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Argumentation et Analyse du Discours

12 | 2014
L’entretien littéraire
Galia Yanoshevsky (dir.)

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/aad/1622
DOI : 10.4000/aad.1622
ISSN : 1565-8961

Éditeur
Université de Tel-Aviv

Référence électronique
Galia Yanoshevsky (dir.), Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014, « L’entretien littéraire » [En
ligne], mis en ligne le 20 avril 2014, consulté le 02 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/
aad/1622 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.1622

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1

SOMMAIRE

L’entretien littéraire - un objet privilégié pour l’analyse du discours ?


Galia Yanoshevsky

« Ami et ennemi, frère et déserteur » : une grille de positionnements complexe


Elda Weizman

De l’impertinence dans les interviews d’écrivain : l’exemple de la série radiophonique Qui


êtes-vous ? (1949-1951)
Pierre-Marie Héron

Le « Divin Dali » du visuel au verbal : autoportrait et interaction dans le livre-entretien


Ruth Amossy

Paratopie et entretien littéraire : Andreï Makine et Nancy Huston ou l’écrivain exilé dans le
champ littéraire
Valeria Pery-Borissov

L’invention de l’entretien d’écrivain : écrire le dialogue radiophonique


Guillaume Willem

L’intervieweur face au discours littéraire : stratégies de positionnement chez Madeleine


Chapsal, Jacques Chancel et Bernard Pivot
David Martens et Christophe Meurée

Entre interview littéraire et entretien d’écrivain : Orhan Pamuk dans la presse française
Adeline Wrona

Quand l’entretien littéraire se fait enquête sociologique : discours de la reconnaissance


littéraire et posture ambivalente de l’écrivain consacré
Sylvie Ducas

Varia

Un ethos d’auteur africain ou comment déjouer les stéréotypes : le cas de Mission


terminée de Mongo Beti
Tal Sela

Comptes rendus

Danblon, Emmanuelle. 2013. L’homme rhétorique (Paris : Cerf/Humanités)


Roselyne Koren

Charaudeau, Patrick. 2013. La conquête du pouvoir. Opinion, persuasion, valeur. Les


discours d’une nouvelle donne politique (Paris : L’harmattan)
Morgan Donot

Carel, Marion (dir.). 2012. Argumentation et polyphonie. De Saint Augustin à Robbe-


Grillet (Paris : L’Harmattan)
Francesca Mambelli

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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L’entretien littéraire - un objet


privilégié pour l’analyse du
discours ?
The Literary Interview: a Perfect Case Study for Discourse Analysis?

Galia Yanoshevsky

NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie David Martens pour sa lecture et pour ses remarques judicieuses

1 Le présent numéro est consacré à l’entretien littéraire, genre hybride qui chevauche les
dispositifs médiatiques tout en touchant, par ses contenus et sa scénographie, aux
genres littéraires. Ce choix comporte un présupposé : celui de voir dans l’entretien
littéraire un sujet de recherche pertinent, sinon privilégié, pour l’analyse du discours. Il
s’agit dans ce qui suit de justifier ce présupposé.
2 Pour le dire de manière succincte, les cadres et les outils que propose l’AD touchent aux
points névralgiques de l’entretien littéraire : ils permettent de prendre en compte
l’appareil formel de l’énonciation et la situation de communication, la nature des
participants, la distribution des rôles et la dynamique de leur interaction, la
construction d’une image de soi (l’ethos) et de l’autre dans le discours, sans parler des
contraintes génériques et de l’interdiscours. En bref, c’est une approche qui se situe à
tous les carrefours qui permettent d’une part de comprendre sa spécificité comme
sous-genre de l’entretien médiatique, et d’autre part, de dégager les caractéristiques
qui le rangent également parmi les genres littéraires.
3 Dans ce cadre, il sera ici question de savoir, non seulement si l’entretien littéraire est
un genre hybride entre média et littérature, ou s’il est un « hypergenre », comme
l’entend Maingueneau, c’est-à-dire un formatage aux contraintes pauvres (dialogue,
lettre, journal, blog…) qui peut recouvrir des genres divers (Maingueneau, à paraître),
mais aussi comment il convient de l’étudier. En d’autres termes, quelles sont les

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démarches requises autres que la description historique et contextuelle de l’interview,


déjà pratiquée avec succès (Dorothy Speirs 1992 ; Rodden 2001 ; Lavaud et Thérenty
2006 ; Masschelein, Meurée, Martens et Vanasten, 2014) ? Le fait qu’il participe des
genres médiatiques implique-t-il la nécessité d’en étudier le format communicationnel
imposé par la présence du triangle intervieweur, interviewé, public ? Le fait qu’il
participe de « l’espace associé » (Maingueneau 2004), qui comprend tous les textes
d’auteur accompagnant les œuvres (dédicaces, préfaces, etc.), nécessite-t-il d’annexer
l’interview aux études du paratexte littéraire (dans le sens de Genette 1987) ? Ou
devrait-on plutôt le ranger parmi les productions littéraires de l’écrivain qui
participent à son Œuvre, donc l’étudier à la lumière de la poétique de l’écrivain
interviewé ? Enfin, si l’entretien littéraire est un lieu où s’impose à nouveau la question
du « moi créateur » - c’est-à-dire le clivage établi par Proust entre l’écrivain « qui ne se
montre que dans ses livres » (c’est le « moi véritable »), et l’homme du monde « qui ne
montre aux hommes du monde […] qu’un homme du monde comme eux » (Proust,
2010 : 134), ne devrait-on pas revisiter, dans l’optique des études discursives, la
question de l’image d’auteur qu’il faudrait opposer à l’ethos auctorial (v. le numéro 3 d’
Argumentation et Analyse du Discours, 2009) ?
4 Afin de répondre aux questions méthodologiques soulevées, on tentera de discuter
l’apport potentiel de l’AD à l’exploration de l’entretien littéraire en commençant par un
bref panorama des points qu’ont d’ores et déjà dégagés les études du genre.

1. L’entretien littéraire est un genre hybride à la croisée


des genres médiatiques et des genres littéraires
5 C’est de là que partent souvent les études qui s’attachent à l’entretien littéraire. Le fait
qu’il s’agisse d’un genre né dans la tradition journalistique américaine durant le
troisième quart du 19e siècle, baptisé « interview d’auteur » en France dans les
entretiens pionniers de Jules Huret, constitue en effet le point d’origine d’une série de
travaux (Lejeune 1980 ; Rodden 2001 ; Kött 2004 ; Lavaud et Thérenty 2006 ; Thérenty
2007). Par exemple, l’introduction du numéro des Lieux littéraires/La revue (Lavaud et
Thérenty éds, 2006 : 7-8) souligne que l’entretien littéraire est un genre hybride qui
naît dans les années 1870-1880 et qui participe de la civilisation du journal (Thérenty
2007). L’étude de l’interview d’écrivain s’inscrit dans l’exploration des rapports entre
presse et littérature dans les années d’émergence de la presse écrite en France 1, et
contribue à la réhabilitation du genre par des travaux qui regroupent les entretiens du
19e et du 20 e siècle. Qui plus est, les auteurs voient dans l’interview d’écrivain une
descendante et héritière de la vogue des portraits littéraires dans les journaux (à partir
de 1830), elle-même issue de la tradition de la visite au grand écrivain (ibid. 12-13 ; cf.
aussi Wrona 2012 : 184-189).
6 Au 20e siècle, l’entretien est une scène où l’écrivain est exploité au profit des médias, à
tel point que surgit la question du contrôle de son image, devenue à l’ère médiatique un
enjeu majeur du champ littéraire - l’écrivain fait désormais de l’interview une
opération d’autopromotion pour ses œuvres (Masschelein, Meurée, Martens et
Vanasten, 2014 : 15). Dans cette optique, l’interview littéraire serait une occasion pour
les écrivains d’augmenter leur visibilité grâce à la presse. Il s’établit de ce fait un jeu
complexe entre l’image textuelle qui se donne à voir à travers la production poétique/
littéraire de l’écrivain, d’une part, et d’autre part, ce qu’on pense être son image

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« réelle ». L’entretien vise en effet à révéler « l’homme » derrière l’« œuvre », comme si
l’auteur était la réponse à la question que pose son texte (Lejeune 1980 : 31). C’est ce
que Lejeune appelle « l’illusion biographique » : le lecteur est d’autant plus tenté de
chercher les clés de l’œuvre dans la personnalité de l’auteur telle qu’elle s’exprime à
travers les médias, que celui-ci est « par définition, quelqu’un qui est absent » du texte
qu’il écrit. Dans certains cas, il s’agit d’un exercice de marketing qui se sert de la
puissance publicitaire du journal, de l’émission radiophonique ou télévisuelle et plus
récemment d’Internet2, au point de transformer l’image d’auteur en marque de
l’écrivain, légitimant ainsi par le discours journalistique les qualités littéraires de
l’auteur.

2. L’entretien littéraire est l’un des lieux où l’image


d’auteur se construit et se confronte à son ethos
auctorial
7 D’un autre côté, l’hypothèse selon laquelle l’entretien serait pour l’écrivain une voie
supplémentaire d’expression de soi qui passe par des dispositifs communicationnels
autres que le roman ou la nouvelle (Masschelein, Meurée, Martens et Vanasten, 2014)
est corroborée par les travaux d’Amossy (1996, 1997, 2007), de Yanoshevsky (2009) et
plus récemment de Pery-Borissov (2014). Les travaux pionniers d’Amossy sur
l’entretien littéraire (1996, 1997, 2007) traitent du rapport entre l’entretien et la
poétique de l’écrivain, et de la façon dont l’entretien accède au statut d’œuvre à travers
la façon dont il trouve à s’intégrer dans cette poétique. Ainsi, par exemple, Pinget abolit
l’interaction en redisposant la conversation issue de l’entretien avec Madeleine
Renouard (1993) sous forme d’abécédaire (Amossy 1996). Romain Gary exploite le cadre
du livre entretien (La nuit sera calme 1974) pour donner à voir une image multiple de sa
personne : l’interview n’est pour lui qu’une autre forme de discours autobiographique
de fiction (ibid. 150), où il peut projeter un moi multiple en superposant constamment
son expérience vécue et les jeux de l’imaginaire, et en faisant souvent de l’intervieweur,
Bondy, un simple auditeur. Chez Dali, le va-et-vient agonistique avec Bosquet permet
de faire ressortir une image unique de Dali dans une arène dialogale – l’interview - qui
lui permet de persévérer dans l’exercice de sa paranoïa-critique. C’est ce que montre
Amossy (2007), dans un article repris dans le cadre du présent numéro. Pery-Borissov
(2014) montre à son tour que la représentation de soi et de l’exil varie chez les écrivains
immigrés d’expression française en fonction des différents genres qu’ils pratiquent
comme l’essai, le roman et l’entretien. Ainsi chez Andreï Makine, l’entretien permet à
l’écrivain de présenter une image de soi plus agressive que ne l’est celle qui se donne à
voir à travers les personnages du roman, lesquels nuancent la critique véhémente de
l’écrivain à l’égard de la société française d’accueil. Huston, au contraire, offre une
image plus conciliatrice dans ses entretiens que dans sa fiction. Yanoshevsky (2004)
montre comment un écrivain comme Sarraute, réticente dans sa vie privée à imaginer
une image physique d’elle-même, construit malgré elle et dans les interstices de la
conversation avec l’intervieweur, un autoportrait psychologique aussi bien que
physique. L’interview constitue donc un cas exemplaire où sa poétique de la sous-
conversation est mise en évidence. Chez Robbe-Grillet, la poétique de l’entretien va de
pair avec la prédilection qu’éprouve le pape du Nouveau Roman pour l’oral
(Yanoshevsky 2010). Dans les deux cas, il s’avère que les nouveaux romanciers qui

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vivent à l’époque où la critique structuraliste prêche la mort de l’auteur sont en fait


très présents sur les pages des journaux et dans les médias en offrant dans l’interview à
la fois une image d’eux-mêmes et une extension de leur poétique.
8 Les exemples cités reflètent la double nature de l’image d’auteur telle qu’elle a été
explorée par Amossy (2009). On voit dès lors confirmée l’hypothèse selon laquelle
l’image d’auteur se décline selon deux modalités principales : l’image de soi que
projette l’auteur dans le discours littéraire, ou ethos auctorial ; et l’image de l’auteur
produite aux alentours de l’œuvre dans les discours éditoriaux, critiques et autres,
ou représentation de l’auteur construite par une tierce personne » (Amossy 2009, résumé ;
je souligne).
9 Conclusion : l’étude de ce genre hybride laisse voir les rapports complexes qui se
nouent d’une part entre image d’auteur et image d’écrivain, d’autre part entre l’image
de l’auteur et sa poétique.

3. L’entretien littéraire est au carrefour entre l’oral et


l’écrit
10 Que l’entretien soit au carrefour de l’oral et de l’écrit est la conséquence de deux
facteurs : d’abord parce que c’est un exercice au départ oral, qui relève de la tradition
conversationnelle de l’antiquité et de l’Europe du 16e au 19 e siècle. Si Lavaud et
Thérenty (2006) considèrent qu’il est né de la visite au grand écrivain, Masschelein,
Meurée, Martens et Vanasten (2014) voient en lui un héritier du dialogue socratique,
Fontana et Frey (2003 : 64, cités par Masschelein et al. : 6) le relient aux recensements de
la population en Egypte. Par ailleurs, Royer (1987) et Masschelein et al. (2014)
considèrent qu’il est issu d’une tradition conversationnelle en Allemagne : les
Tischreden de Martin Luther, 1566 ou encore Gespräche de Goethe et Eckerman 1863,
mais aussi en Angleterre (Life of Samuel Johnson 1791 de Boswell). Le deuxième facteur
est qu’à l’ère médiatique, c’est un genre adopté aussi bien par la presse écrite que par
d’autres formes de médias telles que la radio et la télévision et plus récemment,
Internet.
11 Exercice oral au départ, qui avant l’ère des ondes dépend de la transcription pour être
transmis (Lejeune 1980, Seillan 2004), l’entretien devient ensuite, avec les technologies
modernes de transmission et d’enregistrement, un objet qui reproduit la conversation
dans son contexte audiovisuel. On passe donc du « grain de la voix » 3 à l’image de
l’auteur dans les médias, de la conversation en tête-à-tête dans l’environnement
habituel de l’écrivain au micro du studio radiophonique (cf. les travaux de Héron,
notamment 2000 et 2006) et enfin aux plateaux télévisuels (cf. Diana 2003, entre autres)
comme Apostrophes, pour ne citer qu’un exemple célèbre – mais il y a bien évidemment
d’autres émissions de ce genre, dont le format est plus novateur ou anarchique, comme
Droit de réponse (1981-1987) de Michel Polac, par exemple.
12 Les études sur l’écrivain dialoguant dans un contexte médiatique révèlent que souvent
la conversation n’est qu’une mise en scène : l’interview, toute interview, est inégalitaire
du fait que l’intervieweur est en position haute et l’interviewé en position basse
(Blanchet 2004). Or, l’interview d’auteur veut souvent simuler une situation de
conversation à bâtons rompus à l’allure spontanée plutôt que calculée 4. Rendre visite à
l’écrivain chez lui constitue une solution pour que l’écrivain se sente plus « dans son
élément » : Ainsi Claude Lévi-Strauss, en acceptant d’être interviewé par Jean José

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Marchand, dans le cadre des Archives du Vingtième Siècle, propose : « on pourrait aussi
envisager de faire cela l’été prochain chez moi, à la campagne, ou me je sens encore
mieux dans mon élément » (Lettre à Jean José Marchand, 9 novembre 1971,
correspondance inédite, IMEC). Il reste dans son propre décor. C’est ainsi que la maison
de Marguerite Duras fait l’objet de plusieurs remarques, photos et films dans le cadre
de ses entretiens5. Notons à ce propos que la maison de l’écrivain (plus spécifiquement
le bureau ou l’écritoire) constitue un topos de l’interview littéraire où elle va de pair
avec la question « comment écrivez-vous ? ». Les interviewers de la Paris Review y
consacrent de longues descriptions6.
13 Mais il reste la peur devant le micro (on pense à la voix cassée et aux longues
hésitations de Gide interviewé par Jean Amrouche [Héron 2000]) ou à la parole
déformée de l’écrivain (Diana 2007) quand il est « grillé » devant les spectateurs
(Brochier 1985) : les écrivains ne sont pas « dans leur élément » quand ils échangent un
médium (l’écriture) contre un autre (la parole, voire le spectacle). Telle est la tension de
l’interview : une parole médiatisée car médiatique, destinée à un tiers, le lecteur/
spectateur, mais qui doit néanmoins simuler l’apparence d’une parole spontanée
typique de la conversation, à tout le moins détendue comme une conversation en tête-
à-tête entre amis ou égaux.
14 Inversement, le texte transcrit, qui reprend l’interview, doit porter les traces d’une
oralité et du contexte de l’énonciation (alias le décor), sans quoi il est difficile de
reproduire la voix de l’auteur et son image. S’ensuit tout un appareil dramaturgique de
transcription qui tantôt ressemble à des didascalies (« rire »), tantôt à un récit, avec
une alternance de séquences narratives et dialoguées (Masschelein, Meurée, Martens et
Vanasten, 2014 ; Lavaud et Thérenty 2006). Ces transcriptions – qui tantôt éloignent le
texte de ses origines orales, tantôt au contraire les en rapprochent - maintiennent
l’entretien dans un zone crépusculaire, entre les genres oraux et les genres écrits
(Moirand 2003). L’article de Guillaume Willem traite de cette problématique tout en
soulignant la dimension planifiée de l’oralité par certains interviewés et inversement la
planification soigneuse de l’écrit chez d’autres, afin de reproduire la spontanéité
imaginée de l’oral.
15 La problématique des traits oraux et écrits du discours est donc l’un des enjeux de
l’entretien littéraire qui se situe au bord de la conversation. Or, pour l’AD et plus
spécifiquement pour l’analyse conversationnelle, il y a là une question
méthodologique : comment transcrire et étudier un discours a priori oral et
interactionnel ? C’est pourquoi les outils mis en place par l’analyse conversationnelle
pour identifier les tours de parole (Kerbrat-Orecchioni 1990), ou pour évaluer leur prise
de position hiérarchique dans l’échange (position haute/basse), ou encore pour
identifier les types de réactions et de réponses qu’ils suscitent (Blanchet 2004), peuvent
permettre de mieux comprendre le fonctionnement de l’entretien littéraire. Dans ce
dispositif particulier à deux voix, l’étude des stratégies d’intervention des
interlocuteurs, comme les consignes, les contre-argumentations et les relances, aussi
bien que les registres différents des énoncés - réitération, déclaration, interrogation
(Blanchet 2004 : 153 et 84) montrent ce qui se co-construit dans le dialogue : une image,
une posture, une idée, etc. Dans ce sens, le système d’analyse du positionnement dans
l’entretien médiatique mis en place par Weizman (2008 : 16) vise à révéler la dynamique
à travers laquelle l’écrivain interviewé joue un rôle qui varie, et qui s’élabore dans
l’interaction avec son interlocuteur – se donnant à voir à travers les réactions

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réciproques des interlocuteurs ainsi que par leur métadiscours (meta-talk) sur la nature
de leur interaction (20). L’article d’Elda Weizman dans ce numéro montre le rapport
complexe qui s’instaure entre l’intervieweur et l’interviewé dans la presse écrite. Dans
une situation d’asymétrie typique de l’interview, une place discursive est attribuée à
l’intervieweur et une place sociale à l’interviewé. Elle le montre par une analyse de
démarches telles que les tours de parole, les formes des questions-réponses et les
formules d’adresse. Pierre-Marie Héron, quant à lui, se concentre sur un type de
démarche pragmatique : l’usage de l’impertinence par les deux interlocuteurs. En
examinant la série radiophonique Qui êtes-vous ? il se plait à montrer comment l’usage
contrôlé de l’impertinence contribue à « faire bouger » l’entretien.

4. La littérarité de l’entretien littéraire


16 C’est donc la transcription qui rend l’entretien « littéraire », en le transposant d’une
pratique orale et orientée vers les médias (radio, télé et plus récemment Internet), où il
est souvent question d’enjeux mercantiles (promouvoir l’image de l’auteur en vue de la
vente d’un livre), en un texte écrit, orienté vers des lecteurs potentiels désireux d’en
lire plus sur un auteur qu’ils connaissent. Selon Martens et Meurée (à paraître 1) il tend
aussi à acquérir un statut littéraire en prenant la forme d’un livre. L’édition d’un
entretien, son insertion au sein d’un volume d’entretiens du même auteur ou de
différents auteurs, peut le rapprocher de la littérature par le fait qu’elles l’inscrivent
dans le champ littéraire dont elles participent (ibid.).
17 Mais même lorsqu’il reste en contexte médiatique sous la forme d’un reportage dans la
presse, l’interview peut avoir trait au littéraire. Selon Lavaud et Thérenty, dans
l’équilibre entre conversation et discours rapporté, l’interview serait « une forme plus
romanesque que journalistique, directement issue du roman réaliste – avec au moins en
fin du 19e siècle – des teintes naturalistes et ou des longues séquences narratives font
de l’interview la scène d’un duel entre le roman et le journal » (Lavaud et Thérenty
2006 : 17, cf. aussi Seillan 2002). Ainsi par exemple, Sarah Bernhardt devient un
personnage théâtral dans la description que lui consacre Huret à la veille de son départ
en tournée aux Etats-Unis :
Elle sortait de son bain. Elle me le dit en s’excusant de m’avoir fait attendre. Vêtue
d’un ample peignoir de cachemire crème, elle me tendit la main le sourire aux
lèvres. Je l’interrogeais sur son départ et son voyage.
- Tenez, voici le papier où vous trouverez tout cela noté. Moi, je serais incapable de
vous le dire. Il m’arrive souvent, dans ces tournées, de prendre le train ou le bateau
sans même m’informer ou nous allons… qu’est-ce que cela peut me faire ? […]
- Vos bagages ?
- Quatre-vingts caisses environ.
- Quatre-vingts ?...
Elle rit de mon ahurissement.
- Bien sûr ! J’ai au moins quarante-cinq malles de costumes de théâtre ; j’en ai une
pour le linge, une autre pour les fleurs, une autre pour la parfumerie […] (Huret
1984 : 23, 26)
18 On passe ici d’un registre à l’autre : décrite dans le théâtre de sa maison, Sarah
Bernhardt l’actrice, la personne derrière la Bérénice, devient un personnage à part
entière. La description journalistique cède ainsi la place à une mise en scène du
dialogue littéraire avec un personnage qui expose ses traits de caractère : la négligence,
un certain enfantillage, une coquetterie censément typique des vedettes. L’effet

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humoristique de la séquence élève le simple « propos recueilli » au rang de description


littéraire/poétique d’un évènement.
19 On peut donc dire avec Lavaud et Thérenty, que l’interview « manifeste la force des
modèles littéraires dans le journal, car elle mobilise les mêmes formes utilisées par la
fiction », comme le modèle narratif, l’imposition de topoï romanesques, etc. (Lavaud et
Thérenty, op cit., 17).
20 Cependant, la littérarité de l’interview peut revêtir une autre forme, celle de la
fabulation élaborée par l’écrivain. Ainsi des interviewés fabulateurs comme Bashevis-
Singer ou Borges font de l’entretien le théâtre de leur propre créativité. Chez Bashevis-
Singer, il s’agit de réinventer sa propre biographie en fonction d’un même événement
raconté autrement : la manière dont il a appris l’anglais (Miller 1984). Chez l’auteur de
Ficciones, il s’agit de rendre sien l’entretien par un usage subtil de formes variées
d’humour, et surtout le « put-on », l’effacement de soi-même, le questionnement de
l’intervieweur, l’ignorance feinte, la confusion voulue et le jeu de mots » (Lyon, 1994a :
78 ; je traduis). Voici un exemple pour montrer comment ces techniques se mettent en
place dans la manière dont Borges joue avec les questions que lui pose Ted Lyon (1994b)
à l’occasion d’une visite de l’écrivain sud-américain à Utah :
Lyon – [faisant référence à une remarque de Borges sur l’enseignement de la poésie
en vieil anglais] The way you pronounced that word in Old English reminded me of
my old Scottish uncle in Salt Lake City […]
Borges - and he must be a Mormon, I’m sure.
L - Yes, he was.
B - And you are a Mormon?
L - Yes, I am. I was born in Utah.
B - I know Utah. I know it very well. I have never been there, but I would like to visit
Salt Lake City sometime. I have been fascinated with it ever since I read Mark
Twain’s Roughing It, no ? I think Mark Twain really liked it, don’t you ? He was
awfully cruel to Mormon women, I think, but I think he really liked Utah and would
have liked to stay longer. I have been to Utah through Mark Twain. Someday I
would like to go there and see Twain’s Utah. Argentine writers also wrote about
Mormon Utah.
21 En introduisant le nom « Mormon », Borges échange son rôle avec Lyon, en lui posant
un défi (« vous êtes Mormon ? »). La confirmation de Lyon de son identité
communautaire permet à Borges de glisser par association vers sa propre personne et
son expérience personnelle (Mormon/Utah/Salt Lake city/Twain/Borges lecteur de
Twain). Même si Borges semble être à présent le maître de l’interview, Lyon profite de
la supériorité de l’écriture a posteriori. Son commentaire sur le passage devient ainsi
une forme littéraire qui passe par une réappropriation ironique :
Borges became very excited. Not only did he have the full attention of a North American
in his office, but a Mormon from Mark Twain’s Utah. Without announcement he rose,
and needing no direction or assistance, walked briskly some fifteen feet to a
revolving bookstand in the far corner of his huge office. I followed him. His hands
searched with a memorized knowledge of the feel and location of each of two or
three hundred books. In a few seconds, he grasped a blue-covered soft back book,
the Book of Mormon (Ted Lyon 1994b, 82 ; je souligne).
22 La narration de Lyon est alors « interrompue » encore une fois par le dialogue continu
sur la même affaire, et où Borges prend le dessus encore une fois, par un monologue
rempli de digressions :
B - How interesting. Two boys, young men, came to my apartment several years
ago. They gave me this book ; it is in English. I did not have to pay for it, I believe.

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L - And have you read it ?


B - No, no. Not the whole thing. I am blind, you know. But Mark Twain talked about
the book. What did he say ? I don’t remember, but because of Mark Twain, I became
fascinated with the Mormons. I read a good biography of Joseph Smith, No Man
Knows my History, I think. Now what a strange title. And I saw why the religion is so
strong because Joseph Smith was so strong. He also came from New England. I
believe he was hearty, no ? And he had such hard working companions, don’t you
think ? And I don’t know why he died ; I don’t recall. But I cried when I read that
the Mormons had to leave their homes and cross the Mississippi River – yes there’s
another lovely Indian word in English – Mississippi - when they had to leave that
fine town, what was it called ? (83 ; je souligne).
23 A noter que Borges est cité ici comme disant quelque chose de peu pertinent par
rapport au sujet de la conversation (soit l’anecdote où il dit avoir reçu le livre
gratuitement). Or, c’est le reportage de cette anecdote qui la rend pertinente pour le
lecteur, car il permet à Lyon de lui communiquer le sens de l’humour typique de
Borges, qui fait partie des objectifs de l’interview, à savoir donner une image de la
personne de l’auteur à travers son propre discours. Lyon lui-même participe alors au
jeu, en posant une question apparemment dénuée de sens puisqu’il s’agit d’un aveugle
(« l’avez-vous lu ? »). Mais la réponse de Borges (« Non, non. Pas le tout. Je suis aveugle,
vous savez ») n’est pas logique non plus car un homme ne peut pas à la fois être aveugle
et ne pas l’être. Elle reste néanmoins en cohérence avec la personne de Borges telle
qu’elle est décrite ici, c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’a pas seulement une mémoire
fabuleuse, mais aussi un excellent sens de l’humour. Mais au-delà de ces traits de
caractère, ce passage reflète l’intérêt qu’éprouve l’écrivain de Ficciones à toutes sortes
de digressions créatrices, aussi bien que sa fascination pour les livres et pour les
virtualités de l’Histoire, typique de ses thèmes d’écriture (cf. sa nouvelle La bibliothèque
de Babel, 1941). Digression par l’anecdote (la manière dont Twain traite les femmes
mormones ou le personnage et la vie de Joseph Smith), ou digressions linguistiques (sur
le mot Mississippi), toutes servent un but commun : édifier et montrer la personne
littéraire de Borges. Dans la version écrite de l’interaction complexe entre
l’intervieweur et l’interviewé, l’intervieweur sélectionne des moments qui semblent
donner une explication (ou exemplification) de la manière de penser de Borges - ses
digressions ou l’arborescence de sa pensée baroque.
24 Ces formes de littérarité – description littéraire calquée sur des modèles romanesques,
fabulation ou digressions narratives – sont accompagnées d’autres formes encore qui
rapprochent l’entretien journalistique de la littérature, comme par exemple les
entretiens fictifs. Nous pensons à « Gide par Gide » dans Les entretiens imaginaires (1942)
ou à Jean Royer feignant de reproduire un entretien avec l’écrivain célèbre et son
prédécesseur, Jules Huret, lors de la visite imaginaire de ce dernier au Québec (1989 :
214-228). Notons que dans le cinquième et dernier volume des entretiens recueillis en
volume par Jean Royer, et à l’occasion du centenaire de l’invention du genre par Huret,
Royer met celui-ci en scène dans une interview en imitant le style du grand maître, il
demande à ce dernier de théoriser sa méthode et conception de l’entretien littéraire,
mettant dans sa bouche les propos mêmes qu’avait énoncés Huret dans l’avant-propos
de son Enquête en 1891, ainsi que dans diverses introductions aux entretiens singuliers
du jeune journaliste du Petit Journal. L’entretien imaginaire de Royer avec Huret
s’apparente alors à une mise en scène théâtrale (sur le sujet de l’entretien littéraire
imaginaire, cf. Thérenty, 2006 ainsi que Martens et Meurée, à paraître 2).

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25 D’autres modalités de transformation, par les écrivains, de l’interview en espace de


déploiement de leur propre poétique existent en plus de celles qu’on a exposées
brièvement dans la première partie de cette introduction (à partir d’Amossy 1996, 1997,
2007) - et cela en dépit du format interactionnel de l’entretien, qui veut que l’interview
appartienne en principe à l’intervieweur au même titre qu’à l’interviewé. Dans le cas de
Marguerite Duras interviewée par Xavière Gauthier (1974), l’auteur de Moderato
cantabile réussit à se réapproprier l’interview, envahie par les stéréotypes féministes
que lui impose Gauthier sur le rapport entre les sexes. En se montrant tout à fait
coopératif avec l’intervieweur, elle « fait du Gauthier », c’est-à-dire elle transforme
l’entretien en un cadre où elle révèle les mécanismes de son interlocutrice, prenant
ainsi de fait le contrôle de l’interview. C’est aussi le cas de Nathalie Sarraute qui, dans
son interaction avec Simone Benmussa, donne à voir une image cohérente d’elle-même
qui correspond à sa poétique : si la personne derrière le fameux L’ère du soupçon est une
théoricienne des « mouvements infimes aux bords de la conscience » et l’auteur des
sous-conversations qui fourmillent dans ses romans, c’est la même personne qui tente
de découvrir dans la conversation avec autrui les choses qui sous-tendent la
conversation et qui se produisent au cours du dialogue. Dans le contexte de l’interview,
alors que l’interviewer tente de dresser un portrait de Sarraute en élaborant une
théorie sur l’image de soi avec la théoricienne du Nouveau Roman, Nathalie Sarraute
réussit néanmoins, malgré les généralisations proposées par Benmussa, à en faire une
réflexion sur soi, sans pour autant succomber aux généralisations, étrangères à son
système.
26 On voit dès lors surgir à nouveau l’intérêt de l’entretien littéraire pour l’AD : dans
l’optique de la « littérarité » de l’entretien, il s’agit d’un genre qui abolit les frontières
entre les genres conversationnels et les genres institués, pour le dire dans les termes
proposés par Maingueneau (2004)7. En fait, ce qui est a priori un genre « routinier »
(l’interview radiophonique, la dissertation littéraire, le débat télévisé, la consultation
médicale…) devient, dans ses différentes formes, un genre auctorial, c’est-à-dire le fait
de l’auteur lui-même (ibid.). L’entretien serait donc un genre institué qui tolère une
certaine marge d’individualité sans toutefois remettre en cause la scène générique (à
l’instar d’un guide de voyage ou d’un pamphlet). Cette marge va de l’obéissance la plus
complète aux schémas convenus de l’interview (réponses aux questions posées par un
journaliste/intervieweur, supériorité de l’intervieweur) à l’interview qui n’est autre
qu’un genre de plus où l’écrivain déploie sa poétique (de l’autobiographie, à la fiction et
à l’essai) en dépit de l’interaction. C’est le cas mentionné plus haut de Pinget, qui dans
l’édition de l’entretien abolit l’interaction et re-déploie le tout sous la forme d’un
abécédaire.

5. L’entretien littéraire est un exercice à quatre mains


27 Même si l’interview peut devenir, comme nous venons de le dire, une autre scène
d’expression poétique propre à l’écrivain interviewé, il est entendu que l’entretien
littéraire est un exercice à quatre mains. Il s’agit en fait d’un cadre qui sert à connaître
et faire connaître au public la personne derrière l’œuvre à travers la médiation d’un
intervieweur qui sait poser les bonnes questions pour extraire des réponses révélatrices
de l’interviewé. C’est aussi l’endroit où l’image de l’auteur est fabriquée et confrontée à
des images préalables dans le va-et-vient de la conversation entre interviewer et

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interviewé : l’intervieweur apporte avec lui l’image que le public se fait de l’interviewé
que celui-ci confirme ou rejette par sa manière d’être et de dire au cours de l’entretien
(Yanoshevsky 2004).
28 Masschelein, Meurée, Martens et Vanasten (2014) définissent l’entretien littéraire par
les problématiques qu’il produit au niveau du positionnement auctorial. Si l’exercice à
quatre mains est rendu possible lorsque deux auteurs se mettent à écrire ensemble
(c’est le cas de Deleuze et Guattari dans Rhizome 1976) 8, il n’en reste pas moins que la
situation de l’entretien est celle d’une asymétrie inhérente où, on l’a dit, l’interviewer
qui pose les questions est en position de supériorité par rapport à l’interviewé (cf.
Blanchet 2004 ; Weizman 2008, 2009 et d’autres). Si pour Seillan (2002) il existe une
compétition inhérente entre le journaliste-intervieweur et l’interviewé-écrivain, c’est
qu’elle comprend toutes les caractéristiques du jeu où l’écrivain défend un terrain -
faiseur d’écriture, inventeur des mondes fictifs, enfin, maître de sa plume - qu’il doit
désormais partager avec celui de l’intervieweur, journaliste, initiateur de l’interview,
son signataire principal et aspirant lui aussi à la littérature 9. On peut citer à cet effet les
manipulations littéraires de Frédéric Lefèvre, qui annonce « la mort de l’auteur » avant
la lettre : l’auteur d’Une heure avec… imite si bien le style de l’écrivain interviewé en le
mettant en scène qu’il rend presque redondante sa présence réelle. Dans un passage
fameux, il donne à voir l’excentricité de l’écrivain Colette, tout en faisant du Colette
(Yanoshevsky 2012)10.
29 Que ce soit par les mécanismes de la créativité littéraire comme la fabulation, ou de la
mise en scène littéraire de l’interviewé aussi bien que de l’intervieweur, ou encore de la
conversation où les deux partenaires ont une part égale dans la production de
l’interaction, il est clair qu’il s’agit d’un jeu de coopération du type gagnant-gagnant, où
la victoire de l’un est aussi la triomphe de l’autre, et le succès de l’interview. Ainsi, tout
mode d’extraction d’information ou de réaction de l’interviewé est légitime, même
dans des cas extrêmes où l’attention est portée vers l’intervieweur plutôt que vers
l’interviewé, véritable sujet de l’entretien11.
30 Aussi, dans le va-et-vient conversationnel de l’interview, s’élabore un cadre
oppositionnel ou maïeutique, qui favorise non seulement une allure de conversation et
un marketing de l’auteur grâce à sa présence sur l’écran ou sur les ondes, mais aussi,
dans les meilleurs des cas, un véritable échange d’idées. C’est ce qui arrive dans
l’entretien de Barthes mené par Pierre Boncenne (cf. Yanoshevsky 2007), où Barthes
développe sa théorie de l’entretien grâce au cadre que lui fournit Boncenne 12. Il y a lieu
ici de parler d’argumentation, non pas en tant que schéma argumentatif qui consiste à
mettre en place des chaines argumentatives dans la conversation (cf. les travaux de
Doury, notamment 2004), mais plutôt comme une manière de donner à voir un pan de
la littérature, une vision du monde (Amossy 2000), et qui résulte de l’interaction et de la
mise en place d’un cadre qui permet à l’écrivain de produire et d’innover grâce à la
présence et au questionnement d’autrui.
31 On comprend dès lors pourquoi l’AD peut porter avec profit son attention sur un genre
qui soulève des questions propres à l’auctorialité dans un cadre où s’établit une sorte de
rivalité entre les interlocuteurs. Si dans les genres monologaux (tels le roman et
l’essai), la question de l’auctorialité ne se pose que par rapport à l’auteur singulier du
texte, il n’en est pas de même pour l’interview, où à chaque instant de l’interaction,
l’interview est susceptible d’appartenir soit à l’interviewé, soit à l’intervieweur. Ce qui
atteste cette compétition, c’est le fait qu’après coup, l’interview n’est pas toujours signé

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de l’interviewé, spécialement dans les cas où l’interviewé souhaite se réapproprier le


texte en en effaçant les signes auctoriaux de l’intervieweur : l’ordre des questions ou le
nom qui figure sur la couverture13. Inversement, l’intervieweur s’approprie l’interview
singulière en la mettant en volume avec d’autres entretiens14. Si les articles de
Weizman et de Héron dans le numéro présent décortiquent les démarches
pragmatiques de l’intervieweur et de l’interviewé, en montrant à la fois le respect et le
non-respect des règles et des hiérarchies de l’entretien, il en va autrement pour
Martens et Meurée et pour Wrona, où la perspective de la distribution des rôles dans
l’entretien est réconduite vers la question de l’auctorialité et du concours implicite qui
s’instaure entre journalistes et littéraires dans ce genre hybride.

6. L’entretien littéraire n’est pas un simple


métadiscours
32 Contrairement à la première classification poétique de ce genre par Genette (1987), qui
le range parmi les genres péri-textuels15, l’entretien littéraire n’est pas un simple
métadiscours, c’est-à-dire un adjuvant au discours principal qui est l’œuvre poétique de
l’écrivain. C’est au contraire un discours indépendant, capable de produire des inédits
(Yanoshevsky 2004, 2007) et qui peut être classé parmi les différents genres pratiqués
par l’écrivain. Il devient de la sorte une espèce de forme de vie, à savoir « un moment,
un lieu et des outils grâce auxquels une œuvre est en train de se matérialiser, et non
pas un métalangage qui porte sur l’œuvre de l’écrivain » (Castéra 2011).
33 Outre le fait que l’entretien est un cadre médiatique permettant la construction d’une
image de soi de l’écrivain différente de l’ethos auctorial, il s’agit, dans le meilleur des
cas, d’un supplément important à l’œuvre de l’auteur. Je pense ici à la Terre intérieure
d’Albert Memmi (1976), un livre d’entretiens où l’auteur du Scorpion répond au
journaliste Victor Malka, en lui parlant de l’univers mythique de son enfance. Cette
autobiographie dialoguée sert ainsi de clé interprétative et jette un pont entre sa vie,
vécue comme un rêve mythique, et son œuvre de fiction nourrie à chaque pas de son
histoire personnelle (au point où il y a confusion entre le protagoniste d’Agar, jeune
médecin juif d’origine Algérienne et l’auteur, Memmi). Chez Primo Levi, auteur de la
trilogie sur l’expérience des camps16, l’entretien constitue une manière d’étendre les
limites de l’art du récit, afin de dépasser la mémoire mécanique de l’événement vécu
par l’auteur. Levi exploite alors ses interlocuteurs provisoires (en l’occurrence les
intervieweurs) pour rappeler des épisodes des camps tombés dans l’oubli, effacés sans
doute de sa propre mémoire et qu’il retrouve grâce à l’interaction avec l’autre 17.
34 Chez des écrivains de toutes les orientations poétiques, l’interview constitue donc une
voie supplémentaire de création littéraire. On a vu que dans la littérature
« migratoire », on peut trouver parmi des écrivains « exilés » d’aucuns, comme Andreï
Makine et Nancy Huston, qui se servent de l’entretien comme d’un chantier de
construction de leur ethos, différent de l’image de soi projetée dans les autres genres
qu’ils pratiquent comme le roman et l’essai (2014). Même chez les nouveaux
romanciers, censés avoir renoncé à la centralité de la personne de l’écrivain, les
interviews et les livres d’entretiens abondent. Ainsi par exemple Robbe-Grillet, Duras et
Butor ont chacun participé à plusieurs livres d’entretiens (sans compter les nombreuses
interviews individuelles qu’ils ont accordées au fil du temps) 18. Qui plus est, ils les
rangent parmi leurs autres productions littéraires et artistiques : écriture romanesque

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(Butor, Duras, Robbe-Grillet) ; essai littéraire (Robbe-Grillet, Butor), cinéma (Robbe-


Grillet, Duras) ; théâtre (Duras), livres d’artiste (Robbe-Grillet, Butor), sculpture et
poésie (Butor). En plus, Duras pratique l’entretien non pas seulement comme
interviewée, mais aussi comme intervieweur de son propre droit (cf. « Marguerite
Duras interroge, Dim Dam Dom, années 1960, ainsi que son livre d’entretiens avec
François Mitterand, 2006).
35 Pour l’AD, l’entretien littéraire constitue donc un cas particulier parmi les genres qui,
classés auparavant comme périphériques par rapport aux textes littéraires dits
« principaux » (roman, nouvelle, essai), acquièrent un statut équivalent à ceux-ci grâce
à la pratique des écrivains. Cette « migration » de l’entretien vers les genres littéraires
contribue au brouillage de la dichotomie signalée par Maingueneau (2004 : 180-187),
entre les genres « routiniers »19 - le magazine, le boniment de camelot, l’interview
radiophonique, la dissertation littéraire, le débat télévisé, la consultation médical, le
journal quotidien, etc. -, longtemps privilégiés par les analystes du discours, et les
genres « auctoriaux » institués (à l’instar du roman, de l’essai, ou des aphorismes…), qui
sont le fait de l’auteur lui-même et auquel les analystes du discours ont accordé une
attention moindre. L’entretien littéraire, qui constitue une « personnalisation » de
l’entretien journalistique dans la mesure où l’écrivain se l’approprie 20, pourrait de ce
fait constituer pour l’AD un pont entre les genres dits « non-littéraires » et les genres
dits « littéraires » sur lesquels elle s’est moins penchée. On pourra y étudier par
exemple les modalités au gré desquelles un genre change de statut – passant d’un genre
non-institué comme la conversation, avec des frontières relativement instables, à un
genre institué, hautement ritualisé et repris en main par l’auteur. On pourra aussi
explorer la manière dont une parole migre du discours journalistique vers le discours
littéraire (v. dans ce numéro les articles de Martens et Meurée et d’Adeline Wrona).

7. L’entretien littéraire est une archive des pratiques


littéraires de son temps
36 Le fait que l’entretien littéraire ne soit pas un simple métadiscours est corroboré entre
autres par sa mise en recueil. Réunir des entretiens du même écrivain peut avoir valeur
d’adjuvant pour l’œuvre de celui-ci. Mais le fait d’assembler des entretiens de divers
auteurs va au-delà de la simple exégèse d’un seul écrivain. Le tri et l’acte de publication
attestent d’une intention de la part de l’intervieweur, ou d’un journal, de tracer une
Histoire littéraire géographiquement, poétiquement, idéologiquement ou
chronologiquement définie. Ainsi, l’objectif du journaliste Jean Huret consiste, à travers
les pages du Petit Journal, à dresser un panorama littéraire de la fin du 19 e siècle. La
collection des grands entretiens du Monde retrace l’Histoire des idées de la France
pendant la deuxième moitié du 20e siècle. A travers ses deux volumes d’entretiens de
poètes et d’écrivains québecois (1991), le poète et journaliste Jean Royer espère
manifester l’existence et l’indépendance de l’institution littéraire québécoise. Enfin, les
Paris Review Interviews en ligne se disent « une vaste ressource littéraire en guise
d’« ADN » de la littérature. Rassemblant plus de 300 entretiens ("in-depth" interviews)
depuis 50 ans avec des poètes, des romanciers, des metteurs en scènes, des essayistes,
des critiques et des musiciens dont les travaux « ont orienté l’écriture du vingtième
siècle, et continue à le faire au vingt-et-unième siècle »21.

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37 Autrement dit, l’entretien littéraire fonctionne comme les coulisses de l’arène littéraire
exposant « les personnes derrière l’œuvre ». Aussi donne-t-il à voir les procédés et les
techniques de production littéraire propres à un écrivain ou à divers écrivains selon
une répartition et une logique mise en recueil et qui reflètent une époque ou des
tendances littéraires diverses22. Vu sous cet angle, l’entretien littéraire n’est que l’une
des formes qui participent à l’archive d’une discipline : la littérature. A travers les
entretiens littéraires, on peut dégager les enjeux de ce domaine. Pensons au fait qu’au
20e siècle, la mort déclarée de l’auteur par la critique littéraire structuraliste et post-
structuraliste n’a pas embrasé le champ littéraire et que l’auteur ou la personne
derrière l’œuvre ont continué à jouer un rôle clé dans le champ littéraire 23.
38 Qui plus est, l’entretien littéraire est traversé par tous les éléments constitutifs du
littéraire : de ses discours aussi bien que de ses institutions. Dans ce sens, il constitue
un exemple typique de l’interdiscours24 d’un domaine : dans l’entretien, la parole de
l’écrivain se joue contre l’image préalable de celui-ci, qui surgit de son écriture (son
« moi textuel »). Celle-ci est confrontée à son tour à l’image que se fait l’intervieweur de
l’écrivain interviewé et de sa production littéraire, une image qui mobilise en fait le
discours de la critique littéraire ou des lecteurs/spectateurs. Aussi l’entretien est-il
traversé par le discours journalistique ou éditorial : de la mise en scène de l’interview
dans les propos recueillis et les introductions des entretiens publiés dans la presse, aux
préfaces des livres entretiens de l’écrivain singulier ou du recueil d’auteurs divers
(Yanoshevsky, à paraitre). Ses interventions méta-discursives donnent à voir dans tous
les cas les différents enjeux, et les enjeux différents, du champ littéraire lorsqu’il se
construit à partir des discours qui sont a priori prononcés dans un cadre journalistique,
mais se voient transformés, au gré de l’édition, en discours littéraire (ibid).
39 Le présent numéro, qui commence par un article centré sur la dynamique de l’entretien
médiatique et la distribution des rôles entre les interlocuteurs (Weizman), propose
différents angles d’attaque pour l’analyse de l’interview littéraire : il explore l’usage de
l’impertinence raisonnable (Héron), analyse la manière dont l’autoportrait de
l’interviewé se construit dans l’entretien (Amossy), la façon dont l’écrivain exilé
construit un ethos autre que celui qu’il projette dans ses autres écrits (Pery-Borissov), le
jeu complexe entre oralité et écriture dans la mise en scène de la spontanéité
médiatique (Willem), les différents styles d’intervieweur et leur attitude à l’égard de la
littérature comme objet sacré (Martens et Meurée) et la manière dont la consécration
littéraire peut être tributaire du rôle médiatique que joue l’écrivain (Wrona). Enfin, un
regard nouveau est posé sur le sujet à travers des entretiens qui ne sont pas littéraires,
mais sociologiques, et qui exposent les mécanismes de la consécration littéraire et les
attitudes des écrivains à son égard, comme nous le montre, dans ce numéro, Sylvie
Ducas. Dans ce sens, ces métadiscours participent également à l'archive littéraire de
leur temps, et contribuent à la compréhension des mécanismes de consécration qui
gouvernent le champ littéraire.

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Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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de Nathalie Sarraute », Revue des sciences humaines, 273, 131-148

NOTES
1. « Il a paru au Centre d’Etudes romantiques et dix-neuviémistes de Montpellier III que
l’interview d’écrivains pouvait être le lieu discursif d’une série de questionnements sur l’attitude
de l’écrivain face au nouveau régime de l’information à la fin du 19 e siècle, sur le caractère
problématique de la parole, et qui plus est de la parole d’écrivain, dans cette société fin-de siècle,
sur la poétique journalistique et sur les rapports entre presse et littérature » (ibid., 8).
2. Les éditions P.O.L par exemple consacrent des « interviews monologuées » à chaque écrivain
de la maison.
3. J’emprunte l’expression au recueil d’entretiens de Roland Barthes (1981).
4. Cf. à cet effet Simone Benmussa qui dans son introduction à Nathalie Sarraute, Qui êtes-vous ?
(1987) dit « Des conversations, rien de plus, ou des ”entretiens”, si on veut […] On n’y trouvera
pas d’explications, ni de détails biographiques […] mais surtout un rapprochement, une
familiarité […] » (préface, p. 10). Thérenty et Lavaud (2006) insistent sur la mise en scène de la
spontanéité de la conversation. L’article de Guillaume Willem traite de cette question dans le
cadre du présent numéro.
5. Cf. le premier chapitre de La couleur des mots. Entretiens avec Dominique Noguez (2001 [1984]), qui
commence par une remarque de Duras sur sa maison de campagne, accompagnée des photos
d’intérieur et d’extérieur.
6. Notons que les séries d’interviews de la Paris Review sont intitulées « Writers at Work ». La
préface de Malcolm Cowley de la première série (1976 [1967]) est intitulée « How Writers Write ».
7. http://perso.wanadoo.fr/dominique.maingueneau (version remaniée des pages 180-187, 2004)
8. Dans la plupart des cas, le travail de l’interview n’est pas le même que la manière de Deleuze
et de Guattari de concevoir un travail commun, c’est-à-dire où l’on ne sait pas où l’un commence
ou l’autre se termine (il y a fusion entre les deux écrivains). Or l’entretien peut s’apparenter à ce
genre de travail dans les cas où il existe une bonne coopération entre les interlocuteurs.
9. Sur le sujet de l’aspiration de l’intervieweur à la littérature, cf. l’article de Martens et Meurée
dans le présent numéro. Cf. aussi l’émission de la BBC, « The Interviewer Stole the Show »,
http://www.bbc.co.uk/programmes/b03xzsp3, où Lynn Barber, intervieweur britannique
renommée, adhérente du New Journalism, explique qu’une bonne interview est le fruit de la plume
d’un journaliste lui-même compétent en matière d’écriture.
10. Dans l’entretien avec Colette, Lefèvre va jusqu’à mettre en scène une interlocutrice qui va
gérer l’entretien comme elle gère sa maison : dans un incident raconté longuement, Colette
cherche sa montre. Lefèvre joue un rôle d’observateur participant aux tentatives de la récupérer,

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mais en racontant comment elle le fait, il imite dans la description le style excentrique propre au
comportement de l’auteure de La vagabonde (Lefèvre 1997 [1926] : 381).
11. Marlon Brando s’est plaint que lors de son interview, son interviewer, Truman Capote, n’a
cessé de parler de lui-même et de ses problèmes. Pour le soulager un peu, Brando a commencé à
raconter ses propres expériences. C’était pénible pour Brando, mais le résultat, dit Lynn Barber,
est magnifique (« The Interviewer Stole the Show », http://www.bbc.co.uk/programmes/
b03xzsp3, Op. cit.).
12. Dans la version reprise dans le recueil Faites comme si je n’avais rien dit, Boncenne offre une
postface où il indique que Barthes lui a envoyé une lettre de remerciement suite à la parution de
l’interview, commentée par Barthes « Avec vous, c’était bien » (Boncenne 2003 : 51).
13. C’est le cas de Pinget (2003). Sur la question de l’entretien d’écrivain et de l’auctorialité, cf.
aussi Martens et Meurée, à paraître 1 et 3.
14. Cf. Lefèvre (Une heure avec 1924-1925), Ezine (1983), Boncenne (2003).
15. Quoique Genette distingue entre interview et entretien, c’est-à-dire respectivement une
rencontre singulière ou une série de rencontres approfondies entre intervieweur et interviewé
(1987 : 329), il importe peu ici de savoir si l’interaction est classée « interview » ou « entretien »,
tous deux étant des moments « péri-textuels ».
16. Primo Levi, Si c’est un homme (1947) ; La trève (1963), Le système périodique (1975)
17. Primo Levi, Conversazioni et interviste 1963-1987 A cura di Marco Belpoliti (trad. Hébreu, Itzak
Gretti), Am Oved, Tel-Aviv/ Yad-Vashem, Jérusalem, 2007, préface Marco Belpoliti, p. 10
18. Butor avec plusieurs livres d’entretiens, Robbe-Grillet avec un livre d’entretien, et Duras avec
sept livres d’entretiens. Tous les trois ont participé à des recueils d’entretiens audiovisuels (vidéo
et DVD) : Duras, La Couleur des Mots avec Dominique Nouguez (1983) ; Robbe-Grillet, Entretiens avec
Benoît Peeters, 2001 ; Butor, Rencontres avec Roger Michel Allemand, Argol, 2009.
19. « Les genres qu’étudient avec prédilection les analystes du discours : le magazine, le
boniment de Camelot, l’interview radiophonique, la dissertation littéraire, le débat télévise, la
consultation médicale, le journal quotidien, etc. Les rôles joués par leurs partenaires sont fixés a
priori et restent normalement inchangés pendant l’acte de communication. Ce sont ceux qui
correspondent le mieux à la définition du genre de discours comme dispositif de communication
défini socio-historiquement. Pour de tels genres, cela n’a pas grand sens de se demander qui les a
inventés, où et quand […] ici la question de la source n’est pas pertinente pour les usagers. »
(Maingueneau, http://dominique.maingueneau.pagesperso-orange.fr/intro_topic.html)
20. Il y a plusieurs types d’entretiens. Toutes les interviews accordées par les écrivains ne sont
pas forcément des entretiens littéraires. Seillan (2004) propose de distinguer entre interview
littéraire et entretien d’écrivain. Dans un premier cas, on parlera « d’entretien littéraire », pour
désigner les articles dont la littérature est proprement l’objet ; mais on préférera la formule
d’« interview d’écrivain » quand c’est le « sujet parlant » qui confère sa qualité littéraire à une
conversation évoquant d’autres sujets que le livre. Dans le présent numéro, Adeline Wrona en fait
usage par rapport aux interviews d’Orhan Pamuk.
21. http://www.theparisreview.com/literature.php/prmDecade/2000
22. A titre d’exemple, on aurait pu citer des recueils d’entretiens de femmes, d’écrivains
africains, des Nouveaux Romanciers, etc.
23. On pourrait mentionner aussi les essais de Sainte-Beuve, puis le Contre Sainte-Beuve de Proust
où l’on voit une certaine conception de la personne de l’écrivain en rapport avec sa poétique.
Dans ce sens, l’entretien littéraire constitue la suite de la discussion par d’autres moyens sur le
statut de l’écrivain par rapport à son œuvre.
24. « Une formation discursive ne se constitue et ne se maintient qu’à travers l’interdiscours »
(Maingueneau, « Formation discursive », dans Dictionnaire de l’analyse du discours, p. 271)

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AUTEUR
GALIA YANOSHEVSKY
Université Bar-Ilan, ADARR

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« Ami et ennemi, frère et


déserteur » : une grille de
positionnements complexe
“Friend and Enemy, Brother and Defector”: Intertwined Positioning in the News
Interview

Elda Weizman

NOTE DE L’ÉDITEUR
Le présent article est repris et traduit par l’auteur de l’article suivant : Weizman, Elda.
2009. « “Friend and enemy” : A complex network of positioning strategies », Balshanut
Ivrit (Hebrew Lingusitics) 62-63, 299-322 [Hébreu].

NOTE DE L'AUTEUR
Je remercie Zohar Livnat, Pnina Shukrun-Nagar et IlIil Malibert Yatsiv pour leur lecture
et leurs remarques judicieuses.

1 En Juin 2007, le quotidien israélien Ha’aretz publie une interview d’un de ses
journalistes, Ari Shavit, avec Avraham Burg, à l’occasion de la parution du livre de ce
dernier, Vaincre Hitler : pour un judaïsme plus humaniste et universaliste . Peu après
l’entretien en question, Burg écrit dans son blog :
Comment se fait-il qu’Ari Shavit, arrivé chez moi en tant qu’intervieweur, s’est
transformé en rival cherchant la confrontation, sans m’informer au préalable que
les règles du jeu changeaient ? Et de quel type de confrontation peut-il s’agir quand
l’un des rivaux est en possession de tous les moyens alors que l’autre a à peine le
droit d’ouvrir la bouche ?1
2 Semblable accusation est-elle justifiée ? Peut-on prétendre à juste titre que
l’intervieweur s’est conduit comme un rival en confrontation, et l’a-t-il fait de façon

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unilatérale ? Cet article vise à répondre à ces questions à travers une analyse textuelle
des procédés employés par les deux participants en vue de se positionner l’un vis-à-vis
de l’autre. Je me propose de soutenir que Shavit passe en effet d’un positionnement
d’intervieweur à un positionnement de rival en confrontation, mais qu’il n’est pas le
seul à le faire : il s’agit, dans cette interview, d’une grille complexe de positionnements
dynamiques et réciproques, bien partagée par les deux intervenants. C’est la richesse
des démarches mises en œuvre dans l’interview que j’entends analyser afin de mettre à
jour l’une des caractéristiques principales de l’interview politique - la possibilité de
mener des négociations dynamiques aussi bien sur les significations que sur les
rapports entre les interlocuteurs.
3 Nous considérons la version publiée comme si elle était le reflet exact du texte d’une
interview orale qui, néanmoins, ne nous transmet ni la prosodie ni les pauses et les
chevauchements. Cette démarche méthodologique est justifiée par le fait que les
lecteurs du quotidien ne sont pas exposés à la version orale, et qu’une telle version n’a
jamais été transmise ni à la radio, ni à la télévision. Ajoutons que la présentation de
l’interview partage avec les articles journalistiques le fait d’avoir un titre et deux sous-
titres, et qu’en plus, elle est accompagnée d’un prologue et d’un épilogue qui
s’adressent aux lecteurs. Ces ajouts au texte de l’interaction ont sans doute une
influence sur le positionnement des interlocuteurs vis-à-vis des lecteurs, mais ils ne
modifient pas celui des interlocuteurs l’un vis-à-vis l’autre. On se trouve donc en face
d’un système complexe dans lequel les interlocuteurs se positionnent en premier lieu
l’un par rapport à l’autre, et en deuxième lieu par rapport aux lecteurs (Heritage 1985,
Clayman & Heritage 2002). De plus, l’intervieweur ou l’éditeur bénéficie de la possibilité
de s’adresser aux lecteurs à travers le titre du texte, ainsi que par l’intermédiaire d’un
prologue et d’un épilogue.
4 Dans ce qui suit, je vais tout d’abord rendre compte des notions de rôle et de
positionnement (section 1) et de leurs implications pour l’interview politique (2), puis
analyser dans l’interview en question la grille complexe des positionnements adoptés
par les interlocuteurs l’un vis-à-vis l’autre (3), et enfin mettre en évidence les effets du
prologue et de l’épilogue sur leurs positionnements vis-à-vis des lecteurs (4).

1. Le positionnement discursif
5 Proposée par Hollway (1984) dans le cadre de son étude de la construction discursive du
genre, la notion de positionnement est définie comme « le processus discursif par
lequel on est situé dans la conversation en tant que participant cohérent […] dans une
thématique de récits produits en collaboration [the discursive process whereby selves
are located in conversations as […] coherent participants in jointly produced story
lines] » (Davies & Harré 1990 : 48).
6 Empruntée à la sociologie et la psychologie sociale, cette notion désigne le statut, ou la
position, qu’on réclame pour soi et qu’on attribue par là à autrui (cf. notamment Harrée
& Gillett 1994, Davies & Harré 1990, Harré & Langenhove 1991, 1999). Dans ce cadre
théorique, le positionnement est considéré par ces derniers comme un substitut
dynamique au concept plus statique de « rôle » (Langenhove 1999 : 14), mais malgré
l’accent qu’ils mettent sur la centralité du discours dans l’établissement d’un
positionnement réciproque, ils n’examinent pas de près son fonctionnement dans des
textes entiers en situations réelles (Benwell & Stokope 2006 : 141) 2.

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7 L’approche adoptée ici met en valeur les aspects discursifs du positionnement : (a) le
positionnement se fait dans et par le discours ; (b) par définition, le positionnement est
relationnel, puisque par le seul fait de se positionner le locuteur positionne l’autre, et
vice versa, en positionnant l’autre on se positionne soi-même ; (c) le positionnement est
dynamique et négociable, puisqu’il se fait dans l’interaction qui, elle, se développe et se
modifie au fur et à mesure (Weizman 2006a, 2006b, 2008).
8 Cette acception discursive de la notion de positionnement est pertinente pour l’analyse
de l’interview politique car je la considère comme complémentaire à la notion de
« rôle » et non pas comme son substitut. La notion de rôle s’inscrit dans l’approche
sociologique de Goffman (notamment 1969, 1974), selon laquelle toute personne a
plusieurs rôles, soit son rôle en famille, au travail, entre amis, etc. Dans le discours,
l’interlocuteur se positionne, ou positionne autrui, dans un rôle qui est pertinent par
rapport à la situation à un moment donné. Ce rôle lui confère des obligations aussi bien
que des privilèges.
9 Dans l’interview politique chacun des interlocuteurs remplit deux rôles différents : un
rôle discursif et un rôle social (Weizman 2006a, b, 2008 ; cf. aussi « rôle langagier »,
« identité discursive », Charaudeau 1995, 2002a, 2002b, Lochard 2002 3). Le rôle social de
l’interviewé saisit ses fonctions dans le contexte politique - président, ministre, maire
etc. -, ainsi que les opinions et les points de vue qui y sont rattachés. Son rôle discursif,
par contre, comprend, entre autres, ses obligations et ses privilèges dans le discours,
notamment l’obligation de répondre aux questions de l’intervieweur, de fournir les
informations requises par celui-ci et d’exprimer ses opinions, ainsi que le droit de se
voir offrir l’espace qui lui permettra de remplir ces obligations. Le rôle discursif de
l’intervieweur comprend le droit et l’obligation de diriger l’entretien, et l’obligation de
guider l’interviewé de façon à ce qu’il puisse remplir ses obligations et profiter de ses
privilèges ; son rôle social consiste dans le maintien de ses obligations et privilèges en
tant que journaliste, bien formé et fiable dans le domaine de l’interview. Dans
l’entretien, chacun d’eux se positionne, et par là même positionne l’autre, dans ses
rôles discursifs et sociaux, au gré de démarches discursives explicites et implicites
(ibid.). Puisque l’interview politique est un genre institutionnel, elle se définit par une
division des rôles préétablie (cf. notamment Drew & Sorjonen 1997), qui est
essentiellement asymétrique.

2. La division des rôles dans l’interview politique


10 Dans le cadre de l’analyse de l’interview politique, les chercheurs de l’Ecole anglo-
Saxonne de l’analyse conversationnelle (Conversation Analysis, CA) ont étudié son
caractère institutionnel en précisant deux traits principaux : (a) l’interview se définit
par une distribution des rôles préétablie ; (b) les rapports entre l’intervieweur et
l’interviewé sont asymétriques ; (c) les interlocuteurs coopèrent pour préserver les
normes préétablies et pour s’adresser indirectement à leur auditoire. La division
asymétrique des rôles, comme nous l’avons déjà noté, se présente sous différentes
formes, dont la plus pertinente pour notre analyse est la division des tours de parole :
l’intervieweur pose des questions et l’interviewé y répond. Si, comme cela peut arriver,
cette norme est violée, les transgressions sont reconnues, réparées ou « punies » dans
le discours (Heritage 1985 ; Gretabatch 1986, 1988, 1992 ; Clayman 1988, 1992, 1993),
notamment par des remarques méta-pragmatiques émises par les locuteurs.

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L’asymétrie dans la division des rôles se manifeste aussi dans le fait que seul
l’intervieweur a le droit d’ouvrir l’interview et de la clore (Greatbatch 1988, Clayman &
Heritage 2002), de déterminer ses thèmes et de les modifier (Greatbatch 1986 a, b ;
Harris, 1991 ; Clayman 1993 ; Clayman & Heritage 2002). Mais pour préserver ce format,
la collaboration de l’interviewé est indispensable. Il y contribue, par exemple, en
considérant certaines assertions de l’intervieweur comme des questions indirectes,
c’est-à-dire des requêtes d’information (Heritage 1985 ; Clayman & Heritage 2002).
11 Cette description, on l’a déjà noté, se réfère à des interviews dans le contexte anglo-
saxon, notamment aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Or, les données recueillies sur
l’interview télévisée dans le contexte israélien (Weizman 2003, 2008) manifestent un
système plus complexe. Certes, c’est surtout l’intervieweur qui pose les questions et
l’interviewé qui exprime ses opinions. Mais ce qui importe pour notre analyse est que
l’intervieweur ainsi que l’interviewé bénéficient du même répertoire de stratégies.
Tous deux peuvent faire usage d’affirmations, de questions et de chevauchements,
avoir recours à l’ironie et faire des remarques métalinguistiques, sans avoir à
l’expliquer ou à s’en s’excuser4. Or, malgré cette tolérance, les inversions de rôles ne
sont pas considérées comme des transgressions par rapport au modèle asymétrique
sous-jacent, toujours souhaitable, comme en témoignent des remarques méta-
pragmatiques issues de figures médiatiques renommées (Weizman 2008).
12 Comme on le verra par la suite, le maintien du modèle asymétrique normatif peut
fournir un positionnement protecteur qui ne va pas au-delà des rapports de force
attendus, tandis que les transgressions donnent lieu à des fluctuations subtiles dans les
positionnements réciproques.

3. Shavit et Burg : Fluctuations des positionnements


discursifs et sociaux
3.1. Le contexte

13 L’interview porte sur le livre de Burg, Vaincre Hitler : Pour un judaïsme plus humaniste et
universaliste. Paru en Israël en 2007 5, l’ouvrage a suscité une vive polémique. L’auteur,
ancien vice-président de l’Organisation sioniste mondiale, ancien président de l’Agence
juive et, surtout, ancien président de la Knesset [le parlement d’Israël], y affirme
qu’Israël, plus de soixante ans après Auschwitz, définit son identité quasi-
exclusivement par rapport à la Shoah, et suggère une comparaison entre la société
israélienne d’aujourd’hui et l’Allemagne d’avant 1933. Ari Shavit, un chroniqueur
renommé, membre du comité de rédaction du quotidien à tendance gauchiste Haaretz
et commentateur de la télévision publique, ancien président de l’Association pour les
Droits civils en Israël, a publié en 2013 un livre intitulé My Promised Land : The Triumph
and Tragedy of Israel.

3.2. Positionnement discursif asymétrique (un conflit idéologique


s’établit)

14 Au début de l’interview, des rapports discursifs qui correspondent au modèle normatif


sont établis. Examinons-les6 :

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1 Shavit : J’ai lu votre nouveau livre, Lenatzea’h èt Hitler [Vaincre Hitler]*, qui vous inscrit en
rupture avec le sionisme. Est-ce que je me trompe ? Êtes-vous encore sioniste ?

2 Burg : Je suis un être humain, un Juif et un Israélien. Le sionisme a été le vecteur pour passer
de l’état de Juif à celui d’Israélien. Il me semble que c’est Ben Gurion [fondateur de
l’État d’Israël] qui a décidé que le mouvement sioniste était un échafaudage
nécessaire pour construire notre foyer national et qu’il fallait le démonter aussitôt
après avoir construit notre État.

3 Shavit : Donc, vous me confirmez que vous n’êtes plus sioniste.

4 Burg : Déjà dans le premier Congrès sioniste [de 1897, à Bâle] le sionisme [politique] d’Herzl
a vaincu le sionisme [spirituel] d’Ahad Ha’Am [de son vrai nom Asher Hirsch
Ginsberg, fondateur des Amants de Sion et pionnier de la renaissance littéraire
hébraïque en Ukraine]. Je crois que le 21e siècle devrait être celui d’Ahad Ha’Am. Il
nous faut laisser Herzl derrière nous et passer à Ahad Ha’am.

5 Shavit : Le sionisme, c’est la foi en la création et la consolidation d’un Etat national juif et
démocratique. Vous n’avez plus la foi en l’Etat national juif.

6 Burg : Dans sa définition actuelle, je ne partage plus cette foi. Pour moi, un état est un
moyen, un outil. Un moyen laïc, entièrement indifférent aux aspirations spirituelles,
mystiques ou religieuses. Définir cet Etat comme Etat Juif et y ajouter les mots « début
de notre rédemption » [reshit cmixat geulatenu], c’est de la dynamite. S’acharner, en
plus, à y introduire une démocratie, c’est impossible.

7 Shavit : Cela signifie que l’Etat juif ne vous parait plus acceptable.

8 Burg : Ca ne peut plus fonctionner. Définir l’Etat d’Israël comme un Etat juif, c’est la clé de sa
fin. Un Etat juif c’est explosif. Ça peut exploser.

9 Shavit : Et un état juif-démocratique ?

10 Burg : Les gens se sentent bien à l’aise avec ça. C’est joli. C’est un cliché. C’est nostalgique.
C’est rétro. Ça donne le sentiment d’une amplitude. Mais juif-démocratique c’est de la
neutro-glycérine.

11 Shavit : Faut-il modifier l’hymne national ?

12 Burg : L’hymne est un symbole. Je serais prêt à accepter une réalité où tout va bien et que
seul l’hymne soit pourri.

13 Shavit : Faut-il amender la Loi du Retour ?7

14 Burg : Il faut en discuter. La Loi du Retour est apologétique. C’est le reflet de la doctrine
d’Hitler. Je refuse de voir mon identité définie par Hitler. En tant que démocrate et
humaniste, je le considère comme une contradiction. La Loi du Retour est un acte de
divorce entre nous et le judaïsme de la diaspora ainsi qu’entre nous et les arabes.

15 Dans la première partie de l’interview des relations manifestement asymétriques entre


les interlocuteurs sont établies au niveau discursif. Le modèle asymétrique met

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l’intervieweur en position de force : au niveau discursif, il dirige l’entretien. Au niveau


social, par contre, c’est l’interviewé qui est en position de force, car on lui offre la
possibilité d’étaler ses opinions. Comme on l’a remarqué plus tôt, tous deux contribuent
à ce positionnement réciproque. L’intervieweur progresse graduellement à partir d’une
question ouverte (1), à travers des assertions qui peuvent être interprétées comme des
requêtes indirectes de confirmation et d’expression d’opinion (3, 5,7), vers des
questions fermées à force illocutoire de requête d’information (9, 11, 13). Déjà dans ses
premiers tours de parole (1, 3, 5, 7, 9), il présente explicitement son interprétation du
livre de Burg (« Donc, vous me confirmez que vous n’êtes plus sioniste » 3), et demande
une confirmation de cette interprétation par une question directe (« Est-ce que je me
trompe ? » 3), et une assertion dont la force illocutoire est celle d’une requête de
confirmation (« Vous n’avez plus la foi en l’Etat national juif » 5). C’est à ce stade déjà
qu’il établit la base de la polémique qui va se développer plus tard. On peut donc
considérer cette démarche comme la construction d’un accord sur les faits, qui
permettra l’argumentation par la suite. L’interviewé, de son côté, met en valeur le
statut discursif de l’intervieweur par deux moyens : il répond à ses questions, en
conservant une cohésion étroite caractérisée par une répétition lexicale (« Faut-il
modifier l’hymne ? » 11/ « L’hymne est un symbole » 12 ; « Faut-il changer la loi du
retour ? » 13, « Il faut8 en discuter » 14) ; il traite ses assertions comme des questions
indirectes en y répondant (Clayman & Heritage 2002) :

5 Shavit : […] Vous n’avez plus la foi en l’Etat national juif.

6 Burg : Dans sa définition actuelle, je ne partage plus cette foi […]

7 Shavit : Cela signifie que l’Etat juif ne vous parait plus acceptable.

8 Burg : Ça ne peut plus fonctionner. Définir l’Etat d’Israël comme un Etat juif c’est la clé de sa
fin […]

16 On voit donc que les deux interlocuteurs s’accordent tacitement pour conserver les
rapports de force qui prévalent dans l’interaction à travers l’établissement d’une
asymétrie discursive. L’intervieweur s’y positionne comme celui qui dirige l’entretien,
et l’interviewé l’accepte sans réserve.
17 Si cette collaboration est bien établie au niveau discursif, elle ne l’est point au niveau
social : dans le domaine idéologique, un décalage profond donne lieu à une
délégitimation mutuelle. Shavit accuse Burg, directement et indirectement, d’avoir
trahi l’ethos israélien prévalent, notamment celui du sionisme (« en rupture avec le
sionisme » 1, « Etes-vous encore sioniste ? » 1, « vous me confirmez que vous n’êtes plus
sioniste » 3) et par là met le statut de ce dernier en danger aux yeux du public dont il
fait partie en tant que personne politique active dans le passé. De son côté, Burg se
positionne comme l’idéologue d’un changement en répondant aux allusions
personnelles de Shavit par des généralisations mises en place par un « nous » inclusif
(« nous » 4, « entre nous » 14) et par l’indéfini (« il faut » 2, 4, 6, « c’est impossible » 6,
« c’est de la dynamite » 8). C’est ainsi qu’il se propose de légitimer la substitution d’une
identité de démocrate et d’humaniste à son identité sioniste (14). Mais, comme on le

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27

verra dans la section suivante, ce double positionnement est négocié et modifié par la
suite.

3.3. Positionnement discursif symétrique (accélération des


confrontations idéologiques)

17 Shavit : Vous écrivez que si le sionisme n’est qu’une idéologie catastrophiste, alors vous n’êtes
pas seulement post- sioniste mais antisioniste. Vous savez que, depuis les années
1940, la dimension catastrophiste est inséparable du sionisme. Donc, vous êtes
antisioniste.

18 Burg : Ce qu’Ahad Ha’Am reprochait à Theodore Herzl, c’était de fonder le sionisme sur le
seul antisémitisme [des gentils, i.e. non-Juifs]. Ahad Ha’Am avait une autre idée, il
voulait faire d’Israël un centre spirituel - son heure est venue. Le sionisme de
confrontation vit ses dernières heures. Notre sionisme de confrontation contre le
monde entier est en passe de nous mener au désastre.

19 Shavit : Ecoutez, au-delà de vos positions sur le sionisme, c’est tout votre livre qui est anti-
israélien, au sens le plus profond. C’est un livre qui respire une détestation de
l’israélisme [du fait d’être israélien, des caractéristiques de l’Israélien]

20 Burg : Enfant, j’étais un Juif – dans l’acception populaire, israélienne du terme –, un yehudon,
un « petit Juif ». J’avais été scolarisé dans un heder 9. Ensuite, toute ma vie, j’ai été un
Israélien, par la langue, les symboles, les goûts, les senteurs, les lieux, tout. Mais,
aujourd’hui, ça ne me suffit plus. Je suis davantage qu’un Israélien. La dimension
israélienne de mon identité me coupe de mes deux autres dimensions, l’humaine et la
juive. C’est pour cela que je ne me satisfais pas d’être Israélien. Je pense que les
structures israéliennes actuelles sont horribles.

21 Shavit : A première vue votre position parait conciliante et humaniste. Mais à partir de cette
conciliation et de cet humanisme vous développez une attitude très dure vers
l’israélisme et les Israéliens. Ce qui vous permet de prononcer des paroles terribles à
notre encontre.

22 Burg : Je pense que mon livre est un livre d’amour. L’amour peut blesser. […] Je vois mon
amour se faner sous mes yeux. Je vois ma société et mon pays se détruire.

23 Shavit : Un amour ? Vous écrivez que les Israéliens ne comprennent que la force. Si quelqu’un
disait que les Arabes ou les Turkmènes ne comprennent que la force, il serait traité de
raciste. Et à juste titre.

24 Burg : On ne peut pas extraire une seule phrase et dire que c’est là le livre entier.

25 Shavit : Il ne s’agit pas d’une seule phrase. Elle se répète. Vous dites que nous avons la force,
beaucoup de force, rien que la force. Vous dites qu’Israël est un ghetto sioniste,
impérialiste et violent qui n’a confiance qu’en lui-même.

