITIQUE

La propension à publier est globalement corrélée au franchissement des


étapes constitutives du (des) cursus politique(s). La part des «auteurs»
augmente sensiblement à mesure que l'on se rapproche des sommets de la
pyramide politique, c'est-à-dire, par exemple, à mesure que le personnel
politique se professionnalise. Les «simples» élus locaux ne publient
qu'exceptionnellement . Le personnel politique central, porté au cumul des
mandats et des fonctions et à la professionnalisation, est en revanche gros
fournisseur de manuscrits. À titre d'exemple, on peut examiner les chiffres
suivants, si approximatifs soient-ils : au sein du premier gouvernement Mau-
roy, 24 des 31 ministres avaient au moins un ouvrage à leur actif au
moment de leur nomination . Pour le gouvernement Rocard de 1988, la
proportion est de 12 sur 27. Dans les deux cas, le fait de publier peut donc
être considéré comme banal. Il ne constitue ni une marque de distinction, ni
un point de passage obligé. La rareté du phénomène croît nettement si l'on
passe du personnel gouvernemental au personnel parlementaire: pour le seul
exemple des quatre départements bretons, la part des «auteurs» est de 4 sur
21 en 1978, et de 5 sur 26 en 1988. Ces données sont grossières, en ce
qu'elles obligent à additionner des publications très diverses (thèses,
rapports, et livres «politiques»). L'entrée en politique est en effet trop liée à
la détention de capital culturel pour qu'on puisse négliger l'hypothèse de
publications très antérieures à celle-ci, et obéissant à des logiques
extérieures au champ politique . Si l'on s'en tient à la quantification des ouvrages
«politiques», le décalage entre les deux types de personnels s'accroît. C'est
dire que le parlementaire ordinaire ne publie guère. On en veut pour preuve
le fait que seuls se distinguent, parmi les parlementaires du groupe
précédent les figures familières d'Alain Madelin et de Raymond Marcellin. Ils
ont attendu respectivement 1984 et 1969 pour publier un premier ouvrage,
celui-ci venant consacrer une notoriété politique nationale .
L'écrivance politique est, on le voit, réservée à ceux qui sont en
position dominante au sein du champ politique5. L'envie d'écrire (ou au moins

1. Cf. Ch. Le Bart, «Quand les maires se racontent» dans J. Fontaine, Ch. Le Bait,
Le métier d'élu local, Paris, L'Harmattan, 1994 (coll. «Logiques politiques»), p. 329-
368.
2. Ce chiffre et les suivants ont été obtenus après consultation du Who's who?, et
plus particulièrement de la rubrique «œuvres» des notices. La démarche est
naturellement un peu fragile car elle oblige à prendre pour argent comptant des données qui
relèvent en réalité d'une présentation de soi évidemment stratégique.
3. Un parlementaire breton, agrégé de lettres, fait ainsi figurer au titre de ses œuvres
la publication d'un Bajazet; un agrégé d'économie évoque sa thèse, publiée vingt ans
avant la conquête de son premier mandat politique...
4. Le premier est alors un des ténors de l'opposition et un leader du PR, le second
fut ministre de l'Intérieur en 1968.
5. Ce qui n'exclut pas que d'autres variables, tel le capital culturel ou la profession
d'origine, puissent aussi expliquer la fréquence du recours à l'écriture.

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Christian Le Bart

de publier) est en relation étroite avec la fonction occupée. Faut-il aller plus
loin et risquer l'hypothèse que le «droit à publier» se transforme
progressivement en «devoir» à mesure que l'on avance dans la carrière politique?
Le livre politique, pleinement en phase avec l'activité du même nom,
apparaît tout simplement comme une des façons de faire de la politique. La
complémentarité est supposée telle entre les deux registres d'activité que
l'auteur ne prendra le plus souvent même pas la peine de justifier son
geste. C'est bien en tant que politique qu'il entend s'exprimer, c'est bien au
débat politique qu'il entend contribuer. Les représentations dominantes sur
la démocratie le servent sur le mode de l'évidence, en érigeant le discours,
l'argumentation, l'échange d'idées, en exercices nobles, utiles, légitimes, en
même temps qu'intrinsèquement politiques. Le livre sera donc politique à la
fois par son auteur, par son contenu, et par ses ambitions. Tout au plus
pourra- t-on remarquer que l'activité d'écriture suppose une minimale prise
de distance par rapport à «l'action», ou au moins la suspension de celle-ci.
Cette nuance ne suffit pas à fragiliser l'ajustement entre métier politique et
écrivance politique: elle permet cependant de dévoiler l'intérêt stratégique
qui fonde le recours à ce type de publication. Il s'agit de ne pas apparaître
comme un simple acteur de «terrain», plus ou moins englué dans l'action
quotidienne, plus ou moins prisonnier des demandes et sollicitations
multiples. L'exercice du métier politique suppose bien sûr tout cela, mais il
suppose aussi la capacité à s'en défaire.
La logique de l'écrivance politique est, par exemple, tout entière dans le
propos d'un A. Peyrefitte qui se donne pour objectif de «prendre le temps
d'une vraie réflexion, poser les vrais problèmes, rechercher les vrais
remèdes», «en évitant d'attaquer les personnes, mais en analysant sans
complaisance les comportements et les idées»1. La volonté de rompre avec le
quotidien et l'ordinaire du métier politique sera souvent liée, c'est le cas
ici, à une critique plus ou moins acerbe de celui-ci. L'écriture vaut alors,
loin des travers de la politique «politicienne» ou de la politique
«spectacle», retour aux sources et à l'essence de la démocratie: l'analyse se
substitue à l'invective, le débat d'idées à la querelle de personnes.
À l'intérieur même de ce genre dominant qu'est l'écrivance politique, il
est possible de classer et de hiérarchiser les productions en fonction du
niveau de l'ambition programmatique affichée. Certains ouvrages attestent
une compétence sectorielle le plus souvent liée à une expérience militante,
professionnelle et/ou ministérielle2. Ces ouvrages reposent certes sur une
présentation de soi ambitieuse, par la compétence qu'ils démontrent (bonne
connaissance du sujet, capacité à analyser un problème social et à formuler
des solutions...), mais ils enferment en même temps les intéressés dans une
image très sectorialisée. D'où la tendance manifeste de la part de ces
derniers à glisser vers un type d'ouvrage beaucoup plus généraliste et à se
libérer de la rhétorique savante ou technocratique qui signifie la
compétence mais aussi l'enfermement dans la compétence. Les leaders
partisans sont les plus directement prédisposés à ce glissement, l'écrivance
servant leur volonté d'exposer un projet de société aussi complet que possi-

1. A. Peyrefitte, La France en désarroi, Paris, Éd. de Fallois, 1992, 4e de couv.


2. Cf. pour les gouvernements cités les ouvrages de Ch. Hernu sur l'armée et les
questions de défense nationale, d'Y. Roudy sur la condition féminine, de J. Laurain sur
l'éducation populaire, de L. Stoléru sur les inégalités économiques...

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Métier politique et écriture

ble. On rencontre sans surprise les noms de P. Mauroy *, de M. Rocard2 ou


de J.-P. Chevènement3. Les grandes figures de la vie politique échappent
difficilement à ce type de publication, à droite comme à gauche4. De la
sectorialité la plus pointue au projet pour la France, on glisse ainsi du
stéréotype du serviteur de l'État à celui d'homme d'État. Les hauts
fonctionnaires d'origine suivent volontiers cette trajectoire, mais ils n'en ont pas
l'exclusivité. Le PS d'avant 1981, en distribuant les compétences sectorielles
dans la logique d'un shadow cabinet, permit, par exemple, à des hommes
d'appareil de renforcer ou de confirmer une compétence sectorielle acquise
antérieurement. La prétention à tenir un discours plus global sur «la
société» consacre alors l'ascension au sein du parti et peut être interprétée
comme le signe d'une nouvelle ambition5. Parce qu'il entend faire la
preuve de sa hauteur de vue, parce qu'il s'adresse au grand public en court-
circuitant les médiateurs officiels (à commencer par le parti auquel il
appartient), l'homme politique qui emprunte une telle voie donne toujours
l'impression de jouer un jeu personnel, sinon de croire en la possible
grandeur de son «destin». Plus encore: la superposition du public auquel il
s'adresse comme auteur et du corps électoral global ne peut pas ne pas
faire songer à une stratégie présidentielle. Le face- à- face que le livre
instaure entre un homme politique singulier, libéré des contraintes partisanes,
et «le» citoyen lecteur et électeur, ne trouve guère d'équivalent sinon dans
l'élection présidentielle elle-même: on y retrouve les mêmes logiques
d'individualisation de la parole et de prise de distance par rapport aux
clientèles politiques habituelles. Il s'agit pour l'auteur d'élargir son public,
de convaincre au-delà des électeurs captifs habituels en offrant le bilan
d'une réflexion plus personnelle que collective, plus affective que
technicienne.
Les livres des candidats à une élection présidentielle obéissent bien sûr
à cette logique, à commencer par les deux volumes publiés par le futur
vainqueur du scrutin de 1995 6. Cela ne signifie évidemment pas que tous
les livres-programmes «révèlent» de telles arrière-pensées. Tout au plus
peut-on dire qu'ils sont à la fois l'instrument et l'indice d'une position
dominante dans l'espace politique7.

