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Rabelais, Gargantua : l’invitation du prologue (extrait)

Le texte :

Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux1 (c'est à vous, à personne d'autres
que sont dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l'éloge de
son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare, entre autres propos,
semblable aux Silènes2. / / Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent
dans les boutiques des apothicaires ; au---dessus étaient peintes des figures amusantes et frivoles
: harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées3, boucs volants, cerfs attelés4 et autres
semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour inciter les gens à rire, à l'instar de
Silène, maître du bon Bacchus. Mais à l'intérieur, on conservait les fines drogues comme le baume,
l'ambre gris, l'amome5, le musc, la civette6, les pierreries et autres produits de grande valeur.
Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur
son aspect extérieur, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon tant il était laid de corps
et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fol, ingénu dans ses
mœurs, rustique en son vêtement, infortuné au regard de l'argent, malheureux en amour, inapte
à tous les offices de la vie publique ; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours
se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez
trouvé au---dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu'humaine, une
force d'âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité,
une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains
s'appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer. //
À quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d’envoi ? C'est que vous, mes bons
disciples, et quelques autres fous oisifs, lorsque vous lisez les joyeux titres de certains livres de notre
invention comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Pois au lard
assaisonnés d'un commentaire, etc., vous jugez trop facilement qu'il n'y est question au---dedans
que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries vu qu'à l'extérieur l'écriteau (c'est-à-dire le titre)
est habituellement compris, sans examen plus approfondi, dans le sens de la dérision ou de la
plaisanterie. Mais ce n'est pas avec une telle désinvolture qu'il convient de juger les œuvres des
humains. Car vous dites vous-mêmes que l'habit ne fait point le moine ; et tel a revêtu un habit
monacal, qui n'est en dedans rien moins que moine, et tel a revêtu une cape espagnole, qui, au
fond du cœur, ne doit rien à l'Espagne. C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser
ce qui y est exposé. C'est alors que vous vous rendrez compte que l'ingrédient contenu dedans
est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ; c'est-à-dire que les matières traitées ici ne sont
pas aussi frivoles que, au-dessus, le titre le laissait présumer.

François RABELAIS, Gargantua, Prologue, 1534 (traduit en français moderne par G. Demerson, sauf
« fous oisifs » qui remplace « fols en disponibilité »).

Notes :
1. Vérolés : malades de la vérole ou syphilis.
2. Nom provenant du dieu Silène, fils d'Hermès ou de Pan. Il éduqua Dionysos (Bacchus), dieu du vin et de la fête.
3. Bâtées : recouvertes d'un bât, appareil en bois posé sur le dos des bêtes de somme pour le transport des
fardeaux.
4. Limonniers : attelés.
5. Amome : plante exotique.
6. Civette : sécrétions animales dont on fait du parfum.

1
Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
L’introduction :
Moine franciscain, puis bénédictin, avant de devenir prêtre séculier, médecin et romancier du
XVIème siècle, François Rabelais incarne l'une des figures les plus originales du courant humaniste et
de l’esprit français. D’ailleurs, l’adjectif « rabelaisien » demeure un néologisme utilisé pour rappeler sa
verve truculente. Régulièrement condamné pour ses œuvres par les théologiens de La Sorbonne, cet
homme qui ne dormait pas souvent tranquille, dans une époque où les libres penseurs étaient envoyés
au bûcher, a néanmoins pu compter sur l’appui de puissants comme le roi François 1er et son ami le
cardinal Jean du Bellay.
Après Pantagruel en 1532, La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel paraît
en 1534 sous le même pseudonyme d’Alcofribas Nasier, « abstracteur de quinte essence ». Ce « livre
plein de Pantagruélisme » relate la naissance, les années d’apprentissage et les exploits guerriers du
géant Gargantua en mêlant le rire carnavalesque à la sagesse humaniste puisqu’ « Il vaut mieux traiter
du rire que des larmes, / Parce que rire est le propre de l'homme ».
La page qui nous est offerte est constituée du début du prologue. Associant fantaisie et
érudition, l’auteur invite son lecteur à une véritable herméneutique : dépasser les apparences de la
fiction comique pour trouver un sens plus profond à ces aventures merveilleuses.
Nous nous demanderons comment Rabelais, dans un prologue aussi joyeux que pédagogique,
nous propose un contrat de lecture fondé sur des principes humanistes.
Nous structurerons ce texte en trois mouvements : d’abord, l’originalité de l’ouverture, puis la
double nature des silènes et de Socrate, enfin l’invitation à une lecture qui associe l’amusement et la
réflexion.

