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LIBERTÀ

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Liberta

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Liberta

Meriem SKANDER

LIBERTÀ

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Couverture :
© ANEP éditions,
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« On peut faire n’importe quoi d’un être humain
avec un peu d’espoir »
Anouar Benmalek

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Osman....

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A travers la fenêtre de ma chambre, perchée au neu-
vième étage d’un immeuble cossu de la banlieue chic de
Rio de Janeiro, je considère cette foule, en bas, jaillis-
sante de toute part, allant vers on ne sait où et venant de
nulle part. Une mère à cran, visiblement en retard pour
emmener son rejeton à l’école.
Derrière, un cadre de société, en costume trois-pièces,
hésite probablement entre se rendre au bureau d’abord,
ou aller récupérer chez le concessionnaire sa Porsche,
honteusement onéreuse.
Une vieille dame, pour qui le temps semble s’être ar-
rêté, attend de trouver le bras providentiel qui lui fera tra-
verser la chaussée, tenter l’expérience seule risquerait de
lui faire traverser la vie pour de bon.
Il doit être 9 heures je crois, j’ignore depuis combien
de temps je suis posté en sentinelle à ne rien guetter. Les
rayons du soleil ont inondé l’appartement, sombre
jusque-là. Le silence règne, je n’ai pas dormi de la nuit,
je demeure éveillé à ne rien faire, mise à part fixer la rue
en bas.
Le vide et le désir de ne plus bouger pour saisir cette
émotion qui me ronge. Je veux rester là, entre la solitude

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de ces quatre murs, pour le restant de mes jours. Pourquoi


me déplacer ? Où irai-je ? Chez moi ? Cet appartement
qui m’a coûté des centaines de millier d’euros devait rem-
plir cette vocation. Malgré cela, il me semble par mo-
ments que je ne suis qu’un nomade, locataire temporaire
sous l’ombre du Christ rédempteur. « Chez moi » c’est
toute mon enfance. Il est liée à ce cocon où un jour j’avais
été innocent et friand des bonheurs simples qui s’offraient
à moi. Le lien n’évoque pas forcément un lieu, mais une
personne, mon père, et à l’heure actuelle ce lien est défi-
nitivement rompu, un coup de fil a traversé des milliers
de kilomètres, hier soir, pour tuer mon « chez moi ».
Je le savais malade, une cousine il y a six mois de cela
m’en avait informé. Il souffrait, et il désirait me voir, sen-
tant sa fin proche. J’étais en séminaire, à Atlanta. Impos-
sible d’annuler le voyage. Je supposais que tous les vieux
disaient ça, un léger rhume, ils convoquaient leurs avo-
cats pour modifier leurs testaments. J’étais sûr que c’était
un prétexte, juste pour me faire venir, une connerie. J’au-
rais pu avoir raison, n’est-ce pas ?…n’est-ce pas ?
Et voilà que cette vieille cousine flétrie m’annonce son
décès, « un cancer au foie » disait-elle, il avait souffert
seul. Maintenant, il fallait que quelqu’un vienne le mettre
six pieds sous terre.
Une simple formalité que la mairie rebutait à faire et
que la cousine voulait s’épargner, pour ne pas avoir à
gérer les funérailles ; « au moins que son fils soit présent !
» me lança-t-elle au téléphone. Après vingt-cinq longues
années, suis-je encore un proche, un fils ?
J’ai des crampes aux mollets, je décide de me reposer
sur mon sofa. J’allume ma énième cigarette, et contemple

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la fumée qui monte et défie un rai de lumière qui passe


au-dessus de ma tête.
La dernière fois que j’avais vu mon père, c’était juste
après le Bac je m’envolais pour Paris, je devais avoir dix-
sept, ou dix-huit ans. Mon père tenait à m’accompagner
à l’aéroport pour me faire ses adieux, jusqu’au bout, lar-
moyant, le cœur brisé. Il me demanda de rester toujours
fier et digne en toute circonstance, de bien manger et de
ne pas me mettre à boire surtout.
Il était très pieux, à ce que je sache. Je ne l’ai jamais
vu prier. Mais il défendait les fondements de sa foi aussi
farouchement qu’un prêcheur. Il était ému, j’étais soulagé
de partir. Finalement, je m’étais contenté d’un baiser sur
son front, puis j’avais tourné le dos à mon père. Lui était
soucieux à propos de mon avenir, mon éducation, ma
santé, mes états d’âme. Il s’était toujours évertué à com-
bler le vide laissé par ma défunte mère, qui fut emportée
par une angine mal soignée, je n’avais que cinq ans.
Il me traitait comme un prince. Nous habitions une pe-
tite maison à Trik Djdida, à Constantine, un espace de
deux pièces cuisine avec patio. Cette maison mauresque,
comportait des portes arquées et des plafonds hauts. Les
fenêtres très petites et fermées par des moucharabiehs.
Le sol était dallé de tomettes rouges que je m’amusais à
colorier avec de la craie.
J’aimais passer mon temps dans le patio, à jouer, puis
à réviser un peu plus tard. Je savourais le calme, et le si-
lence qui berçaient notre maison.
Nous avions la télévision, mais mon père préférait la
radio. Il s’installait à côté de sa TSF, croisait les jambes,
posait son café sur un édredon, penchait la tête, et écou-

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tait durant des heures la radio du Caire, en suivant le pro-


gramme de bout en bout.
Ensuite, il se saisissait de sa canne, rajustait sa veste
en tweed, et sortait disputer une partie de Dames avec ses
amis au Jardin public de La Brèche. Chaque fois qu’il
rentrait il me rapportait un cornet de pois chiches grillés.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, et ce jusqu’à
mon départ, j’avais eu droit à mon cornet, quatre fois par
semaine, c’était devenu une espèce de tradition.
Tout allait pour le mieux, nous étions « complices »,
heureux. Nous vivions dans la sérénité.
Mais l’arrivée de Zahra ma belle-mère allait tout bou-
leverser.
Mon père avait rencontré Zahra lors de son séjour an-
nuel en Kabylie en été, lorsqu’il rendait visite à ses cou-
sins. L’un d’eux lui proposa de mettre fin à son long
veuvage ; de prendre femme pour s’occuper de lui.
Mon père avait grandi dans un village enclavé dans la
campagne bougiote. Mon grand-père s’était tué à la tâche
pour que son fils ne connaisse pas le même sort que les
autres gosses du village, qui au lieu d’aller à l’école, pre-
naient le chemin des champs d’oliviers, ou devenaient
bergers. Mon grand-père avait préféré placé son unique
fils en pension à Alger, pour qu’il apprenne à lire, à écrire
et à penser, pour qu’il devienne « un homme respectable»
quand mon père m’évoquait quelques fois ses souvenirs.
Mon père obtint son certificat d’études à seize ans,
mais son père n’eut pas la chance de savourer l’accom-
plissement des efforts de son fils, car il mourut deux se-
maines auparavant, suite à une hémorragie crânienne
provoquée par la chute du haut d’un arbre de son verger.

