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« Paris, ville capitale ? »

Parcours 1 : "Paris, ville de tous les possibles ?"

Au Père-Lachaise, où le père Goriot a été enterré, Eugène défie Paris et la Société. C’est la
dernière page du roman.

Le jour tombait, il n'y avait plus qu'un crépuscule qui agaçait les nerfs ; il regarda la tombe et
y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions
d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les
cieux. Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe le quitta. Rastignac, resté seul,
fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux
rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque
avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau
monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui
semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : — À nous deux
maintenant !
Il revint à pied rue d'Artois, et alla dîner chez madame de Nucingen.

Honoré de Balzac, Le Père Goriot, 1835.

Problématique : Dans quelle mesure Paris correspond-elle à une ville fantasmée ? Pourquoi
son image a-t-elle longtemps été associée aux idées de liberté, d'émancipation et d'ascension
sociale ?

Documents :

1. Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1837-1843.


2. Charles Baudelaire, « Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du
Mal », 1861.
3. Emile Zola, Au Bonheur des dames, 1883.
4. Camille Pissarro, L'avenue de l'Opéra, 1898 (détail).
5. Joséphine Baker, « J'ai deux amours », 1930.
6. Ernest Hemingway, Paris est une fête, 1964.
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1. Honoré de Balzac, Illusions perdues, 1837-1843.

Illusions perdues, l'un des plus longs romans de La Comédie humaine d'Honoré de Balzac, a
été publié en trois parties entre 1837 et 1843 : Les Deux Poètes, Un grand homme de
province à Paris et Les Souffrances de l’inventeur. Dédié à Victor Hugo, ce texte fait partie
du vaste ensemble des Études de mœurs de La Comédie humaine et, plus précisément, des
Scènes de la vie de province. Attaché à ce qu'il qualifiait comme « une histoire pleine de
vérité », Balzac considérait le triptyque composant Illusions perdues comme un élément
capital de son grand œuvre.

Inspiré à Balzac par son expérience dans l'imprimerie, Illusions perdues raconte l’échec de
Lucien de Rubempré, jeune provincial épris de gloire littéraire. En contrepoint au parcours
malheureux de ce « grand homme de province », alternativement héros et antihéros plein de
faiblesses, l'histoire évoque les modèles de vertu que sont la famille de Lucien et le Cénacle,
cercle intellectuel de « vrais grands hommes ». Les « illusions perdues » sont celles de
Lucien face au monde littéraire et à sa propre destinée, mais aussi celles de sa famille envers
les capacités et les qualités humaines du jeune homme.

Mal reçu par la critique de son époque, ce livre est devenu ensuite pour beaucoup, dont
Marcel Proust, l'un des meilleurs de Balzac. Balzac en a écrit la première partie entre juillet
et novembre 1836, écrivant à marche forcée pour échapper à une mise en demeure de son
éditeur.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Illusions_perdues
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https://www.youtube.com/watch?v=umiWu_sjRhg

1 — Eh ! bien ? dit Lucien après un moment de silence qui lui sembla d’une longueur
2 démesurée.

