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KEBIR M.

AMMI

LES VERTUS IMMORALES


roman

GALLIMARD
Aux miens
Pensez à votre conception
Vous n'avez pas été faits pour vivre comme des
bêtes
Mais pour suivre vertu et connaissance
DANTE
L'Enfer, chant XXVI
Table des matières
I L’AUBE
II L’OCÉAN
III LE PONANT
IV LE SOIR
V LE FEU
I

L’AUBE
Je suis né sous le signe du chaos et des grandes batailles, à Salé, sur la côte
atlantique, dans une famille que le sort, avant de se dédire, avait d’abord choisi
de privilégier, lui prodiguant le nécessaire et le superflu.
L’époque était turbulente et brutale, une pléthore de charlatans promettait,
dans une empoignade de foire, toutes sortes de paradis à qui voulait bien leur
prêter son oreille; le glorieux nom de Moumen fut choisi pour moi en cet an
de grâce 1502 de l’ère chrétienne : divers recoupements m’ont permis de
retenir cette date, funeste pour les premiers souverains wattassides, comme
année plausible de ma naissance.
Les princes ne se souciaient plus de gouverner comme leurs prédécesseurs
s’étaient efforcés de le faire jusque-là, ils se nourrissaient de la trahison et des
règlements de comptes de leurs proches. Les royaumes chrétiens d’Espagne et
de Lusitanie ne masquaient même plus leur ambition d’occuper notre littoral
qu’ils faisaient étudier par des voyageurs à leur solde, tant nos armées leur
semblaient dérisoires, hors d’état de leur nuire.
Quelque cinq ans après, la main de Dieu frappa un bon coup, modifiant le
destin de mon père; il se retrouva, du jour au lendemain, sans ressources,
vivant de ce que la charité humaine lui procurait, sur les paisibles marches de la
mosquée où son errance, à travers les rues torsadées de la vieille ville, le menait
chaque soir.
Il s’arrêtait souvent, peu avant le crépuscule, à l’angle de la rue des Andalous,
pour fixer longuement l’horizon.
Il avait longtemps vu sa fortune s’accroître, mais il n’en tirait aucun orgueil,
n’accordant que peu d’intérêt aux biens matériels. Les trois quarts de la ville lui
appartenaient, mais il priait avec constance, ayant à cœur d’approcher au plus
près les sens cachés du livre saint pour être un croyant exemplaire.
— Dieu, répétait-il, ne nous a prêté ce que nous croyons posséder que pour
nous éprouver.
Il n’y eut qu’un seul homme pour le suivre jusqu’à sa dernière demeure et
assister à sa mise en terre. Ceux qui avaient naguère mangé dans sa main lui
tournèrent brutalement le dos, puisqu’il n’avait plus aucun bien pour s’attacher
leur estime. J’avais six ans. Cette vision me plongea dans le désarroi, et eut un
effet désastreux plus tard sur l’homme que je suis devenu, l’humaine espèce
perdant tout crédit et ne m’apparaissant jamais d’emblée sous son meilleur
jour. Cet abandon d’un homme par les siens continue, au soir de mon âge, de
me hanter. Je me tiendrai toujours, inconsolable, debout, à l’orée d’un
cimetière où l’on recouvre un homme, comme à la sauvette, de terre anonyme.
Mon maître s’était soucié de s’incliner devant sa dépouille. Mais son geste
pouvait-il à lui seul sauver l’humaine espèce ?
Les offenses accumulées m’ont appris à considérer les promesses de mon
prochain avec défiance, même si cela s’est, souvent, retourné contre moi,
l’homme n’étant ni mauvais ni bon par nature.
J’entrai, de plain-pied, à la mort de mon père, dans le monde violent des
adultes. Il n’y avait pas de règles dans ce monde-là. Je ne m’offris le luxe
d’aucune jérémiade, appartenant à cette espèce qui avait été conçue pour subir
sans protester.
Je m’épanchais rarement. À l’âge où les enfants se jettent, brisés de chagrin,
dans le giron de leurs mères pour y trouver amour et réconfort, je répugnais à
ouvrir mon cœur ou à faire état de mes blessures. J’avais tracé une ligne
invisible entre le monde et moi, elle figurait un seuil que nul n’était autorisé à
franchir.
J’accueillais avec ironie les mauvais coups du sort, même lorsque j’étais à terre;
j’avais suffisamment de ressources pour me remettre sur pied et rire de mes
déboires. La dérision me servit et me protégea en maintes occasions. Je riais des
situations les plus désespérées, raillant ceux de mon âge qui se laissaient vaincre
facilement par les larmes. J’avais, il convient de le noter, un visage d’ange. Mon
excellent maître aimait à dire qu’on pouvait me donner le bon Dieu sans
confession.
— La nature humaine est fourbe et nos semblables œuvrent en permanence à
se tromper les uns les autres, n’avait de cesse de me répéter cet homme.
Je hochais la tête, lui faisant non seulement accroire que je réservais le meilleur
accueil à ses discours mais qu’il prêchait un converti; en vérité, je ne prêtais
qu’une oreille lasse à ses propos.
— Rien ne saurait sauver l’humaine espèce de la déchéance à laquelle la
destinent immanquablement ses propres actes, depuis la nuit des temps !
L’âge le rendit acariâtre et bilieux. Il se méfiait de son ombre, convaincu qu’elle
avait été soudoyée par ses ennemis pour lui porter un coup dans le dos.
— Va-t’en, vieille chienne ! hurlait-il, avec rage, brisant bibelots et objets de
toutes sortes qui se trouvaient sur son passage.
Il se laissait choir ensuite sur un fauteuil ou par terre. Je me hâtais, dans ces
instants-là, comme me l’avait conseillé un guérisseur de ses amis, de l’asperger
d’un peu d’eau.
— Qui es-tu ?
— Buvez, maître !
— Que veux-tu ?
— C’est moi, maître !
— Laisse-moi en paix !
Il se relevait pour faire les cent pas ensuite sans mot dire dans la maison
redevenue calme. Le visage tordu par une grimace, il se baissait par moments
pour ramasser des débris d’objets arrachés à leurs socles et jetés par terre. Je le
suivais d’un bout à l’autre avec un broc qui pesait deux fois mon poids,
désireux de me convaincre à chaque fois que la tempête était loin de nous.
— Que veux-tu, sale gosse ? Et qui es-tu ? Parle ! Pourquoi ne me laisses-tu pas
en paix ?
Il repartait de plus belle, s’en prenant directement, cette fois, à Dieu, qu’il
tenait pour le principal responsable de cette vaste supercherie !
Il avait quitté l’Église après y avoir servi de longues années, avec la conviction
que les hommes n’ont créé les religions que pour tromper leurs semblables.
Sa misanthropie se manifesta sur le tard. Il ne sortait plus ni ne voyait
personne. On attenta plusieurs fois à sa vie, on mit le feu à sa maison... Des
hommes se trouvaient unis par la même détestation de cet ancien prêtre qui
mettait toutes les religions dans le même sac, même celles dont il ne se trouvait
pas un seul fidèle sur notre sol et qui ne sont pratiquées que dans les lointaines
terres d’Asie.
— Un jour viendra, disait-il, où les hommes se serviront encore plus
qu’aujourd’hui des religions pour en faire les instruments de leurs conquêtes.
Il me regardait fixement.
— Chacun voudra dominer les autres et il n’importera à personne, si tel fut
déjà le cas, de prier pour être meilleur.
Je n’intervenais pas, je le laissais discourir, sachant que cela lui faisait le plus
grand bien. Ses grands gestes et sa longue cape noire lui donnaient une allure
de magistrat; il allait et venait, enjoignant, tel un homme de loi, aux ombres
qui le torturaient, de quitter au plus vite sa maison.
— Sortez, hurlait-il. Sortez !
Mais elles s’accrochaient, obstinément, sûres de leur bon droit, ne
reconnaissant aucune autorité aux preuves accumulées contre elles.
— Et toi, jetait-il dans ma direction, mérite le pain que tu manges ! Aide-moi,
au lieu de me fixer comme tu le fais !
Il se mettait à proférer toutes sortes de menaces dont je devenais la cible. Mais
je n’avais pas peur, mon maître était incapable de faire le moindre mal à autrui.
La tempête retombait ensuite et l’homme se calmait. De l’orage qui avait
traversé son visage, il ne subsistait pas le moindre signe.
— Pardonne-moi, mon petit, disait-il alors d’une voix sans force.
Je servis loyalement cet homme jusqu’à mon départ de chez lui.
J’étais comme son fils. Je me glissais chaque jour dans des ouvrages de plus en
plus savants. Aucune corvée ne venait se mettre en travers de mes désirs ou
perturber mes lectures. Je ne me réveillais le matin que pour lire et
m’endormais rarement sans une page ouverte sur la poitrine.
Le livre d’Amerigo Vespucci laissa de fortes empreintes en moi. Je le relisais
régulièrement, même si, en raison de mon jeune âge, je ne pouvais en
comprendre de nombreuses parties. Lorsque mon maître m’interrogeait sur
cette œuvre ou sur une autre, je m’appliquais à lui répondre.
— Eh bien, disait-il, que penses-tu du Devisement du Monde ?
— Le style, répondais-je, est trop complexe, maître, il y a des passages que je
ne comprends pas.
— Son auteur, ce Marco Polo, est un homme étrange, disait-il.
Il échoua dans sa tentative de me transmettre l’art de réparer les horloges, mais
il fit de moi un lecteur émérite qui lisait dans l’ivresse et passait d’une langue à
l’autre sans effort. Au terme des six années vécues aux côtés de mon maître,
l’espagnol et l’arabe me devinrent familiers. J’appris également des bribes de
plusieurs autres langues, réalisant, pour ma plus grande joie, combien il était
aisé d’apprendre un nouvel idiome lorsqu’on en connaissait deux au moins.
Une femme vieille comme le monde veillait sur nous. Je dis vieille comme le
monde, mais elle n’avait que trente ans; elle était simplement usée comme si elle
avait traversé plusieurs vies. Elle vivait dans la campagne la plus pauvre qui
environne Salé, dans un taudis qui menaçait en permanence de s’effondrer et
de l’ensevelir.
La maison de mon maître, large demeure du siècle dernier, était un havre de
paix où les heures s’écoulaient délicieusement. Que désirer de plus ?
Nous ne manquions de rien. Notre ange gardien mettait la maison en bon
ordre et préparait, avec un soin extrême, quelques recettes, ayant à cœur que
mon maître et moi, incapables de faire bouillir un œuf, ne mourions pas
d’inanition.
— Mange, disait-elle, pour devenir grand et fort. Mange !
Un fin palais eût sans doute glosé sans efforts sur le croisement subtil des
arômes qui entraient pour l’essentiel dans la composition de ces plats exquis.
Mais mon maître ne mangeait plus et mon appétit avait de modestes exigences,
un rien suffisait à me gaver. Ce qui désolait la femme vieille comme le monde.
À l’aube de chaque jour, ceinte dans un voile blanc, elle traversait la ville pour
venir prendre soin de nous. Son pas, tranquille, ne laissait rien voir de l’intense
colère qui était la sienne et qu’elle livrait sans crainte, puisque le pays, selon
elle, suivait une mauvaise pente.
— Grandis vite, petit, et venge-nous de ces gens qui se remplissent les poches
sans se soucier de nous !
C’était la première fois que j’entendais quelqu’un parler de la sorte, sans
craindre d’irriter ceux qui, d’ordinaire, n’aiment pas être traités sans égards.
— Il faudra bien que ces escrocs paient, un jour ! Ils n’ont rien su faire que
démembrer ce royaume et le vider de son sang !
Ces discours, auxquels je ne prêtai d’abord qu’une oreille fort distraite, finirent
par me plaire. Puis un jour, mon maître m’annonça que la vieille femme ne
viendrait plus.
Une autre servante fut embauchée pour veiller sur nous. Mais celle-là, que je ne
portais pas dans mon cœur, se réjouissait ouvertement de voir mon maître se
perdre peu à peu dans les allées sombres de son inextricable dédale.
Les derniers temps, l’excellent maître passait de longues heures devant un
attirail de tubes aux formes les plus tarabiscotées.
— La vérité, disait-il, s’en va sortir de ces alambics, petit ! De ces alambics ! Et
tes yeux, qui n’ont jamais rien vu de semblable, vont la voir jaillir ! Tu ne
voudras pas croire que c’est la vérité, mais ce sera pourtant elle, petit !
Cela m’amusa d’abord, puis je ne ris plus. Je compris que mon maître allait mal
et que rien ne l’empêcherait de dépérir encore plus.
— Eh bien, quoi, petit ? Pourquoi fais-tu cette tête ?
Je choisis de le quitter pour n’être pas témoin de la déchéance de cet homme
que j’avais aimé comme un père. Je le saluai un jour, lui faisant croire que je
revenais dans une semaine tout au plus, mais je ne revins jamais. Je fis un tour
dans la vaste demeure, submergé par une immense tristesse, je jetai un œil sur
les murs que je ne reverrais plus et décidai d’emporter avec moi ce qu’elle
contenait de plus précieux, un ouvrage que mon maître avait apporté avec lui
de Rome.
— Prends cet ouvrage, m’enjoignit une voix, et file !
Il y tenait autrefois comme à la prunelle de ses yeux, mais il ne l’ouvrait plus, il
l’avait oublié, je crois.
Mon maître ne pouvait rien voir de ce que j’étais en train d’accomplir, mais
mon bras se mit à trembler fort et le livre se retrouva par deux fois par terre.
Je fermai ensuite soigneusement la porte et me mis à courir rageusement tandis
qu’une voix, semblable à celle de mon maître, se mit à crier haut et fort dans
mon dos :
— Tu es un voleur de la pire espèce ! Et un traître ! Mais je récupérerai mon
bien ! J’y mettrai le temps qu’il faudra, mais je le récupérerai, sache-le !
Je m’arrêtai près du fleuve, brisé, non loin du cénotaphe dédié à la mémoire des
exilés. Hormis cette voix née de ma peur, je n’eus plus de nouvelles de
l’excellent homme. Dois-je ici ajouter que je m’en voulus pendant des années
de m’être rendu coupable de ce vol ?
J’en savais, grâce à lui, suffisamment sur les religions pour me faire un chemin
dans le monde et n’être jamais pris en défaut sur ce terrain par quiconque.
L’excellent maître m’avait enseigné l’importance de chacune d’entre elles, ne
négligeant de nommer ni les prophètes ni les apôtres ou compagnons de
second rang.
Je pouvais détailler en quoi consistait le jeûne des juifs ou la pâque chrétienne.
Les pratiques des premiers chrétiens, telles que celles-là se déroulaient sur les
rives du Jourdain ou la dernière cène avec le visage saisissant de blancheur du
Christ, me devinrent familières.
Il me révéla de la même façon la vie austère des juifs et la chute de leur temple
sous les coups de Nabuchodonosor. Il recréait, avec un sens inouï du détail, les
batailles épiques, pleines de sueur et de sang, du prophète Mohammed
soumettant à sa foi les habitants de la péninsule Arabique; j’entendais et le fer
que croisaient des guerriers aguerris, résolus à triompher, et les cris de douleur
et de lassitude d’hommes prêts à se rendre et qui se demandaient ce qui avait
bien pu les pousser à tenir tête.
J’écoutais mon maître, rivé à mon siège, j’oubliais le monde.
Je remerciais ma mère, en pensée. Car c’est elle qui, en procédant comme elle
le fit, m’avait permis de trouver l’excellent maître sur ma route. Sans elle,
l’enfant livré à lui-même ne serait pas devenu l’homme que je suis aujourd’hui
et qui écrit, le cœur chargé d’émotions, même si tant d’années se sont écoulées
depuis cette lointaine enfance.
Que de fois, entré par inadvertance dans sa chambre, ne l’ai-je surprise priant
le ciel de veiller sur moi !
Elle agissait dans le secret de son âme, car elle ne pouvait faire état de ses soucis
ni partager avec quiconque ses tourments de mère. Elle craignait son tyran de
mari qui se plaisait à me faire souffrir sans raison.
Elle profita un jour de son absence pour se transporter à l’autre bout de la ville,
chez l’excellent maître.
— Peux-tu prendre le petit à ton service ? lui demanda-t-elle.
— Rien ne me réjouirait autant, lui répondit cet homme.
Il ignorait que je savais, sans être un lecteur émérite, parfaitement lire.
— Je lui transmettrai ma science, ajouta-t-il.
Convaincue, à juste titre, que je ne manquerais dès lors de rien, ma mère se
félicita de cette aubaine. C’était une femme pieuse. Une vraie. Que ne
donnerait le vieillard que je suis pour savoir le lieu où elle repose ?
Tout laissait croire qu’elle ne se remettrait jamais de la mort de mon père. Le
deuil brisa cette femme jeune encore, et belle de surcroît, terrassant en elle
toute trace de féminité. Elle pleura sans arrêt pendant des semaines, son visage
perdit sa douceur d’autrefois. Le chagrin se plut à creuser de mauvaises rides
dans ses joues et son front. Ses yeux s’enfoncèrent.
Elle devint livide et ne fut plus que l’ombre de la femme qu’elle avait été. Elle
ne buvait pas ni ne mangeait plus, s’abstenant de sortir. Du lever du jour au
coucher du soleil, elle restait assise dans un coin, ne se levant que bien
rarement.
Je ne fermais l’œil, pour dormir, que contraint et forcé, terrifié à l’idée qu’à
mon réveil ma pauvre mère ne soit plus de ce monde.
Puis elle oublia sa première vie et ne put contenir sa joie lorsqu’elle apprit que
le tyran l’avait choisie pour être son épouse !
L’homme était décrié sous le manteau, mais ouvertement respecté comme un
saint. Il avait déjà six femmes, même si la religion n’en tolère que quatre, sans
compter les concubines et les nombreux amants, mais cela, étrangement,
n’offusquait personne.
Ma mère sortit de son deuil. Le mariage avec cet homme la transfigura. Ce que
Dieu n’avait pu faire le tyran, dont je souhaitais la mort en permanence, le
rendit possible.
Il ne se passa pas un jour, au cours des quelques mois que je vécus chez lui,
sans que je ne prie pour que cet homme meure et d’effroyable façon. Je signai
même un pacte secret avec Dieu et sommai le Créateur de l’Univers, comme je
le désignais avec mépris, de hâter la mort du tyran.
La mort de cette brute devint ensuite une affaire dont j’allais m’acquitter sans
l’aide de personne : j’avais imaginé de lui trancher la tête, pendant le sommeil.
Il me cherchait querelle pour un rien, puisque j’avais commis la pire erreur qui
se puisse imaginer. Mon existence l’insupportait. Mais que pouvais-je contre ce
mauvais coup du sort qui, n’écoutant que ses seuls désirs, me fit naître là où je
n’aurais pas dû ?
Aurais-je pu m’abstenir de naître ?
Je m’efforçai de me rendre invisible, croyant que je pourrais de la sorte
amadouer le monstre.
Puis ma mère, ne supportant plus le sort qui était le mien, accepta, contre son
gré, que je sois confié à un cousin par alliance, un homme réputé dans la ville
pour sa droiture morale et les bonnes actions qu’il effectuait les jours de prières.
Je me présentai chez ce gredin, qui était tout sauf un honnête homme, sans
méfiance.
— Il sera comme mon fils et il sera ici chez lui ! osa soutenir celui qui se
prévalait de liens charnels et qui ne mit aucun délai à tirer profit de mon jeune
âge sans vergogne.
Le sang commun qui coulait dans nos veines l’autorisa à commettre toutes les
ignominies.
— Eh bien, quoi ? disait-il. Nous sommes des frères, non !
— Pour sûr que nous le sommes !
— Alors ?
La rencontre avec cet homme acheva de m’éclairer sur la nature de mes
contemporains. Il me fit trimer comme aucun maître ne le fit jamais ni avant
ni après lui. Je perdis mes dernières illusions au service de cette brute qui
comme moi avait un visage d’ange.
À sa mort, qui survint brutalement et que je célébrai tapageusement, je
découvris ce qu’il s’était employé à dissimuler.
— À l’âge où les enfants titubent, mal assurés, sur leurs jambes, me dit un
malandrin qui l’avait bien connu, il rêvait déjà de voler de ses propres ailes,
animé d’une haine noire à l’endroit de son père, pauvre parmi les pauvres.
Il s’était engagé sur le premier bateau de pirates qu’il trouva sur sa route, mais
la malchance se mêla de ses affaires et l’empêcha de faire fortune, comme il
l’avait espéré, car il perdit, lors de la première bataille contre les Portugais, un
bras et une jambe. Ce qui contribua à en faire le gredin sans morale qu’il était.
J’avais échafaudé des plans ambitieux pour échapper à la vigilance de ce cousin
et triomphai sans livrer le moindre combat, lorsqu’il fut condamné au
châtiment suprême et exécuté sur-le-champ.
Jamais une mort ne m’emplit d’autant de bonheur. J’applaudis et n’aurais pas
rechigné à me joindre à ceux qui, dans les tavernes, festoyaient avec des
boissons illicites.
— Il y a peut-être bien un Dieu dans le ciel, me dis-je, ivre de joie.
Je n’avais que huit ans, mais je me portai volontaire, avec d’autres garnements
que j’étais parvenu à embobiner sans contrepartie, pour transporter le cadavre
là où il devait finir.
— Je vous transporte le cadavre, si vous le voulez, dis-je à ceux qui faisaient
métier de se débarrasser des morts que personne ne réclame.
— Et pourquoi le ferais-tu ? s’enquit celui à qui j’offris mes services.
— Pour le seul plaisir de me rendre utile, expliquai-je avec une désinvolture et
un sens de la persuasion qui coupèrent la chique à mon interlocuteur.
— Eh bien, va, dit-il, débarrasse-nous de cette infection, petit, puisque tel est
ton désir !
Je pouvais négocier la moitié d’une pièce pour ce service. Mais je n’exigeai rien
en échange pour jeter le cousin par alliance, comme il le méritait, dans une
fosse en dehors de la ville, sans plus d’égards qu’une carcasse de chien.
Je remerciai mes congénères et chacun fila de son côté. J’étais libre. Du moins,
le croyais-je. Car je ne quittai un enfer que pour entrer dans un autre.
Longtemps la vie m’apparut comme un couloir qui menait d’un enfer à un
autre.
Je retournai chez le tyran et celui-là profita de mon retour inopiné pour me
donner encore à savourer d’exécrables traitements. Ma mère pleura en secret et
ne sut, comme d’habitude, à qui confier ses tourments. Puis, se souvenant de
l’excellent maître qui tenait mon père en grande estime, elle décida de me
confier à lui.
L’homme était un puits de bonté, il ne supportait plus la belliqueuse Europe
qui prenait prétexte du moindre événement, une vétille, pour se rendre maître
du monde. Il avait d’abord erré, après avoir quitté Gênes, se dirigeant, dans un
premier temps, vers Montpellier, en France, pour y rencontrer un maître
imprimeur qui, disait-on, faisait des merveilles en poursuivant l’œuvre de
Gutenberg. Il s’établit ensuite chez nous aux alentours de 1490.
Salé, ville cosmopolite, lui apparut comme le lieu où il convenait de s’établir.
La douceur de son climat, ajoutée aux mœurs de ses habitants, acheva de le
convaincre qu’il n’y avait pas d’autre lieu, meilleur que celui-là, au monde. Il y
vivait simplement, sans faste. Séduit par nos mœurs, il finit par les rendre
siennes.
Il se réjouit de mes dispositions, il y avait belle lurette qu’il espérait apprendre à
lire et à écrire à l’un des garnements sans famille qui errent dans les rues de la
ville. Il m’apprit à former soigneusement les lettres du Coran et à les lire
comme il convient de les lire, sans hésiter.
— La lecture, disait-il, est l’art par excellence au moyen duquel les hommes
deviennent des hommes.
J’aimais lorsqu’il parlait ainsi.
— Sans elle, une société n’est pas digne de ce nom. Pas digne ! Tu comprends,
petit ?
— Oui, maître.
Je me hâtai de répondre que je comprenais.
— Tu comprends, petit ?
— Oui, maître.
— Nous n’avons pas été conçus pour vivre comme des bêtes, mais pour
chercher vertu et connaissance !
Il répétait souvent cette phrase de Dante, tirée de L’Enfer, qu’il se plaisait à
reformuler à sa manière.
Sa bibliothèque regorgeait de manuscrits précieux, leur simple vue m’emplissait
d’un bonheur qui me mettait au défi d’en percer les mystères. Je ne dormais
pas certains soirs, ou très peu.
Puis une nouvelle, qui mit du temps pour arriver jusqu’à nous, fit l’effet d’une
bombe. On était en 1516. On ne parlait plus, dans les tavernes et les marchés,
que du Nouveau Continent que les chrétiens avaient découvert au-delà des
mers.
— L’heure de l’apocalypse a sonné, se mit à hurler Abderrahim le Simplet, qui
se pendit aussitôt à un arbre.
D’aucuns soutenaient que cette affaire était le plus gros mensonge du siècle.
— C’est un complot ourdi par les mécréants, martelaient les uns.
— Et à leur tête le Vatican, pour établir plus fortement encore leur domination
sur les esprits, ajoutaient les autres.
C’était le cas de l’Explorateur, un original, qui se piquait de connaître les mers
du monde et tous les océans.
— Cette prétendue découverte a pour seul but de renforcer le pouvoir des rois
catholiques, soutint celui-là, dans un tumulte sans précédent.
Coiffé d’un tricorne multicolore, à l’instar des marins anglais, il sortait des
cartes approximatives de son sac, expliquant avec force démonstrations
qu’aucun nouveau continent n’avait été découvert.
— J’ai bien dit aucun ! Et vous avez bien entendu aucun ! Quant à ce nom
d’Amérique, c’est une invention pure et simple d’un illuminé !
Un tonnerre d’applaudissements accueillait les propos de l’Explorateur qu’on
suivait à la trace lorsqu’on ne se réfugiait pas dans la mosquée où croyants et
mécréants unissaient leurs prières pour implorer le Seigneur d’en découdre,
une bonne fois pour toutes, avec les chrétiens.
— Jette tes foudres sur l’Europe impie, Seigneur ! priaient, sous la direction du
tyran, ceint dans des étoffes en soie venue tout droit de Médine, croyants et
incroyants.
Le tyran dirigeait la prière avant de prononcer un sermon d’une rare virulence
dans lequel il jetait des imprécations sur l’Europe des infidèles et annonçait, tel
un devin, les catastrophes qui ne manqueraient pas de s’abattre sur elle.
— Ne l’épargne pas, Seigneur ! Fais-la souffrir comme elle le mérite !
Samad, son bras droit et amant, un ancien général qui s’ennuyait comme un
rat mort depuis qu’il avait été limogé de l’armée, réussit à se hisser sur la cime
d’un arbre valétudinaire pour inciter les musulmans à prendre les armes et à
envahir le pays des infidèles.
— Reprenons nos terres aux infidèles ! Écrasons-les ! N’en laissons subsister
aucun.
Il se prenait pour Tarik, le fameux général qui s’était lancé à la conquête de
l’Andalousie, au VIIIe siècle.
Samad prépara des nuits durant cette nouvelle invasion de l’Andalousie.
— Nous traverserons le détroit comme l’ont fait nos valeureux ancêtres ! Et
nous arracherons aux infidèles les terres qui nous reviennent de droit !
— Dieu nous assistera dans cette entreprise !
Samad devint un héros.
— Les derniers territoires inconnus ont été découverts par les Arabes, dit-il.
Cela lui valut d’être porté aux nues par ses partisans et l’homme savoura cet
instant de gloire avant de sombrer irrémédiablement dans l’oubli.
D’autres, en revanche, exprimaient non sans risques, à visage découvert, leur
émerveillement devant l’exploit de la flotte des infidèles que l’Amiral avait
conduite de l’autre côté de l’Océan.
Parmi ceux-là, Lazhar, sans qui cette histoire n’aurait pas de fondement,
puisqu’il en est la raison d’être. C’est pourquoi j’implore le lecteur de retenir le
nom de Lazhar, et plus, s’il le faut, que celui de tout autre personnage dont le
destin se déploie au travers de ces pages.
C’est dans sa bouche que j’ai entendu pour la première fois le mot Amérique. Il
avait ce continent chevillé au corps, se jurant d’y aller, coûte que coûte. Le
Maroc était trop étriqué pour ses rêves.
— Je ne suis né que par erreur dans ce pays, aimait-il à dire.
Je fus d’emblée subjugué par ce jeune homme en colère, de trois ans mon aîné,
qui s’y connaissait, en dépit de son âge, dans l’art de soigner ses semblables. Je
ne savais presque rien sur ses origines. Il dressait de nombreux obstacles pour
empêcher quiconque d’en savoir un tant soit peu sur son passé lorsqu’il était
contraint de parler de lui.
Il m’en voudra longtemps d’avoir décelé chez lui une inflexion de la voix, plus
qu’un accent, ayant cru s’en être défait et que son patronyme, Lazhar, suffisait à
établir une bonne fois pour toutes qu’il venait du Nord. Il tombe des nues,
lorsque je note, sans vouloir l’offenser, que je crois avoir entendu, dans sa
manière de parler, des origines sudistes. Cela me donna à craindre qu’un volcan
éteint depuis très longtemps était sur le point de rugir. Mais nous deviendrons
très proches, des frères, et il me confiera ce qu’il n’a jamais dit à personne.
Il avait traversé des tempêtes nombreuses et violentes, lui aussi, mais il ne se
souciait que de prier Dieu et de faire en sorte que sa vie soit en tout point
conforme aux principes de l’islam. Je l’enviais pour cette force d’âme.
Où la trouvait-il ?
Lazhar a marqué ma vie d’une encre indélébile. Il faisait partie de ces gens, une
petite poignée, qui voulaient à tout prix aller en Amérique. Ses conseils me
furent toujours précieux.
— Souviens-toi que l’art de soigner son prochain peut n’être pas inutile en
certaines circonstances ! Et surtout si, comme moi, tu décides, un jour, de
quitter cette nation !
Il m’apprit, de surcroît, quantité de choses qui me permirent de survivre en des
situations bien compromises. Le vieillard que je suis ne peut songer qu’avec
émotion à l’étoile filante, insaisissable, qui me communiqua l’audace de
parcourir le monde, modifiant, comme nous allons le voir, le fil de ma vie.
Le hasard nous avait mis en présence. Mais le hasard, ce Dieu de l’imprévu,
existe-t-il ? N’est-il pas notre œuvre la plus achevée ? N’avons-nous pas œuvré,
Lazhar et moi, à notre insu, pour que cette rencontre fortuite modifie son
destin et le mien ?
À l’aube de mes quatorze ans, la rue devint mon royaume, puisque je venais de
quitter mon maître, mais cela n’était pas pour me déplaire, en dépit des
dangers constants et des pièges qui guettent ceux qui n’ont pour seul toit que la
voûte céleste. Le territoire qui m’était dévolu était sans limites, aucune borne
n’entravait mes désirs ni ma volonté.
Pour survivre, je fus conduit à pratiquer ce que la bienséance réprouve et qu’il
est inutile de détailler. Le quartier juif se présenta un jour à moi et j’en franchis
le seuil, faisant irruption dans cet espace clos comme si une main invisible me
poussait dans le dos pour me conduire dans cette partie de la ville où s’étaient
réfugiés les Andalous chassés de chez eux par les armées chrétiennes de
Ferdinand et d’Isabelle.
Rebecca, la fille d’un honorable rabbin, était l’une d’entre eux. Elle avait été
mariée à un homme fortuné que la mort venait de faucher prématurément.
Mais elle exprima d’emblée, lorsqu’elle me vit, le désir de partager ce que ne
partagent que les vivants. Ce qu’à mon tour j’acceptai sans opposer aucune
résistance, d’autant que ce désir était formulé avec une élégance à laquelle on
n’avait jamais jugé utile de m’accoutumer.
J’appris, sous son toit, comment on procède pour rendre une femme heureuse.
Rebecca était venue au monde pour jouir de son corps et le faire jouir sans
interdits. Elle le soignait, attentive à ses murmures et appels secrets. Les
hommes suspendaient toute action à son passage, ils rêvaient de partager sa
couche en une nuit qu’ils imaginaient éternelle.
Elle eut à cœur de me transmettre méthodiquement son savoir et bientôt, pour
sa plus grande joie, elle n’eut plus rien à m’enseigner puisque, à cette école, le
disciple dépassa le maître.
Je vécus quelques divines semaines avec Rebecca, mais je dus la quitter pour
me perdre dans la nature et échapper à la mort que des malandrins que j’avais
jugé utile de fourvoyer entendaient me donner.
Ceux qui firent profession de conspirer contre moi redoublèrent d’ingéniosité
pour me faire rendre gorge. Ils n’eurent pas de mal à corrompre Driss le
Borgne, le faux imam, qui avait été, selon diverses sources, captif des chrétiens
pendant cinq ans au moins.
Il soutenait que les chrétiens l’avaient conduit jusqu’en Palestine et sommé de
lécher, avec sa langue, le mur des Lamentations avant de le jeter dans une
cellule sous terre. En vérité, cet ennemi des juifs n’avait jamais été capturé par
les chrétiens, il avait simplement trouvé là une façon de se faire valoir aux yeux
des siens.
Quoi qu’il en soit, mes ennemis obtinrent sans peine le concours de celui qui
se mit à soutenir que j’avais le désir de dénaturer l’islam. Il n’en fallut pas plus
pour mettre le feu aux poudres. Juifs et musulmans, vivant d’ordinaire en
bonne intelligence, se trouvèrent divisés en deux camps irréductibles.
Je disparus, à la vitesse de l’éclair, la raison me commandant de me tenir à
distance des uns et des autres. Longtemps, je n’eus aucune nouvelle de
Rebecca, pas même lorsque les passions firent mine de s’apaiser, car elles ne
s’apaisèrent jamais en vérité, il y eut toujours de la braise sous les cendres.
Je craignais de demander, à ceux qui étaient en position de savoir, ce que
l’exquise femme devenait. J’étais, un jour, chez Slimane, le conteur, lorsque
Hmida le Bègue qui faisait à cette époque fonction de crieur public s’approcha
de moi :
— Rebecca, dit-il, a été mutilée et laissée pour morte ! Je sentis le ciel me
tomber sur la tête.
— Rendus furieux par le discours haineux de l’imam, des enragés l’ont lapidée
et écrit Mort aux juifs sur son corps !
Si la tristesse me coupa les jambes, la colère me donna des ailes. Je sillonnai la
ville à la recherche de Driss le Borgne, mais l’homme s’était évaporé, ayant eu
vent de ma détermination à le dépecer.
L’époque n’était pas la meilleure pour l’honnête homme. Il fallait au citoyen
choisir ou la voie des charlatans ou celle des escrocs. Or ni l’une ni l’autre voie
ne m’agréait.
J’osais croire, dans l’innocence de mon âge, qu’il existait d’autres choix
possibles en cette année de disgrâce 1517, sous le règne d’Ahmed al Bortugali,
le deuxième sultan wattasside, surnommé « le Portugais » pour avoir été, de
longues années durant, l’otage du royaume voisin. Le prince passait pour bien
connaître les Lusitaniens mais il ne put les empêcher de démembrer encore
plus ce pays.
Une colère sourde qui ne livra que plus tard son nom s’empara de moi. Je
m’emportais pour un rien. Je pleurais certains soirs sans savoir pourquoi. Je me
mettais en boule dans un coin, non loin du port, où parvenaient à mes oreilles
les rumeurs indéchiffrables du grand large.
Là, sous la voûte céleste criblée d’étoiles qui ne brillaient plus que pour porter
notre deuil, je laissais les larmes rouler sur mes joues. Était-ce parce que je
voyais ce pays livré à nos ennemis, les chrétiens, sans que nul ne fît le moindre
geste pour les en empêcher ?