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


28

26 Burg : Regardez ce qui s’est passé avec le Liban [la guerre de juillet 2006]. Tout le monde a dû
convenir que la force n’était pas une solution. Que disons-nous quand il s’agit de
Gaza ? Que nous allons leur rentrer dedans, les éliminer. Nous n’apprenons rien. Cette
violence n’irrigue pas seulement les rapports entre nos deux nations [israélienne et
palestinienne], mais entre tous les individus. Il suffit d’entendre un simple échange
verbal dans la rue entre des Israéliens ou d’écouter les femmes battues pour prendre
la mesure de la violence qui nous empoisonne. Regardons-nous dans un miroir.

27 Shavit : Pour vous, le problème, ce n’est pas seulement l’occupation. Pour vous, Israël est dans
sa totalité le fruit d’une abominable mutation.

28 Burg : L’occupation n’intervient que peu dans le fait qu’Israël est une société effrayée. Pour
comprendre pourquoi nous sommes obsédés par la force et éradiquer cette obsession,
il faut traiter nos peurs. Notre effroi suprême, notre effroi originel, ce sont les 6
millions de Juifs mis à mort durant la Shoah.

29 Shavit : C’est la thèse de votre livre. Nous sommes des mutilés mentaux. Notre culture de la
force est le fruit du dommage psychologique infligé par Hitler.

30 Burg : En effet.

31 Shavit : Et je vous dis que votre description est déformée. Nous ne vivons pas en Islande en
nous imaginons encerclés par des nazis qui ont disparu il y a soixante ans. Nous
sommes bel et bien encerclés. Nous sommes l’un des pays les plus menacés au monde.

32 Burg : En Israël, aujourd’hui, le vrai clivage est celui qui oppose ceux qui vivent dans la foi à
ceux qui vivent dans l’effroi. La grande victoire de la droite dans la conquête de l’âme
israélienne, c’est de lui avoir instillé la paranoïa absolue. Je ne nie pas nos problèmes.
Mais tout ennemi est-il synonyme d’Auschwitz ?

33 Shavit : Vous êtes paternaliste et condescendant, Avrum (33). Vous ne témoignez d’aucune
empathie pour les Israéliens. […]

18 Cette partie témoigne de changements de positionnements bien marqués. Sur le plan


discursif, l’asymétrie précédente (questions/réponses) donne lieu à une symétrie
(assertions par les deux interlocuteurs). En même temps, l’intervieweur construit une
confrontation idéologique et personnelle en adoptant un ton impliqué, parfois émotif,
tandis que l’interviewé continue à construire un positionnement idéologique quelque
peu distancié, basé sur des généralisations.
19 Les assertions de l’intervieweur se réfèrent surtout aux positions exprimées dans le
livre. Or, dans la mesure où celles-ci contredisent l’ethos sioniste partagé par la majorité
de la société israélienne, ces assertions ont la force illocutoire d’accusations : « Vous
êtes donc antisioniste » 17 ; « c’est tout votre livre qui respire l’anti-israélisme » 19 ;
« Pour vous, Israël est dans sa totalité le fruit d’une abominable mutation » 27. Cette
force illocutoire est intensifiée par deux moyens : l’emploi d’un lexique chargé
d’émotions « une détestation de l’israélisme » 19) et le positionnement de soi de
l’intervieweur en représentant de cet « israélisme », ainsi que l’emploi du pronom à la
première personne du pluriel pour désigner une solidarité entre l’intervieweur et la
société israélienne, dont l’interviewé est exclu (« vous développez une attitude très

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29

dure vers l’ Israélisme et les Israéliens. Ce qui vous permet de prononcer des paroles
terribles à notre encontre ». 21). C’est donc ainsi que l’intervieweur se positionne
comme un adversaire idéologique de l’interviewé, tout en l’excluant du consensus
social.
20 Dans cet extrait, l’intervieweur risque de transgresser les conventions sous-jacentes de
l’interview politique sur le plan discursif et social. Au niveau discursif, il exprime ses
opinions par des assertions ; au niveau social, il se permet une delégitimation de
l’interviewé. Il prend donc un certain « risque discursif », car l’interviewé pourrait, à
un certain moment, cesser de collaborer. Il est fort probable que c’est justement la
dualité du positionnement qui permet de prendre ce risque : la transgression des
conventions du discours est rendue possible dans la mesure où, au niveau social qui
consiste en attitudes et positions, l’intervieweur présuppose un accord général des
lecteurs avec les positions qu’il représente.
21 En effet, l’intervieweur paraît ne pas ignorer le danger. A l’apogée de cet extrait, il se
borne à expliciter les accusations implicites et à les reformuler : « Vous êtes
paternaliste et condescendant, Avrum » (33). Une accusation grave, certes ; mais au
sein de laquelle il s’adresse à l’interviewé par son diminutif « Avrum ». Ce surnom
affectueux rappelle sans doute une amitié personnelle ancienne que les deux
interlocuteurs partageaient lors de leur service militaire et dans la suite, lorsqu’ils ont
emprunté un chemin similaire au sein de la gauche israélienne. Dans ce sens-là, donc, le
terme d’adresse adoucit la force du défi que lance cette accusation. Mais il y a plus :
dans l’interview politique télévisée en hébreu, les termes d’adresse au sein de
l’interview - à l’exception de son ouverture et de sa clôture - s’emploient comme
indices de défi (Weizman 2006b, 2008). En fonction de leur forme – titre officiel, nom de
famille, prénom - ils peuvent soit adoucir, soit renforcer la menace inhérente au défi
qui pèse sur la face de l’interlocuteur (Brown & Levinson 1987). « On dirait donc que,
même dans leur fonction d’adoucisseurs, ou justement à cause d’elle, les termes
d’adresse suggèrent la prévalence d’une atmosphère de défi ; qu’ils servent à
positionner le locuteur par rapport à son interlocuteur en termes de territoire et de
pouvoir » (Weizman 2006b : 145). C’est la fonction du terme d’adresse « Avrum » dans
cet extrait ainsi que plus tard : il adoucit un environnement marqué par le défi et, ce
faisant, le présente comme extrêmement conflictuel.
22 Malgré le positionnement antagoniste construit par l’intervieweur au niveau discursif
ainsi qu’au niveau social, l’interviewé continue, comme dans l’extrait précédent, à
réagir sans protester aux assertions de l’intervieweur comme si elles étaient des
requêtes d’information. Ce faisant, il continue à préserver les rapports de force
normatifs, selon lesquels l’intervieweur contrôle l’entretien, et l’interviewé l’accepte
sans réserve. Au niveau social, il continue à se positionner en idéologue par l’emploi
d’assertions générales (« Le sionisme de confrontation vit ses dernières heures » 18,
entre autres), mais y ajoute des nuances personnelles et légèrement émotives, ayant
recours à sa propre biographie (« Enfant, j’étais un Juif [..]. J’avais été scolarisé dans un
heder » 20) et à l’expression de ses sentiments (« Mon livre est un livre d’amour. […] Je
vois mon amour se faner sous mes yeux » 22). Dans cet extrait, donc, il conserve son
statut d’interviewé qui se conforme aux règles du jeu.

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30

3.4. Le retour à une asymétrie discursive

23 Le troisième extrait (35-33) ne sera pas cité ici. Je me contenterai de remarquer que
l’intervieweur récapitule le rôle traditionnel de celui qui pose les questions – trois
questions fermées et deux requêtes de confirmation, et par-là réinstalle l’asymétrie
discursive qui prévalait dans le premier extrait. L’intervieweur, lui, continue à
collaborer en introduisant un seul changement : aux références générales (Israël, les
Israéliens) il substitue le pronom personnel « nous », et se positionne par là comme
membre de la société israélienne : « Nous ne combattons pas ces slogans avec assez de
force […] Ces dernières années, nous avons franchi tant de lignes rouges qu’on est en
droit de se demander lesquelles nous franchirons demain » (44). C’est la première fois
que Burg construit une solidarité avec l’intervieweur et les lecteurs. Le passage à un
discours égalitaire de débat se prépare ainsi.

3.5. L’établissement d’un débat égalitaire

45 Shavit : Vous demandez, et dans le livre vous répondez : « J’appréhende fortement qu’un jour
la Knesset… soit en mesure d’interdire les rapports sexuels avec les Arabes ou
adoptera des mesures interdisant aux Arabes d’employer des femmes de ménage ou
des ouvriers juifs… comme dans les lois de Nuremberg. Tout cela va arriver, et arrive
déjà. » N’y allez-vous pas un peu fort, Avrum ?

46 Burg : Quand j’étais président de la Knesset, j’ai pu discuter avec des gens de tous bords. J’ai
entendu des pacifistes me dire qu’ils étaient pour la paix parce qu’ils haïssaient les
Arabes et ne voulaient plus les voir. J’ai entendu des élus de droite parler le langage
de Meir Kahane [leader d’extrême droite]. Le kahanisme siège déjà à la Knesset. Le
parti de Kahane a beau être interdit, ses idées sont défendues par 10 %, 15 %, voire
20 % des députés juifs dans le Knesset. Ces choses-là ne sont pas simples.

47 Shavit : Il existe des phénomènes graves en Israël, certes, surtout en ce qui concerne
l’occupation. Mais on peut comparer Israël à la France à l’époque d’Algérie. On peut le
comparer aux Pays-Bas à l’époque colonialiste. Tandis que vous faites la comparaison
avec l’Allemagne tout le temps, Hitler, Nürnberg, vous souffrez sans doute de la
maladie même dont vous parlez. Vous voyez dans chaque défaut de la société
israélienne les empreintes du Nazisme.

48 Burg : Peut-être. Et alors ? Vous faites de même pour fuir. Si vous voulez que je fasse la
comparaison entre nous et les Pays-Bas, vous avez en vous sans doute quelque chose
que vous voulez cacher. Posez-vous à vous-même la question de savoir de quoi vous
avez peur.

49 Shavit : Je vais être franc avec vous. Je pense que nous, Israéliens, avons de sérieux problèmes
éthiques et mentaux. Mais la comparaison avec l’Allemagne nazie n’est pas fondée.
[…]

50 Burg : Je suis jaloux de votre compétence à interpréter la réalité comme vous le faites. […]

24 Cet extrait, principalement axé sur la comparaison faite par Burg dans son livre entre
Israël et l’Allemagne nazie, est caractérisé par une symétrie discursive entre les

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interlocuteurs. Il s’ouvre par une question négative de l’intervieweur (45), dont le


contenu défiant est adouci par une solidarité sous-entendue qui réside dans le choix du
terme d’adresse (« Avrum », cf. section 3.3.) et du langage parlé (« N’y allez-vous pas un
peu fort », en hébreu « lo nisxafta ? »). Cette question est suivie par des assertions de
l’intervieweur et de l’interviewé qui expriment des positions extrêmement
conflictuelles sans toutefois négliger la quête d’un accord. Par exemple, l’intervieweur
ne s’empêche pas de prendre position (« on peut comparer Israël à la France à l’époque
d’Algérie » 47 ; « On peut le comparer aux Pays-Bas à l’époque colonialiste. La
comparaison avec l’Allemagne nazie n’est pas fondée » 49), signale ses opinions
explicitement comme subjectives (« je pense » 49), et en même temps attenue leurs
effets par un indice de rapprochement (« Je vais être franc avec vous »), par
l’expression d’un accord partiel avec l’interviewé, qui réside dans le contenu, dans
l’emploi de « certes » et dans la concession (« Il existe des phénomènes graves en Israël,
certes, surtout en ce qui concerne l’occupation. Mais […] » 47 ; « Je pense que nous,
Israéliens, avons de sérieux problèmes éthiques et mentaux. Mais […] » 49). A partir du
contexte politique, explicité dans l’épilogue (section 4), nous savons que l’affiliation des
deux interlocuteurs à la gauche israélienne dans le passé permet à Burg de croire à la
sincérité de Shavit. C’est ainsi qu’on peut expliquer le recours de Burg au langage
informel (« Peut-être. Et alors ? » 48), ainsi que la substitution aux assertions
idéologiques précédentes de quelques propositions plutôt personnelles, voire affectives
(« vous avez en vous sans doute quelque chose que vous voulez cacher. Posez-vous à
vous-même la question de savoir de quoi vous avez peur » 48 ; « Je suis jaloux de votre
compétence à interpréter la réalité comme vous le faites » 50). Il est difficile de savoir si
ce passage à un positionnement personnel intensifie ou adoucit la confrontation
idéologique. Mais soulignons que le changement dans le positionnement de l’interviewé
correspond à celui de l’intervieweur, comme si ce dernier lui avait tendu la main en lui
proposant une « invitation discursive ». Cette tendance à la réciprocité et la symétrie se
développe par la suite.

3.6. Positionnement personnel réciproque

25 A partir de là (51-82), donc, les interlocuteurs collaborent en vue de la construction


systématique d’une symétrie discursive. Or, en même temps, la polémique idéologique
se précise et s’éclaircit. On voit bien que tous les deux se servent d’assertions et
expriment leurs opinions, et que même l’interviewé, qui a fait jusqu’ici de son mieux
pour conserver le contrat conversationnel propre à l’interview, se permet des
exceptions. Dans l’extrait suivant, par exemple, Burg remplace son discours idéologique
et généraliste par un discours personnel :

55 Shavit : Vous décrivez un siècle d’or du judaïsme allemand. Or ça s’est terminé à Auschwitz,
Avrum. Votre romantisme de Yekke [juif né en Allemagne] est séduisant mais
mensonger.

56 Burg : Y a-t-il un romantisme qui ne soit pas illusoire ? votre romantisme d’Israélien n’est-il
pas illusoire ?

57 Shavit : Mon identité israélienne n’a rien de romantique. Au contraire […]

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32

26 Ici il ne s’agit pas seulement d’une symétrie de discours personnels, mais d’une
réciprocité : au positionnement personnel (« Votre romantisme de Yekke » 55) et
solidaire (« avrum » 55) établi par l’intervieweur, l’interviewé répond par une adresse
personnelle formulée sous forme de question (« votre romantisme d’Israélien n’est-il
pas illusoire ? » 56), ce qui constitue une exception marquée aux normes. Si
l’intervieweur s’était référé à cette question comme à une question rhétorique, il aurait
conservé une certaine adhésion aux normes ; mais, en donnant une réponse (57), il la
présente comme une vraie question, et de cette façon positionne l’interviewé comme
son égal, tout en réduisant son propre pouvoir discursif.
27 Par la suite, nous sommes témoins d’un changement de rôles : l’interviewé accuse son
interlocuteur explicitement, en ayant recours à un langage émotif (62), tandis que
l’intervieweur tente de l’apaiser (« Je connais la richesse du judaïsme dont vous vous
revendiquez ») :

62 Burg : Je suis assis avec vous et vous aussi ne me comprenez pas. Vous êtes prisonnier d’un
chauvinisme nationaliste.

63 Shavit : Ce n’est pas exact. Je connais la richesse du judaïsme dont vous vous revendiquez,
mais […]

28 Nous arrivons à l’apogée de ce positionnement personnel réciproque dans les tours de


paroles suivants (86-69, 80-81) :

68 Burg : […] Vous êtes déjà mort dans l’âme, Ari. Vous n’avez qu’un corps israélien. Si vous
continuez comme ça, vous n’existerez plus.

69 Shavit : L’ israélisme est plus riche que ça, Avrum. Il est énergique, vivace, fertile. Mais vous
avez fui l’israélisme. Vous avez déserté l’israélisme. Vous étiez Israélien, vous l’étiez
plus que moi. Et vous ne l’êtes plus.

80 Burg : Ces sont là vos craintes, Ari, Je vous conseille de ne pas avoir peur. C’est ce que je dis
dans le livre. Je nous conseille de ne pas avoir peur.

81 Shavit : Mais vous n’êtes pas que votre livre, Avrum. Vous êtes aussi un homme en dehors du
livre et il y a une contradiction entre l’approche normative de celui qui a écrit le livre
et la vie politique que vous avez vécue ici.

29 Ici c’est l’interviewé qui initie un défi personnel (« Vous êtes déjà mort dans l’âme »,
68 ; « Ce sont là vos craintes », 80), tout en s’adressant à l’intervieweur par son
diminutif (« Ari », 68). Dans les deux cas, l’intervieweur accepte l’invitation et adopte,
lui aussi, un positionnement personnel réciproque « Mais vous avez fui l’Israélisme.
Vous étiez Israélien […] Et vous ne l’êtes plus » 69, « Vous êtes aussi un homme en
dehors du livre », « il y a une contradiction entre l’approche normative de celui qui a
écrit le livre et la vie politique que vous avez vécue ici » 81).

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33

30 Mais même ici le discours personnel est parfois entrelacé avec un discours plus général,
idéologique, qui porte sur les positions de l’interviewé, et est structuré sur le modèle
asymétrique, par exemple :

73 Shavit : Vous êtes Français ?

74 Burg : En plusieurs sens je suis Européen et pour moi Israël fait partie de l’Europe.

65 Shavit : Vous préparez des moyens pour un exil.

66 Burg : Je vis avec eux depuis ma naissance. Que signifie ce que je dis dans ma prière, « C’est à
cause de nos pêchés que nous étions exilés de notre pays » ?

31 Comme dans les extraits précédents, le contenu des réponses de Burg peut
compromettre son statut social auprès de ses lecteurs sionistes. Or, par ses réponses
assez courtes et catégoriques, il fait preuve de la puissance de celui qui ne cherche
point à s’excuser ni à s’expliquer. En même temps, sous l’aspect discursif, il prend soin
de préserver le modèle normatif asymétrique.
32 C’est justement cette dualité de positionnement discursif, personnel et idéologique, qui
témoigne de la complexité des positionnements entrelacés dans cette interview. Mais le
positionnement personnel est plus complexe encore que ce que nous avons démontré
jusque-là.

3.7. Positionnement idéologique

33 Le positionnement de Burg comme non-sioniste, soit antisioniste, est d’ordre


idéologique. Moins « noble » serait le défi qui lui est adressé dans l’extrait suivant,
toujours encadré par le diminutif atténuant « Avrum » (95).

95 Shavit : Avrum, votre livre représente un homme de paix, presque pacifiste. Comment se fait-
il qu’à sa sortie de la vie politique, un homme de paix comme vous essaie d’acheter
une manufacture publique de chars.

96 Burg : Aujourd’hui je suis un homme d’affaires. […] J’aime ce travail […] Mon défi était de
trouver un lieu qui manufacture des épées et en forger des socs pour des charrues […]

109 Shavit : Mais il y a ici un point d’interrogation qui vous accompagne toutes ces années. Votre
discours est si impressionnant, éloquent mais aussi si moral. […] Mais votre action
dans le monde est différente […] dans le monde des affaires vous êtes loin d’être
saint […] le décalage entre votre langage et vos activités me dérange.

110 Burg : C’est vous qui voyez le décalage. Je ne me demande pas comment Ari Shavit me voit.
Moi je ne m’intéresse plus à ce que vous pouvez penser de moi […] Aujourd’hui je ne
vis qu’avec ma vérité à moi.

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34

34 On voit bien que Burg n’est plus positionné comme l’ami qui a déserté, mais plutôt
comme un opportuniste dont l’éthique, voire l’honnêteté, est mise en question.
L’interviewé répond en se positionnant toujours comme un moraliste, présente ses
affaires en termes de vision biblique (faisant allusion à « Martelant leurs épées, ils
forgeront des socs pour leurs charrues, et, de leurs lances, ils feront des faucilles »,
Esaїe 4 :2, 96) et les idéalise (« Aujourd’hui je ne vis qu’avec ma vérité a moi » 110). Sous
l’angle discursif, ce sont des positionnements symétriques et asymétriques qui
s’entrelacent.

3.8. Vers le futur : un dernier changement de positionnement social

35 L’interview se termine par une série de courtes questions et de réponses moins longues
que les précédentes. L’interviewé est positionné ici comme un candidat potentiel aux
élections du Premier ministre. C’est ainsi que la critique amère et les accusations
personnelles sont adoucies, puisque la possibilité que Burg puisse encore regagner une
place au sein du consensus reste sous-jacente.

Conclusion
36 Nous avons examiné le positionnement réciproque des interlocuteurs l’un vis-à-vis
l’autre. Or, dans ce cas exceptionnel, l’intervieweur profite du format – celui d’une
interview publiée dans un quotidien et où l’intervieweur à le droit d’encadrer les
propos recueillis – pour le mettre en perspective vis-à-vis des lecteurs, qui ne sont
peut-être pas au courant de l’amitié ni de la critique réciproque qu’éprouvent les
interlocuteurs l’un à l’égard de l’autre.
37 On trouve dans le prologue son interprétation de la position idéologique de Burg :
Avraham Burg, ancien président de la Knesset, ancien président de l’Agence Juive,
n’est plus sioniste. Dans son nouveau livre il compare Israël avec l’Allemagne juste
avant le nazisme. Il est pour l’abolition de la Loi du retour, l’abolition de la
définition d’Israël comme Etat juif, le désarmement nucléaire et l’obtention d’un
passeport non-israélien. Si jamais on réussit à l’obtenir comme lui, évidemment.
38 Dans l’épilogue il met en vedette leurs relations personnelles :
Un frère, un déserteur
Nous nous sommes connus il y a 25 ans, Avrum et moi faisions partie d’un groupe de
soldats et officiers dans les réserves, qui protestaient contre la première guerre du
Liban. […] Très vite, Avrum nous a échappé […]
Moi personnellement, le livre m’a révolté. Je l’ai vu comme un déni par un collègue
israélien de l’israélisme que nous avons en commun. Je l’ai considéré comme une
attaque sans aucune empathie sur l’expérience israélienne. Et malgré tout, le
dialogue avec Avrum était fascinant. On ne peut pas enlever à Avrum ce qu’il est. On
ne peut pas lui enlever l’éducation, ni l’éloquence, ni la compétence de toucher les
points les plus délicats. C’est sans doute justement à cause de cela qu’il est
tellement contrariant. Ami et prédateur, frère et déserteur.
39 Rappelons-le : Burg était déçu par Shavit, qui s’était présenté en intervieweur mais
s’était transformé en un rival en confrontation (cf. l’Introduction). Ajoutons à cela les
dernières remarques de Shavit, on voit alors que chacun des deux interlocuteurs
considère l’autre comme un déserteur : Shavit croit que Burg a trahi l’idéologie qu’ils
avaient en commun et leur amitié, tandis que pour Burg, Shavit a trahi ses

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35

responsabilités discursives. L’analyse textuelle de l’interview démontre en effet que


l’interview est gérée fermement par l’intervieweur, mais que les deux participants
négocient leurs positionnements réciproques à tous les niveaux.
40 Nous avons vu que le modèle normatif sous-jacent de l’interview politique est basé sur
une asymétrie discursive entre les procédés discursifs des interactants. Le
positionnement qui en résulte confère un pouvoir discursif à l’intervieweur et un
pouvoir social à l’interviewé. La préservation de l’asymétrie peut fournir un
positionnement protecteur qui ne dépasse pas les rapports de force attendus au
préalable, tandis que les transgressions donnent lieu à des fluctuations subtiles dans les
positionnements réciproques, et exposent les interlocuteurs à une « aventure
discursive ». L’interview étudiée ici représente une telle aventure du point de vue
discursif, politique, idéologique et personnel. Au niveau du discours, l’intervieweur
passe d’un positionnement asymétrique qui caractérise le discours institutionnel, à un
positionnement conflictuel qui caractérise la confrontation discursive. L’interviewé, de
son côté, fait tout ce qu’il peut pour conserver l’asymétrie. Au niveau politique,
idéologique et personnel, l’intervieweur positionne l’interviewé comme celui qui a
déserté l’ethos sioniste ; l’interviewé se positionne comme un idéologue, et positionne
son interlocuteur comme une personne qui s’aveugle sur la réalité. Vers la fin,
l’intervieweur positionne l’interviewé comme opportuniste, tandis que l’interviewé
continue à se positionner comme un idéologue motivé par des considérations morales.
Tout au long de l’entretien, on observe chez tous deux des fluctuations entre une prise
de distance et la construction d’une solidarité. Cette grille complexe de
positionnements est construite par des stratégies discursives - la répartition des tours
de parole, les formes des questions et des réponses, les termes d’adresse et le lexique
émotif.
41 Cette interview n’est pas typique. C’est justement grâce à son caractère exceptionnel
que nous avons pu déceler une gamme étendue de démarches discursives touchant aux
positionnements réciproques.

BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. http://cafe.themarker.com/post/77285/, accédé le 15 avril 2014.
2. Le terme « positionnement » n’est pas employé ici dans le sens que lui donne Bourdieu, à
savoir un « positionnement dans le champ ». D’autre part, il couvre aussi la notion d’ethos telle
que développée dans les courants français de l’AD, puisqu’il s’agit d’une construction discursive
d’identité à travers le réseau complexe d’influences qu’exercent les participants l’un sur l’autre,
et en confrontation avec les images préalables de leur personne (c’est l’ethos préalable) qu’ils
mobilisent lors de l’entretien.
3. Pour un aperçu de notions proches en psychologie sociale, en analyse du discours et en
Conversation Analysis, cf. Chabrol 2006, Weizman 2006 c.
4. Une tendance semblable a été observée dans le contexte tchèque (Cmejrkova 2003).
5. En français chez Fayard, mars 2008
6. La traduction des extraits de l’interview du français en hébreu est inspirée en partie par une
version apparue au Courrier international le 2 Aout 2007, complétée et modifiée en vue de donner
une version française quasi-littérale. Les explications du contexte en parenthèses carrées sont
dues à la traductrice. [http://www.courrierinternational.com/article/2007/08/02/[
7. La loi du Retour octroie la citoyenneté israélienne à toute personne née dans la diaspora et
considérée comme juive selon la tradition religieuse orthodoxe. Ce droit n’est réservé qu’aux
juifs
8. En Hébreu il d’agit du même lexème, tsarix.
9. École religieuse

RÉSUMÉS
Cet article, qui s’inscrit dans une perspective pragmatique de l’analyse du discours, étudie
l’établissement d’une grille complexe de positionnements dynamiques et réciproques par les

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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intervenants dans une interview menée par le journaliste israélien Ari Shavit avec l’ancien
président du parlement israélien, Mr. Avaraham Burg. L’étude met en avant les négociations du
pouvoir discursif et social entre les intervenants, mettant l’accent sur les effets que portent les
démarches discursives, notamment les tours de parole, les formes des questions et des réponses
et les termes d’adresse, sur les fluctuations entre asymétrie et réciprocité, conflit et support.
L’analyse démontre que le positionnement qui résulte du modèle asymétrique de l’interview
confère un pouvoir discursif à l’intervieweur et un pouvoir social à l’interviewé. Par conséquent,
la préservation de ce modèle peut fournir un positionnement protecteur qui ne dépasse pas les
rapports de force attendus au préalable, tandis que les transgressions donnent lieu à des
fluctuations dynamiques dans les positionnements réciproques des intervenants.

This paper proposes a pragmatically-based discourse analysis of reciprocal positioning, drawing


on the study of an untypical interview conducted by the journalist Ari Shavit with the Israeli
politician Avraham Burg, published in the Ha’aretz daily. The analysis focuses on the
negotiations of social and interactional power between the participants, and sheds light on the
fluctuations between asymmetry and reciprocity, support and conflict. The complexity of
intertwined positioning is discussed based on the analysis of discourse strategies, such as turn-
taking procedures, the forms of questions and answers, and terms of address. It is suggested that
the asymmetric model underlying the normative interview assigns discursive power to the
interviewer and social power to the interviewee. Transgressions from this model, on the other
hand, afford dynamic fluctuations in the reciprocal positioning of the participants.

INDEX
Mots-clés : interview politique, négociations discursives, positionnement, rôle discusrsif, rôle
social, termes d’addresse, tours de parole
Keywords : address terms, discourse negotiations, interactional role, political interview,
positioning, social role, turn taking

AUTEUR
ELDA WEIZMAN
Université Bar-Ilan

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De l’impertinence dans les


interviews d’écrivain : l’exemple de
la série radiophonique Qui êtes-
vous ? (1949-1951)
Impertinence in Author’s Interviews: the Case of the Radio Series “Qui êtes-
vous ?” (1949-1951)

Pierre-Marie Héron

1 Selon le Littré, l’impertinence se rapporte d’une part à ce qui « choque par la déraison
ou l’inconvenance », d’autre part à ce qui « blesse par des manières, des paroles
discourtoises ». Selon Littré toujours, elle va moins loin que l’insolence dans l’infraction
au savoir-vivre, même si la limite entre impertinence et insolence n’est pas toujours
facile à tracer dans ce domaine. En revanche, comme l’indique le premier sens, elle ne
concerne pas seulement la civilité et l’usage du monde, mais aussi les idées, les
opinions, les valeurs, c’est-à-dire au fond la référence au sens commun, à la doxa qui
donne à une société à une époque donnée un socle culturel commun. De ce fait, toute
attitude non-conformiste, dès lors qu’elle choque le sens commun, peut être perçue
comme une impertinence.
2 Il y a en France au 20e siècle toute une tradition d’impertinence dans l’interview
d’écrivain, qui est en quelque sorte le fruit de la « civilisation du journal » (Kalifa 2011) :
non seulement en effet la presse s’est imposée, dès les années 1830, comme le nouveau
vecteur fort de la communication littéraire et donc des carrières d’écrivain (Thérenty
2003), mais, en instaurant le règne de l’opinion publique, elle a donné à ses médiateurs
les journalistes un pouvoir avec lequel un écrivain est désormais obligé de compter.
Dans les interviews d’écrivain qui, florissant à partir des années 1880, en fournissent
des exemples innombrables (Lavaud et Thérenty 2006), l’impertinence est l’une des
manifestations les plus visibles de ce rapport de force entre l’écrivain et la presse,
premier opérateur de sa démocratisation mais aussi, bien souvent, de sa trivialisation.

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3 Prise en mauvaise part comme le veut Littré, l’impertinence est un dévoiement du


fameux esprit à la française, qui forme avec la clarté et le naturel la triade des vertus de
la conversation cultivée à l’âge classique (Fumaroli 1994a). Avoir de l’esprit, c’est à la
fois avoir le sens de l’humour, de la vivacité d’expression, de la légèreté, du badinage,
mais aussi avoir le sens des convenances et des situations (Fumaroli 1994b). L’interview
d’écrivain, tout en entretenant, comme toute la presse au 19e siècle dans ses genres
parlés (Thérenty 2007), une référence appuyée à cet art de la conversation, égalitaire en
théorie, donne à l’esprit un caractère d’impertinence nouveau, fortement présent
certes dans la pratique orale du genre au 18e siècle (Bourguinat 1998, Godo 2003), mais
sans être aussi ouvertement valorisé qu’il le devient en régime médiatique, aux risques
et périls du journaliste et de l’écrivain. Aussi bien, les buts et les enjeux d’une
conversation, genre de discours relevant de la parole privée, ne sont en principe pas les
mêmes que ceux d’une interview, genre de la parole publique, notamment parce que
l’interview met en jeu la figure publique de l’écrivain et sa réussite – laquelle peut
prendre des formes variées, selon la posture que l’écrivain défend 1.
4 Dans cette perspective, on peut dire que deux autorités discursives à la fois spécifiques
et concurrentes l’une de l’autre structurent la scène générique de l’interview
d’écrivain, qu’elle soit écrite, orale ou télévisuelle. Autour d’un contrat de
communication simple en apparence (l’un pose des questions, l’autre y répond), assez
complexe en réalité, impliquant quatre rôles (intervieweur, interviewé, média,
destinataire) incarnés chacun par un nombre variable d’acteurs réels et imaginaires
(Héron 2000), l’intervieweur et l’interviewé sont tous les deux investis par statut d’une
autorité forte. Le premier a l’autorité de sa fonction : auteur de l’entretien, il a le droit
et le devoir de le conduire et le mener à bien. Le second a l’autorité de sa notoriété : il
est l’auteur d’une œuvre dont l’existence justifie (en principe) la démarche du
journaliste. Chacun se trouve donc investi de fait d’une légitimité discursive qui
brouille la répartition des positions (basses, hautes, égales) dans la dynamique de
l’interaction : au lieu d’être complémentaires, les positions du journaliste et de
l’écrivain s’avèrent souvent rivales. L’interview d’écrivain, c’est la confrontation de
deux positions auctoriales qui doivent coopérer et qui pour coopérer doivent négocier.
5 Le projet de cet article est d’explorer plus précisément les formes et les fonctions de
l’impertinence dans cette coopération problématique, en nous limitant à l’interview
d’écrivain à la radio2. Vu la diversité des formes de l’interview à la radio, nous
restreindrons même l’étude à celle d’un corpus que nous commencerons par
contextualiser et décrire : Qui êtes-vous ?, célèbre série d’entretiens produite à la radio
française par André Gillois de 1949 à 1951. Nous serons amenés à distinguer un bon et
un mauvais usage de l’impertinence, selon qu’elle correspond ou non au bon usage des
deux rôles auctoriaux décrits ci-dessus.

1. La série Qui êtes-vous ? (1949-1951) : description et


contextualisation
1.1 Description

6 Animée par André Gillois et une équipe d’intervieweurs sur les ondes de la radio d’État,
la série totalise cent-deux émissions. Elle est diffusée d’abord sur la Chaîne parisienne,
dédiée au divertissement, du 12 octobre 1949 au 5 octobre 1950 (émissions 1 à 50), puis

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sur la Chaîne nationale, culturelle, d’octobre 1950 au 7 octobre 1951 (51 à 102). Les
invités ne sont pas uniquement des écrivains, mais ceux-ci forment plus de la moitié
des personnalités reçues, qui viennent toutes des arts, des lettres ou des variétés
(Goldenstein 2005). Appréciée des auditeurs comme de la presse, elle s’arrête à
l’initiative du producteur. L’émission dure habituellement une demi-heure, parfois
trois quarts d’heure. Son déroulement type et son encadrement ont évolué en passant
de la Chaîne parisienne à la Chaîne nationale.
7 Durant la première saison, l’émission est diffusée une à deux fois par semaine, le jeudi
soir à 20h50 et/ou le samedi après-midi à 14h15. Elle commence systématiquement,
après quelques mots de présentation de l’invité et pour le mettre en confiance, par cinq
minutes de réponses préparées au questionnaire dit « de Proust » 3, communiqué avant
son arrivée au studio. Elle se poursuit, sous le contrôle du meneur du jeu André Gillois,
par un entretien d’abord réglé puis à bâtons rompus avec les animateurs : Emmanuel
Berl, Maurice Clavel, Jean-Pierre Morphé, accompagnés, pour quelques émissions, de la
célèbre comédienne Madame Simone, belle-mère du directeur général de la RTF
Wladimir Porché, et pour la moitié d’entre elles d’un « docteur Martin », pseudonyme
du docteur Held, psychanalyste affilié quelques années plus tard (1954) à la Société
psychanalytique de Paris. Dans un propos ajouté au montage, Gillois conclut ensuite
l’émission en tirant quelques conclusions à partir du comportement et des réponses de
l’invité durant l’émission. Signe de son appartenance au domaine des variétés dont elle
propose une variante cultivée, Qui êtes-vous ? laisse ensuite la place à un jeu, intitulé Qui
est-ce ?, lui aussi produit par Gillois.
8 En émigrant pour sa deuxième saison sur la Chaîne nationale, l’équipe se modifie :
Gillois renforce le caractère sérieux de l’émission en faisant intervenir
systématiquement le docteur Held et en introduisant deux spécialistes de
caractérologie et de physiognomonie, Jean Guyot et Catherine Gris. L’émission
commence en général, après la présentation, par des réponses à quelques questions
préparées (en remplacement du questionnaire de Proust), suivies d’une analyse de la
personnalité de l’invité d’après les traits de son visage (Catherine Gris), à laquelle il lui
est demandé de réagir. Elle se continue par vingt-cinq minutes environ d’entretien
improvisé avec Berl, Clavel, Morphé et le « Dr Martin ». Suivent un test
caractérologique conduit et interprété par Jean Guyot et la conclusion de Gillois.
Précisons que les propos des trois spécialistes, tout en marquant le crédit accordé par
Gillois à des méthodes de connaissance de l’homme tout à fait estimables, étaient
relativisés par les trois autres interrogateurs habituels, qui ne se privaient pas de dire
leur scepticisme ou leur désaccord.
9 Trois types d’intervieweurs sont associés dans l’équipe Gillois, en plus du meneur de
jeu : le (simple) journaliste, l’écrivain, l’expert. Jean-Pierre Morphé, fils d’un assistant
de l’émission, incarne le premier. « Il avait le talent », se souvient Gillois, « de ne pas
lâcher son interlocuteur, le ramenant inlassablement à sa question quand la réponse
s’en évadait » (Gillois 1986 : 202). Berl et Clavel proposent deux incarnations très
différentes de l’écrivain journaliste : l’un a presque soixante ans, l’autre tout juste
trente. Ancien directeur (de 1932 à 1937) de l’hebdomadaire Marianne, auteur de
pamphlets qui ont fait date4, pacifiste jusqu’au pétainisme (Morlino 1990) et pour cela
tenu assez longtemps en quarantaine après la Libération, le premier est un
« véhément » « dans toute la force de l’âge », brillant « par une culture fantastique et
une mémoire d’éléphant » (Gillois 1986 : 202). Sa voix est à la fois grasse et haut

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perchée, forte mais pleine d’onctuosité, gouailleuse mais en même temps cultivée, au
fond très parisienne. C’est un interlocuteur tenace, qui cède du terrain par courtoisie,
mais a l’art aussi de poser des questions d’un air doucereux, faussement naïf. Clavel, lui,
normalien et agrégé de philosophie, est alors un jeune auteur dramatique connu (deux
prix en 1946 pour Les incendiaires), marié à l’artiste Silvia Monfort. Sa voix est celle d’un
jeune intellectuel un peu prétentieux, qui compose ses phrases en parlant, avec des
arrêts et redéparts incessants. Il est bavard et quelque peu diffus ‒ ce qui par
contrecoup explique sa manie de reformuler ses questions. Le troisième type est celui
de l’expert ès sciences humaines, incarné durant la deuxième saison par Jean Guyot
(caractérologie) et Catherine Gris (physiognomonie), mais surtout par le « docteur
Martin » (psychanalyste), qui est le seul des trois à intervenir dans l’échange et donc à
endosser le rôle d’intervieweur. Celui-ci parle assez haut, d’un ton plutôt dogmatique,
en détachant ses questions. Il semble pratiquer les concessions par diplomatie, pour
mieux revenir ensuite à ses idées. On sent, derrière le respect des grandeurs, le timbre
net des gens convaincus.
10 André Gillois décrit le principe de l’émission dans la préface au recueil d’un choix
d’émissions publié deux ans après la fin de la série 5 :
Il s’agissait, au cours d’un seul entretien, dans lequel il y avait une personne
interrogée et plusieurs interrogateurs, d’arracher à celui qui voulait bien se prêter
au jeu, non pas ce qu’il avait décidé de ne pas dire, mais au moins les souvenirs, les
idées, les goûts, les opinions, les sentiments, qu’il ne s’était pas préparé à exprimer,
que parfois il ne s’avouait pas à lui-même ou qui correspondaient à des questions
qu’il ne s’était jamais posées.
Notre but était de connaître, autrement que par son comportement habituel, ou
même que par son œuvre, ce qu’était l’être humain qui se trouvait devant nous […]
et comment il se voyait lui-même, une fois dépouillé d’un masque imposé trop
souvent par l’habitude ou par les malentendus (Gillois 1953 : 8).
11 Le cadre affiché est celui d’un divertissement : c’est « une espèce de jeu psychologique »
(Gillois 1953 : 12), mené avec intelligence, fermeté, courtoisie, culture et sérieux, sur un
invité de qualité qui a accepté de s’y prêter, à l’intention d’un assez large public. Le but
déclaré de ce « jeu » classe sans ambiguïté la série dans la catégorie de « l’interview-
confession » (Dupont et Vaume 1969).

1.2 Contextualisation

12 La série Qui êtes-vous ? est contemporaine de l’invention d’un autre type d’« interview-
confession », l’entretien-feuilleton, phénomène médiatique majeur des années
cinquante en France, dont Jean Amrouche inaugure avec Gide la première série le 10
octobre 1949 sur la Chaîne nationale, soit deux jours avant la première émission de
Gillois sur la Chaîne parisienne. Il existe entre eux une grande différence : à la
confession, l’entretien-feuilleton ajoute une vocation critique forte dont la série de
Gillois est dépourvue. Son éclosion foudroyante en 1950-1951, stimulée par le succès de
presse des entretiens Léautaud/Mallet et Claudel/Amrouche (Todd in Héron 2010 :
25-44), a peut-être joué un rôle dans la décision de Gillois d’arrêter son émission en
octobre 1951, à mi-parcours de la diffusion des entretiens avec Claudel, mais cela reste
à établir6. Il serait intéressant en tout cas de revisiter sous l’angle de l’impertinence ces
vastes corpus, aux dramaturgies très diverses, qui ont déjà fait l’objet de plusieurs
ouvrages collectifs (Héron 2000, Héron 2010) dans la suite de l’étude pionnière de
Philippe Lejeune (1980)7.

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13 Face à cette variante monstre de l’interview qu’est l’entretien-feuilleton, un des


intérêts de la série Qui êtes-vous ? est de renoncer au face à face des interlocuteurs au
profit d’un plateau d’intervieweurs qui se relaient dans l’occupation du rôle. Cette
configuration a pour premier effet de fortifier l’autorité de l’intervieweur, en
confrontant l’écrivain à l’intimidation et la coalition du nombre (mais elle peut aussi
fragiliser ce rôle, notamment quand les journalistes expriment des désaccords entre
eux).
14 La série de Gillois peut aussi être située par rapport à un autre phénomène
radiophonique de ces années d’après-guerre, moins connu, qui est la pratique de
l’interview d’écrivain fantaisiste, joueuse, exprès loufoque. Sauf erreur, on ne la trouve
pas sur les ondes des grandes chaînes nationales, ni des stations régionales, mais dans
ce lieu à la fois restreint et capital de la radio d’après-guerre qu’est le Club d’Essai,
antenne expérimentale de la radio d’État animée par le poète Jean Tardieu, implantée à
deux pas du Quartier Latin (Héron 2007). Le Club d’Essai fait vivre à travers diverses
émissions de « variétés littéraires » produites par François Billetdoux, Roland
Dubillard, Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes et d’autres, un esprit parisien, un « esprit
Saint-Germain-des-Prés » (Dumayet in Héron 2007) cultivant la légèreté, la gaieté,
l’entrain, la blague. La série d’interviews Les J... olympiques, produite par Janine Queneau
(femme de l’écrivain) et Pierre Dumayet en 1948, en relève. Le titre s’amuse de
l’importance que se donnent souvent les écrivains interviewés. Les cobayes (André
Verdet, André Frédérique, Gérard Jarlot...), la plupart très jeunes, de mèche avec les
animateurs, jouent au jeu de l’interview-confession sur un mode délibérément léger et
fantaisiste. La contrepartie de ce « tout divertissement », on le devine, est la quasi-
disparition de l’impertinence : celle-ci n’existe pas entre des partenaires non-sérieux de
bout en bout. Au contraire, si la série de Gillois vise aussi à divertir, c’est sans renoncer
au programme sérieux annoncé par son titre.
15 La série de Gillois occupe donc dans ces années d’après-guerre une place intermédiaire
entre deux extrêmes : l’entretien-feuilleton de prestige, à dominante sérieuse, de
diffusion nationale, fortement médiatisé, et l’interview pour rire du Club d’Essai, qui
cultive pour un auditoire restreint l’esprit de connivence et de réseau du milieu Saint-
Germain-des-Prés. Son intérêt pour notre propos est double : d’une part elle combine
un enjeu de divertissement et un enjeu de savoir, ce qui enrichit a priori les fonctions de
l’impertinence d’intervieweur qu’on peut y trouver. D’autre part elle met en danger
l’équilibre habituel des autorités discursives en présence, en créant une position
d’intervieweur a priori plus haute que dans les interviews en face à face, tout en
s’astreignant à respecter un monde éthique très favorable à l’interviewé, ce qui a priori
limite les mauvais usages de l’impertinence d’intervieweur.
16 Voyons plus concrètement ce qu’il en est en nous intéressant maintenant aux
territoires permis et défendus de l’impertinence, considérée sous son aspect générique,
c’est-à-dire comme convention de discours (routine) dans les émissions de Gillois. Cinq
émissions contrastées nous serviront de corpus principal. Les cinq écrivains retenus
illustrent quelques-unes des grandes logiques auctoriales de l’époque romantique (Diaz
2007), dont José-Luis Diaz, après les avoir mises en évidence, écrit dans sa conclusion
qu’elles fournissent aux écrivains du 20e siècle des scénarios imaginaires toujours
valables : paternelle (Mauriac8), énergique (Cendrars9, Léautaud10), ironique
(Queneau11), désenchantée (Soupault12).

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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2. Du côté de l’intervieweur
2.1. Ethos générique (1) : l’indiscrétion

17 Dans la série Qui êtes-vous ?, l’intervieweur peut et doit être indiscret pour amener
l’écrivain interrogé à dire qui il est : c’est un attribut de son rôle, la première et
principale forme d’impertinence qui est attendue de lui pour la bonne marche de
l’émission. L’indiscrétion est le moteur de l’interaction dans la mesure où celle-ci se
définit comme une enquête d’identité. Elle est donc thématisée au seuil de chaque
émission et à différents moment ou paliers de l’échange, par des formules du type
« Pardonnez-nous d’être indiscret », « Puisqu’il s’agit de mieux vous connaître », etc. La
question indiscrète est conforme à la logique de l’aveu à laquelle l’écrivain accepte de
coopérer en participant à l’émission. Et l’écrivain ratifie à son tour la conduite
indiscrète de l’intervieweur en thématisant son adhésion au but de l’émission : « je vais
dire une chose que je trouve peut-être bien intime, mais enfin, tant pis, puisque nous
sommes là pour ça », dit par exemple Mauriac à un moment clé de l’émission. Chaque
écrivain réagit à sa manière à une convention d’indiscrétion de l’interview dans tous les
cas connue de lui.

2.2. Ethos générique (2) : l’insistance

18 C’est la deuxième forme d’impertinence programmée et donc autorisée par le genre de


l’interview-confession. Sa finalité cognitive donne au rôle de l’intervieweur autorité
pour pousser l’écrivain à clarifier les opinions ou idées qu’il exprime ou les faits qu’il
relate, à sortir des formulations équivoques ou ambiguës, des sous-entendus.
L’interview-confession préfère la lumière crue au clair-obscur. Dans cette perspective,
l’insistance, en général perçue comme un manque de courtoisie, se trouve investie
d’une fonction maïeutique qui excuse en quelque sorte son impertinence. Et c’est là que
la coalition du nombre devient intéressante face à l’écrivain : la distribution de la
parole entre les différents intervieweurs permet de se montrer poliment insistant
(impertinent) avec l’interviewé bien plus longtemps qu’une situation de face à face.
L’émission de Gillois se donne un atout supplémentaire, en répartissant le rôle de
l’intervieweur entre plusieurs types contrastés (y compris dans les styles vocaux) : leurs
interventions dans la dynamique de l’échange et notamment dans les relances,
s’entraident, se relaient, se complètent pour obtenir de l’interviewé la précision, le
détail, l’opinion, bref la réponse qu’il ne veut pas ou ne sait pas donner d’emblée.
L’éventail des types enrichit l’ethos impertinent attendu de l’intervieweur : pour
l’écrivain interrogé, son insistance sera tantôt celle d’un pair, tantôt celle d’un expert,
tantôt celle d’un journaliste qui fait son métier. Et chacune a des atouts pour réussir.
19 L’émission avec Mauriac nous en fournit aussi un bel exemple (Héron 2003), où « la
seule confidence touchant à l’essentiel » lui est « arrachée » (Mauriac 1951) par le
spécialiste à l’issue d’une longue séquence de dialogue qui le met aux prises avec les
deux intervieweurs écrivains. Après une réponse sur le Barrès qu’il a aimé, qui est « le
Barrès de Sous l’œil des barbares, de l’Homme libre n’est-ce pas, c’est-à-dire le Barrès /
anarchique », Mauriac a lancé : « Croyez-vous que je serais si bon catholique, si je
n’étais pas anarchiste ? (petit rire saccadé) » – affirmation paradoxale (l’anarchisme
propose un modèle d’homme libre par rapport à l’institution), lancée comme une

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boutade, mais qui a quelque chose de provocant, suscitant du tac au tac une demande
de Berl : « C’est ce qu’il nous plairait que vous expliquiez ». Suit un commentaire de
Clavel sur la même ligne : « Oui il n’était pas très catholique, et il était anarchique,
Barrès ». Mauriac répond sur Barrès, Clavel le ramène peu après à son catholicisme :
« Et les rapports entre votre anarchisme et le catholicisme, s’ils se peuvent expliquer
ici… » Les réponses de Mauriac deviennent à la fois plus hésitantes et plus longues,
circonspectes, face à des questionneurs qui le laissent aller à chaque fois au bout de son
tour de parole. Signe du malaise de l’écrivain, sa première réponse a l’allure d’une
rétractation :
Clavel – Et les rapports entre votre anarchisme et le catholicisme, s’ils se peuvent
expliquer ici…
Mauriac – (inspiration) N’est-ce pas le / le le / je veux dire que / il faudrait savoir ce
que vous appelez par anarchie, mais je veux dire que, pour moi, le christianisme /
n’est-ce pas le christianisme, c’est ce qui donne un sens / à la vie, n’est-ce pas,
donne / donne si vous voulez, une explication / enfin est une réponse, si vous
voulez, à l’absurde. Alors c’est dans cette mesure que je ne suis pas anarchiste.
20 Mauriac bredouille quelque peu, se défend d’être un nihiliste, comme si sa réflexion de
départ pouvait inclure une telle virtualité de sens. Clavel doit le faire revenir au sens
« barrésien » d’homme libre par rapport à l’institution, en lui opposant cette fois le
modèle prophétique incarné par Bernanos : « Pourquoi avez-vous / pourquoi la
position de François Mauriac n’est pas plus voisine, je n’dis pas de celle de Léon Bloy,
mais de celle de Georges Bernanos ? Pourquoi évite-t-il quelquefois / de secouer les
iniquités au sein même de son corps ? » L’insistance s’avère payante : la question
touche visiblement au cœur d’un débat intime de l’écrivain, qui se met à coopérer
sérieusement et sincèrement : « Oui. Oui alors là, vous posez une question très
intéressante, n’est-ce pas. Et le / le défaut d’ailleurs, de cette conversation, c’est que /
on voudrait pouvoir vous dire / Laissez-moi le temps d’réfléchir deux ou trois minutes
parce que tout de même / parce que tout de même […] ». L’insistance sort l’écrivain de
sa propre routine de pensée : répondre vite ne suffit pas ici, il a besoin de réfléchir.
21 Cependant son explication peut sembler un peu courte (« c’est le respect du / du sacré,
enfin, incarné dans l’Église, qui me retient »). C’est le moment que choisit le spécialiste
pour entrer en scène, d’une manière qui va pousser Mauriac, à son corps défendant
(« je vais dire une chose que je trouve peut-être bien intime, mais enfin, tant pis,
puisque nous sommes là pour ça »), à livrer le fond de sa pensée : sans avoir « jamais été
considéré dans l’Église / comme quelqu’un de tout repos, au contraire ! », il est « tenu à
beaucoup plus de prudence » qu’un Bernanos ou un Bloy, parce que c’est la qualité de
leur foi, « extraordinaire », « admirable », qui leur permettaient de se « déchaîner »
dans l’Église, alors que « la [s]ienne est d’une bien moins bonne qualité, vous
comprenez, bien moins bonne qualité ». L’aveu décisif suit donc l’intervention du
docteur, qui réussit là où les autres ont seulement fait progresser l’échange.
22 Or cette réussite ne tient pas à la sagacité de l’intervenant, mais plutôt à son caractère
intempestif, à l’ethos propre de l’interlocuteur tel que Mauriac le perçoit. Celui-ci se
montre en fait prodigieusement agacé par l’interprétation de sa posture non
prophétique (bernanosienne) que se permet de faire le psychanalyste : il trouverait
inconsciemment, dans son attachement certes turbulent à l’Église, « une position / qui
calme / et / qui est un remède à certaines formes d’angoisse », et dans « l’édifice de la
foi » « une cotte de protection à l’intérieur de laquelle on se trouve bien tranquille,
calmé comme, étant petit, vous auriez été calmé dans une chambre, tout seul, en tête à

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tête avec vous-même ». Dans notre perspective, on notera qu’après l’insistance des
pairs (Berl, Clavel), celle du spécialiste, en provoquant l’irritation de l’écrivain, a
permis de le faire aller au bout de la logique de l’aveu programmée par l’émission.

2.3. Anti-ethos générique (1) : l’impolitesse

23 Il y a des usages à respecter dans le maniement de la question indiscrète, dans la


mesure où elle-même obéit à une règle supérieure, érigée par Gillois en code de
conduite des animateurs, qui est la politesse : « […] si nous pratiquions une méthode
quelque peu policière en ce que nous cherchions à obtenir des aveux, nous n’avons
jamais poussé l’indiscrétion trop loin, ni abandonné la courtoisie sans laquelle ces
entretiens eussent été insupportables » (Gillois 1953 : 11). Le journaliste doit donc être à
la fois indiscret et poli. La politesse exclut toute forme d’atteinte directe à la face de
l’écrivain (moquerie, raillerie, persiflage, insolence, insulte, etc.), mais aussi au bon
usage, si l’on peut dire, de l’indiscrétion. En effet, celle-ci a ses moments : au début, lors
de la mise en train de l’émission, puis jusqu’à la séquence pivotale que Gillois appelle «
le moment de la sincérité », celui où l’écrivain « se livr[e] aussi complètement qu’il le
p[eut] » (Gillois 1953 : 10-11). C’est le moment clé de la négociation entre les
interlocuteurs, après lequel, ajoute-t-il, la lassitude s’installe de part et d’autre. La
dernière partie de l’émission est donc peu propice à un usage éthique de l’indiscrétion.
La courbe de l’entretien détermine ainsi le territoire de l’indiscrétion licite.
24 Cependant les journalistes n’échappent pas à la tentation de profiter de temps en temps
de la tendance de l’écrivain à baisser la garde après le moment du ou des aveux décisifs,
pour chercher à obtenir encore un peu plus de lui. La fin de l’émission avec Mauriac en
donne un bon exemple :
Gillois – Avant de vous libérer, mon cher Maître, je voudrais encore vous poser une
question, parce que nous sommes plusieurs depuis un long moment à vous
interroger sur vous-même, mais c’est une forme d’interrogatoire auquel / à laquelle
vous avez souvent procédé vous-même, sans doute. Alors, vous vous connaissez
certainement beaucoup mieux que nous. Est-ce que je puis vous demander que /
quel est, à votre avis, votre défaut essentiel ?
Mauriac – Oh Monsieur !… (Rires) Que c’est difficile de répondre ! que c’est difficile
de répondre. Je vais vous dire pourquoi : parce que j’ai beaucoup d’défauts. Et quel
est le / je pourrais dire quel est celui que j’aime le moins.
Gillois – C’est ça, celui que vous regrettez le plus…
Mauriac – Je suis rancunier. Je suis rancunier. Je suis de ces chrétiens qui n’oublient
rien !
25 Gillois, au moment où l’entretien semble terminé, pose à Mauriac une dernière
question, qui le prend par surprise, et sonne du coup comme inconvenante à ce stade
de l’entretien, d’où son exclamation et le petit silence qui la suit (« Oh Monsieur !… »).
Trop policé, l’écrivain ne veut pas refuser de répondre, mais il cherche à éluder (« Que
c’est difficile de répondre ! » etc.), avant de négocier sa réponse (« Je pourrais dire quel
est celui que j’aime le moins »). L’intention de Gillois était bien de piéger l’écrivain en
se permettant sans en avoir l’air une infraction à la règle majeure de politesse : la
question est annoncée avec précaution avant d’être énoncée, créant une attente ; une
demande de permission (« Est-ce que je puis vous demander ») veut donner aussi
l’impression que le cadre de politesse est respecté. Cependant l’hésitation de
formulation et sa modalisation à la fin du tour de parole (« que / quel est, à votre avis »)
suggèrent la petite gêne de l’intervieweur, qui se sait en faute. Posée au début, la

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question aurait eu une valeur très différente : elle fait partie du « questionnaire de
Proust », bien connu des écrivains et de l’équipe de l’émission qui l’utilise, comme on l’a
vu, durant la première saison. C’est donc une question topique, relevant du répertoire
des questions auxquelles un écrivain est confronté au fil de sa carrière. Mais en
arrivant par surprise en fin d’émission, elle perd ce statut routinier qui protège
l’indiscrétion de l’intervieweur de l’inconvenance ; elle ne relève plus aussi fortement
de l’ethos générique de l’émission. C’est sans doute la raison pour laquelle elle doit ici
être assumée au plus haut niveau, par le meneur de jeu lui-même, qui semble être le
seul à pouvoir assumer l’infraction par rapport à la règle de politesse imposée. La
question-surprise de la fin de l’émission s’inscrit dans une logique qui n’est plus celle
de l’enquête, mais du coup de théâtre. L’infraction est donc aussi révélatrice d’une
instabilité liée à la formule d’émission choisie, qui veut concilier l’instruction et le
plaisir du public, sa culture et son divertissement.

2.4. Anti-ethos générique (2) : le non-respect du public

26 Une autre limite à respecter est celle des opinions du grand public auquel s’adresse
l’émission13. La présentation de l’intervieweur comme représentant du public est un
lieu commun du discours journalistique sur le rôle, qui légitime une partie de son
autorité discursive14. Quelles que soient les opinions et convictions personnelles des
questionneurs, quel que soit leur itinéraire passé et présent, quelle que soit aussi
l’image attachée au type qu’ils incarnent dans l’émission Qui êtes-vous ? (écrivain,
spécialiste, journaliste), chacun d’eux est donc aussi tenu de faire figure comme
représentant de ce grand public qui les écoute et qui donne à la dynamique dialogale sa
profondeur dialogique. La notion de grand public est un peu floue certes ; elle renvoie à
l’idée du plus grand nombre et s’oppose à l’idée de publics restreints ou spécialisés. La
culture du grand public, c’est la « culture moyenne, majoritaire, générale, en tout cas
celle qui est la plus nombreuse dans nos sociétés, celle à laquelle chacun appartient de
toute façon, même s’il adhère par ailleurs à une autre forme culturelle 15 ». Pour le
meilleur et pour le pire, cette culture moyenne est souvent considérée comme
conformiste dans la mesure où elle est conforme aux idées du plus grand nombre. Au
contraire, on le sait, un écrivain n’est pas un bon représentant de la doxa, des idées
communes, des conformismes d’une époque ; c’est même en quelque sorte un
spécialiste de l’anti-doxa (Martin 2011). Il est donc toujours risqué d’inviter un écrivain
à dévoiler le fond de ses pensées, goûts, mœurs et opinions dans une émission grand
public. Endosser le rôle de représentant du public représente donc un défi particulier
quand l’intervieweur « représentant du public » est lui-même écrivain (Berl, Clavel), ou
expert en psychologie (docteur Martin) : le défi est de marquer une adhésion aux
impertinence de l’écrivain plutôt qu’à la doxa des auditeurs.
27 La posture de Léautaud dans l’émission qui lui est consacrée fournit ici un cas d’école.
Léautaud se définit lui-même comme « un “aristocrate par l’esprit”, qui n’a jamais
pensé écrire pour un autre lectorat que celui d’une poignée d’hommes de lettres, qui
méprise la foule, ne s’adresse pas et ne s’adressera jamais au grand public » (Denavarre
2010 : 81). Venant pour la première fois, pour son passage chez Gillois, au micro d’une
émission grand public, il assume un personnage d’original, de cynique, de misanthrope
que Robert Mallet, lors de leurs entretiens-feuilletons diffusés de décembre 1950 à
juillet 1951, lui fera atténuer pour ne pas trop heurter ce grand public qu’il prend à
rebrousse-poil avec un malin plaisir (ibid.). Dans Qui êtes-vous ?, ses réponses bousculent

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en effet la doxa, les idées de sens commun, sur la famille, la conscience morale,
l’attachement à ceux qu’on aime, la solidarité humaine, l’amitié… « Grâce à Dieu je suis
célibataire et sans enfants. Le mot de famille n’a pas de sens pour moi » ; « Je trouve
très beau de n’avoir aucune conscience ; je trouve qu’il y a là une libération » ; « Devant
ma porte, dans la rue Raynouard, je verrais un individu en assassiner un autre, ça ne me
regarde pas, je rentrerais chez moi. C’est de l’indifférence. Ce n’est pas de l’égoïsme. Je
ne suis pas chargé de l’ordre de la société » ; « Mes amis sont plus mes amis que je ne
suis leur ami... J’ai une sale nature » (Gillois 1953 : 13-24).
28 Dans la conclusion ajoutée au montage, André Gillois anticipe sur le petit scandale
possible de l’émission, en jouant son rôle de représentant du public, c’est-à-dire au fond
de représentant du politically correct de l’époque : « J’imagine que de nombreux
auditeurs auront été choqués de l’entendre s’exprimer avec une aussi complète liberté
d’esprit, mais je suis heureux d’avoir eu cette occasion unique de faire connaître à ceux
qui l’ignoraient encore l’existence de ce grand écrivain et de ce personnage
extraordinaire » (Gillois 1953 : 24).

3. Du côté de l’interviewé
3.1. Ethos générique (1) : le naturel

29 La politesse, qui met des limites à l’indiscrétion de l’intervieweur, représente en


revanche un danger pour l’écrivain, qui est de l’empêcher de manifester sa
personnalité propre. Car s’il est invité dans cette émission, c’est qu’il est une
personnalité (une vedette), c’est-à-dire un individu sorti du rang. Or une personnalité a
forcément de la personnalité, quelque chose qui la distingue et lui a permis d’avoir la
notoriété qui est la sienne. La scène générique de l’interview-confession traduit cette
idée de notoriété en rôle à tenir pour l’écrivain : montrer qui il est, et pour les
journalistes : laisser l’écrivain exister. L’ethos attendu de l’écrivain est donc celui d’un
homme civil sans doute, mais surtout naturel, à l’aise, décontracté, tel qu’en lui-même,
parlant avec assurance et liberté de ton, et capable de s’affranchir même des règles de
civilité qui s’appliquent à ses interlocuteurs si elles sont des entraves à la libre
expression de son individualité. Dès lors, beaucoup lui est permis : pas l’insulte, certes,
mais au moins le persiflage, la raillerie, l’insolence jusqu’à un certain point, bref une
certaine franchise de ton qui relève habituellement du manque de savoir-vivre et que le
naturel du personnage (sa posture en réalité) justifie et même exige.
30 Il n’est donc pas étonnant de voir Gillois laisser certains écrivains prendre plus ou
moins ostensiblement la main de l’entretien, imposer leur ascendant sur l’équipe et
faire un peu ceux qu’ils veulent, comme un Léautaud, un Queneau ou un Cendrars, bien
disposé quant à lui, après avoir répondu sans détour au questionnaire de Proust, à faire
front. La politesse a pour lui moins d’intérêt que la franchise à laquelle il est invité, et il
ne se prive pas de laisser entendre ou de dire ce qu’il pense du caractère pédant,
incompréhensible ou phraseur de certaines questions, par exemple dans cet échange du
début : « Gillois ‒ L’élimination d’un adversaire vous paraît-elle une opération
nécessaire, ou vous procure-t-elle un plaisir ? ‒ Je ne comprends pas votre question.
Cela ne m’intéresse pas ». Plus loin, il trouve obscure une analyse du Dr Martin sur sa
prétendue « dualité » et retoque sa question sans ménagement : « Quelle dualité ? Je
n’ai pas compris ». Fidèle à son image d’écrivain dur à cuire, bourlingueur et bagarreur

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que les règles de vie en société ne retiennent jamais d’exprimer sans fard ses idées et
opinions (Touret in Héron 2010), il prend plaisir tout au long de l’émission à « se
chamailler » avec ses intervieweurs qui veulent lui faire avouer quelque bonne vérité
sur lui-même : « Moi, je ne parle pas de vérité, je parle de mensonge. Je suis en train de
me chamailler avec vous tous quand je parle du mensonge. Vous voulez absolument que
cela devienne vérité. Ce n’est pas une vérité. […] Tout est mensonge ». Il répond quand
il comprend, sans détours et parfois longuement, il s’étend même volontiers sur
quelques anecdotes, voire en invente. Mais tout cela selon son bon plaisir, sans jamais
se laisser forcer la main.

3.2. Ethos générique (2) : le spectacle

31 Si l’émission affiche un but sérieux de confession de l’écrivain, elle obéit aussi en tant
qu’émission de divertissement à un autre but, qui est de faire passer un bon moment à
l’auditoire. Dans cette perspective, l’alibi sérieux de l’interview ne suffit pas : pour
plaire, celle-ci doit aussi proposer un spectacle, auquel l’écrivain est convié à collaborer
en produisant lui aussi, par sa conduite discursive, du spectacle. Le paradoxe de
l’émission est donc de demander simultanément à l’écrivain de tomber le masque et de
jouer un personnage, au sens populaire du mot (« quel personnage ! »). La double
finalité du genre (instruire, plaire) impose à l’écrivain de mettre un peu de piment dans
ce jeu de la confession : le manque de relief, de couleur, d’impertinence, le style
sérieux, ennuient vite. C’est pourquoi, à tout prendre, le personnage de Léautaud, avec
tout son côté Alceste, plaît beaucoup à l’équipe de l’émission : voilà un succès de
spectacle sans danger, à condition de désolidariser l’équipe des idées inconvenantes
exprimées par l’écrivain, comme Gillois prend la précaution de le faire en fin
d’émission. L’impertinence majuscule d’un Léautaud fait de lui un « type », un
interviewé hors-norme auquel on peut tout passer en mettant sa « franchise » sur le
compte de son excentricité. Léautaud le cynique, Léautaud le misanthrope, fait un
succès, parce qu’avec lui on sort du feutré, du ronron, on a affaire à un grand format.
D’une certaine façon, on peut voir en lui un modèle du type de spectacle demandé aux
écrivains interviewés : c’est ce que suggère le placement du texte de l’émission en
ouverture du recueil de 1953, en infraction à l’ordre chronologique de diffusion
globalement respecté ailleurs16.
32 Une bonne émission a donc deux ingrédients : des aveux et du spectacle, et le bon
fonctionnement du genre suppose que l’écrivain interviewé produise une image de lui
conforme à ces deux attentes. Philippe Soupault est ici un parfait contre-exemple de cet
ethos générique. Excessivement courtois, aimable, agréable, il se montre aussi docile et
même complaisant à parler, à se raconter, que conciliant avec ses interlocuteurs.
Benjamin Goldenstein (2005) note qu’il est le seul à ne pas contester l’analyse de son
visage proposée par Catherine Gris en début d’émission. La voix est amène, pleine de
bonne volonté. Au jeu du dévoilement, Soupault tend lui-même la perche au meneur,
qui naturellement la saisit. C’est pour embrayer sur l’image publique laissée par le
poète après sa disparition de l’actualité littéraire au cours des années trente,
disparition fortement thématisée par Gillois dès l’ouverture de l’émission et que la
publication récente d’un recueil de poésie intitulé Chansons essaie de rompre 17 :
– Je voudrais commencer par une question euh…. qui concerne… votre première
manifestation publique Philippe Soupault / puisque vous avez été un des fondateurs
du mouvement surréaliste, et un des signataires du fameux Manifeste – je n’viens

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pas vous en demander l’historique je voudrais seulement vous poser la question /


de savoir si aujourd’hui vous le signeriez encore ?
– Ah sans aucun doute. Parce que pour moi le surréalisme / a été une libération et
que je peux dire que jamais je ne regretterai d’avoir été libéré et d’être libre. Par
conséquent je signerais des deux mains si je puis dire, selon l’expression consacrée.
33 Gillois tend à Soupault l’image qui fait son sacre (« un des fondateurs du mouvement
surréaliste, et un des signataires du fameux Manifeste »), en lui demandant en quelque
sorte de la remplir à nouveau. Or le comportement de bout en bout affable et gentil du
poète ne colle ni avec la posture collective manifestaire et même violente ‒ notamment
dans sa phase Dada ‒ des fondateurs du surréalisme, ni avec les stéréotypes culturels
entretenus par les médias autour du mouvement surréaliste des années vingt. Faute de
« personnage » surréaliste, la dynamique de l’interview tourne donc à vide : les
intervieweurs ont du mal, non seulement à se montrer impertinents face à un poète si
aimable, si volontaire pour répondre à toutes leurs questions, mais à lui faire jouer dans
l’énonciation le révolté qu’il a été, qu’il affirme être toujours et qu’il évoque dans ses
propos. Le dire l’emporte ici nettement sur le dit. L’ethos effectif contredit à la fois son
image publique, certes ancienne, et l’ethos plus spectaculaire que la finalité récréative
du genre demande de lui.

3.3. Anti-ethos générique (1) : le refus de jeu

34 Une limite au naturel de l’écrivain est donnée par le fonctionnement même du jeu :
pour exister face à ces interlocuteurs, il peut donner libre cours à son ego, mais c’est à
la condition qu’il coopère au jeu des questions-réponses. L’impertinence impossible,
c’est celle qui empêche l’émission de remplir sa double fonction de confession et de
spectacle : l’écrivain peut être impertinent à peu près tant qu’il veut, sauf si c’est pour
remettre en cause le principe de coopération qu’il a tacitement accepté de respecter.
Qui êtes-vous ? donne de nombreux exemples d’agacements d’écrivain, de mouvements
d’humeur, de fins de non-recevoir plus ou moins polies, de petits incidents ou
dérapages. C’est ici semble-t-il une question de quantité : le refus de répondre à
quelques questions n’est pas problématique. En revanche, une attitude d’obstruction ou
de mauvaise grâce systématique met l’interview en difficulté, comme on le voit avec
Queneau.
35 Queneau se livre dans le dialogue avec ses intervieweurs à véritable jeu de dérobades
qui à la longue grippe tout l’entretien : le dialogue n’arrête pas de tourner court, d’être
péniblement relancé avant de retomber en panne ; il ne va nulle part. Le jeu n’est pas
sans charme au début pour l’équipe, comme dans cette séquence :
‒ Est-ce que vous aimez votre métier ?
‒ Ah oui… oui… Lequel ?
‒ … Votre métier littéraire.
‒ Ah le métier littéraire… oui enfin c’est… (voix qui baisse, marmonne presque)… c’est
décevant mais enfin, j’l’aime.
‒ En quoi est-ce décevant ?
‒ … Enfin… c’est un peu futile quand même.
‒ … Ah mais alors est-ce que vous cherchez autre chose que cette futilité ?
‒ Oui, bien sûr (sourire)
‒ Mais quoi ? (un peu aboyé)
‒ … que ce soit moins futile ! (voix qui monte puis rire de Queneau)
‒ Mais bien sûr ! (rire de tous)
‒ Mais évidemment ! (rire)

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36 Assez vite cependant, on sent que l’équipe piaffe, s’agace : l’écrivain les « promène »,
comme dans cette autre séquence :
‒ Vous nous dites que ce que vous faites est futile… Qu’est ce que vous considérez
qui n’est pas futile ?
Queneau ‒ Boh… pas grand-chose…
‒ Mais alors par rapport à quoi est-ce que c’est futile ?
‒ Hein, par rapport à sa propre futilité bien sûr… (‒ J’comprends mal…) C’est c’qu’on
appelle un cercle vicieux…
37 Gillois intervient : « Vous remarquez l’extrême répugnance que vous avez à faire une
réponse précise (voix claire, un peu pédagogue, ton de reproche). Dans votre façon de
répondre à nos questions, vous avez l’air d’un escrimeur qui rompt à chaque instant. »
Queneau n’en continue pas moins, obligeant les interrogateurs tantôt optimistes tantôt
fatalistes à imaginer une nouvelle question, un nouveau biais pour essayer de pénétrer
la carapace. Le résultat est la production d’un grand nombre de séquences d’une
insipide banalité (aime-t-il le théâtre, le cinéma, le cirque, la lecture du journal, le
spectacle de la rue, etc.), supprimées dans le recueil de 1953 (le texte de l’émission avec
Queneau est un des plus revus). Le reste ressemble à un jeu de cache-cache, à
l’exception d’un ou deux passages.

3.4. Anti-ethos générique (2) : l’infidélité à la posture

38 Il est une autre forme d’impertinence que l’interview-confession à la Gillois au fond


désapprouve : c’est l’impertinence de l’écrivain vis-à-vis de lui-même, de la posture
qu’il se donne, de la scénographie littéraire qu’il développe pour se donner une position
dans le jeu littéraire et que les médias répercutent plus ou moins, non sans la déformer,
la critiquer ou lui opposer des images moins favorables. Car l’interview reste un
divertissement poli, fondamentalement réglé par le respect de l’écrivain : pour Gillois il
vaut donc mieux faire une émission moyenne ou médiocre que mettre l’écrivain en
mauvaise posture en le poussant à lever le masque au-delà du raisonnable, ou à changer
de masque et à forcer sa posture pour satisfaire le besoin de spectacle que demande
aussi le genre. Mieux vaut moins de spectacle et moins de sincérité qu’une infidélité de
l’écrivain aux convictions qui justifient ses choix de posture : ce serait inconvenant.
39 Dans cette perspective, il y a des ratages qui sont des réussites, comme le montre
l’exemple de Soupault. Les intervieweurs renvoient d’emblée le poète à sa posture
initiale, celle qui a donné naissance à son image publique et qui propose aussi une
possibilité de personnage intéressante. Lui, au contraire, assume dans l’interaction de
l’interview une autre posture, décevante au regard de cette attente, mais qui est en fait
la sienne depuis la guerre : celle d’un fantôme du surréalisme, pour reprendre le titre
évocateur du livre qu’il publie en France à son retour des États-Unis (Le journal d’un
fantôme, 1946). Ou plus exactement, il négocie différemment une même posture du raté,
qui est la sienne depuis le début, dans la filiation de Rimbaud et de Lautréamont : « Je
crois aux ratés, aux vrais. Les deux poètes que j’admire le plus, Isidore Ducasse et
Arthur Rimbaud, furent des ratés intégraux. Je sais que ce n’est pas facile d’être un raté,
je sais que le succès est enivrant. [...] Mais je hais le succès. [...] je crois qu’il faut être
délibérément un raté » (Soupault [1953] 1973 : 377-378). Cette posture, il l’a d’abord
négociée sur le mode du révolté, jusqu’à son exclusion du mouvement surréaliste en
1926 ; depuis les années trente et plus encore après la guerre, il la gère autrement, sur
le mode désenchanté du fantôme, habillé dans une civilité de manières qui le fait passer

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inaperçu. Ainsi, l’extrême politesse ou complaisance de Soupault à répondre à ses


questionneurs n’est pas la marque d’un abandon de poste : celui-ci consisterait au
contraire à vouloir briller, à jouer un personnage de révolté pour avoir son petit succès,
au lieu de rester fidèle à la nouvelle posture, difficile en effet, par laquelle il veut
apparaître comme un raté. Ce que les intervieweurs respectent en demeurant avec lui
d’une égale courtoisie jusqu’à la fin, sans marquer leur impatience d’une telle absence
de relief.

