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Robert Tirvaudey

Lecture du Manuel
d’Épictète
Introduction, transposition, notes,
lexique et bibliographie

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Je suis Épictète, esclave, estropié, un autre Iros en pauvreté
et en misère
Et cependant aimé des dieux1

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Une légende dit qu’est gravée cette inscription sur la tombe d’Épictète
dont il serait l’auteur. Iros est un mendiant dans L’odyssée d’Homère.

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Ouverture

Le Manuel d’Épictète n’est pas d’Épictète, mais d’un


disciple, Arrien (85-146 apr. J.-C). Ce qui pose la question
inévitable de l’authenticité de la parole du Maître. Toutefois,
on peut tenir ce texte comme d’ailleurs les Entretiens pour
un écrit de grande valeur dans la mesure où Arrien apporte
des précisions sur la prise de notes en disant qu’il n’a pas fait
une œuvre littéraire, qu’il a retranscrit ce qu’il a entendu et
que ces écrits ont été transmis contre son gré, c’est pourquoi
il a décidé lui-même de les publier en nous avertissant de
toutes les imperfections de ses publications. Il faut donc
prendre le texte avec toutes les précautions nécessaires. Il
n’en demeure pas moins que selon des témoignages le
Manuel par le ton – la diatribe cynique et par et la matière –
le contenu doctrinal du stoïcisme impérial à l’exception de
la logique et de certains points de la physique – reflète assez
fidèlement la manière d’enseigner d’Épictète.
Cet ouvrage que nous présentons d’après le texte
d’Arrien est la forme abrégé des Entretiens, mais si avec le
Manuel nous n’avons pas les développements et les
explications qui sont donnés dans l’opus magnum, on

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prendra soin de dégager et le portait d’Épictète et les
grandes lignes du stoïcisme ainsi que les axes directeurs du
Manuel.

Le portrait d’Épictète
D’Épictète nous savons peu de choses et ce que nous
savons n’est pas de l’ordre de la certitude. Il serait né en 50
apr. J.-C. à Hiérapolis en Phrygie. Il aurait été fils d’esclave
et donc lui-même esclave acheter à Rome par un affranchi
de Néron sous le nom d’Épaphrodite, d’où son nom
Epíktêtos, qui veut dire « homme acheté, serviteur, esclave ».
Cet adjectif ne dit pas qu’Épictète soit né esclave, mais
signifie une possession, ce qui a fait dire à certains qu’il fut
plongé dans des conditions serviles comme celui qu’on
vient d’acheter. À maintes reprises le philosophe stoïcien
nous parle de ce maître et notamment ce qui fut repris par
la tradition : en raison d’un faute, Épaphrodite aurait pour
punir son esclave placé le pieds du penseur dans un
brodequin d’acier et lui aurait tordu la jambe pour faire
hurler le penseur. La sagesse stoïcienne fait qu’au lieu de
crier sous le poids de la souffrance, le philosophe aurait
finalement et sereinement déclaré : « Tu vas me briser le
jambe ». Le tortionnaire persévéra dans le supplice et donc
rompu la jambe de son esclave. Ce dernier s’exclama non
sans ironie à la manière de Socrate : « Tu vois je te l’avais
bien dit : la voilà cassée ». Il en restera boiteux toute son
existence. Cette anecdote historique ou légendaire montre
que le stoïcisme d’Épictète est avant tout une attitude, une
manière d’être avant de se présenter comme un corps
doctrinaire de principes. Il est dit que son maître l’autorisa
à fréquenter l’enseignement de Musonius Rufus, philosophe
stoïcien du 1er siècle apr. J.-C. qui prodigua des conférences