1. P. Mauroy, Héritiers de l'avenir, Paris, Stock, 1977; C'est ici le chemin, Paris,
Flammarion, 1982; A gauche, Paris, Albin Michel, 1985.
2. M. Rocard, Le PSU et l'avenir socialiste de la France, Paris, Flammarion, 1969;
Parler vrai, Paris, Le Seuil, 1979.
3. J.-P. Chevènement, Clés pour le socialisme, 1973; Être socialiste aujourd'hui,
Paris, Cana, 1979.
4. Cf. les publications de G. Marchais, R. Hue, J.-M. Le Pen, qui affirment (et
renforcent) par la publication d'un projet de société ou d'un livre- programme leur
leadership partisan. Le PS et l'UDF, moins centralisés, sont au contraire le théâtre de rivalités
entre courants ou tendances, la publication d'un livre-programme faisant figure de coup
stratégique dans le combat que se livrent les leaders de ceux-ci.
5. Cf. l'accueil fait au livre du «futur candidat» Delors, à quelques mois de
l'élection présidentielle de 1995.
6. J. Chirac, Une nouvelle France, Paris, Nil, 1994, et La France pour tous, Paris,
Nil, 1994.
7. Exemplaire est à cet égard le Dictionnaire de la réforme publié par É. Balladur
(Paris, Fayard, 1992). Si l'on reprend l'exemple du gouvernement Rocard, on trouve les
ministres ou les leaders du PS les plus importants parmi les auteurs de livres-
programmes: outre le Premier ministre lui-même, J.-P. Chevènement, P. Joxe, E.
Cresson, P. Quilès, J. Poperen.

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Christian Le Bart

La lecture de quelques ouvrages peut nous permettre d'illustrer ce


glissement du diagnostic sectoriel vers le projet global. Relève, par exemple, de
la première rubrique l'ouvrage de M. N. Lienemann : Coup de gueule contre
la technocratie, les cannibales de l'État. L'ancien ministre du Logement
fonde explicitement son droit de parole sur son expérience de maire et de
ministre. La quatrième page de couverture met en scène un auteur à la
compétence certes avérée, mais s' agissant d'un terrain étroitement délimité,
celui-là même que l'auteur a personnellement arpenté1. La mise en valeur
de l'auteur se fait au prix d'un enfermement de celui-ci dans l'épaisseur
concrète du «vécu personnel». Le choix du titre {Coup de gueule) renvoie
certes au registre de l'émotion, mais celle-ci (la colère) est bien peu
compatible avec la hauteur attendue d'un «homme d'État». Le lecteur est
d'ailleurs appelé à une lecture mi-sérieuse mi-ludique (cf. l'allusion aux
«anecdotes savoureuses») elle-même éloignée de la posture citoyenne2.
La prétention à fonder le recours à l'écrivance politique sur les qualités
d'observation et d'analyse d'un auteur-acteur particulièrement bien placé se
retrouve dans un grand nombre d'ouvrages qui se veulent autant de
témoignages sur les sommets de l'État. Mi-témoin de l'Histoire en train de se
faire, mi-acteur de celle-ci, l'auteur prétend «tout raconter», «sans
complaisance»3. Ce faisant, il peut paradoxalement souligner le caractère
exceptionnel, sinon incongru, de sa présence parmi les grands. C'est, par exemple,
sur ce registre que se positionnent A. Devaquet ou M. Barzach lorsqu'ils
évoquent leurs expériences de ministres4. La valeur de leurs témoignages
est censée résulter de l'originalité du regard qu'ils portent sur la vie
politique : non pas le regard aguerri du politicien professionnel, mais le regard
naïf du citoyen situé, égaré de bonne foi dans un monde très différent de la
société civile dont ils se veulent les représentants. Ce point de vue décalé
fera peut-être la fortune du livre, et peut même contribuer à améliorer (ou
à restaurer) l'image de son auteur, mais il trahit la position moyenne, dans
le champ politique, de celui-ci.
Opposons à cette légitimation par le «vécu» cette autre modalité
fondatrice du «droit à écrire» que l'on trouve dans les livres-programmes.
L'exemple choisi est celui de Ouragan sur la République, publié par H. de
Charette5 en 1995. L'auteur s'essaie ici à une évaluation globale (et non
plus sectorielle) de la Cinquième République. La hauteur de vue postulée
rend possible un échange direct d'homme libre à homme libre. Ce n'est pas
le dirigeant UDF qui s'exprime: «H. de Charette, nous dit-on, ministre,
acteur de la vie politique, prend ici la parole pour dire son indignation de
citoyen. Il se livre à une analyse sans complaisance de la crise actuelle des

1. «Voilà, est-il écrit, un pamphlet ... écrit par quelqu'un qui connaît bien [la
technocratie] pour l'avoir combattue. Ancien ministre du Logement du gouvernement
Bérégovoy, M.-N. L. est aujourd'hui maire d'Athis-Mons. Elle met à nu, à partir d'exemples
concrets, d'anecdotes authentiques, surprenantes et parfois savoureuses, le système
technocratique français».
2. Cf. aussi le livre de M. Aubry, Le choix d'agir, Paris Albin Michel, 1994. Si le
sujet traité (l'exclusion) apparaît plus «central», et autorise presque à parler de projet de
société, le point de vue reste enfermé dans l'expérience «de terrain».
3. J.-P. Huchon, Jours tranquilles à Matignon, Paris, Grasset, 1993.
4. Respectivement M. Barzach, Le paravent des égoïsmes, Paris, Odile Jacob, 1989,
et A. Devaquet, L'amibe et l'étudiant, Paris, Odile Jacob, 1988.
5. H. de Charette, Ouragan sur la République, Paris, Fixot, 1995.

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Métier politique et écriture

valeurs et des institutions. Un constat courageux et décapant, et des


propositions concrètes pour moderniser la France». S'émancipant partiellement
des fonctions qu'il a occupées et de ses rôles successifs, l'auteur revendique
une posture mythologique, celle de «citoyen», aux antipodes de la position
sociologiquement située assumée par les auteurs précédents. Libéré de lui-
même, émancipé de tout corporatisme, l'auteur n'a plus rien d'un témoin.
L'analyse est presque privée de point de vue, tant la position de surplomb
revendiquée par l'auteur disparaît dans les hauteurs les plus abstraites.
Libéré de tout et de tous, l'auteur prétend alors être en situation de pouvoir
tout dire, au risque de déplaire. «Au siècle des subterfuges, écrit-il, il est
périlleux de tomber le masque. J'en accepte pourtant les risques» (p. 11).
Ce désintéressement affiché, qui n'est évidemment pas désintérêt pour les
questions de société, confère à l'auteur le double profil, très avantageux,
d'analyste lucide et d'homme libre. De la sorte, il se distingue avec vigueur
des auteurs précédents.
La privation de point de vue, qui donne au texte un inégalable caractère
d'évidence, est très directement perceptible dans les ouvrages des «ténors»
de la vie politique. Engagé dans une campagne présidentielle, J. Chirac peut
parler de «la France» sans avoir à se justifier ou à expliquer à quels titres
il s'autorise un tel projet. Il peut prétendre être informé de tout sans avoir
pour autant été témoin de rien. Il apparaît détaché de ce qu'il a vu et lu1.
De même, on notera que le choix, fait par É. Balladur, du genre
«dictionnaire» exprime la volonté de substituer à un auteur situé et «engagé» un
non-auteur omniscient et encyclopédique. Un dictionnaire est un texte écrit
d'en haut, c'est-à-dire en fait de nulle part. C'est aussi un texte achevé,
clos, total, par lequel les choses se racontent elles-mêmes, avec objectivité.
Du diagnostic le plus sectoriel au livre-programme le plus ambitieux,
l'écrivance politique se déploie selon d'infinies nuances, au gré des
positions dans l'espace politique. Il n'y a pas ici, répétons-le, d'incompatibilité
entre écriture et métier politique, bien au contraire. Le souci d'efficacité
affiché par les auteurs, (il s'agit pour eux de convaincre), est en phase avec
les définitions dominantes de ce dernier; ce même souci expliquera, par
exemple, le choix d'un style alerte, direct, et le renoncement aux anecdotes:
il faut aller au plus vite à l'essentiel. L'économie de mots rappelle que
l'auteur a peu de temps à consacrer à l'écriture (il est avant tout homme
d'action): l'atteste, par exemple, la pratique des livres-entretiens, par
lesquels des politiques livrent oralement leurs réflexions, faute de temps sans
doute pour «écrire»2.