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Peu de temps après, sa mère fut remarié à un éleveur de


bétails, veuf. Ce dernier lui signifia qu’il avait déjà bien
assez de mal à nourrir sept orphelins, il ne pouvait pas
entretenir le fils de sa seconde épouse, et lui avait signifié
qu’à son âge, il ferait mieux de travailler pour gagner son
pain.
Mon père ne se le fit pas redire deux fois ; il partit
chercher du travail dans l’administration, au village voi-
sin. Il était content d’apprendre que l’unique instituteur
de la seule école du village allait emménager en ville. Le
poste ne payait pas bien, mais le directeur lui offrit de
loger dans une petite chambre, à l’intérieur de l’école,
chambre qui devait servir pour héberger le concierge. Un
luxe inespéré, sans comparaison avec ce qu’il risquait
d’endurer : dormir à la belle étoile.
Il resta une année entière dans cette école, jusqu’au
moment où il entendit parler du recrutement à la société
des Chemins de fer. Il fut séduit par cette nouvelle op-
portunité qui s’offrait à lui, surtout elle était mieux ré-
munérée.
Il se rendit à Bougie où on l’informa qu’un poste de
contrôleur était vacant à l’unité de Constantine. Si toute-
fois la distance ne l’effrayait pas, il aurait toutes ses
chances d’être embauché. Il prit aussitôt le train de nuit,
et c’est ainsi qu’il se retrouva dans une ville, une vraie
ville comme Alger mais plus enchanteresse même par sa
configuration.
Comme prévu, il n’eut aucun mal à obtenir le poste,
et il s’y plaisait. Il ne travaillait que quatre jours par se-
maine. Il prit une chambre au mois à l’ « Hôtel de La
Gare ».

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Trois mois après son installation à Constantine, on le


rappela au village. Il prit juste une semaine de congé, sans
solde et partit voir de quel « événement important » lui
faisait part son cousin. Il rentra de congé, une femme à
son bras, qui sera ma mère. « Ce n’est pas très sain pour
un homme de rester seul dans une grande ville, loin des
siens », avait dit son cousin. Voilà, avant qu’il n’achevât
sa phrase, mon père était marié à l’une de ses cousines
dont il ignorait l’existence auparavant.
Mon père prit une autre semaine de congé afin de trou-
ver une maison convenable pour sa dulcinée, les époux
ne pouvaient vivre éternellement à l’hôtel. Il dénicha une
petite maison, deux pièces, un réduit pour cuisiner conte-
nant un bac et un robinet, et un patio immense où trônait
une petite fontaine. Ce fut leur havre, ils y vécurent heu-
reux et eurent un enfant… jusqu’au décès de son épouse,
ma mère.
Il en fut de même pour Zahra. Mon père partit en Ka-
bylie pour y passer quelques jours de vacances. On lui
présenta une femme venant de Tizi-Ouzou. Elle séjour-
nait à ce moment-là chez des parents, voisins des cousins
de mon père (comme par hasard !). De mon côté je m’ins-
crivis à un stage pour être moniteur dans une colonie de
vacances à Jijel. À la fin de l’été, je me retrouvais en face
de ma belle-mère. Je lui en avais voulu évidemment, pas
tant de s’être remarié. J’étais en âge de comprendre ce
changement. La vie d’un homme veuf l’a sans doute
contraint à prendre femme, mais je me sentais lésé pour
ne pas m’avoir tenu au courant, même si lui et moi n’évo-
quions jamais son veuvage. Encore moins le souvenir de
ma mère, s’il ressentait toujours son absence.

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Zahra était une femme rude. Son corps était sculpté


pour travailler la terre, et donner vie. Elle bouleversa
notre quotidien. Mon père, dès lors, avait changé d’atti-
tude à mon égard. Selon elle, il n’avait pas su m’incul-
quer les vraies valeurs de la vie, et de ce fait, mit un point
d’honneur à me réprimander au moindre de mes gestes,
à la moindre de mes paroles ; au point de donner lieu à
des situations tendues.
J’étouffais, et mon père laissait faire ma marâtre.
Certes, nous n’échangions que très peu lui et moi des pro-
pos, mais cette présence avait fini par nuire à notre
« complicité ». Mon père appréciait cette touche féminine
qui manquait à son foyer. Notre refuge se mua en « pou-
drière » ; à la moindre étincelle, il s’embrasait. Je déci-
dais de partir dès que j’aurais obtenu le bac.
Par moments, il me semble que ma vie actuelle est
factice, tant elle est différente de ce qu’elle était aupara-
vant. Ceci ne m’empêche pas néanmoins de vivre comme
je l’ai toujours rêvé, l’ambition de l’adolescent, s’était
réalisée. Je mène une brillante carrière de vice-président
de Genetech, l’une des sociétés spécialisées en commer-
cialisation de produits électroniques les plus prospères
au monde. Je jouis de la notoriété et de tous ses privi-
lèges : les femmes, l’argent, les voyages, les soirées dans
les clubs les plus fermés du Rio chic. Je ne descends d’un
avion que pour en prendre un autre. Les femmes, aussi,
plus charmantes les unes que les autres, au bout, je ne sa-
vais plus si j’avais passé la nuit avec Estelle à Rome ou
à Londres, et était-ce Estelle ou Monica, tiens ? Quoi
qu’il en soit on m’invite souvent pour boire un coup en
toute occasion, car j’ai plein d’amis, un tas d’amis, des
amis au golf, des amis au bureau, des amis au bar – ce

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sont les plus cools – des amis au ski, de nouveaux amis,


amis de mes amis, bref je suis au milieu d’une flopée
d’amis et je m’interroge pourquoi suis-je seul à cet ins-
tant.
On frappe à ma porte, c’est surement Christelle, mon
assistante,
– Bonjouuur Osman, comment vas-tou ?
Elle entre sans me donner le temps de me lever pour
lui ouvrir, elle a le double des clés ; elle rompt le silence
de mon appartement d’un battement de faux cils,
– Bonjour Christelle, dis-je d’une voix éteinte qu’elle
n’entend pas sans doute.
– Tou pourrrais au moins êtrrre poli et dirrre bonjourrr
! tou t’es lévé dou pied gauche.
Elle enclenche un rire sonore, très sonore, trop sonore
même. Je me tais et me contente de trimbaler la masse
de chair qu’est celle de mon corps, vers la cuisine, un café
bien dosé me sera salutaire.
Christelle est mon assistante depuis bientôt quatre an-
nées. Brillante, sexy et surtout discrète.
Elle reste debout au milieu de la salle de séjour à ob-
server la table basse, arborant un air dépité ; elle com-
mence par la débarrasser des bouteilles de Porto vides,
des canettes de bière, des joints de hachich, des mégots
de cigarettes et d’autres prohibés qu’elle ne connait pro-
bablement pas. Elle dépose le tout dans un sachet en plas-
tique, sorti de son sac, saisit un rouleau de papier
absorbant dans la cuisine tout en me jetant un regard de
reproche au passage. Elle s’affaire à astiquer la table mé-
ticuleusement.

