Vous êtes sur la page 1sur 6

François Rabelais, Gargantua (1534)

Parcours : Rire et savoir


Lectures linéaires

Jean de La Fontaine, Fables, Livre VII, « Les deux Coqs » (1678)

LES DEUX COQS

Deux Coqs vivaient en paix ; une Poule survint,


Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie ; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint !
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage :
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur. Le vaincu disparut :
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu'un rival tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage ;
Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,
Et, s'exerçant contre les vents
S'armait d'une jalouse rage.
Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S'alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix :
Adieu les amours et la gloire ;
Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S'en revint faire le coquet :
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule.

La Fortune se plaît à faire de ces coups ;


Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous
Après le gain d'une bataille.
Bernard Le Bouyer de Fontenelle, « Chapitre 4. Que les histoires surprenantes qu’on débite sur
les oracles doivent être fort suspectes », Histoire des Oracles (1687)

Assurons-nous bien du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. Il est vrai que cette
méthode est bien lente pour la plupart des gens qui courent naturellement à la cause, et passent par-
dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est
point.

Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques savants d’Allemagne,
que je ne puis m’empêcher d’en parler ici.

« En 1593, le bruit courut que, les dents étant tombées à un enfant de Silésie âgé de sept ans,
il lui en était venu une d’or à la place d’une de ses grosses dents. Horstius, professeur en médecine
dans l’université de Helmstad, écrivit, en 1595, l’histoire de cette dent, et prétendit qu’elle était en
partie naturelle, en partie miraculeuse, et qu’elle avait été envoyée de Dieu à cet enfant pour
consoler les chrétiens affligés par les Turcs ! Figurez-vous quelle consolation, et quel rapport de
cette dent aux chrétiens ni aux Turcs ! En la même année, afin que cette dent d’or ne manquât pas
d’historiens, Rullandus en écrit l’histoire. Deux ans après, Ingolsteterus, autre savant, écrit contre le
sentiment que Rullandus avait de la dent d’or, et Rullandus fait aussitôt une belle et docte réplique.
Un autre grand homme, nommé Libavius, ramasse tout ce qui avait été dit de la dent, et y ajoute son
sentiment particulier. Il ne manquait autre chose à tant de beaux ouvrages, sinon qu’il fût vrai que la
dent était d’or. Quand un orfèvre l’eut examinée, il se trouva que c’était une feuille d’or appliquée à
la dent, avec beaucoup d’adresse : mais on commença par faire des livres, et puis on consulta
l’orfèvre. »

Rien n’est plus naturel que d’en faire autant sur toutes sortes de matières. Je ne suis pas si
convaincu de notre ignorance par les choses qui sont, et dont la raison nous est inconnue, que par
celles qui ne sont point, et dont nous trouvons la raison. Cela veut dire que, non seulement nous
n’avons pas les principes qui mènent au vrai, mais que nous en avons d’autres qui s’accommodent
très bien avec le faux.
François Rabelais, Gargantua (1534)
Texte original établi par Lichel Renaud et les chercheurs du laboratoire Equil XVI de l'université
Blaise-Pascal

Extrait du chapitre 13 « Comment Grandgousier congneut l'esperit merveilleux de Gargantua à


l'invention d'un torchecul ».

