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Marc-Édouard Nabe

CHACUN MES GOÛTS

Le Dilettante
© Le Dilettante, 1986.
J'ai une grande tendresse pour les lampes électriques et une profonde
admiration pour les robinets qui ne coulent pas.
Voilà un début qui ne manque pas de piquant.
Je suis très décontracté.
L'aphorisme est le contraire du bon mot.
Il y a un suspense dans l'aphorisme. Comme un télégramme.
Quand on meurt, on ne fait jamais de roman : on prononce une maxime.
Les agonisants savent mieux que quiconque se servir de la littérature. Le
dernier soupir, c'est l'aphorisme de l'agonie.
Si les romans ridiculisent vos activités, les poèmes sont des tests de
sensibilité, des sondages d'émotion, des prises de sang et des analyses
d'urine.
Parce que la poésie n'est pas le déconnage typographico-sentimentaliste
que l'on croit. C'est une musique. Et c'est donc une théorie. Pas plus
artificiel que la poésie et pas plus haut non plus. La poésie résume tout. Un
quatrain, si l'évidence de sa forme est équivalente à la profondeur de son
émotion, peut renverser trois milliards de gouvernements, cinq siècles de
recherches scientifiques, vingt-cinq mille bibliothèques de romans, essais
ou pièces de théâtre, tous les musées du monde et une fellation insoutenable
par la femme la plus sexy de tous les temps.
Je veux être le plus vexant des hommes.
Le dos de la cuiller et les poissons noyés ne sont pas mon fort.
Mon style de guerre, c'est le couteau dans la plaie et les piranhas.
Il est absolument hors de question d'épargner les innocents. Ce sont eux
les hameçons par lesquels les coupables seront pincés.
Il faudrait écrire des phrases comme on dresse des guillotines.
Qui n'a rien ne risque rien.
Il n'y a rien de plus démocratique qu'une guillotine.
Quand Titien fait tomber son pinceau, c'est Charles Quint qui le
ramasse.
La psychanalyse, c'est la solution finale de l'art.
Toute mère assiste à son fils, comme à un spectacle.
Le fils, c'est la seule zone érogène de la mère.
L'immaculée conception, c'est tout simplement le père et la mère qui ne
se souviennent plus avoir fait l'amour.
Plût au ciel que l'hypocrite lecteur s'éveille un matin au sortir d'un rêve
agité, transformé dans le lit de son semblable, son frère, en une véritable
vermine car, sans avoir rien fait de mal, on l'avait sûrement calomnié.
Aujourd'hui, on peut être religieux sans Dieu. Croire en Dieu, ce n'est
pas être religieux. « Je suis sans croyance, disait Theodore Powys, croire est
une voie trop facile pour parvenir à Dieu. »
Il n'y a qu'un moyen pour s'infiltrer dans la littérature : la vermine. Petit
à petit. On pourrit le bras. Il faut couper. C'est trop tard.
Le vice de l'homme, c'est offrir à son destin ce qui contrarie le plus son
rêve profond.
Qui me dépouille quand j'entre dans mes vêtements ?
Ils sont bien paons ceux qui croient renouveler en profondeur leur
vision. Elle doit être belle leur spirale. Répandre sa géniale monotonie. Les
autres se chargeront bien d'organiser votre œuvre.
Il ne faut jamais avoir le sens de la mesure. Sauf en jazz.
Tous les funambules n'ont qu'une idée : tomber.
Je connais tous les standards mais j'ai oublié leurs noms.
De la feelingsation et de la bopisation du moi.
Admirez donc n'importe quoi pour vous faire la main : une pomme de
terre ou un teckel, deux arbres ou votre main, un vase, six couleurs...
Jusqu'à en devenir maboul d'idolâtrie. Évanouissez-vous devant un vieux
bidon rouillé et sachez, pendant votre syncope sacrée, que le monde entier
n'existe plus et ne veut plus rien dire sans ce bidon extasiant. Sans vous, par
votre extase, vous annulez le monde : comment s'étonner qu'il condamne
vigoureusement un aussi dangereux rival que ce bidon ? Entre le monde et
les objets de vos extases, ce sera une lutte à mort, dont — soyez-en certains
— le monde sortira vainqueur.
Je n'aime pas le vide mais le débordement.
L'accomplissement de l'homme est dans une certaine régression.
Il faut trouver en soi la force qui nous pousse au rebours d'une vie
inepte.
