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Le Bart Christian. L'écriture comme modalité d'exercice du métier politique. In: Revue française de science politique, 48ᵉ
année, n°1, 1998. pp. 76-96;
doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1998.395253
https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1998_num_48_1_395253
Résumé
Les hommes politiques français publient de plus en plus, et empruntent à des « genres » de plus en
plus diversifiés : livres-programmes, témoignages, mémoires, biographies historiques, et même
romans à l'occasion. On peut rendre compte de cette production en établissant des correspondances
entre rôles politiques et «genre» ou registre d'écriture. Si tous les hommes politiques ne publient pas,
la simple « écrivance » politique est le fait d'un nombre croissant de professionnels de ce secteur, et
elle peut s'analyser comme une façon d'accomplir le métier politique. En revanche, le choix de la
biographie historique ou de l'autobiographie intimiste exprime une distance au rôle qui vaut stratégie
de distinction. On retrouve une singularité française dans l'affinité entre rôle présidentiel et monde
littéraire. La réception journalistique et critique des livres politiques se montre, elle, particulièrement
vigilante.
NOTES DE RECHERCHE
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1. Argument que l'on peut certes discuter, mais que vient, par exemple, étayer
l'analyse de N. Elias sur la place accordée, au sein des anciennes sociétés de cour
comme la France, aux «lettres». Cf. N. Elias, La société de cour, Paris, Flammarion,
1985 (coll. «Champs»), p. 100-101.
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Revue française de science politique, vol. 48, n° 1, février 1998, p. 76-96.
© 1998 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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1. G. Genette, Seuils, Paris, Le Seuil, 1987. Pour une application, cf. G. Noiriel,
«L'univers historique: une collection d'histoire à travers son paratexte», Genèses, 18,
janvier 1995, p. 110-131.
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L'ÉCRIVANCE POLITIQUE
1. Cf. Ch. Le Bart, «Quand les maires se racontent» dans J. Fontaine, Ch. Le Bait,
Le métier d'élu local, Paris, L'Harmattan, 1994 (coll. «Logiques politiques»), p. 329-
368.
2. Ce chiffre et les suivants ont été obtenus après consultation du Who's who?, et
plus particulièrement de la rubrique «œuvres» des notices. La démarche est
naturellement un peu fragile car elle oblige à prendre pour argent comptant des données qui
relèvent en réalité d'une présentation de soi évidemment stratégique.
3. Un parlementaire breton, agrégé de lettres, fait ainsi figurer au titre de ses œuvres
la publication d'un Bajazet; un agrégé d'économie évoque sa thèse, publiée vingt ans
avant la conquête de son premier mandat politique...
4. Le premier est alors un des ténors de l'opposition et un leader du PR, le second
fut ministre de l'Intérieur en 1968.
5. Ce qui n'exclut pas que d'autres variables, tel le capital culturel ou la profession
d'origine, puissent aussi expliquer la fréquence du recours à l'écriture.
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de publier) est en relation étroite avec la fonction occupée. Faut-il aller plus
loin et risquer l'hypothèse que le «droit à publier» se transforme
progressivement en «devoir» à mesure que l'on avance dans la carrière politique?
Le livre politique, pleinement en phase avec l'activité du même nom,
apparaît tout simplement comme une des façons de faire de la politique. La
complémentarité est supposée telle entre les deux registres d'activité que
l'auteur ne prendra le plus souvent même pas la peine de justifier son
geste. C'est bien en tant que politique qu'il entend s'exprimer, c'est bien au
débat politique qu'il entend contribuer. Les représentations dominantes sur
la démocratie le servent sur le mode de l'évidence, en érigeant le discours,
l'argumentation, l'échange d'idées, en exercices nobles, utiles, légitimes, en
même temps qu'intrinsèquement politiques. Le livre sera donc politique à la
fois par son auteur, par son contenu, et par ses ambitions. Tout au plus
pourra- t-on remarquer que l'activité d'écriture suppose une minimale prise
de distance par rapport à «l'action», ou au moins la suspension de celle-ci.