Des questions, que favorisa l’audace de l’âge, se firent jour dans mon esprit.
Comment devient-on sultan ? Et qu’est-ce qui fait qu’un homme gouverne ses
semblables ?
La folie, certains jours, m’enjoignait de marcher sur le palais du sultan pour
déloger l’incompétent de sa capitale. Je rêvais de grandir pour devenir pirate. Je
passais du temps dans la rade de Salé qui s’enorgueillissait d’être parmi les rares
villes que les chrétiens n’avaient pu prendre.
L’art de la flibuste florissait, les exemples ne manquaient pas de gens, comme
moi, venus de très loin, de plus bas que terre, et qui s’étaient assurés une belle
carrière moyennant l’attaque de navires chrétiens.
Les livres m’avaient conforté dans cette idée-là. Puis le désir de cette carrière
s’estompa pour laisser la place à d’autres rêves. Je vécus de rapines et
d’expédients, la survie édictant peu de scrupules lorsqu’elle entre sur la scène
d’un théâtre pour tirer d’embarras celui qui, bien malgré lui, recourt, dans
l’urgence, à ses services.
Je ne m’étendrai pas davantage sur ce chapitre. Je demande simplement à mon
lecteur qu’il retienne que je fus jeté et maintenu, quatre longs mois, dans une
geôle infestée de charlatans, d’escrocs et de faux prophètes.
La femme vieille comme le monde me retrouva et lutta pour que je sois libéré.
Elle mit sens dessus dessous la ville et vint me voir en prison, ne se privant pas
d’apostropher les geôliers, complices, selon elle, de l’injustice dont je faisais les
frais. Par deux fois, craignant que les geôliers prennent ombrage de ses
discours, je priai ces derniers, aussitôt ma bienfaitrice partie, de lui pardonner
ses propos que je prétendais décousus.
— Elle n’a plus sa tête, depuis fort longtemps, pauvre femme ! jurais-je.
Quelques pièces qui avaient survécu à toutes les fouilles et que j’avais enfouies
dans les plis de mon pantalon furent du plus grand secours pour m’aider à
convaincre les geôliers de ma bonne foi. Ceux-là firent bon accueil à mes
propos et acceptèrent sans hésitation de me croire.
— Ta bonne foi, me dirent-ils, ne fait aucun doute.
Le lendemain, toutefois, je n’en reçus pas moins la visite de ces geôliers qui
vinrent, déguisant à peine leur requête.
— As-tu encore, me demanda l’un d’entre eux, quelques pièces semblables à
celles de la veille ?
Je hochai la tête. Pour signifier que je ne possédais plus rien de nature à les
contenter. Mais un second réitéra la question de son acolyte avec moins de
manières.
— Es-tu sûr qu’il ne survit plus aucune pièce en or dans tes guenilles ? me jeta
celui-là en travers de la figure, non sans me laisser entrevoir sa détermination à
me transpercer l’aorte si je ne satisfaisais pas sa demande.
Je compris que j’avais mis le doigt dans un dangereux engrenage. Il me fallut
des trésors d’imagination pour échapper à la vindicte de ces gens que l’usage et
l’expérience m’avaient appris à ménager.
Quelques jours plus tard, la femme vieille comme le monde revint, et changea
cette fois de discours.
— J’ai le pouvoir d’améliorer votre sort, laissa-t-elle croire aux geôliers.
Elle leur proposait rien de moins que de les soudoyer. Et cela, en temps
ordinaire, eût révolté, en théorie, tout homme doté d’un peu de dignité. Mais
la perspective d’être soudoyés contre espèces sonnantes et trébuchantes réjouit
ces hommes qui laissèrent voler en éclats leurs derniers scrupules.
Il y avait donc tout lieu de croire que j’étais sur le point de marcher comme un
homme libre. Mais ma libération tomba à l’eau. Et même si la vieille revint
pour protester, les geôliers la battirent tant et si bien qu’elle n’eut aucune envie
de porter plainte contre ces malandrins, lesquels profitèrent de l’occasion pour
se présenter comme des vertueux qu’on avait essayé, sans succès, de corrompre.
Je ne doute pas que cet épisode a dû leur valoir de l’avancement. Ma
bienfaitrice, quant à elle, ne reparut jamais aux abords de la prison et je la
perdis de vue.
Je demeurai quelque temps encore au trou et ne me plaignis jamais, puisque la
moindre plainte était une offense et que les offenses étaient sévèrement
réprimées. Puis je mis au point un plan d’évasion. Mais je sortis sans avoir
besoin d’y recourir. Un matin, un quidam à tête de linotte m’indiqua la sortie.
— Tu vois cette porte ? me dit-il.
— Pour sûr que je la vois, votre honneur ! dis-je, ayant subodoré que l’individu
n’était pas insensible aux égards.
— Eh bien, va, petit, elle attend, depuis l’aube, que tu la franchisses dans le
sens de la liberté, si tu le désires !
Je tombai des nues, car il y avait sûrement erreur, n’ayant écopé que du tiers de
l’année que je devais passer en prison, mais je pris mes jambes à mon cou et
disparus sans discourir pour préserver mes chances de rester libre.
— Et bonne route ! entendais-je le quidam à tête de linotte lancer dans mon
dos.
Je courus en tous sens lorsque Lazhar surgit devant moi. Je crus d’abord que
c’était une vision.
— C’est toi ?
— Oui, c’est moi !
Je secouai la tête. J’en rajoutai pour amuser mon compagnon.
— Je n’en crois pas mes yeux !
— Ni moi, les miens !
Accolade ensuite. Salutations d’usage. Que faisions-nous, l’un et l’autre, là ?
Nous passâmes outre l’outrecuidance de nous interroger sur les raisons qui
nous avaient menés à l’endroit où nous étions. Lazhar trépignait, il avait hâte
de me parler d’Amérique, comme toujours, c’était une obsession. Je lui en
donnai l’occasion. L’homme se lança alors dans une longue tirade,
interminable, un exposé d’expert, ne tarissant pas d’éloges sur cette terre
nouvelle conquise par les chrétiens.
Il avait des cartes qui s’efforçaient de reproduire le tracé de l’Amérique et de
vieux instruments de navigation qui avaient dû servir dans l’Antiquité à Ulysse
et à ses hommes. Ils étaient pour la plupart couverts de rouille et brisés par
endroits. Que voulait-il en faire ? Les vendre pour se payer un passage sur un
navire en Amérique ?
J’aurais tant aimé figurer au nombre des gens honnêtes qui se rendirent
coupables d’une bonne action mais, n’ayant pas le choix de gagner ma vie sans
porter atteinte au bien d’autrui, je m’écartai du droit chemin pour recourir à ce
qu’il me répugnait d’entreprendre. C’est ainsi que je me retrouve, dans les
faubourgs de Salé, faisant commerce d’herbes censées apporter le bonheur et la
fortune.
Je jure comme un arracheur de dents, ne me souciant pas d’apporter la preuve
de ce que j’avance; j’ai un physique, et j’en fais usage. Le ciel, pour corriger
sans doute quelques injustices qu’il m’a fait subir, m’a doté d’une tête qui fait
croire aux plus sceptiques que ce que je prétends est vrai. Elle me permet,
désarmant mes clients, de traverser sans encombre un hiver des plus rigoureux
qui dure plus que ne durent d’ordinaire les saisons.
D’aucuns se trouveront dans l’intimité de la mort, après avoir bu de mes
décoctions. Mais les gens continuent d’affluer de toutes parts. Et cela me sert,
jusqu’au jour où des hommes, jurant détenir les preuves que je suis, non pas un
guérisseur habile, mais un charlatan, décident d’en découdre avec moi.
Cette menace parvenue à mes oreilles, je m’engage aussitôt dans l’armée du roi,
seul moyen possible de gagner le plus honorablement ma vie et d’échapper à la
vindicte qui m’avait pris pour cible. Je fais croire que j’ai dix-sept ans, n’en
ayant que quinze.
— Je suis né, dis-je, l’année où le roi a perdu son fils !
Cela établissait mon âge et nul ne le discutait plus.
Je resterai trois bons mois dans l’armée. Et j’y serais resté, je crois, plus de
temps, si le sort ne s’était mêlé de mes affaires. Par chance, il n’y avait pas de
guerre. Depuis peu, les chrétiens ne nous cherchaient plus querelle.
Les espions à leur solde continuaient cependant de sillonner notre pays. J’en
croisai une demi-douzaine au moins sous divers déguisements et faillis un jour
mettre à mort l’un de ces misérables, un Ottoman, qui avait vendu son âme
aux chrétiens.
— Non, me supplia-t-il, ne me tue pas !
Il essaya de m’attendrir en évoquant ceux qui, sans lui, iraient grossir les rangs
des orphelins. Mais je ne laissai la vie sauve à cette vermine que parce que je ne
savais que faire de son cadavre.
À l’exception donc de cet épisode où un homme se trouva à l’extrême bout de
mon épée, je n’eus pas à croiser le fer avec quiconque au cours des mois que je
passai à servir l’étendard de notre royaume.
Puis, mes pourfendeurs, ceux qui s’étaient mis en tête de me rechercher pour
fraude, me retrouvent un soir et, me reconnaissant sous mon uniforme de
soldat, jubilent, convaincus que l’heure de la vérité a sonné et qu’ils vont
pouvoir se faire justice sans recourir aux services d’un tribunal incompétent.
— Te voilà, fraudeur ! s’extasie l’un deux.
— Je savais bien qu’on finirait par t’agripper ! dit un autre.
— Recommande ton âme au diable, car le ciel n’en voudra pas ! ajoute un
troisième.
— Et prépare-toi à rendre gorge ! conclut un freluquet pressé de me voir passer
de vie à trépas.
L’excitation est à son comble, mes pourfendeurs sont sur le point d’exécuter la
lourde sentence à laquelle ils m’ont condamné. Mais Lazhar, que la Providence
envoie, tombe du ciel et retient la main qui a entrepris d’abréger mes jours en
livrant un brillant discours qui, s’il ne manquait pas de culot, eut le mérite de
me sauver la peau.
— Cet homme n’est, certes, pas un officier de haut rang ! Mais il n’en est pas
moins un valeureux soldat dont les mérites sur les champs de bataille ont été
reconnus par tous, leur dit-il avec un bel aplomb qui ne manqua pas de
surprendre, et de me surprendre, moi, le premier. Sachez que Moumen est son
nom et qu’il compte des protecteurs parmi ceux qui tiennent et gouvernent ce
royaume ! Autrement dit, et c’est à cela que je veux en venir, vous déclencheriez
les foudres de qui vous savez, si vous touchiez à un seul de ses cheveux. On
n’aurait de cesse de vous faire déguster, jusqu’à la fin de vos jours, messieurs, le
bouillon amer de ceux pour qui l’écartèlement est un privilège !
L’armée m’offre un bref et bienfaisant répit, je m’y vois bien finir mes jours. Je
fréquente assidûment les tavernes, ces hauts lieux du plaisir, et cela me
convient. L’une d’elles est tenue par une matrone qui se déguise en homme
pour pouvoir se livrer à son commerce. Les apparences étant sauves, nul ainsi,
dans une ville peuplée de mauvais croyants, ne lui reproche son négoce.
Même les donneurs de leçons qui appellent de leurs vœux une société
semblable en tout point à celle que le prophète institua dans la péninsule
Arabique aiment à se retrouver sous son toit.
Je ne me mêle aucunement de ces discours ni ne me mêle à ces débats qui
souvent s’achèvent par de violentes disputes. L’homme en devenir que je suis
est prudent, ayant appris par la force des choses à demeurer étranger aux
querelles de ses contemporains. Il se tient en retrait et ne s’en porte que mieux.
En cette année 1518, la gente dame a réputation de recruter les meilleures filles
qui se puissent trouver sur les deux rives du fleuve et, celle-là n’étant pas
usurpée, je passe de longues heures chez elle. Le reste du temps, je le consacre
au maniement des armes, un homme qui sait se battre ayant plus de chances de
demeurer en vie. Je croise le fer et apprends des techniques diverses pour me
défaire de l’ennemi, dérouter ses pièges ou me protéger de lui. Je me révèle un
guerrier habile, sachant porter les estocades qui en maintes occasions
pourraient s’avérer mortelles.
L’armurerie est l’autre lieu où l’on est certain de me trouver lorsque je ne suis
pas où l’on sait. J’ignore qu’un officier, qui tient à peine debout, viendra m’y
chercher noise un jour sans raison. Mais je lui vole dans les plumes et
entreprends de l’estropier lorsque des soldats, me voyant malmener un chef,
surviennent, m’enchaînent et obtiennent que je sois jeté dans un trou.
Ce deuxième séjour en prison m’a transformé, mais je ne laisse pas voir que je
ne suis pas le même ni que je suis épuisé lorsqu’on décide de me laisser
retrouver la liberté. Mon corps est couvert de pustules et de plaques noires,
symptômes d’un mal inconnu qui m’empêche de respirer convenablement,
mais nul n’en saura rien. Je suis encore en vie, mais la douleur, certains soirs,
est intenable.
C’est un juif qui fait profession d’apothicaire qui me tire d’affaire. Je
m’approche de son cabinet, un appentis que le moindre coup de vent met à
terre et qu’il reconstruit inlassablement.
— Je suis certes brisé par l’âge, jeune homme, mais je sais encore soigner mes
semblables ! Je soignerai ton mal et tu recouvreras la santé !
— Cela me réjouit, car rien ne m’importe que de la retrouver !
— Je suis, comme tu le vois, perclus de rhumatismes, et je livre à cette
malédiction une bataille acharnée ! Mais je continuerai d’œuvrer
hargneusement, car je veux amasser suffisamment d’argent pour revoir
l’Andalousie, le pays des miens, cette terre de liberté !
Je tombe des nues lorsque j’entends ce nom d’Andalousie. Je suis sur le point
de lui répondre que les armées chrétiennes l’ont saccagée et mise à terre lorsque
mes douleurs reprennent le dessus.
L’apothicaire, qui a vu de quel mal je souffre, attend de savoir combien je lui
offre pour ses services. Je n’ai pas l’ombre d’une pièce, mais je lui propose de
partager avec lui un pain rond, tout chaud encore, qui trône dans ma musette
et qu’une femme pieuse m’a charitablement donné.
— Cela me va fort bien ! Mais à condition qu’aucune moitié ne souffre d’être
plus petite que l’autre ! plaisante le vieil homme.
— N’aie crainte ! J’ai quelques notions de géométrie qui m’empêcheraient,
même si je le voulais, de n’être pas équitable et de couper un cercle en deux
parties inégales !
Nous rions de nos bons mots. Son visage s’illumine pendant que je coupe mon
pain en deux, suivant un diamètre parfait.
L’homme a un pied dans la tombe et il n’a pas de dents, mais cela ne l’empêche
pas de se repaître, heureux de faire bombance, comme cela ne lui est pas arrivé
depuis fort longtemps.
— Tu es un homme de parole et cela me plaît !
Repu, il m’applique des plantes sur le corps et m’assure que dans vingt-quatre
heures tout au plus je bondirai comme un chevreuil.
Je m’en vais ensuite, ayant décidé depuis peu de me rendre dans le nord du
pays.
Je salue ma pauvre mère, je suis à l’âge où on se croit éternel et où les
promesses insistantes de l’horizon n’ont aucune raison de n’être pas crues. Ma
besace est vide. Ou presque. Je quitte Salé, le pays de l’enfance, ignorant que je
m’éloigne à tout jamais de ce lieu et que je n’y remettrai plus les pieds.
Je franchis la vieille porte et m’éloigne du lieu où j’ai traîné mes guêtres des
années durant, je longe l’Océan pour me rendre dans la voisine bourgade. Je
dors à la belle étoile et me nourris de ce que je trouve sur la route; il n’est pas
rare que des paysans partagent avec moi le fruit de leur labeur sans exiger, en
contrepartie, que je leur révèle où je me rends et pourquoi je vais là.
Au deuxième jour de ce périple, un riche propriétaire terrien me confia des
travaux que je ne rechignai pas à entreprendre, avec une fort bonne conscience,
puisque cette dure corvée était une aubaine pour gagner un petit pécule.
— Tu es un solide gaillard, cela se voit ! me dit-il.
— Je me félicite, monsieur, que vous ayez vu cela !
— Et tu es vaillant, cela se voit aussi !
— Je le suis, monsieur !
— Je ne demande pas où tu vas, cela te regarde et ne m’importe pas, la liberté
est beaucoup trop sacrée pour être jugée ou malmenée par un tiers. Mais tu
peux, si tu le veux, tirer bénéfice de la force que le Seigneur t’a donnée.
— Je le veux, monsieur !
— Voilà une parole bien sage !
— Je le veux ! Et deux fois plutôt qu’une, monsieur ! Je n’ai jamais eu peur de
travailler plus qu’il ne faut pour gagner ma vie !
— Eh bien, te voilà embauché !
— Que le Seigneur accroisse vos biens, monsieur !
— Et non seulement embauché mais sur le point de devenir bien plus riche
que tu n’étais en arrivant !
— Cela m’enchante !
— C’est parfait !
— Vous n’aurez pas à regretter votre choix, monsieur !
— À la fin de chaque jour te sera versé un salaire conséquent !
— Je m’en réjouis déjà, monsieur !
— Il te faudra simplement montrer que ce salaire tu l’auras bien mérité !
— Et que me faudra-t-il faire au juste, monsieur ?
— Exécuter des travaux, certes pénibles, mais qui ont le mérite d’assurer à celui
qui le veut de gagner ce qu’il ne peut gagner autrement ! Cela te servira, j’en
suis sûr, pour aller là où tu veux aller ! Car j’ai l’œil, petit, et quelque chose
dans ton allure me dit qu’un peu d’argent ne ferait pas de mal à ton escarcelle
qui n’a pas l’air d’être bien pleine !
Je passai trois semaines à travailler dans les champs. Et j’aurais pu travailler plus
encore, si le propriétaire n’avait eu une épouse, pleine de vigueur, qui, lorsque
je l’entraperçue, me convainquit avec ses seuls yeux que j’aurais, en suivant la
pente naturelle de mon désir, bien du plaisir à travailler au service de son
infortuné mari.
Elle savait faire des choses que je n’avais pas encore goûtées avec aucune autre
femme. Ce que la morale interdisait, celle-là se réjouissait de le faire pour que
nous jouissions tous deux intensément de son corps. Je me plus dans cette
ferme. Et je m’y serais plu sans aucun doute davantage. Mais notre idylle étant
parvenue aux oreilles de l’époux, il me fallut prendre la route qui s’éloigne sans
délai de ses terres si je voulais garder quelque chance d’échapper aux foudres
des hommes qu’il avait chargés de me réduire en pièces.
Je marchais sans relâche lorsqu’un Anglais, vêtu comme un flibustier, croisa ma
route.
— Tu peux, si tu le veux, me seconder dans mes tâches.
Ce que j’acceptai sans méfiance, puisque tout labeur est honorable et que ses
fruits me permettraient de me rendre sur la rive de la glorieuse Espagne, de
l’autre côté du détroit, où je songeais à me rendre.
Le gredin faisait partie de ces chrétiens qui bénéficient du droit de commerce
accordé par le sultan aux non-musulmans. Du brouillamini auquel il se livrait,
en recourant à des expressions guère usitées dans notre langue et que, de ce fait,
je n’entendais pas vraiment, je déduisis qu’il avait besoin de quelqu’un pour
l’assister.
Je bombai le torse, obéissant ainsi à la voix intérieure qui m’indiquait que je
tenais la chance de ma vie par le bon bout et qu’il convenait de mériter, d’ores
et déjà, le rang qui allait bientôt être le mien.
— C’est un interprète qu’il me faut, et un bon, tant qu’à faire, qui soit en
mesure de m’accompagner dans les environs de Tanger, m’expliqua mon futur
employeur. Et si tu es celui-là, tu ne regretteras pas d’avoir été à mon service !
— Je le suis, me hâtai-je de répondre, de crainte qu’il ne revienne sur son offre
de m’attacher à sa personne.
Si l’homme n’était pas un seigneur, il en avait l’allure et les manières. Je ne
l’appelais plus que My Lord, suivant en cela l’exemple de ceux qui pour
s’adresser à lui semblaient obligés de recourir à ce titre ! Mais le gredin
disparut, pour d’obscures raisons, sans laisser de traces bien avant que nous
arrivions à Tanger.
Peu après, un brigand, sorti des broussailles, s’enhardit à me couper la route.
Par chance, je savais saigner un homme sans lui laisser aucune chance de me
donner la réplique.
— Halte-là, me lança-t-il, persuadé qu’il avait le pouvoir de me délester, sans
coup férir, du peu de choses que je possédais.
Fort bien vêtu, rien ne laissait supposer chez ce quidam une intention
quelconque de nuire. Mais la nature aime, certaines fois, dissimuler ce qu’elle
est vraiment.
— Livre-moi ce que tu possèdes !
— Ce que je possède ?
— Et livre-le sans délai !
— Je possède quelques biens, frère, je ne peux en disconvenir, mais ceux-là
sont inaptes à faire ton bonheur, car ils sont limités en nombre et de peu de
valeur, dis-je pour gagner du temps.
Puis je lui coupai la gorge, au niveau de la carotide. L’homme s’effondra, en
gigotant et me suppliant de l’achever.
Je le laissai et m’en fus d’abord. Puis je fis demi-tour, mû par une bonté
soudaine, pour voir en quoi je pouvais lui être utile. Les yeux rivés au ciel,
l’homme gisant à terre implorait le Seigneur de mettre un terme à ses
souffrances.
Je soulevai une énorme pierre. Il ne fut pas long à franchir le seuil de l’éternité
où, lui ayant emprunté ses vêtements d’une bien meilleure coupe que les
miens, je le laissai entrer nu comme un ver.
Je jetai mes hardes et repris ma route, convaincu qu’il se trouverait des âmes
charitables dans ces terres avant la fin du jour pour donner à la carcasse de cet
homme, dont les charognards ne voudront plus, une sépulture digne de ce
nom.
La fin du jour était d’une douceur incomparable. Le soir commençait à
envelopper le paysage de sa teinte ocre. Je marchais en ne m’éloignant que
rarement de l’Océan avec à ma droite une plaine verte, fertile, qui s’étendait à
perte de vue.
Il n’y avait plus une seule ombre dans les champs, les paysans avaient tous
regagné leurs maisons, modestes chaumières qu’on apercevait de loin et d’où
s’échappait un rayon de lumière. Les arbres mettaient leurs branches à portée
de mes mains. Je cueillais ici ou là un fruit, me nourrissant ainsi, sans que nul
n’exprimât le sentiment d’avoir été aucunement dépossédé de son bien.
Un chien aboyait par instants dans le voisinage, mais sans hostilité, simplement
pour signaler ma présence à ses maîtres ou pour me saluer.
Puis le silence de nouveau. J’entendais mes semelles racler le sol, je marchais
sans lever le pied bien haut. J’avais cette allure qui faisait dire autrefois à ma
pauvre mère que j’étais beaucoup trop nonchalant pour aller bien loin.
Par deux fois, je me pris la chaussure dans une racine qui sortait du sol et
manquai de peu de me retrouver face contre terre. Je ne fus pas sans croire que
c’était là peut-être l’œuvre de quelque brigand. Je me relevai brusquement,
couteau à la main, prêt à vendre très cher ma peau. Mais il n’y avait trace
d’aucun guet-apens. La nature, paisible, continuait d’être bienveillante.
Je quittai ensuite ces terres et croisai, à un jour de marche, celui qui voulait
changer l’humanité en inventant rien de moins qu’une religion nouvelle.
— Et je gouvernerai le monde ! Ne me crois-tu pas ?
— Si, dis-je. Pour sûr, que je te crois !
— J’y ferai régner la paix entre les hommes !
Taillé comme un roc, l’homme avait dû, sans aucun doute, rançonner ses
victimes, vieillards et infirmes, sans remords excessif.
— J’ai reçu mes instructions du ciel !
Je me gardai d’exhiber la moindre surprise.
Je le quittai, et des soldats en armes, des Lusitaniens, me firent aussitôt signe de
m’arrêter.
— D’où viens-tu ? Et où vas-tu ?
Ils virent fort bien que je ne présentais aucun danger ni pour leur nation ni
pour leur roi, mais ils s’amusèrent de ce que je ne comprenais pas leur langue
qu’ils me jetaient, en vociférant, en pleine figure. Puis ils me fouillèrent,
cherchant je ne sais quoi que j’aurais pu porter sans rien en laisser voir ni
deviner.
Il leur plut de me mettre à nu et d’examiner en quoi, en terre d’islam, nous
étions si différents du reste de la nation humaine.
— Eh non ! dit l’un d’entre eux, s’étonnant de découvrir ce qu’il voyait et qui
ne nous différenciait pas de ses frères de religion.
— Eh bien quoi ? s’enquit un deuxième soldat.
— On dirait que les Maures sont exactement comme nous !
— Je demande à voir, protesta un troisième qui se proposa, dans la liesse
générale, d’examiner telle partie de mon corps avec plus de minutie encore.
Il s’arma d’une loupe et s’acquitta, il faut croire, de sa tâche avec les honneurs,
car les encouragements de ses pairs ne baissèrent jamais d’intensité, tout le
temps que dura l’épreuve.
Je repris ma route ensuite. La misère faisait rage dans ces terres délaissées sur
lesquelles les dieux avaient cessé de se pencher. Où que vous portiez le regard,
la désolation se livrait à vous, implacable, sans espoir que rien ne vienne y
mettre un terme. Ici et là, des hommes et des femmes, que la vie avait abîmés
avant l’âge, disputaient, rageusement, pour se nourrir, quelque racine à la terre.
Se joignaient à eux, dans ce combat sans nom, des vieillards et des enfants
hagards qui croyaient encore que la vie pouvait avoir un sens.
Se peut-il, me disais-je, que Dieu ait voulu et veuille que l’humanité soit à
l’image de ce qu’elle est ?
Nombre de fois, au milieu de cette plaine, je levai les yeux au ciel pour
interroger celui qui, dit-on, en est le maître et décide de toutes choses en ce
monde, le pressant de me répondre.
Alors quoi ? Qui commettait ces injustices ? Qui faisait souffrir autant
l’humanité, pour le seul plaisir de la voir souffrir, puisque Dieu est infiniment
bon et qu’il ne saurait en tant que tel se rendre coupable de ce que la raison
réprouve ?
C’est là, qu’un soir, au cœur de cette plaine, je décrétai que Dieu ne pouvait
exister, car, existant, il ne permettrait pas ce qui a cours sous son ciel et qui
contrarie la raison. J’observai le ciel et, troublé par la sérénité des étoiles, je me
mis à hurler que l’injustice des hommes ne restera pas impunie.
Qui voulais-je alerter par cette colère intempestive, car je m’adressais forcément
à quelqu’un ?
Se peut-il que le monde soit à ce point injuste ?
Je me remis en marche. Non loin de là, un aubergiste me permit, moyennant
une pièce des plus modestes, de fermer l’œil dans une étable attenant à sa
taverne.
— Tu peux y dormir autant que tu le voudras, jeune homme !
— Tu es bien bon, lui dis-je, car je tombe de fatigue.
— Il est vrai que ce n’est qu’une étable !
— Cela fera mon affaire !
— Les voyageurs y trouvent, en tout cas, leur compte. Surtout lorsqu’ils sont,
comme toi, harassés, et qu’ils ne peuvent plus maintenir leurs paupières
ouvertes et mettre un pied devant l’autre.
— Une étable est juste ce qu’il me faut !
— Au surplus, je ne querelle jamais le dormeur pour l’obliger à se lever et à
quitter les lieux !
— Cela tombe bien, car je ne suis pas sûr de pouvoir me lever avant deux jours
au moins !
Je me réveillai, quelque cinq heures plus tard, frais et dispos. Ma couche était
un rectangle où le foin était disposé sans excès, mais il permettait aux os du
dormeur de ne pas trop se plaindre.
Je dormis comme une souche. Les ronfleurs, trois joyeux drilles, qui
partageaient avec moi cette étable, avaient festoyé sans restriction mais je
n’entendis presque rien de leurs frasques. Ils avaient, dans l’art de boire le vin,
du métier sinon du mérite, et ils avaient bu jusqu’à ne plus savoir où ils étaient
ni qui ils étaient. Car ils dormaient, l’un dans une barrique et l’autre dans
l’auge à bestiaux. Quant au troisième, qui ne pouvait se réveiller avant trois
jours, il était assis en tailleur, comme un prince inspiré du Rajasthan.
Je me mis sur mon séant, éclaboussé par la franche lumière qui faisait irruption
dans l’étable par la porte béante et remarquai la présence d’un quatrième
homme. Celui-là, homme de peu de mots, sillonnait le pays de long en large.
Son visage fraternel me gagna d’emblée à sa cause.
Comme l’imam al-Jazouli, dont il était un disciple, il appelait de ses vœux une
nouvelle dynastie qui mettrait un terme à celle d’aujourd’hui. Il me tendit une
pièce, à l’heure où je me levai pour prendre congé de lui, ayant deviné que cela
ne me serait pas inutile.
— Tiens, dit-il, prends !
Mais je ne pouvais prendre ce qu’il m’offrait sans faire une entorse à mes
principes.
— Cela pourra te servir.
Je pris donc le risque de provoquer sa colère et me réjouis de la rencontre de cet
homme qui se souciait fort peu de savoir où j’allais. Notre rencontre fut brève,
mais elle marqua mon jeune âge.
Je n’entendis jamais dans sa bouche la moindre parole guerrière ou haineuse à
l’endroit de ceux qui ne priaient pas le même Dieu que lui ou qui n’en priaient
pas du tout. Chacune de ses paroles, lumineuse et lourde de sens, se laissait
boire comme une eau apaisante.
Je m’en fus en lui baisant le front, comme nous le faisions alors, ignorant ce
que l’avenir me réservait, mais non sans noter cette phrase d’Ibn Arabi qu’il
m’exhorta à retenir : « L’homme est la copie intelligible qui renferme tous les
êtres, il recèle en lui-même, selon l’essence, une réalité propre à chaque
existant. »
Je marchai trois jours encore avant d’entrer, non loin de Tétouan, dans les
terres d’al-Idrisi, le géographe qui établit la première carte du monde pour le
roi Roger de Sicile. Je me hissai sur un piton rocheux pour voir ce qu’il avait vu
à la veille de quitter son pays, lorsque des soldats en armes, inquiets de me voir
considérer la plaine et l’horizon, s’approchèrent de moi.
— Qui es-tu ? me demanda l’un d’entre eux.
— Et pourquoi t’es-tu hissé sur un piton rocheux ? ajouta aussitôt un
deuxième.
Je voulais répondre, lorsqu’un troisième exigea que je lui dise sans délai mon
nom et lui explique pourquoi je m’étais mis au service des chrétiens. Ceux-là
n’étaient pas lusitaniens, mais leur insistance à obtenir des aveux que j’étais en
peine de leur fournir me persuada qu’on pouvait être soldats de notre roi et
n’avoir rien à envier à la brutalité de ceux qui ont pour ambition d’occuper
notre pays.
Ils me fouillèrent et se rendirent maîtres, sans état d’âme excessif, des quelques
pièces que je tenais en ma possession. Mais cela ne suffit pas à éteindre le feu
de leur colère. Ils firent usage de violence et me brisèrent la mâchoire.
— Tu mérites bien pire, dit l’un d’eux.
— Mais cela te suffira pour cette fois ! dit un autre.
Le nombre de ces gens étant beaucoup trop élevé, je ne pouvais exercer mon
art du combat pour les mettre, comme ils le méritaient, ou en pièces ou hors
d’état de nuire. Je leur répondis, sans rien laisser deviner de mon humeur :
— Sur l’honneur, messieurs, je n’ai nulle intention de mettre à mal les armées
de notre roi ou de servir les intérêts des chrétiens !
Ce fut là le dernier épisode que je vécus sur la terre des miens. Ils me laissèrent
libre. Et je m’en fus ensuite à Gibraltar où le livre des destinées avait réservé
pour moi des pages que j’étais loin de soupçonner.
II

L’OCÉAN
J’ai franchi le détroit qui nous sépare de la glorieuse Espagne, à la faveur de la
nuit, sur un radeau de fortune que le mouvement violent des eaux menaça plus
d’une fois de réduire en miettes.
Je croyais que les navires pour l’Amérique étaient légion dans le port de
Gibraltar, ou dans celui de Cadix, pour ceux que le désir de l’ailleurs avait
entrepris de lancer loin de chez eux. La réalité se révéla plus dure.
J’eus, de surcroît, tout le mal du monde à trouver une âme qui voulût
m’attacher à son service pour me permettre de manger à ma faim et de voir
venir. Ceux que j’abordai répondirent à mes offres, avec dédain, lorsque ce
n’était pas avec mépris.
— Va donc voir ailleurs, me jeta l’un d’entre eux, tu as plus de chances de m’y
trouver !
Un autre me répondit, sans détour, qu’il serait bien mal avisé de m’embaucher
et de me verser, qui plus est, un salaire.
— As-tu simplement vu ta mine ? me dit-il. Tu serais bien la dernière créature
que je prendrais à mon service, si d’aventure j’avais besoin de quelqu’un pour
m’aider dans mes tâches !
Je songeai dans le désarroi, certains soirs, que j’avais fait fausse route et que rien
ne me sauverait que de rebrousser chemin. Mais alors quoi ? Retournerais-je
dans le pays qui n’avait eu de cesse de me mettre plus bas que terre ? Et le
pouvais-je seulement, ayant brisé les chaînes qui me retenaient à lui ?
Je n’osai pourtant me résoudre à croire que le paradis que j’avais commencé à
me représenter n’existait pas. Quel autre moyen pouvais-je emprunter pour me
rendre en Amérique ?
J’essayai de m’embarquer clandestinement, mais démasqué, nombre de fois,
alors que je croyais la partie gagnée, je fus rossé comme un malpropre et ne dus
qu’à ma connaissance de la langue espagnole de n’être pas empalé.
Si l’on s’était douté de mes origines, j’aurais eu droit, je crois, à quelque bûcher
purificateur qui n’aurait laissé de moi, l’infidèle, aucune trace sur la terre des
chrétiens.
On me moqua bien des fois, lorsque je demandai à plus d’un tavernier s’il
connaissait un bateau en partance pour l’Amérique.
— Si j’en connaissais un, j’embarquerais, moi le premier, sur un tel navire ! me
dit l’un d’entre eux.
— Je ne resterais pas une minute de plus dans cette glorieuse Espagne, si j’avais
les moyens de faire le malin sur le pont d’un bateau en partance pour
l’Amérique, me dit un autre.
— Il faut une parfaite fortune pour aller là où tu veux aller, car il faut traverser
l’Océan, si tu l’ignores, soutint un autre encore. Et l’Océan exige, autant le
savoir, des sommes colossales de celui qui envisage de le traverser.
Des simplets trouvèrent en moi l’occasion de paraître moins stupides. Mais je
passai outre ces offenses, ignorant que je trouverais sur ma route trois
Castillans, Juan Carlos Garcia Valenciano, Nacho Gilanell et Amparo Carbo
Ferrer.
— Nous allons en Amérique, m’annonça le premier d’entre eux, Juan Carlos
Garcia Valenciano, et si le cœur t’en dit, tu peux être du voyage, petit !
— Pour sûr que le cœur m’en dit, me hâtai-je de répondre avant de me lancer,
pour achever de les gagner à ma cause, dans un long exposé de ce que je savais
faire, mettant en exergue ma capacité de lire des ouvrages savants.
Juan Carlos Garcia Valenciano m’attacha à son service, sans délai, ayant vu que
je pouvais lui être utile là où ses yeux, abîmés par l’âge et la maladie, ne le
pouvaient plus.
— Eh bien, te voilà, petit, transformant notre trio en quatuor !
