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Dialogues d'histoire ancienne

Le héros, l'armure, le corps


Monsieur Oddone Longo

Citer ce document / Cite this document :

Longo Oddone. Le héros, l'armure, le corps. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 22, n°2, 1996. pp. 25-51;

doi : https://doi.org/10.3406/dha.1996.2295

https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1996_num_22_2_2295

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Résumé
Le héros homérique forme avec son armure un tout indivisible, qui risque l'anéantissement après
la mort, d'ailleurs inévitable, au cours de la bataille. Le corps du héros tombé peut être dépouillé
de ses armes par l'ennemi, ce qui constitue le plus sérieux déshonneur pour le guerrier. Mais ce
corps peut essuyer aussi d'autres formes de mauvais traitements : mutilations diverses
(décapitation entre autres), abandon du cadavre en proie aux oiseaux et aux chiens qui s'en
repaîtront. C'est que dans la guerre homérique les règles du combat et du traitement des morts ne
sont pas toujours respectées, et les combattants eux-mêmes vivent dans le souci menaçant de ce
qui arrivera à leur corps - c'est-à-dire à eux-mêmes - s'ils sont vaincus.

Riassunto
L'eroe omerico forma con la sua armatura un tutto indivisibile, che rischia l'annientamento dopo la
morte, d'altronde inevitabile, in battaglia. Il corpo dell'eroe caduto può venire spogliato dai nemiá
delle sue armi, ciò che costituisce il più grave disonore che un guerriero possa subire. Ma questo
corpo può essere oggetto anche di altri maltrattamenti : mutilazioni di vario génère (decapitazione,
fra le altre), abban dono del cadavere in preda agli uccelli e ai cani che se ne pasceranno. Nella
guerra omerica le regole del combattimento non sono sempre rispettate, e i combattenti stessi
vivono nella preoccupazione incombente di ciò che accadrà ai loro corpi - che è corne dire a loro
stessi - se saranno vinti.
Dialogues d'Histoire Ancienne 22/2, 1996, 25-51

LE HÉROS, L'ARMURE, LE CORPS

Oddone LONGO
Université de Padoue

«Poiché questo è ciô che l'eroe possiede realmente,


ciô che realmente è : le sue armi, il suo corpo»
Maria Grazia Ciani

Au commencement du duel où Enée et Achille vont s'affronter,


et qui se conclura avec un rien de fait grâce a l'intervention de
Poseidon, Apollon essaye de convaincre le fils d'Anchise de ne pas
risquer sa vie dans un combat contre un adversaire de telle trempe.
Voici les mots avec lesquels Enée exprime son refus de renoncer à la
preuve : il est bien vrai qu'Achille a toujours à son côté un dieu qui le
protège, mais "si quelque dieu voulait jusqu'au bout du combat rendre
égales nos chances, Achille aurait du mal à me vaincre, fût-il
entièrement d'airain, comme il s'en vante i"1
Un héros tout fait d'airain, voilà une idée bien étrange pour
l'Iliade (en effet, on n'en retrouve aucune trace ailleurs dans
Homère) ! De tels personnages ont bien existé : le narte Batradz du

1. II. 20. 102 : OŮ8' eí лаух<&ХЕОС суетен efvai. Ici comme ailleurs, nous suivons la
traduction de Robert Flacelière ("Collection de la Pléiade", 1955).
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Livre des héros p. ex., dont le corps était tout en acier trempé (sauf un
boyau), ou le protagoniste du roman de Italo Calvino, II cavalière
inesistente ; dans ce cas, le chevalier Agilulfo n'existait que grâce à
son armure, et ne consistait que dans son armure, qui était vide de
toute matière corporelle, ne contenant qu'une intelligence
extrêmement lucide, et dont il sortait une voix qui donnait à ce fantôme une
apparence de vie. Quand Agilulfo mourra, il ne restera de lui qu'un
tas de pièces métalliques, trace improbable d'une existence irréelle.
Rien de tout ça, évidemment, dans Homère, sauf pour la
vantardise d'Achille dont nous avons parlé naguère ; Vépos ne
connaît d'armures sans corps, comme il ne connaît de corps sans
armure. Quant aux armures, elles n'étaient pas en condition d'offrir à
leurs porteurs une protection complète : en dépit de casques, boucliers,
cuirasses, jambières etc., les corps des héros homériques étaient
sérieusement exposés aux blessures de lance, d'épée ou de flèche,
surtout dans des parties comme le cou, le visage ou le bas ventre où,
comme dit Homère, la peau (xpcbç) restait à découvert pour ce peu qui
suffisait à en faire la cible de l'adversaire2. Nous n'entrerons pas ici
dans des détails techniques : il nous suffit de prévenir le lecteur que
l'armure homérique n'avait rien à voir avec l'affreux harnais que
P. Astrôm et N. Verdelis découvrirent il y a 30 ans dans le tombeau
de Dendra, une cuirasse qui emboîtait dans une série de plaques
superposées le corps de son porteur, s'il y eut jamais quelqu'un qui s'en
adouba, ce dont on peut douter. . .3 (fig. 1 ) .
D'ailleurs, l'invulnérabilité n'appartient pas à la nature du
héros, et quand il y en a trace (comme dans les cas de Siegfried, de
Batradz et d'Achille lui-même), le corps du héros prétendu
invulnérable offre toujours une petite tache où, par un hasard
quelconque, l'enchantement n'a pas fonctionné... Contes de fées,
évidemment, mais pas seulement : car la mortalité est toujours une
propriété essentielle, non accidentelle, du héros, dont n'est pas
prévue une mort naturelle, que ce soit vieillesse ou maladie. Héros

Rappelons le cas d'Hector, 22. 319 ssv où Achille "cherche du regard sur son beau
corps (/poct) le point où plus aisément pénétrera le coup. Le preux est tout entier
couvert (řye XP^a) de belles armes, [ ...] il n'y a qu'un seul endroit où la chair est
visible, juste à la clavicule où la gorge et le cou s'attachent à l'épaule...". Nous
avons souligné l'insistance du poète sur le mot ХР^а/ que R. Flacelière, comme
d'autres traducteurs, évite de rendre par "peau", mais qui désigne précisément, ici
comme ailleurs, la surface visible du corps du combattant.
Nous renvoyons à l'article Panzer, de H.W. CATLING, dans "Archaeologia
Homerica" (Kriegswesen, Teil 1, pp. 96 ss.), d'où est prise notre Figure 1. V. aussi,
pour l'armure en général, A.M. SNODGRASS, Arms and Armour of the Greeks,
London, Thames & Hudson 1967.

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v 1

Fig. 1. Armure de Dendra (d'après Catling).

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est, par définition, celui qui meurt dans la bataille ou dans quelque
autre preuve de vaillance ; chez les Grecs en particulier, c'est
seulement après la mort qu'on devient héros (fipo>ç) au sens strict du mot, et
que le tombeau de ce mort devient l'objet d'un culte4.
Ni armure sans corps, donc, ni corps sans armure5. Le héros
homérique se réalise dans l'unité indivisible de l'homme avec ses
armes ; il n'existe pas, au moment de la bataille - où se consume la
plus grande partie du temps narratif du poème - de héros sans
armure, privé de cette dotation en instruments de défense et d'offense
qui le constitue comme guerrier.
Armes et armures, lances et épées, cuirasses et casques,
occupent un espace exorbitant dans la topologie du poème. L'espace
visuel et auditif de la bataille homérique - une bataille pressée
d'hommes et de chevaux, où parfois il manque la place pour se
mouvoir, et où il est rare qu'une lance, une fois jetée, ne rencontre
personne sur sa trajectoire6 - cet espace donc est dominé par l'éclat
éblouissant de l'airain bien poli qui reflète et multiplie comme dans
un jeu de miroirs la lumière impitoyable du soleil méridien en la
renvoyant jusqu'au ciel7.
Mais le champ de bataille est en même temps envahi, encore
plus que par les cris d'incitation au combat ou par les gémissements
des blessés et des mourants, par le retentissement des armures des
guerriers en mouvement, par le heurt des boucliers, des casques, des
épées des adversaires rangés. Si l'on cherche des exemples, il n'y a
que l'embarras du choix : lorsque Diomède saute à terre en armes de
son char, "le bronze retentit d'un bruit épouvantable autour de sa
poitrine" (ôeivov 5' Čppaxe xa^K°Ç ^n* oi^Qzaow : 4.420). Achille
bondit-il d'un seul élan en fuyant les eaux menaçantes du
Scamandre ? "L'airain terriblement résonne autour de sa poitrine"

4. V. surtout A. В RELICH, Gli eroi greci, Roma, Ateneo 1958.


5. "Le parti dell'armatura che aderiscono al corpo sono per il guerriero come una
seconda pelle" (M.G. QANI, Omerc. Il canto di Patroclo, Venezia, Marsilio 1989,
p. 12).
6. Exemples sans nombre : 4.492 ; 8. 119, 302 ; 13.183 ssv 402 ss., 516 ; 14.463 ; 15. 430 s.,
520 ss. ; 17.304 ss., 608. Dans les cas cités, un héros lance sa pique en visant
quelqu'un, le manque, mais frappe quand même un autre guerrier (p. ex. 8.119
Diomède manque Hector, mais frappe son aurige : xat топ (ièv аф<4|харте, ó 8'
fivíoxov 9epánovra ... páXc). Ailleurs, la cohue est tellement serrée, que l'on n'a
qu'à tirer au hasard, sûr de toucher en tout cas quelqu'un (15.573, 16.284 ss.).
7. Même thématique dans la Chanson de Roland, p. ex. v. 1002 s. ("Clers fut li jurz e
bels fut li soleilz : / N'unt guarnement que fut ne reflambeit"), 1031 ss. ("Luisent
cil elme, ki ad or sunt gemmez, / e cil escuz e cil osbercs safrez / e cil espiez...",
1808 ss. ("Cuntre le soleil reluisent cil adub, / E cil escuz [...] E cil espiez...". Ici
comme ailleurs, nous citons le poème d'après l'édition Bédier.

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(ênî axťíuGaat ôè xa^xoç / a^tepSaXeov xovápiCe : 21.254 sv cfr.