Cette nuance ne suffit pas à fragiliser l'ajustement entre métier politique et
écrivance politique: elle permet cependant de dévoiler l'intérêt stratégique
qui fonde le recours à ce type de publication. Il s'agit de ne pas apparaître
comme un simple acteur de «terrain», plus ou moins englué dans l'action
quotidienne, plus ou moins prisonnier des demandes et sollicitations
multiples. L'exercice du métier politique suppose bien sûr tout cela, mais il
suppose aussi la capacité à s'en défaire.
La logique de l'écrivance politique est, par exemple, tout entière dans le
propos d'un A. Peyrefitte qui se donne pour objectif de «prendre le temps
d'une vraie réflexion, poser les vrais problèmes, rechercher les vrais
remèdes», «en évitant d'attaquer les personnes, mais en analysant sans
complaisance les comportements et les idées»1. La volonté de rompre avec le
quotidien et l'ordinaire du métier politique sera souvent liée, c'est le cas
ici, à une critique plus ou moins acerbe de celui-ci. L'écriture vaut alors,
loin des travers de la politique «politicienne» ou de la politique
«spectacle», retour aux sources et à l'essence de la démocratie: l'analyse se
substitue à l'invective, le débat d'idées à la querelle de personnes.
À l'intérieur même de ce genre dominant qu'est l'écrivance politique, il
est possible de classer et de hiérarchiser les productions en fonction du
niveau de l'ambition programmatique affichée. Certains ouvrages attestent
une compétence sectorielle le plus souvent liée à une expérience militante,
professionnelle et/ou ministérielle2. Ces ouvrages reposent certes sur une
présentation de soi ambitieuse, par la compétence qu'ils démontrent (bonne
connaissance du sujet, capacité à analyser un problème social et à formuler
des solutions...), mais ils enferment en même temps les intéressés dans une
image très sectorialisée. D'où la tendance manifeste de la part de ces
derniers à glisser vers un type d'ouvrage beaucoup plus généraliste et à se
libérer de la rhétorique savante ou technocratique qui signifie la
compétence mais aussi l'enfermement dans la compétence. Les leaders
partisans sont les plus directement prédisposés à ce glissement, l'écrivance
servant leur volonté d'exposer un projet de société aussi complet que possi-
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1. P. Mauroy, Héritiers de l'avenir, Paris, Stock, 1977; C'est ici le chemin, Paris,
Flammarion, 1982; A gauche, Paris, Albin Michel, 1985.
2. M. Rocard, Le PSU et l'avenir socialiste de la France, Paris, Flammarion, 1969;
Parler vrai, Paris, Le Seuil, 1979.
3. J.-P. Chevènement, Clés pour le socialisme, 1973; Être socialiste aujourd'hui,
Paris, Cana, 1979.
4. Cf. les publications de G. Marchais, R. Hue, J.-M. Le Pen, qui affirment (et
renforcent) par la publication d'un projet de société ou d'un livre- programme leur
leadership partisan. Le PS et l'UDF, moins centralisés, sont au contraire le théâtre de rivalités
entre courants ou tendances, la publication d'un livre-programme faisant figure de coup
stratégique dans le combat que se livrent les leaders de ceux-ci.
5. Cf. l'accueil fait au livre du «futur candidat» Delors, à quelques mois de
l'élection présidentielle de 1995.
6. J. Chirac, Une nouvelle France, Paris, Nil, 1994, et La France pour tous, Paris,
Nil, 1994.
7. Exemplaire est à cet égard le Dictionnaire de la réforme publié par É. Balladur
(Paris, Fayard, 1992). Si l'on reprend l'exemple du gouvernement Rocard, on trouve les
ministres ou les leaders du PS les plus importants parmi les auteurs de livres-
programmes: outre le Premier ministre lui-même, J.-P. Chevènement, P. Joxe, E.
Cresson, P. Quilès, J. Poperen.