L’homme ne lisait plus qu’en recourant à une vieille loupe qui, si elle lui était
souvent de quelque secours, finissait toujours par le mettre dans une humeur
détestable.
— Tu seras, à compter de ce jour, mon lecteur, puisque tu sais lire ce que les
adultes ne savent pas lire !
Dans un premier temps, l’homme me parut ombrageux. C’est pourquoi je fus
d’abord sur mes gardes, ayant, par bêtise plus que par nature, appris à me
défier des chrétiens. Mais ses positions tranchées, en matière de religion, ne
prêtaient guère à conséquence, elles n’étaient l’expression d’aucune haine, Juan
Carlos Garcia Valenciano n’était chrétien que pour la forme.
Il ne me fit, par ailleurs, jamais sentir que je lui devais une obéissance aveugle
en toutes circonstances. J’étais davantage, à dire vrai, une espèce d’assistant que
Juan Carlos Garcia Valenciano, qui n’était pas dépourvu de vanité, aimait à
exhiber et à parer, non sans exagérer, de tous les mérites.
— Ce petit est mon lecteur ! répétait-il à l’envi.
Ce qui me convenait fort bien, même si j’avais toutes les peines du monde à
percevoir les raisons de son entichement pour moi. Ses livres n’étaient certes
pas illimités en nombre, mais l’homme qui avait le plus grand mal à voir de
près avait vu ce que je ne voyais pas moi-même : je pouvais lui être des plus
utiles dans un avenir encore lointain.
Je fus bien heureux que ces trois chrétiens acceptent que je sois du voyage. Je
dis ces trois chrétiens, car mon maître, Juan Carlos Garcia Valenciano, qui
passait pour être l’âme du groupe, avait dû, c’était la règle chez eux, demander
à ses compagnons s’ils ne s’opposaient pas à son désir de m’inclure dans leur
nombre.
— Sois le bienvenu, petit, parmi nous, et sache qu’il en sera toujours ainsi, tant
que Juan Carlos Garcia Valenciano, Amparo Carbo Ferrer et Nacho Gilanell
seront en vie !
— Que le ciel vous maintienne en vie, messieurs, et en parfaite santé !
— Ce petit parle fort bien ! remarqua Nacho Gilanell.
— Puissent ses paroles parvenir à qui saura en faire bon usage pour nous
prodiguer la santé qu’il nous souhaite ! commenta Amparo Carbo Ferrer.
Nous bûmes, à ces mots, quelques rasades d’une boisson forte, pour sceller
notre alliance.
Nous embarquâmes ensuite sur le navire, un bastringue que l’âge ne se lassait
pas de ronger en divers endroits, trouvant toujours, dans une encoignure ou
dans une niche, quelque nourriture à se mettre sous la dent. Il avait dû
parcourir cent fois d’incomparables distances et la perspective de se jeter encore
à l’assaut de l’Océan ne le mettait visiblement pas en émoi. Jusqu’à quand
allait-il servir sans reconnaître qu’il n’en pouvait plus de ramper sur l’eau ?
J’entrevis certes les risques qu’il y avait à voyager sur un tel navire, mais la
jeunesse qui brûlait dans mes veines n’acceptait de se soumettre à aucune
crainte.
Les trois hommes voulaient faire fortune, chacun à sa façon, ayant ouï dire que
le territoire découvert par le Génois n’avait pas encore livré toutes ses richesses
et que les premiers seraient les mieux servis.
Si Nacho Gilanell était convaincu qu’il suffisait de se baisser pour devenir plus
riche que Crésus, Amparo Carbo Ferrer ne voulait faire fortune, lui, que dans
le cœur de Dieu, même si l’or n’était pas sans exercer un attrait certain sur lui.
Juan Carlos Garcia Valenciano, quant à lui, ne trouvait d’avantage ni aux biens
de ce monde ni à ceux de l’au-delà.
— La seule richesse, répétait-il, est celle qui, au travers de la pensée, livre aux
philosophes ses fruits.
J’écoutais, me gardant de donner mon avis sur la voie que chacun de ces
hommes voulait suivre. Je n’avais pas été embauché, que je sache, pour livrer
des commentaires ou donner mon opinion là-dessus.
Je n’outrepasse jamais les limites voulues par ma condition et assignées à elle
par ceux qui en tirent profit. Je sers sans donner de la voix ni réclamer qu’on
remarque que j’existe. Je n’attache aucune vanité à ce que ma présence soit
notée. J’observe de loin ce qui peut être vu et lorsque mon maître, las de se
faire lire un passage d’un livre savant, me demande mon avis, je m’arrange pour
produire un avis qui n’entre en aucun cas en collision avec le sien, sachant, par
expérience, que le contraire pourrait n’être pas sans conséquence.
Je passe maître dans l’art de laisser entendre ce qu’on veut entendre. Et je fais
cela en recourant à d’élégantes tournures qui ont le mérite, outre d’orner mes
discours, de m’attirer l’admiration de mon maître.
— Ce petit est une perle ! s’exclamera de nombreuses fois Juan Carlos Garcia
Valenciano.
Les deux autres chrétiens aussi apprécient, autant que je peux le juger, ma
présence, me confiant ce que d’ordinaire on enterre dans ses profondeurs et
s’ouvrant de secrets intimes qu’on ne livre que péniblement à soi-même.
— J’ai pourfendu le crâne de mon épouse et celui de son amant, me dit un
jour Nacho Gilanell.
— Ciel !
— J’étais las d’attendre qu’elle revienne au foyer !
Une autre fois, c’est Amparo Carbo Ferrer qui me révéla qu’il avait purgé une
longue peine de prison.
— Car j’ai trucidé, et de cruelle façon, c’est-à-dire en l’écartelant, comme cela
se produit encore dans le royaume de France, un évêque bien en cour qui,
circonstance aggravante, siégeait au tribunal de l’Inquisition !
— Un évêque, monsieur ?
— Oui, un évêque, petit ! Et il fut long à rendre l’âme, morbleu ! Il n’avait pas
la dent assez dure. Voilà ce qui m’a mis hors de moi ! Tu vois ce que je veux
dire ?
— Oui, monsieur !
— Il a, par sa mollesse, préservé la vie d’au moins une demi-douzaine de juifs
et autant de mahométans, ce qui mis bout à bout était plus que ce qu’un bon
chrétien comme moi pouvait accepter !
Amparo Carbo Ferrer rêvait depuis fort longtemps, si par miracle il retrouvait
la liberté, de quitter cette rive. Et le miracle se produisant, il se hâta de donner
forme à son rêve. Il entreprit de retrouver son vieil ami et les deux compères
prirent langue avec Juan Carlos Garcia Valenciano.
Je m’employai à me rendre utile, veillant en permanence à ce que mes
compagnons se convainquent, si besoin était, que sans moi il leur manquerait
un élément essentiel. Ma démarche qui tenait bien évidemment de la ruse
triompha.
La survie étant la chose au monde que l’homme convoite par-dessus tout, je
savourai secrètement ma joie d’avoir mis ainsi des adultes en condition
d’apprendre de moi quantité de choses qu’ils se félicitèrent de tenir d’un maître
si jeune; je profitai de cette période qui précéda notre arrivée dans le Nouveau
Monde pour les instruire de ce que la rue avait jugé bon de m’enseigner et qui
pouvait leur être utile un jour.
Les récits ne manquaient pas qui soulignaient l’art difficile de vivre en certaines
régions d’Amérique, l’homme n’ayant pas encore eu le loisir de soumettre
uniformément la nature sur cet immense territoire.
Mes compagnons s’émerveillèrent devant le nombre de mes dons et se
prêtèrent avec beaucoup de soins à mes enseignements, ne rechignant jamais à
tuer une bête comme je leur apprenais à le faire, en lui brisant le cou d’abord
avant de lui trancher la gorge à l’aide de mes seules dents. Je leur transmis,
selon leur propre témoignage, des connaissances considérables.
— C’est sûrement le diable qui t’inspire et guide tes mains ! s’extasiait
affectueusement Juan Carlos Garcia Valenciano qui remerciait le ciel de
m’avoir mis sur sa route.
— Non, ce n’est pas le diable qui l’inspire, protestait Amparo Carbo Ferrer.
— C’est Dieu et le diable ! C’est les deux à la fois, plaisantait Nacho Gilanell.
J’appris à ne pas rire de ces affirmations, elles pouvaient servir, puisque la terre
à venir n’était sûrement pas le royaume de l’innocence.
Mon maître était fin prêt pour prendre ses distances avec le monde. Il avait
dans ses bagages un livre, Éthique à Nicomaque, qu’il lisait sans arrêt et cela ne
pouvait que me le rendre plus sympathique encore. Juan Carlos Garcia
Valenciano était un excellent meneur d’hommes; son sens de la rhétorique
n’était pas sans éblouir ses interlocuteurs.
D’Aristote, il répétait souvent que tous les hommes, quels qu’ils soient, sont
nés pour être heureux et que le bonheur est le souverain bien que cherche tout
homme dès qu’il vient au monde. C’est cela qu’il voulait tester à son tour : voir
si, sur les terres vierges de l’Amérique, le bonheur avait bien un sens ! Je
dissertais en sa compagnie sur le sens de la vie, des religions, des techniques,
des nouvelles découvertes... J’affinai mon esprit et assurai mon jugement.
Je m’employai néanmoins toujours, c’était une constante, à m’effacer pour lui
laisser le mot de la fin, évitant ainsi que l’homme qui rêvait d’écrire un ouvrage
savant en prenne ombrage.
Il avait tracé un plan fort complexe que j’avais le plus grand mal à suivre, mais
je m’abstins de dire que ses idées, qui allaient dans tous les sens, me
désarçonnaient souvent et me laissaient le reste du temps pantois.
J’étais la plume du maître. De nombreux arguments étaient d’abord soumis à
mon appréciation. Puis je recevais l’ordre de les coucher sur le papier. Ce que je
faisais avec l’empressement que Juan Carlos Garcia Valenciano, qui craignait
que le temps lui fît défaut, attendait de moi.
Aurait-il le temps de bâtir l’œuvre qu’il voulait composer et qu’il ne pouvait
produire ni en Espagne ni dans aucun pays peuplé déjà ?
— L’Amérique offre la possibilité de partir de zéro, petit ! Tu me suis ?
— Oui, maître, je vous suis.
— Elle offre la possibilité de faire comme si l’humanité n’existait pas, et c’est
cela qu’il me faut, petit !
— Je vois, maître.
— Car elle permet de réapprendre les premiers gestes qu’un homme, livré à
lui-même, se doit de faire pour soumettre la nature ! Je ne possède qu’une carte
approximative de cet immense territoire, ce triomphe de la solitude. Mais
qu’importe pour l’homme qui ne convoite pas les richesses terrestres de ne
posséder qu’une telle carte ! Méditer sur l’homme, voilà ma seule ambition !
— C’est une bien noble ambition, monsieur !
— Et tu seras mon aide de camp, petit !
C’est ainsi qu’il me voyait, persuadé que c’était là un avenir au-delà de mes
attentes et que je serais, sans nul doute, heureux.
— Tu ne manqueras de rien, petit !
— Je n’en doute pas, maître.
— Et tu auras l’insigne privilège d’entreprendre, aux côtés de Juan Carlos
Garcia Valenciano, ce qui n’est pas donné au commun des mortels d’accomplir.
— Cela me réjouit !
— Tu compteras dans l’Histoire !
— Grâce à vous, maître !
— Tu auras une place de choix, petit ! On dira qu’on a eu bien raison, toi et
moi, de couper tous les ponts avec le monde pour mener à bien l’œuvre que je
veux mener en Amérique.
Je hochais la tête pour lui laisser croire que ce qu’il affirmait allait dans le droit
sens de ce que je convoitais.
Le deuxième, Amparo Carbo Ferrer, celui qui rêvait de christianiser — à lui
seul — l’Amérique, n’avait pas idée de la grandeur de ce continent. Il parlait
avec une fougue dévastatrice, ne tenant jamais compte de l’avis de ses
interlocuteurs. Ne lui importait que son propre avis, il balayait sans façon celui
des autres.
— Je crois fermement ce que je crois et je n’en démordrais pas même si on me
démontrait que c’est l’exact contraire qui est vrai, affirmait-il péremptoirement,
lorsque quelqu’un s’opposait à lui avec des arguments imparables.
Je pensai d’abord qu’il était un peu dérangé. Mais Amparo Carbo Ferrer savait
ce qu’il faisait et où il allait. Fidèle alliée, sa conscience s’abstenait souvent de
contrarier ses jugements ou de contrevenir à ses choix. Je continuai, en dépit de
cela, de le trouver bien aimable, même si j’appris, il est vrai, à me méfier un
peu de lui.
Le troisième, Nacho Gilanell, qui pourfendit le crâne de son épouse et occit
l’amant de celle-ci, n’avait que des ambitions terrestres, puisqu’il voulait aller à
la conquête de l’or, ayant eu vent que l’Amérique recelait des trésors
prodigieux, même si le nouveau continent était aussi l’occasion de faire peau
neuve. Il reviendrait au besoin en Europe pour se livrer à un négoce honorable,
à même de lui faire gagner l’estime des siens.
Au matin du 25 juin 1519, l’annonce fut faite que nous allions partir dans
quelques heures. J’étais à la proue du navire, cramponné solidement à la
rambarde, pour que le vent, lorsque nous quitterions le port, fouette mon
visage et annonce au monde alentour que j’étais un homme nouveau et un
homme libre.
Libre de son passé. De ses chaînes. Libre de ce qu’il a été ou de ce qu’il a cru
être. De son orgueil. De ses vanités. De sa langue. De ses vraies ou fausses
croyances. De ses tricheries. De ses manigances. De ses ruses. De ses
stratagèmes. De ses calculs mesquins.
Me voilà, pensai-je, comme un homme nu qui attend que son destin pose la
couronne qu’il mérite sur son front. Je l’attends de pied ferme, prêt à me
soumettre à toutes les épreuves.
Ce navire sur le pont duquel je me trouvais n’était rien en vérité que le bras
armé du destin.
Me voilà, continuai-je de penser, sans désir de porter un masque ni d’être celui
que je ne suis pas.
Je ne tremblais pas. Je n’avais aucune peur pendant que le navire se mit à
avancer d’une allure tranquille, sûr de lui. Le face à face avec moi-même que
l’Océan me réservait dans les terres inconnues encore lointaines ne suscitait en
moi aucune crainte. La liberté au sens plein du terme, c’était cela, avant toutes
choses, que signifiait ce voyage que j’appelais de tous mes vœux, à mon insu,
depuis toujours.
La sortie en mer, pour gagner le grand large, fut pour moi une deuxième
naissance. Je réalisai qu’une vie s’achevait et qu’une autre commençait. Plus
rien ne serait comme avant. Tout ce que je vivrais désormais sur la terre à venir,
cette nouvelle rive, serait comme l’enfance d’une nouvelle vie.
Les heures s’écoulaient et je les savourai, à la proue du navire, ramassant, dans
l’ivresse, les embruns en pleine figure. Rien ne m’importait que d’être là, face à
cet Océan, semblable à un miroir sans tain, dans lequel nous nous enfoncions
avec lenteur mais sans crainte. Le ciel allait brutalement se charger de nuages
noirs et jeter sur nous une pluie qu’aucune raison n’aurait pu prévoir. Mais je
ne bougerais pas. Je resterais dans cette posture. J’attendrais que nous
franchissions l’horizon, pour me libérer du visage de ceux que j’ai laissés
derrière moi; ils continueront, je ne le sais pas encore, de me hanter et de
m’accompagner de bout en bout de cette aventure.
Par deux fois nous croisâmes des terres anonymes, et par deux fois, ma
désillusion fut grande, mais je n’en laissai rien voir, lorsque je réalisai que ces
terres, insignifiantes, qu’aucun marin ne daignerait prendre en compte,
n’étaient pas notre destination finale. J’observais, à la proue du navire,
l’écrêtement des vagues que le vent produisait, lorsque mon maître, n’ayant pas
besoin de mes services, m’accordait ce loisir bien mérité.
Juan Carlos Garcia Valenciano voulant que toutes ses idées, sans exception,
soient consignées, mon poignet était brisé à force d’écrire. Il n’avait pas plu au
sort que je sois embauché par ceux de mes compagnons qui ne lisaient jamais,
et qui écrivaient encore moins. Nacho Gilanell, le chercheur d’or, ne
s’embarrassait jamais l’esprit de considérations semblables à celles qui
occupaient mon maître.
— Juan Carlos est un philosophe, disait Amparo Carbo Ferrer.
— Et les philosophes sont utiles au monde, se hâtait d’ajouter Nacho Gilanell,
de crainte que la remarque de son compagnon ne contînt quelque fâcheuse
ironie.
— Ils sont utiles, je n’en disconviens pas, puisque le Christ fut un philosophe
et que son utilité n’est plus à prouver.
— Nous sommes donc bien d’accord, vieux frère !
— Mais le fait est que les philosophes passent un peu à côté du monde qu’ils
veulent servir ! Ce qui est le cas, il faut bien en convenir, de Juan Carlos qui
passe son temps à méditer !
— Juan Carlos se sacrifie pour le bien de tous, vieux frère.
— Tu as bien raison ! Il ne convoite pas, comme nous, les biens de ce monde.
— Et c’est en cela qu’il nous est utile !
Ces échanges pouvaient durer des heures.
Un jour, les deux hommes me demandèrent, comme s’ils avaient oublié le
contrat qui me liait à leur compagnon, ce que j’escomptais faire en Amérique.
— Mais tu n’es pas très causant, ma parole ! s’étonna Nacho Gilanell.
J’étais bien en peine de leur répondre.
— Tu as perdu la langue, on dirait !
Mais par chance, car cela me tirait d’embarras, Amparo Carbo Ferrer osa me
proposer de m’associer avec lui dans une mine d’or qu’il entendait, affirmait-il,
diriger dans un proche avenir.
— Tu pourras être utile et nous pourrons faire du bon travail tous les deux !
— Holà ! lui lança Nacho Gilanell.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Ne va pas si vite en besogne, vieux frère !
— Qu’y a-t-il ?
— Tu oublies que le petit appartient à Juan Carlos !
— Mais Juan Carlos n’est pas un dieu !
— Ce n’est pas un dieu, je te l’accorde, vieux frère, mais le petit lui appartient,
il s’est attaché ses services, en notre présence, si je ne m’abuse, lorsque nous
étions encore sur la rive de la glorieuse Espagne !
— Pour sûr qu’il lui appartient, mais cela ne veut rien dire !
— Juan Carlos n’aime rien moins qu’on lui prenne ses biens ! Et tu le sais bien,
vieux frère ! Autrement dit, le petit lui appartient et vouloir le lui prendre
risquerait de le mettre en bien mauvaise humeur !
— Mais je ne crains pas son humeur !
— Je ne te demande pas de craindre son humeur, vieux frère, mais de
reconnaître que ce qui appartient à César ne peut t’appartenir dans le même
temps !
— Pour sûr que le petit lui appartient, mais le petit a sa liberté de choix, si je
ne m’abuse, moi non plus, comme tu le dis si bien !
— La liberté est un bien grand mot, vieux frère ! N’en abusons pas ! Sachons
rester, en toutes choses, mesurés. Et dans le domaine de la liberté, encore plus !
Je ne sais ce que les deux amis se dirent encore. Mais cette offre de travailler
sous les ordres d’Amparo Carbo Ferrer n’eut pas de suite. L’intéressé ne m’en
reparla plus durant le voyage.
Je courais vers la rambarde, à la proue du navire, dès que je le pouvais, pour
jeter mes yeux dans l’immensité qui se déployait devant nous et dans laquelle
nous pénétrions sans bruit.
L’Océan fut calme d’abord. Puis, se déchaînant, il révéla un autre visage,
inattendu, comme si, brusquement, il s’était mis en tête de barrer à tout prix la
route à nos ambitions. Mais les hommes d’équipage, sous les ordres d’un
vaillant capitaine, étaient armés pour faire face à toutes les situations que
l’Océan, croyant nous prendre au dépourvu, était susceptible de nous imposer.
Les passagers, quelque cinquante, si l’on se garde d’inclure mes trois
compagnons et l’auteur de ces lignes, se regardaient et nous regardaient avec
méfiance. Nous n’avions pas de relations avec ceux que nous ne connaissions
que de vue, mon maître ayant décrété de se tenir à distance de ces gens qui ne
lui inspiraient rien de bon.
L’un d’eux multiplia les ruses pour savoir en quel endroit nous souhaitions jeter
l’ancre, ayant déduit, par une suite de recoupements fumeux, que Juan Carlos
Garcia Valenciano avait une connaissance parfaite de l’Amérique, mais il n’en
sut jamais rien. Puis il fut l’instigateur d’un début de révolte, pour se rendre
maître du navire et le conduire vers une crique censée contenir les plus belles
richesses qui se puissent trouver sur terre, mais le capitaine mit, par sa seule
autorité, et sans coup férir, un terme à ses projets.
— Qu’on lui taillade les poignets, ordonna-t-il.
Ce qui, entrepris sur-le-champ, lui fit passer toute envie de recommencer.
Moyennant quoi, le reste du voyage se déroula sans la moindre anicroche. Car
tous les passagers, même ceux que le révolté avait un temps séduits, se
retournèrent, par extraordinaire, contre lui.
Au deuxième jour de notre traversée, un voyageur, de la ténébreuse Macédoine,
ne manqua pas de m’intriguer. Ses traits fins faisaient l’admiration de tous,
mais nul ne se douta que c’était une femme qui était à bord avec nous. Les
admirateurs de cette créature subtile et secrète étaient convaincus qu’il s’agissait
là d’un homme délicat et d’aucuns rêvaient de passer quelque instant privilégié
avec lui. Je lui fis comprendre, astucieusement, que je l’avais démasquée, et elle
m’en voulut d’abord. Puis je devins un allié sûr, en échange de ce que l’on
soupçonne.
Si j’ai cru quelquefois que nous ne sortirions pas vivants de cette traversée, je
ne priai aucun Dieu pour l’implorer de me protéger, contrairement à mes
compagnons qui suppliaient le ciel de faire en sorte que leurs jours soient hors
de danger. Même les athées, sentant le souffle de la mort sur leurs visages,
devenaient plus croyants que les croyants. Je n’avais personne, ni sur terre ni
sur mer et encore moins au ciel, à qui recommander mon âme. Mais notre
capitaine était un marin aguerri. Il sut, comme j’aime à le dire, différer l’instant
de notre mort. Sans lui, je serais, à l’heure qu’il est, en compagnie de quelques-
uns au fond de l’Océan ou devisant dans le ventre de quelque monstre marin.
Il ne se laissa jamais surprendre par les humeurs de l’Océan.
III

LE PONANT
— Nous voilà en Amérique, messieurs ! s’écrie Juan Carlos Garcia Valenciano
lorsque nous touchons terre. Gloire à l’Amérique ! Gloire à cette terre qui a vu
l’Amiral accoster ici même, il y a quelque vingt ou trente ans !
— Oui, gloire ! répondent Nacho Gilanell et Amparo Carbo Ferrer.
Le soleil range ses derniers rayons, le temps est radieux, le soir qui s’annonce
est d’une douceur exquise. J’ai quelque mal à accorder mes premiers pas après
plusieurs semaines passées sur mer, je suis sur mes gardes, prêt à affronter les
remous probables, j’ai oublié que la terre était ferme.
— Tu es en Amérique, petit ! Tu entends ?
— Oui, maître ! Et mon cœur, que vous ne voyez pas, en pleure d’émotion, car
je n’ose pas y croire !
— Si le paradis existe, qu’il soit à l’image de cette île ! dit encore Juan Carlos
Garcia Valenciano.
Cette île où nous avons choisi de faire une courte halte est un havre de paix où
le silence n’est jamais interrompu que pour être célébré par des trilles que leurs
auteurs, rivalisant dans l’art de glorifier la nature, s’efforcent de diversifier à
l’infini pour accueillir sûrement les visiteurs qui, après un long séjour en mer,
viennent renouer avec le monde.
Senteurs et couleurs se croisent dans un subtil mélange. Je reconnais ici et là
des fruits. Mais je me garde d’emprunter à la nature ce qu’elle offre sans
contrepartie, quand bien même le désir est grand de le faire, me souvenant
qu’ils peuvent être empoisonnés en certaines parties du globe.
Nous nous enfonçons dans l’île, comme au cœur d’un rêve, dans la troublante
lumière de la fin du jour.
Je craignais que Juan Carlos Garcia Valenciano eût du mal à se déplacer. Mais
son pas est alerte, il trotte comme un jeune homme et se retrouve plus d’une
fois à la tête de notre groupe, désignant le chemin que nous devons prendre.
Il n’a pas besoin que quiconque l’assure de son aide. Il ne trébuche pas et
n’hésite jamais. Nous sommes pourtant obligés, certaines fois, de faire des
détours pour éviter les racines d’un arbre.
— M’est avis que tu as un septième sens, vieux frère ! lui dit Nacho Gilanell.
— Ce sont rien que mes oreilles qui me guident, à dire vrai ! Elles voient ce que
les yeux ne voient pas.
Nous passerons, sur ordre de Pittacos, comme il me plaît à désigner en pensée
Juan Carlos Garcia Valenciano, notre première nuit en Amérique sur cette île,
nous ferons un feu de camp sur la plage. Comme Pittacos qui régna à
Mytilène, celui-là est un tyran et un sage.
Nous lèverons l’ancre au petit matin. Je ne dormirai que d’un œil, ne
m’associant pas d’abord aux beuveries de mes compagnons qui fêtent à leur
façon, quelque peu bruyante, notre arrivée en Amérique, je veux rester maître
de mes esprits.
— Pourquoi ne bois-tu pas, petit ? me demande Nacho Gilanell.
— Allez, petit, montre donc à Nacho comment tu t’envoies quelques lampées
de cette excellente mixture, me lance Amparo Carbo Ferrer qui exige que je
boive jusqu’à ne plus tenir debout.
C’est la seule fois de ma vie que j’ai perdu toute notion de l’espace où je me
trouvais. Le Macédonien prendra soin de moi. Nul n’a encore deviné que ce
personnage est une femme. D’où les rumeurs malveillantes qui ne tarderont
pas à faire état d’une relation contre nature entre nous. Je laisserai dire, cela ne
me troublera jamais, puisque cela ne dérange pas mon maître.
J’ai dû vider à moi seul tout un baril de cette eaudevie que les Espagnols font à
Murcie et qui est d’une violence extrême. Au petit matin, je suis encore sous
l’effet de la boisson, je n’ai pas évacué tout l’alcool de mes veines, la nuit a été
courte, j’ai du mal à mettre un pied devant l’autre.
Nous quitterons cette île pour nous diriger vers le continent. Ainsi le décide
Juan Carlos Garcia Valenciano. Et aucun chrétien ne remet en cause cette
décision ni ne la discute.
Le voyage dure quelque cinq heures et nous emporte cette fois vers le lieu où
s’achèvera selon toute vraisemblance ma vie, mais cela ne m’attriste pas outre
mesure, même si, le cœur serré, je songe à ma pauvre mère que je n’aurai plus
aucune chance de revoir.
Une rixe éclate, d’une soudaineté inouïe, lorsque nous posons pied à terre,
parmi ceux qui furent nos compagnons de voyage. Les blessés sont nombreux.
— Je pourrais en sauver quelques-uns, dis-je, cela n’est pas au-dessus de mes
forces, j’ai les moyens de les guérir, je m’entends un peu dans l’art de soigner
des hommes !
— Non, décrète Juan Carlos Garcia Valenciano.
Je le regarde, abasourdi.
— Qu’ils crèvent, ajoute-t-il, mais ne t’approche pas de ces gens, petit !
Nous nous éloignons de cette compagnie. Quelques-uns, n’ayant pas pris part à
cette querelle, voudront se joindre à nous, mais Juan Carlos Garcia Valenciano
s’adresse à eux sans détour :
— Que celui qui entreprend de nous suivre sache que je ne donnerai pas cher
de sa peau !
— Bien parlé, vieux frère ! ajoute Nacho Gilanell.
— Vous voilà informés des intentions de Juan Carlos si vous les ignoriez,
conclut Amparo Carbo Ferrer.
Une pluie diluvienne se met à tomber brusquement qui nous empêche
d’effectuer le moindre mouvement. Nous nous abritons sous un arbre,
millénaire sans doute, le temps que le ciel cesse de jeter sur nous ses trombes
d’eau. Le vent arrache des branches aux arbres. Des rivières boueuses se
forment, entraînant dans leur courant des morceaux de terre. Le ciel, toutefois,
retrouvera très vite des couleurs plus paisibles qui nous permettront
d’entreprendre notre plongée dans cette terre.
Le Macédonien a choisi de faire cavalier seul. J’eus aimé joindre mes pas aux
siens et faire un bout de chemin en sa compagnie, mais les liens qui m’unissent
à mon maître ne me permettant pas de choisir mon destin comme je l’entends,
je suis contraint de la voir s’éloigner sinon de la laisser partir avec un
pincement au cœur.
Elle s’enfonce dans la forêt, sans peur, et disparaît derrière un rideau de plantes,
au bout d’un chemin que des hommes ont dû emprunter avant nous.
Nous entendons, peu après, comme le cri d’une bête qu’on égorge et qui refuse
de mourir.
Mes compagnons sont convaincus que les hommes qui vont nous accueillir
sont des sauvages, et que leur violence n’a d’égale que l’ignorance qu’ils leur
supposent.
— Armons-nous, ordonne Pittacos.
Nous sommes sur nos gardes, prêts à affronter des escadrons de coupeurs de
têtes.
— C’est toi, et personne d’autre, petit, qui ouvriras le chemin, suggère Amparo
Carbo Ferrer qui vient de découvrir que j’ai été élevé, comme il dit, dans la foi
des infidèles.
— Amparo a raison, décrète Juan Carlos Garcia Valenciano.
— Je me joins à votre avis, ajoute Nacho Gilanell. Rien n’est en effet plus sage
que de laisser le petit marcher devant nous !
— Il possède ce qu’il convient de posséder pour cela ! ajoute Amaro Carbo
Ferrer.
— Il a sûrement, comme les gens de sa foi, le sens du danger ! conclut Juan
Carlos Garcia Valenciano.
Je bondis, subodorant un piège, mais je n’en livre mot, la prudence est la mère
de toutes les vertus. Je marche d’un pas assuré, même si la crainte d’être
poignardé dans le dos me noue le ventre.
Je me méfierai toujours de ces gens, puisque je n’ignore pas qu’ils complotent
certains soirs lorsqu’ils ont bu pour se débarrasser de moi. Mais cela ne dure
que le temps de la boisson. Car ils tiennent à leur jeune compagnon davantage
qu’ils ne l’auraient souhaité en d’autres lieux.
Nous nous glissons dans la jungle, armés de lances et d’armes à feu, déterminés
à en découdre avec la première créature, animal ou homme, qui mettrait d’une
manière ou d’une autre notre vie en danger.
Nous avançons en file indienne dans cet espace jamais visité auparavant. Des
racines sortent de terre et compliquent notre marche, des plantes craquent sous
nos pieds... Certaines fois, des bestioles, surprises et qui n’escomptaient la visite
d’aucun intrus, volent ou grimpent aux arbres pour se réfugier.
Au troisième jour de notre présence sur cette rive, des Indiens nous
accueillirent comme des amis qu’il avait plu au ciel de leur envoyer.
— Vous êtes ici chez vous, entreprit de nous expliquer avec force gestes leur
chef.
Mais ces paroles, hélas, n’eurent que peu d’effet sur mes compagnons. Car
Amparo Carbo Ferrer et Nacho Gilanell virent ce qu’ils pouvaient gagner s’ils
le capturaient et le ramenaient en Espagne.
— Tu es notre prisonnier, lui fit comprendre Amparo Carbo Ferrer, sous les
yeux de ses compatriotes.
On me désigna pour le surveiller et lui faire passer, le cas échéant, toute envie
de fuir.
— Si d’aventure il disparaît, son geôlier aurait des comptes à rendre ! me
prévint Amparo Carbo Ferrer.
— N’ayez crainte, il ne s’évadera pas !
— C’est bien ce que nous souhaitons !
— Comment le pourrait-il ?
Celui que la malchance avait mis entre nos mains passa une dizaine de jours
dans un trou d’à peine un mètre de diamètre, que Pittacos nous fit creuser, au
cœur de la forêt vierge, ayant fait comprendre aux Indiens que s’ils refusaient
de se soumettre il exploserait la cervelle de leur chef. Et ceux-là comprirent
parfaitement et se gardèrent de faire le moindre geste susceptible de mettre en
danger la vie de leur chef, lequel vécut, ainsi que le souhaitait Juan Carlos
Garcia Valenciano, dans ses excréments.
— Laissez-le macérer dans son jus, se mit à hurler Pittacos.
— Oui, laissons-le déguster sous les yeux de ses frères ! ajouta Nacho Gilanell.
— Qu’ils aient un avant-goût de ce que nous sommes et de ce que nous
pouvons faire encore ! Car nous n’avons livré là qu’un soupçon de ce que nous
pouvons commettre !
Il faisait une chaleur épouvantable, mes compagnons étaient convaincus que ce
traitement déciderait les Indiens à nous verser l’or qu’ils convoitaient. Mais ils
laissèrent, par extraordinaire, la vie sauve à ce chef qui retrouva, en fin de
compte, la liberté, au prix d’âpres discussions, sans rien céder en échange. Il
sortit exténué de son confinement, il avait bien du mal à se tenir debout.
Après cet épisode, nous ne faisons que marcher, pendant des jours, animés du
seul désir de parvenir à ce que chacun d’entre nous appelle de ses vœux.
Quand donc, me dis-je, les uns et les autres vont-ils se décider à se séparer ? Ne
sont-ils pas venus en Amérique pour prendre chacun une direction précise ? Et
Juan Carlos Garcia Valenciano, où va-t-il s’établir ?
Certaines fois, nous marchons le soir, comme des insomniaques, car Pittacos a
décidé qu’il en serait ainsi. Il décide de tout. De ce que nous devons boire et
manger. Et où nous devons nous poser pour dormir. Et nulle idée ne
traverserait l’esprit d’aucun de ses compagnons pour s’opposer aux
commandements édictés par le maître.
Cette terre est habitée, nous le savons, et les explorateurs qui viennent de
partout sont sûrement loin d’être des enfants de chœur. Mais nous sommes
armés, et si des étrangers, croyant nous surprendre, survenaient, ils
regretteraient amèrement leur entreprise.
En vrai stratège, Juan Carlos Garcia Valenciano a mis au point ce qui nous
permet de n’avoir jamais peur et d’avancer d’un pas sûr.
— Les dangers ne manqueront pas de survenir, messieurs ! répète sans arrêt ce
dernier.
— Sois sans crainte, vieux frère ! répondent souvent Amparo Carbo Ferrer et
Nacho Gilanell.
— Préparez-vous au pire !
— Nous le sommes, vieux frère !
— Car ce ne sont sûrement pas des tendres qui habitent cette terre !
— Oh non ! Sûrement pas !
— Ni des tendres, non plus, ceux qui viennent d’audelà des mers pour
l’explorer !
Juan Carlos Garcia Valenciano a tracé, et mon aide, pour ce faire, lui a été
précieuse, une carte de la route que nous allons emprunter.
— Il y a des montagnes nombreuses et des fleuves en aussi grand nombre, dans
la direction que nous allons prendre ! Tu les vois, petit ?
— Oui, maître !
— Mais nous arriverons à bout de ces obstacles, ils ne sont que naturels !
Je m’applique à colorier, selon ses ordres, les cours d’eau et le relief de manières
différentes. Ici, des fleuves et là des collines, des plateaux, des plaines...
— Soyez remercié, Seigneur, lancent souvent Amparo Carbo Ferrer et Nacho
Gilanell en direction du ciel qui a mis sur leur route un homme de la trempe
de Juan Carlos Garcia Valenciano.
