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Geoffrey Rousseau – Majeure PPE Pensée politique : Histoire et Théorie

"Fondements de la philosophie et de la pensée réactionnaire et contre-révolutionnaire à


partir de Considérations sur la France (1796) et Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques (1814) de Joseph de Maistre"

« La contre-révolution ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la


Révolution ».

Penser la Réaction et la pensée contre-révolutionnaire peut sembler daté. Un vain exercice


intellectuel mêlant philosophie, histoire, politique et religion sur un corpus d’idées presque
mortes. Il s’agit pourtant de comprendre les procédés philosophiques et rhétoriques qui ont
nourri une pensée, une dialectique qui constitue pourtant une permanence de l’esprit humain.
Car l’homme réagit, tantôt positivement, tantôt négativement, face aux événements grands ou
petits qui se déploient face à lui. C’est là, la véritable clef de compréhension de la pensée contre-
révolutionnaire. La Réaction réagit à l’événement majeur qu’est la Révolution française. De la
fin du XVIIIe au début du XIXe siècle, des penseurs, mêlant volontiers philosophie et pamphlet,
ont prétendu opposer au discours révolutionnaire une pensée contraire. Ainsi, des penseurs
comme Edmund Burke, Louis de Bonald ou, celui sur lequel notre développement va s’attarder,
Joseph de Maistre ont érigé une philosophie de la contre-révolution. Réagissant à ce qui apparaît
comme un cataclysme inédit, Joseph de Maistre, qui n’est pas Français mais sujet du roi de
Piémont-Sardaigne, rédige plusieurs essais et textes qui vont structurer le courant réactionnaire
européen. Les plus fameux de ces textes sont ses Considérations sur la France, publiées en
1796 ; et son Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, publié en 1814. Ils
nous permettent de saisir les conceptions philosophiques, morales et politiques de ce courant
de pensée. Il apparaît donc légitime de faire apparaître à la lueur des écrits de Joseph de Maistre,
les éléments qui fondent la pensée réactionnaire et contre-révolutionnaire, dans un effort qui ne
peut passer que par la philosophie de l’histoire, la théologie et la théorie politique. Car la contre-
révolution est un projet, un but politique affirmé bien qu’inscrit dans un contexte historique
précis : c’est un « effort solennel fait pour régénérer une grande nation mortellement
malade »1.

1
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 381

1
1. Une philosophie providentialisme fondée sur une lecture prophétique de l’Histoire

Le projet de Joseph de Maistre est multiple. Il s’agit à la fois de produire un essai de


philosophie politique, mais aussi une méditation sur l’histoire aux ambitions métaphysiques.
Car il ne s’agit pas seulement d’un exposé austère de principes de droits, de lois ou de principes
constitutionnels ou juridiques, mais bien davantage de permettre l’éclosion d’une pensée
politique qui dépasserait le constat, ici purement négatif, des événements. La proposition
maistrienne est donc d’offrir une alternative à la stupeur et l’affolement face à l’effondrement
de l’Ancien Régime et des piliers fondamentaux de l’ordre ancien pour essayer d’y chercher un
sens. Car l’histoire ne saurait être une folie vide sens, et cela appelle à une perspective
providentielle. La proposition de Maistre n’est donc pas seulement une analyse strictement
politique du cataclysme révolutionnaire, mais est une véritable théologie politique qui déplace
l’enjeu au-dessus des hommes, sur le plan métaphysique et religieux. Pour citer Pierre Glaudes,
« penser la Révolution, c’est donc surmonter sa stupeur devant l’incompréhensible
effondrement des anciennes traditions, pour y chercher la signification transcendante de
l’événement »2.

