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Séquence 3 : « Rire est le propre de l’homme ».

Objet d’étude : La littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle.


Œuvre intégrale : Gargantua, RABELAIS, 1543
Parcours associé : Rire et savoir
Problématique : Comment le rire est-il mis au service d’une réflexion savante ?

Lectures linéaires Perspectives d'ensemble Lectures et activités


complémentaires
1) Rabelais, Gargantua, Les caractéristiques de Textes complémentaires :
1543, Chapitre XIII, « Il l’Humanisme et de l’œuvre. « Avis au lecteur » et
n’est, dit Gargantua, pas Langue du XVIème siècle « Prologue » de Gargantua,
besoin… Maître Jean Comique grotesque, Rabelais.
d’Ecosse » carnavalesque.
2) Rabelais, Gargantua, Les procédés argumentatifs et Comparaison : Education
1543, Chapitre XIX, l’art de la rhétorique. sophiste et éducation de
« Euh, hum, hum… Bonne et mauvaise éducation Ponocrates.
assiette bien remplie » selon Rabelais.
3) Rabelais, Gargantua, Parodie de roman de chevalerie. Texte complémentaire : extrait
1543, Chapitre XXVII, Dérision des institutions de Chrétien de Troyes,
« Ce disant, il mit bas religieuses. Chevalier à la Charrette.
son habit… en Images de la guerre et d’un bon
mourant ». chef de guerre.
4) Voltaire, Candide, L’ironie dans les contes Textes complémentaires :
1759, Chapitre 6 philosophiques. Regards sur la guerre, Voltaire,
L’argumentation indirecte ou Candide et Dictionnaire
directe. philosophique. Article
Les combats de Voltaire : contre « guerre ».
l’infâme.
5) La Fontaine, « Le La notion d’apologue et les Autre fable abordée : « Les
pouvoir des Fables », caractéristiques de la Fable animaux malades de la Peste »,
2ème partie, Les Fables, L’argumentation indirecte et Les Fables, La Fontaine.
Livre VIII (1678-1679) directe. La mise en abyme.

Questions d’ensemble
- Rabelais, l’humanisme et le carnavalesque
- Les personnages de Géant : exceptionnels ?
- Le rire est-il efficace pour transmettre des idées sérieuses ?
Lecture cursive
- Candide ou l’optimisme ; Micromégas de Voltaire
- Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis
- Voyages de Gulliver, Swift
Explication linéaire n°1

Chapitre XIII : Comment Grandgousier reconnut à l’invention d’un torchecul la merveilleuse


intelligence de Gargantua.

(…)

– Il n’est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s’il n’y a point d’ordure. Ordure n’y peut
être si on n’a chié. Chier donc il nous faut avant que le cul se torcher!
– Oh ! dit Grandgousier, quel bon sens tu as, petit garçonnet. Ces prochains jours, je te ferai passer
docteur en gaie science1, par Dieu, car tu as bien plus de raison qu’on en a à ton âge. Allez, je t’en
prie, poursuis ce propos torcheculatif.
Et par ma barbe, au lieu d’une barrique, tu en auras soixante de mieux. Je veux dire de ce bon vin
breton qui ne se fait d’ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron2.

– Je me torchai ensuite, dit Gargantua, d’un couvre-chef, d’un oreiller, d’une pantoufle, d’une
gibecière, d’un panier (mais quel déplaisant torche-cul !), puis d’un chapeau.
Remarquez que parmi les chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d’autres à poil, d’autres de velours,
d’autres de taffetas, d’autres encore de satin.
Le meilleur de tous, est celui qui est fait de poil car il offre une très bonne absorption de la matière
fécale.
Puis je me torchai d’une poule, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau, d’un lièvre, d’un pigeon,
d’un cormoran, d’un sac d’avocat, d’une capuche, d’une coiffe, d’un leurre de cuir3.