1 . Cette prétention est à resituer dans son contexte ; on doit, par exemple, se
souvenir de l'insistance avec laquelle J. Chirac évoquait son long dialogue, sur le «terrain»,
avec les Français, puis l'intensité de la réflexion qu'il mena ensuite.
2. Cf. les exemples de J. Delors {L'unité d'un homme, Paris, Odile Jacob, 1994), de
M. Rocard {Parler vrai, op. cit.). On notera de même que les auteurs associent souvent
explicitement le temps de l'écriture et celui de la «traversée du désert» qui fait suite à
une défaite électorale. C'est une autre façon de dire que l'écriture, même «politique»,
n'est pas toujours compatible avec les «responsabilités».

83
UNE MODALITE ORIGINALE DE L'ECRIVANCE POLITIQUE:
LES BIOGRAPHIES HISTORIQUES

On ne peut traiter les biographies historiques dans les mêmes termes


que précédemment. Le lien entre métier politique et métier d'historien ne va
plus de soi? l'homme politique n'est plus exactement lui-même lorsqu'il
s'aventure dans ce domaine. D'où la nécessité pour lui d'opérer un travail
de justification pour affirmer son «droit à écrire». Attendu sur les
problèmes sociaux les plus brûlants, le voilà qui prend l' opinion à contre-pied en
publiant un livre d'histoire. Les trois ouvrages analysés ici répondent
précisément à cette objection1, qui plus est de façons convergentes. Les auteurs
font valoir que le détour par le passé peut aider à la résolution des
problèmes d'aujourd'hui. Fr. Bayrou établit un parallèle entre la conjoncture à
laquelle fut confronté son héros et celle qu'il partage avec ses lecteurs:
«Nous aussi, écrit-il, nous changeons de monde. Nous aussi nous sortons
des guerres de religion ou nous nous apprêtons à en vivre ... . Il m'a
semblé que l'ouragan qu'Henri de Navarre fit souffler sur la France épuisée ...
n'était pas indifférent à l'attente de notre temps» (p. 10). Ce type
d'avertissement, point de passage obligé de toute biographie sans doute, revêt un
caractère particulièrement impérieux quand l'auteur exerce des
responsabilités politiques de premier plan. Il ne saurait être ici question pour lui de
revendiquer un quelconque droit au loisir. Ces livres ne sont pas
divertissements. Ils participent de l'action politique au même titre que les précédents,
car comme eux ils cherchent à faire évoluer les mentalités ou les opinions.
Ce sont, indirectement, des livres politiques.
Cette politisation revendiquée du genre biographique se marque d'abord
dans le choix des personnages narrés, eux-mêmes très «politiques». Elle
s'exprime encore dans la fermeté avec laquelle les auteurs assument, jusque
dans l'écriture, leur position d'hommes politiques. «Ce livre sera sans
conteste un livre de parti pris», prévient Ph. Séguin (p. 19). «Je ne suis pas
un historien, renchérit Fr. Bayrou, j'ai écrit ce livre avec mon regard
d'homme politique contemporain, en situation de responsabilité dans un pays
qui hésite profondément sur son avenir» (p. 10). Tout est fait pour présenter
l'entreprise biographique comme une modalité originale d'exercice du métier
politique. Modalité distinguée sans doute, mais qui renoue avec l'ambition
supposée première de toute contribution au débat démocratique : indiquer la
voie à suivre. En ce sens, ces ouvrages sont des quasi-programmes.
La voie empruntée est néanmoins exceptionnelle, ne serait-ce que par le
volume des ouvrages. Fr. Bayrou juge prudent de préciser que le sien a été
écrit «dans les petits matins et les nuits avancées»2. N. Sarkozy parle des

1. Ce sont Ph. Séguin, Louis-Napoléon le Grand, Paris, Grasset, 1990; N. Sarkozy,


Georges Mandel le moine de la politique, Paris, Grasset, 1994; Fr. Bayrou, Henri IV,
le roi libre , Paris. Flammarion, 1994.
1. L'aveu du temps sacrifié à l'écriture est toujours un exercice délicat pour les
professionnels de la politique, surtout lorsque leur œuvre s'écarte de l'écrivance politique la
plus classique. Devant ainsi justifier la tenue quotidienne d'un «journal» publié sous le
titre La tentation de Venise. A. Juppé précise d'emblée: «On s'étonnera de trouver
parfois des mois de silence. Emploi du temps trop chargé? ... Quoi qu'il en soit, je vous
livre [ces pages]. En vrac». Cette dernière notation suggère l'impossibilité dans laquelle
se trouve le futur Premier ministre de se livrer à une relecture attentive (Paris, Grasset,
1992, p. 22).

84
Métier politique et écriture

«longues heures consacrées à la poursuite de [son héros]». Tous se


déclarent conscients des risques que le choix d'un tel registre d'écriture fait
courir à leur image de marque, mais tous font valoir le caractère impérieux du
devoir qui était le leur de réhabiliter un personnage injustement ignoré ou
calomnié1. L'écart (par rapport aux définitions dominantes et classiques du
métier politique) que constitue la pratique biographique, est donc moins, si
on suit les auteurs, le révélateur d'une stratégie de distinction que la
conséquence d'un choix dicté par le devoir. Les auteurs ont sacrifié de leur
temps, et ont pris le risque de surprendre, pour promouvoir une cause qu'ils
déclarent noble entre toutes, la mémoire. C'est donc finalement le caractère
exceptionnel du personnage qui achève de légitimer (et de politiser)
l'entreprise. «J'aime Mandel», écrit N. Sarkozy, qui entend «contribuer à corriger
un oubli et à réparer (une) injustice» (p. 7). «La vie d'Henri IV ne peut
que fasciner un de ses lointains successeurs à la tête du parlement de
Navarre», écrit de même Fr. Bayrou, qui ajoute: «J'ai éprouvé le besoin de
réfléchir sur la réconciliation» (p. 10). Hagiographique, la biographie prend
alors toute sa signification politique: le personnage est donné en exemple
aux lecteurs-citoyens d'aujourd'hui2. Sa vie n'est ni divertissante, ni
instructive: elle est édifiante. «Cet homme, écrit Ph. Séguin à propos de
Napoléon III, a voulu sincèrement, honnêtement, courageusement, servir la
France» (p. 19). Il s'agit ni plus ni moins d'administrer une leçon de
politique, par modèle interposé. Encore le jeu des masques ne peut-il faire
illusion : la distinction entre auteur et personnage est fragilisée par l'admiration
du premier pour le second et par leur commune condition d'« homme
d'État». «À lire un portrait, note Ph. Séguin, on en apprend parfois autant
sur l'auteur que sur le modèle» (p. 19). L'homme politique d'aujourd'hui
ne disparaît pas derrière celui qu'il décrit: il s'affirme au contraire par le
choix du modèle, qui à lui seul vaut déjà projet de société, par l'écriture,
par sa capacité à tirer de l'Histoire des enseignements utiles de nos jours...
On ne sait plus, dès lors, qui sert qui: l'auteur qui réhabilite son
personnage, ou bien le personnage qui permet à l'auteur de se mettre en valeur
pour délivrer son message? Si la posture biographique suppose l'humilité,
les politiques qui l'adoptent la redéfinissent à leur façon en refusant de
disparaître totalement derrière leur sujet. Ils entendent eux aussi exister,
comme auteurs bien sûr, mais aussi comme « personnages » réels : « II est
vrai, rappelle ainsi Fr. Bayrou, que je préside aujourd'hui, vis-à-vis du
château de Pau, l'antique parlement de Navarre où siégeaient les États de
Béarn» (p. 12).
Dire de ces entreprises biographiques qu'elles sont légitimées par les
intentions clairement «politiques» affichées par les auteurs ne doit pas faire
perdre de vue qu'elles se distinguent, ne serait-ce que par leur rareté
relative, des productions politiques ordinaires. Ceux qui s'y risquent n'en sont
pas à leur coup d'essai en matière d'écrivance politique3. La publication de

