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Longo Oddone. Le héros, l'armure, le corps. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 22, n°2, 1996. pp. 25-51;
doi : https://doi.org/10.3406/dha.1996.2295
https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1996_num_22_2_2295
Riassunto
L'eroe omerico forma con la sua armatura un tutto indivisibile, che rischia l'annientamento dopo la
morte, d'altronde inevitabile, in battaglia. Il corpo dell'eroe caduto può venire spogliato dai nemiá
delle sue armi, ciò che costituisce il più grave disonore che un guerriero possa subire. Ma questo
corpo può essere oggetto anche di altri maltrattamenti : mutilazioni di vario génère (decapitazione,
fra le altre), abban dono del cadavere in preda agli uccelli e ai cani che se ne pasceranno. Nella
guerra omerica le regole del combattimento non sono sempre rispettate, e i combattenti stessi
vivono nella preoccupazione incombente di ciò che accadrà ai loro corpi - che è corne dire a loro
stessi - se saranno vinti.
Dialogues d'Histoire Ancienne 22/2, 1996, 25-51
Oddone LONGO
Université de Padoue
1. II. 20. 102 : OŮ8' eí лаух<&ХЕОС суетен efvai. Ici comme ailleurs, nous suivons la
traduction de Robert Flacelière ("Collection de la Pléiade", 1955).
26 Oddone Longo
Livre des héros p. ex., dont le corps était tout en acier trempé (sauf un
boyau), ou le protagoniste du roman de Italo Calvino, II cavalière
inesistente ; dans ce cas, le chevalier Agilulfo n'existait que grâce à
son armure, et ne consistait que dans son armure, qui était vide de
toute matière corporelle, ne contenant qu'une intelligence
extrêmement lucide, et dont il sortait une voix qui donnait à ce fantôme une
apparence de vie. Quand Agilulfo mourra, il ne restera de lui qu'un
tas de pièces métalliques, trace improbable d'une existence irréelle.
Rien de tout ça, évidemment, dans Homère, sauf pour la
vantardise d'Achille dont nous avons parlé naguère ; Vépos ne
connaît d'armures sans corps, comme il ne connaît de corps sans
armure. Quant aux armures, elles n'étaient pas en condition d'offrir à
leurs porteurs une protection complète : en dépit de casques, boucliers,
cuirasses, jambières etc., les corps des héros homériques étaient
sérieusement exposés aux blessures de lance, d'épée ou de flèche,
surtout dans des parties comme le cou, le visage ou le bas ventre où,
comme dit Homère, la peau (xpcbç) restait à découvert pour ce peu qui
suffisait à en faire la cible de l'adversaire2. Nous n'entrerons pas ici
dans des détails techniques : il nous suffit de prévenir le lecteur que
l'armure homérique n'avait rien à voir avec l'affreux harnais que
P. Astrôm et N. Verdelis découvrirent il y a 30 ans dans le tombeau
de Dendra, une cuirasse qui emboîtait dans une série de plaques
superposées le corps de son porteur, s'il y eut jamais quelqu'un qui s'en
adouba, ce dont on peut douter. . .3 (fig. 1 ) .
D'ailleurs, l'invulnérabilité n'appartient pas à la nature du
héros, et quand il y en a trace (comme dans les cas de Siegfried, de
Batradz et d'Achille lui-même), le corps du héros prétendu
invulnérable offre toujours une petite tache où, par un hasard
quelconque, l'enchantement n'a pas fonctionné... Contes de fées,
évidemment, mais pas seulement : car la mortalité est toujours une
propriété essentielle, non accidentelle, du héros, dont n'est pas
prévue une mort naturelle, que ce soit vieillesse ou maladie. Héros
Rappelons le cas d'Hector, 22. 319 ssv où Achille "cherche du regard sur son beau
corps (/poct) le point où plus aisément pénétrera le coup. Le preux est tout entier
couvert (řye XP^a) de belles armes, [ ...] il n'y a qu'un seul endroit où la chair est
visible, juste à la clavicule où la gorge et le cou s'attachent à l'épaule...". Nous
avons souligné l'insistance du poète sur le mot ХР^а/ que R. Flacelière, comme
d'autres traducteurs, évite de rendre par "peau", mais qui désigne précisément, ici
comme ailleurs, la surface visible du corps du combattant.