Ah ! le vingtième siècle, c'était quelque chose, tout de même !
L'esprit n'est pas intelligent.
Qu'attendez-vous pour vous extasier ? Nous sommes dans un moment
de l'histoire humaine où l'extase est la seule issue. Plongez votre présence
sexuelle dans la folie de notre temps et violez la foule de cons comme le
con d'une moule : bandez de voir le monde si furieux. Imaginez-vous la
cause unique de son tumulte grotesque et lancez votre purée de joie au
milieu de la panique moderne. Moi, quelquefois, quand je pénètre un con, je
sais m'imaginer qu'il s'agit de la planète entière, j'enfonce mon zob dans
l'océan Atlantique, et l'Afrique et l'Amérique me serrent le calibre. Je jouis
à en noyer la Terre.
Tout tue les roses.
Mes idées ne sont que des riffs : elles poussent mon chorus.
Round about midnight, ce sont les grottes de Léonard dans la Vierge au
rocher.
Pas un des pédés étalés sur les quais de la Seine quand il fait soleil n'est
capable de goûter l'ouverture de Sodome et Gomorrhe, la rhétorique suave
d'hérissons broyés de Jean Genet, les saillies d'Oscar Wilde ou les gros
plans de Pasolini sur la ronde-bosse des braguettes.
L'ouvrier respectable, c'est celui qui veut crever le patron sans vouloir le
remplacer.
La mer exprime parfaitement le lyrisme de mon mépris.
Félicité de l'homme sans Dieu.
Il n'y a rien de plus beau que les uniformes. Démilitariser l'uniforme est
le comble de l'élégance. Un antimilitariste comme moi qui s'habille toujours
pareil gagne en autorité. Je souffre d'avoir deux costumes. Les haillons de
Céline valent sa cuirasse du début. Ainsi le Professeur Choron et son
immuable série de polos.
Je suis persuadé que la terre, en tournant, swingue. C'est ce qui prouve
l'universalité du jazz.
Chaque être humain a une armée effective de plus de dix mille hommes
qui défendent ses défauts. Chaque rencontre est un vaste champ de bataille
pour d'immenses Waterloo ou Austerlitz. Tout est stratégie et carnages. En
échangeant quelques mots, on provoque des affrontements napoléoniens,
des guerres de Cent Ans de quelques minutes en se serrant la main.
La rime est ce prisme aux mille sens qui tourbillonne dans une
embrasure lumineuse au fond d'un long couloir articulé.
La rime, si méprisée aujourd'hui, rassemble dans un seul son le nombre
d'or.
Le roman, complètement démodé, impraticable. Le théâtre, pis encore :
médicalement mort : il ne reste plus qu'à le débrancher. Mais la rime ! Le
vers ! Là, c'est presque un péché ! Il y a cent ans, on commençait à avoir un
peu honte de rimer : on la noyait, la rime : on la faussait, pour qu'elle ne
rentre pas... Et puis on l'a mise dedans pour la faire moins voir, par honte
toujours, peur de se rendre ridicule de s'intéresser encore à ça au siècle de
Blériot ! Aujourd'hui, je ne donne pas cher de la peau d'un type qui caresse
un vers et en jouit d'une rime.
Tout est trop prose pour qu'un vers puisse encore s'émettre sans heurt.
Ceux qui copient Artaud, Ezra Pound, qui resucent goulûment les restes du
coup de dé que Mallarmé n'a pas laissé par hasard dans son assiette sont
aussi fades que ceux qui jadis copiaient Ronsard. Ils se croient violents et
modernes mais leur violence est celle d'un homme saoul. L'homme de
pierre aussi était violent, il n'en reste pas moins une bête immonde, non
présentable. Mais Artaud dans Ronsard, voilà un départ, voilà une
exaltation.
Le sonnet ! Qui oserait vouloir en finir ? Il y a du vrai dans la phrase de
Chénier. Le sonnet n'est pas près de vieillir : il n'est pas même un peu
fatigué. C'est la gageure suprême, le sonnet du vingt et unième siècle !
Faites des romans nouveaux, bien éclatés, « témoins de notre temps », et
des essais copieux bien politiques, journalistiques, analytiques ! Mais
glissez-y un sonnet, un seul sonnet, et votre stylo est sauvé ! Polaire ou
layé, alterné ou bien faux, à demi faux, « trou du cul » ou inverti ! Au
choix, rigolos, plongez les mains dans les féminines : on peut tout faire
sauter !