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sous le règne de Néron, il faut exilé en 65 apr. J.-C. pour
revenir à Rome sous le règne de Galba après avoir été un des
grands fréquentant la cour de Flavien. Après avoir était
probablement libéré à la mort de son maître, Épictète
continua de vivre à Rome en habitant une masure toujours
ouverte, meublé sobrement d’une palliasse et d’une table.
Ayant possédé une lampe de fer, il fut puni d’avoir fait taire
son vœu de pauvreté puisqu’un voleur le lui déroba. Devant
ce larcin, le sage stoïcien se contenta de dire : « S’il revient
demain il sera fort surpris, car il n’en trouvera qu’une de
terre ». Un des rares commentateur de la vie d’Épictète,
Lucien, rapporte qu’un ignare acheta à prix fort cette lampe
lors du décès du philosophe, croyant qu’elle lui procurerait
la même lumière que celle qui avait éclairé Épictète !
En 90, un édit de Domitien chassa tous les philosophes
d’Italie pensant à juste titre que son pouvoir politique
tyrannique était incompatible avec les avancées du
stoïcisme. Épictète se retira alors à Nicopolis, une cité
grecque en Épire et fonda un gymnase ou une école sous un
portique (stoa) d’où viendrait le nom de stoïcisme. Il vit
alors dans l’indigence en compagnie d’une femme et d’un
enfant qu’il adopta. D’après le témoignage de Spartianus et
de celui de l’histoirien Auguste, auteur de biographies
d’empereurs romains parues à la fin du IVe siècle, il revient
à Rome auprès de l’empereur Adrien. C’est dans cette ville
qu’il décéda en 125 / 130 ; selon la Souda, il aurait vécu
jusqu’au règne de Marc Aurèle qui l’a fortement inspiré,
mais d’après Aulu-Gelle, Épictète serait déjà mort lorsque le
philosophe empereur accéda pleinement au pouvoir. Il est
probable qu’il dispensa son enseignement à Julius Rusticus
qui fut un des professeurs de Marc Aurèle. Les rares écrits
d’Épictète qui se refusa d’écrire une œuvre furent recueillis

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par un élève-disciple du Maître, Flavius Arrien de
Nicomède, gouverneur de Cappadoce, qui sous le nom
d’Entretiens (diatribai, diatribes) publia huit livres ; il n’en
reste aujourd’hui que les quatre premiers. Il en tira des
Pensées connues sous le nom de Manuel d’Épictète
(Enchiridion ayant la double signification de Manuel et de
poignard) dans lequel se condensa sa philosophie éthique
qu’il plaça sous la maxime : « Abstiens-toi et supporte ». On
dispose du commentaire minutieux de ce Manuel par
Simplicius (VIe siècle apr. J.-C.). Selon Émile Bréhier (Les
Stoïciens, Paris, Gallimard, 1957, p. 118), « La séance
commençait par une leçon technique, faite par le maître ou
par un disciple : commentaire d’un texte de Chrysippe ou
de Zénon ou encore un exercice de logique ; après quoi,
souvent à l’occasion d’une question posée par un auditeur,
le maître se laissait aller à une improvisation. Celle libérée
de toute forme technique, dans un style souvent brillant et
imagé, plein d’anecdotes, ayant recours à l’indignation et à
l’ironie. »

Épictète et le stoïcisme
On ne peut pas comprendre la pensée d’Épictète sans
comprendre au préalable le stoïcisme de son temps, ne fut-
ce que pour apprécier sa contribution à ce mouvement de
pensée. On a bien souvent une image déformée du stoïcisme
tant il regroupe une constellation de penseurs aussi
différents que Zénon de Citium, son fondateur et Marc
Aurèle comme figure ultime de ce courant de pensée en
passant par Épictète. L’adjectif « stoïque » que reprend à son
compte le sens commun pour signifier l’indifférence ou du
moins la passivité face au malheur ou encore la froidure de

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l’état d’esprit est la forme latinisée de stoa ; le « portique »
qui signifie que les stoïciens discutaient philosophiquement
à la porte de la Cité sous un portique et de stôïkos, stoïcien
qui n’a plus rien à voir avec ce que le stoïcisme attend du
sage. Ce redoublement sémantique – stoïque, stoïcien –
renvoie à une figure pâle du véritable stoïcisme : maîtrise de
soi, dédain des bas plaisirs, refus de se confondre avec les
biens matériels, résistance face à la douleur, impassibilité
face à la souffrance allant jusqu’à préférer mourir plutôt que
d’obéir à un tyran comme ce fut le cas pour Sénèque. Ce
prisme déformant rattrape étrangement Épictète et les
conditions historiques tant du stoïcisme que du personnage
historique. Pris dans sa globalité le stoïcisme est pluriel,
vaste et encyclopédique où point même de se confondre
avec cette tout autre position qui est l’épicurisme que l’on
prend parfois comme l’opposite du stoïcisme alors même
que ce clivage n’était pas aussi opérant pour les stoïciens, à
l’exception toutefois d’Épictète. Jetons rapidement dans
cette première approche les grands jalons de ce mouvement
de pensée avant de cerner plus étroitement la place et le
statut de celui qui nous occupe c’est-à-dire la pensée
d’Épictète.
Le stoïcisme est une pensée philosophique né du temps
de la crise de la Cité : angoisse du temps présent et futur,
écroulement des valeurs bien établies, bouleversement de la
position de l’homme au monde. En effet, lorsque s’ouvre
l’école du stoïcisme aux alentours de 300 avant notre ère,
Athènes a vu disparaître sa splendeur en perdant son
indépendance. La Grèce classique, celle de Socrate et de
Platon, a opté pour des contours géo-politiques différents,
notamment à la mort d’Alexandre Le Grand. Et à la fin de
ce qu’il est convenu d’appeler l’hellénistique, autrement dit