« Mais pour conclure, je dis et maintiens qu’il n’y a en matière de torchecul rien de tel qu’un oison4
bien duveteux, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et croyez-m’en sur mon honneur !
car vous ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur dudit duvet que
par la chaleur tempérée de l’oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres
intestins jusqu’à se transmettre à la région du coeur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la
béatitude des héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Elysées5 tienne à leur asphodèle6, à leur
ambroisie7 ou à leur nectar8 comme disent les vieilles de par ici. Elle vient, selon mon opinion, de ce
qu’ils se torchent le cul avec un oison ; et telle est l’opinion de Maître Jean d’Ecosse9. »

François Rabelais, Gargantua, Chapitre XIII, (1543)

1
Titre de « docteur en gaie science » décerné dans certains concours de poésie.
2
Véron : région du pays de Loire
3
Leurre en cuir : oiseau en cuir utilisé en fauconnerie
4
Oison : petit de l’oie. On pourrait y voir une allusion au symbole de la charité peint par Michel-Ange représentant
l’amour d’autrui sous la forme d’un cygne.
5
Champs Elysées : dans la mythologie grecque : lieu où les héros trouvent le repos après la mort
6
Asphodèle : dans l’Antiquité, plante que l’on mettait autour des tombeaux comme nourriture agréable pour les
défunts.
7
Ambroisie : substance divine, nourriture des dieux grecs
8
Nectar : dans la mythologie grecque, vin des dieux
9
Jean d’Ecosse : Jean Duns Scot (vers 1266-1308), fameux théologien scolastique
Explication linéaire n°2

La harangue de maître Janotus de Bragmardo faite à Gargantua pour recouvrer les cloches.
Chapitre 19

« Euh, hum, hum ! Bien, l’bonjour, monsieur, bien l’bonjour. Et à vous aussi, messieurs. Ce ne serait
que bon que vous nous rendiez nos cloches car elles nous font bien défaut. Hum, hem, harch ! Nous
en avions autrefois bel et bien refusé la jolie somme d’argent de ceux de Londres en Cahors, et
même de ceux de Bordeaux en Brie10, qui voulaient les acheter pour la subtilissime qualité de la
constitution élémentaire qui est introduitisée en la terrestréité de leur nature essentialitative pour
externaliser les nuées et les tourbillons de nos vignes, en fait non, pas les nôtres mais celles qui sont
tout près11. Car si nous perdons le pot de vin, nous perdons tout : et sens, et loi12. Si vous nous les
rendez sur ma requête, j’y gagnerais six chapelets de saucisses et une bonne paire de chausses qui me
feront grand bien aux jambes, où elles me seront plus qu’une promesse de chaleur. Ho par Dieu,
Seigneur, que c’est bon une paire de chausses. Et l’homme sage ne la méprisera pas. Ha ! ha ! N’a
pas paire de chausse qui veut ! Je le sais bien quant à moi. Avisez, Seigneur, il y a dix-huit jours que
je ne suis mis à ruminationner cette belle harangue. Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce
qui est à Dieu13. Là gît le lièvre14.
Par ma foi, Seigneur, si vous voulez souper avec moi, dans ma chambre, par le corps de Dieu, de
charité, nous ferons bonne chère, chérubins ! Moi j’ai tué un porc, et moi avoir du vin bueno. Mais
de bon vin on ne peut faire mauvais latin.
Allez, tope là, de la part de Dieu, donnez-nous nos cloches. Tenez, je vous donne de par la faculté un
sermon d’Udine15, pour que du diable vous nous rendiez nos cloches. Voulez-vous aussi des
pardons ? Parbleu vous les aurez, et sans rien en monnayationner.
Oh, monsieur, Seigneur, clochidonnaminez-nous. Vraiment c’est le bien de la ville. Tout le monde
s’en sert. Si votre jument s’en trouve bien, notre faculté aussi, laquelle a été justement comparée aux
juments ignorantes, et rendue pareille à celle-ci, dans ce psaume (je ne sais plus lequel), pourtant je
l’avais bien noté sur mon papelard, et c’est un argument invincible (c’est mon meilleur Achille)16,
hen, hen, huhum, harch !