Conclusion
40 Tous les genres de l’interview d’écrivain, qu’ils soient écrits, oraux ou télévisuels,
dépendent d’une même scène générique structurant l’interview autour des mêmes
rôles : l’intervieweur, l’interviewé, le média et le destinataire, incarnés chacun par un
nombre variable d’acteurs réels. Parmi ces rôles, deux sont dotés d’une autorité
discursive spécifique, liée à leur fonction : l’intervieweur et l’interviewé. La coopération
des interlocuteurs à ce contrat est loin d’être simple, non seulement parce que chacun
d’eux peut investir l’échange d’enjeux divergents, mais parce que l’autorité dont ils se
trouvent de fait investis brouille la répartition des positions dans la dynamique de
l’interaction. Dans cette dynamique, l’impertinence, dans le double sens indiqué par
Littré, joue des rôles multiples, certains routiniers, d’autres non, qui diffèrent selon les
rôles et les fonctions assignées à l’interview. La description de la série Qui êtes-vous ?
(1949-1951), combinant un but cognitif et un but récréatif, permet de tracer pour cette
série les contours de l’impertinence admise et de l’impertinence défendue des deux
côtés du micro. L’indiscrétion, l’insistance, sont des cartes à jouer par l’intervieweur,
dans les limites de la politesse ; le naturel et le spectacle celles de l’interviewé, dans le
respect cependant par l’écrivain de sa propre posture. Dans la fonction du premier,
l’impertinence fatale du journaliste est de ne pas respecter la doxa du public, dont il est
le représentant, quel que soit le type propre qu’il joue de surcroît (écrivain,
spécialiste...). Dans la fonction du second, elle est de refuser le jeu proposé. Pour
remplir le contrat de communication commun, chacun des interlocuteurs a donc le
devoir de pratiquer certaines formes d’impertinence et d’en éviter d’autres. Léautaud, à
l’aise dans son personnage de misanthrope, peut en rajouter dans la franchise au-delà
des convenances, tandis que Soupault, sans cesse renvoyé à son surréalisme révolté des
années vingt, désoriente en manifestant la plus gentille bonne volonté à collaborer à
toutes les questions. Tout est donc une question de dosage, de réglage, d’ajustement.
Les partenaires doivent ici avoir l’instinct de la situation. Les quelques règles
d’impertinence dégagées dessinent un programme d’interview dont chaque émission
doit donner une illustration différente, puisque, si l’équipe demeure à peu près stable,
les écrivains changent à chaque fois ainsi que leur posture dans le jeu littéraire et
médiatique.

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BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Par posture nous entendrons ici l’image publique que veut se donner un écrivain par sa
manière d’occuper une position dans le jeu littéraire. Jérôme Meizoz donne à la notion un sens
théorique plus large : « présentation de soi d’un écrivain, tant dans sa gestion du discours que
dans ses conduites littéraires publiques », telle qu’elle est « co-construite, à la fois dans le texte et
hors de lui, par l’écrivain, les divers médiateurs qui la donnent à lire (journalistes, critiques,
biographes, etc.) et les publics » (Meizoz 2011). La notion est proche en ce sens de celle d’ethos
telle que redéfinie après Dominique Maingueneau en analyse du discours, à savoir l’image d’un
écrivain telle que la construit son destinataire à partir de sa manière de se présenter (incluant le
ton, les mimiques, les gestes, le vêtement) (Maingueneau 2004, Amossy 2010). La distinction
paraît aujourd’hui problématique (Dhondt et Vanacker 2013), la principale différence étant
surtout que « l’ethos s’origine sur le versant discursif, alors que la posture naît d’une sociologie
des conduites » (Meizoz 2011). Dans cet article, nous employons ethos dans le sens de l’AD et
posture dans le sens restreint précisé ci-dessus.
2. Nous laissons délibérément de côté les autres médias : chaque médium, en effet, introduit
dans la dynamique de l’échange des spécificités communicationnelles dont la prise en compte
n’est pas possible dans les limites d’un article. L’interview d’un écrivain publiée dans un journal
ou une revue, par exemple, n’a formellement pas grand-chose à voir avec l’interview d’un
écrivain à la radio. Les études sur la naissance de l’interview de presse écrite en font d’ailleurs un
cas particulier du reportage, preuve que l’on a affaire à deux régimes discursifs très différents
(Lavaud et Thérenty 2006). Cf. aussi notre étude sur les entretiens de Frédéric Lefèvre, qui
compare les formes de l’interview dans la série « Une heure avec… » publiée dans Les Nouvelles
littéraires de 1922 à 1938 et dans son doublon radiophonique « Un quart d’heure avec… », diffusé
sur Radio-Paris de 1930 à 1940 (Héron 2006).
3. À l’origine un jeu-test de personnalité anglais datant du milieu du 19e siècle.
4. Mort de la pensée bourgeoise en 1929, Mort de la morale bourgeoise en 1930, Frères bourgeois mourez-
vous ? Ding, ding, ding, dong… en 1938. Veine retrouvée en 1947 avec De l’innocence.
5. L’acte éditorial du recueil mériterait une étude à part entière. Signalons seulement ici que le
texte édité des émissions, le texte sténographié conservé au Bureau des manuscrits de Radio

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France et les enregistrements conservés à l’Ina représentent trois états différents. Dans cet
article, nous revenons autant que possible à la source.
6. Plusieurs écrivains, comme Léautaud ou Mauriac (v. Mauriac 1951), ont pu considérer le
passage chez Gillois comme un premier tour de piste avant le grand jeu, l’un avec Mallet, l’autre
avec Amrouche.
7. Si la visée sérieuse y semble prédominante et le « sacre » de l’écrivain globalement mieux
respecté, l’impertinence y est aussi admise comme convention discursive de l’interview-
confession. Elle peut même en devenir une des caractéristiques dominantes, comme on le voit
dans les entretiens Léautaud/Mallet, scénographiés à la manière d’un impromptu théâtral
(Denavarre in Héron 2010) ; ce que la série de Gillois ne se permet jamais.
8. Chaîne nationale, dimanche 7 janvier 1951, 20h30-21h15.
9. Chaîne parisienne, 7 janvier 1950.
10. Chaîne parisienne, 24 décembre 1949.
11. Chaîne parisienne, 26 novembre 1949.
12. Chaîne nationale, 3 décembre 1950 (archive sonore incomplète).
13. Le passage de l’émission sur la chaîne culturelle en deuxième saison ne s’explique pas par
une baisse d’audience, mais sans doute par la politique du directeur général des programmes
artistiques de la radio d’État, le poète Paul Gilson, désireux d’ouvrir la Chaîne nationale à des
émissions de variétés de qualité. Un positionnement qui n’est pas sans incidence sur l’émission,
dont, on l’a dit, le profil sérieux s’accentue alors.
14. Elle conduit le journaliste à se soucier de poser les questions que le public aimerait poser ou
voir poser, et de jouer vis-à-vis de l’écrivain interrogé un rôle valorisant pour l’auditoire dont il
est solidaire.
15. D. Wolton, article en ligne : http ://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article62. L’article analyse
le passage au cours du 20e siècle, en France au moins, d’une opposition entre deux cultures,
d’élite et populaire, à la coexistence de quatre cultures : d’élite, grand public, populaire et
particularisante (minorités ethniques ou religieuses...).
16. Conséquence aussi sans doute du succès phénoménal de ses entretiens ultérieurs avec Robert
Mallet (v. Denavarre 2010 : 73-87).
17. « Philippe Soupault vient de rentrer à la fois d’un grand voyage et d’une longue absence. Le
voyage le ramène d’Orient et de l’absence de la poésie. Il vient en effet de publier après des
années de silence poétique mais non de création, un recueil de cent-quarante poèmes intitulé
Chansons, […] »

RÉSUMÉS
Dès sa naissance à la fin du 19e siècle, l'interview d'écrivain fait de l'impertinence un élément clé
de ses interactions. L’article en explore les formes et les fonctions dans la série Qui êtes-vous ?
produite de 1949 à 1941 sur deux chaînes de la radio d’État française. Il s’agit d’analyser les
configurations de l'impertinence dans la programmation de l’ethos des partenaires de l'interview.
L’article distingue et décrit pour chacun d’eux des usages routiniers : l’indiscrétion et l’insistance
d’un côté, dans les limites de la politesse ; le naturel et le spectacle de l’autre, dans le respect
cependant par l’écrivain de sa propre posture. Il en décrit aussi des usages inadmissibles :

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l’impertinence contre la doxa du public, pour le journaliste ; l’impertinence contre le principe des
questions-réponses pour l’écrivain interviewé.

Since its birth in the late nineteenth century, impertinence plays a key role in the literary
interview’s interactions. The article explores its forms and functions in the series Qui êtes-vous ?
produced on French National Radio from 1949 to 1951. The aim is to analyze the aspects of
impertinence in the generation of the interview’s partners’ ethos. For each of them, the article
distinguishes and describes various usages: indiscretion and insistence on the part of the
interviewer, but within the boundaries of politeness; naturalness and showiness on the part of
the interviewee, provided the writer respect his own posture. It also describes unacceptable uses
of impertinence: impertinence against public opinion, for the interviewer; impertinence against
the principle of questions and answers, for the writer interviewed.

INDEX
Keywords : generic ethos, impertinence, interview, posture, writer
Mots-clés : écrivain, ethos générique, impertinence, interview, posture

AUTEUR
PIERRE-MARIE HÉRON
Université Paul Valéry - Montpellier 3, Institut Universitaire de France

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Le « Divin Dali » du visuel au verbal :


autoportrait et interaction dans le
livre-entretien
The “Divine Dali”: from the Visual to the Verbal. Self-portrait and Interaction in
the Book of Interviews

Ruth Amossy

NOTE DE L’ÉDITEUR
On reprend ici, avec l’aimable autorisation des éditions Transcript, un article publié
dans Maurer Queipo, Isabel & Nanette Rissler-Pipka (éds), Dalís Medienspiele. Falsche
Fährten und paranoische Selbstinszenierungen in den Künsten, Bielefeld 2007, pp. 77-93.

1 Salvador Dalí n’a cessé de se mettre en scène tout au long d’une carrière ponctuée de
scandales. Cet exhibitionnisme effréné de la part d’un artiste surnommé par Breton
Avida Dollars n’a guère été pris au sérieux : les commentateurs, comme le grand public,
n’y ont vu qu’une démonstration d’excentricité due à la folie réelle du peintre ou à son
sens aigu de la promotion commerciale. Si l’on examine dans leur ensemble tous ses
autoportraits visuels et verbaux, on s’aperçoit cependant qu’ils font partie d’un projet
artistique soigneusement orchestré. De l’autoportrait pictural aux photographies, des
apparitions télévisées aux entretiens écrits et aux textes autobiographiques les plus
divers, Dalí poursuit une même entreprise et se réclame d’une même esthétique. C’est
dire que chez lui, la tentative d’intégrer l’image de sa personne dans l’espace
paranoïaque-critique de l’œuvre s’exprime dans tous les médias en passant
incessamment du visuel au discursif1.
2 La gageure consistera ici à examiner comme une œuvre paranoïaque-critique de Dalí un
livre-entretien quelque peu loufoque réalisé avec Alain Bosquet2, pour dégager la
contribution singulière de ce genre par rapport à d’autres types d’autoportraits
daliniens – dont le tableau, la photographie et surtout l’entretien télévisé. Quel est

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l’apport d’un autoportrait à deux voix d’où l’image visuelle est exclue, où l’interaction
constitue la règle du jeu, et dont l’interviewer (Bosquet) et non l’artiste interviewé
(Dalí) apparaît comme le maître d’œuvre ?
3 Les Entretiens avec Salvador Dali3 que surplombe sur la couverture le nom d’Alain
Bosquet, lui-même écrivain renommé, soulèvent plusieurs questions. Sans doute est-il
clair que L’autoportrait mou avec du lard grillé (1941) ou d’autres autoportraits sur toile
font partie intégrante de l’œuvre dalinienne. Leur facture très différente au cours des
ans montre bien à quel point l’image de soi, comme tout autre sujet traité en peinture,
dépend d’une esthétique. Il suffit pour s’en convaincre de confronter l’Autoportrait mou
de la grande période surréaliste avec Autoportrait au cou raphaëlesque de 1922 (La vie
publique, 1980 :7), l’autoportrait cubiste de 1923 (ibid : 14), ou Autoportrait (Dalí, nu) de
19544. Dans cette optique, la présentation de soi ne diffère pas de la présentation d’une
femme, d’une plage ou d’un galet. Il en va de même pour les écrits autobiographiques
où la représentation du moi est soumise au style paranoaïque-critique de Dalí : La vie
secrète de Salvador Dalí, autobiographie dont la version de 1942 en langue anglaise est
illustrée par le peintre, Le journal d’un génie (1964), la Lettre ouverte à Salvador Dalí parue
chez Albin Michel en 1966 sont tous de la plume de l’artiste, et remodèlent le genre de
l’autobiographie, du journal intime ou de la lettre ouverte au gré de la logique
paranoïaque-critique qui est sa marque distinctive. Dans l’autoportrait pictural et le
discours autobiographique, le passage de la peinture à l’écriture ne modifie pas la
capacité de l’artiste à gérer son autoportrait dans le cadre d’une esthétique
personnelle.
4 Cette position change cependant lorsqu’on aborde les images de Dalí dont il n’est pas
l’unique producteur. Que penser des photos où on trouve une mise en scène élaborée
correspondant au style familier de Dalí, mais prises, montées et cadrées par d’autres ?
On pense bien sûr au Dalí moustache de Halsman, mais aussi à de nombreuses autres
photos comme celle de Paul Facchetti (qu’on peut voir dans le catalogue du Centre
Pompidou, p.143), ou encore celles de Cecil Beaton dans lesquelles Dalí et Gala adoptent
une pose théâtrale derrière deux tableaux daliniens où la silhouette vide d’un homme
et d’une femme sert de cadre à un paysage au premier plan duquel apparaît une table
couverte d’une nappe. Peut-on considérer que la prise de vue effectuée par un autre est
littéralement happée par le génie dalinien dans l’univers paranoïaque-critique duquel
elle s’inscrit désormais, et dont la photographie devient le support ? Ou plutôt que le
photographe apparaît ici comme le collaborateur d’une œuvre collective où Dalí figure
à la fois le modèle et le co-producteur ? Quoi qu’il en soit, il ressort clairement que la
paternité de l’image comme production artistique ne saurait revenir uniquement au
photographe : le portrait s’apparente aussi à un autoportrait.
5 Le phénomène se complexifie encore lorsque l’on passe aux interviews télévisées
consacrées à Dalí. Tous ceux qui ont vu sur le petit écran des interviews accordées par
le maître de la paranoïa-critique5 se souviennent de la mise en scène élaborée de sa
propre personne qu’il y entreprend : il s’agit bien pour lui de projeter une fois de plus, à
l’intention du grand public et donc d’un auditoire peu spécialisé, l’image du fou génial
et du grand paranoïaque-critique. Il y parvient par différents moyens, à la fois visuels
et sonores. La façon dont il s’apprête, son costume et ses éventuels accessoires, sa
moustache, ses poses, ses expressions confortent le public dans une image qu’il connaît
déjà. S’y adjoint sa diction très particulière, son accent délibérément outré, son
discours extravagant où circulent les obsessions répandues dans toute l’œuvre. A cela

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s’ajoute le fait que la caméra s’attarde souvent sur une toile ou sur le détail d’un tableau
qui fait le joint entre la personne mise en scène et son esthétique picturale. Dans la
plupart des interviews télévisées, l’interviewer minimise son rôle pour se mettre au
service de son sujet – en l’occurrence, la présentation de soi programmée par Dalí lui-
même. On peut donc avoir l’impression, comme pour les photographies et bien que le
genre soit interactif, que l’interview télévisée vient servir une mise en scène gouvernée
par les lois de l’univers dalinien, et que c’est de sa fidélité à celui-ci que dépend la
réussite de l’émission.
6 On voit donc que l’image visuelle contribue en grande partie à annexer l’interview
télévisée au « Dalíland » dans le royaume duquel elle souhaite faire pénétrer le
spectateur. Qu’en est-il dès lors de l’interview écrite ? Elle ne peut, quant à elle,
s’effectuer sur fond des toiles et des dessins de l’artiste, ni plonger à travers eux dans la
magie dalinienne. Et cela, même si Bosquet fait précéder chaque séance d’entretiens
d’une description minutieuse du décor qui renvoie à l’univers délirant du peintre :
Eparpillées sur les meubles, des pièces en matière plastique sur lesquelles se
reflètent, par superpositions, des formes obtenues par des machines électroniques
et qui produisent des illusions d’optique peu communes: on a ainsi l’impression
d’être devant un miroir très profond avec, de loin, des cercles et des formes ovales…
(23).
7 Qui plus est, elle ne donne pas à l’artiste la liberté d’élaborer son image au niveau de la
présentation physique de sa personne, avec tous les effets qu’il en tire. Là aussi, la
tentative de rendre en mots les effets visuels ne possède pas la force brute dont est
dotée la présence corporelle de Dalí dans la photo ou sur l’écran : « Même décor.
Présence presque constante de Miodrag Bulatovic […] Dalí porte un costume qui n’est
pas encore terminé, et dont la forme incomplète est cernée de tout un réseau de fils
blancs » (81). L’image en première page de couverture, figurant Dalí avec une
expression typique aux yeux exorbités, la moustache savamment recroquevillée vers le
haut et du même noir corbeau que les cheveux mi-longs, ne suffit pas à compenser ce
manque. En bref, contrairement à l’image filmique des interviews télévisées, l’entretien
écrit ne donne pas à l’artiste la liberté d’animer et de dominer son image de soi,
d’envahir et de régir l’espace où il évolue.
8 Le passage du visuel au verbal soulève dans l’entretien une difficulté supplémentaire.
Dans ses textes autobiographiques, le maniement de l’écriture permettait à Dalí
d’imposer pleinement son style et ses fantasmes : la gestion de l’œuvre y revenait
entièrement à l’auteur. Il n’en va pas de même dans le livre-entretien où le passage à
l’écrit est le fait de l’interviewer. La possibilité pour Dalí de maîtriser totalement tous
les effets de sa présentation de soi est d’autant plus malaisée que c’est l’interviewer qui
a par définition le dernier mot : c’est lui qui rédige le texte et peut le flanquer d’une
préface (ce que Bosquet ne manque pas de faire). Cette mainmise effectuée par son
partenaire sur sa présentation de soi est lucidement et humoristiquement dénoncée
par Dalí lui-même :
Je profite de ce que vous me dites pour me faire un peu de propagande à propos
d’un autre livre qui vous fera tous cocus. Albin Michel vient de me commander un
ouvrage qui s’appelle « Lettre de Salvador Dali à Salvador Dali ». Là il n’y aura pas
d’Alain Bosquet pour s’emparer de moi, et je dirai dans ce livre, beaucoup plus
intime, ce que je dois dire à Dali lui-même (31).
9 Privé de sa corporalité et des créations paranoaïques-critiques que représentent ses
mises en scènes, ses objets, parfois des prises de vue de sa peinture, Dalí s’y trouve

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également dépouillé de son autorité d’écrivain. Dans cette perspective, on peut se


demander comment un livre–entretien peut devenir une partie intégrante de l’œuvre
paranoaïque-critique de Dalí en participant de son esthétique.
10 En règle générale, le principe dalinien consiste à s’approprier le medium et le genre
dans lequel s’exerce son activité paranoïaque-critique pour le subvertir de l’intérieur et
lui imprimer son cachet propre. Or, investir le livre-entretien, c’est avant tout gérer
l’interaction qui le définit et le modèle. Rappelons que dans l’interview, et plus
particulièrement dans l’entretien d’auteur, la distribution des rôles s’effectue entre
d’une part, l’auteur – « l’auteur de l’instant », mais aussi « sa figure mythique, que son
interlocuteur lui tend sans arrêt comme une effigie de lui-même, constamment
retouchée », et d’autre part, « l’interlocuteur […] le représentant d’un certain public
dont il se forme une certaine image ». C’est ce public à la fois absent et présent qui est
la cible de l’interview – « le dialogue du modèle et de l’interlocuteur n’étant pas un vrai
dialogue au premier degré, mais la construction d’un message adressé en commun à un
destinataire virtuel » (Lejeune 1980 : 128). Si l’on examine de plus près la dynamique de
cette interaction, on s’aperçoit que l’image co-construite de l’auteur y est la résultante
« d’une tension entre ce que mettent en place, chacun de son côté, l’écrivain et son
interviewer. En effet l’interviewé cherche à se présenter à sa guise tandis que
l’interviewer entend le représenter d’une manière qui correspond avec l’objectif de
l’entretien » (Yanoshevsky 2006 : 165). Cette tension constitutive du genre est
pleinement exploitée par Dalí, qui en joue pour réaliser à son gré la mise en scène de sa
personne. Et en effet le livre-entretien réalise au plus haut point ce que John Rodden,
dans une introduction intitulée « The Literay Interview as Public Performance »,
appelle « the rhetoric craft of artistic self-fashioning through the form of the literary
interview » (Rodden 2001 : 1).
11 Quel est l’objectif avoué de l’interviewer ? Alain Bosquet, écrivain connu et critique
renommé, se doit de dévoiler aux yeux du lecteur une personnalité créatrice
exceptionnelle : telle est la vocation de l’entretien avec un artiste célèbre. Dans la
mesure où il connaît le peintre de longue date, il est pleinement conscient de la
manipulation que Salvador s’apprête à lui faire subir. Il est décidé à l’autoriser dans la
mesure où une soumission de bon aloi est indispensable à la bonne marche de
l’entretien : sans cela, pas de collaboration, et qui plus est, pas de dévoilement du
phénomène Dalí. Aussi fait-il le nécessaire pour assurer la réussite d’un numéro bien
rôdé. « Vous vous ramollissez, Dali », lui dit-il à un moment donné. « A quel point de
vue ? », s’inquiète Dalí. « Je dis cela pour vous exciter un peu » (82). Ou encore : « Je
vous passe vos paroxysmes à vous. Et je joue le jeu… » (56). Face aux excentricités de
Dalí, il choisit à son tour un ton provocateur et agressif peu coutumier du genre, qui
mime l’irrespect de son interviewé. « Vos réponses ne me satisfont pas », lui lance-t-il
cavalièrement (73) ; »Vous m’ennuyez avec votre Corbusier » (49) ; « Je trouve votre
logique aberrante et pleine de trous » (51) ; ou encore, sur le plan moral (à propos de
Lorca) : « Je trouve répugnant de parler ainsi de l’assassinat d’un grand poète » (55).
Lorsque Dalí affirme qu’impuissance sexuelle et créativité ont partie liée, Alain Bosquet
rétorque : « Vous dites cela parce que vous avez soixante ans » (133). Le style de
l’échange obéit ainsi au modèle dalinien, créant un climat dans lequel le public pourra
savourer la singularité de l’artiste. Ce faisant, l’interviewer remplit son mandat, qui
consiste à révéler au lecteur la personnalité de Dalí.

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12 Si Bosquet entend par ces choix garder la maîtrise de la situation, il ne s’en tient
cependant pas là. Sa stratégie consiste en effet à exposer l’excentricité du peintre tout
en en minimisant l’importance et en la marginalisant. Il distingue la profondeur de la
création artistique de la mise en scène bouffonne du personnage: « En France plus
qu’ailleurs, on fait la différence entre vos agissements et votre peinture » (37). Que l’ouvrage
tienne à présenter une image de Dalí où triomphe, derrière la figure du clown, celle du
peintre génial, se marque bien dans la quatrième de couverture: « Cependant, derrière
les paradoxes, les calembours et les provocations de tous ordres, apparaît ce qu’il faut
bien appeler “le sérieux” de Dalí, l’extraordinaire passion qu’il voue à son art ». La
préface ajoutée à la nouvelle édition de 1983 (« Dalí sans trapèze ») se termine
significativement par ces mots : « oui, bien sûr, oublions ses œuvres ratées, qui sont
nombreuses, et son action personnelle, qui frise le ridicule et quelque fois le dépasse, par un
effroyable masochisme… » (21). En bref, la démarche de Bosquet en tant que légitime
représentant non seulement du public, mais aussi de l’institution, consiste à dissocier le
« matamore » du génie en soutenant que le premier cache malencontreusement le
second :
Ses drôleries, ses pitreries, ses proclamations tonitruantes, ses yeux qui roulent, ses
cannes qui fustigent le ciel, ses moustaches qui pourraient empaler les hirondelles
ont fait de lui un personnage, sur le compte duquel on se trompe
immanquablement (91).
13 Pour Bosquet, il s’agit en dernière instance de revenir à la tradition du grand homme à
laquelle est voué l’entretien d’auteur traditionnel. Ce projet auquel l’interviewer va
œuvrer tout au long du dialogue ne convient pas à Dalí, qui entend effectuer et
promouvoir la mise en scène paranoïaque-critique de sa personne au même titre que
ses autres activités artistiques. Pour réaliser son projet au détriment de celui que
poursuit son partenaire, il lui faut déjouer les procédés de celui-ci et reprendre la
maîtrise d’un texte dont l’interviewer a l’avantage d’être en charge. A l’intention de son
interlocuteur immédiat comme de son public, Dalí prend soin d’exposer la façon dont il
récupère toute tentative d’annexion de sa personne :
En ce moment même, une demoiselle que je ne connais pas, et qui vient d’entrer ici,
peut-être pour me poser des questions en vue d’un entretien télévisé, s’asseoit près
de nous. Ses genoux sont magnifiques. C’est à partir de là que ma magie va agir.
Plus tard, j’en ferai un élément de ma peinture, une œuvre extraordinaire qui aura
pour base ses genoux et son visage […] Là est mon génie ! Voyez-vous, tout est dans
cette transfiguration : vous, vous croyez que nous allons écrire un livre ensemble ;
elle, elle croit qu’elle va me traîner devant la télévision… Le monde est
constamment cocu (38).
14 Il signifie ainsi à Bosquet qu’il croit le faire participer à ses desseins alors qu’en réalité,
c’est Dalí qui l’exploite pour élaborer son œuvre paranoïaque-critique et procéder à la
transfiguration artistique dont il a le secret. Le public est dès lors convié à retrouver
dans le livre-entretien non seulement les contenus que Dalí entend mettre en valeur,
mais aussi la façon dont l’artiste mène la singulière partie où chacun tente de mettre
l’autre en échec pour réaliser son propre projet. Telle est en effet la singularité de cet
entretien d’auteur en forme de livre : contrairement aux interviews télévisées et aux
présentations de soi dont l’image est le support, il permet de dévoiler les modalités de
la démarche dalinienne. Il donne à voir, dans le jeu qu’autorise une interaction
pleinement maîtrisée, les stratégies au gré desquelles Dalí annexe sa présentation de
soi à son esthétique propre, faisant participer le public, par les voies du délire et de

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l’humour critique, à sa « Métamorphose en Narcisse » et, corollairement, à la


mythification de sa personne.
15 Une première stratégie dalinienne consiste à subvertir les règles que l’interview lui
impose par le biais du projet de Bosquet, en manifestant qu’il en connaît parfaitement
les rouages. Derrière le délire affiché, les commentaires du peintre et la manière
systématique dont il se joue des conventions laissent transparaître un savoir lucide.
16 Tout d’abord, Dalí caricature le principe du vedettariat qui est à la base de l’interview
en présentant une pratique culturelle institutionnalisée en termes de manie privée.
Dans la société contemporaine, toute célébrité est censée s’exposer aux yeux du grand
public. Cette obligation devient chez Dalí une déviance curieuse, un exhibitionnisme
éhonté.
J’ai beau être très connu [raconte-t-il], à Noël, l’année dernière, on m’a offert une
petite clochette. Je me promenais dans les rues de New- York, et chaque fois que
j’avais l’impression que les gens ne faisaient pas assez attention au Divin Dalí,
j’agitais la clochette. Il m’était insupportable de penser qu’on pût ne pas me
reconnaître (113).
17 A la question de Bosquet : « Condamné à mort, on vous laisse le choix: quel supplice
choisiriez-vous ? », il répond :
Celui qui comporterait le maximum d’exhibitionnisme, et qui me permettrait de me
montrer sans cesse ; celui qui comporterait des discours, des harangues, en un mot,
celui qui me ferait profiter de l’événement (85).
18 Plutôt que de se soumettre docilement à la norme de l’interview, Dalí se plaît donc à
dévoiler ce qui s’y investit secrètement. Cette première transgression, qui tourne en
dérision l’Artiste et ses interviews, met le lecteur en garde : chez Dalí, la présentation
de soi est une activité où l’outrance comporte une part de démystification, et où le pitre
a le pouvoir de mettre la vérité à nu.
19 Dalí s’en prend, non seulement à la mise en scène des vedettes, mais aussi à ses
modalités. Lorsqu’il se présente, l’homme célèbre veille généralement à produire une
impression susceptible de renforcer son crédit. Il tient compte des valeurs et des désirs
qu’il attribue au public; il prend soin de se conformer au modèle de l’artiste qui circule
dans la communauté. Cette règle élémentaire est ostentatoirement violée dans la mise
en scène que fait Dalí de sa propre personne. Il ne cesse de choquer le lecteur moyen en
foulant aux pieds ses croyances et ses interdits. Dès les premières pages, Dalí déclare
qu’étant « un porc excellentissime », il a accepté avec délices la médaille de Franco,
vainqueur d’une guerre civile où son ami Federico Garcia Lorca a été mis à mort. Il
ajoute qu’il aime la guerre, particulièrement « les costumes de la guerre civile, avec
tous les brandebourgs et colifichets. C’est là une image beaucoup plus pétillante, plus
picturale, et qui représente la loi » (55). Dalí se définit par ailleurs comme un traître
congénital (27), insiste sur sa cruauté (57), son avarice sordide (25, 82), explique que,
tout en étant monarchiste, il vit à New York parce que « mon éthique personnelle est
infaillible. J’habite là où il y a le plus d’argent » (29). Il répète à plusieurs reprises qu’il
se « considère comme un peintre très médiocre » – « je crois simplement que je suis
meilleur que mes contemporains » (30).
20 A cela s’ajoutent les réponses incongrues de Dalí, qui déjouent toutes les attentes dans
les domaines sur lesquels l’interviewé est censé se prononcer. On se souvient de ses
digressions sur l’hibernation, de ses tirades loufoques sur le « pape digestif » et le
« pape respiratoire » (105), ou sur les Beatniks pour lesquels il s’agit « en se tordant à

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l’extrême, de faire tomber tous les poils qu’ils peuvent » (56)… Et que penser de ses
appréciations peu orthodoxes de Cézanne lequel, ayant passé toute sa vie « à vouloir
faire des pommes concaves, n’a réussi à faire que des pommes convexes » (79) ? Toutes
les ruptures – défi à la logique, à la tradition, aux idées reçues – sont désormais de
règle. Le tout assaisonné de scatologie :
rien de m’est plus néfaste que de travailler de façon appliquée et assidue […] Même
quand je ch… l’attitude immobile paraît superflue : je voudrais que l’on puisse ch…
sans aucun effort, de sorte que la m… coulerait comme une espèce de miel fluide, un
véritable fil d’Ariane (111).
21 Le premier stade de la stratégie dalinienne consiste donc à briser sciemment tous les
automatismes inhérents à un genre et à une situation institutionnelle en violant la
décence la plus élémentaire. Cette transgression systématique aux allures délirantes
permet de mettre en avant une personnalité dont la folie clamée haut et fort est
doublée d’un aspect délibéré et critique : voulue, elle comporte une part de
dévoilement et de dénonciation de la norme qui n’est pas sans humour.
22 Il revient à Bosquet de diriger cette explosion perpétuelle et de maintenir l’artiste dans
les limites de son propre projet, celui de l’entretien dont Dalí enfreint et expose les
normes. D’un côté, l’interviewer se doit d’enregistrer l’image de soi que projette Dalí,
dont les extravagances répétées, incessamment diffusées par les médias, ont d’ores et
déjà défini un horizon d’attente particulier. C’est en génie et en fou, en iconoclaste qui
ne cesse de violer la morale et le bon sens, que le grand public imagine l’inventeur de la
paranoïa-critique, et c’est cette image qu’il désire retrouver dans l’entretien. « Aux
yeux d’autrui vous êtes un personnage », lui dit Bosquet. « Vous êtes un monstre sacré.
Vous êtes probablement un monstre » (24). L’interviewer entre donc dans le jeu de
l’interviewé en promenant le miroir dans lequel il adopte ses poses favorites. Il souligne
l’aspect funambulesque de l’artiste : il qualifie son comportement de « numéro » auquel
il se permet d’inviter un ami (67), et qui plus est, de numéro clownesque: « vous ne vous
défendez pas d’être un clown » (37). En même temps, il fait entendre une voix critique,
qui entend dévaloriser cet aspect du peintre dont il croit nécessaire de minimiser
l’importance. Il fait valoir à son interlocuteur qu’il joue sur un effet lassant de
répétition dont le choc initial s’est de longue date amorti. De ses agissements, il affirme
que « la plupart des gens […] sont médusés, éblouis pendant une heure, et vite lassés »
(37). L’interaction crée ainsi une tension et un retournement. Le démystificateur se voit
démystifié : celui qui tourne en dérision toutes les règles du genre que lui propose son
partenaire en même temps que toutes les idées reçues, se transforme lui-même dans le
discours de Bosquet en stéréotype dérisoire, duquel il est invité à se distinguer.
23 A ce point précis, cependant, se dévoile un autre aspect de la stratégie de Dalí. C’est
précisément la stéréotypie et son effet lassant de répétition qu’il récupère à son profit.
En effet, le « mythe » de Dalí se nourrit de la mise en place et de la réduplication à
l’infini d’une image figée. Dalí se fonde une fois de plus sur la connaissance précise d’un
mécanisme culturel contemporain, celui de la « mythification » au sens des Mythologies
de Roland Barthes, pour l’exploiter sans scrupules. Sur le marché où l’on ne cesse de
consommer du mythe, seules accèdent à ce rang les figures qui, comme Marilyn
Monroe, James Dean ou Charlot, ont été réduites à une image simple et figée qui se
grave aisément dans l’imagination populaire. La schématisation et la récurrence sont la
condition sine qua non du processus : c’est lorsqu’elle est toujours la même,
reconnaissable entre toutes et incessamment redupliquée, qu’une image s’incruste dans
l’imaginaire d’une époque (Amossy 1991). Dalí ne se soucie donc guère des dangers de la

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stéréotypie dont l’avertit son partenaire. Tout au contraire, il prend soin de se mettre
en scène sous les traits d’un personnage stéréotypé ; tout un style, comprenant les
moustaches agressives, les effets d’yeux et de voix, le comportement loufoque, est
mobilisé à ces fins. Ne se présente-t-il pas lui-même comme un personnage de la
Commedia dell’Arte, un « Arlequin » (37) ? Comme de nos jours, les médias contribuent
massivement à la mythification des êtres et des choses, Dalí veille également à ce que
son image soit constamment diffusée dans les journaux et à la télévision. « Quels effets
lvous font les attaques dans la presse ? », lui demande Bosquet, et Dalí de rétorquer : « Elles
sont toujours réconfortantes. On parle de Dalí sans arrêt… » (116).
24 Sans doute ne suffit-il pas de faire circuler sans relâche un stéréotype pour le hisser au
rang de mythe: il faut également qu’il soit fondé en valeur et se donne comme une
image fascinante et un modèle idéal (Amossy 1991). Là encore, Dalí reproduit
fidèlement un mécanisme culturel dont il a démonté les rouages. Avec une différence,
cependant: c’est qu’il produit lui-même un processus qui s’impose en général à partir
de son dynamisme propre. J’entends que Dalí se divinise lui-même dans une entreprise
bouffonne et cynique qu’il ne prend pas la peine de voiler. « Vous vous appelez ‚le divin
Dali‘ vous-même ? » (24) demande Bosquet, et plus loin : « ce Dali divinisé à bon marché par
lui-même existera-t-il vraiment ? »(50). En fait, Dalí reprend l’imagerie populaire de
l’artiste comme génie et comme fou en la portantà son paroxysme. « Le Divin Dali n’a
pas d’égal » (113) déclare péremptoirement celui qui affirme la « structure impérialiste
de son propre génie » (35). Et d’annoncer :
Je vous apprends là une nouvelle qui est encore secrète : le Divin Dali est en train de
récrire complètement le petit Larousse […] Dans quelques années j’aurai mon
Larousse à moi et le monde pourra apprendre ce que je pense de chaque chose…
(116)
25 En travaillant à l’édification de son mythe, Dalí n’ignore pas qu’elle ne contribue guère
à la compréhension de l’œuvre. A la limite, elle acquiert dans la conscience populaire
un statut indépendant de la connaissance de l’art pictural. Lorsque Bosquet objecte à
Dalí que les jeunes d’aujourd’hui le prennent pour un mage, et ignorent son œuvre, le
peintre rétorque :
C’est vous que cela gêne. Moi, ce qui me fait plaisir, c’est que des gens très
quelconques, qui ne comprennent rien, peuvent me dire « Bonjour, Salvador ». Il
m’importe assez peu qu’on me prenne pour un peintre, un homme de la télévision
ou un écrivain. Le principal, c’est qu’il y ait un mythe Dali, même incompris et
même entièrement faux (123).
26 Là où Bosquet essaye de ramener Dalí à ses vues en lui prouvant la vanité d’une mise en
scène clownesque qui nuit à la reconnaissance de son art, Dalí déjoue toute mainmise
sur sa présentation de soi et réitère la primauté de son propre projet – au sein duquel la
mise en scène délirante du moi est primordiale. L’excentricité le pose délibérément en
fou, tandis que l’outrance délibérée à vocation démystifiante dévoile le critique lucide
et l’entreprise dûment programmée.
27 Dans le jeu où l’entraîne Dalí, le public assume simultanément deux positions quasi
incompatibles. D’un côté, il tient le rôle du « cocu », celui dont Dalí ne cesse de se
moquer. Ainsi Dalí explique qu’il a créé une manière spéciale de parler l’anglais, en
roulant les r comme en espagnol et en exagérant sa prononciation française :
très souvent, ni les Américains ni les Anglais ne comprennent ce que je dis, mais s’il
leur arrive de saisir un petit détail, il en résulte un tonnerre d’applaudissements. Le

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phénomène est extraordinaire ; au fond, ils s’applaudissent eux-mêmes de m’avoir


compris (144).
28 Quant à ses admirateurs, ceux qu’il appelle les « Daliniens », il dit les nourrir de ses
ordures : « Chez Dupont, tout est bon » (24). On ne saurait être plus déplaisant à l’égard
de ses fans. De plus, les tirades souvent bizarres du Maître contiennent un humour
souvent féroce nourri de cruauté et de scatologie qui relève de l’humour noir selon
Breton, et qui comme lui s’impose au lecteur par un coup de force. Le discours de Dalí
produit un effet de violence sur le public qu’il oblige à ingurgiter ses bouffonneries
souvent ordurières sur la mort, le sexe, l’art… Il fait ainsi, de son propre aveu, « avaler
au public les truculences qu’[il] énonce » – en lui faisant payer ce plaisir masochiste
très cher : « je suis au milieu d’une cascade de chèques qui arrivent comme une
diarrhée » (29).
29 De l’autre côté, Dalí transforme son public comme son interviewer en victimes
consentantes en leur dévoilant le mécanisme du piège qu’il dresse à leur intention. Il
met le lecteur – le rieur – de son côté par la mise à nu parodique de ses propres
procédés. Il en fait un complice dès lors qu’il lui offre en pâture le commentaire lucide
de la méthode adoptée. Et en effet, en dévoilant la façon dont il exploite en s’en jouant
les normes de la présentation de soi et de l’interview, Dalí associe le public à son
entreprise de mystification. Il expose sans fard la démarche au gré de laquelle il édifie
son propre mythe. Il veille également à mitiger cette tentative de déification pour le
moins étonnante par un humour constant. Il décrète ainsi, à propos d’un procès perdu :
« Je suis un être suprême, il va falloir que je m’adresse à la Cour suprême. Chez moi tout
va au degré le plus haut, c’est-à-dire à la Cassation » (143). Ou encore :
Les obsessions sexuelles sont le fondement de la création artistique. Les
insatisfactions accumulées mènent à un processus que Freud appelle celui de la
sublimation […] les gens portés sur l’amour physique ne font rien du tout: ils
s’expriment par le f… un peu partout. Pour le Divin Dali, si par hasard il y a une
goutte de f… qui sort, tout de suite il a besoin de la rentrée d’un chèque de grande
valeur, afin que la dépense soit immédiatement remboursée. Mais comme cela
arrive très rarement, tout se transforme en œuvres d’art, en fonctions spirituelles…
(133).
30 La référence à Freud et son exploitation parodique, la pirouette finale mettant en cause
la divinité de Dalí ne manquent pas de mettre en joie le lecteur quelque peu averti.
31 Dans cette perspective, le livre-entretien offre un avantage qui le singularise parmi les
autres pratiques daliniennes de présentation de soi. Dalí y noue avec ses allocutaires un
rapport complexe dont il lui fait savourer lui-même toutes les nuances. C’est qu’il lui
demande d’apprécier l’opération de « crétinisation » dont il fait l’objet en l’en rendant
complice ; il s’adresse à son intelligence non seulement en démontant à ses yeux sa
machine à décerveler ubuesque, mais aussi en lui présentant un discours truffé
d’allusions dont les défis à la tradition culturelle impliquent une grande familiarité
avec celle-ci, et qui ne peut être saisi pleinement que sur fond d’art dalinien. Dès lors
qu’il est invité à un spectacle de marionnettes dont on lui dévoile les ficelles, le public
doit être enclin à applaudir.
32 Ainsi donc, la stratégie dalinienne prévoit, pour sa bonne marche, deux réactions
opposées et complémentaires. La première, de pur refus, est sensible à la provocation à
laquelle elle confère par là même sa force de choc. Le lecteur moyen comme le
destinataire cultivé s’y rejoignent dans une même indignation, ou dans la même
incompréhension moqueuse. « Avez-vous peur que les jeunes se moquent de vous ? »,

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demande Bosquet, et Dalí de répondre : « Je le désire au contraire. Les moqueries


prouvent que je les domine » (96). La seconde réaction, réservée à l’élite (et qui ne veut
se définir comme élite ?) stipule une reconnaissance lucide et une participation active
au jeu dalinien. Elle allie l’admiration et le sarcasme. « Vous acceptez qu’on vous admire
avec sarcasme ? » demande Bosquet, et Dalí répond : « avec le plus de sarcasme
possible » (114). A ceux qui assimilent les règles du jeu avec le détachement ironique et
la passion qui conviennent, l’artiste offre les plaisirs de l’humour et de la lucidité.
33 Il leur propose ainsi, à l’instar du dandy, un objet d’art qui est sa propre personne. Ce
mélange d’humour et de désinvolture à propos de tout et de lui-même, Dalí l’explique
en effet par le dandysme :
- Peut-on traverser la vie en ayant l’air de se moquer de tout ?
- Puisque c’est mon cas ! Et c’est le cas de tous les dandys qui réussissent (89).
34 L’une des clés de la méthode dalinienne est dans cette notion de dandysme, qui assied
la supériorité sur une présentation théâtrale soigneusement apprêtée, un ensemble de
règles appliquées à la mise en scène de sa propre personne. Car le dandy, ne l’oublions
pas, joint le sérieux et le futile ; il affirme la supériorité de son esprit par son
comportement extérieur. Et en effet, que fait Dalí sinon se transformer lui-même en
objet d’art ? Un objet semblable à ceux qu’il s’est toujours complu à fabriquer, agressif,
relevant à la fois du grotesque et du sérieux, de la folie et de la lucidité; un objet
surréaliste étrangement proche des mannequins qu’il avait disposés dans les vitrines de
la 5e Avenue. La mise en scène du moi obéit bien chez Dalí aux règles de son esthétique.
Elle viole les tabous non seulement pour provoquer le bourgeois, mais aussi pour
remonter aux sources fécondes de l’inconscient et produire une image fantasmatique
dans laquelle le symbolisme onirique se mêle à l’humour. Comme dans la méthode
paranoïaque-critique où le tableau, contemplé à distance et avec un certain recul,
dévoile une image qui échappait à la première observation, les tirades de Dalí
permettent de voir, derrière l’image du fou qui se singularise par ses excentricités, la
figure de l’artiste qui joue sciemment de la transgression pour dévoiler le monde des
fantasmes. Exhibitionnisme, érotisme, scatologie : chaque domaine abordé par Dalí se
soumet au même jeu de métamorphoses, changeant de forme au gré du recul et du
degré d’attention apportés. La scatologie, sujet controversé par excellence, le montre
bien. Elle se donne chez Dalí comme une provocation outrancière qui choque jusqu’aux
meilleurs esprits. Elle est aussi, néanmoins, hommage au bas corporel qui est à la
source d’un art fécond (et en particulier du grotesque). Simultanément, elle autorise le
dévoilement impudique des images de l’inconscient refoulées par les convenances. A
tous ces titres, la scatologie participe tant du discours dalinien que de l’univers de ses
toiles – comme le montre bien le tableau intitulé Jeu lugubre.
35 Ainsi l’univers où se meut Dalí devient l’espace où les images de soi, comme celles de
l’autre ou des objets, ne cessent de se métamorphoser en abolissant toutes les
frontières entre le monde du fantasme et celui de la réalité. C’est là, justement, la
particularité de la représentation dalinienne : l’obsession y revêt des contours précis,
l’irrationalité y est « concrète » et la paranoïa « critique ». De même, la folie y est génie,
le ludique sérieux – et inversement. A Bosquet qui demande : « Où est la limite entre le
génie et la folie ? », l’artiste répond :
Je suis non seulement un agent provocateur, mais aussi un agent simulateur. Je ne
sais jamais quand je commence à simuler ou quand je dis la vérité. Cela est
caractéristique de mon être profond […] Il faut en tout cas que le public ne sache

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point si je rigole ou si je suis sérieux ; de même, il ne faut pas que je le sache moi-
même (98).
36 En effet, la représentation bouffonne de l’artiste par lui-même vise tant à désarçonner
le spectateur, qu’à révéler la relation complexe du sujet à son moi. Celui-ci se définit
comme la persona projetée dans la réalité, le masque sans cesse refaçonné ; c’est celui de
l’Arlequin et du saltimbanque qui se moque de lui-même et des autres dans une société
commercialisée vouée à une publicité tapageuse. C’est aussi un être scindé dont la
réunification utopique ne peut s’effectuer que dans la mascarade où s’exhibe un Dalí à
plusieurs têtes (c’est le costume que portait Dalí au bal onirique de 1941). « Vous savez
que la structure de ma personnalité est toujours binaire, je suis bicéphale et double »
(45), dit Dalí à Bosquet. De même les réponses de Dalí, en mêlant la profondeur et la
pitrerie, dessinent cette figure pour le moins double qui se donne à elle-même la
réplique, et où chaque élément se prête à des interprétations divergentes.
37 Le jeu auquel Dalí soumet l’entretien d’auteur lui permet ainsi de l’intégrer dans son
œuvre en le marquant du sceau de la paranoïa-critique. Il le fait en soumettant son
image de soi, et le genre de l’entretien dans l’espace duquel elle s’édifie, aux lois d’une
esthétique hautement revendiquée. Il faut souligner, cependant, que s’il entraîne
l’interview dans la ronde carnavalesque de la transgression, il n’en sape pas pour
autant les fondements. Si la réduplication dérisoire de la pratique sociale en dévoile le
caractère réglé, conventionnel et arbitraire, c’est pour l’ériger en jeu, c’est-à-dire pour
permettre à tous les participants de continuer à jouer. La gestion à la fois délirante et
lucide de l’interaction ludique est le grand atout du livre- entretien.
38 C’est dans la collaboration tout en tensions et rebondissements des deux partenaires,
dans la co-construction d’une image de l’artiste à l’intention du public et dans la
relation singulière que Dalí met en place avec son lecteur, que se marque la spécificité
et l’apport de ce genre par rapport aux autres modalités de l’autoportrait dalinien. Il
permet en effet l’intégration de la personne de l’artiste à son œuvre et sa mytification
par des moyens qui diffèrent de ceux du tableau, de la photographie et qui plus est, de
l’interview télévisée. Sans doute, la maîtrise de l’artiste qu’autorisent le tableau ou
l’autobiographie y cède la place à un partage des pouvoirs. Mais la manipulation de
l’interaction permet de compenser cette perte d’autorité – comme d’ailleurs de
substituer à la force de la présence corporelle un pouvoir d’un autre ordre. Dans la
joute verbale dont Bosquet se fait le scribe, Dalí s’exerce à investir à la fois le dialogue
dont se nourrit l’interview, et l’image de soi qui s’y édifie. Les stratégies qu’il déploie à
cet effet dépassent la simple présentation du grand paranoïaque-critique : elles
montrent les secrets de sa fabrication. Contrairement à ce qui se produit dans les
productions visuelles, y compris dans l’interview télévisée où l’artiste joue de sa
présence physique et profite des éléments picturaux filmés, le livre-entretien permet
de rendre le public complice du travail de déconstruction et de mythification dont se
nourrit la présentation de soi. Il se dote d’une sorte de métadiscours qui dévoile les
modalités de la mise en scène au moment même où elle s’effectue. Ce n’est pas le
moindre intérêt de ce livre-entretien que Dalí travaille à intégrer dans le monde à la
fois délirant et critique dont il détient la clé. Le nom de Bosquet a beau surplomber
l’ouvrage, le livre ne s’en inscrit pas moins dans la série des oeuvres daliniennes – sans
doute dans la catégorie de celles qui se construisent à plusieurs en faisant entrer les
partenaires dans l’espace délirant, grotesque et lucidement programmé du Maître.

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BIBLIOGRAPHIE
Dalí, Salvador. 1935. La Conquête de l’Irrationnel (Paris : Editions surréalistes)

Dalí, Salvador. 1942. The Secret Life of Salvador Dali (New York : Dial Press)

Dalí, Salvador. 1964. Journal d’un génie (Paris : La Table ronde)


Dalí, Salvador. 1966. Lettre ouverte à Salvador Dalí (Paris : Albin Michel)

Dalí, Salvador.1971. Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes1971 (Paris : Denoël/Gonthier)

Dalí, Salvador. 1979. Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, tome II (Paris : Denoël)

Dalí, Salvador. 2006. La vie secrète de Salvador Dalí : suis-je un génie ? Edition critique établie par
Frédérique Joseph-Lowery (Lausanne : L’Age d’Homme)

Abadie, Daniel. 1980. La vie publique de Salvador Dalí [Centre Georges Pompidou, 18 decembre
1979-21 avril 1980 : catalogue de l’exposition] Ades, Dawn. 1984. Dalí (London/New York : Thames
and Hudson)

Amossy, Ruth. 1995. Dalí ou le filon de la paranoïa (Paris : PUF)

Amossy, Ruth. 1991. Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype (Paris : Nathan)

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Lejeune, Philippe 1980. « L’entretien radiophonique », Je est un autre. L’autobiographie de la


littérature aux médias (Paris : Seuil)

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London : U. of Nebraska Press)

Yanoshevsky, Galia. 2006. Les discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats (Villeneuve
d’Ascq : P. U. du Septentrion)

NOTES
1. Ce travail poursuit la réflexion entamée dans Ruth Amossy 1995. Dali ou le filon de la paranoïa
(Paris : PUF), qui étudie la façon dont divers genres – comme l’autobiographie ou l’essai critique
sur l’Angélus de Millet – sont annexés à l’esthétique paranoiaque-critique de Dalí qui en opère
une véritable métamorphose.
2. Je n’exposerai pas ici la théorie bien connue de la paranoia-critique de Dalí, dont la
théorisation a été faite dans les textes recueillis dans les deux volumes de Oui 1 et Oui 2, et dont de
nombreux commentaires ont été offerts. Voir en particulier Reynolds 1974 ; Ades 1984 ; Amossy
1995; Finkelstein 1996.
3. Toutes les citations dans le texte renvoient à l’édition Belfond (Bosquet 1983).

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4. Collection privée, Memphis. On trouvera une reproduction dans Gérard 1974 : illustration 98.
5. On peut, à titre d’exemples, consulter les interviews télévisées qui se trouvent sur le site de
l’INA.

RÉSUMÉS
Cet article examine la façon Salvador Dali se met en scène dans un livre-entretien d’où disparaît
la dimension visuelle de son autoportrait, et où l’interaction avec l’interviewer ne lui permet pas
de gérer librement sa présentation de soi. On peut voir comment le projet de l’interviewer – faire
un portrait du grand homme en acceptant mais en minimisant ses excentricités – se trouve en
butte à celui de l’interviewé qui veut accentuer la dimension délirante de sa performance et faire
de l’entretien une partie intégrante de son œuvre paranoïa-critique. L’une des stratégies de Dali
jouant à contrer son interviewer consiste à exhiber comiquement les règles du genre dans une
série de transgressions spectaculaires qui le posent en fou et en critique tout à la fois. Une
stratégie complémentaire consiste à outrer le stéréotype de l’artiste en génie et en fou pour
contribuer à une image de sa personne qui sert un projet à la fois mercantile et esthétique
(paranoïa-critique). Ainsi, à travers un délire et un humour maîtrisés, l’interviewé tente de
contrer son interviewer, faisant participer son public à sa Métamorphose de Narcisse et à la
mythification de sa personne.

This essay explores the self presentation of Salvador Dali in an interview book in which the visual
dimension of his self-portrait disappears, and where the interaction with the interviewer does
not allow him to freely stage his own self. The project of the interviewer – to exhibit the great
man by tolerating but minimizing his excentricities – clashes with the project of the interwiewee,
who wants to reinforce the delirious dimension of his performance, and fully integrate the
interview in his paranoia-critical work. One of Dali’s strategies consists of revealing in a comic
light the rules of the genre in a series of spectacular transgressions depicting him as both a
madman and a critique. Another, complementary strategy consists of an exacerbation of the
stereotype of the artist as a mad genious in order to contribute to a self-image serving a project
both mercantile and esthetic (paranoïa-critical). Thus through critical delirium and humor, the
interviewee tries to undo his interviewer, and tranform his audience into a participant of his
Metamorphosis of Narcissus and the mythification of his person.

INDEX
Mots-clés : Dali (Salvador), interaction, livre entretien, paranoïa-critique, présentation de soi
Keywords : Dali (Salvador), interaction, interview book, paranoia-critique, presentation of self

AUTEUR
RUTH AMOSSY
Université de Tel Aviv, ADARR

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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Paratopie et entretien littéraire :


Andreï Makine et Nancy Huston ou
l’écrivain exilé dans le champ
littéraire
Creative Nowhere: Paratopy and the literary interview. The case of Andreï
Makine and Nancy Huston

Valeria Pery-Borissov

Introduction
1 Partie indéniable du « fait littéraire », l’entretien constitue un pan de l’œuvre où
l’auteur peut, en collaboration avec l’intervieweur, édifier une image de soi. Aussi
divers travaux se sont-ils d’ores et déjà penchés sur les modalités discursives et
interactionnelles au gré desquelles le genre de l’entretien autorise la construction
d’une image d’auteur (Amossy 1997, 2007, 2010 ; Rodden 2007 ; Yanoshevsky 2004,
2006). Dans cette perspective, cet article se penche sur les entretiens d’auteurs exilés,
pour interroger la spécificité de l’image d’auteur qui s’y met en place. Plus
spécifiquement, il s’agira d’articuler l’entretien d’auteur et la notion de paratopie,
c’est-à-dire le rapport simultané et paradoxal d’appartenance et de non-appartenance
qu’entretient l’auteur avec la société d’accueil et le champ littéraire au sein duquel il
écrit. Cette articulation est faite à partir des cas emblématiques de deux écrivains exilés
en France, en l’occurrence Andreï Makine et Nancy Huston, l’un en provenance de
Russie et l’autre du Canada, qui écrivent leurs œuvres en français et participent ainsi à
la vie littéraire française. L’analyse de ces cas de figure nous permettra de montrer que,
dans l’entretien, la paratopie de l’écrivain exilé se joue sur différents plans qui ne se
contredisent pas mais qui se complètent pour aboutir à une paratopie dite créatrice de
l’écrivain exilé.

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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2 Les entretiens qui constituent le corpus analysé ont en général paru dans la presse
française suite à la publication de nouveaux ouvrages des deux auteurs. Il s’agit des
entretiens publiés entre les années 1995-2009, période où ils sont reconnus par les
institutions littéraires françaises et où ils deviennent de plus en plus connus par le
public des lecteurs. Parmi les écrits de Makine et Huston, on ne mentionnera que ceux
qui permettent d’éclairer les phénomènes discursifs caractéristiques des entretiens,
afin de voir s’il y a une spécificité de la figure de l’auteur exilé qui se dégage de ces
textes à quatre mains.

1. L’image de soi dans l’entretien et la paratopie


3 L’entretien est le lieu où se construit l’image de l’auteur en interaction avec ce qu’on
sait déjà de lui, et en interaction avec l’intervieweur (Yanoshevsky 2004). Rodden (2001)
considère l’entretien comme « a form of literary performance », c’est-à-dire comme un
espace discursif où l’auteur exécute un ou plusieurs de ses rôles qui peuvent coïncider
ou non avec l’image qu’on se fait de lui à partir de ses œuvres poétiques ainsi que de sa
personne corporelle. Selon Yanoshevsky (2004), il s’agit dans l’entretien d’un
affrontement, d’une sorte de jeu de forces entre l’image préexistante et l’image
discursive ainsi qu’entre l’auteur et son intervieweur : « loin d’offrir à l’écrivain une
simple occasion de se présenter sous un jour favorable, l’entretien fournit d’une part
un cadre où s’affrontent la volonté de l’interviewé et les exigences de l’intervieweur et
d’autre part l’image préalable de l’auteur et celle qui se construit lors de l’entretien. »
(Yanoshevsky 2004 : 6). Ce jeu de forces se produit suivant des conventions
conversationnelles interactionnelles qui régissent le déroulement de l’entretien. Il
importe, dans cet article, de s’interroger sur l’influence du statut personnel de
l’écrivain, et notamment l’écrivain exilé, sur le déroulement de l’entretien : changerait-
il les conventions d’interaction qui régissent ce genre ? Susciterait-il un maniement
spécifique de ces conventions ? Y a-t-il des stratégies spécifiques activées par les
participants dans le cas où l’interviewé est un auteur exilé qui écrit en français ?
4 Même en écrivant dans la langue du pays d’accueil, les écrivains exilés restent
étrangers à celui-ci. En même temps, éloignés physiquement de leur pays d’origine, ils
ne lui appartiennent plus. On peut dire qu’ils se trouvent dans un non-lieu, ou un hors-
lieu défini par un sentiment d’absence d’appartenance et par la nécessité de redéfinir
les liens qui les lient à la société. Est-ce à partir de ce non-lieu que l’écrivain exilé
construit son image de soi dans l’entretien ? Pour répondre à cette question nous
aurons recours au concept de « paratopie » défini comme une « localité paradoxale [...]
qui n’est pas l’absence de tout lieu, mais une difficile négociation entre le lieu et le non-
lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser »
(Maingueneau 2004 : 52-53).
5 Selon Maingueneau (2004 : 85), les relations entre le créateur et la société et le créateur
et l’espace littéraire peuvent être décrites comme une paratopie créatrice se jouant sur
différents plans. Notamment, il distingue trois modalités selon lesquelles la paratopie
créatrice peut s’exprimer :
Qu’elle prenne le visage de celui qui n’est pas à sa place là où il est, de celui qui va de
place en place sans vouloir se fixer, de celui qui ne trouve pas de place, la paratopie
écarte d’un groupe (paratopie d’identité), d’un lieu (paratopie spatiale) ou d’un
moment (paratopie temporelle).

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2. La paratopie d’identité: l’ethos de l’écrivain


volontairement marginal
2.1 Se dire « passionnément exclu » de la société d’accueil : le cas
d’Andreï Makine

6 Andreï Makine, écrivain d’origine russe qui a fait sa carrière en France, s’impose dans le
monde littéraire français en 1995 avec l’obtention du Prix Goncourt pour son roman Le
Testament français1 publié chez Gallimard. C’est à partir de ce moment qu’on commence
à l’intervieweur dans la presse quotidienne et hebdomadaire ainsi que dans les revues
littéraires. La reconnaissance institutionnelle n’amène pas Makine à renoncer à son
identification en tant qu’exilé, étranger. Il la souligne au contraire à travers les
thématiques de ses œuvres fictionnelles, à travers ses interactions avec les journalistes,
et jusque dans son accent russe prononcé. En même temps, il se distingue
manifestement de la société russe actuelle en la critiquant et en refusant d’accepter les
changements sociaux, culturels et mentaux qui y ont lieu. Dès lors que l’auteur insiste
sur sa non-appartenance à la société d’accueil tout en clamant son refus d’appartenir à
la société d’origine, dès lors qu’il choisit la langue étrangère comme langue d’écriture,
son exil apparaît comme une paratopie par excellence : une paratopie spatiale,
identitaire, linguistique.
7 Il n’est ainsi pas étonnant que même dans un entretien récent paru à la suite de la
publication de son roman La Vie d’un homme inconnu (2009), Makine insiste
explicitement sur le fait qu’il n’appartient pas à la société française :
Journaliste2 : Vous sentez-vous définitivement intégré dans cette France où vous
vous êtes fixé il y a plus de vingt ans ?
AM : Intégré à la culture française, oui ! Mais je ne vois pas pourquoi je devrais
m’intégrer au politiquement correct qui règne dans le monde intellectuel
d’aujourd’hui, à une société qui divinise les people et les footballeurs milliardaires
au détriment de vrais penseurs et artistes, à un système économique où les
financiers délinquants détruisent des millions d’emplois et donc des vies humaines.
De tout cela, je me sens passionnément exclu. (Payot 2009 ; nous soulignons)
8 La question du journaliste n’est pas accidentelle : elle fait partie d’un échange où
Makine prononce un plaidoyer en faveur de la Russie et s’exprime de façon critique sur
la France. La réponse n’est pas non plus fortuite : bien que parfois de façon moins
résolue, Makine se dissocie constamment de la société française contemporaine tout en
s’identifiant à la culture française.
9 La question de l’intervieweur provoque Makine : par la façon dont elle est posée, cette
question « fermée3 » incite l’interviewé à répondre tout d’abord par un « oui » ou
« non », et elle oriente la réponse. En fait, Makine approuve d’abord son intégration par
un « oui » exclamatif. Puis il s’explique et restreint la réponse initiale : s’il est prêt à
s’identifier avec la culture française, il refuse décidément de s’adapter et s’adopter les
mœurs imposées par la culture populaire contemporaine. A l’instar du « oui »
exclamatif, la restriction est elle aussi émotionnelle grâce à l’emploi de l’adverbe
« passionnément » ; cet adverbe signale aussi le caractère intentionnel de la
marginalisation de Makine, qui choisit de ne pas prendre part à certains aspects de la
culture française. On voit dès lors comment l’entretien privilégie, dans le va-et-vient de

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l’échange, l’explicitation d’une idée déjà présente ailleurs chez l’écrivain. Si Makine se
montre déjà critique – mais de façon détournée – dans ses essais et ses romans, ici, dans
l’entretien, et grâce au questionnement de l’intervieweur, il expose l’aspect de l’exilé
qui choisit parmi les valeurs de la société d’accueil celles qu’il estime respectables.
10 L’insistance sur son goût discriminatoire dans le choix d’intégration qui le classe parmi
les « Français raffinés » apparaît aussi dans d’autres entretiens mais sur un ton qui
pourrait être qualifié de provocant. Par exemple, lors de l’émission de Bernard Pivot,
« Bouillon de culture », où les invités sont interrogés sur leur vin français préféré,
Makine déclare : « J’aime le champagne doux que les tsars russes buvaient […] et les
Français le détestent en général. » (Pivot 1995 ; nous soulignons). En plus de provoquer,
Makine s’implique ici dans l’élaboration de son identité qui consiste en l’affiliation aux
« tsars russes », c’est-à-dire en une identification au passé noble de la Russie que
Makine oppose, à de nombreuses occasions, à la société russe contemporaine.
11 La prise de position subjective est exemplaire dans l’exemple suivant qui illustre
l’attitude adoptée par Makine à l’égard de la société française et de ses représentants. Il
s’agit cette fois-ci des aspects de la vie quotidienne :
J. : N’est-on pas déçu quand on a tellement rêvé de cette ville et qu’enfin, on y vit ?
AM : Non. Je vois Paris à travers mes yeux d’écrivain. Je refuse d’être entravé par le
quotidien. C’est possible quand on n’a pas de famille, ce qui est mon choix. Depuis
les prix, on me parle de cotiser pour la Sécurité sociale, pour la retraite. Je trouve
cela burlesque. Les Français ne me déçoivent pas car je ne fais que les regarder. Je
n’ai qu’un ami journaliste ici. Il a vécu en Algérie et est à moitié russe (Negrevergne
1995).
12 La question du journaliste focalise l’attention sur les émotions de l’auteur, mais le fait
sous un ton provocant, en parlant de déception plutôt que de plaisir. Elle instaure une
comparaison entre la ville actuelle et la ville rêvée de Makine, en faisant bien sûr
référence à l’expérience personnelle de l’auteur. En répondant, Makine signale trois
constituants paratopiques de sa condition d’exilé : être écrivain avant d’être Russe ou
Français (« à travers mes yeux d’écrivain »), se libérer des liens sociaux et matériels
(« Je refuse d’être entravé par le quotidien. »), ne pas se lier aux autochtones (« Il [son
ami] a vécu en Algérie et est à moitié russe »). Il insiste ainsi sur son ethos critique
extérieur, qui se pose comme supérieur, dû à la fois à son statut d’étranger et
d’écrivain. Le sentiment de supériorité est exprimé par le biais de l’adjectif axiologique
« burlesque » qui contient la disqualification de ce que la majorité des gens considèrent
comme indispensable (famille, sécurité sociale, retraite). Le statut d’exilé de Makine
s’étend alors au-delà des limites des différences culturelles entre deux pays et deux
peuples, aux différences entre ceux qui acceptent une vie bourgeoise moyenne (la
famille, les amis, le travail, la sécurité sociale) et ceux qui refusent de « jouer le jeu » et
qui restent (comme le fait Makine) des marginaux.

2.2 L’ethos d’une exilée déracinée: le cas de Huston

13 Nancy Huston est une écrivaine francophone d’origine canadienne anglophone. Elle est
auteure de plusieurs essais et romans, d’un livre de correspondances publié en
collaboration avec Assia Djebar, de deux pièces de théâtre. Huston arrive à Paris en
1975 pour poursuivre ses études universitaires ; elle rejoint les cercles gauchistes et
féministes et commence à rédiger des essais4. Elle écrit alors en français. En 1980,
Huston publie son premier roman, toujours en français5. En 1996, elle obtient le Prix

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Goncourt des Lycéens pour le roman Instruments des ténèbres et en 2006, le Prix Fémina
pour Lignes de faille. Les entretiens avec Nancy Huston paraissent dans la presse
française à partir l’année de sa consécration (1996) ; en 2000, elle prend part à un
recueil d’entretiens consacré à des auteurs bilingues (Kroh 2000).
14 Dans ses entretiens, Huston élabore son statut d’exilée déracinée : elle reste étrangère
dans la société d’accueil mais en même temps elle n’éprouve aucun sentiment de
nostalgie ou d’attachement envers sa patrie. Elle le fait en commentant ses rapports, ou
leur absence, avec les Français et avec le Canada.
15 L’échange suivant a lieu lors d’un entretien qui suit l’obtention par Huston du Goncourt
des Lycéens, prix littéraire français « cadet » du Goncourt. Une série de brèves
questions posées par l’intervieweur (« Ecrivez-vous en français ou en anglais ? Votre
premier voyage en France ? Paris aujourd’hui ? Qui fréquentez-vous à Paris ? Vous être
française ? Que pensez-vous des auteurs français actuels ? ») vise à proposer au lecteur
une esquisse de l’écrivain étranger. Huston accepte de jouer le rôle de l’étrangère non
intégrée car elle revient à plusieurs reprises sur le fait qu’elle a un meilleur contact
avec les étrangers qu’avec les Français. C’est ainsi qu’elle insiste sur la distinction entre
les autochtones et les exilés :
J : Qui fréquentez-vous à Paris ?
NH : Beaucoup d’étrangers. […] Mon mari et moi sommes des exilés comme
beaucoup dans notre cercle. Il y a très peu de Français. Ce n’est pas par sentiment
anti-français mais cela nous donne une certaine liberté. Nous n’avons pas besoin de
quêter cette approbation dont les Français sont très chiches (Poyet 1996).
16 Comme Makine, Huston souligne son altérité. Cependant, à la différence de Makine qui
augmente toujours la distance entre lui et la société française en se positionnant à
contre-courant de celle-ci, Huston semble se rapprocher de ses lecteurs, par le refus du
ton péremptoire qui caractérise Makine : si, lors de l’échange cité ci-dessus, elle
reproche aux Français d’être « chiches », elle ne le fait pas dans le cadre d’une critique.
Il s’agit plutôt d’expliquer pourquoi son cercle d’ami est constitué principalement
d’étrangers, car « [...] les Français sont beaucoup moins tolérants [que les Américains]
vis-à-vis de l’erreur », comme elle l’avoue dans un autre entretien (Kroh 2000 : 95) 6.
17 Mais malgré la différence de ton avec Makine (l’un étant provocateur, l’autre modéré),
elle présente quand même une affinité avec l’auteur d’origine russe, car tous les deux se
montrent maîtres de leurs marginalité. Le fait de ne pas avoir de Français parmi ses
amis ne témoigne pas d’une marginalité forcée comme c’est souvent le cas des
immigrés mais contribue à la construction d’un ethos d’étrangère qui maitrise la
situation, qui connaît bien le caractère des autochtones et qui fait ses choix en toute
conscience.
18 Si pour Makine la paratopie joue au niveau du refus d’appartenance, celle de Huston est
au contraire liée à l’absence : absence d’un sentiment de nostalgie lié au fait que sa vie
au Canada était souvent associée au manque ; manque d’une mère qui a quitté sa
famille au profit d’une carrière professionnelle ; manque d’événements et donc
d’intensité de vie. Ainsi, la présence massive de la préposition « sans » qui apparaît
chaque fois que l’auteur parle de son pays natal : « J’ai toujours vécu dans les régions
sans guerre, sans bombes, sans drames, je n’ai connu ni la faim ni la répression
politique » (Kroh 2000 : 35 ; nous soulignons).
19 Dans un contexte de la doxa occidentale, cette réponse de Huston semble valoriser
l’absence des guerres et d’autres cataclysmes, et cela en raison du sens négatif que ces

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phénomènes ont dans la conscience collective de l’Occident. Cependant, replacée dans


l’intertexte du discours de l’auteur exilé, cette absence d’événements acquiert une
connotation « négative » :
J : [...] La déracinée que vous êtes éprouve-t-elle ce même type de nostalgie ?
NH : Je n’éprouve pas la moindre nostalgie envers les paysages de mon enfance, pas
plus que pour mon pays d’origine. Au contraire ! Lorsque, après avoir quitté l’ouest
du Canada, en 1968, j’ai déménagé vers l’est des États-Unis, j’ai senti comme une
intensification de la vie... une densification qui m’avait jusque-là manqué. Car
l’Alberta incarnait, pour moi, la platitude de l’existence, ce vide qui m’angoisse.
(Schiffer 2003)
20 La question du journaliste contient déjà une étiquette : « la déracinée que vous êtes »
proposée d’ailleurs par Huston elle-même dans ses discours antérieurs. Elle ne
provoque ainsi aucune réticence de la part de l’interviewée. En revanche, elle confirme
et développe une idée de déracinement en expliquant ses raisons. On constate alors que
pour ce qui concerne son pays natal, même les caractéristiques qui pourraient être
perçues comme des avantages (pays calme et sûr) acquièrent chez Huston une valeur
négative, et cela grâce aux mots appartenant au champ sémantique du manque comme
« platitude » et « vide ».
21 Le discours de l’entretien est très proche sur ce point de ses essais où l’auteur insiste
aussi sur la platitude de son pays natal7 :
Comment faire comprendre à des Européens ce que signifie l’absence totale de
ce qu’ils chérissent par-dessus tout : l’enracinement ? […] Même enfant, la réalité
me semblait d’une fadeur et d’une homogénéité écœurantes : partout ce fut le règne
des bons sentiments et du bon voisinage ; partout était installée la platitude du
neutre. (1995 : 178)
22 Dans les deux discours, l’écrivaine exilée raconte son expérience personnelle et élabore
ainsi un ethos d’exilée déracinée, qui ne s’identifie pas à son lieu de naissance ou
d’enfance. Or, si l’essayiste rappelle son enfance dans le but unique de problématiser les
différences entre les Européens et les Canadiens, dans l’entretien c’est l’interviewée en
tant que personne et ses émotions qui occupent le centre. En conformité avec son ethos
de porte-parole des immigrés qu’elle construit dans l’essai, Huston déclare son but qui
est de « faire comprendre à des Européens ce que signifie l’absence totale de ce qu’ils
chérissent par-dessus tout : l’enracinement ». Ainsi, elle oppose deux mentalités – des
enracinés et des déracinés et tente d’en expliquer les différences. En tant
qu’interviewée, par contre, elle ne généralise pas : elle élabore une image d’exilée
contente de son exil qui la libère de son passé et des identités imposées par une
appartenance définie et définitive. Elle s’écarte ainsi de l’opinion commune selon
laquelle les exilés éprouvent une nostalgie envers la patrie quittée.

