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Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.

Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands

chapeaux, étés presque sans nuits... Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en

récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque

bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis

et les groseilles barbues.

À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je

descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon

petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de

mon corps... J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure

que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier

souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...

Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait

courir et décroître sur la pente son œuvre, − « chef-d’œuvre », disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère

et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord... Je l’étais à cause de mon âge et du lever

du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à

mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.

Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul1 , pas avant

d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources

perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de

sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre.

L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré

où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de

chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur

m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...

1. manger son saoul : manger jusqu’à en être rassasié.


Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.

Colette fait le portrait de sa mère à travers une anecdote qui révèle son rapport au monde.

Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne 1, son adolescence parmi des peintres, des

journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis elle

revint dans l’Yonne et s’y maria deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût fin de

la province ? Je ne saurais le dire. 5 Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle, qui, en elle,

refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait le

« commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car

l’Ouest2, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser

ses cerisiers en vieux chemineaux3 et coiffait ses groseilliers de gibus4 poilus. Peu de jours après, je

trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait

les religions humaines…

-Chut ! … Regarde…

Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair

rosée…

– Qu’il est beau ! … chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les

mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque

bien qu’il n’attrape que les plus mûres…

– Mais maman, l’épouvantail…

– Chut ! … l’épouvantail ne le gêne pas…

– Mais, maman, les cerises !...

Ma mère ramena sur la terre ses yeux couleur de pluie :

– Les cerises ? … Ah ! oui, les cerises…

Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me

foulait avec tout le reste, allégrement 5…

1.Yonne : département qui fait partie de la Bourgogne. 2. L’Ouest : par métonymie, Colette désigne ainsi le
voisin dont la maison est située à l’Ouest de la sienne. 3. Chemineaux : vagabonds qui errent sur les
chemins (à ne pas confondre avec « cheminot », terme désignant celui qui travaille pour les chemins de
fer). 4. Gibus : chapeau haut-de-forme qui peut s’aplatir et se relever à l’aide de ressorts mécaniques. 5.
Allègrement : avec joie Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, François-René de Chateaubriand, 1811

J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette; les corneilles

qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient audessous de

nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes

de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs

ou les chalets des abeilles; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle

teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or,

s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief; au loin la mer et

le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau,

brillait sur l’horizon du couchant comme un rocher de pourpre et de feu.

Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir

du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater

au théâtre de Bacchus les douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les

applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre

oreille… Je me disais, pour me consoler, ce qu’il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit en ce

monde.
« NUIT BLANCHE » Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.

Je gis [1] sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain,

descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront

battre en vain. Je vais dormir… Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui

fourmille et brûle, une place toute fraîche… Tu n’as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton

épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue… Dormons. Les nuits de mai sont si courtes.

Malgré l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de flammes roses,

d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme on se penche,

derrière l’abri d’une persienne [2], sur un jardin d’été éblouissant…

Comme mon cœur bat ! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la

tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux sont frais

comme deux oranges… Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur…

Ah ! dormons !... Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes

mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit, ce soir est-il jonché d’aiguilles de pin ? Dormons

Je le veux ! Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite, allègre, et je devine ton immobilité,

le même accablement frémissant… Tu ne bouges pas. Tu espères que je dors. Ton bras se resserre parfois

autour de moi, par tendre habitude, et tes pieds charmants s’enlacent aux miens… Le sommeil s’approche,

me frôle et me fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours [3] que je poursuivais, dans le

jardin enflammé d’iris [4] … Tu te souviens ?

Notes 1. Du verbe gésir : être étendu, couché. 2. persienne : volet extérieur composé de fines lamelles à
travers lesquelles peut passer la lumière. 3. velours : étoffe de coton, de laine ou de soie, qui présente
généralement à l’envers une surface mate et lisse et, à l’endroit, une surface lustrée et moelleuse. 4. iris :
plante vivace à longue tige que l’on cultive pour ses grandes fleurs ornementales et odorantes de couleur
violette.

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