Là, je vais vous prouver que vous devez me les rendre. Ainsi voici ma thèse : Toute cloche sachant
clocher devant clocher dans un clocher, clochant clochativement, les clochant clochabilitants. Le
Parisien a des cloches. CQFD. Ha, ha, ha ! Voilà qui est parlé ! C’est ce qu’il y a dans le troisième
mode de la première figure chez Darius17 (ou ailleurs). Par mon âme, j’ai passé l’âge où je faisais des
miracles en discours. Aujourd’hui, je ne fais plus que délirer. Et il ne me faut plus, dorénavant, que
du bon vin, un bon lit, le dos au feu, le ventre à table, et une assiette bien remplie.

Gargantua, RABELAIS, chapitre XIX, 1543

10
Sentiment de confusion avec deux villes homonymes, bien plus connues.
11
Parodie des abstractions du jargon scolastique pseudo-savant.
12
Paraphrase du proverbe : « qui perd tout son bien, perd aussi sa tête »
13
Maxime biblique
14
Formule de latin scolastique qui signifie « là est le fond du problème »
15
Prédicateur fin XVème siècle, auteur d’un ouvrage de sermons
16
Terme d’écolier pour dire qu’il s’agit de son argument le plus fort
17
Repère de l’élève en rhétorique : cherche à donner une référence pour étayer son propos
Explication linéaire n°3
Ce disant, il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était en cœur de cormier18,
long comme une lance, rond et bien en main et quelque peu semé de fleurs de lys19, toutes presque
effacées. Il sortit de la sorte, dans sa belle casaque20, mit son froc21 en écharpe, et, avec son bâton de
la croix, il frappa si soudainement les ennemis qui vendangeaient à travers le clos sans ordre, sans
enseigne, sans trompette ni tambour - en effet, les porte-drapeaux et les porte-enseignes avaient posé
leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambours avaient défoncé leurs instruments
d'un côté pour les remplir de raisins, les trompettes étaient chargées rameaux et de pampres22,
personne n'était plus à son rang, il leur asséna donc de si rudes coups, sans crier gare, qu'il les
renversait comme des porcs, en frappant à tort et à travers, à l’ancienne mode française.
Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il cassait bras et jambes, à d'autres il démettait les
vertèbres du cou, à d'autres il disloquait les reins, faisait tomber le nez, pochait les yeux, fendait les
mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes,
déboîtait les ischios, mettait les os de tous les membres en pièces.
Si l'un d'eux voulait aller se cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l’épine dorsale et lui
brisait les reins comme à un chien.
Si un autre voulait se sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en morceaux par la suture
lambdoïde23. Si un autre grimpait à un arbre, croyant y être en sûreté, avec son bâton il l'empalait par
le fondement.
Si quelque vieille connaissance lui criait : « Ah ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends !
- Tu y es bien forcé, disait-il ; mais en même temps tu rendras ton âme à tous les diables. » Et
brutalement, il le ruait de coups. Et si quiconque se piquait de témérité pour vouloir lui résister en
face, alors il montrait la force de ses muscles. Car il lui transperçait la poitrine par le médiastin et par
le cœur ; à d’autres, cognant dans le creux des côtes, il leur retournait l’estomac et ils mouraient
soudainement ; d’autres encore, il les frappait si hardiment par le nombril qu’il leur faisait sortir les
tripes, et à d’autres c’était par les couilles qu’il leur perçait le boyau du cul. Croyez bien que c’était
le plus horrible spectacle qu’on vît jamais.
Les uns criaient : « Sainte Barbe ! » Les autres : « Saint Georges ! » Les autres : « Sainte
Nitouche ! » Les autres : « Notre-Dame de Cunault ! de Lorette ! de Bonne Nouvelle ! de la Lenou !
de Rivière ! » Les uns se vouaient à saint Jacques ; les autres au saint suaire de Chambéry, mais il
brûla trois mois après, si bien qu'on n'en put sauver un seul brin ; d'autres à Cadouin , d'autres à saint
Jean d'Angély ; d'autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de
Javrezay24 et mille autres bons petits saints.
Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les
autres parlaient en mourant.
RABELAIS, Gargantua, Chapitre XXVII, 1534.