2.3 L’ethos de « diseur de vérité» d’Andreï Makine

23 L’ethos critique de Makine analysé ci-dessus constitue le fondement d’un ethos de


« diseur de vérité » lié à la fois à son statut d’exilé et à la conception qu’a l’auteur du
rôle de l’écrivain comme quelqu’un qui devrait « lutter contre les évidences
rationnelles qui nous emprisonnent dans des définitions élaborées, imposées par la
société » (Argand 2001 : 25).
24 Paveau (2010) souligne que la posture de « diseur de vérité » est risquée, étant donné
qu’« il n’est pas si sûr que la vérité soit toujours considérée comme une chose bonne (à

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dire) et conforme à la morale ». Ainsi celui qui l’adopte risque être relégué à la
marginalité et même à l’exil (Paveau 2010a). Paveau note aussi qu’il existe plusieurs
figures de diseurs de vérité, qui se distinguent par le champ dans lequel ils agissent et
par l’époque de leur apparition8. Au-delà des distinctions qui différencient les cas de
figures, le diseur de vérité est défini comme « porteur d’un discours marqué par le
courage de la vérité, et […] il court le risque d’être mis au ban de la société, car il publie
des vérités insupportables » (Paveau 2010b).
25 La posture de « diseur de vérité » est inscrite d’ores et déjà dans la position marginale
de l’exilé, capable de voir grâce à sa perspective externe les dysfonctionnements de la
société d’accueil aussi bien que de sa patrie. C’est de cette position que Makine
s’exprime sur les changements qui ont eu lieu en Russie juste avant et après
l’écroulement de l’Union Soviétique, à l’occasion d’un entretien qu’il donne juste après
l’obtention du Goncourt en 1995 :
AM : J’ai quitté l’Union soviétique parce que j’ai vu le pays tout entier basculer dans
le capitalisme sauvage, et des intellectuels comme moi devenir des hommes
d’affaires de la pire espèce. Cette perversion matérialiste m’a bouleversé (Nicolini
1995).
26 Il est évident qu’une telle vision est peu flatteuse pour la société russe ; pourtant,
Makine tient à l’exprimer dans cette même interview, parce qu’il a « besoin de
transmettre un message que j’estime important, ma vision du monde, une certaine
conception de l’immortalité, de l’infini » (Nicolini 1995). Puisqu’une critique aussi
explicite de la Russie n’existe pas dans ses autres écrits, il nous reste à présupposer que
celle-ci est provoquée par le contexte « confessionnel » de l’entretien (où l’écrivain se
trouve devant l’intervieweur-« prêtre », à qui il doit avouer « la vérité »). En tout cas,
nous ne pouvons pas aller ici au-delà de l’hypothèse, étant donné que les questions sont
omises dans la transcription.
27 Or les révélations concernant la situation actuelle en France ne sont pas spécifiques à
l’entretien : elles apparaissent également dans l’essai. Où se situe donc la contribution
de chaque genre à cette activité critique ? L’analyse de la réplique suivante en est très
révélatrice :
J : Beaucoup d’anciens dissidents ou d’artistes de l’Est qui s’étaient élevés contre le
communisme, d’Alexandre Zinoviev à Milan Kundera, se sont montrés également
très critiques envers l’Occident une fois passés à l’Ouest. Quel regard portez-vous
sur cela ?
AM : Il y a des gens – je ne pense pas en particulier à Zinoviev ou Kundera – qui
parfois sont affligés d’un caractère qui les pousse à critiquer tout régime. Tant
mieux d’ailleurs. Mais est-ce tellement efficace ? Ce que dit Zinoviev aujourd’hui sur
l’Occident est un coup d’épée dans l’eau (Authier 2004).
28 La « consigne » introduite ici par le journaliste n’est pas univoque. Outre l’évocation
d’un nouveau thème (critique de l’Occident par les exilés), elle renvoie implicitement
l’interviewé à ses origines qui se trouvent, effectivement, en Europe de l’Est.
Cependant, l’interviewé ignore cette allusion et élargit la discussion par le recours à la
généralisation impersonnelle (« il y a des gens »). Par ce détour, il poursuit deux
objectifs à la fois : d’abord, il rejette l’hypothèse du journaliste sur la causalité qui
existe entre « être dissident de l’Est » et « critiquer l’Occident ». Puis, il disqualifie les
propos critiques tenus par ceux qui « sont affligés d’un caractère qui les pousse à
critiquer tout régime ». Ainsi, l’interviewé se désolidarise et de l’intervieweur, et du
groupe auquel ce dernier tente de le faire appartenir. Cette démarche paratopique de

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« diseur de vérité » solitaire par nature, s’accomplit dans la suite de la réplique citée où
Makine propose sa propre vision du problème :
AM : Le problème aujourd’hui de la France, à mes yeux, est que ce pays veut de
moins en moins être lui-même. Il y a en France le rejet de sa propre identité. On
connaît cette identité. Il suffit de creuser un peu la terre pour percevoir l’héritage
gréco-romain, gallo-romain, chrétien, judéo-chrétien, etc. Vous avez quand même
un socle. Ou bien on arrache tout et on jette cela à la poubelle. Dans ce cas-là, on
oublie tout, on peut porter le voile et commencer une autre civilisation. S’il n’y a pas
de socle et si un pays ne veut plus être lui-même, comment peut-on intégrer les
étrangers ? Corneille a tout dit : « Si vous n’êtes pas Romain, soyez digne de l’être ».
Si l’on n’est pas Français, il faut être digne de l’être. C’est cela l’intégration […]
(Authier 2004 ; nous soulignons).
29 Dans cette analyse de la situation, l’interviewé remplit la fonction de « lanceur d’alerte
[…] qui cherche à faire reconnaître, souvent contre l’avis dominant, l’importance d’un
danger ou d’un risque » (Chateauraynaud 2008 ; nous soulignons). Il le fait à partir de
son statut d’exilé, d’étranger qui fait partie de la société française et en même temps il
ne s’intègre pas entièrement. Cette situation favorise donc les prises de position que les
Français, trop absorbés par leur culture, ne peuvent pas et ne se permettent pas de
faire, à cause de cet « ordre du discours » dont parle Foucault selon lequel tout discours
est régi par un certain nombre de procédures dont l’interdit : « On sait bien qu’on n’a
pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle
circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi »
(Foucault 1971 : 364). Un étranger comme Makine peut alors se permettre de dire ce
que ne peuvent pas dire les Français de souche.
30 Si des idées semblables sont aussi présentes dans le discours essayistique de Makine,
l’essayiste les exprime sur un mode moins assertif et plus politiquement correct. Dans
l’entretien, l’interviewé adopte un ton plus agonique par le recours au vocabulaire
provocateur comme « jeter à la poubelle ou arracher l’héritage ». La provocation est
aussi contenue dans un groupe verbal métonymique « porter le voile » qui signale de
façon plus explicite que dans l’essai le groupe contre lequel est ciblée l’argumentation
de Makine. Dans l’essai, le groupe problématique qui ne s’intègre pas et qui pose ainsi le
problème à la société française est désigné par le terme plus vague de « jeunes » 9 :
replacé dans le contexte social et culturel, ce mot peut être attribué à un groupe
facilement identifiable, à savoir les habitants des banlieues parisiennes. Or, il ne
renvoie pas aux attributs culturels de ces gens ; en revanche, dans l’entretien Makine
cible mieux sa critique en les désignant par le biais d’une marque de leur appartenance
culturelle religieuse, le voile. Si nous supposons que c’est le genre d’entretien qui
favorise la provocation, c’est pour deux raisons : d’une part, la présence de
l’intervieweur qui formule les questions provocantes incite l’interviewé à donner des
réponses révélatrices, d’autre part, le format même de ce genre où dans l’espace
discursif et temporel très limité le locuteur qui voudrait transmettre un message,
clarifier ses idées et construire une image de soi claire, radicaliserait son discours,
choisirait les termes les plus frappants, et cela non seulement pour être entendu par le
lecteur mais aussi pour insister sur un ethos indépendant à la fois des lieux communs
d’une société donnée et de quelconques affiliations.
31 Cet ethos qui se situe dans le registre de la paratopie, c’est-à-dire hors de toute place
fixe, est aussi repérable dans l’échange suivant où l’auteur exilé critique le champ
littéraire français :

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J : Aujourd’hui, de nombreux écrivains étrangers installés en France en ont adopté


la langue. Cela vous surprend-il ?
AM : Je ne suis pas surpris, mais je reste très méfiant. Quand on pense au travail
monumental sur soi que représente le passage d’une langue à une autre… Je reste
persuadé qu’en France, de nombreux auteurs se font aider dans ce délicat travail et que
certains textes sont tout simplement réécrits… Moi, j’ai au moins cette qualité : j’écris sans
accent… (Clermont 2009 ; nous soulignons).
32 Cet échange entre le journaliste du Figaro et Andreï Makine est extrait d’un entretien
paru en 2009, c’est-à-dire plus de dix ans après le Goncourt et la publication de plus
d’une dizaine d’ouvrages en langue française. L’image d’auteur qui surgit à travers la
question du journaliste est celle d’une autorité, d’un expert à qui on demande l’opinion.
Makine accepte l’autorité conférée10. Dans sa réponse, toute en assumant tacitement
son image préalable d’écrivain exilé, il la valorise par l’utilisation du qualificatif
évaluatif « monumental » et il se détache simultanément des autres représentants de ce
groupe (« Moi, j’ai au moins cette qualité […] »). Il gère ainsi sa paratopie d’écrivain
exilé qui ne trouve cependant pas sa place dans le cercle d’écrivains issus, comme lui,
des pays étrangers et écrivant en français.
33 Pourquoi l’auteur qui construit d’une manière pédante son argumentaire dans ses
écrits, généralise-t-il dans les entretiens sur toutes sortes de thèmes 11 sans parfois
donner de preuves suffisantes à l’appui de ses assertions et sans tenter de s’en tenir aux
normes de politesse convenues ? Au niveau du fonctionnement du discours, c’est
probablement le caractère dialogal du genre qui favorise chez Makine une certaine
violence verbale (Kerbrat-Orrecchioni 1980) : la présence des intervieweurs déclenche
la mise en mots de la provocation, de la transgression des règles de la bienséance. Ce
qui en résulte, c’est que le comportement discursif de Makine contribue à la
construction d’une image d’auteur exilé provocateur, « diseur de vérité » prêt à
négliger le « bon ton » afin d’interpeller son interlocuteur. La dénonciation de la
politique culturelle de la France ou/et des auteurs exilés qui écrivent « avec l’accent »
permet ainsi à Makine de préserver sa paratopie dans la société dont il doit à la fois
faire partie et se détacher.

2.4 Se construire une image à travers la critique de la France

34 L’analyse comparative des entretiens de Huston et de Makine montre une ressemblance


d’opinion, par exemple sur le cercle intellectuel parisien ou sur l’état de la langue
française. Or ils diffèrent, comme on l’a déjà vu, dans leurs styles respectifs, ce qui, à
son tour, contribue à la construction d’ethè d’exilés différents.
35 Ainsi, à la différence de Makine qui se dissocie de façon consistante de la société
d’accueil, Nancy Huston produit dans les entretiens l’image d’une exilée qui a réussi à
s’intégrer dans son pays d’adoption, qui aime la France – son peuple, sa culture, sa
langue. Cette image résulte de ce que l’écrivain raconte sur sa vie en France – sur sa
participation active à la vie politique française (à titre d’exemple, elle a fait partie d’un
groupe féministe français, elle a manifesté avec les gauchistes français, etc.), sur ses
études en France (elle a participé aux séminaires de Barthes et de Lacan, sa thèse est
consacrée à l’utilisation des gros mots en français12). Une lecture attentive des
entretiens révèle néanmoins une identité plus complexe que ne laisse croire
l’intégralité de ses écrits, où une image d’intégration réussie voisine avec un ethos
critique et plus distant de la société d’accueil. Si leur style est différent, la critique de

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Huston à l’égard de la France et des Français reste toutefois proche de celle exprimée
par Makine.
36 Par exemple, Huston exprime un nombre de réserves qu’elle a à l’égard des Français et
de leur culture. Ces réticences apparaissent souvent à la suite des questions posées de
façon explicite par les intervieweurs : « Paris aujourd’hui ? », « Qui fréquentez-vous à
Paris ? » ou encore « Vous êtes française ? » (Poyet 1996) comme dans l’exemple
suivant :
J : Paris aujourd’hui ?
NH : J’ai longtemps vécu rue des Rosiers. Le côté étranger, dans un pays étranger,
me plaît. [...] Je l’ai quittée lorsque le hammam est devenu Chevignon. Je n’ai quand même
pas quitté mes plaines pour retrouver les chapeaux de cow-boy ici ! (Poyet 1996)
37 L’intervieweur adopte ici un style télégraphique qui rend possible une plus grande
liberté d’interprétation de la question13 par l’interviewée parce qu’elle peut choisir
l’aspect qui lui plaît et l’aborder dans sa réponse. Par exemple, cette question peut être
complétée par « Aimez-vous le Paris d’aujourd’hui ? Comment trouvez-vous le Paris
d’aujourd’hui en comparaison avec le Paris d’hier ? Le Paris d’aujourd’hui, correspond-
il à la ville que vous vous imaginiez ? », etc. L’interviewée choisit d’exprimer une
opinion critique concernant les changements culturels qui ont lieu à Paris, à savoir la
perte du caractère historique et traditionnel du quartier remplacé par le représentant
par excellence de la culture de consommation caractéristique de la société
contemporaine/nord américaine. Cette critique de Huston fait écho à celle articulée par
Makine qui reproche à la France d’avoir rejeté « sa propre identité 14 » (Authier 2004).
Pourtant, le changement qu’évoque ici l’interviewée ne concerne pas la perte de
l’héritage culturel français au profit d’une culture de consommation identique dans
tous les pays. À la différence de Makine, Huston ne plaide pas pour la conservation de la
culture française (elle ne mentionne pas les indices de la francité) mais elle s’oppose au
nivellement culturel, à l’effacement des différences culturelles. Cette prise de position
est exprimée à travers l’usage de l’anecdote symbolique – le hammam remplacé par
Chevignon, les plaines remplacés par les chapeaux de cow-boy. « Le hammam » et « les
plaines » symbolisent ici la tradition et témoignent ainsi de la multiplicité culturelle, de
la présence de différentes cultures dans la société française. Si Huston exprime une
critique ici, il n’en reste néanmoins qu’elle ne part pas des mêmes présupposés que
Makine. Alors que celui-ci se présente comme un descendant de la culture française
d’antan rejetant de la sorte la culture française contemporaine, Huston, pour sa part,
ne se montre pas favorable à une culture ou à une autre, et refuse ainsi la possibilité de
rester enfermée dans une seule culture, une seule identité. Le résultat de ces
différences est que Makine peut être associé aux traditionnalistes, voire aux
nationalistes conservateurs, tandis que Huston se rapproche plutôt du
multiculturalisme qui accepte la présence de différentes cultures au sein d’un même
espace social.
38 Les jugements de deux auteurs se croisent aussi quand ils s’expriment de façon
négative sur le cercle intellectuel parisien : Huston le traite de « monde clos et
vaniteux » (Schiffer 2003) et Makine d’« hypocrites » et de « trafiquants d’idées »
(Liedekerke 2000 : 87). Ainsi, ils portent un jugement négatif sur ce milieu ; la différence
réside, à nouveau, dans une manière distincte de se situer par rapport au milieu
critiqué. Si Makine dit habiter « à côté de Barbès » et ne jamais y voir « ces maîtres à
penser qui vivent dans les beaux quartiers » (Liedekerke 2000 : 87), Huston dit avoir
appartenu jadis à ce cercle et assume ainsi sa propre critique :

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NH : [...] je suis critique à l’égard de mon gauchisme. […] Comme d’autres gauchistes
irresponsables, j’ai contribué indirectement au maintien des régimes communistes
dans le monde [...]. Je n’oublie jamais à quel point il est aisé d’avoir des idées, des
opinions [...]. Il y a une chose incroyable en France : c’est la propension des gens à
polémiquer bruyamment [...] (Argand 2001 : 34).
39 À travers leur énonciation, chacun des deux auteurs gère ainsi différemment la
paratopie de l’écrivain : alors que Makine adopte la posture d’accusateur externe au
cercle qu’il récuse, Huston, même si elle reste critique sur le fond, sur le bavardage
polémique français, le fait « de l’intérieur » en y avouant sa part et contribution. Sa
critique se rapproche alors de l’autocritique.
40 Dans leurs entretiens, Makine et Huston sont également critiques à l’égard des auteurs
français contemporains. Leurs prises de position respectives deviennent possibles grâce
aux questions des intervieweurs qui, à plusieurs reprises, interrogent l’opinion des
auteurs exilés concernant leurs confrères comme dans l’échange suivant :
J : Que pensez-vous des auteurs français actuels ?
NH : Je les trouve trop paralysés par le passé. Ils se mesurent en permanence aux
grands derrière eux. Ils veulent absolument comprendre leurs personnages et ont
peur de leurs découvertes (Poyet 1996).
41 Cet extrait date de 1996, c’est-à-dire l’année même où Huston reçoit le Goncourt des
Lycéens et où on commence à la reconnaître en tant qu’écrivain français. Huston ne
possède pas encore l’autorité d’un auteur reconnu, sa légitimité dans le champ
littéraire française est en train de se construire. Malgré ce statut encore incertain,
l’interviewée n’essaye pas d’éviter la réponse à la question gênante du journaliste qui
l’oblige à prendre position par rapport à ceux qui sont supposés avoir plus d’autorité et
de légitimité dans le champ littéraire français. Elle s’exprime malgré cela de façon
décidée en accusant implicitement les auteurs français d’être réactionnaires soumis au
passé et aux autorités. Elle se distingue de ceux qu’elle décrit. Cette dissociation est
repérable non seulement grâce à l’utilisation du lexique négativement connoté (« trop
paralysés ») mais aussi grâce aux autres entretiens (par exemple, Kroh 2000 : 96-97) où
Huston exprime l’idée selon laquelle les écrivains exilés jouissent d’une plus grande
liberté d’expression que leurs homologues autochtones. Ainsi, elle dit appartenir au
camp des écrivains exilés.
42 Il est intéressant de comparer la réponse de 1996 avec celle de 2007 à une question
similaire. On observe en fait un changement de ton :
J : Quel regard portez-vous sur la littérature française contemporaine ?
NH : […] En gros, mon sentiment intime est que (1) les écrivains français actuels ne
se fatiguent pas, surtout la jeune génération. (2) Ils se donnent de petites tâches et
les remplissent bien, mais personne ne semble avoir le courage de se lancer dans
une entreprise d’envergure, une vaste fresque qui demanderait un effort sur la
durée, impliquant non pas de parler de la solitude mais de vivre dans la solitude
(Kuffer 2007).
43 On peut constater effectivement que le ton dans les deux exemples diffère. Bien que
critique, la réponse de 1996 ne contient aucune ironie ou ambigüité, l’écrivain
s’exprime de façon franche. C’est cette franchise qui est censée atténuer la critique
difficilement acceptable de la part d’une étrangère. En revanche, dix ans plus tard, la
réponse de Huston à une question similaire change au niveau formel tout en
transmettant la même idée de fond. Ici, l’auteur a recours à l’ironie verbale ancrée dans
la complémentarité de deux phrases qui critiquent les « écrivains français
contemporains ». La phrase (1) contient une litote contenue dans l’expression « ne pas

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se fatiguer », la phrase (2) est ironique grâce à la précision « et les remplissent bien »
qui se réfère aux « petites tâches ».
44 Cette critique de Huston rejoint les paroles de Makine qui, dans ses entretiens, signale
la futilité des thèmes traités par les auteurs français contemporains. Makine se dissocie
explicitement de ces auteurs à propos desquels il s’exprime aussi avec une certaine
hauteur : « Je n’arrive pas à prendre au sérieux les personnages qui souffrent parce qu’ils
ne parviennent pas à faire l’amour plus de dix fois dans le mois. » (Argand 2001 : 25). On
constate ici la présence de la première personne de l’indicatif (je) qui s’exhibe en
assumant ainsi la responsabilité des énoncés agressifs. Dans l’exemple suivant,
l’interviewé pousse à l’extrême son discours « politiquement incorrect 15 » :
J : Quel regard portez-vous sur la littérature aujourd’hui ?
AM : Je trouve que les librairies sont pleines de non-livres. Ce sont des objets qui
ont la forme d’un livre, mais qui n’en sont bien souvent pas. La télévision nous a
rendu un service extraordinaire. Je suis un grand défenseur de la bêtise de la
télévision parce qu’elle évacue tout ce qu’il y a de crétin en l’homme. Les écrivains
en ont été libérés. Mais les auteurs sont têtus comme les ânes, ils continuent à
écrire des petits romans mélodramatiques sans intérêt. Pourtant ce n’est plus la
peine d’écrire là-dessus puisque la télévision se charge de l’idiotie permanente.
(Thibeault 2004)
45 Le lexique choisi par l’interviewé - « têtus comme les ânes », « petits romans
mélodramatiques sans intérêt », « la bêtise » et « l’idiotie permanente » - a de fortes
connotations négatives, voire il confère à l’énonciation un ton insultant. Ce ton traduit
la condescendance avec laquelle l’interviewé perçoit la situation dans le champ culturel
français. Cet effet est encore renforcé par l’ironie verbale contenue dans la
juxtaposition des mots service extraordinaire, défenseur d’une part, et idiotie permanente,
bêtise, crétin de l’autre.
46 Ainsi, les deux auteurs se positionnent en tant qu’étrangers sûrs d’eux, de leur
compétence et de leur aptitude à se livrer à une analyse critique. Cette démarche est
paratopique dans le sens où les auteurs inversent les positions fortes et faibles, ou
« maximales et minimales » (Maingueneau 2004 : 96) et jouent des deux à la fois – le
« statut minimal » d’un exilé et le « statut maximal » des écrivains institutionnalisés
distingués par des Prix littéraires. Or ce statut maximal-minimal a des implications
différentes chez les deux écrivains : Makine confirme ici son ethos de « diseur de
vérité » qui exclut l’option de toute forme d’objection ; la réponse de Huston, au
contraire, invite à la discussion, et la présente ainsi comme prête à coopérer, ouverte
au dialogue et à la discussion.

3. La paratopie spatiale : préserver la non-


appartenance pour pouvoir écrire
47 La paratopie n’est pas affaire seulement de construction identitaire mais aussi des lieux
choisis par un locuteur pour construire un espace à travers lequel il lui serait possible
d’entretenir les rapports avec la société. Selon Mainguneau (2004 : 103), « l’auteur,
quelle que soit la modalité de sa paratopie, est quelqu’un qui a perdu son lieu et doit
par le déplacement de son œuvre en définir un nouveau, construire un territoire
paradoxal à travers son errance même ».

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48 C’est dans cette perspective qu’on doit analyser les répliques récurrentes dans les
interviews de Makine où il avoue son goût pour les vagabondages dans les montagnes.
Lorsqu’il est interrogé sur ces vagabondages, l’écrivain construit à la fois son ethos
discursif et aussi une posture non-discursive en adoptant un certain comportement
relatif à ce trait : il accepte, quoique sans enthousiasme 16, que les journalistes (au moins
deux dont nous avons les témoignages) l’accompagnent dans ses promenades. De plus,
il les autorise17 à décrire en détail ses habitudes de randonneur : il dort « ici ou là à la
belle étoile » sur « un matelas d’épines de pin » au lieu de sac de couchage, il ne planifie
pas ses circuits (« Il ne sait jamais où ses vagabondages le mèneront »), sa nourriture
est très simple - « Du fromage, des mûres et un peu de pain, cela suffit bien » (Roignant
1996). Par le biais de ces détails, Makine se présente comme un non-conformiste libéré
des obligations et poussé seulement par l’amour du voyage.
49 Au début de son reportage, le journalise précise que Makine voyage ainsi « depuis son
arrivée en France il y a huit ans » (Roignant 1996). Cette mention lie la posture de
vagabond18 à son exil : les vagabondages semblent être le prolongement naturel de l’exil
et lui confèrent un caractère permanent.
50 En racontant son amour du « voyage pédestre », Makine le lie non seulement à l’exil
mais aussi à l’écriture :
AM : Le voyage pédestre à travers champs, sentiers et bords de mer est presqu’une
tradition littéraire russe […]. Autrefois, il y avait les « stranniki », des nomades un
peu religieux qui vagabondaient dans la nature et vivaient en harmonie avec le
cosmos. Ils s’arrêtaient ici ou là, chez des gens hospitaliers avides d’entendre leurs
récits, de se nourrir de leurs aventures terrestres et mystiques. Pour moi, c’est une
belle métaphore du lien qui existe entre l’écrivain et ses lecteurs. Ces derniers, pris
par leurs obligations sociales, ne peuvent s’imprégner du cosmos, de cette
dimension mystique, tandis que l’écrivain est un être libre qui, par son livre, leur
apporte cette nourriture métaphysique (Roignant 1996).
51 Les mots-clés de cette citation – « tradition littéraire russe », « nomades », « libre »,
d’une part, et « aventures terrestres et mystiques », « s’imprégner du cosmos, de cette
dimension mystique », « nourriture métaphysique », de l’autre, permettent de
reconstruire la posture que l’auteur désire adopter, celle d’un écrivain libéré – par son
exil et ses vagabondages – des obligations sociales. La liberté et le détachement à
l’égard de la vie quotidienne sont représentés comme étant des atouts : c’est de cette
façon-là que Makine construit le lieu paratopique qui donne raison à sa création 19.
52 La paratopie spatiale est aussi présente dans les entretiens de Nancy Huston qui avoue,
dans un entretien donné à Vogue à la suite de la publication de son roman Dolce agonia
(2002), son besoin de s’isoler pour pouvoir écrire :
J : Une journée de travail type ?
NH : Je quitte la maison pour mon studio à 9 heures. Dans cet endroit, je n’ai pas de
téléphone, pas d’Internet. Tout en faisant l’éloge du lien, je dis fortement que j’ai
besoin de m’isoler pour travailler. Impossible pour moi d’écrire au milieu de la
famille. Dans ce bureau, je n’ai pas de photos de mes enfants, je ne suis la femme de
personne, l’amie de personne. Je ne suis même pas un écrivain ; c’est à la maison
que je gère ma carrière, entre guillemets (Binet 2004).
53 La description de ce studio fait penser à une île qui, quant à elle, représente un espace
isolé : « elle matérialise en effet l’écart constitutif de l’auteur par rapport à la société.
[…] l’île appartient au monde sans y appartenir » (Maingueneau 2004 : 103). En fondant
dans cette réponse au journaliste sa paratopie, Huston lui donne raison d’être (elle en a
besoin pour pouvoir écrire) et fait en même temps la distinction entre l’écriture en tant

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que l’activité créatrice et l’inscription dans le champ littéraire (« c’est à la maison que
je gère ma carrière »).
54 Ainsi, en ce qui concerne la paratopie spatiale, les deux auteurs en question la
maintiennent dans leurs discours d’entretien respectifs mais ils ont recours à des
embrayeurs paratopiques différents : Makine se sert de l’image d’un errant qui ne peut
pas s’enfermer dans un lieu, Huston opte pour une chambre enfermée, sorte d’une île
qui se trouve à la fois dans et hors du monde.

4. La paratopie créatrice : l’ethos de poète solipsiste


55 Selon Maingueneau, « est créateur celui qui a organisé une existence telle qu’il peut y
advenir une œuvre, la sienne » (Maingueneau 2004 : 92). Dans le cas des écrivains exilés
comme Makine et Huston, cette organisation consiste en une insistance sur une
paratopie identitaire et spatiale qui aboutit à une paratopie créatrice, celle donc qui
subordonne toute existence d’une personne à la création. Nous tenterons de le montrer
dans ce qui suit.
56 Dans ses entretiens, Makine insiste sur son identité russe et se distancie de la société
française. Il revendique simultanément une identité française, le français étant la
langue de sa grand-mère. Aussi pense-t-il dans les deux langues, il fait un plaidoyer
pour l’intégration et participe de façon active à la vie littéraire et culturelle française
(les entretiens, les prix, la reconnaissance). Cette ambivalence du discours de Makine
motive des questions d’éclaircissement sur son appartenance :
1) J : Vous avez désormais la nationalité française. Comment vivez-vous entre deux
mondes ?
AM : Je vis dans mon monde. Dans mon univers à moi (Vavasseur 1998).
2) J : On a parlé de vous comme d’un Russe s’exprimant en français. Cette définition
vous convient-elle ?
AM : Je pense que dès que l’on commence à écrire on devient étranger… (Liedekerke
2000 : 86).
3) J : Vous avez désormais la citoyenneté française. Avez-vous le sentiment d’avoir
trahi quelque chose de vos racines ?
AM : Non, car je n’ai vraiment qu’une seule patrie : l’écriture… (Barillé 2001).
57 Les questions posées par les journalistes sont plus ou moins identiques dans les trois
exemples : en fonction d’un savoir préalable sur le statut de l’interviewé, ils demandent
à Makine de le commenter. Les réponses de Makine se ressemblent aussi, or chaque fois
elles deviennent de plus en plus précises de façon à ce qu’on comprenne que l’écrivain,
selon le cliché romantique, n’est nulle part chez soi à part dans l’écriture. Il se présente
ainsi comme « quelqu’un dont l’énonciation se constitue à travers l’impossibilité même
de s’assigner une véritable place, qui nourrit sa création du caractère radicalement
problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société »
(Maingueneau 2004 : 85).
58 Il s’ensuit que la question d’appartenance nationale, ethnique ou langagière perd toute
pertinence et cède la place à des critères poétiques, comme dans l’exemple suivant :
J : Pourquoi avoir choisi d’écrire en français ?
AM : Je m’intéresse aux Français tout naturellement. Je voulais m’adresser à eux et
dans quelle autre langue aurais-je pu le faire ? De plus, si j’avais écrit en russe,
j’aurais été traduit et donc trahi. Mais le choix de la langue n’est pas important. Ce

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qui est important c’est de garder ce langage poétique parce que la vision que l’on a,
on peut l’exprimer dans n’importe quelle langue… (La Gazette 2004).
59 Dans sa réponse à la question sur le choix de langue d’écriture, Makine explique
plusieurs aspects de sa démarche d’écrivain exilé. Il parle d’abord de la raison
institutionnelle du choix de la langue qui rend possible son intégration dans le champ
littéraire français. Puis, il nie l’importance de ce choix pour la création en tant que
telle : il distingue alors entre le langage poétique et une langue concrète – française,
russe ou autre. Cette dénégation contribue à la construction d’un ethos différent et de
l’image de l’exilé et de l’image du Russe qui écrit en français : l’ethos de poète, de
créateur qui gère dans ses réponses une paratopie, à savoir « cette intenable position,
[…] où il s’agissait dans le même mouvement de résoudre et de préserver une exclusion
qui était le contenu et le moteur de sa création » (Maingueneau 2004 : 85).
60 Une démarche pareille est repérable dans les entretiens de Huston :
J : Vous avez donc vraiment pris votre parti d’être quelqu’un de multiple.
NH : Multiple, oui, mais au lieu d’être ceci et cela, je me sens ni… ni. Je vis ici, j’écris
ici, mes enfants vont ici à l’école, mais moi, je ne suis pas d’ici. Partout dans le monde on
me demande d’où je suis, et je n’ai pas de chez moi (Kroh 2000 : 158 ; nous soulignons).
61 L’intervieweur se réfère ici aux discours antérieurs de Huston qui revendique, dans la
plupart de ses prises de paroles, une identité multiple. La réponse de l’interviewée
semble paradoxale : d’une part, elle confirme la suggestion de journaliste - « Multiple,
oui » et ainsi elle dit avoir plusieurs identités à la fois ; d’autre part, elle dit se sentir
« ni… ni » et donc ne s’approprier aucune identité, elle n’aurait pas alors un chez soi ?
Le paradoxe se résout quand on lie cette suggestion à sa fonction paratopique
(Maingueneau 2004) d’écrivaine pour laquelle « c’est un immense atout […] d’être de
nulle part, parce que le roman naît lorsque l’on comprend que l’identité n’est pas une
chose donnée » (Frey 2006). Autrement dit, « être de nulle part » c’est être dans le
monde de l’écriture et construire, à partir de ce monde, des identités.
62 Les deux auteurs érigent ainsi l’absence d’appartenance en condition nécessaire de la
création littéraire. Cette démarche permet alors une construction d’une image de
l’écrivain qui n’est pas spécifique à l’exil. Ainsi, Makine l’essentialise au-delà des
distinctions entre les exilés et les autochtones :
J : Ne seriez-vous pas un résistant ?
AM : L’écrivain a le pouvoir de recréer le temps, de l’anéantir, de le dominer par les
mots. Le pouvoir de recréer l’être aussi selon sa propre expérience. Il est le seul à
pouvoir transfigurer la réalité, c’est-à-dire à la voir telle qu’elle est sous la couche
plaquée or ou argent ou bronze que vous montrent d’un côté la télévision et de
l’autre des intellectuels asservis au discours politique, médiatique, sociologique. La
sous-culture inonde les ondes et les écrans. En promettant le bonheur, des
chansons, des millions, elle fonctionne comme une drogue mentale, la même que
celle dont parle le grand inquisiteur de Dostoïevski. La littérature est le dernier
carré de résistance face aux machines à crétiniser. […] Écrire, c’est un choix
métaphysique, une transfiguration, un investissement total. On devient autre et si
ce n’est pas vécu ainsi vous n’êtes qu’un bon faiseur de romans (Argand 2001 :
25-26).
63 Aucun mot de la réponse de l’interviewé ne se réfère à son appartenance ethnique.
Parce qu’en fait si l’écrivain a un pouvoir de « transfigurer la réalité » et de « recréer
l’être », aucune étiquette n’aurait de sens. Le choix d’être écrivain prédomine alors sur
le statut d’exilé : cette prédominance est inscrite par le biais d’un rythme ternaire de la
phrase « Écrire, c’est un choix métaphysique, une transfiguration, un investissement

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total. ». Ces trois qualifications de l’écriture la placent au-delà de toute autre activité
humaine, et donc au-delà de la distinction entre l’exilé et l’autochtone. Ce qui compte
alors pour Makine c’est la conscience qu’a l’écrivain de son rôle défini par ailleurs dans
la question du journaliste, à savoir le rôle d’un résistant qui est seul à voir le sens caché
« sous la couche plaquée or ou argent ou bronze que vous montrent d’un côté la
télévision et de l’autre des intellectuels asservis au discours politique, médiatique,
sociologique ». Les termes par lesquels Makine qualifie ici ce à quoi l’écrivain s’oppose,
à savoir la « sous-culture », « machines à crétiniser », renvoient à l’ethos polémique de
« diseur de vérité » analysé supra. Or ici cet ethos n’est pas lié au statut de l’exilé mais à
celui de l’écrivain. Cette élimination de l’ethos d’exilé au profit de celui d’écrivain est
spécifique aux entretiens de Makine. Elle est rendue ici possible grâce à l’interaction
avec le journaliste dont les questions se détachent du questionnement lié au statut
d’exilé au profit des éthè construits dans le discours de Makine.
64 On retrouve un processus semblable dans les entretiens de Huston qui décrit
l’expérience d’écriture en termes très proches de ceux de Makine :
J : Est-ce que de cette précoce mais intense activité de votre imagination qu’est né
ce rapport parfois difficile que vous entretenez avec la réalité ? […]
NH : Oui. L’écriture est, pour moi, une sorte d’exploration, illimitée. C’est une
manière de dépasser, voire transcender le monde réel, qui est souvent décevant et
où j’étouffe parfois. L’écriture, pour moi, est donc, parce que ses possibilités sont
infinies, un vrai acte de création […]. On peut donc, par échafaudage des scénarios
les plus fous, y corriger et même y améliorer le monde. C’est cela qui, dans
l’écriture, est exaltant ! La littérature n’est donc, pour moi, que cet immense espace
de liberté, où je connais aussi bien (ce sont là mes multiples identités) l’enfer que le
paradis, le Diable que Dieu… (Schiffer 2003)
65 La question ne se réfère aucunement à l’exil de Huston ; c’est ce qui permet sans doute
à celle-ci d’en faire abstraction dans sa réponse. A l’instar de Makine, elle signale le
pouvoir qu’a l’activité d’écriture de « dépasser, voire transcender le monde réel » et de
« corriger et même [y] améliorer le monde ». En disant que l’écriture est un « immense
espace de liberté », Huston rapproche cette partie de son identité de celle de l’exil car
l’exil est aussi perçu par Huston comme un espace de liberté. Or le choix des verbes
« dépasser » et « transcender » présente l’écriture comme supérieure à l’exil en termes
de liberté. Si l’exil a libéré Huston d’une identité unifiée et lui a permis de s’ouvrir à la
multiplicité identitaire, l’écriture lui permet de s’approprier cette multiplicité : elle y
connait « aussi bien (ce sont là mes multiples identités) l’enfer que le paradis, le Diable
que Dieu ». Huston valorise ainsi son ethos d’écrivain et légitime le refus d’appartenir
« du tout au tout » à une société précise.

Conclusion
66 À travers l’analyse des entretiens de Makine et de Huston, nous avons souhaité
examiner les modalités selon lesquelles se joue la construction de l’image de soi d’un
écrivain exilé dans l’entretien d’auteur. C’est en effet par le biais de l’embrayage
paratopique que les deux écrivains construisent une image de soi à multiples visages,
tous unis sous le signe de la paratopie : l’ethos de « diseur de vérité » ou de « vagabond »
de Makine, l’ethos d’une adepte de multiculturalisme ou d’une « exilée déracinée » de
Huston, enfin, un ethos critique qui les placent dans une paratopie de différents ordres –
identitaire, spatiale, créatrice. C’est ce non-lieu qui leur permet de convertir leur

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intenable situation d’exilé en un lieu où la prise de parole et de position devient


possible. On peut dire que la mise en place de la paratopie légitime le statut des auteurs
exilés : le fait qu’ils soient étrangers n’est plus considéré comme un défaut ou un
manque. Il s’agit plutôt d’un statut particulier, avantageux qui élargit leur champ de
vision et leur potentiel créateur.
67 On peut se demander si cette démarche est particulière aux écrivains exilés. Or
Maingueneau (2004) montre déjà que la paratopie est intrinsèquement liée à la création
et l’énonciation d’écrivain. Ainsi, « cette intenable situation dans laquelle se trouve et
se place l’écrivain pour devoir écrire et pouvoir ainsi supporter par son écriture ce que
sa situation a d’intenable est tout aussi bien, dans une conjoncture très différente,
celle » de Proust, de Céline, de La Bruyère, de La Fontaine, de plusieurs autres.
Cependant, Maingueneau observe le fonctionnement du concept à travers l’analyse des
œuvres littéraires, alors que nous avons tenté de le montrer par les entretiens
littéraires. L’analyse de la manière dont la paratopie s’est élaborée dans l’entretien
d’auteur exilé et la manière dont elle imprègne les images de soi des écrivains exilés
montre qu’une priorité est donnée chez les écrivains interviewés que nous avons
présentés ici au statut d’écrivain, au détriment de celui d’exilé. Il s’agit de montrer que
l’entretien devient un lieu de légitimation du statut de l’auteur exilé qui n’essaye pas de
dissimuler son altérité mais qui en fait, au contraire, la source de son identité littéraire.
68 C’est souvent grâce aux questions des intervieweurs concernant les rites d’écriture et
l’attitude de l’écrivain envers la société et le champ littéraire d’accueil que les écrivains
en question peuvent fonder cette paratopie qui leur octroie leur droit et leur raison
d’existence dans la société et dans le monde littéraire français : en fait ils ne
dissimulent pas leur altérité et en même temps ils mettent au premier plan leur essence
d’écrivain. Dans les deux cas – quand il s’agit de leur parler de leur altérité, et quand on
discute de leur écriture -, la paratopie est en jeu. Les questions des intervieweurs
facilitent cette double élaboration de paratopie : d’une part, elles renvoient souvent les
écrivains en question à leurs origines. D’autre part, elles permettent aux écrivains de se
détacher dans leurs réponses respectives du discours de l’exil en accentuant le
caractère paratopique de la situation de l’écrivain, de tout écrivain, indépendamment
de l’exil. C’est donc dans cette dialectique qui s’instaure dans le dialogue entre
intervieweur et interviewé, dialogue où des questions sur la pratique de l’écriture et sur
son statut d’exilé, permettent à l’écrivain de fonder sa propre place originale, créatrice,
toute en s’éloignant du créneau marginal qui aurait pu être le sien dans le champ
littéraire.

BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth. 1997. « Autoportrait à deux voix : La nuit sera calme de Romain Gary », Elseneur,
Numéro spécial Ecriture de soi et dialogue, sous la direction d’A. Goulet, pp 141-162

Amossy, Ruth. 2014 [2007]. « Le ‘Divin Dali’ du visuel au verbal : Autoportrait et interaction dans
le livre-entretien » (dans le présent numéro)

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Huston, Nancy. 1995. « La Rassurante Étrangeté », Désirs et réalités. Textes choisis 1978-1994 (Ottawa :
Leméac), 177-185

Huston, Nancy. 1996. Instruments des ténèbres (Arles : Actes Sud)

Huston, Nancy. 2001. Dolce agonia (Arles : Actes Sud)

Huston, Nancy. 2006. Lignes de faille (Arles : Actes Sud)

Maingueneau, Dominique. 2004. Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (Paris : Colin)

Makine, Andreï. 1995. Le testament français (Paris : Mercure de France)

Makine, Andreï. 2009. La vie d’un homme inconnu (Paris : Seuil)

Negrevergne, Cécile. 1995. « Andreï Makine : ‘Il faut se sacrifier pour ses lecteurs’ », TELE 7 Jours
(22 décembre)

Payot, Marianne. 2009. « Makine contre les ‘russophobes’ », Le Figaro (8 janvier)

Pivot, Bernard. 1995. « Bouillon de culture avec William Christie, ToshiTakata, Ruppert Everett,
Alfredo Arias et Andreï Makine », TV5 (22 décembre)

Rodden, John. 2007. Performing the Literary Interview. How writers craft their public selves (Lincoln &
London : University of Nebraska Press)

Yanoshevsky, Galia. 2004. « L’entretien d’écrivain et la co-construction d’une image de soi : le cas
de Nathalie Sarraute », Revue des sciences humaines, 273, 131-148

NOTES
1. C’est aussi son unique roman traduit en russe. Il a été publié dans une revue littéraire russe et
n’a pas eu de grand succès. Ainsi, Makine est pratiquement absent du champ littéraire russe.
2. Les paroles des journalistes seront signalées par J ; celles des auteurs par AM pour Makine et
NH pour Huston.
3. Les questions fermées autorisent seulement une réponse de type « oui, non » ; elles
contiennent un maximum de présupposés, car le contexte est contenu dans la question.
4. Parmi ses premiers essais : « A Monique, lettre qui voudrait ne pas rester morte » (1978),
« Anatomies et destins » (1978), « La main morte » (1978), recueillis dans Huston 1995.
5. Ce n’est qu’en 1993 qu’elle commence à écrire aussi en anglais. Dès lors, elle se dit être une
auteure bilingue qui alterne la langue d’écriture et se traduit elle-même.
6. Le discours critique est modéré ici par la comparaison : l’assertion de Huston n’est pas absolue
mais relative aux éléments choisis par la locutrice. La modération rend le discours de Huston plus
accessible au lecteur français qui se sent moins offensé qu’en lisant les remarques provocantes de
Makine.
7. Il faut signaler que ce discours sur la fadeur de l’Alberta est aussi présent dans son roman
Cantique des plainesà propos duquel l’interviewée avoue vouloir « faire coïncider » la forme et le
fond :
J : Est-ce que le fait d’avoir retrouvé l’anglais a été l’un des éléments déclencheurs de ce style très
lyrique qui est celui des Cantique des plaines?
NH : […] Je voulais en quelque sorte faire coïncider la syntaxe et le paysage. Je voyais comme des
champs de blé à perte de vue et je voulais que la phrase porte cette idée d’éternité… » (Girard-
Daudon et Bernard 2001 : 7).
De plus, elle signale qu’à travers le caractère de Paddon, personnage de Cantique des plaines, elle
décrit la nature fade et plate de l’Alberta.

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8. Voir, pour plus de détails, les cinq premiers articles de Paveau publiés sur son blog en
automne 2010, http://penseedudiscours.hypotheses.org/category/series-de-saison/
automne-2010-les-diseurs-de-verite
9. « […] le vieil homme qui habite avec son épouse dans une maison particulière à Roubaix, est
pris à partie par ce qu’on appelle en France “des jeunes”. […] quelques mois auparavant, en plein
jour, dans un parc de Nice, deux "jeunes" tuent une mère sous les yeux de son fils de cinq ans.
[…]. » (Makine 2006 : 94-95).
10. En effet, dans les entretiens antérieurs, c’est Makine lui-même qui s’approprie cette autorité
en adoptant souvent un ton autoritaire. Le fait que dans l’exemple présent c’est l’intervieweur
qui lui confère de l’autorité témoigne sans doute du changement du statut de l’écrivain aux yeux
des représentants des institutions littéraires françaises qui l’incluent, de la sorte, parmi ceux qui
jouissent d’un pouvoir dans le champ littéraire français.
11. À part les auteurs français contemporains, la littérature française et l’utilisation de la langue,
on trouve, par exemple, le jugement suivant : « Pour Pouchkine et d’autres, l’art était un monde
supérieur. On ne parlait jamais de l’argent. Il y avait une mission, une vocation, un sacerdoce. En
France, on ne parle que d’argent. » (Authier 2004) ; ou encore, à propos du milieu journalistique :
« À deux reprises, j’ai proposé des articles à la presse française. Mais ils ont été refusés. C’est un
milieu où il ne faut pas essayer de percer quand on n’a pas un plan de carrière bien défini. » (Le
Fol 1998).
12. La thèse de doctorat d’Andreï Makine est consacrée à l’œuvre d’Ivan Bounine, écrivain russe
émigré en France. Ce détail extra-discursif (car Makine ne le mentionne jamais dans ses écrits et
dans ses entretiens) reflète les différences qui existent entre les deux auteurs : alors que le choix
du thème de doctorat de Huston reflète le désir de faire partie de la société française, le choix de
Makine souligne, en revanche, son attachement à la culture russe.
13. Les raisons qui conditionnent l’adoption de ce style peuvent être purement techniques, à
savoir les limites temporelles et/ou spatiales. Cela n’a pas d’importance dans le sens où une
question ainsi formulée confère un degré plus grand de liberté à l’interviewé.
14. AM : Le problème aujourd’hui de la France, à mes yeux, est que ce pays veut de moins en
moins être lui-même. Il y a en France le rejet de sa propre identité. On connaît cette identité. Il
suffit de creuser un peu la terre pour percevoir l’héritage gréco-romain, gallo-romain, chrétien,
judéo-chrétien, etc. Vous avez quand même un socle. Ou bien on arrache tout et on jette cela à la
poubelle. Dans ce cas-là, on oublie tout, on peut porter le voile et commencer une autre
civilisation. S’il n’y a pas de socle et si un pays ne veut plus être lui-même, comment peut-on
intégrer les étrangers ? Corneille a tout dit : « Si vous n’êtes pas Romain, soyez digne de l’être ».
Si l’on n’est pas Français, il faut être digne de l’être. C’est cela l’intégration. […] (Authier 2004).
15. Par ailleurs, ce comportement discursif de Makine est remarqué par les journalistes dont l’un
intitule son entretien avec l’auteur exilé « Politiquement incorrect » (propos recueillis par
Arnould de Liedekerke, Le Figaro Magazine, février 2000).
16. « C’est seulement une sorte d’abri de chasse […], pas question d’y amener qui que ce soit. […]
Vous tenez vraiment à me rencontrer là où je passe mes vacances ? Eh bien, suivez-moi »
(Roignant 1996 ; les questions sont ici omises).
17. Nous n’avons aucune preuve de l’existence de cette autorisation ; nous supposons cependant
que la publication est autorisée par l’auteur s’il ne la réfute et ne la dément pas.
18. L’ethos du nomade est aussi repérable dans les romans d’Andreï Makine qui a créé plus d’un
personnage sans domicile fixe, passant d’un lieu à l’autre, changeant d’adresse et de pays.
19. Dans le roman, ce même ethos d’exilé nomade est au contraire embarrassant car il empêche
le protagoniste fictionnel de se rapprocher des autres, de tisser des liens et mène à une faiblesse
sentimentale.

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RÉSUMÉS
Le présent article se penche sur les entretiens d’auteurs exilés, pour interroger la spécificité de
l’image d’auteur qui s’y met en place. Il s’agit d’articuler l’entretien d’auteur et la notion de
paratopie, c’est-à-dire le rapport simultané et paradoxal d’appartenance et de non-appartenance
qu’entretient l’auteur avec la société d’accueil et le champ littéraire au sein duquel il écrit. Cette
articulation s’effectue à partir des cas emblématiques de deux écrivains exilés en France, en
l’occurrence Andreï Makine et Nancy Huston, qui écrivent leurs œuvres en français et participent
ainsi à la vie littéraire française. Nous montrons que, par le biais de l’embrayage paratopique, les
deux écrivains construisent une image de soi à multiples visages, tous unis sous le signe de la
paratopie : l’ethos de « diseur de vérité » ou de « vagabond » de Makine, l’ethos d’une adepte du
multiculturalisme ou d’une « exilée déracinée » de Huston, enfin, un ethos critique qui les place
dans une paratopie de différents ordres – identitaire, spatiale, créatrice. C’est ce non-lieu qui leur
permet de convertir leur intenable situation d’exilé en un lieu où la prise de parole et de position
devient possible au point que le fait qu’ils soient étrangers n’est plus considéré comme un défaut
ou un manque. Il s’agit alors d’un statut avantageux qui élargit leur champ de vision et leur
potentiel créateur.

This article examines the exiled authors’ interviews, in order to analyze the specificity of the
authors’ image that is worked out during the interview. Its objective is to demonstrate the
connection between the authors’ interviews and the concept of “paratopy” defined as the
impossible belonging of the exiled authors to the French society and the literary field in which
they write in a foreign tongue. This analysis is based on two emblematic cases of writers who
have immigrated to France, namely Andreï Makine and Nancy Huston, who write their works in
French and thus contribute to the French literary field. We show that both writers construct a
multi-faceted self-image, all united under the banner of “paratopy”: Makine’s ethos of “truth
teller” and “vagabond”, Huston’s preference for multiculturalism and an “uprooted exile”, that
places them in different kinds of “paratopies” - identitary, spatial, and creative . It is this non-
place which allows them to turn their unbearable situation of exile into a situation where the fact
that they are foreigners is not considered a defect or a disadvantage, but quite on the contrary,
widens their field of vision and creative potential.

INDEX
Keywords : ethos, exile, identity, literary field migration, paratopy, writer’s in exile
Mots-clés : champ littéraire écrivain exilé, ethos, exil, identité, migration, paratopie

AUTEUR
VALERIA PERY-BORISSOV
Université Bar-Ilan, ADARR

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L’invention de l’entretien
d’écrivain : écrire le dialogue
radiophonique
Inventing the Author’s Interview: Writing Radio Conversations

Guillaume Willem

NOTE DE L'AUTEUR
Cette recherche a été financée par la Politique scientifique fédérale belge (Belspo) au
titre du Programme Pôles d’attraction interuniversitaires, dans le cadre du projet
« Literature and Media Innovation ».

1 Pour le recueil d’entretiens d’écrivain, se présenter comme la copie d’un discours


prononcé au préalable constitue un véritable topos. En vertu de l’attendu d’authenticité
que présuppose le genre1, présentations, avertissements et autres notules sont censés
garantir une origine empirique aux paroles transcrites. Robert Mallet insiste par
exemple, en préambule à l’édition des entretiens de Paul Léautaud, sur « le ton de cette
publication où l’on a respecté toutes les fantaisies de la conversation à l’état brut
captée par le micro » (Léautaud 1986 : 9). La diffusion radiophonique, quant à elle,
escamote le fait qu’elle consiste également en une copie enregistrée du dialogue, et
n’est pas ce dialogue même : « La Radiodiffusion française présente : Entretiens avec Paul
Léautaud. Propos recueillis et présentés par Robert Mallet » (Léautaud 2001). Le rapport
de la reproduction au discours original diffère donc selon la nature du médium engagé,
qui tantôt l’archive sous une forme acoustique, tantôt le convertit en toutes lettres.
2 Le processus de médiatisation apparaît dès lors comme l’un des paramètres qui
conditionnent le discours de l’entretien. Non seulement l’entretien d’écrivain, en tant
qu’interaction verbale, n’existe qu’à travers un système qui le médiatise d’emblée – il
est réalisé selon un protocole discursif et technique précis –, mais il se matérialise en
artefact esthétique au gré d’une médiatisation technique : écriture, enregistrement

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acoustique (et visuel, s’il est filmé). Cette configuration du genre repose sur un
conditionnement médiatique de la scénographie2 de l’entretien, présenté comme un
produit spontané. C’est pourquoi, dans le cas des recueils d’entretiens, la transcription
du dialogue affecte cette scénographie qui met l’accent sur la spontanéité. En outre, le
processus médiatique apparaît comme le lieu d’exercice d’un geste auctorial qui
suppose la mise en œuvre de principes poétiques propres à l’écrivain.
3 À travers l’étude de quatre cas exemplaires, l’on examinera un échantillon des
positionnements possibles de l’écrivain à l’égard de la remédiatisation de l’entretien
radiophonique vers l’espace de l’écriture - de la prétention du maintien d’une
spontanéité brute du dialogue (Paul Léautaud) au contrôle intégral sur le discours
(André Breton) en passant par la reprise en main de sa parole par l’écrivain, déclarée
(Blaise Cendrars) ou passée sous silence (Michel de Ghelderode) 3. Entre radiodiffusion
et écriture (ou réécriture), ces entretiens d’écrivains donnent à voir le
conditionnement médiatique à travers lequel ils sont reconfigurés. Après avoir montré
que la remédiatisation de l’entretien contribue à recomposer à l’écrit la spontanéité du
discours radiophonique, il s’agira d’analyser comment, dans les cas des recueils de
Léautaud, Breton, Cendrars et Ghelderode, la transcription compose avec une
scénographie conditionnée par le médium. Enfin, dans le cadre de ces discours dont on
aura discerné la dimension intermédiale, il conviendra d’identifier des manières
d’intervenir, pour les écrivains, à même leurs entretiens, et de se les approprier en
fonction d’un programme poétique qu’ils définissent.

1. Conditionnement médiatique de la spontanéité


4 Il incombe au dispositif médiatique de réinstaurer dans les textes imprimés et
radiodiffusés le présupposé de spontanéité qui sous-tend le genre 4 : l’interaction
dialogale apparaît comme étant ce qui occasionne le discours. En reproduisant le
dialogue sur un support matériel, recueil ou enregistrement audio, la médiatisation fait
ainsi de l’entretien un artefact et ne se résume donc pas à la production d’une copie à
l’identique. Louis Marin le signale, discutant de la transcription :
En vérité, tout entretien écrit est la fiction d’un entretien oral, même lorsque celui-
ci a eu « réellement » lieu, qu’il a été enregistré entre voix et oreille (duelles) et
qu’il est transcrit de l’écoute à la lecture : fiction au sens originel du terme, un
façonnement, un modelage, un objet de langage comme un poème mais selon
d’autres règles, clos sur lui-même, enfermant son temps d’écriture-lecture dans les
signes dont il est fait ; et par là indéfiniment réitéré ou réitérable, objet de langage,
toujours disponible à la renaissance, entre voix et oreille, du discours jadis à deux
tenu. L’écriture d’un entretien « opère » cette fiction ; elle est le fonctionnement
même de la « réalité » éphémère de la voix et de l’écoute (duelles) du dialogue
(1997 : 14-15).
5 La spontanéité de l’entretien d’écrivain est dès lors aussi, et paradoxalement, d’ordre
médiatique : le médium, en l’occurrence l’écriture, la construit. De ce point de vue,
chaque médiatisation d’un entretien – en particulier lorsqu’il s’agit pour un écrivain de
le ramener dans l’espace de l’écriture, qui est le sien – consiste en une « invention ».
Selon Jacques Derrida, l’invention est aussi bien la divulgation de ce qui existait déjà
que la conception de ce qui advient à l’existence :
Qu’est-ce qu’une invention ? Que fait-elle ? Elle vient à trouver pour la première fois.
Toute l’équivoque se reporte sur le mot « trouver ». Trouver, c’est inventer quand
l’expérience du trouver a lieu pour la première fois. Événement sans précédent

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dont la nouveauté peut être ou bien celle de la chose trouvée (inventée), par
exemple un dispositif technique qui n’existait pas auparavant [...] ; ou bien l’acte et
non pas l’objet du « trouver » ou du « découvrir » [...]. [L’invention] découvre pour
la première fois, elle dévoile ce qui déjà se trouvait là [...] (Derrida 1987 : 35.
Souligné par l’auteur).
6 L’entretien d’écrivain, lorsqu’il s’agit d’en fournir une version écrite, se confronte à
cette double logique de l’invention, qui ouvre un spectre d’attitudes allant de la
revendication d’une pure et simple réitération à une profonde recréation du dialogue.
7 « [E]ntre voix et oreille (duelles) », l’entretien est représenté dans la transcription à
travers un enchaînement de signes graphiques. La figuration médiatisée de la
performance ne dépend par conséquent pas d’un dispositif unique. Elle résulte de la
voix, éventuellement archivée, et de l’écrit. L’interlocution ne relève donc pas d’un seul
environnement médiatique, mais bien d’un dispositif relationnel, au sein duquel
interfèrent plusieurs logiques médiatiques. Partant, l’entretien d’écrivain procède d’un
fonctionnement intermédial, selon lequel « un média recèle en soi des structures et des
possibilités qui ne lui appartiennent pas exclusivement » (Müller 2000 : 113). Il importe
à cet égard de prendre la mesure de ce que la production intermédiale implique une
« reconstruction des systèmes de règles qui met en relation les différentes sortes de
signes » (Müller 2000 : 115). Enregistrement et fiction opèrent, dans le cadre de
l’entretien d’écrivain, à même ce processus intermédial de dé- et de reconstruction des
règles du dispositif médiatique. L’interférence du phonique et du graphique fait dès
lors de l’entretien une production à géométrie variable, tant d’un point de vue
génétique que générique, à plus forte raison lorsque l’écrivain s’y trouve mis en jeu. En
ce sens, la « fiction » qui reproduit l’entretien est en mesure de proliférer dans des
effets esthétiques « produit[s] à travers la transgression de frontières médiatiques et la
constitution de nouvelles formes médiatiques » (Müller 2000 : 111). Les transcriptions
des entretiens de Léautaud, Breton, Cendrars et Ghelderode illustrent la variété des cas
de figures sur ce qu’il advient de la présumée spontanéité du dialogue que la
configuration médiatique5 de la reproduction sonore rend présente à un degré que
n’égale pas l’écrit.

2. De la radio au livre
2.1. Les Entretiens avec Robert Mallet : une spontanéité intégrale

8 Dans la série d’émissions qui enthousiasment les auditeurs français de 1951 (ils
découvrent l’écrivain à cette occasion), Léautaud se conforme à sa manière de penser la
création artistique en exigeant de converser avec naturel. Au-delà des seuls arguments
que Mallet6 ne manque pas de répéter, selon lesquels « Paul Léautaud n’a accepté de
venir parler devant le micro que si la spontanéité de sa conversation était préservée
par une improvisation complète » (Léautaud 1968 : 9), le souci de faire valoir un
discours sans apprêt se manifeste dans les propos de l’écrivain : « [Mallet] – Vous êtes
pour le premier jet, en peinture comme en littérature ? [Léautaud] – Oui. Il n’y a rien
qui abîme comme le travail surajouté » (Léautaud 1986 : 376). À l’écoute de ces
échanges, « [l]es auditeurs, pour la première fois, avaient l’impression de capter la
conversation confidentielle de deux hommes qui avaient oublié la présence du micro »,
estime Mallet (402). En particulier parce qu’il est familier de l’auteur, celui-ci ne se
contente pas d’être plein d’égards vis-à-vis du grand écrivain, mais montre un véritable

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engagement et une incroyable aisance dans le dialogue, qui se traduisent par des traits
d’humour aussi bien que par des propositions provocantes. C’est la spontanéité de
l’interaction entre les deux hommes que Mallet tiendra à faire valoir dans ce volume
publié en 1951 par Gallimard, qui recueille « intégralement » leurs conversations
(Léautaud 1986 : 9). En ce sens, la transmission et la transcription des entretiens de
Léautaud s’accordent à souligner le « naturel complet »7 d’un dialogue qui contribue à
forger un personnage8 de « conteur hors pair » (Denavarre 2010 : 82).

2.2. Entretiens radiophoniques (1913-1952) : jusqu’à un certain point,


quitter la scène

9 Aux antipodes de l’ethos affiché par Léautaud devant la pratique de l’entretien, André
Breton prétend pour sa part « rendre compte du déroulement chronologique d’une
aventure spirituelle qui a été et qui reste collective » (1969 : 213). Pour l’écrivain, il
s’agit d’amender l’Histoire du surréalisme que Maurice Nadeau a publiée quelques années
avant la diffusion de la série d’émissions9, au point que René Bertelé10 tient ces
Entretiens pour un « “document de première main” où un inventeur parle de son
invention et, s’identifiant avec elle, en raconte les péripéties et les vicissitudes »
(Breton 1969 : 11). Breton considère que la visée de son propos le conduit à
« [s]’efforcer d’être impartial et, jusqu’à un certain point, quitter la scène » (1969 : 213),
si bien que le chef de file du surréalisme prononce au micro un texte rédigé au
préalable11. Si rien n’indique un remaniement substantiel des enregistrements
radiophoniques pour la publication, l’écrivain s’adonne en revanche à un « travail
surajouté », comme le signale Bertelé :
André Breton avait tenu à réécrire le texte [des émissions radiophoniques] et,
d’autre part, avait accepté la suggestion de faire précéder chacune d’elles, en lieu et
place de l’indicatif qui les annonçait, d’une citation d’un écrit de lui correspondant
à la période évoquée (dans Breton 1969 : 11).
10 Breton augmente donc le texte, générant des effets qui n’existent pas dans les
entretiens radiophoniques. Par exemple, la question d’André Parinaud 12 sur la revue La
révolution surréaliste, qui ouvre le huitième entretien (Breton 2003), est placée en regard
d’une citation en exergue tirée de l’article de Breton « Pourquoi je prends la direction
de La Révolution surréaliste » (Breton 1969 : 106). En illustrant au sein du livre les propos
tenus dans l’entretien, la référence au document réel tend à faire de cet entretien un
discours sur le surréalisme. Ce faisant, Breton se place au cœur de l’histoire du
mouvement : il en assure la cohérence par son discours même, et l’histoire du
mouvement d’avant-garde le légitime en retour comme porte-drapeau. L’image de
« pape » joue à plein régime. Dans ce jeu de légitimation et d’auto-légitimation,
Parinaud s’apparente à un levier : en interrogeant Breton, il valide le statut d’homme
exceptionnel de ce dernier, et cela d’autant plus sûrement que son interlocuteur a
contribué à lui écrire son rôle au préalable. Parinaud fournit ainsi, à l’insu de l’auditeur
et du lecteur, l’horizon dans lequel Breton entend inscrire son essai d’histoire littéraire.
11 Si dans le cas de Breton un travail de réécriture a lieu entre le document radiophonique
(en réalité, sa base écrite) et le recueil d’entretiens, ce geste n’atteint toutefois pas
l’ampleur de ceux de Cendrars (Blaise Cendrars vous parle... 13) et de Ghelderode (Les
entretiens d’Ostende14).

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2.3. Blaise Cendrars vous parle… : une oralité écrite

12 Le premier s’attache à exalter le ton de ses entretiens, que Mallet qualifierait de


« conversationnel ». D’une part, il contribue de façon décisive au travail de montage
des séquences radiophoniques, ou du moins le laisse-t-il entendre au lecteur : « je
taillais, coupais, supprimais les longueurs, les répétitions et les développements
littéraires pour mettre en premier plan l’improvisation et la spontanéité du dialogue
[…] » (Cendrars 1952 : 257-258). D’autre part, il indique son intention de fonder le
graphique sur le phonique : « [l]e texte que je publie […] a été écrit sur le texte parlé »
(258). Il s’agissait de « serrer le texte original de plus près », ce qui ne signifie
vraisemblablement pas transcrire mot pour mot les propos enregistrés. Que le texte
écrit soit, à en croire l’auteur, reconstitué « presque intégralement grâce à [sa]
mémoire » semble dès lors anecdotique (ibid.). La valeur du texte radiophonique et de la
transcription n’est pas de l’ordre de la vérité ou de l’authenticité objective, mais des
ajustements qu’y apporte Cendrars. À la différence de Léautaud, qui ne retouche pas ses
Entretiens, à la différence de Breton, qui augmente à l’écrit des affirmations destinées à
faire l’histoire, Cendrars remanie les répliques échangées avec Michel Manoll 15 en
raison de motifs d’ordre poétique, en plus des motifs qui participent notamment à la
constitution de sa posture de poète bourlingueur.
13 La retouche la plus éloquente arrive dès le titre du livre, Blaise Cendrars vous parle…, qui
exacerbe à l’écrit le discours oral et remplace l’intitulé de la série radiophonique, En
bourlinguant avec Blaise Cendrars (Touret 2010). Dans son édition critique des entretiens
de Cendrars, Claude Leroy signale aussi que le dernier entretien du recueil ne
correspond à aucun enregistrement, suggérant que Cendrars a sinon forgé le texte de
toutes pièces, du moins l’a « réécrit entièrement » (Cendrars 2006a : XIX). Le tour de
force réside d’une part dans l’oralité de cet entretien, d’autre part dans la mobilisation
par Cendrars de la scénographie de l’entretien au profit du discours qu’il développe. Le
fait de relater les derniers moments de Guillaume Apollinaire 16 sous couvert d’une
conversation radiophonique rejaillit en effet sur l’image de l’écrivain, détenteur d’une
vérité qu’il réserve dans ce récit qu’il prétend relater pour la première fois (voir
Cendrars 1952 : 236-242). En position de maître du jeu, réduisant Manoll à une fonction
de répondant naïf, Cendrars assoit sa valeur d’écrivain : proche d’Apollinaire, il détient
encore l’histoire inouïe de la fin de sa vie. Ce dixième entretien pousse dès lors un pas
plus loin le simulacre qui était déjà à l’œuvre en raison du remaniement exercé sur
l’ensemble du texte.

2.4. Les entretiens d’Ostende : une spontanéité fabulée

14 Ghelderode ne se préoccupe pas plus que Cendrars de l’archivage fidèle de ses


entretiens enregistrés à la côte belge. Du moins la fidélité dont il est question ne
signifie-t-elle pas consignation intégrale du propos. C’est que l’auteur de L’histoire
comique de Keizer Karel altère volontiers les légendes. Prenant à contrepied l’invitation
de Roger Iglésis17 et d’Alain Trutat 18 à « détruire certains mythes » (Ghelderode
1992 : 11), l’interviewé ne fait nullement vœu de probité à l’égard de quelque impératif
de véridicité : « Si j’ai une légende, je n’y suis pour rien ! On me l’a faite. Je n’y ai pas
contribué, mais je ne m’abaisserai pas à la démentir. La chose me laisse indifférent. Le
monde a besoin de fables ! » (12) Que lui importe, partant, de réviser massivement aussi
bien ses déclarations que celles de son vis-à-vis au moment de les éditer ?

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Paradoxalement, en revisitant la version écrite des Entretiens que lui fournit Trutat 19, il
vise un texte « rendu de la sorte à sa pureté première et qu[’il] entrepren[d], tout seul,
de mettre en ordre – tout en conservant le meilleur, le ton originel et parfois original
d’une conversation passionnée » (Ghelderode 2008 : 126). Il accouche ainsi d’une
« version redevenue “originale” – grâce à [sa] mémoire et à des notes conservées depuis
Ostende » (2008 : 503, cité dans Beyen 2010). Comme Cendrars, Ghelderode n’envisage
pas l’origine des entretiens écrits en termes de donné phonique transcrit dans une suite
de signes imprimés dont l’équivalence avec la parole prononcée se révélerait
rigoureusement exacte. Plus fondamentalement, l’édition des Entretiens paraît vouloir
recréer la fiction d’une voix qu’en tant que livre elle ne saurait reproduire. À l’écrit, en
effet, il est attendu de Ghelderode qu’il fasse « entendre, malgré [sa] répugnance, la
propre voix du conteur, du dramaturge, du poète » (Ghelderode 1992 : 11), tandis
qu’une telle ambition ne figure pas dans la version radio de l’interview, comme si la
voix nécessitait d’être convoquée de façon d’autant plus explicite qu’elle est
effectivement absente. Roland Beyen a bien montré dans son essai de biographie
critique consacré à Ghelderode (1980) qu’il convient davantage de parler de masque
que de présentation authentique de soi. Car tel l’acteur antique, c’est doté d’un porte-
voix dérobant au regard du spectateur le visage de l’homme que Ghelderode apparaît
sur la scène de l’entretien.

2.5. L’intervention auctoriale dans la reconfiguration médiatique de


l’entretien

15 Si le problème de Cendrars réside dans le « texte parlé », celui de Ghelderode repose sur
la fable (radiophonique) que véhicule sa voix. La reconfiguration à l’écrit de leurs
entretiens radio par les deux auteurs va ainsi de pair avec le souci d’une reproduction
étroitement liée à l’original. Chez Cendrars, cette mise en forme concerne aussi bien la
version radiophonique – son montage, en particulier – que la version écrite, et
surdétermine résolument l’aspect parlé du dialogue. Ghelderode cherche quant à lui à
rétablir sa vérité au sujet de l’entretien transmis, bien qu’une confrontation avec celui-
ci la remette en cause. L’un comme l’autre recourent à la contrefaçon en vue d’un texte
original, ce qui les distingue de Breton, qui augmente ses propos tenus au micro de
façon à mettre la dernière main à une nouvelle histoire du surréalisme. Or, la
contrefaçon, qu’elle soit annoncée comme telle ou passée sous silence, ne se soustrait
pas aux possibles du genre. Au contraire, elle mobilise un positionnement par rapport à
ses principes scénographiques et à ses lois médiatiques, pour les mettre au service
d’une poétique singulière et la constitution d’une image d’écrivain.
16 La reproduction amendée et amplifiée (Breton), ou intégrale et intacte (Léautaud), ainsi
que la contrefaçon de l’interlocution originale, masquée (Ghelderode) ou non
(Cendrars20), relaient toutes deux celle-ci selon les propriétés du dispositif médiatique
sollicité. Ainsi le passage de la radio au livre ne se réduit-il jamais à une simple
conversion de signes, dépourvue d’incidence sur le discours. Ce passage de l’oral à
l’écrit ne va pas de soi, comme l’attestent les ajustements toujours à l’œuvre dans les
cas observés, qui s’inscrivent à même la relation des médias écrit et radiophonique. La
transcription de l’entretien radiodiffusé compose de ce fait avec un facteur
d’intermédialité qui conditionne sa scénographie et en fait le lieu d’un possible
investissement auctorial.

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3. Reproduire l’entretien : appropriations de la


transcription
17 Ce que recouvrent les formules « “texte original” » (Cendrars), « version redevenue
“originale” » (Ghelderode), « version intégrale » (Breton 1969 : 11) et « conversation […]
reproduite intégralement » (Léautaud 1986 : 9) ne se laisse guère définir de façon
univoque. Dans le cas des livres d’entretiens tirés de dialogues radiophoniques, des
poétiques propres aux auteurs modalisent la reproduction du dialogue original. Elles
opèrent à la charnière de la remédiatisation de l’entretien vers l’écrit et suscitent
divers effets de lecture, allant de l’exhibition à l’inhibition de la spontanéité du
discours. Tantôt explicitement revendiqués, tantôt souterrains, les moyens mis en
œuvre sont multiples : poétique du dévoilement (montrer sans rien occulter), de
l’écriture anticipée (par rapport à la performance orale) et de la recréation
fonctionnent en l’occurrence ostensiblement (Léautaud, Cendrars en ce qui concerne
l’édition de ses entretiens) ou de façon sous-jacente (Breton, Ghelderode).

3.1. Montrer le dialogue

18 Le foisonnement d’indices qui réfèrent à la situation des entretiens primitifs dans les
Entretiens avec Robert Mallet ne les différencie pas des autres entretiens d’écrivain. En
revanche, le pacte d’intégrité et d’intégralité dans le cadre duquel sont transmis et
transcrits les signes du dialogue improvisé participe à créer un effet de présence :
Léautaud « parle » aux auditeurs et aux lecteurs (Denavarre 2010), au-delà de l’appareil
radiophonique et du support papier, de manière à susciter l’impression d’une
conversation « tenue comme s’il n’y avait pas de micro » (Léautaud 1986 : 9. Souligné par
Mallet). Le dispositif d’enregistrement capte et rend compte de tout ce qui entre dans le
champ de l’audible et qu’il est techniquement en mesure de reproduire. Mallet insiste
sur cette retransmission absolue, « renon[çant] à ce qui était alors la règle » :
On enregistrait les émissions « en différé » et on les montait soigneusement pour
supprimer les hésitations, les blancs trop prolongés, les exclamations, les mots
jugés inconnus, les moindres bruits extérieurs. Avec Léautaud, il me parut qu’il
fallait au contraire respecter l’intégralité de ce qui était enregistré, de sorte que
tout fût préservé et transmis : ses rires grinçants, ses éclats de voix, les coups de sa
canne sur la table, ses propos déplaisants à mon égard et nos empoignades
(Léautaud 1986 : 402).
19 Il en va de la mise au point de l’entretien comme du théâtre. « Il ne faut pas trahir les
pièces », approuve Mallet, en réponse à l’ancien chroniqueur du Mercure de France qui
proclame : « Jouez une pièce et jouez-là intégralement. Ou ne la jouez pas » (250). En
écho à ce jugement critique, et à la différence des solutions adoptées par Cendrars et
Ghelderode, les émissions radio comme le livre d’entretiens prennent le parti d’une
reproduction point par point de l’interaction. Dans leur transparence, ces entretiens se
placeraient ainsi, selon Mallet, au rang des « classiques du langage improvisé »
(1986 : 402).
20 Bien que la matérialisation graphique de cette œuvre de langage improvisé recoure au
même procédé, à savoir la représentation intégrale de l’entretien, elle ne s’opère pas
selon des modalités identiques à celles qui caractérisent la radiophonie. La page
n’indique ainsi pas les éclats de voix ni les chocs entre la canne et les meubles.

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L’improvisation associée à l’oralité se montre néanmoins à travers la ponctuation et les


quelques parenthèses qui instruisent le lecteur d’une réaction amusée des
protagonistes. En cela ils produisent un effet de réitération de l’entretien tel qu’il a eu
lieu « entre voix et oreille ». D’autre part, la scène de langage improvisé se confirme par
l’opposition à la littérature comme démarche esthétisante et par l’élection de la
conversation à titre de modèle. En plus de se montrer, elle se dit entre les lignes. Ainsi,
pour Léautaud, « [f]aire de la littérature, c’est embellir les choses. La littérature, c’est
l’embellissement de ce qu’on peut avoir exprimé, et c’en est le côté abominable, à mon
avis » (Léautaud 1986 : 311). Et de préciser : « [l]’unique style qui compte pour moi,
celui que je mets au plus haut point, c’est le style de la conversation »
(Léautaud 1986 : 317). Dans une démarche tout autre que celle de Ghelderode (et de
Cendrars), Léautaud affirme la valeur de ses entretiens en jouant de l’intégralité du
texte, certifiant que le « travail ajouté » ne fait pas partie de ses réflexes d’écrivain.

3.2. Anticiper le discours radiophonique

21 L’interprétation au micro de son propre rôle par Breton respecte une autre logique, qui
apparente ses entretiens à un exercice oratoire, ou encore à un « Discours d’André
Breton sur le surréalisme » (cité dans Breton 1995 : 1289), selon le titre qu’André
Rousseaux préconise de donner à la série. Dès lors, l’auteur des Manifestes constate que
« [l]a manière dont ont été menés les entretiens avec Paul Léautaud, bien appropriée au
personnage qu’il est, ne pouvait en rien [lui] convenir » (Breton 1969 : 214). L’usage de
la citation souligne sur le plan stylistique des formes d’entretien distinctes. Léautaud
privilégie pour sa part un dire qui se tient à distance de l’écrire 21. Ainsi, dans la tragédie
française, « il y a des longueurs, des fioritures tout à fait inutiles. Par exemple quand
Bérénice dit : [Léautaud cite sept vers de la pièce de Racine]. C’est très joli, mais tout ça
pour dire : “Cher ami, avez-vous pensé qu’on ne va plus se voir ?” Ah ! Non !
Vraiment ! » (Léautaud 1986 : 220). Disant cela, il joue du « scepticisme » 22 que Breton
décèle dans les Entretiens avec Robert Mallet. À la façon d’un essayiste, l’auteur de Nadja
cite quant à lui des textes qui permettent d’étayer son argumentation. Ses Entretiens
reposent moins sur la « liberté d’allure » (Breton 1969 : 214) que le scepticisme de
Léautaud confère à son discours que sur une rhétorique de tribun : « En ce qui concerne
vos entretiens avec moi, l’alternative était celle-ci : ou bien ce serait de moi seul qu’il
s’agirait, ou bien ce serait du surréalisme à travers moi. Vous avez opté pour cette
dernière formule et ç’eût été outrecuidance de ma part que d’y trouver à redire » (ibid.).
22 Lectures sur les ondes d’un texte écrit, les entretiens de Breton ne s’originent d’ailleurs
pas dans la spontanéité attendue de la radio, en tant que médium associé à la voix. Les
émissions et le livre, qui reproduisent le discours rédigé, participent
fondamentalement de l’écrit. Car de la même façon que le livre peut imiter le sonore, et
quoique Marguerite Bonnet rappelle que « la gravité et la lenteur d’élocution
inhérentes à ce parti [l’élimination des aléas de la conversation enregistrée par Breton]
ne pouvaient étonner l’auditeur de 1952 » (Breton 1995 : 1287), le discours
radiophonique atténue les effets de l’oralité en valorisant le lire au détriment du
parler... Les Entretiens de Breton en restent en ce sens sur le seuil d’une spontanéité
minimale, celle que la scénographie de l’entretien d’écrivain implique nécessairement.
Revoir et augmenter le texte édité afin de le rendre intégral revient en ce sens à en
renforcer la valeur originale comme texte écrit. Car il importe que les émissions
diffusées et le recueil entrent en adéquation avec la pensée de Breton, seul créateur

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légitime aux commandes. C’est pourquoi ses Entretiens illustrent le cas le plus proche du
faire littéraire commun, à savoir la matérialisation le plus souvent graphique – à l’ère
moderne – d’une intention poétique individuelle, en l’occurrence celle d’un discours
sur le surréalisme.

