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25/7/23, 21:57 André Gide & la réécriture - Philoctète et Œdipe roi de Sophocle relus par André Gide - Presses

ide - Presses universitaires de Lyon

Presses
universitaires
de Lyon
André Gide & la réécriture | Pierre Masson, Clara Debard,
Jean-Michel Wittmann

Philoctète et
Œdipe roi de
Sophocle relus par
André Gide
Jean Bollack
p. 15-25

Texte intégral

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1 On ne se passe pas des mythes. Ces arrangements littéraires


d’éléments libres, sans figuration naturaliste et sans
croyance1, ne survivent pas en tant que tels ; ils existent pour
être niés dans la réécriture et dans le grand chambardement
des genres. Leurs noms nous parleront encore : ils diront
autre chose. L’innovation s’en détache, et en même temps
elle y colle. Maintenir en équilibre ces deux termes devient la
prouesse de l’auteur. Le rapport finit par être essentiel à la
littérature et la caractérise ; tout a été dit, et tout (ou
presque) reste à être redit. La modernité vit du et dans le
passé, elle s’y alimente, et s’y constitue2.
2 La réécriture du Philoctète de Sophocle par Gide est
paradigmatique dans la mesure où elle s’appuie fortement
sur l’original, et s’en éloigne fréquemment3. Elle l’analyse et
elle le glose, le saisissant tel qu’en lui-même dans son
caractère moral et philosophique, tout en ouvrant sur une
création singulière. Elle s’introduit d’entrée dans le débat qui
caractérise la pièce antique – que Gide nous semble parfois
comprendre mieux que certains philologues. Il renonce à la
péripétie, intérieure et silencieuse, de l’écoute par le héros
évanoui de la conversation de ses ennemis, comme au coup
de théâtre de l’intervention d’Ulysse, déguisé en marchand,
venu relancer Néoptolème ; il préfère les tableaux vivants,
objets d’une visualisation intellectuelle (il renoncera dans
Œdipe à la célèbre péripétie du Corinthien). Un coup de
génie : la suppression de l’épiphanie d’Héraclès à la fin –
Racine, selon la préface d’Iphigénie en Aulide, n’eût pas fait
autrement. C’est Philoctète qui devient Héraclès, au prix du
tragique (car le « happy end », se dénudant comme artificiel,
appartient au tragique).
3 Le Philoctète de Sophocle, une pièce apparemment centrée
sur le personnage éponyme, demande à être considéré sous
plusieurs éclairages. Il est un et triple à la fois. Le héros,
parti avec les Atrides à la guerre contre Troie, a dû quitter
l’expédition, ayant été mordu par un serpent qui gardait une
île interdite (on ignore le contexte de l’histoire, qui reste
énigmatique, comme il arrive chez Sophocle, si bien qu’il
nous est impossible de donner à ce malheur une autre cause

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qu’une décision des dieux, soucieux de prolonger la guerre).


