Vous êtes sur la page 1sur 13

I.

ABTEILUNG

BLÂME DU PHILOSOPHE,
ÉLOGE DE LA VRAIE PHILOSOPHIE ET FIGURES RHÉTORIQUES:
LE RÉCIT D’ANNE COMNÈNE SUR JEAN ITALOS REVISITÉ

G E O R G E S A R A BAT Z I S / AT H È N E S

«Moins quelqu’un est abordable, plus il a de vie intérieure»


Henri Michaux, Un barbare en Asie

1. Introduction

Une question souvent posée par les spécialistes de la culture byzantine est celle qui concerne
les relations entre littérature et réalité à Byzance - relation réputée «obscure» (comme
si la dite relation était «claire» ou «évidente» pour les autres littératures). Le mélange
entre théologie et paganisme, intellectualisme et passion, haute culture et amoralisme,
réalisme et abstraction, continue à poser des problèmes, jadis escamotés sous le nom
de «byzantinisme». Dans ce cadre général, on doit inclure une question plus concrète
sur la philosophie et son exercice à Byzance et, plus précisément, celle qui concerne la
«persona» du philosophe, ses attributs et sa vocation. En tant que cas exemplaire, et en
même temps extraordinaire, nous avons choisi le destin de Jean Italos.
Philosophe d’origine normande, c.-à-d. étranger au monde byzantin, promu au rang très
honorable de «consul des philosophes», comme son maître Psellos, accusé et condamné
pour hérésie, notamment pour avoir parlé d’une sorte de métempsychose, il ne peut pas
encore être estimé à sa juste valeur tant qu’une édition complète de ses œuvres n’a pas
été publiée. De lui, on possède une prosopographie très impressionnante, faite par Anne
Comnène, un texte plusieurs fois cité et commenté. Nous nous proposons de le revisiter
ici dans le cadre de notre problématique plus particulière.
L’édition du texte que nous allons utiliser est celle de Bernard Leib en trois volumes,
avec la traduction française qui l’accompagne1. Les numéros des références renvoient
aux numéros de volume et de page. L’extrait de l’Alexiade sur l’affaire Italos se trouve
dans le t. II, pp. 32-40. Quand on se réfère à ce texte, on n’utilisera que le numéro de
la page.

2. Résumé du récit

Le basileus Alexis Comnène, en défenseur du dogme juste (orthodoxie), se trouve


obligé d’affronter l’hérésie, et plus particulièrement les positions du philosophe Jean Italos

1
Anne Comnène, Alexiade (Règne de l’empereur Alexis I Comnène 1081-1118), texte établi et
traduit par B. Leib, Paris, Belles Lettres, 1937, 3vol. 176p., 244p., et 306p.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
404 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

qui était alors en vogue. Cet Italos, d’origine normande, a suivi son père à la guerre en
Italie contre l’empire romain. De la Longobardie où père et fils ont trouvé refuge, Jean
gagna Constantinople et se distingua dans les sciences, quand la capitale connaissait une
renaissance littéraire et scientifique, contrastant avec les passe-temps honteux et efféminés
qui régnaient auparavant. Après avoir eu des maîtres rudes et grossiers, il a eu la chance
d’étudier auprès de Psellos. Ce dernier, grâce aux prières de sa mère, a atteint les sommets
de la connaissance. L’impatient et barbare Italos, sans parvenir jusqu’aux profondeurs
de la connaissance, se tourna contre son maître, «féru de dialectique», et suscita des
troubles. Sous la protection des Doukas, à l’époque où les Latins se retournaient contre
les Romains en Italie, Italos est parti comme ambassadeur: il s’avéra traître des Romains.
Pardonné, il retourna à Constantinople et se retira au monastère de Pèghè: plus tard, quand
Psellos quitta Byzance, il fut promu au rang de «consul des philosophes». Son domaine
de prédilection fut la dialectique mais ses manières sont restées rudes et grossières
comme celles d’un barbare qu’il était, agressif, d’apparence peu plaisante, ignorant la
rhétorique et la grammaire de la langue grecque. Aimé de la jeunesse, il a conquis des
disciples parmi les jeunes aristocrates et a formulé, de façon voilée, des théories impies
de métempsychose; tout cela conduisait à des troubles et au désordre.
Ici, Anne s’autorise une digression, que toutefois l’art de la rhétorique permet, et fait
l’éloge de la basilissa sa mère qui a su s’occuper de la vraie philosophie, la spiritualité
orthodoxe, notamment celle du philosophe et martyr Maxime le Confesseur; la basilissa
pouvait affronter la crainte que faisait naître cette hauteur contemplative et savourer sa
douceur.
Alexis, arrivé au rang de basileus et passant en examen les questions scientifiques
à la lumière du dogme, s’occupa d’Italos et chargea son frère, le sébastocrator Isaac,
un homme aux grandes connaissances littéraires, d’examiner son cas; Isaac conduisit
Italos devant un tribunal qui le confie au patriarche Eustratios Garidas; mais ce dernier
fut séduit par le philosophe. La foule révoltée cherche Italos dans l’église, mais celui-ci
réussit à se cacher dans un trou. Comme le philosophe était déjà parvenu à corrompre
bon nombre d’hommes de cour, le basileus fut obligé de le condamner; ses idées furent
anathématisées, mais, chose étrange, pas lui-même; il s’est repenti et a retrouvé la voie
juste (orthodoxie).