Le sonnet, c'est le blues. Même inflexible liberté : douze mesures et
l'infini ; tout est permis dans la grille divine. C'est le jeu de délirer dans la
cage. Pound le savait bien ! On n'est jamais mieux enfermé que par soi-
même. Le sonnet est un instrument divin, un rite magicien. C'est l'équilibre
en personne, qui n'attend que nous pour le branler. Trame éternelle que
seuls quelques parnassiens minables et tous les néo-classiques ignares
savants ont pu réduire un instant à la facilité vulgaire. Certains assassins
croient bien jouer un « rock » déshonorant sur la structure sacrée du blues :
à côté, il y a quand même Hawkins, Basie, Lester, Parker ou Miles qui
passent aussi à leur tour ces douze arceaux...
Qui, aujourd'hui, est capable de monter un vrai sonnet ? Pas un sonnet
baudelairien, rimbaldien, nervalien, imité, recopié, refait et mal fait ?
C'est un peu comme le free jazz, après les hurlements, les égorgements
informes des saxophones, ils reviennent tous aux structures du be-bop,
quand ce n'est pas aux grands standards des années trente. Cela n'a pas privé
Archie Shepp de sa sonorité, de son découpage, de sa personnalité. Ils
remettent tous les délires dans l'éternel fourreau de l'anatole ! Donna Lee,
c'est Indiana, vous savez...
Je lis les poèmes comme j'écoute un morceau. Un thème de Corbière ou
d'Ornette me travaille énormément. J'ai toujours lu beaucoup de vers. Plus
je lis des vers, plus ma prose swingue en moi : je m'entends délirer en prose
pendant des heures ensuite. Seul au moment torpide de la post-éjaculation
où je sombre dans le sommeil, je rêve en vers...
Quand on revit divinement ce qu'on a rêvé la nuit, on dit que son rêve
est effacé. Pour un type qui rêve comme moi sa vie le jour, rêver, c'est
effacer ce que j'ai vécu éveillé.
Je suis fait pour me transformer en musique, me fondre dans les
harmonies. Rouler d'arpège en arpège... Quand trois hautbois et deux
bassons sonnent à s'y perdre comme un accord d'orgue, c'est de moi qu'il
s'agit. Quand quatre misérables violons tricotent un menuet d'une tristesse
inconsolable, c'est moi que la douleur déchire, c'est moi qui écoute, ce sont
mes oreilles qui sifflent, pleurent et jouissent de partout. Qui va perdre mes
larmes et mon sperme à ma place ? Personne. Juste moi et ma radio.
Chacun mes goûts.
Pour être en avance sur son temps, il faut être en retard sur sa
modernité.
Preuve que la mélodie est plus importante que l'harmonie : la paternité
d'un morceau n'est jamais fondée sur les harmonies. Ce n'est pas Gershwin
qui empoche pour tous les thèmes construits sur les accords de I got rythm.
Pour « toucher » sur Roseroom, il a suffi à Duke d'en faire In a mellow tone.
C'est la mélodie qui compte.
Saint François était toujours dans la misère parce qu'il avait les mains
percées.
Les maîtresses d'hommes mariés ne sont que les larbines de l'amour, les
passagères clandestines de la volupté, les collaboratrices de la résistance, les
ombres portées du mariage et les pneus de secours des voitures sans cric.
Si Borges meurt avant la parution de ce livre, je ne le lis plus.
Clandestin et recalé je suis partout.
Le Professeur Choron est l'auteur des plus belles chansons françaises de
tous les temps.
Un guépard sait qu'il court à cent trente à l'heure sans le savoir.
Plus personne ne se vouvoie. Aujourd'hui, le vouvoiement, c'est la vitre
du peep-show.
Je me délecte d'écouter ce chien tellement je le hais.
Les réunions de plus d'une personne sont interdites.
Je serais curieux de savoir le nombre d'enfants appelés Adolf après
1945.
Je veux fermer tous les guillemets derrière moi.
La géographie du coït, c'est la carte de France.
Tous ceux qui sont dans la vie comme des poissons dans l'eau noient le
poisson.
Je donnerai trois mille cinq cents Flaubert pour un demi-Barbey
d'Aurevilly.
Si la pureté n'existe pas, la perversité non plus.
Ceux qui parlent des belles images, des belles couleurs, des beaux
accords et qui sont sensibles à ce qui est bien écrit n'ont rien compris.