1.1.La Révolution contre Dieu : le projet « métapolitique » de Joseph de Maistre

En formulant une théorie politique à portée universelle qui formule un ensemble de


principes fondamentaux, Joseph de Maistre formule une « métapolitique », une volonté
d’expression totalisante de la pensée tant politique que métaphysique. De cette volonté initiale,
Maistre entend s’extraire d’une vision de l’histoire comme dénuée de sens, pour que celle-ci
devienne symbole de la réunion du politique et du théologique. Cet effort de resymbolisation
de l’histoire, d’un chaos à un texte intelligible, est celui qui fonde la pensée de Maistre et sa
volonté de résoudre l’énigme révolutionnaire. L’histoire constitue une somme d’événements et
de circonstances à l’articulation obscure, entre le divin et le mal. La Révolution française est
sans précédent dans l’histoire humaine par son « caractère satanique » qui surpasse et la
distingue de toutes autres événements antérieurs. Néanmoins, c’est cette particularité qui
implique pour Maistre de replacer l’événement dans un logique providentielle qui donne un
sens et une signification à l’événement. Le mal, esprit de révolte et force de division, ne saurait
être que temporaire dans la théologie politique qui présuppose le retour à l’ordre véritable

2
Voir GLAUDES, Pierre, « Introduction aux Considérations sur la France », in Joseph de Maistre: Œuvres,
Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 188

2
autour de l’expression humaine de la souveraineté de Dieu, c’est-à-dire le retour du principe de
la monarchie absolue, gage de l’unité retrouvée. Dès lors, pour Maistre, il faut « admirer l’ordre
dans le désordre ».3 Le contre-révolutionnaire contemple dans la Révolution la Divinité, car la
négation n’existe que par l’affirmation : Satan n’est que par rapport à Dieu. En s’arrachant à la
stricte négativité ou à l’horreur, Maistre dévoile la raison d’être de la Révolution comme étant
l’opposition à l’être, et la contre-révolution comme son affirmation.

Joseph de Maistre développe une esthétique politique du sublime et fait de l’événement


horrifique – la Révolution – une chose presque délectable, une métamorphose de la négativité
de l’événement historique pour aboutir in fine à un dénouement heureux, fût-ce au prix de
bouleversements et désordres nombreux mais finalement limité dans le temps. La Révolution
est monstrueuse, les révolutions sont des monstres, des êtres dénaturés et corrompus mais qui,
pour Maistre, sont des exceptions qui, loin de remettre en cause l’ordre général et idéal, en
deviennent une nécessité magnifique qui soulignent – avec la distance – l’éclat et la puissance
du système traditionnel de la Monarchie absolue, un retour à la légitimité politique véritable.
Cette philosophie historique et politique annonce un retour à l’harmonie dont le fait
révolutionnaire n’est qu’un obscurcissement temporaire à qui succèdera une unité de sens
retrouvée. La contre-révolution et la restauration sont pour Maistre des nécessités « douces et
impérieuses »4, un retour à l’ordre naturel, non une autre Révolution mais son contraire absolu.

1.2.La Providence ou la permanence d’un ordre divin qui ordonne les actions humaines

Au cœur de la pensée maistrienne, il y a la réaction à l’événement central de ce temps,


la Révolution française. L’état prérévolutionnaire de la France est celui de l’état « très
chrétien », qui dispose d’un magistère moral et religieux majeur sur l’ensemble de l’Europe.
Cette grande influence expliquant d’ailleurs, après la survenue de la « perversion »
révolutionnaire, la considérable ampleur des capacités et des forces de la France
révolutionnaire. Maistre insiste sur l’importance de la différence entre actions dictées par un
sentiment personnel du bien et le concept même de Bien : les vues humaines transforment une
action fondamentalement criminelle en une bonne. Il en déduit que le crime le plus atroce est
celui qui s’attaque à la souveraineté ; ainsi, le régicide, la mort de Louis XVI, apparaît comme
le crime politique par excellence, détruisant l’ancienne souveraineté pour la fausse, celle de la
Nation et du Peuple, celle de la Révolution. Le cours naturel de la Révolution est que ses

3
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 205
4
Ibid, p. 259

3
premiers défenseurs aient été les premiers à tomber sous sa propre répression. Il s’agit là d’une
forme de la Providence qui entend que la véritable contre-révolution ne survienne qu’après que
les événements aient suivi leur cours naturel. Maistre admet qu’il fallait que les nombreux
acteurs de la Révolution se détruisent les uns les autres – à travers la Terreur notamment - et
s’attribuent d’eux-mêmes la sanglante tâche de punir un crime aussi grand que son nombre de
coupables est immense. La Providence rend nécessaire l’ensemble des violences pour permettre
le retour à l’ordre politique naturelle. Cet horizon providentialiste admet, une fois la Révolution
enclenchée, qu’elle doit suivre son cours naturel et ne pas entraver son développement
nécessaire au retour de la bonne souveraineté politique dans le futur. Maistre évoque la
paradoxale Providence de la Révolution : « Tous les monstres que la Révolution a enfantés,
n’ont travaillé, suivant les apparences que pour la royauté »5.