3 — Mon cher, dit gravement Étienne Lousteau en voyant le bout des bottes que Lucien avait
4 apportées d’Angoulême et qu’il achevait d’user, je vous engage à noircir vos bottes avec votre
5 encre afin de ménager votre cirage, à faire des curedents de vos plumes pour vous donner l’air
6 d’avoir dîné quand vous vous promenez, en sortant de chez Flicoteaux, dans la belle allée de
7 ce jardin, et à chercher une place quelconque. Devenez petit-clerc d’huissier si vous avez du
8 cœur, commis si vous avez du plomb dans les reins, ou soldat si vous aimez la musique
9 militaire. Vous avez l’étoffe de trois poètes ; mais, avant d’avoir percé, vous avez six fois le
10 temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre. Or, vos
11 intentions sont, d’après vos trop jeunes discours, de battre monnaie avec votre encrier. Je ne
12 juge pas votre poésie, elle est de beaucoup supérieure à toutes les poésies qui encombrent les
13 magasins de la librairie. Ces élégants rossignols, vendus un peu plus cher que les autres à
14 cause de leur papier vélin, viennent presque tous s’abattre sur les rives de la Seine, où vous
15 pouvez aller étudier leurs chants, si vous voulez faire un jour quelque pèlerinage instructif sur
16 les quais de Paris, depuis l’étalage du père Jérôme, au pont Notre-Dame, jusqu’au Pont-
17 Royal. (…)
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18 — Ils sont rares et clairsemés dans cette cuve en fermentation, rares comme les vrais amants
19 dans le monde amoureux, rares comme les fortunes honnêtes dans le monde financier, rares
20 comme un homme pur dans le journalisme. L’expérience du premier qui m’a dit ce que je
21 vous dis a été perdue, comme la mienne sera sans doute inutile pour vous. Toujours la même
22 ardeur précipite chaque année, de la province ici, un nombre égal, pour ne pas dire croissant,
23 d’ambitions imberbes qui s’élancent la tête haute, le cœur altier, à l’assaut de la Mode, cette
24 espèce de princesse Tourandocte des Mille et Un jours pour qui chacun veut être le prince
25 Calaf ! Mais aucun ne devine l’énigme. Tous tombent dans la fosse du malheur, dans la boue
26 du journal, dans les marais de la librairie. Ils glanent, ces mendiants, des articles
27 biographiques, des tartines, des faits-Paris aux journaux, ou des livres commandés par de
28 logiques marchands de papier noirci qui préfèrent une bêtise qui s’enlève en quinze jours à un
29 chef-d’œuvre qui veut du temps pour se vendre. Ces chenilles, écrasées avant d’être papillons,
30 vivent de honte et d’infamie, prêtés à mordre un talent naissant, sur l’ordre d’un pacha du
31 Constitutionnel, de la Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière d’un
32 camarade jaloux, souvent pour un dîner. Ceux qui surmontent les obstacles oublient les
33 misères de leur début. Moi qui vous parle, j’ai fait pendant six mois des articles où j’ai mis la
34 fleur de mon esprit pour un misérable qui les disait de lui, qui sur ces échantillons a passé
35 rédacteur d’un feuilleton : il ne m’a pas pris pour collaborateur, il ne m’a pas même donné
36 cent sous, je suis forcé de lui tendre la main et de lui serrer la sienne.

37 — Et pourquoi ? dit fièrement Lucien.

38 — Je puis avoir besoin de mettre dix lignes dans son feuilleton, répondit froidement Lousteau.
39 Enfin, mon cher, travailler n’est pas le secret de la fortune en littérature, il s’agit d’exploiter le
40 travail d’autrui. Les propriétaires de journaux sont des entrepreneurs, nous sommes des
41 maçons. Aussi plus un homme est médiocre, plus promptement arrive-t-il ; il peut avaler des
42 crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires,
43 comme un nouveau-venu de Limoges, Hector Merlin, qui fait déjà de la politique dans un
44 journal du centre droit, et qui travaille à notre petit journal : je lui ai vu ramasser le chapeau
45 tombé d’un rédacteur en chef. En n’offusquant personne, ce garçon-là passera entre les
46 ambitions rivales pendant qu’elles se battront. Vous me faites pitié. Je me vois en vous
47 comme j’étais, et je suis sûr que vous serez, dans un ou deux ans, comme je suis. Vous croirez
48 à quelque jalousie secrète, à quelque intérêt personnel dans ces conseils amers ; mais ils sont
49 dictés par le désespoir du damné qui ne peut plus quitter l’Enfer. Personne n’ose dire ce que je
50 vous crie avec la douleur de l’homme atteint au cœur et comme un autre Job sur le fumier :
51 Voici mes ulcères !

52 — Lutter sur ce champ ou ailleurs, je dois lutter, dit Lucien.