Si la fatigue, certaines fois, leur arrache quelques gémissements, ils ne se
plaignent et ne remettent jamais en question le droit que mon maître s’est
arrogé, sans en référer à quiconque, de se placer à la tête de notre groupe et
d’indiquer les directions à prendre et les stratégies à adopter en cas de nécessité.
Nous marchons, certains jours, jusqu’à épuisement, Juan Carlos Garcia
Valenciano ayant décidé d’atteindre à tout prix telle région ou telle autre. C’est
au cours de cette marche forcenée que Nacho Gilanell se blesse à la jambe,
m’obligeant à reporter mon projet de quitter ces gens. C’est une blessure des
plus anodines au départ. Mais elle empêche bien vite l’infortuné de se tenir
debout. Puis la douleur, que nous espérions passagère, redouble d’intensité,
arrachant des cris de bête qu’on égorge à l’homme qui souffre.
Nacho Gilanell hurle au milieu de la nuit. Juan Carlos Garcia Valenciano se
lève et, vociférant, lui met un torchon, noir de crasse, en guise de bâillon sur la
bouche pour l’empêcher d’attirer l’attention sur nous. Mais Nacho Gilanell se
débat avec une force insoupçonnée.
— Ferme-la, hurle Pittacos. Ferme-la, crénom de Dieu !
— Je n’arrive pas, vieux frère !
— Il faut que tu la fermes, te dis-je ! Que tu la fermes, si tu ne veux pas être
expédié en enfer en moins de temps qu’il ne te faut pour cligner des yeux !
— Je n’en peux plus, vieux frère !
— Il faut que tu te forces !
— Souviens-toi du martyre des premiers chrétiens, lui enjoint Ampar Carbo
Ferrer. Pas un n’a émis le moindre gémissement pendant des mois ! Et le Christ
sur sa croix !
— Tu ignores ce que je souffre, vieux frère !
— Il faut que tu la fermes ! décrète Juan Carlos Garcia Valenciano. Tes
hurlements m’insupportent ! Ils me rendent fou ! Tu comprends ?
— Je comprends, vieux frère ! Mais la douleur est trop grande ! Trop grande !
Il continue de hurler. Puis Juan Carlos Garcia Valenciano perd son calme et le
roue de coups d’une brutalité ahurissante. Je suis sidéré par le déchaînement de
cette violence, mais je me garde de rien dire.
Ensuite, l’état du malade empire. Sa jambe enfle et la fièvre qui retombe à
l’aube, nous faisant croire que le mal est fini, reprend de plus belle le soir.
Le diagnostic que j’établis, je le fais contraint et forcé; je n’ai pas le choix ni la
possibilité de me récuser. Juan Carlos Garcia Valenciano s’est approché de moi,
persuadé que les Arabes sont tous des guérisseurs.
— Tu dois bien savoir comment tirer Nacho de cette mauvaise passe, petit.
— Il souffre de la gangrène, dis-je, et ses jours sont en danger.
— Je me disais bien que c’était la gangrène ! Et cette saleté n’a pas de remède !
Eh bien, coupe-lui cette patte, petit ! Coupe-lui cette maudite patte et qu’on
n’en parle plus !
— Non, vieux frère, se met à hurler Nacho Gilanell.
— Coupe-lui cette patte, petit !
— Pour l’amour du ciel !
— Quel ciel ?
— Vieux frère...
— Si le ciel avait quelque bonté ne crois-tu pas qu’il te tirerait d’abord de cette
mauvaise passe ? Qu’est-ce que tu attends, petit ? Sectionne-lui cette mauvaise
patte, nom de Dieu !
— Ne fais pas ça, vieux frère !
— C’est la mort, sinon, qui te guette !
— Rien ne dit que c’est la gangrène, vieux frère !
— C’est elle !
— Je ne veux pas qu’on me coupe cette patte !
— Elle sera coupée, te dis-je ! Et pour ton plus grand bien !
— Non, vieux frère !
— Et je te la couperai moi-même, si le petit refuse de le faire ! Eh bien, petit ?
— Oui, maître !
— Qu’est-ce que tu attends ? Vas-y, petit ! Procède !
— Il faut le tenir, maître, car il gigote beaucoup trop !
— Je m’occupe de le tenir et de le faire taire !
— Non, petit ! Ne fais pas ça ! Je t’en supplie !
Nacho Gilanell perd connaissance lorsque je m’acharne sur l’os de la cuisse, un
os robuste, pour le casser avec les moyens du bord, une pierre qui tient à la fois
du silex et du marbre.
Il passera par des hauts et des bas. Mon remède ne me semblera d’abord pas
concluant et me fera même craindre le pire. Mais je ferai ingurgiter à Nacho
Gilanell des infusions d’herbes. L’homme n’aura de cesse de me remercier
ensuite.
— Tu m’as sauvé de la mort, petit !
Je lui ferai plus tard avec un bon bois une prothèse qui lui permettra très vite
d’oublier sa jambe perdue. Il bondira comme un cabri qu’aucun obstacle
n’arrête. Et cela me comblera. Mais la réussite de mes remèdes m’assurera
surtout le titre sacré de Docteur qui me servira en maintes circonstances.
Quelque deux mois plus tard, nous sommes près d’une source, dans le nord du
pays, selon la boussole de Juan Carlos Garcia Valenciano, lorsque nous
reconnaissons des traces récentes que des hommes ont laissées de leur passage.
L’avenir immédiat nous apprendra que c’est là que les navires viennent
s’approvisionner en eau douce.
Des marins, en qui mes compagnons reconnaissent des Espagnols, font halte là
avant de pousser plus loin vers le sud. Les uns et les autres affichent une
sympathie réciproque, heureux de retrouver des coreligionnaires si loin de chez
eux qui, de surcroît, parlent leur langue.
Le bruit ayant couru que les pays plus au sud regorgent de richesses inespérées,
ceux-là n’ont aucune envie de rester où nous sommes. Nous quittons cette
assemblée. Ou plus exactement, cette assemblée prend congé de nous et se
retire.
Peu de temps après, ce sont des hommes d’une autre nation, mais d’Europe,
eux aussi, qui entrent en scène et se croient fondés d’exhiber une humeur
belliqueuse pour se présenter devant nous. Juan Carlos Garcia Valenciano, en
bon diplomate, choisit d’abord de parlementer avec eux.
— Vous nous cherchez querelle, messieurs, croyant que c’est là le plus sûr
moyen de nous dépouiller et de vous rendre maîtres de nos biens. Or, il y a
d’autres manières, plus accortes, si je puis dire, d’obtenir de nous que nous
partagions avec vous ce que nous possédons.
— Votre langage est certes conciliant, mais il ne nous convient pas !
— Et que voulez-vous, messieurs !
— En découdre au plus vite avec vous !
— En découdre avec nous ?
— C’est exactement ce que nous envisageons !
— Cela manque d’élégance, messieurs, si je puis l’exprimer ainsi, de vouloir
nous terrasser sans nous laisser aucune chance de nous défendre avec honneur !
— L’élégance ! Il y a des lustres que nous ne faisons plus usage de ce mot !
Nous l’avons banni de nos discours !
— Nous ne sommes, croyez-moi, ni des pleutres ni moins vaillants que vous !
— Dans ce cas, donnez-en-nous la preuve !
— Le nombre fait pencher l’avantage en votre faveur. Mais il ne sert à rien
d’être téméraire face à des gens en bien plus mauvaise posture que soi ! Vous
êtes beaucoup trop nombreux, messieurs, comme vos yeux n’ont sans doute pas
manqué de le voir, et l’un d’entre nous compte une jambe en moins.
— Cela aussi, nous l’avons noté, je ne peux soutenir le contraire !
Je crains le pire, convaincu que mes rêves vont voler en éclats.
— Eh bien, à vos armes, messieurs, puisque la raison ne suffit pas à se faire
entendre de vous ! lance, avec une voix de seigneur, Juan Carlos Garcia
Valenciano à nos ennemis.
Une bataille sanglante aura lieu. Mais les vainqueurs ne seront pas ceux que
l’on croit. Car le sort, voulant plaire à ceux qui étaient en petit nombre,
accordera à ceux-là, et contre toute attente, ses faveurs.
Juan Carlos Garcia Valenciano mutilera, à lui seul, une demi-douzaine
d’adversaires pendant que, teigneux, et ne s’en laissant pas conter, Amparo
Carbo Ferrer livrera le visage d’un vrai guerrier. Seul Nacho Gilanell, instable
pour les raisons que l’on sait, aura le plus grand mal à se défaire de ses
assaillants qui le prendront, à tort, pour une proie facile.
Quant à moi, cette première bataille, livrée avec toute la rage du désespoir, elle
me fera gagner l’estime de mes compagnons. Car je me battis comme on se bat
dans notre nation, lorsque nous estimons que tout est perdu et que rien ne
peut changer la face des choses.
La férocité que je mettrai en œuvre pour défaire nos ennemis sera saluée par
tous et me vaudra les honneurs lorsque plus tard, en ce même endroit, nous
célébrerons notre victoire, non loin d’une source qu’entourent de nombreuses
canneberges.
Peu après cette mémorable bataille, un canardeau s’approche de nous, guère
apeuré, comme s’il voulait se joindre à ceux qui festoient. Et puisque je
m’entends dans l’art de le faire passer de vie à trépas, je le plume, sous les yeux
de mes compagnons, et en fais un plat goûteux qui me vaut les compliments de
la compagnie.
Salé n’est pas la capitale de la gastronomie pour rien. Les épices manquent,
assurément, mais je leur substitue d’autres herbes qui, sans être des ingrédients
de premier choix, flattent les palais qui ne répugnent pas à se soumettre à de
nouvelles expériences.
J’aurais pu continuer jusqu’à la fin de mes jours à servir mon maître, mais le
salut de mon âme me commanda de mettre à profit la première occasion qui
s’offrit à moi pour m’éloigner de ces chrétiens. Huit mois et trois jours après
notre arrivée en Amérique, je quittai mes compagnons et m’en fus vers les
horizons que je portais en moi, comme j’aimais à le penser, depuis ma venue au
monde.
Je m’éloignai, sûr de moi, résolu à trouver ma route, désormais, et prêt à
affronter quelque danger que ce soit.
Rien ne pourra me défendre de franchir les lignes invisibles que je rêve de
franchir. Faire face à mon destin est ce qui me préoccupe comme si celui-là
était un miroir dans lequel je voulais voir se refléter mon image en devenir.
J’employai le premier soir à marcher, certes, pour m’éloigner de mes
compagnons, mais pour me rapprocher surtout le plus possible de moi-même.
Lorsque je m’écroulai, je n’avais plus aucune idée du lieu où je me trouvais. La
marche avait troublé ma raison et mes sens, provoquant une singulière ivresse
qui m’interdisait de voir les choses sous leur vrai jour.
J’avais le sentiment que dans cette forêt, où je trébuchais souvent et me
retrouvais par terre, j’allais à la rencontre de l’inconnu qu’abritait mon âme.
Éclairant parcimonieusement ma route, les étoiles suivaient mon périple et
jetaient leurs lumières comme des filaments d’argent à travers les arbres.
Certaines fois, la forêt contrariait leur œuvre; le lourd feuillage d’un chêne se
mettait entre nous et les empêchait d’éclairer mon chemin.
J’avançais alors comme un aveugle, n’ayant rien d’autre pour m’orienter que le
silence impénétrable de la nature qui refusait, sûrement offensée par ma
présence, de rien livrer de ses secrets. Mais je prêtais l’oreille et percevais, ici ou
là, le cri d’un animal qui désignait une direction. Par moments, c’est un torrent
ou une source qui faisaient bruisser leurs eaux.
Il pleut certains jours des cordes, la pluie nettoie le ciel qui, devenant bleu, se
met à prodiguer la plus limpide lumière que mes yeux ont jamais eu la chance
de voir. J’écris par terre et sur les rochers, sur les parois des cavernes, sur le
tronc des arbres... J’écris avec fureur, enivré par le désir d’être ce que je rêve
d’être depuis des lustres. J’écris que je suis un homme libre. Je suis saisi d’un
désir puéril de bâtir ici un empire dont je serai le peuple en même temps que le
souverain.
J’aime l’orgueilleuse tranquillité que la solitude confère à ces lieux que j’ai
désignés, sous l’œil des arbres millénaires, droits tels d’incorruptibles
magistrats, comme ma nouvelle patrie. Je me réveille le matin pour admirer
l’œuvre de la nature qui, travaillant sans relâche, depuis des temps
immémoriaux, a façonné, selon ses désirs, ces espaces uniques en leur genre.
J’arpente divers chemins que d’autres ont arpentés avant moi et des routes que
nul sans doute n’a jamais prises.
Les nuits se succèdent aux jours. Je m’arrête où le hasard me vaut de m’arrêter.
Le territoire est immense, cela je le sais, et il ne me sera pas facile d’en prendre
connaissance. Mais j’ai une carte, plus fiable que je ne le pensais, et qui m’aide
dans la traversée de ce pays. Tout n’y est pas indiqué, mais le relief et les cours
d’eau sont suffisamment précis, ils permettent de s’orienter.
Je ne m’arrête que pour me coucher sur quelque coin d’herbe, me baigner dans
l’eau paisible d’une rivière ou confectionner des outils qui pourraient servir
selon les jours.
L’eau claire des ruisseaux, la douceur des sons dissemblables en tout point à
ceux que mes oreilles connaissent, les caresses que le jour finissant laisse
derrière lui au crépuscule et les baisers que l’aube, telle une femme attentive,
vient poser sur mon front comme si j’étais le seul homme en ce monde... Je ne
demande rien de plus, pour l’heure en tout cas.
Par chance, je sais survivre sans devoir recourir en permanence à l’aide d’autrui.
Si je sais me nourrir et me défendre, comme on l’a vu, je sais aussi, ce qui est
fort utile, guérir mes semblables, convertir une peau d’animal en vêtement
pour affronter les rigueurs de l’hiver et construire un radeau pour descendre les
rapides ou naviguer plus tranquillement sur des eaux qu’aucun courant ne
tourmente.
Et je fais bombance, plus souvent qu’on ne croit, je ne me laisse pas abattre
sous prétexte que l’absence de compagnie empêche de faire bon accueil aux
mérites d’un plat exquis.
Lorsqu’une bartavelle bien en chair s’approche de moi, je la piège et lui fais un
sort. Je m’assoupis ensuite. Comme un prince en son royaume qu’aucun souci
ne ronge. Puis je marche au milieu d’une symphonie de couleurs et de
parfums.
Je crus entendre, de nombreuses fois, des bruits qui me firent croire que j’étais
épié par des hommes. J’étais prêt à faire face à toute éventualité. Mais c’était
une fausse alerte. Derrière les broussailles, les froissements de plantes n’étaient
que l’œuvre d’un cerf ou d’un lièvre qui ne voulaient rien moins que
m’attaquer. Seule la curiosité de voir l’animal que j’étais les avait conduits là.
Puis ayant vu ce qu’ils avaient vu, ils passaient souvent leur chemin sans fuir.
Une fois, un bison me fit craindre le pire, mais je sus le prendre au dépourvu et
si je dus l’abattre, au prix de mille efforts, je ne regrettai pas d’avoir déployé
plus d’énergie qu’il ne faut d’ordinaire à un chasseur pour se rendre maître de
sa proie. Il en valait bien la peine, car sa viande me permit de n’avoir pas de
souci pour me nourrir pendant de longues semaines.
Je ne passe pas un jour sans écrire sur les splendeurs que la nature offre à celui
qui, bravant l’Océan, a fait fi de toute peur pour venir à sa rencontre. Je
m’appuie contre un arbre pour écrire que la terre est vaste et que tous les
peuples peuvent, d’égale façon, en tirer profit. Sur les parois d’une caverne où
j’ai cru reconnaître des dessins exemplaires et très vieux, j’ai gravé, à mon tour,
quelques mots dans la langue du Coran que m’avait enseignée mon maître,
dans une autre vie, il me plaisait qu’elle soit présente en ce lieu.
Ce pays est un labyrinthe à ciel ouvert, les chemins qui vont dans tous les sens
ont à cœur, on dirait, de bâtir un dédale d’où nul ne saurait s’évader, si le
miracle, se gardant d’intervenir, n’y mettait pas du sien.
Il m’arrive de me perdre mais cela ne me soucie guère. Je continue de marcher
d’un pas assuré, n’hésitant jamais à m’engager ici plutôt que là.
Les rivières, plaisantes pour le voyageur et propices pour la rêverie, me
permettent d’aller plus vite. Je mets mon radeau sur l’eau et, chargeant mes
effets, me laisse glisser, allongé sur mon embarcation, sans fournir aucun effort.
Je fixe le ciel lorsque je ne ferme pas les yeux, confiant dans la route que les
rivières me font prendre. L’une de ces fois, j’ai manqué d’être emporté par un
courant d’une extrême violence que je n’ai pas vu venir et que rien n’annonçait
en amont. Je bataillai avec rage, convaincu que cela était vain. Puis mon radeau
se brisa dans le torrent et je n’échappai que de justesse, et par miracle, à la
mort.
Je repris mon souffle et m’apprêtai à retourner sur la terre ferme, mais un ours
brun, campé glorieusement sur ses pattes arrière, m’attendait tranquillement
sur la rive la plus proche pour m’accueillir.
J’étais exténué par l’énergie déployée dans la rivière pour me maintenir en vie.
Mais je trouvai des ressources, Dieu sait où, pour échapper à l’animal. Je me
hissai tout en haut d’un séquoia géant et, de sommet en sommet de ces
gigantesques arbres, parvins par chance à mettre le monde entre le fauve et
moi. Je perdis dans cette aventure toutes les choses que je possédais et que je
n’avais plus aucune chance de récupérer. Mais rien ne m’affecta davantage que
la perte de la carte et de la boussole.
Je croisai le surlendemain une horde de bisons, dans une plaine inondée de
lumière. Puis je traversai des gorges profondes où je marquai une pause pour
dormir, ignorant que j’allais, dans les prochaines heures, laisser ce qui me
restait de forces pour me libérer d’un marécage où par inadvertance je mettrais
le pied.
Je dus batailler hargneusement pour me libérer de ce piège.
Je traversai encore des plaines, des plateaux, des clairières, me réfugiai dans des
grottes qui me semblèrent sans danger et m’arrêtai un temps dans des estuaires
ou des embouchures avec l’espoir d’y croiser des voyageurs, de passage dans ces
lieux.
Je repris ensuite ma marche effrénée, puisque je ne voyais rien venir, et parvins
au cœur d’une splendeur inattendue. Nul danger ne semblait guetter celui qui
entendait s’établir là. J’en vins à clamer, haut et fort, en prenant à témoin
l’incomparable lumière du ciel, que tout homme ne devrait venir au monde
que pour connaître un tel lieu.
Je ne resterai pas longtemps seul ici, me dis-je. D’autres hommes voudront se
rendre maîtres de cet espace.
Voilà pourquoi je décidai, même si j’en ris aujourd’hui, espérant que le lecteur
m’accordera son indulgence, de rédiger une charte avec des droits et des
devoirs, qui inviterait les probables visiteurs à respecter les lois édictées par un
homme semblable à eux.
Je ne détruisis pas la charte que j’eus, sur indication de mon âge, la
présomption d’établir, elle se détruisit d’elle-même. Je ne songeai jamais à en
exposer la teneur à ceux qui se présentèrent devant moi. Je choisis de
commercer avec ces gens, de féroces Anglais, en multipliant les stratagèmes et
les ruses.
Je ne leur tins que le seul langage que l’instinct de survie m’indiqua de tenir. Je
dissimulai mes origines aussi bien que mes ambitions. J’appris, ce faisant, de
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ces gens, autant que je pouvais apprendre : leur langue, leur science et leur art
de faire la guerre.
Les Anglais, qui bataillaient sur de nombreux fronts, m’enseignèrent une foule
de choses, qui me furent bien utiles, telles que l’art de disséquer un cadavre
comme cela se fait encore dans l’Université de Londres, art dans lequel je
m’entendais, même si je n’y excellais pas encore, puisque j’avais, par deux fois
déjà, vu de près à quoi ressemblaient les viscères et les organes d’un homme.
Je quittai bien vite ces gens pour en croiser d’autres, peu de temps après,
n’étant pas le seul homme qui retournait ses alliances, au gré de ses intérêts;
tout le monde ici agissait de la sorte, sans état d’âme excessif.
Lorsque je le pus, je laissai de nouveau ces gens et poussai plus loin, en
direction de l’ouest, où, quelque cinq ans après avoir quitté mes compagnons,
je tombai de nouveau sur Nacho Gilanell qui se livrait à un commerce des plus
rentables.
— Ce commerce, petit, a vocation à devenir prospère ! Et il le deviendra
encore plus si tu acceptes de joindre tes forces aux miennes !
— Et que dois-je faire ?
— Ce que le bon sens commande !
— Et que commande-t-il ?
— Tu es robuste et je ne le suis pas, puisqu’il me manque, comme tu le sais
mieux que quiconque, ce qui ne te manque pas pour te tenir debout sur la
terre ferme sans le secours d’aucune prothèse !
— Je ne vois pas ce que tu veux dire.
— Vraiment ?
— Sois plus clair, Nacho !
— Il suffit de ramener des bras d’outre-mer...
— D’outre-mer ?
— D’outre-mer, petit ! Pour défricher et valoriser des terres qui ne demandent
qu’à l’être. Et nous deviendrons riches comme Crésus !
J’hésite d’abord à m’associer avec Nacho Gilanell. Acheter et vendre des
hommes ne me semble pas la meilleure manière de gagner sa vie puisqu’il en
existe tant d’autres bien plus honorables. Brider des gens comme nous pour
tirer profit de leur malchance et bâtir une fortune a quelque chose qui ne
retient pas mon adhésion. Mais vais-je changer le monde à moi tout seul ?
Je tourne et retourne cette pensée dans tous les sens. Puis nous scellons notre
union.
Deux voyages dans l’empire du Mali me permettront d’engranger des sommes
colossales et d’assurer à cette affaire un rayonnement que Nacho Gilanell était
loin d’espérer.
— Tu es né pour être un homme d’affaires, petit !
— Cela m’enchante de te l’entendre dire, Nacho !
— M’est avis que ce commerce peut prospérer encore et nous rapporter, grâce
à toi, davantage que ce qu’il nous a déjà rapporté !
— Tu crois ?
— Tu peux régner sur l’Amérique, sans coup férir, en te livrant à cette seule
activité qui trouvera toujours, par la force des choses, des clients !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Tu as la vigueur et le flair qui font la force des hommes clairvoyants et qui
les distinguent du tout-venant !
Mais je laisserai, un jour, cela, les biens de ce monde, à Nacho Gilanell.
— Je m’en vais, Nacho.
— Et pourquoi donc, petit ?
— La richesse matérielle, Nacho, n’est pas ce qui me comble.
— Je ne comprends pas, petit !
— Je ne nie pas qu’elle est appréciable pour celui qui en fait l’objet de sa
quête...
— Alors quoi ?
— Mais elle ne suffit pas à étancher ma soif ni à faire de moi un homme
heureux.
Je quitterai Nacho Gilanell et ferai un bout de chemin avec des Anglais qui me
sembleront plus à même de m’aider à trouver ce que je recherche. Ils me
décerneront un grade abscons, ayant vu en moi un vaillant guerrier, en même
temps qu’un guérisseur talentueux et un traducteur émérite. Mais ce grade ne
servant qu’à flatter, je choisirai de m’éloigner de ces gens.
Dix ans, jour pour jour, après avoir quitté mes compagnons, en l’hiver 1531,
une escouade d’hommes armés, des Espagnols, fit irruption un matin dans le
carré où je m’étais isolé avec la claire intention de me mettre, sans raison, à
mort.
— Non, ne le tuez pas, décréta leur chef, un nabot d’une nervosité maladive,
cet homme peut nous servir !
Ce qui m’enchanta puisque cela m’épargnait la vie.
— Je subodore qu’il sait une foule de choses !
Je suivis, plus que je n’accompagnai, ces hommes dans leur progression vers
l’ouest.
J’avais rang de factotum : j’étais palefrenier, mais aussi guérisseur, cuisinier et
fabricant de toutes sortes d’objets susceptibles de servir à la guerre. Je n’avais en
effet pas mon pareil pour fourbir les armes ou tailler des outils capables
d’estourbir un fauve ou de faire passer de vie à trépas un mortel sans que ce
dernier n’eût eu le temps de prévenir les siens qu’il était en train de rendre
l’âme. J’avais, peu après avoir quitté Juan Carlos Garcia Valenciano et ses
compagnons, mis à profit les rudiments qu’un Danois, versé dans la médecine
et rencontré au cœur de la forêt, m’apprit. Je produisais, grâce à lui, de la
poudre qui, si elle ne tuait pas, vous estropiait à vie.
Le Danois, un homme de cœur, qui me prit sous sa houlette, rendit l’âme,
suite à une dysenterie ou quelque mal semblable qu’il ne parvint pas à
neutraliser. Mais il me laissa, outre sa générosité que j’évoque souvent, une
malle remplie de fioles et d’instruments de toutes sortes qui me furent bien
utiles.
— Prends-en soin, petit, elle te servira ! me dit-il lorsqu’il se persuada que rien
ne pouvait plus le maintenir en vie.
— Mais je ne saurai qu’en faire.
— Tu y trouveras un ouvrage en cuir marron qui t’expliquera comment tout
cela te sera utile. Je le tiens d’un savant qui officiait aux Hébrides où je fis un
passage naguère. Il résume en un millier de pages, avec force dessins et croquis,
tout ce que la médecine, depuis les Grecs et les Arabes, sait soigner.
Cet ouvrage me permit de parachever ma formation et de perfectionner mon
art de remédier aux souffrances, tant morales que physiques, de mes
semblables.
Je connais, comme l’on sait, la langue de ces guerriers qui veulent s’approprier
l’Amérique, et cela, bien évidemment, est d’une valeur inestimable. Je tais mes
préférences et rends gloire au Monarque qui guide de son infinie sagesse la
vaillante péninsule Ibérique. Je ne sais si ces gens pourront annexer l’Amérique.
Mais pour l’heure, je m’interroge peu et ne m’emploie qu’à assurer ma survie.
Je bataille avec toute la rage que je peux livrer au combat. Le guerrier qui
sommeillait en moi se réveille. Et quel guerrier ! Je livre à mes maîtres les
preuves que je suis une excellente recrue.
— Sur l’honneur, j’ai rarement vu un soldat se donner au combat avec une
telle bravoure et autant de vaillance, soutient l’un d’entre eux.
Je lui sauverai la vie. Mais, qu’on se rassure, ce n’est pas par amitié, ni pour le
triomphe de l’Espagne, que j’ai agi ainsi. Il ne m’importait que de défaire la
mort et de sauver un homme. Que d’ennemis ne furent sauvés par le guérisseur
que j’étais lorsque le guerrier en moi m’enjoignait de les achever !
— Tenez, prenez cette médaille, m’ordonne celui que j’ai sauvé de la mort.
C’est une médaille en or que je porte encore et que le lecteur peut imaginer à
mon cou.
— Je mettrai tout mon poids dans la balance, me dit-il, lorsque je serai de
retour dans la glorieuse Espagne, pour que vous soyez décoré comme vous le
méritez !
L’homme qui me tient ce discours est un seigneur, j’aurai tout le loisir de m’en
convaincre. Par sa mise, déjà. Raffiné, et élégant, même au cœur de la forêt,
Rodrigo de La Cruz ne ressemble pas aux guerriers qui l’accompagnent. Il
s’entend dans les langues, s’il ne les parle pas à la perfection. Érudit, il a lu des
ouvrages savants. Nous converserons.
— Ce natif de Galice, m’apprend un soldat, a ses entrées au palais, car c’est un
parent du roi, et ne se prive pas d’informer le Monarque quand il le juge utile
sans que quiconque ne se charge de jouer les intermédiaires pour lui.
Mes compagnons, et Rodrigo de La Cruz en premier lieu, sont convaincus que
je suis un homme de Dieu. Je les persuade que rien n’importe pour moi, aucun
bien terrestre, ni aucune gloire sinon de servir Dieu dans un monastère, un
jour.
Je quitterai, dès qu’il me sera loisible de le faire, ces gens et marcherai pendant
des semaines dans une dense forêt. Je dispose d’un accessoire fort utile, une
boussole subtilisée, à contrecœur, à Rodrigo de La Cruz. Certaines fois, c’est
dans une clairière, que rien ne laissait prévoir, que je me retrouve. Je m’y
allonge, sur le dos, et laisse la lumière du ciel, franchissant sans heurt mes
paupières, se jeter comme une eau paisible et apaisante dans mes yeux.
J’ai d’abord décidé de me diriger vers le nord. Puis j’ai rebroussé chemin, par
erreur, ignorant que les Hollandais se trouveraient sur ma route. N’ayant
jamais vu un homme de notre nation, ces gens, qui n’ont aucune idée de mon
origine, n’ont de cesse de deviner par eux-mêmes d’où je peux bien venir.
— Ne soyez pas belliqueux à son endroit, leur enjoint leur chef, un rougeaud
qui prise le vin plus que de raison.
— Bien, maître !
— Soyez bon avec lui !
— Tes désirs sont des ordres !
— Traitez-le comme un frère et accueillez-le parmi vous avec les égards dus à
un visiteur de rang comparable au nôtre !
Mais ces hommes, je ne serai pas long à m’en apercevoir, sont de fieffés gredins,
des êtres sans foi ni loi qui n’ont d’autre moyen que la brutalité pour
commercer avec toutes espèces, humaine ou animale.
Ils ont fait vœu de se rendre maîtres, coûte que coûte, de cette forêt où nous
nous trouvons présentement, et rien ne semble pouvoir les arrêter dans cette
voie qu’ils se sont imposée avec beaucoup de rigueur.
Le rougeaud est certes aimable, je ne puis soutenir le contraire. Mais il me
semble trop urbain et civil pour être honnête. Je ne laisse pas soupçonner, cela
va de soi, que je ne suis pas dupe de ses simagrées.
Van Kirsten, c’est son nom, souffrira, par chance, d’un mal terrible qui
menacera de l’emporter. Je dis par chance car ses guérisseurs ne purent le sauver
et cela servit ma cause. Je l’arrachai aux griffes de la mort.
— Je te serai éternellement reconnaissant.
— Il me plaît, monsieur, de vous voir de nouveau sur pied et en bonne santé !
— Que puis-je, à mon tour, pour te témoigner ma gratitude ?
— Rien ne me comblerait davantage qu’une chose que je n’ose vous demander.
— Quelle est-elle ? Je t’oblige à l’exiger de moi.
— J’aimerais que la vie des guérisseurs, au nombre de trois, me soit remise
pour que je m’attelle, sans me cacher, à ma tâche et poursuive librement mes
expériences.
— Cela me réjouit, mon ami, que tu ne me demandes que ça, car n’oublie pas
que tu es mon médecin attitré et que tes découvertes à venir me serviront, moi,
le premier !
— C’est exact, monsieur ! Car c’est pour vous servir du mieux que je peux que
j’ai osé formuler cette demande !
— Je puis t’offrir d’autres corps, si tu le veux, quand tu le veux, il suffit d’en
faire la demande !
Les guérisseurs furent un excellent terrain d’expérience : je disséquai leurs
corps, d’abord vivants puis morts. Je les assommai de coups de trique lorsque
les sangles ne suffisaient pas à les tenir. J’appris de ces hommes, ouverts dans
tous les sens, ce que la science, étudiée au travers des livres, était inapte à
m’apprendre.
Des hommes, transformés en objet d’étude, ont certes souffert le martyre
lorsque j’ai, en maintes occasions, tranché dans le vif, mais leur sacrifice n’a
jamais été vain car, me permettant d’avancer dans mes recherches, il m’a été
fort utile pour soigner de nombreux hommes.
Les Hollandais avaient, en usant de leur force, enlevé des Indiennes, iroquoises,
qu’ils traitaient comme des odalisques ou des bacchantes. C’étaient de très
jeunes femmes, pour la plupart.
— Certaines, me dit Van Kirsten, sont à peine nubiles et ne connaissent encore
presque rien de la vie !
L’une d’entre elles croisa mon regard, ce qui, pour ma plus grande joie, marqua
la naissance d’une passion qui nous agréa tous deux. Je parlais peu sa langue et
elle parlait encore moins la mienne, mais cela ne fut pas un frein à la passion
que nous vécûmes au cœur de la forêt. Je bâtis, en la voyant, un empire qui
occupa mon âme tout entière.
Je ne brûlais que de vivre à l’ombre de cette femme que le sort, pour me plaire,
et surtout m’éprouver, avait mise sur ma route. Je voulais la protéger, n’ayant
été mis là, me semblait-il, que pour prendre soin d’elle.
— Celle-là, me dit Van Kirsten, un jour, est ma favorite.
Je manquai de m’étrangler. Car je n’avais aucun pouvoir sur ce qui avait
entrepris de me consumer, sans me demander mon avis.
— Pour rien au monde, je ne pourrais me passer d’elle ! Elle m’a été offerte et
j’en prends bien soin.
Je ne pouvais plus m’imaginer vivre sans cette femme depuis que mes yeux, la
reconnaissant, avaient choisi de se poser sur elle. Faire le moindre pas
désormais sans qu’elle ne fût à mes côtés me semblait impensable. J’avais peur
de la perdre avant de la conquérir. Je multipliais les ruses pour m’approcher
d’elle.
Van Kirsten, le Hollandais, était vénéré à l’instar d’un dieu vivant qui aurait
quitté les hauteurs célestes pour s’installer parmi les hommes.
— Je fus élevé dans l’Église du Christ, et de la plus stricte façon, me confia-t-il
un soir, après avoir éclusé d’invraisemblables quantités d’alcool. Mais, vois-tu,
je ne me reconnais aucun maître !
Certains jours, la colère, en sus de l’alcool qui triomphait dans ses veines, lui fit
clamer, sûr de lui, des choses qu’on ne dit pas à haute voix, même au cœur de
la forêt, à des milliers de milles de la salle où se trouve le Trône du monarque
qui règne sur le paisible royaume de Hollande.
— J’y mettrai le temps qu’il faudra, mais je marcherai sur la Hollande et j’en
renverserai le roi pour m’emparer de son Trône et constituer une dynastie
triomphante à même de mettre l’Espagne, l’Angleterre et la France au pas, et
de leur rebattre le caquet !
Il hurlait, ivre de rage, qu’Amsterdam deviendrait le cœur du monde civilisé.
— Nul ne pourra me tenir tête !
J’occupais une hutte voisine de la sienne, mon rang de guérisseur personnel du
chef me donnait ce droit. Il venait régulièrement aux nouvelles, souvent à
l’improviste, il me tenait ainsi au doigt et à l’œil. Mais je ne pouvais surseoir au
désir d’aimer la femme qui avait enflammé mon cœur et qui ne demandait rien
qu’à être aimée par moi.
Je faussai compagnie à ces gens, emmenant avec moi celle qui avait mis mes
sens en désordre, et partis sans me préoccuper de prendre ce qui aurait pu
m’encombrer et nous ralentir. J’abandonnai bien des objets et notamment la
malle de l’excellent Danois.
Nous marchâmes des heures, et des jours, sinon des nuits, pour nous tenir à
distance de cette engeance qui, si elle nous retrouvait, ne donnerait pas cher de
notre peau. Ma compagne savait le risque encouru, si nous tombions entre les
mains de nos ennemis, mais ayant lié son sort au mien, elle me suivit jusqu’au
bout, sans se plaindre.
Je ne puis dire que nous n’avons pas souffert, au cours de cette errance, mais le
bonheur d’être ensemble suppléa aux épreuves subies.
Nous traversâmes la forêt mais, n’ayant pas le temps de fabriquer une pirogue,
je mis un arbre dans la rivière, un robuste épicéa, pour nous éloigner le plus
possible de nos ennemis.
