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Introduction
- François Rabelais, écrivain érudit et humaniste du XVI e s., Gargantua (1534-35), roman
des aventures du héros éponyme, un géant.
- Notre extrait : le début du prologue, situé juste après l’avis au lecteur qui, en 10
décasyllabes, propose au lecteur de rire car « mieux vaut de rire que de larmes écrire, /
parce que rire est le propre de l’homme ».
- Rappelons : un prologue constitue le seuil de l’œuvre, c’est l’introduction permettant de
présenter l’œuvre (sens dérivé par extension de la signification théâtrale première). Par
conséquent nous nous attendons à une présentation de l’œuvre. Et l’auteur s’adresse à ses
lecteurs et leur explique comment lire ses livres. Rabelais dans cet extrait invite le lecteur
à considérer le livre au-delà de ses apparences « folâtres » (c-à-d. d’une gaieté légère et un
peu folle).
- Problématique : nous envisagerons ce prologue comme une démonstration serrée,
rigoureusement construite, fondée sur des analogies et des contrastes, et invitant le lecteur
à dépasser les apparences, à comprendre la portée sérieuse du roman qui se cache derrière
son aspect comique.
1- Comparaison entre Socrate et les silènes visant à montrer que leur aspect
extérieur contraste avec leur richesse intérieure
Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux (car c’est à vous, et à nul autre, que sont
dédiés mes écrits),
- L’auteur commence par interpeller le lecteur dans une double apostrophe provocatrice et
amusante car reposant sur un contraste surprenant : en effet, les substantifs « buveurs » et
« vérolés » renvoient aux vices du lecteur (l’alcoolisme et la débauche) et cependant sont
qualifiés dans des oxymores par des adjectifs mélioratifs « illustres » et « précieux »
précédés de l’adverbe intensif « très » (superlatif), référant à leur renommée et leur
richesse. L’auteur se moque de ses lecteurs et les loue tout à la fois, dans une captatio
benevolentiae surprenante.
- La parenthèse explicative débutant par la conjonction de coordination « car » justifie cette
apostrophe surprenante : l’auteur répète que le lecteur visé, le lecteur idéal, n’est pas
vertueux, comme celui-ci aurait pu l’espérer ou l’imaginer, mais un un bon vivant, celui
qui profite des plaisirs de la boisson et de la chair. Cette précision est catégorique, la
locution « et à nul autre » excluant d’emblée les lecteurs sobres et raisonnables.
Alcibiade au dialogue de Platon intitulé Le Banquet, louant son précepteur Socrate, qui est
sans discussion le prince des Philosophes, dit, entre autres paroles, qu’il est semblable aux
silènes.
- Dès la première phrase, l’auteur convoque de grandes figures de l’Antiquité, attestant
ainsi de son sérieux, de sa culture, et de sa volonté – typique de l’Humanisme – de rendre
hommage aux Anciens.
- Il énonce alors la thèse d’Alcibiade, personnage du Banquet de Platon (le titre pourrait
faire écho aux repas pantagrueliques de Gargantua, bien que l’œuvre n’évoque nullement
la nourriture) : l’analogie entre le philosophe Socrate (présenté dans une subordonnée
relative élogieuse) et les Silènes.
Les silènes étaient jadis de petites boîtes comme nous en voyons à présent dans les boutiques
des apothicaires, peintes au-dessus de figures comiques et frivoles, comme des harpies, des
satyres, des oisons bridés, des lièvres cornus, des canes bâtées, des boucs volants, des cerfs
attelés et telles autres figures représentées à plaisir pour exciter le monde à rire. Tel fut
Silène, maître du bon Bacchus.
La suite du texte explique alors l’analogie :
- La deuxième phrase définit les silènes en comparant de manière très pédagogique ces
objets anciens (verbe à l’imparfait, adverbe « jadis ») à des objets du présent (verbe au
présent, locution adverbiale « à présent ») que les lecteurs connaissent bien.
- Il présente l’extérieur de ces petites boîtes peintes. Une énumération plaisante des
différentes figures monstrueuses représentées sur ces boîtes rend la définition très
concrète. Celles-ci ont le point commun d’être de caractère hybride : les harpies sont des
femmes oiseaux, les satyres des hommes-boucs…
- Le champ lexical du divertissement domine : « comiques », « frivoles », « plaisir »,
« rire » et souligne le caractère amusant de ses objets.