Nous renvoyons à l'article Panzer, de H.W. CATLING, dans "Archaeologia
Homerica" (Kriegswesen, Teil 1, pp. 96 ss.), d'où est prise notre Figure 1. V. aussi,
pour l'armure en général, A.M. SNODGRASS, Arms and Armour of the Greeks,
London, Thames & Hudson 1967.
v 1
est, par définition, celui qui meurt dans la bataille ou dans quelque
autre preuve de vaillance ; chez les Grecs en particulier, c'est
seulement après la mort qu'on devient héros (fipo>ç) au sens strict du mot, et
que le tombeau de ce mort devient l'objet d'un culte4.
Ni armure sans corps, donc, ni corps sans armure5. Le héros
homérique se réalise dans l'unité indivisible de l'homme avec ses
armes ; il n'existe pas, au moment de la bataille - où se consume la
plus grande partie du temps narratif du poème - de héros sans
armure, privé de cette dotation en instruments de défense et d'offense
qui le constitue comme guerrier.
Armes et armures, lances et épées, cuirasses et casques,
occupent un espace exorbitant dans la topologie du poème. L'espace
visuel et auditif de la bataille homérique - une bataille pressée
d'hommes et de chevaux, où parfois il manque la place pour se
mouvoir, et où il est rare qu'une lance, une fois jetée, ne rencontre
personne sur sa trajectoire6 - cet espace donc est dominé par l'éclat
éblouissant de l'airain bien poli qui reflète et multiplie comme dans
un jeu de miroirs la lumière impitoyable du soleil méridien en la
renvoyant jusqu'au ciel7.
Mais le champ de bataille est en même temps envahi, encore
plus que par les cris d'incitation au combat ou par les gémissements
des blessés et des mourants, par le retentissement des armures des
guerriers en mouvement, par le heurt des boucliers, des casques, des
épées des adversaires rangés. Si l'on cherche des exemples, il n'y a
que l'embarras du choix : lorsque Diomède saute à terre en armes de
son char, "le bronze retentit d'un bruit épouvantable autour de sa
poitrine" (ôeivov 5' Čppaxe xa^K°Ç ^n* oi^Qzaow : 4.420). Achille
bondit-il d'un seul élan en fuyant les eaux menaçantes du
Scamandre ? "L'airain terriblement résonne autour de sa poitrine"
(Mais, comme nous allons voir, après la mort le sort du corps et celui
de l'armure se séparent à jamais).
Dans la guerre homérique, armes et armures ne sont d'ailleurs
pas seulement un ingrédient scénographique de grande efficace et
résonnance. Elles sont, unies aux corps que tour à tour elles protègent
ou meurtrissent, le signe suprême de distinction, le symbole concret de
la vaillance du guerrier. De là vient le relief particulier des scènes
d'adoubement, au moment où le héros se dispose à entrer dans la
mêlée, scènes qui, malgré leur caractère stéréotypé et le langage
conventionnel dans lequel elles sont formulées, sont douées d'une
valeur rituelle comparable à celle du rite médiéval de l'adoubement
du chevalier, au moment où, endossant pour la première fois son
armure, il est investi de son titre, il assume toute entière la dignité
de sa charge.