L’explication :

1. Une entrée en matière surprenante : un prologue entre rire et savoir


11. Une adresse festive et paradoxale
Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux (c'est à vous, à personne d'autres que sont dédiés mes
écrits),
- Une invitation joyeuse :
Le prologue débute par une double apostrophe placée sous le signe des plaisirs sensuels :
d’une part ceux liés à la boisson et l’ivresse avec « buveurs », d’autre part ceux liés à la sexualité
et à ses conséquences avec « vérolés ». Rappelons, en effet, que la seconde apostrophe associe
les lecteurs à la vérole, c’est-à-dire à la syphilis, une maladie sexuelle contagieuse et incurable
à cette époque. Cette adresse déconcertante développe une référence dionysiaque implicite
(Dionysos/Bacchus : dieu de l’ivresse, de la fête et de ses excès, mais aussi d’un art sensuel qui
s’oppose à l’harmonie apollinienne cf. fêtes dionysiaques), inscrivant le texte dans un rire
joyeusement débridé qui s’oppose d’emblée aux carcans de la morale religieuse (une forme de
réponse aux déboires de son Pantagruel en 1532).
- Un éloge paradoxal (procédé rhétorique souvent utilisé au XVIème et XVIIème cf. Erasme) :
Cependant le parallélisme syntaxique de ces deux apostrophes met en relief les pluriels
hyperboliques des adjectifs mélioratifs « illustres » et « précieux » accentués par la répétition
de l’adverbe d’intensité « très » » afin de proposer, par le jeu des oxymores provocateurs sinon
insultants, un éloge paradoxal qui permet de comprendre à qui s’adresse l’auteur : il s’agit d’un
lectorat populaire et instruit, des jouisseurs qui aiment profiter de la vie en riant et en se
divertissant. En effet, le prologue sert habituellement à flatter celui qui finance l’œuvre, aussi
Maître Nasier complimente-t-il ses lecteurs, en utilisant le registre parodique pour jouer de
cette forme, dans une adresse aussi provocatrice que comique. De plus, la parenthèse, avec la
forme emphatique et l’incise, insiste sur ces destinataires inattendus dont l’auteur fait une élite
populaire, revêtant une forme de négation restrictive : « c'est à vous, à personne d'autres

