Vous êtes sur la page 1sur 12

Quatre regards sur l’empereur Julien, héros religieux

Cours-conférence de Pascal Célérier


dans le cadre du cours d’Explication d’auteurs latins
30 octobre 2019

Julien, Hélios-roi, 1-3 (traduction de Talbot, 1863)

Je conviens que le présent discours peut être placé dans la bouche de tous les êtres
« que l'on voit respirer ou ramper sur la terre »,
et qui ont reçu l'existence, une âme raisonnable et un esprit, mais ce droit m'appartient plus qu'à
personne ; car je suis le serviteur du Roi Soleil. J'en trouve ici dans moi-même les preuves les plus
péremptoires, et qu'on ne m'en veuille point de dire ce qu'il m'est permis de révéler, Dès mon enfance,
je fus pris d'un amour passionné pour les rayons de l'astre divin. Tout jeune, j'élevais mon esprit vers
la lumière éthérée, et non seulement je désirais y fixer mes regards durant le jour, mais, la nuit même,
par un ciel serein et pur de nuages, je quittais tout pour aller contempler les beautés célestes, ne
sachant plus ce qu'on me disait ni ce que je faisais moi-même. Mon attention était si forte, ma curiosité
si soutenue que l'on m'eût pris pour un astrologue profond, bien que j'eusse à peine de barbe. Et
cependant, j'en atteste les dieux, aucun livre sur cette science ne m'était tombé entre les mains et je
n'avais rien appris qui pût y avoir rapport.
A quoi bon ces détails, dira-t-on, quand j'ai des choses plus importantes à faire connaître, par exemple
ce que je pensais alors des dieux ? Mais vouons ces ténèbres à l'oubli. Disons seulement que la lumière
céleste, qui brillait autour de moi, me ravissait et m'absorbait dans sa contemplation unique, de sorte
que je découvris par moi-même le mouvement de la lune, opposé à celui du reste du monde, avant
d'avoir lu les philosophes qui ont écrit sur ce sujet. Que cette assertion me serve de preuve. Je trouve
digne d'envie le sort d'un homme, que la Divinité, en formant son corps, a doué d'une étincelle sacrée
et prophétique, qui lui découvre les trésors de la sagesse. Je ne dédaigne point non plus l'avantage
que le ciel m'a tait d'être issu dans ce siècle et d'une famille régnante qui domine sur l'univers. Mais
je crois pourtant, sur la foi des sages, que le père commun des hommes c'est le Soleil. On l'a dit avec
raison : « I'homme engendre l'homme, et aussi le Soleil » Quant aux âmes, il ne les produit point seul,
mais il les recueille des autres dieux et les sème sur la terre, où elles montrent elles-mêmes, dans la
vie, la fin qu'elles ont résolu d'atteindre. Il est donc fort beau pour un homme de tenir, par trois
générations ou par une plus longue suite d'ancêtres, au culte de ce dieu ; mais ce n'est pas non plus
une situation à dédaigner, quand on s'avoue né pour le servir, de s'être, seul ou avec un petit nombre
d'autres, consacré spécialement au culte d'un tel maître.

1
Julien, Contre Héracleios, 22 (traduction de Talbot)

Un homme riche possédait beaucoup de brebis, des troupeaux de bœufs et une grande quantité de
chèvres : des milliers de cavales paissaient dans ses prairies. II avait des bergers esclaves ou libres
mercenaires; des bouviers pour les bœufs, des chevriers pour les chênes, des palefreniers pour les
chevaux. Avec cela d'immenses propriétés. Son père lui eu avait laissé la plus grande partie : il en
avait acquis lui-même autant, voulant être riche justement ou injustement, car il se souciait fort peu
des dieux. Il eut de plusieurs femmes des fils et des filles auxquels, avant de mourir, il distribua ses
biens, sans avoir jamais donné â ses héritiers aucune leçon d'économie, sans leur avoir appris
comment on peut acquérir ce qu'on n'a pas et garder ce qu'on a. Il croyait, dans son ignorance, que la
quantité tient lieu de tout. Lui-même avait été fort peu versé dans cette science, ne l'ayant point apprise
par principes, mais par une certaine habitude routinière, à peu près comme les mauvais médecins
guérissent les hommes au moyen de l'empirisme, vu qu'ils ne connaissent rien à la plupart des
maladies. Cet homme s'étant donc figuré que la multitude de ses enfants suffirait pour garder ses
richesses, ne s'était point inquiété qu'ils fussent bons. Ce fut la cause de leurs injustices mutuelles.
Chacun d'eux désirant, à l'exemple du père, avoir beaucoup et posséder tout à lui seul, empiète sur
autrui. Ainsi vont les affaires. Le mal gagne jusqu'aux parents, qui n'ont pas été assez bien élevés pour
arrêter la folie et la malhabileté des fils. Tout est rempli de carnage. Une abominable tragédie est mise
en œuvre par le démon. Les biens du père sont partagés par le tranchant du fer. Tout est en proie au
désordre. Les enfants renversent les temples nationaux que le père avait déjà méprisés et dépouillés
des offrandes déposées par un grand nombre de mains pieuses, et notamment par celles de leurs aïeux.
Sur les débris des temples, ils bâtissent d'anciens et de nouveaux sépulcres, comme si un mouvement
spontané ou le hasard les eût avertis qu'ils auraient besoin avant peu de nombreux tombeaux pour
avoir méprisé les dieux. A la vue de ce désordre général, de ces mariages scandaleux, de cette
confusion des lois divines et humaines, la pitié vient au cœur de Jupiter. Il tourne ses regards vers le
Soleil : « Mon fils, dit-il, ô divin rejeton, plus ancien que le ciel et la terre, conserves-tu encore du
ressentiment contre ce mortel audacieux et téméraire, qui, en abandonnant ton culte, attira tant de
malheurs sur lui-même, sur sa famille et sur ses enfants? Crois-tu que, pour n'avoir point sévi contre
lui, ni lancé sur sa race tes flèches aiguës, on ne t'en imputera pas moins tous ces désastres, toi qui
laisses ainsi sa maison abandonnée? Appelons donc les Parques et voyons si ce mortel peut être
secouru. » Les Parques s'empressent d'obéir à Jupiter, et le Soleil, pensif et paraissant méditer en lui-
même quelque dessein, tient ses yeux fixés sur le maître des dieux. Alors la plus âgée des Parques :
« Nous sommes empêchées, mon père, dit-elle, par la Sainteté unie à la Justice. C'est à toi, puisque
tu nous as ordonné de leur obéir, de les amener à ton vouloir. - Ce sont mes filles, dit Jupiter; il faut
que je les interroge. Que dites-vous, déités vénérables? - Mon père, répondent-elles toutes deux, tu es
le maître. Mais veille à ce que ce zèle funeste d'impiété ne règne pas ainsi sur tous les hommes. - J'y
veillerai, » répond Jupiter. Aussitôt les Parques s'approchant, filent tous les événements que veut le
Père des dieux. Alors Jupiter dit au Soleil : « Vois-tu cet enfant? (C'était un jeune parent délaissé et
négligé, neveu de cet homme et cousin des héritiers.) Il est issu de ta race. Jure-moi, par mon sceptre
et par le tien, de prendre un soin particulier de lui, de le gouverner et de le guérir de son mal. Tu le
vois couvert comme de fumée, de souillures et de suie. Le feu dont tu lui donnas l'étincelle court
grand risque de s'éteindre,
« si tu ne revêtes point ta force accoutumée ».
Tu as mon aveu et celui des Parques : prends cet enfant et nourris-le! » A ces mots, le Roi Soleil
reprend sa sérénité, tout ravi de l'enfant, chez lequel il remarque encore une faible lueur de ses propres
feux. Dès lors il l'élève
« loin des dards meurtriers, du carnage et du sang »,
et le Père des dieux ordonne à Minerve, la vierge née sans mère, de présider avec le Soleil à l'éducation
du jeune enfant. Il grandit : il devient jeune homme ;