Le rapport entre le guerrier et sa panoplie est réglé par des lois
précises : puisque tous les combattants ne sont également preux, c'est aux
plus vaillants que les armes les meilleures sont destinées ; on rapporte ainsi
la qualité de l'armure à celle de son porteur, au prix d'échanges comme
celui imposé par Poseidon aux Achéens : "Que tout vaillant guerrier qui
porte sur l'épaule un écu trop petit en munisse un moins brave, et d'un écu
plus grand se protège lui même". C'est ainsi que Diomède et les autres
chefs, au moment de former les rangs, "de tous les combattants tour à tour
ils s'approchent, et des armes d'Ares ils font faire l'échange (âpeia теохе'
â|i£i(k)v) : le soldat le meilleur se couvre des meilleures, le moins bon, des
moins bonnes" (é<j6Xà \Ltv èaGXbç čSuve, /фею 8t yzípovi Sóoxov : 14.376 s.,
381 s.). C'est à ce mètre là que sera mesuré T'échange" d'armures entre
Patrocle (Achille) et Hector : en pleine bataille, Hector rejoint ses
compagnons qui allaient porter à Troie les armes dont il avait dépouillé Patrocle,
et échange sur place son armure avec celle d'Achille (ëvre' ufiEifte ), en
renvoyant la sienne à la ville (17.189 ss.)11. Zeus le complaint, mais a aussi
des mots de reproche pour son acte : "Malheureux ! [...] D'un héros tu
revêts les armes immortelles [...] et c'est vilainement que tu l'as dépouillé
(se. Patrocle) des armes qui couvraient sa tête et ses épaules". Malgé cela,
pour compenser Hector du destin de mort qui l'attend, c'est Zeus lui-même
qui "à la taille d'Hector... adapte les armes" ("Extopi 5' fy>|ioae те^е' ènî
Xpoi' : ib. 210). Le héros troyen rentre dans la bataille après avoir été, pour
ainsi dire, adoubé et investi par le père des dieux en personne.
On ne peut pas passer sous silence les trois grandes scènes
d'adoubement d'Agamemnon (11.15-46), de Patrocle avec l'armure
H. Ce transport à Troie de l'armure d'Hector vide de son corps est une espèce de
"triomphe à rebours", un préavis de sa fin : en effet, le corps du héros ne fera retour
dans la ville qu'après sa mort. Cfr. M.G. CIANI, II canto di Patroclo, cit., p. 24.
12. A rappeler entre autres les deux scènes d'adoubement d'Athéna, 5.736 ss. (version
étendue) et 8.384 ss. (version restreinte), l'adoubement "exotique" de Paris
(3.17 ss.), ou celui tout-à-fait exceptionnel de Diomède et Ulysse dans la Doloneia
(10.254 ss.). Tout en restant à l'intérieur du scheme général, il y a toujours dans les
scènes d'adoubement la possibilité de variations dans les détails.
13. Dans la Chanson nous avons le cas, apparemment exceptionnel, de Charles, qui
dort tout en armes la nuit avant la bataille : "Li emperere s'est culcet en un prêt. /
Sun grant espiet met a sun chef li ber. / Icele noit ne se volt il desarmer, / Si ad
vestut sun blanc osberc sasfret, / Laciet sun elme [...] Cente Joiuse..." (w. 2496 ss.).
14. Dans le cas où l'on dépouille un cadavre au milieu de la mêlée, délier la cuirasse
reste l'opération la plus difficile et dangereuse, comme remarque CATLING, art.
cit., p. 82 : v. l'exemple de 11.373 ss., où Diomède risque la vie dans le moment où il
s'attarde à délier de la poitrine le Qópx]í d'Agastrophos.
15. Deux coups de grâce "enchaînés" 4.517 ss., où Piroos frappe d'abord Diorès avec une
pierre, et successivement "le perce de sa lance à côté du nombril". Tout de suite
après, le même Piroos est d'abord blessé par Thoas d'un coup de pique, "et la
pointe d'airain dans le poumon s'enfonce". Thoas alors "tirant son épée acérée, il
le perce en plein milieu du ventre, et lui ravit le souffle".
18. "Guerriero e armatura fanno tutťuno, sul campo di battaglia, le armi sono
strettamente personali e costituiscono un elemento di identita tanto quanto un
mezzo di identificazione" (M.G. GANI, II canto di Patroclo, cit., p. 14).
19. C'est le cas d'Eléphénore qui tâche de dépouiller Echépole, tué par Antiloque :
mais le coup ne lui réussit pas, parce qu'il est à son tour tué par Agénor (4.457 ss.).
20. V. p. ex. l'épisode où Hector ordonne aux Troyens : "Le fils de Clytios tombé parmi
les nefs, sauvez-le des Argiens. Allons ! Empêchez-les de lui prendre ses armes"
mettre à dépouiller les morts, un par un, le tueur le tué, voudrait dire
interrompre la bataille, et l'opération doit être renvoyée.