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Elle sort ensuite son parapheur et son agenda de son


cartable Louis Vuitton, s’assoit sur le canapé, s’essuie les
mains avec des lingettes désinfectantes qui ne la quittent
jamais, rajuste sa mini-jupe, outrageusement courte, mets
ses lunettes à grosse monture, balaie ses longs cheveux
noirs d’un geste de la tête – qu’elle mettait des heures à
peaufiner durant ses études à la fac. À ce moment-là, elle
me sourit et commence à égrener notre programme pour
la journée. Voilà ; c’est Christelle.
– Tou orrrganises oune fête, et tou ne m’invite pas ?
– Quelle fête ? dis-je en regagnant ma place dans le
sofa qui a conservé l’empreinte de mon derrière, je de-
vrais en acheter un autre ou revoir mon régime.
– Toutes ces saletés, c’était pourrr une fête, non ? de-
mande-t-elle
– Non, j’ai passé la soirée seul, fis-je le nez plongé
dans ma tasse de café.
– Ah non, ce n’est pas bien ça, tou vas te fairrre dou
mal. Elle ramène l’agenda sur ses genoux, bref, à 11
heures tou rreçois Yu Lin, le contrat de Singapour, s’il
accepte nos conditions, tou signes aujourrd’hui l’accord,
à 14 heures déjeuner avec madame Bernard, tou me dirr-
ras le restaurant chinois ou thaï.
– C’est pas la même chose ?
– Pssss, non ce n’est pas la même chose, fit-elle aga-
cée par mon manque de goût.
– 16 heures, avion pour Buenos Aires….
– Arrête, je ne fais rien, annule tout.
J’ai lancé ça tout en contemplant une tache de vin sur
la moquette comme si c’était une toile de maître. Je sens

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qu’elle me dévisage, une paire de Smith et Wesson à la


place des yeux. Elle a toujours eu horreur de ces cham-
boulements de dernière minute.
– Tou as dit quoi là ? fit elle incisive, tou as un chan-
gement et tou ne prrréviens pas ? C’est pas professionnel
ça, ce n’est pas pro, mon cher, qu’est-ce que tou me fait
là ?
– Je ne te fais rien, je ne peux pas c’est tout.
Les pistolets tombent, place aux yeux de mérou.
– Tou annoules tout ou jouste la matinée ?
Je prends le temps de siroter mon café tiédi, elle n’at-
tend pas ma réponse.
– Je vois, je vois, mais c’est pas pro, moi je te le dis,
renonce-t-elle
Elle s’empare de son Smartphone et entame la parade
des « Nous nous excusons, mais… »
– Je vais prendre une douche, vois s’il n’y a pas de vol
sur Paris pour aujourd’hui.
– Parrrris ? On va à Parrrrris ? dit-elle surexcitée.
– Je vais à Paris, toi tu restes ici.
Son émotion retombe tel un soufflet.
– Rendez-vous galant ?
Elle rit faussement amusée.
Je me dirige vers la salle de bain. Je laisse l’eau couler,
je la veux brûlante. Je me déshabille et reste sous le jet
sans réagir, sans bouger, je ne fais que ranimer le passé
par une voie que j’avais cru effacée. Mes souvenirs me
sautent à la gorge, l’eau bouillante n’y change rien, elle
refuse de chasser cette douleur qui me perce, qui noue

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mes entrailles. Je lutte contre ce flot de souvenirs qui re-


viennent d’outre-tombe, d’outre-temps. Le passé me rat-
trape, il surgit du coffre béant de mes souvenirs, celui des
profondeurs de ma mémoire refoulée.
Mon existence commence à dix-huit ans. Avant cet
âge, c’est le trou noir, que couvrent à présent les visages
fantômes. Ceux de mon père, de Zahra, de Jamil mon co-
pain du lycée Jugurtha. Les odeurs d’eau de fleurs
d’oranger et de beurre fondu, les veilles de fêtes d’Aïd,
fouettent mon odorat, ainsi que la senteur du jasmin qui
embaumait notre patio. La saveur des oranges achetées
chez le marchand ambulant regagne mon palais ; la mu-
sique Malouf, inondant la terrasse du café « Nedjma »
sonne encore à mes oreilles comme un appel au recueil-
lement. La chaleur sous le soleil de Constantine et dans
le cœur en détresse de ses femmes en deuil perpétuel,
rayonnent en mon for intérieur. Je pleure, mes larmes se
confondent avec l’eau, je me vide, mais le mal ne fait
qu’accroitre à mesure que je gémis, et à cet instant, une
absurdité me traverse l’esprit : « On ne se rend compte
de ce que l’on a que lorsqu’on le perd. »
Christelle cogne contre la porte de la salle de bain, elle
me crie que le vol est dans deux heures. Je ferme le robi-
net et passe une serviette autour de ma taille. Lorsque je
sors, Christelle, semble soudainement effrayée, mes yeux
ont dû me trahir :
– Rrien de grrave j’espèrre ? Elle entoure mon visage
de ses mains qui sentent le Karité.
– Non rien de grave, juste une visite familiale.
– Ah au Maroc ?
Je ne corrige pas

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– Oui, c’est cela.


Elle rapproche son visage du mien, nos lèvres se tou-
chent. Elle m’embrasse, longtemps. Interminable ce bai-
ser. Elle fut ma maitresse à une époque, elle l’est encore
par moments, mais pas aujourd’hui. Je la prends par les
bras, la remercie, je dois me préparer.

***

Un quart de siècle, c’est le gouffre qui me sépare de


Constantine, et j’y reviens enterrer mon père, l’unique fa-
mille qui me restait en ce bas monde.
J’arrive à l’aéroport international de Constantine après
une escale à Paris. Il fait froid, il fait nuit, nous sommes
en décembre. Je n’ai pris que quelques vêtements et mon
ordinateur ; je ne compte pas rester longtemps, il n’y a
aucune raison pour que je m’éternise ici.
Je hèle un chauffeur de taxi, il prend le temps de finir
sa cigarette par grosses bouffées comme si c’était la der-
nière avant une longue période de sevrage. Je remonte le
col de ma veste, et enfouis ma tête entre mes épaules. Le
froid glacial m’écorche.
– Ou allez-vous ? me demande le chauffeur de taxi
avec l’accent du terroir.
Cela me fait drôle d’entendre l’accent du pays,
– A l’hôtel, s’il vous plaît.
Il dépose ma valise dans son coffre, il me fait signe de
monter. Je souffle dans mes mains et les frictionne pour
les réchauffer, ce que le chauffeur ne manque pas de re-
marquer :

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– Il fait froid cette année, l’hiver se fait bien sentir.