13.497 s.). Et que dire des armures heurtées ou frappées ? "Ils
commencent la lutte en heurtant leurs ecus, leurs lances, leurs fureurs
d'hommes bardés de bronze. Les boucliers bombés l'un l'autre
s'entrechoquent. Un grand tumulte monte"8 (no\ùç ô' орицлуоос
ópópei : 4.446 ss.). Une jambière frappée, comme celle d'Achille par
Agénor, suffit à "rendre un terrible son" (afiepoaXéov xovápnae :
21.592 s.). Et c'est le tour d'Ajax : "Son casque étincelant, sur ses
tempes, frappé, terriblement résonne" (ôeivrrv xavaxnv ïyzv :
16.104 s.). Ménesthée voudrait appeler au secours les deux Ajax, mais
"il ne peut en criant se faire entendre d'eux : trop forte est la clameur
qui monte jusqu'au ciel (áuxři Ô' oùpavov îke), trop fort, le bruit des
traits heurtant les boucliers, les casques à crinière..." (p"aMo|iévG>v
oaxecov xaî innoKÓ\i(x>v трифаХешу : 12.337 ss.). Et l'exemplification
pourrait aisément s'élargir9.
Mais c'est surtout au moment où le guerrier frappé à mort tombe
au sol, que ce funèbre retentissement d'airain se fait entendre ; il y a
sur ce sujet toute une classe de vers formulaires, dont le premier
hémistiche peut varier dans la description des modalités de la
chute, mais où la clause est obligée et invariable. Un exemple suffit :
"il tombe avec fracas ; à grand bruit sur son corps ses armes
s'entrechoquent" (ooúnnaev ôè rteaóv, ápápnae ôè xeúxe' ént сштф :
4.504, et souvent ailleurs). Dans une variante moins commune, où
effets acoustiques et optiques sont associés, le héros "front en avant,
tombe ; sur ses flancs retentit sa cuirasse de bronze aux reflets
chatoyants" (ац,ф1 ôè oi fbpâyjz jzúyiza noixiXa yahcu' 12.396 =
13.181). C'est comme si, liée au héros par une solidarité et une
sympatheia inébranlables, son armure sonnait à mort d'elle-même10.

8. Comme le lecteur peut s'en apercevoir, la traduction de R. Flacelière est de la


véritable "poésie en prose" : nous avons presque toujours des alexandrins présentés
en écriture continue : c'est bien là, à notre avis, le mérite le plus appréciable de
cette traduction.
9. Nous signalons encore les cas où des armes frappées se lève quelque chose comme un
"cri", ce qui arrive dans les passages où reviennent des verbes tels que tťód) , Xáoxco
(12.160 xopuOeç ... àUTEUv, 13.441 (xitwv) âOoev, 14.25 Xáxe ... xateàç), verbes
dont l'emploi est courant pour la voix humaine.
10. Cas singulier celui d'Hector, frappé par une pierre que lui a lancée Ajax : au coup,
"s'abat soudain dans la poussière, au sol, toute l'ardeur d'Hector. Sa main laisse
échapper sa pique ; sur son corps, casque et bouclier tombent, et, partout à l'en tour,
le bronze chatoyant de ses armes résonne" (а|лфг 8é oí Ppáxe itúyta noixťXa
XaXxâ) : 14.418 ss.). C'est dans toute l'Iliade le seul exemple où le héros ne tombe
pas mort, mais seulement blessé. On ne peut qu'y voir un préavis de sa mort
prochaine.

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(Mais, comme nous allons voir, après la mort le sort du corps et celui
de l'armure se séparent à jamais).
Dans la guerre homérique, armes et armures ne sont d'ailleurs
pas seulement un ingrédient scénographique de grande efficace et
résonnance. Elles sont, unies aux corps que tour à tour elles protègent
ou meurtrissent, le signe suprême de distinction, le symbole concret de
la vaillance du guerrier. De là vient le relief particulier des scènes
d'adoubement, au moment où le héros se dispose à entrer dans la
mêlée, scènes qui, malgré leur caractère stéréotypé et le langage
conventionnel dans lequel elles sont formulées, sont douées d'une
valeur rituelle comparable à celle du rite médiéval de l'adoubement
du chevalier, au moment où, endossant pour la première fois son
armure, il est investi de son titre, il assume toute entière la dignité
de sa charge.
Le rapport entre le guerrier et sa panoplie est réglé par des lois
précises : puisque tous les combattants ne sont également preux, c'est aux
plus vaillants que les armes les meilleures sont destinées ; on rapporte ainsi
la qualité de l'armure à celle de son porteur, au prix d'échanges comme
celui imposé par Poseidon aux Achéens : "Que tout vaillant guerrier qui
porte sur l'épaule un écu trop petit en munisse un moins brave, et d'un écu
plus grand se protège lui même". C'est ainsi que Diomède et les autres
chefs, au moment de former les rangs, "de tous les combattants tour à tour
ils s'approchent, et des armes d'Ares ils font faire l'échange (âpeia теохе'
â|i£i(k)v) : le soldat le meilleur se couvre des meilleures, le moins bon, des
moins bonnes" (é<j6Xà \Ltv èaGXbç čSuve, /фею 8t yzípovi Sóoxov : 14.376 s.,
381 s.). C'est à ce mètre là que sera mesuré T'échange" d'armures entre
Patrocle (Achille) et Hector : en pleine bataille, Hector rejoint ses
compagnons qui allaient porter à Troie les armes dont il avait dépouillé Patrocle,
et échange sur place son armure avec celle d'Achille (ëvre' ufiEifte ), en
renvoyant la sienne à la ville (17.189 ss.)11. Zeus le complaint, mais a aussi
des mots de reproche pour son acte : "Malheureux ! [...] D'un héros tu
revêts les armes immortelles [...] et c'est vilainement que tu l'as dépouillé
(se. Patrocle) des armes qui couvraient sa tête et ses épaules". Malgé cela,
pour compenser Hector du destin de mort qui l'attend, c'est Zeus lui-même
qui "à la taille d'Hector... adapte les armes" ("Extopi 5' fy>|ioae те^е' ènî
Xpoi' : ib. 210). Le héros troyen rentre dans la bataille après avoir été, pour
ainsi dire, adoubé et investi par le père des dieux en personne.
On ne peut pas passer sous silence les trois grandes scènes
d'adoubement d'Agamemnon (11.15-46), de Patrocle avec l'armure

H. Ce transport à Troie de l'armure d'Hector vide de son corps est une espèce de
"triomphe à rebours", un préavis de sa fin : en effet, le corps du héros ne fera retour
dans la ville qu'après sa mort. Cfr. M.G. CIANI, II canto di Patroclo, cit., p. 24.

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d'Achille (16.130-44), et d'Achille lui-même, lorsqu'il endosse


l'armure nouvelle fabriquée pour lui par Héphaistos pour qu'il puisse
rentrer dans la bataille (19.367 ss.). L'adoubement suit un scheme
presqu'obligé, où le héros met d'abord ses jambières, puis la cuirasse
qui enveloppe et protège sa poitrine ; ensuite, il jette autour de son
épaule l'épée dans son fourreau, prend son bouclier en l'accrochant
autour de son cou, ou en l'empoignant de la main gauche, pose sur sa
tête le casque à double ou triple cimier, et enfin saisit avec la droite
les deux javelots qu'il lancera contre son adversaire dans la première
phase du mortel tournoi12. Les scènes d'adoubement se répètent tout
au long du poème ; il s'agit en général d'adoubements singuliers, mais
il y en a aussi de collectifs, dans lesquels manque la richesse de
détails des premiers.
Dans la Chanson de Roland nous n'avons qu'un exemple
d'adoubement collectif, celui des Sarrasins (w. 994 ss.) :
Paien s'adubent des osbercs sarazineis,
Tuit li plusur en sunt dublez en treis.
Lacent lor elmes mult bons, sarraguzeis,
Ceignet espees de l'acer vianeis ;
Escuz unt genz, espiez valentineis...
Nous avons encore les adoubements personnels de Charles
(w. 2986 ss.), celui de l'émir Baligant (w. 3140 ss.), et celui de Pinabel et de
Thierry avant le duel qui décidera du sort de Ganelon (w. 3863 ss.).
Le guerrier homérique a des difficultés à se séparer de son
armure, même pendant le sommeil, si la situation l'impose ; ainsi,
tandis que Nestor dort "étendu sur sa couche moelleuse, ayant auprès
de lui ses armes scintillantes..." (10.75 ss.), Diomède et les siens
dorment en armes hors des tentes, le bouclier sous la tête en guise
d'oreiller (10.151 ss.) ; dans un des récits habituels de Nestor nous
lisons : "Puis nous prîmes, groupés au camp par corps de troupe, notre
repas du soir, et chacun se coucha, de ses armes couvert" (катакоцхл-
9r)|iEv év evTEaiv ofaiv ëxaaroç : 11.730 s.)13.

12. A rappeler entre autres les deux scènes d'adoubement d'Athéna, 5.736 ss. (version
étendue) et 8.384 ss. (version restreinte), l'adoubement "exotique" de Paris
(3.17 ss.), ou celui tout-à-fait exceptionnel de Diomède et Ulysse dans la Doloneia
(10.254 ss.). Tout en restant à l'intérieur du scheme général, il y a toujours dans les
scènes d'adoubement la possibilité de variations dans les détails.
13. Dans la Chanson nous avons le cas, apparemment exceptionnel, de Charles, qui
dort tout en armes la nuit avant la bataille : "Li emperere s'est culcet en un prêt. /
Sun grant espiet met a sun chef li ber. / Icele noit ne se volt il desarmer, / Si ad
vestut sun blanc osberc sasfret, / Laciet sun elme [...] Cente Joiuse..." (w. 2496 ss.).