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cet âge qui débute et s’achève avec la conquête fulgurante de
Rome, le stoïcisme y prend une fondation profonde. Et
s’impose comme la pensée hégémonique. La vision idéale de
la Cité comme harmonie entre l’homme et la communauté,
qui posait l’homme comme seul maître de sa destinée
disparaît face à l’individu déchiré face à un monde des
valeurs qui s’écoule. Rome tend alors à se substituer à
Athènes : la démocratie vacille, la guerre devient une
situation permanente, la famine apparait et fait de grands
ravages dans la paysannerie, les épidémies refont leur
apparition et Athènes cède devant la puissance
macédonienne et voit Alexandrie et Rhodes prendre de leur
importance. Mais cette époque de crise profonde n’est pas
la dévastation désertique ; paradoxalement, la disparition de
la littérature hellénistique connait l’émergence de toutes les
disciplines de l’érudition à la médecine en passant par
l’histoire, la géographie et la philosophie. Le monde romain
connaît alors sa grandeur et hérite des richesses spirituelles
d’Athènes et des écoles philosophiques tels que l’académie
de Platon, le lycée d’Aristote, la philosophie du Jardin
d’Épicure et enfin et surtout de la philosophie du portique.
La langue grecque philosophique connaît un fort regain
d’intérêt et certain historiens de la philosophie ont même
été jusqu’à penser le stoïcisme comme une philosophie de la
consolation, mais aussi et surtout comme le renouvellement
d’une spiritualité sans pareil où triomphe la pensée
hellénistique.
Pour affronter cette crise, la Grèce eu recours à des
professeurs, des penseurs et à des pédagogues. Le Ve siècle,
le siècle de Périclès, a connu ce que Platon condamne
comme faux philosophes, c’est-à-dire les sophistes qui
prétendaient éduquer la jeunesse athénienne leur

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enseignant la manière de bien parler, de convoquer des
arguments et à devenir des hommes de bien. Le IVe siècle
voit l’apparition de Platon et d’Aristote qui le premier créa
l’Académie et le second le Lycée. Ces deux écoles sont des
gymnases, elles tiennent à la fois de l’université par son
enseignement et d’un centre de recherches ouverts sur les
sciences. L’époque hellénistique voit l’émergence de deux
mouvements de pensée antagonistes : l’épicurisme et le
stoïcisme. Si l’épicurisme nait avec Épicure ; en revanche, le
stoïcisme vient de son père fondateur en la personne de
Zénon de Citium né vers -332 à Chypre, et fonda à Athènes
le stoïcisme aux alentours de -310. Pendant des années, il
suit l’enseignement des mégariques, des dialecticiens et
surtout des cyniques, trois courants de pensée qui découlent
de Socrate dont se réclame fortement Épictète. C’est en -301
que Zénon créa sa propre école sous un portique d’Athènes
nommé le Portique peint (Stoa poikilè) car c’est sous le
portique que les stoïciens s’entretenaient de discours
philosophiques. Le succès de la philosophie du Portique ou
du stoïcisme connu d’emblée un grand rayonnement dans
toute la Grèce. Contrairement aux autres écoles
philosophiques, le stoïcisme tient son ampleur de la couche
sociale la moins aristocratique en répondant non seulement
aux besoins de spiritualité, mais aussi et surtout à la
formation des hommes bons et sages. C’est pourquoi les
stoïciens obtinrent le statut de pédagogue dans une culture
en pleine expansion à la fois intellectuelle, scientifique et
sociologique la classe que nous pourrions nommer la
bourgeoisie était la plus attirée par la pensée du Portique.
Jusqu’à la mort de Zénon en -262, le fondateur ne professait
pas d’autres pensées qui celle du socratisme et de ses
ramifications ; même si le stoïcisme s’opposa à certaines

