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Séquence 1 « Emancipations créatrices »

Objet d’étude – La poésie du XIXème au XXIème siècle


Lecture linéaire 1 : Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « spleen et idéal », 1857
« L’invitation au voyage »

L’Invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,


Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble ;
-Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté1.

Des meubles luisants,


Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre2,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux


Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe3 et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

11. Plaisir intense 2. Résine qui dégage un parfum exotique 3. Pierre précieuse jaune rougeâtre
Séquence 1 « Emancipations créatrices »
Objet d’étude – La poésie du XIXème au XXIème siècle
Lecture linéaire 2 : Blaise Cendrars, La Prose du Transsibérien et de la petite
Jehanne de France, vers 1 à 24, 1913.

La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

1 En ce temps-là, j'étais en mon adolescence


J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
5 Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur tour à tour brûlait comme le temple d'Éphèse 1 ou comme la Place Rouge de
Moscou quand le
soleil se couche.
10 Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare 2 croustillé d'or,
Avec les grandes amandes des cathédrales, toutes blanches
15 Et l'or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode 3
J'avais soif
4
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient sur la place
20 Et mes mains s'envolaient aussi avec des bruissements d'albatros
Et ceci, c'était les dernières réminiscences 5
Du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.

1. Temple grec d’Asie Mineure, l’une des sept merveilles du monde antique
2. Région russe
3. Ville russe, renommée pour ses églises et sa peinture
4. Ecriture antique, en Mésopotamie
5. Souvenirs
Séquence 1 « Emancipations créatrices »
Objet d’étude – La poésie du XIXème au XXIème siècle
Lecture linéaire 3 : Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, 1870
« Le Mal »

Le Mal

Tandis que les crachats rouges de la mitraille 1


Sifflent tout le jour par l’infini du ciel bleu ;
Qu’écarlates ou verts2, près du Roi qui les raille3,
Croulent les bataillons4 en masse dans le feu ;

Tandis qu’une folie épouvantable broie


Et fait de cent milliers d’hommes un tas fumant ;
– Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie,
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !…

– Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées5


Des autels6, à l’encens7, aux grands calices d’or8 ;
Qui dans le bercement des hosannah9 s’endort,

Et se réveille, quand des mères, ramassées


Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié10 dans leur mouchoir !

1. Décharge collective des canons et des fusils


2. L’uniforme des soldats français était rouge, celui des prussiens, vert
3. Se moque
4. Les bataillons tombent les uns après les autres
5. Nappes de coton qui recouvrent les autels
6. Un autel est une table où l’on célèbre la messe
7. Résine brûlée lors de cérémonies religieuses
8. Dans la religion catholique, le vase dans lequel est consacré le vin durant l’eucharistie
9. Terme hébreu qui correspond à un hymne de joie dans les cérémonies religieuses juives et catholiques
10. noué
Séquence 1 « Emancipations créatrices »
Objet d’étude – La poésie du XIX ème au XXI ème siècle
Lecture linéaire 4 : Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, 1870
« Rêvé pour l’hiver »

Rêvé pour l’hiver


A *** Elle.

1 L’hiver, nous irons dans un petit wagon rose


Avec des coussins bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin moelleux.

5 Tu fermeras l’œil, pour ne point voir, par la glace,


Grimacer les ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace1
De démons noirs et de loups noirs.

Puis tu te sentiras la joue égratignée…


10 Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le cou…

Et tu me diras : » Cherche ! » en inclinant la tête,


– Et nous prendrons du temps à trouver cette bête
– Qui voyage beaucoup…

En wagon, le 7 octobre 1870

1. Partie la plus miséreuse du peuple


Séquence 1 « Emancipations créatrices »
Objet d’étude – La poésie du XIX ème au XXI ème siècle
Lecture linéaire 5: Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, 1870
« Ma Bohême »

Ma Bohême1
(Fantaisie2)

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;


Mon paletot3 aussi devenait idéal4 ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal 5;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées6 !

Mon unique culotte7 avait un large trou.


– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais8 dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse9.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,


Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur 10;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,


Comme des lyres11, je tirais les élastiques12
De mes souliers blessés13, un pied près de mon cœur !

1
Bohême, peut aussi s’écrire « Bohème » et désigne les habitant de cette région d’Europe centrale qui menaient une
vie sans règles, marginale.
2 En musique, une « fantaisie » est une forme libre ; en littérature, une œuvre d’imagination, ici un autoportrait rêvé.
3
Paletot : veste ou manteau
4
Rimbaud joue sur les deux sens du mot : un paletot parfait pour voyager ou tellement usé qu’il n’est plus qu’une
« idée ».
5
Féal : Fidèle serviteur d’un seigneur
6
Rêvées : adjectif qualificatif du nom « amours », féminin pluriel.
7 Culotte: pantalon.
8
J’égrenais : je semais
9
Désigne une constellation : Rimbaud dort donc à la belle étoile
10
comme un vin fort, une eau-de-vie (qui donne de la vigueur)
11
lyres : instruments de musique à cordes dont jouaient les poètes dans l’Antiquité (a donné la tonalité lyrique)
12
élastiques : les lacets
13
Blessés : troués
Séquence 2 « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Objet d’étude – Roman et récit du Moyen âge au XXI ème siècle
Lecture linéaire 6 : Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
« Le coup de foudre »