- Puis l’expression « tel fut » redouble l’analogie en rappelant l’origine du nom de ces
boîtes par la référence mythologique au satyre et au dieu du vin, de l’ivresse et de
l’inspiration (Bacchus). Cette allusion au vin rappel le terme initial du prologue
« buveurs » et le pseudonyme de l’auteur, Alcofrybas Nasier, anagramme de François
Rabelais, dont le nom évoque le nez de celui qui hume le bon vin.
Mais au dedans on rangeait les drogues fines, comme le baume, l’ambre gris, la cardamome,
le musc, la civette, les pierreries en poudre, et autres choses précieuses.
L’explication se poursuit par la fonction de ces boîtes, qui enfermaient des trésors : la
conjonction de coordination « mais » oppose l’extérieur superficiel décrit précédemment aux
richesses précieuses de l’intérieur, dans une nouvelle énumération, où l’adjectif « précieuses »
qualifiant le substantif générique « choses » résume la valeur inestimable du contenu de ces
boîtes, et rappelle que ce même adjectif a été employé dans la 1 ère phrase pour qualifier le
lecteur.
Il disait que Socrate était pareil : parce qu’en le voyant du dehors et en l’estimant par son
apparence extérieure, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon, tellement il était laid
de corps et de maintien risible, le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fou,
simple dans ses mœurs, rustique dans ses vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes,
inapte à tous les offices de l’État, toujours riant, toujours buvant à la santé d’un chacun,
toujours plaisantant, toujours dissimulant son divin savoir.
Alors l’auteur reprend la thèse initiale d’Alcibiade associant Socrate à ces petites boîtes et la
justifiant par une subordonnée causale débutant par « parce que »,
- décrivant l’apparence comique et dérisoire (la comparaison avec « la pelure
d’oignon » est décalée et amusante ; cette tournure négative, familière et péjorative
contraste avec l’expression méliorative « prince des Philosophes de la première
phrase),
- l’apparence laide et risible du philosophe : son portrait physique détaillé est suivi
d’une évocation de son infortune (financière et amoureuse) et de son attitude joyeuse
associée à son goût pour la boisson (« toujours riant, toujours buvant…, toujours
plaisantant » : on retrouve l’idée du rire « riant », « plaisantant » qui était associée à
l’apparence extérieure des Silènes). Il s’agit d’une énumération de termes péjoratifs :
« laid », risible », de comparaisons peu flatteuses (avec un taureau, un fou) et de
termes contenant l’idée de négation avec leur préfixe négatif : « infortuné »,
« inapte ».
=> Rabelais s’amuse à renverser les hiérarchies habituelles, il propose une vision du
monde sens dessus-dessous : comme au carnaval, les puissants sont ridiculisés et le peuple
se travestit en maître, tout ce qui est noble est ridiculisé, tandis que la matière la plus vile
devient précieuse.
Mais en ouvrant cette boîte, vous auriez trouvé au-dedans une drogue céleste et
inappréciable, un entendement plus qu’humain, une force d’âme merveilleuse, un invincible
courage, une sobriété sans pareille, un contentement assuré, une assurance parfaite, un
mépris incroyable de tout ce pour quoi les humains veillent, courent, travaillent, naviguent et
bataillent tellement.
- La conjonction de coordination adversative « mais » oppose alors cette apparence
trompeuse à la richesse intérieure du philosophe :
- Rabelais file la métaphore des phrases précédentes puisqu’il désigne Socrate par le nom
« boîte ».
- Il engage une nouvelle énumération, celle de ses qualités (l’entendement, la sobriété, le
contentement, l’assurance, le mépris des futilités), à chaque fois qualifiées de manière
méliorative (voir les adjectifs : « merveilleuse », « invincible », « assuré, « parfaite »).
- Le complément du nom qui clôt la phrase mentionne l’agitation vaine des humains plus
communs (la série de 5 verbes « veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent »
exprime cette activité désordonnée des humains dont Socrate se distingue par sa
supériorité).
Transition : Rabelais s’est livré à une longue description des silènes qu’il compare à Socrate
qu’il a décrit ensuite longuement aussi. Ces deux descriptions sont construites de manière
similaire, opposant un extérieur risible et un intérieur de grande qualité. Mais quel est le
rapport entre cette double description et le roman de Rabelais ? C’est ce qu’il nous explique
dans le paragraphe suivant.
