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Lucien : L'Alcyon http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Lucien/alcyon.

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LUCIEN
VI.

ALCYON OU LA MÉTAMORPHOSE (01).

CHÉRÉPHON, SOCRATE.

1. CHÉRÉPHON. Quelle voix, Socrate, est arrivée


jusqu'à nous, de ces rivages et de ce promontoire !
Qu'elle est douce à l'oreille ! Quel est donc l'animal qui
peut la produire ? Car on dit que les habitants des eaux
sont muets.
SOCRATE. C'est un oiseau marin (02), cher
Chéréphon ; on le nomme alcyon, il a la voix
gémissante et pleine de larmes : les hommes débitent à
son sujet une fable antique. On dit que, jadis femme et
fille d’Éole, fils d’Hellen, elle pleurait amèrement un
époux, objet de sa plus vive tendresse, mort à la fleur
de l'âge : c'était Céyx, de Trachine, fils de Lucifer et
d’une beauté égale à celle de son père : la volonté des
dieux lui a donné des ailes ; et maintenant, semblable à
un oiseau, elle vole le long des mers, cherchant son
époux, et errant par toute la terre, sans pouvoir le
rencontrer.
2. CHÉRÉPHON. C'est Alcyon, dis-tu ! Jamais
auparavant je n'avais entendu cette voix, qui m'est

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arrivée toute nouvelle. C'est un son vraiment lugubre


que fait entendre cet oiseau : comment est-il donc fait,
Socrate ?
SOCRATE. Il n'est pas grand, mais il a reçu des dieux
une grande récompense de sa tendresse conjugale :
durant tout le temps qu'il couve ses petits, le monde
passe des jours nommés alcyoniens, remarquables par
le calme qui règne su milieu même de la mauvaise
saison ; c'est aujourd'hui l'un de ces plus beaux jours.
Vois comme le temps est serein ! comme la mer tout
entière est calme, sans vagues, et ressemble, pour ainsi
dire, à un miroir !
CHÉRÉPHON. Tu dis vrai : on s'aperçoit que c'est
aujourd'hui un jour alcyonien ; hier c'en était encore
un. Mais, au nom des dieux, que devons-nous croire,
Socrate, de ces légendes anciennes, qui prétendent que
des oiseaux sont devenus femmes, et des femmes
oiseaux. Ces sortes de métamorphoses me paraissent
de tout point impossibles.
3. SOCRATE. Cher Chéréphon, il me semble que nous
sommes des juges bien peu clairvoyants de ce qui est
ou non possible. Car nous jugeons des choses d'après
la raison humaine, ignorante, infidèle, à vue courte : il
s'ensuit que nous trouvons difficile ce qui est facile, et
impraticable ce qui ne l'est pas ; bon nombre de ses
erreurs viennent de notre inexpérience, bon nombre de
la jeunesse de notre esprit. En effet, tout homme n'est
réellement qu'un enfant, fût-ce même un vieillard,
attendu que le temps de la vie est rapide comme celui
de l'enfance, si on le compare à l'éternelle durée.
Comment donc, cher ami, des hommes, qui ne
connaissent la puissance ni des dieux ni des génies,
pourraient-ils affirmer que des transformations de cette
espèce peuvent se faire ou non ? Tu as vu, Chéréphon,
quelle tempête s'est élevée, il y a trois jours ; tu frémis
encore au souvenir des éclairs, du tonnerre, de la fureur
des vents : on eût dit que la terre entière allait s'abîmer.
4. Peu de temps après, il succéda un calme étonnant et
qui dure encore. Eh bien ! lequel des deux crois-tu le
plus grand et le plus difficile, ou de rendre au ciel un
aspect calme et brillant après un ouragan et un trouble
effroyable, et de ramener partout la sérénité, ou bien de
changer la forme d'une femme en celle d'un oiseau !
N'est-ce pas ainsi que chez nous les enfants prennent
de la cire ou de l'argile, la pétrissent, et donnent
successivement à la même masse mille diverses figures

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? La divinité, dont le pouvoir immense ne saurait se