3. Construction du blâme; partie négative

Comment lire ce texte et dégager sa part de vérité? Les historiens comme les
philologues n’ont pas cessé de soupçonner les écrits des Byzantins pour leur expression
d’amour-propre et leur recherche d’intérêt personnel. Qu’on se trouve ici devant une mise
en accusation d’Italos est hors de doute, mais on doit voir quels sont les arguments portés
contre le dialecticien. Or, les indications en ce sens sont plutôt sommaires et nulle certitude
ne peut être tirée des allusions générales à une certaine doctrine de métempsychose et à
la naissance de troubles causés par le philosophe et ses élèves. En somme, et de manière
tout à fait tautologique, Italos est hérétique parce qu’il est hérétique. D’autres précisions
sont données sur la réaction de la société byzantine aux doctrines du philosophe normand,
où l’on peut apercevoir une nette séparation entre défenseurs et détracteurs. Significatif
aussi est le fait que la condamnation d’Italos est faite de façon administrative (sur ordre
du basileus).

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 405

Il n’en reste pas moins que ce qu’on a devant les yeux est un portrait négatif; mais en
quoi consiste sa négativité? Quelles sont les raisons du blâme? Emettons notre hypothèse:
la construction du blâme d’Italos est faite par opposition aux valeurs fondamentales de
la société byzantine. Ces valeurs, on doit les chercher d’abord à l’intérieur de l’Alexiade
et non dans d’autres sources précédentes, simultanées ou ultérieures. Dans cette optique,
l’Alexiade doit être vue comme la base sur laquelle se construit la superstructure du
fragment sur «l’affaire Italos». Si ce dernier est négatif, il l’est par opposition à la positivité
élaborée dans l’œuvre générale.
Cette opposition, ce renversement de valeurs ne se fait pas de façon impulsive, naïve
ou neutre mais sur la base des préceptes de la solide éducation rhétorique de l’auteur.
Plus précisément, après avoir constaté que le portrait du philosophe Italos par Anne
Comnène est négatif, il faut ajouter: en plus, il est de genre parodique. Cet homme qu’on
y voit furieux et pathétique, rude et grossier, n’est pas vraiment vu et décrit comme un
individu mais plutôt comme un type d’individu. Voyons de plus près comment Anne
Comnène peint son image:
«C’était un très grossier personnage que dominait la colère; il ruinait et perdait par
son emportement le mérite que lui valait sa science. Cet homme en effet discutait autant
de la langue que des mains: il ne laissait pas son interlocuteur tomber simplement dans
l’embarras, mais aussitôt sa main s’abattait sur sa barbe et les injures succédaient aux
injures; quand sa colère tombait, dès qu’il avait frappé son adversaire, il versait des larmes
en donnant de vraies marques de repentir» (p. 36).
Il ne faut pas chercher ailleurs pour marquer le contraste d’Italos avec le type idéal
byzantin : comment pourrait-il bien être ce type-modèle? L’œuvre générale sur laquelle
se fonde l’extrait étudié nous donne de nombreuses indications. Et, en toute logique,
celui qui pourrait et devrait réunir en lui-même toutes les qualités du bon Byzantin ne
serait personne d’autre que le héros du livre, l’autocrator lui-même. Comparons les
manières extravagantes d’Italos avec la tempérance d’Alexis, avec la gravitas romaine,
la douceur byzantine, la vertu suprême du souverain que fut Alexis, et du coup on voit
le procédé qui permet la parodie: être calme plus que d’habitude, voilà la façon des
Byzantins pour rebuter l’insolence. On pensera à l’extraordinaire sang-froid d’Alexis
quand on annonce à la cour le débarquement de l’agresseur normand Bohémond en
Illyrie. Au centre d’un cercle d’hommes pétrifiés il se contente de prononcer «plein de
courage et de sang-froid» ces mots: «Pour le moment allons à table; quant à l’affaire de
Bohémond, nous l’examinerons plus tard». La véritable majesté combine les idéaux de
dignité, de sobriété et de retenue2.
Ce n’est pas seulement le comportement qui distingue Italos de l’idéal byzantin mais
aussi l’apparence et le parler. Le philosophe n’est ni beau, ni attirant et ne dégage nul charme.
«Pour qui aimerait connaître son extérieur, il avait la tête grande, le front très proéminent,
le visage expressif, les narines ouvertes et le souffle libre, la barbe ronde, la poitrine large
et les membres du corps robustes, la taille inférieure à la moyenne» (p. 36). L’importance
que les Byzantins accordaient à la beauté physique ou, en tout cas, à l’apparence plaisante
est claire: Anne Comnène est très explicite là-dessus. `A la belle constitution s’ajoute le
bien-parler, mélange de connaissance et de juste usage de la langue grecque. Bien sûr,
Italos était fort en raisonnement dialectique, mais «dans les autres domaines des lettres il

2
Et comme dit Jean Chrysostome: «celui qui n’a pas pu se gouverner lui-même, comment pourrait-
il gouverner les autres par les lois?», PG, 63, 695.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
406 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