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A plus forte raison il est très rare qu'on se dépouille de ses


armes pendant la bataille, si ce n'est pour courir ou pour fuir plus
vite... Passe pour le cas ď Antiloque, qui pour rejoindre les vaisseaux
et avertir Achille de la défaite achéenne, "part au pas de course,
après avoir remis, pour s'alléger, ses armes à l'ami sans reproche"
(17.698). Mais dans toute l'Iliade nous avons un cas unique où les
combattants, dans ce cas les Achéens en déroute, jettent leurs armes,
surtout les plus lourdes et encombrantes, boucliers, casques, épées,
pour courir plus vite, oublieux de toute ardeur guerrière. Le poète
remarque, avec des mots qui trahissent le regret : "En grand nombre,
partout sur les bords du fossé, des fuyards danaens les belles armes
tombent" (noAXà 8è xeúxea xaXà néaov ... феиуоуто>у Àava&v :
17.760 s.). Ailleurs, c'est seulement à l'occasion d'une trêve que les
combattants des deux armées "dépouillent leurs armes (letyta 8'
é£e8úvovro), les posent au sol, tout près les unes des autres", pour
assister au spectacle du défi entre Ménélas et Paris (3.114 s.).
Malheur au guerrier qui se fait surprendre désarmé par un
adversaire (ce qui se passe très rarement) ! La nudité homérique n'est
pas la nudité héroïque des deux bronzes de Riace ou du doryphore de
Polyclète, ni la nudité éphébique et athlétique des jeunes gens qui se
mesurent au gymnase ou au stade. Le héros nu est dans le poème
comme un animal dépouillé de sa carapace naturelle, c'est un être non
seulement sans défense, mais aussi incomplet, défectueux, parce que
son armure, du haut du cimier jusqu'aux jambières, forme un tout
unique avec son corps, son 8ец,ас, et la mort seule peut séparer, et
sépare, ces deux parties dont la personne homérique est constituée,
parties enchevêtrées entre elles d'une manière anatomiquement et
mécaniquement parfaite.
Il arrive qu'Achille surprenne aux bord du Scamandre le troyen
Lycaon "désarmé (yufivov), sans casque, sans écu, sans javeline même
(il a tout laissé choir, tant la sueur l'épuisé)". Il est superflu
d'ajouter que la requête du suppliant, qui demande à l'ennemi de le
faire prisonnier contre rançon en lui laissant la vie, n'aura aucun
succès : "Achille, dégainant son épée acérée, le frappe près du cou,
juste à la clavicule. L'épéé à deux tranchants y plonge toute entière.
De son col le sang noir coule, trempant la terre" (21.49 ss., 116 ss.).
Mais il y a un moment où Achille se retrouve à son tour privé
de ses armes, qui ont été endossées par Hector après la mort de
Patrocle, et est par conséquent obligé de retenir son ardeur
d'immédiate vengeance : "comment combattrait-il les Troyens, sans
cuirasse?"
(yu^voç éci>v : 17.711), objecte Ménélas. Et Achille lui-

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même de s'interroger : "Comment puis-je me rendre au cœur de la


mêlée ? Mes armes sont, là-bas, aux mains de l'ennemi [...] Je ne vois
pas non plus de quel autre guerrier je pourrais revêtir les armes
glorieuses..." (xXuxà teiÍ/eg : 18.188 ss.). Une apparition, mais de
nature presque surnaturelle, Achille la fait quand-même sur le
champ de bataille : "de l'Égide frangée Athéna vient couvrir ses
robustes épaules, puis la toute divine, ornant d'un nimbe d'or la tête
du héros, fait jaillir de son corps une flamme éclatante" (ib. 203 ss.).
Même ainsi transfiguré, le héros ne se mêle pas aux combattants :
debout sur le fossé, il pousse trois fois de sa "voix de bronze" (ôna
X<4Xkeov ) son terrible cri de guerre, en parsemant la terreur parmi les
Troyens. Mais Achille rentrera dans la mêlée seulement après s'être
adoubé avec l'armure nouvelle forgée par Héphaistos. Quant à
Hector, tout de suite avant le duel avec Achille il a un moment
d'hésitation, songeant à s'approcher désarmé de son adversaire,
pour lui offrir Hélène et tous ses biens et lui proposer de partager
avec les Achéens les trésors d'Ilion en échange de la paix... Mais ce
doute ne dure qu'un instant, car Hector ne sait que trop bien
qu'Achille, en le voyant dépourvu d'armes comme une femme (yuiivov
éóvra ... &ç te yvvaÏKa) ne manquerait pas de le meurtrir sur le lieu
(22.111 s.).
Voyons-le donc de près, ce corps dénué de son armure, le corps
du héros tué et dépouillé. C'est le corps d'Hector, un corps inerte et
inerme, abandonné en proie à la curiosité et à la cruauté des
vainqueurs, mais d'où la beauté n'est pas disparue (фиг|У xaî eÎSoç
àyïFOv). Ces preux qui l'ont vu mourir de loin s'approchent du
cadavre pour en palper la chair, pour y enfoncer, enfin !, piques ou
épées. "Et nul d'entre eux n'est là qui ne lui porte un coup. Plusieurs
vers leurs voisins se tournent et leur disent : "Ah ! comme il est plus
doux à palper, cet Hector, que lorsqu'il embrasait d'un feu brûlant nos
nefs !" C'est en parlant ainsi qu'ils viennent le frapper" (22.371 ss.).
Comme règle, le combattant homérique tombe frappé par un
adversaire qui a réussi à percer de son arme la cuirasse ou le casque,
ou à trouver un point découvert dans l'armure et à y planter son fer ;
le mort, circonstances le permettant, sera ensuite dépouillé de ses
armes, qui deviendront la proie du vainqueur : c'est le cas d'Hector et
de tant d'autres héros, troyens aussi bien qu'achéens. Mais il y a dans
V Iliade un épisode, tout-à-fait central et critique - et qui reste un
unicum - où le guerrier est dépouillé de ses armes avant d'être
frappé, et qui nous confirme que scinder le corps du combattant de son
armure équivaut à anéantir son essence même, à le priver de la

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possibilité de survivre. Dans le duel décisif entre Hector et Patrocle


(mais ne faudrait-il pas dire entre Apollon et Patrocle ? !), Apollon
"tout à coup [...] du plat de la main il lui frappe le dos et les larges
épaules [...] Puis Phoebos fait tomber son casque de sa tête [...] La
lance de Patrocle entre ses mains se brise [...] Son bouclier, qui le
couvrait de haut en bas, avec son baudrier lui tombe des épaules. Le
fils de Zeus enfin, le seigneur Apollon, détache sa cuirasse14".
Désarmé de cette façon et réduit dans un état d'étourdissement où il
ne comprend plus ce qui se passe autour de lui, Patrocle se trouve
exposé aux coups du premier survenu, de cet Euphorbe qui lui enfonce
la lance entre les deux épaules, même si le coup de grâce sera
l'affaire d'Hector, vainqueur "officiel" du combat15.
De cet épisode se laisse tirer une vérité centrale, qui devait
être acceptée comme telle par les auditeurs et ensuite par les lecteurs
de YIHade : avec la spoliation du corps - avec la mort (dans
l'épisode de Patrocle l'ordre de succession est renversé vis-à-vis de
la généralité des autres cas), non seulement manque le lien qui
unissait le corps du guerrier avec sa psyché - "âme" et "vie" en même
temps -, qui maintenant s'envole vers l'Hadès, mais se défait aussi,
à jamais et irréversiblement, cette unité inébranlable qui tenait
ensemble le corps du héros et son armure, en faisant d'eux une chose
seule et indivisible, ce champion reluisant dans ses armes d'airain,
qui descendait en lice pour conquérir avec ses preuves de vaillance,
pour soi-même et pour son lignage, un xXéoç Йфвпоу, une gloire
impérissable.
Avec la mort dans le combat, et la spoliation du cadavre qui
lui fait suite, soit le corps soit les armes du guerrier tombé deviennent
des objets inertes, passifs, qui ne sont plus les protagonistes des
événements. C'est à ce point là que se dégage un aspect de la guerre
épique lequel, au delà des exhibitions de prouesse et des vantardises
de gloire et d'honneur, en trahit la véritable nature, le but
immédiat : piller, razzier, s'emparer de ce qui appartient à l'ennemi, son
corps y compris - butin qui devient à son tour une source d'honneur et
de gloire, dexXéoç, car d'autant plus glorieux sera le guerrier qui,

14. Dans le cas où l'on dépouille un cadavre au milieu de la mêlée, délier la cuirasse
reste l'opération la plus difficile et dangereuse, comme remarque CATLING, art.
cit., p. 82 : v. l'exemple de 11.373 ss., où Diomède risque la vie dans le moment où il
s'attarde à délier de la poitrine le Qópx]í d'Agastrophos.
15. Deux coups de grâce "enchaînés" 4.517 ss., où Piroos frappe d'abord Diorès avec une
pierre, et successivement "le perce de sa lance à côté du nombril". Tout de suite
après, le même Piroos est d'abord blessé par Thoas d'un coup de pique, "et la
pointe d'airain dans le poumon s'enfonce". Thoas alors "tirant son épée acérée, il
le perce en plein milieu du ventre, et lui ravit le souffle".

DHA 22/2, 1996


Le héros, l'armure, le corps 35

dans sa tente ou dans son palais, pourra aligner, plus nombreuses et


plus belles, les armes soustraites aux ennemis tués.
Dans VIliade on combat pour vaincre, pour venger l'honneur
offensé, pour regagner une reine enlevée, pour détruire la ville des
ennemis en la mettant à feu et à sang ; mais la substance la plus
concrète de la victoire, dont plus de prestige dérive au combattant,
c'est le butin d'armes, de chevaux, de chars à guerre. On combat pour
tuer l'ennemi, auquel la vie rarement est épargnée s'il tombe
prisonnier, et si cela se passe, c'est seulement pour en tirer une rançon
convenable, en or, en argent, en bronze, en chevaux, en esclaves. On
combat pour tuer l'adversaire, mais en même temps pour s'emparer
de son armure : seulement avec la spoliation qui suit le meurtre on
peut dire que la victoire est complète, que l'ennemi est vraiment tué,
réduit comme il est à un cadavre nu et abandonné dont se repaîtront
les corbeaux, les vautours, les chiens sauvages qui peuplent la plaine
d'Ilion, figures toujours présentes aux marges de ce paysage désolé,
une plaine aride et dépouillée, faite de pierrailles et de sables, et
encore sables et encore pierrailles.
C'est à ce point que des considérations d'ordre proprement
lexical s'imposent, qui concernent le signifié et l'usage fait dans
VIliade du verbe evapi'Ceiv, plus rarement ÊÇevapiCeiv16. Il s'agit
d'un verbe dénominatif, dérivé d'un substantif pluriel ëvctpa
("armes"), dont une épithète courante est (JpoxóevTa
("ensanglantées") ; ëvapa désigne spécifiquement les armes, ou mieux encore
l'armure, non pas en général, mais en tant et après qu'elle a été
enlevée à l'ennemi abattu ; ëvapa sont donc non les armures
endossées, ou simplement possédées par les guerriers de leur vivant
et pendant qu'ils combattent, mais celles qui restent au sol sur les
corps des morts, et qui seront pillées par les ennemis sur le champ ou
après la bataille17. Du point de vue étymologique, la valeur
originelle de ëvapa est celle de "proie", "butin", et le signifié du
verbe dérivé serait "piller", s'il ne s'était spécialisé dans le sens
plus restreint que nous avons vu tout à l'heure. En réalité,
(èOevap iCeiv est présent dans VIliade avec deux nuances
différentes : dans le sens le plus spécifique, êvapi'CEiv (et encore plus

16. V. à ce propos H. TRUMPY, Kriegerische Fachausdrticke im griechischen Epos,


Basel, Helbing & Lichtenhahn 1950, p. 86 s.
17. V. ce qu'écrit Elisa AVEZZÙ dans son commentaire à II canto di Patroclo, par
M.G. CIANI, cit., p. 110: "E' significativo che ci si appropri délie armi prima
ancora di essersi assicurati il cadavere dell'avversario, e questo in forza di un
atto destinato a trasferire immediatamente la gloria, la virtù délie armi a chi se
ne riveste".