Ainsi, l’inévitable contre-révolution ne peut advenir qu’avec le retour des « vertus douces »6 et
surtout avec le retour de la paix. Ce retour à l’ordre, celui d’avant la Révolution, n’est possible
qu’avec l’assentiment et le ressenti par le peuple des amères conséquences de la Révolution.
Or, la Révolution a tiré sa force et sa légitimité de ce peuple auquel elle a prétendu et a cru
donner la souveraineté, et a fait en sorte de l’épargner le plus possible pour se préserver elle-
même. Pour Maistre, le succès de la Révolution est passé par plusieurs étapes successives dont
les principales sont : l’avilissement de l’armée et celui de l’Église. Les causes en sont profondes
et il faudrait remonter à l’évolution historique et sociale de la France du XVIIIe siècle pour en
comprendre le faisceau divers des raisons et explications. Toujours est-il que ce fut le siècle où
les structures traditionnelles ont failli aussi bien par leurs erreurs internes que par la diffamation.
L’abaissement dans l’opinion publique de la religion, son effacement est perçu par Maistre
comme une action de la Providence pour qu’elle puisse régénérer la société. C’est dans
l’opposition du christianisme à la « déesse Raison »7 que s’inscrit le propos de Joseph de
Maistre. Il le présente comme un combat, une croisade entre le bien et le mal. Dans cet
antagonisme, la Révolution morale, a priori purement négative pour Maistre et les opposants à
la Révolution, se révèle être une chance, une occasion comme mal nécessaire de reforger l’esprit
religieux chrétien, préalable nécessaire à la contre-révolution. La Révolution et la contre-
révolution sont ainsi punition et récompense : une manière pour la Providence divine de
refonder la société sur des fondements sains que la société française du XVIIIe siècle prétendait

5
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 208
6
Ibid, p. 208
7
Ibid, p. 211

4
abandonner et dépasser. Une action providentielle, fût-ce au prix d’une succession de
massacres, de crimes et de violences, tout autant que punitive pour l’arrogance d’hommes qui
ont prétendu renverser l’ordre naturel, et qui permet à Maistre d’affirmer que « l’horrible
effusion du sang humain, occasionnée par cette grande commotion, est un moyen terrible ;
cependant c’est un moyen autant qu’une punition »8.

1.3.Réaction et contre-révolution : prophéties morales et philosophies de l’Histoire

En s’opposant à la philosophie des Lumières et tout particulièrement à Rousseau,


Maistre pose le principe que l’état naturel et habituel de l’homme est la guerre. Il ne s’agit pas
d’être favorable à la succession des guerres, conflits et massacres qui ont rythmé l’histoire
humaine, mais de s’éloigner de visions utopiques pacifistes qui ont dominé les consciences du
XVIIIe siècle. Le seul moyen d’éviter « le fléau de la guerre est de comprimer les désordres
qui amènent cette terrible purification »9 Là où les philosophes des Lumières, en guise
d’explication, invoquent les ravages du fanatisme religieux qui maintient l’homme dans les
ténèbres de la barbarie, faisant alors le vœu qu’il suffirait de faire reculer la superstition pour
que la raison libérée des dieux conduise l’homme à une paix perpétuelle ; Maistre table sur le
fait que la modernité prétendument émancipatrice ne participe que plus activement à rendre les
guerres plus meurtrières et destructrices. L’explication métaphysique de la guerre de la
légitimité de la guerre est à chercher dans le surnaturel. En effet, comment expliquer l’aspect
terrifiant, absurde et inhumain de la violence de la guerre si ce n’est dans des causes qui
justement dépasse l’humain. Ainsi, pour Maistre, la guerre par son atrocité incompréhensible
est preuve d’une force supérieure à l’homme. Dans cette vision apocalyptique de l’homme,
condamné à la violence par nature, on peut trouver une forme de justification de la violence
comme purificatrice. On retrouve l’idée du mal pour un bien dans ce « décret divin » permis
par le libre arbitre donné par Dieu aux hommes. Ainsi, Dieu ne consent à la violence qu’à regret,
pour exercer sa Providence qui est la condition de la régénération morale des peuples à travers
les guerres qui punissent tout autant qu’elles sauvent les hommes marqués par le Péché originel
dans une fureur sacrée qui ne peut cesser qu’avec le mal lui-même à la fin des temps.