2
« à son menton fleurit un gracieux duvet ».
Jetant alors les veux sur l'étendue des malheurs qui frappent ses proches et ses cousins, peu s'en faut
qu'il ne se précipite dans le Tartare, de l'effroi que lui cause cette multitude de maux. Mais le Soleil
bienveillant, de concert avec Minerve Pronoée, le plonge dans un sommeil, dans une léthargie qui
l'enlève à cette idée. A son réveil, il rentre dans la solitude. Là, trouvant une pierre, il s'y repose
quelque temps, et réfléchit en lui-même aux moyens d'éviter les maux nombreux dont il est menacé.
Tout lui est contraire : pas une seule chance favorable. Mercure, qui lui veut du bien, s'offre à lui sous
les traits d'un jeune homme, et, le saluant affectueusement: « Viens, dit-il, je te guiderai par un chemin
uni et facile, dès que tu auras franchi ce lieu rude et tortueux, où tu vois les uns trébucher, les autres
revenir sur leurs pas. » Le jeune homme se met en marche avec circonspection, portant avec lui son
épée, son bouclier et sa lance : il était resté la tête nue. Sur la foi de son guide, il s'avance par une
route unie, non frayée et complètement pure, chargée de fruits, ornée de mille fleurs délicieuses, de
celles qui sont chères aux dieux; bosquets de lierre, de lauriers et de myrtes. Mercure le conduisant
alors vers une montagne grande et élevée : « Sur le sommet de cette montagne, dit-il, est assis le Père
de tous les dieux. Attention, il y a ici un grand danger! Adore-le avec le plus de piété possible et
demande-lui tout ce que tu désires. Sans doute, enfant, tu choisiras le meilleur. » A ces mots, Mercure
disparaît de nouveau. Le jeune homme voulait s'informer auprès de Mercure de ce qu'il devait
demander au Père des dieux. Quand il ne le voit plus à ses côtés, il ne sait que résoudre. Il prend
pourtant un sage parti : « Demandons, à la bonne fortune, ce qu'il y a de meilleur, quoique nous ne
voyions pas bien le Père des dieux. Ô Jupiter, ou quel que soit le nom qui t'agrée et que l'on te donne,
car c'est tout nu pour moi, montre-moi la route qui conduit là-haut vers toi. La région que tu habites
me semble parfaite, si je juge de sa beauté par le . charme des lieux que nous avons parcourus pour
arriver ici. »
Cette prière achevée, il tombe dans le sommeil ou dans l'extase. Jupiter lui fait voir le Soleil. Le jeune
homme, étonné de cette vue : « Ah! Père des dieux, s'écrie-t-il, pour toutes les faveurs passées et
présentes que je te dois, je te consacrerai tout mon être. » Cela dit, il embrasse de ses mains les genoux
du Soleil et le conjure de le sauver. Le Soleil, appelant Minerve, ordonne au jeune homme de lui
détailler l'armure qu'il a prise avec lui. Quand il voit le bouclier, l'épée et la lance : « Mais, mon enfant,
dit-il, où sont donc la Gorgone et le casque? » Le jeune homme répond : "J'ai déjà eu grand-peine à
me procurer cette armure. Il n'y avait pas une seule âme sympathique à l'enfant proscrit de la maison
de ses parents. - Et cependant, dit le Grand Soleil, il te faut y retourner. » A cet ordre, le jeune homme
supplie qu'on ne l'y renvoie point, et qu'on le retienne où il se trouve, car il n'en reviendra point et il
sera tué par les méchants qui sont là-bas. A ses prières se joignent des larmes. « Va, dit le Soleil, tu es
jeune et point encore initié. Retourne donc chez toi, où l'initiation t'assurera une vie tranquille. Il te
faut partir et te laver de toutes ces atteintes impies. Songe à m'invoquer, ainsi que Minerve et les
autres dieux. » Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme restait debout en silence. Alors le
Grand Soleil le conduit sur une cime élevée : le haut resplendissait de lumière, le bas plongeait dans
d'épaisses ténèbres, à travers lesquelles, comme à travers de l'eau, passait la lueur affaiblie de la
splendeur du Roi Soleil. « Vois-tu, dit le dieu, ton cousin, l'héritier de ta famille? — Je le vois, répond
le néophyte. - Et ces bouviers, et ces bergers? - Je les vois aussi, répond le jeune homme. - Que te
semble-t-il donc de cet héritier? Que dis-tu de ces bergers et de ces bouviers? » Alors le jeune
homme : « L'héritier, dit-il, me fait l'effet de sommeiller et de se cacher dans l'ombre pour prendre du
bon temps. Quant aux bergers, il y en a quelques-uns de civilisés, mais la masse est cruelle et féroce.
Ils mangent et vendent les brebis, et font ainsi double tort à leur maître. Ils dilapident le bétail, et, tout
en rapportant peu d'argent pour beaucoup de têtes, ils disent qu'ils sont mal payés et ils se plaignent.
Certes, ils eussent mieux fait d'exiger de plus forts salaires que de gâter le troupeau.- Eh bien, dit le
Soleil, moi et Minerve, que voici, nous te mettons, par ordre de Jupiter, à la place de l'héritier, et tu
régiras tous ces biens. » Ici le jeune homme proteste de nouveau et fait de vives instances pour
demeurer. « Non, c'est trop longtemps résister, dit le Soleil; je t'en voudrais autant que je t'aime
aujourd'hui.» Alors le jeune homme : « Ah! Grand Soleil, et toi, Minerve, je vous prends à témoin,
ainsi que Jupiter; faites de moi ce qu'il vous plaira!" Aussitôt Mercure reparaît, et redonne du cœur