– « Il n'est, dist Gargantua, poinct besoing torcher cul, sinon qu'il y ayt ordure. Ordure n'y peut
estre si on n'a chié : chier doncques nous fault davant que le cul torcher.
– O (dist Grandgousier) que tu as bon sens petit garsonnet ! Ces premiers jours je te feray
passer docteur en gaie science, par Dieu ! Car tu as de raison plus que d'aage. Or poursuiz ce propos
torcheculatif, je t'en prie, et, par ma barbe ! Pour un bussart tu auras soixante pippes. J'entends de ce
bon vin Breton, lequel poinct ne croist en Bretaigne mais en ce bon pays de Verron.
– Je me torchay après (dist Gargantua) d'un couvre-chief, d'un aureiller, d'ugne pantophle,
d'une gibbessière, d'un panier. Mais o le mal plaisant torchecul ! Puis d'un chappeau. Et notez que
des chappeaulx les uns sont ras, les aultres à poil, les aultres veloutez, les aultres taffetassez, les
aultres satinizez. Le meilleur de tous est celluy de poil , car il faict tresbonne abstersion de la
matière fecale. Puis me torchay d'une poulle, d'un coq, d'un poulet, de la peau d'un veau, d'un lievre,
d'un pigeon, d'un cormoran, d'un sac d'advocat, d'une barbute, d'une coyphe, d'un leurre.
« Mais concluent, je dys et maintiens qu'il n'y a tel torchecul que d'un oyzon bien dumeté,
pourvau qu'on luy tienne la teste entre les jambes. Et m'en croyez sus mon honneur, car vous sentez
au trou du cul une volupté mirificque, tant par la doulceur d'icelluy dumet que par la chaleur
temperée de l'oizon, laquelle facilement est communicquée au boyau culier et aultres intestines,
jusques à venir à la region du cueur et du cerveau. Et ne pensez que la beatitude des Heroes et
semidieux qui sont par les champs Elysiens soit en leur Asphodele, ou Ambroisie ou Nectar, comme
dysent ces vielles ycy. Elle est (scelon mon opinion) en ce qu'ilz se torchent le cul d'un oyzon. Et
telle est l'opinion de maistre Jehan d'Escosse. »

Translation
- Il n'est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s'il n'y a pas de saletés. De saletés, il
ne peut y en avoir si l'on n'a pas chié. Il nous faut donc chier avant que de nous torcher le cul !
- Oh ! dit Grandgousier, que tu es plein de bon sens, mon petit bonhomme; un de ces jours
prochains, je te ferai passer docteur en gai savoir, pardieu ! Car tu as de la raison plus que tu n'as
d'années. Allez, je t'en prie, poursuis ce propos torcheculatif. Et par ma barbe, au lieu d'une
barrique, c'est cinquante feuillettes que tu auras, je veux dire des feuillettes de ce bon vin breton qui
ne vient d'ailleurs pas en Bretagne, mais dans ce bon pays de Véron.
- Après, dit Gargantua, je me torchai avec un couvre-chef, un oreiller, une pantoufle, une gibecière,
un panier (mais quel peu agréable torche-cul !), puis avec un chapeau. Remarquez que parmi les
chapeaux, les uns sont de feutre rasé, d'autres à poil, d'autres de velours, d'autres de taffetas. Le
meilleur d'entre tous, c'est celui à poil, car il absterge excellemment la matière fécale. Puis je me
torchai avec une poule, un coq, un poulet, la peau d'un veau, un lièvre, un pigeon, un cormoran, un
sac d'avocat, une cagoule, une coiffe, un leurre.
« Mais pour conclure, je dis et je maintiens qu'il n'y a pas de meilleur torche-cul qu'un oison
bien duveteux, pourvu qu'on lui tienne la tête entre les jambes. Croyez-m'en sur l'honneur, vous
ressentez au trou du cul une volupté mirifique, tant à cause de la douceur de ce duvet qu'à cause de
la bonne chaleur de l'oison qui se communique facilement du boyau du cul et des autres intestins
jusqu'à se transmettre à la région du cœur et à celle du cerveau. Ne croyez pas que la béatitude des
héros et des demi-dieux qui sont aux Champs Élysées tienne à leur asphodèle, à leur ambroisie ou à
leur nectar comme disent les vieilles de par ici. Elle tient, selon mon opinion, à ce qu'ils se torchent
le cul avec un oison; c'est aussi l'opinion de Maître Jean d’Écosse. »
Extrait du chapitre 19 « La harangue de maistre Janotus de Bragmardo faicte à Gargantua pour
recouvrer les cloches ».

« Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras . Tenez je vous donne de par la Faculté ung
Sermones de Utino que, utinam, vous nous baillez nos cloches. Vultis etiam pardonos ? Per Diem,
vos habebitis et nihil poyabitis.
« O, monsieur domine, clochidonnaminor nobis. Dea, est bonum urbis. Tout le monde s'en sert. Si
vostre jument s'en trouve bien, aussi faict notre Faculté, que comparata est jumentis insipientibus et
simili facta est eis, Psalmio nescio quo, si l'avoys je bien quotté en mon paperat, et est unum bonum
Achilles. Hen, hen, ehen, hasch !
« Cà, je vous prouve que me les doibvez bailler. Ego sic argumentor : Omnis clocha clochabilis
in clocherio clochando clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes. Parisius habet
clochas. Ergo gluc.
« Ha, ha, ha ! C'est parlé cela. Il est in tertio prime en Darii ou ailleurs. Par mon ame, j'ay veu le
temps que je faisois diables de arguer, mais de present je ne fais plus que resver. Et ne me fault plus
dorenavant que bon vin, bon lict, le dos eu feu, le ventre à table et escuelle bien profonde.
« Hay, domine, je vous pry in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen, que vous rendez noz
cloches et Dieu vous gard de mal et Nostre Dame de santé, qui vivit et regnat per omnia secula
seculorum, amen. Hen, hasch, ehasch, grenhenhasch !
« Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, Edepol, quoniam, ita certe, meus Deus fidus,
une ville sans cloches est comme un aveugle sans baston, un asne sans cropiere et une vache sans
cymbales. Jusques à ce que vous les ayez rendues, nous ne cessrons de crier apres vous comme un
aveugle qui a perdu son baston, de braisler comme un asne sans cropiere et de bramer comme une
vache sans cymbale. »

Translation de Marie-Hélène Fragonard

Or sus, de la part de Dieu, donnez-nous nos cloches. Tenez, je vous donne de par la faculté
un recueil de sermons d'Utino, que plaise au ciel que vous nous bailliez nos cloches. Voulez-vous
aussi des pardons ? Par Dieu, vous en aurez et vous ne les paierez pas.
Ô monsieur seigneur, clochez-nous. Vraiment, c'est le bien de la ville. Tout le monde s'en
sert. Si votre jument s'en est trouvée bien, notre faculté aussi, qui a été comparée aux juments
ignorantes, et a été faite semblable à elles, voir je ne sais plus quel psaume, pourtant je l'avais bien
noté sur mon papier, et c'est l'Achille des arguments. Hen, hen, ehen, hasch.
Ça, je vous prouve que vous devez me les donner. Moi j'argumente ainsi.
Toute cloche clochante qui doit clocher dans un clocher clochant par le clochatif doit faire
clocher clochantement les clochants. Paris a des cloches. Donc gluc. Ah Ah Ah ! C'est parlé, ça.
Mon syllogisme est en troisième ou quatrième figure ou ailleurs. Par mon âme, j'ai vu le temps que
j'arguais comme un diable. Mais à présent je ne fais plus que rêver. Et il ne me faut plus dorénavant
que bon vin, bon lit, le dos au feu, le ventre à table, et une écuelle bien profonde.
Ahii seigneur, je vous prie au nom de Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen, que vous
rendiez nos cloches, et que Dieu vous garde de mal et Notre-Dame de santé, qui vit et règne par
tous les siècles des siècles, amen. Hen hen, hasch hasch hasch grenenhasch.
Il est vrai en effet certes mon Dieu juste, une ville sans cloches est comme un aveugle sans
bâton, un âne sans croupière, et une vache sans cloche à vache. Jusques à ce que vous nous les ayez
rendues, nous ne cesserons de crier après vous, comme un aveugle qui a perdu son bâton, de brailler
comme un âne sans croupière et de bramer comme une vache sans cloche à vache.
Extrait du chapitre 33 « Comment certains gouverneurs de Picrochole, par leur précipitation, le
mirent au dernier péril »