Pierre Loti collectionnait la poussière.
Je suis enfin parvenu à perdre mon sang-froid en toute circonstance.
J'ai toujours rêvé d'habiter un magasin. Vivre en vitrine !
L'obstacle du temps et celui de l'espace me sont insupportables. Si je
m'arrête à cette phrase, c'est pour pleurer.
Garder le saint sacrement comme poire pour la soif.
Le vibraphone est l'instrument de musique qui symbolise parfaitement
la société idéale : chaque note à sa place, plus ou moins grande, et qui n'a
son mot à dire que lorsqu'on la frappe.
Tout grand révolutionnaire est jaloux des classiques. Picasso, Céline,
Nietzsche.
Le jazz, c'est le seul communisme qui a réussi. Le jazz doit être fait par
tous, non par un.
Chamfort est le roi de l'aphorisme. Il n'y a pas mieux. Si Lautréamont
n'a pas renversé les aphorismes de Chamfort, c'est qu'ils étaient déjà
renversés, ou irréversibles, c'est-à-dire déjà tragiques.
Il n'y aurait eu qu'un seul type capable de comprendre Finnegans Wake,
c'est Harpo Marx.
Raphaël n'est qu'un point d'orgue.
Ma morbidité est exactement l'inverse de celle des romantiques. Ce que
j'aime dans la vie n'est pas mort : c'est la vie dans la mort que j'aime.
Le plus grand écrivain italien de tous les temps s'appelle Carlo Emilio
Gadda.
Aujourd'hui, Michel-Ange peindrait les concours de culturistes et
Giotto, les tanks syriens.
On m'a trouvé scatologue. On me le redira. On n'a encore rien vu. La
merde, splendide et sculpturale, résout bien des problèmes. J'y trouve le
symbole exact de toutes relations humaines.
La vue d'un étron me calme comme le bruit de la mer.
Le surréalisme était le mouvement le plus gamin, le plus ridicule du
monde. Une brouette de hochets pour des gosses dans un parc, casse-
couilles chinois, jeux de sable, pâtés entamés... Aucune philosophie, aucune
métaphysique, aucune mystique. Jeux de mots écrasés dans l'esbroufe,
mécanisme, apologie du banal et dérapages contrôlés. Tout cela mené
tambour battant par cet assassin de suicidaires : André Breton.
C'est le lieu commun du siècle. Surréaliste ! Tout le monde comprend ce
que vous voulez dire. Il est moins difficile d'expliquer pourquoi un
appartement est surréaliste que d'affirmer le surréalisme de Max Ernst ou de
Magritte.
Je n'adhérerai au surréalisme que lorsque je verrai Mein Kampf illustré
par Chagall.
Goya ? C'est les tentations de saint Antoine sans saint Antoine ! Mais
c'est aussi Fragonard aux enfers, Guardi en gros plan, Edgar Poe chez
Ovide, Frankenstein dans les dentelles, Rouault sans Dieu, Guignol dans la
bande à Bonnot, Gainsborough au Goulag, Manet à La Villette, Géricault
dans le boudoir, Van Dongen chez Agrippa d'Aubigné, Daumier montant la
fée Carabosse, Hogarth dans une arène, Gen Paul à la Bérézina, Redon au
bal masqué, Faust soldat !... Goya, Goya, c'est les tables qui tournent, les
éventails, la novillada et le poteau d'exécution !... Bowling des décapités !
Sardines dans le charbon ! Marquises d'outre-tombe ! La terreur en pleine
magie noire ! Rixes à Cythère !...
Un sonotone pour Goya, et tous les caprices disparaissent : la privation
de la musique enclenche le délire ! Plus de bruit pour rien ! Plus un son, et
soudain les ombrelles s'envolent ! Les masques tombent ! Maja vêtue, Maja
nue : ça ne suffit plus : Maja à vif ! Écorchée !... Ce sont les désastres du
silence.
Il serait peut-être doux d'être alternativement Capricorne et Fils unique.
Toute tête adorerait se voir tranchée.
Le cri du pincé appartient au pinceur.
Il n'y pas de fin parce qu'il y a des moyens.
L'homme a l'âme comme les pieds.
L'amour n'empêche pas les sentiments.
Le juste milieu est le dieu des pauvres cons.
Suis-je grave, docteur ?
Prière. Être exaucé n'est pas un miracle, c'est la fécondation du hasard et
de l'impatience.