2- Comparaison des livres de Rabelais avec Socrate et les silènes : le lecteur est
invité à dépasser l’apparence trompeuse des livres qui recèlent des trésors
inestimables
A quel propos, à votre avis, tend ce prélude et ce coup d’essai ? Parce que vous, mes bons
disciples, et quelques autres fous qui n’ont rien à faire, en lisant les joyeux titres de certains
livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des
Braguettes, Des pois au lard assaisonnés d’un commentaire, etc., vous jugez trop facilement
qu’ils ne traitent à l’intérieur que moqueries, folâtreries, et mensonges joyeux, puisque
l’enseigne extérieure (c’est le titre), si on ne cherche pas plus loin, est communément reçue à
dérision ou rigolade.
- Le deuxième paragraphe commence par une question invitant le lecteur à réfléchir à ce
prologue qui commence de manière étonnante et amusante. Le dialogue n’est pas sans
rappeler la méthode philosophique de Socrate, la célèbre maïeutique, qui consiste à faire
accoucher les esprits à l’aide de questions qui mènent l’interlocuteur sur la voie de la
vérité.
- Et l’auteur apostrophe à nouveau les lecteurs en des termes apparemment contradictoires
puisque « mes bons disciples » connotent la sagesse d’élèves assidus et semblent à
l’opposé des « quelques autres fous qui n’ont rien à faire », excepté si les disciples de
Rabelais sont des élèves imitant un maître apparemment frivole et oisif. On remarque
qu’au fur et à mesure du prologue une complicité s’est instaurée entre l’auteur et ses
lecteurs comme le suggère le déterminant possessif « mes ». Avec le mot « disciples »,
Rabelais compare implicitement sa relation avec ses lecteurs avec celle d’Alcibiade et de
son précepteur Socrate.
- L’auteur répond alors à la question (la conjonction causale de subordination « parce que »
introduit la réponse) et poursuit l’analogie initiée dans le premier paragraphe en reprenant
l’opposition entre apparence extérieure et contenu à propos de ses livres. Il énumère alors
les « joyeux titres » de ses livres, certains existant réellement et d’autres étant fantaisistes,
évoquant le bas corporel et la nourriture (Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des pois
au lard assaisonnés d’un commentaire), sujets triviaux s’il en est (fesse, braguette,
nourriture) et associés au rire et à la légèreté, comme ce champ lexical du rire le montre :
moqueries, folâtreries, mensonges joyeux, dérision, rigolade. ». Rabelais reproche à ses
lecteurs de ne voir que l’aspect comique de ses livres. Avec l’expression « enseigne
extérieure », on comprend que Rabelais compare ses livres à Socrate et aux Silènes dont
l’aspect extérieur peut prêter à rire.
Conclusion : C’est par une double comparaison, avec les Silènes et avec Socrate, que
Rabelais nous montre qu’il y a parfois un décalage entre l’extérieur amusant voire risible et
l’intérieur utile, important et grave et qu’il ne faut donc pas s’en tenir aux apparences. Cette
argumentation par analogie doit servir au lecteur de mode d’emploi pour lire les livres de
Rabelais. Il faut donc « ouvrir le livre » car derrière le « sens littéral » de son texte, qui est
comique et divertissant, le lecteur peut découvrir un sens caché bien plus profond. Se mêlent
ici argumentation rigoureuse et plaisir de la langue avec le jeu sur les énumérations ou les
oppositions. Ce prologue annonce donc le registre burlesque de l’œuvre, registre qui consiste
à traiter de façon comique un sujet noble. Rabelais poursuit dans le prologue son analogie
avec le recours à un proverbe populaire « l’habit ne fait pas le moine », nous invitant à nous
défaire de nos préjugés dans une démarche humaniste. Puis avec l’image du chien
s’appliquant à ronger son os à moelle, il invite le lecteur à, « par une étude curieuse et une
méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle ». Gargantua constitue en
effet, au-delà d’un comique parfois scabreux et scatologique et du délire verbal, une réflexion
humaniste sur l’éducation ou encore la politique.
Introduction :
François Rabelais, auteur du XVIe siècle, possédait des connaissances riches et variées, lui
qui fut tour à tour moine, médecin, écrivain. Il s’est intéressé comme beaucoup d’humanistes
au thème de l’éducation, se demandant quelle éducation donner à l’homme pour le rendre
meilleur.