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Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
que sont dédiés mes écrits ». Bon vivant, le lecteur idéal est donc également celui qui a reçu
une culture humaniste.
12. Un prologue inscrit dans l’humanisme
dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l'éloge de son précepteur Socrate, sans conteste
prince des philosophes, le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes.
- L’inspiration des Anciens :
Après l’effet de cette adresse (ainsi que l’adresse de cet effet) et l’implicite des apostrophes
dionysiaques, le texte se poursuit par l’insertion d’un exemple qui est une référence antique
typique du courant humaniste, renvoyant explicitement à une œuvre philosophique grecque.
Après avoir été l’élève de Socrate, Platon, devenu philosophe, met en scène son ancien maître
dans de nombreux dialogues. C’est le cas du Banquet qui traite de l’amour et dont le titre invite
à l’aspect festif. Si chacun des protagonistes en fait l’éloge, Socrate signale que l’amour d’un
beau corps doit conduire à celui du Beau par différents échelons : un beau corps, de beaux corps,
de belles âmes, l’amour du savoir qui explique ces belles âmes, et enfin la beauté absolue, le
Beau. Cependant, c’est Alcibiade qui conclut ce dialogue en préférant à l’éloge de l’amour celui
de son « précepteur » Socrate. Rappelons qu’Alcibiade est un jeune aristocrate athénien,
célèbre pour sa grande beauté, beauté d’un corps qui n’intéresse pas Socrate, qualifié par la
périphrase hyperbolique « prince des philosophes » accentuée par la locution adverbiale
« sans conteste », présentant un argument d’autorité tout à fait pertinent (l’auteur reprend
l’admiration de Platon pour son maître et Socrate est aujourd’hui considéré comme le père de
la philosophie occidentale). Nous pouvons y lire une allusion au concept de Platon dans son
ouvrage La République, celui du roi-philosophe ou philosophe-roi.
- Une pédagogie stimulante :
L’érudition de la référence n’enlève pourtant rien au caractère amusant de ce prologue. En
effet, l’effet d’enchâssement stimule l’attention du lecteur : Alcibiade fait l’éloge de Socrate
dans un dialogue philosophique de Platon qui fait l’éloge de l’amour, dans lequel le philosophe
poursuit un dialogue avec son maître défunt tant admiré, dans un prologue où l’auteur dialogue
avec ses lecteurs. De plus, s’installe un jeu d’opposition entre les apostrophes joyeuses et la
référence philosophique afin de traduire l’oscillation perpétuelle de l’œuvre entre rire et savoir.
Alcofribas Nasier ne perd donc pas de vue son intention mais s’amuse avec ses lecteurs tout en
misant sur leur érudition pour introduire la comparaison comique « semblable aux Silènes »
exprimée par l’éphèbe du Banquet qui se développe dans un deuxième mouvement.

2. La double nature des silènes et de Socrate : blâme de l’extérieur et éloge de l’intérieur


21. La description des silènes
Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires ;
au-dessus étaient peintes des figures amusantes et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus,
canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées
pour inciter les gens à rire, à l'instar de Silène, maître du bon Bacchus.
Mais à l'intérieur, on conservait les fines drogues comme le baume, l'ambre gris, l'amome, le musc, la civette,
les pierreries et autres produits de grande valeur.
- Une structure argumentative :
Ce deuxième mouvement est composé de deux passages descriptifs marqués par l’usage de
l’imparfait de l’indicatif : l'un des silènes et l'autre de Socrate. De plus, ces descriptions sont
structurées en deux temps : d'abord les aspects péjoratifs, puis ceux mélioratifs. Elles relèvent
ainsi du registre épidictique, associant pour chacun l’éloge au blâme. Enfin, la référence aux
silènes fait écho aux apostrophes dionysiaques qui ouvrent le prologue : en effet, l’appellation
de ces objets souligne une antonomase qui vient du satyre Silène, fils d'Hermès ou de Pan, qui
éduqua Dionysos comme le note la périphrase « maître du bon Bacchus ». Cette antonomase
est également une métaphore qui sera filée dans l’ensemble du prologue : l’image sert la
démonstration et permet une vulgarisation pédagogique. Malgré l’aspect fantaisiste du début,