J'éprouve la viande douce de votre cœur.
C'est une des principales vertus de la ville que d'échanger avec des
femmes des milliers de petits regards spirituels, fugitifs et gais. J'aime cette
ébauche de complicité microscopique, ce désir spontané, immédiatement
oublié, qui flatte la femme et excite le type. Rien n'est moins irrespectueux.
C'est peut-être ce qui existe de plus sain entre les hommes et les femmes,
cette association un peu impudique, par le plus grand des hasards, et pour le
feu de paille immortel d'une seule seconde, de deux animaux qui ne se
reverront plus jamais. Tout se lit sur les visages. Il faut être attentif et furtif
à la fois. Dans la rue, on peut tout classer : les solitaires tristes qui n'ont plus
l'habitude de regarder quiconque, les jeunes réservés, les jeunes arrogants,
ceux qui manquent de femmes, ceux qui en ont trop (une seconde : c'est
déjà trop), ceux qui savent d'avance que c'est perdu, qu'elle n'est pas faite
pour eux, ceux qui se croient tous les droits parce qu'ils ont quarante ans,
ceux qui sont très vieux et très vicieux (ils peuvent aller jusqu'à changer de
chemin pour suivre un cul balancer...).
Le seul trompe-l'œil littéraire, c'est Proust. La réalité comme si vous
l'aviez perdue.
Sophisticated lady is a tramp.
J'adore les habitudes. L'habitude, c'est le début du rite.
Parker, c'est bien un scalpel qui fouille les plaies dans la joie.
Pour être vraiment Rimbaud, il ne faut jamais partir au Harrar.
La mort ne se montre vraiment que lorsque ce qu'on a espéré arrive.
Je suis le contraire de Borges. Lui caresse les livres comme les tigres.
Moi, je lis entre les lignes de leur pelage. Ma vie, et surtout mon
écriture, est une atroce bagarre contre l'exaltation.
Nous sommes tous les allégories des grands livres. Un tel refait Moby
Dick sans le savoir, un autre vit comme don Quichotte, un troisième visite
Lilliput trois fois par jour...
Le monde du travail est une perte de l'homme. C'est le seul suicide qui
ne rate pas. L'assassinat est là. L'hémorragie suprême. Ouvriers, patrons,
libéraux et bohèmes : tous dans le même goguenot d'esclaves.
Que j'aimerais témoigner du désir dégueulasse en nous de gâcher les
choses !
Les temps sont proches où, sous les déluges de défauts, notre être rugira
d'extase.
N'est-il pas vrai, bandes d'ordures, que, malgré vos imperfections, vous
estimez vous être vidés « honnêtement » de quelque chose ?
Il ne faut pas croire que l'habit ne fait pas le moine, que tout dépend de
l'être. Plus j'étudie les hommes, plus je peux donner un portrait robot du
ringard absolu. Le formidable du ringard, c'est qu'il se pose sans distinction
sur les tics les plus éculés de la vieillerie insoutenable comme sur les
derniers cris de l'ignominie moderne. Il existe des vêtements, des gestes,
des meubles, des physiques, des mots et des objets incorrigibles, tout un
capharnaüm de la ringardise absolue et sans appel. Il y a certains anoraks
dont l'horreur minable est impossible à transcender : leurs habitants se
condamnent pour toujours. Et tout se tient. De même que la radinerie est un
défaut qui entraîne tous les autres, on s'apercevra que telle manière assez
écœurante et ridicule de porter sa cigarette correspond impeccablement à
toute une psychologie irrémédiable, à toute une brocante de répugnants
travers qui ne peuvent racheter l'individu qui s'en prétend victime. J'attends
impatiemment le jour où le manichéisme deviendra une science exacte, où
les petits détails seront reconnus comme les poissons pilotes des plus
dangereux requins du symptomatisme universel. Cette matinée-là ne sera
pas trop éloignée, je pense, des crépuscules délicieux, où l'introduction d'un
pouce dans un passant de pantalon taille basse provoquera l'écrasement
« inexplicable » d'un Boeing japonais surchargé.
Monter sur son propre crâne pour se crucifier à une idée.
La plus grande gifle au surréalisme, c'est Soupault qui l'a reçue en
vivant assez vieux pour connaître le vrai visage de Lautréamont.
Je ne comprends pas qu'un homme puisse rester une journée sans faire
l'amour. Tout type qui peut rester vingt-quatre heures sans décharger est un
héros pour moi. En mourant, je n'aurai qu'un regret, c'est de n'avoir pas joui
tous les jours.