La dense forêt dans laquelle nous vivons est un havre de paix, c’est ainsi que je
me représente l’Éden depuis que mon excellent maître m’a décrit ce que les
religions, et parmi elles celle qui fut longtemps la sienne, tiennent pour le
séjour des bienheureux.
Moi qui n’ai jamais cru en aucun Dieu, voilà que je cheminais en direction de
la foi. Je ne demandais plus qu’à croire pour donner un visage, ou une forme, à
celui qui avait rendu possible le bonheur dans lequel nous nagions, sans nous
préoccuper d’atteindre aucune rive, et le remercier.
Cette femme est mon ciel et mon soleil. Mon désir impétueux. Mes rêves
d’une autre vie. Elle est mon horizon où j’attends, chaque matin, le lever du
jour. Elle est la rive, éloignée de ma rive natale, que j’appelais de mes vœux
sans la connaître et pour laquelle j’ai franchi l’Océan et bravé ses épreuves.
J’avais cru, en mon innocence, que c’était une nouvelle terre que je voulais
conquérir, où il me serait loisible de me défaire de l’homme que j’avais été pour
faire peau neuve. Mais c’est cette femme, à mon insu, que je voulais rejoindre,
en faisant de son rivage et du mien, par-dessus l’Océan, une même terre.
L’éclosion de chaque nouveau jour est un don que des Dieux inconnus,
déjouant les pièges de nos ennemis nombreux, me font.
Si le bonheur avait un visage il aurait, avec l’obstination de la jeunesse, le visage
de cette femme qui embrasa mon cœur et illumina mon âme.
Je compose pour elle, chaque matin, avec des mains qui tremblent sans raison,
des sonnets qu’elle ne peut comprendre.
Car une crainte m’occupe sans me livrer son nom.
Pouvais-je me douter que ce bonheur était fragile ? Peut-être le savais-je et
m’efforçais-je de l’ignorer. Sûrement.
La femme aimée ne songe qu’à me combler et je veille à mon tour à ce qu’elle
ne manque de rien.
Je suis devenu un homme bon en cette période. Je fais du bien, sans y penser. Il
n’est pas rare que je m’emploie à redonner la vie à une bête que la mort a
décidé de faucher, sous l’œil de celle qui, face à la lumière de l’aube, a juré de
m’entourer d’amour.
J’appris sa langue, celle des Iroquois, un peuple fier, et ses mœurs n’eurent plus
de secret pour moi. Sa culture devint la mienne. Nous vécûmes dans la forêt
quelque trois ans.
— Je suis heureuse, me dit-elle un jour, de porter notre enfant.
Je pleurai de bonheur à la vue de mon fils qui voyait le jour si loin de la patrie
des miens, je songeai à ma pauvre mère.
Les Dieux, pour se racheter à mes yeux, avaient résolu, après m’avoir éprouvé,
de m’inonder de bonheur.
Mais si, de la nature humaine, je croyais tout connaître, elle était loin de
m’avoir livré son plus funeste visage, ce qu’elle ne tarda pas à faire pour me
mettre à l’épreuve, comme si ce que j’avais enduré jusqu’alors ne suffisait pas
pour mériter un répit.
— Te voilà, me jetèrent des brutes qui s’invitèrent un jour sous notre toit.
— Qui êtes-vous ?
— Tu vas le savoir bientôt, me dit l’un d’entre eux, si tu ne nous as pas encore
reconnus, car nous signons habituellement nos œuvres !
— Je ne vois pas, messieurs, qui vous pouvez bien être !
— La forêt, vois-tu, n’est pas si grande ! On y a mis le temps, mais on a fini par
te retrouver !
— Vous faites erreur ! Je ne suis sûrement pas celui que vous croyez !
— Je parie que tu ne vis pas seul et que tu entretiens une jolie dame sous ton
toit !
— C’est exact, monsieur, je ne vis pas seul !
— Eh bien, voyons voir à quoi ressemble l’élue de ton cœur ! J’ai hâte de voir
sa frimousse ! Car je me suis laissé dire qu’elle était belle, mais il n’est pas
impossible que les années aient œuvré à la flétrir ! Cela se produit souvent.
Je le suppliai d’épargner ma bien-aimée et mon fils. Il hocha la tête en
direction de ses hommes.
— De grâce, messieurs, leur dis-je, les implorant comme s’ils étaient des saints,
épargnez des âmes innocentes qui n’ont commis aucun crime !
— J’aimerais bien, l’ami, si cela était possible, me rendre coupable d’une bonne
action, je ne demanderais pas mieux que d’épargner des âmes innocentes qui
n’ont jamais commis aucun crime, me répondit avec cynisme un autre qui était
resté jusque-là en retrait et qui passait pour être le chef de cette escouade de
sanguinaires. Mais cela ne plairait pas forcément à celui qui attend depuis des
lustres cet instant !
Je me mis à genoux.
— Prenez-moi la vie ! Faites-moi rendre gorge ! Ou suppliciez-moi, si vous
préférez. Mais épargnez la vie de ces innocents ! Ils n’ont rien fait pour mériter
aucune colère !
— Il se peut que ces âmes n’aient rien fait, comme tu dis, mais leur supplice est
utile, puisqu’il te fait souffrir, selon toute vraisemblance, davantage que si l’on
te suppliciait toi-même !
Je les implorai encore. Mais aucune parole ne parvint à les attendrir. Ils
réduisirent, en un rien de temps, mon bonheur en miettes. Le ciel s’écroula sur
moi et, si je restai en vie, c’est simplement parce qu’ils étaient persuadés qu’ils
avaient accompli leur travail comme ils entendaient l’accomplir.
Je m’acharnai contre le sort, pour redonner vie à ma bien-aimée et à mon fils.
Je devins comme fou : je prélevai des organes sur diverses espèces d’animaux et
abattis des dizaines de bêtes, avec l’espoir que l’une d’elles posséderait l’organe
susceptible de redonner la vie aux deux êtres dont les corps reposaient à mes
côtés et que je ne pouvais me résoudre à inhumer.
Les semaines passèrent, et les corps, se décomposant, produisirent des odeurs
insoutenables. Je les quittai, ensuite, errant durant des semaines dans la forêt,
avec le seul désir de retrouver les auteurs du plus grand drame de ma vie. Rien
d’autre ne m’occupait que le désir de leur faire rendre gorge à ces bourreaux
après les avoir torturés de la plus cruelle façon. Puis je retrouvai, au bout de
plusieurs jours, leur campement et entrepris de m’approcher de celui qui leur
avait ordonné de commettre leur forfait.
Je reconnus sans peine Van Kirsten, le Hollandais, sous le costume fantasque et
ridicule qu’un habile artisan, un flagorneur qui se piquait de savoir habiller les
princes, lui avait taillé dans une peau d’ours. Il me salua bruyamment, avec une
grande accolade, et m’offrit l’hospitalité, sous les yeux de ceux qui avaient mis
tant de soins à détruire mon bonheur.
— C’est un grand jour, me dit-il, je me réjouis de te revoir, frère ! Tu es ici
chez toi ! Et tu le seras tant que tu le voudras ! J’ai cru comprendre que des
brutes, qui servent sous mes ordres, se sont rendues coupables d’une abjecte
ignominie. Mais ceux-là ne perdent rien pour attendre ! Car ils paieront le prix
fort pour avoir osé porter atteinte aux êtres qu’un ami comme toi chérissait le
plus ! J’ai donné ordre pour qu’ils soient écartelés comme ils le méritent, sous
tes yeux ! Mais tu peux les supplicier toi-même, avec tes propres mains ! Si bien
sûr, tu le désires ! Car rien ne nous venge mieux que ce que nous entreprenons
avec nos propres mains. Sois donc libre de disposer de la vie de ces brutes,
comme tu l’entends !
Je tordis le cou à la douleur et me répandis en remerciements, comme rarement
je le fis, pour assurer Van Kirsten, à mon tour, de mes meilleurs sentiments.
— Je me réjouis d’entendre ce que tu viens de dire. Et je me félicite, par
avance, à l’idée d’exécuter moi-même, puisque tu m’en accordes le droit, ceux à
qui je dois le plus grand drame de ma vie.
Je me fis vengeance sur-le-champ et cela réjouit Van Kirsten qui se persuada,
par l’extrême violence de la torture que j’infligeai à ces hommes, que nous
étions quittes.
L’homme n’avait pas changé, même si les années, hargneuses comme elles
savent l’être, avaient creusé ses joues et que l’âge, refusant de se laisser
détourner de son œuvre, ne s’était pas privé de blanchir ses tempes.
Il me traita avec amitié, comme si de rien n’était, n’évoquant jamais le souvenir
de la femme aimée. J’avais des envies de meurtre, mais je différai ce violent
désir.
— J’aimerais, me dit-il, un jour, que tu te joignes à nous ! Et que tu serves dans
notre armée !
Je m’empressai de répondre par l’affirmative.
— Cette offre me va droit au cœur, frère, et me comble de joie !
Il me félicita et je compris très vite la ruse qu’il me fallait déployer pour arriver
là où j’entendais parvenir. Durant les longs mois au cours desquels je ne fus
qu’un simple soldat de son armée, rien d’autre ne m’importait que de gagner
plus encore sa confiance.
Il boit comme un trou et fume des herbes extravagantes qui le rendent plus fou
encore et lui font tenir des propos à l’instar de ceux que j’ai déjà rapportés plus
haut.
Mais nul ne se doute que ce sont les élixirs que je prépare pour lui qui le
mettent dans des états seconds et les herbes que je lui fais fumer qui lui valent
de n’être plus comme il était avant.
S’ils ne hâtent pas le dérèglement de sa raison comme je l’avais espéré, ils me
font obtenir de lui qu’il commette des actions qui le rendent plus impopulaire
encore.
Il répugne à faire confiance à son ombre, mais il n’entreprend rien, par
extraordinaire, qu’il ne soumet d’abord à mon approbation. Même le bourreau,
qui jouit d’un statut de faveur, a un rang inférieur au mien. Celui-là, dévoué
corps et âme à son maître, n’en conçoit aucune aigreur. Au contraire. Il se
montre bien disposé à mon égard et se félicite de mon ascension. Ce qui plaît
au tyran dont je suis, outre le principal conseiller, le guérisseur et le secrétaire
particulier. Toutes choses qui me seront utiles pour précipiter la chute de cet
homme qui a certes gagné la confiance des Indiens, mais qui n’en parle pas la
langue et en connaît moins les mœurs.
Peu d’hommes maîtrisent la langue des Indiens comme je la maîtrise. Et cela
me sert. Je suis, de leur propre aveu, un traducteur émérite et leurs chefs me
considèrent comme un savant, puisque j’ai composé un ouvrage
encyclopédique, le premier du genre, de cinquante pages, au moins, que j’ai
offert à celui que ses pairs tiennent en haute estime en raison de son âge. J’y ai
consigné quelques commentaires à l’usage du lecteur que ne rebute pas le
voisinage de la médecine, de la poésie, des langues et des conseils sur l’art de
gouverner.
Ému, le patriarche, lié à moi par une dette que j’évoquerai plus loin, a vu dans
mon geste le signe d’une marque supplémentaire d’amitié et m’a remercié,
audelà de toute expression, pour cette initiative.
J’ai pareillement rédigé un traité à l’usage de ceux qui veulent connaître la
nation indienne. Les mœurs de ses gens y sont répertoriés et soigneusement
commentés.
— Tu es un homme épris de paix, ne tardent pas à clamer les Indiens.
Les chefs indiens aiment à compter au nombre de mes amis. Je leur parle des
religions du Livre et cela, loin de les effrayer, retient leur attention.
Ils me supplient souvent d’évoquer pour eux Médine et le Prophète qui se
battit seul contre tous, fort du seul message divin qu’il tenait dans sa main
comme une promesse ouverte à ceux qui accepteraient de le suivre. Je
p q p J
choisissais les termes à même, sinon de les gagner à la religion des miens, de
semer durablement le trouble en eux.
Ils ne m’appellent que le Grand Sorcier.
— Grand Sorcier, disent-ils, éclaire-nous !
Mais je ne tire de cette position aucune gloire.
— Accorde-nous l’avantage de tes lumières ! Tes connaissances sont grandes et
ton savoir étendu ! Continue de répandre sur nous leurs bienfaits !
L’un d’entre eux se risque même un jour à me dire :
— Puisse le ciel nous donner un jour un chef à ton image !
Je continue, humblement, à m’initier auprès de nos amis qui me vénèrent
depuis que j’ai sauvé l’héritier mâle, et fils unique, du patriarche d’une mort
certaine.
— Tu tiens, croient certains, ton pouvoir du ciel et tes mains sont dotées de
dons que les humains ne possèdent pas !
Je ne fais bien évidemment rien pour les dissuader de croire cela et œuvre avec
on ne peut plus de prudence pour que cela fasse son chemin dans les esprits et
me rapporte, à terme, ce que je suis en droit d’espérer.
Les jours passent.
— Il me plairait, me dit Van Kirsten, que tu m’assistes !
J’accepte et montre tant d’empressement à être son second que le doute, ce
poison mortel, ne peut germer dans son esprit quant à mon dévouement. Le
tyran jubile, convaincu qu’à nous deux, nous ferons un travail considérable.
— Nous marcherons sur l’Amérique, frère !
— Nous terrasserons, sans pitié, ceux qui choisiront d’être nos ennemis !
— Aucun obstacle ne me barrera la route pour me rendre maître de la forêt et,
partant, maître de ce continent tout entier !
Il ne sera pas loin, certains soirs, ivre mort, d’évoquer les conquêtes de César
pour établir un parallèle entre les œuvres de l’empereur romain et les siennes.
Je profiterai de ces bacchanales pour lui prescrire des herbes toujours de plus en
plus fortes qui, si elles provoquent l’euphorie et font croire que tout est
possible, n’en causent pas moins la dégénérescence de la raison.
Je me suis interrompu d’écrire, car je viens d’échapper à un attentat. Mais cela
ne portera pas préjudice à ce récit ni ne gênera le lecteur. Les examens auxquels
je me suis soumis n’ont laissé voir aucune lésion. Un homme a été arrêté, mais,
à la grande surprise de ceux qui ont pour charge de faire la lumière sur cette
affaire, j’ai considéré tout cela sans intérêt, peu désireux de poursuivre des
investigations et guère enclin à savoir à qui ce crime peut bien profiter.
Il ne m’importe que d’être en vie et de reprendre mon récit là où je l’ai
interrompu. L’affaire a fait grand bruit et bien des hommes, fort respectables,
sont venus s’enquérir de mon état. Je leur sais gré de se soucier de ma santé, je
le dis ici, même s’ils n’ont aucune chance de le lire puisque ce livre ne s’adresse
pas à leur époque. Le lecteur peut savoir, ainsi, qu’il est des gens de notre temps
qui, bien que peu nombreux, valent le détour de l’amitié. Ils craignent pour
moi, et je crois qu’ils disent vrai, mais je n’attendais que l’instant où ils allaient
prendre congé pour me laisser vaquer à mes affaires.
Il n’est même pas sûr que l’homme arrêté soit l’auteur de l’attentat. Les choses
étant ce qu’elles sont, il n’est pas impossible qu’on ait arrêté un pauvre bougre
pour lui faire endosser le crime et, ce faisant, me complaire.
J’irai, dans les jours qui viennent, sinon dans les prochaines heures, prendre des
nouvelles de celui qu’on tient pour le criminel et qui, si sa responsabilité est
établie, ce vers quoi on semble s’acheminer, sera exécuté sans délai.
J’étais tellement absorbé par l’histoire que je raconte que j’avais fini par oublier
que le présent existe et que le monde extérieur existe tout autant. J’ai négligé
de ce fait de me protéger, comme on m’enjoint de le faire. Mais tant pis,
advienne que pourra, je ne veux pas perdre mon temps, ni l’énergie qui me
reste, à déjouer les pièges ou à me protéger. Je m’apprêtais à parler de Nacho
Gilanell. Et c’est de cela que je vais parler aussitôt que j’aurai achevé de
raconter comment j’ai renversé Van Kirsten, le Hollandais.
J’ai, soigneusement, et longtemps, fait courir une rumeur, puis un bruit.
— L’homme, y disais-je, n’est plus en possession de ses moyens et il n’est plus
exclu que, dans un avenir plus ou moins proche, il conduise les siens à
l’irréversible que nul ne souhaite voir advenir.
J’invoquais comme preuves de cette dangereuse inconduite, pour me faire
entendre de ses alliés, la brutalité croissante qu’il mettait dans sa façon de
traiter ses hommes.
— Et de gérer leurs affaires, ajoutai-je.
Cela donna des fruits inespérés. Les Indiens me congratulent sans retenue,
convaincus que c’est une nouvelle ère pour eux, comme pour moi, qui
commence.
— C’est Dieu, pour épargner des souffrances aux hommes, qui a guidé ton
action, soutiennent la plupart d’entre eux.
Des poètes me tresseront des lauriers tandis que le bourreau, originaire de
Hollande, lui aussi, me fera allégeance.
— Van Kirsten n’a plus sa tête à lui et il convient d’interrompre sa folle
trajectoire, soutiendra publiquement cet homme d’influence.
Février 1536
Je prends les rênes de cette assemblée d’hommes et les gouverne comme ils ne
le furent jamais. Je n’ai pas de mal à établir mon pouvoir, puisque ces gens
avaient hâte d’être gouvernés comme je les gouverne. Ils attendent depuis
longtemps qu’un homme de ma trempe renverse le Hollandais, soit à leur tête
et les dirige.
Avril
Le Hollandais a pu s’enfuir, ayant cru que je nourrissais le projet de l’abattre.
Ses héritiers en revanche furent sacrifiés. Mais ils ne furent pas inhumés. Car
leurs organes, prélevés soigneusement, me servirent à poursuivre mes
recherches. Quant à son épouse, qui faillit mourir en couches et que je sauvai,
elle devint pour un temps ma concubine, puis je choisis de la mettre à mort,
ayant été alerté par le bourreau, qui la connaissait fort bien, que cette femme
était rusée et qu’elle s’apprêtait à fomenter des troubles contre moi.
Juillet
Je me débarrasse des Blancs, à l’exception du bourreau qui reste un homme sûr
puisqu’il a vu que prendre mon parti pouvait le servir. C’est lui, l’artisan de
cette nouvelle donne, qui élimine un à un les Hollandais, sans remords
excessifs. Les Indiens me désignent comme l’un des leurs, puisque je parle leur
langue et que je les ai libérés des hommes venus d’au-delà des mers.
Août
Je décide d’apprendre à mes nouveaux amis la langue, celle du Coran, que mon
excellent maître m’a patiemment enseignée. Elle deviendra notre langue et les
Indiens ne laisseront pas d’être subjugués par elle.
En ce même mois d’août
Je gravai, un soir, le nom de mon excellent maître sur un arbre, puisque c’est à
lui que je devais de connaître, comme je connaissais, ma propre langue. Sans
lui, une part de moi-même serait restée dans les ténèbres. J’ignorais que cet
arbre deviendrait, sans que je ne le décide jamais, un objet sacré que les
hommes visiteraient pour lui faire des offrandes et lui demander des faveurs.
Août-novembre
Je vois s’accroître ma force; les Indiens me vénèrent et ont pour moi toutes les
attentions qu’un maître est en droit d’attendre de ses sujets. Lorsque je fais
mine d’annoncer, pour éprouver leur allégeance, que je dois partir, ils
protestent et me retiennent, les uns ne cachant pas leur peine pendant que
d’autres m’implorent de rester.
Décembre
Les Indiens qui vivent dans notre voisinage immédiat jouissent encore de leurs
prérogatives, mais ils ne règnent plus sans partage. Ils dressent régulièrement à
mon attention un état des lieux de leurs tribus pour m’informer de ce qui va et
de ce que nous pouvons améliorer. Vêtu d’une tunique chatoyante, le bourreau
fait mine de prendre note, puisque je lui ai enjoint de le faire; cela donne de
l’allure, même s’il ne sait pas écrire.
Janvier 1537
Je décide que l’art de soigner les hommes soit rigoureusement étudié, car cet
art, fort utile, sauvera de nombreuses vies et donnera, par ricochet, de la force
aux tribus. C’est ainsi que la première école où j’enseigne les rudiments de l’art
de sauver les hommes de la mort voit le jour. Elle portera, je le décide en
grande pompe, le nom de Juan Carlos Garcia Valenciano ; je rends ainsi
hommage au grand homme qu’il fut et me libère en même temps d’une dette.
Car cet homme, Juan Carlos Garcia Valenciano, n’est pas mort, en vérité, de sa
belle mort. Il fut expédié par moi dans l’autre monde.
Je ne pus éviter cette mort pour recouvrer ma liberté, condition nécessaire à
qui entend voler de ses propres ailes. Je m’étais employé à trouver un moyen de
m’affranchir de sa tutelle sans nuire à l’homme qui m’avait valu d’être où
j’étais, mais je n’en trouvai aucun. Voilà pourquoi, un jour, Nacho Gilanell et
Amparo Carbo Ferrer, ayant décidé de s’absenter une semaine au moins dans la
forêt, je me hâtai de tirer profit de cette aubaine.
Je m’approchai de mon maître aussitôt les deux hommes partis.
— Que fais-tu, petit ?
Je ne répondis pas.
— Qu’entends-tu faire avec cette hache ? Car tu m’inquiètes, ne t’ayant jamais
vu la tenir comme tu la tiens.
J’attendis de l’avoir fendu pour lui répondre.
— Tu fus le meilleur des hommes, lui dis-je. Tu m’as permis de faire ce
qu’aucun homme ne m’a permis de faire et d’être là où je suis aujourd’hui et où
j’ai toujours voulu être. Mais je n’avais pas d’autre choix pour me rendre libre.
Je pourfendis la tête de Juan Carlos Garcia Valenciano et songeai à l’inhumer le
plus honorablement du monde. Mais je me ravisai, l’homme pouvant me servir
dans l’étude de la complexe machine humaine. Et de fait, cet homme que je
disséquai dans tous les sens s’avéra une source d’une richesse considérable qui
m’instruisit, plus encore que je ne pouvais l’espérer, sur la nature de mes
semblables.
Lorsqu’il fut l’heure de partir, il n’était plus besoin de lui donner une sépulture,
je laissai ce qu’il restait de ce brave homme entre les mains, si je puis dire, de
trois infâmes charognards qui ne cessaient, alertés par l’odeur, de rôder autour
de nous.
J’ignorais que Nacho Gilanell ferait irruption un jour au cœur de la forêt. Je
suis surpris, mais on le serait à moins. Car il est vêtu comme un misérable.
— Toi, Nacho ?
— Oui, moi, petit !
— Que fais-tu là ?
— Mon commerce a périclité !
— Cela est fréquent dans ces terres !
— On peut être riche comme Crésus un jour et se retrouver sur la paille le
lendemain sans guère savoir comment cela a pu se produire !
J’agis à mon tour dans le sens de ses intérêts, l’homme m’ayant déjà tiré
d’affaire. Je l’adoube et accepte qu’il soit mon second, en lieu et place du
bourreau, qui en conçoit de l’amertume, pour participer à la conquête des
tribus voisines que je n’ai pas encore réussi à pacifier. Ce qu’il fait avec un
talent immense et me sert comme nul n’aurait pu me servir.
Il répétait à l’envi aux chefs indiens :
— Cet homme est un dieu vivant, messieurs ! Il m’a sauvé, en m’arrachant des
mains de cette ennemie des vivants, lorsque la gangrène, gagnant du terrain,
menaçait de se répandre partout dans mon corps !
Nacho Gilanell est un vaillant guerrier. Il établit des plans d’une grande
pertinence et mène de féroces batailles qui terrassent nos ennemis. J’étends,
grâce à lui, et à sa connaissance du terrain et des hommes, mon pouvoir bien
loin dans ce pays. Il bondit comme un cabri, mais sa jambe en moins ne
diminue en rien sa capacité à échafauder des stratégies d’une rare complexité.
Mars 1537
Il ne s’offusque pas de me voir recourir aux préceptes du Christ. Il me félicite,
au contraire, et m’encourage, puisque les religions lui semblent requérir un
dépoussiérage qui leur permettrait de prendre racine dans ce pays. Je suis
étonné d’entendre ce chrétien s’exprimer de la sorte, mais je n’en laisse rien
deviner, bien sûr, à celui qui se voit comme un apôtre désigné pour apporter la
bonne parole, la mienne, aux quatre coins de cet immense territoire. Je crois
d’abord qu’il plaisante, car il ne manque pas d’humour et d’ironie, son austère
apparence n’exclut pas un goût pour la facétie. Mais il ne plaisante pas. De
longues discussions m’ont permis de juger, à leurs mesures, les propos aussi
bien que les pensées de cet homme.
Juillet
Un homme nous observe pendant ce temps à qui, depuis peu, j’ai négligé de
prêter une attention excessive. J’avais oublié, aveuglé par mon triomphe, que
l’homme rongé par l’acrimonie et l’aigreur avait toute raison d’œuvrer pour ma
chute et qu’il suivait tout cela, mes faits et gestes, de loin, ne laissant rien lui
échapper et tirant profit de ce qui pouvait lui en apporter. Si je me doutais que
sa disgrâce lui pesait, il faisait mine, et le plus habilement, de s’accommoder de
son infortune, pour ne pas provoquer ma méfiance. Rusé, il apparaissait, au
grand jour, comme le plus fidèle des vassaux, un thuriféraire qui ne se lassait
pas de multiplier les éloges à mon endroit. L’homme, malin et fourbe, ne cessa
de m’assurer de son soutien et de me renouveler les marques de son amitié.
Mais il devint, dans l’ombre, le principal fossoyeur de ce que j’avais résolu
d’entreprendre, ne répugnant pas à répandre que j’étais un imposteur puisque
je voulais rien de moins qu’égaler les dieux.
La religion du Hollandais que je m’employai à éviter me servit, sur conseil de
Nacho Gilanell, de base pour asseoir la nouvelle croyance à laquelle le
bourreau, ce renégat, semblait souscrire puisque c’est lui qui, le premier, en
avait eu l’idée.
Mais j’eus recours principalement aux croyances de mes amis indiens qui
placèrent, aussitôt, à ma disposition tout ce qu’ils comptaient d’hommes, de
matériels et de fortune pour que je puisse mener à bien la haute tâche que je
m’étais assignée.
— Tu nous as été envoyé pour pourvoir à notre bonheur, se mirent à soutenir
ceux qui avaient été témoins des miracles auxquels je me livrais et des guérisons
quotidiennes que je rendais possibles.
Décembre 1537
De joyeuses bacchanales marquèrent notre entrée dans une nouvelle ère. Et si
d’aucuns jugèrent bon de se livrer à des libations, je les laissai faire, comme je
laissai faire celles qui, dans l’enthousiasme général, crurent qu’elles pouvaient
prêter leur concours et servir comme des bacchantes pour procurer du bonheur
terrestre aux hommes. Je ne laissai pas soupçonner que je ferais interdire plus
tard ces mœurs, comme bien d’autres, que la nouvelle morale réprouve.
L’euphorie fut de courte durée mais intense. Nous crûmes possible de répandre
notre ferveur et de nous rendre maîtres de plus larges portions du territoire.
Février 1538
Sur instance de Nacho Gilanell, je mis en sourdine mes derniers scrupules et
franchis le pas pour décrire, comme certain Prophète, dans une Arabie rendue
exsangue par des brigands de toutes sortes, comment l’archange m’apparut,
tout de blanc vêtu, dans le seul but de me transmettre les commandements de
Dieu.
Avril
D’aucuns ne purent s’empêcher d’exprimer l’orgueil que cela leur procurait de
compter au nombre des premiers compagnons. Je chargeai Nacho Gilanell de
leur donner l’absolution et d’en faire des fidèles, conformément aux lois que
nous avions établies. Et mon lieutenant se tira, il convient de le dire, avec les
honneurs de cette charge, désignant la grotte, non loin du fleuve où le
Hollandais s’était prétendument jeté, comme un lieu de pèlerinage.
Juin-septembre
Des hommes s’employèrent à répandre, sur instigation du bourreau qui
œuvrait dans l’ombre, que j’étais un imposteur et que la nation indienne se
devait à tout prix de se débarrasser de moi. Je livrai à ceux-là une guerre féroce
et si j’en fis disparaître quelques-uns je ne pus les faire disparaître tous. Ils
écumèrent la forêt pour informer les tribus qu’ils trouvaient sur leur chemin
qu’un imposteur, venu d’au-delà des mers, entendait les déposséder de leurs
biens et se rendre maître de l’Amérique.
Décembre 1538-mars 1539
Je me fondai sur les religions du Livre pour lier ceux qui voulaient me suivre et
la modération fut d’abord notre maître mot.
Avril-juin
Les veillées des fidèles, subjugués par le triomphe de leur foi, étaient suivies de
bruyantes orgies par ceux qui n’avaient plus aucun doute, si j’en avais encore,
que j’étais un Dieu vivant.
Juillet
J’entrepris d’écrire le Livre, qu’on prétendait tombé du Ciel, pour lui
permettre, selon le vœu de Nacho Gilanell, d’être sacralisé et jamais remis en
cause.
En ce même juillet
L’école des sciences religieuses avait autorité à établir ce qui était légal et ce qui
ne l’était pas, pour éviter d’inutiles polémiques et de stériles débats. Elle fut
inaugurée en plein cœur de la forêt et ses disputes, d’une haute tenue,
attirèrent sur nous le regard de bien des gens qui n’avaient jamais songé à se
convertir à aucune religion.
Août
Quelle ne fut ma surprise de voir le Macédonien réapparaître devant nous. Ce
fut comme un songe. Je refusai d’abord de croire ce que je voyais. Était-ce la
femme que j’avais connue sur le pont du navire et qui, déguisée en homme,
pour n’être pas reconnue, avait fait le voyage que les gens de son sexe ne
s’empressaient jamais d’entreprendre ? Elle traversa de longs territoires quand
elle eut entendu parler de nous, car elle voulait voir avec ses yeux si ce qu’on
racontait était vrai. Elle avait eu une vie des plus chaotiques depuis que nous
nous étions séparés. Le lecteur se souvient que nous étions avec Juan Carlos
Garcia Valenciano encore et qu’elle s’était enfoncée dans la forêt où des bêtes
rugissant nous laissèrent croire qu’elle avait été dévorée. Je me réjouissais de ce
qu’elle était encore en vie, mais ce bonheur fut de courte durée, puisqu’elle
avait choisi de n’être pas de mon bord et de combattre mes ambitions. Son
discours me désarçonna. Je fis bonne figure, toutefois, et l’informai encore
qu’elle était la bienvenue parmi nous, mais elle refusa mon offre et entreprit de
contester le sort que notre religion faisait aux femmes. Elle œuvra ensuite pour
les inciter à la révolte. Mais je la fis arrêter, puisque je n’avais pas d’autre choix
pour prévenir la sédition qu’elle était sur le point de provoquer. Le tribunal
statua sur son sort et sa tête roula dans la poussière d’un soir avant d’être
donnée, ainsi que son corps, aux charognards pour qu’ils s’en repaissent
comme l’exigeait notre loi. Celle-là établissait ce que nous pouvions
entreprendre dans le commerce, la guerre, nos relations avec nos voisins, le
mariage, l’éducation des enfants...
Septembre
J’émis le vœu qu’un autre nom que charia fut donné à notre loi. Mais une
opposition très forte, quoique des plus amicales, accueillit mon souhait.
Octobre
Les écoles furent des balises essentielles. Elles enseignaient la juste parole, à
l’exclusion de toute autre. Elles furent, de surcroît, un vivier pour recruter les
hommes, plus tard pour défendre notre nation.
Novembre
Nacho Gilanell fit construire, au cœur de la forêt, une bâtisse aux allures de
mosquée qui devint très vite le centre névralgique de notre campement. Les
ulémas s’y retrouvaient pour débattre de la place de la religion dans la cité,
comme auraient dit en leur temps les Grecs, ou pour régir la vie économique.
Décembre
Nos ennemis se multipliaient. Voilà pourquoi, acculés comme nous le fûmes,
j’ai consenti à tout mettre en œuvre pour parvenir à des fins méprisables. C’est
la part de ma vie que j’exècre, puisque aucune religion n’exhorte, en principe,
les siens à se donner la mort.
Janvier
Je produis une poudre qui ne laisse aucune chance à celui qui en fait usage de
rester indemne. Il s’éparpille et il ne reste de lui que le souvenir d’un homme
qui fut et qui n’est plus. Pourquoi avais-je exhorté les miens à se faire exploser ?
Nous voulions qu’ils terrorisent les gens de la forêt, ceux qui n’avaient pas
encore fait allégeance et qui continuaient de vouloir se battre, croyant qu’ils
triompheraient ainsi.
Février 1540
Un homme traverse de larges territoires, un jour, et fait irruption chez nous
pour voir si ce que l’on rapportait sur mon compte est vrai. Le ciel me tomba
sur la tête lorsque je reconnus Lazhar. Je le congédiai, espérant qu’il saisît cette
chance pour s’enfuir et se perdre dans la forêt. Car les sages qui m’entouraient
ne voulaient rien de moins que se débarrasser au plus vite de ce trublion. Et
que pouvais-je faire ? Comment intercéder en sa faveur sans que cela n’ait des
allures douteuses puisque, dans le même temps, je ne pouvais accepter qu’un
homme mette en péril ce que mes hommes avaient bâti.
Mars
Je fis éliminer le bourreau sans jugement, puisque c’est lui qui l’avait alerté,
pour donner à voir à Lazhar les risques qu’il encourait. Attaché à une croix,
comme le Christ le fut en son temps, le bourreau fut disséqué en public, et
vivant. Je lui ouvris le ventre d’abord. Et rapidement, pour qu’il voie, avant de
perdre connaissance, ce qu’il avait dans le torse, je lui arrachai le cœur d’un
coup. Cela me permettait, en punissant un renégat, de mener mes recherches
plus avant et de voir combien de temps un homme restait en vie lorsqu’on lui
ôtait le cœur. Il mit du temps à expirer. Car même lorsque je lui fendis le crâne
pour en extraire le cerveau, il gigotait encore. Lazhar assista à ce spectacle,
enchaîné et entouré par des gardes. J’espérais que le supplice dont il venait
d’être le témoin l’amènerait à de meilleures dispositions.
Fin mars
Je lui propose un marché, convaincu que la mort du bourreau, brutale aussi
bien que nécessaire, l’a impressionné et qu’il a renoncé à son désir de guerroyer
contre nous. Mais les espoirs nourris dans ce sens se révélant sans suite, je le
fais mettre dans un trou, à quinze pieds sous terre, pour lui laisser le temps de
méditer sur ce que peut être son sort si d’aventure il s’entête à ignorer où se
trouve son intérêt.
Début avril
Je me réjouis de ce que ses geôliers lui ont fait subir. L’homme planté en face de
moi, las de déguster ce qu’il a subi, va sûrement se jeter à mes pieds pour
m’implorer de lui rendre sa liberté. Mais Lazhar m’annonce froidement qu’il est
plus déterminé que jamais à nous livrer une guerre sans merci, si par
extraordinaire je le laisse libre de ses mouvements. En suite de quoi, je le fais
enfermer de nouveau et lui propose un autre sauf-conduit. Mais l’homme
refuse, persuadé que, s’il coopère avec moi, ce n’est rien de moins que lui qui se
trahit.
Avril
Je le convoque et le somme de se mettre à l’abri sans délai. Car des hommes
sont sur le point de faire irruption sous mon toit, au mépris de toutes les lois
qui interdisent à qui que ce soit de franchir mon seuil sans autorisation
préalable. Ils veulent que Lazhar leur soit remis instamment.