Les Grecs l’ont abandonné plus loin, sur une autre île,
totalement déserte, où, blessé, il s’est installé pour vivre en
solitaire, en dehors de toute société humaine – suffisant à
ses besoins par la chasse comme un homme de la
préhistoire. Le mal parfois s’en va, puis l’accable à nouveau.
Il vit et meurt successivement.
4 Il a pour compagnon son arme, l’arc et les flèches qui « ne
manquent pas leur but », que lui a léguée Héraclès et qui
assure sa survie. Au loin les Grecs, au terme de la neuvième
année de guerre, ne sont pas parvenus à conquérir la ville ;
ils sont renvoyés à un oracle qui ici, comme dans d’autres
pièces de Sophocle, tient un rôle déterminant et structure
l’action. Il annonce que la victoire est associée à la
possession de l’arc fatidique. Ainsi, l’avenir glorieux de la
Grèce et la ruine de Troie reposent entièrement sur le
consentement d’un héros misérable et trahi, qui a toutes les
raisons de détester les Grecs. Comment s’en sortir ? Le
problème n’a pas de solution. Les uns sont dans l’impasse et
l’autre est enfermé dans sa haine.
5 Ulysse a été chargé de l’affaire. Il a un plan, qui coïncide
parfaitement avec le déroulement de l’intrigue de la tragédie.
Tout a été prévu, d’abord par les devins, puis par la ruse d’un
homme. Ulysse sait qu’il ne réussira pas à s’emparer de
l’arme sans l’assistance et l’entremise du fils d’Achille,
Néoptolème. C’est lui, le troisième homme, qui devient le
personnage principal. D’après ce que nous savons des
Philoctète d’Eschyle et d’Euripide, qui s’en passaient,
Sophocle est l’inventeur du rôle. Trois éthiques s’imbriquent
et se commandent, trois actions tendent vers une seule fin au
nom de trois vertus.
6 Néoptolème est un jeune roi, successeur d’Achille. Son rang
et son autorité sont méconnus, quand on en fait un
adolescent naïf et gourmé. Il commande au peuple des
Myrmidons. Le chœur, composé par les marins de sa flotte,
l’écoute et le conseille : « car il est plus habile et plus sage
qu’un autre, celui qui tient en main le sceptre divin de Zeus.
Le pouvoir souverain que tu possèdes, mon enfant, t’est venu

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de tes aïeux. C’est pourquoi, dis-moi, mon enfant, en quoi il


faut que je te serve4. » (v. 139-143) Et c’est bien lui qui sera
l’arbitre, qui décidera à la fin.
7 Si le jeune roi pratique la vertu royale et politique, l’officielle
et la civique sont l’apanage d’Ulysse, tandis que l’humaine,
dictée par la souffrance, appartient à Philoctète. Le
spectateur est invité à les considérer séparément.
8 Néoptolème a l’avantage de sa noblesse, autant que de son
inconscience juvénile. Ulysse l’a choisi comme intermédiaire
parce qu’il sait qu’il existe un art de la persuasion supérieur
au sien, lorsque le négociateur ne s’acquitte pas seulement
d’une mission comme lui, officier aux ordres de la
communauté grecque, mais qu’il s’identifie à son rôle. Le
jeune garçon comprend en agissant, et apprend en s’initiant.
Il fait tout ce qu’Ulysse lui demande ; en même temps, en
accompagnant le blessé, il découvre ce que cette action
signifie. Au début, il ne condamne pas la ruse d’Ulysse, mais,
en jouant le rôle qui lui est dévolu, il reste dans la vérité que
le mensonge implique en la reniant. Il découvre petit à petit,
en cherchant à persuader Philoctète, les fondements d’une
république reposant sur le juste, le beau et l’utile :
9 – le juste : « Mais si elle est juste, cette folie vaut mieux que
la sagesse » (v. 1246) ;
10 – la gloire ou le beau : « Quel avantage pour toi [...] quand tu
auras pris Troie, d’acquérir la gloire la plus éclatante ? « (v.
1344-1347) ;
11 – l’équité : « Cher ami, apprends à ne plus être intraitable
dans l’infortune » (v. 1387).
12 Il réinvente toutes les phases du plan d’Ulysse en les
réalisant. Le drame, à la lumière de ce dédoublement
« hypocrite », dans le sens où il ne croit pas à ce qu’il dit,
révèle sa contradiction. C’est le gain, non d’une exclusion,
mais d’une ingénuité princière. L’oracle – et le destin du
même coup – n’est-il pas bafoué, quand Ulysse décide
d’amener l’arc à Troie sans Philoctète ? Néoptolème s’oppose
à Ulysse sans le trahir. Mais il prend un parti qu’il n’est pas
en mesure de tenir, en choisissant à la fin d’accompagner