1 J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt !
j'aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que je devais quitter cette
ville, étant à me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche(1) d'Arras,
et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que
5 la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui
s'arrêta seule dans la cour, pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de
conducteur (2), s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers (3). Elle me parut si charmante
que moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention,
moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un
10 coup jusqu'au transport (4). J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais
loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu'elle fût
encore moins âgée que moi (5), elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui demandai ce
qui l'amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me répondit
ingénument (6) qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse. L'amour me rendait déjà si
15 éclairé, depuis un moment qu'il était dans mon cœur, que je regardai ce dessein (7) comme un coup
mortel pour mes désirs. Je lui parlai d'une manière qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle était
bien plus expérimentée que moi. C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent, pour arrêter sans
doute son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et
les miens.

(1)Voiture tirée par des chevaux qui servait à transporter des voyageurs, une dizaine environ, d’une grande ville à une autre.
(2)personne chargée de la conduire au couvent
(3)pour récupérer ses affaires des coffres du coche
(4)fait d’être complètement submergé et ému par le sentiment amoureux
(5)Des Grieux a 17 ans, Manon 15 ou 16 ans
(6)de façon franche et naïve
(7)ce projet de faire entrer Manon au couvent
Séquence 2 « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Objet d’étude – Roman et récit du Moyen âge au XXI ème siècle
Lecture linéaire 7 : Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
« La lettre de Manon »

1 Je l'ouvris avec un frisson mortel : elle était dans ces termes.


« Je te jure, mon cher Chevalier, que tu es l'idole (1) de mon cœur, et qu'il n'y a que toi au
monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre
chère âme, que dans l'état où nous sommes réduits, c'est une sotte vertu que la fidélité,
5 crois-tu qu'on puisse être bien tendre lorsqu'on manque de pain ? La faim me causerait
quelque méprise fatale ; je rendrais quelque jour le dernier soupir, en croyant en pousser
un d'amour. Je t'adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le
ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ; je travaille pour
rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère t'apprendra des nouvelles de ta Manon,
10 et qu'elle a pleuré la nécessité de te quitter ».
Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire ; car j'ignore
encore aujourd'hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. [...] Cependant, de
quelque nature que fussent les miens, il est certain qu'il devait y entrer de la douleur, du
dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux, s'il n'y fût pas entré encore plus d'amour ! Elle
15 m'aime, je le veux croire; mais ne faudrait-il pas, m'écriai-je, qu'elle fût un monstre pour me
haïr? Quels droits eut-on jamais sur un cœur, que je n'aie pas sur le sien ? Que me reste-t-il
à faire pour elle, après tout ce que je lui ai sacrifié ? Cependant elle m’abandonne, et
l'ingrate se croit à couvert de mes reproches, en me disant qu'elle ne cesse pas de m'aimer.
Elle appréhende la faim ; Dieu d'amour ! Quelle grossièreté de sentiments, et que cela
20 répond mal à ma délicatesse ! Je ne l'ai pas appréhendé, moi qui m'y expose si volontiers
pour elle, en renonçant à ma fortune et aux douceurs de la maison de mon père, moi qui
me suis retranché jusqu'au nécessaire, pour satisfaire ses petites humeurs et ses caprices.
Elle m'adore, dit-elle. Si tu m'adorais, ingrate, je sais bien de qui tu aurais pris des conseils ;
tu ne m'aurais pas quitté du moins sans me dire adieu.

(1) Idole : personne adorée et vénérée comme une divinité .


Séquence 2 « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Objet d’étude – Roman et récit du Moyen âge au XXI ème siècle
Lecture linéaire 8 : Abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731.
« La mort de Manon»

1 Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui
n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte
sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que
j'entreprends de l'exprimer.
5 Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son
sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides
et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce
mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible,
10 qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage
ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour.
Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains,
dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes me firent connaître que la fin de ses
malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je
15 vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques
d'amour, au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous
apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez
rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante (1) et
20 misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

(1) dans un état de grande faiblesse physique et psychologique


Séquence 2 « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Objet d’étude – Roman et récit du Moyen âge au XXI ème siècle
Lecture linéaire 9 : Emile Zola, Nana,1880.
« Portrait d’une prostituée de luxe »

1 Alors, Nana devint une femme chic, rentière (1) de la bêtise et de l’ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs.
Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le plein jour des folies de
l’argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les plus chères. Ses photographies
s’étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se
5 retournait et la nommait, avec l’émotion d’un peuple saluant sa souveraine; tandis que, familière, allongée dans ses
toilettes flottantes, elle souriait d’un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de
ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène (2), si drôle dès
qu’elle voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C’étaient des
souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d’élégance, une distinction nerveuse de
10 chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante.
Elle donnait le ton, de grandes dames l’imitaient.
L’hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l’encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train
de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre, grisé d’un
premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de
15 palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes (3) dans un cadre d’une originalité un
peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l’hôtel tout meublé, empli d’un monde de bibelots, de fort belles
tentures d’Orient, de vieilles crédences (4), de grands fauteuils Louis XIII; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de
mobilier artistique, d’un choix très fin, dans le tohu-bohu (5) des époques. Mais, comme l’atelier, qui occupait le
centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un
20 grand salon et la salle à manger, établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de
toilette. Elle étonnait l’architecte par les idées qu’elle lui donnait, née d’un coup aux raffinements du luxe, en fille
du pavé de Paris (6) ayant d’instinct toutes les élégances. Enfin, elle ne gâta pas trop l’hôtel, elle ajouta même aux
richesses du mobilier, sauf quelques traces de bêtise tendre et de splendeur criarde, où l’on retrouvait l’ancienne
fleuriste qui avait rêvé devant les vitrines des passages."