3
au jeune homme, qui dès lors se flatte d'avoir trouvé un guide pour son retour et pour sa conduite
lorsqu'il sera là-bas. Dans le même moment, Minerve : «Apprends, dit-elle, noble fils d'un noble père,
enfant des dieux et le mien, que cet héritier n'aime point les bons pasteurs. Les flatteurs et les méchants
en ont fait un esclave, qu'ils tiennent dans leur main. Aussi lui arrive-t-il d'être détesté des hommes
vertueux et traité on ne peut plus mal par ceux qu'il croit ses amis. Garde-toi donc, une fois revenu,
de préférer à l'ami le flatteur. Ecoute un second avis, mon enfant. Cet endormi se laisse duper sans
cesse. Toi, sois sage, et veille. Ne te laisse pas prendre au flatteur qui affecte la franchise de l'ami.
C'est comme un forgeron, tout noir de fumée et de suie, qui mettrait une robe blanche, se couvrirait
le visage de vermillon, et à qui tu donnerais en mariage une de tes filles. Ecoute encore un troisième
avis : Observe-toi rigoureusement toi-même; respecte-nous tout seuls et ceux des hommes qui nous
ressemblent, mais personne au delà. Tu vois quel tort a fait à cet insensé sa fausse honte et son état
de stupeur! » Ici le Grand Soleil, reprenant la parole : « Quand tu auras fait choix d'amis, dit-il, traite-
les en amis. Ne les regarde point comme des esclaves ou des domestiques. Agis avec eux en homme
franc, loyal, généreux. Ne dis pas d'eux une chose quand tu en penses une autre. Tu vois comment cet
héritier a couronné sa ruine par sa défiance envers ses amis. Aime tes sujets autant que nous t'aimons.
Place ce qui nous regarde avant tous les autres biens. Car nous sommes tes bienfaiteurs, tes amis et
tes sauveurs. » En entendant ces mots, le jeune homme sent son cœur dilaté, et proteste de son
dévouement à la volonté des dieux. «Va, lui dit le Soleil, marche guidé par une douce espérance. Nous
serons partout avec toi, moi et Minerve, et avec nous tous les dieux qui peuplent l'Olympe, l'air, la
terre, en un mot toute la race divine, pourvu que tu sois religieux envers nous, fidèle à tes amis,
humain avec tes sujets, les gouvernant en prince qui les conduit au bien, et ne servant ni leurs passions,
ni les tiennes. Revêts cette armure que tu as apportée ici, et prends de ma main ce flambeau, afin qu'il
répande devant toi une vive clarté sur la terre et que tu ne désires rien de ce qu'elle peut t'offrir. Reçois
de la belle Minerve, ici présente, cette Gorgone et ce casque. Elle en a plusieurs, comme tu vois, et
elle les donne à qui elle veut. Mercure te donnera une baguette d'or. Va-t'en, revêtu de cette panoplie,
par toute la terre et par toute la mer, irrévocablement soumis à nos lois; et que jamais personne,
homme, femme, domestique, étranger, ne t'engage à oublier nos commandements. Tant que tu les
observeras, tu seras pour nous un ami, un objet précieux, respecté de tous nos bons serviteurs, redouté
des méchants et des pervers. Sache que cette chair t'a été donnée pour accomplir cette fonction. Nous
voulons, par égard pour tes aïeux, purifier ta famille. Souviens-toi que tu as une âme immortelle, qui
est de notre parenté, et que, en nous suivant, tu seras dieu, voyant face à face notre Père avec nous. »
Est-ce un mythe, est-ce une histoire vraie, je ne sais.