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36 Oddone Longo

v) signifie "dépouiller l'armure de l'ennemi tué" ; dans la


règle (mais il y a des exceptions), cette opération est réservée au
meurtrier lui-même, pour lequel ces armes ensanglantées représentent
en même temps la proie et le trophée de sa victoire. Mais à côté de ce
premier usage il y en a un deuxième et plus générique ; évapi'Ceiv
peut signifier simplement "tuer", indépendamment du fait que la
spoliation ait ou n'ait pas lieu (ce deuxième cas est aussi possible).
En d'autres mots, dans èvapiCew est toujours compris, direct- ou
indirectement, l'acte du meurtre, tandis que souvent, mais non pas
toujours, le verbe désigne l'opération de dépouiller de ses armes
l'ennemi tombé, opération qui parfois est rendue impraticable par les
circonstances, ou est accomplie par un autre que le meurtrier lui-
même.
Dans ce système sémantique, et dans le code idéologique qu'il
présuppose, les deux opérations de tuer l'adversaire et de le
dépouiller de son armure apparaissent complémentaires, comme s'il
s'agissait d'une action unique. Car combattre veut bien dire tuer,
mais veut dire aussi piller, et dans la mentalité de la poésie
homérique un mort est vraiment mort, un ennemi est vraiment vaincu,
seulement si son corps a été dévêtu des armes qui le protégeaient, en
devenant la propriété du vainqueur, qui d'une certaine façon
s'empare du vaincu, et de ce qui dans le vaincu il y a de plus hautement
représentatif, la cuirasse, l'épée, le casque, le bouclier enfin qui, avec
l'emblème dont il était décoré, distinguait le guerrier et le rendait
identifiable parmi la foule des combattants18.
Dans la réalité pour ainsi dire quotidienne du poème, dans ce
spectacle confus et parfois indéchiffrable pour les combattants eux-
mêmes qu'est la mêlée homérique, les choses ne se passent pas
toujours selon ces règles, règles militaires et éthiques en même temps.
Car il y a toujours quelqu'un qui, profitant des circonstances, s'empare
des armes d'un guerrier qu'il n'a pas tué19, en enfreignant par là le
code chevaleresque. Plusieurs fois, ce sont les compagnons du héros
tombé qui empêchent l'ennemi de s'emparer de son armure, en
arrachant le cadavre ou faisant du (manqué) spoliateur la cible de
leurs traits20. Dans d'autres cas, quand le massacre est excessif, se

18. "Guerriero e armatura fanno tutťuno, sul campo di battaglia, le armi sono
strettamente personali e costituiscono un elemento di identita tanto quanto un
mezzo di identificazione" (M.G. GANI, II canto di Patroclo, cit., p. 14).
19. C'est le cas d'Eléphénore qui tâche de dépouiller Echépole, tué par Antiloque :
mais le coup ne lui réussit pas, parce qu'il est à son tour tué par Agénor (4.457 ss.).
20. V. p. ex. l'épisode où Hector ordonne aux Troyens : "Le fils de Clytios tombé parmi
les nefs, sauvez-le des Argiens. Allons ! Empêchez-les de lui prendre ses armes"

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Le héros, l'armure, le corps 37

mettre à dépouiller les morts, un par un, le tueur le tué, voudrait dire
interrompre la bataille, et l'opération doit être renvoyée.
La casuistique de Ylliade est à ce propos riche et variée. On va
de l'épisode de la bataille entre Pyliens et Epéens, raconté par
Nestor : "chassant les ennemis tout au long de la plaine, nous
n'avions qu'à tuer pour récolter sans fin de splendides armures"
(xTEÎvovxéç x' aûxoùç ává т' čvxea xaXà XEfyovxec : 11.755), à des
situations bien différentes, telle que le moment où Hector, pour que
les siens le suivent jusqu'à mettre le feu aux nefs argiennes, est obligé
d'impartir l'ordre exprès que personne ne s'arrête à dépouiller les
armures ensanglantées (efvapa ppoxóevxa) des ennemis restés sur le
champ, menaçant de tuer sur place ceux qu'il surprendra occupés à
faire du butin (15.347 ss.)21. Analogiquement, c'est le tour de Nestor
d'inciter les siens : "ne vous attardez plus à prendre les dépouilles
[...] Massacrons les guerriers (âvSpaç xxeiva>[iev), puis, après le
combat, [...] vous pourrez dépouiller les cadavres des morts"
(6.68 ss.). Il est évident que dans ce cas il ne s'agit plus de spoliation
selon les règles héroïques, et ce n'est pas l'honneur du vainqueur qui
est en jeu : il s'agira tout simplement de faire du butin, de "récolter"
pêle-mêle les armes des ennemis tombés.
Ces différents épisodes montrent comment l'opération de
V (èi)£vapi&iv , de piller les armures des ennemis tués, se dispose tout
le long d'un spectre axiologique où l'on va d'un maximum à un
minimum de valeurs chevaleresques : du maximum représenté par
l'exploit du héros victorieux qui ne craint pas de risquer la vie pour
s'emparer des armes du vaincu, au minimum d'une foule anonyme qui,
la bataille terminée, et peut-être avec l'aide des ténèbres22, va
razzier parmi les corps des ennemis, et des amis aussi, comme il se

(\i^\ juv 'Axcuoi / xeiîxea cniXifawm '• 15.425 ss.) ; dans un autre cas, Idoménée tue
Oenomaos, et arrache de son corps son épieu, mais "il ne peut faire plus, et
détacher la belle armure des épaules : les traits l'assaillent trop" (етте^уето y&p
fSeXÉECroi : 13.510 s.). Des exemples analogues 5.617 ss., 11. 372 ss., 580 ss. ; dans les
deux derniers cas, le prédateur est blessé par un ennemi, comme EHomède par Paris
(11.372 ss.) : ayant tué Agastrophos, le Tydide "est en train d'enlever la cuirasse
aux couleurs chatoyantes, l'écu, le casque lourd" (боргрш ... oďvirr' ànb ат1^веаф1
navctióXov àoniSa т' u[uov / xai хорива (Jptapyjv), mais au même instant Paris
l'atteint au pied par une flèche.
21. Ailleurs c'est Ulysse qui, après avoir tué maints Troyens, renonce à les dépouiller
(toùç \ièv èaat), et continue à en massacrer d'autres (11.426 ss.).
22. La nuit tombée, dit Ulysse, Dolon viendra peut-être piller quelque cadavre (Tiva
xaTdTe9vTi(í>T<!>v : 10.343).

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38 Oddone Longo

passe dans toute guerre et dans toute bataille : il suffit de rappeler


l'"exploit" de Thénardier à Waterloo.
Aucun doute donc que la spoliation du vaincu rentre dans les
canons de la guerre homérique, qu'il s'agit d'un droit reconnu au
vainqueur23. Ce n'est pas par hasard qu'Hector, en fixant les
principes auxquels devra se soumettre la rencontre en combat singulier de
deux champions, un Troyen et un Argien, qui devra mettre fin
précocement à la guerre - ce qui n'arrivera pas ! -, énonce
solennellement les règles à observer par les deux parties : "Je déclare ceci,
Zeus nous en soit témoin : si ce preux [le champion achéen] me
maîtrise avec le bronze aigu, qu'il m'ôte mon armure (теихеа
GuAifcrac) et l'emporte aux nefs creuses [...] Si c'est moi qui le dompte,
[...] alors, après l'avoir dépouillé de ses armes, je les emporterai dans
la sainte Ilion..." (7.75 ss. : la proclamation contient aussi les normes
à respecter dans le traitement des corps : nous y reviendrons par la
suite).
L'existence d'un pareil droit reconnu ne fait qu'engager encore
plus le guerrier, conscient comme il est qu'en cas de défaite son corps,
une fois consumé par le feu du bûcher, sera enseveli sans ce trousseau
d'airain qui devrait l'accompagner dans l'au delà. Être dérobé de son
armure : quel déshonneur ! Le souci caché, mais toujours présent, du
héros homérique, n'est pas seulement la crainte de la mort - qui
affleure constamment, sans que pour cela le guerrier soit considéré
comme un lâche -, mais la hantise, à laquelle donnera voix Sarpédon
avant d'être tué par Patrocle, du déshonneur dont il serait taché si
ses armes devenaient la proie de l'ennemi. Déjà blessé à mort, voilà
comment il apostrophe son fidèle compagnon Glaucos : "Cher
Glaucos, entre tous valeureux combattant î Voici l'instant de te
montrer hardi piquier et guerrier plein d'audace î [...] Puis toi-même,
pour moi, combats avec le bronze. Car tu seras couvert à tout jamais
de honte, si par les Achéens mes armes sont ravies..." (16.492 ss.). La
honte ne frappera donc pas seulement le mort désarmé, mais aussi ses
compagnons qui n'auront pas été capables de récupérer son armure, le
déshonneur du héros singulier sera aussi le déshonneur de sa
communauté.

23. La haute considération dont jouit dans l'idéologie "épique" l'exploit de rapporter
les armes ensanglantées d'un ennemi est prouvée entre autre par ce qu'Hector rêve
pour l'avenir du petit Astyanax, une fois grandi : "Puisse-t-il rapporter, d'un
ennemi tué, les dépouilles sanglantes" (čvapa (ipoTÓevTa); la mère aussi y
trouverait sa joie (^aptii] Se фр^уа цг|тпр : 6.480 s.).