La casuistique de Ylliade est à ce propos riche et variée. On va
de l'épisode de la bataille entre Pyliens et Epéens, raconté par
Nestor : "chassant les ennemis tout au long de la plaine, nous
n'avions qu'à tuer pour récolter sans fin de splendides armures"
(xTEÎvovxéç x' aûxoùç ává т' čvxea xaXà XEfyovxec : 11.755), à des
situations bien différentes, telle que le moment où Hector, pour que
les siens le suivent jusqu'à mettre le feu aux nefs argiennes, est obligé
d'impartir l'ordre exprès que personne ne s'arrête à dépouiller les
armures ensanglantées (efvapa ppoxóevxa) des ennemis restés sur le
champ, menaçant de tuer sur place ceux qu'il surprendra occupés à
faire du butin (15.347 ss.)21. Analogiquement, c'est le tour de Nestor
d'inciter les siens : "ne vous attardez plus à prendre les dépouilles
[...] Massacrons les guerriers (âvSpaç xxeiva>[iev), puis, après le
combat, [...] vous pourrez dépouiller les cadavres des morts"
(6.68 ss.). Il est évident que dans ce cas il ne s'agit plus de spoliation
selon les règles héroïques, et ce n'est pas l'honneur du vainqueur qui
est en jeu : il s'agira tout simplement de faire du butin, de "récolter"
pêle-mêle les armes des ennemis tombés.
Ces différents épisodes montrent comment l'opération de
V (èi)£vapi&iv , de piller les armures des ennemis tués, se dispose tout
le long d'un spectre axiologique où l'on va d'un maximum à un
minimum de valeurs chevaleresques : du maximum représenté par
l'exploit du héros victorieux qui ne craint pas de risquer la vie pour
s'emparer des armes du vaincu, au minimum d'une foule anonyme qui,
la bataille terminée, et peut-être avec l'aide des ténèbres22, va
razzier parmi les corps des ennemis, et des amis aussi, comme il se
(\i^\ juv 'Axcuoi / xeiîxea cniXifawm '• 15.425 ss.) ; dans un autre cas, Idoménée tue
Oenomaos, et arrache de son corps son épieu, mais "il ne peut faire plus, et
détacher la belle armure des épaules : les traits l'assaillent trop" (етте^уето y&p
fSeXÉECroi : 13.510 s.). Des exemples analogues 5.617 ss., 11. 372 ss., 580 ss. ; dans les
deux derniers cas, le prédateur est blessé par un ennemi, comme EHomède par Paris
(11.372 ss.) : ayant tué Agastrophos, le Tydide "est en train d'enlever la cuirasse
aux couleurs chatoyantes, l'écu, le casque lourd" (боргрш ... oďvirr' ànb ат1^веаф1
navctióXov àoniSa т' u[uov / xai хорива (Jptapyjv), mais au même instant Paris
l'atteint au pied par une flèche.
21. Ailleurs c'est Ulysse qui, après avoir tué maints Troyens, renonce à les dépouiller
(toùç \ièv èaat), et continue à en massacrer d'autres (11.426 ss.).
22. La nuit tombée, dit Ulysse, Dolon viendra peut-être piller quelque cadavre (Tiva
xaTdTe9vTi(í>T<!>v : 10.343).
23. La haute considération dont jouit dans l'idéologie "épique" l'exploit de rapporter
les armes ensanglantées d'un ennemi est prouvée entre autre par ce qu'Hector rêve
pour l'avenir du petit Astyanax, une fois grandi : "Puisse-t-il rapporter, d'un
ennemi tué, les dépouilles sanglantes" (čvapa (ipoTÓevTa); la mère aussi y
trouverait sa joie (^aptii] Se фр^уа цг|тпр : 6.480 s.).
24. Des fendants pareils sont communs dans la Chanson de Roland, v. p. ex. v 2286 ss. :
"Sil fiert en l'elme [...] Fruisset l'acer e la teste e les os, / amsdous les oils del chef
li ad mi fors".
nous l'avons déjà remarqué, est la jointure entre le cou et le tronc ; nous
avons là une partie très vulnérable, car les deux carotides extérieures
y passent, qui amènent au cerveau le sang artériel. Les poètes de
Ylliade montrent, ou mieux font étalage à ce propos d'un savoir
anatomique et traumatologique qui nous donne la mesure du haut
niveau que l'anatomie et la médecine grecques avaient atteint déjà à
cette époque25.