Julien, Misopogon, 3-6

Et d'abord commençons par le visage. La nature, j'en conviens, ne me l'avait donné ni trop beau, ni
agréable, ni séduisant, et moi, par une humeur sauvage et quinteuse, j'y ai ajouté cette énorme barbe,
pour punir, ce semble, la nature de ne m'avoir pas fait plus beau. J'y laisse courir les poux, comme
des bêtes dans une forêt : je n'ai pas la liberté de manger avidement ni de boire la bouche bien ouverte :
il faut, voyez-vous, que je prenne garde d'avaler, à mon insu, des poils avec mon pain. Quant à
recevoir ou à donner des baisers, point de nouvelles : car une telle barbe joint à d'autres inconvénients
celui de ne pouvoir, en appliquant une partie nette sur une partie lisse, cueillir d'une lèvre collée à une
autre lèvre cette suavité, dont parle un des poètes, inspirés de Pan et de Calliope, un chantre de
Daphnis. Vous dites qu'il en faudrait faire des cordes : j'y consens de bon cœur, si toutefois vous
pouvez l'arracher et si sa rudesse ne donne pas trop de mal à vos mains tendres et délicates. Que
personne de vous ne se figure que je suis chagriné de vos brocards : j'y prête moi-même le flanc, avec
mon menton de bouc, lorsque je pourrais, ce me semble, l'avoir doux et poli comme les jolis garçons
et comme toutes les femmes à qui la nature a fait don de l'amabilité. Vous, au contraire, même dans
la vieillesse, semblables à vos fils et à vos filles, grâce à la mollesse de votre vie, ou peut-être à cause
4
de la simplicité de vos mœurs, vous épilez soigneusement votre menton, et ne vous montrez vraiment
hommes que par le front, et non pas comme moi par les joues. Mais pour moi ce n'est pas assez de
cette longue barbe, ma tête aussi n'est pas bien ajustée : il est rare que je me fasse couper les cheveux
ou rogner les ongles, et mes doigts sont presque toujours noircis d'encre. Voulez-vous entrer dans les
secrets? J'ai la poitrine poilue et velue, comme les lions, rois des animaux, et je ne l'ai jamais rendue
lisse, soit bizarrerie, soit petitesse d'esprit. II en est de même du reste de mon corps ; rien n'en est
délicat et doux. Je vous dirais bien s'il s'y trouvait quelque verrue, comme en avait Cimon; mais c'en
est assez ; parlons d'autre chose.
3. Non content d'avoir un corps comme celui-là, je me suis fait un genre de vie qui n'est pas gracieux.
Je me prive du théâtre, par excès de niaiserie, et n'admets de représentations à la cour, voyez mon
indifférence, qu'au premier jour de l'an : encore est-ce un tribut, une redevance qu'un pauvre fermier
paye à un maître exigeant; car alors même, quand j'assiste à ces spectacles, j'ai l'air d'un homme qui
les proscrit. Je ne tiens pas du tout, moi qu'on appelle le maître souverain de l'univers, à commander,
officier subalterne ou stratège, à des mimes et à des cochers. Témoins de ce fait, il y a peu de temps,
vous vous récriiez sur ma jeunesse, mon caractère, mes goûts : sans doute il y avait déjà là de la
rudesse et une preuve évidente du ma sombre humeur. Eh bien, voici quelque chose de plus étonnant :
je déteste toujours les coureurs de l'hippodrome, comme les débiteurs détestent l'agora. J'y vais donc
rarement, aux fêtes des dieux, et je n'y passe point toute la journée comme faisaient d'habitude mon
cousin, mon oncle et mon frère; mais lorsque j'ai vu six courses, en homme peu passionné pour ce
genre d'exercice, ou, pour mieux dire, sur ma foi, avec répugnance et avec dégoût, je m'empresse de
sortir. Voilà pour ma vie extérieure. Et cependant quelle faible partie j'ai énoncée de mes griefs contre
vous !
4. Parlons de ma vie privée : des nuits sans sommeil sur une natte, des repas, qui calment à peine
l'appétit, donnent au caractère une aigreur, qui ne s'accorde point avec la mollesse des villes. N'allez
pas croire toutefois que je vis ainsi pour faire contraste avec vous. Une profonde et sotte erreur m'a
instruit dès mon enfance à déclarer la guerre à mon ventre. Je ne lui permets point de se remplir
d'aliments. Aussi m'est-il arrivé bien rarement de vomir. Je me rappelle que cela ne m'est arrivé qu'une
fois depuis que je suis César : encore n'était-ce point par intempérance, mais par accident. Il faut que
je vous fasse ce récit; il n'a rien d'agréable, mais, par cela même, il me convient mieux. J'étais alors
en quartier d'hiver auprès de ma chère Lutèce : les Celtes appellent ainsi la petite ville des Parisii :
c'est un îlot jeté sur le fleuve qui l'enveloppe de toutes parts : des ponts de bois y conduisent de deux
côtés: le fleuve diminue ou grossit rarement : il est presque toujours au même niveau été comme
hiver : l'eau qu'il fournit est très agréable et très limpide à voir et à qui veut boire. Comme c'est une
île, les habitants sont forcés de puiser leur eau dans le fleuve. L'hiver y est très doux à cause de la
chaleur, dit-on, de l'Océan, dont on n'est pas à plus de neuf cents stades et qui, peut-être, répand
jusque-là quelque douce vapeur : or, il paraît que l'eau de mer est plus chaude que l'eau douce. Que
ce soit cette cause, ou quelque autre qui m'est inconnue, le fait n'en est pas moins réel : les habitants
de ce pays ont de plus tièdes hivers. Il y pousse de bonnes vignes, et quelques-uns se sont ingénié
d'avoir des figuiers, en les entourant, pendant l'hiver, comme d'un manteau de paille ou de tout autre
objet qui sert à préserver les arbres des injures de l'air. Cette année-là, l'hiver était plus rude que de
coutume : le fleuve charriait comme des plaques de marbre. Vous connaissez la pierre de Phrygie.
C'est à ces carreaux blancs que ressemblaient les grands glaçons qui roulaient les uns sur les autres :
ils étaient sur le point d'établir un passage solide et de jeter un pont sur le courant. Dans cette
circonstance, devenu plus dur que jamais, je ne souffris point que l'on chauffe la chambre, où je
couchais, à l'aide des fourneaux en usage dans presque toutes les maisons du pays, et bien que j'eusse
tout ce qu'il fallait pour me procurer la chaleur du feu. Cela venait, je crois, de ma sauvagerie et d'une
inhumanité dont j'étais, on le voit, la première victime. Mais je voulais m'habituer à supporter cette
température, que j'aurai dû adoucir par les moyens en mon pouvoir. Cependant; l'hiver prenant le
dessus et devenant de plus en plus rigoureux, je permets à mes domestiques de chauffer ma chambre,
mais, de peur que la chaleur ne fasse sortir l'humidité des murs, je recommande d'y porter du feu
allumé et quelques charbons ardents. Toutefois ce brasier, si faible qu'il soit, attire des murs une

5
vapeur si intense, que je m'endors, la tête appesantie. Je manque d'être asphyxié : on m'emporte
dehors ; les médecins m'engagent à rejeter la nourriture que je venais de prendre ; il n'y en avait pas
beaucoup, Dieu merci; je la rends et je me sens soulagé au point que, après une nuit tranquille, je
vaque le lendemain aux affaires qu'il me plaît.
5. Ainsi vivais-je chez les Celtes, comme le Bourru de Ménandre, me faisant à moi-même la vie dure.
La grossièreté des Celtes n'y trouvait rien à redire. Mais une cité florissante, heureuse, peuplée, a bien
raison de s'en fâcher, elle qui ne voit chez elle que danseurs, flûteurs, mimes plus nombreux que les
citoyens, et pas de respect pour les princes. Rougir ne convient qu'a des lâches ; mais des gens de
cœur, comme vous, doivent faire bombance dès le matin et la nuit prendre leurs ébats, sans nul souci
des lois, soit en théorie, soit en pratique. Et de fait, les lois ne sont redoutables que par les princes; en
sorte que quiconque insulte le prince, celui-là par surcroît foule aux pieds les lois. Le plaisir que vous
y prenez éclate partout, mais notamment sur vos places publiques et dans vos théâtres : le peuple, ce
sont des applaudissements et des cris ; les magistrats, c'est une illustration, c'est une gloire plus grande
d'avoir fait des dépenses pour de pareilles têtes que n'en a eu Solon d'Athènes en conversant avec
Crésus, roi des Lydiens; là tout le monde est beau, grand, épilé, fraîchement rasé, les jeunes comme
les vieux, tous rivaux du bonheur des Phéaciens, préférant à la vertu
« les vêtements brodés, les bains chauds et les lits ».
6. Et tu crois que ta rusticité, ta grossièreté, ta rudesse peuvent s'accorder avec tout cela? Jusque-là
va la folie et la nullité, ô le plus insensé et le plus détestable des hommes, de ce que les grands esprits
appellent ton âme sensée, de cette âme que tu crois devoir parer et embellir par la tempérance ! C'est
une erreur. D'abord, cette tempérance, nous ne savons ce que c'est : nous en entendons prononcer le
nom, mais nous ne voyons pas la chose. Si c'est vivre comme tu vis, si elle consiste à savoir qu'il faut
être l'esclave des dieux et des lois, pratiquer l'égalité avec ses semblables, accepter sans peine leur
supériorité, veiller prudemment à ce que les pauvres ne soient jamais opprimés par les riches, et, pour
cela, braver tous les déboires, que tu as sans doute affrontés plus d'une fois, haines, colères, outrages;
supporter tout avec résignation, sans se fâcher, sans se laisser aller à son ressentiment, maîtriser son
cœur, comme il convient, et le conduire dans la voie de la sagesse, si la tempérance consiste encore à
s'abstenir de tout plaisir, qui ne soit ni honorable, ni décent, ni visible aux veux de tous, à croire qu'on
ne peut être tempérant chez soi et en secret, quand on se montre dissolu au dehors et en public et
passionné pour les théâtres; si c'est là ce qu'on appelle la tempérance, tu te perds et tu nous perds avec
toi, nous qui ne pouvons pas même entendre prononcer le mot de servitude envers les dieux ni envers
les lois. Vive en tout la liberté !
Quelle dérision ! Tu dis que tu n'es pas seigneur, tu ne peux souffrir qu'on te donne ce nom ; il te
fâche à ce point que beaucoup de gens, rompant avec une vieille habitude, ne prononcent plus ce mot
odieux de seigneurie, et tu veux nous rendre esclaves des princes et des lois ! Ah! qu'il vaudrait bien
mieux te faire appeler notre seigneur, et dans le fait nous laisser libres, toi qui es si clément de figure
et si dur en action ! C'est nous tuer que de forcer les riches à ne point abuser de leur crédit dans les
tribunaux, et d'interdire aux pauvres le métier de délateur. En nous ôtant la scène, les mimes, les
danses, tu as ruiné notre patrie; et tout le bien que tu nous procures, c'est de nous écraser depuis six
mois du poids de ta dureté; ce qui fait que, dans notre désir de nous délivrer complètement de ce fléau,
nous nous sommes adressés aux vieilles qui rôdent autour des tombeaux. Du reste, nos traits d'esprit
ont atteint le but; nous t'avons percé de nos sarcasmes comme de flèches. Aussi, comment feras-tu,
mon brave, pour affronter les traits des Perses, toi qui trembles devant nos brocards?

