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Jean-Jacques Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire (1782 – parution posthume)

Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local, des objets qui m’ont
frappé, les idées qu’il m’a fait naître, les incidents qui s’y sont mêlés, tout cela m’a laissé des
impressions qui se renouvellent par l’aspect des plantes herborisées dans ces mêmes lieux. Je ne
reverrai plus ces beaux paysages, ces forêts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes,
dont l’aspect a toujours touché mon cœur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces
heureuses contrées je n’ai qu’à ouvrir mon herbier & bientôt il m’y transporte. Les fragments des
plantes que j’y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est
pour moi un journal d’herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme &
produit l’effet d’un optique qui les peindroit derechef à mes yeux. C’est la chaîne des idées
accessoires qui m’attache à la botanique. Elle rassemble & rappelle à mon imagination toutes les
idées qui la flattent davantage. Les prés, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout & le repos
qu’on trouve au milieu de tout cela sont retracés par elle incessamment à ma mémoire. Elle me
fait oublier les persécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages, & tous les maux
dont ils ont payé mon tendre & sincère attachement pour eux. Elle me transporte dans des
habitations paisibles au milieu de gens simples & bons tels que ceux avec qui j’ai vécu jadis. Elle
me rappelle & mon jeune âge & mes innocents plaisirs, elle m’en fait jouir derechef, & me rend
heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort qu’oit subi jamais un mortel.

(Fin de la septième promenade )


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Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée (1836)

Pour aller au château de Frapesle, les gens à pied ou à cheval abrègent la route en passant par les
landes dites de Charlemagne, terres en friche, situées au sommet du plateau qui sépare le bassin du
Cher et celui de l’Indre, et où mène un chemin de traverse que l’on prend à Champy. Ces landes plates
et sablonneuses, qui vous attristent durant une lieue environ, joignent par un bouquet de bois le
chemin de Saché, nom de la commune d’où dépend Frapesle. Ce chemin, qui débouche sur la route de
Chinon, bien au delà de Ballan, longe une plaine ondulée sans accidents remarquables, jusqu’au petit
pays d’Artanne. [ Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble
bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond
de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. À cet aspect, je fus saisi d’un étonnement
voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur
de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un
noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée.
Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le
temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me
trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je
m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses
fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes ! sous un
hallebergier. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE
VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans
autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce
long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent
de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles
sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient
en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour
de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers
jours de l’automne ; au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel, en automne on y songe à ceux
qui ne sont plus. ]

(Extrait du chapitre II « Les deux enfances »)


Les Vrilles de la vigne
« En marge d'une page blanche I (En baie de Somme) »

[…]
Beau temps. On a mis tous les enfants à cuire ensemble sur la plage. Les uns rôtissent sur le sable,
les autres mijotent au bain-marie dans les flaques chaudes. La jeune maman, sous l'ombrelle de toile
rayée, oublie délicieusement ses deux gosses et s'enivre, les joues chaudes, d'un roman mystérieux,
habillé comme elle de toile écrue...

● Maman !
● …
● Maman, dis donc, maman !...
● Son gros petit garçon, patient et têtu, attend, la pelle aux doigts, les joues sablées
comme un gâteau...
● Maman, dis donc, maman...
● Les yeux de la liseuse se lèvent enfin, hallucinés, et elle jette dans un petit aboiement
excédé :
● Quoi ?
● Maman, Jeannine est noyée.
● Qu'est-ce que tu dis ?
● Jeannine est noyée, répète le bon gros petit garçon têtu.
● Le livre vole, le pliant tombe...
● Qu'est-ce que tu dis, petit malheureux ? Ta sœur est noyée ?
● Oui. Elle était là, tout à l'heure, elle n'y est plus. Alors je pense qu'elle est noyée.
● La jeune maman tourbillonne comme une mouette et va crier... quand elle aperçoit la «
noyée » au fond d'une cuve de sable, où elle fouit comme un ratier...
● Jojo ! Tu n'as pas honte d'inventer des histoires pareilles pour m'empêcher de lire ? Tu n'auras
pas de chou à la crème à quatre heures !
● Le bon gros écarquille des yeux candides.
● Mais c'est pas pour te quaquiner, maman ! Jeannine était plus là, alors je croyais qu'elle était
noyée.
● Seigneur ! Il le croyait !!! et c'est tout ce que ça te faisait ?
● Consternée, les mains jointes, elle contemple son gros petit garçon, par-dessus l'abîme qui
sépare une grande personne civilisée d'un petit enfant sauvage... […]
Les Vrilles de la vigne