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Philoctète sur la route de l’Ouest. Le tragique est dans cette


impasse.
13 Ulysse est venu de Troie avec sa flotte. Néoptolème a la
sienne. Ils n’étaient pas sur le même bateau. C’est dans la
pièce même, dans l’ouverture, qu’Ulysse et Néoptolème se
rencontrent. À la fin, les héros s’éloignent à jamais l’un de
l’autre, selon la logique de la tragédie, car les valeurs
défendues sont inconciliables. Deux dénouements sont
esquissés. Le premier fait fi de la fatalité : Ulysse emporte
l’arc, abandonne son propriétaire. L’arc et le héros ne
devraient-ils pas être réunis ? La figure d’Héraclès, dans la
fonction d’un deus ex machina, surgit par artifice – l’artifice
théâtral qu’a inventé Euripide. On joue, on peut terminer
comme ci ou comme ça.
14 La pièce date de 409 av. J.-C. ; l’influence du rival en
tragédie, Euripide, s’est exercée depuis longtemps, et en
profondeur. L’issue fatale peut être évitée, s’il le faut, et il le
faut, puisque les deux compagnons doivent retourner à Troie
(c’est l’histoire, et c’est leur destin) et rejoindre ensuite la
Grèce de là-bas. Sophocle réécrit le dénouement. Ce n’est
pas la vérité comme telle, exposée pour finir. On assiste à
une épiphanie5, et les héros reprennent la parole et
redressent la chose ; au lieu de l’ouest, on ira à l’est, comme
Ulysse. Le tragique s’est mis en question, il s’est révélé dans
sa différence – il est peut-être devenu anachronique.
15 Comme Sophocle et Euripide, Gide réécrit. Le premier acte
expose. Le jeune Néoptolème évoque le voyage qui l’a amené
en quatorze jours, sur le même bateau qu’Ulysse, de Troie
jusqu’en un pays de neige et de glace, rappelant Swedenborg
et Séraphita. Balzac est loin d’occuper une place privilégiée
dans l’univers littéraire de Gide, il n’est ni féru de recherches
d’écritures ni de symbolisme ; n’empêche qu’il a aimé les
romans mystiques. C’est un voyage d’initiation auquel
Néoptolème se sent préparé ; il l’analyse, se voyant parvenu
« sous un ciel si blanc, si gris, qu’il semble au-dessus de nous
une autre plaine de neige étendue, loin de tout » (RR1,
p. 448). Il y a là une transcendance qui lui appartient.
Ulysse, qui dirige l’affaire, expose le passé, la blessure de

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Philoctète, puis la raison de leur mission présente. Calchas,


le devin, a révélé à l’armée que l’arc de Philoctète était seul
capable d’apporter la victoire ; il fallait le dérober à
l’habitant solitaire de l’île lointaine, mentir pour gagner sa
confiance. Gide, dans son « remake », conserve le fil de
l’histoire. Mais ce n’est pas proprement le mensonge
qu’Ulysse enseigne à son élève qui fait problème. Ce qui est
retenu de la discussion socratique de Sophocle, ce serait
plutôt, mieux accordé au sentiment des modernes, le statut
de la conscience individuelle. Ulysse se réclame des ordres
des dieux (n’est-ce pas, chez le protestant qu’est Gide, une
pointe contre l’autoritarisme de l’Église catholique, se
passant de « l’aveu de chaque homme » ?). Néoptolème ne
peut le suivre : « à présent je ne sais plus que dire, et même
il me semble... » (p. 451) Le discours politique décroche et
s’arrête sur un désaccord. Philoctète arrive, et il se tait ; il a
compris. Ulysse sait tout. Il contrefait le discours de sa
victime, c’est sa force que de prévoir toutes les mascarades
dont Sophocle a fourni le modèle.
16 Le deuxième acte réunit les trois personnages. Il est vrai que
Néoptolème n’intervient qu’une seule fois ; sa présence est
physique et mystérieuse, il est le témoin et le destinataire du
récit qui se concentre sur la solitude et y ramène le langage
aussi bien que la pensée. Philoctète ne s’est pas transformé
en philosophe ; il est passé maître du discours qui, sans
autre interlocuteur que lui-même, lui a appris ce qu’était
l’homme. On parlait chez Sophocle de la Grèce entre Grecs,
mais c’est maintenant du sujet traité littérairement que l’on
parle, dans une nouvelle projection autoréflexive. Le drame
qui s’écrit se soucie de ses conditions de possibilité.
Philoctète, en se parlant à lui-même et en se retrouvant dans
toute chose, découvre ce que parler veut dire. Il se satisfait
d’un soliloque au sens le plus strict, d’une réduction : « Je
m’occupais aussi à me raconter mes douleurs, et, si la phrase
était très belle, j’en étais d’autant consolé » (RR1, p. 454-
455). La théorie esthétique prend le dessus. Les mots ont
leur monde à eux, on peut y entrer et à travers eux
communiquer avec l’entourage, si bien que l’expérience du