8
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 212
9
Ibid, p. 217

5
La réaction maistrienne s’oppose à l’affirmation ou dogme révolutionnaire du droit naturel des
hommes à la liberté. Maistre dresse le constat implacable de l’autorité de l’histoire qui dans ses
méandres dévoile la nécessité de l’inégalité sociale et l’absurdité tout autant que le ridicule des
croyances libérales. Pour Maistre, « l’histoire est la politique expérimentale, c’est-à-dire la
seule bonne »10. Cette maxime incarne un aspect essentiel de la pensée de Maistre. Il s’agit de
comprendre cette affirmation chez un homme convaincu par la vérité absolue du catholicisme
comme Maistre que l’histoire et au même titre que la nature l’œuvre de Dieu. Or, l’histoire
échappe à la raison, une force secrète, cachée et supérieure emploie les individus sans que ceux-
ci sachent véritablement ce qu’ils font. L’histoire déclare les volontés de Dieu qui ne peuvent
pas être comprises par la raison. Il est donc question d’un « historicisme providentialiste, qui
fonde dans l’éternité de la volonté de Dieu la relativité historique des normes sociales »11. Ou
comme l’écrit Maistre lui-même : « Quant à la légitimité, Dieu s’explique par son premier
ministre au département de ce monde, le temps »12. La légitimité est donc issue de l’histoire et
du temps, la volonté de Dieu transparaît par le développement de l’histoire. Le raisonnement
maistrien est donc que Dieu voulant ce qui a été, Ses intentions se manifestent par la
permanence des institutions auxquelles Il accorde une croissance sans interruptions. Ainsi, la
légitimité puise logiquement sa force dans la tradition. Le dessein divin apparaît non dans
l’instabilité humaine, mais dans la stabilité des institutions qui traversent les troubles et les
dangers de l’histoire. Et c’est contre cette légitimité de la tradition que la Révolution s’est
déclenchée, avec la volonté ultime de détruire les institutions de jadis, garantes de toute
stabilité. On ne peut comprendre les contre-révolutionnaires et réactionnaires qu’à travers cette
croyance en la démesure d’un évènement qui a fait sorti les sociétés européennes de leur cours
naturels, traditionnels, voulus par Dieu ; pour les précipiter avec force violences et chaos dans
un abîme qui, pour le réactionnaire catholique que Maistre, ne peut être qu’une annonce de
l’imminence de la fin des temps. A cette crainte, l’historicisme de Maistre répond par
l’espérance en la régénération de la Providence qui effacerait le crime révolutionnaire et
rétablirait la véritable souveraineté légitime de la tradition et donc de Dieu.

10
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 363
11
GLAUDES, Pierre, Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 1191
12
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 382

6
2. Fondements des principes de souveraineté et de bonnes constitutions politiques
chez Joseph de Maistre

Joseph de Maistre exprime à travers la perspective historiciste que nous venons d’évoquer,
l’idée que les constitutions politiques s’inscrivent dans l’ordre providentiel transcendant qui
régit l’histoire des peuples et des nations. La constitution est donc d’origine divine, et peut être
définie comme l’ensemble des faits et lois naturelles qui, au cours de l’histoire, sont parvenus
à former un ensemble particulier, social et national. Ces faits et ces lois obéissent à plusieurs
principes essentiels qui vont fonder la théorie politique de la Réaction et la contre-révolution.