53 — Sachez-le donc ! reprit Lousteau, cette lutte sera sans trêve si vous avez du talent, car votre
54 meilleure chance serait de n’en pas avoir. L’austérité de votre conscience aujourd’hui pure
55 fléchira devant ceux à qui vous verrez votre succès entre les mains ; qui, d’un mot, peuvent
56 vous donner la vie et qui ne voudront pas le dire : car, croyez-moi, l’écrivain à la mode est
57 plus insolent, plus dur envers les nouveaux-venus que ne l’est le plus brutal libraire. Où le
58 libraire ne voit qu’une perte, l’auteur redoute un rival : l’un vous éconduit, l’autre vous
59 écrase. Pour faire de belles œuvres, mon pauvre enfant, vous puiserez à pleines plumées
60 d’encre dans votre cœur la tendresse, la sève, l’énergie, et vous l’étalerez en passions, en
61 sentiments, en phrases ! Oui, vous écrirez au lieu d’agir, vous chanterez au lieu de combattre,
62 vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres ; mais quand vous aurez réservé vos
63 richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous
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64 promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d’avoir lancé, en rivalisant avec l’État
65 Civil, un être nommé Adolphe, Corinne, Clarisse, René, que vous aurez gâté votre vie et votre
66 estomac pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, trahie, vendue, déportée
67 dans les lagunes de l’oubli par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. (…)

68 Cette rude tirade, prononcée avec les accents divers des passions qu’elle exprimait, tomba
69 comme une avalanche de neige dans le cœur de Lucien et y mit un froid glacial. Il demeura
70 debout et silencieux pendant un moment. Enfin, son cœur, comme stimulé par l’horrible
71 poésie des difficultés, éclata.
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2. Charles Baudelaire, « Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs
du Mal », 1861.

Poète maudit ou poète méconnu dans la France de Napoléon III et la Belgique de Léopold
Ier, Charles Baudelaire n’a publié que deux volumes de son vivant, les Fleurs du mal et les
Paradis artificiels. Il n’en est pas moins la figure centrale du grand tournant littéraire de la
décennie 1850-1860, admiré d’emblée par Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. Sa lucidité, son
intelligence critique et son sens infaillible du beau – qui lui fera reconnaître Delacroix et
Wagner et se reconnaître en eux – expliquent sa conscience déchirée entre les aspirations de
sa sensibilité et le monde de son temps. Déchirement sur fond d’incompréhension familiale,
de déboires sentimentaux, de crainte perpétuelle des créanciers et de délabrement de sa
santé.Héritier de la grande tradition classique et de l’esthétique formaliste, romantique en
proie au « spleen » et au « mal du siècle » de toute une génération, il inaugure la modernité
poétique : son pari sur l’absolu et la toute-puissance de la poésie, « magie suggestive
contenant à la fois l’objet et le sujet, le monde extérieur à l’artiste et l’artiste lui-même », fait
de Baudelaire un précurseur du symbolisme des années 1870, du surréalisme de 1920 et de
toute la poésie du XXe siècle.

https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Charles_Baudelaire/107873
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1 Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,

2 J’ai dit :

3 Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…

4 Que de fois…

5 Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,

6 Ton goût de l’infini

7 Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,

8 Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,

9 Tes faubourgs mélancoliques,

10 Tes hôtels garnis,

11 Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,

12 Tes temples vomissant la prière en musique,

13 Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,

14 Tes découragements ;

15 Et tes feux d’artifice, éruptions de joie,

16 Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

17 Ton vice vénérable étalé dans la soie,

18 Et ta vertu risible, au regard malheureux,

19 Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie.

20 Tes principes sauvés et tes lois conspuées,

21 Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes,

22 Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,

23 Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,

24 Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,

25 Tes magiques pavés dressés en forteresses,

26 Tes petits orateurs, aux enflures baroques,


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27 Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,

28 S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,

29 Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques.

30 Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,

31 Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir

32 Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

33 Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

34 Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Charles Baudelaire, « Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du Mal »,
1861.
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3. Emile Zola, Au Bonheur des dames, 1883.

Au Bonheur des Dames est un roman d’Émile Zola publié en 1883, prépublié dès décembre
1882 dans Gil Blas, onzième volume de la suite romanesque Les Rougon-Macquart. À
travers une histoire sentimentale, le roman entraîne le lecteur dans le monde des grands
magasins, l’une des innovations du Second Empire (1852-1870).