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sujet, orientant la nature du langage, se transmet en un


parfait accord avec les objets qui lui parlent à leur tour. C’est
la poésie même, celle d’un Eschyle, que Gide fait réciter à
Philoctète (p. 455).
17 Comme l’oiseau blessé qui meurt de ne pouvoir voler, les
mots se sont gelés, ne pouvant se propager, et le maître
s’abstrait lui-même dans une fixation platonisante du monde
des idées ou de la pensée. Cette idylle, Ulysse ne peut pas la
faire sienne.
18 Le troisième acte se rattache aux paroles échangées par les
étrangers, que le solitaire à leur insu avait entendues. C’est
un nouveau soliloque qui se fait entendre à propos de l’arc.
Philoctète découvre les motifs d’Ulysse. La Grèce est loin –
dépassée. Reste pourtant Néoptolème, c’est son heure. La
figure est évoquée, la silhouette attirante. N’est-ce pas la
même sensation que celle qu’avait produite la prise de
conscience de soi dans l’acte II ? Les phrases s’interrompent
et s’entrecoupent, s’ouvrant à l’émotion (RR1, p. 458-459).
Néoptolème connaît le secret du coup préparé ; venu
s’instruire, il instruit. L’alliance se constitue autour d’un
savoir, sur une transcendance que détient (ou détenait)
Philoctète, « au-dessus des dieux » (p. 459), d’Ulysse. Mais
le vieil homme ne pense pas qu’il puisse convaincre le
garçon. Il hésite. Néoptolème rapporte l’entretien à Ulysse. Il
y a « quelque chose » qui a été dit, qui se soustrait aux
intérêts de la patrie. Ulysse l’entend, mais il écarte le
problème. La magie fera son effet. L’endormissement de
Philoctète restitue le thème du sommeil, placé au centre de
la pièce de Sophocle, où il sert d’épreuve de vérité, le blessé
entendant dans son coma la conversation d’Ulysse et de
Néoptolème révélant qu’il est trahi par son nouvel ami (v.
821-866) ; il est actualisé chez Gide par le recours à un
narcotique. C’est ainsi qu’Ulysse prend possession de l’arc,
tandis que Néoptolème ne s’y résout pas. La pièce oppose
radicalement les systèmes de valeur et en tire les
conséquences ; c’est en effet l’unique solution qui se présente
au point culminant d’une réflexion. Regrettant de soutenir
les Grecs, ennemi des siens et de sa patrie, le vieil homme se

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dit que c’est pour lui-même qu’il agit ; il justifie sa position.