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Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
nous remarquons donc que la composition du texte traduit une argumentation rigoureuse et
met en relief un raisonnement inductif qui commence par la présentation de cas particuliers.
- Une vue extérieure grotesque :
En qualifiant les « silènes » de « petites boites », l’auteur commence par une définition
générale, elle-même précisée par une comparaison plus contemporaine afin de permettre au
lecteur de comprendre : « comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires ».
Notons que chez Platon les silènes sont de petites statuettes : le lecteur est ainsi prié de
corriger ces inexactitudes volontaires (il a donc intérêt à se méfier de ce narrateur fantaisiste).
Puis, il précise la description en se focalisant sur l’aspect récréatif de l’extérieur : « au-dessus
étaient peintes des figures amusantes et frivoles ». L’évocation est prolongée par une
accumulation de pluriels hyperboliques mettant en relief un bestiaire fabuleux, mêlant les
créatures mythologiques comme les « harpies » et « satyres » à des animaux grotesques
rappelant les chimères (les adjectifs qualificatifs associés aux noms opèrent cette
transformation). Ces créatures sont bizarrement composées comme les œuvres de Rabelais lui-
même. L’intention comique est mise en valeur par la proposition infinitive de but « pour inciter
les gens à rire » sous l’égide festive de Silène, précepteur de Dionysos, dont la référence
devient explicite dans la comparaison « à l’instar de Silène ».
- Un contraste avec la richesse intérieure :
La conjonction de coordination « mais » traduit une opposition entre l’extérieur et l’intérieur
de ces « boites ». L’auteur utilise une nouvelle accumulation renvoyant à l’aspect précieux du
contenu. Notons l’usage du champ lexical de la médecine avec « vérolés », « apothicaires » et
les « fines drogues » énumérées. Le médecin qu’est Rabelais sait qu’une utilisation à bon
escient de ces substances permet de soigner ses patients comme l’indique l’expression
méliorative « d’une grande valeur ». Le savoir est ainsi comparable à ces matières précieuses
et le lecteur est peu à peu incité à chercher la sagesse qui se dégage dans ces écrits en
apparence fantasques. (Nous comprenons ainsi davantage les apostrophes initiales qui
relevaient de l’éloge paradoxal : ne nous fions pas à l’apparence des « buveurs » et « vérolés ».)
22. Le portrait de Socrate
Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect
extérieur, vous n'en auriez pas donné une pelure d'oignon tant il était laid de corps et ridicule en son
maintien : le nez pointu, le regard d'un taureau, le visage d'un fol, ingénu dans ses mœurs, rustique en son
vêtement, infortuné au regard de l'argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique
; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin
savoir.
Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une
intelligence plus qu'humaine, une force d'âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une
incontestable sérénité, une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains
s'appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer.
- Le blâme de l’apparence physique :
La référence aux personnages du dialogue platonicien est reprise par le discours indirect afin
de rapporter les propos avec le plus d’exactitude : « Alcibiade disait que tel était Socrate ».
L’analogie mise en place par le pronom indéfini « tel » est expliquée par la proposition
subordonnée circonstancielle de cause introduite par la locution conjonctive « parce que ». La
négation restrictive « ne voyant que » et le champ lexical de l’apparence (« voyant »,
« physique », « aspect extérieur ») associé à celui du corps rappellent l’erreur commise sur les
boites de silènes : ne considérer que l’extérieur.
Puis, s’adressant aux lecteurs par le pronom personnel « vous », l’auteur accentue ce trait de
façon comique avec un registre de langue familier avec l’expression populaire hyperbolique
« vous n’en auriez pas donné une pelure d'oignon » et précise la première proposition
causale avec une seconde plus explicite « tant il était laid de corps et ridicule en son
maintien ».

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Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
Suit un portrait péjoratif de Socrate constitué d’une longue énumération de traits physiques et
sociaux, le trahissant par un « nez pointu » alors que Galien le déclarait camus (le lecteur doit
toujours se méfier), l’animalisant avec « le regard d’un taureau » pour rappeler le bestiaire des
silènes, le déclarant « malheureux avec les femmes » bien qu’il fût marié et aimé d’Alcibiade.
Le philosophe se démarque par sa grande laideur et son apparente inaptitude aux
préoccupations de la cité (état). Cependant, ce blâme caractérisé insiste encore sur la vision
extérieure qui est donnée. D’ailleurs, Socrate n’en paraît pas outragé puisqu’il arbore une joie
de vivre permanente comme en témoigne l’anaphore de l’adverbe « toujours » qui accentue
l’accumulation : « toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant,
toujours dissimulant son divin savoir. » Les soucis matériels de la cité ne sont pas ceux du
philosophe qui recherche le Bien suprême. Cela dit, Socrate ne riait pas toujours, ne se moquait
pas mais pratiquait l’ironie à des fins pédagogiques en feignant l’ignorance (« je sais que je ne
sais rien »). L’hyperbole finale du « divin savoir » fait écho à la périphrase du « prince des
philosophes » pour permettre la transition vers le portrait caché.
- L’éloge de la profondeur spirituelle :
L’auteur reprend la conjonction de coordination adversative « mais » pour opposer « l’aspect
extérieur » à l’adverbe « au-dedans ». De même, il poursuit la métaphore filée de la « boite »
pour comprendre ce que dissimule cet être de laideur avec l’expression élogieuse « un céleste
et inappréciable ingrédient ». Suit une nouvelle accumulation d’expressions mélioratives et
hyperboliques, analogue aux drogues précieuses des silènes, qui valorise d’emblée son
intelligence et me montre détaché des vaines préoccupations humaines comme l’exprime la
généralisation de l’énumération « tout ce pour quoi les humains s'appliquent tant à veiller,
courir, travailler, naviguer et guerroyer ». Notons d’ailleurs l’importance du travail chez les
auteurs humanistes, en témoignera notamment l’éducation de Gargantua par Ponocrates.