L'action se déroule entre 1864 et 1869. Arrivée à Paris avec ses frères pour travailler dans le
petit magasin de son oncle, Denise Baudu prend rapidement conscience que l'emploi n'existe
que dans les grands magasins. Denise se fait embaucher au Bonheur des Dames, un grand
magasin de prêt-à-porter féminin, découvre le monde cruel des petites vendeuses, la précarité
de l'emploi et assiste au développement exponentiel de ce magasin et à la mort des anciens
petits commerces. Elle suscite l'intérêt du directeur du magasin, Octave Mouret, qui lui
confie de plus en plus de responsabilités. Elle refuse de devenir sa maîtresse mais finit par
accepter sa demande en mariage.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Au_Bonheur_des_Dames

35 Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de Cherbourg l'avait débarquée
36 avec ses deux frères, après une nuit passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième
37 classe. Elle tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et
38 perdus, au milieu du vaste Paris, le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la
39 rue de la Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme elle débouchait
40 enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise.
41 - Oh ! dit-elle, regarde un peu, Jean ! Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres,
42 tout en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père.
43 Elle, chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre, portait un léger paquet ; tandis que, de l'autre
44 côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand
45 frère, dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains ballantes.
46 - Ah bien ! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin ! C'était, à l'encoignure de la
47 rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les
48 étalages éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée d'octobre. Huit heures
49 sonnaient à Saint-Roch, il n'y avait sur les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à
50 leurs bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte, deux commis, montés
51 sur une échelle double, finissaient de pendre des lainages, tandis que, dans une vitrine de la
52 rue Neuve-Saint-Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait délicatement
53 une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de clientes, et où le personnel arrivait à
54 peine, bourdonnait à l'intérieur comme une ruche qui s'éveille.
55 - Fichtre ! dit Jean. Ça enfonce Valognes... Le tien n'était pas si beau. Denise hocha la tête.
56 Elle avait passé deux ans là-bas, chez Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la
57 ville ; et ce magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui gonflait le
58 cœur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du reste. Dans le pan coupé donnant sur la place
59 Gaillon, la haute porte, toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une complication
60 d'ornements, chargés de dorures.
61 Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée, déroulaient
62 l'enseigne : Au Bonheur des Dames. Puis, les vitrines s'enfonçaient, longeaient la rue de la
63 Michodière et la rue Neuve-Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d'angle,
64 quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et aménagées récemment.
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65 C'était un développement qui lui semblait sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les
66 étalages du rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l'entresol, derrière lesquelles on voyait
67 toute la vie intérieure des comptoirs. En haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un
68 crayon, pendant que, près d'elle, deux autres dépliaient des manteaux de velours.
69 - Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel adolescent, qui avait eu déjà
70 une histoire de femme à Valognes. Hein ? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde !
71 Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte centrale. Il y avait là, au plein air
72 de la rue, sur le trottoir même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de
73 la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage.

Emile Zola, Au Bonheur des Dames (incipit), 1883.


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2. Le jeu des points de vue

Mouvement d’intériorisation du point de vue. Les premier, deuxième et troisième paragraphes


sont en focalisation omnisciente, le quatrième paragraphe en focalisation interne. Cela permet
une présentation globale des personnages et du contexte.

3. Les renseignements fournis par le texte

- Personnages : noms, liens de parenté, âges, apparences physiques


- Lieux : le départ de Valognes (Normandie), l’arrivée à Paris, le quartier en chantier des
grands magasins
- Cet incipit nous donne la date et l'heure : octobre 1864, 8 heures du matin, avant l’ouverture
du magasin
- Raisons du voyage : mort du père, pauvreté (et une raison implicite : le scandale causé par
Jean et son "histoire de femme à Valognes").

II. Portrait des personnages et du magasin

1. Des personnages pathétiques

- Thème des orphelins contraints à l’exode économique.


- Signes de pauvreté (les "vieux vêtements", "la dure banquette d’un wagon de troisième
classe", "l'air pauvre").
- Errance "effarés et perdus" dans le "vaste Paris".

2. Un grand magasin opulent, en opposition avec les personnages

A la pauvreté des personnages s’oppose l’opulence du magasin.


A leurs habits de deuil, les vêtements aux couleurs éclatantes
A la mort et à la misère qu’ils fuient, la vie foisonnante de l’activité économique du magasin.
A la petite ville de Valognes, l’expansion de l’univers urbain ("Ça enfonce Valognes").