18
Le cormier est un bois dur dont Virgile recommande l’usage pour la fabrication des armes.
19
Fleurs de lys, emblème des rois de France
20
Casaque : veste à larges manches
21
Froc : partie du costume du moine comportant un capuchon
22
Pampres : Rameau de vigne avec ses feuilles et ses fruits
23
Lambdoïde : située à l’arrière de la tête prend la forme de la lettre grecque lambda.
24
Lieux et saints locaux du Poitou ou du Chinonais. La superstition attachée aux reliques et aux cultes des saints, très
répandue au début du XVIème siècle, est réprouvée par l’évangélisme comme par la Réforme qui préconise une prière
à Dieu plutôt qu’à ses saints. Idée reprise avec la critique du Pèlerinage (chap. 45).
Explication linéaire n°4
Candide, jeune homme naïf et innocent, est renvoyé du Château du baron pour avoir tenté d’embrasser sa fille
Cunégonde. « Jeté » dans un monde qu’il découvre, il tente de la comprendre au travers de la philosophie de son
précepteur Pangloss : « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Devant l’horreur de ce qu’il vit
ou voit, l’écart avec cette doctrine le laisse souvent déconcerté.

CHAPITRE VI.
Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements de terre, et comment
Candide fut fessé.

Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays
n’avaient pas trouvé un moyen plus efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple
un bel auto-da-fé25 ; il était décidé par l’université de Coïmbre26 que le spectacle de quelques
personnes brûlées à petit feu, en grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la terre de
trembler.
On avait en conséquence saisi un Biscayen27 convaincu d’avoir épousé sa commère28, et deux
Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arraché le lard29 : on vint lier après le dîner le
docteur Pangloss et son disciple Candide, l’un pour avoir parlé, et l’autre pour l’avoir écouté avec un
air d’approbation : tous deux furent menés séparément dans des appartements d’une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n’était jamais incommodé du soleil : huit jours après ils furent tous deux
revêtus d’un san-benito30, et on orna leurs têtes de mitres31 de papier : la mitre et le san-benito de
Candide étaient peints de flammes renversées, et de diables qui n’avaient ni queues ni griffes ; mais
les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient droites. Ils marchèrent en
procession ainsi vêtus, et entendirent un sermon très-pathétique, suivi d’une belle musique en faux-
bourdon32. Candide fut fessé33 en cadence, pendant qu’on chantait ; le Biscayen et les deux hommes
qui n’avaient point voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas
la coutume. Le même jour la terre trembla de nouveau avec un fracas épouvantable.
Candide, épouvanté, interdit34, éperdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait à lui-même : « Si c’est
ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n’étais que fessé, je
l’ai été chez les Bulgares35 ; mais, ô mon cher Pangloss, le plus grand des philosophes ! faut-il vous
avoir vu pendre, sans que je sache pourquoi ! Ô mon cher anabaptiste36, le meilleur des hommes !
faut-il que vous ayez été noyé dans le port ! ô mademoiselle Cunégonde ! la perle des filles, faut-il
qu’on vous ait fendu le ventre ! »

Candide, VOLTAIRE, chapitre VI, (1759)