(1) Qui tire ses revenus, ses profits


(2) Nana interprète au Théâtre des Variétés à Paris le rôle de Vénus, à moitié nue
(3) Equipements apportant le confort et l’hygiène
(4) buffets comportant de petites étagères pour poser la vaisselle
(5) Désordre, confusion
(6) Allusion à l’époque où Nana se prostituait dans les rues de Paris
Séquence 2 « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »
Objet d’étude – Roman et récit du Moyen âge au XXIème siècle
Lecture linéaire 10 : Guy de Maupassant, Bel-Ami, 1885.
« l’incipit »

1 Quand la caissière lui eut rendu la monnaie de sa pièce de cent sous, Georges Duroy sortit du restaurant.
Comme il portait beau (1), par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa
moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un
de ces regards de joli garçon qui s’étendent comme des coups d’épervier.
5 Les femmes avaient levé la tête vers lui, trois petites ouvrières, une maîtresse de musique entre deux âges,
mal peignée, négligée, coiffée d’un chapeau toujours poussiéreux et vêtue toujours d’une robe de travers,
et deux bourgeoises avec leurs maris, habituées de cette gargote (2) à prix fixe.
Lorsqu’il fut sur le trottoir, il demeura un instant immobile, se demandant ce qu’il allait faire. On était au 28
juin, et il lui restait en poche trois francs quarante pour finir le mois. Cela représentait deux dîners sans
10 déjeuners, ou deux déjeuners sans dîners, au choix. Il réfléchit que les repas du matin étant de vingt-deux
sous, au lieu de trente que coûtaient ceux du soir, il lui resterait, en se contentant des déjeuners, un franc
vingt centimes de boni (3), ce qui représentait encore deux collations au pain et au saucisson, plus deux
bocks (4) sur le boulevard. C’était là sa grande dépense et son grand plaisir des nuits, et il se mit à
descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette.
15 Il marchait ainsi qu’au temps où il portait l’uniforme des hussards (5), la poitrine bombée, les jambes un
peu entr’ouvertes comme s’il venait de descendre de cheval ; et il avançait brutalement dans la rue pleine
de monde, heurtant les épaules, poussant les gens pour ne point se déranger de sa route. Il inclinait
légèrement sur l’oreille son chapeau à haute forme assez défraîchi, et battait le pavé de son talon. Il avait
l’air de toujours défier quelqu’un, les passants, les maisons, la ville entière, par chic de beau soldat tombé
20 dans le civil.
Quoique habillé d’un complet de soixante francs, il gardait une certaine élégance tapageuse, un peu
commune, réelle cependant. Grand, bien fait, blond, d’un blond châtain vaguement roussi, avec
unemoustache retroussée, qui semblait mousser sur sa lèvre, des yeux bleus, clairs, troués d’une pupille
toute petite, des cheveux frisés naturellement, séparés par une raie au milieu du crâne, il ressemblait bien
25 au mauvais sujet des romans populaires.

(1) il avait belle allure, il avait une belle prestance


(2) restaurant bon marché qui sert une mauvaise nourriture
(3) d’économie
(4) verres à bière. Un bock contient un quart de litre
(5) soldats de la cavalerie
Séquence 3 « Rire et savoir »
Objet d’étude – Littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle
Lecture linéaire 11 : François Rabelais, Gargantua, 1542.
« le prologue »

1 C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement en évaluer le contenu.


Vous saurez alors que la substance qu’il contient est d’une bien autre valeur que ce qu’en
promettait la boîte. Je veux dire que les matières traitées ici ne sont pas si frivoles que le
titre posé dessus le laissait entendre. A supposer que vous trouviez dans le sens littéral des
5 matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas en rester
là comme fasciné par le chant des sirènes (1), mais plutôt interpréter à plus haut sens ce
que vous pensiez n’être dit que par esprit de plaisanterie.
N’avez-vous jamais débouché une bouteille? Nom d’une chienne !
Rappelez-vous votre attitude ! N'avez-vous jamais vu un chien tombant sur un os à moelle?
10 C’est comme le dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde.
Si vous l’avez vu, vous avez pu constater avec quelle dévotion il le renifle. Avec quel soin il
le garde. Avec quelle ferveur il l’observe. Avec quelle prudence il l’entomme (2). Avec
quelle application il le brise. Et avec quelle rapidité il le suce. Qui le pousse à agir ainsi ?
Qu'espère-t-il de son travail ? A quel bien prétend-il ? Rien de plus qu’un peu de moelle. Il
15 est vrai que ce peu est plus délicieux que tous les beaucoup, car la moelle est un aliment
que la nature a poussé à perfection, comme le dit Galien (3) au livre III des Facultés
naturelles et au livre IX de l’Usage des parties du corps.
Suivant cet exemple, vous devez faire preuve de flair, de souplesse dans
la poursuite et de hardiesse à l’attaque pour renifler, sentir et juger ces beaux livres de
20 haute graisse. Puis, par une lecture attentive et de fréquentes méditations, rompre l’os et
sucer la substantifique moelle (c'est -à -dire tout ce que je comprends par ces symboles
pythagoriciens (4) ), dans l'espoir certain d'être rendu habile et courageux. Car, dans ce livre
vous trouverez un goût bien différent et un savoir caché qui vous révèleront de très hauts
mystères horrifiques concernant tant notre religion que notre vie politique et économique.