3.3. Recréer l’entretien original


3.3.1. Le fantasme du livre sonore

23 Chez Cendrars, le dialogue vocalisé est au cœur de la reproduction. Ce qu’il déplore,


c’est l’absence de la voix dans la transcription :
Tout cela [la réécriture des entretiens radiodiffusés] non pas tant dans l’intérêt de
la chose écrite que pour serrer le texte original de plus près. Hélas ! Les livres ne
sont pas encore sonores, il manque la voix, la voix du micro…
Pauvres poètes, travaillons (Cendrars 1952 : 258).
24 Les traces du dialogue original ressortissent à la voix, et le transistor conduit l’auditeur
au plus près de la source phonique. La réalité de ce dialogue se montre telle quelle, par
exemple dans le recouvrement des voix de Manoll et de Cendrars, que la transcription
ne peut exposer. Tout au plus celle-ci pourrait-elle le signaler par une sorte de
didascalie descriptive ou une disposition typographique ad hoc 23. Le poste radio réalise
ainsi ce qui est refusé à l’écriture, à savoir ressortir à la vie. Car « [é]crire, cela n’est pas
réellement vivre. Ce n’est pas la vie tout court » (Cendrars 1952 : 104). Pour sa part,
l’enregistrement mécanisé transmet un objet de langage sous sa forme vive, que le
poète juge originale : « [...] je suis trop attentif à la prononciation, cette idiosyncrasie de
la langue vivante. À l’origine n’est pas le mot, mais la phrase, une modulation. Écoutez
le chant des oiseaux ! » (Cendrars 1952 : 26) La version radiophonique de Blaise Cendrars
vous parle... donne corps au fantasme des rouleaux enregistrés qui constituent une part
de la narration des Confessions de Dan Yack, puisque « 38 bobines [ont été]
impressionnées » par les voix des interlocuteurs (1952 : 258). Le médium acoustique
relaie la modulation, et en tire sa valeur : « Je vous le répète, écrire c’est peut-être
abdiquer ; mais parler,... et parler de soi !... et au public !... à quoi bon ?... Il est vrai qu’il
y a ma voix, et que seule la voix porte à la radio, quoi qu’elle dise » (Cendrars 1952 : 31.
Souligné par l’auteur).
25 Les entretiens imprimés ne s’apparentent au « texte original » qu’en reproduisant à
leur tour ces effets de voix, sans néanmoins devenir sonores tout à fait. Autant le
montage des séquences radiophoniques met l’accent sur la voix, autant le livre
s’attache à rejouer l’oralité. Cendrars ajoute notamment, lors de l’édition de ses
entretiens en volume, tel passage où il interpelle son vis-à-vis. Sous couvert du rappel
de sa fidélité à ses vœux de spontanéité, l’écrivain surdétermine l’oralité et le caractère
inopiné du discours lu en jetant le discrédit sur l’usage de notes, c’est-à-dire d’un
adjuvant écrit : « Hé ! Manoll, rentrez donc ce papier que je ne saurais voir ! Que sortez-
vous de votre poche ? Ça n’est pas de jeu. Vous savez bien que j’ai posé comme
conditions de nos entretiens à la radio : l’improvisation et la spontanéité »
(Cendrars 1952 : 59).
26 La poétique de l’entretien de Cendrars se décline en même temps qu’elle opère dans
cette réplique. Ainsi que le note Michèle Touret, l’auteur « imprim[e] à l’écrit une allure
orale que l’oral n’avait justement pas » (2010 : 64). L’oralité dont il s’agit ne relève pas
seulement des ondes physiques de la voix retransmise, mais aussi de l’écriture, en tant

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qu’elle en est un effet. Le genre de l’entretien, particulièrement en contexte littéraire,


supporte le paradoxe de la contrefaçon (intermédiale) de l’interlocution initiale au
détriment de l’authenticité qu’il présuppose. Exploitant les ressources vocales du
médium radiophonique et investissant les possibilités qu’offre la typographie pour les
relayer, Cendrars renforce l’effet de spontanéité de l’entretien. Conjointement,
l’authenticité bénéficie d’un crédit inédit, car Cendrars en personne prétend avoir écrit
l’entretien « sur le texte parlé », et lui assure sa valeur : non seulement ce texte est
forcément conforme, mais il prend des allures d’œuvre à part entière, ce que garantit le
geste d’écrivain qui est posé.

3.3.2. L’altération des codes

27 La spontanéité joue également un rôle central dans l’élaboration d’une « une version
redevenue originale » des Entretiens d’Ostende à laquelle se livre l’écrivain. C’est
pourquoi, « [d]ramaturge-né, Ghelderode tend, non sans succès, à dramatiser ses
entretiens, en les rendant plus vifs et animés, en pimentant ses réponses de petites
remarques insidieuses, en interrompant son partenaire, en modifiant même ses
questions » (Beyen 1980 : 35). En ce sens, la remédiatisation de l’oral à l’écrit participe
d’une poétique analogue à celle qui régit la dramaturgie du théâtre de marionnettes
telle que l’auteur d’Escurial la conçoit :
Le théâtre de marionnettes, c’est l’originel théâtre à l’état oral : le théâtre des
baladins, des improvisateurs, tel qu’il existait, bien avant le théâtre écrit et
convenu, bien avant la codification des conventions. Les conventions bien sûr ont
existé de tout temps mais elles étaient liées organiquement à l’action dramatique
même, comme est lié au souffle le jeu des lèvres et la ponctuation des doigts
(Ghelderode 1992 : 96-97).
28 Subvertir les conventions de l’entretien, ce peut être recomposer une version originale.
Le travail de la transcription est l’occasion pour l’auteur d’accorder le texte aux
principes poétiques de son écriture. La citation qui concerne le théâtre de
marionnettes, au sein d’un texte que l’on sait largement remanié, apparaît dès lors
comme la thématisation du geste auctorial à l’œuvre, en sous-main, dans ce texte.
29 En somme, chez Ghelderode, la mise à mal de certaines des « conventions » en vigueur
dans l’entretien (authenticité, conformité objective de l’écrit à l’oral...) apparaît comme
une manœuvre par laquelle l’écrivain aspire à reproduire le dialogue dans sa forme
censément originelle, non altérée par la « codification des conventions », alors même
que paradoxalement le texte se distancie de facto de son origine empirique (la
conversation effectivement tenue). La transcription rend possible cette démarche :
réécrire les minutes sténotypées issues de l’enregistrement équivaut au geste auctorial
d’altération des légendes. C’est d’ailleurs par ce procédé typique de l’entretien qui
consiste à faire entendre une voix à l’écrit que le compositeur des Sortilèges démystifie
sa propre légende, selon une autre topique du genre. Ghelderode dit (« je vous l’ai
dit »), prononce (« je n’ai pas prononcé ce nom ») et parle (« pour parler net ») au
micro : Les entretiens d’Ostende se désignent comme un produit de l’oralité. C’est ainsi,
par une représentation de sa voix dans le médium écrit, soit ce qui est attendu dans
l’entretien transcrit, que Ghelderode se rend suspect de dérégler un genre censé mettre
à mal le légendaire, ébranlant en secret la fiabilité de la transcription.

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4. L’invention de l’entretien
30 Le processus de médiatisation de l’entretien comme discours spontané suggère une
conception de l’entretien d’écrivain qui, bien que médiatisation d’un dialogue prononcé
oralement, ne se réduit pas à reproduire un discours mais contribue à le façonner.
Certes, le livre et la radio n’engendrent aucunement un « entretien » qui ne partagerait
rien avec la performance initiale – le « référent » –, puisqu’un autre effet du dispositif
médiatique consiste dans ce cas en la captation physique de l’interlocution. Si les
propriétés qui affectent les opérations d’écriture et d’enregistrement les singularisent,
celles-ci ont toutefois une visée commune, conforme aux lois génériques de l’entretien :
représenter la conversation entre l’écrivain et l’interviewer. Reste que cette
représentation est aussi un effet du dispositif, et que la spontanéité du discours est
susceptible d’être ajustée dans la scénographie consécutive à l’opération de
transcription.
31 Les procès médiatiques qui donnent lieu à l’entretien, radiodiffusion et transcription,
inscrivent de ce fait le genre dans le cadre d’une pratique de l’invention. L’entretien se
laisse appréhender comme découverte d’un état de choses et création à partir de lui.
Alors que l’enregistrement mécanique, telle la séquence sonore, met l’accent sur la
fidélité de la copie sans pour cela avoir à l’assurer (elle est une condition de cette
technique), la transcription suppose une recréation fréquemment taxée de
« déformation » ou de « détournement ». Ce jugement, assurément fondé, n’élimine
pourtant pas le fait que l’émission radio est aussi recréation, ni que le texte est aussi
consignation. En réalité, parce qu’il est médiatisé, l’entretien d’écrivain participe à la
fois de la production et de la conservation.
32 De ce point de vue, il participe de la poétique et de l’image singulière de l’auteur :
refusant de réviser le texte de ses entretiens avant leur édition, Léautaud se montre
égal à lui-même, c’est-à-dire cohérent avec ses choix d’écrivain ; Breton valide quant à
lui son statut de figure avant-gardiste centrale en déterminant résolument ses
conversations avec Parinaud comme une synthèse historique sur le surréalisme ;
Cendrars, tout en répondant de l’image de bourlingueur qu’il revendique, travaille, en
poète, le texte dans le sens d’une oralité qu’il veut vivante à même le livre ; enfin,
Ghelderode, loin de tomber le masque, alimente le lecteur en fables qu’il juge
nécessaires, et ne construit dès lors rien d’autre que des légendes, sur le mode de la
feintise.
33 Dans le cas de l’entretien radiophonique d’écrivain, la remédiatisation vers l’espace de
l’écrit offre des potentialités que la réalisation entre « voix et oreille » avait d’abord
exclues. Elle réinscrit l’entretien sur un support, le livre, qui est le médium traditionnel
de la littérature.Dans ce processus de remédiatisation, qui les ramène sur leur terrain,
le traitement de la spontanéité par les écrivains donne la mesure de leurs
positionnements respectifs. Apparemment consignée, la spontanéité est en réalité
produite de façon à passer pour authentique ou, au contraire, pour une convention. Dès
lors, devant la fiction de spontanéité qui sous-tend le genre de l’entretien, quelle que
soit l’attitude qu’ils adoptent dans leur travail de remédiatisation de l’oral à l’écrit, les
écrivains reconfigurent un échange qui en tant qu’invention se rejoue toujours comme
une première fois.

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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BIBLIOGRAPHIE
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Masschelein Anneleen, Christophe Meurée, David Martens & Stéphanie Vanasten. 2014. « The
Literary Interview: Toward a Poetics of a Hybrid Genre », Poetics Today, 35 (1-2), 2-49

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Müller, Jürgen E. 2000. « L’intermédialité, une nouvelle approche interdisciplinaire : perspectives


théoriques et pratiques à l’exemple de la vision de la télévision », Cinémas : revue d’études
cinématographiques, 10, 105-134

Tardieu, Jean. 1969. Grandeurs et faiblesses de la radio. Essai sur l’évolution, le rôle créateur et la portée
culturelle de l’art radiophonique dans la société contemporaine, (Paris : Unesco)

Touret, Michèle. 2010. « “Mais non, mon cher Michel Manoll...” De l’art de conduire un entretien
radiophonique quand on est Blaise Cendrars », Héron Pierre-Marie (éd.), Écrivains au micro : les
entretiens-feuilletons à la radio française dans les années cinquante (Rennes : Presses universitaires de
Rennes), 59-71

Yanoshevsky, Galia. 2006. Les discours du Nouveau Roman. Essais, entretiens, débats (Paris : Presses
universitaires du Septentrion)

NOTES
1. À ce sujet, voir Martens et Meurée (à paraître).
2. À travers sa scénographie, un discours présente les conditions de l’énonciation qui lui donne
lieu et que lui-même engendre. Voir Maingueneau 2004 : 190-202.
3. Ces séries d’entretiens relèvent d’un même contexte, celui de la radio française du début des
années cinquante qu’a décrit Pierre-Marie Héron (2010). L’auditeur d’alors avait l’occasion
d’entendre, au cours de programmes d’une durée comprise entre dix et trente minutes et
retransmis généralement en soirée à raison d’un à trois épisodes hebdomadaires (ceux de
Ghelderode passent eux le dimanche après-midi), les voix des hommes de lettres et celles de leurs
confidents. Outre qu’il reconnaît le rôle central de la radiophonie dans la prolifération du genre à
cette époque, le privilège accordé à ce médium dans l’établissement du présent corpus tient à son
caractère avant tout sonore, qui sur le plan des représentations les plus partagées en fait le
pendant du signe écrit, et d’une certaine façon de la littérature (Tardieu 1969).
4. « Both the (oral) dialogue and the report are subject to constraints imposed by the format and
the medium in which they appear as well as by the premises — nonfictionality, authenticity, and
spontaneity — that govern the interview in various “interview societies.” The dialogue or
conversation is marked by hesitation, improvisation, and discontinuity » (Masschelein, Meurée,
Martens & Vanasten 2014 : 17)
5. Sinon au sens strict, du moins dans l’imaginaire à son sujet, la radio retransmet la voix dans
toute sa présence : « Quand la radio parle, cela peut être […] la voix physique de tel grand
homme, vivant ou mort, dont le discours a été enregistré et conservé » (Tardieu 1969 : 41-42).
6. Écrivain et homme de radio français, il produit notamment diverses émissions littéraires sur
les antennes de la Radio Télévision Française.
7. Léautaud, Paul. 1986. Journal littéraire, 3 vol. (Paris : Mercure de France), 3 : 1940. Cité dans
Denavarre 2010 : 86.
8. Sur la construction partagée de l’image de soi dans ce genre, voir notamment Yanoshevsky
2006.
9. Voir Breton 1994 : 1288.
10. Alors directeur de la collection « Le point du jour », chez Gallimard, dans laquelle parurent
les Entretiens de Breton.
11. Breton a préparé ses entretiens en collaboration avec son interlocuteur, André Parinaud
(voir Breton 2003). La confrontation du manuscrit établi par Breton avec les émissions
radiophoniques confirme que l’élaboration du discours devance les émissions (voir Collomb
2010 : 146).

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12. Principalement connu pour son travail dans le monde de la presse (rédacteur en chef de la
revue Arts) et des médias (rédacteur en chef de Radio-Luxembourg, et producteur de divers
programmes à la radio et à la télévision), Parinaud mène nombre d’entretiens, notamment avec
Colette (1949), Jean Cocteau (1952) ou encore Louis-Ferdinand Céline (1958).
13. Paru en 1952, l’ouvrage transcrit les émissions En bourlinguant avec Blaise Cendrars ,
enregistrées et diffusées deux aux plus tôt par la Radiodiffusion Française.
14. Édité pour la première fois en 1956, le volume reproduit la série d’émissions intitulée Images
et visions d’un solitaire. Entretiens avec Michel de Ghelderode, enregistrée et diffusée en 1951 par le
Club d’Essai de la Radiodiffusion Télévision Française.
15. Homme de radio reconnu, Michel Manoll est avant tout écrivain. Appartenant au cercle de
l’École de Rochefort, il donne une œuvre littéraire et radiophonique, cette dernière comprenant
des entretiens avec Francis Carco (1952), Paul Fort (1953) et Pierre Jean Jouve (1954).
16. Sur le dixième entretien de Blaise Cendrars vous parle… comme tombeau littéraire
d’Apollinaire, voir Cendrars 2006a : XIX-XXII et Martens 2010.
17. En tant qu’homme de radio et de théâtre, Roger Iglésis œuvre notamment à la création de
pièces dramatiques sur les ondes.
18. Réalisateur d’émissions littéraires sur les antennes de la RTF, Alain Trutat assure notamment
le montage des entretiens avec Ghelderode.
19. Sur la genèse des Entretiens d’Ostende, voir Beyen 1980 : 24-45 et Beyen 2010.
20. Bien qu’il renseigne en fin de volume qu’il remanie les entretiens, Cendrars n’indique
cependant pas les passages concernés.
21. « R. M. – Vous avez souvent dit que vous écriviez des choses que vous n’auriez pas dites de
vive voix. P. L. – Oui. R. M. – Ainsi, vous n’auriez peut-être pas raconté dans une conversation ce
que vous avez vu et ressenti au cours de l’agonie de votre père ? P. L. – Aujourd’hui encore il y a
des choses que j’écris que je ne prononcerais pas. » (Léautaud 1986 : 163)
22. « Je ne saurais prétendre au détachement que lui donnent son âge aussi bien que son
scepticisme nature. » (Breton 1969 : 214).
23. « [Michel Manoll] – Blaise Cendrars, vous me parliez l’autre jour de la baleine. Quelle
[Cendrars commence à répondre] impression donne cette grosse bête quand vous l’apercevez ?
[Blaise Cendrars] – C’est une bête extraordinaire, la baleine » (Cendrars 2006b).

RÉSUMÉS
Tel qu’il se présente aux auditeurs ou aux lecteurs, l’entretien d’écrivain consiste en une
reconstruction de l’interaction originale entre l’interviewer et l’interviewé. Or, les processus
médiatiques à l’œuvre, comme l’enregistrement audio ou la transcription, jouent un rôle décisif
dans la mise au point de la version finale de l’entretien. Ces processus médiatiques contribuent à
la constitution de la scénographie de l’entretien, ainsi qu’à la production de ses effets, en
particulier la spontanéité du dialogue. Pour sa part, l’écrivain intervient lui aussi dans la création
du discours original, allant parfois jusqu’à préparer à l’écrit les répliques qui seront prononcées
au micro. Les processus médiatiques ne se limitent dès lors pas seulement à enregistrer et
diffuser le dialogue de façon transparente et sans l’affecter : ils constituent aussi un lieu
d’intervention auctoriale. Tant à la radio que dans les recueils écrits, cette pratique se décline de
façon variée, de l’emprise totale de l’interviewé sur le jeu question/réponse à la simulation d’une

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spontanéité authentique par l’interviewer. À travers l’étude de quatre cas exemplaires, l’on
examinera un échantillon des positionnements possibles de l’écrivain à l’égard de la
remédiatisation de l’entretien vers l’espace de l’écriture : de la revendication de la spontanéité
du dialogue (Paul Léautaud) au contrôle intégral sur le discours (André Breton) en passant par la
reprise de sa parole par l’écrivain, déclarée (Blaise Cendrars) ou passée sous silence (Michel de
Ghelderode).

The literary interview as presented to the audience or readers is almost always a reconstruction
of the original interaction between interviewer and interviewee. As such, media processes such
as audio recording or transcription play a key role in the final version of the interview. We can
say that media processes participate in the construction of the interview’s scenography, and take
part in the production of effects such as spontaneity. The writer, too, has a say in the creation of
the original dialogue, sometimes preparing ahead the answers to questions asked in advance.
Thus, media processes not only objectively record the dialogue, but also makes room for any
auctorial intervention. On the radio as well as in collections of interviews, the practice presents
itself in various ways, such as complete control of the question/answer form by the interviewee
to the mimicking of spontaneity on the part of the interviewer. We will study these issues
through the case studies of Léautaud and Breton, Cendrars and Ghelderode.

INDEX
Keywords : author’s interview, Breton (André), Cendrars (Blaise), Ghelderode (Michel de),
Léautaud (Paul), media, scenography
Mots-clés : Breton (André), Cendrars (Blaise), entretien d’écrivain, Ghelderode (Michel de),
Léautaud (Paul), médiatisation, scénographie

AUTEUR
GUILLAUME WILLEM
KU Leuven - MDRN

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L’intervieweur face au discours


littéraire : stratégies de
positionnement chez Madeleine
Chapsal, Jacques Chancel et Bernard
Pivot
The Interviewer and Literary Discourse: Madeleine Chapsal’s, Jacques Chancel’s
and Bernard Pivot’s Positioning Strategies

David Martens et Christophe Meurée

NOTE DE L'AUTEUR
La présente étude a été réalisée dans le cadre des recherches du groupe MDRN
(www.mdrn.be) de l’Université de Louvain (KU Leuven). MDRN conduit, pour la période
2011-2015, une Action de Recherche Concertée (Literature and its Multiple Identities
1900-1950) financée par le Conseil de Recherche de la KU Leuven et coordonne le Pôle
d’attraction interuniversitaire Literature and Media Innovations (lmi.arts.kuleuven.be),
financé par la Politique scientifique fédérale belge (www.belspo.be), auquel participe le
Centre de Recherche sur l’Imaginaire (CRI) de l’Université catholique de Louvain
(Louvain-la-Neuve). L’étude des entretiens d’écrivain constitue l’un des axes de
recherche commun à ces deux programmes.

1 Selon un stéréotype assez largement partagé, la pratique de l’entretien semble


n’accorder qu’une place secondaire à l’intervieweur. Le rôle qui lui est assigné au sein
de l’échange verbal tend fréquemment à passer pour anecdotique. De ce point de vue,
l’intervieweur ne serait qu’un chaînon dont la fonction vise à favoriser la médiation, a
priori le plus invisible possible, en vertu du principe d’effacement du dispositif
médiatique (Bolter et Grusin 1999) et du médiateur qui en constitue l’un des

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paramètres principaux. L’intervieweur apparaît à cette aune comme le scotome de la


scénographie de l’entretien, au sein de laquelle il se bornerait à recueillir la parole de la
personne interrogée, tant et si bien que son travail pourrait être réalisé par un(e) autre
sans que la donne en soit fondamentalement changée.
2 Or, le discours de l’entretien se fonde sur une co-construction (Yanoshevsky 2011). Par
ses interventions et les réponses fournies, l’intervieweur exerce de facto un impact sur
le discours de son interlocuteur dans la mesure où celui-ci, acceptant de se prêter au
jeu du dialogue, répond en fonction des questions qui lui sont adressées – toute entorse
à ce paramètre du « contrat interactionnel » qui définit l’espace de l’entretien
(Charaudeau 1989 : 15) se conçoit comme une rupture, plus ou moins ludique, avec l’un
des attendus formels (l’alternance des questions et des réponses) qui caractérise le
genre. Responsable de la tenue de l’échange verbal et en vertu des fonctions qu’il y
assume, l’intervieweur peut dès lors être considéré comme l’auteur au même titre –
quoique sur un autre plan – que son ou ses interlocuteurs (pour le 19 e siècle, voir
Seillan 2010 : 1028-1030). Ainsi certains intervieweurs ont-ils pu devenir des figures en
vue du monde médiatique, à l’instar de Madeleine Chapsal, Jacques Chancel ou Bernard
Pivot, dont on lit, écoute ou regarde les entretiens parfois indépendamment de l’intérêt
que l’on porte à leurs invités.
3 Dans la conduite des dialogues, chaque intervieweur compose un ethos singulier
(Amossy 2010), qui tient notamment à une façon particulière de se positionner par
rapport aux types de discours en jeu. L’entretien suppose en effet une négociation qui
touche non seulement aux modalités de l’interaction verbale (Kerbrat-Orecchioni 2005)
mais aussi aux enjeux qui découlent de la rencontre entre différents types de discours,
en l’occurrence les discours journalistique et littéraire1. Relevant a priori du
journalisme, le genre de l’interview permet l’interaction de deux types de discours au
sein d’un domaine particulier du champ. En pareil contexte, le journaliste joue certes
sur son terrain – la presse pour Chapsal, la radio pour Chancel et la télévision pour
Pivot – mais se trouve conduit, afin de répondre aux attentes du public, à offrir un
espace (et un temps) à la parole d’un interlocuteur qui représente un autre type de
discours, dont les impératifs imprègnent forcément sa pratique. Comment, dès lors,
l’intervieweur négocie-t-il cette double participation qui caractérise sa position au sein
de l’hétérogénéité discursive qui sous-tend fréquemment l’entretien ?

1. Une hétérogénéité discursive contrainte


1.1. L’hétérogénéité discursive d’un genre

4 Au sein de ce genre particulier que constitue l’entretien, les interlocuteurs dialoguent


en vertu d’une subjectivité singulière, mais aussi en fonction de leur appartenance à
des champs discursifs potentiellement distincts amenés à interagir à la faveur de
l’entretien. Forme phare de la reconfiguration du système des genres discursifs qu’a
impliqué l’émergence de la « matrice médiatique » (Thérenty 2007) liée à la
« civilisation du journal » (Kalifa et al. 2010), l’entretien apparaît comme un des lieux de
rencontre entre deux interlocuteurs et deux espaces discursifs au moins : le
journalistique, le plus souvent, et, selon le titre au regard duquel l’interviewé est
interrogé, d’autres types de discours (politique, religieux, littéraire, etc.). Le genre

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s’institue ainsi comme un espace d’interactions entre discours, soumis à plusieurs types
de contraintes.

1.2. Un espace interactionnel contraint

5 Galia Yanoshevsky [à paraître])2 souligne combien le genre de l’entretien implique un


« système complexe et en interaction de rôles sociaux établis à travers des pratiques
discursives et modifiés dans l’échange à travers des processus de négociation ». Ces
derniers, résultant notamment de l’interaction entre les champs discursifs mis en
relation dans l’entretien, se configurent en fonction de deux paramètres au moins, dont
les effets se conjuguent : d’une part, la situation énonciative spécifique de l’entretien,
en particulier les modalités de la relation entre les différents champs de discours
impliqués ; d’autre part, le rôle que joue le médium (qu’il s’agisse d’une forme écrite –
périodique ou livre –, de la radio ou de la télévision) dans la réalisation de l’échange, et,
partant, le positionnement de l’intervieweur.

1.2.1. Entre « espace d’étayage » et « espace associé »

6 Selon les domaines en présence dans la rencontre entre types de discours qui participe
de la « composante interactionnelle » (Charaudeau 1989 : 15) régissant l’échange,
l’intervieweur ne se positionne pas exactement de la même façon par rapport à son
interlocuteur et au champ discursif qu’il représente. Alors que, de manière générale,
l’éthique professionnelle des intervieweurs les conduit fréquemment à pousser leurs
interlocuteurs dans leurs derniers retranchements, face à un écrivain, l’intervieweur
occupe plutôt une position de faire-valoir. Face au discours littéraire, le genre relève
d’une interaction entre, du côté de l’intervieweur, la part de l’« espace d’étayage »
(Pascale Delormas3) qui échappe à l’auteur et, s’agissant de l’écrivain, l’« espace
associé », qui comprend les « textes d’auteur qui accompagnent [s]es œuvres »
(Maingueneau 2004 : 113) et qui se trouvent (censément) au service de « l’espace
canonique »4 que constituent ces dernières. La confrontation de deux auctorialités
(Martens et Meurée [à paraître]) que génère l’entretien trouve là un point de friction
potentiel qui dépend des modes de relation entre les espaces institutionnels et
discursifs interagissant. C’est en fonction de cette interaction, hiérarchisée et
déterminée par une aspiration à approcher l’espace canonique qu’incarne l’écrivain,
que l’intervieweur est conduit à se positionner.

1.2.2. L’intervieweur et le médium

7 La place occupée par l’intervieweur dans le discours se trouve également conditionnée


par le contexte du médium dans lequel l’entretien est réalisé et par lequel il est diffusé.
En l’occurrence, la presse écrite, la radio et la télévision ne présentent pas les mêmes
implications, tant à l’endroit de l’entretien comme genre discursif que pour ce qui
touche à son traitement du discours littéraire et des écrivains. Ainsi, sur le plan
pragmatique des conditions de réalisation matérielle des entretiens, le direct
qu’imposent certaines émissions radiophoniques ou télévisuelles n’est pas de mise pour
les échanges destinés à revêtir une forme écrite. Les conditions de réalisation de
l’entretien informent en effet la conduite singulière du dialogue. En outre, l’histoire de
chaque médium le situe dans une relation spécifique avec le discours littéraire. Tout

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intervieweur configure ainsi son ethos discursif, non seulement en fonction des
rapports entre le discours journalistique et le discours littéraire, mais aussi de ceux
qu’entretient la littérature avec le médium qui offre le cadre de l’entretien. Enfin, il
convient de ne pas négliger les reprises d’entretiens, notamment en volume, ainsi que
les discours qui les accompagnent. Ils sont souvent l’occasion pour les intervieweurs de
revenir sur leur pratique à travers un médium, le livre, qui confère une nouvelle portée
à leur travail, en particulier au regard de sa relation à l’espace littéraire.

1.3. Devant le discours littéraire

8 Tout intervieweur négocie de façon singulière ses interactions avec les représentants
d’autres types de discours. Dès lors qu’il s’agit d’interroger des écrivains, acteurs
majeurs du champ discursif spécifique qu’est la littérature, la parole de l’intervieweur
se constitue en fonction de ce que le littéraire représente de façon particulière au
regard de la pratique de l’entretien et de son ancrage journalistique. Le positionnement
qui en résulte, bien qu’il puisse varier selon l’environnement médiatique et les
individus en présence, modèle la singularité des intervieweurs. En témoignent les
entretiens de trois intervieweurs spécialisés dans le domaine culturel, parmi les plus
célèbres de la seconde moitié du 20e siècle en France : Madeleine Chapsal, Jacques
Chancel et Bernard Pivot ont en effet manifesté des affinités particulières avec la
littérature, qui les ont même amenés à taquiner la muse à leur tour.
9 Entre quête de proximité et prise de distance avec l’espace canonique du discours
littéraire, le spectre des attitudes et des pratiques semble particulièrement diversifié :
Chapsal affiche une accointance forte avec la littérature et les écrivains, au point de
neutraliser son statut de journaliste au profit de celui d’écrivain ; Chancel témoigne
d’une position intermédiaire qui, si elle se caractérise par une indéniable attraction
envers le discours littéraire, n’éloigne cependant jamais le journaliste du métier qu’il
exerce ; Pivot assume quant à lui pleinement sa profession, en l’agrémentant d’apprêts
et d’appas empruntés au littéraire. Ces stratégies de positionnement se traduisent dans
la réalisation et la diffusion des entretiens, de même qu’à travers les discours
rétrospectifs de ces intervieweurs sur leur pratique.

2. Madeleine Chapsal ou comment n’être pas


journaliste
10 À travers les entretiens qu’elle a publiés de 1959 à 1978 dans L’Express, Madeleine
Chapsal s’est acquis une réputation à part dans le monde des intervieweurs culturels en
France, tout en menant parallèlement une œuvre d’écrivain. Au sein de ce périodique à
vocation généraliste, ces entretiens appartiennent à la rubrique dévolue à l’actualité
littéraire. Pour autant, en dépit de l’espace spécifique qu’il consacre à la littérature, cet
environnement médiatique ne ressortit pas au discours littéraire stricto sensu, pas plus
que l’entretien ne relève du système des genres littéraires institués ni même, a priori, de
la littérature – soit de l’espace canonique – sinon moyennant le recours à des
marqueurs de littérarité (voir Martens et Meurée [à paraître]).

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109

2.1. Des écrivains bien curieux

11 Chapsal incarne le versant journalistique de la rencontre et représente le périodique


aussi bien que son lectorat. Cependant, la configuration de ses entretiens tend
régulièrement à remettre en question le rôle de l’intervieweuse, ainsi que son statut au
regard des deux espaces discursifs dont l’entretien assure la rencontre. À de multiples
reprises, les dialogues se caractérisent en effet par une inversion des rôles : alors
qu’elle est chargée de poser les questions, Chapsal se retrouve interrogée par ses
interlocuteurs. Si le fait n’est pas foncièrement étrange en régime conversationnel,
notamment en raison des négociations propres aux interactions verbales, ces
interversions frappent toutefois par leur récurrence dans le cadre d’un discours aussi
formellement contraint que l’entretien.
12 Le phénomène se présente avec une intensité remarquable dans l’entretien accordé par
Saint-John Perse. Le récipiendaire du Prix Nobel de littérature pose en effet à son
interlocutrice l’intégralité des questions figurant dans le texte publié, qui apparaît
davantage comme un récit de rencontre que comme un entretien à proprement parler :
« Est-ce que la vie vous a blessée ? fait très mal, vraiment mal ? », « Savez-vous porter
la main aux choses ? » ou encore « Aimez-vous les bêtes ? » (Chapsal 1960b : 50). Le cas
de figure le plus remarquable est celui de Truman Capote qui, à l’entame de l’entretien,
endosse de sa propre initiative le rôle d’intervieweur, non pour questionner Chapsal,
cette fois, mais bien pour s’interroger lui-même :
En visite à Paris pour la première fois depuis six ans, [Truman Capote] me reçoit
dans un salon désert de l’hôtel Ritz, près d’une véranda sur laquelle coule la pluie
d’avril – cadre parfait pour une nouvelle de Truman Capote...
Truman Capote : – Voulez-vous que je m’interroge moi-même ?
– Je vous en prie.
T. Capote – « M. Truman Capote, que faites-vous en ce moment ? Eh bien, je
travaille sur […] un livre qui n’est pas un roman, mais un reportage. Le sujet en est
un crime qui s’est passé dans une minuscule ville du Kansas […]. […] Cela s’appellera
In cold blood [...].
Voilà, c’est tout pour ma littérature. Quoi d’autre ? » (Chapsal 1962 : 32-33)
13 La fréquence de ces interversions témoigne de la souplesse que Chapsal entend
imprimer à son mode opératoire et aux fonctions dévolues aux interlocuteurs. Tout se
passe comme s’il s’agissait de fragiliser la ligne de démarcation qu’instaure le cadre de
l’entretien en termes de rôles discursifs, au profit d’une familiarité pleinement réalisée.
Dans le cas de Capote, l’entretien s’ouvre de façon suggestive comme une fiction de
l’auteur interviewé, la scène s’inscrivant au sein d’un espace présenté comme typique
de l’univers de l’auteur, selon une topique du genre (Seillan 2002 : 44). La rencontre
s’opère sur le terrain de l’écrivain qui, certes, s’improvise temporairement journaliste,
mais sur un mode parodique qui estompe d’autant mieux la frontière séparant les
discours journalistique et littéraire.

2.2. Le secret de l’écrivain

14 L’interpénétration du journalistique et du littéraire en passe également par l’attitude


de Chapsal envers les écrivains. En 1959 déjà, son entretien avec Jean-Paul Sartre le
démontre exemplairement. L’intervieweuse y expose comment l’auteur, en pleine
répétition des Séquestrés d’Altona, accorde quelques instants à certains « journalistes »
qui « l’attendent » : « J.-P. Sartre va s’entretenir quelques instants avec les envoyés de

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France-Soir, du Figaro, de France-Observateur ». Ce n’est que dans un second temps qu’il se


consacre à Chapsal : « Sartre en a fini avec les journalistes. Il m’entraîne dehors, à la
terrasse d[’un] café » (Chapsal 1959 : p. 27). La position adoptée rompt avec son statut
de journaliste représentant L’Express. Davantage, la nature même de la rencontre se voit
révoquée lorsque, au terme de l’échange, Sartre déclare à son interlocutrice : « Il faut
que nous reparlions de tout cela. J’ai beaucoup de choses à vous dire à propos du
théâtre. Nous pourrions faire un “entretien” », comme si ce que le lecteur achève alors
de lire n’en était pas tout à fait un.
15 Cette discrimination entre la position de Chapsal et ce qu’elle présente sous l’aspect
d’un journalisme grégaire contribue à mettre en place un ethos discursif particulier : il
s’agit de s’exposer comme une intervieweuse aux antipodes du stéréotype
journalistique. Elle accentue d’ailleurs de façon manifeste cette stratégie de
positionnement à l’occasion de la reprise de ses entretiens en volumes : Les Écrivains en
personne (1960) et Quinze écrivains (1963) parus chez Julliard, Envoyez la petite musique
(Grasset, 1983) et Ces voix que j’entends encore (Fayard, 2011). Dans les textes qui
présentent a posteriori ses entretiens dans ces ouvrages, Chapsal marque plus que
jamais ses distances avec le monde journalistique. Le récit de sa rencontre avec Borges
(L’Express, 21 février 1963) est sans conteste le plus significatif à cet égard. Elle s’y
distingue résolument du groupe qui gravite autour de l’écrivain :
Quand j’arrivai, j’eus la surprise de trouver Borges assis sur un vaste fauteuil au
milieu du hall de l’hôtel, comme un prince sur son trône. Des journalistes à l’air
grave faisaient la queue pour obtenir, à tour de rôle, le droit de lui parler quelques
instants.
[…] Travailler en public, comme à une conférence de presse, n’était pas la condition
idéale pour conduire un dialogue intime ! J’eus envie de m’en aller…
La curiosité me retint. C’était la première fois qu’il m’était donné de voir
fonctionner des confrères face à un écrivain. Ceux-là étaient impressionnants de
sérieux ! Je tendis l’oreille.
« N’est-ce pas, disait à Borges le journaliste assis près de lui, que c’est bien ce que
vous avez voulu dire dans Fictions ? »
[…]
L’écrivain, lui, hochant la tête, comme je l’avais vu faire au pape en audience
publique à chacun de ceux qui s’inclinaient devant lui pour solliciter une grâce, sa
bénédiction… Le journaliste se leva, radieux, et regarda d’assez haut la cohorte de
ses concurrents !
« Vous voyez, semblait-il dire, aucun de vous n’est aussi proche que moi du “secret”
de Borges ! » (Chapsal 1984 : 275-276)
16 Si Chapsal présente les autres intervieweurs comme des « confrères », toute la scène
d’énonciation concourt à l’élever en figure d’exception. La relation qu’elle désire
instaurer avec l’écrivain, en position de majesté et de sacralisation (« comme un prince
sur son trône », « pape », « grâce », « bénédiction »), ne s’ancre pas dans une lecture
pédante de l’œuvre dont la vocation première semble de damer le pion aux autres
journalistes. La scène dépeint le jeu de concurrence entre « confrères », résultant de la
volonté d’établir et de manifester fièrement une familiarité unique avec le « secret » de
l’écrivain, qui confère une aura de mystère à l’espace canonique mobilisé, en même
temps que sa valeur à l’entretien. Mais alors que, dans l’entretien auquel elle assiste,
Borges se voit constamment interrompu et par conséquent empêché de s’exprimer,
Chapsal rêve pour sa part d’un « dialogue intime » qui la distinguerait de ceux qui,
précisément, entendent se distinguer.

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


111

Quand vint mon tour, je m’approchai doucement du poète aveugle, et, touchée par
son regard vide […], je commençai par l’interroger sur son voyage. Je voulais qu’il
sache, au son de ma voix, qu’il avait affaire à une femme, guère trop savante…
Puis je lui posai des questions simples, concrètes, dont je savais qu’un esprit
complexe et raffiné comme le sien saurait faire sa proie : « Qu’est-ce qu’écrire ? »,
« Comment écrivez-vous ? »
Un murmure de surprise, puis des ricanements s’élevèrent dans mon dos. Les
« borgesiens » n’en revenaient pas qu’on osât traiter ainsi leur Borges.
[…]
Loin d’être choqué, Borges me répondit avec simplicité et même il s’anima. (Chapsal
1984 : 275-277, passim)
17 Dans son récit, Chapsal convoque plusieurs valeurs cardinales du genre (intimité,
simplicité) en les confrontant à d’autres (distance critique et prétention à la
connaissance, complexité), qui se situent aux antipodes de la conception de l’entretien
qu’elle promeut. La formule « guère trop savante », relativement ambiguë dans la
mesure où elle conjugue euphémisme et hyperbole, mobilise les facettes de la féminité
et d’une certaine ignorance iconoclaste autant qu’elle pointe ironiquement l’excès de
savoir d’un « confrère » qui ne laisse guère de place à l’écrivain lui-même et dont
l’« entretien », de ce fait, perd toute valeur. La simplicité qui consiste à interroger
Borges à propos de son voyage apparaît par contraste comme une façon d’introduire de
la convivialité en accordant une préséance à la personne au détriment de la fonction
pour laquelle elle est sollicitée dans le cadre de l’entretien. Cette simplicité permet
d’installer une proximité de l’intervieweuse avec le maître et l’espace canonique qu’il
incarne. Le geste de désacralisation pousse le grand homme à répondre simplement à
son tour et, ce faisant, à « s’anim[er] », c’est-à-dire, littéralement, à (re)prendre vie.
L’entretien n’apparaît plus comme le fait d’un agent de l’espace d’étayage (le
journaliste) qui s’efforce de s’élever à la hauteur du représentant de l’espace canonique
(l’écrivain), au point de ne plus lui laisser voix au chapitre ; désormais, c’est l’écrivain
en personne qui parle.

2.3. Un écrivain en personne

18 Avec Sartre ou avec Borges, le positionnement de Chapsal repose sur une paratopie
(Maingueneau 2004) qui se traduit aussi bien dans le jeu des questions que dans la
constitution d’un ethos singulier. Sa stratégie permet à cette journaliste qui n’en est pas
tout à fait une de gagner sur deux tableaux (ou champs discursifs). D’une part, suscitant
chez l’écrivain un désir de parler, l’intervieweuse mobilise une autre valeur cardinale
du genre, le savoir-faire-dire ; corollairement, grâce à la proximité qu’elle instaure,
Chapsal rapproche ses lecteurs d’un espace canonique perçu (et scénographiquement
posé) comme difficilement accessible. D’autre part, en dépit de la part de modestie qui
sous-tend l’ethos de l’intervieweuse, l’instauration d’une familiarité libère Chapsal de
l’étiquette journalistique. Ces scènes d’énonciation la font participer du statut
d’écrivain de ses interlocuteurs, qu’elle acquerra effectivement par l’œuvre littéraire
qu’elle entreprend au début des années 1970.
19 Si ce type de gestion de la rencontre avec le littéraire opère dès les entretiens tels qu’ils
ont été publiés dans L’Express, il semble que la dynamique se renforce dans le geste de
colliger les dialogues au sein de recueils, qui consolide l’auctorialité de l’intervieweuse.
Elle signe ces livres successifs comme des ouvrages propres. Si l’usage est assez courant
pour le livre d’entretiens, il n’en atteste pas moins d’une appropriation contribuant à

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faire de Chapsal une auteure à part entière, via un espace livresque qui demeure le
moyen de consécration privilégié de l’écrivain (Maingueneau 2009). La fonction
symbolique du livre semble confirmée par la façon dont l’homme de radio qu’est
Jacques Chancel l’exploite lorsque, à son tour, il rassemble en volumes une sélection de
ses entretiens, dans lesquels il manifeste une inclination particulière pour le littéraire,
quoique plus réservée que celle de Chapsal.

3. Jacques Chancel ou les « épousailles » de la


littérature
20 Diffusée en direct sur France-Inter, Radioscopie s’est distinguée en France, de 1968 à
1982, puis à nouveau à partir de 19885, comme l’émission d’entretiens radiophoniques
de référence. La série a permis à Jacques Chancel d’imposer une manière singulière,
combinant une courtoisie bienveillante destinée à mettre à l’aise ses invités et une
volonté de ne pas écarter les sujets épineux, et caractérisée par une propension aux
interrogations fondées sur des alternatives, ainsi que par un goût pour les grandes
questions anthropologiques, sociales et philosophiques (la vie, la mort…). Devant le
succès de l’émission, celui qui est devenu, au fil des ans, une vedette du paysage
audiovisuel hexagonal, a été amené à rassembler, en plusieurs volumes parus chez
Robert Laffont entre 1970 et 1976, les entretiens qui, indique-t-il dans l’« Avant-
propos » au premier tome de ces Radioscopies écrites, « ont suscité le plus de courrier »
(Chancel 1970 : 11) à la suite de leur diffusion.

3.1. Incursions du littéraire

21 Compte tenu de la nature du médium radiophonique, les conditions de gestion de la


part du littéraire dans l’espace discursif diffèrent de celles qui régissent une rubrique
dans un hebdomadaire généraliste. La différence entre l’oral et l’écrit fait de la radio un
environnement médiatique moins spontanément associé à la création littéraire, dont le
support privilégié demeure le livre. La programmation de Radioscopie ne permet pas de
la dénombrer parmi les émissions littéraires. Au sein du panel varié (acteurs, hommes
de loi, médecins, hommes politiques, etc.) de figures publiques « radioscopées » par
Chancel (plus de 2500 émissions), les écrivains sont certes bien représentés, mais ne
sont cependant pas majoritaires.
22 En vertu de la « composante situationnelle » (Charaudeau 1989 : 15) de l’émission, le but
de Chancel est de mener à bien un dialogue adressé à un public potentiellement très
divers, qui écoute l’émission au moment où elle a lieu (ou qui lit l’entretien après coup).
L’animateur doit l’intéresser à des personnalités elles-mêmes très différentes, tout en
négociant la rencontre du discours journalistique avec des représentants d’autres types
de discours et/ou de pratiques. De ce fait, rien d’étonnant à ce que l’identité compte
parmi les préoccupations systématiquement au cœur du dispositif énonciatif mis en
œuvre par l’intervieweur. Il s’adonne en effet, à l’entame de presque tous ses
entretiens, à un portrait de son invité, brossé en quelques traits, qu’il ponctue très
souvent d’une question portant explicitement sur un aspect particulier de l’identité de
son interlocuteur.
23 Du point de vue pragmatique, de telles amorces – qu’illustre parfaitement la première
question à Brigitte Bardot : « Brigitte Bardot, est-il difficile, non pas d’être Bardot, mais

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de le rester ? » (Radioscopie, 7 février 1970) – permettent à Chancel d’expliciter les


motivations de l’entretien – une actualité, la plupart du temps – et de poser les bases,
informatives et thématiques, d’un certain nombre de questions qui vont suivre. À cet
égard, s’il est légitime d’entendre l’intervieweur parler de littérature en compagnie
d’écrivains, la chose paraît plus surprenante avec des hommes de science ou de loi. Les
nombreuses allusions littéraires qui émaillent les dialogues de Chancel avec des
interlocuteurs qui ne sont pas des écrivains interpellent moins par leur relative
fréquence que par le caractère parfois abrupt de leur intrusion dans le cours de la
conversation. Chancel demande ainsi à Jean Bernard, au cours d’une séquence ayant
trait à la façon dont le médecin envisage la mort : « Pour bien comprendre la vieillesse,
faut-il avoir lu Charles Péguy et Simone de Beauvoir ? » (Radioscopie, 24 janvier 1973).
Son interlocuteur lui répond en ramenant l’échange sur le terrain de sa compétence
médicale. Il neutralise ainsi la prédominance que l’intervieweur semble accorder au
littéraire et que Bernard assimile au philosophique : « Je pense que cela aide à la
comprendre, mais les problèmes posés en médecine sont un peu différents de ceux
évoqués par les philosophes » (ibid.).

3.2. Portraits d’écrivains

24 Ces incursions du littéraire, qui paraissent parfois quelque peu forcées eu égard aux
sujets abordés, affectent sensiblement la teneur du discours. Plus fondamentalement,
elles infléchissent les portraits que l’animateur de Radioscopie s’emploie à proposer à ses
auditeurs. Ainsi Chancel amène-t-il fréquemment ses invités à considérer certaines de
leurs vies parallèles, avortées, désirées, ou en instance de prendre forme, aspects
biographiques le plus souvent méconnus du public. Si les entames des entretiens se
fondent le plus souvent sur ce qui a rendu l’interlocuteur célèbre, l’intervieweur en
retouche régulièrement les portraits en leur découvrant, voire en leur conférant une
dimension littéraire, jusqu’à faire de ses invités rien de moins que des écrivains en
puissance.
25 Après que Jean Bernard lui a affirmé que « [l]orsqu’on est médecin, on s’exprime
complètement dans son acte de médecin », Chancel place cette profession de foi sous le
signe de la littérature (et de la philosophie, intégrant ainsi l’équivalence précédemment
établie par son interlocuteur) en lui rétorquant manifestement sur un mode
interrogatif : « Oui, mais lorsque vous êtes médecin, vous oubliez un peu ce que vous
avez été, c’est-à-dire poète… » (ibid.). Certes, cet ancien Résistant appelé à entrer à
l’Académie française en 1975 au fauteuil de Marcel Pagnol est l’auteur d’un recueil de
poèmes, Survivance, publié en 1944. Chancel se borne en ce sens à réaliser son travail de
journaliste, à savoir délivrer un portrait qui n’omette aucune facette du modèle. Dans le
même temps, le portrait composé par le journaliste tend à tracer la silhouette d’une
figure d’écrivain quand son vis-à-vis entend manifestement ne s’exprimer qu’en sa
qualité de médecin6.
26 De façon analogue, Chancel déclare à Albert Naud, qui a défendu Céline lors de ses
démêlés avec la justice après 1945 et qui a lui-même tâté de la plume : « Maître Albert
Naud, vous êtes un grand avocat, mais est-ce que vous ne voudriez pas aujourd’hui être
seulement un homme de lettres ? » (Radioscopie, 12 novembre 1969). Manière de réduire
ce pour quoi son interlocuteur est alors célèbre au profit d’une part moins connue de
son activité publique. Moins radicalement mais plus inopinément, Chancel invite

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Jacques Monod à envisager de quitter son champ de compétences pour embrasser celui
de la littérature de fiction :
J.C. – Jacques Monod, est-ce que vous pourriez sortir de votre propre domaine ? Là,
vous venez de publier Le hasard et la nécessité, et c’est quand même votre domaine.
Vous pourriez écrire un roman ?
J.M. – Un roman ? Sûrement pas, non !
J.C. – Vous avez quand même le goût de l’écriture…
J.M. – Ah, beaucoup !
J.C. – Et ça se sent.
J.M. – J’aime écrire, oui. Mais un roman, certainement pas, non… un conte
philosophique, peut-être… Une pièce de théâtre, peut-être. Un roman, c’est trop
difficile…
J.C. – Le succès de ce livre, c’est un encouragement pour vous, à continuer à écrire ?
(Radioscopie, 18 novembre 1970)
27 Pareille remarque semble être une véritable incitation. Une aspiration constante
semble inciter Chancel à mobiliser la littérature pour orienter le portrait de ses
interlocuteurs, quitte à les ériger en écrivains. Le fait est si fréquent que l’on peut se
demander s’il n’en va pas d’une inclination de l’intervieweur lui-même.

3.3. Le marié de la littérature

28 Lors de la parution de ses entretiens en volumes, Chancel se livre à une opération


consistant, d’une part, à atténuer leur dimension journalistique et, d’autre part, à
revendiquer pour eux un statut littéraire. Dans l’avant-propos du premier tome, il place
ces dialogues sous le signe de l’intimité et de la bienveillance. Les présentant comme
des rencontres « [e]ntre gens de bonne compagnie », « au coin du feu » et marquées par
un « climat d’amicale courtoisie » (Chancel 1970 : 12), il déclare avoir « la faiblesse de
croire que [s]es interlocuteurs ont vite oublié le micro au cours de ces soixante
minutes » (ibid.). Le prétendu oubli du micro constitue un topos du genre : neutralisant
l’objet incarnant le médium (et, par métonymie, le studio d’enregistrement aussi bien
que l’institution de la radio), l’animateur donne corps à un fantasme de familiarité,
celui d’une conversation prétendument naturelle, d’autant plus intéressante qu’elle
paraît n’avoir pas été conçue pour l’auditeur, qui voit ainsi flattée sa pulsion non pas
voyeuriste mais auditrice.
29 L’idée que le dialogue ait eu lieu exempt de micro instaure une fiction censément
partagée par l’interlocuteur de Chancel comme par les lecteurs des retranscriptions.
Par la neutralisation du micro et le motif convoqué du « coin du feu », il fait vaciller la
hiérarchie qu’implique la différence de statut des interlocuteurs. Corollairement, il use
d’une terminologie qui, en français, tend à tenir l’interview à distance de l’espace
littéraire, au profit d’un désignateur plus favorable sur le plan de la valeur esthétique.
Ainsi écrit-il dans l’avant-propos du deuxième tome des Radioscopies, alors que celui-ci
rassemble des interviewés dont un seul (Roger Peyrefitte) est écrivain : « Onze
personnalités se retrouvent sous cette couverture » ; elles « furent des interlocuteurs
valables » et « deviennent ici mes associés en littérature » (Chancel 1971 : 8, nous
soulignons).
30 Quelques années plus tard, Chancel se livre à quelques aveux surprenants au sujet de
son émission. Quoique celle-ci l’ait vu accueillir des personnalités de domaines divers,
l’intervieweur ne parle que d’écrivains, confessant n’avoir été essentiellement intéressé
que par la rencontre avec ce type d’invités.

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À dire vrai, […] je n’ai voulu Radioscopie que pour combler un vide, apaiser une
gourmandise, reconnaître des visages, ceux de l’écrivain, et les accorder aux mots,
aux musiques qui rythmaient mon enfance lavedanaise, loin des chapelles où
trônaient déjà les princes de l’écriture. Je ne pouvais pas prévoir ce qui m’arriverait
mais inconsciemment [...], il ne fait pas de doute que je me préparais aux
épousailles – ce tête-à-tête quotidien. Comment aurais-je pu imaginer qu’un jour je
partagerais des heures avec Montherlant, Caillois, Barthes, Sartre, Céline,
Jouhandeau, Delteil le saint, Malraux, Cocteau (en dehors de toute radio), Cohen,
Yourcenar, Borgès et les autres ! L’incroyable peut arriver […]. Tout vient à celui qui
n’attend pas. (Chancel 1983 : 16-17)
31 Cette réduction de Radioscopie à une émission littéraire traduit l’attraction exercée par
l’espace canonique sur le discours de l’intervieweur. Elle se double en effet d’une
sacralisation par la bande des principales figures de l’espace littéraire, les écrivains.
Après avoir évoqué les « chapelles où trônaient les princes de l’écriture » à titre de
repoussoir, en désignant une valeur littéraire tenue pour factice (le topos du
parisianisme), Chancel évoque son propre travail comme une relation à la faveur de
laquelle se conjuguent l’intime et le sacré (« épousailles »). Comment s’étonner dès lors
que la seule caractérisation qu’il formule pour désigner l’un des auteurs de sa liste aille
à Delteil – le « saint » – et que la seule mention individualisant un autre écrivain
(Cocteau) consiste à préciser qu’il a partagé avec lui des moments « en dehors de toute
radio », selon une formule qui résonne comme une déclinaison de l’absence de tout
micro…
32 Alors même que sa démarche diffère de façon notable de celle de Madeleine Chapsal, le
positionnement de Chancel par rapport au discours littéraire présente certaines
analogies avec celui de l’intervieweuse de L’Express. Il se fonde en effet sur une
sanctification qui en passe, comme chez Chapsal, par une revendication de simplicité et
de familiarité, vertus fréquentes dans la constitution de l’ethos des intervieweurs
d’écrivains. Ne cherchant pas à atteindre le saint des saints, Chancel adopte une
position paratopique – dont participe une origine provinciale qui apparaît comme un
gage d’authenticité – au regard de ce qui passe pour le cœur de la vie littéraire
parisienne. Selon un lieu commun du discours mystique, la rencontre avec l’espace
canonique advient d’autant mieux qu’elle n’a pas été volontairement désirée. Une
distance demeure toutefois. Si, dans ses livres, Chancel présente les entretiens comme
participant du discours littéraire, il ne va pas jusqu’à troquer le statut de journaliste
contre celui d’écrivain. En ce sens, il occupe le moyen terme entre le positionnement de
Chapsal et celui de l’homme de télévision qu’est Bernard Pivot.

4. Bernard Pivot ou celui qui n’était pas de la paroisse


33 Transfuge de la presse écrite (Le Figaro littéraire puis Le Figaro), Bernard Pivot a, durant
près de trente ans, occupé le devant de la scène médiatique télévisuelle consacrée à la
littérature (et, plus largement, au domaine du livre). À travers trois émissions – Ouvrez
les guillemets (1973-1974), Apostrophes (1975-1990) et Bouillon de culture (1991-2001) –, il a
donné à voir « l’image d’un “Monsieur Loyal” persifleur et impertinent, dont la gouaille
et la verve bon enfant tranchaient avec le ton habituellement compassé des animateurs
d’émissions “littéraires” » (Brasey 1987 : 111). Nul doute que Bernard Pivot assume
pleinement le ton plutôt populaire qui caractérise son ethos d’intervieweur, en dépit de
critiques (Régis Debray et Gilles Deleuze, notamment) relatives à une quête du

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sensationnel et à une dramatisation perçues comme déplacées parce qu’elles


dégraderaient l’identité du littéraire.

4.1. Dramaturgies télévisuelles

34 Les émissions de Pivot « inaugurent un genre nouveau : la mise en spectacle d’un art de
la conversation autrefois réservé aux élites intellectuelles et aux lettrés » (Ducas 2003 :
82) et se caractérisent par leur dramatisation extrêmement calculée. Si le modèle de la
succession des interviews duelles et des débats collectifs prévaut dans la plupart des
numéros d’Apostrophes, c’est pour introduire du dialogique et du dynamique là où le
thème retenu confère une cohérence à l’ensemble des interventions, dont le bouquet
est fréquemment composé à la manière de l’objet dont traite l’émission : le livre. Sur le
plan formel, Apostrophes et Bouillon de culture sont en effet des émissions élaborées à
partir d’un modèle livresque. Pivot parle de « préface » à l’endroit de ses monologues
introductifs7 et achève certaines émissions par l’énumération des titres de ou sur les
écrivains invités, à la manière d’une bibliographie de fin de volume.
35 L’« aspect très dirigiste d’Apostrophes », repéré par l’équipe de Patrick Charaudeau
(Charaudeau 1991 : 43), configure un véritable rituel, placé sous la houlette d’un
animateur qui assure un rôle de « direction d’acteurs » (Brasey 1987 : 160-161) qui se
conjugue avec la part d’improvisation propre à ce type d’émission et aux conditions du
direct. La diégèse des émissions tourne autour de plusieurs nœuds dramatiques qui
attendent les dénouements que pourront leur apporter les différents invités. Ce n’est
pas tant que Pivot se mette à la place du lecteur ignorant mais avide : il impose
davantage une façon d’introduire sur son plateau l’atmosphère propre à une œuvre ou
à un écrivain afin d’en tirer des révélations qui puissent frapper l’imagination du
public. Il s’agit de faire saillir ces informations au travers d’une forme qui se met au
service du récit, jusqu’à se construire selon une diégèse spécifique.
36 Si Pivot (2001 : 131-132) souligne la grande difficulté qu’il y a à interroger un romancier
par comparaison à un essayiste – que l’on peut toujours ramener au factuel ou à la
logique de sa pensée –, c’est tout de même l’univers du récit (romanesque ou théâtral)
qui marque le plus de son empreinte le fonctionnement d’Apostrophes (et de Bouillon de
culture). Ainsi Pivot suggère-t-il, dans son entretien avec Marguerite Yourcenar, une
suite possible au roman Alexis :
BP. – [La] suite logique, peut-être, d’Alexis, ç’aurait été la réponse de sa femme
Monique.
MY. – Moi, je crois qu’elle appartenait au type qui ne répondait pas.
BP. – D’ailleurs, elle n’a pas répondu.
(Rires.)
MY. – riant discrètement. Elle n’a pas répondu. (Apostrophes, 7 décembre 1979)
37 En pénétrant sur le territoire de l’écrivain, celui de l’invention, en donnant corps aux
personnages de papier et en en parlant comme d’êtres de chair, Pivot s’emploie à
conférer un surcroît d’existence à l’univers fictionnel. D’ailleurs, nombreuses sont ses
questions dans lesquelles se superpose, à la demande d’un complément de sens, celle
d’un supplément de fable. Dans le même temps, narrant de façon synthétique les récits
de ses invités, les étendant dans une nouvelle direction ou vers un prolongement
inattendu, Pivot les éclaire d’un nouveau sens, tout particulièrement lorsqu’il s’agit
pour lui de rapporter l’univers fictionnel au monde référentiel.

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4.2. Faire communiquer la fiction et le réel

38 Le jeu que Pivot pratique avec l’univers fictionnel ou diégétique de ses invités explique
sans doute pour partie les crispations qu’il a pu générer, aussi bien que son succès. La
stratégie qu’il adopte consiste à débusquer le réel qui se dissimule sous le voile de la
fiction et à rapporter celle-ci à celui-là. Par exemple, dans son entretien avec Albert
Cohen :
BP. – Mais comment expliquez-vous que Solal tombe toujours amoureux de
chrétiennes mariées ?
AC. – Ah, ça… (Bas.) Ca, c’est vrai.
BP. – Dans tous les livres, il est tout le temps toujours amoureux de femmes qui sont
déjà prises. Et des chrétiennes. Comme dit son père le rabbin, les… [...]
AC. – C’était peut-être une manière de s’intégrer.
BP. – dans un souffle : Ah oui… (Haut.) Et c’était aussi votre manière de vous
intégrer ?
AC. – Peut-être. Peut-être… Euh… Je ne me suis décidé à épouser une juive qu’à la
fin de ma vie. (Ricane.) Et je m’en félicite. (Apostrophes, 23 décembre 1977)
39 Pivot confère au Cohen octogénaire la gloire donjuanesque que celui-ci a attribuée à
son personnage, jusqu’à le rendre aussi sympathique qu’impressionnant aux yeux du
public de l’émission. Il obtient de surcroît une révélation d’importance sur la vie du juif
émigré, fonctionnaire international, auquel il parvient à faire confesser qu’il aurait –
« peut-être » – usé de l’amour des femmes comme d’un mode d’intégration.
40 Somme toute majoritairement mimétique (Charaudeau 1991 : 50-66) dans sa façon de
procéder, au point de couler ses interventions dans le style d’expression propre à
chaque auteur, l’animateur paraît laisser à l’écrivain le soin de donner le ton de
l’échange, se chargeant pour sa part d’ordonner le contenu, afin d’obtenir les
révélations qui vont constituer les clous de son spectacle. Pivot goûte particulièrement
le fait de livrer les « clefs » qui permettent au lecteur d’apprécier les référents réels
d’un récit. En témoigne admirablement, dans Bouillon de culture, l’épisode du 24 mars
2000, où il questionne de façon soutenue Dominique Rolin à propos du personnage de
Jim dans son Journal amoureux, pendant que le réalisateur et le cadreur, avertis,
soulignent les réactions amusées de Philippe Sollers, installé à côté de l’écrivain
d’origine belge. Tout à coup, Pivot affirme de but en blanc que Jim est en réalité Sollers
et Rolin, décontenancée, ne nie pas, ainsi qu’elle s’en souvient dans ses entretiens avec
Patricia Boyer de Latour :
P.B.L. – Au moment où il [Pivot] annonce sa « révélation », que se passe-t-il en
vous ?
D.R. – J’ai senti qu’il voulait me piéger.
P.B.L. – Il aurait pu vous poser la question à laquelle on pouvait s’attendre : qui est
Jim ? Vous vous seriez récriée en disant qu’il s’agissait d’un personnage de fiction.
Mais il est rusé, il ne vous demande rien du tout. Il veut « son » moment de
télévision, et il sait qu’il le tient. « L’homme que vous aimez depuis quarante ans,
c’est Jim… » Il ralentissait… « Et Jim est à côté de vous, c’est Philippe Sollers. »
D.R. – Et je me suis laissé faire ?
P.B.L. – Vous vous défendez d’abord en disant : « Quel piège ! quel piège ! »
D.R. – […] Étais-je si troublée ? J’ai tout oublié. […] Je me souviens seulement qu’il
m’a dit : « Allez, Dominique, regardez-moi dans les yeux ! » et ça, c’était drôle.
(Rolin 2002 : 262-264 passim)
41 Reste que, parfois, Pivot se trompe et l’interprétation tombe à l’eau. Duras, par
exemple, ne cesse de déstabiliser son interlocuteur, répondant à côté des questions,

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suivant son propre fil narratif auquel l’intervieweur essaie de nouer ou d’imposer le
sien. Lorsqu’il essaie de revenir à ses moutons, Duras ne l’écoute pas ou ne répond
qu’avec retard, à un rythme lent qui n’appartient qu’à elle. Pivot se montre désarçonné
du rétablissement négatif de la vérité par l’écrivain, à tel point qu’il ne veut y croire et
finit par livrer – sans nécessité aucune – l’embryon narratif qu’il avait imaginé en
préparant l’émission :
BP. – Et puis, vous racontez qu’elle [la mère de MD] a – je ne sais plus, je crois que
c’est dans Un barrage contre le Pacifique – qu’elle a joué pendant dix ans du piano
dans un cinéma.
MD. – Oui. C’est pas vrai, ça.
BP. – Ça, c’est pas vrai ?
MD. – Non.
BP. – Ah non ? C’est pas vrai ? Alors, euh, oui…
MD. – Elle jouait du piano mais… Oui…
BP. – Ah bon ? Ça, c’est inventé ? C’est parce que moi, j’ai…
MD. – C’est une autre femme.
BP. – Ah oui, d’accord. Moi, j’ai fabulé, je pense que je me suis dit : et alors, elle a
joué pendant dix ans, donc elle n’a jamais pu voir le film, puisqu’on jouait pendant
que le film passait et je me suis dit donc, tiens, Marguerite Duras, elle est venue au
cinéma peut-être pour que sa mère voie ses films. Voilà ce que je me suis dit. Mais
finalement, c’est complètement faux. Alors, sur ce portrait qu’on trouve dans Un
barrage contre le Pacifique, est-ce qu’il s’applique à votre mère ? (Pivot lit un extrait du
roman.) (Apostrophes, 28 septembre 1984)
42 L’animateur ne se décourage pas lorsque l’une de ses interprétations fait chou blanc, au
contraire. La co-construction de l’émission et des entretiens en passe ainsi, d’une
manière ou d’une autre, par des moments de contestation qui contribuent à en assurer
la dynamique dramatique. Dans ces circonstances, Pivot n’hésite pas à user de signaux
agonaux.
BP. – Et est-ce qu’elle [la mère de MD], elle avait honte de votre liaison avec le
Chinois ?
MD. – après un temps : Elle ne le connaissait pas.
BP. – Comment : « Elle ne le connaissait pas » ? Elle dînait avec vous…
MD. – Oui. Elle dînait avec nous mais elle ne le connaissait, elle ne savait pas ce qui
se passait. (Silence.)
BP. – J’y crois pas. J’y crois pas.
MD. – […] C’est pas peu dire, ce que je vous dis là. […] Elle ne le savait pas, elle ne l’a
jamais su.
BP. – Ça me paraît incroyable. (Apostrophes, 28 septembre 1984)
43 Dans ces conditions, alors que sa fabulation ne fait pas mouche, l’ethos d’intervieweur
de Pivot se cristallise dans cette résistance au croire qui fonde la fiction. Sur le plateau,
il s’agit en effet pour l’intervieweur de faire sortir la fiction de ses gonds. Là réside sans
doute l’une des raisons de l’ambiguïté de ces émissions où la télévision se met au
service de la littérature.

4.3. Un « oncle d’Amérique »

44 Pivot fait sienne l’idée de « solidarité de travail intellectuel entre les écrivains […] et les
médias » formulée par Barthes (Pivot 2001 : 130). Il considère que les interviews ont
repris le rôle jadis dévolu aux préfaces et autres adresses « Au lecteur » qui visaient à
orienter l’interprétation de ce dernier. S’il a foi dans le rôle de l’entretien, il n’affiche
cependant pas de prétention littéraire, pas même par le biais du statut de critique, dont

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les « lettres de noblesse » le rendent plus proche à ses yeux de l’espace canonique que
ne l’est l’intervieweur : « C’est [...] un contresens de faire de moi un critique. D’ailleurs
les critiques ne s’y sont pas trompés, ils savent bien que je ne suis pas de leur famille,
de la vraie, celle qui a des lettres de noblesse, ou que si j’en suis c’est à titre d’oncle
d’Amérique, nouveau riche tapageusement médiatisé » (Pivot 2001 : 67). L’animateur d’
Apostrophes ne se considère pas (et juge n’être pas considéré) comme étant « de la
paroisse » (148), autrement dit du sérail de l’intelligentsia parisienne. Reprenant à son
compte une formule de Pierre Nora, Pivot estime que l’intervieweur doit se faire
« interprète de la curiosité publique » (33).
45 Son ethos se déploie alors en retrait par rapport au centre de l’espace littéraire et à la
sacralisation dont il fait l’objet, selon un modèle à la fois profane (la noblesse) et
religieux (la paroisse). En dépit de l’humilité qui lui tient lieu de marque de fabrique, la
figure de Pivot, qui a tiré sa légitimité d’une honnêteté patente, s’est elle-même vu
consacrée8, au même titre que son émission (51). Premier non-écrivain à siéger à
l’Académie Goncourt, sa position lui permet d’élever au rang d’objets sacrés les livres
en lesquels il croit, quoique selon des voies paradoxales, puisqu’elles impliquent
souvent un geste de profanation. Si Pivot amène le spectateur à investir le territoire de
la littérature, franchissant la ligne de démarcation entre la fiction et la réalité, non-lieu
intouchable aux yeux de nombre d’écrivains, c’est de façon à rapporter la première à la
seconde. Contribuant à la mise en valeur du livre et des auteurs, selon un modèle
critique régi par le paradigme beuvien de l’homme et de l’œuvre, cette stratégie
explique pour une part le succès de l’émission animée par Bernard Pivot, en même
temps que le sentiment de gêne qui a pu s’y attacher pour certains spectateurs.

Conclusion
46 S’assignant pour mission de recueillir des informations de la bouche de ses
interlocuteurs, l’intervieweur doit faire preuve d’un savoir-faire qui implique, certes,
une part d’effacement, mais également la mise en œuvre d’une singularité. Il s’agit pour
lui de jouer de la tension impliquée entre ces deux pôles, selon un équilibre parfois
précaire avec lequel il faut composer, en fonction des circonstances et des
interlocuteurs. À cet égard, la gestion des échanges qui incombe à l’intervieweur
suppose notamment le traitement de la rencontre entre des champs discursifs parfois
hétérogènes. Pour un intervieweur, interroger un écrivain entraîne inéluctablement de
devoir se positionner par rapport au discours littéraire qu’il incarne. En témoignent les
pratiques de Madeleine Chapsal, de Jacques Chancel et de Bernard Pivot. Comment
négocier une position singulière dans le discours dès lors que l’entretien se tient dans
le champ journalistique, dont la spécificité est de se mettre au service du discours qu’il
accueille tout en remplissant un cahier des charges propre ?
47 Les différences de style sont manifestes entre ces trois figures médiatiques, autant que
celles de leurs positionnements à l’endroit de la littérature et de la figure de l’écrivain.
Madeleine Chapsal tient de diverses façons ses distances avec le rôle de journaliste au
profit de la constitution d’un ethos où la familiarité avec les écrivains en fait une
intervieweuse de choix. Si Jacques Chancel ne sort pas de son rôle d’intervieweur et ne
se cantonne pas à recevoir des écrivains, il n’en accorde pas moins une place décisive à
la littérature, jusqu’à élever certains de ses interlocuteurs au rang d’écrivains et à faire
de ses livres d’entretiens des rencontres de nature littéraire. Enfin, si Bernard Pivot se

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tient à l’écart de l’espace canonique, c’est pour exploiter librement les ressources du
discours littéraire, selon une dramaturgie qui, dans le même temps, désacralise et
resacralise la littérature et sa part de fiction.
48 L’un des communs dénominateurs les plus manifestes chez ces trois intervieweurs
réside dans un traitement du discours littéraire marqué au coin de la sacralisation. La
mobilisation du discours constituant (Maingueneau 2004 : 46-49) de la religion pour
donner corps au discours littéraire apparaît, dans ce contexte, comme un point de
référence majeur dans les stratégies de positionnement de ces intervieweurs. S’il
convient de faire la part de l’ironie qui sous-tend leur discours, pour ces éminents
praticiens de l’entretien d’écrivain, le discours littéraire ne saurait, de toute évidence,
être abordé de façon quelconque, même si son traitement médiatique exige une forme
de familiarité, voire de profanation, qui apparaît comme le tribut de la médiatisation
qui se noue à l’occasion de l’entretien. Comme l’écrit Madeleine Chapsal dans la
postface à Ces voix que j’entends encore : « [u]n écrivain, ça n’est pas n’importe qui, et en
même temps ça l’est » (2011 : 359).

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NOTES
1. Au sein des études littéraires, la recherche relative à l’entretien a, pour l’essentiel, été jusqu’à
présent centrée autour d’écrivains particuliers. Le rôle des intervieweurs a par conséquent fait
l’objet d’une attention plus réduite, en dépit de quelques contributions, comme celle de John
Rodden, par exemple, qui postule une forme de réciprocité des types de postures entre écrivains
et intervieweurs (Rodden 2001). Pour se borner au domaine francophone et à des travaux
collectifs, l’on peut également songer au volume dirigé par Pierre-Marie Héron au sujet de Jean
Amrouche (Héron 2000) ainsi qu’à la journée d’études Le Renouvellement des formes de la critique
littéraire dans l’entre-deux-guerres : « Autour de Frédéric Lefèvre (1889-1949), faiseur de littérature » ,
organisée par Fanny Jaffray le 15 mars 2012 à l’Université Paris-Sorbonne.
2. Nous remercions l’auteure d’avoir eu l’amabilité de nous communiquer cet article, que nous
traduisons ici.
3. Communication « Les stratégies de légitimation auctoriale dans le champ littéraire », au
colloque À propos de l’auteur, sous la direction de Matthieu Sergier, Marc van Zoggel et Hans
Vandevoorde, Université Saint-Louis, Bruxelles, 14 novembre 2012.
4. Un cas de figure tel que l’entretien suggère la nécessité d’inclure dans cet ensemble notionnel
une subdivision supplémentaire au sein de l’espace d’étayage. Il s’agirait de distinguer un
« espace d’étayage associé » (qui relève du discours de l’auteur et correspond à ce que Dominique
Maingueneau désigne comme « espace associé ») et un « espace d’étayage dissocié » (produit par
d’autres instances que l’auteur). Cette distinction permettrait de tenir compte de la spécificité
énonciative de discours qui n’occupent pas la même position par rapport à l’espace canonique.
5. La page du site de l’INA présentant l’émission (http://www.ina.fr/contenus-editoriaux/
articles-editoriaux/radioscopie) ne précise pas la date de son interruption définitive.
6. Plusieurs années plus tard, dans l’émission de télévision Figures du 28 décembre 1988, Chancel
récidive : « On s’aperçoit, Professeur Jean Bernard, que vous avez eu une vie très riche, sur le plan
médical, que vous avez obtenu beaucoup de succès dans vos recherches et que vous avez une
crédibilité partout dans le monde et que, malgré tout cela, il y a quand même dans votre vie,
comme… je ne sais pas… comme une nostalgie. Il y a un rendez-vous manqué, un rendez-vous
manqué avec l’écriture. […] Vous auriez voulu être un écrivain ». Réponse de Jean Bernard : « Je
ne sais pas trop », à quoi Chancel réplique par un éloquent « Si... », en appuyant longuement sur
le « i ». (L’extrait est disponible sur le site de l’INA : http://www.ina.fr/video/I08179383).
7. Lors de l’émission du 18 mars 1978, par exemple.
8. En témoignent les rééditions en DVD de ces émissions pourtant liées à une actualité culturelle
ancienne.

RÉSUMÉS
Fondé sur une interaction verbale entre deux interlocuteurs au moins, l’entretien implique
souvent la rencontre entre des champs discursifs différents. De ce point de vue, les acteurs de
l’échange, aussi bien l’intervieweur que l’interviewé, sont tenus de se positionner en fonction de
l’hétérogénéité discursive sur laquelle se fonde ce type de dialogue. Pour des intervieweurs
culturels comme Madeleine Chapsal, Jacques Chancel et Bernard Pivot, respectivement actifs
dans la presse écrite, à la radio et à la télévision, la négociation de l’interaction entre discours
journalistique et discours littéraire constitue un enjeu central. Le propos de cet article est

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d’analyser les stratégies de positionnement de chacun de ces intervieweurs, lorsqu’ils se trouvent


confrontés au champ discursif auquel appartiennent les écrivains.

Based on a verbal interaction between at least two speakers, the interview frequently involves an
encounter between different fields of discourse. From this perspective, the interview appears to
be the place where the interlocutors are required to position themselves in order to deal with the
discursive heterogeneity produced by this kind of dialogue. For interviewers like Madeleine
Chapsal, Jacques Chancel, and Bernard Pivot, respectively working in written press, radio and on
television, the negotiation of the interaction between journalistic and literary discourse is an
important issue. This article aims to analyze positioning strategies of those interviewers as they
are confronted with discourse on literature.

INDEX
Keywords : discourse field, discursive heterogeneity, interview, literature, positioning, press,
radio, television
Mots-clés : champs discursifs, entretien, hétérogénéité discursive, interview, littérature,
positionnement, presse, radio, télévision

AUTEURS
DAVID MARTENS
Université de Louvain (KU Leuven) - MDRN

CHRISTOPHE MEURÉE
Fonds de la Recherche Scientifique (FNRS) - Université de Louvain, Louvain-la-Neuve (UCL)

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Entre interview littéraire et


entretien d’écrivain : Orhan Pamuk
dans la presse française
Between the Literary and the Author's Interview: Orhan Pamuk in the French
Press

Adeline Wrona

1 Orhan Pamuk, écrivain turc lauréat du prix Nobel de Littérature en 2006, vit depuis
2005 entre Istanbul et New York ; ses ouvrages sont traduits dans plus de quarante
langues. En France, Pamuk est un « auteur Gallimard », maison prestigieuse qui a publié
depuis 1988 l’intégralité de ses douze livres traduits ; il fut aussi l’invité, à l’automne
2012, du Musée du Louvre, qui lui donna « Carte blanche » pour accompagner
l’ouverture des nouvelles salles du département des Arts de l’Islam.
2 Si nous avons choisi d’analyser le genre de l’entretien littéraire à travers l’exemple
d’Orhan Pamuk, c’est parce que la notoriété acquise par cet auteur s’avère à la fois
incontestable et complexe. La reconnaissance internationale consacre en effet l’œuvre
d’un auteur devenu indésirable dans son propre pays, où il est l’objet de menaces
politiques ; or c’est un entretien publié en 2005 dans un journal suisse, et la multiplicité
de ses reprises médiatiques, qui a suscité l’une et, au moins en partie, l’autre de ces
conséquences.
3 Le « cas Pamuk » constitue de ce fait un exemple intéressant pour qui s’interroge sur le
rôle joué par les interviews médiatiques dans l’édification et la mise en circulation des
« images d’auteur », selon l’expression proposée par de récents travaux en analyse du
discours, et en particulier par Ruth Amossy (Amossy 2009) et Dominique Maingueneau
(Maingueneau 2004 et 2009). Dans le cas des entretiens, l’image d’auteur paraît en
l’occurrence devoir être questionnée à deux niveaux : il s’agit à la fois de la figure de
l’écrivain et de celle du journaliste. Les modes de textualisation et d’éditorialisation de
l’entretien littéraire mettent en effet en jeu la rivalité opposant, dans tout entretien
journalistique, l’interviewer et l’interviewé ; c’est le « droit régalien du journaliste sur
l’interviewé », évoqué par Barthes dans le cours sur Le Neutre (Barthes 2002 : 146). Ce

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rapport de force se trouve, dans le cas des entretiens littéraires, compliqué par un
enjeu supplémentaire : il s’agit ici d’un face à face entre deux professionnels de
l’écriture. Si l’écrivain réactive un travail de présentation de soi à chaque nouvelle
interview, on peut penser que le journaliste, de son côté, éprouve dans cet exercice la
tension toujours latente entre la professionnalisation d’une pratique d’écriture très
normée, d’une part, et l’aspiration à une posture littéraire, d’autre part, qui rompt avec
les codes du discours d’information pour revenir à un journalisme de plume.