2.1 Conception réactionnaire de la souveraineté

Le préalable de la condition fondamentale de l’homme amène donc au constat que la prétention


universaliste, notamment pour une institution politique, est vaine. « La nature et l’histoire se
réunissent pour établir qu’une grande république indivisible est une chose impossible »13.
Pourtant, la Révolution a porté haut dans ses fondements cette volonté de constituer un
ensemble universel. La spécificité de la Révolution française est que ces meneurs ont voulu
faire de la représentation la représentation de « tout » le peuple, de tous les citoyens, et que par
ce biais représentatif, le peuple serait le détenteur de la souveraineté. Souveraineté qui
émanerait du peuple qui formerait alors une république. Maistre s’oppose à ce qui lui apparaît
comme le paradoxe de l’idée de peuple souverain. Le principe représentatif exclut en réalité le
peuple de l’exercice de la souveraineté. La loi brise les relations entre le peuple et ses
représentants qui se placent sous l’égide de la « Nation » - concept flou et difficilement
définissable - plutôt que du peuple, afin « d’anéantir (ses) droits »14. La véritable problématique
politique est donc celle de la souveraineté, et non de la liberté. La souveraineté se définit par
Maistre comme le pouvoir de décider en dernière instance de la loi et du droit, c’est-à-dire de
la puissance de l’État. Il s’agit d’un pouvoir fondamental qui est la condition même de
l’existence de la société : « la chose la plus importante, la plus sacrée, la plus fondamentale du
monde moral et politique »1516. La souveraineté s’incarne par un gouvernement, et de fait, est
centré sur un lieu, une capitale – Paris dans ce contexte. La représentation n’est qu’un artifice

13
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 219
14
Ibid, p. 223
15
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 392
16
Voir MAISTRE, Joseph de, Étude sur la souveraineté, 1794

7
rhétorique, le peuple restant étranger au gouvernement. Ainsi, la permanence se vérifie par le
caractère toujours étranger du Peuple que ce soit en république ou en monarchie, que la
souveraineté proclamée réside dans le Peuple, la Nation ou le Roi. Ainsi, pour Maistre, la
République importe peu, c’est le gouvernement qui importe. Un gouvernement qui ne saurait
être que monarchique, la souveraineté ne pouvant s’incarner véritablement qu’à travers la figure
du souverain. L’homme ne peut être souverain comme les républiques le prétendent. Dieu fait
les Rois, et c’est là la source de la légitimité des souverains avec ce que Maistre désigne comme
une usurpation légitime de la souveraineté par les rois et les princes.

Il part du postulat que la Révolution est mauvaise en soi, ce qui en fait un événement
véritablement unique est donc cet aspect maléfique. « Le mal est le schisme de l’être : il n’est
pas vrai »17, la force négative ne peut être créatrice. Dès lors, la liberté, le patriotisme et l’amour
des lois érigés en culte, vertus révolutionnaires, naissant par le mal, « la gangrène », seraient
destinés logiquement à disparaître. Le caractère général de la Révolution est donc celui d’un
délire aveugle et sanglant sacrifiant la raison au service des vertus et des idées de justice et de
vertu. La contre-révolution portée par Maistre refuse la prétention universelle de la Révolution
française. En outre, le crime serait le socle de « l’échafaudage républicain », l’idée de citoyen,
produit des « orgies législatrices », et le calendrier révolutionnaire ne se veut que la négation
méthodique du culte traditionnel. Maistre en déduit le vice inhérent à la Révolution par cette
volonté constante de nuire à l’ordre précédent et à ses fondements sociaux. La Révolution a
voulu balayer l’ordre de l’Etat et s’établir malgré lui. Le gouvernement révolutionnaire paraît
fort par la violence qu’il exerce. Or, la force n’est pas la violence. La violence révolutionnaire
est la preuve de la fragilité politique des institutions du gouvernement révolutionnaire qui ne
repose que sur deux piliers qui sont deux négations : l’incapacité de la nation française, du
peuple à secouer l’ordre révolutionnaire et sa crainte de ce qui pourrait le remplacer. Ainsi,
c’est l’incertitude et la crainte en d’hypothétiques maux futurs qui cimentent la République et
forcent l’acception du fait accompli. La stabilité du gouvernement devient nécessité en soi et
pour soi.