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Le héros, l'armure, le corps 39

Dans la Chanson de Roland on ne trouve qu'un seul cas de pillage


(d'ailleurs échoué) d'armure : c'est lorsqu'un Sarrasin, voyant le preux qui
se pâme sur l'herbe, et le croyant mort, "Rollant saisit e sun cors e ses
armes / e dist un mot : "Vencut est li niés Caries ! / Iceste espee porterai en
Arabe" ; en ce moment Rolant le frappe avec l'olifant qui seul lui est resté,
en lui brisant le crâne et le renversant mort (vv. 2273 ss.). Il faut dire
d'ailleurs qu'une différence sépare de ce point de vue Chanson et Iliade :
dans la plaine troyenne, s'approprier des armes de l'ennemi offre la
possibilité au pilleur de s'en revêtir lui-même (voir le cas d'Hector avec
l'armure de Patrocle-Achille), car il n'y a aucune différence appréciable
entre armements achéen et troyen : ici comme ailleurs, les Troyens et leurs
alliés "parlent grec", les deux cultures ne montrant de diversité
remarquable, tandis qu'un Chrétien ne s'adouberait jamais d'une armure sarrasine ;
il risquerait en tout cas d'être tué par ses compagnons, car la différence est
grande entre l'épée de Roland ou de Charles et le sabre d'un infidèle.
Aucun échange ou substitution n'est possible dans la Chanson, tandis que
dans l'Iliade on arrive jusqu'au cas où deux ennemis comme Diomède et
Glaucos (6.230-36) font échange de leurs armes.
Nous avons parlé d'armes et d'armures. Mais, qu'est-ce que
devient le corps du héros tombé, qui en était le porteur ? Voyons tout
d'abord comment se déroule la bataille épique.
Les règles du combat singulier prévoient deux moments : on vise
d'abord l'adversaire, d'une distance opportune, en lançant contre lui
la hampe "à la longue ombre" (8oXi)(óaKiov ëyypç), dans l'espoir de
se débarrasser de lui au premier coup. Si le coup est manqué, on le
répète (lorsqu'on dispose de deux lances), ou l'on passe au combat
direct à l'arme blanche. Il s'agit ou de transpercer le bouclier et/ou
la cuirasse avec la javeline, ou de frapper l'ennemi, avec la javeline
ou avec l'épée, dans un des points laissés à découvert par l'armure ;
mais on peut aussi essayer un fendant sur le casque, qui pourrait
casser le crâne de l'adversaire24. L'armure homérique en effet - nous
l'avons déjà remarqué - offrait une protection assez sûre seulement à
certaines parties, et en laissait d'autres à découvert, parties vitales
comme la gorge ou le bas ventre, ou moins vitales comme les cuisses et
les bras : sur ces dernières se produisaient les blessures les moins
graves, parfois rien que des égratignures à la surface de la peau.
Le visage même du héros n'est pas complètement protégé par le
casque, et il arrive assez souvent que la lance lui perce le crâne en
passant à travers un œil ou les dents. Autre point très exposé, comme

24. Des fendants pareils sont communs dans la Chanson de Roland, v. p. ex. v 2286 ss. :
"Sil fiert en l'elme [...] Fruisset l'acer e la teste e les os, / amsdous les oils del chef
li ad mi fors".

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40 Oddone Longo

nous l'avons déjà remarqué, est la jointure entre le cou et le tronc ; nous
avons là une partie très vulnérable, car les deux carotides extérieures
y passent, qui amènent au cerveau le sang artériel. Les poètes de
Ylliade montrent, ou mieux font étalage à ce propos d'un savoir
anatomique et traumatologique qui nous donne la mesure du haut
niveau que l'anatomie et la médecine grecques avaient atteint déjà à
cette époque25.
Tant que nous restons au cas du combat singulier entre deux
guerriers de même rang et prouesse, dont il reste incertain qui sera le
vainqueur (et beaucoup, même trop de fois l'issue du combat est
décidée par l'intervention d'une divinité), nous pouvons parler de
défi héroïque et de mort héroïque, et c'est surtout dans ces combats
que l'on voit respecter les normes qui règlent, ou devraient régler, le
sort du guerrier, de son corps et de ses armes.
Mais la guerre de Troie n'est pas faite seulement de duels
chevaleresques ; c'est aussi une guerre conduite par des masses
compactes de combattants, une guerre où les instincts les plus violents
et cruels se déchaînent sans frein et le combat devient une espèce de
"guerre totale" qui n'implique pas les guerriers seulement, mais les
gens inermes aussi, femmes et enfants en premier lieu. Scènes d'une
férocité inouie ne manquent pas dans Ylliade : Achille "ne songe
qu'au meurtre, au sang, aux douloureux gémissements des hommes"
(4>óvóc те k<zï aijiCE xaî àpyaXdoç axovoç âv8pô>v : 19.214)26, et un
véritable massacre de Troyens est exécuté par ce héros dans les eaux
du Xanthos : "puis, l'épée à la main, il bondit tout à coup [...] Son
âme ne se plaît qu'à des œuvres de mort. Il tue en se tournant d'un
côté, puis de l'autre. D'affreux gémissements sortent de tous les corps
que frappe son épée. L'onde est rouge de sang" (épuBaiVexo S' ai'|JuzTi
û'&op : 21.10 ss.).

25. Le livre classique sur l'argument, bien qu'âgé de quarante ans, reste
W.-H. FRIEDRICH, Verwundung und Tod in der Ilias, Góttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht 1956.
26. La rage dont il est pris conduit Achille à un comportement paradoxal comme de
tuer, non seulement les hommes, mais aussi les chevaux ( Tptixiç Ь\шс т' ctÛTOÛç
ôXexev xcti |1лм>хас ťfmouc : 21.520), ce qui est une absurdité, car les chevaux sont
un des biens les plus coûteux et une des proies les plus convoitées. Cfr. Thucydide
VII 29, 4, où les mercenaires thraces renvoyés par les Athéniens mettent à feu et à
sang la petite ville de Mycalessos en Béotie : se ruant dans la ville, "les Thraces
[...] massacrent les gens, sans épargner ni la vieillesse ni la jeunesse, tuant
indistinctement quiconque se trouvait sur leur chemin, y compris femmes et enfants,
les bêtes de somme même (xa\ ùnoCuyia), et généralement tout ce qu'ils
apercevaient de vivant. Les Thraces [...] sont avides de sang, à l'égal des races
barbares les plus sanguinaires" (trad, de J. DE ROMILLY).

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Le héros, l'armure, le corps 41

Imagination enflammée du poète ? On n'a qu'à prendre à


témoin un des historiens les plus sobres et mesurés, Thucydide :
Quand les Athéniens en déroute ont une fois atteint le fleuve
Assinaros, "ils s'y précipitent sans plus garder aucun ordre. [...] Obligés de
n'avancer que par masses, ils tombaient les uns sur les autres et se
foulaient aux pieds, ou encore, s' abattant sur leurs javelines et tout leur
armement, tantôt ils se tuaient sur le coup, tantôt ils s'empêtraient et
étaient emportés par le courant. Postés sur la rive opposée [...] les Syra-
cusains tiraient d'en haut sur les Athéniens, qui, la plupart, buvaient
avidement, et qui se gênaient mutuellement dans le lit encaissé du fleuve ;
enfin, descendus derrière eux, les Péloponnésiens égorgeaient plus
particulièrement ceux qui s'y trouvaient. L'eau tout de suite était devenue
trouble, mais, quelque mêlée qu'elle fût de boue et de sang, quand même
on la buvait, et le plus souvent il fallait se battre pour en avoir"^7.
Dans des combats tels que celui conduit par Achille dans les
eaux du Xanthos, on ne songe plus aux règles de la guerre héroïque :
on s'adonne tout simplement au massacre, on cherche à tuer le plus
d'ennemis possible, même lorsque - comme il arrive dans la
Doloneia - ils sont plongés dans le sommeil, au cœur de la nuit : c'est
ainsi que Diomède exécute une véritable tuerie de Thraces endormis
près de leurs armes et de leurs chevaux : douze en massacre-t-il à
coups d'épée, et le treizième et dernier est leur roi Rhésos, "le sang
rougit la terre" (épuGaivETO S' ai'[iaTi yaîa : 10.483 ss.).
Un des moments où les instincts sanguinaires d'un héros - il
s'agit du roi des Argiens - se déchaînent avec une cruauté plus forte
arrive lorsqu'Agamemnon apostrophe avec ces mots terrifiants le
frère Ménélas, hésitant à tuer ou épargner la vie à Adraste son
prisonnier :
"Que nul d'entre eux n'échappe au gouffre de la mort, sous les coups
de nos bras, pas même l'enfant au ventre de sa mère (oùô* bvxiva yaaiépi
\i"f\Tx\p ... ферог...). Qu'ils disparaissent tous à la fois d'Ilion, privés de
sépulture et sans laisser de traces !" (6.57 ss.).
Mais même ces mots à part, que définir inhumains serait pour
nous encore peu, l'épisode en question nous frappe par la manière
affreuse dont Adraste, auquel Ménélas allait épargner la vie, est
meurtri, presque par trahison, par Agamemnon, qui lui enfonce la
lance dans le côté non suffisamment protégé par la cuirasse.

27. VII 84, 3-4 (traduction de J. DE R OMILLY). Il est possible qu'en rédigeant ce
passage Thucydide eût dans la mémoire la scène de l'Iliade : mais cela n'ôte rien à
l'objectivité de la narration.