« Dialogue de bêtes »
[...]
KIKI-LA-DOUCETTE : [...] Mais nos confidences, d'Elle à moi, de moi à Elle, sont d'autre sorte.
Depuis que nous sommes ici, Elle s'est confiée, presque sans paroles, à mon instinct divinateur. Elle se
délecte d'une tristesse et d'une solitude plus savoureuses que le bonheur. Elle ne se lasse pas de
regarder changer la couleur des heures. Elle erre beaucoup, mais pas loin, et son activité piétine sur
ces dix hectares bornés de murs en ruines. Tu la vois parfois debout sur la cime de notre montagne,
sculptée dans sa robe par le vent amoureux, les cheveux tour à tour droits et couchés comme les épis
du seigle, et pareille à un petit génie de l'Aventure ?... Ne t'en émeus pas. Son regard ne défie pas
l'espace ; il y cherche, il y menace seulement l'intrus en marche vers sa demeure, l'assaillant de sa
retraite... dirai-je sentimentale ?
TOBY-CHIEN : Dis-le.
KIKI-LA-DOUCETTE : Elle n'aime point l'inconnu, et ne chérit sans trouble que ce lieu ancien,
retiré, ce seuil usé par ses pas enfantins, ce parc triste dont son cœur connaît tous les aspects. Tu la
crois assise là, près de nous ? Elle est assise en même temps sur la roche tiède, au revers de la combe,
et aussi sur la branche odorante et basse du pin argenté... Tu crois qu'elle dort ? Elle cueille en ce
moment, au potager, la fraise blanche qui sent la fourmi écrasée. Elle respire, sous la tonnelle de
roses, l'odeur orientale et comestible de mille roses vineuses, mûres en un seul jour de soleil. Ainsi
immobile et les yeux clos, elle habite chaque pelouse, chaque arbre, chaque fleur, - elle se penche à la
fois, fantôme bleu comme l'air, à toutes les fenêtres de sa maison chevelue de vigne... Son esprit court,
comme un sang subtil, le long des veines de toutes les feuilles, se caresse au velours des géraniums, à
la cerise vernie, et s'enroule à la couleuvre poudrée de poussière, au creux du sentier jaune... C'est
pourquoi tu la vois si sage et les yeux clos, car ses mains pendantes, qui semblent vides, possèdent et
égrènent tous les instants d'or de ce beau jour lent et pur.
Les Vrilles de la vigne

« Sido »

Peut-être nos voisins imitaient-ils, dans leurs jardins, la paix de notre jardin où les enfants ne
se battaient point, où bêtes et gens s'exprimaient avec douceur, un jardin où, trente années durant, un
mari et une femme vécurent sans élever la voix l'un contre l'autre.
Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants étés. J'ai connu, depuis, des étés dont
la couleur, si je ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre les tiges du blé et sous la
géante ombelle du panais sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été, sauf ceux de mon
enfance, ne commémore le géranium écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver n'est
plus d'un blanc pur à la base d'un ciel bourré de nues ardoisées, qui présageaient une tempête de
flocons plus épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d'au et de bourgeons lancéolés... Ce ciel
pesait sur le toit chargé de neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et pliait les oreilles
des chattes... La calme et verticale chute de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer
lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que j'arpentais le jardin, happant la neige
volante... Avertie par ses antennes, ma mère s’avançait sur la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri
:

● La bourrasque d'Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier !... La porte de la remise aux
voitures !... Et la fenêtre de la chambre du fond !
● Mousse exalté du navire natal, je m'élançais, claquant des sabots,
enthousiasmée si du fond de la mêlée blanche et bleu noir, sifflante, un vif
éclair, un bref roulement de foudre, enfants d'Ouest et de Février, comblaient
tous deux un des abîmes du ciel... Je tâchais de trembler, de croire à la fin du
monde.
● Mais dans le pire du fracas ma mère, l’œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre,
s'émerveillait, comptant les cristaux ramifiés d'une poignée de neige qu'elle venait de
cueillir aux mains mêmes de l'Ouest rué sur notre jardin...

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