17
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 224

8
2.2 Le fondement religieux de toutes institutions politiques durables

L’opposition maistrienne à la Révolution est grandement motivée par le caractère anti-


religieux de l’événement. On retrouve l’opposition philosophique à la « déesse Raison ». Pour
Maistre, , « toutes les institutions imaginables reposent sur une idée religieuse, ou ne font que
passer »18. La force d’une institution réside dans sa divinisation qui offre une structure et donc
une force à l’institution. La philosophie par laquelle la Révolution entend remplacer les
croyances religieuses anciennes ne peut remplir le même rôle, car la philosophie est une
« puissance essentiellement désorganisatrice »19. La transcendance divine, hiérarchique ne
peut être remplacée par l’homme. Le fait est que l’ordre millénaire des sociétés occidentales a
été bâti sur la loi religieuse. La philosophie ne serait que l’arrogante tentative de faire de la
puissance humaine un produit de l’homme ou à défaut du néant. L’idée religieuse a été la seule
justification efficace des diverses législations. Accomplir une action sans cet horizon est
impossible comme le montre avec sarcasme Maistre : « Essayez seulement d’amener le peuple
un tel jour de chaque année, dans un endroit marqué, POUR Y DANSER. Je vous demande peu,
mais j’ose vous donner le défi solennel d’y réussir, tandis que le plus humble missionnaire y
parviendra, et se fera obéir deux mille ans après sa mort »20. La religion, chrétienne en Europe,
est au fondement des systèmes politiques. Le véritable combat posé par Maistre est celui du
christianisme et du philosophisme. Le christianisme est perçu comme un système presque
immémorial par son durée historique sans précédent dans le genre humain. C’est un fait inédit
de l’humanité, qui « a été prêché par des ignorants et cru par des savants, et c’est en quoi il ne
ressemble à rien de connu »21,et qui ne peut relever alors que du prodige, du divin. Maistre use
de justification historique pour montrer la permanence et la récurrence de cette lutte du
christianisme face à la philosophie, avec l’exemple de la victoire du « Galiléen » - Jésus-Christ
- sur l’Empereur Julien le Philosophe ou l’Apostat au IVe siècle. Une expérience qui se répète
avec la Révolution marquée par l’opposition à la religion et la volonté de se réclamer de
l’héritage philosophique face au christianisme. On retrouve encore l’idée de châtiment
nécessaire, d’une régénération douloureuse mais nécessaire.

« L’homme peut tout modifier dans la sphère de son activité , mais il ne crée rien : telle est sa
loi, au physique comme au moral »22. Dès lors, comment peut-il prétendre faire une

18
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 226
19
Ibid, p. 226
20
Ibid, p. 228
21
Ibid, p. 230
22
Ibid, p. 232

9
constitution ? Il y a deux manières pour les constitutions de se former : le fruit d’une foule de
circonstances fortuites, ou sous l’impulsion d’un auteur unique qui « paraît comme un
phénomène ». Maistre définit alors les éléments qui définissent l’application de Dieu dans la
formation des gouvernements. La première erreur des constitutions républicaines et
révolutionnaires est qu’elles ont été pensées et faites pour l’homme. A ce propos, on cite souvent
le sarcasme de Maistre : « Or, il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des
Français, des Italiens, des Russes, etc., je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être
Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien
à mon insu »23. Il n’y a pas de système qui puisse prétendre véritablement être celle de l’Homme
en tant qu’idée. Une constitution ne peut être que définie selon les caractéristiques, les données
particulières et spécifiques d’une population, ses mœurs, sa religion, sa géographie, son ordre
politique, ses richesses, sa morale, son caractère. Seul de cet ensemble, peut découler les justes
et bonnes lois qui peuvent fonder la constitution. En prétendant créer ex nihilo une constitution,
les révolutionnaires ont mêlé le crime à l’illusion. Le crime puisqu’ils ont renversé et bafoué
les lois fondamentales, et l’illusion car ils ont voulu les remplacer par un texte constitutionnel
prétendant fonder une nouvelle légitimité politique et morale. C’est ce renversement de l’œuvre
divine qui nourrit chez Maistre la volonté de retrouver l’ensemble naturel des lois
fondamentales de l’Ancien Régime qui assuraient selon lui « la liberté au sein de la nation en
tempérant l’absolutisme de la monarchie française »24.