1. Ph. Séguin écrit que son personnage est «maltraité par les historiens» (p. 13).
N. Sarkozy regrette que les historiens de profession aient laissé le sien sombrer dans
l'oubli le sien (p. 7).
2. Sur l'hagiographie politique, cf. T. Seveno, «La construction du grand homme.
Essai sur l'hagiographie politique», thèse de science politique, Rennes I, 1989.
3. Ph. Séguin avait déjà publié: Réussir l'alternance, (Paris, Robert Laffont, 1985)
et La force de convaincre (1990), livres-programmes de type généraliste. Fr. Bayrou
avait pour sa part affirmé ses compétences sectorielles dans La décennie des mal-appris
(Paris, Flammarion, 1990).

85
Christian Le Bart

ces biographies consacre incontestablement en ce qui les concerne un cursus


politique ascendant, et peut même s'analyser comme le franchissement d'une
étape symbolique supplémentaire. L'image qu'il s'agit d'accréditer est plus
que jamais celle de l'homme d'État capable de s'extraire du quotidien
(voire, ici, de son époque) pour «réfléchir». Ces livres ne sont pas les
réponses instantanées, tactiques, d'un homme pressé sommé de formuler des
solutions, ils sont le résultat mûri d'une réflexion libre et dégagée, plus
sensible à l'Histoire qu'à la simple actualité, enrichie en outre d'une vaste
culture. Les auteurs n'hésiteront pas à se poser en hommes de savoir et
même en érudits, enrichissant de la sorte leur légitimité politique d'une
précieuse légitimité scientifique1. En s'aventurant dans un monde qui n'est pas
le leur, au risque d'apparaître (par exemple aux yeux des historiens de
profession) comme des usurpateurs, ces hommes politiques cherchent à
administrer la preuve de leur capacité à rivaliser avec des auteurs prestigieux et
reconnus. En ce sens, ces stratégies de quasi-sortie du champ politique sont
évidemment très politiques. En rupture avec le genre «livre politique
ordinaire», mais en même temps explicitement politique pour que les profits
distinctifs qu'elle procure à son auteur soient mobilisables dans le champ
politique, la biographie politique réalise davantage le renouvellement d'un
genre en voie de banalisation qu'une authentique sortie du champ politique.
Qu'en est-il alors des ouvrages plus directement «littéraires»?

DE L'ÉCRIVANCE À L'ÉCRITURE

Le recours à l'écriture est exceptionnel dans le champ politique2;


romanciers et poètes semblent offrir des profils singuliers, au point que
toute prétention modélisatrice peut paraître abusive. Formulons tout de
même l'hypothèse de la relative incompatibilité entre l'univers symbolique
sur lequel se construisent les définitions dominantes du métier politique et
l'univers symbolique de l'écriture. L'écriture est supposée privée d'utilité,
«intransitive» disait R. Barthes; pour cette raison, elle se situe aux
antipodes du métier politique, tout entier défini par la prétention à régir
directement le monde social3. L'écriture est alors nécessairement une façon de
dire que la politique n'est pas tout, qu'elle ne suffit pas à emplir une vie.

1. Ph. Séguin se réclame de «cette courte lignée de chercheurs d'origine


essentiellement anglo-saxonne [qui] s'attache à rétablir les faits», tandis que Fr. Bayrou offre
une bibliographie digne d'une thèse d'histoire.
2. Parmi les ministres-romanciers, citons, s' agissant des gouvernements déjà
évoqués : M. Jobert, M. Durafour, T. de Beaucé, H. Bouchardeau. Mais il faut aussi évoquer
les cas d'un député-maire (M. Cointat) qui publie plusieurs recueils de poèmes; du
maire de Clermont-Ferrand, «éditeur» d'A. Camus dans la Pléiade et auteur de plusieurs
essais, ou de son collègue de Pau qui se livre à l'analyse graphologique de ses pairs,
sans oublier celui de Quimper qui se dissimule derrière un pseudonyme pour publier un
roman policier mettant en scène les personnalités de sa ville.
3. «Les activités d'écrivain et de politicien ne sont pas du tout de même nature,
déclare, par exemple, M. Vargas Llosa, romancier et candidat à l'élection présidentielle
au Pérou. L'écrivain doit ouvrir les portes à tout ce qui sourd en lui, démons compris.
La politique, elle, doit être rationnelle, intelligente ... Là où je me laisse aller comme
écrivain, je n'ai eu de cesse de me contrôler comme politique» {Lire, janvier 1995). On
trouve chez Milan Kundera le même souci de séparer ces deux registres (cf. N. Le Bian-
nic, «Littérature et politique. L'œuvre de Milan Kundera», DEA d'Àtudes politiques,
Rennes I, 1996).

86
Métier politique et écriture

Rien n'interdit évidemment de formuler l'hypothèse selon laquelle de tels


ouvrages puissent produire des effets «politiques», par exemple en
modifiant de façon plus ou moins préméditée l'image de l'homme
politique-auteur auprès de certains groupes d'électeurs1. En ce sens, ces ouvrages
peuvent constituer les éléments les plus originaux de stratégies de
présentation de soi riches d' arrière-pensées politiques, voire électorales. Mais ces
stratégies sont précisément fondées sur la prise de distance d'avec la
politique et les contraintes de rôle que celle-ci implique. Il est aussi probable
qu'en la matière les stratégies les plus payantes soient les moins
intentionnelles, ou en tout cas celles qui apparaissent comme telles.
La rareté du recours à «l'écriture» chez les professionnels de la
politique s'explique, on l'a dit, par la grande distance qui sépare ces deux
univers. Il est toutefois une position dans l'espace politique pour laquelle cette
distance, voire cette incompatibilité, ne vaut pas. C'est celle de président de
la République2. Le rôle de «décideur suprême» s'ajuste en effet assez bien
à la position, noble entre toutes dans le champ culturel, d'écrivain. Certes,
un chef d'État s'égarerait en publiant en cours de mandat une uvre à
prétention littéraire. Mais le président est habilité à se mouvoir dans le monde
des «grands hommes», et à côtoyer les grands écrivains. Il n'est pas un
simple «homme politique», ni même un simple «homme d'État». Ceux-ci
sont voués à l'action, au face-à-face avec la société, quand lui se contente,
non sans hauteur, de faire faire. Le président, «arbitre», est au-dessus de la
mêlée, et ne livre pas combat, ou pas directement. L'homme d'État ne
s'appartient pas, il agit au contact des «problèmes sociaux», quand le
président, visionnaire, se doit de réfléchir à l'essence des choses. La «solitude
du pouvoir» l'amène à dialoguer avec les «grands esprits», Grands
Hommes d'hier et d'aujourd'hui. Le rapprochement avec le monde de l'écriture
ne signifie-t-il pas alors le passage de la sphère du profane à celle du
sacré, au même titre que l'élection au suffrage universel ?
Il serait naïf de réifier à l'excès le rôle de président de la République :
mieux vaut sans doute, sur le terrain qui nous occupe, parler de «style
présidentiel», ne serait-ce que pour pouvoir conjuguer l'expression au pluriel,
et apercevoir la diversité des rapports à l'écriture qu'autorise une telle
position3. Le président est en fait plus homme de lettres qu'écrivain. Empêché
d'écrire par une fonction trop prenante, il se donnera à voir comme écrivain
contrarié, voire sacrifié. D'où l'opposition souvent mise en avant entre la
nature du personnage (qui le pousse à écrire) et ses choix de ne pas le
faire. V. Giscard d'Estaing avoue très tôt sa fascination pour Maupassant,
mais attend 1994 pour faire paraître un premier roman. G. Pompidou
évoque l'écriture comme «un besoin ancien et profond», et regrette qu'elle ait