1.Dans l’Odyssée d’Homère, les sirènes chantent pour attirer Ulysse


2.Entomme : entame, fait du hachis. Ce verbe renvoie à Frère Jean “des Entommeurs”.
3.Célèbre médecin grec
4.Symboles énigmatiques, que seuls peuvent comprendre les élèves initiés par Pythagore, philosophe et
mathématicien grec
Séquence 3 « Rire et savoir »
Objet d’étude – Littérature d’idées du XVIème au XVIIIèmesiècle
Lecture linéaire 12 : François Rabelais, Gargantua, 1542.
« L’éducation de Gargantua selon ses précepteurs sophistes »

1 Ensuite, il voulut étudier de toute son intelligence, selon la volonté de Ponocrates. Mais celui-ci décida
que, pour le commencement, Gargantua suivrait ses habitudes. De cette manière, il comprendrait mieux
comment les vieux préceptes du géant l’avaient si longtemps rendu à ce point stupide, sot et ignorant.
Gargantua organisait ainsi son temps de manière à ce que, quotidiennement, il se réveille entre huit et neuf
5 heures, qu’il fasse jour ou non. Ainsi l’avaient ordonné ses vieux professeurs, alléguant les paroles de David :
“Vanum est uobis ante lucem surgere”1.
Puis il agitait les jambes, sautillait, et se vautrait au milieu du lit un bon moment, afin de mieux réjouir ses
esprits animaux2. Ensuite, il s’habillait selon la saison. Toutefois il portait volontiers une grande et longue robe
de grosse laine doublée de renard. Après, il se peignait avec le peigne d’Almain 3, c’est-à-dire au moyen des
10 quatre doigts et du pouce. Ses précepteurs disaient en effet que se peigner autrement, ainsi que se laver et se
nettoyer, était une perte de temps.
Puis il fientait, pissait, vomissait, rotait, pétait, baillait, crachait, toussait, hoquetait, éternuait, laissait
couler sa morve en archidiacre4 et déjeunait pour faire disparaître la rosée et le mauvais air. Il avalait de belles
tripes frites, de belles carbonnades5, de beaux jambons, de belles grillades de chevreau et beaucoup de soupes
15 de prime6. (...)
Après avoir bien déjeuné, il se rendait à l’église. Là, on lui apportait dans un grand panier un gros
bréviaire empantouflé7, pesant tant en graisse qu’en fermoirs et parchemin à peu près onze quintaux et six
livres. Sur place, il assistait à vingt-six ou trente messes. Pendant ce temps venait son diseur d’heures8 attitré,
emmitouflé dans son paletot comme une huppe9 et dont l’haleine était très bien antidotée10 avec beaucoup de
20 sirop de vigne. En sa compagnie, il marmonnait toutes ces kyrielles de mots, qu’il examinait avec tellement
d’attention qu’il n’en tombait pas une seule graine en terre.
Au moment de quitter l’église, on lui apportait sur une charrette à bœufs un tas de chapelets de Saint-Claude
dont les grains étaient aussi gros que le moule d’un bonnet11. Pendant qu’il se promenait dans les galeries et
jardins des cloîtres, il en récitait plus que ne le feraient seize ermites.
25 Puis il étudiait une méchante demi-heure, les yeux posés sur son livre. Mais (comme dit le
Comique12) son âme restait dans la cuisine.

1
Il est vain de se lever avant le jour 2. Influx nerveux 3. Jeux de mots entre Almain, auteur d’un traité de logique et la main
4. Haut responsable écclésiastique. Ici « copieusement » 5. Grillades 6. Soupe servie dans les couvents à l’heure de l’office de
Primes (6h du matin) 7. Enveloppé comme le pied dans une pantoufle 8. Valet chargé de lui lire les prières
9 Enveloppé dans son manteau comme un oiseau dans ses plumes 10. Immunisée, protégée 11. Une tête
12 Poète latin Térence dans sa pièce comique L’Eunuque
Séquence 3 « Rire et savoir »
Objet d’étude – Littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle
Lecture linéaire 13 : François Rabelais, Gargantua, 1542.
« Comment était réglée la manière de vivre des Thélémites»