n’avait pas une vraie compétence, et dans la science grammaticale il trébuchait et ne sut
pas goûter au nectar de la rhétorique; voilà pourquoi son langage n’était ni harmonieux
ni bien tourné. Par suite, son style était également rude et sans ornement aucun. Son
langage fronçait les sourcils et n’exhalait qu’âcreté» (p. 35). Ainsi, Italos à cause de
l’hypertrophie de sa dialectique et son manque de compétence dans les autres domaines
littéraires, transgresse la structure de l’enseignement traditionnel que fut le trivium. S’il
excelle dans la «dialectique», il est ignorant dans les domaines de la «rhétorique» et de
la «grammaire».
«(...) Quant à sa prononciation, elle était celle qu’on pouvait attendre d’un Latin, venu
jeune homme dans notre pays, qui savait parfaitement le grec, mais ne s’exprimait pas très
correctement, car il lui arrivait d’estropier des syllabes. Or ni ce défaut d’articulation, ni
cette fort mauvaise prononciation n’échappaient au public, et les personnes plus cultivées
lui reprochaient de parler grossièrement. Aussi bien ses écrits étaient-ils partout bourrés de
lieux dialectiques, mais ils n’étaient certainement pas exempts de fautes de composition
non plus que de solécismes répandus çà et là» (p.37).
Alexis, pour sa part, n’était pas, lui non plus, vraiment beau et ne possédait pas
l’éloquence de Démosthène; or, voyons comment sa fille trace son portrait pour montrer au
fond et, par opposition, de quels défauts naturels, de quels manques essentiels est accusé
le philosophe. Après avoir souligné que ses parents, basileus et basilissa, surpassent le
fameux canon de Polyclète en beauté et harmonie, Anne Comnène dit d’Alexis: «Alexis,
lui, n’était certainement pas d’une haute stature, mais sa carrure était bien proportionnée à
sa taille. Aussi, debout, n’excitait-il pas tellement l’admiration chez ceux qui le voyaient;
mais quand il était assis sur le trône impérial et que ses yeux brillaient d’un feu terrifiant,
il semblait fulgurant, [tellement] irrésistible, rayonnait l’éclat de son visage et de toute
sa personne. Des sourcils noirs s’arquaient de chaque côté; dessous, des yeux à la fois
terribles et doux vous fixaient, si bien que l’acuité du regard, le front radieux, les joues
majestueuses et recouvertes d’un teint coloré, engendraient à la fois la crainte et la
confiance. La largeur des épaules, la vigueur des bras, le développement de la poitrine,
bref tout ce qui caractérise les héros, suscitaient dans la foule l’admiration et le plaisir. De
toute la personne de cet homme en effet émanait une beauté, une grâce, une dignité et une
majesté inaccessibles. S’il entrait en conversation et deliait sa langue, on aurait cru dès les
premiers mots qu’une éloquence de feu résidait sur ses lèvres. Car par l’abondance de ses
arguments, il captivait l’attention et gagnait tous les cœurs; il était ineffable et invincible,
qu’il s’agisse aussi bien de sa langue que de sa main, celle-ci quand elle maniait la lance,
celle-là quand elle vous jetait de purs charmes» (I, pp. 110-111).
Pour éclairer davantage l’opposition rhétorique entre le byzantin beau et correct et son
contraire, on peut faire appel à d’autres exemples, moins accomplis qu’Alexis, mais qui
touchent eux-aussi à la perfection par certains côtés de leur personnalité et de leur allure.
Regardons p.e. le sébastocrator Isaac, frère bien-aimé d’Alexis, deux hommes unis comme
«Oreste et Pylade» (I, p.65); Isaac, alter ego du basileus, fut accusateur officiel d’Italos
et, contrairement à lui, «d’une érudition très étendue et doué des plus grandes qualités»
(p. 39), que B. Leib résume ainsi: «Anne nous le décrit comme un homme séduisant,
distingué, causeur charmant, bref la réplique d’Alexis qu’il aimait profondément et qui
le lui rendait. (...) Il arrive même à sa nièce, Anne Comnène, de l’appeler expressément
‘basileus’, sans doute pour faire reconnaître le haut rang qu’il occupait au palais, bien
qu’il ne portât pas la pourpre. Très habile dans l’art de dissimuler, qualité si nécessaire
à Constantinople, doué d’un sens psychologique très averti qui sait se ménager des amis
partout, jusque parmi les maîtres d’hôtel du palais»; le sébastocrator a été «brave jusqu’à

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 407

la témérité, et incorrigible tout en ayant été fait plusieurs fois prisonnier, violent à ne
plus se posséder et à faire des scènes de famille pénibles en présence du basileus», des
comportements exagérés que Anne critique et qui constituent les défauts d’Isaac par
rapport au basileus; enfin, «il sera le type achevé du Byzantin quand nous l’aurons vu
examiner Italos sur sa doctrine et condamner lui-même les erreurs théologiques de cet
hérésiarque»3.
Autre grand contraste, celui avec le fameux Psellos, le maître érudit et ignoré de son
ingrat successeur. Une des caractéristiques du premier, rapportée si on veut en contrepoint
d’Italos qui a eu des maîtres rudes et grossiers, c’est que Psellos devint un grand savant,
n’ayant «guère étudié sous des maîtres savants: grâce à des dons naturels et à la vivacité
de son intelligence, grâce en tout cas au secours de Dieu obtenu par la prière fervente
de sa mère, qui veillait continuellement devant l’icône sainte de la Mère de Dieu dans le
sanctuaire de Cyr et qui avec des larmes intercédait ardemment pour son fils, il parvint
au faîte de toute connaissance» (p. 34).
Voici encore ce qui manquait à Italos: la présence d’une mère pieuse. D’une importance
capitale dans l’anthropologie de l’homme byzantin, la mère pieuse se présente comme
médiatrice entre ses enfants et Dieu; dans la vie du roi-modèle Alexis, la mère joua
un rôle primordial, dans la personne d’Anne Dalassène. Le basileus n’a pas omis de
souligner son attachement pour elle, soulignant par là même sa piété filiale, une vertu non
moins importante dans le système axiologique des Byzantins 4: «Il n’y a rien qui égale
une mère tendre et aimante; il n’y a pas de rempart plus fort qu’elle, quand un danger
apparaît à l’horizon, quand un malheur quelconque est à redouter. Car si elle donne un
conseil, son conseil est sûr; si elle prie, ses prières seront un soutien et une protection
invincibles. Ainsi telle est bien apparue en fait à ma Majesté, dès mon plus jeune âge,
ma mère et souveraine vénérée, qui fut en tout pour moi une éducatrice et un guide. (...)
On a reconnu qu’il n’y avait qu’une seule âme dans nos deux corps et, par la grâce du
Christ, cela heureusement a duré jusqu’à présent» (I, pp. 120-121) 5.
Par analogie, l’absence de mère dans le cas d’Italos ne peut que s’ajouter aux autres
défauts de son caractère; et on ne doit pas oublier le plus grand défaut originel d’Italos,
le fait de ne pas être byzantin (et pire encore d’être normand, au temps des invasions
normandes). Etre barbare, grossier, sans vraie culture, fou furieux et même traître (allusion
à la mission diplomatique du philosophe en Italie à l’époque de Michel Doukas) est une
chose naturelle et même attendue d’un barbare. Le mélange de l’activité intellectuelle
et d’une attitude agressive qu’on trouve chez Italos, inadmissible pour un Byzantin, est
chose habituelle pour le Latin qui combine sacrement et violence (Italos reçut dans son
enfance une formation militaire) : «tels furent les premiers rudiments de son éducation»
(p.33).
Grâce à ce procédé de montage parallèle, Italos revêt autant d’aspects parodiques
ou pathétiques; et il en reste encore des détails: Anne doute de la capacité d’Italos à se
repentir de façon vraiment chrétienne. Il semble plutôt que le philosophe utilise le repentir
pour s’excuser de ses méfaits. Très habile dialecticien il entraîne ses interlocuteurs dans