Tant que nous restons au cas du combat singulier entre deux
guerriers de même rang et prouesse, dont il reste incertain qui sera le
vainqueur (et beaucoup, même trop de fois l'issue du combat est
décidée par l'intervention d'une divinité), nous pouvons parler de
défi héroïque et de mort héroïque, et c'est surtout dans ces combats
que l'on voit respecter les normes qui règlent, ou devraient régler, le
sort du guerrier, de son corps et de ses armes.
Mais la guerre de Troie n'est pas faite seulement de duels
chevaleresques ; c'est aussi une guerre conduite par des masses
compactes de combattants, une guerre où les instincts les plus violents
et cruels se déchaînent sans frein et le combat devient une espèce de
"guerre totale" qui n'implique pas les guerriers seulement, mais les
gens inermes aussi, femmes et enfants en premier lieu. Scènes d'une
férocité inouie ne manquent pas dans Ylliade : Achille "ne songe
qu'au meurtre, au sang, aux douloureux gémissements des hommes"
(4>óvóc те k<zï aijiCE xaî àpyaXdoç axovoç âv8pô>v : 19.214)26, et un
véritable massacre de Troyens est exécuté par ce héros dans les eaux
du Xanthos : "puis, l'épée à la main, il bondit tout à coup [...] Son
âme ne se plaît qu'à des œuvres de mort. Il tue en se tournant d'un
côté, puis de l'autre. D'affreux gémissements sortent de tous les corps
que frappe son épée. L'onde est rouge de sang" (épuBaiVexo S' ai'|JuzTi
û'&op : 21.10 ss.).
25. Le livre classique sur l'argument, bien qu'âgé de quarante ans, reste
W.-H. FRIEDRICH, Verwundung und Tod in der Ilias, Góttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht 1956.
26. La rage dont il est pris conduit Achille à un comportement paradoxal comme de
tuer, non seulement les hommes, mais aussi les chevaux ( Tptixiç Ь\шс т' ctÛTOÛç
ôXexev xcti |1лм>хас ťfmouc : 21.520), ce qui est une absurdité, car les chevaux sont
un des biens les plus coûteux et une des proies les plus convoitées. Cfr. Thucydide
VII 29, 4, où les mercenaires thraces renvoyés par les Athéniens mettent à feu et à
sang la petite ville de Mycalessos en Béotie : se ruant dans la ville, "les Thraces
[...] massacrent les gens, sans épargner ni la vieillesse ni la jeunesse, tuant
indistinctement quiconque se trouvait sur leur chemin, y compris femmes et enfants,
les bêtes de somme même (xa\ ùnoCuyia), et généralement tout ce qu'ils
apercevaient de vivant. Les Thraces [...] sont avides de sang, à l'égal des races
barbares les plus sanguinaires" (trad, de J. DE ROMILLY).
27. VII 84, 3-4 (traduction de J. DE R OMILLY). Il est possible qu'en rédigeant ce
passage Thucydide eût dans la mémoire la scène de l'Iliade : mais cela n'ôte rien à
l'objectivité de la narration.
28. V.p. ex. 11.123-47; 16.330 ss. ; 20.464 ss. ; 21.114 ss.
29. Dans la Chanson de Roland, l'on entrevoit l'habitude de "ne pas faire de
prisonniers" w. 1886 ss : "Home ki ço set que ja n'avrat prisun / En tel bataill fait
grant defension : / Pur ço sunt Francs si fiers cume leuns".