comparer à nos forces, a donc facilement à sa portée et
comme sous la main des moyens semblables.
Maintenant, de combien tout le ciel te paraît-il plus
grand que toi ! pourrais-tu le dire ?
5. CHÉRÉPHON. Quel homme, Socrate, peut
comprendre ces sortes de problèmes et les exprimer ?
Les paroles n'y peuvent atteindre.
SOCRATE. Comparons les hommes entre eux.
N'existe-t-il pas une extrême différence entre la force
des uns et la faiblesse des autres ? Mettons en regard
des hommes à la fleur de l'âge et des enfants nouveau-
nés, de cinq ou de dix jours ; quelle différence de force
dans l'accomplissement de tous les actes de la vie, qui
exigent une si grande adresse des mains, une telle
souplesse du corps et de l'âme ! Ces mouvements ne
sauraient venir à la pensée d'enfants aussi jeunes que
ceux dont j'ai parlé.
6. Et telle est l'étendue de la vigueur d'un seul homme
fait, qu'on ne saurait la mesurer avec celle de ces petits
êtres : dix mille d'entre eux seraient aisément vaincus
par ce seul homme : un âge, en effet, dénué de tout
secours, privé de toute ressource, est le premier partage
des hommes d'après la loi de la nature. Si donc
l'homme nous paraît tellement différer de son
semblable, quelle idée aurons-nous de la différence qui
peut exister entre le ciel tout entier et nos forces, aux
yeux de ceux à qui il est permis de considérer ces
objets ? Sans doute, on croira facilement qu'autant
l'univers l'emporte par sa grandeur sur la taille de
Socrate ou de Chéréphon, autant sa puissance, sa
sagesse, son intelligence doivent, par analogie, être au-
dessus de nos facultés.
7. C'est ainsi qu'à toi, à moi, et à bien des gens qui
nous ressemblent, bon nombre de choses paraissent
impossibles qui sont faciles à d'autres. Jouer de la flûte
quand on ne le sait pas, lire ou écrire régulièrement
quand on ne connaît pas les lettres, semblent chose
plus impraticable à ceux qui sont étrangers à ces sortes
d'art, que de changer des femmes en oiseaux, ou des
oiseaux en femmes. La nature commence par jeter dans
un rayon de miel un être sans pattes et sans ailes, puis
elle lui donne des ailes, des pattes, teint et nuance son
corps de mille couleurs variées et charmantes, et
produit enfin une abeille, habile faiseuse de miel divin
: d'oeufs qui sont muets et inanimés, la nature façonne

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mille espèces d'animaux ailés, terrestres, ou


aquatiques, employant, dit-on, plusieurs secrets, et
l'influence mystérieuse de l'immense éther (03).
8. Si donc la puissance des Immortels est si grande,
comment nous, mortels chétifs, incapables de sonder
ces grands mystères et même de moindres secrets,
embarrassés même pour voir ce qui se passe chaque
jour devant nous, pourrions-nous rien dire de certain
sur les alcyons ou sur les rossignols (04). Aussi, ces
fables célèbres que nos pères nous ont transmises, je
les raconterai à mon tour à mes enfants, oiseau, chantre
de regrets, en mémoire de tes doux accents : je redirai
souvent ta piété, ta tendresse conjugale, à mes deux
femmes Xanthippe et Myrte ; et le reste de ton histoire,
et la récompense que tu as obtenue des dieux. Et toi,
n'en feras-tu pas autant, Chéréphon ?
CHÉRÉPHON. C'est trop juste, Socrate, et ce que tu
viens de dire contient une double leçon de tendresse
pour les femmes et pour les maris.
SOCRATE. Disons adieu maintenant à Alcyon ; il est
temps de retourner à la ville et de quitter Phalère.
CHÉRÉPHON. Volontiers, faisons ce que tu dis.

(01) On doute que ce dialogue soit de Lucien ; on


l'attribue à un certain Léon, philosophe académicien.
Voy., sur la fable d'Alcyon et Céyx, Ovide, Métam., XI,
v. 426.
(02) Voici la description qu'en donne le scoliaste :
"L'alcyon est un oiseau de la grandeur d'un petit
moineau franc, d'un plumage nuancé de différentes
couleurs. Il est tout à la fois vert, bleu et un peu rouge ;
son bec est petit, allongé et de couleur verdâtre : il vit
le long des rivages de la Sicile : il ne pond que cinq
oeufs, et construit son nid avec des épines et des arêtes
de poisson entrelacées, comme les fils d'une toile, et il
n'y a que les hommes qui puissent le détruire ; aucun
autre animal ne le peut. Ce nid, par sa forme,
ressemble à un récipient de chimiste ; le fond en est sa
partie la plus large ; l'entrée est fort étroite, et si
cachée, qu’il n'y a que l'alcyon qui puisse s'y glisser et
la reconnaître ; la femelle s'accouple en tout temps
avec le mâle de son espèce ; mais c'est au milieu de
l'hiver qu'elle devient mère ; elle emploie sept jours à
construire son nid, et sept autres à pondre et à élever
ses petits ; le temps de sa ponte passe pour un temps
sacré ; ce temps est ordinairement celui du coucher des
Pléiades (fin de novembre). Cet oiseau se pose sur les

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pierres, et chante assez agréablement ; alors la mer


devient absolument calme et n'est plus agitée par le
vent. Des deux sortes d'alcyons, la plus grosse n'a point
de voix ; c’est, la plus petite qui chante : leurs plumes,
comme les cheveux des hommes, changent avec l'âge,
et l'on reconnaît les vieux alcyons à leur plumage. On
dit que les femelles ne survivent guère aux mâles, et
qu'à la mort de ceux-ci, elles restent sans boire ni
manger. Les femelles s’appellent Céyces, et l'on
prétend que, quand quelqu'un les entend chanter, c'est
un signe très certain qu'il mourra bientôt. " (Trad. de
Belin de Ballu.) Cf. Aristote, Des animaux, IV, XIV.
Plutarque au traité De la tendresse qu'on a pour les
enfants, décrit le nid de l'alcyon d'une manière très
intéressante. L'alcyon paraît être le martin-pêcheur des
naturalistes modernes.
(03) Voyez l'Oiseau de M. Michelet : l'oeuf.
(04) Allusion à la fable de Philomèle.

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