3
B. Leib, «Introduction générale» in: Alexiade, pp. XVII-XVIII.
4
Cf. André Guillou, Piété filiale, piété impériale, in: Mélanges P. Lévêque I, Besançon 1988,
pp. 143-153.
5
La similitude entre la mère de Psellos et Anne Dalassène a été déjà signalée par Ch. Diehl (Figures
byzantines, Paris, A. Colin, 1948, pp. 319-320).

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
408 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

des puits de raisonnement, mais à la fin, il doit se cacher lui-même dans un trou pour
échapper à la foule qui le poursuit.
On pourrait, en ce moment, conclure que tout l’exposé d’Anne Comnène sur l’affaire
Italos constitue un blâme du dialecticien, avec un contenu habituel: l’objet du blâme vise
la destruction de l’ordre social6. La construction du discours présente cette singularité:
les lieux rhétoriques qui permettent la rédaction du blâme sont ceux d’un éloge pris
négativement. On se trouve ainsi devant un anti-éloge, où le philosophe, comme on l’a
montré jusqu’ici, se présente à l’opposé du type idéal byzantin. En même temps, on
esquisse un éloge sous-entendu mais non moins présent et réel de l’homme byzantin.
Les constats de l’éloge selon les historiens de la littérature byzantine sont les suivants:
nationalité, état ou cité, famille, signes importants à la naissance, éducation de l’enfant,
qualités physiques et psychiques, mode de vie (profession), accomplissements, conditions
extérieures, âge, mort, enfants célèbres, comparaison7.

Pour le cas d’Italos, on a:

nationalité : normand, étranger


famille : atypique (sans mère)
signes importants à la naissance : né aux temps des révoltes
éducation de l’enfant : sans mère, maîtres rudes, grossiers
qualités physiques et psychiques: pas beau, intempérant, rude, grossier
mode de vie: hérétique, intempérant
accomplissements: hérésie, troubles
mort: inconnue
enfants célèbres: élèves hérétiques
comparaison : au basileus, à l’homme byzantin idéal
(comparaison négative pour le personnage)

L’ensemble de l’argumentation se meut autour de certaines valeurs, distinctes en


positives et négatives, totalement opposées les unes aux autres. (D’ailleurs, l’opposition
nette entre valeurs est une des constantes de l’argumentation rhétorique: le noir n’est
que très noir pour le rhéteur, le blanc, la blancheur même). Les valeurs ici forment un
système axiologique:

6
H. Hunger, Die hochsprachliche profane Literatur der Byzantiner, v.1 (trad. grecque du chapitre
sur la philosophie par L. Bénakis, sur la rhétorique par J. B. Anastassiou) Athènes 1991, p. 176, note
62.
7
Ibid, pp. 176-177.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 409

Système axiologique

Valeurs positives Valeurs négatives

véritable érudition dialectique


éloquence vaine argumentation, sans issue
beauté, apparence agréable laideur, non-beauté
comportement retenu fureur, agressivité, grossièreté
virilité, bravoure lâcheté
bon fils de bonne mère famille atypique (sans mère)
force tranquille violence déraisonnée