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42 Oddone Longo

Les cas de meurtre sur le lieu d'ennemis vaincus, qui se livrent


comme prisonniers ou comme suppliants, ne manquent pas dans
VIliade, et nous avons là peut-être ce qui caractérise plus cruellement
cette guerre sans quartier et sans pitié (mais combien de fois n'a-t-on
pas exécuté les vaincus dans l'histoire de l'humanité ?)28. C'est
particulièrement le cas d'Achille, qui, avant la mort de Patrocle,
faisait aussi beaucoup de prisonniers ; maintenant, il ne fait que
tuer : "Quand Patrocle vivait, [...] mon âme préférait épargner les
Troyens, et j'en ai capturé beaucoup (xctt noXXoùç C^oùç èfXov), que j'ai
vendus. Mais aucun désormais n'évitera la mort..." (21.100 ss.)29.
Mais l'expression suprême de cette déshumanisation de la
guerre, de cette brutalisation de la lutte entre les hommes (une lutte
à laquelle les dieux participent aussi !), on la trouve lorsque se
déchaînent les instincts cannibales : en paroles seulement, il faut le
préciser, mais il s'agit de paroles qui blessent en profondeur. C'est
Achille qui, pendant le duel décisif avec Hector, menace
l'adversaire de réduire en lambeaux son corps et d'en manger la chair
crue (cù\l ártoTajivófiEvov xpe'a é'Sjievai : 22.347); c'est encore Hécube
qui dans ses mots donne libre cours à sa rage de dévorer à pleine
bouche le foie du même Achille, qui lui a tué tant de fils (той éyo>
fiiaov finap схогцл, iaQé\Le\ai проафиаа : 24.212 s.). Une déesse
même, Héra, serait prête à s'adonner à l'anthropophagie, s'il
s'agissait des Troyens ; voilà les mots que Zeus lui adresse : "II te
faudrait franchir sa porte [se. de TroieJ et ses hauts murs, puis
dévorer tout cru (ô>|i6v fteppóGoi) Priam et ses enfants et les autres
Troyens, pour qu'enfin ta colère eût de quoi s'assouvir !" (4.34 ss.).
Non moins frappantes sont les similitudes où les guerriers sont
homologués à des fauves qui viennent de dévorer leur proie, la bouche
ensanglantée. Agamemnon est comparable au lion ayant isolé du troupeau
une vache et s'apprêtant à la dévorer : "le fauve l'a saisie ; entre ses crocs
puissants il lui brise le col ; ensuite il se repaît du sang et des entrailles"
(аГцл хаг сухата návxct Хаф^ааег : 11.175 ss.) ; les Myrmidons qui se disposent
à combattre sont comme "des loups carnassiers, [...] qui vont dans la
montagne attaquer un grand cerf ramé, puis le dévorent - de tous, le sang
rougit aussitôt les bajoues (nâmv 8è nctpfaov ať^iaxi <|>oivóv) ; en bande ils
vont lapper l'eau noire d'une source [...] tout en crachant le sang de la bête
égorgée" (16.156 ss. : à remarquer que la bataille n'est pas encore
commencée) ; Automédon charge sur son char "les dépouilles sanglantes"

28. V.p. ex. 11.123-47; 16.330 ss. ; 20.464 ss. ; 21.114 ss.
29. Dans la Chanson de Roland, l'on entrevoit l'habitude de "ne pas faire de
prisonniers" w. 1886 ss : "Home ki ço set que ja n'avrat prisun / En tel bataill fait
grant defension : / Pur ço sunt Francs si fiers cume leuns".

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Le héros, l'armure, le corps 43

(Ěvapa PpoxóevTct) ďArétos, "puis lui-même il y monte, les membres tous


couverts de sang, du haut en bas, comme un lion qui vient de dévorer un
bœuf" (17.540 ss.).
Revenons-en au sort du corps du guerrier homérique, et par
"corps" (aô>|xa ) nous entendons évidemment celui du guerrier tué ; ce
corps est exposé après la mort à l'outrage du vainqueur, qui peut se
concrétiser de trois façons : avec la mutilation - la décapitation en
particulier - ; avec la prise de possession matérielle, lorsqu'il s'agit
de personnages pour lesquels exiger une rançon appropriée ; avec
l'abandon du cadavre sur le champ de bataille, mais en deçà des
lignes ennemies, où il ne jouira pas de l'ensevelissement auquel tout
être humain a droit, mais sera dévoré par lambeaux par cette espèce
de sépulcres vivants que sont dans le poème les chiens et les vautours
qui font une lugubre couronne au champ de bataille.
La décapitation est hors de doute la forme la plus outrageuse
de mutilation du corps humain, soit en vie, soit mort, puisqu'elle
frappe la partie la plus noble du corps, en réduisant le mort à un
tronçon sans visage ni identité30 ; la tête détachée du buste peut
devenir le jouet des ennemis ou le trophée du vainqueur, qui l'enfilera
sur sa pique ou ailleurs. On peut décapiter des suppliants, des
combattants, des morts.
C'est la mort qu'inflige Diomède à Dolon : "Comme Dolon
veut, pour le supplier, [...] lui toucher le menton, Diomède soudain lui
plonge son épée en plein milieu du cou, tranchant les deux tendons.
Dolon voudrait parler, et sa tête déjà roule dans la poussière"
(фвеууоц^уои 8' йра тоС уе карт\ xovinoiv Ецд'хвп : 10.454 ss.). Nous
apercevons là une tonalité de grotesque cruel qui se retrouve ailleurs :
lorsqu'Ajax frappe Archéloque en lui détachant la tête du cou,
"l'homme tombe ; sa tête et sa bouche et son nez touchent la terre
avant ses genoux et ses jambes" (14.465 ss.) ; Pénéléos atteint avec son
épée Lycon "sous une oreille, au cou ; l'épée y plonge toute, et la peau
seule tient, laissant pendre la tête" (еахевЕ ô' oîov / Čtépfia,
napnépGn 8è xápn : 16.339 ss.).
La décapitation du cadavre du vaincu était aussi une pratique
courante : voilà Pénéléos, ce spécialiste en décapitations, qui tue
d'abord Ilioneus avec un coup de lance dont il lui transperce le crâne,
puis, "tirant son glaive aigu, lui frappe en plein la nuque et

30. Un autre type de mutilation, non moins outrageux, mais d'un "style" différent, se
retrouve dans l' Odyssée : on coupe le nez et les oreilles, on arrache les organes
génitaux en les jetant en repas aux chiens ( fi^ôea т* éCepiiaaç офп. xuaïv à
SáoaoQai Od. 18.86 s., cfr. 22.476 ss., où l'on coupe aussi mains et pieds).

DHA 22/2, 1996


44 Oddone Longo

fait choir sur le sol la tête avec le casque", pour la dresser enfin dans
l'air avec la lance, "comme il soulèverait la tête d'un pavot"
(14.493 ss.)31. Voilà Agamemnon qui, après avoir fini Coon d'un coup
de javeline, se rue sur lui et lui tranche la tête (xápn cméxotye
napctoraç : 11.260 s.). Voilà encore Ajax Oileùs, qui, après avoir tué et
dépouillé Imbrios, lui "tranche le tendre cou, puis fait rouler la tête
en l'envoyant, comme un ballon, parmi la foule" (хефаХг|У S' ànaXrjç
âno Seiprlç / xótyev ... fixe 8é |iiv a<|>aipn8bv éXi£á|A,evoc Si' оцл'Хои:
13.202 ss.). Dépouillé Patrocle des armes d'Achille, Hector en traîne
le corps : "il veut lui détacher la tête des épaules avec le bronze
aigu" (iV an' &}iouv хЕфаХяу та|кн o£éï какую), en offrant le reste
en pâture aux chiennes d'Ilion (17.126 s.). Ce qu'Hector se propose
- mais qu'il ne pourra pas achever - c'est de "trancher du tendre cou
la tête et la planter sur une palissade" (18.176 s.). Réciproquement,
Achille se refuse d'ensevelir Patrocle "avant d'avoir ici, d'Hector
[...] apporté les armes et la tête" (теи/еа xctî хефаХг^у : 18. 334 s.)32.
Nous avons là une forme extrême d'outrage au corps de
l'ennemi tué. Mais il y a dans Homère une autre forme de décapitation
- décapitation de vivants -, pour ainsi dire collective, en masse, dont
les exemples se trouvent dans le chant 11 de V Iliade. Celles qui
tombent ici ne sont pas les têtes de guerriers singuliers, mais de rangs
entiers de combattants : il ne s'agit évidemment pas des héros de
l'aristocratie, qui arrivent au lieu du combat sur leur char conduit
par l'aurige et qui se mesurent avec leurs pairs. Nous navons là que
des simples "poilus", ceux qui forment le gros des deux armées.
Et voilà donc que, de l'un côté, sous les coups d'espadon ď Agamemnon
déchaîné dans toute sa rage, "tombaient les têtes des Troyens en
fuite" (nťnxe xápnva / Tpóov феиуоутшу, v. 158 s.), tandis que de
l'autre côté nous voyons Hector qui, après avoir tué à la façon
"héroïque" toute une série d'Achéens, se met à faire massacre parmi
la foule (nXnBuç) des simples fantassins, et les têtes tombent en masse
sous ses fendants (nuxvà харкав' иф' 'Exxopi SqivaTO Xa&v : v. 309).
On est tenté de dire que, dans le code épique, la décapitation
n'est pas seulement l'outrage le plus grave que l'on puisse infliger au

31. La comparaison est cruelle, presque sarcastique : on imagine une tête toute
ensanglantée, dont la couleur rappelle celle du pavot.
32. De la même façon, Euphorbos, pour venger son frère tué par Ménélas, n'aura pas de
répit tant qu'il n'aura déposé dans les mains de ses parents la tête et les armes
(xe<JKxXf)V xaî ituyta) de Ménélas (17.38 s.). L'association courante entre la tête et
l'armure s'explique par le fait que la première devient un trophée, et en même
temps une preuve d'avoir tué l'ennemi.

DHA 22/2, 1996


Le héros, l'armure, le corps 45

corps humain, mais aussi la forme la moins héroïque, disons la plus


plébéienne de mort33.