J’opine du chef.
– Quel hôtel mon frère ?
– Celui que vous voulez. Je n’ai pas pensé à me ren-
seigner au sujet des hôtels de haut standing de la ville.
– Ibis ? Novotel ?
– Ibis.
Nous déambulons à travers les rues de la ville, elle me
semble plus grande qu’avant, plus urbanisée, plus laide
aussi.
Arrivé à l’hôtel, je prends une chambre simple, et dé-
pose ma valise sur le lit. Je m’approche de la fenêtre. Dif-
ficile d’admirer le site, tout est sombre, mise à part une
autoroute éclairée par endroits, je suppose que c’est l’an-
cienne route qui mène vers Annaba et Jijel qui a bénéficié
d’un dédoublement.
L’idée que je pourrais ou devrais visiter mon ancien
quartier, mon ancienne école et certains lieux où je trai-
nais jadis m’a effleuré l’esprit, puis j’y ai vite renoncé,
j’étais bien assez ennuyé comme ça, à quoi bon en rajou-
ter ?
6 heures 30…
Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, un cauchemar m’a
fait sursauter, je me suis réveillé en sueur. Je rêvais que
je marchais le long du grand pont de Sidi M’cid, qui, dans
mon rêve, était dix fois plus long. Mon père m’accom-
pagnait, serein. Il semblait en pleine forme, car il n’avait
pas sa canne. Nous marchions côte à côte, le ciel était
rouge comme au crépuscule, en été. Il y avait du monde
sur le pont, mais je ne distinguais pas les visages. C’était

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Liberta

des silhouettes d’hommes, de femmes, de vieillards et


d’enfants. Le ravin en bas aussi n’y était pas, le pont était
suspendu au-dessus d’une mer à l’eau trouble, boueuse,
pleine d’ordures qui flottaient. Il ne restait plus que
quelques mètres à franchir avant de rejoindre la terre
ferme, je me retourne vers mon père, je ne le vois plus,
disparu. Pris d’une montée d’angoisse subite, je m’étais
mis à courir en tous sens pour le retrouver. Soudain le
pont cède. Je me vis tomber. Je me réveillais avant de
sombrer dans la vase.
Je quitte mon lit et m’habille en toute vitesse, l’air de-
vient irrespirable dans cette chambre exiguë, j’ai besoin
de respirer, de sortir. Une bonne rasade de whisky m’au-
rait mieux délivré, mais ç’aurait été déplacé, je crois, aux
funérailles. Une migraine martèle mon crâne.
Je sors dans l’espoir de trouver un taxi en maraude,
mais rien. Il fait au moins un ou deux degrés, je me ré-
signe à revenir à l’hôtel pour qu’on se charge de me trou-
ver le moyen de me déplacer. On me propose de louer
une voiture avec chauffeur, cela me paraît une bonne
idée.
Le temps que la voiture arrive, je prends le bout de pa-
pier sur lequel j’ai pris soin de noter l’adresse et le nu-
méro de téléphone de Hasna, la cousine de mon père.
« Cité Daksi Abdesslem, Bt F n°670- Constantine. »
Hasna était le seul lien familial que je connaissais à
mon père. Il n’avait ni frères ni sœurs, mais quatorze on-
cles et tantes d’un côté comme de l’autre, et autant de
cousins, sauf qu’il ne fréquentait plus personne depuis
son mariage avec Zahra. Je ne me souviens jamais avoir
rencontré un autre membre de sa famille. Il partait tou-

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jours seul en Kabylie. Il en parlait évidemment, mais je


n’allais chez personne et personne ne venait chez nous.
Sauf Hasna. Elle devait avoir quarante ou quarante-cinq
ans à mon départ. Je la connaissais bien, parce qu’elle fut
notre voisine à une époque, durant cinq années. Son mari
était du même village que mon père, il travaillait avec lui
à la gare. A sa mort, il laissa deux gosses à la charge de
sa veuve et des dettes de jeu. Il avait passé les derniers
mois de sa vie à parier sur les courses de chevaux. Hasna
se remaria aussitôt avec un homme de vingt ans son aîné,
il ne serait lui aussi plus de ce monde.
Il est vrai que je n’ai pas connu les gens de ma famille,
par contre Zahra, elle, était attachée à la sienne. Elle
n’avait plus ses parents, mais restait proche de sa sœur
et de ses six frères, ainsi que de sa douzaine de cousins
et de neveux. Et presque tous lui rendaient visite réguliè-
rement.
Durant les fêtes de l’Aïd, il n’aurait pas été facile de
recevoir tout ce monde dans notre maisonnette, mon père
résolut donc de nous emmener en Kabylie.
Je n’aimais certes pas Zahra, mais je dois avouer que
je suis tombé amoureux de son village, Ath Yenni à Tizi-
Ouzou, et de son site paradisiaque à vous couper le souf-
fle, de ses couleurs, de la chaleur et de l’hospitalité des
membres de sa famille. Tout cela me touche encore. Ils
étaient simples, modestes et très attachants, le rire franc
et chaleureux.
De leur maison au village, qui, à l’époque ne disposait
ni du gaz ni de l’eau courante, on pouvait admirer le
Djurdjura qui vous enchantait par sa superbe ; les plaines
verdoyantes parsemées de fleurs, un tapis que les meil-

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leurs tisserands n’auraient pas l’art de reproduire ; les


ruisseaux d’eau claire coulaient en épousant la terre, la
parsemant d’étoiles scintillantes. Le printemps, pensai-
je, s’il avait été amoureux, il l’aurait été de la Kabylie
pour l’avoir tant gâtée.
Zahra mourut il y a six ans, dans un terrible accident
de voiture. Elle était partie assister à un mariage dans son
village. Mon père, épuisé, ne pouvait l’accompagner. Le
véhicule au bord duquel elle se trouvait dérapa et finit sa
course dans le ravin, quand les secours arrivèrent, Zahra
était encore en vie, mais rendit l’âme à bord de l’ambu-
lance qui la transportait vers l’hôpital le plus proche.
Mon père m’avait raconté tout ceci dans une lettre, sa
dernière d’ailleurs, j’habitais Londres à l’époque. Il ne
me demanda pas de venir, mais je le devinais peiné par
cette perte, ma présence n’y aurait rien changé.
Le réceptionniste me prévient que la voiture est prête
; je remets l’adresse au chauffeur ; certain que Hasna
m’accablera de reproches au sujet de mon absence. L’es-
pace d’une seconde j’hésite à continuer le trajet, puis me
ravise, ayant fait tout ce chemin depuis Rio, il valait
mieux en finir, je devais au moins ça à mon père.
L’immeuble où vit Hasna est vétuste, sale, sans éclai-
rage. Je m’assure du numéro de l’appartement, je com-
mence à monter les escaliers à tâtons, manquant de me
casser la gueule plusieurs fois. Étrangement, je me sens
calme plus confiant à l’approche de cette première
confrontation intime avec mon passé. Je suis même
pressé de serrer Hasna dans mes bras, je ne crois pas
avoir beaucoup changé, hormis mes cheveux gris épars
et quelques kilos de plus, je pense qu’elle n’aura pas de
difficultés pour me reconnaitre.