Les dites valeurs sont utilisées de façon si formelle et formaliste qu’elles deviennent
des vertus absolues. On les trouve aussi chez les ennemis, comme chez les amis, bien
sûr dans un moindre degré et formant, pour ainsi dire, le côté bon ou efficace de leur
personnalité et de leurs actions, ne cédant qu’au naturel et au degré supérieur de ces
mêmes dons chez les Byzantins. Ainsi, Bohémond, l’agresseur normand, est décrit en
de tels termes:
«Pour le dire en bref, on n’avait jamais vu auparavant sur la terre des Romains homme
pareil à celui-là, barbare ou grec, car sa vue engendrait l’admiration, et sa renommée,
l’effroi». Sa stature rappelait le canon de Polyclète - mais on se souvient que le basileus
et la basilissa surpassaient ce canon - et, «il se dégageait de ce guerrier un certain charme,
en partie gâté cependant par un je ne sais quoi d’effrayant qui émanait de son être. Car
tout cet homme dans toute sa personne était dur et sauvage, à la fois dans sa stature et
dans son regard, me semble-t-il, et son rire même faisait frémir l’entourage. Corps et âme,
il était ainsi fait que le courage et l’amour se hérissaient en lui et tous deux regardaient
vers la guerre. Il avait l’esprit souple, rusé, et riche en subterfuge en toute occasion. Ses
paroles étaient en effet calculées, et ses réponses, toujours ambiguës. Cet homme, à ce
point supérieur, ne le cédait qu’à l’autocrator sous le rapport de la fortune, de l’éloquence
et des autres dons de la nature» (III, p. 122-124).
Le portrait d’Italos se forme dans cette série d’antithèses absolues entre valeurs,
n’aboutissant qu’à une sorte de blâme du philosophe, et par là même, formant un éloge
indirect de l’homme de pouvoir. Peut-on conclure que c’est un portrait formaliste, sans
vie, fallacieux, basé sur un relativisme éthique, qui se fonde à son tour sur l’apologie de
la force sans ménagements, sur la division entre théorie et praxis dans un règne de calcul,
ne traduisant qu’une histoire par et pour les vainqueurs?

4. Éloge de la vraie philosophie - partie positive

«Cet ordre consiste principalement à la digression...»


Pascal, Pensées (298, éd. Lafuma)

«Une dispute célèbre est à l’origine des trois disciplines humanistes fondamentales: la
rhétorique, la dialectique, la philosophie. Encore aujourd’hui il est impossible de penser à

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
410 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

une d’entre elles sans se souvenir de l’un des trois protagonistes de cette fameuse querelle:
Gorgias pour la rhétorique, Socrate pour la dialectique, Platon pour la philosophie»8.
Si maintenant nous revenons à notre première problématique concernant la part de la
vérité qu’on trouve dans le texte étudié, ayant écarté, à travers le jeu des antithèses et des
schémas rhétoriques, l’hypothèse d’une réalité objective objectivement représentée, il
est peut-être temps de focaliser notre attention, non pas sur les défauts et autres manques
d’Italos mais sur son point d’excellence, son habileté originale, voire la dialectique; ceci
avec l’espoir de mieux comprendre le fonds de l’affaire. Regardons en quels termes, le
propre génie d’Italos est décrit:
«Il était si fort dans ses arguments et si difficile à réfuter, que son adversaire était
fatalement réduit au silence et à l’impuissance. Car il creusait un fossé de chaque côté
de la question et précipitait celui qui lui donnait la réplique dans un puits de difficultés.
L’homme était tellement passé maître dans l’art de la dialectique qu’il étouffait ses
interlocuteurs par des questions successives, submergeait et bouleversait leur esprit.
Il n’était pas possible, à qui avait eu une affaire avec lui, de sortir de ses labyrinthes»
(p. 36). Il s’agissait vraiment d’un génie dialectique, d’un démon socratique, d’une manie
philosophique, comme celle qui est décrite dans le Phèdre de Platon, et qui expliquait
son caractère irrévérencieux, ses emportements de colère, son manque de retenue; «tout
féru de dialectique, chaque jour il suscitait des troubles dans les réunions publiques parce
qu’il enchaînait l’une à l’autre des subtilités sophistiques» (p. 34). Même si l’on considère
la description physique comme accidentelle, on ne peut que penser à une sculpture
représentant un philosophe ancien, «le front très proéminent», «les narines ouvertes», «la
barbe ronde». Le destin même d’Italos est un destin philosophique à l’ancienne: corrupteur
des jeunes aristocrates, qui «affluaient à ses leçons» pour y apprendre les subtilités
dialectiques et s’allier à des théories hérétiques (métempsychose). Conséquemment,
accusé d’hérésie, le philosophe est condamné de façon sommaire (injuste?). Toute cette
description, dans la perspective d’une construction a posteriori, sur des schémas préconçus,
fournis par une tradition de démonstration rhétorique, parle, dans un deuxième niveau et
de manière allusive, de quelque élément arbitraire dans le déroulement de l’affaire.
Nous ne disons pas qu’il serait possible ou même probable qu’Anne Comnène,
esquissant ce portrait, eût en vue ce symbolisme singulier. Nous ne pouvons non plus
taire le fait que le portrait d’Italos, peint de cette manière, a conduit certains à penser à
un renouveau de la philosophie à Byzance, opposée à la théologie dominante et très vite
dénoncée par elle. `A cette perception pourraient contribuer des passages de l’extrait sur
Italos, comme celui-ci où on voit Alexis Comnène recommandant aux lettrés «de faire
passer la connaissance des livres divins avant celle de la culture grecque» (p. 39). En
ce qui concerne plus concrètement notre historienne, on a le droit de se demander dans
quelle mesure elle pensait que sa description ou plutôt son récit de l’affaire jusqu’ici,
tenait de l’arbitraire; de toute façon, sa perception de la «justice» a de quoi surprendre,
surtout dans une histoire où se dispute la plus haute légitimité; peut-on conclure que son
point de vue se situait aux limites du système axiologique esquissé dans le précédent
sous-chapitre?