Ulysse comprendra qu’il agit « pour autre chose », et que
cette chose, il ne sait pas ce qu’elle est (sc. 2). Il n’y a pas de
vertu, l’atteindre serait « au-dessus de nos forces ».
L’homme politique à la fin se dédouble – ment-il ? Il
exprime cyniquement son admiration devant la beauté du
geste. Ce sont des paroles. Il ne peut pas faire comme
Philoctète ; il n’a rien à donner en échange, rien que des
paroles. La rhétorique triomphe. Comment comprendre les
deux lignes de la fin dans l’acte V ? « Ils ne reviendront plus.
Ils n’ont plus d’arc à prendre... — Je suis heureux. » (p. 463)
L’arc, dans l’isolement, rattachait le héros au monde ; il
pourra mieux être la personne qu’il est, n’ayant plus à jouer
d’autre rôle que le sien, selon le Traité des trois morales.
19 Œdipe (1930) n’est pas un traité. Nul démon socratique ne
plane sur son histoire. C’est une parodie. La pièce se range
au début d’une longue série, gaillarde et cruelle, de mises en
pièce de la tragédie grecque (Cocteau, Anouilh, Giraudoux,
Sartre et d’autres). C’est un modèle fondateur dans l’histoire
du théâtre contemporain6. Philoctète est antérieur par la
date de publication (1898), mais on sait que ces dates, chez
Gide, perdent de leur sens dans la longue durée de la
gestation de l’œuvre. Œdipe est plus vieux que sa sortie ne
pourrait le laisser croire.
20 Gide prend ses distances avec Œdipe. Ce héros hors du
commun, il le fait se présenter lui-même comme une
invention, « quelqu’un qui s’avancerait sur le devant d’un
théâtre » (RR2, p. 683). La pièce a des antécédents
fictionnels : « Ceci me ramène à ce que je disais » (p. 683).
C’est une nouvelle distance. Comment dire ce qu’on est
quand on est ce personnage-là ? La prédestination calviniste
est évoquée pour justifier sa réussite et une évidente
supériorité. Œdipe crée au-dessus de lui « une sacrée
puissance » (p. 683), un dieu qui le mène, être d’exception
qu’il est (le roi de Sophocle n’était guidé que par la
réflexion).
21 Chez l’auteur antique, tout se passe selon les desseins du
dieu ; la prédestination est évidente, mais elle s’explique

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dans l’enchaînement des filiations auquel Gide ne se réfère


guère. Le père, Laïos, a fait un enfant en dépit de
l’interdiction de l’oracle de Delphes. Aussi le dieu « gonfle »-
t-il son existence (RR2, p. 683) – selon le terme de Gide,
retenant, pour la richesse du calembour, l’une des
étymologies antiques, une référence au pied « enflé » (oidâ)
à la suite de la blessure de l’enfant trouvé, et non celle qui le
rattache au savoir (oida) ; il la grandit démesurément pour
qu’il détruise sa race. Œdipe ne devait pas être ; il devait
reconnaître le non-être de sa naissance. C’est, dans la pièce
de Sophocle, un double recul, d’abord dans l’intrigue, quand
il avance pour se perdre, puis en lui, quand il est
progressivement amené à découvrir son malheur dans la
rétrospection (v. 1369-1415). La malédiction, qui est à
l’origine du drame, n’est plus crédible ; elle ne peut opérer
comme un moteur. Gide est ainsi amené à représenter une
polarité : l’excès de bonheur est destiné à alourdir la
contrepartie du mal. Renonçant à reconstituer la logique
dramatique, il renonce du même coup à la généalogie qu’elle
présuppose et doit réarranger les nombreux éléments
retenus dans un nouveau cadre, nécessairement composite ;
on voit défiler, dans une parade savante, les scènes d’une
anthologie œdipéenne ou sophocléenne.
22 Le chœur (conservé par Gide) représente l’opinion, attachée
aux dieux. Comme dans la tragédie grecque, il interprète. Il
observe que le mal de la peste est associé à la majesté royale,
la mort au salut. Les deux expériences ne sont-elles pas, « en
quelque mystique façon, solidaires » (RR2, p. 684) ?
23 Créon rentre de Delphes (encore une scène conservée),
confirmant la nature expiatoire du fléau, mais la voie est
ainsi ouverte, qui conduit directement à la femme, et, avec
elle, à toute la famille rassemblée avec les quatre enfants –
une innovation de Gide. Les longues scènes qui, dans Œdipe
roi, se succèdent, conduisant du domaine public à la sphère
privée, sont condensées à l’extrême. On passe vite de la
vacance du pouvoir aux insuffisances de l’enquête, de
l’arrivée d’Œdipe à l’exercice de la royauté et à l’angoisse qui
le tient. Ce qui compte, c’est l’apparition menaçante de