1. On peut, en reprenant un des exemples précédents, montrer que la publication de


poèmes par le député-maire d'une ville moyenne (M. Cointat à Fougères) n'est pas
contraire à son intérêt directement politique à partir du moment où ces poèmes
s'orientent pour partie vers la célébration du territoire local ; le même M. Cointat a aussi publié
un ouvrage sur l'histoire de la cité qu'il a dirigée.
2. Sur la communication présidentielle, P. Lehingue, «La parole présidentielle»,
dans B. Lacroix, J. Lagroye, (dir.), Le président de la République, Paris, Presses de
Sciences Po, 1992, p. 109-140.
3. On ne doit pas ici sous-estimer l'empreinte que le premier titulaire du rôle a
laissée à la définition de celui-ci: l'«œuvre» du général de Gaulle constitue un précédent
qui contraint ses successeurs en leur imposant l'écriture comme critère d'excellence.

87
Christian Le Bart

été, en ce qui le concerne, «interrompue par l'action»1. À la question:


«Êtes- vous un écrivain rentré ou un politique par dépit?», le candidat
Fr. Mitterrand répond: «Pas du tout, je suis un homme politique, pas un
écrivain», avant d'ajouter: «Si j'avais voulu l'être, je l'aurais été»2. Ces
quelques exemples mettent en évidence la tension inhérente au rôle
présidentiel. Le chef d'État ne peut être un écrivain égaré en politique, mais en
même temps il doit faire la preuve de son excellence dans un pays où le
statut d'écrivain est sans doute très valorisé, plus en tout cas que celui de
politique3. D'où la solution habile qui consiste à se dire écrivain possible
mais ayant finalement renoncé, au terme d'un choix qui doit apparaître
comme un sacrifice, le salut du pays étant préféré à la gloire personnelle.
Ce renoncement n'exclut pas une fascination toujours vive (et supposée
insurmontable, elle) pour la chose littéraire. Le président affiche ses amitiés
littéraires4 ou se met en scène comme lecteur assidu5. Délaissant la presse,
les notes et rapports, les ouvrages sociologiques, bref tout ce qui enferme
dans la quotidienneté désenchantée, il noue un dialogue trans-historique et
intime avec les grands esprits littéraires. «Ce n'est plus le Premier ministre,
ironise D. Schneidermann à propos d'É. Balladur en campagne, c'est déjà
sa statue», lorsque celui-ci confie qu'«il ne peut s'empêcher de relire
régulièrement Pascal, Proust et Rimbaud»6.
La campagne présidentielle est en effet un moment privilégié pour
entrevoir, à travers les ajustements et rectifications dans les présentations de
soi des candidats, tout ce qui sépare l'homme politique du président virtuel.
La mise en scène d'une culture littéraire «authentique» marque à l'évidence
le glissement symbolique d'un rôle à l'autre. Ce glissement est encouragé
par les médias, qui contribuent à leur manière à définir le rôle présidentiel :
ainsi l'hebdomadaire Télérama propose-t-il en mars 1995 une série
d'entretiens «littéraires» avec chacun des candidats à l'élection présidentielle.
Chez tous, mais particulièrement chez les favoris (ceux qui s'ajustent le
plus directement au rôle présidentiel), le plaisir de lire est associé aux
grands écrivains. L. Jospin avoue délaisser quelque peu les essais politiques,
et dit sa passion pour le genre romanesque, en particulier le roman «intros-
pectif». La tension entre ce goût et son métier se marque tout au plus en
termes de disponibilité («mettre de côté pour les vacances»). Le goût
littéraire renvoie à la «nature» profonde de l'intéressé («À l'armée, j'avais
toujours un livre de poche dans mon treillis»). Et le candidat socialiste
d'évoquer ses lectures d'enfant et de lycéen: «Je relis Hugo, Stendhal,

1. G. Pompidou, Le nœud gordien, Paris, Pion, 1974, p. 15.


2. Fr. Mitterrand, Politiques. 2 (1977-1981), Paris, Fayard, 1981. L'étude du rôle
présidentiel ne se résume pas à l'observation des détenteurs de la fonction. Elle doit
aussi s'étendre, c'est le cas à travers cet exemple, à ceux qui y postulent (candidats,
candidats à la candidature, etc.).
3. Le mensuel Lire a commenté, par exemple, un sondage révélant que les Français
préféreraient recevoir à leur table un écrivain plutôt qu'un ministre, ou qu'ils font
beaucoup plus volontiers «confiance» au premier qu'au second (97, octobre 1983).
4. Fr. Mitterrand et P. Guimard, J. Chirac et D. Tillinac, ... Sur les relations entre
VGE et les «clercs», cf. R. Rieffel, Les intellectuels sous la Cinquième République
1958-1990, Paris, Calmann-Lévy, 1995 (coll. «Pluriel»), tome 1, p. 196 et suiv.
5. Sur son portrait officiel de président, Fr. Mitterrand pose devant une
bibliothèque, Essai de Montaigne en main.
6. Le Monde, 6 janvier 1995.
Métier politique et écriture

Maupassant, par pur plaisir littéraire». Les lectures du présidentiable sont


nécessairement élevées, classiques et désintéressées. Au-dessus des modes
(«je ne me jette pas sur les prix littéraires»), au-delà de l'actualité
immédiate («j'ai peu lu les livres récents, ceux qui font l'actualité»), il dialogue
déjà un peu avec l'essence des choses, et abandonne déjà un peu la routine
terre-à-terre du monde d'aujourd'hui pour s'adonner à la contemplation
haute et quasi philosophique de la condition humaine. C'est qu'il postule au
rôle d'Acteur de l'Histoire au contact des Hommes, de la Vie et de la
Mort1.
On voit de la sorte se construire «l'envergure», la «stature» qui font le
bon candidat, c'est-à-dire le candidat qui s'ajuste le mieux au rôle
présidentiel. «Rien ne remplace la culture, le goût pour la littérature, et les débats,
pour acquérir une vraie stature d'homme d'État», écrit A. Rémond dans le
même numéro de Télérama. L'analyse est juste, elle fait néanmoins
l'impasse sur les acteurs sociaux qui, en dehors des postulants eux-mêmes,
participent à la construction sociale du rôle, à commencer bien sûr par les
journalistes eux-mêmes. Les titulaires successifs du rôle ont pour leur part
uvre à infléchir les définitions dominantes de celui-ci, même si la
sédimentation des partitions successivement exécutées a fini par le rigidifier.
G. Pompidou, ancien élève de l'École normale supérieure et agrégé de
lettres, a à son actif depuis fort longtemps une édition de Britannicus
(Classiques Hachette) lorsqu'il entre en politique. Le profil de V. Giscard
d'Estaing, plus technocratique, laisse au contraire entrevoir un rapport au
monde littéraire qui n'est pas très éloigné de la «bonne volonté culturelle»
décrite par P. Bourdieu2. «Le titre d'écrivain ne s'acquiert pas par le seul
fait de savoir écrire», regrette-t-il dans un de ses ouvrages, avant
d'invoquer la figure malheureuse de Schliemann, génial découvreur des sites de
Mycènes et de Troie, et pourtant «traité en amateur et brocardé par les
archéologues professionnels sous prétexte qu'il avait commencé sa carrière
dans le commerce des épices et qu'il n'appartenait pas au petit monde des
initiés»3. L'amertume, qu'atteste cet extrait, serait-elle si aiguë si le monde
de la littérature ne constituait pas un point de passage obligé pour tout
titulaire du rôle présidentiel? Le même VGE a déclaré dix ans plus tard, au
moment de la publication de son «premier» roman: «J'ai toujours été
convaincu que la seule forme de postérité, en temps de paix, était la
création d'œuvres d'art»4. Cet acharnement à faire ses preuves dans le domaine
littéraire ne s'explique-t-il pas d'abord par le poids des définitions
dominantes du rôle présidentiel, poids au demeurant renforcé par la solidarité
objective qui unit les figures du général de Gaulle, de G. Pompidou et de
Fr. Mitterrand, tous hommes de lettres ou réputés tels? Force est en effet
de reconnaître que Démocratie française, publié en cours de mandat,
demeurait un ouvrage de facture très classique relevant de l'écrivance poli-