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idées du platonisme, il n’en demeure pas moins l’un des
suiveurs le plus renommés notamment en s’inspirant de la
provocation cynique, en autres, celles de Diogène dit le
Cynique qui aboyait comme un chien pour mettre en garde
les Athéniens des périls de la décadence culturelle et de son
éloignement de la nature par le biais de la technique qui
engendra de faux besoins. Au demeurant ce que le stoïcisme
retient du cynisme c’est le recentrement de réflexion sur
l’homme et la culture, sur les exigences éthiques sans pour
autant mettre de côté les recherches proprement
intellectuelles. Épictète comme tous les stoïciens se
réclamait d’Héraclite pour la cosmologie et la physique,
opéra des emprunts à la médecine hippocratique, puis
alexandrine. Ainsi hérita-t-il du syncrétisme opéré par le
stoïcisme qui se nourri des présocratiques, du socratisme,
du platonisme et de l’aristotélisme ainsi que du cynisme.
Cléanthe (331-232) prend la tête de l’école du stoïcisme qui
lui-même eut comme successeur : Chrysippe (280-204) qui
passe pour le second fondateur de la philosophie du
Portique tant il a rénové de l’intérieur en les précisant la
cosmologie, la physique, la dialectique et l’éthique en
proposant un ésotérisme qui trancha avec l’exotérisme de
son prédécesseur. Cet « ancien stoïcisme », pour reprendre
les catégories des historiens du stoïcisme laisse la place au
« moyen stoïcisme » romain avec à sa tête Panétius de
Rhodes (185-125) qui tient son école à Rome en
introduisant dans l’empire romain la culture grecque que
confirma son successeur Posidonius d’Apamée (135-50) et
déplace l’école à Rhodes. Cicéron (106-43 av. J.-C.) sera tout
à la fois son ami et son élève, ce qui atteste par la suite de la
diffusion généralisée de la pensée stoïcienne avec Sénèque
(1-65) venant de Cordoue qui se pris de passion pour ce

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mode de pensée à qui l’on doit la première transposition
latine du stoïcisme grec. Si l’on perd sa trace pendant une
quinzaine d’année, on reconnaît son talent d’orateur
d’homme politique. Il sera exilé sous la pression de Claude
et fut le précepteur de Néron qui le condamnera au suicide.
C’est avec Sénèque que l’on comprend le mieux que le
stoïcisme contrairement à la posture épicurienne n’entend
pas opérer une retraite de la vie politique et que la démarche
philosophique doit être d’abord l’action avant d’être de
savantes élucubrations. Preuve en est qu’avec Thraséas et
Helvidisus le stoïcisme fait montre d’une ferme résistance à
l’encontre du pouvoir arbitraire et donc tyrannique des
empereurs. Ce qui explique en partie l’expulsion des
stoïciens, ce qui fut le cas en 65 avec l’ostracisme de Sénèque
de la sphère politique. Il n’en demeure pas moins que le
stoïcisme perdura à Rome notamment avec Musonius
Rufus qui enseigna en grec la pensée stoïcienne et renforça
considérablement la position philosophique du Portique
par des exigences morales et une probité intellectuelle sans
compromis avec le pouvoir politique. Il fut alors chassé en
65 pour trouver refuge dans les îles des Cyclades pour
revenir à Rome après la mort de Néron en 68. C’est en 70 ou
71 qu’Épictète pu suivre les leçons de l’austère maître
Musonius. Dans les Entretiens (III, 29), il dit du scholarque :
« Il parait de telle manière que chacun de nous, qui étions
assis auprès de lui, pensait que quelqu’un lui avait révélé ses
fautes, tellement il touchait du doigt ce qui se passait,
tellement il mettait sous les yeux les misères de chacun ».
Après sa formation, il enseigna à Rome, en grec bien
évidemment. Le début des années 80 voit l’apparition de
Domitien, succédant à Titus ; qui chassa les philosophes et
fit qu’Épictète se retrouva en 94 à Nicopolis, ville qui ne