30. Un autre type de mutilation, non moins outrageux, mais d'un "style" différent, se
retrouve dans l' Odyssée : on coupe le nez et les oreilles, on arrache les organes
génitaux en les jetant en repas aux chiens ( fi^ôea т* éCepiiaaç офп. xuaïv à
SáoaoQai Od. 18.86 s., cfr. 22.476 ss., où l'on coupe aussi mains et pieds).
fait choir sur le sol la tête avec le casque", pour la dresser enfin dans
l'air avec la lance, "comme il soulèverait la tête d'un pavot"
(14.493 ss.)31. Voilà Agamemnon qui, après avoir fini Coon d'un coup
de javeline, se rue sur lui et lui tranche la tête (xápn cméxotye
napctoraç : 11.260 s.). Voilà encore Ajax Oileùs, qui, après avoir tué et
dépouillé Imbrios, lui "tranche le tendre cou, puis fait rouler la tête
en l'envoyant, comme un ballon, parmi la foule" (хефаХг|У S' ànaXrjç
âno Seiprlç / xótyev ... fixe 8é |iiv a<|>aipn8bv éXi£á|A,evoc Si' оцл'Хои:
13.202 ss.). Dépouillé Patrocle des armes d'Achille, Hector en traîne
le corps : "il veut lui détacher la tête des épaules avec le bronze
aigu" (iV an' &}iouv хЕфаХяу та|кн o£éï какую), en offrant le reste
en pâture aux chiennes d'Ilion (17.126 s.). Ce qu'Hector se propose
- mais qu'il ne pourra pas achever - c'est de "trancher du tendre cou
la tête et la planter sur une palissade" (18.176 s.). Réciproquement,
Achille se refuse d'ensevelir Patrocle "avant d'avoir ici, d'Hector
[...] apporté les armes et la tête" (теи/еа xctî хефаХг^у : 18. 334 s.)32.
Nous avons là une forme extrême d'outrage au corps de
l'ennemi tué. Mais il y a dans Homère une autre forme de décapitation
- décapitation de vivants -, pour ainsi dire collective, en masse, dont
les exemples se trouvent dans le chant 11 de V Iliade. Celles qui
tombent ici ne sont pas les têtes de guerriers singuliers, mais de rangs
entiers de combattants : il ne s'agit évidemment pas des héros de
l'aristocratie, qui arrivent au lieu du combat sur leur char conduit
par l'aurige et qui se mesurent avec leurs pairs. Nous navons là que
des simples "poilus", ceux qui forment le gros des deux armées.
Et voilà donc que, de l'un côté, sous les coups d'espadon ď Agamemnon
déchaîné dans toute sa rage, "tombaient les têtes des Troyens en
fuite" (nťnxe xápnva / Tpóov феиуоутшу, v. 158 s.), tandis que de
l'autre côté nous voyons Hector qui, après avoir tué à la façon
"héroïque" toute une série d'Achéens, se met à faire massacre parmi
la foule (nXnBuç) des simples fantassins, et les têtes tombent en masse
sous ses fendants (nuxvà харкав' иф' 'Exxopi SqivaTO Xa&v : v. 309).
On est tenté de dire que, dans le code épique, la décapitation
n'est pas seulement l'outrage le plus grave que l'on puisse infliger au
31. La comparaison est cruelle, presque sarcastique : on imagine une tête toute
ensanglantée, dont la couleur rappelle celle du pavot.
32. De la même façon, Euphorbos, pour venger son frère tué par Ménélas, n'aura pas de
répit tant qu'il n'aura déposé dans les mains de ses parents la tête et les armes
(xe<JKxXf)V xaî ituyta) de Ménélas (17.38 s.). L'association courante entre la tête et
l'armure s'explique par le fait que la première devient un trophée, et en même
temps une preuve d'avoir tué l'ennemi.
33. Dans
teste" la
c'est
Chanson
la diviser
il y en
a plus
deuxded'un
"têtes
fendant
cassées"
d'épée
que(p.
deex.
"têtes
1956coupées"
ss. "Fiert: Marganices
"trencher la
sur l'elme [...] trenchet la teste d'ici qu'as denz menuz"). Le coup peut avoir une
telle force que le guerrier tout entier est coupé en deux, et l'épée arrive jusqu'à
traverser la selle et a pénétrer dans le corps du cheval (p. ex. 1370 ss. "Tute la
teste li a par mi sevrée, / trenchet le cors [...] la bone sele [...] e al ceval a l'eschine
trenchee". Dans un seul cas on fait allusion à une véritable décapitation : v. 2094
ss. Charles trouvera autour du corps de Turpins 400 Sarrasins, "alquanz nafrez,
alquanz par mi ferut, / si out d'icels ki les chefs unt perdut".