Dans son roman Gargantua, paru en 1534, l’auteur raconte la vie de son héros éponyme, un
géant à l’appétit démesuré. Après la conception et la naissance de Gargantua, de nombreux
chapitres sont consacrés à son éducation.
Le chapitre 14 est le premier. Après avoir découvert que son fils était doté d’une grande
intelligence, grâce à l’invention d’un torche-cul, son père Grandgousier décide de le faire
éduquer par un précepteur. Le chapitre 14 nous raconte son éducation par deux précepteurs
sophistes successifs. Mais ce sujet sérieux est traité non sans humour.
Problématique : En quoi cet extrait constitue-t-il la satire d’un modèle
d’enseignement dépassé ?
Satire : écrit qui attaque une personne, un comportement, une morale, une politique en la/le
ridiculisant, qui la/le critique en s’en moquant.
Mouvements : 1- De la l. 23 à la l. 43, les modalités de l’enseignement dispensé par Thubal
Holopherne
2- de la L. 44 à la fin du chapitre celles de l’enseignement dispensé par Jobelin
Bridé.
L’éducation de Gargantua est prise en charge par un précepteur qui est présenté dans la
première phrase par son titre, son nom et l’enseignement qu’il met en œuvre :
- le pronom indéfini « on » manque de précision, celui qui a conseillé le précepteur à
Grandgousier peut être n’importe qui, ce qui jette d’emblée le doute sur la qualité du
précepteur.
- « grand docteur sophiste » : la manière dont le précepteur est désigné est ambiguë.
L’adjectif mélioratif « grand » peut constituer un éloge, ainsi que le nom sophiste qui désigne
à l’origine un théologien capable de manier des raisonnements complexes. Mais un sophiste
est aussi quelqu’un qui s’intéresse davantage au maniement du discours, à la forme du
discours qu’à sa vérité. Les sophistes sont par conséquent considérés comme de mauvais
philosophes. En ce cas, le terme forme une antithèse ironique avec l’adjectif « grand ».
- Le nom du précepteur crée un effet comique : Thubal est un mot hébreu qui signifie
« confusion », or, un enseignant confus n’est pas un bon enseignant. Holopherne est un
personnage biblique, c’est un général assyrien sanguinaire tué par Judith. Rabelais choisit
donc des références bibliques et s’en moque. Il suggère aussi que, comme ce général
sanguinaire, persécuteur des Hébreux, cet enseignant détruit/massacre les aptitudes du jeune
Gargantua.
- Trois reproches sont adressés implicitement à l’enseignement dispensé par Thubal
Holopherne.
1. D’abord il s’agit d’un apprentissage par cœur, mécanique, sans réflexion ni sens donné
à cet apprentissage, ce que souligne ironiquement l’expression « par cœur à l’envers ».
C’est l’enseignement scolastique (= enseignement des écoles médiévales, jugé
excessivement dogmatique, autoritaire, accordant moins d’importance à la réflexion)
2. Ensuite c’est un enseignement exagérément long comme en témoignent les hyperboles
précisant la durée d’apprentissage (5 ans et 3 mois pour apprendre l’alphabet, 13 ans et
6 mois pour la lecture de 5 livres). L’extrême précision (années mais aussi mois et
semaines) contribue à ridiculiser cet enseignement.
3. Enfin, c’est un enseignement dépassé car l’énumération de livres étudiés, énumération
qui renforce la lourdeur de cet enseignement, ne fait apparaître que des traités
médiévaux. Or, à la Renaissance, on remet en cause l’éducation médiévale.
Donat, le Facetum (nom latin signifiant « élégant, spirituel » mais aussi à l’origine
de « facétie », Théodolet et Alain de Lille (théologien du XIIe s.), Sur les Paraboles,
La longueur même de la phrase suggère la lourdeur de cet enseignement, les titres
latins soulignent un enseignement dépassé.
Mais notez que pendant ce temps il lui apprenait à écrire en lettres gothiques, et il
recopiait tous ses livres. Car l'art d'imprimer n'était pas encore en usage.
Phrases 2-3 : La conjonction de coordination « mais », connecteur logique exprimant
l’opposition, qui ouvre la phrase pourrait laisser penser que Gargantua se livre à un
enseignement plus utile et efficace mais il n’en est rien.