1 Toute leur vie était organisée non par des lois, statuts ou règles, mais selon leur volonté
et libre arbitre. Ils se levaient quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient
quand l’envie leur en venait. Nul ne les réveillait, nul ne les forçait ni à boire ni à manger, ni à faire
quoi que ce soit. Ainsi l'avait voulu Gargantua. Ils n’avaient pour seule règle que cette clause : "Fais ce
5 que voudras". Car les gens libres, bien nés et bien instruits, discutant en honnêtes compagnies, ont
par nature un instinct, un aiguillon, qui les pousse toujours vers les actions vertueuses et les écarte du
vice. Ils nommaient cet instinct : honneur. Quand une vile et contraignante sujétion les abaisse et les
asservit, ils utilisent ce noble penchant, par lequel ils tendent librement vers la vertu, pour se libérer
du joug de la servitude (car toujours l’homme entreprend ce qui lui est défendu et convoite ce qui lui
10 est refusé).
Avec un louable esprit d’émulation inspiré par cette liberté, tous redoublaient d’efforts pour
faire ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une disait : « Buvons », tous buvaient. Si l’on disait :
« Jouons », tous jouaient. Si l’on disait : « Allons nous amuser dans les champs», tous y allaient.
[…]
15 Ils étaient si bien instruits que tous savaient lire, écrire, chanter, jouer d'harmonieux
instruments, parler cinq ou six langues dans lesquelles ils composaient en vers ou en prose. Jamais on
ne vit ailleurs chevaliers aussi preux, galants, adroits à pied comme à cheval, vigoureux, alertes,
habiles à manier toutes sortes d'armes. Jamais on ne vit dames aussi élégantes, mignonnes,
agréables, adroites aux travaux d’aiguille et à toutes les activités convenant à toute femme noble et
20 libre.
Aussi, quand le temps était venu de quitter l’abbaye, à la demande des parents ou pour toute
autre raison, chacun emmenait l’une des dames, celle qui l'avait choisi pour fidèle ami. Puis ils se
mariaient. Et, s'ils avaient bien vécu à Thélème dans la fidélité et l’amitié, ils continuaient ainsi durant
leur mariage, et s'aimaient à la fin de leur vie comme au premier jour de leurs noces.
Séquence 3 « Rire et savoir »
Objet d’étude – Littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle
Lecture linéaire 14 : Molière, Le Bourgeois gentilhomme, 1670.
« la leçon de philosophie », acte II, scène 4.

Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet créée par Molière et Jean-Baptiste Lully. Elle met en scène Monsieur Jourdain,
un bourgeois voulant absolument ressembler à un noble. Il engage alors de nombreux précepteurs qui viennent lui apprendre
leurs sciences. Après le maître de musique, le maître à danser et le maître d'armes, entre en scène le maître de philosophie.

1 MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous
apprenne la logique ?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce que c'est que cette logique ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit.
5 MONSIEUR JOURDAIN.— Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La première, la seconde, et la troisième. La première est, de bien
concevoir par le moyen des universaux1. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories2. Et la
troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures 3
Barbara, celarent, darii, ferio, baralipton4 , etc.
10 MONSIEUR JOURDAIN.— Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs5. Cette logique-là ne me revient point.
Apprenons autre chose qui soit plus joli.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Voulez-vous apprendre la morale?
MONSIEUR JOURDAIN.— La morale?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Oui.
15 MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce qu'elle dit cette morale?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Elle traite de la félicité; enseigne aux hommes à modérer leurs
passions, et...
MONSIEUR JOURDAIN.— Non, laissons cela. Je suis bilieux6 comme tous les diables; et il n'y a morale
qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl7 , quand il m'en prend envie.
20 MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Est-ce la physique que vous voulez apprendre?
MONSIEUR JOURDAIN.— Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— La physique est celle qui explique les principes des choses
naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des
minéraux, des pierres, des plantes, et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores,
25 l'arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle,
les vents, et les tourbillons.
MONSIEUR JOURDAIN.— Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini8.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.— Que voulez-vous donc que je vous apprenne?
MONSIEUR JOURDAIN.— Apprenez-moi l'orthographe.

(1) Universaux : critères de classement de ce que l'on perçoit (est-ce un homme ? un animal? ...)
(2) Catégories : critères qui permettent de juger ce qui est (où est-il ? comment est-il ? que fait-il?
(3) Figures : types de raisonnements logiques
(4) Exemples de syllogismes canoniques – on apprenait par cœur en latin ce type d'exemple quand on étudiait la logique
(5) Ennuyeux, difficile, désagréable
(6) Bilieux : colérique, irritable (vient de la « bile » cf. théorie des humeurs)
(7) Tout mon soûl : comme je veux
(8) Complication, confusion
Séquence 3 « Rire et savoir »
Objet d’étude – Littérature d’idées du XVIème au XVIIIème siècle
Lecture linéaire 15 : Voltaire, Candide ou l’Optimisme, 1759.
« le précepteur de Candide».

Candide est un conte philosophique dont le sous-titre est « De l’optimisme ». Voltaire interroge dans cette œuvre la théorie du
philosophe allemand Leibniz pour qui, tout ce qui arrive (même le mal) est voulu par la Providence et ne peut être que bon. Pour
questionner cette doctrine, l'auteur se sert de son héros éponyme (aussi naïf que son nom le laisse présager), mais également de
son précepteur – Pangloss – qui caricature cette pensée.