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Liberta

Je suis devant le numéro 670, je sonne.


Quelques minutes et trois coups de porte plus tard, un
bruit de pas se rapproche, deux tours de clé dans la ser-
rure et un jeune homme apparait, imposant, je pensais
être en face du quater back des Patriots. Brun, crâne rasé,
l’air sympathique, le regard interrogateur. Il n’a pas le
temps d’émettre un son de sa bouche, qu’une voix fémi-
nine s’élève :
– Yanis qui est-ce ? C’est Nora ?
Le jeune homme tourne la tête légèrement sans me
quitter des yeux.
– Non Ma, attends.
Je me précipite pour me présenter ;
– Bonjour, je suis Osman, c’est bien la maison de
Hasna ? Je suis son cousin.
Il semble rassuré, et surpris à la fois. Une femme âgée
apparait dans l’entrebâillement de la porte, c’est Hasna !
– Oh Osman, c’est toi, grâce à Dieu, elle repousse le
jeune homme pour mieux me faire face, tu es enfin venu.
Elle m’enlace de ses bras frêles, et se met à pleurer, je
l’embrasse à mon tour, je suis gêné, confus, je comprends
son émotion même si j’ai du mal à la partager, je suis
néanmoins apaisé, et me contente de subir ses larmes, ses
baisers, ses pourquoi ? Et ses « dommage ».
Le jeune homme qui se trouve être son fils, nous pro-
pose d’entrer, tous les occupants de l’immeuble sont
groupés au palier du dessus et épient nos retrouvailles.
L’accueil que m’a offert Hasna m’a permis de mettre dé-
finitivement fin à mes appréhensions.

25
Liberta

On m’invite à m’installer dans une petite salle de sé-


jour ; avec des fauteuils de style mauresque, une table
basse en bois sculptée d’arabesques, des tableaux accro-
chés aux murs calligraphiés de versets coraniques,
comme chez moi jadis, une photographie en noir et blanc
de Hasna en mlaya, avec son deuxième époux, elle était
jolie, malgré son âge avancé. Aujourd’hui, elle semble
pâle, épuisée.
– Comment vas-tu mon fils ? Pas trop fatigué par le
voyage en avion ? Quand es-tu arrivé ?
– Hier soir, j’ai eu le temps de me reposer un peu ; et
toi que deviens-tu Hasna ?
– Dis-moi d’abord où as-tu passé la nuit d’hier ? Pour-
quoi tu n’es pas venu ici directement ?
– C’est très gentil, mais je suis allé à l’hôtel, et je ne
veux pas te causer de désagréments.
Elle se tourne vers son fils,
– Écoute-le dire des sottises. S’adressant de nouveau
à moi : l’hôtel c’est pour les étrangers, toi tu as de la fa-
mille ici en ville, tu es chez toi.
– Je vais y réfléchir, dis-je dans avec un sourire em-
barrassé.
Hasna envoie son fils nous rapporter du café à la cui-
sine, il réapparait au bout de quelques minutes portant un
plateau de cuivre blanc, sur lequel on avait posé du café
aromatisé à l’eau de fleurs d’oranger, et une assiette de
friandises orientales que j’apprécie tant.
Je la prie de ne pas se donner tant de mal, mais elle
insiste en hochant négativement la tête, et en tapotant
mon genou avec sa main menue.

26
Liberta

– Alors Hasna, qu’as-tu fait durant toutes ces années?


– Hélas, mon fils, bien des choses ont changé pendant
ton absence.
– Et tes enfants ? Les plus grands ?
– Ceux-là sont mariés, l’un vit à Annaba, l’autre vit
ici mais je ne le vois que rarement. Ils m’en ont toujours
voulu d’être repartis au bled.
– Je vois.
– Je vis désormais avec Yanis, et sa sœur Aliya, elle
n’a pas poursuivi ses études, elle attend son destin.
Ce qui signifie un futur époux. Un preux chevalier !
– Je suis malade comme tu le vois, mais grâce à Dieu
j’arrive encore à faire mes courses, et quelques tâches à
la maison. Lorsque ton père est mort – paix à son âme,
j’étais triste, je l’ai aidé comme je pouvais, il est resté
seul.
Je voulais aborder la question des funérailles avant
qu’on ne s’enfonce dans le mélodrame ; j’étais ici pour
ça, non ? Hasna me sert une tasse de café, j’en profite
pour évoquer le sujet. Quand ? Comment ? Où allait-on
l’enterrer ? Je me souviens qu’étant plus jeune, mon père
souhaitait être enterrer au cimetière central, à Saint Jean.
– Hasna, je voudrais qu’on parle des funérailles. Je
suppose qu’il y a une procédure pour le sortir de la
morgue ? dis-je, en évitant le mot « papa ». Je parle tou-
jours de lui à la troisième personne.
Hasna blêmit subitement, et faillit renverser le café en
me tendant la tasse. Elle échange un regard gêné avec
son fils.
– Osman, mon fils…

27
Liberta

– On l’a enterré, tu arrives trop tard, intervient Yanis.


– Comment ça, vous l’avez enterré ? fais-je interlo-
qué.
– Tu as tardé, il allait se décomposer à la morgue, je
l’ai sorti pour l’enterrer dignement, il ne méritait pas de
souffrir davantage, il en a bavé de son vivant.
Pour le coup j’avais l’air con, je n’arrivais pas à arti-
culer le moindre mot, les idées se bousculaient dans ma
tête mais rien ne sortait. J’étais indigné, en colère contre
moi plus que contre ce rejeton qui me dominait par sa
taille emplie de haine et de mépris inconsidérés.
Je savais très bien ce que me reprochaient sa mère et
lui, mon père aussi surement avant de mourir : mon si-
lence, mon indifférence. Aux instants de solitude que
mon père avait connus, j’étais loin, je ne me suis pas in-
quiété. Je n’ai pas posé ma main sur son front fiévreux.
Je ne l’ai pas pris par le bras dans ces moments-là. Je ne
lui ai pas donné à boire quand il avait soif, au sortir des
séances de chimiothérapie. Je n’ai parlé à aucun médecin
pour m’enquérir de son état de santé. Je ne l’ai pas
conforté à l’annonce de son cancer, avait-il eu peur ? Je
n’en savais rien. Et maintenant je viens me présenter pour
l’enterrer. Ce gamin a sans aucun doute raison, mais je
refuse qu’un morveux fasse mon procès.
– Osman, ton défunt père a beaucoup souffert, dit
Hasna dans l’intention de sauver l’humeur des retrou-
vailles. Je ne dis pas ça pour te culpabiliser, tu es assez
âgé et sage pour cela. Mais pendant les derniers mois de
sa vie, le pauvre était resté seul, il était très affaibli, et
c’était Yanis qui s’occupait de lui, il l’accompagnait chez
le médecin, lui apportait ses repas… Je l’aurais bien sûr

28
Liberta

hébergé ici, mais il refusait de quitter sa chambre d’hôtel.