2.3 Principes fondamentaux des constitutions politiques et institutions humaines

Nous avons expliqué la conception de l’histoire comme politique expérimentale chez


Maistre. Elle démontre par la force de l’expérience et de la durée que la monarchie héréditaire
est le système politique le plus stable, le plus heureux et le plus naturel à l’homme. Maistre ne
veut pas formellement proposer une théorie politique abstraite, conceptuelle ou purement
philosophique. Les principes qu’il énonce découlent de la somme des événements qui ont
façonné ces lois et principes fondamentaux. Le meilleur est donc celui dont la constitution
politique s’identifie le plus à cet ensemble de lois fondamentales qui forme sa constitution
naturelle. C’est ce qui explique l’attachement à l’Ancien Régime qui est perçu comme ayant eu
une constitution permettant « un mélange de liberté et d’autorité, de lois et d’opinions, qui

23
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 235
24
Ibid, p. 246

10
faisait croire à l’étranger, sujet d’une monarchie et voyageant en France, qu’il vivait sous un
autre gouvernement que le sien »25. Les rois de France ne pouvaient violer les lois
fondamentales qui garantissaient la stabilité, le maintien et la continuité de l’institution
monarchique et nationale à travers notamment les principes dynastique et héréditaire. Cette
constitution assurait la liberté en modérant l’absolutisme de la monarchie. L’analyse historique
tant de l’Ancien Régime que de la Révolution permet à Maistre de dresser une liste de principes
qui fondent les institutions pérennes.

Le premier principe, qui s’oppose radicalement à l’entreprise révolutionnaire, est celui que les
constitutions ne sauraient résulter d’une délibération. L’erreur consiste à croire qu’une
constitution pourrait être écrite et élaborée a priori, alors qu’une constitution est une œuvre
divine et ce qu’il y a de plus constitutionnel et fondamental dans les lois ne peut être écrit.
L’écriture est pour la pensée politique de Maistre un point fondamental. En effet, l’immuabilité
et la sainteté d’une loi serait mise à mal par son écriture qui pourrait rendre possible de l’effacer.
« L’essence d’une loi fondamentale est que personne n’ait le droit de l’abolir : or, comment
sera-t-elle au-dessus de tous, si quelqu’un l’a faite ? »26. La loi n’est vraiment la loi, et non un
simple règlement, dès lors qu’elle est émanée d’une volonté supérieure, « en sorte que son
caractère essentiel est de n’être pas la volonté de tous »27. Cela explique que la sanction des
lois se retrouve dans la souveraineté accordée à Dieu, ou la considération que l’esprit des lois
vient de Lui. Les droits du peuple ne sont jamais écrits, ou le sont comme de simples
déclarations de droits antérieurs non écrits. Car ces droits sont le fruit de concession par les
souverains. Les droits du souverain ou des nobles n’ont ni date ni auteur, ils sont naturels. Les
concessions sont motivées par les circonstances, souvent par une nécessité indépendante du
souverain. Maistre pense qu’il n’est pas possible pour l’homme de créer une constitution car on
ne peut plaquer des théories politiques ou l’expérience humaine pour cette tâche immense.
L’action humaine dans la formation des constitutions politiques est celle d’un subordonné, d’un
instrument. De ce constat, Maistre observe que les racines des constitutions politiques existent
avant toute loi écrite ; qu’une loi constitutionnelle n’est et ne peut être que le développement
ou la sanction d’un droit préexistant et non écrit ; que ce qu’il y a de plus constitutionnel n’est
jamais et ne saurait être écrit, sinon à prendre le risque d’exposer et de fragiliser l’Etat ; et que
la fragilité des constitutions résulte directement de la multiplicité des articles constitutionnels