6
Libanios, Autobiographie (Or.1), 118-135 (traduction de L. Petit, 1860)

Lorsque le prince qui, avant d'avoir obtenu l'empire sans combat, cultivait la philosophie, plus
qu'aucun philosophe, au sein même de ses palais, ramena enfin, comme de l'exil, pour l'embrasser
publiquement, le culte banni, je tressaillis, je bondis de joie, et je me remis avec bonheur à écrire et à
prononcer des discours. Je voyais, en effet, le sang couler de nouveau sur les autels abandonnés, la
fumée de la graisse des victimes monter jusqu'au ciel, et les Dieux honorés par des fêtes, dont
quelques vieillards gardaient à peine le souvenir. On pouvait consulter les oracles ; il était permis de
louer et d'admirer ces merveilles; les Romains pouvaient encore oser de grandes choses; des barbares,
les uns étaient vaincus, les autres allaient l'être. Nous possédions le prince le plus sage, le plus juste,
le plus éloquent et le plus belliqueux, qui ne comptait d'ennemis que parmi les impies. Il souffrit de
ne pas voir venir vers lui une députation de notre ville, et de ne pas recevoir même une lettre de moi.
« Quoi donc! dit-il, par Hercule! il garde le silence, aujourd'hui qu'il est en pleine sécurité, lui qui a
tout bravé, autrefois, pour correspondre avec moi ! » Il disait que le fruit le plus précieux qu'il
recueillerait de son voyage, ce serait de me voir et de m'entendre. Et lorsque, à notre première
entrevue, je posai le pied sur le seuil, sa première exclamation fut : Quand donc t'entendrons-nous?
Le sophiste mon rival, Eubulus, était déjà, à cette époque, dans sa patrie, rappelé par la mort de sa
femme, qui laissait deux filles nubiles ayant besoin de sa surveillance. On disait d'ailleurs qu'il serait
encore parti, quand bien même il n'aurait point perdu sa femme. L'empereur préludait aux discours
par les nombreux sacrifices qu'il faisait chaque jour, sous les arbres du jardin impérial. Tandis que la
foule s'empressait à lui faire la cour, en secondant son zèle pour le culte des Dieux, je restais, comme
à l'ordinaire, occupé de mes travaux, n'étant pas appelé par le prince. Je regardais comme un manque
de discrétion et de retenue, de l'aller voir sans y être invité. En lui, j'aimais l'homme, mais je ne flattais
pas le prince. Un jour qu'il était allé sacrifier dans le temple de Jupiter Philien, et qu'ayant promené
ses regards sur tous ceux qui se pressaient autour de lui pour en être aperçus, il ne m'avait pas vu,
caché que j'étais dans la foule; il m'envoya vers le soir demander, par un mot écrit sur ses tablettes,
quel motif m'avait empêché de le venir voir, et il m'en faisait, avec grâce, des reproches piquants. Je
répondis par les mêmes tablettes, sur le même ton, piquant et badin, d'un homme qui a droit de se
défendre. Le prince s'en aperçut, à cette lecture, et rougit. Néanmoins, même après avoir reçu ces
tablettes, je continuai à m'abstenir, paraissant négliger le jardin royal, et les sacrifices qu'on y faisait.
J'étais sans trouble, car je savais qui avait manqué à l'amitié. Priscus, sophiste d'Épire, qui avait
fréquenté la plupart des hommes distingués par leur savoir, voyant avec regret les torts du prince,
dans cette circonstance, fit cesser le malentendu, par je ne sais quels moyens. Je fus appelé, au milieu
de la place remplie par la foule, et l'empereur, qui m'avait fait venir, semblait lui-même embarrassé,
montrant, par ce qu'il éprouvait, combien il avait à se reprocher. Il se remit, non sans peine, et, après
s'être excusé sur les nombreuses occupations qui le retenaient, il m'invita à dîner; je lui répondis que
j'avais coutume de souper : il m'invita à souper; je lui dis qu'alors même qu'il me serait permis de le
faire, mes maux de tête m'en empêcheraient. Mais pourtant, dit-il, vous devez venir me voir
fréquemment. Quand je serai appelé, répondis-je; autrement je craindrais d'être importun. Il en tomba
d'accord, et ne fit plus autrement.
Nos entretiens roulaient sur l'éloquence, sur l'éloge de ce qu'il avait fait de bien, et sur la critique de
ce qui avait été négligé. Je ne demandais rien, ni maison, ni terre, ni magistrature. Notre conversation
ne permettait pas, suivant l'expression d'Aristophane, de convaincre celui qui la tenait d'être un
méchant. Et ce que je refusais ainsi, c'était la première place de la ville. Mais je ne voulus pas même
rentrer dans une notable partie de mes biens patrimoniaux, qui étaient dans les mains du
gouvernement. Me voyant dédaigner tout intérêt personnel, et ne chercher qu'une chose, qui était de
lui faire dépasser tout ce qu'on disait à sa louange, il avait coutume de dire que les autres aimaient sa
fortune, mais que c'était lui-même que j'aimais, et que l'attachement de sa mère pour lui n'était pas
plus dévoué que le mien.
Cette affection lui fit supporter la franchise avec laquelle je pris, devant lui, la défense du Sénat, à