24 avril
Je suis las de protéger Lazhar. Je décide de l’arrêter et m’emploie,
conformément au vœu de Nacho Gilanell, à rendre publique l’annonce de
cette arrestation, laquelle est accueillie avec des congratulations qui dépassent
les limites de notre communauté.
25 avril
Je ne peux me résoudre à l’idée que Lazhar puisse être mis à mort, quand bien
même son existence menace notre œuvre.
26 avril
J’obtiens par miracle qu’il soit torturé et non pas exécuté.
28 avril
Cela me coûta fort de torturer ce frère. Mais je n’avais pas le choix, puisque tel
était le prix à payer pour lui éviter le châtiment suprême. Si des hommes me
renouvelèrent leur confiance, d’autres, en plus grand nombre, n’avaient plus
aucune estime pour moi. J’exigeai, pour sauver ce qui pouvait l’être encore, que
la torture à laquelle j’entendais soumettre Lazhar se déroulât en public. En me
voyant agir de la sorte, me dis-je, nul ne nourrira plus aucun doute sur mes
véritables intentions. Je fis subir une effroyable torture à celui à qui je dois ma
disgrâce et livrai, de surcroît, deux ou trois discours dans lesquels je
m’employai à donner les preuves de mon attachement à ce que nous avions
bâti. Mais l’Histoire était en marche, écrasant sans souci la volonté des
hommes et la mienne en tout premier lieu, ma chute était inéluctable. Ma
main ne trembla pas lorsque je torturai ce frère pour convaincre mes
détracteurs que je ne le faisais bénéficier d’aucun traitement de faveur. Je crus
même laisser Lazhar pour mort. Mais il finit par échapper à la vigilance de ses
geôliers et des voix soutinrent que Lazhar, ne pouvant aller bien loin, à cause
de ses blessures, s’était réfugié dans la mosquée.
29 avril
Je refusai de donner l’ordre de prendre d’assaut la mosquée. Mais une jeune
femme accepta, pour la bonne cause, de se faire exploser. Nacho Gilanell la
ceignit d’explosifs, cette poudre redoutable que j’ai inventée, et la remercia de
son dévouement.
L’assaut donné à la mosquée fut un fiasco. Ceux qui la veille encore vénéraient
en moi un Dieu vivant firent allégeance à d’autres dieux et se mirent à hurler :
— Cet homme doit être jeté dans un trou !
— Et sans délai ni jugement !
— Qu’il y finisse et qu’on oublie qu’il a jamais existé !
Je ne les rappelai pas à l’ordre, cela n’avait pas de sens, ils étaient convenus
d’entrer dans une ère nouvelle.
Je ne dirai pas que ce cachot était inhumain, car il était plus que cela, on n’y
entrait que pour n’en sortir jamais. Le détenu y mourait de faim et de soif.
Ni Nacho Gilanell ni aucun autre n’eurent plus le souci de plaider ma cause ou
d’intercéder en ma faveur pour m’éviter les rigueurs du traitement auquel
j’étais soumis. Ils avaient d’autres urgences, je le comprenais fort bien.
La roue de la fortune tourne. J’étais un grain de sable sur la grande route de la
vie. Je tombai de mon piédestal sur lequel, me croyant intouchable, j’avais
échafaudé tant de chimères. Je résolus d’attendre la mort, puisque rien ne me
laissait espérer que les choses pussent tourner de nouveau à mon avantage.
De longs jours et autant de nuits s’écoulèrent, j’eus le loisir de passer en revue
de larges portions de ma vie. Je songeai à ceux qui avaient croisé ma route et
aux événements qui avaient construit l’homme que j’étais et sur lequel le destin
semblait vouloir refermer son étau. J’ignorais que la chance viendrait encore
une fois, sans que je ne lui fasse violence, frapper à ma porte.
Que les moralisateurs me pardonnent, mais la corruption étant, par chance, ce
qu’elle est et les hommes aimant à se laisser vaincre par elle, celle-ci met sur ma
route celui qui me vaut de renouer avec le grand air : mon geôlier, un jeune
homme que la vie n’avait pas encore entrepris d’endurcir. Il estimait, lui aussi,
que le traitement que je subissais était des plus inhumains.
— Je peux améliorer ton sort, me proposa ce dernier.
— Je n’y vois pas d’inconvénient, répondis-je. Mais comment le peux-tu ? Car
mon sort ne pourrait s’améliorer que si j’étais en position de m’enfuir. Or ces
chaînes, comme tu le vois, ne me permettent pas de faire le moindre
mouvement !
— Cela est vrai. Mais je sais de quoi je parle !
— Ne vois aucune offense dans mes paroles, je ne demande qu’à être éclairé si
cela est bien sûr possible !
— Je peux, disons-le sans détour, te permettre de retrouver la liberté qui te fait
défaut !
— Et que veux-tu en échange, puisque j’ose croire, et je suis prêt à le parier,
que tu ne prends pas de si grands risques pour le seul plaisir de m’être
agréable ?
— Nous en reparlerons plus tard, si tu veux.
— Plus tard ?
— Rassure-toi, cela se fera à ton avantage !
— Je ne demande rien de mieux !
— Il sera toujours temps de faire le point là-dessus !
— Comme tu voudras !
— Gardons notre énergie, pour l’instant, pour te faire fuir !
Un autre homme en mes lieu et place peinerait à se tenir debout, n’ayant rien
mangé depuis plusieurs jours. Mais la liberté renouvelle mes forces et me voilà
prêt à entreprendre, sur mes seules jambes, un voyage autour de la terre.
La rumeur aimait à soutenir que je m’étais constitué, au cours de mon règne,
un trésor de guerre composé de biens inestimables, et des pièces sacrées qui
avaient appartenu aux Indiens depuis de longues générations et qu’ils
enterraient avec leurs morts.
Je n’en avais subtilisé qu’une partie, une bonne moitié étant le résultat
d’offrandes que les chefs indiens, soit pour me remercier d’avoir guéri un de
leurs proches soit pour que je réalise un miracle, m’avaient faites. Celui à qui
échut le privilège de veiller sur moi est un homme qui ne veut rien que
triompher de son médiocre destin en se rendant maître au plus vite de biens
terrestres en général et des miens en particulier.
— Tu es immensément riche, cela nul ne l’ignore !
— Et tu le sais, toi aussi.
— Je le sais fort bien !
— Mais nul ne sait, dis-je d’un œil entendu, où j’ai placé mes biens ! En
revanche, celui qui m’a sauvé a gagné le droit de les partager avec moi !
Ces mots lui vont droit au cœur et le ravissent. Mais je subodore que la seule
idée de devoir diviser avec moi ce qui pourtant m’appartient le contrarie.
— Ma fortune est dissimulée loin de la forêt, là où les Indiens ne sauraient la
trouver !
— Je me disais bien que tu l’avais cachée loin d’ici !
— Je n’avais pas le choix !
— J’aurais fait tout comme toi, si j’avais été à la tête d’un tel trésor ! Je
t’observe depuis des lustres !
— Nous sommes de la même espèce, toi et moi !
— Je ne suis pas venu en Amérique pour monter la garde devant une geôle,
fût-ce celle où un ancien Dieu est confiné !
Il me raconte sa vie, avec des détails croustillants, mais je ne l’écoute que d’une
oreille distraite, ayant d’autres soucis, j’attends que ce compagnon inutile soit
vaincu par la fatigue pour me défaire de lui.
Je le trucide alors, en le fendant en deux, puisque c’est là le plus sûr moyen de
ne pas le rétribuer pour m’avoir aidé à fuir. L’homme, un freluquet qui ne doit
compter tout au plus que vingt printemps, n’est pas long à rendre l’âme.
Me voilà, peu après, pour monnayer ma fortune, auprès des Hollandais et des
Français, friands d’objets sacrés appartenant ou ayant appartenu aux Indiens. Je
dis ma fortune, mais celle-là, constituée de quelques médailles, il est vrai d’une
valeur inestimable et fauchées aux Indiens, est loin de constituer le trésor qu’on
se plaît à me prêter.
Les Anglais se montrent rétifs. Excellents commerçants, ils connaissent bien la
valeur de l’or, des pierres précieuses et des objets sacrés qui transitent par leurs
mains. Ils ne s’emballent pas comme les Français ou les Hollandais qui sont
toujours prompts à trouver de la valeur à ce qui n’en a pas ou qui en a peu. Ils
sont prudents. Dans la guerre comme dans le commerce. Ce qui explique
sûrement leur fortune dans chacun de ces domaines. Car ils sont bien partis
pour triompher en Amérique. Je leur proposai, pour un prix dérisoire, des
objets de grande valeur. Mais leur méfiance ne se laissa pas vaincre par mes
arguments.
— Non, je n’en veux pas, laissa tomber, après les avoir examinées, celui qui,
parmi eux, passait pour un connaisseur.
— Mais regardez-les mieux !
Je renouvelai mon offre, en bradant cette fois mes biens. Car j’avais besoin de
convertir quelques pierres pour voir venir. Mais le connaisseur n’en voulait rien
savoir, il continua de se montrer intraitable.
— Tes pierres ne valent rien, décréta avec dédain celui qui se piquait d’être un
expert en joailleries et autres pierres précieuses.
— Vous faites erreur, osai-je dire.
— Je connais trop bien les pierres de ce pays !
— Ces pierres n’ont pas leurs pareilles !
— Je n’en voudrais même pas si tu me les offrais sans contrepartie !
La messe était dite. Mais par chance, un officier se sentit mal, à l’instant où je
remballais mes pierres, et eut besoin que quelqu’un le sauvât. À dire vrai, le mal
dont il souffrait était bénin et ne conduisait pas à la mort mais, puisque tout le
monde pensait le contraire et que cela pouvait arranger mes affaires, je laissai
entendre qu’il n’en avait plus pour très longtemps.
— Cet homme doit être opéré sans délai, dis-je.
Je fis croire qu’il avait besoin de soins que j’étais le seul à pouvoir lui prodiguer.
Au surplus, je fis durer le plaisir, feignant que l’opération, délicate, était
complexe.
D’aucuns, parmi les Anglais, témoins de mes prouesses, auraient aimé devenir
mes amis, mais leur méfiance naturelle le leur interdisait. L’officier, quant à lui,
lorsqu’il fut l’heure pour moi de partir, s’approcha de moi pour me témoigner
sa gratitude.
— Prends cette lettre de reconnaissance, signée de ma main ! me dit-il.
— Merci, monsieur !
— Des portes s’ouvriront toujours pour toi si tu la présentes à des Anglais ! Et
prends ces quelques pièces, il se peut qu’elles te soient utiles !
Je ne quittai ensuite ces gens que pour apprendre que les Indiens s’étaient
lancés à mes trousses, suite à l’annonce, orchestrée par mes détracteurs, qui
soutenait que j’avais profané les tombes de leurs ancêtres et de leurs plus grands
chefs pour me livrer à un abject pillage.
Je crois trouver refuge auprès des Français, mais ceux-là se méfient de moi et
me traitent comme un pestiféré. Je ne sais ce qui les met dans cet état de
défiance à mon égard. Je crois d’abord qu’ils ne goûtent pas ma très grande
proximité avec les Hollandais et qu’ils me prennent pour un espion. Le fait est
que l’un d’entre eux m’a reconnu pour ce que je suis et qu’il souhaite que je
déguerpisse au plus vite.
— Je connais les Maures, me lance-t-il, et je n’aime pas trop commercer avec
eux.
— Pourquoi me parlez-vous des Maures, monsieur ?
— Car tu es l’un d’entre eux !
— Vous faites erreur, monsieur. Je ne suis pas plus Maure que vous n’êtes
l’empereur de Chine !
— Je t’ai reconnu sur-le-champ, tu ne peux le nier !
— Les Castillans ressemblent souvent aux Maures, cela est bien connu !
— Inutile de dissimuler ce que tu es et d’où tu viens !
— Eh bien, soit, je reconnais que je suis un Maure. Mais pourquoi en voulez-
vous aux miens à ce point ? Que vous ont-ils fait pour que vous les dénigriez
comme vous le faites !
— Ce serait trop long à expliquer. Mais disons que je sais ce qu’ils valent ! Je
connais leurs mœurs et leur langue ne m’est pas étrangère ! Je suis entré déguisé
dans votre nation pour voir comment vivent les gens de votre royaume et
m’informer sur vos mœurs ! J’ai passé plus d’un an dans les grandes villes mais
aussi dans les campagnes les plus reculées et les confins du pays ! J’ai déjoué les
pièges dans lesquels tombent habituellement des hommes pourtant rompus
dans l’art qu’ils ont choisi de pratiquer et ramené des informations utiles aux
miens.
— Autrement dit, vous êtes un espion, si j’ai bien compris !
— Mais je n’en rougis pas, car je fus un espion au service de mon roi !
Il pouvait être urbain et policé, et je crois qu’il ne se forçait pas pour l’être.
Mais il savait aussi, apanage des Français, affirmer, arrogant et sûr de lui, que la
France nous sortira de la barbarie.
— Elle seule a ce pouvoir de vous mener vers la lumière !
Il était doté de cet orgueil d’une nation qui veut croire qu’elle peut triompher
aux quatre coins du monde. Il avait le mépris civilisé.
Il ne perdit pas de temps avec moi lorsqu’il eut achevé de me dire qu’il
connaissait notre nation bien mieux que je ne la connaissais. Il me laissa en la
compagnie de quelques brutes, malodorantes et sans manières, qui prirent
plaisir à me répéter ce qu’ils avaient entendu dans la bouche de leur chef.
— Le royaume de France mettra le temps qu’il faudra, mais il finira par
occuper votre pays !
J’accueillis cette dernière phrase sans ironie, car je craignais que ce qu’ils
disaient fût vrai.
Je quitte ces gens, les jours passent. Puis je croise de nouveau la route
d’Amparo Carbo Ferrer qui voulait répandre la parole du Christ en Amérique.
— Frère, dit-il !
— Amparo ! m’exclamai-je.
— Si je pensais te croiser de nouveau un jour !
— C’est que le monde est petit !
— Mais tu as mauvaise mine, si je ne m’abuse !
— Tu as l’œil, Amparo, tu as bien vu ! À quoi bon dissimuler à un frère que je
suis en effet en mauvaise posture !
— Raconte-moi tes misères !
— Elles sont nombreuses et ne sont sûrement pas de nature à égayer le cœur
d’un ami !
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ?
— Je ne suis plus à l’abri nulle part !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je me réjouis en tout cas que nos routes se croisent !
— Il ne tient qu’à toi de me dire si je puis t’être utile. Et en quoi je peux l’être !
— Le sort n’est pas de mon côté, cette fois.
— Cela, je l’ai bien vu.
— Les Indiens me recherchent.
— Tu n’as pas de raisons de les craindre, si tu ne leur as pas nui !
— Tu crois que les Indiens se lanceraient à mes trousses pour me faire rendre
gorge ou me dépecer si je n’avais été que leur ami ?
— Tu leur as nui ?
— Hélas, mon ami, j’ai de bonnes raisons de craindre leurs foudres !
— Eh bien, réfléchissons, que peux-tu faire pour te sortir de cette mauvaise
posture, car c’en est une, si je ne m’abuse ?
— Pour sûr que c’en est une, vieux frère !
— Voyons, que pourrais-tu bien faire ?
— Je m’en remets à toi !
— Dans ce cas, le mieux est que tu te mettes sous ma protection, si tu acceptes
de mettre ton sort entre mes mains !
— Je n’y vois aucun obstacle !
— J’intercéderai, en ta faveur, auprès des miens.
Il jure que je n’ai rien à craindre. Mais je ne crains rien, ai-je besoin de le
préciser ? Je suis las de fuir sans espoir de voir ma situation s’améliorer. Les
Espagnols semblent d’abord bien disposés à me protéger. Puis, Amparo Carbo
Ferrer se retirant, ils changent brusquement d’avis et décident de m’arrêter et
de me conduire dans leur pays.
IV

LE SOIR
Je suis sur le pont d’un navire que baigne une lumière d’une rare pureté,
comme une eau vive jaillissant d’une source située dans le pays des anges.
Le bateau est dans la crique, ce lieu où, il y a dix-huit ans, j’ai posé le pied, il va
bientôt lever l’ancre pour retrouver la mère patrie, la glorieuse Espagne. Les
hommes d’équipage s’affairent dans un joyeux tumulte. Ils empilent les
cordages, les chaloupes, rangent les provisions...
La traversée sera longue, vingt jours au moins pour couvrir la distance qui nous
sépare de l’Europe, si tout se passe bien, si un navire ennemi ne vient pas
contrarier notre route. Je suis dans un état second, comme si j’avais éclusé un
baril entier de ce breuvage que les Anglais prisent et qui est plus fort que le vin.
Mes chevilles, comme mes poignets, sont entravés de chaînes censées prévenir
tout désir de fuite qui me traverserait l’esprit. Et ce n’est pas tout. Je suis
étroitement surveillé par deux chaperons qui aiment à se donner, pour
m’impressionner, des airs de brutes.
L’un et l’autre sont des tendres que la vie n’a pas eu le loisir ni le temps
d’endurcir, mais je n’en souffle mot, bien sûr. Un simple coup d’œil, et de
biais, à ces deux apprentis geôliers m’a permis d’en savoir sur eux plus qu’ils
n’en savent eux-mêmes.
Je suis submergé d’un incommensurable bonheur que je m’efforce de ne pas
laisser voir. Je ne crains pas qu’il puisse rien m’arriver de pire, ayant, je crois,
touché le fond, comme l’on dit trivialement. Mais la décence me commande,
eu égard à ma condition, de ne pas me réjouir ouvertement. Le contraire serait
sûrement du plus mauvais effet.
Je suis sur le pont d’un navire, comme dans un songe, ayant cru, la veille
encore, et jusqu’à la dernière minute, qu’on ne perdrait pas de temps à statuer
sur mon sort. J’ai eu la vie sauve. Mais pas seulement. J’ai obtenu, sans le
demander, qu’on me renvoie en Espagne. Étrange comme cela fut aisé !
Mes geôliers trépignent, ils ont hâte de me remiser dans la soute du galion.
— Ayez-le constamment à l’œil ! leur enjoint le capitaine, un vieux loup de
mers passé maître dans l’art de douter en toute circonstance de l’humaine
espèce.
— N’ayez crainte, mon capitaine !
— Ce prisonnier n’est pas du menu fretin, il vaut son pesant d’or !
— Notre vigilance, grâce à Dieu, est en éveil !
— Maintenez-la alors dans cet état !
— Jamais prisonnier ne fut entre de si bonnes mains, mon capitaine !
Ils s’efforcent, avec un zèle inégalé, de se donner l’allure que leur emploi exige.
Le plus jeune surtout, qui livre une querelle acharnée pour ôter toute trace de
candeur de son visage. Mais de son œil, il ne parvient pas à gommer la trahison
de l’âge.
Il se peut qu’à mon arrivée en Espagne on décide de me couper en deux pour
envoyer ma tête au souverain qui gouverne, en cette année de grâce 1540, le
royaume du Maroc. Mais cela ne m’effraie pas outre mesure, si tant est que cela
m’effraie.
Je ne mets à profit cette traversée qui nous sépare de l’Espagne que pour me
reposer et reprendre des forces, même si les conditions dans lesquelles je
l’effectue ne sont pas, loin s’en faut, idéales. Je savoure l’instant qui, comme
toutes choses éphémères, est appelé à mourir; je ne m’encombre l’esprit
d’aucune crainte inutile qui n’aurait que la vertu d’empoisonner le peu de
temps qu’il me reste à vivre.
L’homme qui nous accueille, à l’arrivée du bateau, est un seigneur, cela se voit,
sans qu’on n’ait besoin de me le dire, et il sert, au surplus, comme je le saurai
plus tard, le puissant Monarque qui règne sur la glorieuse Espagne.
— Soyez le bienvenu, monsieur !
— Je vous remercie, dis-je, non sans surprise, n’ayant jamais espéré qu’on me
réserve, à la descente de ce navire, un tel accueil et qu’on me parle comme on
le fait.
— Je ne vous demande pas si vous avez fait bon voyage, puisque tel, je le sais,
n’a pas été le cas.
— Tel ne fut, en effet, pas le cas, monsieur.
— Je me suis laissé dire que les intempéries furent nombreuses et violentes !
— L’Océan était houleux, nous fûmes bien souvent à deux doigts de faire
naufrage !
— J’avais quelques craintes en ne voyant pas le navire arriver à l’heure. Mais
cela est maintenant, si je puis dire, de l’histoire ancienne.
— Monsieur a mille fois raison.
— Vous voilà sain et sauf. C’est cela qui importe.
Ce dialogue inattendu, et plutôt cordial, ne m’empêchera pas de songer qu’on
me conduira, au mieux, dans une prison, d’où un fauve aurait quelque mal à
s’échapper.
La réalité est toutefois différente. Car je quitte le port dans une voiture tirée
par trois chevaux, n’ayant jamais songé que je méritais pareil attelage.
Les Espagnols n’auraient-ils pas la tête où il convient de l’avoir ? me dis-je. Car
j’ai déjà vu des condamnés traités comme des seigneurs, à la veille d’être
décapités, mais je n’ai encore jamais vu ce que je vois et dont je suis, pour
l’instant en tout cas, l’heureux bénéficiaire.
Ma condition de prisonnier hirsute et mal rasé s’accommode bien mal, il
convient de le reconnaître, avec la voiture qu’on a pris soin de diligenter pour
moi. Mes odeurs feraient fuir un putois et mes guenilles me couvrent à peine le
cul. Or voilà qu’on me reçoit avec les honneurs ! Mais je ne dis mot et attends,
comme il sied à un homme dans ma position de le faire, qu’on me remise dans
le cachot auquel on me destine et que je mérite, aux yeux de ceux qui me
jugent. Et celui-là, diantre, est une niche de prince, un appartement
somptueux qu’un seigneur, et non des moindres, a dû occuper avant moi !
Je me garde de protester et ne me hâte que de me défaire au plus vite de mes
odeurs qui indisposent sûrement ceux que je suis bien obligé d’appeler mes
hôtes et qui sont responsables de ce qui m’arrive et à l’origine de tant d’égards
pour moi.
Je me baigne, instamment, je dois bien cela à mes hôtes, et c’est un tailleur, se
faisant à peine annoncer, qui vient frapper à ma porte pour prendre mes
mesures et m’habiller comme il sied à un homme de haut rang de l’être.
Je n’ai guère le temps de m’étonner, car les choses vont bien vite dans ce
royaume. Mais tant que cela ne dessert pas mes intérêts, je n’ai aucune raison
de me plaindre. L’artisan me décoche un rapide coup d’œil et cela suffit à ses
ciseaux pour faire des miracles. Car je suis transformé par la seule vertu des
étoffes qu’il convertit pour moi en costumes d’une rare élégance. Transfiguré
serait même peut-être un mot plus approprié en l’occurrence pour rendre
compte du talent de cet artiste hors norme. Mais l’homme, quoique ayant
appris son art chez les Anglais qui, comme chacun sait, sont le peuple au
monde qui sait le mieux s’habiller, récuse, par excès de modestie, tout ce qui
met trop en avant son savoir-faire.
— Vous êtes fait pour porter des étoffes singulières, monsieur ! Vous seriez un
parfait modèle et je vous embaucherais bien volontiers pour porter mes
œuvres, si je le pouvais !
— Et pourquoi ne le feriez-vous pas ? plaisantai-je.
— Parce qu’on vous destine sûrement à d’autres tâches si l’on vous habille
comme l’on a conçu en haut lieu de le faire !
Celui-là avait l’air d’en savoir, sur les affaires de l’État, plus qu’il ne convient à
un tailleur, fût-ce le plus talentueux, de savoir. Mais il ne m’en dit pas plus, car
il profita habilement de ce qu’un maître chapelier vint prendre la mesure de
mon chef pour se retirer très vite, lorsque je voulus le presser de questions.
Le chapelier ne pouvait hélas m’être d’aucun secours, il était taciturne comme
s’il sortait d’un tombeau. Tel fut le cas, aussi, de nombreux maîtres qui se
succédèrent pour me composer une apparence mais dont je ne pouvais tirer
aucun mot.
Le maître chausseur, par exemple, ne se dérida pas une seule fois, lorsqu’il
entreprit, comme un géomètre, de mesurer, dans un silence de mort, chacun de
mes deux pieds, avec une conscience aiguë du devoir. Mais c’était, je crois, sa
nature. Il plongea dans l’exercice de ses fonctions et laissa tomber, d’une lourde
voix sentencieuse, qui me fit craindre le pire, que mes chaussures seraient
prêtes dans quelques heures tout au plus, puisque je ne souffrais, par chance,
d’aucune anomalie orthopédique susceptible de prolonger la confection de son
œuvre.
Je félicitai ce maître, par avance, pour l’œuvre qu’il allait accomplir,
conformément aux règles en usage dans sa profession, mais je me gardai d’être
prolixe, puisque cela ne servirait à rien. Puis de jeunes dames, aussi jolies, sinon
plus, que celles que je n’avais jusque-là vues que sur des gravures, emboîtent
aimablement le pas à cet homme. Celui-ci, comme sur une scène de théâtre, se
retire et celles-là disent, par la bouche de la plus dégourdie d’entre elles :
— Nous sommes là, monsieur, pour prendre soin de vos ongles !
— Qu’à cela ne tienne ! dis-je, ayant bien vu leurs savantes, et non moins
habiles, manigances pour que je me libère de toutes entraves et me lance à leur
assaut. Faites, mesdames !
Mais je reste maître de mes émotions, même si quelques-unes débordent ou ne
demandent qu’à déborder. Car je ne sais pas encore de quoi il en retourne dans
le royaume singulier où je me trouve.
Me voilà, dès le premier soir, sans l’avoir jamais espéré, avec la bonne société
qui se régale de ma compagnie lorsqu’elle ne s’extasie pas de ce qu’un étranger,
né dans une autre langue, maîtrise comme je le maîtrise, le castillan.
— Nul ne se lasserait de vous entendre discourir !
— Vous parlez notre langue à merveille !
— Et mieux que bien des gens nés sur notre sol !
Mais ce traitement, fort agréable pour celui qui le subit, ne m’empêche pas de
m’étonner de ce qu’on m’offre, subodorant, sans le dire, que si l’on fait si grand
cas de moi, c’est que je devrai le payer de retour d’une manière ou d’une autre.
Car je ne fréquente, autant que je peux le constater, que ceux qui passent leur
temps à tirer, non pas le diable par la queue, mais avantage, sans fournir le
moindre effort, des heures que la vie égrène dans son injuste sablier. N’ayant
pas eu l’heur de naître, contrairement à ces gens, aux antipodes des soucis, je
sais le prix des choses. Je suis habitué à payer ou à faire payer, ayant appris cela,
si l’on se souvient, dans l’enfance de mon art.
Lorsqu’on m’annonce que ce n’est que le conseiller du roi que je suis en passe
de rencontrer, on comprendra que cela me met quelque peu, non pas en émoi,
mais la puce à l’oreille et me livre quelques indications, même si cela ne suffit
pas à résorber, en l’asséchant complètement, la source de mes interrogations.
— C’est un fameux prince, me dit-on, et il a vaillamment bataillé contre les
Maures !
— Et comment s’appelle-t-il ?
— Vous le saurez bientôt, monsieur !
— C’est un secret ?
— J’ai ordre de ne pas révéler son nom, monsieur ! Mais sachez que le roi, qui
le tient en très haute estime, ne décide jamais rien qui ne soit agréé par lui !
Cela n’était pas de nature à m’avancer, puisqu’on avait décidé de ne m’éclairer
que bien médiocrement, mais j’attendis d’être mis en présence de ce fameux
prince, dont j’ignorais, jusqu’il y a peu, le nom, et qui est à l’origine de ce que
je subis avec force gourmandise ! Et quelle n’est ma surprise ! Car celle-ci est
grande et manque de m’étourdir.
« Vous », dis-je, avec le seul langage des yeux, ayant reconnu, d’emblée,
Rodrigo de La Cruz, l’homme que j’ai, naguère, sauvé de la mort, sur l’autre
rive de l’Océan !
L’émotion m’étreint davantage que je ne la croyais capable de le faire pendant
que le temps, ne s’encombrant pas de mon avis, remonte allègrement des
années pentues que je ne revisitais plus, ayant décidé de tirer un trait sur telle
partie de ma vie.
— Je suis heureux de vous revoir !
— Et moi donc, monsieur ! Je le suis aussi, croyez-moi, plus que je ne puis
l’exprimer !
— J’avais ouï dire qu’on avait retrouvé vos traces, car je vous ai fait chercher,
comme vous le savez, peut-être !
— Non, monsieur, je l’ignorais !
— Je m’en serais voulu s’il vous était arrivé quelque malheur ! J’ai dépensé une
fortune dans cette affaire !
— C’est un tort, monsieur !
— Sûrement pas !
— Car voilà des deniers que vous ne pourrez plus convertir en biens !
— Mais je ne le regrette pas, croyez-moi, puisque vous voilà et puisque,
surtout, vous le méritez !
— Je ne sais, monsieur, ce qui me vaut l’honneur de cette estime !
— Peu d’hommes ont votre envergure et méritent qu’on s’attarde sur eux !
— Ce que vous dites là, monsieur, me va droit au cœur !
— Je me suis tenu informé de ce que vous avez accompli en Amérique !
— Un homme aux abois, que bien des ennemis voulaient abattre, méritait-il
tant d’attention de votre part, monsieur ?
— Vous resterez à jamais un homme d’exception pour avoir bâti ce que vous
avez bâti au cœur de la forêt vierge, même si votre œuvre a été, depuis, détruite
par vos ennemis, et qu’il n’en subsiste rien pour en témoigner !
— Cela me flatte, monsieur, que vous me teniez en pareille estime ! Mais qui
vous a permis de me retrouver, si je puis vous demander cela ?
— Vous pouvez, ce n’est plus un secret, si tant est qu’il le fût !
— Mais laissez-moi d’abord deviner !
— Si vous le voulez !
— Non, tout compte fait, je n’y arriverai pas ! Dites-moi, puisque cela n’est
plus un secret !
— Notre agent en Amérique !
— Votre agent ?
— Il œuvre à visage découvert ! Il a exigé de fortes sommes pour vous remettre
à nos hommes ! Mais, rassurez-vous, il ne fait rien de répréhensible puisqu’il
sert son royaume et son roi. Et c’est, de surcroît, un homme d’Église ! Il
s’appelle Amparo Carbo Ferrer !
— Amparo ?
— Il était depuis longtemps à vos trousses !
— Ainsi donc il m’a vendu contre espèces sonnantes et trébuchantes ?
— Et vous lui avez échappé à de nombreuses reprises !
— Le monde est, en effet, petit !
— Quoi qu’il en soit, vous êtes ici maintenant. Et rien n’importe pour l’heure
que de vous détendre et de reprendre des forces. Car vous devez être exténué !
— Je l’étais, monsieur ! Mais je ne le suis plus. Par la vertu des soins qui me
sont prodigués depuis mon arrivée ici et que je dois à l’homme que vous êtes !
Mais, outre l’estime que vous me témoignez, et dont je ne me plains pas,
qu’est-ce qui me vaut d’être là où je suis, monsieur ? Pouvez-vous m’éclairer là-
dessus ?
— Vous en saurez plus dans les jours qui viennent !
— Dois-je craindre pour ma vie ?
— Ne dites pas de bêtises ! J’ai parlé de vous en haut lieu ! Et cela ne peut,
comme vous le verrez, que vous servir encore plus !
J’ignore ce que cela veut dire et ce que je fais dans ce plaisant royaume mais je
suis mis, plus tôt que prévu, en présence du glorieux Monarque qui règne sur
le Saint Empire et tout, par extraordinaire, s’éclaire s’il ne prend pas encore
complètement son sens.
— Monsieur, me dit le roi, vous êtes l’hôte de mon royaume et j’aimerais vous
compter au nombre des amis de ma couronne, puisque Rodrigo de La Cruz
vous considère comme le sien !
— Ces paroles m’honorent, Majesté ! Mais je crains de ne pas en être digne !
— J’ai donné ordre pour que vous soyez traité comme un seigneur. Voilà,
monsieur, les paroles que je voulais vous faire entendre pour vous souhaiter la
bienvenue.
— Soyez-en remercié, Majesté, car ce sont là les plus belles paroles que mes
oreilles ont jamais entendues ! Et sachez, Majesté, que je m’efforcerai toujours
d’être digne de votre estime.
— Je forme le vœu que votre séjour parmi nous vous comble !
— Il me comble déjà, Majesté !
— J’espère que vous n’aurez jamais à manquer ni à souffrir de rien. J’ai à cœur
que votre présence en notre nation ne vous donne jamais aucun motif de
regretter d’être là où vous êtes !
— Comment oserais-je, Majesté, après ce qui m’a été prodigué depuis que je
suis dans votre royaume ?
— J’étais impatient de vous voir.
— Je souhaite, Sire, que vous ne soyez jamais déçu par l’homme qui ose faire
face au glorieux Monarque que vous êtes et qui n’a pour ambition que d’être
l’humble serviteur de votre Majesté !
— Vous servirez mon trône, en première ligne, puisque j’ai décidé de faire de
vous mon principal conseiller pour toutes les questions afférant à l’islam, si
cela, bien sûr, vous agrée, monsieur, car rien ne me répugnerait davantage que
de vous contraindre à entreprendre une tâche qui vous déplaît !
— Je m’efforcerai de le faire toujours du mieux que je peux. Permettez-moi
simplement de mettre en garde votre Majesté contre les manières qui sont les
miennes et qui peuvent, bien involontairement, la choquer !
— Rien de cela n’importe ! Vous avez ici un protecteur, et son avis compte
beaucoup, car il est le plus cher de mes amis. J’ai compris, au travers de ce qu’il
dit sur vous, et je le crois, que vous êtes essentiel !
Si quelque zone d’ombre subsistait dans les propos du Monarque qui règne sur
la glorieuse Espagne, je ne fus pas long à saisir que ce royaume voulait, comme
tout royaume chrétien qui se respecte, occuper notre nation et en faire un
vassal, en plaçant, au besoin, un roi potiche sur son trône. Car celle-ci, la patrie
de mes aïeux, est stratégique, cela est bien connu, et confère de la puissance à
qui l’occupe.
Voilà pourquoi le glorieux Monarque, convaincu de mes compétences,
largement déployées en Amérique, ne mit aucun délai à me nommer, sur
indication de Rodrigo de La Cruz, là où je ne pouvais que lui être utile. Au
surplus, ma connaissance des nations de l’islam, puisque je suis né dans l’une
d’elles, n’avait sûrement pas joué médiocrement en ma faveur. Elle me faisait,
sans doute, apparaître, aux yeux de mes protecteurs, comme l’homme de la
situation.
Je fis, en peu de temps, remporter de nombreuses victoires à cette nation, car je
la servis loyalement, pour m’avoir tiré d’affaire, lorsque le sort ne m’était pas
favorable, et nul jamais ne put me prendre en défaut d’incliner les choix du
Monarque vers ce qui contrevenait aux intérêts de son pays. Sur les champs de
bataille, il se distingua toujours et infligea aux miens de cinglantes défaites.
L’Espagne put, de nombreuses fois, défaire les redoutables Ottomans et
sembler invincible, par la seule vertu de mes conseils.
S’il m’importait, sur terre comme sur mer, de voir triompher la glorieuse
Espagne, j’ai su, au surplus, faire parfois éviter des guerres inutiles et coûteuses.
Mon étoile brille de nouveau, ayant administré les preuves que j’étais dévoué à
la cause que je sers et donné raison à Rodrigo de La Cruz d’avoir déniché
l’animal rare qu’il avait un jour croisé dans la forêt luxuriante, sur une autre
rive.
Mais si conseiller le Monarque requérait de longues heures de travail, puisqu’il
convenait de suivre, dans leurs moindres détails, les mouvements des nations
de l’islam dans le bassin méditerranéen, je n’étais pas sans trouver des heures
pour célébrer le bonheur d’être sur cette rive. Cette vie, nouvelle en tout point,
qui avait eu le mérite d’abord de mettre mes jours à l’abri, n’avait, on s’en
doute, rien pour me déplaire.