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quitta jamais jusqu’à sa mort que l’on situe entre 125 et 130.
La cité était alors naissance, car bien placée du point de vue
stratégique et économique étant un port qui assurait le
transport des marchandises entre la Grèce et l’Italie. Et
vivant dans l’indigence la plus totale, il n’émit jamais le
besoin à rentrer à Rome. Il faut marquer un temps d’arrêt
pour comprendre que sa pauvreté était sinon la condition
sine qua non de sa position philosophique mais qu’elle fut
conforme au nouveau stoïcisme. La possession de biens est
contraire à la doctrine et lui permit d’ouvrir ses leçons par
la lecture d’une page d’une œuvre classique de l’école
comme point de départ d’une méditation ou d’une
discussion. Puis, très rapidement il quitte le livre pour
penser en improvisant en constituant sa pensée tout en
enseignant. La pensée philosophique ne consiste pas à
construire un système ou une somme de connaissances qu’il
faudrait accumuler après l’avoir vérifiée et mise en pratique.
Épictète le dit fort bien : « Il ne s’agit pas de parler
abondamment des principes de la philosophie, mais d’agir
selon ses principes ». Les quatre livres des Entretiens et du
Manuel qu’on lui connaît ne sont que des prises de notes de
son disciple Arrien. Ce dernier, après avoir suivi
l’enseignement du maître pendant près d’une décennie,
mena une carrière de fonctionnaire au service de l’État, pour
devenir par la suite proconsul, gouverneur et général. Ce qui
montre bien que la pensée est avant un acte avant d’être une
simple réflexion.
Qu’en est-il de l’authenticité de ses œuvres ? Arrien
explique dans une lettre toute l’attention qu’il a prise pour
prendre en notes le plus fidèlement possible les propos du
maître. Fidèle et sérieux, il a pris des copies sans
interpolation qui auraient été ensuite prêtées à son

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entourage, essentiellement des amis et des disciples. Il y a
tout lieu de penser qu’Arrien se soit montré scrupuleux
dans la mesure où Épictète était perçu comme un maître
vénérer par ses disciples C’est encore Arrien qui pris en
charge la première « édition » des textes stoïciens qui
circulèrent dès 130 avant J.-C. en langue grecque. Les
Entretiens ne sont pas le seul ouvrage laissé par Arrien, il
existe le Manuel, réunissant en un seul volume toute la
pensée du Maître, qui lui aussi pose la question de savoir ce
qu’Arrien a bien voulu retenir du penseur, ce qu’il a choisi,
ce qu’il a rejeté. Le Manuel, « ce que l’on tient à la main »,
est un symposium de pensées et de réflexions, extraites des
Entretiens alors destiné non pour être lu mais pour être
médité à tout instant. Certains fragments proviennent des
Entretiens perdus et sont donc à tenir pour des originaux.
Pour originaux qu’ils soient, les Entretiens restent fidèles
aux textes de leurs fondateurs de Zénon de Citium, de
Cléanthe et de Chrysippe. Et ce qu’il retient chez ce dernier
c’est avant tout la dialectique ou la logique, indispensables
pour constituer le fond de son éthique. Il en va de même
pour la cosmologie et la physique dont on a peu de trace.
Peut-être faut-il penser qu’Épictète aussi bien pour la
dialectique que pour la physique ne ressent pas le besoin de
les renouveler ou d’apporter des ajouts d’où le peu de
témoignage de la part son transcripteur. De toute manière
comme pour les épicuriens la canonique et la cosmologie
n’ont de sens qu’en direction de la morale. En ce sens, il
reste fidèle à l’enseignement de Socrate qui fustige
l’érudition, le savoir pour le savoir qu’il rejetait comme vain
et inutile la compilations de paroles fidèles et ne transmet
aucun savoir dogmatique, mais procède par questions et
réponses avec son interlocuteur. Et à la manière de cet autre

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maître auquel Épictète se réfère ; à savoir Diogène le
Cynique, on peut s’interdire de penser à une école
structurée, avec des dogmes et des leçons didactiques.
Épictète lui-même laisse entendre la manière de pratiquer la
philosophie. Épictète donne le ton en se référant à la
manière de penser philosophique dans un passage de
Entretiens (II, XI)2 :
« Le commencement de la philosophie, du moins pour
ceux qui l’abordent comme il faut et y entrent par la porte,
c’est la conscience de leur faiblesse et de leur impuissance
pour ce qui concerne les choses nécessaires. Nous sommes
venus au monde sans avoir aucune notion naturelle du
triangle rectangle ou du dièse diatonique, mais nous
apprenons chacune d’elles grâce à un enseignement
technique ; c’est pourquoi ceux qui ne les connaissent pas
ne croient pas non plus les connaître. Mais du bien et du
mal, du beau et du laid, de ce qui est convenable et de son
contraire, du bonheur, de ce qui nous convient et nous
regarde, de ce qu’il faut faire et de ce qu’il ne faut pas faire,
qui est venu au monde sans en avoir la notion innée ? Pour
cette raison, nous nous servons tous de ces mots, et nous
nous efforçons d’appliquer les prénotions aux cas
particuliers : « Il a bien fait, il a agi comme il fallait, il n’a pas
agi comme il fallait ; il a échoué, il a réussi ; il est injuste, il
est juste. » Qui d’entre nous est économe de ces formules ?
Qui d’entre nous en diffère l’usage jusqu’au moment où il
en a été instruit, comme le font pour les termes désignant
les lignes et les sons ceux qui ne les connaissent pas ? La
raison en est que nous sommes déjà venus au monde en