Rentrer dans l'état théâtral de l'amour devrait faire sourire, tant est
ridicule ce menuet humide. Pourtant, le cynisme tourne vite : l'amour jaune
passe blanc. La découverte d'un nouveau corps est insoutenable d'émotions :
défaire un corsage, renverser une nuque, permettre à ses mains de recevoir
le témoignage tangible d'un buste superbe, se laisser arracher la langue, ôter
une petite culotte bouillante en plein patin, sentir en la déshabillant son
souffle perdre les pédales et une main vibrante vous masser la braguette —
c'est inhumain.
Tout ce qui tombe dans le trivial, tout ce qui sonne rabelaisien, me
révolte. Je ne supporte pas la glousserie paillarde. La plaisanterie sexuelle
est vraiment la marque des esprits faibles. Je déteste ce qui farcit Vénus. Je
n'aime pas qu'on prenne à la légère la lourdeur d'une couille. Le sexe est un
domaine trop grave, trop grandiose pour qu'on le range dans le tiroir de la
table de nuit parmi les farces et les attrapes. D'ailleurs, celui qui rit en
baisant se force. Les triolets sonnent faux. N'importe quel clown hilaré en
permanence regagnerait dare le sérieux, baisserait le masque, tomberait le
loup, absorbé, ailleurs, presque sombre... L'émotion sexuelle ne vous
emporte dans ses nuées de palpitantes glandes lourdes et molles qu'au prix
d'un immense trac. C'est bien mon drame à moi que de n'avoir aucun
préjugé sexuel, bandant sans but, inédit à chaque fois, d'être en amour,
comme partout, totalement moi-même avec n'importe qui, et dans toutes les
situations, fou de joie de pénétrer une belle fille. Quand je les vois, les
hommes, snobs, changeant d'attitudes, de gestes, de mots, de costumes
selon les ambiances et les gens, partisans définitifs de la sale distribution, en
tronchant jouer le rôle de l'amant, avec toutes les ficelles du premier
compliment à la fameuse cigarette post-éjaculatoire ! N'ont-ils donc pas
compris, ces enfoirés, que le théâtre est de l'autre côté, que nous devons
quitter ici notre défroque de bouffon humain pour rentrer nu dans le lard, au
fond de nous-mêmes, par l'intermédiaire délicieux du fond de cette femme ?
Être dans la vie toujours comme si l'on faisait l'amour. Aérien
pénétrateur de tout, celui pour qui l'existence est un long désir qui le frise au
point de le faire totalement, et en toute circonstance, bander et jouir à mort.
Les femmes n'aiment pas les hommes, elles aiment les enfants qu'elles
pourraient avoir des hommes. En leur donnant la maternité, on leur a enlevé
tout le reste.
En général, les femmes trouvent le sexe d'homme très baroque, trompe
présomptueuse, colifichet grotesque et démodé, très rococo, tout en
prétention, ridicule — à moderniser totalement. Une queue, c'est dépassé !
Ce n'est pas parce qu'on a fait l'amour qu'on a gardé les cochons
ensemble.
On ne peut pas être has been et l'avoir été.
Dans le fond, les vrais révoltés ne veulent pas changer le monde. Je suis
pour toutes les révolutions et contre leur résultat. Je rêve de révolutions
suspendues.
Léon Bloy, ce sont des yeux de vache très intelligente, parce que le train
qu'elle regarde passer est celui de toute la bêtise du monde.
Quand on aime une femme, on n'a plus besoin d'amis. Quand on est
deux, authentiquement deux, rien ni personne ne peut vous déranger. Le
chiffre deux ne craint plus rien, pas même le chiffre trois.
Ce n'est pas du socialisme qu'il faut être déçu, mais de la Révolution
française. Je suis un déçu de la Révolution française.
Avant tout, je lis les œuvres d'Anacharsis Cloots. Je suis fou de Cloots.
C'est le plus grand révolutionnaire et le moins lu. Sa rhétorique d'orateur du
genre humain est la plus envoûtante des grandes girafes gallophiles du dix-
huitième siècle.
L'homme vaut la peine d'être vécu quand il s'appelle Charlie Chaplin.