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l’instance religieuse avec le devin Tirésias, défenseur du


peuple. Car le peuple souffre. L’injustice sociale s’ajoute
comme une onzième plaie à la peste, châtiment des dieux.
C’est l’option moderniste et politique que les résumés et les
repères d’Œdipe roi sont chargés de soutenir. C’est comme si
Gide s’était exercé à traduire des morceaux, puis réutilisait le
puzzle du matériau polyvalent dans un deuxième temps. On
ne peut s’empêcher de faire des rapprochements (n’est-ce
pas ce que l’auteur attend aussi ?) et de reconnaître la main
qui recompose et dépose son empreinte (la réécriture
imprime une signature, c’est le cachet de l’autorité
auctoriale) : le travail qui fait passer d’une satire déjà
anticléricale chez Sophocle à une charge plus radicale est
évident. Les classiques auraient donc déjà visé ce que le
présent déteste. Le devin reproche à Œdipe de ne pas
« trembler » devant Dieu (RR2, p. 686). Là où Œdipe, le roi
grec, s’en prenait au pouvoir religieux parce qu’il détenait
une vérité qui concurrençait le pouvoir politique, le Tirésias
de Gide en appelle à l’examen de conscience chrétien
(« coupable, chacun de vous l’est devant Dieu » [p. 687]).
24 Traçant une ligne de traverse, l’entretien avec Créon,
repoussé à la fin, conduit à l’origine d’Œdipe et à l’interdit de
procréer. Les critiques à l’époque cherchaient la faute, alors
qu’Œdipe est innocent. Pour Gide, il est grand ; l’homme
était solitaire parce qu’il était plus homme que tout autre, un
surhomme dans la tradition nietzschéenne. Le conseiller,
Créon, et la femme, Jocaste, attisent par leurs paroles
doucereuses la passion d’Œdipe. Le vicaire des dieux et ses
sermons codifiés entraînent Créon, le dirigent.
25 On s’interroge sur la rage qui animait Gide quand il
parodiait la pratique religieuse et y ramenait tout son travail
de remaniement. Œdipe pourrait représenter dans sa
personne un idéal de perfection humaine qui ne pouvait être
menacé que par les prêtres. Qu’y aurait-il d’autre dans la
tragédie que cette unique figure qu’on y extrapole (tel
« l’homme » souffrant qu’est Philoctète7), et qu’il fallait
confronter avec son substitut abusif ?

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26 L’acte II présente les quatre enfants, à qui Gide attribue une


place inattendue et privilégiée dans une chorégraphie
nouvelle. Ce spectacle, qui synthétise les tragédies de
Sophocle du cycle thébain des Labdacides, est central.
L’horreur provient des liens de famille, étouffants et
maléfiques. Les groupes incestueux, de deux acteurs chacun,
se resserrent et se défont. Gide en fait des amoureux. Voici
Antigone avec Polynice, l’une est la piété même, son frère ne
la suit pas. Ismène et Étéocle thématisent le mouvement. Les
uns se réunissent, les autres s’éloignent. Antigone se heurte
à Ismène que son besoin de bonheur met hors jeu ; elle
repousse Antigone dans la sombre sphère d’Œdipe. Les deux
garçons restent solidaires. L’amitié les renforce ; ils ont
comme caractère principal de mal penser ; ils vivront la
transgression et mèneront leurs conquêtes jusqu’au fond de
l’inconscient. C’est une autre recherche, que celle d’Œdipe,
un autre savoir, rejoignant Ismène, mais à une autre
distance que la sienne du tragique.
27 Œdipe les appelle « petits » ; ce sont des enfants mais ils
jouent la comédie des grands. Il ne restera au père infortuné
qu’Antigone ; il entrera dans la voie qu’elle lui aura tracée et
qui ne conserve du tragique que l’apaisement produit par la
déchéance. Il s’intègre dans les vies qui s’inscrivent en
contrepoint comme autant de tours de piste. Le
débordement est maîtrisé, l’apaisement assumé. Est-ce une
« cure » ? Créon, le conservateur, comme Œdipe le
« gonflé », en sont les spectateurs. Au début de la pièce, à
l’arrière-plan, le passé d’Œdipe s’ouvre et se dérobe à
mesure ; les personnages sont conduits à l’inconnu, à
l’indéchiffrable ; la reconstitution met en lumière
l’inconscience – la découverte suivra.
28 Après l’interlude-ballet, le troisième acte, baigné par la
présence du divin, reconstitue et clarifie. C’est une scène de
tribunal réglée par l’accusé. Comme dans Sophocle, Jocaste
est l’obstacle à la découverte de la vérité. Œdipe interroge. Il
y a eu meurtre, il est le meurtrier et doit rompre avec son
entourage. Le prêtre est là pour en tirer parti et valoriser la