L’activité du magasin est comparée à "une ruche qui s’éveille". Son pouvoir de séduction est
évoquée par le biais de "Deux figures allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et
renversée, déroulaient l’enseigne : Au Bonheur des Dames".

3. Un sentiment ambivalent

Ce faisceau de contrastes suscite chez Denise une réaction ambiguë. On la sent fascinée
(comme le suggère la suite d’adjectifs "émue, intéressée, oublieuse du reste", "absorbée"),
mais également quelque peu apeurée.

III. Un roman d’initiation et une fresque sociale

1. Un roman d’initiation

Présence des indices du genre : le mode de narration adopté (centrée sur un personnage
principal), les thèmes privilégiés (déracinement, pauvreté, univers inconnu, confrontation de
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différentes couches sociales), les éléments classiques de la structure narrative (l’idée d’étapes
à venir, dont l’enjeu constitue un futur savoir relatif au magasin).

2. Une esthétique naturaliste

=> rôle des descriptions, abondance du lexique, précision sémantique et technique, repères
spatio-temporels détaillés, focalisation le plus souvent omnisciente, structure énonciative
(système du récit : narration à la troisième personne et au passé).

Conclusion

Dans cet incipit de Au Bonheur des Dames, à travers le regard fasciné d’une jeune
provinciale montée à Paris, le lecteur assiste à la mise en place d’une intrigue romanesque qui
va se dérouler sur deux plans : sentimental et social.

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4. Camille Pissarro, L'avenue de l'Opéra, 1898 (détail).

Jacob Abraham Camille Pissarro, dit Camille Pissarro, né le 10 juillet 1830 à Charlotte-
Amélie, sur l'île de Saint-Thomas, dans les Antilles danoises — aujourd'hui Îles Vierges des
États-Unis —, et mort le 13 novembre 1903 à Paris, est un peintre impressionniste puis néo-
impressionniste franco-danois.

Connu comme l'un des « pères de l'impressionnisme », il peint la vie rurale française, en
particulier des paysages et des scènes représentant des paysans travaillant dans les champs,
mais il est célèbre aussi pour ses scènes de Montmartre, et ses scènes autour du Louvre et des
Tuileries, où il descend. À Paris, il a entre autres pour élèves Paul Cézanne, Paul Gauguin,
Jean Peské et Henri-Martin Lamotte.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Pissarro
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Camille Pissarro, L'avenue de l'Opéra, 1898 (détail)


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5. Joséphine Baker, « J'ai deux amours », 1930.

J’ai deux amours est une chanson interprétée en 1930 par Joséphine Baker
(accompagnée par Adrien Lamy), avec des paroles de Géo Koger et d'Henri Varna sur
une musique de Vincent Scotto. L'enregistrement de 1930 est accompagné par le
Mélodie Jazz du Casino de Paris sous la direction de M. Edmond Mahieux.

Histoire

La revue Paris qui remue du Casino de Paris ayant lieu en même temps que
l'Exposition coloniale, célébration grandiloquente de l'empire colonial français, le
thème du spectacle fut tout trouvé.

Outre La Petite Tonkinoise, ressortie pour l'occasion, Vincent Scotto écrivit pour
Joséphine Baker J'ai deux amours, jouant à la fois sur son statut exotique d'étrangère
et sur son attachement profond à sa ville adoptive. C'était la première fois que
Joséphine chantait en public et le succès fut immédiat. J'ai deux amours devint par la
suite sa chanson fétiche.

Après-guerre, Joséphine Baker, qui avait pris ses distances, au propre et au figuré,
avec les États-Unis, modifia légèrement le deuxième vers du refrain : « J'ai deux
amours, mon pays c'est Paris… ».

Joséphine Baker réenregistre la chanson en 1953 avec l'orchestre de Jo Bouillon.

