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Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes grands
chapeaux, étés presque sans nuits... Car j’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en
récompense. J’obtenais qu’elle m’éveillât à trois heures et demie, et je m’en allais, un panier vide à chaque
bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et quand je
descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par son poids baignait d’abord mes jambes, puis mon
petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de
mon corps... J’allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C’est sur ce chemin, c’est à cette heure
que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier
souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion...
Ma mère me laissait partir, après m’avoir nommée « Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait
courir et décroître sur la pente son œuvre, − « chef-d’œuvre », disait-elle. J’étais peut-être jolie ; ma mère
et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours d’accord... Je l’étais à cause de mon âge et du lever
du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu’à
mon retour, et de ma supériorité d’enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d’avoir mangé mon saoul1 , pas avant
d’avoir, dans les bois, décrit un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l’eau de deux sources
perdues, que je révérais. L’une se haussait hors de la terre par une convulsion cristalline, une sorte de
sanglot, et traçait elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt née et replongeait sous la terre.
L’autre source, presque invisible, froissait l’herbe comme un serpent, s’étalait secrète au centre d’un pré
où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls sa présence. La première avait goût de feuille de
chêne, la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu’à parler d’elles je souhaite que leur saveur
m’emplisse la bouche au moment de tout finir, et que j’emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...
Colette fait le portrait de sa mère à travers une anecdote qui révèle son rapport au monde.
Au vrai, cette Française vécut son enfance dans l’Yonne 1, son adolescence parmi des peintres, des
journalistes, des virtuoses de la musique, en Belgique, où s’étaient fixés ses deux frères aînés, puis elle
revint dans l’Yonne et s’y maria deux fois. D’où, de qui lui furent remis sa rurale sensibilité, son goût fin de
la province ? Je ne saurais le dire. 5 Je la chante, de mon mieux. Je célèbre la clarté originelle, qui, en elle,
refoulait, éteignait souvent les petites lumières péniblement allumées au contact de ce qu’elle nommait le
« commun des mortels ». Je l’ai vue suspendre, dans un cerisier, un épouvantail à effrayer les merles, car
l’Ouest2, notre voisin, enrhumé et doux, secoué d’éternuements en série, ne manquait pas de déguiser
ses cerisiers en vieux chemineaux3 et coiffait ses groseilliers de gibus4 poilus. Peu de jours après, je
trouvais ma mère sous l’arbre, passionnément immobile, la tête à la rencontre du ciel d’où elle bannissait
-Chut ! … Regarde…
Un merle noir, oxydé de vert et de violet, piquait les cerises, buvait le jus, déchiquetait la chair
rosée…
– Qu’il est beau ! … chuchotait ma mère. Et tu vois comme il se sert de sa patte ? Et tu vois les
mouvements de sa tête et cette arrogance ? Et ce tour de bec pour vider le noyau ? Et remarque
Dans ses yeux passa une sorte de frénésie riante, un universel mépris, un dédain dansant qui me
1.Yonne : département qui fait partie de la Bourgogne. 2. L’Ouest : par métonymie, Colette désigne ainsi le
voisin dont la maison est située à l’Ouest de la sienne. 3. Chemineaux : vagabonds qui errent sur les
chemins (à ne pas confondre avec « cheminot », terme désignant celui qui travaille pour les chemins de
fer). 4. Gibus : chapeau haut-de-forme qui peut s’aplatir et se relever à l’aide de ressorts mécaniques. 5.
Allègrement : avec joie Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.
Itinéraire de Paris à Jérusalem, François-René de Chateaubriand, 1811
J’ai vu, du haut de l’Acropolis, le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette; les corneilles
qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient audessous de
nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes
de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette et annonçaient les parcs
ou les chalets des abeilles; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient de la plus belle
teinte de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or,
s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief; au loin la mer et
le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau,
Du lieu où nous étions placés, nous aurions pu voir, dans les beaux jours d’Athènes, les flottes sortir
du Pirée pour combattre l’ennemi ou pour se rendre aux fêtes de Délos ; nous aurions pu entendre éclater
au théâtre de Bacchus les douleurs d’Œdipe, de Philoctète et d’Hécube ; nous aurions pu ouïr les
applaudissements des citoyens aux discours de Démosthène. Mais, hélas ! aucun son ne frappait notre
oreille… Je me disais, pour me consoler, ce qu’il faut se dire sans cesse : Tout passe, tout finit en ce
monde.
« NUIT BLANCHE » Colette, Sido, suivi des Vrilles de la vigne, 1908, 1930.
Je gis [1] sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain,
descendre au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront
battre en vain. Je vais dormir… Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui
fourmille et brûle, une place toute fraîche… Tu n’as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton
épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue… Dormons. Les nuits de mai sont si courtes.
Malgré l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de flammes roses,
d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme on se penche,
Comme mon cœur bat ! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la
tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux sont frais
comme deux oranges… Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse fraîcheur…
Ah ! dormons !... Mille fois mille fourmis courent avec mon sang sous ma peau. Les muscles de mes
mollets battent, mes oreilles tressaillent, et notre doux lit, ce soir est-il jonché d’aiguilles de pin ? Dormons
Je le veux ! Je ne puis dormir. Mon insomnie heureuse palpite, allègre, et je devine ton immobilité,
le même accablement frémissant… Tu ne bouges pas. Tu espères que je dors. Ton bras se resserre parfois
autour de moi, par tendre habitude, et tes pieds charmants s’enlacent aux miens… Le sommeil s’approche,
me frôle et me fuit… Je le vois ! Il est pareil à ce papillon de lourd velours [3] que je poursuivais, dans le
Notes 1. Du verbe gésir : être étendu, couché. 2. persienne : volet extérieur composé de fines lamelles à
travers lesquelles peut passer la lumière. 3. velours : étoffe de coton, de laine ou de soie, qui présente
généralement à l’envers une surface mate et lisse et, à l’endroit, une surface lustrée et moelleuse. 4. iris :
plante vivace à longue tige que l’on cultive pour ses grandes fleurs ornementales et odorantes de couleur
violette.