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souffrance et la pénitence dans l’éclairage d’une


modernisation chrétienne.
29 Quelle est la visée ? L’oracle apollinien sanctionnait le crime.
Le théologien moderne fait œuvre, sa relecture tend plus
loin. Le péché a sa nécessité : se réconcilier avec soi-même
grâce au dieu. Œdipe corrige Jocaste qui veut attribuer aux
puissances du ciel l’aveuglement de son mari. Il avait cessé
de croire pour ne dépendre que de lui-même, mais : « à
présent, je ne me reconnais plus dans mes actes » (RR2,
p. 704). Le moi s’est divisé, il s’est séparé du soi : il a pu
vouloir la gloire, aidé par le dieu, mais pas le crime.
L’Apollon de Sophocle est évincé, privé de son oracle
inflexible. C’est l’un des passages où Gide s’éloigne avec le
plus de fougue de la matière traitée. Il faut échapper à soi-
même, « [i]nventer quelque geste fou » (p. 705). Ce sera se
crever les yeux, se percer les prunelles, se priver du bien le
plus précieux de l’homme.
30 À l’entrecroisement des trois routes, Œdipe s’était trouvé
entre le dieu de Delphes qu’il fuyait et le Sphinx de Thèbes
qui lui a révélé la vérité de l’homme – l’unique objet de toute
recherche (Gide retient la majuscule). Le crime irréparable,
le meurtre du père, s’est accompli au milieu de ce chemin. À
chacun son Sphinx ; celui-ci lui fera don d’un « soi ». Œdipe
incarnait dans son être d’homme la réponse qu’il avait
donnée au monstre de Thèbes, qui n’y avait pas survécu. Sa
propre fin est une réplique terrible de l’événement, dans la
prise de conscience qui l’écrase. Gide en fait « les ombres du
soir » (RR2, p. 701). Rien de cela ne se lisait dans Sophocle.
Gide n’a pas conservé la découverte par Œdipe du non-sens
de son existence, qui, chez Sophocle, est si fortement mise en
scène.
31 Tout se règle dans le dénouement. Jocaste se pend, Œdipe se
mutile à côté, comme dans Sophocle. Créon a pris les
commandes de la cité, Œdipe est exilé. Mais il y a de l’Œdipe
à Colone dans la tombe offerte au héros voyageur, et des
Phéniciennes dans le dévouement d’Antigone, la pure. En ce
qui concerne l’énucléation à soi-même infligée, le sens en a
été bien souvent questionné tout au long de l’histoire de

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l’interprétation d’Œdipe roi. L’obscurcissement produit plus


que du noir. Gide voit juste en dégageant un dépassement,
mais il reste, face à son modèle, dans une perspective
psychologique8. Le monde dans lequel Œdipe entre chez
Sophocle était celui de la connaissance. Il avait jusque-là
servi le dessein du dieu ; la mutilation lui fait prendre
possession de son passé dans l’ordre de la connaissance ; elle
lui permet d’interroger le dieu et en fin de compte la violence
qu’a exercée l’ordre même qui se rétablit. Pour Gide, Œdipe
s’est élevé au-dessus des croyances du peuple ; Antigone lui
sert de guide. Est-ce de la pureté ? Gide ne peut la présenter
que sous l’aspect d’un renoncement, comme celui de
Philoctète, absolu. Œdipe a fait comme lui, dans la
souffrance, une expérience cruciale ; c’est ce message d’un
au-delà du moi qu’il prête au voyageur pour qu’il le propage
parmi les hommes.
*
32 On parle de conversion (c’est l’un des sous-titres envisagés
pour la pièce). Une conversion qui mènerait, à la fin de la vie
de Gide, à la sérénité. En tout cas le grand vaincu, le Lear
moqué et déchu, qui apparaît dans Thésée (1946), n’est pas
plus près que celui-ci de l’Œdipe de Sophocle. Au contraire :
la première pièce, si neuve, de 1930, touche d’emblée un
trait essentiel à la figure antique. Le dépassement est
commun au modèle et à l’adaptation, même si la chose
dépassée ne l’est pas.