1 Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie. Il prouvait admirablement qu’il n’y a


point d’effet sans cause1, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le
baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles.
« Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour
5 une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour
porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être
chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire
des châteaux ; aussi monseigneur a un très beau château ; le plus grand baron de la province doit être le
mieux logé : et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année : par
10 conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien2 ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au
mieux. »
Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait mademoiselle Cunégonde
extrêmement belle, quoiqu’il ne prît jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu’après le bonheur
d’être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d’être mademoiselle
15 Cunégonde, le troisième, de la voir tous les jours, et le quatrième, d’entendre maître Pangloss, le plus
grand philosophe de la province, et par conséquent de toute la terre.
Un jour, Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le petit bois qu’on appelait parc, vit
entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme
de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très docile. Comme mademoiselle Cunégonde avait
20 beaucoup de disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expériences réitérées3 dont elle
fut témoin ; elle vit clairement la raison suffisante4 du docteur, les effets et les causes, et s’en retourna
toute agitée, toute pensive, toute remplie du désir d’être savante, songeant qu’elle pourrait bien être la
raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

1. Tout ce qui arrive a une cause, rien ne se produit par hasard. Référence ironique de Voltaire à un principe énoncé par
le philosophe allemand Leibniz, Essais de théodicée (1710)
2. Allusion à une formule de l’écrivain anglais Pope, Essai sur l’homme (1734)
3. Répétées
4. Nouvelle référence de Voltaire à Leibniz qui affirme que rien ne peut exister dans une cause déterminante.
Séquence 4 « Spectacle et Comédie »
Objet d’étude : Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle
Lecture linéaire 16 : Molière, Le Malade Imaginaire, I, 5, 1673.
Dispute entre Argan et Toinette

1 TOINETTE.- Vous ne la mettrez point dans un couvent.


ARGAN.- Je ne la mettrai point dans un couvent ?
TOINETTE.- Non.
ARGAN.- Non ?
5 TOINETTE.- Non.
ARGAN.- Ouais ! voici qui est plaisant :je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?
TOINETTE.- Non, vous dis-je.
ARGAN.- Qui m’en empêchera ?
TOINETTE.- Vous-même.
10 ARGAN.- Moi ?
TOINETTE.- Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-là.
ARGAN.- Je l’aurai.
TOINETTE.- Vous vous moquez.
ARGAN.- Je ne me moque point.
15 TOINETTE.- La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN.- Elle ne me prendra point.
TOINETTE.- Une petite larme, ou deux, des bras jetés au cou, un « mon petit papa mignon », prononcé
tendrement, sera assez pour vous toucher.
ARGAN.- Tout cela ne fera rien.
20 TOINETTE.- Oui, oui.
ARGAN.- Je vous dis que je n’en démordrai point.
TOINETTE.- Bagatelles.
ARGAN.- Il ne faut point dire «bagatelles ».
TOINETTE.- Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement.
25 ARGAN, avec emportement.- Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux.
TOINETTE.- Doucement, Monsieur : vous ne songez pas que vous êtes malade.
ARGAN.- Je lui commande absolument de se préparer à prendre le mari que je dis.
TOINETTE.- Et moi, je lui défends absolument d’en faire rien.
ARGAN.- Où est-ce donc que nous sommes ? et quelle audace est-ce là à une coquine de servante de parler de
30 la sorte devant son maître ?
TOINETTE.- Quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser.
ARGAN court après Toinette.- Ah ! insolente, il faut que je t’assomme.
TOINETTE se sauve de lui.- Il est de mon devoir de m’opposer aux choses qui vous peuvent déshonorer.
ARGAN, en colère, court après elle autour de sa chaise, son bâton à la main.- Viens, viens, que je t’apprenne à
35 parler.
TOINETTE, courant, et se sauvant du côté de la chaise où n’est pas Argan.- Je m’intéresse, comme je dois, à ne
vous point laisser faire de folie.
ARGAN.- Chienne !
TOINETTE.- Non, je ne consentirai jamais à ce mariage.
40 ARGAN.- Pendarde !
TOINETTE.- Je ne veux point qu’elle épouse votre Thomas Diafoirus.
ARGAN.- Carogne !
TOINETTE.- Et elle m’obéira plutôt qu’à vous.
ARGAN.- Angélique, tu ne veux pas m’arrêter cette coquine-Là ?
45 ANGÉLIQUE.- Eh ! mon père, ne vous faites point malade.
ARGAN.- Si tu ne me l’arrêtes, je te donnerai ma malédiction.
TOINETTE.- Et moi, je la déshériterai, si elle vous obéit.
ARGAN se jette dans sa chaise, étant las de courir après elle.- Ah ! ah ! je n’en puis plus. Voilà pour me faire
mourir.
Séquence 4 “Spectacle et Comédie”
Objet d’étude : Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle
Lecture linéaire 17 : Molière, Le Malade Imaginaire, III, 3, 1673.
Béralde et Argan parlent de la médecine