C'est alors seulement que son "âme" aussi, sa фи/гь qui au moment du
décès physique abandonne son corps en fuyant vers l'Hadès, se
plaignant d'avoir perdu "sa virilité et sa jeunesse" (avopoTrjxa xaî
îfônv), alors seulement ce souffle vital trouvera sa paix en recevant
accueil dans ce lugubre monde d'ombres.
Quant au corps resté sur le champ, et tant mieux s'il s'agit d'un
héros de rang élevé, c'est un deuxième calvaire qui va commencer
pour lui. Déjà la spoliation de l'armure, lorsqu'elle a lieu, dégrade le
guerrier en le réduisant à rien qu'un corps nu, souillé de sang et de
poussière, avec l'anéantissement de cette unité étroite, de cette
presqu'inséparabilité entre le corps et les armes qui, comme nous
avons vu, constitue le héros dans sa forme visible la plus
authentique. Maintenant, privé de son armure, ce corps devient un objet
disputé entre les deux parties. Vïliade est parsemée d'épisodes où le
mort est traîné d'un côté à l'autre dans une mêlée sanglante.
Il y a un double impératif qui impose de tels comportements :
d'un côté, c'est une obligation d'honneur des compagnons d'armes du
mort que de le mettre à l'abri, pour empêcher qu'il ne reste la proie
des adversaires et afin qu'il puisse recevoir, la bataille terminée, les
honneurs funéraires qui lui sont dus. De l'autre côté, s'emparer non
seulement des armes, mais aussi du corps du héros tombé est pour les
ennemis un grand titre de gloire. Qu'il suffise de rappeler ici, dans le
très long épisode de la lutte autour du cadavre de Patrocle, le
moment où les deux Ajax, malgré toute leur bonne volonté, ne
parviennent pas à en éloigner Hector, qui pourrait enfin s'emparer du
corps en gagnant ainsi une "gloire infinie" (aanexov xûSoç : 18.165).
Dans ce moment de la bataille, c'est justement ce que cherchent les
Troyens, "voulant le tirer vers leur ville et remporter la gloire"
(xuSoç âpEa0ai : 17.285 s.). Trois fois Hector saisit le corps par les
pieds (et trois fois les Ajax l'en écartent), semblable au lion qui a
saisi entre ses crocs une carcasse d'animal et ne se résigne pas à
lâcher prise (18.155 ss.).
Evidemment, s'emparer du cadavre d'un ennemi de rang n'est
pas seulement un exploit glorieux : le corps a sa valeur économique,
parce que les parents seront obligés de payer le prix du rachat, qui
sera proportionné au rang. Et parfois la pression exercée sur les
parents ou les compagnons se fait encore plus forte, lorsque on ne se
contente pas de garder le cadavre conquis, mais qu'on l'abandonne
par surcroît "aux chiens et aux oiseaux", comme nous verrons tout-à-
î'heure.
34. 2.392 "éviter les chiens et les oiseaux" n'est qu'un tour différent pour exprimer
l'idée de "n'être pas tué". Voici le passage complet : (Agamemnon menaçant les
siens) : "Si j'aperçois un homme à l'écart du combat près des nefs recourbées, il ne
lui sera pas facile d'éviter les chiens et les oiseaux" (фиу&*у xiivaç i\ô' oiwvoiSç).
35. Pour éviter que le corps d'Hector ne soit dévoré par les chiens, "la fille de Zeus,
Aphrodite, les chasse et de jour et de nuit" (23.183 ss.), cfr. 24.408 ss.
36. Cfr. C. MAINOLDI, L'image du loup et du chien dans la Grèce ancienne d'Homère à
Platon, Paris, Editions Ophrys, 1984, p. 105.
37. 13.232 s. ; 15.348 ss., et v. n. 22.
38. P. ex. 17.254 s. : "... et que chacun de vous s'indigne dans son cœur en pensant que
Patrocle aux chiennes d'Ilion va servir de jouet!" (Tpyfjoi xvoi ц&лпбра
yzvéoQax ). En effet, Hector essaye de "traîner le cadavre et de l'offrir en repas aux
chiennes d'Ilion" (Tfxůřjot ... xvoi ': ib. 126 s.). Réciproquement, c'est le même
Hector qui supplie Achille de ne pas permettre que son corps soit dévoré par les
chiens "près des nefs achéennes" (\if\ jie ta napit vnuoi xovaç xataSátycu
'Ayatôv : 22.339). V. encore 17.241, 272 s., 558 ; 18.179.