Notes
1. Sur ces modalités de la mythologie, voir Éric Marty, « Considérations
sur la mythologie. Croyance et assentiment », BAAG, n° 78-79, 1988,
p. 107-114.
2. Sur la nature et la vie du mythe, voir mon avant-propos « Le problème
du mythe : de quoi est-il fait ? », dans Métamorphoses du mythe.
Réécritures anciennes de mythes antiques, Peter Schnyder (dir.),
L’Harmattan, 2008, p. 11-22.
3. Voir RR1, p. 445-464 et 1339-1348.
4. Nous utilisons la traduction de Paul Masqueray dont plusieurs
éditions sont disponibles chez Les Belles Lettres, et indiquons entre
parenthèses les numéros des vers dans le texte de Sophocle.

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5. Sur cette apparition, voir l’histoire des interprétations dans Sophocle,


Filottete, Pietro Pucci & Guido Avezzu (éd.), Giovanni Cerri (trad.),
Mondadori, 2003, p. 320- 322.
6. La genèse de la pièce s’étendrait sur une douzaine d’années : voir
Œdipe, suivi de Brouillons et textes inédits, Clara Debard (éd.), Honoré
Champion, « Textes de littérature moderne et contemporaine », 2007.
7. Sur les analogies qu’on peut relever entre le personnage de Philoctète
et l’Œdipe d’Œdipe à Colone, et qui peuvent servir à dater la pièce, voir
Anna Beltrametti, « Palinsesti sofoclei. I guerrieri, i fratelli, il sovrano.
Prima e dopo il 411 », Rivista Dioniso, n° 2, 2012, p. 64.
8. Voir sa remarque sur la pièce de Sophocle : « Vous verrez, cela
contient de grandes beautés poétiques, mais c’est assez mince sur le plan
psychologique » (citée par Frank Lestringant, André Gide l’inquiéteur,
2 vol., Flammarion, « Grandes biographies », 2012, vol. 2, p. 541).

Auteur

Jean Bollack

Jean Bollack (1923-2012) s’est fait


connaître mondialement tant
comme helléniste (La Naissance
d’Œdipe, Gallimard, 1995) que
comme spécialiste de la poésie
française et allemande du
xxe siècle, en particulier de Paul
Celan. Professeur de littérature et
de pensée grecque à l’Université
de Lille, il créa une école de
philologie et d’herméneutique qui
exerça un rayonnement
international. Son texte sur Gide
est le dernier qu’il ait pu rédiger.
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Du même auteur

Études sur l’épicurisme


antique, Presses universitaires
du Septentrion, 1976
L’Œdipe Roi de Sophocle. Tome
2, Presses universitaires du
Septentrion, 2010
L’Œdipe Roi de Sophocle. Tome
4, Presses universitaires du
Septentrion, 2010
Tous les textes
© Presses universitaires de Lyon, 2013

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Référence électronique du chapitre


BOLLACK, Jean. Philoctète et Œdipe roi de Sophocle relus par André
Gide In : André Gide & la réécriture : Colloque de Cerisy [en ligne].
Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2013 (généré le 25 juillet 2023).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/42982>.
ISBN : 9782729713188. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pul.42982.

Référence électronique du livre


MASSON, Pierre (dir.) ; DEBARD, Clara (dir.) ; et WITTMANN, Jean-
Michel (dir.). André Gide & la réécriture : Colloque de Cerisy. Nouvelle
édition [en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2013 (généré le
25 juillet 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pul/42937>. ISBN : 9782729713188.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pul.42937.
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