7
une époque où la terre n'avait pu rien produire, à cause d'une grande sécheresse. Il avait voulu,
néanmoins, que les marchés fussent abondamment pourvus de denrées, et que les prix de ces denrées
demeurassent dans les limites qu'il avait fixées. Un mauvais génie, sans doute, l'avait poussé à cette
mesure, lui faisant mettre ainsi la ville dans la situation où aurait pu seule la réduire la dernière
extrémité. Il s'emportait dans cette circonstance, criant que les sénateurs lui faisaient de l'opposition ;
et les flatteurs qui l'entouraient excitaient encore son emportement. Mais moi, sans m'émouvoir, et
exposant l'état de la question, je luttai, et démontrai que le Sénat n'avait jamais été dans son tort, et
cela, bien qu'un des assistants eût dit (pour me faire craindre sans doute d'être jeté dans le fleuve) que
l'Oronte n'était pas loin, déshonorant ainsi l'autorité du prince par d'indignes menaces. Mais
l'empereur était doué d'une telle vertu, qu'après avoir essayé de me tenir tête, et n'avoir pu y réussir,
il ne me garda pas la moindre rancune. Il m'en aima même davantage, comme un homme qui savait,
au besoin, prendre la parole, ainsi que l'on prend les armes, pour la défense de sa patrie. Étant sur le
point d'inaugurer son consulat, et n'ignorant pas que ceux qui l'entouraient, et ceux qui allaient venir
du dehors, rivaliseraient pour célébrer ses louanges, il m'ordonna d'embellir la fête par un discours.
Tout en disant que cet honneur appartenait à d'autres, je ne manquai pas de si bien préparer son éloge
dans celle des deux langues qui était la mienne, que personne, même de ceux qui avaient été le plus
applaudis, ne parut en comparaison avoir bien parlé. Et il m'arriva ce qui m'était arrivé déjà dans mon
premier discours, que la Fortune ne m'amena du dehors que des gens disposés à m'aider et à m'être
agréables, et qui avaient grand intérêt à ne pas attaquer ma réputation. Pendant ce temps, rentré chez
lui, le sophiste de Tyr, que personne ne louait, faisait son propre panégyrique, prêtant à rire, pour la
seconde fois. Sans les atteindre, il poursuivait de ses injures ceux qui avaient ri de lui. Ceux-ci ne
faisaient que rire de plus belle, en le voyant ainsi jeter au vent ce qui pouvait lui rester d'une gloire
empruntée, mal acquise, et qu'il n'aurait pu conserver qu'en se tenant en repos et en gardant le silence.
Ceux qu'il attaquait suffisaient à se consoler entre eux. Comme je me levais le dernier pour parler, et
que l'empereur lui-même se préoccupait de savoir comment la foule pourrait m'entendre, Mercure,
dit-on, soucieux de la gloire de son serviteur, toucha de son caducée chacun des assistants, afin que
pas une de mes paroles ne fût privée d'une admiration méritée. Dès le commencement du discours, le
prince témoignait le plaisir que lui faisaient éprouver les beautés de la forme; mais bientôt il bondit
sur son siège, ne pouvant se contenir malgré tous ses efforts. Il s'élança du trône, étendant de ses
mains tout ce qu'il pouvait étendre de sa chlamyde, oubliant tout ce qu'il devait au décorum, et
rappelant les transports naïfs des hommes du peuple. Il n'en restait pas moins d'ailleurs dans la dignité
de son rôle, comme un prince qui sait ce qui convient pour faire respecter le pouvoir suprême. Car
qu'y a-t-il de plus digne d'un roi que d'élever son âme à goûter les beautés de l'éloquence? Et nul
prince, plus que lui, ne fut capable de connaître ces nobles plaisirs, lui qui, avant de monter au trône,
et sur le trône même, fut l'auteur de si remarquables discours. Car déjà, à cette époque, les veilles de
l'empereur avaient produit plusieurs ouvrages, et il n'était rien qu'il ne pût obtenir par l'effet de son
éloquence, plus que par tout autre moyen. A partir de cette époque, et jusqu'à son départ pour la Perse,
il se montra peut-être inégal pour quelques autres; mais il fit voir toujours pour moi une affection de
plus en plus vive. Il avait coutume de dire : « Je te poursuivrai et te donnerai quelque chose que tu ne
pourras pas refuser comme tout le reste. » Un jour qu'il m'avait forcé à dîner avec lui : « Voilà pourtant
le moment, homme étonnant, de recevoir ce que je veux te donner. » Je ne pouvais encore m'imaginer
de quoi il s'agissait. « Voilà ce que c'est, me dit-il: c'est que tu me parais digne d'être inscrit par moi
au nombre des grands orateurs pour tes discours, et, pour tes actes, au nombre des grands philosophes.
» J'étais heureux de ces paroles, comme autrefois Lycurgue le fut de l'oracle du Dieu : c'était en effet
la parole de celui qui vivait dans le commerce des Dieux. Les sénateurs allant lui faire leurs adieux,
et le priant d'oublier les griefs qu'il pouvait avoir contre la ville, il affirma que, si les Dieux le faisaient
survivre à la guerre, ce serait à Tarse, en Cilicie, qu'il irait vivre. « Et pourtant je vois bien ce qui
arrivera, dit-il, si vous m'envoyez Libanius pour ambassadeur, et si vous mettez en lui vos espérances;
sinon, il faudra qu'il vienne à Tarse avec moi. »
M'ayant embrassé, sans verser une seule larme, alors que jetais tout en pleurs, et ayant déjà sous les
yeux la dévastation de la Perse, il m'écrivit une dernière lettre des frontières de l'empire : il poursuivait
sa course, ravageant les campagnes et les bourgades, prenant les postes fortifiés, passant les fleuves,

8
renversant les remparts et prenant les villes. Aucun messager ne nous apprenait ces succès, mais nous
en jouissions avec certitude, comme si nous les voyions ; et nous regardions comme accompli ce qui
était en train de s'accomplir, dans la confiance que nous inspirait ce héros. Mais la Fortune s'était
réservé son rôle. En effet, tandis que l'armée triomphante se réjouissait de la défaite et de la fuite des
Perses; alors qu'elle livrait ces combats d'infanterie et de cavalerie, combats que les habitante de
Ctésiphon contemplaient du haut de leurs murs, sans pouvoir plus se fier à la force de leurs remparts ;
alors que le Mède envoyait une ambassade et des présents, pour demander la paix, dans la pensée
qu'il n'appartenait qu'à des insensés de vouloir combattre contre un héros divin ; au moment même
où les ambassadeurs montent à cheval, un trait perce le flanc du plus sage des monarques ; le sang du
vainqueur arrose la terre des vaincus, et rend l'ennemi tremblant maître de ceux qui le poursuivent.
Un transfuge apprenait au Perse ce coup de la Fortune, et nous, à Antioche, nous demeurions dans la
plus profonde ignorance. Mais alors eurent lieu des signes précurseurs : des tremblements de terre
renversèrent des villes de Syrie et de Palestine, les unes en partie, les autres entièrement. Un Dieu
semblait, par ces grands désastres, nous annoncer une immense infortune. Pendant que, par nos vœux,
nous trompions nos tristes pressentiments, l'affreuse nouvelle arriva à nos oreilles, et nous frappa
comme un trait. Nous apprîmes que l'illustre Julien était rapporté dans un cercueil, et que le premier
venu avait pris l'empire ; que les Perses possédaient l'Arménie, et tout ce qu'ils voulaient d'ailleurs de
territoire. Je jetai aussitôt les yeux sur une épée. Toute mort me paraissait, dès lors, préférable à la vie.
Ensuite je songeai au précepte de Platon, qui ne permet pas de se débarrasser ainsi des liens de la vie;
je songeai que, si je descendais auprès de lui aux enfers, par cette mort violente, j'aurais à comparaître
en accusé, et à subir le reproche d'avoir quitté mon poste, saris attendre l'ordre du Dieu. Il me sembla
aussi que c'était mon devoir d'honorer sa mémoire par une oraison funèbre. Voilà les raisons pour
lesquelles je dus lui survivre.