39. Après les chiens, ce qui reste sera rongé par les vers : (Achille à Hector) "Toi, [...]
lorsque ta chair aura rassasié les chiens, ce sont les vers grouillants qui mangeront
ton corps" (aíóXai eùXal xcrréSovTcu, èneï xtiveç xopéawvTat : 22.508 s.) ;
v. encore 19.26, 24.414 s.
40. Si le corps du guerrier est abandonné dans les eaux d'un fleuve, ce seront les
poissons qui goûteront à son gras : "Anguilles et poissons autour du corps
s'empressent, déchirant et rongeant la graisse de ses reins" (Sríjióv epenTÓ(i£VOi
émve<|>p{Siov xeťpovrec 21.203 s.).
41. "Et, pour finir, moi-même, à la première porte, déchiré par les dents sanguinaires
des chiens [...] ces chiens que j'ai nourris à ma table [...] et qui boiront alors, fous de
rage, mon sang, puis dans mon vestibule étendus dormiront !" (22.66 ss.). Cfr. aussi
Odyssée, 21. 363 ss.
42. V.
Psychologie"
à ce propos1980,
J.-P. pp.
VERNANT,
209-41, en
La particulier
belle mort pp.
et le236
cadavre
s. sur outragé,
le morcellement
"Journal du
de
cadavre : "... le livrer aux bêtes ce n'est pas seulement lui interdire le statut de
mort, c'est le dissoudre dans la confusion, le renvoyer au chaos, à une entière
inhumanité : devenu, dans le ventre des bêtes qui l'ont dévoré, chair et sang
d'animaux sauvages, il n'y a plus en lui la moindre trace de l'humain : il n'est
strictement plus personne".
43. Il ne faut pas oublier que selon les croyances des Grecs, les âmes des défunts ne
trouvaient leur paix (n'avaient d'accès à l'Hadès) qu'après l'ensevelissement
selon les rituels du cadavre.
44. "Nella psicologia arcaica il corpo, il cadavere, non è una parte dell'uomo о ciô che
resta di lui, , bensi è l'uomo stesso" (E. AVEZZÙ, comm. à Omero. Il riscatto di
Ettore, a cura di M.G. ClANI, Venezia, Marsilio 1990, p. 85).
Résumés
• Le héros homérique forme avec son armure un tout indivisible, qui risque
l'anéantissement après la mort, d'ailleurs inévitable, au cours de la bataille. Le corps
du héros tombé peut être dépouillé de ses armes par l'ennemi, ce qui constitue le plus
sérieux déshonneur pour le guerrier. Mais ce corps peut essuyer aussi d'autres formes de
mauvais traitements : mutilations diverses (décapitation entre autres), abandon du
cadavre en proie aux oiseaux et aux chiens qui s'en repaîtront. C'est que dans la guerre
homérique les règles du combat et du traitement des morts ne sont pas toujours
respectées, et les combattants eux-mêmes vivent dans le souci menaçant de ce qui
arrivera à leur corps - c'est-à-dire à eux-mêmes - s'ils sont vaincus.
• L'eroe omerico forma con la sua armatura un tutto indivisibile, che rischia
l'annientamento dopo la morte, d'altronde inevitabile, in battaglia. Il corpo dell'eroe
caduto puô venire spogliato dai nemiá délie sue armi, ciô che costituisce il più grave
disonore che un guerriero possa subire. Ma questo corpo puô essere oggetto anche di
altri maltrattamenti : mutilazioni di vario génère (decapitazione, fra le altre),
abban dono del cadavere in preda agli uccelli e ai cani che se ne pasceranno. Nella
guerra omerica le regole del combattimento non sono sempře rispettate, e i combattenti
stessi vivono nella preoccupazione incombente di ciô che accadrà ai loro corpi - che è
corne dire a loro stessi - se saranno vinti.