Yanis passait toutes ses journées à ses côtés, il ne rentrait
que tard le soir. À son hospitalisation, un mois avant qu’il
ne décède, il est resté près de lui à le veiller…
– Attends, attends, chambre d’hôtel ? Je ne te suis pas,
et notre maison ?
– Oui, il louait une chambre au mois dans un petit
hôtel à la Casbah ; depuis un peu plus d’une année.
J’étais en plein cauchemar et j’allais finir par me ré-
veiller.
– Et notre maison ?
Hasna aspire profondément :
– Votre maison de Trik Djdida s’est effondrée à causes
des intempéries, elle était fissurée ; finalement le toit a
cédé, ton père n’avait ni les moyens ni la force d’entre-
prendre les travaux.
– Pourquoi ne pas m’avoir prévenu, je lui aurais en-
voyé de l’argent.
– Il ne voulait pas qu’on te prévienne, surgit Yanis.
– Bien sûr, j’ai passé outre à sa décision, reprend
Hasna, je t’ai écrit une lettre, que j’ai envoyée à la seule
adresse que j’avais, la poste me l’a renvoyée quelques
semaines plus tard.
– Rappelle-moi la période ? J’étais dans le flou total.
– Une année environ, l’adresse indiquait Londres. An-
gleterre.
– Je vivais à Rio. Mais l’internet ça existe, tu aurais
dû m’envoyer un mail, dis-je exaspéré.

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Liberta

– Hey, rugit Yanis, oui on a l’internet. Il aurait peut-


être fallu que tu nous communiques ton adresse électro-
nique, tu ne crois pas ?
J’étais au bord de l’implosion, ce minus me tapait sur
le système nerveux. Excédé, je me lève, l’atmosphère est
tendue, je remercie Hasna froidement et me dirige vers
la porte quand Yanis renchérit :
– Oui, c’est ça, c’est le mieux que tu puisses faire, tu
ne sais que ça, partir, fuir est une seconde nature chez toi,
t’es qu’un lâche.
– je n’ai aucune leçon à recevoir de toi, gamin, re-
garde-toi, à ton âge, toujours collé aux jupons de ta
mère,…
Le temps de finir ma phrase que mes dernières paroles
finirent au sol, une foudre fraiche d’une vingtaine d’an-
nées m’a envoyé valser jusqu’à tomber par terre ; et
l’unique chose qui me traverse l’esprit à cet instant est
d’annuler mon abonnement au cours de boxe. Les six
heures d’entrainement par semaine avec Carlos, ancien
champion du monde de sa catégorie, ne font pas le poids
contre un poing engraissé à l’huile d’olive vierge et aux
figues séchées dès le berceau.
Hasna est dans tous ses états, elle gronde son fils qui
se précipite tel un taureau en furie hors de la pièce, en me
jetant un regard de braise. Je rajuste mes vêtements et ce
qui me reste de fierté. Le connard m’a fendu la lèvre, elle
saigne, Hasna appelle sa fille restée dans le couloir à épier
la scène discrètement, elle lui apporte le flacon de mer-
curochrome pour « son oncle ».
– Quel accueil ! Si j’avais su, j’aurais ramené mes
gants, ironisé-je.

30
Liberta

– Osman s’il te plaît ne lui en veut pas, c’est le cha-


grin, laisse-lui du temps.
La fille de Hasna apparaît. Même sonné, je suis émer-
veillé par la beauté de cette jeune fille en fleur. Elle ne
ressemble pas à sa mère, les cheveux plus clairs ; un re-
gard profond agrandi au khôl, des joues pourpres. Elle
tend le flacon à sa mère et s’éclipse sans le moindre égard
à mon intention.
– Ce n’est rien Hasna, ça va aller, il m’a juste pris par
surprise.
– Osman ! Mon fils aimait beaucoup ton père, dit-elle
en me tamponnant la lèvre, et il le lui rendait bien, tu
comprends qu’il n’avait pas supporté de le voir conservé
à la morgue tout ce temps, il en faisait des cauchemars.
Et de mon côté, poursuit-elle, je n’étais pas certaine que
tu allais venir, cela faisait tellement longtemps. Depuis
ton dernier coup de fil le jour de l’anniversaire de ton
père quand je t’ai annoncé sa maladie, et que tu n’es pas
venu, je ne savais plus ce que je devais faire.
Je demeurais muet, sans savoir à qui faire des re-
proches. J’avais mal, j’étais mal à l’aise ; je détestais ça.
– Mais si tu le souhaites, Yanis n’a pas encore récu-
péré les affaires de ton père à l’hôpital, tu pourras aller
les chercher.
Elle dépose le bout de coton sur la table.
– Dans deux ou trois jours cette plaie ne sera plus
qu’un mauvais souvenir.
Mes lèvres se fendent en un rictus.
– Pas si sûr Hasna, pas si sûr ! ….c’est quoi ces af-
faires ?

31
Liberta

– Je n’en sais rien.


– Je suppose qu’elles n’ont pas grande valeur, sinon
ton petit ne les aurait pas laissées là où elles sont.
Hasna se lève, le visage empourpré, la voix trem-
blante, je viens de la vexer.
– Je comprends ta douleur, je comprends ton malaise,
je compatis à ton deuil ; mais je ne t’autorise pas à nous
traiter mon fils et moi d’usurpateurs. Ce qu’a fait mon
fils pour Boualem – petit foisonnement intérieur –, était
sincère, et désintéressé. Ton père aimait Yanis, il te voyait
en lui, il se consolait de TON absence grâce à lui. Mon
fils n’a pas eu assez de courage pour récupérer les effets
personnels de ton père, il estimait qu’ils te revenaient de
droit. Fais comme bon te semble.
Elle s’apprête à quitter la pièce à son tour.
– Il était à quel hôpital ?
– Au CHU de Constantine
Le soleil est à son zénith quand je quitte l’appartement
de Hasna. Il fait doux pour une journée d’hiver. Je ne
tiens pas à entrer à l’hôtel mais je préfère aller me désoler
sur les ruines de mon enfance, tant qu’on y est !! Le
chauffeur me conduit à travers les rues sinueuses de la
ville. Les bouchons, la chaussée défoncée par des cra-
tères, quelques gouttes de pluie, et la ville se transforme
en égout à ciel ouvert.
Arrivé au niveau du pont de Sidi Rached, je demande
au chauffeur de me déposer et de retourner à l’hôtel, je
tiens à marcher. Pourtant, je ne reconnais presque plus
les lieux. Souika n’est plus qu’un champ de ruines, les
maisons se sont effondrées, elles donnent une impression