Cela étant dit, je me dois d’ajouter que je n’ai eu aucun scrupule à agir comme
je l’ai fait, puisque les griefs que je dois aux miens sont nombreux, le lecteur
s’en souvient, sûrement. Un prêté pour un rendu, comme l’on dit.
Je conseillai les chrétiens sans me restreindre pour en découdre avec tout ce que
les nations de l’islam comptaient en leur sein. Je m’appliquai pour servir du
mieux que je pus mes hôtes et nuire, ce faisant, à ceux qui avaient été mes
frères.
Puis les années passèrent et ce qui ne se commande pas intervint pour
m’empêcher de mener la vie que je croyais pouvoir mener sans discontinuer et
surtout sans remords. Car il ne faut pas croire que je suis devenu ce que je suis
devenu, au soir de mon âge, sans raison.
J’ignorais que dans cette glorieuse Espagne je me retrouverais nez à nez avec
une vieille connaissance. Je croyais que cela n’arrivait que dans les histoires que
racontent les livres et que la vie en était exempte.
Je retrouvai, et la terre s’ouvrit sous mes pieds, celui qui avait fait mettre à mort
ma compagne et mon fils. Je manquai m’étourdir. Car je devins blanc comme
un linge, de l’aveu de ceux qui étaient à mes côtés.
L’homme que j’avais chassé du pouvoir et qui s’était enfoncé dans la forêt
n’était rien, depuis quelques jours, qu’ambassadeur de Hollande dans le
royaume d’Espagne ! Il avait appris à se tenir et ne rugissait plus, même s’il
avait encore une fâcheuse propension à boire, supérieure à la moyenne de ceux
qui font profession de représenter leur pays auprès d’une puissante nation.
Il me reconnut sur-le-champ, lui aussi. Mais on s’abstint, l’un comme l’autre,
de se demander comment on avait pu s’extraire de l’enfer du Nouveau Monde.
Cela était de l’histoire ancienne. Son intelligence comme la mienne nous
épargnaient d’examiner des comptes qui ne pouvaient plus nous mener à rien.
Nous nous étions infligé un traitement comparable qui nous dispensait de tout
autre supplément.
— Monsieur, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls, je me réjouis de vous voir !
Les années n’ont eu aucune prise sur vous ! Comment, diable, avez-vous pu les
tenir en échec ?
— N’exagérons rien, monsieur ! Elles ne m’ont pas épargné comme elles vous
ont épargné !
— C’est vous qui le dites ! Je ne suis pas obligé de vous croire ni d’être d’accord
avec vous !
— J’ai essayé, comme tout un chacun, de leur livrer bataille, mais le résultat,
force est de le reconnaître, n’est pas probant !
— Vous vous êtes pas mal distingué, à mon sens, si j’en juge d’après ce que je
vois, dans ce combat que peu de gens remportent comme vous !
— Je n’ose pas croire que nous vécûmes, dans une autre vie, ce que vivent
rarement les hommes !
— C’est pourtant la vérité ! Mais c’est, comme vous dites, dans une autre vie !
— Si l’on m’avait dit que je vous rencontrerais ici !
— C’est que le monde est petit ! Et la vie réserve bien des surprises !
— J’ai appris que vous aviez été nommé pour conseiller le Monarque !
— Je le conseille, en effet ! Et vous ?
— Je représente, depuis peu, mon roi ! Mais, croyez-moi, je suis un autre
homme. J’ai fait peau neuve, même si je ne regrette pas mon séjour en
Amérique. Cet enfer m’a enseigné bien des choses ! Je ne serais sûrement pas
l’homme que je suis, si je n’étais pas passé par là !
Van Kirsten, c’est une chance, était toujours aussi bavard qu’il l’avait été dans
une autre vie et ne demandait qu’à gloser lorsqu’il en avait le loisir. Je lui en
procurai l’occasion, ayant subodoré que cela ne pouvait pas me nuire. Et je
n’eus pas tort d’agir comme je le fis. Car il savait une foule de choses. Il
connaissait bien Amparo Carbo Ferrer, sans être son ami; ce dernier lui avait
permis de s’extraire de l’enfer, lorsque je l’avais destitué, et de revenir, sain et
sauf, en Europe, où il s’était hâté de mettre à profit quelques relations et
quelques biens pour changer de vie.
Nous ne devînmes pas des amis, cela serait trop inconvenant de le laisser croire,
mais nous fûmes proches et l’homme, qui n’aimait rien tant que discourir, me
révéla, sans se faire prier, quantité de choses qui n’avaient rien à voir avec le
domaine dans lequel je servais.
C’est lui, toujours amateur de bonne chère et de vin, qui m’apprit un jour, au
détour d’une phrase, qu’Amparo Carbo Ferrer avait une foule de maîtresses et
que l’une d’elles, qui vivait à Cadix, avait un goût immodéré pour les hommes.
Aussi voulus-je m’approcher de Violetta Lopez Martinez; j’espérais pouvoir me
servir de cette femme pour nuire, d’une façon ou d’une autre, aux intérêts
d’Amparo Carbo Ferrer.
Violetta Lopez Martinez était la demi-sœur de mon protecteur, Rodrigo de La
Cruz. Elle ne manquait pas de charmes, mais elle était aigrie. D’avoir été la
maîtresse du roi et d’être tombée en disgrâce la rongeait jusqu’au plus profond
d’elle-même.
Elle ne put jamais, même lorsqu’elle accepta d’unir son destin au mien,
oblitérer le souvenir du Monarque avec lequel elle avait vécu, de son propre
aveu, une passion dévorante.
Il la laissa tomber, provoquant, sûrement ainsi, sa passion pour les hommes;
elle n’en choisissait un que pour s’en débarrasser aussitôt.
Je me hâtai de la connaître et d’en faire une amie. Je ne lui tins pas grief de sa
réputation et n’eus même pas à m’en accommoder, puisque ses manières libres,
loin de me déplaire, étaient à mon goût.
Elle ne fit pas chavirer mon cœur, cela serait mentir, mais elle me plut
d’emblée. Elle ne connaissait pas Amparo Carbo Ferrer. Et je crois qu’elle disait
vrai. Elle n’avait jamais vu cet homme. Van Kirsten tenait une mauvaise
j
information, cela arrive au meilleur d’entre nous. J’aurais pu oublier cette
femme, puisque je ne pouvais, par son entremise, atteindre l’abject Amparo
Carbo Ferrer. Mais je me suis entiché d’elle. Et cela changea notablement la
suite de ma destinée.
Rodrigo de La Cruz fut ravi de l’excellente relation que sa sœur entretint avec
moi et n’économisa dès lors aucun effort pour s’employer à ce que j’épouse
cette femme délicieuse. Il se donna sans compter. Mais l’amitié qui nous liait
n’était pas le seul mobile de son œuvre.
J’aimais Violetta Lopez Martinez. Mais cela n’était pas son principal souci,
même s’il avait pour moi, je n’en ai jamais douté, beaucoup d’affection, ayant
vu dans cette alliance ce qui pouvait servir l’Espagne et son roi.
La noce fut organisée dans un flamboiement de couleurs. Je ne pus m’opposer
à cette union. Ni donner mon avis. Les choses allèrent très vite et on ne
s’encombra pas de demander ce que je pensais de cela. On me maria, si je puis
dire, sans que je sache de quoi il retournait.
Le Monarque, jugeant inutile qu’un prêtre scelle notre union, nous bénit et
nous offrit une propriété à la sortie de la ville, une vaste demeure où j’aimais à
me promener au coucher du soleil, au bord de la rivière qui traverse les jardins.
J’avais le sentiment certaines fois que j’étais à Salé, dans notre bonne vieille
ville. Je fermais les yeux, le soleil caressant, à l’approche du soir, avait le même
effet sur moi. Vrai, je me croyais heureux certains jours. Je songeais à ma
pauvre mère, à ce rayon de soleil qui se posait avec la même douceur sur mon
visage et sur la tombe dans laquelle elle reposait aujourd’hui quelque part, dans
ce pays, de l’autre côté du détroit, à quelques milles seulement de l’endroit où
je me trouvais.
Mais Violetta Lopez Martinez souffrait des maladies de l’âme et se débattait
dans un enfer dont je ne soupçonnai rien d’abord, puis j’en pris la mesure peu
à peu et je fis tout pour la soulager. Mais en vain.
Les guérisseurs furent incapables de rien faire pour la tirer de l’abîme dans
lequel je la voyais s’enfoncer chaque jour un peu plus. Puis je lui fis prendre des
remèdes de ma composition et elle se prêta, souvent de bonne grâce, à mes
soins. Mais son état se mit à empirer au fil des jours.
La boisson, qui était un refuge, devint un poison dont elle abusa. Je la vis
dépérir, sans rien pouvoir faire pour la secourir. Je priais ses dames de
compagnie lorsque je m’absentais, d’être bonnes avec elle.
— Veillez sur mon épouse !
— Sachez que nous souffrons d’être impuissantes, monsieur.
— Prenez soin d’elle, tout de même !
— C’est que nous n’avons aucun pouvoir sur elle, monsieur ! Et cela, loin de
nous laisser indifférentes, nous afflige ! Car elle a des visions parfois qui la
mettent, comme vous le savez, dans un état de démence. Elle devient
dangereuse et menace quiconque se trouve en sa présence de le dépecer !
Je la retrouvais certaines fois, méconnaissable, dans les quartiers malfamés de la
ville où elle affirmait aux passants qu’elle était une fille de mauvaise vie et
qu’elle acceptait de se donner pour rien à celui qui serait prêt à lui offrir un peu
d’amour.
Je refusai de l’enchaîner, comme on me proposa de le faire. Car rien ne me
répugnait davantage que l’idée d’entraver cette femme libre à l’instar de ceux
qui ont perdu la raison et que rien ne parvient à guérir.
Je restai près d’elle jusqu’au bout, ne me souciant que fort peu de me protéger
de ceux qui venaient du Maroc pour exécuter une fatwa prononcée à mon
encontre, laquelle établissait que j’étais un imposteur à la solde des chrétiens.
L’un de ceux-là, jeune encore, et sans expérience, aurait dû, j’osai le lui dire,
apprendre un peu mieux son métier avant d’accepter cette périlleuse mission.
Car il fut mis en échec sans que j’eusse recours à des procédés savants ni trop
élaborés. Il entreprit, déconfit, de me demander pardon, en m’implorant à
genoux, persuadé que cela l’exempterait de tout châtiment.
— Et je ne t’en veux pas, lui dis-je, puisque tu n’avais, si je ne m’abuse, pensé
qu’à gagner ta vie en agissant ainsi.
— Rien n’est plus juste, monsieur ! dit-il, avant d’adresser, d’une voix qui
n’avait pas encore achevé sa mue, des injures confuses et désordonnées à ses
commanditaires, lorsque je le pourfendis pour en extraire toute trace de vie.
Ceux qui nourrirent le projet de m’abattre ne manquèrent pas dans les jours
qui suivirent. Une bonne demi-douzaine se vit expédier sur cette rive, sous
divers déguisements, par un royaume aux abois, désireux, plus que tout, de
sauver son roi. L’urgence de me supprimer contraignit quelquefois mes
ennemis à recourir aux services de gamins à peine sortis de l’enfance, car on
avait eu vent d’un projet que Rodrigo de La Cruz, le frère de mon épouse, avait
exposé, pourtant secrètement, au Monarque : renverser le roi du Maroc et me
mettre, en ses lieu et place, sur le trône de ce royaume ! Mais, témoin des affres
de mon épouse, je n’avais pas le cœur à me protéger.
Violetta Lopez Martinez mourut ensuite et j’entrepris, peu de temps après, de
fréquenter le salon de Cornelia Villanueva, qui fut son amie et qui me soutint
dans le deuil que me causa la perte de mon épouse.
Dans le salon de Cornelia Villanueva se nouaient des rencontres libertines et se
mélangeaient les gens de haute extraction et ceux qui n’ont pas eu l’heur de
naître sous la meilleure étoile.
Violetta Lopez Martinez avait grandi avec Cornelia Villanueva. Mais celle-ci
avait, comme on dit, mal tourné. Cornelia Villanueva toutefois qui se plaisait
dans ce commerce ne l’entendait pas de cette oreille.
— Je donne du plaisir aux gens et cela me comble !
C’était une femme raffinée, aux manières exquises. Elle se prit d’amitié pour
moi.
— Tu seras toujours très cher à mon cœur, puisque tu as été le dernier amour
de mon amie.
Je passai de longues heures dans ce salon, ne me préoccupant même plus d’y
être vu. Cornelia Villanueva devint une confidente et des rumeurs, dans
l’entourage du roi, pour me nuire, se plurent à faire état de mes mauvaises
fréquentations. Mais l’avènement de Philippe II, en 1556, fut loin de m’être
défavorable comme l’espéraient certains. Le nouveau monarque ne m’accorda
pas moins d’affection et d’estime que son prédécesseur.
C’est là, chez Cornelia Villanueva, que je tombai, un jour, sur un petit homme
que j’avais déjà vu sur le bateau qui nous emmenait en Amérique. Il se
souvenait de moi comme il se souvenait de mes trois compères. Il me demanda
des nouvelles de ces derniers et j’inventai une histoire pour chacun d’entre eux.
L’homme est devenu un respectable seigneur aux manières plus rondes et
moins frustes qu’il n’avait alors. Bavard et de plaisante compagnie, celui qui a
fait fortune dans le commerce de l’or, saute du coq à l’âne avec une rapidité
époustouflante. Il m’apprend qu’Amparo Carbo Ferrer a été nommé par le roi à
la tête de l’Église.
— Carbo Ferrer ? dis-je.
— Oui, Carbo Ferrer !
— Vous faites sûrement erreur !
— Non, monsieur !
— Vous avez dû mal entendre !
— Je connais bien l’animal ! Je tiens de lui cette information ! Et il a non
seulement été nommé à la tête de l’Église, mais il s’apprête à venir en Espagne
pour rencontrer les hautes autorités de l’État et être décoré comme il se doit !
— Décoré ?
— Oui, monsieur a bien entendu ! Décoré, monsieur ! Et décoré comme il se
doit pour un homme de son envergure qui fait le travail que l’on sait en
Amérique !
Je manque m’étouffer. Je me lève brusquement. Je tiens à peine sur mes jambes.
J’ai bu plus que je ne bois d’ordinaire. Depuis la mort de Violetta Lopez
Martinez je bois des quantités phénoménales. Je suis même sur une mauvaise
pente.
— Qu’avez-vous, monsieur ? s’inquiète Cornelia Villanueva. Qu’y a-t-il ?
— Rien, dis-je. Un léger vertige.
Cette entrée en grâce d’Amparo Carbo Ferrer est un coup brutal qui me
réveille. Car il n’y a pas, pour le dire très simplement, place pour nous deux
dans ce royaume. L’homme, qu’on se souvienne, m’avait vendu contre espèces
sonnantes aux Espagnols, lorsque je ne pouvais pas espérer que mon étoile
brillerait comme elle brille. Il avait, de surcroît, je le tiens de Rodrigo de La
Cruz, supprimé mes amis, et Nacho Gilanell, parmi eux, quand il entreprit de
détruire ce qui restait de mon œuvre au cœur de la forêt, croyant que cela lui
vaudrait les suffrages de son roi !
Je m’emploie aussitôt à lui barrer la route. J’essaie de gagner le roi, par tous les
moyens, à mon idée. Je localise, dans le même temps, la région où se trouve
Amparo Carbo Ferrer et suis sur le point d’envoyer deux fines lames ainsi que
trois tireurs émérites, sur l’autre rive de l’Océan, pour abattre l’homme.
Mais le roi, comme Rodrigo de La Cruz, est convaincu qu’Amparo Carbo
Ferrer est essentiel pour le dispositif de l’Espagne en Amérique et qu’il mérite
d’être nommé à la tête des affaires de l’État pour tout ce qui a trait à l’outre-
mer.
Cela m’incita à revoir mon affaire, puisque je ne parvenais pas à neutraliser ce
vil personnage. Je me résolus, de ce fait, à quitter coûte que coûte, et au plus
vite, cette nation, pour quelque temps au moins.
Je choisis de me rendre, sans délai, à Strasbourg, en France, où mon maître
avait toujours parlé de se rendre. Voilà qu’à mon tour, au soir de mon âge, pour
m’éloigner de cette Espagne où Amparo Carbo Ferrer s’apprêtait à entrer en
grâce, j’étais saisi de cet impérieux désir.
Mon maître avait failli s’y rendre, lorsqu’il avait quitté Gênes. Strasbourg était,
pour lui, le cœur du monde civilisé, puisque Gutenberg y avait inventé
l’imprimerie. Strasbourg, au surplus, avait été le dernier mot que j’entendis
dans sa bouche lorsque je poussai la porte et m’en fus. La paix signée un an
plus tôt, en 1559, dite de Cateau-Cambrésis, me permettait d’envisager
sereinement ce voyage.
J’annonçai au roi le désir de visiter l’Europe, sans lui préciser que ce n’était rien
que Strasbourg que je voulais voir. Comment aurait-il accueilli ce désir de voir
une telle ville ? Une lubie ? Je dis que je veux visiter l’Europe, cela se défend
mieux. Je n’ajoute pas que j’ambitionne de voir comment vivent les peuples
voisins et comment ils traitent leur quotidien.
Mais le Monarque a songé à tout cela. Il était persuadé que c’était pour mieux
servir son royaume, en même temps que pour me divertir, que j’entreprenais ce
voyage.
— Faites en sorte que ce périple vous éclaire sur les mœurs en vigueur chez nos
voisins, monsieur ! Et consignez par écrit, sans vous brider, ce qui vous
semblera bon chez nos voisins et de nature à nous servir !
— Votre désir est un ordre, Majesté !
— N’hésitez pas à dénoncer nos travers et nos manques !
Cette franchise du Monarque acheva de me convaincre, si je ne le savais déjà,
que la confiance qu’il avait en moi ne souffrait aucune faille. Rodrigo de La
Cruz, lui aussi, m’encouragea à tirer parti de ce voyage.
— Et revenez au plus vite pour faire profiter l’Espagne et son roi de vos
observations, mon ami !
À la veille de mon départ, le 26 juin 1560, Rodrigo de La Cruz me renouvela
son amitié.
— Sachez que vous êtes plus qu’un ami, monsieur !
— Je resterai éternellement reconnaissant aux fils de cette nation, dis-je à mon
tour, même si je ne puis tout leur rendre, puisqu’ils m’ont donné le meilleur de
ce que l’on peut donner !
— C’est que vous le méritez !
— Quant à vous, monsieur, qui me considérez comme l’un des vôtres, sachez
que vous l’êtes tout autant, sinon plus, pour moi !
Ces quelques mots ne furent pas sans produire leur effet. Je connaissais fort
bien Rodrigo de La Cruz. Cela faisait quelque vingt ans que je le côtoyais. Le
temps m’avait appris à deviner certaines des émotions de cet homme secret. La
mort de sa sœur avait été une terrible épreuve dont il ne s’était jamais remis. Il
me considérait depuis lors, et c’est à cela que je veux en venir, comme un frère.
Je reprends peu à peu goût à la vie avant même d’entreprendre ce voyage. Que
n’y ai-je songé plus tôt ! La seule perspective de me rendre à Strasbourg
m’emplit de bonheur. Ce voyage, nécessaire comme le remède que les
guérisseurs prescrivent à ceux qui souffrent des maladies de l’âme, me
permettait de considérer les choses avec le recul qui m’avait fait défaut bien des
fois ces temps derniers.
Transformé, je l’étais assurément, avant même de me mettre en route. Me
rendre là où mon maître rêvait de se rendre ! J’étais ses yeux. J’allais voir ce
qu’il n’avait pu voir et qui l’aurait sûrement rendu heureux.
Je m’informai sur Strasbourg, pour éviter que le hasard ne s’en mêle trop et
contrarie mes plans. Je dressai un programme détaillé de ce que, une fois entre
ses murs, j’allais faire dans cette ville.
Je citerai nombre de fois le nom de Strasbourg sur les chemins de France,
aussitôt les Pyrénées franchies. La crainte qu’une route bifurque, sans prévenir,
et aille se perdre dans une direction aux antipodes de la ville alsacienne m’incite
à demander, sans arrêt, si nous sommes dans la bonne voie.
Mes informateurs s’étonnent quelquefois, n’ayant jamais vu, si j’en juge par
leurs réponses, un voyageur aussi craintif que moi. Aucun d’entre eux n’oserait
croire que l’homme, perclus d’inquiétude, qui s’enquiert auprès d’eux a traversé
le monde sans craindre de se perdre.
Ils pensent, j’en suis sûr, que je sors des jupons de ma mère et que je mets,
pour la première fois, le nez dehors. Ils s’amusent ouvertement de me voir
insister, lorsqu’ils me renseignent, s’ils sont bien sûrs de ce qu’ils avancent.
Ce sont des paysans, le plus souvent, qui travaillent dans les champs. Je les
interromps dans leur labeur et ceux-là me donnent l’indication sans mauvaise
grâce, comme j’aurais pu le craindre, puisque je retarde leur ouvrage.
Je voyage sous l’identité d’un chrétien, ne pouvant me déplacer autrement, en
France notamment, où les tensions religieuses font craindre en permanence
d’être pris sans raison pour cible. Je suis prudent et toujours sur mes gardes, car
je sais qu’on ne me pardonnerait pas d’être ce que je suis si l’on découvrait mon
identité véritable. L’intolérance a de beaux jours devant elle, elle peut se frotter
les mains. Mais je le dis sans vouloir donner de leçon à personne, qu’on se
rassure. Je me protège en conséquence. Aucun trait de mon visage ne laisse voir
que je viens d’Afrique et, précisément, de la rive où l’islam triomphe.
Le roi a fait établir des documents de voyage à mon nom. Je m’appelle le duc
de Séville et je suis accompagné, dans ce périple, par deux hommes, chargés de
j p g p p p g
pourvoir à mes besoins et deux cochers qui se relaient. Ce sont de braves gens
qui ne sortent jamais de leur réserve, même si je les encourage de temps à autre
à le faire. Ils sont dévoués, de surcroît. Ils expriment par leur seule attitude que
si d’aventure nous avions à nous plaindre des rodomontades d’un brigand ils
n’hésiteraient pas à mettre leurs jours en péril pour protéger leur maître.
Mais la route est exempte de dangers. C’est à croire que la France est un pays
plus civilisé qu’on ne le dit en Espagne et que ce que l’on fait courir sur son
compte à Madrid est injuste et infondé. C’est en tout cas une nation plus sûre
que je ne l’avais escompté. Les violences, fréquentes, y sont moins le fait de
brigands que de gens remontés contre la religion de leur prochain. Aussi,
personne ne songe-t-il à nous attaquer puisque nous ne faisons profession de
nuire à la foi de personne.
Nous sommes certes armés et prêts au pire. Mais, sauf en une occasion, où des
manants nous prirent pour des protestants, nous n’eûmes pas recours à nos
armes et nous en fîmes moins usage.
— Halte-là, messieurs ! Qui êtes-vous ? Et où allez-vous ?
— Nous sommes des catholiques de la voisine Espagne. Je suis le duc de Séville
et je voyage en compagnie de mes hommes dans le royaume de France !
— Eh bien, bonne route, messieurs ! Et saluez la glorieuse Espagne, lorsque
vous serez de retour au bercail !
— Cela sera fait, n’en doutez pas !
Il n’était pas rare, pour chasser le doute de la tête d’un quidam, que je fisse
ostensiblement la prière comme les catholiques la font. Cela achevait de
convaincre que j’avais été élevé dans la foi du Christ et que rien de ce que
l’enfant de Bethléem avait établi ne m’était étranger.
Je fus reçu dans quelques nobles demeures et eus à juger de l’hospitalité
française. Je bus et mangeai comme je ne le fis nulle part, les Français
maîtrisant les arts de la table et ne partageant cette maîtrise avec nul autre
peuple. Et pour couronner le tout, car on converse dans le royaume de France
plus qu’on ne converse ailleurs, j’avais le bon goût, souvent, d’évoquer, au
cours d’un dîner, la conversion de saint Augustin à l’Église catholique que
l’auteur des Confessions décrit dans le jardin de Milan. Cela avait le mérite, non
pas de m’ouvrir le cœur de mes hôtes, puisqu’il était déjà ouvert, mais d’en
maintenir les portes ouvertes à jamais.
Je fis souvent des haltes chez des seigneurs ici ou là sur la route en attendant
que Strasbourg daigne montrer le bout de son nez. Mais je ne m’arrêtai que
pour le plaisir de sonder l’âme de mes contemporains qui vivent dans le
royaume de France, car mes provisions étaient en quantités suffisantes et je
n’avais pas d’autres raisons de m’arrêter chez quiconque.
La France, ce pays singulier, me surprendra toujours au cours de mon voyage
par sa propension à faire la fête. Comme ces bacheliers, des jeunes qui
organisent de véritables libations et se moquent de la femme infidèle ou du
mari cocu. Ou le carnaval : la population porte un masque, les hommes se
déguisent en femmes. Et si quelqu’un veut faire le sage on assiège sa maison
jusqu’à le contraindre de sortir pour prendre part à ce que l’on est en droit de
considérer comme une orgie d’un genre mineur.
Dans un village que je trouvai sur ma route, c’est un bal qui m’accueillit. Je
m’arrêtai chez une aubergiste callipyge qui, ayant décidé, dans le secret de son
âme, que je lui plaisais, se dispensa d’y aller par trente-six chemins pour
m’informer que je lui donnais quelque forte envie de folâtrer.
— Je suis directe, monsieur. Et cela pourrait vous choquer ou au moins vous
surprendre !
— Pas le moins du monde, madame !
— C’est ma façon d’être, et ce n’est pas à mon âge, vous en conviendrez, que je
vais changer.
— Faites, madame !
— Vraiment ?
— Soyez comme vous êtes ! Et ne changez pas ! Ni à votre âge ni à aucun
autre ! Soyez directe ! Ne vous l’interdisez pas ! En outre, cela me plaît !
— Vous êtes prévenu !
— Je le suis !
— Eh bien, voilà, vous ne me déplaisez pas, à dire vrai !
— Cela tombe bien, car vous me plaisez aussi !
— Je parie que nous sommes faits pour nous entendre !
— Je ne doute pas que nos cœurs, si on leur en laissait le loisir, trouveraient
bien des raisons de s’accorder !
— Il n’en tient qu’à nous de leur laisser ce loisir !
— Puisque vous le dites !
Je partagerai ainsi la couche de cette gente dame tout le temps que durera le
carnaval, c’est-à-dire cinq nuits et autant de jours. Nous avons tous deux un
tempérament de feu et comme je l’ai déjà mentionné cela me fait le plus grand
bien de renouer avec le plaisir de vivre.
L’heure viendra ensuite de plier bagage et de continuer notre route. La gente
dame versera quelques larmes. Mais je n’ai aucun doute quant à sa capacité de
se dénicher un nouvel amant dans les jours sinon les heures qui viennent,
puisqu’elle est entreprenante et qu’elle ne fait pas grand cas, par-dessus le
marché, de la religion de celui qui fait profession de la rendre, au travers de sa
chair, heureuse.
— Je tiens, me dit-elle, et j’ai peut-être tort, les plaisirs de ce monde pour
supérieurs à ce que la morale de Dieu, prise dans les tourments de l’époque,
exige ou les croyants belliqueux soutiennent !
— Non, dis-je, vous n’avez sûrement pas tort, puisque c’est votre avis !
Je rends hommage, ici, comme je l’ai fait naguère, à sa liberté. Si le monde était
peuplé de gens de cette trempe, il y aurait, j’en suis sûr, moins d’occasions de se
livrer des guerres meurtrières et insensées. Les seules querelles auxquelles on se
livrerait seraient celles que couronnerait le triomphe des sens. On mourrait
certes, aussi, mais on mourrait de plaisir, dans des champs de bataille à l’instar
de celui que la gente dame a délimité pour nous dans des draps qui fleuraient
bon la lavande.
Je me croyais vieux, mais elle réveilla mes sens. Et je lui en sais gré. Son pays,
empêtré dans ce qui risque de se transformer en guerre de religion, vit des
heures difficiles. Elle n’en a que plus de mérite, puisqu’elle ne se laisse gagner
par la rhétorique imbécile d’aucun camp qui croit détenir la vérité.
Je traverse Sarlat ensuite où je rencontre, sur la fameuse place du marché, un
conseiller à la cour des aides de Périgueux, un homme fort habile, qui parle de
l’islam avec des formules à l’emporte-pièce, mais, je le saurai plus tard, c’est
pour me tester, l’animal est bien trop rusé. Il a beaucoup lu et il sait à peu près
tout ce qui se raconte sur l’Amérique.
— Ce pays aiguise ma curiosité !
— Ce que je conçois fort bien, car il aiguise la mienne aussi !
— N’avez-vous jamais eu la tentation de vous y rendre ?
— La tentation, oui, mais les charges qui sont les miennes m’interdisent, hélas,
bien souvent, de m’absenter longtemps.
— Un homme comme vous trouverait, j’en suis sûr, matière en Amérique à
nourrir sa réflexion ! Car j’ai noté chez vous un goût prononcé pour l’ailleurs.
— Je vois, monsieur, qu’on ne peut rien vous cacher ! Vous lisez dans l’âme des
gens qui vous parlent !
— Je les écoute attentivement, c’est tout ! Et vous avez parlé, à plusieurs
reprises, et sans vous en rendre compte, j’en suis sûr, de l’Amérique ! C’est que
ce pays doit sûrement occuper votre âme !
Accueillant, il me propose de séjourner chez lui, dans sa résidence de Sarlat,
autant de jours que je le veux. Mais je n’accepte que de dîner chez lui dans la
tapageuse compagnie de ses amis. L’un d’eux, un homme tout en rondeurs et à
l’abord plaisant, prononce un discours mortifère dans lequel il aime à mettre
en avant le génie du christianisme.
L’homme n’a jamais lu le Coran et le proclame sans vergogne, croyant que cette
ignorance, affichée de la sorte, suffit à lui faire pardonner ses propos affligeants
sur l’islam.
Je suis nombre de fois sur le point de rectifier ses propos grossiers qui font rire
et applaudir sans retenue ses amis. Je pourrais, en quelques mots, mettre son
discours en pièces. L’envie me démange. Mais je m’abstiens et prends congé en
saluant à peine ces gens et, en premier lieu, celui qui parle de l’islam avec des
formules à l’emportepièce, et qui s’appelle Michel Eyquem, si mes souvenirs
sont bons.
La traversée de la France me surprend autant qu’elle me ravit. On pourrait
difficilement croire, certains jours, que dans ce pays les gens cherchent querelle
à leurs voisins pour le seul plaisir de savoir de quelle religion ils sont. Les
Français sont nés pour faire la fête, voilà ce qui saute aux yeux. Car si même ils
se cherchent des poux pour se livrer des guerres meurtrières, ils font, avec leurs
ennemis, de longues pauses pour célébrer la vie. Et ces longues pauses parlent
pour eux davantage que les guerres. Elles sont leur vraie nature.
On pourrait croire, m’entendant parler ainsi, que j’ai été embauché pour servir
les intérêts de la France, mais le fait est que la France offre un contraste
saisissant entre ce qui l’éclaire et ce qui l’assombrit lorsque d’autres nations se
contentent et se suffisent d’être ou entièrement blanches ou entièrement
noires. On comprendra mieux ces quelques lignes lorsque j’aurai évoqué la
chambre de rhétorique qui a cours dans les villages et les villes.
Les commerçants et artisans composent des chansons et des drames moraux.
Le hasard, encore lui, veut que ces gens, réunis dans cette chambre, parlent
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d’islam et de croisade, à l’instant où je franchis leur porte. L’un d’eux parle
précisément des cisterciens et de saint Bernard, le véhément chanoine de
Clairvaux. Tandis qu’un autre, un lettré, sans aucun doute, rappelle à ses
compagnons, qui n’en savent rien, l’Épître de Pierre le Vénérable, dans laquelle
des mensonges d’une terrifiante grossièreté sont déversés sur Mahomet.
Un drôle, m’ayant remarqué et s’étonnant que je demeure bien calme, au
contraire de ses compagnons, s’approche de moi.
— Ne serais-tu pas partisan d’une nouvelle croisade pour utiliser les gros
moyens et en finir avec l’islam ? me demande-t-il bruyamment.
— Pourquoi à tout prix une croisade ?
— L’Europe chrétienne peut avoir les moyens de ses ambitions pour peu
qu’elle unisse ses forces !
— Il y a peut-être d’autres moyens de procéder.
Mais il ne m’écoute pas, ou s’il le fait, c’est avec une oreille bien distraite, car le
vin triomphe dans ses veines.
— Nombre de mes ancêtres ont participé à la dernière croisade !
— Vous m’en voyez ravi pour vous !
— Et Godefroi de Bouillon, que vous connaissez sûrement, était du même
bourg que mon aïeul ! conclut, pour m’impressionner, ce fidèle de Bacchus.
Il décrète, ensuite, pour faire rire ses compagnons, que le nouveau venu, c’est-
à-dire moi, est un mauvais chrétien.
— Mais c’est sûrement un excellent homme d’affaires, ajoute-t-il.
Rire générale de l’assemblée qui ne tarde pas à mettre sur papier, l’ayant décidé
à l’unanimité, un drame moral qui narre la nécessité d’une ultime croisade.
Nous finirons la soirée en écoutant de la musique et nous boirons sans retenue
jusqu’à la pointe du jour. Tout cela dans le pays qui inventera les guerres de
Religion. Car le belliqueux comme les autres sont des hommes passionnés de
rhétorique.
Paris n’emporta pas mes suffrages. J’eus envie de quitter cette ville aussitôt que
j’eus franchi ses portes et avant de me mélanger à ses gens.
— Partons, dis-je à mes hommes.
— Si vous le voulez, Monsieur !
— Rien n’a le pouvoir de me retenir ici.
— Nous avons noté, Monsieur, que vous ne vous plaisiez pas beaucoup dans
cette ville.
— Les murs de cette cité ne sont pas hospitaliers !
Mais j’y restai plus de temps.
On m’avait décrit Paris sous un autre jour et je m’étais laissé séduire, convaincu
que j’y trouverais le bonheur que les auteurs de ce portrait avantageux y avaient
débusqué.
Mais la ville se révéla, non pas sans attraits, mais inapte à ce que je me sente
bien entre ses murs. J’y connus, de surcroît, une mésaventure qui me coûta
cher et faillit me coûter plus encore.
Les rues, nombreuses, courent dans tous les sens et se perdent sans se soucier
du visiteur qui ne sait rien du lieu où il se trouve et qui, armé de sa seule
intuition, est incapable de reconnaître son chemin. La ville est aussi, il est vrai,
trop grande et bruyante. Sans compter que les Parisiens ne sont pas raffinés
comme on l’est ailleurs. Ils sont dépourvus de manières et rien ne les arrête
pour s’adresser à vous trop familièrement lorsque vous ne les connaissez que de
la veille.
Je ne suis dans cette métropole que parce que l’on m’a encouragé à faire un
détour pour la visiter. Car j’aurais pu me rendre là où je vais sans passer par la
capitale des Français. Mais puisque je suis là, j’essaie de tirer parti de ce que la
ville peut offrir à ceux qui franchissent ses portes. Je longe la Seine et visite la
montagne Sainte-Geneviève où Abélard s’est établi pour dispenser son
enseignement avant de me rendre au Collège de France pour voir à quoi cela
ressemble.
— Un père maronite du Liban, m’a-t-on dit, y enseigne l’arabe. Et celui-là
mérite le détour, car on ne regrette jamais de l’avoir connu !