1. «C'est dans la littérature que l'on découvre l'âme d'un pays et que l'on se
découvre soi-même», déclare de même J. Chirac, dont Télérama nous dit qu'«il travaille
depuis une vingtaine d'années à une anthologie de la poésie étrangère». On se souvient
que G. Pompidou avait pour sa part publié une anthologie de la poésie française.
2. Celle-ci, rappelons-le, se caractérise à la fois par la «docilité culturelle»
(«révérence envers la culture légitime») et le «sentiment d'indignité» (P. Bourdieu, La
distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 370).
3. V. Giscard d'Estaing, Deux Français sur trois, Paris, Flammarion, 1984, p. 40.
4. Cité dans M. Braudeau, «VGE à l'écrit», Le Monde, 26 janvier 1995.

89
Christian Le Bart

tique la plus traditionnelle1. Les ouvrages suivants du même auteur sont


encore des livres-programmes, même si une évolution est perceptible. Dans
Deux Français sur trois, il adopte une posture plus détachée : « Le livre
Démocratie française a été écrit au pouvoir... Celui-ci est écrit loin du
pouvoir, dans la solitude et dans la réflexion, et dans le calme de la
merveilleuse campagne» (p. 9). La posture est presque littéraire, mais le propos
reste très politique: le titre renvoie directement à la procédure électorale.
Avec les deux tomes de ses souvenirs, VGE surprend davantage. Il laisse
entrevoir les faiblesses d'un homme presque ordinaire, écrasé par le rôle
présidentiel, mais paradoxalement enfin à la hauteur de ses prédécesseurs
par l'hommage ainsi rendu à la posture littéraire. L'abandon des
préoccupations strictement politiques, la redécouverte de la subjectivité, le sens de la
beauté et de la futilité, sont les marques qui désignent l'Acteur de
l'Histoire, émancipé de tout et donnant à voir une pleine personnalité. Ces
mêmes registres étaient interdits à l'Homme d'État, écrivant condamné à
faire œuvre utile.
L'ajustement au rôle présidentiel est, en ce qui concerne Fr. Mitterrand,
facilité par le goût que ce dernier a toujours manifesté pour la chose
littéraire. Le « style » du personnage est en totale harmonie avec les définitions
dominantes du rôle présidentiel. «Une interview de Fr. Mitterrand, écrit par
exemple A. Duhamel, qu'elle fût écrite ou audiovisuelle, c'était un exercice
forcément littéraire»2. Les fidèles du président admirent en lui «un
authentique écrivain et non pas seulement un utilisateur de l'écrit ou un simple
transcripteur du discours politique»3. Sans sous-estimer le travail accompli
à partir de 1981 par l'intéressé lui-même pour renforcer cette convergence,
force est de constater que celle-ci relevait déjà de l'évidence bien avant
cette date. Invité de B. Pivot en 1975, l'auteur de La paille et le grain est
accueilli en écrivain. Les questions qui lui sont posées sont sans ambiguïté :
«Avant de parler de vos lectures, nous allons d'abord parler de l'écrivain ...
On sent chez vous une sorte de besoin d'écrire, un plaisir d'écriture ...
Gallimard attend depuis un certain temps un livre de vous sur Laurent de
Médicis»... L'intéressé ne se fait pas prier et endosse sans hésitation ce rôle
d'homme de lettres. Il parle des écrivains qu'il aime, de ses poèmes
d'enfant, de son expérience de chroniqueur littéraire... «Si je n'avais pas été
absorbé par la politique, déclare-t-il, j'aurais aimé consacrer une partie de
ma vie à construire une œuvre littéraire»4.

1 . Ce livre se veut une communication directe entre le président et les Français (« Je


vais essayer de répondre», «j'écris pour les Français»), loin des polémiques («j'écris
pour la France»), mais sans la moindre tentative pour s'extraire du champ politique. Le
«style» en est d'une extrême simplicité: il s'agit de convaincre et d'informer, pas de
surprendre (V. Giscard d'Estaing, Démocratie française, Paris, Fayard, 1976).
2. Libération, 15 septembre 1995.
3. R. Gouze, Mitterrand par Mitterrand, Paris, Le Cherche-Midi éditeur, 1994,
p. 143.
4. Les réactions lors du décès de Fr. Mitterrand ont largement conforté ce portrait:
Michèle Cotta déplore la perte d'«un des derniers véritables écrivains de ce temps». Et
Bernard Pivot déclare: «On m'a proposé il y a quelques semaines de revoir le président
et j'ai refusé. Je ne voulais pas qu'il perde ne serait-ce qu'une heure alors qu'il lui
restait si peu de temps pour l'écriture» {Libération, 14 janvier 1996). La télévision se
penche sur l'auteur, le lecteur, le bibliophile (lors de l'émission «Ah, quels titres!», est
interrogé le «relieur» du président), et même sur le «personnage de roman». Dans
l'hebdomadaire Télérama, J.-L. Douin rappelle que Fr. Mitterrand «instaura le prix uni-

90
ENTRE ECRIVANCE ET ECRITURE: LES CONFESSIONS POLITIQUES

Certains hommes politiques, désirant se libérer de la stricte écrivance


politique (genre auquel ils ont d'ailleurs en général sacrifié antérieurement)
tentent un rapprochement avec le modèle présidentiel en s 'octroyant le droit
à la subjectivité. Cette posture consacre en général une position dominante
dans le champ politique1. Il s'agit pour ces auteurs de renouveler le genre
politique en se posant comme «auteurs» singuliers, quitte à donner
l'impression de provisoirement s'extraire du rôle politique qui est le leur.
Le souci du «style» est manifeste, le point de vue situé. Ces auteurs
délaissent la rhétorique de l'intérêt général et la position de surplomb qui
marquent l'écrivance politique traditionnelle. Ils renoncent à parler de la
«société» ou de la «France» pour s'adonner à un modeste récit «d'en-
bas», récit à la première personne dans lequel l'auteur prend ses distances
vis-à-vis du «personnage» qu'il est et des rôles politiques qu'il a endossés.
Revanches de l'homme tout court sur l'homme politique caricaturé par les
médias, ces ouvrages sont marqués, selon l'expression d'E. Neveu, par une
logique de «privatisation» et de «dévoilement des affects»2. L'écriture
compense la rigidité du rôle et du protocole. Le désir sexuel, la fatigue
physique, la lassitude, l'amertume viennent y trouver refuge. L'occasion est
enfin saisie de parler de soi, pour corriger une image jugée simpliste
(L. Fabius et A. Juppé) ou pour dire son envie de tout arrêter (A. Juppé et
Fr. Léotard). Ces prises de distance par rapport à la politique sont
naturellement très ambiguës : expriment-elles un désir sincère de sortir du champ
politique, ou traduisent-elles la suprême ambition d'hommes libérés des
contingences politiciennes? A. Juppé écrit ainsi que «l'idée ne l'a jamais
vraiment quitté de changer de vie pour devenir archéologue, quelque part
autour de la Méditerranée» (p. 271), ou de «regarder passer les jolies filles
en savourant un Bellini» à Venise (p. 284). Réfléchissant à son destin plus
qu'à son métier, l'auteur multiplie les emprunts au style présidentiel: usage
d'un «je» volontiers intime, désintérêt pour la politique ordinaire, hauteur
de vue et fuite dans la contemplation esthétique ou philosophique,
sensibilisation à la longue durée et à l'essence des choses, solitude extrême... L'être
humain ici révélé dans et par l'écriture déborde largement les rôles qui lui
ont été jusqu'à présent confiés, si prestigieux soient-ils. L. Fabius reconnaît
avoir commis des erreurs comme Premier ministre, et Fr. Léotard confesse
rétrospectivement son peu d'intérêt pour la dernière campagne présidentielle.
Chez ces deux auteurs, le temps de l'écriture (occasion d'un examen de
conscience) succède à celui de l'action. A. Juppé, qui publie pourtant un
journal tenu au quotidien, et dans le feu de celle-ci, exprime pareillement

que du livre, hanta les librairies, fit construire la Bibliothèque Nationale de France». Il
cite certains de ses poèmes, et conclut: «(il) aurait pu faire carrière dans les lettres... (Il)
aimait écrire, connaissait les difficultés, quelquefois les souffrances de l'écriture» (2401,
17 janvier 1996). On lira aussi les témoignages de Claude Roy et de William Styron
dans Le Nouvel Observateur (11 janvier 1996). Tout le monde ne s'associe évidemment
pas à cette entreprise de célébration : dans Le Point, J.-F. Revel fustige les prétentions
littéraires de l'ancien président, au style «laborieux et entortillé» (13 janvier 1996).
1. Quelques titres récents: L. Fabius, Les blessures de la vérité, Paris, Flammarion,
1995; A. Juppé, La tentation de Venise, Paris, Grasset, 1993; Fr. Léotard, Ma liberté,
Paris, Pion, 1995.
2. E. Neveu, «Le sceptre, les masques et la plume», Mots, 32, septembre 1992.