3. La portée du raisonnement : un nouveau contrat de lecture


31. La lecture superficielle
À quoi veut aboutir, à votre avis, ce prélude, ce coup d’envoi ? C'est que vous, mes bons disciples, et quelques
autres fous oisifs, lorsque vous lisez les joyeux titres de certains livres de notre invention comme Gargantua,
Pantagruel, Fessepinte, La Dignité des Braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d'un commentaire7, etc., vous
jugez trop facilement qu'il n'y est question au-dedans que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries vu
qu'à l'extérieur l'écriteau (c'est-à-dire le titre) est habituellement compris, sans examen plus approfondi, dans le
sens de la dérision ou de la plaisanterie.
- La complicité avec le lecteur :
L’auteur continue à dialoguer avec le lecteur ce qui donne à son prologue une grande vivacité
comme en témoignent la phrase interrogative et l’apostrophe méliorative « mes bons
disciples », instaurant encore une complicité avec les buveurs et chercheurs de quintessence.
Les « fous oisifs » sont à comprendre avec le sens latin d’otium, qui traduit le temps du loisir
qui permet de se cultiver : nous pouvons y lire un oxymore qui font écho aux adresses initiales.
Maître Nasier met ses élèves-lecteurs en situation afin d’accentuer la démarche pédagogique
du texte, présenté à la fois comme une « prélude » renvoyant au jeu (un avant-jeu) et un coup
d’essai renvoyant à une démarche originale, une première approche de la leçon. D’ailleurs,
l’énumération des titres d’œuvres imaginaires, parmi lesquelles s’inscrivent celles de Rabelais
lui-même, souligne son inventivité verbale et de la méfiance que doit avoir son lecteur idéam.
Ils indiquent des thèmes issus de la farce comme la boisson, la thématique sexuelle et les
flatulences et rappellent à nouveau les apostrophes initiales.
- Une approche incomplète :
Toutefois, l’humour est un moyen et non une fin chez Rabelais. Il est utilisé pour réveiller
l’esprit et non pour l’endormir. Il encourage donc à sortir de l’oisiveté passive pour entrer dans
la démarche active du savoir. L’auteur avertit ses lecteurs d’un usage trop simpliste de la
lecture, celui de la doxa, de l’opinion, comme le soulignent l’adverbe d’intensité « trop »
associé à l’adverbe « facilement » et la négation restrictive « il n'y est question au-dedans