32
Liberta

de désolation. À chaque regard, c’est comme si on violait


l’intimité des fantômes qui hantent ces ruines. Plus loin, les
anciennes échoppes de Trik Djdida ont toutes changé d’ac-
tivité, la librairie est devenue un magasin de sous-vêtements
féminins ; le vendeur de pois chiches grillés s’est reconverti
en gérant de kiosque multiservices, le fabricant de zlabia a
cédé sa place à un magasin de vaisselle.
Voilà ; j’y suis. L’impasse où se situe notre maison.
Une pluie glacée s’abat sur moi. Notre si jolie maison !,
elle se résume désormais à quatre murs, une porte taguée,
le toit couvre le sol, les fenêtres sont toujours fermées
par des moucharabiehs qui ne protègent plus aucune in-
timité. Quel gâchis ! Finalement je crois que c’est ce qui
a eu raison de mon père, pas le cancer, non ! Pas même
la solitude, mais le chagrin de voir sa maison tomber en
ruines.
Perdre sa demeure, c’est comme laisser échapper une
partie de soi. Nous sommes donc condamnés à l’errance.
Je suis surpris par un détail : la peinture est plutôt bien
conservée. Chaque été, c’était une corvée que mon père
m’imposait : peindre les murs à la chaux teintée en bleu.
J’ignore si c’est l’émotion, mais je hume la senteur du
jasmin qui plane encore, et le rire de ma mère qui se dis-
sipe dans l’air.
Quelque chose vient de m’effleurer, un rat ! Il ne s’en-
fuit pas, il me nargue même, l’odeur de la pisse efface
celle du jasmin, et les klaxons étouffent le rire de ma
mère. Retour à la réalité : des ivrognes se moquent de
moi, je n’avais même pas remarqué leur présence.
Il est temps de rentrer à l’hôtel, boire un coup m’ai-
dera à remettre mes idées en place.

33
Liberta

***
Le dernier alcool du minibar fini, je m’allonge enfin
espérant que l’ivresse me fasse sombrer dans un sommeil
amnésique, bienfaisant.
Le téléphone sonne.
Je croyais m’être assoupi et en regardant ma montre,
je me rends compte que j’ai dormi au moins pendant deux
heures. Je réponds. C’est la réception de l’hôtel, on m’an-
nonce qu’une personne me demande.
– Je n’attends personne, dites que je ne suis pas là
– Mais il insiste, Monsieur.
Quel bordel !
– Dites à cette « personne » de monter, je suis trop fa-
tigué pour descendre.
Quelques instants plus tard j’ouvre la porte, c’est
Yanis.
– Tu viens terminer ton ouvrage ?
– Je suis venu m’excuser, C’est ma mère qui m’en-
voie, je peux entrer ?
J’acquiesce d’un geste de la main et pars m’affaler sur
le fauteuil.
– C’est ta mère qui t’envoie ? Donc tes excuses ne va-
lent rien… Et as-tu idée de l’heure qu’il est ?
Il ne répond pas, il fait des va-et-vient dans la cham-
bre, il observe le décor : mes affaires encore rangées dans
ma valise ouverte, les flacons d’alcool vides.
– Je t’aurais offert une bière, mais comme tu le vois,
il n’en reste plus. Ou tu es trop petit pour boire, ta maman
te gronderait ?

34
Liberta

– Je ne bois pas, lance-t-il sèchement, ton père non


plus ne buvait pas.
– Mon père c’était mon père, je ne suis pas obligé de
lui ressembler, et puis tu ne sais rien sur lui. Combien tu
as vécu avec lui ? Un mois ? Deux mois ? Ça ne suffit
pas pour prétendre le connaitre.
– J’en sais assez ….
– Assez pour me détester ? le coupé-je
Il se tourne brusquement vers moi.
– Le mépris que tu as pour moi te ressort par les yeux,
il faut être aveugle pour ne pas le voir. Assieds-toi et ar-
rête de tourner en rond, tu vas me faire vomir. Assieds-
toi et crache ton venin, ça te soulagera peut-être, moi je
m’en bats les couilles de ce que tu penses ça ne m’em-
pêchera pas de dormir, mais ce sera réglé
– Tu n’es pas comme ton père te présentait à mes
yeux : intelligent, poli, élégant …
– ...
– Si tu veux tout savoir, c’est ce qui me fait chier.
Pourquoi ? Ton père ne disait jamais mal de toi, même si
je le lui reprochais, il se vantait au contraire. Fier de ton
succès, il disait que son unique fils avait embrassé la bril-
lante carrière qu’il avait toujours rêvée pour lui. Mais toi,
pourquoi ? Pourquoi ce reniement ? Le silence à ses let-
tres ? L’indifférence à sa maladie ?
Il hausse le ton, en colère.
– Il avait du chagrin, il est mort…
– Stop, arrête. J’accepte tes excuses, va-t’en à présent.
– Tu vois, tu t’y remets

35
Liberta

– Va-t’en je te dis. (Je me lève)


– Ce n’est pas juste pour les excuses que je suis venu,
si tu souhaites visiter sa tombe, je t’y emmènerai.
– Oui, oui, c’est ça.
Je claque la porte derrière lui, il refait ton portrait puis
se fait moralisateur. Quelle connerie !
Minuit passé, impossible de me rendormir, je descends
au bar de l’hôtel on m’annonce qu’il est réservé pour une
soirée privée. Je remonte, j’allume la télé, et tombe sur
une rediffusion de « Bagdad café », des lustres que je ne
l’avait vu, je regarde sans vraiment voir.

***

10 heures…
Je suis attablé dans un café crasseux en face du Centre
hospitalo-universitaire. Mon père parti, je réalise que je
n’ai plus d’attaches, plus d’ancrage. Bien que j’aie re-
noncé il y a longtemps à retourner vivre ici, le simple fait
de savoir que j’y avais un pied, un doigt, une empreinte
même me rassurait. Désormais je sais que je n’ai plus ma
place en ce monde ou si le monde entier est pour moi un
refuge ? Je m’égare.
Un homme et deux garçons sont assis à la table en
face. Il prend son café tandis que ses gosses s’amusent à
souffler avec des pailles dans des bouteilles de soda, pour
savoir qui sera le plus rapide à faire déborder le nuage
gazeux par le goulot. La scène me fait sourire.
Mon père aurait adoré avoir de petits-enfants, je me
rappelle qu’il avait les poches toujours pleines de bon-