Dans le poème il y a aussi une forme "métaphorique" de


décapitation, lorsque ce qui tombe est le casque du guerrier (qui peut ensuite être
aussi tué). L'exemple classique est celui de Patrocle, quand "Phoebos fait
tomber son casque de sa tête (16.793 ss. топ 8" àno p.èv xpcrroç xuvénv
páXe) : le casque à long cimier va rouler bruyamment sous les pieds des
chevaux". Ailleurs, c'est la fois à Hélénos, qui "frappe Déipyros à la tempe,
[...] et fait sauter son casque. Celui-ci vole en l'air, puis tombe sur le sol [...]
Les ombres de la nuit enveloppent les yeux du preux Déipyros" (13.576 ss.) ;
et nous voyons encore Mégès qui frappe le casque de bronze de Dolops : "il
tranche et fait rouler dans la poussière, au sol, tout le panache étincelant de
pourpre neuve" ; le pauvre Dolops est tout de suite après tué par Ménélas,
qui l'atteint au dos (15.535 ss.). Sans conséquences létales, au contraire, la
perte du casque par Paris. Ménélas, tirant l'épée, "la lève, puis l'abat sur le
cimier du casque" de Paris, mais l'épée se brise. Alors l'Atride, "bondissant,
le saisit par son casque à l'épaisse crinière". Il entraîne ainsi le malheureux
vers ses compagnons, au risque de l'étrangler, si Aphrodite n'intervenait
pas : "Elle rompt la courroie, faite du cuir d'un bœuf : l'épaisse main ne
traîne plus qu'un casque vide (xeivri трифаАещ). Ménélas jette alors ce
casque tournoyant à ses bons compagnons [...] qui vite le ramassent"
(3.361 ss.). Ainsi comme l'entraînement du corps vivant de Paris est une
métaphore d'une mort qui n'aura pas lieu, l'arrachement et le jet de son
casque peut être lu comme substitutif de sa décapitation. En tout cas, Paris
n'est pas homme à porter avec honneur la panoplie "classique" ; d'ailleurs,
il avait endossé pour l'occasion (pour le duel avec Ménélas) l'armure de son
frère Lycaon, qui était juste à sa taille (v. 332 s.) ; avant, il n'était revêtu que
d'une peau de panthère, et armé d'arc, épée et épieux (vv. 17 ss.). Du point
de vue de l'armement, Paris est parmi les Troyens un de ceux qui "ne
parlent pas grec".
Une fois tué et resté sur le champ de bataille, le guerrier
homérique n'est pas encore arrivé à la fin de son calvaire ; car sa
mort sera totale et, pour ainsi dire, parfaite, seulement lorsque son
cadavre aura été incinéré et enseveli (ce qui n'arrive pas toujours).

33. Dans
teste" la
c'est
Chanson
la diviser
il y en
a plus
deuxded'un
"têtes
fendant
cassées"
d'épée
que(p.
deex.
"têtes
1956coupées"
ss. "Fiert: Marganices
"trencher la
sur l'elme [...] trenchet la teste d'ici qu'as denz menuz"). Le coup peut avoir une
telle force que le guerrier tout entier est coupé en deux, et l'épée arrive jusqu'à
traverser la selle et a pénétrer dans le corps du cheval (p. ex. 1370 ss. "Tute la
teste li a par mi sevrée, / trenchet le cors [...] la bone sele [...] e al ceval a l'eschine
trenchee". Dans un seul cas on fait allusion à une véritable décapitation : v. 2094
ss. Charles trouvera autour du corps de Turpins 400 Sarrasins, "alquanz nafrez,
alquanz par mi ferut, / si out d'icels ki les chefs unt perdut".

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46 Oddone Longo

C'est alors seulement que son "âme" aussi, sa фи/гь qui au moment du
décès physique abandonne son corps en fuyant vers l'Hadès, se
plaignant d'avoir perdu "sa virilité et sa jeunesse" (avopoTrjxa xaî
îfônv), alors seulement ce souffle vital trouvera sa paix en recevant
accueil dans ce lugubre monde d'ombres.
Quant au corps resté sur le champ, et tant mieux s'il s'agit d'un
héros de rang élevé, c'est un deuxième calvaire qui va commencer
pour lui. Déjà la spoliation de l'armure, lorsqu'elle a lieu, dégrade le
guerrier en le réduisant à rien qu'un corps nu, souillé de sang et de
poussière, avec l'anéantissement de cette unité étroite, de cette
presqu'inséparabilité entre le corps et les armes qui, comme nous
avons vu, constitue le héros dans sa forme visible la plus
authentique. Maintenant, privé de son armure, ce corps devient un objet
disputé entre les deux parties. Vïliade est parsemée d'épisodes où le
mort est traîné d'un côté à l'autre dans une mêlée sanglante.
Il y a un double impératif qui impose de tels comportements :
d'un côté, c'est une obligation d'honneur des compagnons d'armes du
mort que de le mettre à l'abri, pour empêcher qu'il ne reste la proie
des adversaires et afin qu'il puisse recevoir, la bataille terminée, les
honneurs funéraires qui lui sont dus. De l'autre côté, s'emparer non
seulement des armes, mais aussi du corps du héros tombé est pour les
ennemis un grand titre de gloire. Qu'il suffise de rappeler ici, dans le
très long épisode de la lutte autour du cadavre de Patrocle, le
moment où les deux Ajax, malgré toute leur bonne volonté, ne
parviennent pas à en éloigner Hector, qui pourrait enfin s'emparer du
corps en gagnant ainsi une "gloire infinie" (aanexov xûSoç : 18.165).
Dans ce moment de la bataille, c'est justement ce que cherchent les
Troyens, "voulant le tirer vers leur ville et remporter la gloire"
(xuSoç âpEa0ai : 17.285 s.). Trois fois Hector saisit le corps par les
pieds (et trois fois les Ajax l'en écartent), semblable au lion qui a
saisi entre ses crocs une carcasse d'animal et ne se résigne pas à
lâcher prise (18.155 ss.).
Evidemment, s'emparer du cadavre d'un ennemi de rang n'est
pas seulement un exploit glorieux : le corps a sa valeur économique,
parce que les parents seront obligés de payer le prix du rachat, qui
sera proportionné au rang. Et parfois la pression exercée sur les
parents ou les compagnons se fait encore plus forte, lorsque on ne se
contente pas de garder le cadavre conquis, mais qu'on l'abandonne
par surcroît "aux chiens et aux oiseaux", comme nous verrons tout-à-
î'heure.

DHA 22/2, 1996


Le héros, l'armure, le corps 47

Episode de Patrocle à part, VIliade est peuplée de mêlées et


de bagarres autour des corps des héros tombés : combats qui souvent
interrompent le déroulement "régulier" de la bataille, en produisant
désordre et confusion encore plus grands que ceux qui y régnent
d'ordinaire. N'oublions pas d'ailleurs que le poème se conclut avec
deux chants entièrement dédiés à l'exécution des jeux funèbres en
honneur de Patrocle et aux vicissitudes du rachat du corps d'Hector.
Comme celui de Patrocle, le cadavre d'Hector sera enfin brûlé, sur le
bûcher érigé au centre de la ville : rituels parallèles où les corps des
deux héros tombés trouvent enfin leur paix.
Mais devenir l'objet de la dispute entre amis et ennemis, pour
la possession du corps comme des armes, n'est pas le pire destin qu'un
guerrier homérique puisse rencontrer après la mort. Il peut essuyer un
sort encore plus cruel et angoissant, un sort que nous voyons déjà
voltiger - et ce n'est certainement pas par hasard - dans les premiers
vers du poème : la guerre de Troie, ou pour mieux dire la colère
((ujviç) d'Achille, privé contre toute règle d'honneur par Agamemnon
de sa compagne, de son "prix" (yépaç), cette colère funeste a jeté
"dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux
oiseaux comme aux chiens".
Si nous prêtons foi au début du poème (et il n'y a aucune
raison pour ne pas le faire), nous devons imaginer que le cas
d'abandon du cadavre aux animaux, d'ensevelissement manqué, n'était pas
exceptionnel : il semblerait, d'après la lettre du passage, qu'au
contraire c'était la règle (bien qu'il puisse y avoir ici une hyperbole
intentionnelle)34. En vérité, il n'y a qu'un seul cas dans toute VIliade
où le tour dont nous parlons soit employé pour la description d'une
situation de fait : au moment où Agamemnon conduit le massacre des
Troyens en fuite, faisant tomber leurs têtes, "d'innombrables chevaux
[...] font heurter leurs chars vides ; de leurs bons conducteurs ils
regrettent l'absence, et ceux-ci gisent là, sur le sol étendus, aux
vautours désormais plus chers qu'à leurs épouses" (ywieooiv noXù
фйтерсн fî àXo/oiaiv : 11.163)35. Ailleurs, la dévoration du cadavre
entre toujours dans un contexte de menace ou de terreur : en d'autres
termes, on fait recours à cette image au moment où l'on exerce, ou l'on

34. 2.392 "éviter les chiens et les oiseaux" n'est qu'un tour différent pour exprimer
l'idée de "n'être pas tué". Voici le passage complet : (Agamemnon menaçant les
siens) : "Si j'aperçois un homme à l'écart du combat près des nefs recourbées, il ne
lui sera pas facile d'éviter les chiens et les oiseaux" (фиу&*у xiivaç i\ô' oiwvoiSç).
35. Pour éviter que le corps d'Hector ne soit dévoré par les chiens, "la fille de Zeus,
Aphrodite, les chasse et de jour et de nuit" (23.183 ss.), cfr. 24.408 ss.

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48 Oddone Longo

subit, une pression psychologique particulièrement troublante36. La


menace peut être adressée soit à des ennemis (même déjà tués), soit à
des compagnons qui se montrent peu zélés dans le combat37.
A remarquer que les populations de chiens et d'oiseaux apparaissent
souvent divisées, comme les hommes, en deux partis : chiens et
oiseaux "troyens" (ceux qui demeurent près de la ville), d'une part,
chiens et oiseaux "achéens" (ceux qui se trouvent autour des nefs), de
l'autre38.
Voici la "menace" qu'Ulysse adresse à Socos qu'il vient de
tuer : "tu seras déchiré par les oiseaux de proie, (oicovot / о>ц,патаг
épúouai), qui viendront t'entourer de leurs battements d'ailes..."
(11.453 s.). Mais c'est bien les vivants qui sont le plus souvent objet de
pareilles menaces, parfois enrichies par des détails
particulièrement frappants ; v. p. ex. 13.831 s. (Hector à Ajax) : "ainsi tu
tomberas près des nefs achéennes, et ta graisse et tes chairs
f|8'
rassasieront les chiens39 et les oiseaux de Troie" (Tfxixov xop&iç xiivaç
oûovoùç / 8т\\ш> xaî aápxeaai...)40. Les guerriers des deux parties
vivent hantés par la terreur qu'après la mort, ce sort puisse les
frapper ; cas extrême celui de Priam, qui se voit déchiré par ses
propres chiens41.
Dans la Chanson de Roland cette préoccupation émerge dans la
perspective de l'anéantissement de l'arrière-garde par les Sarrasins : mais
l'arrivée de Charles rappelé par l'olifant de Roland empêchera que les
corps des héros de Roncisval ne soient dévorés par les fauves (1746 ss.) :