25
Autodafé : A la fois proclamation d’un jugement prononcé par l’Inquisition et son exécution (souvent par le feu).
Cérémonie.
26
Coïmbre : ville au nord de Lisbonne réputée pour son université
27
Biscayen : originaire du Nord de la Péninsule
28
Commère : marraine d’un enfant dont le Biscayen est lui-même parrain. Le parrain et la marraine d’un enfant ne
pouvaient se marier sans demander une autorisation spéciale à l’Eglise.
29
Arraché le lard : signe d’appartenant à la religion Juive qui interdit la consommation de porc.
30
San-benito : vêtement rituel porté par les victimes de l’Inquisition
31
Mitres : coiffures pointues portées par les évêques
32
Faux-bourdon : accords accompagnant le chant grégorien
33
Fessé : fouetté
34
Interdit : déconcerté
35
Bulgares : tribus installées en Turquie : ne désigne pas un pays défini
36
Anabaptiste : membre d’une église protestante qui prône le baptême des adultes plutôt que celui des enfants.
Explication linéaire n°5 Jean de la Fontaine, Les Fables, Livre VIII (1678-1679)

« Le pouvoir des fables »


Dans Athène37 autrefois, peuple vain et léger,
Un Orateur38, voyant sa patrie en danger,
Courut à la tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les cœurs dans une république,
5 Il parla fortement sur le commun salut39.
On ne l'écoutait pas. L'orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes :
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
10 Le vent emporta tout, personne ne s'émut ;
L'animal aux têtes frivoles,
Étant fait à ces traits40, ne daignait l'écouter ;
Tous regardaient ailleurs ; il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants et point à ses paroles.
15 Que fit le harangueur41 ? Il prit un autre tour.
« Céres42, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'anguille et l'hirondelle ;
Un fleuve les arrête, et l'anguille en nageant,
Comme l'hirondelle en volant,
20 Le traversa bientôt. » L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : « Et Céres, que fit-elle ?
- Ce qu'elle fit ? Un prompt courroux43
L'anima d'abord contre vous.
Quoi ? de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
25 Et du péril qui la menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe44 fait ? »
A ce reproche l'assemblée,
Par l'apologue réveillée,
30 Se donne entière à l'orateur :
Un trait de fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athènes en ce point, et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'Âne45 m'était conté,
35 J'y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.

37
Athène : Sans S pour des raisons de versification
38
Orateur : Personne qui prononce des discours devant un public du haut d’une tribune.
39
Salut : Fait d’échapper à un danger ou à la mort
40
Traits : Expressions spirituelles, mots d’esprit
41
Harangueur : Personne qui fait un discours solennel devant une foule
42
Cérès : Dans la mythologie romaine, déesse de l'agriculture, des moissons et de la fécondité.
43
Courroux : Colère
44
Philippe : Philippe II de Macédoine (382 av. J.-C. - 336 av. J.-C.) qui veut envahir la Grèce. L'orateur athénien
Démosthène prononcera des discours appelés les Philippiques, discours contre Philippe II de Macédoine.

45
Peau d’âne : Conte de tradition orale mise à l’écrit par Charles Perrault (après l’écriture de cette fable).
40
Textes complémentaires
Texte 1

Déjà vainqueur à deux reprises de Méléagant, à qui il a laissé la vie sauve, Lancelot doit affronter une
dernière fois son ennemi juré qui l'avait emprisonné pour l'empêcher de tenir sa promesse de venir au
combat. . . Lancelot a réussi à s'échapper : c'est donc d'un combat à mort qu'il va s'agir cette fois-ci. . .

Lancelot fond sur Méléagant avec une fureur bien digne de sa haine. Avant de l'attaquer, il lui
crie cependant d'une voix menaçante :

- Venez par là: je vous fais un défi et tenez pour certain que je ne voudrai pas vous épargner.

Il éperonne alors son destrier46 et retourne en arrière à une portée d'arc pour prendre un peu de
champ47. Puis les deux combattants se précipitent l'un sur l'autre au plus grand galop des chevaux. De leurs
lances bientôt ils ont heurté si fort leurs solides écus48 qu'ils les ont transpercés. [. . .] Étriers, sangle,
courroies, rien ne put empêcher leur chute : il leur fallut vider leur selle49 et par-dessus les croupes50 des
chevaux tomber sur le sol nu. Les coursiers51 fous de peur errent de tous côtés ; en ruant, en mordant, ils
voudraient eux aussi s'entre-tuer.