Grégoire de Nazianze, Contre Julien, Or. V, 23

Les autres ont fait cette expérience quand le pouvoir lui a donné libre carrière ; mais moi, je l'avais
vu en quelque façon depuis longtemps, dès le moment où je l'avais rencontré à Athènes. Il y était
venu peu après les changements qui avaient affecté la situation de son frère et après avoir obtenu la
permission du roi. Ce voyage avait un double motif : le premier était honorable, c'était le désir de
visiter la Grèce et ses écoles ; l'autre était tenu secret et n'était connu que d'un petit nombre de
personnes : il voulait consulter sur son destin les sacrificateurs et les imposteurs de ce pays, car
l'impiété n'avait pas encore la liberté de s'étaler. Or j'ai conscience de ne m'être pas trompé alors dans
les prévisions que je formai à son égard, bien que je ne figure pas au nombre de ceux qui sont doués
pour ce genre de choses. Ce qui fit de moi un prophète, c'était l'inégalité de son caractère ainsi qu'un
prodigieux abrutissement, s'il est vrai qu'un prophète est celui qui est capable de former des prévisions
justes. (traduction J. Bernardi)

Ces quelques signes déjà ne me disaient rien qui vaille: un cou sans cesse en mouvement, des épaules
ballottées, relevées d'un côté puis de l'autre, un œil égaré, roulant en tout sens, qui lui faisait un regard
de fou, des pas mal assurés, jamais en équilibre, une narine soufflant l'insulte et le mépris et les
ridicules contorsions du visage qui en faisaient de même, des rires incontinents et spasmodiques, des
de tête pour dire oui, pour dire non, sans aucune raison, un discours discontinu et frappé
d'essoufflement, des questions sans ordre ni suite, des réponses qui ne valaient guère mieux se
chevauchant l'une l'autre dans leur incohérence, émises sans la moindre logique qui aurait pu révéler
un homme cultivé. (traduction Pierre Somville)

9
Ammien Marcellin – Le grand portrait final du Livre XXV des Res gestae
(traduction Nisard, 1860)

Chapitre IV
1. Julien mérite d’être compté sans doute au nombre des plus grands caractères par ses nobles qualités
et par les grandes choses qu’il accomplit. Les moralistes admettent quatre vertus principales, la
chasteté, la prudence, la justice et le courage ; et quatre accessoires, en quelque sorte en dehors de
l’âme, le talent militaire, l’autorité, le bonheur, la libéralité. Julien consacra sa vie à les acquérir toutes.
2. II était chaste à ce point qu’il resta, du moment qu’il eut perdu sa femme, étranger à tout commerce
des sens. Il avait sans cesse présentes à l’esprit les paroles que Platon met dans la bouche de Sophocle
le Tragique. Interrogé dans sa vieillesse si la passion des femmes existait encore en lui, le poète
répondit que non, et ajouta qu’il se félicitait grandement d’avoir secoué le joug de la plus violente, de
la plus inexorable des tyrannies.
3. Pour s’affermir encore dans cette règle de conduite, Julien se plaisait à répéter ce passage du poète
lyrique Bacchylide, l’une de ses lectures favorites : "La chasteté, pour les hommes placés en évidence,
est un vernis non moins favorable que celui dont le peintre embellit les traits sur la toile." Même dans
la force de l’âge, Julien sut se préserver si bien de toute tentation de ce genre, que les serviteurs qui
l’approchaient de plus près n’eurent pas même le soupçon (ce qui est bien rare) qu’il y eût jamais
succombé.
4. Cette continence était grandement favorisée par les restrictions qu’il s’imposait en fait de nourriture
et de sommeil, et qu’il observait dans son palais avec même rigueur que dans les camps. On était
confondu en voyant à quoi se réduisait l’ordinaire de l’empereur, en qualité comme en quantité.
C’était à croire, et peut-être non sans fondement, qu’on le verrait reprendre un jour le manteau du
philosophe. En campagne, il n’était pas rare qu’il mangeât debout comme les soldats, et son repas
n’était ni moins simple ni moins sommaire.
5. Aussitôt qu’un court sommeil avait reposé son corps endurci à la fatigue, il se levait et allait en
personne visiter postes et sentinelles, puis revenait se livrer à ses doctes élucubrations.
6. Si les nocturnes flambeaux témoins de ses veilles avaient pu parler, on saurait à quel point différait
de certains princes celui qui n’obéissait pas même aux commandements de la nature.
7. Son intelligence était aussi vaste que saine. Quelques traits au hasard permettront d’en juger. Il
possédait au plus haut degré l’art de gouverner et de faire la guerre. II se piquait d’être affable, ne
montrant de réserve que ce qu’il en faut pour être respecté. Jeune par l’âge, il était déjà vieux par les
vertus. Il était amoureux de toutes les sciences, et juge irrécusable en presque toutes. Censeur rigide
des mœurs, bien que doux par caractère ; contempteur des richesses et de tout ce qui tient à la
condition mortelle, sa maxime favorite était que le sage doit s’occuper de l’âme sans se soucier du
corps.
8. Il brilla par de hautes qualités dans l’administration de la justice, et sut la faire apparaître, suivant
les circonstances et les individus, terrible sans qu’elle fût cruelle. Quelques exemples suffirent à
réprimer les désordres. II montrait le glaive plutôt qu’il n’en frappait.
9. On sait avec quelle modération il se vengea d’ennemis personnels qui avaient ouvertement tramé
contre lui, et comment sa bonté naturelle intervint entre eux et le châtiment qui leur était dû.
10. Des campagnes nombreuses, une multitude de combats, témoignent de sa valeur guerrière, comme
de son aptitude à endurer l’extrême intensité du froid et de la chaleur. C’est par le corps que vaut le
soldat, et le général par la tête. Mais on a vu Julien attaquer corps à corps, abattre sous ses coups de
formidables antagonistes ; et seul faire aux siens qui pliaient un rempart de sa poitrine. Sur le sol