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Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
que de moqueries, pitreries et joyeuses menteries » qui met en relief une énumération de
noms au pluriel qui appartiennent au lexique de l’amusement. De même, l’antithèse entre
« l’extérieur » et « approfondi » reprend les précédentes analogies et invite à un « examen »,
c’est-à-dire à une lecture moins superficielle, qui ne se contente pas de s’attacher au grotesque
des évocations. Cependant, il ne nie pas l’extérieur.
32. La lecture pertinente
Mais ce n'est pas avec une telle désinvolture qu'il convient de juger les œuvres des humains. Car vous dites vous-
mêmes que l'habit ne fait point le moine ; et tel a revêtu un habit monacal, qui n'est en dedans rien moins
que moine, et tel a revêtu une cape espagnole, qui, au fond du cœur, ne doit rien à l'Espagne. C'est pourquoi
il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. C'est alors que vous vous rendrez compte
que l'ingrédient contenu dedans est de bien autre valeur que ne le promettait la boîte ; c'est-à-dire que les
matières traitées ici ne sont pas aussi frivoles que, au-dessus, le titre le laissait présumer.
- L’appui d’un bon sens populaire :
A nouveau le recours à la conjonction « mais » permet d’opposer l’extérieur à l’intérieur, la
lecture superficielle à celle plus érudite. La phrase négative et emphatique « ce n'est pas avec
une telle désinvolture qu'il convient de juger les œuvres des humains » met en relief
l’importance d’un avis plus éclairé. D’ailleurs, le lexique du jugement et les connecteurs
logiques associés aux nombreuses tournures impersonnelles traduisent une volonté
didactique et invitent à une herméneutique (science de l’interprétation), un décodage aussi
rigoureux qu’amusant pour trouver ce que l’auteur appelle métaphoriquement la
« substantifique moelle » ou la « quintessence ». Pour appuyer son propos, il reprend deux
préjugés fondés sur l’habit et utilise un proverbe populaire marqué par le présent de vérité
générale, prenant son lecteur à témoin : « l’habit ne fait pas le moine ». Le parallélisme
syntaxique qui succède permet de l’expliciter. Le lecteur sait déjà qu’il ne faut pas se fier
seulement aux apparences. Notons, d’ailleurs, l’auto-dérision de celui qui fut moine.
- Un conseil aux lecteurs qui s’appuie sur un raisonnement inductif :
L’auteur peut enfin apporter la conclusion, partielle puisque le prologue n’est pas terminé avec
une forme impersonnelle prescriptive et un adverbe singulièrement long de quatre syllabes
pour accentuer l’idée : « il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé ».
En considérant les différents exemples énumérés tout au long du prologue, il nous invite à
généraliser le propos afin de pouvoir l’appliquer au livre lui-même. Ce raisonnement inductif
s’appuie sur l’expérience de cas particuliers pour fabriquer une nouvelle loi générale comme le
souligne l’emploi du futur de l’indicatif à valeur de certitude « vous vous rendrez compte ». De
plus, Maître Nasier répète les termes utilisés précédemment, notamment ceux de la
métaphore filée avec « ingrédient » et « boite » et le rapport antithétique entre « valeur » et
« boîte », mais en les inversant : le « dedans » est valorisé car placé en premier et invite le
lecteur à profiter de cette leçon tout au long de l’ouvrage.

La conclusion :
Ainsi Rabelais nous invite-t-il joyeusement à prolonger le plaisir fictionnel en recherchant un
sens plus profond aux aventures gargantu(al)esques. Ce nouveau contrat de lecture, qui associe
fantaisie et réflexion, ne fait pas du grotesque un simple masque car il ne s’agit pas de hiérarchiser
l’intérêt mais de le décupler afin de retrouver la profonde unité du texte : aussi le rire carnavalesque
permet-il à la sagesse humaniste de s’exprimer pleinement. Le prologue se poursuit avec l’exemple du
chien, nous encourageant également à chercher dans l’œuvre la « substantifique moelle ».
Comme l’exprime le spécialiste Gérard Defaux dans sa préface à Gargantua publiée en 1994,
« Alcofribas est le masque comique dont Rabelais s’affuble pour démasquer le mal et l’exposer au
ridicule ».

6
Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
La fiche synthétique 1 : méthode du résumé

Pour utiliser cette fiche, vous devez avoir en tête les citations associées aux procédés et les pistes
d’interprétation (qui sont généralisées dans le plan). Pour vérifier que vous connaissez votre explication,
mettez-vous 30 mn devant le texte seul et retrouvez un maximum d’idées et de procédés.