C’est la chanson de Joséphine Baker, et jusqu’à la fin de sa vie, lorsqu’elle pénètre sur
une scène, un plateau de télévision ou même dans un restaurant ou une boîte de nuit,
l’orchestre s’arrête et se met à jouer invariablement les premières mesures du thème de
cette chanson.

https://fr.wikipedia.org/wiki/J%27ai_deux_amours_(chanson)
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1 On dit qu'au-delà des mers


2 Là-bas sous le ciel clair
3 Il existe une cité
4 Au séjour enchanté
5 Et sous les grands arbres noirs
6 Chaque soir
7 Vers elle s'en va tout mon espoir
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9 J'ai deux amours
10 Mon pays et Paris
11 Par eux toujours
12 Mon cœur est ravi
13 Ma savane est belle
14 Mais à quoi bon le nier
15 Ce qui m'ensorcelle
16 C'est Paris, Paris tout entier
17 Le voir un jour
18 C'est mon rêve joli
19 J'ai deux amours
20 Mon pays et Paris
21
22 Quand sur la rive parfois
23 Au lointain j'aperçois
24 Un paquebot qui s'en va
25 Vers lui je tends les bras
26 Et le coeur battant d'émoi
27 À mi-voix
28 Doucement je dis "emporte-moi!"
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30 J'ai deux amours
31 Ton pays et Paris
32 Par eux toujours
33 Ton coeur est ravi
34 Ta savane est belle
35 Mais à quoi bon le nier
36 Ce qui m'ensorcelle
37 C'est Paris, Paris tout entier
38 Le voir un jour
39 C'est mon rêve joli
40 J'ai deux amours
41 Mon pays et Paris
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5. Ernest Hemingway, Paris est une fête, 1964.

Ernest Miller Hemingway (21 juillet 1899 – 2 juillet 1961) était un journaliste américain,
romancier, auteur de nouvelles et sportif. Son style économique et discret – qu’il a appelé la
théorie de l’iceberg – a fortement influencé la fiction du XXe siècle, tandis que son style de
vie aventureux et son image publique lui ont valu l’admiration des générations suivantes.
Hemingway réalise l’essentiel de son travail entre le milieu des années 20 et le milieu des
années 50. Il remporte le prix Nobel de littérature en 1954. Il publie sept romans, six recueils
de nouvelles et deux œuvres non romanesques. Trois de ses romans, quatre recueils de
nouvelles et trois œuvres non romanesques ont été publiés à titre posthume. Beaucoup de ses
œuvres sont considérées comme des classiques de la littérature américaine. Il fait partie de la
« Génération perdue » tout comme John Steinbeck.

Le livre Paris est une fête est un ensemble de nouvelles écrites par Hemingway des années
après avoir quitté Paris. Il s’agit de souvenirs assez précis de l’auteur de moments passés à
Paris. Hemingway a habité Paris par intermittence durant les années 1920, comme de
nombreux auteurs et personnalité anglo-saxons et américains qu’ils citent d’ailleurs dans ses
nouvelles. On pense, notamment, à : Sylvia Beach, Hilaire Belloc, Aleister Crowley, Zelda
Fitzgerald, Ezra Pound et Gertrude Stein, pour ne citer qu’eux. C’est d’ailleurs à la dernière
que l’on doit l’expression de génération perdue.

https://www.maxbrunauteur.fr/paris-est-une-fete-ernest-hemingway/

42 Et puis, il y avait la mauvaise saison. Elle pouvait faire son apparition du jour au lendemain, à
43 la fin de l’automne. Il fallait alors fermer les fenêtres, la nuit, pour empêcher la pluie d’entrer,
44 et le vent froid arrachait les feuilles des arbres, sur la place de la Contrescarpe. Les feuilles
45 gisaient, détrempées, sous la pluie, et le vent cinglait de pluie les gros autobus verts, au
46 terminus, et le café des Amateurs était bondé derrière ses vitres embuées par la chaleur et la
47 fumée. C’était un café triste et mal tenu, où les ivrognes du quartier s’agglutinaient, et j’en
48 étais toujours écarté par l’odeur de corps mal lavés et la senteur aigre de saoulerie qui y
49 régnaient. Les hommes et les femmes qui fréquentaient Les Amateurs étaient tout le temps
50 ivres ou tout au moins aussi longtemps qu’ils en avaient les moyens, surtout à force de vin
51 qu’ils achetaient par demi-litre ou par litre. Nombre de réclames vantaient des apéritifs aux
52 noms étranges, mais fort peu de clients pouvaient s’offrir le luxe d’en consommer, sauf pour
53 étayer une cuite. Les ivrognesses étaient connues sous le nom de poivrottes qui désigne les
54 alcooliques du sexe féminin.