10
dompté de la Germanie, sous l’atmosphère suffocante de la Perse, sa présence au premier rang était
l’âme de son armée.
11. Quant à ses talents stratégiques, les preuves en sont notoires et multipliées : villes et châteaux
emportés dans les conditions les plus difficiles et les plus périlleuses, ordonnances de batailles aussi
savantes que variées, choix judicieux des campements comme sûreté, comme salubrité, disposition
intelligente des avant-postes et des lignes de défense.
12. Il avait sur les soldats un tel ascendant, que, bien qu’intimidés par sa rigueur en fait de discipline,
ils le chérissaient comme un camarade. Nous l’avons vu, n’étant que César, leur faire, sans solde,
affronter la férocité des barbares, et, par la seule menace de sa démission, ramener à l’ordre une
multitude mécontente et armée.
13. Pour tout dire, en un mot, ne lui a-t-il pas suffi d’une simple exhortation aux soldats des Gaules,
habitués aux frimas et au ciel des bords du Rhin, pour les entraîner, à travers tant de contrées lointaines,
jusque sur le sol brûlant d’Assyrie et presque aux frontières des Mèdes ?
14. II fut longtemps heureux, témoin ces immenses difficultés qu’il a surmontées, guidé, pour ainsi
dire, par la main de la fortune, alors favorable à ses entreprises ; témoin encore, après qu’il eut quitté
l’Occident, cette immobilité où, comme par l’effet d’un talisman, restèrent jusqu’à sa mort les nations
barbares.
15. Une foule d’actes déposent irrécusablement de sa libéralité. Nul prince, en fait d’impôts, n’eut
jamais la main plus légère. Il modéra les offrandes de couronnes d’or ; fit remise d’arriérés accumulés ;
tint la balance égale dans les contestations entre le fisc et le contribuable ; restitua aux villes la
perception des revenus municipaux, et même leurs propriétés foncières, à la réserve des aliénations
consommées sous les règnes précédents. Enfin, on ne le vit jamais empressé d’accumuler dans son
épargne l’argent qu’il trouvait mieux placé dans les bourses particulières. "Alexandre le Grand,
répétait-il avec complaisance, quand on voulait savoir où était son trésor, répondait en souriant : Chez
mes amis."
16. Après m’être étendu sur ses bonnes qualités, je dois revenir sur ses défauts, bien que j’en aie dit
quelques mots à l’avance. Il n’était pas exempt de légèreté, mais en revanche il permettait qu’on le
reprît quand il était dans son tort.
17. Il laissait trop courir sa langue, et ne connaissait pas le prix du silence. Il faisait abus de la
divination, et allait aussi loin que l’empereur Hadrien dans cette manie. Il y avait dans son culte plus
de superstition que de religion véritable. Si grande était la consommation de bœufs qu’entraînaient
ses sacrifices, qu’on disait que l’espèce manquerait s’il revenait de son expédition de Perse. On
pouvait donc lui appliquer la plaisanterie faite sur Marc-Aurèle, alors César : « À Marcus César les
bœufs blancs. C’est fait de nous si vous revenez vainqueur. »
18. Il était amoureux à l’excès de la louange, d’une vanité qui triomphait des moindres avantages, et
il ne rougissait pas de s’entretenir avec le premier venu, par pure affectation de popularité.
19. Nonobstant ces faiblesses, on pourrait répéter avec lui que son règne allait ramener la justice sur
la terre, dont, suivant la fiction d’Aratus, l’ont bannie les vices des hommes ; et l’éloge serait
complètement vrai, si quelques traits d’arbitraire ne formaient disparate avec la stricte équité, règle
ordinaire de sa conduite.
20. Ses lois, en général, sont exemptes de ce despotisme étroit qui fait violence à la liberté naturelle.
Mais cet éloge souffre des exceptions ; et il faut mettre de ce nombre la tyrannique défense
d’enseigner prononcée contre les rhéteurs et les grammairiens professant le christianisme, à moins
qu’ils n’abjurassent leur culte.
21. Ce fut encore un abus de pouvoir intolérable que cette contrainte de faire partie des conseils
municipaux, imposée à nombre de personnes en faveur desquelles la qualité d’étranger, le privilège
ou la naissance constituaient bénéfice d’exemption ou incompatibilité.

11
22. Voici maintenant pour son extérieur : Il était de moyenne taille, avait naturellement la chevelure
lisse comme si le peigne y eût passé ; la barbe rude, fournie, et terminée en pointe. Ses yeux étaient
beaux, et le feu dont ils brillaient décelait un esprit qui se sent à l’étroit. Il avait les sourcils bien
dessinés, le nez droit, la bouche un peu grande, la lèvre inférieure proéminente, le col gros et incliné,
les épaules larges et la poitrine développée. Tout son corps, de la tête aux pieds, présentait les plus
exactes proportions ; aussi était-il vigoureux et agile à la course.
23. Ses détracteurs l’accusent d’avoir attiré sur son pays l’embarras d’une guerre. Mais en réalité ce
n’est pas à Julien qu’il faut attribuer originairement la guerre avec les Perses, mais bien à Constance,
qu’un sentiment de cupidité, comme nous l’avons démontré plus haut, rendit trop crédule aux
mensonges de Métrodore.
24. C’est donc ce dernier prince qui reste responsable de la destruction de nos armées (on vit des
corps entiers mettre bas les armes), du sac de nos villes, de la démolition de nos forteresses, de
l’épuisement de nos provinces, et enfin de la réalisation trop probable de cette menace de l’ennemi
de porter la guerre jusqu’en Bithynie et jusqu’au rivage de la Propontide.
25. Quant à la Gaule, dans quel état Julien l’avait-il trouvée ? Une guerre déjà ancienne y exerçait de
plus en plus ses fureurs ; nos provinces étaient en proie aux Germains ; les Alpes, bientôt franchies,
allaient ouvrir l’Italie à leurs ravages ; partout la désolation et la ruine ; des plaies saignantes, de plus
cruels maux encore en perspective. Un jeune homme est envoyé au secours de l’Occident, décoré
d’un vain titre. Il arrive, et déjà tout est réparé, et les rois ennemis lui obéissent en esclaves.
26. La pensée de relever également l’Orient lui fit faire la guerre aux Perses ; et sans doute il en eût
rapporté un surnom et des trophées si la faveur du ciel eût répondu à sa valeur et à l’excellence de ses
plans.
27. Et quand on voit tant de naufragés se risquer encore sur mer, tant de vaincus tenter encore la
fortune des combats, et s’exposer de gaieté de cœur à des épreuves qui déjà leur ont été si fatales,
comment blâmer un prince toujours victorieux de courir une fois de plus chercher la victoire ?

12

Vous aimerez peut-être aussi