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Christian Le Bart

son insatisfaction à l'idée d'être enfermé dans son image publique1.


L'écriture met en valeur, au-delà de l'homme politique, un tempérament, une
personnalité, un «moi» qui trouve de la sorte enfin l'occasion de se déployer
librement et totalement. Refusant d'être cantonné au rôle d'instrument, fût-
ce au service d'une cause supérieure, les auteurs se donnent à voir comme
«personnes» à part entière.

LA RÉCEPTION JOURNALISTIQUE ET CRITIQUE DES LIVRES POLITIQUES

Notre objectif était de montrer la logique des compatibilités relatives


entre position politique (ou rôle politique) et rapport à l'écriture. Les
agencements repérés (chef d'État-homme de lettres, homme d'État-historien,
leader politique-écrivant ...) n'épuisent pas, loin s'en faut, toutes les situations
réelles2; ils constituent néanmoins des registres d'attitude particulièrement
cohérents, et peuvent donc servir des entreprises de présentation de soi plus
ou moins stratégiques. La recherche demeurerait pourtant insuffisante si elle
n'intégrait pas une réflexion sur la réception que connaissent les ouvrages
politiques3. On ne peut en effet parler d'ajustement entre définitions
dominantes des métiers politiques et symbolique de l'écriture sans s'intéresser
aux acteurs qui produisent et activent ces définitions dominantes et cette
symbolique, à commencer bien sûr par les journalistes. Ces derniers, faisant
office de «critiques», sont à même de faciliter ou d'empêcher ces
ajustements4. On a déjà évoqué, par exemple, la contribution des journalistes et
commentateurs politiques à une définition du rôle présidentiel teinté de litté-
rarité5. Sans doute devrait-on aussi analyser la réception de ces ouvrages
par les «gardiens» du champ littéraire, qui peuvent avoir intérêt à préserver
l'autonomie de celui-ci en dénonçant le «mélange des genres» ou en
moquant les prétentions littéraires des politiciens6.
Une tendance dominante se dégage, qui permet de caractériser
globalement la réception de tels ouvrages : les lectures sont le plus souvent
marquées d'une forte suspicion. Journalistes et critiques n'oublient pas qu'ils
ont affaire à des professionnels de la politique, et entendent ne pas se
laisser piéger par les contrats de lecture imposés par les auteurs. Les intentions
affichées ne les impressionnent pas, et ils s'autorisent un travail de démys-

1. «Je souhaite simplement, écrit-il, étant ce que je suis, un peu moins technocrate,
un peu moins parisien, un peu moins apparatchik peut-être qu'on ne croit, montrer ce
que je fais, dire ce que je vis» (p. 22).
2. Recueil de poésie publié par un député, livre de cuisine par un notable... Et
comment analyser la voie suivie par une H. Bouchardeau, auteur de plusieurs romans ?
3. Le paratexte, selon G. Genette, ne s'épuise pas dans le péritexte, c'est-à-dire
dans ce que le livre «dit» du texte qu'il contient; il s'élargit à l'épitexte, c'est-à-dire à
tout ce qui se dit et se sait du texte, hors du livre lui-même: autant dire que l'on renvoie
ici à une sociologie de la réception.
4. Parler de réception supposerait aussi une investigation sur les ventes, les lectures,
les usages sociaux auxquels ces livres donnent lieu.
5. B. Pudal, P. Lehingue ont, dans le même esprit, montré que la Lettre à tous les
Français de Fr. Mitterrand (Paris, Imprimerie de l'Avenir graphique, 1988) supposait de
la part des journalistes une réception complice dans la célébration de certains mythes
littéraires. Cf. «Retour(s) à l'expéditeur», dans CURAPP, La communication politique,
Paris, PUF, 1991, p. 163 et suiv.
6. Cf. la réaction d'A. Rinaldi face à la Lettre ... de Fr. Mitterrand, citée par B. Pudal,
P. Lehingue, «Retour(s) à l'expéditeur», cité.

92
Métier politique et écriture

tification radicale. Remarquons d'abord que les livres politiques sont


rarement commentés dans les rubriques... livres. Exclus, par exemple, du Monde
des Livres et des pages « Livres » de Libération, ils sont tantôt considérés
dans une rubrique à part («Livres politiques» dans Le Monde), tantôt
présentés en pages politiques {Libération). Ce classement n'est-il pas déjà
l'indice d'une réception désenchantée? On notera dans le même sens
l'indifférence à peu près totale des revues littéraires à de tels ouvrages. Le
Magazine littéraire n'en dit rien, et la rubrique «Politique» du mensuel Lire ne
leur est qu'exceptionnellement ouverte1.
La grille de lecture employée par les journalistes pour rendre compte
des livres écrits par des hommes politiques est centrée sur le paradigme
stratégique. En lecteurs avertis, ils entendent traquer l'intérêt politique que
cache le recours à la publication. Venant d'un acteur politique, l'ouvrage
appelle une lecture politique, elle sera le fait d'un journaliste lui-même
politique, quand bien même le registre d'écriture, lui, ne le serait pas. «Pour
émouvantes qu'elles soient parfois, écrit ainsi un journaliste politique de
Libération à propos du dernier livre de L. Fabius, ces confessions n'en
obéissent pas moins à un but stratégique. L. Fabius a voulu profiter d'une
période où il est quelque peu neutralisé dans le combat politique pour
opérer un redressement de son image par une sorte de rectification
autobiographique»2. Le même quotidien accueille avec la même suspicion le désir
affiché par Fr. Léotard d'abandonner la politique: «Le député-maire de Fré-
jus, s' interroge- t-il, y a-t-il vraiment songé ou feint-il de le croire?». Et le
journaliste de conclure, non sans ironie : « Fr. Léotard a été réélu maire de
Fréjus mi-juin, président du PR fin-juin, et député du Var mi-septembre»3.
Citons encore cette mise en garde de A. Rémond en amont du dossier de
Télérama, déjà cité, consacré aux «lectures» des candidats à l'élection
présidentielle: «II entre certainement, même involontairement, une part de
stratégie dans ce que l'on choisit ou pas de dévoiler, en fonction de l'image
que l'on veut donner de soi, voire du journal (donc du public) auquel on
s'adresse... Difficile donc de démêler la part de sincérité de celle de l'effet-
vitrine ».
Méfiante parce que politique, la réception journalistique des livres
publiés par les hommes politiques s'interdit de faire abstraction de la
position de l'auteur pour juger le contenu. Dans la page entière du Monde qu'il
consacre à VGE écrivain, M. Braudeau s'amuse à recenser les points
communs entre l'illustre auteur du Passage et son héros4. L'intérêt de
l'ouvrage, selon lui, tient moins à sa valeur littéraire (le verdict est expédié

1. Le responsable de cette rubrique fera certes une petite place aux mémoires de
M. Debré, aux méditations de M. Jobert, aux plaidoyers de L. Mermaz ou de M. Gallo,
et aux réflexions de VGE (année 1984), mais sans succomber à l'enthousiasme. Les
ouvrages sont mal notés (zéro ou un point sur une échelle qui va jusqu'à trois), à
l'exception de celui de M. Jobert, dont on salue «l'humour», «la férocité», «l'ironie»,
loin des «communiqués ampoulés». À M. Debré, on reproche son peu de goût pour les
«anecdotes»; à VGE, on fait grief de ne pas avoir préféré «l'évocation pudique de la
solitude présidentielle» à un «programme bien tardif». Bref, l'écriture fait ici le procès
de l'écrivance.
2. Libération, 13 septembre 1995.
3. Libération, 22 octobre 1994.
4. M. Braudeau, «VGE à l'écrit», art. cité. Si l'article est bien signé d'un critique
«littéraire», on remarquera qu'il ne figure pas dans Le Monde des Livres, mais dans une
très transversale rubrique «Horizons-Portraits».