Un genre ou des genres : qu’est-ce qu’un entretien


littéraire ?
4 Nous avons réuni pour cette analyse un corpus de 19 articles parus dans la presse
française, entre janvier 1999 et août 2013 ; tous transcrivent des propos tenus par
Orhan Pamuk lors d’un échange avec un journaliste délégué par la rédaction 1.
5 Ces textes répondent donc, en première analyse, à la définition de l’entretien proposée
par Yanoshevsky (se référant à Benveniste et à Kerbrat-Orecchioni) : « [L’entretien]
consiste en un dialogue qui se déroule en face-à-face, et où se produit entre les
interlocuteurs un véritable échange qui détermine de façon réciproque et continue les
comportements des partenaires en présence » (2006 : 150). Ils sont aussi conformes à la
description plus sibylline de Philippe Lejeune : « Réponse à un questionnement,
intention de parler à un public donné représenté par le questionneur, publication
quasi-immédiate » (Lejeune 1980, cité par Seillan 2004). Pourtant, au-delà de ce trait
commun, les caractéristiques de ces articles font apparaître de grandes diversités, qui
tiennent à la fois aux dispositifs énonciatifs, à l’organisation typographique, au
rubriquage, enfin à tout ce qui définit l’éditorialisation et la matérialité du discours
journalistique. Comment alors rendre compte de cette hétérogénéité ? Et peut-on
s’appuyer sur ces choix éditoriaux pour interpréter la place occupée par l’écrivain dans
l’espace médiatique ?
6 Faire de l’entretien littéraire un genre homogène ne rendrait pas compte de la variété
de ses appropriations possibles ; Galia Yanoshevsky propose plutôt de penser
l’entretien comme « une forme générique riche et productive » (Yanoshevsky 2006 :
148), qui recourt à différents dispositifs énonciatifs. De fait, cette diversité des
pratiques s’observe aussi dans l’évolution du genre qui, depuis son apparition dans la
presse française à la fin du 19e siècle, est le lieu d’une mise en tension entre modèles
d’écriture littéraires et aspiration à une professionnalisation des discours
journalistiques.
7 Les premiers entretiens se déploient dans le sillage du reportage ; il s’agit, rapporte par
exemple Pierre Giffard en 1880, de « dépêcher un journaliste auprès d’un personnage
quelconque, momentanément mis en vue par les circonstances, qu’il soit homme
politique, homme de lettres, savant ou homme d’épée, et cela sans le connaître le moins
du monde », le tout « dans le but d’obtenir de la bouche même de cette illustration le
plus de renseignements possibles sur son compte » (Lavaud & Thérenty 2006 : 9). Genre
de l’immédiateté, reposant sur une promotion de la rencontre en chair et en os des
acteurs de l’actualité, l’interview est perçue, à ses débuts, comme « le mode le plus
radical de l’information pour l’information » (Seillan 2002 : 16) 2. On ne s’éloigne pas
vraiment, toutefois, de l’univers de la littérature ; dès les premières enquêtes

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systématiques menées par Jules Huret pour Le Figaro, la rencontre avec l’écrivain fait
partie des attendus du genre, dotant ce format médiatique naissant d’une légitimité
dérivée de la personnalité rencontrée : « homme de lettres, savant ou homme d’épée »,
écrivait plus haut Giffard, sont les « personnages quelconques » que les
« circonstances » mettent au premier plan de l’actualité. Selon Dorothy Speirs, Émile
Zola est pendant deux décennies « l’homme le plus interviewé de France » (Speirs 1990 :
302).
8 La qualité « littéraire » de l’entretien doit-elle alors être conçue comme liée à la
personne rencontrée, ou bien peut-on y entendre une qualification de l’écriture
journalistique? Jules Huret, au tournant du 20e siècle, ou Frédéric Lefèvre dans l’entre-
deux guerres (pour Les Nouvelles littéraires), œuvrent à la défense et illustration d’une
écriture littéraire de la conversation, qui se conçoit avec le souvenir et les méthodes du
dialogue romanesque. Si l’on veut éviter que l’interviewer ne soit « un vulgaire
perroquet », estime Zola, alors il faudrait « confier les interviews à des têtes de ligne, à
des écrivains de premier ordre, des romanciers extrêmement habiles, qui, eux,
sauraient tout remettre au point » (Zola 1893).
9 Le genre de l’entretien s’avère bien tendu entre différents modèles d’écriture. De fait, à
mesure que le journalisme devient une profession autonome, pourvue à la fois
d’instances de représentation, de lieux de formation, et de figures consacrées,
l’interview se dote de normes rédactionnelles spécifiques, fixées dans des manuels ;
l’alternance des voix, les modes d’énonciation y sont codifiés selon des protocoles fort
éloignés des procédés de fictionnalisation et d’enchâssement narratif qui
caractérisaient les pratiques des premiers interviewers.

Entretien littéraire versus interview d’écrivain


10 La nature « littéraire » de l’entretien pourrait alors être décrite selon deux modalités
dominantes, dont nous empruntons la formulation à Jean-Marie Seillan. Éditeur des
interviews de Huysmans, et confronté de ce fait à des questions génériques et à des
« difficultés d’ordre définitionnel », Seillan (2004) propose de différencier deux cas de
figure : dans un premier cas, on parlera « d’entretien littéraire », pour désigner les
articles dont la littérature est proprement l’objet ; mais on préférera la formule
« d’interview d’écrivain » quand c’est le « sujet parlant » qui confère sa qualité
littéraire à une conversation évoquant d’autres sujets que le livre. Car l’écrivain
n’échappe pas plus que les autres figures publiques à cette loi qui veut que, dès les
années 1890, « tous sont interpellés et sur tout, quelquefois sur ce qu’ils savent, le plus
souvent sur ce qu’ils ignorent », selon la formulation proposée par l’écrivain et
journaliste Jules Case dans Le Figaro du 2 septembre 1892 (cité par Speirs 1990 : 301).
11 Nous proposons de reprendre à notre compte cette catégorisation, et de l’investir de
nouveaux éléments de définition, afin de mettre en visibilité deux formes de logiques
médiatiques à l’œuvre dans les articles de notre corpus. Une telle partition constitue un
mode opératoire pour dépasser l’extrême hétérogénéité des entretiens réunis, tout en
prenant acte de la présence de traits sémiotiques récurrents ; et nous faisons le pari
que ces récurrences peuvent être référées à une conception particulière des rôles
assumés par les deux interlocuteurs, le journaliste et l’écrivain.

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12 Nous différencions un premier groupe d’entretiens, les « entretiens littéraires », qui,


pour reprendre les termes de Jean-Marie Seillan, sont définis par « l’objet dont il est
parlé et qui est littérature » (Seillan, 2004). À cette unité thématique (la littérature
comme « objet » de discours), nous associons un dispositif d’énonciation caractérisé par
la souplesse, voire le flou, des signes de distinction entre les voix de l’interviewer et de
l’interviewé. L’alternance entre questions et réponses n’est pas restituée par les formes
du dialogue (tirets, paragraphes, discours direct), mais intégrée dans un continuum.
Ces articles maximalisent la mixité constitutive du genre de l’interview, décrite par le
même Seillan comme « à la fois mimésis et diégésis », le discours de l’écrivain étant dans
ce premier cas « enchâssé » dans un texte continu de tonalité descriptive.
13 Un second groupe, ou une autre variante d’entretiens correspond au modèle de
« l’interview d’écrivain », qui se définit selon Seillan « par le sujet parlant, susceptible
d’aborder n’importe quelle question ». La qualité d’écrivain de l’interviewé prime sur le
contenu de l’entretien, qui relève du tout venant propre à une actualité non
spécifiquement littéraire. À cette détermination par l’identité de l’interviewé, en
l’absence de caractérisation des sujets abordés, nous associons des traits formels : les
« interviews d’écrivains » regrouperont les interviews de notre corpus qui se
caractérisent par la mise en scène explicite d’une alternance des voix, celles de
l’interviewer et de l’interviewé, dans un jeu de questions-réponses clairement
identifiées.
14 Nous combinons donc, on le voit, des critères d’ordre thématique (selon que la
littérature est ou non l’objet à proprement parler de l’entretien), et des caractéristiques
d’ordre sémiotique, relevant de ce qu’Emmanuël Souchier appelle l’énonciation
éditoriale (Souchier 1998) ; l’articulation entre ces deux catégorisations n’est pas tout à
fait symétrique, puisque la première famille d’entretiens, conformément à la
proposition de Seillan, renvoie prioritairement au contenu de l’entretien, quand la
seconde réfère surtout à l’identité de l’interviewé (le contenu pouvant renvoyer à
« n’importe quoi »).
15 Pourtant, cette bipartition heuristique n’est pas si éloignée de celle à laquelle
parviennent les auteurs d’un article récemment consacré aux entretiens donnés par
Annie Ernaux dans la presse française. Les deux auteurs de ce travail, qui analyse plus
spécifiquement « la pratique de l’auto-citation chez Annie Ernaux » (Lopez & Romeral
2006) distinguent, parmi leur corpus de 26 entretiens, deux grands groupes : l’un
réunissant ce qu’ils appellent les « entretiens quantitatifs », l’autre, « les entretiens
qualitatifs ». Les entretiens quantitatifs répondent à un « objectif prédominant » :
« fournir des informations d’actualité ». Les entretiens qualitatifs ont pour leur part
« principalement en vue la recréation de la personnalité de l’interviewé » (Lopez &
Romeral 2006), et s’il y a apport informatif, le « souci principal » demeure « la qualité
esthétique de l’information ». L’accent porté sur la « personnalité » de l’écrivain
s’associe donc à une visée « esthétique » de l’article journalistique – accentuation qui
place l’auteur de l’article en position de visibilité renforcée. De fait, notent les auteurs
de cet article, « le lecteur » de cette seconde catégorie de textes « assume dès le début
de la lecture l’autorité subjective de l’intervieweur ».
16 Quelles que soient les dénominations choisies, on conçoit qu’une analyse des interviews
données par les écrivains dans les médias rencontre au détour de ses typologies la
question de l’équilibre des voix mises en dialogue. Notre démonstration vise à associer
cette prise en compte du rapport de force énonciatif entre interviewer et interviewé, à

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une interprétation du rôle respectif du journaliste et de l’écrivain dans l’espace public,


et même plus largement de l’articulation entre littérature et politique.
17 Les modes de circulation et de reprise de la parole auctoriale sont investis dans le cas
d’Orhan Pamuk d’un enjeu particulièrement vif : nous l’avons évoqué plus haut, à la
suite d’un entretien accordé en février 2005 au supplément hebdomadaire (Das Magazin)
d’un quotidien suisse alémanique, Tages-Anzeiger, l’écrivain se voit poursuivi par la
justice turque, et menacé de mort dans son pays par des factions ultranationalistes.
C’est une phrase isolée de son contexte – une de ces « phrases sans texte », selon la
formule proposée par Dominique Maingueneau (Maingueneau 2006) – qui provoque ces
réactions. Voici la traduction littérale que l’on peut proposer de cette déclaration,
originellement publiée en allemand : « Un million d’Arméniens ont été tués ici [en
Turquie]. Et 30 000 Kurdes. Mais presque personne n’ose le rappeler » 3. La circulation
médiatique de ces propos, et la persécution qui s’ensuit, conduisent Pamuk à quitter
son pays quelques mois plus tard, le dotant d’une stature internationale contrainte et
paradoxale. En 2006, l’attribution au romancier du prix Nobel de Littérature peut être
considérée comme une conséquence, au moins indirecte, de cette consécration
médiatique ambivalente.
18 Entre entretien littéraire et interview d’écrivain, les entretiens accordés par Orhan
Pamuk à la presse française donnent à lire les flottements auxquels se prête un genre
journalistique finalement peu stabilisé. L’interview de 2005 ne cesse de faire retour
dans les entretiens ultérieurs, au point que chacun des articles publiés après cette date,
dans le corpus que nous avons retenu, paraît reprendre à nouveaux frais un travail de
réinterprétation du rôle politique de la littérature.

1. L’entretien littéraire ou la parole enchâssée


19 Un premier groupe de textes offre toutes les caractéristiques de l’entretien
littéraire : Orhan Pamuk y est interrogé sur sa production romanesque, ses sources et
inspirations, ses attentes et projets pour l’avenir. La littérature se voit placée au
premier plan, et de fait, c’est elle qui « fait » l’actualité, à l’occasion par exemple de la
parution française d’un ouvrage qui, déjà en Turquie, aurait connu un succès public.
Ces interviews littéraires sont pourtant le lieu de manipulations discursives, qui ont
trait à la fois aux modalités de citations de la parole auctoriale, et à la réactivation
d’une rivalité séculaire entre l’écrivain et le journaliste.

1.1 Modalités de citation : paroles migrantes

20 L’interview fait partie des genres journalistiques éprouvés, encadrés à la fois par une
routine professionnelle et des dispositions juridiques. Les étudiants en école de
journalisme assimilent dès leurs premiers mois de formation les recettes de cette
rubrique clé dans les médias de presse écrite : des manuels sont à leur disposition, qui
conseillent par exemple au journaliste « d’éviter deux extrêmes, la passivité ou la
suractivité » dans la conduite de l’entretien, de ménager « des questions plus courtes
que les réponses » car « plus il y a d’informations dans une question, moins il y en a
dans la réponse » (Rémond 2007 : 39). En somme, toutes sortes d’outils visant à éviter
« l’erreur du débutant, qui se met en valeur dès le début » (Montant 1995 : 82).

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21 Les entretiens littéraires avec Orhan Pamuk sont bien loin de respecter les lois du
genre ; nous en avons retenu 6 exemples, parus entre 1999 et 2006, dans les pages des
journaux suivants : Libération, Le Monde, Le Figaro, et Télérama 4. Si la parole de l’écrivain
s’y fait bien entendre, l’ensemble de l’échange se place sous le signe de la « rencontre »,
bien plus que de l’interview. De ce fait, les formats adoptés pour la conversation sont
sujets à de nombreuses variations.
22 Sur le plan typographique, tout d’abord : placés entre guillemets, les propos de Pamuk
sont parfois distingués par les italiques (Libération, Le Figaro, Le Monde, article du 24 avril
2011), parfois maintenus en caractères romains (Télérama, Le Monde, article du 4 avril
2005). Au sein d’un même titre de presse, on le voit, les normes varient – Le Monde
abandonne les italiques entre 2005 et 2011.
23 Sur le plan volumétrique, ensuite, tout semble permis. Alors que les articles du Monde
ne ménagent que de courtes citations, d’une phrase à peine, le magazine Télérama
adopte une position extrémiste : les propos de l’écrivain occupent l’intégralité de
l’article intitulé « Un ardent désir d’écrire », paru le 25 juillet 2007 à l’occasion de la
publication en France d’Istanbul. Souvenirs d’une ville ; toutefois, il s’agit d’un montage
assez curieux qui répartit les paragraphes sous des intertitres non interrogatifs,
correspondant manifestement à la réécriture de questions elles-mêmes éclipsées.
« C’est de son travail, et de littérature, qu’Orhan Pamuk souhaite aujourd’hui parler »
lit-on dans le chapeau d’introduction de cet échange intitulé « Rencontre » : il reste peu
de marques de conversation dans cette organisation textuelle, qui escamote les
questions et transforme les réponses en textes suivis, entre guillemets, seule trace d’un
dialogue présumé. Sous le premier intertitre, « La vie après le Nobel », voici comment
s’opère la prise de parole de l’écrivain :
Ma vie a été bouleversée par la gloire soudaine qui va avec l’attribution du Nobel,
les interviews, les sollicitations… Alors, aujourd’hui, je me sens comme un enfant
qui veut être seul et tranquille dans sa chambre avec ses jouets. Je veux travailler,
écrire, rien d’autre.

1. 2. Le récit d’une rencontre ?

24 On peut alors s’interroger sur la nature de la rencontre elle-même ; en presse écrite,


l’entretien se doit de porter les marques de cette confrontation corporelle entre les
interlocuteurs, qui donne toute sa légitimité à ce travail de « rapportage de la
conversation », selon la formule employée par Maurice Barrès dans une interview sur
l’interview parue le 2 décembre 1892 dans Le Journal (Lavaud & Thérenty 2006 : 18). Là
se trouve la condition pour que cette pratique se légitime comme journalistique,
empruntant les voies du reportage. La mise en texte doit donc porter les marques de ce
moment, à travers divers protocoles rhétoriques : description de l’ameublement,
chronique du voyage menant au « grand homme », évocation des intonations ou des
gestes accompagnant les propos. De ce fait, l’interview relève des « genres
corporalisants », selon la typologie proposée par Roselyne Ringoot et Yvon Rochard
(Ringoot & Rochard 2011 : 78) : on doit y découvrir le « corps en mouvement du
journaliste », un « avoir été là » qui authentifie l’échange.
25 Dans le cas des entretiens littéraires analysés, il semble qu’un déplacement des valeurs
journalistiques entraîne la valorisation de l’écriture, voire de la réécriture, au
détriment de la mise en scène d’une parole vive. De fait, rien dans l’article de Télérama
n’atteste la rencontre réelle avec l’écrivain, qui pourrait, sans que le texte en ait été

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modifié, avoir envoyé ses réponses par courrier. Plus encore, plusieurs articles présents
dans notre corpus fragilisent la frontière entre entretien et conférence de presse : tel
est le cas d’une série de publications entourant l’événement du prix Nobel, en mai 2006
– Le Figaro raconte « la semaine suédoise d’Orhan Pamuk », les 9 et 10 décembre 2006,
en citant des propos dont il est difficile de comprendre les conditions de recueil. En
voici un exemple :
Pamuk, courtois, élude les questions sur le génocide arménien, se dit attristé par
l’état des relations entre la Turquie et l’Europe, mais reste fidèle à ses engagements.
Quelles qu’en soient les conséquences. « Non, le prix Nobel ne me protège d’aucune
poursuite judiciaire. » Puis, il prend congé pour répondre à d’autres sollicitations,
retrouver sa fille, et se préparer au discours devant l’Académie suédoise…
26 Le Monde propose une interview dont on apprend, après lecture d’une mention discrète,
qu’elle précède de plusieurs mois le moment de sa publication. Au moment de
l’ouverture par Orhan Pamuk du Musée de l’innocence, à Istanbul, les comptes-rendus
journalistiques parus en France portent de même la trace d’un travail de mise en
dialogue opéré sur des propos monologiques, très probablement lors d’une visite de
presse organisée à cette occasion. Ainsi de l’article publié le 28 avril 2012 par Guillaume
Perrier dans Le Monde, sous le titre « Le musée aux mille pages », dont le premier
paragraphe se présente comme suit :
C’est une grande maison peinte d’un rouge sombre, dans le quartier bohème de
Çukurcuma. Une bâtisse que le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk a achetée
pour une bouchée de pain en 1999, « dans le but d’y camper l’histoire d’une famille
imaginaire dans un quartier d’Istanbul », dit-il. Il y a conçu un musée, inauguré et
ouvert au public le samedi 28 avril.
27 Plus loin, d’étranges points de suspension interrompent les citations en italiques,
comme si les propos oraux de l’écrivain étaient déjà perçus comme un texte à calibrer :
Au long du parcours, on retrouve les verres de raki ou de thé que consomme
volontiers le héros, les bouteilles de limonade « Meltem », une marque inventée par
Pamuk, ou encore une multitude de babioles et de factures provenant de l’hôtel
Fatih, lui aussi créé de toutes pièces. « Je veux montrer la porosité de la frontière entre
l’imaginaire et le réel. Les objets sont entre le rêve et la réalité. […] Ce n’est pas un musée qui
fige les objets du roman. C’est un lieu poétique et artistique. À petite échelle, c’est un peu un
musée de la vie quotidienne urbaine et bourgeoise », poursuit-il.

1. 3. Rivalités auctoriales

28 Quelle est alors la valeur d’actualité de ces entretiens, s’ils ne portent pas la marque
d’un dialogue tenu ici et maintenant avec le journaliste signataire de l’article ? Tout
conduit à penser que l’enjeu réside dans la mise en œuvre d’une auctorialité hybride,
mêlant les voix du journaliste et de l’écrivain plus qu’elle ne les distingue. Alors que les
normes professionnelles répartissant les voix entre interlocuteurs légitiment l’écriture
journalistique, visant un idéal de « neutralité » et donc recourant aux stratégies de
l’effacement énonciatif, l’entretien littéraire réactive un autre modèle de journalisme,
où l’auteur de l’article manifeste une subjectivité assumée, voire empathique.
29 La relation dialogique ne se joue plus tant alors entre interviewer et interviewé,
qu’entre auteur et auteur – l’auteur-journaliste manipulant avec une grande liberté la
parole rapportée de l’auteur-écrivain. On ne s’étonnera pas de noter que trois des
signatures présentes dans ce corpus sont celles de journalistes ayant eux-mêmes frayé
leur voie dans la littérature. Jean-Baptiste Harang s’entretient avec Orhan Pamuk une

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première fois dans Libération. L’article parait le 14 janvier 1999 sous le titre « La
démarche turque »; il alterne verbatim aléatoire d’un dialogue parcellaire et longues
phrases peu ponctuées, qui rompent ostensiblement avec les normes discursives du
journalisme ; en voici un exemple, qui vise à dresser le portrait littéraire de l’écrivain :
Orhan Pamuk est grand, dégingandé, nerveux, il parle vite et fort, il porte des
lunettes et voit le monde de sa fenêtre et de ses livres, il ne descend pas dans
l’arène des contingences, ou, lorsqu’il s’y rend, c’est sans sa plume, sans son attirail
d’écrivain, sinon son immense notoriété qui donne du poids à ses engagements, il y
soutient le peuple kurde, il fut le premier intellectuel musulman à prendre la
défense de Salman Rushdie et il vient tout juste de se faire remarquer, à sa grande
surprise, en refusant le titre « d’artiste d’État ».
30 Enchaînant sur ce portrait, vient la citation en italiques des propos de l’écrivain :
Chaque année, on distribue ce titre à trois ou quatre artistes, mais cette fois, ils ont dressé
une liste de soixante personnes, j’y figure contre le goût de ceux qui m’ont choisi,
uniquement à cause de mon audience internationale, pour crédibiliser une liste médiocre, et
bien sûr contre mon propre goût.
31 Près de 17 ans plus tard, dans les pages d’un numéro spécial du Magazine littéraire
consacré aux 10 grandes voix de la littérature étrangère (août 2013) le même Jean-Baptiste
Harang signe un article consacré au même Orhan Pamuk, intitulé « La vigie myope
d’Istanbul » - même auteur, même sujet, et même article, serait-on tenté de conclure à
la lecture d’un texte qui ne s’interdit pas le recyclage : « Pamuk est un grand gaillard,
aux longues jambes, aux larges lunettes, qui parcourt Istanbul d’une démarche élégante
et très rapide pour que son ombre ne marque pas ».
32 Or Jean-Baptiste Harang est l’auteur d’une dizaine de livres, dont sept romans. Le même
tropisme s’observe chez la journaliste du Monde qui signe l’entretien du 4 avril 2005,
Catherine Bedarida – un texte qui alterne brèves citations de l’écrivain rencontré, et
réécritures libres de la fiction (l’article porte sur le roman Neige) :
Au dehors, Paris rayonne dans la chaleur de cet automne estival. Au-dedans,
l’écrivain turc Orhan Pamuk, de passage pour la présentation de son dernier roman
traduit en français, Neige, frissonne. Dans son monde intérieur, l’imagination
surpasse la réalité. Après les formules de politesse propres aux voyageurs - Paris, la
beauté, la Seine -, il se transporte au cœur de l’hiver anatolien, là où la neige tombe
infiniment, suspendant le temps, les espoirs, les attentes.
Concentré sur la blancheur, Orhan Pamuk parle. Comme sur la page, il y inscrit
l’histoire de Kars, une ville réelle, située aux confins orientaux de la Turquie,
voisine de l’Arménie.
33 Ces glissements de la parole citée à la parole réécrite manifestent une auctorialité
fortement littéraire, comme le confirme l’autoportrait publié par la même Catherine
Bedarida dans un blog consacré à l’association qu’elle anime, « Le bout de la langue »,
où l’auteur se décrit comme « poète, journaliste »5.
34 Journaliste et écrivain : telle est aussi l’identité de la reporter d’occasion déléguée par
Le Figaro auprès du nobélisé, en décembre 2006 à Stockholm. Clémence Boulouque a
cette année-là déjà publié trois romans. Tel est encore le cas d’une autre signature du
Monde, Lila Azam Zanganeh, auteur en 2011 d’un ouvrage très remarqué autour de
Nabokov (L’Enchanteur : Nabokov et le bonheur, éditions de l’Olivier) dont l’entretien paru
avec Orhan Pamuk dans le quotidien daté du 12 mai 2006 (« Orhan Pamuk : être un
artiste libre ») présente de fortes similarités avec celui qu’elle signe un an plus tard
pour le magazine de l’université de Columbia (Columbia Magazine, été 2007). D’un texte à
l’autre circulent notamment des métaphores frappantes, reprises sans autres

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modifications que la transposition d’une langue à l’autre : « Let’s say that in my lifetime
I never aspired to the political responsabilities », confesse Orhan Pamuk dans le second
texte, « they suddenly hit me, like something falling off a balcony while you’re casually
strolling down the street ». Le Monde proposait une version française antérieure,
curieusement proche, de cette aspiration au désengagement :
Disons que, de ma vie, je n’avais jamais cherché à assumer la plupart des
responsabilités politiques qui m’ont brusquement pesé sur les épaules ! Mais enfin,
en raison de jalousies, de ressentiments, de tabous et de pressions diverses, elles me
sont tombées dessus. C’est comme quelque chose qui tomberait d’un balcon, alors
que vous marchez dans la rue en toute insouciance.
35 Littéraires, ces entretiens le sont bien, s’affranchissant de certaines contraintes propres
au support périodique – régime d’actualité, effacement énonciatif de la personne du
journaliste, primat de la « chose vue », respect des normes formelles organisant
l’alternance des voix. La parole de l’écrivain s’y voit toutefois soumise à un puissant
travail de réappropriation, dont l’exemple le plus flagrant serait donné par l’étude
systématique des modes de citation auxquels s’est prêtée la fameuse et fatidique
déclaration de février 2005. L’entretien donné par Orhan Pamuk au supplément
hebdomadaire du quotidien Tages-Anzeiger se voit réduit à une seule formule qui
condense et dramatise le paragraphe de trois phrases par lesquelles l’écrivain, en toute
fin d’interview, répondait à la question du journaliste suisse Peer Teuwsen, « Cherchez-
vous les difficultés ? » - « Oui, tout le monde devrait faire cela. On a ici assassiné 30 000
Kurdes. Et un million d’Arméniens. Et presque personne n’ose le rappeler. Alors moi je
le fais. Et c’est pour cela qu’on me déteste »6.
36 Après février 2005, il n’est guère d’entretien qui fasse l’économie du renvoi à cette
déclaration, systématiquement écourtée, parfois déformée (la mention des Arméniens
précédant celle des Kurdes), dans une seule phrase, ou même moins. Devenue
aphorisme, cette citation inexacte et funeste emblématise le statut circulant de la
parole littéraire en contexte médiatique, reprise en main par l’auteur journaliste dans
l’entretien littéraire, et soumise à d’autres contraintes textuelles dans le cas des
interviews d’écrivain.

2. L’interview d’écrivain : la littérature dépaysée


37 Qui a lu les réponses de Zola interviewé sur les chats, la bicyclette, les recalés au
« bachot », ou bien celles de Huysmans répondant à un journaliste l’interrogeant sur
« la fermeture d’un bar à filles du quartier latin » (Seillan 2004 : 9), ne saurait
fondamentalement s’étonner de rencontrer des entretiens avec Orhan Pamuk dans les
rubriques non littéraires des titres périodiques.
38 La particularité de ces articles tient à la posture paradoxale adoptée par le romancier,
qui fait de l’interview périodique le lieu où se rejoue la tension entre politique et
littérature. Cette dialectique du littéraire et du politique prend place dans un format
textuel bien différent de l’entretien littéraire ; l’interview d’écrivain organise plus
clairement la répartition des paroles respectives de l’écrivain et du journaliste.

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2. 1 Formats professionnalisés

39 Sous le nom d’interview d’écrivain, nous analysons un ensemble d’articles préservant


les codes de l’alternance énonciative, où la parole de l’écrivain se voit toutefois
sollicitée sur des questions parfois étrangères au littéraire. Dans Télérama, le 2 avril
2003, Orhan Pamuk est sollicité dans le cadre d’un dossier intitulé « Signes du temps.
Guerre en Irak » ; dans Le Monde, le 2 avril 2004, lors d’un entretien titré « Il faut
débattre d’une définition de l’Europe », l’écrivain répond à des questions portant sur
« l’actualité, en France et en Turquie ». On l’y questionne sur la loi réglementant le port
du voile en France, ou sur la candidature turque à l’intégration européenne ; dans
L’Express, le 3 mai 2007, le journaliste François Busnel lui demande si « Istanbul est
soluble dans l’Europe ». Dernier exemple, le n°17 (hiver 2012) de la revue XXI,
périodique trimestriel mêlant bande dessinée, reportage et illustration, confie à
Guillaume Perrier, correspondant du Monde à Istanbul, une longue interview avec
Orhan Pamuk ; intitulé « La force de suggestion des mots et des objets », cet article est
complété par de classiques « bonus » journalistiques – cartes, encarts, bibliographie –
qui dotent cet entretien d’une plus value documentaire proprement informative. Dans
tous ces exemples, Orhan Pamuk se trouve être le seul écrivain sollicité pour témoigner
d’une réalité lointaine et complexe, celle de la Turquie contemporaine.
40 Tous ces articles se caractérisent par le respect des normes professionnalisées de
l’interview journalistique : les questions posées y sont toujours explicites, rapportées
en caractères gras, et d’une brièveté exemplaire. Surtout, on retrouve la combinaison
d’effacement énonciatif et d’autorité professionnelle qui caractérise la posture
journalistique telle que décrite dans les manuels précédemment cités. La personne du
journaliste s’absente, et c’est l’incarnation collective du titre de presse qui prend la
parole à sa place : la mention « Télérama » précède chaque question posée dans
l’interview d’avril 2003 ; François Busnel, dans L’Express, comme Guillaume Perrier dans
XXI, évitent soigneusement toute formule impliquant un pronom personnel.
41 Enfin, le régime d’actualité de ces interviews ne souffre pas de concession : elles
prennent sens dans le moment de leur parution – quel est l’apport aujourd’hui, sinon
pour une analyse historique, d’une réflexion analysant la réaction turque à la deuxième
guerre en Irak, ou à la loi réglementant le port du voile en France ?
42 Si la parole de l’écrivain trouve dans ce second corpus une place raisonnée, c’est au prix
d’un déplacement thématique qui impose à l’actualité du littéraire celle, bien plus
large, du politique. Ce sont pourtant les croisements entre ces deux champs qui ont
assuré à l’écrivain la place qu’il occupe dans le système de valeurs occidental, depuis la
Révolution française (voir Chartier 1990); et toute l’ambiguïté de la posture adoptée par
Orhan Pamuk tient à cette intrication à la fois féconde et périlleuse.

2.2 Figures de la dénégation

43 Il y a, dans la carrière de Pamuk, un avant et un après Tages-Anzeiger : l’entretien de


février 2005 déclenche, on l’a dit, des réactions en chaîne qui bouleversent son
existence, et déterminent une attitude ambivalente vis-à-vis des sollicitations
médiatiques.
44 Avant 2005, l’écrivain paraît jouer sans réticence le rôle de « l’intellectuel engagé » (la
formule apparaît dans plusieurs chapeaux en tête d’interviews figurant dans notre

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corpus) ou de porte-parole d’une Turquie occidentalisée, candidate à l’intégration


européenne. « Je souhaite que la Turquie intègre l’UE », déclare Pamuk dans un
entretien avec Nicolas Monceau, publié dans Le Monde le 2 avril 2004 : « j’aimerais que
les Européens adoptent une position au sujet de leur idée de l’Europe alors que la
Turquie frappe à sa porte ». L’exergue du roman Neige, traduit en français et en
allemand en 2005, et à l’origine indirecte des malheurs de l’écrivain, reprend en la
réécrivant la célèbre citation de Stendhal : « La politique dans une œuvre littéraire,
c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel
pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. Nous allons parler de fort
vilaines choses ». À la sortie du roman, circule comme une antienne, d’un entretien à
l’autre, cette formule assurant que Neige sera « son premier et son dernier roman
politique ».
45 Après 2005, mis en danger par ses déclarations dans la presse, Pamuk souhaite se
replier sur la littérature, « ressaisir la trame du songe » (Le Monde, entretien du 12 mai
2006), revenir à la seule responsabilité dont il se sente investi, « celle de continuer à
écrire des livres » (L’Express, 3 mai 2007) : « je considère dorénavant que mon unique
responsabilité est de retrouver ma juvénile irresponsabilité et de revenir à la vie que
j’avais avant, tournée tout entière vers l’art », lit-on dans Le Monde (entretien publié le
14 octobre 2006). Pourtant, c’est bien le sort que lui réservent ses adversaires
politiques, en raison de ses positionnements politiques, et donc des interviews leur
ayant donné une publicité inédite, qui transforme radicalement la notoriété de
l’écrivain.
46 Protégé par les instances internationales, instrumentalisé même dans les négociations
autour de l’adhésion turque à l’Union européenne, le cas Pamuk est édifié en symbole
de la défense de la liberté d’expression. Un an après la publication de l’entretien dans le
journal suisse, le prix Nobel de littérature vient compléter la liste déjà impressionnante
des prix reçus par l’écrivain (prix du meilleur livre étranger à New York, prix Médicis
en France, prix de l’Union des libraires allemands) ; il s’agit, précise l’Académie
suédoise, de distinguer un écrivain « qui a trouvé de nouvelles images spirituelles pour
le combat et l’entrelacement des cultures »7.
47 Le dépaysement du littéraire dans les pages des journaux trouve donc pour symétrique
cette récompense ambiguë, qui célèbre à la fois une œuvre littéraire (« ses
images spirituelles ») et les combats culturels, voire politiques, menés par son auteur.
Dès lors, les interviews sont le lieu pour Pamuk d’une constante remise en jeu de la
valeur autonome ou hétéronome de la littérature – remise en jeu qui passe par une
pratique constante de la dénégation.
48 « L’écrivain qui reçoit le prix Nobel n’est-il pas chargé d’une plus grande
responsabilité ? » lui demande François Busnel dans L’Express, le 3 mai 2007 : « C’est un
malentendu », répond Orhan Pamuk, qui précise avoir « reçu le prix Nobel » « pas pour
sauver le monde ou le changer », mais pour « continuer à écrire des livres ». « Vous
aviez parlé de ‘ce pays où l’on a tué un million d’Arméniens et trente mille kurdes’ », lui
rappelle Guillaume Perrier en 2012 dans l’article de la revue XXI : « Je ne veux pas
revenir sur cet épisode » répond le romancier. « Mais vous dites que la Turquie a
changé », insiste le journaliste : « La Turquie a changé, mais mon histoire personnelle
ne correspond pas à ce constat », élude encore l’écrivain.
49 Il y a donc deux Pamuk, pourrait-on conclure à la lecture de ces articles : d’une part
l’écrivain de stature internationale, édifié en symbole, célébré tout à la fois pour ses

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livres et pour son engagement politique, et d’autre part le romancier absorbé dans la
fabrication de son œuvre, qui ne voit le monde que par la fenêtre de son bureau
stambouliote. Au lendemain de l’affaire Dreyfus, quand la figure de l’intellectuel est née
de l’engagement des écrivains dans un combat à la fois médiatique et politique, on
s’interrogeait en des termes proches sur l’identité double d’un Zola candidat posthume
à la panthéonisation : « ce n’est pas au romancier Zola, c’est au citoyen Zola qu’il faut
accorder les honneurs du Panthéon », déclarait par exemple Jean Jaurès dans un article
paru à la Neue Freie Press en janvier 19088.

Conclusion
50 Interview d’écrivain et entretien littéraire : ces expressions désignent à notre sens deux
modèles permettant de penser les possibilités offertes à la mise en texte périodique
d’un dialogue entre écrivain et journaliste. Autour de la figure d’Orhan Pamuk, les
exemples d’interviews sont assez nombreux pour manifester la souplesse des formes
explorées par les supports médiatiques ; nous n’en avons retenu qu’une partie, aux fins
de la démonstration. Entre les deux modalités éditoriales qui nous ont fourni notre
cadre d’analyse, s’intercalent des exemples qui ont tous leurs singularités. S’y donne à
lire toutefois une même tension entre figure du journaliste et figure de l’écrivain, qui a
fortement à voir, dans le cas examiné, avec l’articulation entre actualité littéraire et
actualité politique. Alors que l’entretien d’écrivain accorde une place dominante à la
figure du romancier, et à son engagement sur la scène publique, l’entretien littéraire,
lui, entremêle les voix des interlocuteurs, plongeant au cœur de la fabrique de l’œuvre,
tout en faisant la part belle à la plume du journaliste. L’entretien littéraire, espace
crucial de la médiatisation des écrivains, s’avère donc l’un des lieux où se met en œuvre
une délibération quotidienne sur les pouvoirs de la littérature.

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janvier 1893

NOTES
1. Voici la liste complète de ces articles, dans l’ordre chronologique de leur parution : Libération,
« La démarche turque », Jean-Baptiste Harang, 14 janvier 1999 ; Télérama, « Orhan Pamuk,
romancier turc. Le peuple tient les Américains pour responsables de sa misère », propos recueillis
par Christian Sorg, 2 avril 2003 ; Le Monde « Il faut débattre d’une définition de l’Europe »,
« Orhan Pamuk, écrivain turc et citoyen engagé », propos recueillis par Nicolas Monceau, 2 avril
2004 ; L’Express, « 3 questions à Orhan Pamuk », propos recueillis par Nükte V. Ortaq, 13 décembre
2004 ; Le Monde, « Orhan Pamuk, une conscience turque », propos recueillis par Catherine
Bedarida, 4 avril 2005 ; L’Humanité, « La durée d’un flocon », entretien à propos de Neige, propos
recueillis par Alain Nicolas, 6 octobre 2005 ; Le Monde, « Orhan Pamuk : être un artiste libre »,
propos recueillis par Lila Azam Zanganeh, 12 mai 2006 ; Le Monde, « Mon unique responsabilité :
revenir avec la vie que j’avais avant », extraits inédits de l’entretien du 12 mai 2006 avec Lila
Azam Zanganeh publiés le 14 octobre 2006 dans une page consacrée à « Orhan Pamuk, prix Nobel
de littérature » ; Le Figaro, « La semaine suédoise d’Orhan Pamuk », Clémence Boulouque, 9-10
décembre 2006 ; L’Express, « Orhan Pamuk : je n’écris pas pour changer le monde », entretien avec
François Busnel, 3 mai 2007 ; Le Point, « Pamuk, un Nobel en danger », propos recueillis par
François-Guillaume Lorrain, 10 mai 2007 ; Télérama, « Un désir agressif d’écrire », Nathalie Crom,
25 juillet 2007 ; Le Nouvel Observateur, « L’Europe, une passion turque, par Orhan Pamuk », propos
recueillis par François Armanet et Gilles Anquetil, 22 octobre 2009 ; Le Monde, « Orhan Pamuk : la
vie se moque de mes romans », rencontre avec Xavier Houssin, 24 avril 2011 ; Libération, « Orhan
Pamuk dans la famille Iletsim », par Marc Semo, 8 août 2011 ; XXI, « La force de suggestion des
mots et des objets. Orhan Pamuk », propos recueillis par Guillaume Perrier, n°17, hiver 2012 ; Le
Monde, « Le musée aux mille pages », par Guillaume Perrier, 28 avril 2012 ; Le Figaro, « Orhan

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Pamuk, un musée entre rêve et réalité, entretien avec Laure Marchand, 3 mai 2012 ; Le Magazine
littéraire, « La vigie myope d’Istanbul », par Jean-Baptiste Harang, août 2013.
2. Citation d’un article du Temps, repris par Jean-Marie Seillan dans sa « Préface » aux Interviews
de Huysmans (2002 : 16)
3. « Man hat hier 30 000 Kurden umgebracht. Und eine Million Armenier. Und fast niemand traut
sich, das zu erwähnen », Das Magazin, 5 février 2005.
4. Respectivement, deux articles dans Libération, « La démarche turque », Jean-Baptiste Harang,
14 janvier 1999 et « Orhan Pamuk dans la famille Ilestsim », 8 août 2011 ; un article dans Télérama,
« Un désir agressif d’écrire », Nathalie Crom, 25 juillet 2007 ; trois articles dans Le Monde, « Orhan
Pamuk, une conscience turque », Catherine Bedarida, 4 novembre 2005, « Orhan Pamuk : la vie se
moque de mes romans », Xavier Houssin, 24 avril 2011, et « Un musée aux mille visages »,
Guillaume Perrier, 28 avril 2012 ; un article dans Le Figaro, « La semaine suédoise d’Orhan
Pamuk », Clémence Boulouque, 9-10 décembre 2006
5. Voir le site à l’adresse suivante : www.leboutdelalangue.com
6. Nous traduisons.
7. Communiqué de presse du prix Nobel 2006, consultable sur le site www.nobelprize.org
(http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2006/press_fr.html?print=1).
8. Cité par Vincent Duclert, dans sa biographie d’Alfred Dreyfus (Duclert 2006 : 980)

RÉSUMÉS
Cet article analyse le rôle joué par les entretiens littéraires dans l’édification et la mise en
circulation des images d’auteur. Le cas choisi est celui de l’écrivain turc Orhan Pamuk, prix Nobel
de littérature en 2006, traduit en France chez Gallimard, et interlocuteur régulier des journalistes
français. À partir d’une typologie distinguant entretiens d’écrivains et interviews littéraires,
l’analyse met en relation les modes de textualisation et d’éditorialisation de la parole écrite avec
la réactivation d’une rivalité latente entre l’écrivain et le journaliste. Dix-neuf articles sont ici
analysés, qui montrent à quel point le jeu de forces entre interviewer et interviewé exerce une
incidence sur la conception et même l’évolution de la création littéraire, tendue chez Pamuk
entre engagement et idéal d’autonomie. À la suite d’un entretien publié en 2005 dans un journal
suisse, où il évoque le sort connu par les Arméniens et les Kurdes en Turquie, Pamuk se voit
menacé de mort dans son pays ; cet événement médiatique lui donne une notoriété paradoxale,
et n’est pas sans lien avec l’attribution à son œuvre, en 2006, du prix Nobel de littérature.
Différents critères d’analyse sont proposés pour interpréter le fonctionnement médiatique de
l’entretien avec un écrivain : ils concernent notamment les modalités de citation, l’alternance
énonciative, le rubriquage, la mise en récit et les jeux typographiques.

The purpose of this paper is to analyze the roles played by literary interviews in the construction
and the circulation of the author's images in the Press. By alluding to interviews with Turkish
writer and Nobel laureate (2006) Orhan Pamuk, the reader is given to see the struggle of power
between the writer and the journalist, which plays a considerable role in the conception and
evolution of literary creation. This conception is situated for Pamuk between engagement and an
ideal of autonomy. Based on the assumption that there exists a relationship between the
attribution of a lucrative literary prize and Pamuk's political notoriety (following his 2005
interview where he mentions the Turkish treatment of Armenians and Kurds in Turkey), this

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paper suggests various criteria for the interpretation of the interview's communicational
mechanisms such as the modalities of citation, verbal interaction, choice of rubrics, narration
and typography.

INDEX
Keywords : author, interview, Pamuk (Orhan), utterance, writer
Mots-clés : auteur, énonciation, entretien, figure d’écrivain, interview, Pamuk (Orhan)

AUTEUR
ADELINE WRONA
Université Paris-Sorbonne, GRIPIC - EA1498, CELSA

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Quand l’entretien littéraire se fait


enquête sociologique : discours de la
reconnaissance littéraire et posture
ambivalente de l’écrivain consacré
In-depth Interviews with Writers: the Rhetoric of Literary Recognition and the
Ambivalent Stance of the Established Writer

Sylvie Ducas

1. Un entretien littéraire singulier : l’entretien


sociologique de l’écrivain
1 L’entretien sociologique appliqué à l’écrivain n’est pas un entretien comme les autres.
Il se démarque nettement de l’entretien médiatique traditionnel dont il ne partage ni la
démarche ni les buts. Ce dernier a en effet coutume, dans la pure tradition du
journalisme littéraire inaugurée par la fameuse Enquête de Jules Huret à la fin du 19e
siècle (Huret 1999), de mettre en scène la « parole autorisée » du critique légitime et
compétent : il mène l’entretien en cernant le plus souvent son propos sur les ressorts
esthétiques de l’œuvre et la valeur sûre d’un écrivain consacré, généralement bardé de
prix et bénéficiant d’une reconnaissance critique, signes d’une consécration avérée
(Provenzano et Roche 2013 : 16-27). Ou encore, dans un mouvement de « peoplisation »
sensible dans la presse de célébrité (Dakhlia 2013 : 28-37) comme dans les
newsmagazines dès les années 1970, et selon les aléas d’une actualité littéraire liée aux
nouveautés éditoriales mises en orbite sur le marché du livre, l’entretien journalistique
tourne à l’interrogatoire à révélations ou à la turbine à confidences. Il s’adresse aux
lecteurs curieux moins du degré littéraire d’une œuvre, que du récit d’un écrivain
décomplexé ne cachant rien de la trivialité ou de l’intimité de son quotidien et dont la
pratique littéraire, dans son propos, n’occupe plus la première place ni ne rime plus
nécessairement avec les attendus de la haute culture.

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2 L’entretien sociologique, lui, engage une tout autre démarche : il n’est pas destiné à la
publication auprès d’un large public ; il préserve l’anonymat de l’interrogé ; il est cette
sorte d’« improvisation réglée » (Bourdieu 1980) qui ajuste une situation singulière
d’échange en adoptant la « neutralité bienveillante » (Rogers 1945) d’un enquêteur à la
fois proche et distant. L’objectivation à laquelle il oblige l’interviewé verbalise
l’implicite, met au jour ce qu’habituellement il intériorise, oblige à justifier ou
expliciter ce qui a priori allait de soi ou ce sur quoi on ne l’interrogeait jamais :
l’écrivain s’expose alors d’une façon très différente que celle, ostentatoire et attendue,
que favorisent et recherchent les médias, calant leurs questions sur l’image publique de
l’écrivain ou construisant cette dernière sur la réception littéraire de l’auteur et ses
postures.
3 L’entretien sociologique tient enfin de cette démarche paradoxale qui consiste à
provoquer un discours, une conversation, sans que les questions qui président à
l’enquête ne soient connues du questionné (ce qui est rarement le cas dans les
entretiens littéraires, médiatiques ou en volume). De ce point de vue, dans l’entretien
semi-directif adopté dans nos enquêtes, centrant le discours des personnes interrogées
autour de différents thèmes définis au préalable et consignés dans un guide d’entretien,
l’écrivain interrogé ignorait l’exploitation qui allait en être faite et l’analyse du
discours à laquelle ses réponses allaient donner lieu ; relances et techniques de
contradiction traquaient le non-dit et l’élusion. Placé en position de savoir qu’il n’est
qu’un interlocuteur parmi un échantillon beaucoup plus large constitué de ses pairs,
l’écrivain réajuste et adapte sans cesse son propos aux réponses qu’il imagine être
celles formulées par d’autres avant lui, pour s’y fondre ou s’y opposer. Dans ce
« discours social en acte » (Blanchet et Gotman 2010 : 29) qu’est l’entretien, la parole
ainsi recueillie n’est pas seulement description, information et témoignage, mais
communication d’un devoir être ou d’un vouloir être, acte de parole permettant
d’interroger des systèmes de représentations (pensées construites : idéologies,
croyances, représentations imaginaires et collectives) et des pratiques sociales.
4 Le terrain d’étude évoqué ici est celui des prix d’automne (Goncourt, Femina, Renaudot,
Médicis, Interallié, grand prix du roman de l’Académie française), limité pour les
entretiens aux deux plus anciens d’entre eux : Goncourt et Femina. Sur les quatre-
vingt-sept auteurs sollicités pour un entretien, lauréats et jurés confondus 1 - ce nombre
correspondant aux écrivains encore vivants depuis la création respective des deux prix
- soixante-deux réponses ont été retournées dont cinquante-six étaient positives.
Quarante-sept ont abouti à une rencontre effective avec l’écrivain ; cinq entretiens ont
été téléphoniques et quatre écrivains ont répondu par écrit au guide d’entretien.
L’intérêt de l’échantillon repose sur son hétérogénéité : de l’écrivain confirmé à
l’auteur d’un seul livre (3 n’ont écrit qu’un seul livre ou presque dans leur vie, 1 est
primo-romancier, 10 sont des auteurs à l’audience confidentielle, 7 ont écrit des best-
sellers, 12 sont académiciens, 4 le deviendront), la différenciation d’âge (le plus jeune a
35 ans, le plus âgé plus de 85 ans), de sexe (34 hommes, 22 femmes), de condition socio-
professionnelle (4 sont professeurs, 2 exercent une profession libérale sans rapport
avec l’écrit, 17 vivent plus ou moins bien de leur plume), l’implication à des degrés très
divers dans le champ littéraire (23 exercent des responsabilités éditoriales ou sont
critiques), dessinent un panel contrasté qui rend d’autant plus intéressantes les
constantes repérées dans les discours liées notamment aux deux icônes mythiques et

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hyperboliques du grand écrivain et du chef-d’œuvre, avec leur cortège de lieux


communs sur le style, la nécessité d’écrire ou la vocation littéraire.
5 Le guide d’entretien comportait au total vingt-cinq questions centrées sur le rapport au
statut d’écrivain (de la manière dont on se qualifie d’écrivain aux représentations que
l’on se fait du terme « écrivain ») ; le rapport à la littérature (définition d’une œuvre
littéraire, description de sa bibliothèque imaginaire, évocation de ses ambitions
scripturales, définition de son « style ») ; le rapport à l’activité d’écriture (récit de la
venue à l’écriture, de la première publication, de l’attribution du (ou des) prix
littéraire(s), description de la pratique scripturale et de sa régularité, des temps forts
ou des crises de l’écriture question de l’œuvre) ; le rapport au milieu littéraire
(relations à ses pairs, à son (ou ses) éditeurs(s), aux instances de consécration littéraire
[académies, jurys littéraires,...], aux critiques littéraires) ; le rapport à autrui
(entourage, public, lecteurs) ; les autres activités pratiquées (artistiques, alimentaires
ou professionnelles, les différents genres littéraires pratiqués). L’anonymat garanti à
l’interrogé, propre à faire affleurer plus facilement l’aveu ou la confidence quand il est
conjugué à la capacité du questionneur à écouter sans interrompre ni influencer le
propos, est aussi une méthode d’investigation et un parti-pris scientifique visant à
mettre en relation des points nodaux du discours communs à des individus que tout
oppose (degré de notoriété, d’implication dans le champ littéraire, etc.).
6 Leçon à tirer de ces entretiens : de la mythologie littéraire qu’on caresse aux tensions
du champ littéraire que l’on vit au quotidien et qui la contrarie, l’écrivain s’épanche
toujours entre aveu, confidence et parole sous surveillance, et c’est à l’entretien de
faire émerger ces lignes de friction et de fiction. On notera aussi que, si ce genre
d’entretien n’a pas pour vocation de faire de la justification de l’œuvre et de sa qualité
littéraire son moteur premier, comme dans les autres entretiens littéraires, un
véritable Sésame, un vrai tremplin à une communication optimisée a été, pour chaque
écrivain rencontré, de lire la totalité de ses écrits, sans se restreindre au seul ouvrage
primé. Comme si pour se livrer, il fallait que l’auteur rencontre son lecteur, et que les
lectures de ce dernier légitimaient ses questions et autorisaient l’échange de confiance
entre personnes de bonne compagnie ; comme si également l’auteur lauré ne se
soumettait à l’entretien qu’en « ordre de parade » et sous les oripeaux de l’écrivain qu’il
ne cesse, finalement, jamais d’être ou de se rêver2.

2. De l’entretien littéraire à la visite au grand écrivain


7 Car tout écrivain aime à (se) raconter des histoires. Son penchant pour la fabulation est
bien le cœur du problème de l’entretien littéraire quand ce dernier prend la forme
d’une enquête scientifique sur la reconnaissance littéraire. Son ethos auctorial (Bokobza
Kahan et Amossy 2009), indissociable des réseaux par lesquels il se construit (du livre,
de sociabilité littéraire ou du Web 2.0 ; avec les pairs, les médias, les professionnels du
livre ou les lecteurs) induit cette situation paradoxale d’épanchement et de discours : ce
qu’il dit n’est pas nécessairement le reflet verbalisé de ce qu’il est, de ce qu’il fait ou
pense, mais le produit d’arbitrages et de stratégies multiples, conscients ou non.
8 Bien plus, l’auteur est cette statue à construire qui plonge au cœur du « fantasme de
l’écrivain » (Bonnet 1985 : 259 -277) et met l’intéressé en situation de se donner à voir
tel qu’il se voit lui-même et surtout, tel qu’il se rêve. Roland Barthes l’avait déjà depuis
longtemps compris (Barthes 1971 : 106). L’originalité d’étudier un échantillon

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d’écrivains consacrants ou consacrés par un prix littéraire, tantôt dans la frange


inférieure de la notoriété, tantôt au-delà, réside principalement dans l’occasion qui est
ainsi offerte d’explorer l’imaginaire de chacun pour mieux dégager des points aveugles
de ce portrait imaginaire présent ou en devenir, des constantes et des parentés
inédites. Tout un espace de transactions et de négociations se joue dans l’entretien
littéraire, entre discours et imaginaires personnels ou collectifs, statut réel ou
symbolique, enjeux médiatiques, publicitaires, culturels, identitaires.
9 Dans l’entretien littéraire spécifique qu’est l’entretien lié à une enquête de type
sociologique, ce qui est recueilli est donc de l’ordre du récit autant que du discours et il
est primordial d’être avant tout attentif à sa formulation et à sa construction, à son
architecture, ses étapes obligées, mais aussi à ses détours inattendus et son style
propre. Ainsi pour l’enquêteur compte moins le contenu premier des réponses que la
manière dont elles sont formulées, qu’il s’agisse des attitudes et des postures adoptées
(Meizoz 2007), du lexique employé, jusqu’aux silences et aux manques significatifs qui
se dessinent en creux dans le discours.
10 Bien plus, l’entretien-enquête, en prenant pour échantillon une population d’écrivains
primés mobilise en l’exacerbant l’une des scènes obligées du théâtre auctorial : « la
visite au grand écrivain ». Si l’entretien n’en partage pas à la lettre la pompe et le
protocole hautement codifié magistralement étudiés par Olivier Nora (1986 : 569), à la
fois avatar d’une tradition sociale lointaine et survivance d’un genre littéraire maintes
fois attesté, une telle cérémonie ritualisée n’en sert pas moins de toile de fond
inconsciente à l’entretien. Nombre de questions dissèquent cette reconnaissance
littéraire dont habituellement l’entretien est précisément un passage obligé. Mais il en
détourne les effets. L’entretien n’est plus là pour construire la statue auctoriale, comme
dans les entretiens littéraires ordinaires, mais pour en interroger l’édifice et
l’édification. Plutôt que de centrer uniquement le propos sur la singularité d’un projet
d’écriture, d’une signature et d’une posture d’auteur, plutôt que de se faire instrument
de reconnaissance littéraire, il met en regard les mythologies intimes et l’affleurement
des légendes collectives :« éternelles représentations d’une vaste scène transhistorique
qui se joue de Rousseau à Sartre, de Voltaire à Malraux, sur le théâtre de notre mémoire
collective » (Nora 1986 : 563). Et pour peu que les questions posées multiplient les va-et-
vient de l’expérience personnelle et réelle de l’auteur aux topoi sur l’Auteur, et le
discours tenu, tel un palimpseste inédit, offre alors comme par surimpression deux
degrés du récit : celui, réaliste et ordinaire, de l’épreuve du réel par laquelle l’auteur se
bat ou se débat pour une identité et un statut, réel et symbolique, d’écrivain, et celui,
idéaliste et magnifié, des idoles et des maîtres auxquels on n’ose pas plus se frotter qu’à
des « rêve[s] de pierre » ou bien dans la continuité desquels on aspire secrètement à
s’inscrire.
11 Cette mise en scène auctoriale singulière que favorise l’entretien sociologique avec
l’écrivain primé interroge donc autrement les relations de l’écrivain à la
reconnaissance littéraire. Celle-ci est examinée à la fois du dedans et du dehors, à la fois
comme état et statut du locuteur interrogé et objet d’analyse et de réflexion. Du coup,
la posture auctoriale n’est pas que le reflet mondain et superficiel d’un simple jeu
théâtral, concerté ou non, auquel se prêterait l’écrivain placé par l’entretien en
situation d’acteur de quelque comédie littéraire aussi vaine que futile, comme c’est le
cas notamment dans les entretiens médiatiques traditionnels. L’entretien n’y collecte
pas des données biographiques susceptibles simplement d’éclairer et de singulariser

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une œuvre littéraire pour mieux en assurer la promotion et la consécration. Il prend


pour objet une entreprise identitaire en acte et en parole où affleure à la surface du
discours ce que l’on aimerait appeler le « roman auctorial » que chaque écrivain (se)
raconte et (se) crée en se projetant sur la scène imaginaire de ses fantasmes intimes.
12 Par sa valeur désingularisante (l’écrivain n’est qu’un individu dans un échantillon de
pairs) et objectivante (il est objet de recherche scientifique), l’entretien de nature
sociologique pousse l’interrogé à vouloir échapper au simple bavardage ou au babil
médiatique. Sans être une conversation entre pairs, plus proche de l’échange dans
lequel son statut d’écrivain ou d’artiste le place en position de supériorité par rapport à
un interwieveur ne partageant pas ses compétences, cet entretien-enquête inciterait,
selon nous, l’écrivain à s’épancher en accentuant les marqueurs de son appartenance à
une communauté littéraire ou à une élite artiste.
13 Sur le modèle des analyses de Marthe Robert (1977) interrogeant le genre romanesque
à la lumière des théories freudiennes sur le « roman familial des névrosés », on est
tenté de penser en effet qu’au fil du discours, l’écrivain écrit déjà un chapitre du roman
familial que ses ouvrages ne cessent eux-mêmes de raconter : entre autres celui de sa
venue à l’écriture et des prédispositions littéraires qu’elle implique. Tout comme le
roman, selon Marthe Robert, participe bien souvent d’une tentative de réécriture de soi
et de reconstruction mythique de ses origines, qui vise à corriger l’existence telle
qu’elle est, à remanier sa biographie personnelle en s’inventant une famille par
procuration, en substituant à ses géniteurs réels des aïeux de légende, le discours
recueilli au cours de l’entretien prend la forme d’une sorte de roman autobiographique
inédit où les données réelles du vécu sont elles aussi comme relues et corrigées, filtrées
par des modèles et des parentés littéraires et qui aident à mieux comprendre
l’inextricable enchevêtrement du désir et de la réalité et la part considérable laissée au
mythe dans cette généalogie rêvée et dans l’entreprise à laquelle tout écrivain est
confronté lorsqu’il aspire à une identité littéraire qui ne va pas de soi et qui pourtant
est sa raison d’être.

3. Identités et filiations : la reconnaissance par ses


pairs
14 Tout entretien est donc avant tout affaire de langage. La parole de l’écrivain invité à
réfléchir et verbaliser son succès ou sa reconnaissance littéraire, a son lexique, ses
fleurs et ses figures, ses passages obligés et ses rites discursifs, son éloquence et ses
subtilités. Dans le cas de l’entretien sociologique mené auprès de l’écrivain lauré, des
stratégies du discours brouillent bien souvent les propos, mais aussi des « pathologies
verbales » (lapsus, contradictions, flottements du discours) et la parole hésite sans
cesse entre tactique discursive et symptôme. L’analyse de discours que nous avons
menée s’intéresse alors à tous les composants langagiers et recouvre deux types
d’approche : les analyses linguistiques portant sur les structures formelles du langage
(lexique utilisé et fréquence d’occurrences, modalisateurs d’énoncé, inachèvement des
phrases, lapsus, non-dits, hésitations, contradictions, etc.) et les analyses de contenu
qui étudient et comparent les sens des discours afin de mettre au jour les systèmes de
représentations véhiculés par ces discours. Au carrefour du témoignage et de
l’épanchement biographique, l’entretien collecte des propos dépourvus des qualités
d’authenticité du document d’archive habituel, conçu comme preuve de la mémoire et

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trace écrite du passé. Les témoignages oraux recueillis participent déjà d’une
scénographie imaginaire qui interdit de les lire comme autre chose que des récits le
plus souvent partiaux et partiels.
15 Une des dominantes du discours auctorial recueilli tourne notamment autour de la
question d’être distingué et de se reconnaître entre pairs, d’inscrire sa singularité dans
le pluriel du groupe et de tenir sa propre généalogie littéraire. Quand elle se fonde dans
une origine familiale, la venue à l’écriture trouve caution dans une logique
biographique grâce à laquelle, par une sorte de transfert symbolique, la relève des
générations est assurée, le Fils succédant au Père et écrivant en référence à lui. Comme
chez cet écrivain dont le discours oscille entre deux figures de la marge « honteuse »
(le père collaborateur pendant la Seconde Guerre mondiale, et le fils homosexuel) et
l’effort pour que la montée en dignité de l’un (la célébrité littéraire rachetant le paria)
déteigne sur l’autre, passe par des oxymorons (« paria glorieux » ; « glorieux infâme »),
des blancs du discours et des affirmations catégoriques (« Voilà, c’est ça ») :
Disons que l’histoire du Père, ça, c’est vraiment fondamental [comme raison
d’écrire]. Parce que vous savez que mon père était collaborateur. Alors c’était
quand même quelqu’un de prestigieux pour moi, parce qu’il était très célèbre, il
occupait une place considérable dans la littérature française. [...] La première image
est celle du père, le père qui est un paria glorieux ou un glorieux infâme. [...] Voilà,
c’est ça. Pour moi, mon père paria et ma propre marginalité, les deux se sont un peu
confondus...
16 A défaut d’une telle hérédité familiale, l’absence d’ancrage littéraire génère donc chez
nombre d’écrivains un souci de se donner des pères en littérature susceptibles de
compenser un manque originel préjudiciable. Ces repères identificatoires peuvent être
des personnes de l’entourage social, comme ce jeune écrivain ayant trouvé dans son
éditeur le père qui a manqué à son enfance d’orphelin :
La première fois qu’il m’avait reçu [...], il m’avait demandé mon itinéraire et il
m’avait dit : « Oui, je vois bien, vous êtes de la génération de mes fils », c’est-à-dire
que tout de suite il instaurait un rapport de père. Il se trouve que moi aussi j’étais
quand même quelque part en demande d’un père, donc c’était la première fois que
j’acceptais que quelqu’un s’oppose à moi... C’est-à-dire qu’auparavant, toute
manifestation d’autorité qui relevait d’une autorité de type paternel, c’était le rejet.
[...] Et donc pour moi c’était cette relation très paternelle du père sévère, du père
juste et sévère qui ne me laisse rien passer...
17 Plus généralement, l’identité négative du « bâtard » (Robert 1977) issue de son origine
innommable, sensible dans les hésitations et blancs du discours, est redoublée par l’idée
latente de l’avilissement social que représentent le déficit de haute culture et
l’illettrisme :
Ma famille était assez pauvre… [...] C’étaient des gens qui n’étaient pas illettrés,
mais presque. Ma grand-mère paternelle [...] ne savait ni lire ni écrire. Mes parents
immédiats étaient un peu plus cultivés, avec un semblant d’éducation, mais tout de
même… D’ailleurs je me demande dans quelle mesure cela ne m’a pas desservi...
18 Ces paternités d’emprunt choisissent aussi leurs modèles dans des figures d’écrivains
confirmés faisant office d’ancêtres de légende dont les marqueurs lexicaux renvoient à
l’univers familial, tout comme sont fréquentes dans les propos les expressions « être de
la famille » ou « être du sérail » qui soulignent ce besoin d’appartenance à quelque
collégialité littéraire :
Je me revois en troisième arpentant la cour, en train de lire la NRF. Je me rappelle
qu’il y avait même une traduction d’un des derniers poèmes de Rilke. Vous voyez,

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ça m’avait vraiment impressionné ! Je ne sais pas ce que ça voulait dire « Claudel »,


« Proust », « Paul Valéry », cela voulait dire tous les auteurs qui comptaient [...].
Tous ces auteurs sont pour vous de lointains aïeux, pour moi, mes parents ou mes
grands-parents !...
19 - voire à quelque transcendance divine ; ce sont ses « maîtres », ses « pères », ses
« dieux », ses « patrons » que l’on convoque au tribunal de la mémoire : « Dostoïevski,
par exemple, c’est un de mes dieux... »; « je vais encore citer un de mes dieux,
quelqu’un qui est dans le bréviaire depuis l’adolescence, Rilke »; « Stendhal, qui est
pourtant un de mes dieux »; « Flaubert, c’est le patron »; « Flaubert, moi c’est mon
dieu »; « Stendhal, c’est mon maître »...
20 La liste des prix est elle aussi souvent vécue comme un indice de quelque généalogie
prestigieuse reproduisant les fantasmes d’inscription dans une lignée d’exception que
l’on peut éprouver à figurer dans l’index d’une anthologie littéraire. Mais la fabrique du
roman que ces palmarès illustrent donne lieu souvent au sentiment d’imposture, de
simulacre, l’identité auctoriale restant comme dessaisie par cet irréductible hiatus
entre le chef-d’œuvre avant soi et son propre livre, ce que suggèrent par exemple
l’inflation d’exclamatives, d’interjections, et les jeux d’oppositions qui creusent l’hiatus
entre le chef-d’œuvre des anthologies littéraires et le livre ordinaire des palmarès des
meilleures ventes :
Je vous jure que quand j’ai vu dans le Quid ou je ne sais pas quel dictionnaire que
j’étais entre Proust et Malraux qui avaient eu le Goncourt, euh ! Pfff ! Je me suis dit :
« Je vais paraître là comme une espèce d’énormité ! » Parce que, quand même, il
faut avoir la notion de la relativité des choses! A l’ombre des jeunes filles en fleurs, c’est
un grand chef-d’œuvre ; La condition humaine est un grand chef-d’œuvre ; et xxx
[titre de son propre Goncourt] est un bon livre. Cela fait quand même une sacrée
différence ! Non, il ne faut pas exagérer ! Il faut garder les yeux ouverts !...

4. Transactions et « seuils3 » discursifs


21 L’intérêt de prendre le théâtre des prix littéraires comme champ d’analyse réside aussi
dans la polémique dont ils sont fréquemment l’objet, en tant que dispositif à la fois de
promotion marchande et de consécration littéraire, et de littératures inscrites dans le
champ de production industrielle de masse. Les prix, comme ces littératures que
d’aucuns voudraient croire dévaluées, dessinent cet espace de tensions entre logiques
médiatiques-publicitaires et imaginaire de l’excellence littéraire, avec ses deux
hypostases bien connues du chef-d’œuvre et du grand écrivain héritées d’une époque
romantique encore profondément ancrée telle un tropisme dans cette « nation
littéraire » que se croit encore la France. Pareille ambivalence travaille les discours,
dans un jeu complexe de symptômes et de stratégies plus ou moins manifestes dont
l’analyse du discours pointe certains nœuds, construisant et déconstruisant un mythe
auctorial de plus en plus problématique à l’ère de la « société du spectacle », des
changements d’acteurs et des jeux d’échelle de valeur mouvants reconfigurés par les
médias et le Web 2.0.
22 Parmi les zones de transaction du discours4, la plus symptomatique - à laquelle nous
nous limiterons ici - est celle des noces intenables entre l’argent et les lettres.
23 La « fortune » littéraire balance entre chance et richesse et sans doute se souvient-on
encore suffisamment d’un célèbre incipit gracquien (Gracq 1961) pour ne pas craindre
de voir entaché le mérite littéraire par des intérêts marchands. Le postulat du

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désintéressement littéraire, fortement ancré dans un imaginaire collectif hanté par le


spectre romantique de « l’artiste maudit » (Diaz 1986 : 5-23 ; Rey 1987 ; Julia 1996 :
85-120) abhorrant toute forme d’embourgeoisement, puise dans son ancienneté
l’autorité d’un véritable impératif catégorique auquel peu d’écrivains dérogent.
L’interdit du mercantilisme en matière littéraire explique les craintes latentes,
sensibles dans certains flottements du discours, que le prix, en enrichissant son auteur,
n’ait compromis la valeur littéraire de l’œuvre et du même coup sa légitimité.
24 D’où le souci de placer sa création sur le plan de l’acte gratuit, de la démarche
purement désintéressée - « Je n’écris pas pour vendre, je n’écris pas pour gagner ma
vie, surtout pas ! » - et la dénégation quasi unanime à reconnaître une quelconque
influence du prix sur la création littéraire et l’activité d’écrire, que trahit l’inflation de
négations et d’adverbes à valeur de refus catégorique - « absolument pas », « pas du
tout » -, trop nombreux pour ne pas être suspects :
Cela n’a absolument pas d’incidence. […] Un écrivain doit être content s’il a du
succès, un peu de dépit si ça rate, mais ça dure quinze jours ! Et puis on passe à la
suite, on passe à l’œuvre. Alors là, moi, ça ne m’a pas du tout perturbé, je vous le dis
franchement ! Non...
25 D’où l’aveu tout aussi général, quoique souvent difficilement extirpé, du placement des
droits d’auteur colossaux dans l’achat d’une maison, vérifiant ainsi l’adage
humoristique de Roger Grenier selon lequel « Un prix littéraire se termine toujours
dans l’immobilier ». D’où des justifications ayant trait à la posture de l’écrivain à
l’écritoire, comme s’il fallait convertir ce placement immobilier providentiel en
placement sur l’œuvre, à l’horizon des livres à venir, ce que suggèrent les répétitions
des mots « travail » et « écrire » associées à ce qui serait obscène de considérer comme
un simple lieu de villégiature :
Ça m’a permis d’acheter un appartement et une maison de campagne où je travaille,
donc c’est très important pour mon travail. J’écris près de Perpignan, j’ai une
maison où je passe deux mois l’été, c’est là que j’écris mes livres, donc c’est quand
même important...
26 Conformément à l’archétype du « poète maudit » mourant de faim à sacrifier à l’œuvre
tout confort matériel, il est aussi fréquent de présenter le prix comme cette sorte de
manne céleste providentielle qui a sauvé de la misère et du dénuement. Dans ce cas
précis, le prix littéraire semble récompenser non seulement la qualité littéraire d’un
livre, mais paradoxalement l’abnégation et le désintéressement de son auteur.
Métamorphosé en bourse du mérite, il perd alors de sa valeur purement mercantile et
préserve du même coup l’écrivain de tout soupçon de vénalité, même si les hésitations
du discours trahissent la difficulté à gommer la vénalité et la trivialité de tout rapport à
l’argent :
Question « argent », c’était très positif, bien sûr ! On n’en avait pas du tout à
l’époque, donc... [...] Moi, du point de vue financier, je partais de zéro, donc le prix
m’a permis d’acheter cet appartement, alors que les autres... heu... Il y a des
critiques de journalistes, à l’époque, qui m’ont blâmée et ont trouvé horriblement
terre-à-terre d’acheter un appartement au lieu de faire un voyage ou de m’acheter
un vison, mais bon…
27 Rares sont donc les écrivains qui n’émettent pas de réserves sur l’enrichissement par
les prix et ne marquent pas du même coup leurs distances vis-à-vis du milieu littéraire
et son douteux homonyme de « mafia », comme ce lauréat opposant avec emphase son
« dégoût » et sa « grande, grande déception » à son ignorance totale des arrangements

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présumés entre éditeurs, au point que son indignation sent le symptôme que nul
n’ignore ces derniers :
[Au moment du Goncourt] j’ai été obligé de rester presque six mois à Paris, [...] ce
qui me dégoûtait. Cela me dégoûtait parce que j’entrais en contact avec un milieu
que je ne connaissais pas, dont j’ignorais tout, et je me suis aperçu que peu
d’écrivains étaient conformes à l’idée que l’œuvre venait d’eux-mêmes, c’est-à-dire
que c’était la combine, la magouille, l’argent,... Alors là, ça a été pour moi une
grande, grande déception !...
28 La manière la plus courante de défaire ce nœud névralgique des « magouilles » consiste
à ne pas les nier, mais à se placer en victime d’accusations diffamatoires injustes,
chaque fois que des collusions avec les agents de la consécration sont suspectées :
C’était un prix Grasset pour un deuxième roman, donc ça a paru entièrement
trafiqué, alors que le jury avait voté très, très honnêtement par six voix contre cinq,
ça s’est donc joué au couteau. [...] En plus, ce n’est pas si systématique que ça, quand
on parle de collusions, ce n’est pas si simple...
29 La difficulté consiste alors à maintenir en tension dans le discours deux légitimités
contradictoires : celle d’un prix qui couronnerait un réel talent littéraire et celle qui
répondrait à des impératifs purement économiques. L’attitude la plus fréquente
consiste à se dégager de toute responsabilité en se plaçant en Candide et en adoptant la
stratégie auto-justifiante de l’ignorance ou de la naïveté :
Mais dans la semaine, il s’est passé quelque chose, j’ai senti qu’il se passait quelque
chose, mais je n’ai pas su quoi. Alors là, ça me dépasse, c’étaient des magouilles
entre... euh... ce n’étaient pas des magouilles, le terme est trop fort, c’étaient des
tractations à un autre niveau...
30 Ou encore le besoin de se protéger de tout discrédit consiste à présenter son propre
prix littéraire comme l’exception confirmant la règle :
Moi, je suis arrivé dans la course sans avoir rien demandé. [...] je n’ai pas demandé
le Prix Goncourt, on me l’a offert. [...] Je pense que les auteurs couronnés qui savent
par quelles stratégies ils l’ont été, ce doit être tout à fait différent. [...] Tandis que
moi, c’était en totale innocence…
31 Difficile, donc, de faire « contre douteuse fortune bon cœur », pour reprendre encore
un bon mot de Julien Gracq (1961 : 11), ce que traduit d’une autre manière ce lauréat
embarrassé, interrogé sur la nécessité ou non des prix littéraires :
Alors là, vous me gênez beaucoup, parce que si je dis que je regrette qu’il y ait
tellement de prix littéraires, j’ai l’air d’un ingrat, et en même temps, ils me
paraissent quand même un peu dangereux pour la littérature elle-même. D’ailleurs,
il y a des écrivains qui ne feraient jamais aucune concession pour ça, mais je crains
qu’il y ait des gens qui soient capables d’en faire pour avoir un prix littéraire, ou
pour être terre-à-terre jusqu’au bout, pour se vendre. C’est quand même un danger,
je crois...
32 « Se vendre » : la polysémie du verbe pointe l’ambivalence dont est porteuse une
activité d’écrire que l’on voudrait à la fois lucrative et au-dessus de tout soupçon, sans
pouvoir s’empêcher de penser que l’accroissement du compte en banque d’un auteur
est inversement proportionnel à son intégrité morale et artistique.