1. Une entrée en matière surprenante : un prologue entre rire et savoir

11. Une adresse festive et paradoxale


- Une invitation joyeuse : double apostrophe
- Un éloge paradoxal : parallélisme syntaxique ; pluriels hyperboliques des adjectifs mélioratifs ;
répétition de l’adverbe d’intensité ; oxymores ; parenthèse avec la forme emphatique et
l’incise.
12. Un prologue inscrit dans l’humanisme
- L’inspiration des Anciens : exemple ; périphrase hyperbolique ; locution adverbiale
- Une pédagogie stimulante : enchâssement ; jeu d’opposition ; comparaison comique.

2. La double nature des silènes et de Socrate : blâme de l’extérieur et éloge de l’intérieur

21. La description des silènes


- Une structure argumentative : deux passages descriptifs cf. imparfait de l’indicatif ; registre
épidictique ; antonomase ; périphrase ; métaphore filée
- Une vue extérieure grotesque : comparaison ; accumulation de pluriels hyperboliques ;
proposition infinitive de but ; comparaison.
- Un contraste avec la richesse intérieure : conjonction de coordination ; accumulation ; champ
lexical de la médecine ; expression méliorative
22. Le portrait de Socrate
- Le blâme de l’apparence physique : analogie ; proposition subordonnée circonstancielle de
cause ; négation restrictive ; champ lexical de l’apparence ; pronom personnel « vous », ;
registre de langue familier ; portrait péjoratif ; énumération ; anaphore ; hyperbole
- L’éloge de la profondeur spirituelle : conjonction de coordination adversative ; métaphore
filée ; accumulation d’expressions mélioratives et hyperboliques ; généralisation de
l’énumération

3. La conclusion du raisonnement : inciter à la lecture qui allie amusement et réflexion

31. La lecture superficielle


- La complicité avec le lecteur : phrase interrogative ; apostrophe méliorative ; énumération
- Une approche incomplète : adverbe d’intensité ; énumération ; lexique de l’amusement. De
même, antithèse.
32. La lecture pertinente
- L’appui d’un bon sens populaire : conjonction « mais » ; phrase négative et emphatique ;
lexique du jugement et les connecteurs logiques ; didactique : vérité générale ; parallélisme
syntaxique.
- Un conseil aux lecteurs qui s’appuie sur un raisonnement inductif : raisonnement inductif
métaphore filée, forme impersonnelle et prescriptive.

7
Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.
La fiche synthétique 2 : méthode 3P/3x3/+3

Associer les 3 P : problématique, plan, parcours


J’utilise les éléments importants pour organiser et interpréter.
Problématique :
Comment Rabelais, dans un prologue aussi joyeux que pédagogique, nous propose-t-il un contrat de
lecture fondé sur des principes humanistes ?
Plan :
1 : une ouverture originale
2 : la double nature des silènes et de Socrate
3 : une invitation à une lecture qui mêle amusement et réflexion
Parcours :
Rire et savoir : procédés du comique et éléments de réflexion
Associer les 3x3 : 3 thèmes, 3 idées, 3 procédés
Je les relie aux citations.
3 thèmes :
1 : l’antiquité (mythologie et philosophie)
2 : l’extérieur VS l’intérieur (boîte)
3 : la lecture (incomplète et pertinente)
3 idées :
1 : un texte fantaisiste (comique de farce et de parodie)
2 : un texte argumentatif (une préface, raisonnement inductif)
3 : un texte humaniste (éducation, culture antique)
3 procédés :
1 : éloge et blâme (silènes, Socrate, lecture)
2 : accumulation, énumération (qualités, défauts, œuvres) : la figure typique de Rabelais
3 : métaphore filée de la boîte (démarche pédagogique)
Le + de culture :
Je maîtrise les références.
Mythologie grecque (Dionysos, Silène) et philosophie (Socrate, Platon, Le Banquet)
S’appuyer sur 3 citations
1 : « Buveurs très illustres et vous, vérolés très précieux1 (c'est à vous, à personne d'autres que
sont dédiés mes écrits) »
2 : « Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au---dedans un céleste et inappréciable
ingrédient »
3 : « C'est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est exposé. »

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Explication de texte 1 du prologue de Gargantua. Michaël Zolciak. Ecole Georges Gusdorf.

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