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Le premier chiffre romain fait référence au Livre, le second renvoie au
chapitre.

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ayant déjà reçu de la nature une sorte d’enseignement sur
ces questions, et en partant de là nous avons ensuite ajouté
ce que nous croyons savoir.
– Par Zeus, n’ai-je pas une connaissance naturelle du
beau et du laid ? N’en ai-je pas la notion ? – Si, tu la
possèdes. – Est-ce que je ne l’applique pas bien ? – C’est là
toute la question, et c’est ici que l’opinion fait son
apparition. Car les hommes ont beau partir de ces notions
sur lesquelles ils s’accordent, ils aboutissent à des
controverses parce qu’ils ne les appliquent pas comme il
faut aux objets correspondants. De fait, si en plus de ces
notions ils possédaient encore le moyen de les appliquer,
qu’est-ce qui les empêcherait d’être parfaits ? Mais puisque
tu crois appliquer correctement les prénotions aux cas
particuliers, dis-moi maintenant d’où tu tiens cette
conviction ? – C’est que je crois qu’il en est ainsi. – Mais tel
autre ne le croit pas, et il pense lui aussi faire une application
correcte, oui ou non ? – Il le pense, oui – Est-il possible,
quand il s’agit de points sur lesquels vos avis se contredisent,
qui vous appliquiez tous deux correctement vos
prénotions ? Non. – Peux-tu alors nous indiquer, pour une
meilleure application des prénotions, quelque chose de
supérieur au simple fait que tu le crois ? Le fou fait-il autre
chose que ce qu’il croit bon ? Pour lui aussi ce critère est
suffisant ? – Non. – Essaie donc d’atteindre quelque chose
de supérieur au fait de croire, et dis-nous ce que c’est. »
Voici le commencement de la philosophie : la
conscience du conflit qu’il y a entre les hommes, la recherche
de l’origine de ce conflit, la condamnation de la pure et simple
opinion et la suspicion à son endroit, une sorte de mise à
l’épreuve de l’opinion pour tester sa validité, l’invention
d’une règle comparable à l’invention de la balance pour les

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poids ou à celle du cordeau pour les lignes droites et courbes.
– C’est cela le commencement de la philosophie ? La question
de savoir si les opinions de chacun sont toutes correctes ? –
Comment serait-il possible qu’elles fussent correctes si elles
se contredisent ? Elles ne le sont pas toutes, par conséquent.
Mais les nôtres le sont ? Et pourquoi les nôtres plutôt que
celles des Syriens ou celles des Égyptiens ? Plutôt que celles
qui me paraissent bonnes à moi, ou bonnes à un tel ? – Pas
plus les unes que les autres. – Donc l’opinion de tout un
chacun ne suffit pas à déterminer ce qui est.
Quand il s’agit de poids et de mesures, nous ne nous
contentons pas non plus de la simple apparence, mais pour
chaque cas nous avons inventé une règle. Dans le cas
présent, n’existe-t-il donc aucune règle supérieure à
l’opinion ? Comment serait-il possible que ce qu’il y a de
plus nécessaire chez les hommes ne possède pas de marque
distinctive, et que nous n’ayons pas le moyen de le
découvrir ? – C’est donc qu’il y a une règle. Pourquoi alors
ne la cherchons-nous pas, ne la découvrons-nous pas et, une
fois que nous l’avons découverte, pourquoi ne nous en
servons-nous pas, sans la transgresser, sans nous en écarter
fût-ce pour tendre le doigt ? C’est cela, je pense, dont la
découverte délivre de leur folie ceux qui en tout domaine se
servent uniquement de l’opinion comme mesure ; le but
étant que désormais, partant d’éléments connus et
distingués avec soin, nous nous en servions, dans
l’application aux cas particuliers, de prénotions bien
analysées.
Quel est donc l’objet qui vient de se présenter à notre
recherche ? – Le plaisir. – Soumets-le à la règle, pose-le sur
la balance. Le bien doit-il être de nature à mériter qu’on lui
fasse résolument confiance ? – Oui. – Ce qui manque de