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5. Rhétorique de la vocation littéraire : l’excellence


littéraire à quel prix ?
33 Au cœur des stratégies discursives qui visent à se définir comme écrivain consacré,
donc légitime, il est une étape capitale : celle de la venue à l’écriture. Chapitre-clé du
roman auctorial en ce qu’il inaugure et justifie la vocation d’écrire, aucun écrivain n’en
néglige le récit, tous en soignent la rhétorique. Que cette logique du « don » littéraire se
construise après coup, comme une caution du mérite à recevoir un prix littéraire,
explique sans doute que les constantes du discours soient à ce point manifestes et
donnent le sentiment d’une reconstruction aussi rigoureusement codifiée que factice
dont les stéréotypes incontournables façonnent « la légende de l’écrivain » (Kurt et Kris
1987). Tout se passe comme si l’entreprise d’autojustification impliquait une logique de
la prédestination littéraire capable de transcender les variables aléatoires du vécu en
destin exemplaire - « Moi, j’ai toujours voulu écrire. [...] Le premier livre a donc été
publié et je me suis rendu compte ensuite que toute ma vie je n’avais organisé mon
existence que dans ce but, c’est évident… ». On sait ce qu’une telle conception doit aux
fantasmes romantiques de l’artiste et du génie (Montandon 1986 : 24-36). Rien
d’étonnant dès lors que soit le plus souvent respecté le protocole narratif emprunté au
roman biographique tel que le définit Mikhaïl Bakhtine (1979 : 211-262) : personnage au
caractère prédéterminé, le héros reste inchangé quels que soient les événements
fondamentaux qui ponctuent sa vie. L’écrivain s’érige à la dignité du sujet biographique
en se donnant pour visage premier celui de l’infans scribens ou de l’infans auctor (« j’ai
commencé vraiment tout enfant à écrire, dès que j’ai su allonger deux phrases l’une à
côté de l’autre [...] »). D’autres construisent leur biographie d’écrivain selon le modèle
narratif du roman d’apprentissage (Bildungsroman). Dans ce cas, la vocation se découvre
progressivement et des rencontres ou événements importants survenus au cours de
l’existence lèvent les obstacles premiers et aident à naître à l’écriture :
[Comment êtes-vous venu à l’écriture ?] Oh, pas d’un seul coup, bien sûr. D’autant
que je n’ai pas fait d’études, alors ça a été assez difficile au départ. Mais j’ai
commencé à écrire très jeune, à écrire des poèmes, enfin, des petits trucs, et surtout
je peignais plus que je n’écrivais. Et puis un jour, je me suis rendu compte qu’on ne
pouvait pas mener les deux de front et j’ai dû choisir...
34 Souvent, d’ailleurs, ce genre de roman de formation conserve les étapes chronologiques
du temps biographique et respecte l’idée d’une vie-destinée avec laquelle se confond la
formation du sujet. Il rappelle aussi la structure des contes de fées ou de ces « rêves
séculaires de la jeune humanité », ces fantasmes ou « Phantasie(n) », pour parler
comme Freud (1971), qui constituent une des étapes obligées et inconscientes du
« roman familial » et auctorial, selon laquelle l’artiste, « héros méconnu, en somme, [...]
est en droit d’espérer un jour être honoré à sa juste valeur » (Kurt et Kris 1987 : 66).
Mais dans un cas comme dans l’autre, le but du récit de vie est le même : aux méandres
de l’existence indécise, opposer la droite asymptote d’une ascension contrôlée, la
reconstruction mythique des commencements littéraires corrigeant la biographie
personnelle en lui donnant un sens, c’est-à-dire à la fois une orientation et une
signification.
35 Le caractère natif d’une telle aptitude à écrire fonde alors la singularité de l’écrivain et
le préserve de l’indistinction du groupe en devenant une véritable marque de naissance
- « Je vous dirais que j’ai toujours aimé lire et écrire. [...] je veux dire que c’est inné, je

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suis né avec le goût de la lecture et le goût de l’écriture... ». L’inflation dans les discours
des marques de la permanence comme les adverbes « toujours » ou « déjà », ou de la
précocité résumée par un « très tôt » fondateur, et la fréquence du lexique du banal
sont les signes de cette volonté de convaincre de sa compétence à la création littéraire -
« J’ai toujours écrit. Vous voyez, c’est resté très infantile. Dès l’enfance, je me suis cru
poète... ». Toutefois, qu’aucune corrélation ne soit généralement établie entre la
précocité littéraire et la première publication, souvent tardive, ou que le décalage soit
si manifeste entre l’évocation euphorique de l’enfance et l’aveu de la peur éprouvée au
moment d’être publié laisse à penser que derrière l’affirmation catégorique couve le
symptôme - « En fait, j’écris depuis très longtemps, mais j’ai publié tard ».
36 Autre carrefour du biographique par lequel convertir l’indétermination inhérente à
l’état d’écrivain en indice fiable de la vocation littéraire : le goût des livres cultivé
depuis la prime enfance - « En fait, je pense que j’ai toujours voulu écrire parce que j’ai
toujours eu une passion pour la lecture... ». Le motif de la bibliothèque est de ce point
de vue une constante de la fiction biographique, une toile de fond mythique que l’on est
tenté de lire à la fois comme le signe d’un attachement viscéral aux livres, un emblème
d’une appartenance culturelle et le symbole d’une inscription fantasmatique dans une
lignée littéraire. Cette image-signe a donc toujours une charge idéologique latente ou
manifeste qui la rattache à l’histoire de la littérature- « J’ai toujours vécu dans un
milieu de livres, toutes ces bibliothèques immenses que j’ai rangées quand j’étais
gosse... Donc les livres pour moi sont des amis depuis toujours... » - ; elle est cette scène
inaugurale de Babel des livres pétrie d’intertextualité, ce biographème d’une lecture
précoce étroitement liée à l’affirmation de soi comme sujet écrivant.
37 Autre biographème structurant l’imaginaire des débuts littéraires : les outils de l’écrit.
Machines à écrire, crayons, papier, encre et cahiers servent de décor mythique au récit
des commencements. L’archétype du genre est l’anamnèse de cet écrivain balisant plus
que d’autres l’itinéraire d’une prédestination littéraire pétrie de signifiés culturels :
enfance baignant dans les livres, figure tutélaire d’un père à la fois lecteur et écrivain -
« Cela remonte à ma petite enfance. Mon père écrivait des livres d’histoire et
d’étymologie, il était professeur, il enseignait l’histoire, le français et le latin. [...] Cela a
eu un grand impact sur moi, d’autant plus que mon père était un grand lecteur de
livres, en particulier de romans... » -, géographie natale perçue à travers le prisme d’un
imaginaire livresque - « la campagne était une campagne du 19 e siècle, très proche de
Flaubert. Mon enfance a donc baigné dans un pays flaubertien, d’où sans doute ma
prédilection pour cet auteur... ». Ou encore enfance nourrie au lait de la bibliothèque
familiale - « De plus, la bibliothèque était très bien fournie. Je lisais beaucoup, parfois
même des livres qui n’étaient pas forcément de mon âge... » -, immersion dès le plus
jeune âge dans la fabrique du livre (« ... mon père écrivant, corrigeant des épreuves,
allant à l’imprimerie et me demandant conseil [...] sur des couvertures, des mises en
page, etc., j’ai toujours vu qu’on corrigeait des épreuves, qu’on raturait des
manuscrits... »), imitation du modèle paternel confondu avec celui de l’écrivain idéal -
« Quand mon père écrivait un roman historique [...], moi, j’avais six ans, j’écrivais aussi
un roman... » -, outils mythiques de l’écrit - « J’avais un cahier quadrillé, je me souviens
très bien, avec de gros carreaux mauves, et une encre violette que j’aimais beaucoup,
avec un porte-plume et un bec que je cassais souvent. Mais j’adorais manier des becs,
des plumes, des encres et déjà des ciseaux et des colles. Et je faisais une espèce de
cahier qui était un roman, parce que je voulais moi aussi écrire mon livre... » -, rôle
crucial joué par la révélation de certains livres - « Il y a eu deux ou trois livres qui ont

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marqué cette période très fortement. Un de ces livres, c’est Le roman de Renart dans la
version qui avait paru chez Payot à Paris dans les années 30. Il était dans la bibliothèque
et mon père me l’avait donné et m’avait fait des lectures de ce roman... ». Tous ces
signes du littéraire justifient que l’on ait été « appelé assez naturellement et par
imitation à suivre sans doute ce qui était une vocation profonde, celle du récit et de la
poésie ».
38 « J’aimais les histoires et me raconter des histoires », conclut l’intéressé. Celle des
commencements littéraires tient donc de la mécanique bien huilée, elle propose un
autoportrait et une histoire personnelle filtrés par des modèles littéraires, investis par
un imaginaire collectif cousu de topoi facilement identifiables, et le théâtre n’est jamais
loin dans cette scénographie imaginaire de l’enfance d’écrivain. « Ecrire, c’est entrer en
scène. Il ne faut pas que l’auteur proclame qu’il n’est pas comédien. On n’y échappe
pas » (Valéry 1988 : 1218).

Conclusion
39 L’écrivain d’aujourd’hui témoigne donc dans son discours - et c’est là une des grandes
leçons des enquêtes menées - de l’impossible fusion de ce qui en lui tient du personnage
en représentation, tenté par le jeu de l’ostentation, à la façon dont Goffman a pu
décrypter la « présentation de soi » (1996), et de la personne réelle qui écrit son œuvre
dans la solitude. Entre sphère privée et sphère publique, la célèbre scission proustienne
semble pour lui consommée, mais une telle séparation entre être et paraître complique
l’identité déjà problématique de celui qui hésite finalement à se nommer « grand
écrivain » à l’heure de la fabrique du roman et des postures préfabriquées. Car hanté
par le rêve fusionnel d’une œuvre « consubstantielle à son auteur » caressé depuis
Montaigne jusqu’à Victor Hugo5, de nos jours l’écrivain a du mal à faire son deuil d’une
autorité que son inscription actuelle dans le champ littéraire contredit et contrarie de
plus en plus, au risque de le rendre minuscule (Ducas 2013 : 185-214). De ce point de
vue, l’entretien sociologique appliqué à l’écrivain lauré, en mettant au jour les schèmes
imaginaires puissants qui conditionnent notre représentation de la consécration
littéraire et de « l’écrivain imaginaire » (Diaz 2007), révèle une posture ambivalente qui
ne sait trop comment concilier dans son discours ce que notre culture littéraire
habituellement sépare depuis Proust - à savoir : le moi créateur et le moi social, le texte
et le contexte -, ni que faire des mutations de la condition littéraire dont notre époque
est le théâtre et que pointe de façon dérangeante le questionnement du chercheur en
sciences humaines et sociales. Comment légitimer sa valeur littéraire quand la
littérature est en perte de vitesse dans la sphère publique et que l’écrivain subit une
crise de son autorité ? Fin de la Littérature majuscule (Maingueneau 2006), donc, dont
l’entretien se fait l’espace et le symptôme.

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BIBLIOGRAPHIE
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célébrité : les représentations médiatiques des écrivains en France (1945-2011) : volet
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médiatiques des écrivains en France (1945-2011), Projet du Groupe de recherche sur la Presse
magazine (Centre d’Histoire de Sciences Po) et du Groupe de recherche « Pratiques créatives sur
Internet » (LCP-UPR3255, CNRS), Département des études, de la prospective et des statistiques
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Valéry, Paul. 1988. « La Comédie de l’Esprit », Cahiers (Paris : Gallimard)

NOTES
1. A l’époque où l’enquête a été réalisée, c’est-à-dire en 1993, la composition des deux jurys était
la suivante :au Goncourt : Hervé Bazin (décédé en février 1996), François Nourissier, Michel
Tournier, Emmanuel Roblès (décédé en février 1995), Edmonde Charles-Roux, Françoise Mallet-
Joris, Robert Sabatier, André Stil, Daniel Boulanger et Jean Cayrol (membre honoraire depuis
1996). Au Femina : Dominique Aury, Madeleine Chapsal, Régine Deforges, Benoîte Groult, Diane
de Margerie, Solange Fasquelle, Renée Massip (membre honoraire depuis 1996), Zoé Oldenbourg
(membre honoraire depuis 1996), Suzanne Prou (décédée en 1996), Claire Gallois, Françoise
Giroud, Marie Susini (décédée en août 1993).
2. Preuve en est la réticence fréquente qu’il manifeste face à la transcription littérale des propos,
qu’il voudrait corriger et rendre plus « littéraire ».
3. Le terme est emprunté à Gérard Genette qui l’utilise pour désigner le paratexte dans un livre
(Seuils, 1987). Nous l’employons ici, en l’appliquant au discours de l’écrivain, dans son sens de
« zone de […] transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur
le public au service […] d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente » (p. 8).
4. Voir Ducas 1998. On compte aussi la tension entre création et profession, la relation
problématique aux pairs (amis et concurrents), à l’éditeur (figure de super-lecteur ou de béotien
vénal), à la critique (jugée inepte par peur de ne pas être lu ou mal), aux lecteurs (l’hiatus
séparant les publics réels du lecteur idéal et fantasmé). Voir Ducas 1998, La reconnaissance
littéraire, thèse de doctorat (Paris, université Paris 7), p. 308-395.
5. « Tout homme qui écrit écrit un livre; et ce livre, c’est lui », Victor Hugo, Préface à l’édition Ne
varietur de 1880.

RÉSUMÉS
L’enquête par entretiens menée auprès d’écrivains lauréats d’un prix littéraire révèle une forme
inédite d’entretien littéraire. Sans être un entretien médiatique ordinaire ni un entretien
hagiographique ou stylistique comme en donnent souvent à lire les entretiens entre écrivains et

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critiques ou entre pairs réunis en volume, l’entretien sociologique objective la relation de


l’écrivain au champ littéraire et sa construction identitaire. Il fait émerger l’hiatus qui, entre
symptômes et stratégies du discours, sépare la réalité d’une condition et des mythologies
littéraires inscrites dans notre imaginaire collectif.

A series of in-depth interviews carried out with prize winning authors reveals a new form of the
literary interview. The sociological interview is neither an ordinary media interview, nor an
author’s interview interested in the life or the poetics of the writer. It is rather a form of inquiry
seeking to describe the writer’s attitudes toward the literary field and toward strategies of
identity construction. The results of this inquiry underline the gap which separates “reality” (i.e.
the real attitude of the writer in the situation of the interview) and the literary mythologies
concerning the author’s image and status as they are inscribed in our collective imagination.

INDEX
Keywords : identity, literary prizes, literary renown, sociological interview, stance
Mots-clés : entretien sociologique, identité, posture, prix littéraires, reconnaissance littéraire

AUTEUR
SYLVIE DUCAS
Université Paris Ouest Nanterre

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Varia

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Un ethos d’auteur africain ou


comment déjouer les stéréotypes : le
cas de Mission terminée de Mongo
Beti
An African Author’s Ethos or How to Foil Stereotypes: the Case of Mission to
Kala by Mongo Beti

Tal Sela

Introduction
1 Dans son roman Mission terminée (1957 [1985]), Mongo Beti construit une image
d’auteur, ou ethos auctorial, qui s’écarte sensiblement de celle qui avait été popularisée
par les écrivains et artistes noirs regroupés à Paris autour du mouvement littéraire de
la Négritude. Cet ethos préalable (Amossy 2010) d’« écrivain noir/africain » se rapporte
à des représentations préexistantes qui circulent dans le discours social, et qui jouent
un rôle important pour le déchiffrement de l’œuvre et pour le positionnement de son
auteur dans le champ littéraire français. Élaborer une littérature originale nécessite en
effet, selon Bernard Mouralis, de prendre en compte « tous ces autres textes produits
en Afrique ou à propos de l’Afrique et qui forment ce réseau au centre duquel se trouve
placé l’écrivain africain » (1981 : 186). Mouralis privilégie la dimension dialogique et
interactionnelle qui structure le discours littéraire (comme tout discours). Ce principe
suppose à la fois un recours aux stéréotypes dont se nourrit le discours littéraire
africain émergent, et un incessant travail de reformulation et de transformation
(Amossy 2009). C’est ce travail qui nous intéresse ici : il s’agit de voir comment il est mis
en œuvre par les écrivains qui, dans les années 1950, ne voulaient plus refléter l’image
convenue d’auteur en « Africain authentique » à laquelle étaient accoutumés les
lecteurs français de l’époque.

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2 Rappelons que dans le numéro 3 de la revue Argumentation et Analyse du Discours, une


confrontation systématique de la notion d’ethos au problème de l’écriture fictionnelle a
permis de « repenser l’instance auctoriale, de redéfinir ses fonctions et d’en éclairer les
enjeux » (Kahan 2009 : 10). Elle se greffe sur la question plus générale posée sur les
apports théoriques de l’AD dans les études littéraires (Amossy et Maingueneau 2004).
Plus récemment, le dernier numéro de Contexte (2013) a réexaminé le concept d’ethos à
l’intention des jeunes chercheurs en littérature qui portent ces dernières années un
intérêt accru aux concepts développés par l’apparat méthodologique de l’AD (Reindert,
Dhondt, Horemans, Vanacker et Vandemeulebroucke 2013). La revue entend préciser
les contours flous de certains concepts comme celui de posture (Jérôme Meizoz 2007,
2011, 2011b, 2012), d’image (José-Luis Diaz 2000, 2007, 2012) ou encore d’ethos d’auteur
(Maingueneau 1993, 2004, 2012, Amossy 2004, 2009, 2010)1.C’est à la lumière de ces
travaux qu’on analysera l’interaction entre diverses instances narratives pour y
examiner l’ethos, ou présentation de soi, que chaque locuteur construit dans son
discours, et la façon dont ces diverses images de soi se recoupent ou se superposent
dans le texte. La question qui se trouve au centre de cette étude est de comprendre
d’abord comment les ethè discursifs que produisent tous ces intervenants (narrateur,
protagoniste et personnages) sont constitutifs de l’ethos de l’auteur dont le nom figure
sur la couverture du roman ; ensuite, de voir comment cette construction intra-
textuelle s’articule avec l’image de l’« écrivain africain » qui circule à l’extérieur de
l’œuvre fictionnelle.
3 Mon analyse du discours littéraire prendra donc en compte la complexité de l’ethos
d’auteur qui résulte de la polyphonie des instances d’énonciation dans la narration.
Pour étudier concrètement le récit, j’emprunte à la narratologie certains principes et
instruments conceptuels que je croise avec la notion d’ethos discursif, empruntée à l’AD
et à l’argumentation dans le discours. Je montrerai comment un ethos auctorial se
construit à travers les différents niveaux d’interaction sur lesquels se déploie le récit. À
chaque niveau d’interaction se révèle une voix, un JE parlant. L’auteur est celui qui gère
les différents niveaux d’interactions ainsi que les différents JE qui prennent
successivement en charge l’allocution. L’auteur nous parle ainsi au travers des thèmes
choisis, de la mise en intrigue, des images utilisées, de son style. Il nous entretient de sa
personne même lorsqu’il n’en traite pas directement et qu’il se dissimule derrière son
texte (Amossy 2009, 2002). Je soutiendrai que l’ethos auctorial de Mongo Beti contribue
à la force d’un discours qui entend agir sur le lecteur pour infléchir, voire modifier, ses
représentations à l’égard de l’« écrivain africain/noir ».
4 Je m’attacherai plus particulièrement à la manière dont les locuteurs ou, en
l’occurrence, les instances narratives, construisent leur identité dans ce que
Dominique Maingueneau appelle une scène d’énonciation - ou « scénographie » - qui
définit les statuts d’énonciateurs et de co-énonciateurs, ainsi que l’espace (topographie)
et le temps (chronographie) dans lesquels se développe l’énonciation (Maingueneau
2004, 1993). Étudier la scénographie c’est, dans le cas présent, s’interroger sur la
construction de l’identité du sujet parlant à travers la façon dont il se positionne vis-à-
vis de l’espace (africain) dans lequel il produit son discours. Nous allons donc relier la
question de savoir qui parle à celle de savoir comment le même locuteur perçoit
l’espace dans lequel il est situé.
5 La première partie de cet article problématise la notion d’« écrivain noir/africain ». La
seconde se penche sur le paratexte du roman, à savoir la présentation de l’auteur par

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son éditeur dans la quatrième de couverture, encore imprégnée de l’ethos collectif de


l’« écrivain africain ». Enfin, une analyse serrée du discours romanesque doit permettre
de préciser le nouvel ethos que travaille à construire l’auteur.

1. Mongo Beti et le problème de l’« écrivain africain »


6 Les notions de « littérature africaine » et d’« écrivain africain » ne vont pas de soi et ont
fait l’objet d’une vive polémique. Il existe à cet égard deux approches critiques. Il y a
d’abord celle de la collection « Continents Noirs » parue en 2000 aux Éditions Gallimard.
Son directeur, l’écrivain et traducteur Jean-Noël Schifano, disait qu’elle serait
« consacrée aux écritures africaines, principalement d’expression française, en
réunissant des textes littéraires ou des essais, contemporains, dus à des écrivains du
continent noir et, plus souvent, de sa diaspora »2. L’expression « écritures africaines »
suppose une identité africaine des auteurs ainsi que des thématiques dans lesquelles ils
s’investissent. Cette identité de l’auteur déterminerait l’« africanité » de son écriture
comme forme et contenu spécifique.
7 A l’initiative de Gallimard de réunir des écrivains qui s’affirment comme « africains » et
produisent – résultat obligé – une « littérature africaine », s’opposent les signataires du
manifeste Pour une littérature-monde en français paru en 2007 également chez Gallimard.
Ceux-ci contestent la dénomination « littérature africaine » qu’ils considèrent comme
une catégorie de la francophonie littéraire, concept que l’on applique, selon Alain
Mabankou, à des écrivains non français pour instaurer une séparation, voire une
hiérarchie par rapport à la « littérature française ». Ils s’insèrent en fait dans un
mouvement plus large d’écrivains contemporains qui récusaient depuis déjà quelques
années l’étiquette de « littérature africaine ». Abdouraham Waberi, un autre signataire
du manifeste, fait référence à Kossi Efoui décrétant dans une interview de 2004 que « la
littérature africaine n’existe pas ». Efoui développe un argument, largement repris
depuis, selon lequel « quand Sony Labou Tansi écrit, c’est Sony Labou Tansi qui écrit, ce
n’est ni le Congo, ni l’Afrique »3. Selon lui, le discours littéraire émane d’un auteur et
non d’une collectivité, et est l’expression d’une originalité artistique plutôt que d’une
identité culturelle, qu’elle soit africaine ou autre.
8 La polémique suppose donc deux attitudes critiques : la première, à l’exemple de
« Continents noirs », envisage la fiction à l’aune d’une certaine réalité historique et
politique à laquelle se réfère le roman et dont l’auteur est issu. Cette tradition critique
n’est pas nouvelle. Déjà en 1974, Mohamadou Kane notait que le romancier africain
« reste toute sa vie marqué de façon indélébile par cet environnement socio-culturel.
Quel que puisse être, par la suite, son degré d’adaptation à la culture française, il sera
toujours impossible d’expliquer son œuvre en faisant abstraction de son
origine » (1974 : 549). La critique d’Eloïse Brière s’inspire de cette approche quand elle
reproche à Dorothy Blaire de relever que les intertitres des chapitres de Mission
terminée de Mongo Beti, formulés en guise de résumé, font écho à des procédés
employés dans le roman picaresque du 18e siècle, au lieu de « faire appel à la littérature
orale traditionnelle qui comporte bien des exemples de ce genre et qui est
certainement plus près du contexte littéraire dont est sorti Mongo Beti » (Brière 1979 :
78). Pour soutenir cette assertion, Brière se réclame de Mongo Beti lui-même qui assure
que de tels résumés sont fréquents dans la littérature orale, le Mvett en particulier.

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Pour elle, cette note confirme l’inclination naturelle de l’écrivain envers les littératures
traditionnelles de son pays, et suffit pour réfuter la thèse de Dorothy Blaire.
9 L’autre attitude, représentée par le Manifeste pour une littérature monde, s’insère elle
aussi dans une longue tradition critique. Elle privilégie, à l’exemple de Dorothy Blaire,
une perspective comparative qui veut rattacher l’œuvre de Mongo Beti non pas au
contexte culturel africain mais à la « république mondiale des lettres ». Bernard
Mouralis, qui a étudié les influences littéraires qui se sont exercées sur Mongo Beti,
rappelle la forte impression qu’ont produite sur lui, lorsqu’il était lycéen, les textes de
la littérature française. Mouralis se réclame lui aussi de Mongo Beti pour prouver le
lien aux traditions littéraires françaises. Voici comment Beti explique l’exploitation,
dans son œuvre, de la figure rhétorique de l’ironie :
En ce qui concerne l’ironie mordante, comme je vous l’expliquais ce matin à propos
de Candide et de Lettres persanes, puisque je suis de culture française, j’ai été
forcément marqué par des ouvrages comme ceux-là. […] Comme le montre Voltaire,
que je considère comme le grand maître de l’ironie, je pense que le lecteur est très
sensible à l’ironie et surtout celui qui en est victime montre très vite que l’ironie lui
fait mal (Beti, Mouralis 1981 : 25).
10 Les écrivains africains eux-mêmes ont pris une part active dans cette remise en cause
de leur statut. Déjà vers 1950, certains doublent leurs textes de fiction d’un discours
critique destiné à définir la littérature africaine et son auteur (Mouralis 1981). En
témoignent le Ier et le IIe Congrès international des Ecrivains et Artistes noirs à Paris en
1956 et à Rome en 1959. Sous l’égide des chantres de la Négritude, des sortes de « lois-
cadres » y sont élaborées, dictant les règles du discours littéraire africain en langue
française. Elles s’articulent autour de deux principes ainsi résumés par Mouralis :
Il faut d’abord que l’écrivain se réfère, à la fois pour la transmettre et l’illustrer, à
une authentique culture négro-africaine ; il faut ensuite que son travail d’écrivain
aille dans le même sens que les luttes menées parallèlement sur le plan politique et
social et que son œuvre ne soit rien d’autre en définitive que l’expression de ces
luttes (1981 : 465).
11 La critique des écrivains joue ainsi un rôle éminent dans l’institutionnalisation de leurs
discours littéraires. Elle implique un certain ordre du discours qui donne de l’Afrique
l’image d’un espace culturel unifié fondé sur une unité artistique.
12 Cependant, la polémique autour du sens à donner à la notion d’« écrivain africain »
s’est déclenchée dès les années 50-60 où des romanciers africains se sont mis à
contester les normes prescrites par les pères fondateurs de la Négritude. Ils cherchent
dès cette époque à s’affirmer non pas comme « écrivains africains » mais comme
« écrivains » tout court (Kesteloot 1963, Killam 1975). Le Camerounais Mongo Beti a
donné l’exemple en 1955 en publiant dans la revue Présence africaine un article intitulé
Afrique noire, littérature rose.
13 L’article est important à nos yeux pour sa dimension de manifeste et de programme,
qu’il convient d’abord de contextualiser dans l’entreprise générale de ce numéro de
Présence Africaine. Dans son article, « The Cultural Politics of the Early Présence Africaine,
1947-55 » (1999), Hassan D. Sallah relie cette entreprise aux circonstances historiques de
la Conférence de Bandung, à la création consécutive du bloc des pays non-alignés, du
début de la Guerre d’Algérie ainsi qu’à l’impact de la guerre froide sur les anciens
empires coloniaux. Ces événements donnent un fort élan au mouvement intellectuel de
lutte pour l’Indépendance des pays africains qui se concrétise dans l’action de Présence
africaine. Sallah soutient que l’entreprise de Présence africaine 1955 est radicalement

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opposée au projet culturel que la revue avait voulu lancer en 1947. Son article procède à
une comparaison entre le numéro inaugural de 1947 et celui de 1955. Il montre que les
événements politiques entre les deux éditions ont été si dramatiques que le Comité de
Présence africaine 1955 a jugé nécessaire de prendre un nouveau départ et de le
souligner par la réinitialisation de la numérotation de la revue. Sallah relève les
changements explicites dans la structure éditoriale concernant la décision de se
dispenser du Comité de Patronage, constitué par des intellectuels blancs. La revue a
aussi renoncé à présenter les contributeurs selon une hiérarchie tenant compte de
l’appartenance raciale de l’auteur (Blancs en tête) et de leur réputation dans les milieux
intellectuels. Ces modifications éditoriales se conforment aux objectifs de la revue qui
rejette la politique d’assimilation des Africains prônée par la Quatrième République et
se veut solidaire de la lutte antiraciste et anticoloniale. L’auteur signale enfin la
réorientation thématique de la revue d’inspiration marxiste et nationaliste. Dans le
domaine artistique, Sallah constate la tendance à remplacer l’image littéraire de
l’Afrique, idyllique, harmonieuse et naturelle, telle qu’elle a été dessinée par les
écrivains de la Négritude4, par un portrait réaliste de la situation coloniale, aussi
violente et repoussante soit-elle.
14 Cette courte contextualisation, à la fois historique et éditoriale, élargit notre lecture de
l’article de Mongo Beti Afrique noire, littérature rose, et permet de mesurer toute la
portée de son argumentation. Beti constate qu’il n’existe pas de littérature de langue
française de qualité inspirée par l’Afrique. Il évoque, dans cette perspective, L’enfant
noir de Camara Laye pour reprocher aux écrivains africains de donner dans le
pittoresque, voire dans le fantastique, ce qui, selon lui, leur fait écrire des « sottises ». Il
est partisan d’une écriture réaliste qui seule, selon lui, permet de porter un regard juste
sur le fait colonial. Il s’oppose par-là à l’idée que l’écrivain africain possède une
originalité qu’il tire de son africanité, et soutient que la qualité de l’œuvre littéraire ne
dépend pas de l’« origine ethnique » de l’auteur, ni de sa « race », mais de sa
« personnalité » ainsi que de sa « sensibilité à l’attitude du public ». Ainsi, Mongo Béti
présente entre les lignes un programme artistique à travers lequel il cherche à se
positionner comme écrivain singulier, différent des autres. L’ethos d’écrivain
transgresseur et novateur, anti-racial, antiraciste et anticolonialiste qu’il construit,
répond à l’entreprise générale de Présence africaine.
15 Il convient à présent de se demander quelles suites concrètes a connu le programme
artistique que Mongo Beti élabore en théorie dans Afrique noire, littérature rose et si l’
ethos préalable d’« écrivain africain » s’accorde en pratique avec celui qui se construit
ultérieurement dans son œuvre littéraire. À cet effet, nous étudierons le troisième
roman de Mongo Beti, Mission terminée.
16 Bien que le commentaire éditorial rapproche l’œuvre du genre du roman d’aventure
(« Et voici notre adolescent parti pour des aventures qui vont bouleverser son destin »),
nous verrons que la mission que le protagoniste doit accomplir prend la forme d’une
quête d’identité culturelle qu’il mènera à travers les lieux communs et les stéréotypes
associés à l’Afrique et aux Africains. Dans cette perspective, la question de savoir
comment la construction intratextuelle de l’identité du narrateur-protagoniste
s’articule avec l’identité auctoriale nous semble particulièrement intéressante 5. Étudier
les liens qui se tissent entre la quête identitaire du héros avec celle, dissimulée, de
l’auteur, sans pour autant rabattre la figure de l’un sur celle de l’autre – telle est la
tâche que s’assigne l’analyse qui suit.

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2. Analyse discursive de l’ethos du narrateur


17 Pour présenter les niveaux sur lesquels va se construire un ethos d’auteur, je distingue
les interactions qui se déroulent sur le niveau paratextuel (épitexte, épigraphe,
épilogue, intertitres, prologue…6) de celles qui se forment à l’intérieur du texte narratif
qui raconte, par le biais d’une instance de narration, une histoire constituée d’une série
d’événements concernant des personnages7. J’étudie d’abord le niveau paratextuel et,
notamment, les informations que nous offrent la quatrième de couverture. Le
commentaire éditorial de celle-ci donne l’impression d’une cohérence entre l’ethos
préalable (de type collectif) de l’Africain – conformes aux stéréotypes – et l’ethos
(éditorial) de l’auteur. Pourtant la photo de l’auteur, qui s’affiche sur le dos du livre,
trahit une certaine tension.

2.1. Analyse paratextuelle

18 Le fait de prendre un livre entre les mains signale l’entrée du lecteur dans le jeu
interactionnel avec le texte qu’il lit. En effet, le titre du livre, le nom de son auteur, les
photos qui les accompagnent constituent une interaction préliminaire. Les
informations que donne le péritexte éditorial de Mission terminée méritent qu’on s’y
arrête.

Première édition (1957)

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Première édition (1957)

19 Le commentaire de la quatrième de couverture émane en principe de l’éditeur (même


s’il est en général soumis à l’auteur avant la publication). Il comprend trois parties et sa
version de 1957 est plus longue que celle de la deuxième édition, publiée en 1985 en
livre de poche8.Le début est un résumé du roman. Il est suivi par un jugement de valeur
très positif sur le roman et le romancier9 :
Ce roman est intensément vivant, l’humour y est mêlé à la vraie naïveté, les
caractères et les mœurs sont décrits d’une manière inoubliable. Voici enfin un
roman africain qui n’a pas d’arrière-pensée politique, où éclate la joie de vivre, et
qui révéla d’une façon étonnante le talent original d’un jeune écrivain noir.
20 L’éditeur commence par un constat : Mission terminée est un roman « intensément
vivant ». Il lie ensuite l’« humour » à la « naïveté » des personnages pour insister sur le
talent dont fait preuve l’auteur pour décrire « les caractères et les mœurs » des
Africains. On remarque la connotation, aux relents coloniaux, de l’expression « la vraie
naïveté » avec la manière de faire jouer la fibre ethnologique du lecteur en évoquant
« les caractères et les mœurs » des Africains. L’exonération de toute pesanteur
politique (« Voici enfin un roman africain qui n’a pas d’arrière-pensée politique »)
dégage une impression de légèreté, voire d’euphorie, qui fait écho à la volonté
présumée de l’auteur de donner libre cours à la « joie de vivre » africaine. La photo
voisine de Mongo Beti tout sourire, redouble le message. L’éditeur distingue ainsi, d’un
côté, l’auteur, qui esquisse un portrait d’une société africaine, et de l’autre, son
écriture : vivante, humoristique et joviale. Mais la proximité des deux jugements
suggère un rapport étroit entre les deux : les locutions « intensément vivant », « joie de
vivre », « humour », « naïveté », permettent à l’éditeur de transposer les qualités qu’il
attribue au roman à celles de la culture africaine qu’il décrit. La figure de l’homme noir
qui est ainsi suggérée ressemble fort à l’image d’Épinal de l’Africain : il est spontané,
sans artifice, d’une gaieté naïve, franche et naturelle. On retrouve tout le registre des

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stéréotypes traditionnels auxquels est accoutumé le lecteur français, résumés par la


notion de « bon sauvage ».
21 La troisième partie du commentaire éditorial est une notice biographique :
L’auteur (vingt-cinq ans), originaire du sud-Cameroun, est né dans une tribu bantou
des environs de Yaoundé.
Etudes secondaires et bachots dans le lycée de cette ville. Depuis 1951 il vit en
France, où il s’est inscrit successivement aux Facultés de Lettres d’Aix-en-Provence
et de Paris. En 1956, a publié son premier roman : « Le Pauvre Christ de Bomba. »
22 Cette biographie pointe deux composantes identitaires de l’auteur. L’une, innée et
collective, provient de son appartenance tribale ; l’autre, acquise et individuelle, se
réfère à sa formation scolaire et universitaire, au terme de laquelle il parvient au
sommet de la hiérarchie culturelle en devenant romancier. L’image éditoriale de
l’auteur se construit ainsi par l’intermédiaire d’un ethos préalable figé d’homme noir,
comme le prouve la catégorie d’« écrivains noirs » dans laquelle on le range d’emblée 10.
On fait ainsi endosser à l’auteur tous les stéréotypes que l’éditeur attribue à l’Africain.

Deuxième édition 1985

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Deuxième édition 1985

23 La photo de la quatrième de couverture de l’édition de 1985 attire notre attention. Le


Mongo Beti de 1957 a changé de pose. On le voit toujours en costume-cravate mais avec
un visage inexpressif cette fois-ci comme sur les photos d’identité. Il offre l’image
classique d’un écrivain-intellectuel qui tranche radicalement avec le stéréotype du
« bon sauvage » que véhicule le commentaire en vis à vis. Qu’il soit frivole ou sérieux, la
tenue costume-cravate à l’occidentale est aux antipodes de la figure traditionnelle de
l’homme noir, elle représente même ce qu’il y a de plus inauthentique dans l’existence
nègre exaltée dans le discours littéraire porté par les poètes de la Négritude. C’est ce
qu’écrit, par exemple, Aimé Césaire dans la revue L’Étudiant noir, publiée à Paris en mars
1935 :
Un jour, le Nègre s’empara de la cravate du Blanc, se saisit d’un chapeau melon, s’en
affubla, et partit en riant…
Ce n’était qu’un jeu, mais le Nègre se laissa prendre au jeu : il s’habitua si bien à la
cravate et au chapeau melon qu’il finit par croire qu’il les avait toujours portés ; il
se moqua de ceux qui n’en portaient point et renia son père qui a nom Esprit de
Brousse…C’est un peu l’histoire du Nègre d’avant-guerre qui n’est que le Nègre
d’avant-raison. Il s’est mis à l’école des Blancs : il a voulu devenir « Autre » : il a
voulu être « assimilé ».
24 Un autre exemple est celui de Léon Gontran Damas, considéré, avec Césaire et Senghor,
comme co-fondateur du mouvement de la Négritude. Damas introduit dans Pigment, un
recueil de poèmes qu’il publie en 1937, avec une gravure sur bois de Frans Masereel :

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Frans Masereel, gravure sur bois (1937)

25 Cette gravure, depuis devenue célèbre, montre un homme noir, tiraillé entre la ville et
les tropiques, qui s’échappe vigoureusement par le col cassé fermé par un nœud
papillon d’une tenue de soirée. Dans un élan triomphal des bras et de la voix, il fuit la
ville, acclamé dans son dos par une foule dominée par des palmiers, symbolisant le
peuple africain.
26 Césaire et Damas contestent à l’homme noir le droit de s’habiller à la manière
occidentale parce que, selon eux, un Nègre en costume cravate jure avec son image
authentique. Doit-on s’attendre à ce que l’Africain à Paris reconnaisse son originalité
culturelle, se délivre de sa tenue de soirée et communie avec la nature ? Qu’est-ce qui
détermine en l’occurrence l’identité de l’auteur ? Est-ce plutôt son statut d’écrivain-
intellectuel, ou inversement, ses origines africaines ? Mongo Beti est-il un sauvage dans
la peau d’un intellectuel qui développe, à l’image d’un Dr. Jekyll et Mr. Hyde, une
double et contradictoire personnalité ?
27 La double présentation de l’auteur qui émane du commentaire éditorial et de la photo
est révélatrice du caractère intrinsèquement ambivalent de la dénomination « écrivain
africain ». Elle comporte deux composantes de sens contraire : d’un côté, l’« écrivain »
se rapporte à la classe des intellectuels de type occidental, et de l’autre, l’adjectif
« africain » renvoie à la vie libre dans la nature. Ce que le commentaire éditorial fait
dire au monde africain – traditionnel, naturel et authentique dont est prétendument
issu l’auteur – entre en conflit avec le statut d’écrivain et d’intellectuel qu’il occupe
dans le champ littéraire français. Il s’avère que ce qui lie l’Africain à la nature est ce qui
lie le roman à un lieu (l’Afrique authentique) dont l’auteur tire sa force mais auquel il
s’est arraché. Réfléchir, dans cette perspective, sur l’émergence de l’œuvre de Mongo
Beti, c’est considérer la construction contradictoire de l’identité énonciative qui est à la

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fois « prise de position » mais aussi découpage d’un certain imaginaire que l’auteur
s’efforce de renouveler.
28 Confrontons à présent l’ethos éditorial de l’auteur avec celui qui ressort du texte
narratif. Mongo Beti parvient-il à faire éclater les stéréotypes sur l’Afrique et l’Africain
et à tenir la promesse faite dans Afrique noire, littérature rose d’inventer un nouvel idéal,
ou, pour parler en termes d’AD, un nouvel ethos d’auteur africain ?

2.2. Analyse textuelle


2.2.1. La dimension autobiographique du récit

29 Parmi les interactions qui se jouent à l’intérieur du texte narratif, on relève l’identité
de deux JE : le JE-protagoniste de Medza enfant, qui vit les événements tels qu’ils se
produisent ici et maintenant et le JE-narrateur de Medza adulte, qui présente l’histoire
sous forme d’autobiographie fictionnelle en se projetant à partir de son propre présent
dans son passé d’adolescent. On constate cette dimension autobiographique dans le
tout premier énoncé du prologue : « pourquoi est-ce de cette histoire que le souvenir
reflue vers moi comme une marée, sans répit, … », ainsi que dans l’incipit de la
première partie : « Chaque fois que je me rappelle ma petite aventure, j’approuve
soudain la vilaine envie de redevenir jeune, de la recommencer ». La relation de cette
aventure par le JE-narrateur apparaît de fait comme une manière de recommencer
l’aventure avec, à son côté, le narrataire comme compagnon de route.
30 Le récit va donc se déployer sous le regard rétrospectif du JE-narrateur. L’image du JE-
protagoniste, Medza enfant, se construit dans les interactions constitutives des
différentes étapes du périple. Ces interactions se manifestent, d’un côté, par un
discours direct : le JE-narrateur rapporte, de mémoire, les dialogues échangés,
plusieurs années auparavant, entre le JE-protagoniste et les autres personnages. Ces
dialogues apparaissent dans le texte entre guillemets, sous forme de citations. Mais
l’image du JE-protagoniste est également construite dans un autre registre de discours
élaboré par un JE-narrateur, qui accompagne les interactions de commentaires et
d’interprétations. L’image qu’il donne du JE-protagoniste relève d’un discours de type
descriptif et explicatif effectué du point de vue du présent de la narration.
31 La construction de l’ ethos discursif du JE-protagoniste ainsi que de celui du JE-
narrateur participent d’une démarche argumentative dont il est impossible d’évaluer la
nature et le fonctionnement sans prendre en considération la dimension
d’autobiographie fictionnelle dans laquelle l’argumentation se déploie. Le prologue du
roman nous offre quelques indices révélateurs. Le JE-narrateur se demande ainsi :
Pourquoi est-ce de cette histoire que le souvenir reflue vers moi comme une marée,
sans répit, aux jours de cafard autant qu’à ceux d’exaltation ? […]
Je n’y peux rien. Tandis que tous mes souvenirs se désagrègent, se liquéfient et
finalement s’estompent au soleil de mon âge adulte […] c’est cette aventure
d’adolescent, elle seule, qui tient tête à la déroute avec l’obstination des héros,
remplit les vides laissés par la désertion de mon passé, m’envahit, m’imprègne.
Pourquoi ?
A-t-elle une signification que je n’ai pas réussi à déchiffrer ? Je n’en sais rien.
(Prologue)11
32 À travers les questions qu’il se pose, le narrateur fait comprendre que son histoire a
pour objet sa propre vie d’adolescent, puis présente les genres qui participent au récit
de ses souvenirs, à savoir le récit d’enfance et le récit d’aventure. Il précise aussi

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comment ses souvenirs lui remontent à l’esprit et analyse les émotions qu’ils suscitent,
poussés par un élan d’« enthousiasme romantique », imprégnés de regret mélancolique
pour une adolescence sans éclat. Il insiste enfin sur le caractère obsédant des souvenirs
dont il ne parvient pas à se libérer et se demande pourquoi ils s’imposent ainsi à l’esprit
de façon répétée et incoercible. Ce dernier point est important parce qu’il donne
l’impression que la relation de son aventure d’enfance est destinée à épurer, comme
dans une thérapie psychologique, un jugement passionnel, voire pathologique, du
narrateur sur lui-même. Le narrataire, et à travers lui le lecteur, sont ainsi sollicités par
le narrateur pour tirer de son récit la signification que lui-même n’a pas réussi jusque-
là à dégager.
33 Il en ressort que si l’ethos du JE-protagoniste – Medza adolescent – se construit par le
discours du JE-narrateur – Medza adulte – l’ethos de Medza adolescent est en fait
constitutif de l’ethos de Medza adulte. Ensemble ils participent d’une démarche
argumentative particulière : faire entrer le lecteur dans un jeu littéraire qui consiste à
attribuer une signification à la vie du narrateur, la signification même qui lui a
échappée. La distanciation que cette démarche implique entre Medza adulte et Medza
adolescent suggère en filigrane l’aspect illusoire d’un réel que le narrateur restitue de
mémoire. Ce procédé littéraire insiste en fait non pas sur le réel mais sur l’idée que le
narrateur s’en fait. Qui plus est, il présente la construction de l’identité comme un
artefact de discours que le narrateur mobilise dans son argumentation. Il est
intéressant, dans cette perspective, que l’image (spéculaire) que le narrateur donne du
protagoniste s’organise, à travers toutes les étapes de son périple, autour de l’axe
thématique de l’exclusion sociale et de l’altérité culturelle. La question qui se pose est
de savoir comment cet axe participe de la construction du sens de la vie du narrateur,
eu égard à sa manière particulière de construire son identité.

2.2.2 Analyse du récit

34 L’événement déclencheur du récit est l’échec scolaire de Medza qui a été recalé à l’oral
de son baccalauréat. Le narrateur insiste sur l’intention qu’il avait de rentrer dans son
village pour y préparer la deuxième session trois mois plus tard. Il rentre mais son
projet de préparer l’examen suivant ne se réalise pas. À peine arrivé, on lui demande de
repartir chercher la mariée disparue de Niam dans un village de la brousse (Kala).
Medza refuse. Il entre dans une négociation avec Niam, soutenu par Bikoloko le
patriarche, et avec, comme public, les autres habitants du village. Pour convaincre son
auditoire, Medza s’appuie sur son identité, son ethos de lycéen. Il compte sur l’aura qui
entoure l’école coloniale pour faire admettre l’obligation qui est la sienne de réussir
son examen, et par là, la nécessité de rester au village. Mais Niam reproche à Medza son
esprit individualiste. Aller chercher sa promise sera pour Mezda assumer ses
responsabilités de membre de la communauté. Un de ses oncles se réclame des antiques
traditions du village pour mettre en cause son neveu devant l’auditoire :
Ce garçon n’a peut-être rien compris à rien ; il n’a certainement rien compris. […]
Pourquoi voulez-vous qu’il comprenne forcément ? Je vous le demande. Songez
donc, depuis qu’il ne vient parmi nous que par intermittence, depuis qu’il est à
l’école, le miracle, ce serait bien plutôt qu’il soit encore à l’aise dans notre sagesse
et dans nos coutumes. Au lieu de vous étonner, expliquez-lui donc (27).
35 L’oncle flatte l’auditoire par le rappel des coutumes et de la sagesse que son neveu a
perdues. La formation scolaire de Mezda est ainsi présentée tantôt sous un jour

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défavorable : elle a séparé Medza de sa communauté, la mission est le passage obligé


pour renouer avec elle ; tantôt sous un jour favorable comme le moyen pour Medza
d’assurer la réussite de sa mission. C’est ce que lui explique justement le patriarche :
Mais tu es un homme terrible ! Et tu parles aussi avec la voix du tonnerre. Et tu ne
soupçonnes même pas ta puissance ! Ta voix du tonnerre, sais-tu ce que c’est ? Tes
diplômes, ton instruction, ta connaissance des choses des Blancs. Sais-tu ce que
s’imaginent sérieusement ces bushmen de l’arrière-pays ? Qu’il te suffirait
d’adresser une lettre écrite en français, de parler en français au chef de la
subdivision la plus proche, pour faire mettre en prison qui tu voudrais… Voilà ce
que s’imaginent ces péquenots chez lesquels nous t’envoyons (28).
36 Quoique Medza se demande si les opinions du patriarche sur les bushmen de Kala
n’étaient pas quelque peu exagérées, « quelque chose s’éveillait en lui comme une
vocation : l’amour de l’aventure. Mais une aventure tout de même assez facile, parmi
les populations naïves – ce qui est le souhait et même le vœu de tous les aventuriers »
(29). Si Medza accepte la mission, ce n’est pas en tant qu’élève de l’école coloniale, ni
non plus en tant qu’adepte des traditions africaines. Le recalé au baccalauréat
développe à présent un ethos d’aventurier à l’image d’un « condottiere » 12, ou d’un
« carbonaro »13 ou mieux encore, d’un conquistador : « Ah ! Les conquistadores ! Je
m’arrêtai définitivement sur cette belle race qui s’offrait à m’adopter. Quelle
promotion !... » (29). Mais le choix de se mettre dans la peau d’un conquistador n’est
pas gratuit. Cette posture littéraire va de pair avec celle du bon sauvage, figure
mythique qui est née justement de la rencontre de la population amérindienne et des
aventuriers espagnols, partis à la conquête de l’Amérique au 16 e siècle14. À califourchon
sur son vélo, Medza contemple l’immense panorama ouvert à ses futurs exploits de
conquistador (33), tel un Pizarro, ou en l’occurrence, un « Medzarro », qui se fraie un
passage dans le pays si désiré de l’eldorado. Endosser ainsi d’abord le costume de lycéen
puis le costume de conquistador revient à habiller les habitants de Kala de celui du bon
sauvage dont Medza se défait du même coup. Dès son arrivée à Kala, le narrateur voit
s’accomplir la prédiction du patriarche :
Dès l’abord, il me fut donné de vérifier à quel point le terme péquenot, utilisé le
matin par Bikokolo, le patriarche, s’appliquait aux gens de ce pays. Juste à l’entrée
du village se déroulait un spectacle saisissant non tant pas son décor que par la
rude sauvagerie qui en agitait tous les acteurs (37).
37 Il reproduit les poncifs romantiques de l’Africain-bon sauvage qui vit au plus près de la
nature au moyen de notations physiques (« la forêt humide »), ou, en ligne
indépendante, climatiques (« il faisait très chaud ») (37) ; ou encore par les métaphores
faunesques avec lesquelles il décrit les habitants en train de pratiquer, « le torse et les
jambes nus », un sport inconnu évoqué par des expressions comme : « cette espèce de
baobab humain qui lançait la boule… » (39), ou encore comme « la boule lancée par
cette force d’orang-outang » (39), ou « tous les jeunes gens prirent le large à l’approche
du rhinocéros vert, sauf Zambo qui, gambadant sur place, comme une antilope géante »
(40).
38 C’est à partir de cette scénographie de l’Afrique-nature que vont se dérouler les
interactions que le protagoniste va entretenir avec les autres personnages. Mais
comment va-t-il se présenter à cette population naïve de Kala ? Medza est terrifié par
ce spectacle de la nature et de la sauvagerie. Notre « conquistador d’occasion se
convainquit tout à coup qu’il ferait mieux de redevenir le recalé au baccalauréat, d’aller
se rhabiller et de remiser son armure au magasin des accessoires » (41). Pour son

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malheur, l’image que l’on projette sur lui n’est pas celui d’un loser dans laquelle il se
reconnait le mieux (« il ferait mieux de redevenir le recalé au baccalauréat »). Medza se
trouve de nouveau, et malgré lui, dans les habits de diplômé et soulève en tant que tel
l’admiration des villageois qui l’entourent. Tout au long de son séjour à Kala, le
narrateur attribue à ses hôtes de la forêt l’image du bon sauvage. Elle est dessinée à
travers les thématiques stéréotypées de la nudité et de la débauche, de la paresse et de
la danse, du paysage naturel et de l’esprit bon vivant, de la naïveté d’un côté, et de la
sagesse, voire de la réflexion philosophique de l’autre. Mais ces représentations
reviennent au narrateur par une image spéculaire qui l’inverse : dans le regard
« sauvage » des habitants de la forêt, Medza est tout ce qu’ils ne sont pas.
39 L’ethos du narrateur se construit ainsi autour de son statut d’« étranger ». Si le
narrateur rapporte les interactions qu’il a entretenues avec ses hôtes des années plus
tôt, son image est construite par ce qu’ils disent à son égard dans les interactions. Les
habitants de Kala le voient non seulement comme un diplômé, mais aussi comme un
« rupin », un « gars de la ville » (42), un « blanc » (86), voire un « colon » (105-6). Cette
identité d’étranger que l’on attribue au protagoniste est précisée non pas par ce qui est
explicitement dit à son égard mais par ce qui se montre à travers le dit. Le narrateur
insiste, dans cette perspective, sur son altérité culturelle quand, par exemple, il raconte
comment il a pris Edima pour épouse sans en être conscient, et cela en raison de son
ignorance des codes de la cérémonie traditionnelle de mariage (185-89) ; ou quand il
raconte comment, par pudeur, il se baignait dans la rivière avec un slip, alors que ses
amis de Kala « étaient complètement nus » (61). Le narrateur se démarque du groupe
par la honte qu’il éprouve devant sa nudité. Derrière son embarras d’adolescent et la
situation comique qui en résulte, l’action de se couvrir prend un sens symbolique : elle
positionne le narrateur à l’écart des autres qui restent dans le même état d’innocence
édénique d’avant la chute. Ce dernier exemple montre comment l’image du bon
sauvage sert à faire valoir celle du narrateur.
40 Celui-ci prend d’autres postures identitaires qui lui permettent de discourir de
l’extérieur et en toute légitimité sur l’état du monde en général et sur le monde du
village en particulier. Un parterre d’auditeurs demande à Medza de parler de ce qu’il a
appris à l’école des Blancs.
« Pour nous », lui dit-on, « [qui] n’avons pas été à l’école, le Blanc, c’est toi fils,
parce que toi seul peux nous expliquer tout ce que nous ne comprenons pas. Fais-le
par amour pour nous, fils. Si tu refusais, nous aurions probablement manqué la
seule chance que nous ayons jamais eue de pouvoir comprendre » (86).
41 Par le discours que le narrateur met dans la bouche de ses interlocuteurs 15, se construit
un ethos de professeur en mission civilisatrice pour sortir le sauvage de son ignorance.
Cet ethos lui permet d’élaborer un discours de géographe sur les villes américaines ainsi
que sur les kolkhozes russes : « Et me voilà parti sur les tracteurs, les sovkhozes, les
communautés rurales, leur gestion, les résultats magnifiques […] Mon auditoire
haletait. A un moment, je pris une pause pour souffler, tant je m’étais épuisé en
parlant : enseigner n’est décidément pas une sinécure » (88).
42 De la même manière, le narrateur développe par son discours un ethos de sociologue-
anthropologue qui étudie les institutions et les mœurs de cette société africaine
détachée de la civilisation. On rappelle que l’ethos gère la relation entre ce que dit le
sujet parlant et le fait même qu’il puisse le dire. Le discours dégage une certaine image
de son énonciateur qui, inversement, donne de la crédibilité au discours qu’il énonce.

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Dans le cas qui nous concerne, c’est un ethos de sociologue-anthropologue que le


narrateur construit et qui, en retour, lui confère le droit de faire des observations, par,
exemple, sur la place de l’individu dans la société : « Ici, l’individu obéissait au groupe
avec une complaisance qui n’eût pas manqué de surprendre Lévy-Bruhl lui-même » ;
(101) ou sur l’attitude contestataire de la nouvelle génération devant la chefferie
« traditionnelle », souvent appuyée par le régime colonial : « Opposition anarchique,
certes, verbeuse, mais qui n’en portait pas moins de fruits… » (159-160). Mais ce n’est
pas tout. Le narrateur fait aussi référence à la Weltliteratur, de l’Iliade et l’ Odyssée
d’Homère jusqu’à Babbit (1922) de Lewis Sinclair (prix de Nobel de littérature 1930), en
passant par le roman picaresque du 18e siècle, ainsi qu’à bien d’autres genres de
discours et domaines disciplinaires qui démontrent une vaste culture générale propre à
un lettré plutôt qu’à un paysan de la brousse africaine.
43 A l’issue de ses aventures à Kala, le héros ne retrouve pas son village natal pour y vivre
heureux le reste de ses jours. Il n’y réside que très peu avant de rompre définitivement
avec sa famille et son épouse « pour recommencer une autre vie. Une vie d’errance sans
fin. Errance à travers les êtres, les idées, les pays et les choses » (219). Cet ethos
d’étranger, que le narrateur a construit tout au long de son récit, lui donne à la fin du
roman le droit d’adopter une posture de moraliste et d’avancer son argument conclusif
selon lequel le voyage était pour lui l’occasion de
découvrir au contact des péquenots de Kala, ces sortes de caricatures de l’Africain
colonisé, que le drame dont souffre notre peuple, c’est celui d’un homme laissé à
lui-même dans un monde qui ne lui appartient pas, un monde qu’il n’a pas fait, un
monde où il ne comprend rien. C’est le drame d’unhomme laissé à lui-même sans
direction intellectuelle, d’un homme marchant à l’aveuglette, la nuit, dans un
quelconque New York hostile. Qui lui apprendra à ne traverser la cinquième Avenue
qu’aux passages cloutés ? qui lui apprendra à déchiffrer le « Piéton, attendez » ? qui
lui apprendra à lire une carte de métro, à prendre les correspondances ? (219-220)
44 L’image stéréotypée du bon sauvage s’appuie d’une part sur un défaut d’aptitude de
l’habitant de l’Afrique rurale à la modernité, et renforce, de l’autre, l’ethos d’un
narrateur africain étranger à la culture qu’il décrit. La personnalité qui se révèle à
travers son discours, par contraste, ressemble beaucoup plus à celle d’un « homme du
monde » qu’à celle d’un loser nomade que le narrateur prétend parfois être. Il est
pourtant intéressant de noter que l’image de l’« Africain colonisé » prend un tour
caricatural de l’aveu même du narrateur (« ces sortes de caricatures…») quand il
évoque les « péquenots de Kala ». Il développe par là un discours critique sur sa propre
tendance à attribuer aux Africains colonisés une image déformée par une simplification
excessive, calquée sur le stéréotype familier du « bon sauvage ». L’« homme du monde »
ne se transforme pas en « homme de nulle part ». En fin de compte, le malaise que le
narrateur exprime devant le sort des Africains de la brousse procède d’un ethos
d’intellectuel qui prend finalement conscience de son appartenance à la société et au
monde de son temps, renonce à sa position d’étranger, et met sa pensée au service de la
cause africaine.

3. Vers un nouvel ethos d’auteur africain ?


45 Il reste enfin à examiner comment l’image du narrateur s’articule avec l’ethos d’auteur
de Mongo Beti et si celui-ci a quelque incidence sur son ethos préalable d’« écrivain
africain » tel qu’il se construit dans l’article Afrique, noire, littérature rose. L’ethos que le

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narrateur développe dans chacune des interactions présente deux faces : d’un côté celle
d’un être radicalement inadapté à la vie scolaire, sociale et familiale ; de l’autre, celle
d’un aventurier, d’un sociologue-anthropologue en terre inconnue, d’un éducateur
progressiste en mission civilisatrice auprès des sauvages et, pour finir, d’un homme de
lettres. Le fil rouge qui traverse toutes les identités qu’adopte le narrateur réside dans
son statut d’étranger aux mœurs de la société africaine dans laquelle il œuvre et agit.
Cette impression d’altérité culturelle relève de la manière dont le narrateur perçoit
l’espace dans lequel il se situe, perception qui s’exprime entre les lignes de son
discours. Son identité se développe ainsi sous l’apparence d’un inadapté à la société, qui
n’est jamais à sa place là où il est, et qui en change perpétuellement – bref, par son
refus de l’appartenance. L’ethos du narrateur suggère un rapport dialectique entre
l’Africain et « sa » culture. Il problématise une nouvelle identité africaine présentée
sous les traits d’un étranger parmi les siens, qui veut s’ouvrir à différents types de
rapports entre l’homme et la culture à laquelle il est supposé appartenir, qui navigue
entre les sphères culturelles.
46 Si le texte projette une image singulière du narrateur, une figure auctoriale se dessine
aussi à travers le dispositif textuel. Elle implique un changement de point de vue et de
niveau d’interaction, du discursif à l’extra-discursif. L’auteur, qui configure le texte,
multiplie et justifie les images de l’Africain. La dimension argumentative de son
discours relève justement de cette manière de légitimer différents ethè qui ne
procèdent pas de la « vision africaine » du monde à laquelle tenaient les écrivains de la
Négritude. Qui plus est, l’image caricaturale qu’il donne de l’Africain de la brousse, à
travers le discours qu’il met dans la bouche du narrateur, déconstruit, par l’effet
parodique, le discours stéréotypé de l’« écrivain africain ». Ainsi, le discours littéraire
n’est plus perçu dans la perspective tracée par les partisans de la Négritude comme
moyen d’exalter la Culture par son talent artistique, il permet désormais à l’auteur de
se repositionner à l’écart de la tribu des « écrivains africains » dans une recherche
permanente de nouveaux modes d’expression. L’image littéraire de l’Afrique et de
l’Africain est ainsi perpétuellement remise en cause dans le travail discursif d’un
écrivain qui, au tournant des Indépendances, veut renégocier sa place dans le champ
littéraire français.

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NOTES
1. Voir notamment l’article de Reindert Dhondt et Beatrijs Vanacker, 2013. « Ethos : pour une
mise au point conceptuelle et méthodologique »
2. Voir le site de la maison d’éditions : http://www.gallimard.fr/catalog/html/actu/index/
index_continentsnoirs.html
3. C’est aussi le titre de l’interview telle qu’elle a été publiée dans l’ouvrage de Boniface Mongo-
Mboussa Désir d’Afrique (2002).
4. L’auteur cite les noms de Léopold Senghor, Camara Laye et Bernard Dadié.
5. Signalons que l’article Afrique noire, littérature rose est suivi du roman Le pauvre Christ de Bomba
(1956). Il importe d’observer par ailleurs l’incidence de cette œuvre romanesque dans la
formation (ou transformation) de l’ethos préalablede Mongo Beti, l’auteur de Mission terminée.
Cette étude importante qui reste à faire dépasse les limites de cet article
6. « Tout ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs » (Genette 1987 :
7)
7. Je m’appuie ici sur le Dictionnaire des termes littéraires (2001)

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8. Le commentaire éditorial de la quatrième de couverture de 1985 est une version réduite de


celle de 1957. Elle supprime les détails mentionnés dans la première édition sur l’accueil que les
habitants de Kala réservent au héros, en particulier, sur la relation qu’il entretient avec son oncle
et, plus piquant encore, avec les femmes du village. Ces détails sont réintégrés à l’intérieur du
livre et suivent la notice biographique que l’éditeur introduit dans la toute première page du
livre.
9. Dans le commentaire éditorial de 1985, Mongo Beti est un écrivain noir couronné de succès : «
Mission terminée de Mongo Beti, un des meilleurs écrivains noirs contemporains…» Cette manière
de classer les écrivains africains dans un ensemble est évidente dans le monde anglophone. Le
roman Mission terminée est ainsi publié dans sa version anglaise sous le titre Mission to Kala dans la
collection African Writers Series initiée par les Éditions Heinmann Educational Books LTD.
10. A l’exemple de Continents noirs chez Gallimard, dans le monde anglophone on classe
également les écrivains noirs dans un ensemble regroupé. C’est le cas de la collection African
Writers Series.
11. Toutes les citations se rapportent à la présente édition de Mission terminée
12. Au Moyen Âge, Chef de soldats mercenaires, en Italie.
13. Membre d’une société secrète italienne qui, au début du XIX e siècle, combattait pour la
liberté nationale.
14. Voir à ce sujet l’ouvrage de Bernard Mouralis, Montaigne et le mythe du bon sauvage. De
l’Antiquité à Rousseau, Paris : Bordas, 1999.
15. Patrick Charaudeau relève l'ambiguïté de la notion d'interlocuteur (2002). Pour ce qui
concerne notre recherche, la notion d'interlocuteurs, au pluriel, se réfère aux acteurs d'un acte
de communication, et qui participent à l'interaction

RÉSUMÉS
Au tournant des Indépendances (1950-1960), l’ethos que l’auteur africain construit dans son
discours littéraire interagit avec une image préexistante, développée précédemment par les
écrivains de la Négritude. À partir d’une analyse de Mission terminée de Mongo Beti, cet article se
propose d’éclairer les interrelations, voire les tensions, entre l’ethos préalable (de type collectif)
de l’« écrivain africain » et celui que projette, dans son discours, un auteur qui veut s’en écarter.
Notre attention se concentrera sur les conditions d’émergence d’une œuvre dont l’auteur
cherche à se repositionner, d’abord, dans le champ littéraire puis, plus généralement, dans
l’espace social, s’efforçant de refaçonner sa double identité d’écrivain et d’Africain. L’article se
propose ainsi d’éclairer non seulement le rapport qui se noue entre un texte et son lecteur mais
aussi certaines dimensions institutionnelles de la « littérature africaine ».

At the time of Independence (1950-1960), the ethos that the African author constructs throughout
his literary discourse interacts with a preexisting image previously developed by the writers of
the Negritude. Studying the case of Mission to Kala by Mongo Beti, this article examines the
interrelations and the tensions between the prior ethos of the “African writer” and the one that
Mongo Beti projects in this specific novel. The analysis focuses on the conditions that allow the
writing of a novel whose author is looking to reposition himself in the literary French field and,
in a broader sense, in the public sphere. By doing so, he reconstructs his identity as a writer as

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well as an African. Finally, by considering the relationship between the text and its reader we
wish to shed light on some institutional dimensions of the so-called “African literature”.

INDEX
Keywords : African literature, author, ethos, négritude, stereotype, writer
Mots-clés : auteur, écrivain, ethos, littérature africaine, négritude, stéréotype

AUTEUR
TAL SELA
ADARR, Université de Tel-Aviv

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Comptes rendus

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Danblon, Emmanuelle. 2013.


L’homme rhétorique (Paris : Cerf/
Humanités)
Roselyne Koren

RÉFÉRENCE
Danblon, Emmanuelle. 2013. L’homme rhétorique (Paris : Cerf/Humanités) 226 p., ISBN :
9782204099264

1 La fonction persuasive (Danblon 2005 : 7) avait l’acte de persuader pour objet ; L’homme
rhétorique est essentiellement consacré à une seconde fonction tout aussi essentielle de
l’activité rhétorique : « raisonner », et aux diverses strates de la raison humaine. Il
s’agit certes d’un ouvrage scientifique : l’auteure, Emmanuelle Danblon, est professeur
de rhétorique à l’Université libre de Bruxelles, l’ouvrage comprend un appareil de
notes rigoureux et éclairant, qui enrichit la démonstration et donne de nombreuses
références bibliographiques. Mais le lecteur se trouve en fait invité à lire un essai qui a
des accents de manifeste, un ouvrage convaincu qui allie argumentaire expert et
apologie passionnée d’une conception « naturaliste » et « humaniste » de la rhétorique.
2 L’auteure a pour ambition de dépasser les clivages entre rationalité théorique et
pratique, raison, passion et émotions, corps humain, sensations et entendement,
raisonnement logique formel et pratiques discursives de figuration. Il s’agit de revisiter
et de reconfigurer la notion de technè et d’explorer la fonction de « passeur » de la
rhétorique - « passeur entre les disciplines », « outil de formation des futurs citoyens »
et « garde-fou humaniste contre les dangers constants qui guettent la raison humaine :
le dogmatisme et l’obscurantisme » (23). La rhétorique est présentée tout au long de la
démonstration comme l’une des facultés à la fois innées et acquises de la nature
humaine, comme l’une des formes fondamentales que revêt l’intelligence humaine.
Mais elle est aussi un « art de vivre » (62), et la condition de possibilité de la liberté
humaine, de la distance critique et de la prise de conscience éthique. Danblon propose

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donc une « vision élargie, plus cohérente et plus réaliste de la raison humaine» (10) qui
permet de penser la rhétorique non plus comme une somme de techniques auxquelles
chacun de nous serait libre ou non de recourir, mais comme une faculté universelle de
« cet Homo rhetoricus, artisan de la cité, maître du logos » qui habite chacun de nous et
nous permet de figurer ce qui fait sens pour nous. L’homme rhétorique se doit de
trouver dans le monde complexe et imprévisible où nous vivons – à la force du poignet,
de ses « facultés » et de ses « décisions » (10) - des solutions à des dilemmes existentiels
« hors de notre mesure » (60).
3 Il s’agit donc de démontrer qu’une « cascade de dichotomies »(42) ou de « grandes
oppositions héritées à propos de la raison » (38) empêchent d’évaluer la rhétorique à sa
juste valeur et de penser l’homme rhétorique comme un être complet. Il s’agit des
« bases biologiques de la raison » soit l’opposition entre le corps, « véhicule » des
« sensations » et « l’entendement » ; de la « césure entre raison et émotions » ; de la
« concurrence entre rigueur et souplesse » en matière d’« intelligence humaine » ; de
l’opposition des qualités attribuées au « langage écrit » et au « langage oral » ; de la
césure entre discipline « pratique » dévalorisée, jugée irrationnelle (38-42) et discipline
« théorique » dont la nature garantirait automatiquement la rationalité. Face à ces
clivages le plus souvent présentés comme inconciliables, Danblon va tenter de proposer
et de justifier une conception « continuiste » (39) dont l’originalité est due au
positionnement suivant : « la rhétorique est présente dès les premières sensations
corporelles jusqu’aux projets intellectuels les plus ambitieux » (42) ; elle sera conçue
comme « entière » et « humaniste » et non pas comme « réductionniste ni
irrationaliste ». L’auteure pratique donc, entre autres, à cette fin ce que Charaudeau
(2010) qualifie d’« interdisciplinarité focalisée ». Il s’agit de l’intégration et de la
reconfiguration, dans la théorie de la rhétorique, de concepts empruntés aux
« neurosciences », aux « sciences cognitives », à « l’anthropologie » et à la
« neurophysiologie » (60) bref, il s’agit d’œuvrer avec ces sciences à une « vision plus
complète de l’homme » (154-155) qui inclut, par exemple, la « base biologique de
l’abduction et ses sauts intuitifs ».
4 Les qualifications « prolongement » (14), « continuité » (32-33), « démarche
généalogique » (58-59), « raison stratifiée » (112, 125-126, 147) ont donc pour fonction
d’unifier trois types d’activités humaines en interaction : la rhétorique spontanée et
naturelle de l’homme rhétorique « premier artisan du logos », « humain aux mille
tours », aux « mille ruses » (9-10, 13) ; la transformation de cette capacité en « art » à
enseigner et à exercer ; puis la théorisation de cet art. Il s’agit donc de démontrer que
la rhétorique sous toutes ses formes est « l’une des grandes expressions de la culture
humaine comme prolongement de sa nature. […] L’exercice de la rhétorique est à la fois
le propre de l’homme et une condition de son humanité » (10). En résumé :
5 L’esprit de la rhétorique, dans toute sa raison pratique, consiste précisément à
fréquenter de façon dynamique les différentes strates de la raison humaine, comme on
fréquenterait quotidiennement tous les étages d’une grande maison, y compris le
grenier et la cave qui souvent recèlent de très anciens trésors (125-126).
6 Il s’agit pour Danblon, dans l’introduction, de justifier le choix d’un angle d’attaque
« naturaliste » en matière de rhétorique, soit de dépasser la réduction de « la raison à
sa biochimie » comme le refus « de comprendre l’esprit à partir de la matière » (14). Le
rhétoricien se doit de redevenir aristotélicien et de « replacer l’homme, cet animal
politique, dans son milieu naturel : la culture » (ibid.). La première partie de l’ouvrage

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est donc consacrée à la question : « comment l’histoire consciente du logos a-t-elle


débuté ? Et comment distinguer entre une « intelligence de réaction devant l’imprévu »
attribuée à l’« habileté », à l’« ingéniosité » humaines, et l’accusation de « fourberie » ?
(15). La démonstration sera donc consacrée tout d’abord à la « rhétorique spontanée »
forgée dans une culture « artisanale » ou culture du « savoir-faire », rhétorique
illustrant la créativité et l’intelligence d’une « raison pratique » fondatrice. La
rhétorique « technique » en est issue, elle émergera dans un second temps, « au
moment où s’opère le grand changement sociétal qui a vu se techniciser la rhétorique »
(16). L’accent est mis sur la « force de l’homme rhétorique des origines, une force qui est
le lieu de sa vitalité », vitalité « du vivant » qui veut « tailler le monde à sa mesure »
(20). Juger, décider, célébrer et témoigner sont des activités rhétoriques vitales qui
seront décrites dans leur « dimension de rhétorique naturelle et technique » (ibid.). La
pertinence et la validité de ces descriptions seront réexaminées et discutées à la fin de
l’ouvrage au prisme d’une étude de cas - le témoignage d’une rescapée de la Shoah,
enregistré par la Fondation Auschwitz à Bruxelles, pour mettre les hypothèses « à
l’épreuve de faits empiriques » (23). Cette analyse critique sera suivie d’une conclusion
« en forme d’ouverture », qui tentera de répondre à une question simple mais
essentielle : « que peut la rhétorique aujourd’hui ? » (23)
7 Le premier chapitre revisite l’histoire de la création de la rhétorique au prisme de la
conception naturaliste et humaniste défendue par l’auteure et souligne d’emblée que
« dès le départ, avec la rhétorique, il y a problème. Quand est-elle née ? Quelles sont ses
origines ? » (25) Est-elle avant tout « divine », « mythique » ou « logique », « le propre de
l’homme », « matrice de démocratie » ou de « tyrannie », « garantie pour la liberté » ou
« bras armé des propagandes » ? Ce chapitre a donc pour fonction essentielle de
problématiser le « brouillage » des origines de la rhétorique, brouillage qui débouche
sur un paradoxe à résoudre et à dépasser : « la rhétorique est partout dans la vie
publique mais elle est très rarement pensée consciemment en tant que telle par ses
usagers que sont les citoyens » (28). Danblon entame ainsi « une généalogie de la raison
humaine, en tant qu’elle est rhétorique ». L’enjeu de cette démarche est la tentative de
répondre aux questions « Qui est cet homme rhétorique ? Que fait-il lorsqu’il fait de la
rhétorique ? ». Comment la « puissance ingénieuse de l’homme », confronté à la « force
sauvage de la nature » se transforme-t-elle en une technique lui permettant de figurer
le monde à sa mesure? Ce questionnement se refuse à préjuger au départ de la réponse
et affirme vouloir « se nourrir de tous les champs du savoir qui pensent la raison
humaine : la linguistique et l’anthropologie, le droit et la philosophie, la psychologie et
les sciences cognitives » (30). L’analyse des points de vue platonicien et aristotélicien
occupe certes une place centrale, mais Danblon accorde une place tout aussi cruciale à
quelques penseurs qui abondent au cours des siècles dans le sens d’Aristote et
contribuent à la critique du clivage et des dichotomies entre les différentes strates de
la raison humaine : Vico, Nietzche, Aubenque, Berthoz, Kennedy, etc. (42-62).
L’épilogue de cette histoire de la « résistance » aux « cascades de dichotomies » a pour
fin d’« éclairer la situation actuelle » et plus particulièrement le fait que la question du
statut de la rhétorique est même « redevenue d’une brûlante actualité » depuis les
années 1960. Et de souligner que personne sans doute mieux que Chaïm Perelman n’a
exprimé ce « renouveau » dans la Nouvelle Rhétorique, ouvrage qui s’inspire de l’œuvre
d’Aristote, la reconfigure et s’oppose radicalement au rationalisme cartésien afin de
revisiter et de fonder la raison pratique rhétorique (63). La rhétorique n’est donc pas
conçue ni présentée comme une « théorie », mais comme un ensemble de

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pratiques « au service d’une société d’hommes dont la rationalité est d’abord dans
l’action » (67). La contestation du clivage entre raison théorique et raison pratique
passe ici par l’affirmation suivante : « Fondement ou base aux constructions
intellectuelles les plus élaborées, le corps des hommes n’est pas l’ennemi de leur
‘esprit’ : il est leur esprit » (ibid.).
8 Le second chapitre « est consacré aux diverses fonctions de la rhétorique ». Il tente de
démontrer ce qu’est « penser en action », « exprimer ses émotions, raconter des
histoires », activer « l’intelligence pratique de l’artisan » qu’est l’homme rhétorique
dans un premier temps (70). Mais il s’agit ensuite de définir la seconde strate, celle de la
« rhétorique technique », prolongement de la « naturelle » (126), soit cet « art [ou
tèchnè], issu de l’ingéniosité humaine » qui conduit l’homme « à utiliser sa nature, à en
développer les fonctionnalités » (69). C’est ici que Danblon développe l’un des concepts
centraux de l’ouvrage, « la figuration ». Il réfère aux activités rhétoriques de la
représentation ou configuration des réalités auxquelles l’homme se mesure et qui font
sens pour lui. « Le tour du potier, la figure de style de l’orateur, la barre assurée du
navigateur, le geste sûr du médecin », sont « autant de réponses pratiques, humaines,
intelligentes, à la complexité du réel » (61). « L’art rhétorique » ou technè se compose
d’une « liste infinie et toujours ouverte » d’activités nécessaires à la vie sociale :
délibérer, décider, juger, conseiller, célébrer, déplorer, condamner ou louer, témoigner,
réconcilier, transmettre, critiquer (77), activités qui le contraignent à « fréquenter
toutes les aptitudes de son intelligence pratique » (84). L’une des illustrations
emblématiques de l’activité de figuration est le genre épidictique, « le plus paradoxal
des genres de la rhétorique, le plus ‘émotif’ et le moins ‘décisionnaire’ des trois genres,
le plus rhétorique mais le moins argumentatif » (98). Sa fonction principale est le
rétablissement ou le maintien de la concorde, l’équilibre social (95), l’éveil d’une
« disposition à l’art de vivre ensemble » (98). La figuration y apparaît donc comme une
« fonction vitale », comme la condition de possibilité de la « raison humaine », comme
une « compensation », une « consolation » au devoir de délibérer et aux risques de
dissensus qu’il entraîne » (99).Les artifices de la rhétorique technique viendront
prolonger, en l’occurrence, les figures d’une rhétorique naturelle, « régulatrice d’un
certain rapport au monde ». Le développement de la rhétorique technique constituera
ainsi « une réponse rationnelle à l’inquiétude naissante face aux discordes potentielles
nées de la nécessité de délibérer » (100). En se technicisant la rhétorique se divise en
genres : « il y a un temps pour critiquer, juger et délibérer. Il y a un temps pour réunir
et assurer la concorde » (ibid.) et tenter de donner un sens commun au monde (101). Le
genre épidictique est donc, psychologiquement, le plus émotionnel des genres
rhétoriques, et, éthiquement, le plus juste. Le monde épidictique est « éthico-
esthétique, dans sa formulation, comme dans ses principes. […] Comme ‘passeur’,
l’épidictique est le lieu, la forge de l’artisan, où toutes les figurations s’élaborent, des
plus intimes aux plus collectives » (201).
9 L’exploration de l’« édifice stratifié » de la raison humaine passe ensuite de la
figuration des émotions à celle des événements : leur « mise en récit » est à l’ethos ce
que « l’expression des émotions est au pathos ». L’ethos et le pathos sont des « moteurs
pour l’action » (104). La conception naturaliste du récit que défend ici Danblon la
conduit à en inverser le statut. Il n’est plus perçu comme un genre discursif descriptif
et marginal, mais comme le prolongement du mythos par le logos (105). La rhétorique
naturaliste est ici confirmée précisément par les sciences cognitives et par les résultats
de la recherche généalogique s’interrogeant sur l’origine du langage (ibid.). Bref, la

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variété des aptitudes cognitives du récit est à peu près infinie : « de l’ordonnancement
du monde à l’ouverture d’esprit, en passant par la souplesse du raisonnement et la
construction de l’identité, individuelle et collective » (125).
10 L’auteure a tenté d’explorer le lien qui lie la rhétorique technique à la rhétorique
naturelle, dans le cas de la pensée en action, de l’expression des émotions et de la
narration. Le développement suivant est consacré, en revanche, à un palier différent et
distinct de l’« édifice rhétorique » : la suspension des jugements, technique
entièrement construite dans le logos afin de « répondre à un nouveau besoin
institutionnel, lié à la démocratie naissante : l’obligation de délibérer » (126-127), la
nécessité de convaincre « partout où les hommes doivent faire des choix ». Cet outil
« inverse » la tendance naturelle de l’homme rhétorique, il ne la prolonge pas : ce
dernier doit être capable de « critiquer » sans « détruire », soit d’observer et d’analyser,
sans les « célébrer » ni les « condamner », des opinions différentes des siennes. Tout
point de vue devra donc être considéré a priori comme « également raisonnable ». On
entre dès lors dans l’ère critique des « discours doubles » ou dissoi logoi, qui ne prolonge
pas les traditions « massivement acritiques » des « premières sociétés orales » (129). Il
s’agit d’habituer l’esprit à « une plasticité mentale qui n’est ni naturelle ni pathologique
mais qui est un acquis de la technique », l’aptitude à la critique (132, 134) qui nous
apprend à penser à rebours de nos choix spontanés. Il y a ainsi éducation à l’ouverture
à l’autre et créativité, soit développement des « capacités à résoudre des problèmes et à
imaginer des solutions » (135). « Penser en action et agir en pensant » sont ici les deux
faces d’un même trait d’intelligence ; « à défaut d’être linéaire, une telle logique est
efficace et intelligente », soit rationnelle (140). Elle ne doit pas être confondue avec la
« célébration » ni la « condamnation » ; il s’agit d’un « travail de taille » du point de vue
du sujet qui utilise la confrontation avec celui de l’Autre ou entre points de vue
différents du sien pour mieux se connaître et se préparer à l’action dans la vie politique
et sociale. « Dans un monde ouvert, une idée n’est jamais mieux éclairée que par son
ombre portée » (145).
11 La pratique de la suspension du jugement conduit nécessairement à la question de
savoir comment décider (148) ; la concurrence entre raison théorique et raison
pratique est ici plus centrale que jamais : « celui qui décide est-il guidé par le calcul
logique ou par l’intuition ? En passe-t-il toujours par une délibération en utilisant la
critique, ou pratique-t-il les sauts intuitifs pour produire une persuasion qui livrera le
passage à l’action ? » (149) La démonstration tente de prouver qu’en dépit de
l’oscillation entre ces contraires, la réalité des usages ne prévoit « aucune dichotomie
de ce genre ». « L’homme rhétorique utilise spontanément sa raison pratique, sans
tergiverser à l’infini » ; ses facultés naturelles sont prolongées et renforcées par la
technique et réciproquement, la rationalité, la justesse et l’efficacité de ses décisions
sont à ce prix (169). Ceci conduit Danblon à revisiter le point de vue d’Aristote, auteur
de la Rhétorique, mais surtout en l’occurrence de l’Éthique, au prisme des « acquis
récents des domaines qui s’intéressent à la décision » (ibid.) et plus particulièrement
des sciences cognitives, de la neurophysiologie contemporaine qui nous donne une
« représentation du cerveau comme un simulateur d’action » (154). L’argumentaire de
Danblon est donc bien toujours celui d’une rhétoricienne : son regard sur la biologie de
l’être humain n’a d’autre but que de « replacer l’homme dans son environnement
complet, en tenant compte de toute sa rationalité et en cherchant à voir ce que les
techniques qu’il a inventées par la rhétorique apportent à sa nature première » (155).