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1. «Voilà, est-il écrit, un pamphlet ... écrit par quelqu'un qui connaît bien [la
technocratie] pour l'avoir combattue. Ancien ministre du Logement du gouvernement
Bérégovoy, M.-N. L. est aujourd'hui maire d'Athis-Mons. Elle met à nu, à partir d'exemples
concrets, d'anecdotes authentiques, surprenantes et parfois savoureuses, le système
technocratique français».
2. Cf. aussi le livre de M. Aubry, Le choix d'agir, Paris Albin Michel, 1994. Si le
sujet traité (l'exclusion) apparaît plus «central», et autorise presque à parler de projet de
société, le point de vue reste enfermé dans l'expérience «de terrain».
3. J.-P. Huchon, Jours tranquilles à Matignon, Paris, Grasset, 1993.
4. Respectivement M. Barzach, Le paravent des égoïsmes, Paris, Odile Jacob, 1989,
et A. Devaquet, L'amibe et l'étudiant, Paris, Odile Jacob, 1988.
5. H. de Charette, Ouragan sur la République, Paris, Fixot, 1995.
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1 . Cette prétention est à resituer dans son contexte ; on doit, par exemple, se
souvenir de l'insistance avec laquelle J. Chirac évoquait son long dialogue, sur le «terrain»,
avec les Français, puis l'intensité de la réflexion qu'il mena ensuite.
2. Cf. les exemples de J. Delors {L'unité d'un homme, Paris, Odile Jacob, 1994), de
M. Rocard {Parler vrai, op. cit.). On notera de même que les auteurs associent souvent
explicitement le temps de l'écriture et celui de la «traversée du désert» qui fait suite à
une défaite électorale. C'est une autre façon de dire que l'écriture, même «politique»,
n'est pas toujours compatible avec les «responsabilités».
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UNE MODALITE ORIGINALE DE L'ECRIVANCE POLITIQUE:
LES BIOGRAPHIES HISTORIQUES
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1. Ph. Séguin écrit que son personnage est «maltraité par les historiens» (p. 13).
N. Sarkozy regrette que les historiens de profession aient laissé le sien sombrer dans
l'oubli le sien (p. 7).
2. Sur l'hagiographie politique, cf. T. Seveno, «La construction du grand homme.
Essai sur l'hagiographie politique», thèse de science politique, Rennes I, 1989.
3. Ph. Séguin avait déjà publié: Réussir l'alternance, (Paris, Robert Laffont, 1985)
et La force de convaincre (1990), livres-programmes de type généraliste. Fr. Bayrou
avait pour sa part affirmé ses compétences sectorielles dans La décennie des mal-appris
(Paris, Flammarion, 1990).
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DE L'ÉCRIVANCE À L'ÉCRITURE
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1. «C'est dans la littérature que l'on découvre l'âme d'un pays et que l'on se
découvre soi-même», déclare de même J. Chirac, dont Télérama nous dit qu'«il travaille
depuis une vingtaine d'années à une anthologie de la poésie étrangère». On se souvient
que G. Pompidou avait pour sa part publié une anthologie de la poésie française.
2. Celle-ci, rappelons-le, se caractérise à la fois par la «docilité culturelle»
(«révérence envers la culture légitime») et le «sentiment d'indignité» (P. Bourdieu, La
distinction, Paris, Minuit, 1979, p. 370).
3. V. Giscard d'Estaing, Deux Français sur trois, Paris, Flammarion, 1984, p. 40.
4. Cité dans M. Braudeau, «VGE à l'écrit», Le Monde, 26 janvier 1995.
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ENTRE ECRIVANCE ET ECRITURE: LES CONFESSIONS POLITIQUES
que du livre, hanta les librairies, fit construire la Bibliothèque Nationale de France». Il
cite certains de ses poèmes, et conclut: «(il) aurait pu faire carrière dans les lettres... (Il)
aimait écrire, connaissait les difficultés, quelquefois les souffrances de l'écriture» (2401,
17 janvier 1996). On lira aussi les témoignages de Claude Roy et de William Styron
dans Le Nouvel Observateur (11 janvier 1996). Tout le monde ne s'associe évidemment
pas à cette entreprise de célébration : dans Le Point, J.-F. Revel fustige les prétentions
littéraires de l'ancien président, au style «laborieux et entortillé» (13 janvier 1996).