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stabilité mérite-t-il une telle résolution ? – Non. – Or le
plaisir est-il quelque chose de stable ? – Non. – Enlève-le
donc, jette-le hors de la balance, chasse-le loin du territoire
des biens. Si cependant ta vue manque d’acuité et qu’une
balance ne te suffise pas, apportes-en une autre. Le bien
mérite-t-il qu’on en soit fier ? – Oui. – Eh bien, le plaisir du
moment mérite-t-il qu’on en soit fier ? Fais attention, ne dis
pas qu’il le mérite ; sinon j’estimerai que tu ne mérites
même pas d’avoir une balance ! Voilà comment on juge les
choses et qu’on les pèse, une fois qu’on a établi les règles.
C’est cela, philosopher : examiner et assurer les règles. Pour
ce qui est ensuite de s’en servir une fois qu’elles sont
connues, c’est la tâche de l’homme de bien. »
On reconnaît à travers ce long moment
l’intellectualisme socratique et le volontarisme cynique
ayant pour pointe commune de renverser les conventions
pour placer chacun devant lui-même. C’est par ce discours
qu’il est délaissé à Rome et qu’il est singulièrement apprécié
par des notables d’Épire, et notamment par l’empereur
Hadrien. Ce n’est donc plus Épictète qui va vers son
auditoire, mais inversement son auditoire qui vient à lui.
Comme Socrate et Diogène, il est insensible au prestige du
pouvoir, aux honneurs et à l’emprise de la richesse. Et s’il
n’a pas hérité de l’ironie socratique ou de la provocation
audacieuse de Diogène, rien ne peut contrarier sa liberté de
jugement et sa prise de parole. À l’instar de Socrate, après la
lecture d’un passage d’un scholarque du Portique, il
questionne et interroge pour s’élever en direction sinon de
la vérité du moins vers la conversion de son interlocuteur
car il s’agit moins de se mettre à l’écoute d’un philosophe
que de vivre philosophiquement.
Le portrait du philosophe apparaît en filigrane dans les

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Entretiens sous la forme de quelques références anecdotiques.
On sait qu’il était boiteux, d’une barbe fleurie, pauvre vivant
à la manière d’un mendiant et en s’exerçant constamment à
s’éprouver dans les moments difficiles aussi bien dans de
petites choses que devant de grands événements. À la façon
de Diogène, il mena une existence modeste et ascétique mais
n’enseigne aucune interdiction alimentaire, ne se prononçant
pas pour une abstinence particulière car l’ascèse est une
affaire personnelle qui ne compte qu’en fonction de l’effort
vertueux de celui qu’il l’exerce. Tout en reconnaissant que
l’idéal de sagesse ne vaut qu’en restant un idéal inaccessible,
vers lequel on peut tendre sans jamais le posséder, le sage doit
posséder le savoir de la vérité, et la sagesse dans la maîtrise de
la vertu et de l’exercice absolue de la liberté inconditionnelle.
Si on a longtemps reproché aux stoïciens de n’être pas
capable d’être totalement vertueux, et d’ériger la sagesse
comme un idéal irréalisable, encore convient-il de
comprendre que le visage du sage est celui vers lequel on doit
tendre et que c’est dans cette tenue tonique que réside en
réalité la vraie sagesse. N’oublions pas que les Grecs se sont
bien garder, et les stoïciens en particulier, de figer la figure du
sophos et de définir le contenue matérielle de la sophia.
Sophos, rappelons-le, est moins le sage à proprement parler
que l’homme habille, un savant, qui détient en autres un
savoir-faire et que la sophia n’est pas à entendre comme la
pleine sagesse, mais plus modestement comme une retenue
dans l’attitude quotidienne face aux choses et aux êtres. C’est
pourquoi il peut être plus prudent de reconnaître avec
Épictète que le sophos est enclin à la sôphrosyné, à la sagesse
morale et pratique et phronèsis comme l’attitude rationnelle
et raisonnable et la sophia comme un authentique savoir qui
se mesure à l’aune d’une manière d’être. Au sens strict,

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