25
Ibid, p. 242
26
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 368
27
Ibid, p. 369

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écrits. Plus on écrit, plus l’institution est faible. « Les lois ne sont que des déclarations de droits,
et les droits ne sont déclarés que lorsqu’ils sont attaqués »28. Plus il y a d’écriture, plus il y a
de chocs et de dangers. De plus, on ne peut se donner une liberté que l’on n’a pas. La liberté ne
peut être acquise si on ne la possède pas déjà et les hommes ne sauraient créer des droits qui
n’existeraient déjà. L’homme est avant tout un outil de Dieu. Il fait tout et ne fait rien. L’erreur
de l’homme est de croire qu’il est l’auteur direct, présent et agent, de tout ce qui se fait par lui.
C’est une erreur pour Maistre de croire que l’homme puisse être législateur. La figure du
législateur est celle d’homme extraordinaire, sans doute circonscrit au monde antique et à la
jeunesse des nations. Il ne fait que réunir, au nom de Dieu, les éléments préexistants dans les
coutumes et le caractère des peuples, dans une entreprise rassembleuse mais pas créatrice. De
plus, Maistre fait de la liberté un don des Rois, et fait d’une règle générale que la liberté d’une
nation réside de germes aussi anciennement présents dans sa constitution naturelle. Une nation
ne peut développer dans sa constitution écrite des droits qui seraient absents de ses lois
naturelles non écrites. Enfin, dans une réponse à la prétention législatrice des révolutionnaires,
Maistre pose qu’une assemblée ne peut représenter une nation, c’est un acte de folie conceptuel.
Car séparés de Dieu, les législateurs révolutionnaires ont bâti des châteaux de cartes, œuvres
purement conceptuelles aux détails violents et odieux, qui ont révélé que l’homme en agissant
seul n’a qu’une action négative et destructrice. L’institution durera si le principe divin la
soutient dès son origine, et plus il la pénétrera, plus elle sera durable. L’erreur des gens du siècle
des Lumières a été d’ignorer, de s’aveugler sur la nature humaine : par un orgueil féroce, ils ont
mis à bas et renverser ce qu’ils n’ont pas bâti, et à vouloir remplacer et créer. Or, en faisant
cela, ils omettent la faiblesse de l’homme. « Admettre sa nullité est déjà, pour l’homme, faire
un grand pas vers le succès puisqu’il sait alors qu’il doit trouver un appui pour s’aider »29. En
voulant créer en se séparant de Dieu, les hommes du XVIIIe siècle se sont crus indépendants et
ont mis en pratique un athéisme funeste que dénonce Maistre dans des constructions
institutionnelles. Car enfin, les véritables législateurs au sens maistrien ne sont pas savants,
mais agissent par instinct, par impulsion, par force morale. Pour Maistre, il y a une grande
différence entre la politique théorique et l’entreprise de faire une législation constituante. Ainsi,
ni Montesquieu ni Locke ne peuvent pour lui être de bons législateurs. Le talent dans la théorie
ne peut être du même ordre que celui du législateur. Il en résulte le constat implacable que

28
MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre
Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 232
29
MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (Saint-Pétersbourg, 1814),
in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 391

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l’homme ne peut se donner à lui-même une constitution. C’est là un ouvrage supérieur,
transcendant et forcément divin dont la nature dépend non pas des hommes, mais des
circonstances et surtout du Temps.

Définir la pensée de Joseph de Maistre, c’est d’abord se contraindre à plonger dans un


contexte de grande conflictualité de conceptions philosophiques et idéologiques. Il s’agit de
comprendre une volonté de rupture, qui, mêlée à une vision du bien, du vrai et du juste
totalement différente, constitue l’alternative à ce que la Révolution française a produit sur les
consciences humaines. Il est assez naturel que la pensée de Maistre apparaisse alors comme le
contraire absolu de la Révolution, s’accordant ainsi sur la promesse que « la contre-révolution
ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la Révolution ». C’est là le principe
qui fonde la philosophie de la Réaction fondée sur le principe d’un ordre naturel obéissant à la
supériorité divine et à Sa Providence, plaçant l’homme comme éternel sujet et serviteur, loin de
la prétention de la philosophie des Lumières à en faire son propre maître.

Bibliographie :

- MAISTRE, Joseph de, Considérations sur la France (Londres, 1796) in Joseph de


Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert Laffont, 2007
- MAISTRE, Joseph de, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques
(Saint-Pétersbourg, 1814), in Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris,
Robert Laffont, 2007

- MAISTRE, Joseph de, Étude sur la souveraineté, Lausanne, 1794


- GLAUDES, Pierre, Joseph de Maistre: Œuvres, Pierre Glaudes (dir.), Paris, Robert
Laffont, 2007

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