Les fouaces destroussées, comparurent davant Picrochole les duc de Menuail, comte
Spadassin et capitaine Merdaille et luy dirent : « Cyre, aujourdhuy nous vous rendons le plus
heureux, plus chevalereux prince qui oncques feust depuis la mort de Alexandre Macedo.
– Couvrez, couvrez-vous, dist Picrochole.
– Grand mercy (dirent ilz), Cyre, nous sommes à nostre debvoir. Le moyen est tel : Vous
laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande de gens pour garder la place, laquelle
nous semble assez forte, tant par nature que par les rampars faictz à votre invention. Vostre armée
partirez en deux, comme trop mieulx l'entendez. L'une partie ira ruer sur ce Grandgousier et ses
gens. Par icelle, sera de prime abordée facilement desconfi. Là recouvrerez argent à tas, car le vilain
a du content ; vilain, disons-nous, par ce que un noble prince n'a jamais un sou. Thesaurizer, est
faict de vilain.
« L'aultre partie ce pendent tirera vers Onys, et Sanctonge, Angomoys et Gascoigne, ensemble
Perigot , Medoc et Elanes. Sans resistence prendront villes, chasteaux et forteresses. A Bayonne, à
Sainct Jean de Luc et Fontarabie sayzirez toutes les naufz et, coustoyant vers Galice et Portugal,
pillerez tous les lieux maritimes jusques à Uisbonne, où aurez renfort de tout equipage requis à un
conquerent. Par le corbieu, Hespaigne se rendra, car ce ne sont que Madourrez ! Vous passerez par
l'estroict de Sibyle et là erigerez deux colomnes plus magnificques que celles de Hercules, à
perpetuelle memoire de vostre nom. Et sera nommé cestuy destroict la mer Picrocholine. Passée la
mer Picrocholine, voicy Barberousse qui se rend vostre esclave.
– Je (dist Picrochole) le prendray à mercy.
Voyre (dirent ilz), pourveu qu'il se face baptiser.

Translation

Les fouaces détroussées, comparurent devant Picrochole le duc de Menuail, le comte


Spadassin, le capitaine Merdaille, et ils lui dirent : « Sire, aujourd'hui nous vous rendons le plus
heureux, le plus chevalereux prince qui existât jamais depuis la mort d'Alexandre de Macédoine.
– Couvrez, couvrez-vous, dit Picrochole.
– Grand merci Sire, dirent-ils, nous accomplissons notre devoir. Voilà le moyen. Vous
laisserez ici quelque capitaine en garnison avec une petite bande de gens, pour garder la place, qui
nous semble assez forte, tant par nature que par les remparts faits selon votre invention. Vous
séparerez votre armée en deux, comme vous l'entendez bien.
« Une partie ira se ruer sur ce Grandgousier et ses gens. Il sera facilement déconfit au premier
assaut. Là vous récupérerez de l'argent à tas. Car le vilain a du comptant, vilain, disons-nous, parce
que noble prince n'a pas un sou. Thésauriser est fait de vilain.
« L’autre partie s'en ira cependant vers l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois et la Gascogne, ensemble
le Périgord, le Médoc et les Landes. Sans résistance ils prendront villes, châteaux et forteresses. À
Bayonne, à Saint-Jean-de-Luz et Fontarabie, vous saisirez tous les navires, et en suivant les côtes
vers la Galice et le Portugal, vous pillerez tous les lieux maritimes jusqu'à Lisbonne, où vous aurez
un renfort de tout l'équipage requis pour un conquérant.
« Par le Cordieu, L'Espagne se rendra, car ce ne sont que des rustres. Vous passerez par le détroit
de la Sibylle et là vous érigerez deux colonnes plus magnifiques que celles d'Hercule, à la
perpétuelle mémoire de votre nom. Et ce détroit sera nommé la mer Picrocholine.
« Passé la mer Picrocholine, voilà Barberousse qui se rend votre esclave.
– J'accepterai sa reddition, dit Picrochole.
– Certes, dirent-ils, à condition qu'il se fasse baptiser.

Vous aimerez peut-être aussi