On peut dire ce qu'on veut de sa poignance. En effet, Chaplin connaît les
recettes d'un cœur dégueulasse. Oui ! C'est une ordure, un lacrimaliste, un
faux Shakespeare, un faux poète, un « ghetto-clown », un misérabiliste, un
psychologue de Bonux, un Christ de labour, un lourdingue corrosif, un
roucouleur d'archets fatals. Mais il gagne. Pourquoi ?
Vous faites une expérience très simple : vous restez quatre jours sans
manger : vous verrez, vous ne penserez plus qu'à ça. Pétrarque fait une
expérience très simple : il reste quatre jours sans écrire : vous verrez, il ne
pensera plus qu'à ça. Ou alors, il reste quatre jours sans penser à Laure : il
n'écrira plus que ça. Laure fait une expérience très simple : elle reste quatre
jours sans pourrir : vous verrez, Pétrarque ne mangera plus que ça.
Se rend-on compte que, chaque fois qu'on dit le mot « merde », on
enclenche un processus d'incarnation phénoménal capable — par sa
répétition — de bouleverser l'équilibre des lieux et des personnes qui vous
entourent ? Le phénomène se traduit immédiatement par la création dans
l'atmosphère d'un véritable colombin, invisible certes, mais pas moins réel
que l'homme de H. G. Wells.
Nous déféquons des merdes de toutes sortes chaque fois que le célèbre
juron de cinq lettres se prononce. Cambronne l'avait compris qui submergea
l'armée anglaise, lançant sur ses adversaires un seul mais énorme gros mot,
véritable déluge merdeux qui suffit de peu à ne pas décourager leur
offensive. C'est, de même, autour d'un caca réel que Sacha Guitry fait
tourner sa pièce, Le Mot de Cambronne : cercles concentriques dignes d'une
danse rituelle vaudou qui s'approche d'un totem inouï sans le toucher du
doigt.
Les hommes, par peur de révérer les idoles avec la même force ahurie
que les grands nègres, se réconfortent en ayant des goûts. Ils peuvent aimer
les courgettes, le bleu ciel et Shakespeare sans dommage. Moi, je suis
meurtri depuis des années par Lautréamont.
Je n'aime que les derviches : eux, ils touchent vraiment Dieu du doigt :
ils font véritablement un doigté à Dieu. Et puis ils font la nique à Einstein :
c'est la vraie mystique de l'espace-temps. Leurs positions en tourbillon, les
mains en antennes, les flûtes qui grésillent autour d'eux : tout cela est
magnifique. Multiséculaires toupies humaines, plus qu'une tornade de
feutre, de chair et de coton, grandes vis de plis, fusées vivantes, manèges
d'os et de doigts, si vite nus qu'on les dirait planer ! Ils ne touchent plus le
sol : ce ne sont plus que des lustres hantés s'élevant lentement vers les
cieux... Il faudrait écrire comme les derviches tourneurs : se dévider ainsi
éternellement, tournoyer sur soi-même jusqu'à ce que le monde tourne
autour de soi. À un sportscar tempo d'enfer qui rejoigne l'immensité des
lenteurs... Écrire en vertige, tout élever par l'hélice des mots, et s'arrêter net
au bout de mille pages : il ne faut pas avoir peur d'enculer et de réenculer la
mouche : Joyce réussit souvent, mais le maître des derviches scripteurs,
c'est Proust ; sans aucun doute, lui, il tourne vraiment. Je ne sais pas si sa
syntaxe est vraiment asthmatique comme cela fait plaisir aux toubibs
grammairiens de l'affirmer. En tout cas, il se passe quelque chose dans le
vertige de cette mayonnaise absolue.
Si une femme refuse de rencontrer vos parents, c'est que c'est la bonne !
On perd automatiquement une femme en la présentant à sa mère. Et le jour
où, sous le même toit et au même instant, vous éjaculez dans une femme
pendant que votre père éjacule dans la sienne, les ennuis commencent.
Combien de connards ne veulent même pas entendre parler de ce qui est
beau sous prétexte que c'est mort. Ils préfèrent un débile vivant à un
magnifique cadavre qui ne cesse d'exhaler depuis son premier soupir
d'increvables arômes ! C'est le problème des classiques. Comment leur faire
comprendre à toutes ces larves qu'il est temps de reprendre à l'odieux
classicisme les univers monstrueux, chaotiques, pleins de défauts, rebelles,
insensés et géniaux qu'il s'est lâchement appropriés.
Devise de ma femme : Je le suis partout !
Le paroxysme de la sensualité n'est pas de faire l'amour mais de déposer
un peu de peinture à l'huile sur une toile vierge.