8
A. Plebe - P. Emanuele, Manuale di retorica, Roma-Bari 1988, p. 5. On a aussi utilisé sur les
questions de théorie rhétorique le manuel de Bice Mortara Garavelli, Manuale di retorica, Milan
1997, 368p.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 411

On a vu qu’il manquait à Italos certains dons naturels, ce qui a été expressément


utilisé contre lui. Mais qu’est-ce qu’un «don naturel» pour Anne Comnène? On voit
dans le cas de Psellos que les dons naturels sont mentionnés à côté de son intelligence
ou du fait d’avoir une mère pieuse; Bohémond ne cédait en rien au basileus pour la
fortune, l’éloquence et autres dons de la nature. Il semble alors que dans cette première
approche la nature ne soit rien d’autre que des facteurs conjoncturels (la fortune?) ou
des dispositions vertueuses ou vicieuses.
Si cela vaut pour la nature, que peut-on conclure de la culture, et plus spécialement
de l’éducation, dont une des plus hautes positions était détenue par Italos à la suite de
son maître Psellos? Anne Comnène décrit ainsi l’évolution qui a conduit à l’avènement
d’Italos: «Depuis le gouvernement de Basile le Porphyrogénète jusqu’au règne même
de Monomaque, les lettres, bien qu’elles fûssent généralement négligées, n’étaient pas
cependant entièrement mortes, et elles brillèrent d’un nouvel éclat en prenant leur essor,
lorsqu’elles furent cultivées par les lettrés à l’époque de l’autocrator Alexis; auparavant,
la plupart des hommes vivaient dans la mollesse et s’amusaient, ne s’occupant que de
chasse et d’autres passe-temps plus honteux dans une vie efféminée: aussi relèguaient-
ils au second plan les lettres et toute culture scientifique. Tel était l’état des esprits que
trouva ici Italos; après avoir fréquenté des gens d’étude rudes, au caractère grossier (car
alors il y avait aussi quelques hommes de ce genre dans la ville impériale), de qui il
reçut une formation littéraire, il fut ensuite le disciple du fameux Michel Psellos» (pp.
33-34). Ce dernier «parvint au faîte de toute connaissance» grâce à sa piété et à celle de
sa mère, mais «parce qu’il était également très versé dans la science des Grecs et dans
celle des Chaldéens, il jouit à cette époque d’une grande réputation de savant» (p. 34).
Avec Jean Italos, qui enseignait «les doctrines de Proclus, de Platon, des deux philosophes
Porphyre et Jamblique, et surtout (...) les préceptes d’Aristote» (p. 37), nous avons une
nouvelle crise de l’enseignement. En même temps qu’Italos était en grande vogue, le
«couple sacré [le basileus et basilissa] s’absorbait nuit et jour dans l’étude approfondie
des divines Écritures» (p. 37).
Mais ici Anne Comnène va se permettre une «petite digression» que «les lois de la
rhétorique» quand même lui permettent. Le texte qui suit alors sort de la logique du reste
et fonde une nouvelle logique. Ceci concerne bien sûr le style, mais aussi la structure
et l’évolution de la pensée de l’auteur. Regardons de plus près: «Je me rappelle que
souvent ma mère, la basilissa, quand le repas était déjà servi, tenait un livre dans ses
mains et scrutait attentivement les œuvres dogmatiques des Saints Pères, surtout celles de
Maxime, le philosophe martyr. Elle s’était adonnée en effet non pas tant aux discussions
sur les sciences de la nature, qu’à l’étude des dogmes dont elle voulait recueillir la vraie
sagesse. Il m’arrivait souvent à moi-même de l’admirer, et dans mon admiration je lui
dis un jour: “Comment peux-tu, de toi même, regarder vers des hauteurs si sublimes?
Pour ma part, je tremble et n’ose même pas écouter de telles choses du bout des oreilles.
Car le genre tout contemplatif et spirituel, comme on dit, de cet homme donne le vertige
à ses lecteurs.” Et elle de sourire: “Je sais que cette crainte est louable, répondit-elle, et
moi-même je n’aborde pas ces livres sans trembler. Cependant je ne puis m’en arracher.
Mais toi, patiente un peu et, quand tu te seras penchée d’abord sur les autres ouvrages,
tu goûteras également la douceur de ceux-ci.” Le souvenir de ces paroles m’a percé le
cœur, et je suis pour ainsi dire plongée dans un océan d’autres traits à narrer. Mais la loi
de l’histoire me retient» (p. 38).
La petite digression que les lois de la rhétorique permettent est une digression qui
appartient bien au système de l’argumentation rhétorique. Les manuels nous apprennent

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
412 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

que le contenu d’une telle digression n’est pas sans rapport avec le reste du texte. En effet,
la digression, dans un autre registre, peut renforcer ou diminuer le sens et l’importance
de l’argumentation rhétorique. Il est clair que la signification de ce passage, de ce texte
dans le texte, est positive, et constitue alors un éloge au sein du blâme, ou de façon
schématique:

«La digression» éloge +


«l’affaire Italos» blâme -
Alexiade éloge +

La question est ici de savoir dans quelle mesure la positivité de la digression est la même
que la positivité dont le reste du récit de l’Affaire Italos est le négatif, ou si l’éloge ici
étudié coïncide avec l’éloge général de l’Alexiade, vu comme négation de la négation
du récit sur Italos - donc comme positivité. S’il est vrai qu’on est ici encore devant une
relation à la mère, les autres valeurs sont différentes du système axiologique esquissé
dans le sous-chapitre précédent. La beauté, la force, la violence manquent. Deux autres
valeurs apparaissent: la crainte et la douceur.
Il semble qu’on se trouve maintenant au cœur du véritable système axiologique de
la pensée byzantine, celle d’Anne Comnène aussi, sur lequel se conçoit toute évaluation
des hommes et de leurs actions. La crainte qui est née de la vraie philosophie, voire
la spiritualité orthodoxe, n’est pas la même que la crainte qui procède de la violence,
ni celle que cause la démesure. En effet, dans la vie des hommes il y a deux sortes de
craintes: l’une naît devant la menace, l’autre est semblable à la crainte qui a son origine
dans le souci, celui de la mère pour le bien de ses enfants, celui des enfants à l’égard de
leurs parents9; la seconde crainte provient de l’amour et conduit à la douceur. Telle est
la crainte de l’homme saint, à la foi inébranlable qui, à cause de celle-ci, ne connaît ni
colère, ni emportements, ni mauvaise humeur. Le véritable homme pieux est celui qui
sait faire le parcours qui conduit de la terre (sagesse humaine, lettres humanistes) au ciel
(vérités spirituelles), et en revient plein de douceur. De la piété et de la douceur naît la
vraie justice qui est le fondement du pouvoir, à l’image de Dieu.
Ce très petit texte qui se trouve à l’intérieur de l’extrait sur Italos, qui se situe à
son tour dans le contexte plus vaste de l’ouvrage général, dévoile soudainement les
axes de l’ordre (social) byzantin: crainte de Dieu et douceur, des qualités de la vraie
philosophie, la philosophie intérieure par rapport à l’extériorité de la culture antique;
c’est la philosophie que doit professer un basileus, roi-philosophe, suivant la théorie de
Platon dans sa République, avec cette précision biblique que la crainte de Dieu est la
vraie source de sagesse, en référence au texte sacré: La crainte de Yahvé, principe de
savoir/les fous dédaignent sagesse et discipline (Proverbes, 1,7).
Il s’agit d’une autre conception de l’homme byzantin, différente de la construction
d’un modèle à la base des figures rhétoriques. Que les manières ne suffisent pas à faire
p.e. le roi, comme suggère notre précédente argumentation, on le voit dans la formule
suivante: la différence entre le basileus et le tyran est que, pour le premier, la loi gouverne

9
Cf. A. Guillou, L’Orthodoxie byzantine in: Archives des sciences sociales des religions, 75
(juillet-septembre), 1991, pp. 1-10.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 413

sa conduite tandis que pour le second, sa conduite est la loi10. Le but recherché est alors le
fondement de la loi, qui seule donne la légitimité. Au dessus des antithèses inflexibles entre
dialectique et rhétorique se tient la vraie philosophie, celle d’un Maxime le Confesseur,
véritable philosophe martyr11 - nouveau contre-modèle d’Italos, autre positivité dont
Italos est la parodie -, une philosophie supérieure aux raisonnements vains et compliqués
comme à l’éloquence vide.
Cet éloge de la vraie philosophie, c.-à-d. de la spiritualité orthodoxe en tant que valeur
suprême, en relation aussi avec l’exercice juste du pouvoir, on la voit aussi ailleurs p.e.
quand Anne Comnène écrit à propos de la basilomètor, la célèbre Anne Dalassène: «Elle
était portée par nature à la méditation; continuellement elle élaborait de nouveaux plans
qui, loin de nuire au bien public, comme quelques-uns le chuchotaient, furent salutaires,
rendirent à l’Empire corrompu sa vigueur première, et relevèrent autant qu’il était possible
les affaires publiques complètement tombées. Bien qu’elle s’occupât de l’administration
de l’État, elle ne négligeait aucun des devoirs de la vie monastique et elle consacrait la
plus grande partie de la nuit aux hymnes saints, se consumant dans une prière continuelle
et dans les veilles; au petit jour, parfois même au second chant du coq, elle se mettait aux
affaires de l’État, s’occupant des promotions de fonctionnaires et répondant aux requêtes
des solliciteurs avec le concours de Grégoire Génésios, son secrétaire».
«Quel personnage, l’orateur, qui voudrait tourner ce récit en panégyrique, ne citerait-il
pas, parmi ceux de l’un et de l’autre sexe que l’antiquité distingue pour leurs vertus et
proclame illustres, portant aux nues l’héroïne qu’il célèbre pour ses actions, ses pensées et
sa conduite comparée à celle des autres, comme c’est la règle des panégyristes? Mais les
lois de l’histoire ne donnent pas la même liberté à l’historien. C’est pourquoi en parlant
de cette basilissa (Anne Dalassène), nous avons traité de grands sujets trop petitement»
(I, pp. 126-127).
De cette piété première, dont Dalassène était un exemple vivant, découlent les autres
vertus, comme la magnanimité, dont Alexis témoigna pardonnant à un traître, contre
toute logique; Anne finit la narration de cet épisode de façon qu’elle apparente son père
au Christ même, exprimant ainsi sa propre piété filiale: «Tel se montrait mon père le
basileus en toutes circonstances, bien qu’ensuite il fût payé de tant d’ingratitude de la part
de tous, comme jadis l’avait été également le bienfaiteur du genre humain, le Seigneur,
qui fit pleuvoir la manne dans le désert, qui rassasia la foule sur les montagnes, qui fit
passer la mer à pied sec, et qui après cela fut renié, insulté, frappé, pour être finalement
condamné à la croix par des impies. Mais ici, mes larmes jaillissent avant mes mots; je
bous d’en parler et de dresser la liste des ingrats, mais je contiens ma langue ainsi que
mon cœur qui bouillonne, et continuellement je me répète ces mots du poète: “Endure,
ô mon cœur; tu as enduré pire que cela déjà”», (ibid, p. 157).
On voit alors que le panégyrique d’Anne Dalassène comme celui de son fils se taisent
pour ne pas transgresser les lois de l’histoire, et la «petite digression» citée plus haut
procède de la même façon vers le silence final. Ce passage sous silence, cette marque de
conduite réservée, a aussi un nom et une fonction en rhétorique: il s’agit de «réticence»,
où l’effet recherché est de prolonger dans l’esprit du destinataire du discours les suites
d’une pensée abandonnée à mi-chemin; en même temps, il s’agit d’une opération de
dissimulation puisque tous les éléments de ce qui devrait s’exprimer sont déjà là avant