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12 Le lecteur bénéficie ici d’une remarquable démonstration des enjeux épistémologiques


de l’interdisciplinarité et d’une interprétation innovatrice de la notion rhétorique
d’« homme complet » confronté à l’indéterminisme et aux incertitudes du monde
moderne. La nécessité de trancher rend la fonction de la tèchnè d’autant plus cruciale.
Danblon expose ici les tenants et aboutissants de la praxis ou art de la délibération qui
se doit de déboucher sur la situation de décision ou poièsis où l’homme rhétorique
devient le « protagoniste de sa vie » et apprivoise l’incertitude (153, 160). L’analyse
critique du rapport à la décision de Platon et Aristote à nos jours permet ainsi
d’affirmer qu’« une culture entière se niche derrière toute conception de la décision ».
Notre conception de la « prudence », comme guide de l’action morale, aura donné
naissance à « de nouveaux principes : le ‘principe de précaution’, le ‘principe
responsabilité’, le ‘risque zéro’ » (163).
13 La procédure menant à la décision est étroitement liée à celle du jugement qui nous
place concrètement face à l’un des plus grands défis de la raison pratique : « par quels
moyens, par quel chemin emprunté, un individu se trouve-t-il en situation de juger ? »
(169) La méthode choisie ici est l’analyse du récit d’une histoire vécue, du témoignage
d’une rescapée de la Shoah, en provenance des Archives de la Fondation Auschwitz de
Bruxelles. Danblon l’a choisi car il constitue à ses yeux « un réel défi pour la
rationalité ». Confrontée à son arrivée à Auschwitz à une situation invraisemblable
« qu’aucun exercice de sophiste n’aurait pu inventer » (171), la déportée démontre par
le récit de ses réactions, le caractère inductif et non pas déductif d’un jugement
constituant l’étape finale d’un parcours où elle est passée tour à tour et spontanément
par toutes les strates de la raison pratique. C’est à l’aune de l’« efficacité » de cette
démarche, puis du « statut rationnel » de ce jugement et de la question de
l’« universalité » (170) que l’inversion de perspective à laquelle la culture rhétorique
nous enjoint est analysée. La déportée passe en effet de l’impossibilité de figurer ce
qu’elle voit à une démarche de « déni » où l’auteure retrouve quelques-unes des
fonctions du genre épidictique : « styliser le monde », tenter de projeter sur lui une
vision des choses alternative consolatrice où il est possible de donner du sens au cours
des choses (173). Le déni est ici une « ressource de survie » (174), un acte efficace
puisqu’il permet de résister à la réalité « invraisemblable » du camp d’extermination.
La déportée quitte ensuite Auschwitz : elle est transférée dans un camp de travail à
Berlin où elle « passe du statut de victime à celui de travailleuse » (175). C’est alors
qu’elle parcourt toutes les strates évoquées dans les chapitres précédents : adaptation
spontanée à une situation active entièrement nouvelle, sensations jamais éprouvées qui
lui permettent de reconfigurer son identité (175-176), travail physique mécanisé qui lui
permet de laisser son esprit vagabonder et tenter de mieux comprendre ce qui lui est
arrivé, introspection stimulée par l’action physique, prise de conscience et mise en
mots d’un sentiment de honte, figuré par des métaphores : « elle se sent », précise
Danblon, « comme dans une ‘boule’, laquelle l’inonde d’une sensation ‘rouge’ et
‘gluante’. Cette figuration par une couleur et par un toucher se traduit chez le témoin
par […] une émotion éthique : la honte » (178). Cette émotion la conduit à un sentiment
de culpabilité dont elle tente de découvrir les causes en pratiquant la suspension du
jugement (180), soit l’exploration critique, momentanément impartiale, du point de vue
des victimes et de leurs bourreaux. Le parcours de cette strate est la condition de
possibilité de l’acte de trancher et de juger: ce n’est pas elle, l’ancienne déportée, qui
est coupable, ce sont ses bourreaux (181-182).

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14 Cette étude de cas est le point de départ d’une montée en généralité qui tente de
revisiter les dichotomies suivantes et de les penser sur un mode « continuiste » :
personnel / public, individu / société, particulier / universel. Le témoignage de la
rescapée répond en effet, aux yeux de Danblon, à un « besoin rationnel d’exprimer
publiquement de tels jugements éthiques » (182-183). Il construit un espace
psychologique privé, tout en formulant une exigence d’universalité de sujet qui
« considère sa place au sein de l’humanité » ; il y a « un regard inquiet sur l’humanité,
cette nouvelle forme de prudence ». Le témoignage de l’ancienne déportée peut nous
aider « à mieux penser l’action de juger dans les institutions contemporaines » (184). Il
nous permet aussi de mieux comprendre le statut et les enjeux de la notion
perelmanienne d’« auditoire universel » et de reconfigurer celle de sens commun
(184-189).
15 Le titre du troisième et dernier chapitre, « la rhétorique ou l’art de rendre le monde
humain », définit les enjeux d’une technè qui « devrait fournir à la société un levier à
l’art de vivre ». Danblon y présente trois domaines de la vie dans lesquels la rhétorique
peut intervenir utilement, au prisme de la conception « naturaliste, humaniste et
interdisciplinaire » (193) défendue dans cet ouvrage. Il s’agit de l’exercice individuel de
la raison pratique, soit de la « rhétorique naturelle, présente chez chacun de nous »
(193), puis du terrain des institutions publiques : « l’organisation de notre société, sa
politique, son droit, son éducation » (ibid.) et enfin de « l’épistémologie des disciplines »
(194-195). « Se réapproprier une raison rhétorique pleine et entière », c’est donc voir
dans la rhétorique un passeur entre les différents domaines de la raison et des savoirs
humains (213), une pratique dynamique inhérente à la nature humaine et qui permet à
l’homme de maîtriser son destin en « figurant le monde à sa mesure » (214).
16 Le moment est venu après avoir médité le discours de l’auteure sur la « suspension du
jugement » et le rôle fondamental de la critique, mode de délibération et de
problématisation qui se veut impartial – de pratiquer la critique à mon tour, mais une
critique qui prend position puisque j’y évoquerai quelques points de désaccord.
17 L’ouvrage accorde une place fondamentale à la figuration, soit à l’action de
« représenter » le monde où vit l’homme rhétorique et de le tailler à sa mesure (212 -
213). Il insiste tant sur cette activité où il est essentiellement question de « sensations »,
de « pensées », d’« actions » et de « connaissances » présentées dans un éclairage
« dynamique et jamais doctrinaire » (213) que l’on en vient à se demander où situer le
jugement de valeur et les passions du désaccord. L’argumentaire oscille en fait entre
l’apologie d’une culture rhétorique irénique, épurée et optimiste et la condamnation de
ce qui est présenté comme son envers : l’esprit dogmatique, normatif et doctrinaire
(145-146). L’approche « continuiste » défendue tout au long de l’ouvrage n’inclut donc
pas ici celle défendue par Perelman pour lequel l’opposition dichotomique entre
jugement de fait et jugement de valeur doit être dépassée, tout en étant fondamentale.
Perelman et Olbrechts-Tyteca (1970 : 681-682) soulignent en effet à la fin du Traité « que
la pratique et la théorie de l’argumentation sont corrélatives d’un rationalisme
critique, qui transcende la dualité jugements de réalité – jugements de valeur, et rend les uns
comme les autres solidaires de la personnalité du savant ou du philosophe, responsable
de ses décisions dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action » (je
souligne).
18 L’évaluation axiologique fait une brève et unique apparition (174), en ces termes, dans
l’analyse du témoignage de l’ancienne déportée : « cette phase a ceci de remarquable

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qu’elle semble s’être installée comme première ressource de survie, ce qui peut se
traduire par un refus éthique, au sens profond, d’intégrer une réalité qu’on trouve
légitimement inacceptable. ». Ce passage est d’ailleurs suivi par une citation de Jean
Améry où l’on peut lire : « La puissance morale de résistance renferme la protestation,
la révolte contre le réel qui n’est raisonnable qu’aussi longtemps qu’il est moral »
(ibid.). Danblon ne se prononce pas explicitement sur ce renoncement, délibéré ou non,
à problématiser la question du rapport entre représentation et évaluation, taillage du
réel référentiel et figuration de ce réel, marquée au sceau de croyances et de valeurs
autres que le vrai, si bien que le lecteur est réduit à faire sa propre enquête dans les
méandres de l’argumentaire. Cette déambulation en territoire épistémologique semble
indiquer que le jugement de valeur renvoie, aux yeux de l’auteure, à une activité qui n’a
rien de commun avec la rhétorique naturaliste et humaniste qu’elle défend : cette
activité est synonyme de dogmatisme doctrinaire et renverrait à une normativité
condamnable. On tenterait d’imposer des normes morales extérieures auxquelles on
confierait artificiellement la déduction de ce qui est bien ou mal. L’homme s’en
remettrait alors à son goût du « confort » (il serait plus facile de célébrer ou de
condamner, de s’en remettre mécaniquement à des normes préétablies que de
parcourir seul les diverses strates de la raison rhétorique -146) ; il ne résisterait pas
dans ce cas à sa « propension » à renoncer à sa liberté et donc à ses responsabilités et
s’alignerait sur des régularités préétablies. Perelman, cité à plusieurs reprises à des
moments cruciaux de la démonstration (approche continuiste de la raison théorique et
de la raison pratique, activation de la dissociation des notions afin de réaliser la
suspension des jugements, théorisation de la notion d’« auditoire universel »), n’est pas
sollicité sur ce point. La nouvelle rhétorique ouvre pourtant une troisième voie entre la
neutralité et l’engagement normatif a priori : celle d’un engagement éthique qui se
refuse à définir a priori le « bon » et le « mauvais » argument, reconnaît les vertus
heuristiques de la suspension du jugement qualifiée d’« impartialité » (1970 : 79), mais
la dissocie de l’« objectivité » située hors du champ de la rationalité rhétorique et
accorde un rôle déterminant à la légitimation et à la validation du jugement du
proposant par l’opposant.
19 Dernière remarque : aucun chercheur n’est contraint de traiter la question de
l’engagement épistémologique et/ou éthique dans chacun de ses ouvrages et cela
d’autant plus que Danblon assume explicitement la responsabilité de ses choix
épistémologiques. Qu’il me soit donc juste permis de formuler le regret qu’aucun
passage de L’homme rhétorique ne pratique la réflexivité ni ne prenne position quant à la
question éthique formulée par Jean Améry citée plus haut, et cela d’autant plus que
l’unique étude de cas effectuée ici est l’analyse du témoignage d’une rescapée de la
Shoah. Danblon n’avait-elle pas écrit dans le numéro 9 d’Argumentation et Analyse du
Discours (2012 : § 17):
20 Le choix - toujours tentant pour le chercheur - de ces débats à tonalité passionnée pose
le problème des réactions émotionnelles que les données susciteront nécessairement
chez le lecteur. […] On a peine à croire, comme le note Marianne Doury à propos de
corpus similaires, que le lecteur ne se range pas spontanément à l’analyse d’un
chercheur qui dénoncerait un discours anti-démocrate comme « infâmant ». L’on voit
ainsi les limites d’une analyse qui prend le risque de distribuer d’emblée les bons points
et les mauvais points, non pas à partir d’une critique basée sur une expertise

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scientifique mais sur une position politique difficilement discutable pour les
démocrates que nous sommes tous supposés être.
21 Doury (2004 : 152-153) s’opposait aussi, entre autres, dans le numéro (17) de Semen
évoqué par Danblon, au cas de la « prise en otage de l’auditoire » confronté à un corpus
consacré au récit de la Shoah par un survivant. Danblon veille, à chacune des étapes de
l’analyse du récit de la rescapée, à rappeler explicitement les hypothèses de recherche
pertinentes, à justifier son interprétation et à dire la victoire d’une raison rhétorique
vivante incarnant le bien sur la cruauté du régime nazi, parangon du mal. N’est-ce pas
la preuve que, contrairement à sa propre prise de position taxant a priori toute
évaluation scientifique axiologique de normative et dogmatique, Danblon parvient à
concilier « ouverture » épistémologique et engagement éthique humaniste, choix d’une
étude de cas bouleversante et solidité d’une démonstration scientifique qui ne prend
pas son auditoire « en otage » ?
22 La brève discussion critique des points évoqués ici ne modifie aucunement les qualités
de ce livre original qui ne peut que passionner tout lecteur à la recherche d’une
conception innovatrice et puissante de la rhétorique, qui rend tout leur sens aux
notions de technè et d’« homme complet ».

BIBLIOGRAPHIE
Charaudeau, Patrick. 2010. « Pour une interdisciplinarité “focalisée” dans les sciences humaines
et sociales », Questions de Communication 17, 195-222

Danblon, Emmanuelle. 2005. La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique : origines et


actualité (Paris : Colin)

Danblon, Emmanuelle. 2012. « Il y a critique et critique : épistémologie des modèles


d’argumentation » Argumentation et Analyse du Discours 9, [En ligne : http://aad.revues.org/
1395]

Doury, Marianne. 2004. « La position du chercheur en argumentation », Semen 17, 149-163

Perelman, Chaïm & Lucie Olbrechts- Tyteca. 1983. Le traité de l’argumentation La nouvelle
rhétorique, 4e édition (Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles)

AUTEURS
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR

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185

Charaudeau, Patrick. 2013. La


conquête du pouvoir. Opinion,
persuasion, valeur. Les discours d’une
nouvelle donne politique (Paris :
L’harmattan)
Morgan Donot

RÉFÉRENCE
Charaudeau, Patrick. 2013. La conquête du pouvoir. Opinion, persuasion, valeur. Les discours
d’une nouvelle donne politique (Paris : L’harmattan), 256 pages, ISBN : 978-2-343-01085-4

1 Le contexte politique français – mais également européen et dans une certaine mesure
mondial – marqué par l’ampleur de la crise économique de 2008 et ses conséquences
sur la vie quotidienne des citoyens, est empreint de morosité, si ce n’est de peur et de
frustration. Depuis plusieurs années, les médias, que ce soient la presse, la radio, la
télévision ou encore Internet, ont tendance à mettre l’accent sur « ce qui ne marche
pas », sur le mécontentement de l’opinion publique, en s’appuyant, de manière toujours
plus fréquente, sur des enquêtes et des sondages d’opinion. C’est dans ce cadre que le
dernier ouvrage de Patrick Charaudeau nous propose de revenir sur la campagne
électorale de 2012 en cherchant à rendre compte du processus de conquête du pouvoir
par une analyse des visions politiques défendues par chacun des candidats, des effets
visés par leurs discours politiques et ce, à travers trois objets d’analyse que sont
l’opinion, les stratégies de persuasion et les valeurs politiques. Le discours politique est
compris comme une pratique sociale qui permet aux idées, aux opinions et aux valeurs
de circuler dans l’espace public et une campagne électorale s’apparente donc à une
bataille de paroles où chaque candidat en lice cherche à se différencier par l’utilisation
de stratégies discursives. Mais, « [l]es mots seuls ne signifient pas en soi. Les mots seuls

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ne disent que ce qu’ils disent, pas ce qu’ils signifient. […] Car il y a les mots et le dessous
des mots. Et le dessous des mots dépend des autres mots, des conditions dans lesquels
ils ont été énoncés, de leur énonciation » (17). Ainsi, au sein de ce rapport de forces que
constitue une campagne électorale, Patrick Charaudeau cherche à mettre au jour les
idées véhiculées par les discours, mais surtout la façon dont elles sont mises en
discours, l’utilisation de stratégies discursives de persuasion de la part des différents
candidats fondant la légitimité de la parole politique.
2 En effet, le discours politique, dont la visée est essentiellement persuasive, est porteur
des valeurs d’une idéalité d’un être et d’un vivre ensemble – ce que Patrick Charaudeau
nomme une « logique symbolique » (7) –, mais il est également le produit d’une
« logique pragmatique » (7) qui renvoie aux moyens proposés pour parvenir à donner
naissance à ce « bien vivre ensemble ». Le parti pris de l’auteur d’étudier la parole
politique en temps de conquête du pouvoir, et donc de campagne électorale, se justifie
aisément, puisque si l’on peut distinguer une parole de promesse qui caractériserait les
campagnes d’une parole de décision qui serait celle de l’exercice du pouvoir, « toute
conquête du pouvoir annonce l’action à venir » (13). Ainsi, on ne peut dissocier ces
deux moments, « l’idéalité sociale promise lors d’une campagne engage[ant] l’action
politique » (16). Par une analyse de la parole politique en temps de campagne
électorale, cet essai se situe donc à la croisée des théories de l’analyse du discours et de
l’argumentation, de la science politique et de la communication.
3 Dans la continuité des autres publications de Patrick Charaudeau, particulièrement
celles de 2005 sur le jeu de masques dans le discours politique, de 2008 sur les stratégies
discursives des deux principaux candidats aux élections présidentielles françaises de
2007 et celle de 2011 sur les caractéristiques du discours populiste, l’auteur propose ici
une lecture de la scénographie politique par le biais d’un certain nombre de concepts
issus de différents champs disciplinaires, tels que l’opinion publique, les sondages,
l’électorat, la légitimité, le charisme, les principes de gouvernance, le discours
populiste et, plus largement, les contradictions de la démocratie, qu’il retravaille à
l’aune de la mise en scène de la parole politique dans le cadre des transformations de la
vie politique contemporaine.
4 Dans le premier chapitre de cet ouvrage, avant de s’intéresser à la fabrique de l’opinion
publique1, Charaudeau revient sur la distinction entre savoirs de connaissance et
savoirs de croyance, qu’il avait déjà abordée dans son livre de 2005, afin de parvenir à
une caractérisation de l’opinion publique pour laquelle il propose une partition entre
opinion civile, opinion citoyenne et opinion militante. À cela, il ajoute que l’opinion se
constitue également à travers le regard que l’on pose sur elle. À la différence de Pierre
Bourdieu (1984), l’auteur en arrive à la conclusion qu’il n’y a pas une opinion publique
mais des opinions publiques qui sont en construction permanente, ce qui l’amène à
s’intéresser aux sondages en tant que vecteurs de construction de l’opinion publique.
L’auteur ne revient pas sur les différents problèmes inhérents à la pratique et à la
diffusion des sondages, mais il s’intéresse à la façon dont ils construisent une parole qui
circule dans l’espace public, proposant une catégorisation entre trois types de
sondages : d’intention, de préférence et d’évaluation. Au sein de cette catégorisation, il
centre son intérêt sur le dernier type présenté : le sondage d’évaluation, et il met
l’accent sur les contradictions inhérentes à ce type de sondages qui permet de faire dire
aux sondés ce qu’ils ne pensent pas, consistant donc en « des actes de formatage d’une

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pensée dont on ne sait ce qu’elle représente » et construisant « une opinion factice »


(59).
5 Suite à cette catégorisation de l’opinion publique, l’auteur se penche sur la notion
d’électorat, tout aussi difficile à définir, et propose quatre catégories d’électeurs : les
« convaincus », les « élections-pièges-à-cons », les « fluctuants » et les « pas contents »,
catégories qui s’inscrivent dans le contexte des démocraties contemporaines marquées
par la fin des identités partisanes indéfectibles en lien avec un accroissement de la
volatilité électorale (Manin 1996). Il présente ensuite un certain nombre d’hypothèses
sur l’électorat des six principaux candidats aux élections présidentielles de 2012 2 à
partir des déclarations et des comportements de ces derniers « susceptibles de faire
écho aux attentes de certains électeurs, et à partir des commentaires, témoignages et
réponses de ceux-ci dans les enquêtes » (70). Dans ce cadre, l’une de ses hypothèses
vient contrecarrer l’analyse répandue selon laquelle l’électorat du Front National
constituerait un groupe social nouveau. À l’encontre de ce point de vue, Charaudeau
indique que « [c]’est parce qu’il y a plusieurs motifs de vote émanant de groupes
sociaux divers qui s’agrègent que ces électeurs ne constituent pas un groupe social
nouveau, mais un groupe hétérogène instable » (81). Dans le même ordre d’idées, il
s’interroge sur l’affirmation, également fort répandue, selon laquelle l’électorat
français serait plutôt un électorat de droite : selon lui, c’est le résultat, plus que d’une
réalité structurelle de la France, du report des votes des trois dernières catégories
d’électeurs mentionnées précédemment vers la droite.
6 Le deuxième chapitre traite du discours de persuasion en tant qu’il doit apparaître
comme légitime et crédible. Charaudeau élabore ici quatre types de légitimité, en
s’appuyant sur les modèles de domination de Max Weber (1995 [1922]) et reprenant en
partie les travaux présentés dans Les masques du pouvoir (2005). Quant à la notion de
crédibilité, essentielle pour tout homme politique, elle lui permet d’introduire celle du
charisme qui possède trois caractéristiques en tant que conditions d’existence :
l’inspiration provenant d’une source invisible, la capacité d’attraction et la présence
d’un corps. En prenant en compte la double logique du discours (logique symbolique et
logique pragmatique), le charisme peut varier selon les hommes politiques et les
circonstances et peut s’incarner dans diverses figures, à savoir dans le charisme
messianique, césariste3 ou énigmatique et, enfin, dans la figure du sage. L’auteur
confronte ensuite ces deux notions, d’image de crédibilité et de charisme, aux
candidats de la campagne de 2012, ce qui lui permet de caractériser, dans chaque cas, le
charisme – ou l’absence de charisme – des différentes personnalités politiques qui se
sont affrontées lors de cette campagne. Cette analyse l’amène à conclure que l’on peut
gouverner la France sans être pour autant un personnage charismatique, à condition
toutefois de savoir présenter une image de soi selon les deux logiques du discours
politique. À travers cette étude de cas, l’auteur mentionne que le charisme d’un
candidat est difficile à percevoir pour une personne qui ne partage pas les vues de ce
même candidat, à savoir que la sensibilité au charisme dépend bien évidemment des
idées politiques de chacun, ce qui l’amène à dire que le charisme, par exemple de
Marine Le Pen, ne serait peut-être qu’à destination unique des partisans de son parti.
7 Pour poursuivre son étude de la parole politique lors de la conquête du pouvoir,
Charaudeau s’intéresse à un troisième objet, les valeurs. Pour ce faire, il revient sur les
deux principes de gouvernance que sont la république et la démocratie, en dressant un
historique de ces notions. Il en conclut que « la souveraineté a deux visages » (167) et

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que ces « deux obsessions françaises » (de république et de démocratie) sont à la source
des clivages qui divisent la société, clivages qui peuvent se résumer en deux mouvances
idéologiques : une mouvance républicaine et une mouvance démocratique (173). En
partant de cette double idéalité, il cherche à répondre à la question des valeurs et à leur
répartition dans le contexte français. Pour ce faire, il présente la matrice idéologique
tant de la droite que de la gauche, qui construit, chacune à sa manière, un imaginaire
politique. Ces matrices discursives peuvent se rejoindre dans le discours populiste,
entendu comme une exacerbation des caractéristiques du discours politique, parmi
lesquelles on peut mentionner la xénophobie et la nécessité d’en appeler à un ennemi
intérieur. Dans ce cadre, l’auteur propose une analyse de la figure du bouc émissaire
dans son rôle de catharsis, permettant à la collectivité d’expier ses fautes et ses maux
par son intermédiaire.
8 Le discours populiste compris, non pas comme une idéologie, mais comme une stratégie
de captation du public (192), peut donc être récupéré par tous les politiques quelles que
soient leurs appartenances partisanes, ce qui amène Charaudeau à s’interroger sur ce
qu’il nomme les brouillages de la campagne, en relevant « les signes qui laissent penser
que les discours extrémistes n’ont plus de prise sur la partie de l’électorat qui s’y
rattachait » (192), et en montrant une « désextrémisation » des partis situés aux
extrêmes de l’échiquier politique et une certaine radicalisation, ou radicalité populiste,
des autres partis. Pour ce faire, l’auteur analyse les slogans de campagne, les discours
des meetings et les professions de foi des candidats, en prenant également en compte le
résultat des reports de voix entre le premier et le second tour. Cette campagne a donné
lieu à une multiplication des effets de brouillage, ce qui laisse penser que cela a pu
déstabiliser l’électorat français. Ainsi, l’étude de la campagne de 2012 a montré une
radicalisation populiste des partis en parallèle d’une « désidéologisation » de
l’électorat, renforçant le clivage de la France entre deux mouvements de pensée. Le
regard analytique que porte l’auteur sur le processus de la campagne électorale de 2012
entraîne une conclusion sur l’avenir de la démocratie française en demi-teinte,
marquée par les valeurs du désenchantement.
9 Cet ouvrage, s’inscrivant dans la continuité des travaux de Charaudeau (2005, 2008 et
2011) et s’appuyant sur de nombreux exemples issus de la vie politique contemporaine
française mais également sur des illustrations provenant d’autres cultures, offre donc
une interprétation du combat que se livrent les hommes politiques en vue de proposer
à la citoyenneté un idéal politique. Par l’étude des processus d’énonciation du discours
politique, cet essai retiendra l’attention des analystes du discours et de l’argumentation
dès lors que les effets de persuasion passent par la mise en scène de la parole, en
l’occurrence, des candidats à la présidentielle de 2012. Il peut également s’avérer une
source profitable tant aux chercheurs et aux étudiants d’autres domaines, en leur
fournissant un certain nombre de clés de lecture, qu’aux lecteurs avides de mieux
comprendre leur réalité politique.

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


189

BIBLIOGRAPHIE
Bourdieu, Pierre. 1984. « L’opinion publique n’existe pas », Questions de sociologie (Paris : Minuit),
222-235

Charaudeau, Patrick. 2005. Le discours politique. Les masques du pouvoir (Paris : Vuibert)

Charaudeau, Patrick. 2008. Entre populisme et peopolisme. Comment Sarkozy a gagné (Paris : Vuibert)

Charaudeau, Patrick. 2011. « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », Mots. Les langages
du politique no. 97, 101-116

Chomsky, Noam & Edward Herman. 2003. La fabrique de l’opinion publique. La politique économique
des médias américains (Paris : Le Serpent à plumes)

Dorna, Alexandre. 1998. Le leader charismatique (Paris : Desclée de Brouwer)

Manin, Bernard. 1996. Principes du gouvernement représentatif (Paris : Champs / Flammarion)

Weber, Max. 1995 [1922]. Économie et société (Paris : Plon)

NOTES
1. Du titre d’un ouvrage de Noam Chomsky et d’Edward Herman. 2003. La fabrique de l’opinion
publique. La politique économique des médias américains (Paris : Le Serpent à plumes)
2. À savoir, Eva Joly, François Bayrou, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Jean-Luc Mélenchon et
Marine Le Pen.
3. Patrick Charaudeau reprend la formule « le charisme césariste » du psychosociologue
Alexandre Dorna (1998).

AUTEURS
MORGAN DONOT
Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle – IHEAL-CREDA

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Carel, Marion (dir.). 2012.


Argumentation et polyphonie. De Saint
Augustin à Robbe-Grillet (Paris :
L’Harmattan)
Francesca Mambelli

RÉFÉRENCE
Carel, Marion (dir.). 2012. Argumentation et polyphonie. De Saint Augustin à Robbe-Grillet
(Paris : L’Harmattan), 262 pages, ISBN : 9782336001876

1 Le titre de l’ouvrage fait surgir d’emblée une multitude de questions relatives à la


démarche et aux finalités des études ici recueillies. La conjonction « et » que relie
« argumentation » et « polyphonie » isole-t-elle deux objets d’étude distincts ou
suggère-t-elle plutôt que les phénomènes polyphoniques et argumentatifs seront
traités conjointement ? Les noms du philosophe chrétien et du chef de file du Nouveau
Roman sont-ils évoqués simplement pour préciser l’étendue chronologique couverte par
les articles ou aussi pour témoigner de la variété générique des textes analysés ? Et
enfin le rapprochement de notions linguistiques et d’auteurs de textes littéraires ou
philosophiques laisse-t-il entendre que les théories de l’argumentation et de la
polyphonie seront appliquées à l’analyse des textes ou plutôt que les textes seront
interrogés pour tester et affiner des hypothèses linguistiques ?
2 Ceux qui connaissent les travaux de Marion Carel, responsable de l’organisation de ce
recueil, et qui ont lu L’entrelacement argumentatif. Lexique, discours et blocs sémantiques
(Honoré Champion, 2011), se douteront que la réponse à ces questions n’est pas facile.
Tout d’abord, parce que les théories de l’argumentation et de la polyphonie qu’elle a
élaborées - et dans lesquels les auteurs de ce recueil puisent leurs outils d’analyse - sont
en même temps indépendantes et complémentaires. La Théorie des Blocs sémantiques
et la Théorie argumentative de la Polyphonie constituent en effet deux volets distincts

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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d’une seule sémantique, qui se veut argumentative et énonciative. C’est en raison de


l’autonomie des phénomènes argumentatifs et polyphoniques que le même livre peut
accueillir aussi bien une étude de la signification argumentative du mot mensonge
(Salsmann, 189-243), un article qui porte sur la « double énonciation » propre au récit
de fiction (Compagno, 105-144) ou une contribution qui oppose deux emplois de
maintenant, l’un décrit argumentativement, l’autre énonciativement (Lescano, 145-188).
La question devient alors de savoir laquelle de deux approches permet une description
plus fine - et donc une compréhension plus large - du phénomène linguistique qu’on
tâche d’analyser. Les articles de Bourmayan (59-84) et de Campora (85-104) montrent ce
qu’on gagne à abandonner la perspective majoritairement adoptée, que ce soit en
s’efforçant de décrire argumentativement un mot généralement traité énonciativement
(sans doute, étudié par Bourmayan) ou en expliquant par la structure énonciative un
effet textuel jusque là attribué à l’assemblement des arguments (c’est par ce biais que
Campora analyse l’Argumentum ornithologicum de Borges).
3 Le même équilibre entre l’adhésion à une hypothèse commune et l’adoption d’une
perspective singulière caractérise l’approche aux textes. Tous les auteurs couplent leur
interrogation linguistique de l’examen d’un texte littéraire ou philosophique et ils
partagent, comme le dit Carel dans l’introduction, « l’hypothèse que le sens d’un
énoncé n’est clairement perceptible qu’à l’intérieur d’un texte » (7). Chaque auteur
cependant pose sur les textes un regard qui est spécifique à son propre champ de
connaissance : les linguistes Bourmayan et Lescano ainsi que le sémiologue Compagno
font intervenir les textes littéraires pour illustrer, tester et valider leurs hypothèses
théoriques. En tant que spécialiste de Borges, Campora entreprend en quelque sorte la
démarche inverse : au départ de sa réflexion, il y a la rencontre avec un texte, à
l’horizon, une hypothèse sur l’énonciation. Linguistique et philosophie sont enfin
réunies dans la lecture que Salsmann propose du texte de Saint Augustin sur le
mensonge.

1. La Théorie argumentative de la Polyphonie et la


Théorie des Blocs Sémantiques
4 L’article de Marion Carel qui ouvre le recueil excède la fonction purement introductive
que la linguiste se donne de « présenter les outils d’analyse sémantiques » (7) mobilisés
par les auteurs et il peut être considéré comme la première des études dont l’ouvrage se
compose. La Théorie de Blocs sémantique (TBS) et la Théorie argumentative de la
Polyphonie (TAP) - les deux théories que Carel a élaborées en prolongeant les travaux
de Ducrot - sont décrites ici tant dans leur dimension technique (en tant que systèmes
de notions permettant d’analyser la signification des mots et le sens des énoncé) que
dans leur dimension spéculative (en tant que conceptualisations portant un regard
précis sur la langue, le sens et l’énonciation). Le souci de vulgarisation qui caractérise
cette étude impose une démarche synthétique qui fait bien apparaître la cohérence de
sa sémantique.
5 L’originalité de l’approche de Carel se manifeste déjà dans le choix d’exposer d’abord sa
théorie de la mise en discours (la TAP) et seulement ensuite sa théorie du contenu (la
TBS). Elle veut ainsi rompre avec les approches classiques qui considèrent l’énonciation
comme « seconde » par rapport au contenu et qui la décrivent comme « la partie non
représentationnelle du sens de l’énoncé » (8). Deux convictions motivent ce rejet et

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constituent le fondement de sa sémantique : premièrement, l’énoncé ne communique


pas pour Carel une représentation du monde évaluable en termes de vrai et de faux,
mais un contenu argumentatif qui échappe à l’analyse vériconditionnelle.
Deuxièmement, l’énonciation est pour elle un phénomène strictement discursif qui ne
doit pas être confondu avec une appréciation que le locuteur porterait sur le contenu,
soit-elle véritative, comme chez Abélard, ou psychologique, comme chez Bally. Les
auteurs de ce recueil n’acceptent pas tous ces deux hypothèses avec le même degré de
conviction. Bourmayan, par exemple, utilise dans son article les notions introduites par
la TAP sans abandonner pour autant l’hypothèse vériconditionnelle. Dans le but de
faire apparaître la spécificité de chaque contribution, je présenterai donc brièvement la
TAP et la TBS, en mettant en évidence ce qui les distingue des autres théories de la
polyphonie et de l’argumentation. Je m’arrêterai essentiellement sur les notions qui
sont reprises par les autres études ici rassemblées.
6 La TAP poursuit les études de Ducrot sur la polyphonie dont elle garde l’hypothèse que
le sujet parlant s’exprime « seulement de manière fragmentée, à travers demultiples
masques » (26). L’énoncé n’est pas la réalisation d’une volonté de discours unifiée et
unifiante, mais le déploiement de plusieurs instances de parole. La personne qui réalise
matériellement l’énoncé (le sujet parlant) n’est pas forcément la même « personne »
qui dispose et organise les contenus à l’intérieur du texte (le locuteur L), cette dernière
pouvant de surcroit ne pas coïncider avec le locuteur dont le texte parle, l’être du
monde construit par le discours (le locuteur lamba). Une autre distinction de Ducrot
que la TAP maintient est l’opposition entre sujet parlant et personne énonciative : un
locuteur peut avancer un contenu sans se donner lui-même comme l’origine de ce
contenu.
7 Il faut préciser dès maintenant cependant que sur ce point la description de Carel
diverge nettement des analyses menées par Ducrot dans Le dire et le dit. La linguiste en
effet ne donne pas le même sens que Ducrot au mot « origine ». Alors que pour Ducrot,
il s’agissait de dire que le locuteur peut montrer dans son énoncé un point de vue dont
il n’est ni la source ni le garant, pour Carel, il s’agit d’affirmer que le locuteur peut
prendre en charge un contenu sans s’investir dans l’énonciation. Le locuteur peut se
désinvestir au profit d’une énonciation factuelle (il prétend laisser parler les choses, les
décrire telles qu’elles sont) ou au profit d’une autre subjectivité (il prétend avoir
« reçu » et non pas « conçu » le contenu communiqué par l’énoncé). Dans le premier
cas, l’on dit que l’énoncé exprime la voix du Monde, dans le deuxième, qu’il exprime la
voix de l’Absent. Lorsque le contenu apparaît comme « conçu » par le locuteur au
moment de l’énonciation, l’on dira que l’énoncé exprime la voix du Locuteur. Le lexique
adopté montre bien en quoi la TAP prend les distances de la théorie polyphonique de
l’énonciation proposée par Ducrot : pour Carel, les phénomènes énonciatifs et les
questions d’attribution de parole sont deux problèmes radicalement distincts et
seulement les premiers doivent faire l’objet d’une linguistique polyphonique. C’est pour
cette raison que la TAP refuse la proposition faite par les théories scandinaves de la
polyphonie (la ScaPoline) d’intégrer la focalisation parmi les phénomènes énonciatifs.
8 Outre qu’elle prolonge les travaux de Ducrot, la Théorie argumentative de la
Polyphonie s’inscrit dans le sillage des études de Benveniste sur l’énonciation. Le
Locuteur, le Monde et l’Absent sont moins des « personnes » que des « tons » sur
lesquels le locuteur parle, proches en cela des formes énonciatives identifiées par
Benveniste. Toute aussi radicale que la théorie de Benveniste dans son refus de décrire

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193

les personnes énonciatives comme des individus, la TAP ne va pas cependant jusqu’à
dire que l’énonciation historique implique la disparition du locuteur. Même dans les
énoncés factuels, le locuteur maintient une certaine forme de présence : c’est lui qui
hiérarchise les contenus en leur attribuant une fonction textuelle déterminée. Certains
contenus sont « pris en charge » par le Locuteur (ils constituent l’objet de sa prise de
parole), d’autres sont seulement « accordés » (ils sont affirmés, mais le discours ne
s’articule pas sur eux), d’autres encore « exclus » (le Locuteur s’interdit de les affirmer).
Bien que ces notions ne soient pas reprises dans les études rassemblées dans ce recueil,
elles offrent un outil précieux pour l’analyse des textes car elles permettent de
découper un texte en « motifs énonciatifs », unités comprenant le contenu pris en
charge par le Locuteur et les éventuels contenus accordés ou exclus qui se greffent sur
lui.
9 Après avoir consacré la première partie de son article à l’énonciation, Carel s’intéresse
dans la deuxième partie au contenu sémantique des mots, des énoncés et des textes. Ce
qui peut surprendre est qu’une seule théorie, la TBS, est censée décrire à la fois : la
signification que la langue associe à un mot comme « prudent », le contenu
communiqué par un énoncé comme « Pierre a été prudent » et le sens d’un fragment
textuel tel que « Il commençait à faire nuit. Malgré l’envie qu’il avait de savoir où
menait le chemin, Pierre évita de s’aventurer plus loin. » Certes, la TBS maintient la
distinction entre ces trois niveaux, mais elle fait l’hypothèse que les mots, les énoncés
et les fragments textuels sont tous paraphrasables par des prédicats argumentatifs, qui
peuvent comporter une conjonction normative (donc, si, parce que) ou transgressive
(pourtant, même si). On se tromperait à voir dans les prédicats argumentatifs
l’équivalent de prédicats logiques : les prédicats argumentatifs ne sont pas évaluables
en termes de vrai et de faux, ils ne sont pas caractérisés par l’ensemble des êtres dont
ils seraient vrais, ils ne relient pas les deux segments dont ils se composent par un
rapport d’implication. Définis maintenant positivement, les prédicats argumentatifs
constituent une sorte de « squelette », de « schéma argumentatif » que l’on obtient
« dès qu’on fait abstraction de ce dont on parle […], du choix précis de la conjonction
[…], des différences graduelles […] ou encore du temps grammatical » (31). Ils se
présentent sur la forme de deux segments reliés par le connecteur normatif DC (donc)
ou transgressif PT (pourtant). La signification du mot « prudent » ou de la phrase
« Pierre a été prudent » sera alors définie par l’ensemble de discours argumentatifs qui
peuvent exprimer le prédicat (ou aspect) argumentatif DANGER DC PRECAUTION.
Utiliser le mot « prudent » à propos de Pierre, dire que Pierre a été prudent ou décrire
discursivement son comportement comme prudent, c’est toujours pour la TBS lui
attribuer la propriété d’avoir pris des précautions à cause du danger.
10 Carel propose à raison de voir dans la Théorie des Blocs sémantiques « une version
radicale » (29) de la Théorie de l’Argumentation dans la Langue d’Anscombre et Ducrot.
La TBS la prolonge, parce qu’elle inscrit la valeur argumentative des énoncés dans la
signification même des mots ; elle la radicalise, parce qu’elle exclut que les termes
pleins de la langue contiennent autre chose que des aspects argumentatifs. Qu’est-ce
qu’un bloc sémantique ? Un exemple : les adverbes « déjà » et « encore » mettent tous
deux en relation un événement et le temps écoulé avant son apparition, mais alors que
« déjà » dit qu’une chose s’est produite malgré le peu de temps écoulé, « encore » dit
qu’une chose ne s’est pas produite malgré la grande quantité de temps écoulé. La TBS
rend compte de cette distinction en disant que « déjà » et « encore » appartiennent à
deux blocs sémantiques distincts, respectivement le bloc du temps qui apporte, qui voit

Argumentation et Analyse du Discours, 12 | 2014


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le temps comme entraînant l’apparition des choses (TEMPS ECOULE DC PRESENCE) et le


bloc du temps qui emporte, qui voit le temps comme entraînant la disparition des
choses (TEMPS ECOULE PT PRESENCE).
11 Il reste à présenter un dernier couple de notions de la TBS, qui joueront un rôle
important dans l’étude de Salsmann sur le mensongechez Saint Augustin. Il s’agit de la
distinction entre argumentation « interne » et argumentation « externe », les deux
« sortes de liens » qui existent « entre un terme et les aspects argumentatifs qu’il
signifie » (39). On dit d’un aspect qu’il est inscrit dans l’argumentation « interne » d’un
mot quand il préfigure des discours qui ne contiennent pas ce même mot ; on dit en
revanche qu’il appartient à l’argumentation externe, s’il est concrétisé par des discours
où le mot apparaît. Contrairement aux apparences, il ne s’agit pas là d’une distinction
purement formelle. Se demander si l’aspect MENSONGE DC TROMPERIE s’inscrit dans
l’argumentation interne ou externe du mot « mensonge », c’est se demander, comme le
fait saint Augustin, si quelqu’un disant le faux sans avoir l’intention de tromper
appartient ou non à la catégorie des menteurs.

2. Polyphonie et assertivité : une étude « paradoxale »


de « sans doute » ?
12 Le premier article du recueil mobilise des notions introduites par la TAP, mais n’adopte
pas la perspective argumentative de la TBS. Le point de départ de l’interrogation de
Bourmayan est la signification, à l’apparence paradoxale, de « sans doute » : comment
un syntagme dont les termes qui le composent disent l’absence de doute a pu finir par
exprimer la probabilité ou même l’incertitude ? Au lieu de voir dans les emplois actuels
de « sans doute » un renversement antiphrastique de sa valeur sémantique primitive,
Bourmayan défend l’idée, plus inattendue, que le syntagme continue à exprimer la
certitude. Le locuteur actuel de « sans doute » asserterait une vérité, mais une vérité
relative aux seuls informations dont il dispose. La proposition affectée par « sans
doute » serait la conjecture la plus satisfaisante « dans un cadre de vue restreint » (60).
13 Afin de démontrer que ce noyau sémantique est commun à tous les emplois du
syntagme, l’auteur analyse la nouvelle de Balzac La Réquisitionnaire où elle remarque
que « sans doute », dans toutes ses occurrences, modifie le degré de fiabilité de la
proposition qu’il affecte, en limitant le cadre dans lequel elle est affirmée. Cet emploi
« épistémique » de « sans doute » est ensuite comparé avec un autre emploi, dit
argumentatif, qui attribue à la locution une valeur concessive. Dans l’usage
argumentatif tout comme dans l’emploi épistémique, on assiste pour Bourmayan à une
« restriction du cadre » : « sans doute » modalise une proposition en relativisant sa
force argumentative ou sa valeur de vérité. Une seule description sémantique se révèle
donc valable pour rendre compte des deux emplois de l’expression, même si la
distinction entre occurrences argumentatives et épistémiques est maintenue.
14 Les effets discursifs et rhétoriques de « sans doute » sont enfin explorés dans une
dernière partie, où l’auteur s’efforce de déterminer la valeur polyphonique de
l’expression. « Sans doute » semble communiquer une vérité en même temps relative et
non négociable, issue d’une connaissance partielle des faits et imposée par les faits eux-
mêmes. Bourmayan remarque avec justesse que la contradiction disparaît dès lors
qu’on abandonne la notion ducrotienne d’énonciateur au profit de celle de personne
énonciative. Si l’on admet en effet que le mode d’apparition du contenu est

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indépendant de l’instance censée garantir sa vérité, il n’y a rien d’étonnant dans le fait
qu’un locuteur prétende laisser parler le monde dans son objectivité, tout en avouant
ne pas être omniscient. Le paradoxe de la signification contemporaine de « sans doute »
se trouve alors justifié : le sentiment d’incertitude serait une conséquence de la
focalisation externe que « sans doute » impose à la narration, tandis que la signification
primitive (l’absence de doute) serait encore perceptible en raison de la propriété qu’a
« sans doute » de faire apparaître le contenu à travers la voix du Monde.
15 L’étude de Bourmayan soulève des questions qui dépassent le cadre d’une description
sémantique de « sans doute ». En renversant l’analyse conventionnelle qui voit dans
« sans doute » une marque de subjectivité, l’article corrobore les théories actuelles de
la polyphonie (Carel, Rabatel…) qui envisagent l’énonciateur autrement que comme la
source de la profération et il encourage à réexaminer de manière comparative les
locutions traditionnellement classées comme « marques de la probabilité » (sans doute,
peut-être, probablement, vraisemblablement…). Une autre dimension à explorer
intéresse la notion de « cadre de vue » et ce qu’elle pourrait apporter à l’analyse
argumentative et rhétorique des discours et des textes. Bourmayan ouvre sur une
interrogation rhétorique, en évoquant deux situations discursives où la restriction du
« cadre de vue » opéré par « sans doute » peut se révéler efficace : les discours de
disculpation (où « sans doute » permet de reconnaître ses torts et de les minimiser par
le même mouvement) et les discours faussement compréhensifs (où « sans doute »
permet de faire rentrer les propos de l’interlocuteur dans un cadre idéologique
contraignant). Irrecevable pour les théories de l’argumentation dans la langue – en ce
qu’elle présuppose le maintien de l’hypothèse vériconditionnelle – la notion de « cadre
de vue », telle qu’elle est mobilisée par Bourmayan, pourrait se révéler un outil
d’analyse précieux pour l’étude de l’argumentation dans le discours.

3. Dédoublement et désinvestissement du locuteur :


comment Jemet en scène Je ?
16 L’article de Magdalena Campora se distingue par la manière dont l’auteur interroge le
texte. L’Argumentum Ornithologicum est en effet moins un réservoir d’exemples
permettant de tester et d’affiner une hypothèse linguistique qu’un objet complexe qui
entraîne une complexification des outils théoriques tâchant de le décrire. Le texte de
Borges constitue pour Campora ce que Benveniste appelle un problème : la difficulté de
ce texte - à la fois « ridicule » et « recevable » (101) - finit par faire apparaître une
difficulté propre à la langue. Le point de départ, c’est donc une impression de lecture :
d’où vient l’effet d’exercice raté produit par l’Argumentum Ornithologicum ?
Contrairement à la plupart des critiques, qui s’efforcent d’identifier les prétendues
erreurs de raisonnement commis par le narrateur, Campora avance l’hypothèse que le
sentiment de ratage est provoqué par la structure énonciative du texte. Le Jequi dit voir
un vol d’oiseau ne serait pas le même Jequi s’efforce ensuite de déterminer le nombre
d’oiseaux vus. A un « je d’expérience », qui décrit ce qu’il voit lorsqu’il ferme les yeux,
se substitue un « je raisonneur », qui prétend tirer de cette expérience une preuve de
l’existence de Dieu. L’analyse détaillée de ces deux instances locutives conduit Campora
à une conclusion qui peut surprendre : l’absurdité de la démonstration théologique
menée par Borges n’est pour rien dans le sentiment d’imposture donné par le texte. Ce
qui « rate » est la tentative du « je raisonneur » de tirer de l’expérience du premier

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locuteur une information qu’il avait maintenue sous silence. Le véritable responsable
du ratage serait alors le « je d’expérience » : ce sont ses choix lexicaux, discursifs et
narratifs qui rendent impossible au deuxième locuteur la détermination du nombre
d’oiseaux.
17 La première partie a une fonction essentiellement introductive : Campora fait
intervenir notamment la notion d’ « écho imitatif » et la distinction entre « locuteur
premier » et « locuteur second » (Ducrot 1984), qui lui permettront de rendre compte
énonciativement du changement de ton perceptible à partir de la quatrième phrase du
texte. Or, si la thèse d’un dédoublement du locuteur est tout à fait convaincante,
l’identification d’un « locuteur premier » est problématique. Il est vrai qu’on peut dire
que l’ensemble du texte est pris en charge par le « je d’expérience » et que ceJe met en
scène, à partir de la quatrième phrase, la parole d’un pédant et ridicule professeur de
théologie ; il serait cependant tout aussi possible d’imputer la globalité du texte au « je
raisonneur » et de supposer qu’il donne la parole, dans les trois premières phrases, à
un sujet fictif censé faire l’expérience qu’il tâche d’analyser (il s’agit d’un procédé très
fréquent dans les écrits philosophiques, notamment d’empreinte phénoménologique).
L’indécidabilité de l’instance locutive première n’invalide en rien la démonstration de
Campora, mais elle permet peut-être de comprendre l’oscillation entre un emploi
technique et un emploi non technique de l’expression « locuteur premier ». La
primauté du « je d’expérience » sur le « je raisonneur » serait finalement moins
énonciative que relative à l’ordre d’apparition des locuteurs dans le texte.
18 Après l’originalité de l’approche choisie, la qualité de démonstration mérite
maintenant d’être saluée. La thèse de Campora s’appuie sur l’analyse sémantique,
discursive et narrative des énoncés attribués au « je d’expérience » et au « je
raisonneur ». Dans le but d’identifier les marques textuelles qui rendent impossible la
détermination du nombre, elle mobilise des connaissances qui relèvent à la fois de la
linguistique, de la philosophie et des études littéraires. Les thèses de Genette sur
l’économie narrative, les analyses de Carel sur la valeur sémantique du pluriel,
l’opposition que propose Wittgenstein entre usage « objectif » et « subjectif » de Je ainsi
que les réflexions d’Abélard et Buridan sur l’article indéfini, loin de brouiller l’analyse,
contribuent à construire une démonstration cohérente, aussi captivante que
rigoureuse. On remarque en particulier la pertinence de la distinction entre « je
externe » (qui peut être introduit par « à mon avis ») et « je interne » (qui n’accepte pas
cette modalisation), distinction qui mériterait d’être investie dans les études du
monologue intérieur et dans l’analyse des textes monologiques.

4. L’auteur serait-il une notion linguistique ?


19 L’étude de Dario Compagno, troisième contribution à cet ouvrage, se donne deux
objectifs : identifier ce qui distingue le discours de fiction du discours non fictionnel et
décrire de manière satisfaisante la figure de la métalepse. Loin d’être indépendantes,
les deux parties de l’étude, consacrées respectivement à la fiction et à la métalepse,
peuvent être considérées chacune comme l’illustration de la thèse avancée par l’autre.
L’analyse de la métalepse permet de tester et de confirmer l’hypothèse de Compagno
selon laquelle la spécificité du récit fictionnel tient à sa double énonciation. A son tour,
l’approche polyphonique du discours de fiction arrive à rendre compte de
« l’irréductible indétermination de la métalepse » (132) et à montrer comment cette

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indétermination est escamotée aussi bien par les théories de la « fiction intermittente »
(dont les tenants, comme Searle, considèrent la métalepse comme une prise de parole
de l’auteur) que par les théories de la « fiction continue » (dont les tenants, comme
Genette, refusent l’idée d’une « vacance » de la voix narrative).
20 Si les questions que se pose Compagno sont donc parmi les plus débattues, sa démarche
est profondément originale car elle se fonde sur la conviction que l’interprétation du
discours fictionnel exige la reconnaissance d’une instance auctoriale. En allant ainsi à
l’encontre de la plupart des approches linguistiques, sémiotiques et narratologiques
actuelles, Compagno affirme que « l’interprétation du récit de fiction demande qu’un
auteur soit identifié également à côté du narrateur » (108). Chose encore plus
étonnante, cette atteinte portée contre un des fondements du structuralisme est mené
par un sémiologue qui mobilise les textes et les méthodes de l’analyse structurale
(Ducrot, Genette, Searle). Grâce à cet ancrage théorique, l’article finit par avoir le
double mérite de retracer la généalogie d’un problème et de l’aborder sous un angle de
vue inédit.
21 L’étude débute par un constat qui peut paraître banal : alors que le discours « sérieux »
exige que son locuteur soit effectivement responsable de ce qui est dit, dans le discours
de fiction, le responsable apparent de ce qui est dit (le narrateur) n’est pas son
responsable effectif (l’auteur). Compagno est convaincu que les sciences du langage
n’ont pas su tirer les conséquences de cette évidence et cela à cause du peu
d’importance qu’elles ont accordé à la figure de l’auteur. D’une part, les sémioticiens
ont eu tendance à considérer l’auteur comme une instance extra-textuelle et par là
comme un objet d’étude non pertinent pour l’analyse « interne » du sens. D’autre part,
les théories de la polyphonie inspirées de Ducrot ont privilégié la relation entre le
locuteur et les énonciateurs ou les rapports entre les énonciateurs, en négligeant
l’étude des instances locutives. C’est en croisant les deux perspectives, sémiotique et
énonciative, que Compagno avance la thèse que, dans le discours de fiction, les mots
construisent deux êtres discursifs distincts, l’un qui est responsable du contenu dans
l’univers fictionnel (le narrateur), l’autre qui en est responsable dans le monde réel
(l’auteur). Il ne s’agit pas tellement de dire que les mots communiquent un sens
différent selon qu’on les attribue au narrateur ou à l’auteur, mais d’affirmer que les
mêmes mots associent des propriétés distinctes au narrateur et à l’auteur. L’auteur et le
narrateur sont donc envisagés en tant que locuteurs lambda : deux êtres du monde
ayant d’autres propriétés outre celle d’être les responsables de l’énonciation.
22 Dans les trois premières parties, Compagno développe sa démonstration qui porte sur
la double énonciation à l’œuvre dans le discours de fiction. Dans le prolongement des
analyses de Searle, il approche la question de la fiction par le biais de l’opposition
vérité/mensonge, en décrivant la spécificité du discours fictionnel avec la notion de
« faire semblant ». Le récit de fiction serait un discours qui ne respecte pas les
conventions linguistiques qui imposent de dire la vérité, sans pour autant être un
discours qui cherche à tromper. L’hypothèse de Compagno – qui prend ainsi les
distances de l’approche descriptiviste de Searle - est que ces conventions sont
strictement énonciatives : dans le discours non fictionnel, le locuteur s’engage à dire la
vérité en se présentant comme responsable de l’énonciation. Remarquons ici que la
notion de responsabilité semble ambigüe. Est-ce à dire que le locuteur du récit de
fiction n’est pas responsable de l’énonciation, est-ce dire que le narrateur n’est que le
responsable « apparent » de l’énoncé, l’auteur étant la véritable source de sa

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profération (c’est l’approche défendue dans les deux premières parties) ? Ou est-ce dire
qu’un seul locuteur L se présente comme responsable de l’énonciation alors que
l’énoncé parle de deux êtres, de deux instances distinctes qui donnent sens aux mots
(c’est l’approche défendue dans la troisième partie) ? Les deux affirmations ne me
semblent pas équivalentes car la première envisage l’auteur et le narrateur comme
deux sujets purement formels, alors que la deuxième les décrit comme des « êtres du
monde construit par le discours ».
23 A l’étude de la métalepse est enfin consacré le dernier chapitre. Compagno remarque
avec justesse que la métalepse n’est pas la seule figure où l’énonciation réelle et
l’énonciation fictionnelle semblent se confondre. Trois autres figures pourraient être
évoqués pour démentir la thèse d’une double énonciation inhérente au récit de fiction :
l’antimétalepse (les mots attribués au narrateur renvoient à l’univers de référence de
l’auteur), l’autofiction (le narrateur déclare raconter une expérience réellement vécue)
et la fausse chronique (le narrateur prétend être l’auteur du livre qu’on est en train de
lire). Compagno analyse la manière dont ses figures interviennent dans des extraits
tirés respectivement de Jacques le fataliste de Diderot, Zadig de Voltaire, la Divine comédie
de Dante et Le horla de Maupassant, textes et auteurs particulièrement chers aux
narratologues. L’analyse se révèle pleinement convaincante, loin de mettre à mal la
théorie de la double énonciation, elle la confirme : c’est seulement en reconnaissant
que le discours parle au même temps des deux êtres, de l’auteur et du narrateur, que
l’on arrive à rendre compte des effets de sens produits par la métalepse.

5. « Maintenant » : un opérateur argumentatif et


polyphonique
24 L’étude d’Alfredo Lescano s’efforce de répondre à deux questions, qui au premier abord
peuvent apparaître bien éloignées. La première, strictement linguistique, s’inscrit
traditionnellement dans les études sur l’énonciation, en son sens concret de prise de
parole : le classement de « maintenant » parmi les déictiques est-il vraiment
satisfaisant ? La deuxième relève de l’histoire et de la critique littéraire : comment la
sortie de La jalousie de Robbe-Grillet en 1957 a pu partager la critique au point que d’un
côté, l’on soulignait le désinvestissement et presque la déshumanisation de la voix
narrative et de l’autre, l’on proposait de lire le texte comme un long monologue
intérieur ? En réalité, le questionnement linguistique et l’analyse littéraire se croisent à
quatre niveaux – sémantique, stylistique, herméneutique et narratif - et ils contribuent
tous deux à élaborer des propositions théoriques inédites.
25 Le premier niveau où se croisent étude de la langue et analyse du texte, c’est le niveau
sémantique. L’analyse de La jalousie affine et valide la description de « maintenant »
proposée par Lescano, pour qui « sous son allure d’étiquette déictique, “maintenant”
cache une nature d’opérateur argumentatif et polyphonique » (172). Au niveau
stylistique, la distinction linguistique entre « maintenant de transformation » et «
maintenant scénique » - élaborée dans la première partie de l’étude – fait apparaître un
trait stylistique propre au texte de Robbe-Grillet : la présence massive de la voix du
Témoin. La détermination du ton se révèle ensuite décisive pour examiner, dans la
deuxième partie, sur quoi porte l’ambigüité du texte. Selon Lescano, la présence de la
voix du Témoin est la principale condition linguistique qui autorise « en même temps
et de façon légitime » (185) une interprétation de La jalousie sous le mode de la

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focalisation externe (lecture objective) et sous le mode de la focalisation interne


(lecture subjective). On arrive ainsi au quatrième niveau où l’adoption d’une
perspective linguistique et littéraire se révèle fructueux, l’étude de la focalisation
narrative. L’analyse de La jalousie et la description linguistique du « maintenant
scénique » montrent conjointement la pertinence de la séparation entre les
phénomènes de focalisation et de polyphonie, contrairement à ce queproposent les
théories scandinaves de la polyphonie (Scapoline).
26 Lecano met en évidence les problèmes qui découlent du classement du « maintenant »
dit temporel parmi les déictiques. En suivant les remarques de Recanati, il identifie et
analyse des occurrences de l’adverbe qui ne font pas référence au moment de
l’énonciation et qui ne s’expliquent pas non plus par un changement du centre
déictique (par ex., par le passage de Je à Ildans le discours indirect ou à Tu dans les
manuels d’instruction). Lescano reprend à Recanti que « maintenant » signale un
contraste, mais sa description s’oppose à celle de Recanati en deux points. Tout
d’abord, il va plus loin que Recanati en ce qu’il inscrit dans la signification même du
mot « maintenant » l’idée de contraste que Recanati considère comme un effet produit
par son emploi. D’autre part, il s’éloigne encore plus que Recanati de l’approche
référentialiste en montrant que le contraste n’est pas entre deux moments successifs
où l’on peut situer un événement (l’un proche, l’autre lointain), mais entre deux
propriétés qu’on attribue successivement à ce dont on parle. La Théorie des Blocs
sémantiques permet de formuler cela en disant que « maintenant » introduit le
deuxième segment d’un enchaînement argumentatif transgressif et que cet
enchaînement communique qu’il y a eu une « transformation » : au moment T 1, l’objet
du discours avait la propriété X et pourtant au moment T2 il se trouve avoir une
propriété argumentativement inverse. Le vers de Hugo Hier, la grande armée, et
maintenant troupeau permet d’illustrer cet emploi de « maintenant », dit de
transformation.
27 Après la transgressivité, Lescano identifie un autre emploi qui fait de « maintenant » un
opérateur énonciatif : l’adverbe détermine le ton des contenus qu’il introduit. Le
deuxième chapitre est en effet consacré à l’analyse d’un emploi de « maintenant » qui
apparaît seulement dans des énoncés portés par la voix du Témoin, à savoir les énoncés
où le locuteur adopte « une attitude énonciative qui consiste à parler comme un témoin »
(155). L’auteur appelle cet emploi « scénique » parce que l’adverbe isole une scène en la
séparant de la précédente, « maintenant » signale que l’énoncé est sémantiquement
autonome vis-à-vis du fragment précédent. En termes plus techniques, on dira que
« maintenant » établit une limite à l’expression d’un aspect argumentatif. Enonciatif en
cela qu’il marque la voix du Témoin, cet emploi serait donc également argumentatif.
28 Lescano met les outils de la Théorie des Blocs sémantiques et de la Théorie
argumentative de la Polyphonie au service d’une sorte de « critique de la critique », qui
prolonge et accrédite l’analyse de Genette. Le principal mérite de sa dernière partie est
en effet d’identifier les conditions linguistiques qui rendent légitimes deux
interprétations critiques inconciliables : une lecture « subjective », qui identifie le
narrateur au personnage du mari et une lecture « objective », qui attribue la narration
à une voix non diégétique. Selon Lescano, deux éléments sont responsables de cette
indécision au regard de la focalisation adoptée : la fréquence des « maintenant
scénique » et l’association des contenus sémantique à la voix du Témoin. La
concomitance de ses deux phénomènes dans le texte de Robbe-Grillet n’est pas anodine

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et elle permet à l’auteur de préciser sa position théorique au sujet de la relation entre


focalisation et voix énonciative. En affirmant que la présence de la voix du Témoin est
une condition nécessaire pour qu’il y ait focalisation, Lescano s’oppose aussi bien à
Bourmayan, selon qui la focalisation externe est compatible avec la voix du Monde,
qu’aux théories scandinaves de la polyphonie, dont les auteurs n’accepteraient pas
d’associer à la focalisation interne et externe la même voix énonciative. Son article
montre bien que l’analyse d’un texte littéraire peut contribuer non seulement à
illustrer, mais véritablement à élaborer des théories de linguistique générale.

6. La TBS au service de la philosophie


29 Dans le dernier article du livre, Margot Salsmann étudie la signification argumentative
du mot « mensonge », en mobilisant la Théorie des Blocs sémantiques. Comme chez
Lescano, l’analyse sémantique est couplée à l’analyse d’un texte, ici un passage de Du
mensonge de Saint Augustin. L’approche de Salsmann cependant n’est ni stylistique ni
herméneutique : elle ne cherche ni à identifier les conditions linguistiques responsables
d’un certain effet textuel ni à proposer ou à défendre une certaine interprétation du
texte. Ce qu’elle étudie est la manière dont Saint Augustin « manipule » les aspects
argumentatifs inscrits dans la signification du mot « mensonge », dans le but de
corriger l’amoralité de la langue, pour laquelle il peut y avoir tromperie sans mensonge
et mensonge sans tromperie.
30 L’originalité de la démarche choisie apparaît dès la première partie, où sont explorés
les apports de la linguistique à la réflexion philosophique. Une phrase de Nietzsche
s’impose comme une sorte de devise : « Le philosophe est pris dans les filets du
langage » (Le livre du philosophe, 83). On aurait tort d’y lire une incitation à se libérer de
la mainmise des mots sur la pensée et à élaborer des concepts permettant de rendre
compte directement et univoquement de ce qui existe. Au contraire, Salsmann
encourage les philosophes à interroger les mots, à les prendre au sérieux, non pas dans
le but d’atteindre le monde, mais de comprendre le sens que l’homme lui a donné. En
raison de sa perspective non descriptiviste, la TBS devient alors un outil théorique
précieux pour « travailler sur les mots afin de révéler l’interprétation du monde qu’ils
expriment » (192).
31 Le choix d’une sémantique argumentative et non pragmatique n’est qu’un des points
qui distinguent la démarche de Salsmann de la méthode analytique. Pour s’en rendre
compte il suffit de remarquer que dans son étude l’analyse de la signification du mot
« mensonge » précède l’examen des situations où le terme est employé. Plus
précisément, l’analyse avance en allant du maximum de contrainte imposé par la
langue au maximum de liberté accordé au locuteur : la deuxième et la troisième partie
identifient les aspects argumentatifs contenus dans l’argumentation interne de
« mentir » (auxquels la langue associe un connecteur transgressif), la quatrième
identifie quelques aspects contenus dans l’argumentation externe (qui laissent le choix
au locuteur entre un connecteur normatif ou transgressif). Enfin, la cinquième partie
détermine les aspects argumentatifs que le texte de Saint Augustin associe au mot
« mensonge », dont certains ne sont pas « autorisés » par la langue (ils ne sont pas
inscrits dans la signification du mot). Au cours de la démonstration, les
conceptualisations du mensonge proposées par Platon, Kant, Derrida et Nietzsche sont

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aussi évoquées, dans le but de montrer comment les philosophes questionnent la


langue lorsqu’ils interrogent un concept.
32 Je me limiterai ici à présenter les propositions théoriques avancées par Salsmann. Le
constat de départ est la non-coïncidence sémantique entre « mentir » et « dire le
faux » : « mentir » n’est pas le contraire de « dire la vérité ». Pour qu’il y ait mensonge,
en effet, il ne suffit pas que le locuteur dise quelque chose de faux, il faut aussi qu’il
sache que ce qu’il dit est faux. Un premier aspect communiqué par « mentir » est donc
SAVOIR QUE C’EST FAUX PT AFFIRMER. Un deuxième trait définitoire du menteur tient
à sa duplicité : on dit de quelqu’un qui ment, lorsqu’il connaît le vrai et pourtant dit le
faux. Salsmann met donc dans l’argumentation interne de « mentir » un deuxième
aspect SAVOIR CE QUI EST VRAI PT DIRE QUELQUE CHOSE DE FAUX. A partir de ces
deux aspects, elle construit deux blocs sémantiques qui respectent tous les critères
permettant de discriminer une argumentation interne (mise en situation, négation et
gradation).
33 La relation du mensonge à la fausseté apparaît encore plus riche dès que l’auteur se met
à examiner les aspects contenus dans l’argumentation externe de « mentir », dans le
but de préciser la relation que le mensonge entretient avec la tromperie, la simulation,
la dissimulation et la vraisemblance. En comparant les argumentations externes de
« mentir » et de « dire la vérité », on est porté à croire les deux expressions
argumentativement inverses : là où « mentir » impose un connecteur normatif, « dire la
vérité » en impose un transgressif et vice versa. Il est cependant possibles que le même
connecteur relie « mentir » et « dire la vérité » à la même suite, par exemple,
« tromper ». C’est tout le problème de Saint Augustin : on peut tromper sans dire le
faux tout comme on peut d’ailleursdire le faux sans tromper. Est-ce dire que celui qui
dit le faux sans tromper ne ment pas ? Ou que tromper en disant le vrai, ce n’est pas
mentir ?
34 Salsmann a raison de dire que Saint Augustin cherche à échapper à cette possibilité
ouverte par la langue par un travail de redéfinition du mot « mensonge ». La thèse est
d’autant plus convaincante que l’auteur arrive à identifier les deux opérations
linguistiques – autant dire les manipulations sémantico-argumentatives - qui
permettent au théologien de sortir de son embarras. L’efficace de la première
manipulation tiendrait à la nature doxale du jugement proposé : les mots que Saint
Augustin emploie pour décrire celui qui dit le faux sans avoir l’intention de tromper
construisent l’aspect MENSONGE PT NEG TROMPER qui est inscrit dans la signification
même du mot « mentir » (c’est une de ses argumentations externes). La réponse était
donc déjà contenue dans la question : celui qui dit le faux sans tromper, c’est tout de
même un menteur. Salsmann s’attaque ensuite au cas de celui qui trompe en disant la
vérité et elle montre qu’il est intégré parmi les menteurs par une opération qui,
contrairement à la précédente, n’est pas « autorisée » par la langue. Saint Augustin
assimile en effet au mot « mensonge » un seul des deux aspects inscrits dans son
argumentation externe : il « internalise » l’aspect LEURRE DC FAIRE ACCROIRE. C’est
ainsi qu’il arrive à redéfinir le mensonge comme « une tentative de tromperie par le
langage (que cela soit en disant le faux ou en disant le vrai) » (240). Une fois la lecture
de l’article terminée, les philosophes auront été récompensés de l’effort mis pour se
familiariser avec le vocabulaire technique de la TBS : en montrant comment Saint
Augustin « s’est débattu avec la langue », l’analyse de Salsmann fait apparaître les

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véritables enjeux du problème qu’était pour lui le mensonge et elle permet de


« retrouver le questionnement qui l’a fait naître » (243).

7. Recueil d’articles ou ouvrage collectif ?


35 Après avoir analysé et commenté les contributions réunies dans ce volume, il est
possible de revenir à la question s’il faut se fier à la quatrième de couverture et lire
l’ouvrage comme un recueil d’articles, ou plutôt interpréter l’introduction et la
bibliographie communes comme encadrant les cinq chapitres d’un seul et même
ouvrage. Je trancherai finalement pour la première solution, parce que l’unité et la
cohérence du livre ne sont pas imposées à l’avance, elles ne résultent pas de
l’application systématique de notions définies une fois pour toutes ou de l’adhésion
totale et acritique à une théorie préalablement élaborée. Au contraire, ce n’est qu’à la
fin que le lecteur saisit la profonde unité de ce recueil, unité subtile et discrète,
perceptible dans la fréquence d’une certaine tournure verbale, dans les multiples
évocations d’un auteur, dans l’intérêt pour un certain type de textes. S’il est vrai que
chaque article développe un questionnement qui plonge ses racines dans le champ de
connaissances propre à son auteur et qu’il propose une approche spécifique aux textes
littéraires ou philosophiques, il est vrai aussi que toutes les études confirment les
hypothèses (du moins certaines hypothèses) de la TAP ou de la TBS et encouragent à
développer les recherches sur l’argumentation et la polyphonie d’un point de vue
sémantique. On aurait presque envie d’attribuer à Argumentation et Polyphonie la
propriété d’être composé d’articles autonomes - et pourtant d’être un livre.

AUTEURS
FRANCESCA MAMBELLI
EHESS-CRAL

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