À vingt-sept ans, je n'arrive toujours pas à concevoir l'argent comme
autre chose que de l'argent de poche.
Proust est le José Lezama Lima du boulevard Haussmann.
Je ne vis personnellement que dans l'oubli de toute échéance.
Il se passe sur les ponts de Monk des trafics spéciaux.
Tous les cœurs mis à nu m'ont l'air attifés de leur garde-robe la plus
complète.
Mon coeur mis à nu par Baudelaire, même.
Sade et Lautréamont. Le marquis, enfermé par la vertu, écrivait le vice ;
le comte, libéré par le vice, écrira la vertu, et ses Poésies.
Le jazz, ça ne s'improvise pas.
Tous les martyrs sont des hémorroïdaires. La foi est une crise
d'hémorroïdes.
Qui dira la poésie du papier cristal enveloppant d'une brume rigide les
fleurs ?
À l'époque des Macintosh, j'écris très lentement, formant bien mes
lettres comme si c'était la dernière phrase qu'il me reste à vivre, me butant
avec obstination aux caprices d'une plume que je trempe dans un encrier
afin de perdre du temps pour réfléchir.
Un homme est toujours supérieur à ses œuvres : il est pire. Un artiste
peut toujours faire mieux. Derrière une « sixième » de Lester en cinquante-
six, il y a vingt ans de vie chargée comme un bourricot : la prendre
isolément sous la lunette, c'est n'y rien comprendre. Il faut sans cesse
revenir aux biographies : c'est le seul écart que permet l'émotion.
Rien ne ressemble plus à une mauvaise chanson qu'une bonne chanson.
J'envie les femmes de s'humidifier au contact du plaisir.
Toujours prendre un écrivain au premier degré : c'est là qu'il se cache.
Tout va trop bien.
Il n'y a eu qu'un mort en soixante-huit. C'est Cohn-Bendit, et il vit
toujours.
Crucifiez-moi, vous me ferez plaisir !
J'ai tous mes atouts contre moi.
J'écris avec le bâton pour me faire battre.
Quand on écrit, on manque de femmes.
Il ne restera rien de l'Amérique.
Jésus-Christ est notre Jean Moulin.
Les cornes du cocu sont les bois du cerf, connu pour ses sublimes
érections.
Baudelaire, à la fin, n'écrivait plus que des listes : il dressait des projets,
des dettes, des titres d'œuvres à faire, ses résolutions. Rabelais aussi, les
listes lui rythment sa prose, comme des troupeaux de buffles au galop : c'est
toute sa dynamique.
Velasquez dont l'atelier se bonde de menines comme par hasard au
moment où il peint le couple royal.
Le plus horrible des Goulag sera toujours plus doux que le meilleur
McDonald's.
Rougir du Christ : tout est là.
Je ne voudrais plus m'habiller. J'aimerais m'harnacher. Comme un
cheval d'apparat. Un de ces lourds destriers surchargés d'effigies, d'étriers,
de selles et de tapis, pompons, l'œil humide, et qu'on utilisait vers la fin du
Moyen Age pour la guerre et les tournois.
Dès que j'entends le mot « revolver », je sors.
Nous sommes tous des Damiens de naissance : « La vie sera rude. »
Qui peut imaginer l'extase qu'il y a pour un écrivain à s'habiller le matin
comme s'il partait au bureau et atterrir à sa table de travail ? À quel point
l'élégance du dimanche aide à la tenue même de l'écriture, à la solennité
d'écrire, comme à reprendre conscience de l'idée perdue de la littérature.
Je n'ai jamais pu me sentir vraiment à l'aise quand j'écrivais à la
première personne. Ce « je » me glace. Je n'aime ce mot vicieux que dans
de belles locutions stupides du genre « que sais-je ? », un « je-ne-sais-
quoi », « si j'ose dire ».
Je remplace la mélancolie et le courage par la plus accablante des
énergies. Le doute et la certitude par l'ignorance d'une vache. Le désespoir
et l'espoir par la fureur. La méchanceté et le bien par le manque de tact. Les
plaintes et le devoir par la fuite éperdue. Le scepticisme et la foi par un
athéisme mystique. Les sophismes et la froideur du calme par mon
hystérique exaltation. Et l'orgueil et la modestie par la consumation de soi.
Achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch à Mayenne.
Dépôt légal : 1ème trimestre 1986.
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