- D’une part l’écriture gothique est certes très belle mais elle renvoie encore au Moyen
Âge, c’est-à-dire à une période dépassée.
- D’autre part, Gargantua fait de la simple copie : il ne pense ni ne crée par lui-même. Et
l’imprimerie, révolution technologique qui permettra la diffusion du savoir, n’est pas encore
répandue.
Puis il lui expliqua le calendrier, où il fut bien bien seize ans et deux mois, lorsque
son précepteur mourut : ce fut l'an mil quatre cent vingt de la vérole qui lui vint.
La phrase 8 commence comme la phrase 5 : « Puis il lui expliqua », soulignant le caractère
répétitif de l’enseignement de Thubal Holopherne.
- L’étude du calendrier, livre populaire, arrive sans logique après celle de livres réputés
savants
- Une fois encore une hyperbole suggère de manière comique la longueur de ces
apprentissages vains.
- La longueur de ces apprentissages trouve son aboutissement dans la mort du
précepteur qui pourrait être mort de vieillesse car si l’on additionne tous ces apprentissages on
se rend compte qu’ils ont duré 53 ans ! Mais Thubal Holopherne meurt de la vérole, une
maladie sexuellement transmissible. L’auteur fait ici la satire de l’hypocrise et des mœurs
déplorables des religieux.
Transition : Rabelais critique avec humour l’enseignement dispensé par Thubal Holopherne :
il est long, dépassé, ne laisse aucune place à la réflexion. A sa mort, Thubal Holopherne est
aussitôt remplacé par Jodelin Bridé et nous allons voir que les deux précepteurs sont
étrangement similaires.
Après, il eut un autre vieux tousseux, nommé Maître Jobelin Bridé, qui lui
expliqua Hugutio, Hébrard, Grécisme, le Doctrinal, les Parties, le Qu’est-ce que c’est, le
Supplément, le Marmotret, Des manières à garder à table, Sénèque, Des Quatre Vertus
cardinales, Passavent avec commentaire. Et le Dormez tranquille, pour les fêtes. Et
quelques autres de même farine, à la lecture desquels il devint si sage que nous n'en
avons jamais mieux sorti du moule depuis.
Phrases 9-10-11 : « Après » est un adverbe de temps, synonyme de « puis » que l’on trouvait
en anaphore aux deux paragraphes précédents. Dès lors, on se doute que la mort de Thubal
Holopherne ne va pas apporter un réel changement dans l’éducation de Gargantua.
- La suite de la phrase révèle immédiatement que non avec le groupe nominal « un autre
vieux tousseux », qui assimile par le biais de l’adjectif « autre » les deux précepteurs » et les
réunit dans une expression péjorative qui met en valeur leur caractère obsolète.
- Là encore le choix du nom est comique : « Jobelin » vient d’un adjectif qui signifie
« gueux » et renvoie à un « mari trompé », c’est-à-dire un niais quand il est associé à
« bridé » ; et « Bridé » renvoie d’ailleurs à son étroitesse d’esprit, son intelligence qui est
retenue, empêchée.
- Rabelais utilise le même verbe que pour le précepteur précédent « expliqua »
renforçant ainsi la continuité de leur apprentissage.
- Une énumération d’ouvrages hétéroclites, au milieu desquels la mention du très
sérieux philosophe romain du Ier siècle qu’est Sénèque contraste fortement, montre que pour
ce précepteur tous les ouvrages se valent et rend compte du manque de rigueur et de sérieux
de son enseignement.
- L’anaphore de la conjonction de coordination « et » dans les deux phrases suivantes,
que l’on trouvait déjà dans le 4 e paragraphe, souligne que les enseignements des deux
précepteurs sont similaires et que les livres étudiés pourraient s’ajouter à l’infini. La quantité
des lectures, dans cette pédagogie, est privilégiée par rapport à leur qualité.
- Le mépris de Rabelais pour ces livres se lit dans l’expression « quelques autres de
même farine ».