55 Le café des Amateurs était le tout-à-l’égout de la rue Mouffetard, une merveilleuse rue
56 commerçante, étroite et très passante, qui mène à la place de la Contrescarpe. Les vieilles
57 maisons, divisées en appartements, comportaient, près de l’escalier, un cabinet à la turque par
58 palier, avec, de chaque côté du trou, deux petites plates-formes de ciment en forme de
59 semelle, pour empêcher quelque locataire de glisser ; des pompes vidaient les fosses
60 d’aisances pendant la nuit, dans des camions-citernes à chevaux. En été, lorsque toutes les
61 fenêtres étaient ouvertes, nous entendions le bruit des pompes et il s’en dégageait une odeur
62 violente. Les citernes étaient peintes en brun et en safran et, dans le clair de lune, lorsqu’elles
63 remplissaient leur office le long de la rue du Cardinal-Lemoine, leurs cylindres montés sur
64 roues et tirés par des chevaux évoquaient des tableaux de Braque. Aucune ne vidait pourtant
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65 le café des Amateurs où les dispositions et les sanctions contenues dans la loi concernant la
66 répression de l’ivresse publique s’étalaient sur une affiche jaunie, couverte de chiures de
67 mouches, et pour laquelle les consommateurs manifestaient un dédain à la mesure de leur
68 saoulerie perpétuelle et de leur puanteur.

69 Toute la tristesse de la ville se révélait soudain, avec les premières pluies froides de l’hiver, et
70 les toits des hauts immeubles blancs disparaissaient aux yeux des passants et il n’y avait plus
71 que l’opacité humide de la nuit et les portes fermées des petites boutiques, celles de
72 l’herboriste, du papetier et du marchand de journaux, la porte de la sage-femme – de
73 deuxième classe – et celle de l’hôtel où était mort Verlaine et où j’avais une chambre, au
74 dernier étage, pour y travailler.

75 Ce dernier étage était le sixième ou le huitième de la maison ; il y faisait très froid, et je savais
76 combien coûteraient un paquet de margotins, trois bottes de petit bois lié par un fil de fer et
77 pas plus longues qu’un demi-crayon, pour alimenter la flamme des margotins et enfin un
78 fagot de bûches à moitié humides qu’il me faudrait acheter pour faire du feu et chauffer la
79 chambre. Je me dirigeai donc vers le trottoir opposé pour examiner le toit, de bas en haut, afin
80 de voir si quelque cheminée fumait et dans quelle direction s’envolait la fumée. Mais il n’y
81 avait aucune fumée et j’imaginai combien la cheminée devait être froide et ce qui se passerait
82 si elle ne tirait pas et si la chambre se remplissait de fumée, de sorte que je perdrais et mon
83 combustible et mon argent par la même occasion, et je me remis en route sous la pluie. En
84 descendant la rue, je dépassai le lycée Henri-IV et la vieille église Saint-Etienne-du-Mont et la
85 place venteuse du Panthéon, tournai à droite, en quête d’un abri et finalement parvins au
86 boulevard Saint-Michel, sur le trottoir protégé du vent, et je poursuivis mon chemin,
87 descendant au-delà de Cluny, traversant ensuite le boulevard Saint-Germain, jusqu’à un bon
88 café, connu de moi, sur la place Saint-Michel.

89 C’était un café plaisant, propre et chaud et hospitalier, et je pendis mon vieil imperméable au
90 portemanteau pour le faire sécher, j’accrochai mon feutre usé et délavé à une patère au-dessus
91 de la banquette, et commandai un café au lait. Le garçon me servit et je pris mon cahier dans
92 la poche de ma veste, ainsi qu’un crayon, et me mis à écrire. J’écrivais une histoire que je
93 situais, là-haut, dans le Michigan, et comme la journée était froide et dure, venteuse, je
94 décrivais dans le conte une journée toute semblable. J’avais assisté sucessivement à bien des
95 fins d’automne, lorsque j’étais enfant, puis adolescent, puis jeune homme, et je savais qu’il est
96 certains endroits où l’on peut en parler mieux qu’ailleurs. C’est ce que l’on appelle se
97 transplanter, pensai-je, et une transplantation peut être aussi nécessaire aux hommes qu’à
98 n’importe quelle autre sorte de création vivante. Mais, dans le conte, je décrivais des garçons
99 en train de lever le coude, et cela me donna soif et je commandai un rhum Saint-James. La
100 saveur en était merveilleuse par cette froide soirée et je continuai à écrire, fort à l’aise déjà, le
101 corps et l’esprit tout réchauffé par ce bon rhum de la Martinique.