10
H. Hunger, op. cit., p. 246.
11
Remarquons toutefois que Maxime fut à son temps en opposition avec le pouvoir impérial.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
414 Byzantinische Zeitschrift Bd. 95/2, 2002: I. Abteilung

la censure. Vue sous cet angle, la dissimulation est l’analogon d’un procédé dialectique,
connu sous le nom d’ironie socratique. Dans cette dernière, on feint l’ignorance pour
ébranler le système des croyances de l’adversaire. Dans la dissimulation, on feint la
censure pour souligner davantage l’importance et le poids de ce qui est déjà prononcé.
Cette pudeur, l’attention à ne pas transgresser les lois de l’histoire, si ce n’est que la
pudeur de la femme devant la scène de la grande histoire et les discours des hommes-
protagonistes12, si ce n’est que la réserve de l’écrivain devant un sujet aux dimensions
grandioses, peut très bien être l’équivalent de la prudence chez l’acteur politique (tel que
le fut Anne Comnène). Car les lois de l’histoire sont telles que la dissimulation s’avère
indispensable. Voir l’exemple très concret de la façon dont l’auteur aborde le paradoxe
que la doctrine d’Italos est anathématisée tandis que lui-même ne l’est que de façon
«oblique, voilée, et difficile à saisir par la masse» (p.40).
Que la dialectique ne soit pas finalement ressentie de façon univoque l’exemple
suivant le prouve: la prédominance de la philosophie spirituelle ne doit pas nous faire
sous-estimer les possibilités que la dialectique offre en matière de persuasion, surtout
quand elle se met au service d’une bonne cause. Ainsi, dans la lutte du basileus contre
les Manichéens: «Il y avait avec lui l’évêque de Nicée, Eustratios, un homme savant dans
les sciences sacrées et profanes, plus fort en dialectique que ceux qui fréquentaient le
Portique ou l’Académie (...) Il détourna les Manichéens de leur religion aux principes
amers et les pénétra du dogme à la douce saveur» (III, p. 182) 13. On voit que les relations
entre philosophie, dialectique et rhétorique chez Anne Comnène ne sont nullement
mécaniques, figées, inflexibles, byzantines, mais bien senties à l’intérieur d’un moment
historique donné, en pleine connaissance des contraintes historiques, avec un sens aigu
de l’essentiel et de l’accidentel.

5. Le Roman de Jean Italos

Il est dommage qu’Italos n’ait pas laissé un témoignage de son évolution intellectuelle
et spirituelle, une sorte de roman de formation, de bildungsroman, à la manière des
Confessions de saint Augustin qui, de l’avis des spécialistes, constituent un des prototypes
du genre. Dans les Confessions supposées d’Italos, on pourrait voir plus clairement le
développement de son esprit, une sorte de Bildung au sens hégélien, où l’on distinguerait
toute sorte de ruse de la raison et de l’histoire.

12
Sur la culture féminine à Byzance, voir E. V. Maltese, Donna e letteratura a Bisanzio: per una
storia della cultura femminile, in: Dimensioni Bizantine. Donne, Angeli e Demoni nel medioevo
Greco, Turin 1995, pp.111-137.
13
Pensons aussi à cette autre information: la princesse Anne, privée d’activité politique, a formé un
cercle philosophique qui contribua à la floraison de l’aristotélisme à Byzance. Cf. H. Hunger, op.cit.,
pp. 82, 83; cf. G. Arabatzis, L’aristotélisme politique d’Anne Comnène, in: Political Equality and Justice
in Aristotle and the Problems of Contemporary Society (éd. D.N. Koutras), Athènes, 2000, pp. 28-36. Il
est significatif que selon Ath. Kambylis qui essaie de restituer le dernier chapitre mutilé de l’Alexiade,
même dans cet ultime tableau de la mort du basileus et de l’usurpation du pouvoir, Anne n’abandonne
pas son amour de la rhétorique; cf. Ath. Kambylis, Anne Comnène. Problèmes de restitution du texte
(en grec), in: Comptes rendus de l’Académie d’Athènes, 1993, vol. 68/1, pp. 216-246.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM
G. Arabatzis, Blâme du philosophe 415

Il est vrai que les Byzantins n’aimaient pas l’examen profond de soi, à la manière de
saint Augustin, lequel n’a pas connu un grand destin dans l’Empire d’Orient. Particularité
d’une culture qui avait une autre conception du temps et de son évolution. Cette conception
ne méprisait en rien le sens de la continuité: le renouveau littéraire byzantin, auquel
Anne Comnène appartient aussi, caractérisé par un nouvel et plus immédiat sentiment
du réel ne se désolidarisait pas des textes et des lignes directrices des pères fondateurs.
Les deux systèmes devaient cohabiter dans une structure unique, sans que l’un invalide
l’autre, l’un prolongeant et vérifiant l’autre dans son domaine propre. Quel est le sens
de cette référence à la tradition? Besoin intime et profond d’autorité? On s’en doute;
mais aussi, un moyen de montrer sa différence par petites touches sans qu’on l’aperçoive
réellement comme telle.

Brought to you by | Central European University (KEE) c/o EB


Authenticated | 172.16.1.226
Download Date | 7/30/12 1:43 PM

Vous aimerez peut-être aussi