- Le chapitre se clôt sur une antiphrase ironique qui loue la sagesse conférée à
Gargantua par cet enseignement. L’auteur utilise pour la 3 e fois une proposition
circonstancielle de conséquence qui met en valeur avec ironie les effets de cet enseignement
« si bien qu’il le disait par cœur à l’envers », « si bien qu’à l’épreuve il le redisait par cœur à
l’envers », « si sage que nous n’en avons jamais mieux sorti du moule depuis ». Le mot
« moule » file la métaphore pâtissière et montre comment cet enseignement formate/rend
conforme à un modèle les élèves plutôt que de leur apprendre à réfléchir par eux-mêmes. Les
noms « moule » et « farine » peuvent être rapprochés, assimilant les élèves à des pains ou des
gâteaux que l’on forme comme de la nourriture (thème important dans le livre) plutôt que
comme des humains.
il donna si brusquement sur les ennemis qui, sans ordre, ni drapeau, sans tambour ni
trompettes, vendangeaient parmi le clos – car les porte-guidons et porte-enseignes avaient
mis leurs guidons et enseignes au bord des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs
tambours d'un côté pour les remplir de raisins, les trompettes étaient chargées de branches,
chacun était hors des rangs –
la deuxième partie de la phrase présente quant à elle les ennemis qui ont opéré une
transformation inverse puisque ils quittent leurs attributs militaires pour vendanger.
C’est une armée en déroute : le désordre et leur vulnérabilité sont traduits par
l’accumulation de négations (sans…ni…sans…ni…) : les ennemis qui, sans ordre, ni
drapeau, sans tambour ni trompettes.
Les symboles de la guerre sont des instruments de musique réaffectés au transport de du
raisin (tambours remplis de raisins et trompettes remplies de branches) : il s’agit de se
moquer de cette armée dont l’attrait du vin est tel qu’il fait oublier les objectifs guerriers.
Ce ne sont que de misérables pillards.
il choqua donc si rapidement sur eux, sans crier gare, qu'il les renversait comme des
porcs, frappant à tort et à travers selon la vieille escrime.
L’arrivée de frère Jean est comique car
- Elle est brutale (rapide, sans sommation et donc contraire aux actions chevaleresques :
si rapidement sur eux, sans crier gare) et les verbes au passé simple dont frère Jean est
sujet pour ces actions violentes contrastent avec les verbes à l’imparfait utilisés pour
les ennemis qui vaquent tranquillement à une activité a priori pacifique (les
vendanges).
- La comparaison animale et très péjorative de l’ennemi avec les porcs, animaux
traditionnellement méprisés, est surprenante car décalée : l’animal n’est pas convoqué
pour ses connotations de saleté ou de débauche mais pour sa capacité à être renversé
facilement.
- La façon de combattre de frère Jean est désordonnée (à tort et à travers) et pourtant
assimilée à la vieille escrime, c’est-à-dire à la façon de combattre des chevaliers
médiévaux, réputés pour leurs hautes valeurs, notamment dans les récits (romans et
chansons de geste). On comprend alors que la satire de ces combats soi-disant
chevaleresques est engagée.
Transition : Comme le célèbre évêque Turpin dans La chanson de Roland, frère Jean prend
les armes avec enthousiasme mais c’est en réalité une caricature qui se révèle un combattant
brutal et sans valeurs. Nous allons voir en effet qu’il fait preuve d’une violence démesurée.
2. le narrateur raconte ses exploits guerriers face à des ennemis qui tentent de
s’enfuir.
Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il cassait bras et jambes, aux autres
disloquait les spondyles du cou, aux autres démoulait les reins, écrasait le nez, pochait les
yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, écroulait les omoplates,
marbrait les jambes, déboîtait les hanches, débezillait les abattis…
Le récit se poursuit alors par une énumération des multiples actions supposées héroïques de
frère Jean :
- la multitude des actions menées (12 verbes du champ lexical de la destruction et 12 COD
référant à des parties du corps humain, l’ennemi apparaît disséqué et déshumanisé)
reprend un procédé de la chanson de geste (voir la Chanson de Roland) mais l’exagération
extrême des hyperboles épiques les tourne en ridicule et donne l’impression que frère Jean
est un héros agité, hyperactif plutôt qu’un héros vaillant enchaînant les exploits. Il
gesticule seul contre tous (les ennemis semblent nombreux, en témoignent les pronoms
indéfinis aux uns, aux autres).
- L’accumulation des termes tantôt familiers (écrabouiller, gueule) ou inventé (débeziller)
tantôt relevant d’un lexique anatomique savant (et donc décalé dans un récit de combat ;
rappelons que Rabelais était médecin) participe du burlesque (traitement bas – avec un
vocabulaire décalé – d’un sujet grave : la guerre). C’est donc le bois de la croix qui sert à
empaler le fondement : c’est une action burlesque assez provocatrice, quasiment
blasphématoire dans ce décalage entre la nature sacrée de l’objet et son utilisation
grossière (blasphème : propos outrageant une divinité, quelque chose de sacré).