1 ARGAN.- C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui1. Mais enfin, venons au fait. Que
faire donc, quand on est malade ?
BÉRALDE.- Rien, mon frère.
ARGAN.- Rien ?
5 BÉRALDE.- Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature d’elle-même, quand nous la laissons
faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre
impatience qui gâte2 tout, et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de
leurs maladies.
ARGAN.- Mais il faut demeurer d’accord, mon frère, qu’on peut aider cette nature par de certaines
10 choses.
BÉRALDE.- Mon Dieu! mon frère, ce sont pures idées, dont nous aimons à nous repaître3 ; et, de
tout temps, il s’est glissé parmi les hommes de belles imaginations4, que nous venons à croire, parce
qu’elles nous flattent et qu’il serait à souhaiter qu’elles fussent véritables. Lorsqu’un médecin vous
parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit, et lui donner ce qui lui
15 manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous
parle de rectifier5 le sang, de tempérer6 les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de
raccommoder la poitrine, de réparer le foie, de fortifier le coeur, de rétablir et conserver la chaleur
naturelle, et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années : il vous dit justement le
roman7 de la médecine. Mais quand vous en venez à la vérité, et à l’expérience, vous ne trouvez rien
20 de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir
de les avoir crus.
ARGAN.- C’est-à-dire, que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez
en savoir plus que tous les grands médecins de notre siècle.
BÉRALDE.- Dans les discours et dans les choses8, ce sont deux sortes de personnes, que vos grands
25 médecins. Entendez-les parler : les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire : les plus ignorants
de tous les hommes.
ARGAN.- Hoy ! Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici
quelqu’un de ces Messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet9.
BÉRALDE.- Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à
30 Ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous, et j’aurais
souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes, et, pour vous divertir vous mener
voir sur ce chapitre quelqu’une des comédies de Molière.
ARGAN.- C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien
plaisant10 d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.
35 BÉRALDE.- Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

1 Au sujet de M. Purgon : vous lui en voulez beaucoup. 2. Gâche 3. Nourrir 4. Croyances 5.Purifier 6. Rafraîchir 7. Récit
fictif. L’expression dénonce le peu de vérité et de fiabilité du discours de la médecine 8. dans les actes 9. Vous faire taire 10. ironique
Séquence 4 “Spectacle et Comédie”
Objet d’étude : Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle
Lecture linéaire 18 : Molière, Le Malade Imaginaire, III, 10, 1673.
Toinette médecin, la scène du poumon

1 TOINETTE.- Donnez-moi votre pouls. Allons donc, que l’on batte comme il faut. Ahy, je vous ferai bien aller
comme vous devez. Hoy, ce pouls-là fait l’impertinent : je vois bien que vous ne me connaissez pas encore.
Qui est votre médecin ?
ARGAN.- Monsieur Purgon.
5 TOINETTE.- Cet homme-là n’est point écrit sur mes tablettes entre les grands médecins. De quoi, dit-il, que
vous êtes malade ?
ARGAN.- Il dit que c’est du foie, et d’autres disent que c’est de la rate.
TOINETTE.- Ce sont tous des ignorants : c’est du poumon que vous êtes malade.
ARGAN.- Du poumon ?
10 TOINETTE.- Oui. Que sentez-vous ?
ARGAN.- Je sens de temps en temps des douleurs de tête.
TOINETTE.- Justement, le poumon.
ARGAN.- Il me semble parfois que j’ai un voile devant les yeux.
TOINETTE.- Le poumon.
15 ARGAN.- J’ai quelquefois des maux de cœur.
TOINETTE.- Le poumon.
ARGAN.- Je sens parfois des lassitudes1 par tous les membres.
TOINETTE.- Le poumon.
ARGAN.- Et quelquefois il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des coliques.
20 TOINETTE.- Le poumon. Vous avez appétit à ce que vous mangez ?
ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon. Vous aimez à boire un peu de vin ?
ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon. Il vous prend un petit sommeil après le repas, et vous êtes bien aise de dormir?
25 ARGAN.- Oui, Monsieur.
TOINETTE.- Le poumon, le poumon, vous dis-je. Que vous ordonne votre médecin pour votre nourriture ?
ARGAN.- Il m’ordonne du potage.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- De la volaille.
30 TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Du veau.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Des bouillons.
TOINETTE.- Ignorant.
35 ARGAN.- Des œufs frais.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Et le soir de petits pruneaux pour lâcher le ventre.
TOINETTE.- Ignorant.
ARGAN.- Et surtout de boire mon vin fort trempé2.
40 TOINETTE.- Ignorantus, ignoranta, ignorantum3. Il faut boire votre vin pur ; et pour épaissir votre sang qui est
trop subtil4, il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande, du gruau5 et du
riz, et des marrons et des oublies6, pour coller et conglutiner7. Votre médecin est une bête. Je veux vous en
envoyer un de ma main, et je viendrai vous voir de temps en temps, tandis que je serai en cette ville.

1.Faiblesses 2. Mélangé à de l’eau 3. Formes latines incorrectes de l’adjectif latin ignorans, ignorantis qui signifie « ignorant »
4. fluide 5. Bouillie épaisse à base d’avoine 6. Sortes de gaufres 7. épaissir
Séquence 4 “Spectacle et Comédie”
Objet d’étude : Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle
Lecture linéaire 19 : “Spectacle et Comédie” Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, 1784.
« La scène du fauteuil » acte I, scène 8
Figaro, le serviteur du comte Almaviva, s'apprête à se marier avec Suzanne, la femme de chambre de la comtesse. Cependant, le comte
veut rétablir le droit de cuissage pour profiter de la jolie Suzanne. Il entre subitement dans la chambre de la Comtesse où le jeune page
Chérubin est dissimulé derrière un fauteuil.