1. Quelques titres récents: L. Fabius, Les blessures de la vérité, Paris, Flammarion,
1995; A. Juppé, La tentation de Venise, Paris, Grasset, 1993; Fr. Léotard, Ma liberté,
Paris, Pion, 1995.
2. E. Neveu, «Le sceptre, les masques et la plume», Mots, 32, septembre 1992.
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1. «Je souhaite simplement, écrit-il, étant ce que je suis, un peu moins technocrate,
un peu moins parisien, un peu moins apparatchik peut-être qu'on ne croit, montrer ce
que je fais, dire ce que je vis» (p. 22).
2. Recueil de poésie publié par un député, livre de cuisine par un notable... Et
comment analyser la voie suivie par une H. Bouchardeau, auteur de plusieurs romans ?
3. Le paratexte, selon G. Genette, ne s'épuise pas dans le péritexte, c'est-à-dire
dans ce que le livre «dit» du texte qu'il contient; il s'élargit à l'épitexte, c'est-à-dire à
tout ce qui se dit et se sait du texte, hors du livre lui-même: autant dire que l'on renvoie
ici à une sociologie de la réception.
4. Parler de réception supposerait aussi une investigation sur les ventes, les lectures,
les usages sociaux auxquels ces livres donnent lieu.
5. B. Pudal, P. Lehingue ont, dans le même esprit, montré que la Lettre à tous les
Français de Fr. Mitterrand (Paris, Imprimerie de l'Avenir graphique, 1988) supposait de
la part des journalistes une réception complice dans la célébration de certains mythes
littéraires. Cf. «Retour(s) à l'expéditeur», dans CURAPP, La communication politique,
Paris, PUF, 1991, p. 163 et suiv.
6. Cf. la réaction d'A. Rinaldi face à la Lettre ... de Fr. Mitterrand, citée par B. Pudal,
P. Lehingue, «Retour(s) à l'expéditeur», cité.
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1. Le responsable de cette rubrique fera certes une petite place aux mémoires de
M. Debré, aux méditations de M. Jobert, aux plaidoyers de L. Mermaz ou de M. Gallo,
et aux réflexions de VGE (année 1984), mais sans succomber à l'enthousiasme. Les
ouvrages sont mal notés (zéro ou un point sur une échelle qui va jusqu'à trois), à
l'exception de celui de M. Jobert, dont on salue «l'humour», «la férocité», «l'ironie»,
loin des «communiqués ampoulés». À M. Debré, on reproche son peu de goût pour les
«anecdotes»; à VGE, on fait grief de ne pas avoir préféré «l'évocation pudique de la
solitude présidentielle» à un «programme bien tardif». Bref, l'écriture fait ici le procès
de l'écrivance.
2. Libération, 13 septembre 1995.
3. Libération, 22 octobre 1994.
4. M. Braudeau, «VGE à l'écrit», art. cité. Si l'article est bien signé d'un critique
«littéraire», on remarquera qu'il ne figure pas dans Le Monde des Livres, mais dans une
très transversale rubrique «Horizons-Portraits».
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RÉSUMÉ/ABSTRA CT
* Cet article reprend une communication faite lors du Congrès de l'AFSP, Aix-en-
Provence, 1996, dans le cadre de la table ronde dirigée par M. Offerlé («Professions,
profession politique»). L'auteur remercie M. Offerlé et E. Neveu pour leurs relectures
attentives de ce texte.
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done by a growing number of professionals, and it can be analyzed as one way of carrying
out the political profession. On the other hand, the choice of historical biography or that
of intimate autobiography expresses a distance from the role which amounts to a strategy
of distinction. The French singularity is manifested in the ajfinity between the presidential
role and the literary world. Media reception and literary criticism of political books are
particularly vigilant.
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