Les chevaliers jetés à bas se sont bien vite relevés d'un bond. Ils tirent leurs épées où des devises sont
gravées. L'écu à la hauteur de leur visage, ils pensent désormais au moyen le meilleur de se faire du mal avec
l'acier tranchant. Lancelot n'avait pas la moindre crainte : il s'entendait deux fois plus que Méléagant à jouer
de l'épée, car il avait appris cet art dans son enfance.

Ils frappent tous les deux si bien sur leurs écus et sur leurs heaumes52 lamés d'or que les voilà
fendus et bosselés. Mais Lancelot de plus en plus presse Méléagant : d'un coup puissant il tranche le
bras droit pourtant bardé de fer que l'imprudent aventurait à découvert par-devant son écu. En se sentant
si malmené, Méléagant [ . . . ] est presque insensé de rage et de douleur.

Il s'estime bien peu, s'il n'a recours à quelque fourberie. Il fond sur l'adversaire en comptant le
surprendre. Mais Lancelot se donne garde : avec sa bonne épée, [ . . . ] il le frappe en effet au nasal53
qu'il lui enfonce dans la bouche en lui brisant trois dents. Dans sa souffrance et sa fureur Méléagant ne
peut dire un seul mot. Il ne daigne non plus implorer la pitié, attendu que son coeur, en mauvais
conseiller, l'enferme dans les rets54 de son aveugle orgueil. Son vainqueur vient sur lui : il délace son
heaume et lui tranche la tête. Méléagant ne jouera plus de mauvais tour à Lancelot : le voilà tombé mort.

Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la Charrette, trad. J. Frappier, éd. Champion, 1982.

46
Destrier : cheval de combat du chevalier
47
Prendre de l’élan
48
Ecus : boucliers
49
Descendre de selle
50
Partie postérieure du cheval sur laquelle repose la selle
51
Chevaux
52
Casque qui protège la tête et le visage
53
Partie du heaume qui protège le nez
54
Filets pour capturer les animaux. Sens figuré, pris au piège.
Texte 2

Chapitre 3 : Comment Candide se sauva d’entre les Bulgares et ce qu’il devint,

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes,
les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut
jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté;
ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers
d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait
comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le
parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de
mourants, et gagna d’abord un village voisin ; il était en cendres : c’était un village abare que
les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups
regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles
sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros
rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner
la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros
abares l’avaient traité de même.

Voltaire, Candide, extrait du chapitre III, 1759

Texte 3

Article « Guerre », Voltaire, Dictionnaire philosophique, 1764

Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents
avaient fait un pacte de famille il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la
mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une
province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil concluent
sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à
quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle
envie d’être gouvernée par lui, que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur
consentement ; ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince dont le droit
est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il
les habille d’un grand drapeau bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros
fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son
pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers que Gengis Khan,
Tamerlan, Bajazet, n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq ou six sous par
jour à gagner pour eux, s’ils veulent être de la partie ; ils se divisent aussitôt en deux bandes
comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les uns contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au
procès, mais sans savoir même de quoi qu’il s’agit.
On voit à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux
contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres,
s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en un seul point, celui de faire tout le mal
possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir
ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain. Si un
chef n’a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n’en remercie point
Dieu ; mais lorsqu’il y en a eu environ dix mille d’exterminés par le feu et par le fer, et que,
pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre
parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont
combattu, et de plus toute farcie de barbarismes.

Texte 4

Les animaux malades de la Peste


Second recueil dédié à Madame de Montespan, Livre VII, Fable 1

Les animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur,


Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie ;
Nul mets n'excitait leur envie ;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient :
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune ;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements :
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger. Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Etant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit : J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le baudet. Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Jean de La Fontaine (1621-1695), Fables, 1678-1679.

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