Je fus reçu dans le vénérable collège avec les honneurs, puisque mes hôtes
étaient persuadés qu’ils avaient en face d’eux le duc de Séville, un spécialiste de
l’islam et de l’arabe qui, de surcroît, conseille le roi d’Espagne.
— Votre connaissance de l’arabe est parfaite, me félicita le fameux père
maronite que je brûlais de connaître.
— Je n’ai pas de mérite ! Tous ceux qui ont une charge comparable à la mienne
se doivent de connaître l’arabe comme je le connais !
— J’ai rarement vu quelqu’un maîtriser comme vous cette langue !
— Vous êtes bien aimable !
— Puis-je, au risque de vous paraître impudent, vous demander où vous l’avez
apprise ?
— En Espagne, notre glorieuse nation.
— Les maîtres y sont sûrement excellents !
— Ils le sont ! Et beaucoup d’entre eux n’ont pourtant jamais mis les pieds en
pays arabe ou en terre d’islam !
— C’est qu’ils sont sûrement doués et faits pour être des pédagogues !
— Ils le sont, en effet !
L’excellent professeur, qui me fascina par sa maîtrise de cette langue complexe,
ne fut pas sans me rappeler mon maître bien-aimé.
Je quittai cet homme et manquai me faire assassiner, au sortir de sa résidence,
sur une île au milieu de la ville. Ceux qui ont pour charge de mener l’enquête
croient d’abord que c’est une erreur. Mais c’est une vraie tentative menée en
bonne et due forme pour me supprimer.
Un vieil homme me plante son couteau dans le dos, non loin de l’église Saint-
Germain. Je m’écroule et perds, au dire de ceux qui m’entourent, beaucoup de
sang. L’alerte est aussitôt donnée.
— Le duc de Séville, dit-on, est entre la vie et la mort !
On craint le pire.
— Le couteau a été planté sans autre intention que de lui éviter de survivre,
dit-on encore.
Mais je suis dur à mourir, puisque je suis encore de ce monde et que je peux
relater cet événement. On parla de miracle. Car je restai conscient et pus, en
dépit de la douleur, indiquer à ceux qui faisaient fonction de m’arracher aux
mains du néant ce qu’il convenait de faire pour barrer, dans ce cas-ci, la route à
la mort. Ils refusèrent d’abord d’appliquer mes instructions, puis ils se
rendirent compte que j’en savais, dans ce domaine, autant, sinon plus, qu’eux.
Ils me soignèrent comme on ne peut que rêver d’être soigné. Et cela je le dois à
Paris.
Je demeurai dans cette ville le temps de reprendre des forces. Puis je poursuivis
mon chemin.
À Reims, que je traverse sans y faire une longue halte, un voyageur me parle du
Maroc où il s’est rendu en se travestissant habilement. C’est la grande mode de
se rendre en pays d’islam déguisé en commerçant. L’homme me donne des
nouvelles du pays, sans se douter que j’y suis né, et me parle d’un Anglais
singulier dont il a croisé la route, dans les environs de Fès, et qui n’est pas sans
me rappeler l’Anglais que j’avais rencontré non loin de Tanger, voilà près de
quarante ans. Cela serait bien amusant, me dis-je, que ce soit le même !
— Et que fait votre Anglais, puisque vous savez, peut-être, ce qu’il devient ?
— Il tient une auberge ! Dans le quartier de Covent Garden, au bord de la
Tamise, dans le centre de Londres.
Je prends note de ces indications, comme si j’envisageais de me rendre auprès
de cet homme dans les heures qui viennent.
— C’est un vieillard irascible ! Il n’a plus le flegme des Anglais. Il ne parle plus
que la langue des Arabes et il prie comme eux !
Cela m’intrigue, comme on peut le supposer. Un Anglais qui ne parle plus que
la langue des Arabes et qui ne prie plus que comme eux !
Si j’avais quelque force, j’irais bien le trouver, mais ce voyage est au-dessus de
mes moyens, vu la condition dans laquelle je me trouve, même si je suis rétabli
et que la blessure est sans conséquences. Un voyage en mer me serait difficile.
Et c’est bien dommage, car j’aurais bien aimé voir, de plus près, les Anglais
dont les mœurs sont plus tolérantes que nulle part ailleurs et n’empêchent pas
les gens de prier comme ils veulent ou de ne pas prier si tel est leur désir. On
soutient, de surcroît, que leurs philosophes disent ouvertement que la liberté
ne peut en aucun cas nuire à leur pays et que les hommes libres ne s’en portent
que mieux et servent encore mieux leur nation.
J’aurais pu prendre quelques notes de leur façon de vivre et je me serais fait un
bonheur de les exposer ici. La liberté se doit toujours d’être célébrée quel que
soit le lieu où elle voit le jour.
L’idée me traverse l’esprit que, si j’avais quelque force, c’est dans mon pays que
je me rendrais, sous un habile déguisement, pour revoir les lieux de l’enfance et
me recueillir sur les tombes où reposent les miens. Mais cette idée fait long feu
et je n’y songe plus, refusant de me travestir pour entrer dans notre nation. Si
la liberté n’y est pas suffisante pour me permettre d’y voyager à visage
découvert, j’attendrai, comme l’on dit, un autre siècle pour m’y rendre !
Nous arrivons, après quelque trois jours et autant de nuits, à Saint-Dié, en
Lorraine, dans les Vosges, cette plaisante région de montagnes que je vais
pouvoir mettre à profit, mon état, de l’avis de mes guérisseurs, réclamant un tel
lieu pour que je me rétablisse entièrement. Nous ne sommes plus qu’à un jour
ou deux de Strasbourg, mais je décide de séjourner quelque temps à Saint-Dié.
J’avais deux bonnes raisons, au moins, d’y faire une halte : Rodrigo de La Cruz
a insisté pour que j’y rende visite au père Benoît et le nom d’Amérique y a vu
le jour !
Saint-Dié est un lieu inattendu, car rien n’annonce la ville, dans la vaste et
silencieuse étendue qui la précède. Elle surprend le visiteur. C’est d’abord la
Meurthe qui se présente. Ses eaux vertes qui coulent sans hâte ne laissent guère
présager que dans le voisinage une ville a choisi de s’établir. Puis brusquement,
au détour d’un plateau, où poussent des massifs de fleurs, apparaît, comme
enserrée dans un écrin de verdure, Saint-Dié qui a gardé de la bourgade qu’elle
fut une âme champêtre, et cela convient fort bien au visiteur que je suis. Car je
n’aime rien moins que les cités qui se donnent des airs de m’as-tu-vu.
Saint-Dié est une ville tranquille qui n’a pas besoin d’exhiber d’artifices ni de
faux-semblants pour gagner l’estime de celui qui entreprend de franchir ses
portes.
Je m’y serais bien établi, elle réunit les qualités que par tempérament j’exige
d’une ville pour qu’elle soit à mon goût. On s’y sent bien d’emblée. Et l’on n’a
pas à connaître ses habitants pour admettre qu’ils sont discrets. Nul ne me
demanda, par exemple, qui j’étais ni d’où je venais.
Je me plais à errer sur les berges du fleuve, ne craignant pas, comme le
signalent mes hommes, avec force discrétion, qu’on attente encore à mes jours.
Je prends certes de plus grandes précautions depuis que j’ai failli quitter ce
monde, puisque je sais maintenant que l’on m’en veut. Mais ces précautions
sont raisonnables. Je ne puis m’encombrer de trop de prudence, ayant besoin
de me sentir libre.
L’église, puisque c’est elle que je visite en premier, se déploie dans l’espace, mi-
gothique mi-romane, rendant hommage à l’intelligence de ses bâtisseurs.
Le père Benoît y officie. C’est lui que je vais voir, de la part de Rodrigo de La
Cruz : les deux hommes, en plus d’être des amis, ont un lien de famille qu’ils
n’ont jamais laissé se distendre. Nous parlons bien sûr de Violetta Lopez
Martinez, c’était sa cousine, et il avait pour elle beaucoup d’affection. Mais
voyant que le souvenir de mon épouse continue d’être une douloureuse
blessure, il me donne habilement l’occasion de parler de quelque sujet moins
grave.
— Je souhaiterais, dis-je, sans trop abuser de votre bonté, mon frère, visiter la
maison de Waldseemüller qui a publié l’ouvrage de Vespucci Amerigo !
— C’est seulement cela que vous voulez ?
— Rien d’autre ne me comblerait autant !
— Waldseemüller est notre fierté, je serai heureux de vous indiquer où il a
vécu ! Mais allons d’abord voir les héritiers de Waldseemüller dans leur atelier !
Je parie qu’ils seront ravis de vous rencontrer ! Car on ne vient pas tous les
jours d’Espagne, vous vous en doutez, pour admirer l’œuvre de leur père !
Ils m’offrirent, enchantés d’accueillir un homme qui avait parcouru tant de
kilomètres, le livre d’Amerigo Vespucci !
— Et vous avez fait tant de kilomètres pour Saint-Dié ? me dit encore le plus
jeune d’entre eux.
— Je voulais voir la ville de Waldseemüller, la ville où le nom d’Amérique est
né !
— Venez, monsieur, nous allons vous servir de guide !
La maison de leur père se tient encore dans la partie vieille de la ville. Je me
déplaçai avec respect sur le vieux parquet, et gravis les marches d’un escalier en
bois pour me rendre au premier étage de cette modeste demeure bâtie par les
Allemands, à une autre époque.
— C’est là, dans ce bureau, que travaillait notre père ! Nous l’avons laissé en
l’état, comme il était lorsqu’il est mort.
J’essayai de reconstituer, par la pensée, ce qu’avait été cette maison du vivant de
leur père. Je redonnai vie ainsi à mon maître. J’entendais sa voix. Puis je pris
congé de ces aimables gens en laissant là, délibérément, le livre de Vespucci.
Mais on se chargea de me l’envoyer et je ne m’en séparai plus. Il est là, posé sur
la table. Je le regarde de temps à autre. Il y a longtemps que je ne l’ai plus
ouvert.
Je me rendis ensuite à Strasbourg, la ville de Gutenberg et de la Bible dite à
quarante-deux lignes. J’entrai dans la ville, en songeant, le cœur serré, à
l’excellent maître et à ma pauvre mère. Non loin de l’imprimerie que tient,
aujourd’hui, un descendant de Johann Fust, l’associé de Gutenberg, un
ivrogne, ayant reconnu en moi un sujet de Sa Majesté catholique d’Espagne,
laissa tout tomber pour me convier à boire avec lui un verre à seule fin de me
dire tout le bien qu’il pensait des musulmans qui avaient, pendant de
nombreux siècles, occupé l’Andalousie.
— Je croyais, me dit-il, que mon discours allait vous froisser !
— Vous faisiez fausse route, mon ami !
— Comment est-ce possible ? Car c’est bien la première fois qu’un catholique
réagit comme vous !
— La raison en est peut-être simple !
— Et à quoi tiendrait-elle, selon vous ?
— À la fâcheuse manie, peut-être, que vous avez de mettre tous les catholiques
dans le même sac !
— Non, la raison est que vous n’êtes peut-être pas un vrai catholique ! Car un
vrai catholique se froisse toujours lorsque je lui sors mon discours ! Il se met
dans tous ses états et jure ses grands dieux que j’irai en enfer et que j’y brûlerai
jusqu’à la fin des temps ! Et cela me procure la plus grande joie, mon ami !
— Eh bien, vous pourrez dire, dans l’avenir, que vous avez croisé un catholique
que votre discours n’a pas froissé !
— Mais vous êtes bien catholique et du royaume d’Espagne ?
— Oui, je le suis !
— Et vous ne pouvez pas le nier, car vous le portez sur votre front !
— J’ignorais que cela se portait sur le front !
— Vous, en tout cas, vous le portez sur le front !
— Mais cela ne suffit pas à faire de moi un catholique à l’image de ceux que
vous semblez mépriser, voilà ce que je veux dire !
— Sauf votre respect, monsieur, mes coreligionnaires, et les vôtres par voie de
conséquence, sont des modèles d’hypocrisie ! Voilà la conclusion à laquelle je
suis parvenu et que je voulais vous faire entendre.
— Je l’entends, même si je ne partage pas les termes de votre conclusion !
— Mais ne m’en voulez pas de vous parler avec franchise !
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— Mais je ne vous en veux pas ! Cette franchise est à inscrire à votre crédit !
— Sachez, monsieur, qu’en vérité, je n’ai pas beaucoup de respect pour les
religions, en général. Et je sais les risques que j’encours à parler de la sorte.
Mais les musulmans sont loin d’être les barbares que les chrétiens veulent bien
décrire ! Voilà ce que je tiens à dire.
C’est son frère, un autre héritier de Johann Fust, qui me donne à voir la Bible
imprimée par son père en 1455 et dite la Bible à quarante-deux lignes. Nous
bavardons de choses et d’autres. Je ne sais comment aborder avec lui ce que
j’aimerais lui dire, puisque je ne dispose, pour cela, d’aucune lettre de
recommandation d’un tiers qu’il tiendrait en haute estime. Puis je décide que le
mieux est de lui parler le plus simplement du monde de mon maître.
— Je le connais de réputation, s’empresse-t-il de m’apprendre avec une joie
inégalée, et je conserve précieusement son manuscrit !
— Son manuscrit ?
— Oui, monsieur, il est parvenu chez mon père via de nombreux détours.
— Seigneur !
— Mon père tenait ce manuscrit pour une grande œuvre !
À la fin de sa vie, mon maître s’était convaincu que ce manuscrit s’était perdu
et qu’il n’y avait plus aucune chance de le retrouver.
J’eus quelque mal à ouvrir le manuscrit de mon maître, l’émotion me paralysait
les doigts, j’en tournai les pages, le cœur serré, dans la chambre que mes hôtes
eurent l’obligeance de m’offrir pour que j’y séjourne. Elle avait été celle de leur
père et Gutenberg la fréquentait souvent lorsqu’il visitait Fust.
C’est là que je lus le manuscrit de mon maître, la nuit. Je plongeai dans ses
pages et n’en ressortis qu’à l’aube, vidé de mes forces. Il est écrit dans une
langue claire, dans laquelle mon maître s’attarde sur la grandeur de l’islam et la
civilisation née de cette religion. Il parle certes de ceux qui dénaturent l’islam,
mais il dénonce surtout ceux qui exploitent la peur des chrétiens.
Selon les héritiers de Johann Fust, le livre n’avait pu être imprimé, car il mettait
directement en cause les chrétiens et l’esprit de croisade qui les anime,
constituant ainsi un danger. Offusqués par les propos de mon maître, les
imprimeurs avaient refusé de lui donner la forme qui devait être la sienne pour
lui permettre d’aller à la rencontre des lecteurs.
Le long prologue de mon maître s’achève par une saisissante évocation de
Murcie, la ville d’Ibn Arabi, où il s’était installé, ignorant que son séjour en
Espagne le modifierait à ce point et en ferait un autre homme. Précepteur d’un
prince, il avait tiré avantage de cette position pour obtenir le droit d’habiter
dans la maison du grand mystique où il rédigea son ouvrage simultanément
dans les deux langues, l’arabe et l’espagnol, dont il s’appliqua, plus tard,
furieusement, à me faire maîtriser l’usage, comme s’il voulait que je puisse lire
un jour son livre.
Je quittai Strasbourg, le lendemain, à l’aube, je n’avais plus rien à faire dans la
ville de Gutenberg, ce centre lumineux, cette fine fleur du monde civilisé. Je
bouclais la boucle, en espérant qu’un jour le livre de mon maître soit donné à
lire pour ce qu’il est.
Je ne sortis pas indemne de cette ville, comment le peut-on, mais je remerciai
abondamment mes hôtes de m’avoir reçu comme ils le firent, car mon séjour
parmi eux rétablissait un pont que je croyais brisé avec cette part de moi-même
qui survivait tels des décombres sous les tourments de l’époque et les avanies
du temps. Je me remis en route, sous le poids de ce que je venais de vivre,
transformé, mais ne sachant pas encore que je n’étais plus le même homme.
J’accordai à mes compagnons de suivre l’itinéraire qu’ils voulaient. Ils
choisirent un autre chemin que celui que nous prîmes à l’aller pour que je voie
d’autres régions de France à même de me distraire des épreuves du voyage,
mais je n’avais le cœur de rien voir.
Je ne vis pas le temps passer ni la France déployer ses paysages devant mes
yeux. J’étais prisonnier de mes pensées et des chaînes avec lesquelles elles
avaient décidé d’entraver mes sens pour qu’ils ne soient attentifs qu’à ce qui se
déroulait au fond de moi.
La route fut longue, sûrement, mais je n’en ai aucun souvenir, puisque ma
conscience était entièrement sollicitée par ce qui passait ailleurs que sous mes
yeux. Nous demeurâmes, le plus souvent, loin des villes, cela je le sais. De
larges voies succédaient à des chemins et des sentiers où peu de gens
s’aventurent et qui font de longues rocades, parfois, pour éviter les faubourgs
des grandes agglomérations.
Mes hommes s’engageaient dans des directions qu’ils connaissaient
d’expérience, ayant à cœur de me faire traverser des villages et des bourgs qui
me plairaient bien. Ils avaient noté que les villes, même les plus rayonnantes, à
l’instar de Strasbourg, n’étaient pas sans produire chez moi un malaise contre
lequel rien ne m’a jamais permis de me prémunir. Elles provoquaient, comme
elles continuent de le faire, un sentiment qui me les fait tenir, pour je ne sais
quel motif, en aversion. Est-ce un résidu de l’enfance où j’éprouvais déjà un tel
sentiment pour ma ville natale ? J’exécrais, à cette époque, le sort de m’avoir
fait naître à Salé, le lieu où, par ailleurs, je me sentais le mieux. Quel guérisseur
de l’âme peut expliquer cette disposition contradictoire que je ne cesse
d’éprouver ?
Mes hommes ignoraient les dessous de cette affaire, mais ils en voyaient les
manifestations que je n’avais pu ou su dissimuler. Ils voulurent contenter leur
maître. Mais je n’avais pas l’humeur à goûter ces visites qui auraient, sans
aucun doute, comblé mes attentes, en d’autres circonstances.
Cette route du retour, essentielle à bien des égards, décida de ce que j’étais loin
de prévoir. Je suivais donc mes hommes, avançant au-dedans de moi-même et
arpentant des terres dont je ne soupçonnais rien mais qui allaient bientôt me
devenir familières.
Je trébuchai souvent, puisque je ne connaissais pas ces lieux. Le ciel mélangea
les saisons comme s’il se déréglait soudain. Nous eûmes de la pluie et du vent
mais du soleil aussi et de la lumière.
Mais je n’eus ni à en souffrir ni à en tirer profit. Car je sortais peu de ce
confinement dont j’étais, sans le vouloir, l’intraitable geôlier et où me
parvenaient des voix en désordre qui me sommaient de prendre, sans délai, une
direction que je n’avais pas prévue.
Ce qui ne se commande pas intervint, peu après mon retour en Espagne. Je
revêtis la tunique de l’infamie pour barrer la route à ceux, et en premier lieu à
Amparo Carbo Ferrer, qui voulaient nuire à notre royaume et à notre roi. Je
pris de grands risques, je le sais, pour que mes amis, et d’abord le Monarque et
Rodrigo de La Cruz, me conservent leur confiance et leur affection, mais j’avais
besoin de servir notre nation.
Ce n’était toutefois pas aux gens de notre pays que je songeais. Ceux-là
m’avaient fait beaucoup de mal, et je n’avais aucune dette vis-à-vis d’eux. Je
songeais à notre nation. À son âme éternelle. Car les hommes passeront mais
l’âme de notre royaume continuera à travers les siècles d’exister comme une
flamme inextinguible dans le cœur de ses fils. Je ne pouvais pas la trahir. Cette
âme était sacrée.
Au soir de mon âge, j’entrepris de mener une vie d’imposteur pour servir le
pays de mes ancêtres. Je ne pouvais plus le trahir, si je l’avais, par erreur, trahi.
Je songeai, dans le désordre, à tout ce qui avait un sens à mes yeux et qui
n’avait eu de cesse au cours de ces années de compter pour moi : ma pauvre
mère, mon enfance, les couchers de soleil sur notre bonne vieille ville de Salé
d’où je voyais l’Océan, cette bénédiction et promesse faite aux hommes pour se
libérer, s’ils le veulent, des terres ambiguës et étroites qui les emprisonnent. Je
revins de mon périple en France convaincu que l’homme ne peut trahir la terre
où il est né sans risquer de se trahir lui-même.
Je me réveillai en sursaut un soir et ce qui cheminait dans mon esprit, à mon
insu, se révéla brusquement à moi. Je me vis sous un visage familier dont
j’ignorais les traits jusqu’alors. Ce visage n’était autre que mon visage intérieur
sur lequel les tourments de l’époque n’avaient eu aucune prise.
Je prenais de grands risques. Mais je devais cela à mon pays.
J’entrepris de mener cette vie double et d’informer improprement le Monarque
et ceux qui l’entourent pour être en paix avec moi-même. Je trafiquais les
documents lorsque j’étais persuadé que nul autre ne pouvait les lire. Et je fis
croire que les rapports rédigés ou collectés par les espions étaient non
seulement des faux mais qu’ils avaient pour ultime intention de nuire à la
glorieuse Espagne.
Je précipitai la chute de quelques espions qui avaient toute l’estime du roi. Il
n’était pas rare que je sacrifie un Arabe, rencontré inopinément, pour
convaincre les chrétiens que je travaillais pour eux et que je servais leur roi et
leur religion. Cet homme, disais-je, est un Maure qui conspirait contre
l’Espagne !
Les années, au nombre de dix, se sont écoulées à ce rythme sans que quiconque
ne se doute que dans l’ombre du Monarque œuvrait un homme qui servait les
intérêts de sa nation et de son roi. Je suis un homme des plus respectés qu’il ne
viendrait à l’esprit de personne de mettre en cause !
Depuis mon retour de Strasbourg, j’ai jugé utile, pour mener à bien mon
œuvre, d’épouser une princesse de haut rang, Flavia Pros Carbonell qui, en
plus d’être une ravissante femme, me permit de gagner un peu plus les faveurs
de la Cour.
Amparo Carbo Ferrer n’est pas encore revenu du Nouveau Monde. Mais tout
le monde l’attend avec grande hâte. Rodrigo de La Cruz est convaincu qu’il est
l’homme qui pourra mener à bien son projet de renverser notre roi pour
m’installer sur son trône.
Puis Amparo Carbo Ferrer fait son entrée à la Cour. La suite ? Je lui barre la
route, plus tôt que prévu. Je le croise, au salon de Cornelia Villanueva, il
s’étonne de mon ascension et veut me faire chanter. Mais l’homme d’Église,
stoppé dans son élan, n’aura le temps d’informer ni le roi ni Rodrigo de La
Cruz.
— Je possède, dit-il, des preuves irréfutables de ton imposture !
— Tu ne possèdes rien !
— Tu ne connais pas ma force !
— Tu ignores la mienne !
— Tu me supplieras à genoux de t’épargner !
— Encore faut-il que tu aies la chance de rester en vie pour cela !
— Rester en vie ?
— Tu as bien entendu !
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ce qu’il convient de comprendre !
— Aurais-tu l’intention de me mettre à mort ?
— Tu peux considérer que tu n’es déjà plus en vie !
Il m’implora ensuite à genoux, mais il était trop tard, puisque j’avais décidé de
maquiller sa mort en accident.
Je fais disparaître ensuite, un à un, tous ses hommes, ceux qui auraient pu,
d’une façon ou d’une autre, nuire à notre nation. Je les élimine jusqu’au
dernier. Je vais la nuit dans leurs appartements et, rompu dans l’art de donner
la mort sans que la victime ne se débatte ni ne hurle, les exécute en règle. Ce
qui est plutôt appréciable, puisque cela n’a pas la vertu d’attirer l’attention d’un
tiers.
Puis Rodrigo de La Cruz diligente une enquête pour faire la lumière sur ces
assassinats mystérieux. Mais on ne soupçonne jamais l’homme au cœur de
cette affaire qui usa de son influence pour faire porter l’accusation sur ceux
qu’il ne tenait pas en grande estime.
Je jouis d’une haute considération dans tous les cercles de pouvoir, j’ai gagné
l’affection des ennemis de l’islam : l’Espagne des inquisiteurs aime à me
montrer comme le modèle de ce qu’un bon musulman doit être. Cela me
permet de mener l’œuvre que je me suis assigné pour tâche d’entreprendre. Je
conviai un soir Rodrigo de La Cruz.
— Que faites-vous, mon ami ?
— Ce que vous voyez, monsieur, et que je ne peux m’empêcher
d’entreprendre !
— Mais je suis votre frère, vous le savez !
— Je le sais, en effet.
— Alors quoi ?
— Je suis votre frère et je continue de l’être et le resterai, croyez-moi, en dépit
de tout. Tant qu’il me restera un souffle de vie, je penserai à vous et à ce que
vous avez fait pour moi.
— Je ne vous comprends pas, monsieur !
— Rien ne me fera oublier le frère que vous fûtes et qui m’accueillit parmi les
siens, seules les circonstances m’obligent à agir comme je le fais.
Je mis cet excellent homme à mort. Je pleurai, dans le secret de mon âme, et
me hâtai de travestir ce crime.
Je composai un discours qui émut, outre le Monarque, tous ceux qui assistèrent
à ses funérailles. J’envoyai un mot au père Benoît, à Saint-Dié. Je lui devais
bien cela. Je parlai du frère qui m’avait sauvé la vie et à qui je devais les
honneurs qui étaient les miens aujourd’hui. J’associai à son souvenir celui de
mon épouse bienaimée. Ma lettre le toucha au plus profond de lui-même, il
m’assura en retour de ses sentiments fraternels.
À la mort de Flavia Pros Carbonell, mon épouse, qu’une violente et
inexplicable fièvre emporta brutalement, je demandai au roi l’autorisation de
me retirer de la Cour puisque, à mon âge, plus que vénérable, je n’y occupais
plus aucune fonction de nature à aider le Monarque dans sa façon de guider le
royaume.
C’est ainsi que, bénéficiant de la bonté du roi, qui continue de me tenir en très
haute estime et qui a pour moi, depuis quelque temps, une désarmante piété
filiale, j’ai choisi de m’installer à Murcie, la ville d’Ibn Arabi.
J’occupe sa maison. Celle où le grand homme est né. J’ai souvent le sentiment
d’entendre mon excellent maître. Il avait coutume de dire qu’aucun mystique
ni aucun penseur dans aucune autre culture n’était allé aussi loin qu’Ibn Arabi
dans le respect d’autrui.
Il aimait à répéter le poème d’Ibn Arabi sur la fraternité et l’amour. C’est ce
poème que je l’entends aujourd’hui répéter dans cette vaste demeure.
Mon maître décrivait, certains jours, cette maison que je connaissais bien avant
d’y séjourner. J’en connaissais les nombreuses pièces, les couloirs, les sous-sols,
le grenier... Certaines portes n’ouvrent sur rien, elles ne sont là que pour
tromper les éventuels cambrioleurs.
C’est dans cette maison que j’ai appris que Lazhar n’était pas mort. Son nom,
auquel je ne pensais plus depuis longtemps, fit irruption dans ma réclusion et
me troubla. Je me félicitai et bus, pour célébrer cette heureuse nouvelle, plus
qu’un homme ne boit raisonnablement à mon âge. La tête me tourna, je
croyais que je faisais un songe.
Mais au réveil, lorsque l’alcool eut fini de faire son effet, je relus la lettre des
frères Fust, un nombre incalculable de fois, pour me persuader que l’excellente
nouvelle était vraie. Je revis l’enfance et l’adolescence en désordre. Je ne tenais
plus en place. Je trépignais comme un petit enfant. Il me fallait, coûte que
coûte, tout reconstituer, tout reprendre de zéro...
J’allais de chambre en chambre, notai des bribes de phrases sur les murs... Tant
de choses se bousculaient dans mon esprit. Je craignais de perdre le fil de ce qui
prenait forme devant moi.
Dans leur lettre, les frères Fust me demandaient si je connaissais un certain
Lazhar. Un manuscrit, signé de sa main, venait de leur parvenir. L’auteur y
brossait le portrait de quelques explorateurs hors du commun, originaires de
notre nation, et notamment d’un certain Zemmouri, compagnon du fameux
Cabeza de Vaca. Lazhar omettait subtilement de parler de moi ! Je ne lui en
voulais pas, je me réjouissais de le savoir en vie.
Les frères Fust m’expliquent qu’ils ne peuvent, malgré son intérêt certain,
retenir le manuscrit pour publication, de grossières maladresses rendant
l’ensemble illisible. Ils me demandent, dans un alinéa, si je ne me suis jamais
senti l’envie d’écrire mes aventures vécues sur les trois continents.
*
La suite, le lecteur peut l’imaginer. Je me mis à cet endroit, où je suis encore,
dans ce cabinet de travail, où j’écris chaque jour pendant de longues heures.
C’est une pièce relativement sombre. Il n’y entre, par choix de l’architecte qui a
retouché les fenêtres, qu’un peu de lumière. Cela évite à mes yeux, qui
redoutent les violents éclairages, d’être éblouis.
Je ne sors plus depuis peu. Non pas que je craigne les menaces dont je suis
l’objet. Mais mes jambes me portent difficilement. Ce livre me vaudra, je le
sais, bien des haines, et celle du roi en tout premier lieu. Car j’ai décidé de tout
dire, sans rien taire ni omettre, ne pouvant différer cette urgence.
Je mets ce que je suis en péril. Car l’écriture n’est pas une affaire de
convenance, c’est un exercice ardu, dont il faut savoir payer le prix. Mais je ne
puis faire autrement que m’exposer, puisque je veux que ces pages durent,
traversent le temps.
L’autre jour, mais je l’ai peut-être déjà dit, un jeune homme, en provenance du
royaume du Maroc, a frappé à ma porte. Il est venu à Murcie, sur les traces
d’Ibn Arabi. C’était plus que je ne pouvais rêver, je l’accueillis à bras ouverts.
— Entrez, lui dis-je. Entrez, monsieur.
— J’ignorais qu’un compatriote occupait cette maison !
— Vous le savez maintenant.
Je parlai abondamment. Je profitai de cette disposition de nos mœurs qui
oblige les jeunes à respecter leurs aînés et qui l’empêchait d’exprimer toute hâte
de prendre congé de moi. Mais je ne révélai rien de ce que j’ai vécu d’essentiel.
— Et que faites-vous à présent ?
— J’écris de l’aube jusqu’au soir, je m’efforce de consigner ma vie par écrit.
Il partit ensuite et le peu de lumière qu’il apporta avec lui se retira de cette
pièce où je suis seul désormais avec des ombres, j’essaie de redonner vie à des
visages qui ont accompagné mes jeunes années et qui ne sont plus de ce
monde. J’entendis son pas dans l’escalier, semblable à mon pas dans l’escalier
de Fust à Strasbourg. Je devinai qu’il s’éloignait à grandes enjambées, une fois
le porche franchi, pour retourner au plus vite au Maroc et oublier le vieux fou
qu’il venait de rencontrer. Je me levai pour regarder par la fenêtre, je crus voir
une silhouette traverser l’immense jardin. Mais qui peut m’assurer que c’était
celle de ce jeune homme ?
J’ai eu par chance le temps de le prier de lire une prière à la mémoire de ma
pauvre mère si, avec les indications que je lui fournissais, il réussissait à
retrouver sa tombe. Mais je crois que j’ai déjà évoqué cela. Il est inutile d’en
parler encore. Le lecteur pourrait croire que je ne suis pas maître de mes esprits
et que je radote.
Cette histoire approche de sa fin. Bientôt, je ne pourrai plus rien y ajouter ni
rien en retirer. J’ai du mal à y mettre un terme. J’ai pourtant le sentiment qu’il
y manque quelque chose. L’essentiel.
Je revisite souvent les chapitres pour me convaincre que je n’ai rien oublié. Il
n’est pas rare que je me lève la nuit pour vérifier si tel passage est conforme à ce
que je voulais qu’il soit avant de l’écrire et si tel passage je l’ai vraiment écrit.
J’erre tel un fou dans les couloirs de la maison, comme si ces couloirs étaient
les phrases interminables auxquelles je songe parfois. Je hurle, mais je mets un
bâillon sur ma bouche pour qu’on ne m’entende pas.
V

LE FEU
Je ne soupçonnais pas que tout cela partirait en fumée. Je me défiais des mots,
mais c’est le feu, d’origine criminelle, qui a eu raison de cette entreprise. Aussi
ai-je décidé, reclus dans cette maison, de ne plus prendre aucune protection. La
porte est ouverte à ceux qui veulent la franchir. Je n’ai plus la force, à l’âge qui
est le mien, ni de me protéger ni de réécrire ce que j’ai déjà écrit.
J’accepte le verdict du ciel, puisqu’il était sans doute indiqué quelque part que
cette vie, partie en fumée, ne connaîtrait pas la forme que je voulais lui donner.
Je suis enclin à croire par instants que c’est le châtiment d’un dieu qui a voulu
me punir pour que nul, ni en mon siècle ni en aucun autre, ne sache qui je suis
ou qui j’ai pu être.
Fès, Vannes, Kingham, Paris
Novembre 2008
GALLIMARD
5 rue Sébastien Bottin, 75007 Paris
www.gallimard.fr
© Editions Gallimard, 2009.
Le roman raconte les aventures d'un Marocain du XVIe siècle, nourri de la
lecture des écrits de Marco Polo, qui part à la découverte du Nouveau Monde
trente-cinq ans après Christophe Colomb.
Ayant parcouru l'Europe dans l'espoir d'embarquer à bord d'un des vaisseaux
en partance pour l'Amérique, il finit par prendre la mer et se retrouve sur le
Nouveau Continent. Il y sera aux prises aussi bien avec les Espagnols et les
Anglais qu'avec les indigènes. et ses alliances se retourneront au gré des
circonstances. Contraint de survivre dans des environnements hostiles, il devra
parfois se livrer, à son tour, à l'infamie pour triompher de ses ennemis. Quant à
la vertu, Moumen découvrira qu'elle n'est pas toujours ce qu'on croit, et que
les vertueux ne sont pas forcément ceux auxquels on pense...

Kebir M. Ammi nous offre un roman picaresque, plein de rebondissements.


Mais il propose aussi une réflexion très actuelle sur la confrontation entre la
civilisation musulmane, la civilisation chrétienne et les civilisations primitives,
sujet qui trouve des échos évidents dans le monde contemporain.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard Jeunesse
LE PARTAGE DU MONDE (« Frontières »), 1999.
FEUILLE DE VERRE (« Scripto »), 2004.
Aux Éditions Gallimard
LE CIEL SANS DÉTOURS, roman, 2007.
Chez d'autres éditeurs
THAGASTE, Éditions de l’Aube, 1999 ; « Livre de poche », 2002.
SUR LES PAS DE SAINT AUGUSTIN, Presses de la Renaissance, 2001.
LA FILLE DU VENT, Éditions de l’Aube, 2002.
ALGER LA BLANCHE, théâtre, Éditions Lansman, 2002.
ÉVOCATION DE HALLAJ, MARTYR MYSTIQUE DE L’ISLAM, Presses de
la Renaissance, 2003.
Cette édition électronique du livre LES VERTUS IMMORALES de KEBIR M.
AMMI a été réalisée le 12/05/2009 par les Editions Gallimard.
Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage, achevé d'imprimer en mars
2009 (ISBN : 9782070124619)
Code Sodis : N02347 - ISBN : 9782072023477
Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako
www.epagine.fr / www.isako.com
à partir de l'édition papier du même ouvrage
Photocomposition Graphic Hainaut
Achevé d'imprimer
sur Roto-Page
par l'imprimerie Floch
à Mayenne, en mars 2009
ISBN 978-2-07-12461-9 / Imprimé en France.
166326

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