36. Cfr. C. MAINOLDI, L'image du loup et du chien dans la Grèce ancienne d'Homère à
Platon, Paris, Editions Ophrys, 1984, p. 105.
37. 13.232 s. ; 15.348 ss., et v. n. 22.
38. P. ex. 17.254 s. : "... et que chacun de vous s'indigne dans son cœur en pensant que
Patrocle aux chiennes d'Ilion va servir de jouet!" (Tpyfjoi xvoi ц&лпбра
yzvéoQax ). En effet, Hector essaye de "traîner le cadavre et de l'offrir en repas aux
chiennes d'Ilion" (Tfxůřjot ... xvoi ': ib. 126 s.). Réciproquement, c'est le même
Hector qui supplie Achille de ne pas permettre que son corps soit dévoré par les
chiens "près des nefs achéennes" (\if\ jie ta napit vnuoi xovaç xataSátycu
'Ayatôv : 22.339). V. encore 17.241, 272 s., 558 ; 18.179.
39. Après les chiens, ce qui reste sera rongé par les vers : (Achille à Hector) "Toi, [...]
lorsque ta chair aura rassasié les chiens, ce sont les vers grouillants qui mangeront
ton corps" (aíóXai eùXal xcrréSovTcu, èneï xtiveç xopéawvTat : 22.508 s.) ;
v. encore 19.26, 24.414 s.
40. Si le corps du guerrier est abandonné dans les eaux d'un fleuve, ce seront les
poissons qui goûteront à son gras : "Anguilles et poissons autour du corps
s'empressent, déchirant et rongeant la graisse de ses reins" (Sríjióv epenTÓ(i£VOi
émve<|>p{Siov xeťpovrec 21.203 s.).
41. "Et, pour finir, moi-même, à la première porte, déchiré par les dents sanguinaires
des chiens [...] ces chiens que j'ai nourris à ma table [...] et qui boiront alors, fous de
rage, mon sang, puis dans mon vestibule étendus dormiront !" (22.66 ss.). Cfr. aussi
Odyssée, 21. 363 ss.

DHA 22/2, 1996


Le héros, l'armure, le corps 49

Truverunt nos e morz e detrenchez,


Leverunt nos en bières sur sumers

Enfuerunt nos en aitres de musters ;


N'en mangerunt ne lu ne porc ne chen.
Ces pauvres corps ne seront donc pas brûlés et ensevelis, comme
usage et pitié l'ordonnent, mais seront mis en lambeaux et dévorés
sans répit par ces "animaux-balayeurs" qui hantent les champs de
bataille. Le corps du guerrier tombé sera mis en pièces et partagé
entre différents charognards, en devenant la nourriture d'animaux
immondes, destinée à transiter par leurs entrailles - il subira enfin
un démontage et une décomposition totaux et irréversibles, auxquels
il n'y aura de remède pas même dans la vallée de Josaphat42.
Quelqu'un pourra objecter : bien, tout ça n'est que trop vrai,
mais il ne s'agit là que des corps des guerriers, car leurs âmes, leurs
tyuxai , même en se plaignant de leur destin prématuré, abandonnent le
corps avant qu'il soit si indignement défiguré, pour s'enfuir dans
l'Hadès, où elles vont continuer une existence différente sans doute,
l'existence que l'on peut mener dans un monde d'ombres et de
simulacres immatériels, mais sans être touchées par les traitements
infligés aux corps auxquels elles ont appartenu43.
Or, c'est bien à ce point qu'il faut revenir sur ce v. 5 du premier
chant du poème dont nous avons parlé : car, bien que les traducteurs
(A.J. Festugière y compris) remplacent d'habitude le mot grec par un
"leurs corps" qui est au moins gratuit, le texte homérique dit aÛTOiîç,
"eux-mêmes"44 : ce qui devient la proie des chiens et des oiseaux, ce
sont aÛToi , les guerriers mêmes, dont les personnes s'identifient avant
tout avec leur corps, même si celui ci reçoit sa vie de ce "souffle" ou
qui l'abandonne à l'instant du trépas.

42. V.
Psychologie"
à ce propos1980,
J.-P. pp.
VERNANT,
209-41, en
La particulier
belle mort pp.
et le236
cadavre
s. sur outragé,
le morcellement
"Journal du
de
cadavre : "... le livrer aux bêtes ce n'est pas seulement lui interdire le statut de
mort, c'est le dissoudre dans la confusion, le renvoyer au chaos, à une entière
inhumanité : devenu, dans le ventre des bêtes qui l'ont dévoré, chair et sang
d'animaux sauvages, il n'y a plus en lui la moindre trace de l'humain : il n'est
strictement plus personne".
43. Il ne faut pas oublier que selon les croyances des Grecs, les âmes des défunts ne
trouvaient leur paix (n'avaient d'accès à l'Hadès) qu'après l'ensevelissement
selon les rituels du cadavre.
44. "Nella psicologia arcaica il corpo, il cadavere, non è una parte dell'uomo о ciô che
resta di lui, , bensi è l'uomo stesso" (E. AVEZZÙ, comm. à Omero. Il riscatto di
Ettore, a cura di M.G. ClANI, Venezia, Marsilio 1990, p. 85).

DHA 22/2, 1996


50 Oddone bongo

La conscience que le héros homérique a de soi-même est avant


tout perception de son propre corps, un corps puissant et athlétique
protégé, et en même temps décoré et rendu resplendissant par le
bronze bien poli de son armure. Le destin de ce corps, de ce tout
indivisible corps-âme-armure, est de se mesurer en vaillance avec un
champion ennemi, dans un défi pour la vie ou pour la mort, dans un
choix de gloire ou de honte - car le code héroïque ne connaît pas de
compromis possible entre honneur et déshonneur. Et le héros ne
connaît que trop bien que, s'il est vaincu, son corps ne sera pas du tout
garanti par ces règles de civilisation qui imposent que le défunt soit
restitué aux siens pour la crémation et l'enterrement, règles énoncées,
comme nous l'avons vu, par Hector au chant septième du poème
(vv. 76 ss.), mais qu'il conviendra d'écouter de nouveau :
"Je déclare ceci, Zeus nous en soit témoin : si ce preux me maîtrise
avec le bronze aigu, qu'il m'ôte mon armure et l'emporte aux nefs creuses,
mais rende aux miens mon corps, que livreront au feu les Troyens et leurs
femmes. Si c'est moi qui le dompte [...], alors, après l'avoir dépouillé de ses
armes, je les emporterai dans la sainte Ilion [...], mais je rendrai son corps et
le ferai porter vers les robustes nefs, pour que les Achéens [...] puissent
l'ensevelir".
Nous ne savons que trop bien qu'Hector sera le premier pour qui
ces règles ne seront pas respectées ; son corps ne sera pas jeté en repas
aux chiens, mais sera quand même objet d'un outrage cruel : lié par les
pieds au char d'Achille, il sera traîné en avant et en arrière autour
des bastions de Troie par les chevaux que le héros achéen déchaînera
dans un galop effréné. Mais nous savons aussi que l'histoire ne se
terminera pas ici, car dans le dernier chant du poème le vieux Priam
réussira à racheter le corps de son fils, en pliant à compassion l'âme
sauvage d'Achille : le poème s'achève avec le bûcher qui consume le
corps d'Hector.
L'Iliade est un poème cruel, par moments inhumain dans les
comportements des hommes comme des dieux qui, présents souvent en
première personne sur le champ de bataille, en pilotent les
vicissitudes. Le sang y imprègne la poussière de la plaine et pollue l'eau
des fleuves, dans un massacre sans répit, seulement en partie ennobli
par l'observance des règles de la guerre épique, par la prestance et la
valeur des aristocratiques combattants. Futiles dans leur substance,
questions de principe plus que tout, les mobiles soit de la guerre soit
de la colère d'Achille : nous n'y avons affaire qu'avec des
enlèvements de femmes ou des rapts de butin, événements capables, quand

DHA 22/2, 1996


Le héros, l'armure, le corps 51

même, de déchaîner les colères et luttes et massacres dont est marqué


ce tragique incipit de la littérature occidentale.
Mais, au delà de tant de sang versé, de tant de cruautés mises
en œuvre, au delà même de la conduite capricieuse et impitoyable
des dieux, au delà de tout cela, les deux derniers chants, le dernier en
particulier, ouvrent dans ce ciel ténébreux et ensanglanté une éclair-
cie d'espoir, car enfin ce qui a le dessus c'est la pitié pour le vaincu, le
respect pour la douleur qui met en commun tous les hommes. Sans
faire de rhétorique, nous nous sentons à même d'affirmer que le
dernier chant du poème marque la naissance de l'humanisme grec.

Résumés
• Le héros homérique forme avec son armure un tout indivisible, qui risque
l'anéantissement après la mort, d'ailleurs inévitable, au cours de la bataille. Le corps
du héros tombé peut être dépouillé de ses armes par l'ennemi, ce qui constitue le plus
sérieux déshonneur pour le guerrier. Mais ce corps peut essuyer aussi d'autres formes de
mauvais traitements : mutilations diverses (décapitation entre autres), abandon du
cadavre en proie aux oiseaux et aux chiens qui s'en repaîtront. C'est que dans la guerre
homérique les règles du combat et du traitement des morts ne sont pas toujours
respectées, et les combattants eux-mêmes vivent dans le souci menaçant de ce qui
arrivera à leur corps - c'est-à-dire à eux-mêmes - s'ils sont vaincus.
• L'eroe omerico forma con la sua armatura un tutto indivisibile, che rischia
l'annientamento dopo la morte, d'altronde inevitabile, in battaglia. Il corpo dell'eroe
caduto puô venire spogliato dai nemiá délie sue armi, ciô che costituisce il più grave
disonore che un guerriero possa subire. Ma questo corpo puô essere oggetto anche di
altri maltrattamenti : mutilazioni di vario génère (decapitazione, fra le altre),
abban dono del cadavere in preda agli uccelli e ai cani che se ne pasceranno. Nella
guerra omerica le regole del combattimento non sono sempře rispettate, e i combattenti
stessi vivono nella preoccupazione incombente di ciô che accadrà ai loro corpi - che è
corne dire a loro stessi - se saranno vinti.

DHA 22/2, 1996

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