Parodie de combat épique (sujet grave et traitement sublime dans la chanson de geste)
qui vise à ôter toute grandeur à ce qui n’apparaît finalement que comme un massacre
absurde, une boucherie sanglante.
Si quelqu'un se voulait cacher entre les ceps au plus épais, il lui frottait toute l'arête
du dos, et lui cassait les reins comme à un chien.
Si un autre se voulait sauver en fuyant, il faisait voler la tête en pièces par la
commissure lambdoïde.
Si quelqu'un grimpait dans un arbre en pensant être en sûreté, il l'empalait de son
bâton par le fondement.
Si quelque vieille connaissance lui criait : « Frère Jean mon ami, frère Jean, je me
rends !
– Tu y es bien forcé, disait-il. Mais tu rendras aussi ton âme à tous les diables », et
immédiatement lui donnait un coup. Et si quelqu’un était si téméraire que de vouloir résister
en face, il montrait la force de ses muscles. Car il leur transperçait la poitrine par le
médiastin et par le cœur. A d’autres, en les frappant dans le creux des côtes, il leur retournait
l'estomac et ils mouraient tout de suite ; aux autres il frappait si sauvagement par le nombril
qu'il leur faisait sortir les tripes, et aux autres il perçait le boyau culier à travers les couilles.
Croyez que c'était le plus horrible spectacle qu'on vît jamais.
- La suite du récit poursuit dans la même veine burlesque, présentant – dans un parallélisme
de construction comique – la réaction identique de frère Jean (la tuerie) – à toutes les
tentatives de fuite des ennemis dans une répétition mécanique (et donc comique : de
répétition et de geste) de coups violents :
« Si anaphorique + évocation d’une tentative de fuite + il (frère Jean)
+ verbe de destruction + COD référant à une partie du corps. »
- Les tentatives de fuite : se cacher, se sauver, grimper dans un arbre ; l’ennemi est un
fuyard, à nouveau dénigré par une comparaison animale comme à un chien.
- La réponse invariable de frère Jean est exprimée, comme précédemment, par de multiples
verbes d’action exprimant la destruction suivis de COD renvoyant au corps, relevant
tantôt du langage familier (les couilles), de références au bas corporel (fondement, boyau
culier, couilles), tantôt du langage savant (la commissure lambdoïde, mediastin, boyau
culier). Cette association burlesque de deux registres poursuit la parodie du récit épique et
montre Frère Jean comme un combattant impitoyable et sanguinaire.
- Afin de rendre le récit plus vivant, et comme on en trouve dans les chansons de geste ou
les romans de chevalerie, Rabelais introduit du discours direct.
L’échange verbal repose sur un jeu de mot : « je me rends », « tu rendras aussi ton âme à
tous les diables » => Fusion entre deux expressions « rendre l’âme » et « aller à tous les
diables ». L’allusion aux diables est aussi comique dans la bouche d’un moine.
Alors que l’ennemi demande grâce, Frère Jean refuse ce qui fait de lui un mauvais
chevalier : le chevalier épargne toujours celui qui demande grâce dans les romans de
chevalerie en échange du fait qu’il aille partout vanter les mérites de son vainqueur. Cela
fait également de lui un mauvais moine car il devrait avoir pitié de celui qui l’implore.
- Clôture sur une phrase proposant un bilan : croyez que c'était le plus horrible spectacle
qu'on vît jamais. Le superlatif relatif de supériorité le plus horrible associé au terme
spectacle insiste sur la dimension hyperbolique de ce qui est montré comme un
divertissement, dénonçant ainsi la fascination pour la violence guerrière sur laquelle la
chanson de geste est fondée. Notons que le narrateur s’adresse au lecteur à la 2 e personne
du pluriel, réclamant son adhésion au récit : « croyez » : ce procédé est typique des
chansons de gestes que Rabelais connaît donc bien.
Transition : Rabelais met en scène de manière exagérée et parodique la violence des combats
des chansons de gestes dénonçant le caractère sanguinaire de frère Jean et, au-delà, les
horreurs de guerres absurdes qu’une certaine littérature a pourtant pris l’habitude de célébrer.
Conclusion