93
Christian Le Bart

en quelques mots) qu'à son rôle de source permettant d'accéder à la


psychologie profonde de l'ancien président. Paradoxalement, le choix d'une
narration à la première personne (risqué, reconnaît M. Braudeau), c'est-à-
dire du type d'écriture le plus éloigné de l'écrivance politique parce que le
plus intimiste, facilite finalement une réception très politique de l'ouvrage,
puisque le personnage central vient se superposer à l'auteur.
«Heureusement, ce notaire n'a pas eu à déclencher le feu nucléaire», ironise le
critique du Monde.
Un tel article vaut rappel à l'ordre pour le politique. Désespérément
prisonnier du champ du même nom, celui-ci se heurte aux vigilants défenseurs
de l'autonomie du champ littéraire. Si la notoriété politique peut suffire à
convaincre les éditeurs ou même à garantir le succès des ventes, ces
défenseurs rappelleront au besoin que ce dernier n'a jamais été un indicateur
fiable du talent « authentiquement » littéraire. Ce roman, note encore
M. Braudeau, «a connu un beau succès de vente à défaut d'avoir séduit la
critique». Et de conclure sur l'insurmontable séparation entre ces deux
mondes que sont la politique et la littérature: «Le secret de l'écriture ne tient-
il pas à un profond renoncement de la plupart des rôles où l'on doit
paraître ... Gustave [Flaubert] et Guy [de Maupassant] avaient renoncé à
pratiquement tout le reste pour écrire». Pour avoir voulu triompher sur les deux
tableaux en même temps, l'imprudent VGE échouera à devenir écrivain: il
a publié, il a vendu, il n'a pas pour autant «écrit». La gloire littéraire
suppose une éthique du renoncement avec laquelle la vie politique est en
flagrante contradiction * .
Ce mouvement de reconduite vers le champ politique facilite
paradoxalement la transformation de celui-ci. Puisque l'homme-politique-qui-écrit est
renvoyé à sa condition indépassable d'homme politique, l'écriture (ou
l'écrivance) devient un attribut politique parmi d'autres. Est-il ainsi absurde
d'imaginer que la banalisation de la posture d'auteur ait pu contribuer,
parmi d'autres évolutions bien sûr, à l'adoucissement des contraintes de rôle
qui délimitent le métier politique? Les «auteurs», cherchant
individuellement à se libérer de ces contraintes (par exemple pour se «distinguer»),
contribuent, selon une logique d'agrégation qui peut ne pas être
intentionnelle, à la reformulation des définitions dominantes du métier politique2.
Lorsque des hommes politiques publient pour montrer qu'ils ne sont pas
seulement (que eux, au moins, ne sont pas seulement) des hommes
politiques, ils échouent parce qu'ils oublient que, ce faisant, ils déplacent la
définition de l'homme politique. Ils croient s'écarter du rôle alors qu'ils le
reformulent. À l'arrivée, l'écriture apparaît comme une étape du cursus
politique. La clôture du rôle est telle que l'acharnement à en sortir peut tou-

1. «Le degré d'autonomie du champ (littéraire), écrit P. Bourdieu, peut se


mesurer ... à la rigueur des sanctions négatives (discrédit, excommunication, etc.) qui sont
infligées aux pratiques hétéronomes» («Le champ littéraire» ARSS, 89, septembre 1991,
p. 4 et suiv.). Du même auteur, cf. Les règles de l'Art, Paris, Le Seuil, 1992, dans lequel
est décrite l'autonomisation progressive du champ littéraire. L'analyse est transposable
ici : en prêtant aux hommes politiques qui publient des arrière-pensées stratégiques, les
critiques littéraires, vigilants gardiens de cette autonomie, les excluent ipso facto d'un
champ largement construit sur l'idée de «désintéressement», et leur interdisent tout
droit a ce que P. Bourdieu appelle une «lecture pure».
2. L'agrégation des stratégies individuelles de distinction explique donc les
transformations des rôles. Mais seule une investigation historique pourrait confirmer que les
politiques publient de plus en plus.

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Métier politique et écriture

jours se lire comme une exécution habile. On parlera de nouvelle stratégie


de communication, que l'on présumera d'autant plus habile qu'elle est
invisible, ou, pire, non intentionnelle. On dévoilera, derrière le dialogue entre
un auteur et le public des lecteurs, un très stratégique face-à-face entre un
homme politique et l'opinion publique, en notant la possible confusion entre
ces deux types de communications ou entre ces deux «marchés». Si donc
la multiplication de ces publications atteste un incontestable changement
dans la définition légitime de l'activité (et de l'acteur) politique, il n'est pas
du tout certain que les représentations ultimes de la classe politique s'en
trouvent bouleversées*.

Christian Le Bart est maître de conférences en science politique à


l'université de Rennes II, membre du Centre de recherches administratives et
politiques (CNRS). Il est l'auteur de La rhétorique du maire entrepreneur,
Paris, Pedone, 1992 (coll. «Vie locale») et a co-dirigé (avec J. Fontaine)
Le métier d'élu local, Paris, L'Harmattan, 1994 (coll. «Logiques
politiques»). Il a publié récemment «Sur deux récits d'entrée en politique», Pôle
Sud, 1, novembre 1997 et (avec P. Merle) La citoyenneté étudiante, Paris,
PUF, 1997 (coll. «Politique d'aujourd'hui»). Ses thèmes de recherche
portent actuellement sur le discours politique (Université de Rennes II, 6
avenue G. Berger, 35000 Rennes).

RÉSUMÉ/ABSTRA CT

L'ÉCRITURE COMME MODALITÉ D'EXERCICE DU MÉTIER POLITIQUE


Les hommes politiques français publient de plus en plus, et empruntent à des « genres » de
plus en plus diversifiés : livres-programmes, témoignages, mémoires, biographies
historiques, et même romans à l'occasion. On peut rendre compte de cette production en
établissant des correspondances entre rôles politiques et «genre» ou registre d'écriture. Si tous
les hommes politiques ne publient pas, la simple « écrivance » politique est le fait d'un
nombre croissant de professionnels de ce secteur, et elle peut s 'analyser comme une façon
d'accomplir le métier politique. En revanche, le choix de la biographie historique ou de
l'autobiographie intimiste exprime une distance au rôle qui vaut stratégie de distinction.
On retrouve une singularité française dans l'affinité entre rôle présidentiel et monde
littéraire. La réception journalistique et critique des livres politiques se montre, elle,
particulièrement vigilante.

WRITING AS A MODE OF EXERCICE OF THE POLITICAL PROFESSION [IN FRANCE]


French politicians are increasingly publishing books of increasingly diverse kinds:
programmatic statements, testimonies, memoirs, historical biographies, and even novels. It is
possible to review that production by establishing relations between the politicians' roles
and the nature of their writings. Not all politicians publish books, but writing is being

* Cet article reprend une communication faite lors du Congrès de l'AFSP, Aix-en-
Provence, 1996, dans le cadre de la table ronde dirigée par M. Offerlé («Professions,
profession politique»). L'auteur remercie M. Offerlé et E. Neveu pour leurs relectures
attentives de ce texte.

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Christian Le Bart

done by a growing number of professionals, and it can be analyzed as one way of carrying
out the political profession. On the other hand, the choice of historical biography or that
of intimate autobiography expresses a distance from the role which amounts to a strategy
of distinction. The French singularity is manifested in the ajfinity between the presidential
role and the literary world. Media reception and literary criticism of political books are
particularly vigilant.

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