102 Une fille entra dans le café et s’assit, toute seule, à une table près de la vitre. Elle était très
103 jolie, avec un visage aussi frais qu’un sou neuf, si toutefois l’on avait frappé la monnaie dans
104 de la chair lisse recouverte d’une peau toute fraîche de pluie, et ses cheveux étaient noirs
105 comme l’aile du corbeau et coupés net et en diagonale à hauteur de la joue.

106 Je la regardai et cette vue me troubla et me mit dans un grand état d’agitation. Je souhaitai
107 pouvoir mettre la fille dans ce conte ou dans un autre, mais elle s’était placée de telle façon
108 qu’elle pût surveiller la rue et l’entrée du café, et je compris qu’elle attendait quelqu’un. De
109 sorte que je me remis à écrire.
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110 Le conte que j’écrivais se faisait tout seul et j’avais même du mal à suivre le rythme qu’il
111 m’imposait. Je commandai un autre rhum Saint-James et, chaque fois que je levais les yeux,
112 je regardais la fille, notamment quand je taillais mon crayon avec un taille-crayon tandis que
113 les copeaux bouclés tombaient dans la soucoupe placée sous mon verre.

114 Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attends et
115 même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je. Tu m’appartiens et tout Paris
116 m’appartient, et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon.

117 Puis je me remis à écrire et m’enfonçai dans mon histoire et m’y perdis. C’était moi qui
118 l’écrivais, maintenant, elle ne se faisait plus toute seule et je ne levai plus les yeux, j’oubliai
119 l’heure et le lieu et ne commandai plus de rhum Saint-James. J’en avais assez du rhum Saint-
120 James, à mon insu d’ailleurs.

121 Puis le conte fut achevé et je me sentis très fatigué. Je relus le dernier paragraphe et levai les
122 yeux et cherchai la fille, mais elle était partie. J’espère qu’elle est partie avec un type bien,
123 pensai-je. Mais je me sentais triste.

124 Je refermai le cahier sur mon récit et enfouis le tout dans la poche intérieure de ma veste, et je
125 demandai au garçon une douzaine de portugaises et une demi-carafe de son vin blanc sec.
126 Après avoir écrit un conte je me sentais toujours vidé, mais triste et heureux à la fois, comme
127 après avoir fait l’amour, et j’étais sûr que j’avais fait du bon travail ; toutefois je n’en aurais la
128 confirmation que le lendemain en revoyant ce que j’avais écrit.

129 Pendant que je mangeais mes huîtres au fort goût de marée, avec une légère saveur métallique
130 que le vin blanc emportait, ne laissant que l’odeur de la mer et une savoureuse sensation sur la
131 langue, et pendant que je buvais le liquide frais de chaque coquille et savourais ensuite le goût
132 vif du vin, je cessai de me sentir vidé et commençai à être heureux et à dresser des plans.

133 Maintenant que la mauvaise saison était revenue, nous pourrions quitter Paris pour quelque
134 temps et nous réfugier en quelque endroit où, au lieu de la pluie, la neige tomberait entre les
135 pins, recouvrant la route et les hautes pentes, et à une altitude où nous pourrions l’entendre
136 craquer, le soir, sous nos pas, au retour de nos promenades. En deçà des Avants, il y avait un
137 chalet où l’on pouvait prendre pension et être admirablement soignée, et où nous pourrions
138 vivre ensemble, et emporter nos vieux livres, et passer les nuits, tous deux, bien au chaud,
139 dans le lit, devant la fenêtre ouverte et les étoiles étincelantes. C’était là que nous pourrions
140 aller.

Ernest Hemingway, Paris est une fête, 1964.

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