Scène VIII

1 SUZANNE, Le COMTE, CHÉRUBIN, caché.

SUZANNE aperçoit le Comte.


Ah !...
(Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)

5 LE COMTE s’avance.
Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation... bien pardonnable, au reste,
un jour comme celui-ci.

SUZANNE, troublée.
Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi...

10 LE COMTE.
Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à toi. Basile ne t’a pas laissé
ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour t’expliquer mes vues ; écoute.
(Il s’assied dans le fauteuil.)

SUZANNE, vivement.
15 Je n’écoute rien.

LE COMTE lui prend la main.


Un seul mot. Tu sais que le Roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène avec moi Figaro ; je lui
donne un excellent poste ; et, comme le devoir d’une femme est de suivre son mari...

SUZANNE.
20 Ah ! si j’osais parler !

LE COMTE la rapproche de lui.


Parle, parle, ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la vie.

SUZANNE, effrayée.
Je n’en veux point, monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie.

25 LE COMTE.
Mais dis auparavant.

SUZANNE, en colère.
Je ne sais plus ce que je disais.

LE COMTE
30 Sur le devoir des femmes.
SUZANNE
Eh bien ! lorsque monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu’il l’épousa par amour ; lorsqu’il
abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur...

LE COMTE, gaiement.
35 Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette, ce droit charmant ! si tu venais en jaser sur la brune au
jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur...

BASILE parle en dehors.


Il n’est pas chez lui, Monseigneur.

LE COMTE se lève.
40 Quelle est cette voix ?

SUZANNE
Que je suis malheureuse !

LE COMTE
Sors, pour qu’on n’entre pas.

45 SUZANNE, troublée.
Que je vous laisse ici ? Suzanne.

BASILE crie en dehors.


Monseigneur était chez madame, il en est sorti ; je vais voir.

LE COMTE
50 Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil... assez mal ; mais renvoie-le bien vite. (Suzanne lui
barre le chemin ; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais, pendant
que le Comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux et s’y
blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.)
Séquence 4 “Spectacle et Comédie”
Objet d’étude : Le théâtre du XVIIème au XXIème siècle
Lecture linéaire 20 : “Spectacle et Comédie” Jules Romains, Knock ou le triomphe
de la médecine, 1923.
La dame en noir (acte II, scène 4)

1 KNOCK, il l'ausculte. – Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n'êtes jamais tombée d'une
échelle, étant petite ?
LA DAME. – Je ne me souviens pas.
KNOCK, il lui palpe et lui percute le dos, lui presse brusquement les reins. – Vous n'avez jamais
5 mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ?
LA DAME. – Oui, des fois.
KNOCK, il continue de l'ausculter. – Essayez de vous rappeler. Ça devait être une grande échelle.
LA DAME. – Ça se peut bien.
KNOCK, très affirmatif. – C'était une échelle d'environ trois mètres cinquante, posée contre un
10 mur. Vous êtes tombée à la renverse. C'est la fesse gauche, heureusement, qui a porté.
LA DAME. – Ah oui !
KNOCK. – Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?
LA DAME. – Non, jamais.
KNOCK. – Pourquoi ?
15 LA DAME. – Il ne donnait pas de consultations gratuites.
Un silence.
KNOCK, la fait asseoir. – Vous vous rendez compte de votre état ?
LA DAME. – Non.
KNOCK, il s'assied en face d'elle. – Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n'avez pas
20 envie ?
LA DAME. – J'ai envie.
KNOCK. – J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux.
LA DAME. – Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?
KNOCK. – Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on traîne depuis quarante ans.
25 LA DAME. – Depuis quarante ans?
KNOCK. – Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.
LA DAME. – Et combien que ça me coûterait ?
KNOCK. – Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement ?
LA DAME. – Ca dépend des marchés et de la grosseur. Mais on ne peut guère en avoir de
30 propres à moins de quatre ou cinq cents francs.
KNOCK. – Et les cochons gras ?
LA DAME. – Il y en a qui font plus de mille
KNOCK.-Et bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.
LA DAME.- Ah ! là ! là ! Près de trois mille francs ? C’est une désolation, Jésus Marie !
35 KNOCK.- Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous en empêche pas.
LA DAME. - Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. (Un silence.)
Mais qu’est-ce que jepeux donc avoir de si terrible que ça ?
KNOCK, avec une grande courtoisie. Je vais vous expliquer en une minute au tableau noir. (Il va au
tableau et commence un croquis.) Voici votre moelle épinière, en coupe, très schématiquement,
40 n’est-ce pas ? Vous reconnaissez ici votre faisceau de Türck et ici votre colonne de Clarke. Vous me
suivez ? Et bien ! quand vous êtes tombée de l’échelle, votre Türck et votre Clarke ont glissé en sens
inverse (il trace des flèches de direction) des quelques dixièmes de millimètre. Vous me direz que
c’est très peu. Evidemment. Mais c’est très mal placé. Et puis vous avez ici un tiraillement continu
qui s’exerce sur les multipolaires. Il s’essuie les doigts.

45 LA DAME.- Mon Dieu ! Mon Dieu !

KNOCK. -Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pouvez attendre.

LA DAME. - Oh ! là ! là ! J’ai bien eu du malheur de tomber de cette échelle !

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