36
Liberta

bons, il en donnait un à chaque enfant qu’il croisait sur


son chemin, en allant faire son marché. Je suis pourtant
persuadé que je ferai un mauvais père, et à mon âge le
temps qu’il se retrouve à l’école, je passerai pour être son
grand-père ; non ; non, et il y a le sexe aussi ; ce gamin,
devrait avoir une mère, et une mère supposerait une
épouse, et rien que l’idée de baiser la même femme le
restant de mes jours je postulerai d’emblée pour une va-
sectomie !
En attendant, je me retrouve face à cette structure en
béton, laide et froide. Je respire profondément et je pé-
nètre dans un brouhaha de gémissements, de cris, de
bruits de chariots qui s’entrechoquent, manquant de faire
tomber les malades qu’ils transportent. Apparemment, ce
sont les rescapés d’un accident. Je demande à un homme
en blouse blanche, en train de fumer, adossé au mur, où
se situe le service d’oncologie. Il m’indique une petite
cour que je dois traverser, des escaliers d’une centaine de
marches au moins à gravir, un bâtiment où entrer, un
étage à monter, un couloir à longer à ma droite, et j’y se-
rais.
Le service est calme, déserté, une forte odeur de dé-
tergent flotte dans l’air, il fait une chaleur suffocante. Le
couloir est sombre, je n’arrive pas à différencier les bu-
reaux des sanitaires ou vestiaires, aucune pancarte ; je
déambule lorsqu’un bruit violent me surprend, au fond
du couloir une femme se tient debout en face d’un distri-
buteur de boissons, je me rapproche instinctivement, la
femme se tourne vers moi, avec l’air d’un enfant qui au-
rait fait une sottise.
– Ce n’est pas moi, il a explosé tout seul ! dit-elle

37
Liberta

Je soulève ma main.
– Je n’ai rien dit, fais-je
– Je voulais prendre un café, le temps d’appuyer sur
le bouton, hop !
Une odeur de brûlé se dégage.
- Il y a eu peut-être un court-circuit, il vaut mieux re-
noncer à votre café,
Le bruit qu’a provoqué le distributeur n’a semblé dé-
ranger personne, le service est toujours aussi vide, je pro-
fite d’avoir quelqu’un sous la main pour me renseigner.
- S’il vous plaît, mademoiselle, vous ne savez pas où
se trouve le bureau du responsable de ce service.
Elle continue de fixer la machine, regrettant son café.
– Chambre 12, fait-elle sans lever les yeux du distri-
buteur ; le chef de service est avec les infirmiers, ils pré-
parent un gars qui est mort ce matin pour le descendre à
la morgue.
– Sympa tout ça, dis-je tout bas, elle me sourit, ses
yeux sont splendides.
– Peff ! Je renonce, adieu mon fric ; puis me faisant
face elle me dit : Allez-y chambre 12 demandez Hichem.
– Je ne sais pas si je pourrai, je suis étranger au ser-
vice.
Elle part d’un rire cristallin, amusée par mes paroles.
– Attendez ici, je vais l’appeler.
Elle revient accompagnée d’un homme aux cheveux
gris, il porte une tenue blanche et des gants.
– Que puis-je faire pour vous monsieur ? s’enqué-t-il
en me tendant son bras au lieu de sa main que je ne peux
serrer à cause du gant.

38
Liberta

Je lui serre le bras, la demoiselle passe son chemin, je


la remercie, elle se contente de lever la main vers la poi-
trine sans dire un mot et disparait.
– Monsieur ? s’impatiente le chef de service.
– Oui, je suis Osman Bentahar, je voulais savoir si
mon père Boualem Bentahar était hospitalisé ici ?
– Ah oui, toutes mes condoléances, en effet il était ici,
paix à son âme, vous venez pour ses affaires, je suppose.
– Oui, c’est cela en effet.
– Suivez-moi.
Dans son bureau au mobilier antédiluvien, il tire sur
le tiroir d’une armoire métallique, et en sort un sac pou-
belle en plastique qu’il me tend.
–C’est tout ? fais-je surpris par la légèreté de l’ensem-
ble.
– Oui, c’est tout, il n’avait pas grand-chose.
J’ouvre le sac, j’en tire un pyjama fripé qui sentait fort
la sueur et le moisi, ça me fait drôle. Le sachet contient
un chapelet, une paire de lunettes de vue à la monture
cassée réparée par du fil, ce sont les mêmes, il n’en a pas
changé. Un petit livret, le Coran. Et une feuille de papier
pliée en quatre.
- Humm !
Le bonhomme toussote pour me signifier de sortir, un
cadavre attend de rejoindre son tiroir d’asile, je m’exé-
cute. Je pars m’assoir sur une chaise au fond du couloir
sous une grande fenêtre. Je déplie la feuille de papier et
reconnait l’écriture de mon père :
« Mon cher Osman, mon fils, si tu lis cette lettre c’est
que tu dois avoir manqué notre rendez-vous. Je regrette

39
Liberta

de ne pas t’avoir revu avant mon ultime départ, tu m’as


terriblement manqué, mais je ne t’en veux pas, la vie est
un choix, tu as fait le tiens, celui de vivre loin, de t’exiler.
Je me souviens que dès ton plus jeune âge, tu souhaitais
visiter les États-Unis, le pays des cowboys et du grand
canyon. À 13 ans, tu disais déjà vouloir vivre à New-York,
et que tu m’emmènerais avec toi, tu te mettais dans tout
tes états quand je te disais que la seule terre qui me fai-
sait rêver était ma Kabylie natale, tu me traitais d’ « an-
cien » et tu replongeais le nez dans tes bandes dessinées.
Je suis fier ; et heureux que tu aies pu atteindre tes ob-
jectifs, si ta vie te rend heureux, alors je partirai en paix.
À l’heure où je t’écris, je ne suis hélas pas très en forme,
je m’efforce donc d’être bref. Osman, mon fils, tu appren-
dras bien assez vite que notre maison a succombé à de
fortes intempéries. Depuis la mort de Zahra, ma santé
s’est dégradée, je ne pouvais plus l’entretenir, le toit
n’était plus étanche, les murs commençaient à pencher,
les dernières semaines avant qu’elle ne s’effondre, je n’ai
même plus eu d’électricité à cause des fuites d’eau et
courts-circuits à répétition, le lieu devenait lugubre.
Abandonnée par ses habitants, notre maison s’est laissé
aller au gré des caprices de l’hiver. Un soir, le mur d’en-
ceinte de la courette s’est effondré, heureusement que ce
n’était pas celui de la chambre, je n’aurais pas eu le
temps de te faire mes adieux. Cependant, mon ultime re-
quête mon fils serait que tu rebâtisses notre maison, j’es-
père que tu auras l’envie de sauver ce qui, un jour a été
notre havre, là où tu es né et où ta mère a rendu son der-
nier souffle. Ce que tu décideras ne changera rien à mon
sort, mais pouvoir y croire apaisera mon agonie. Adieu
mon fils, que Dieu te protège. »

40
Liberta

Je replie la lettre, je suis soulagé, triste certes à l’idée


que mon père ait vécu péniblement dans cette maison, le
cancer par la suite, mais le fait qu’il ne m’en voulait pas
tant que ça et qu’il avait même prédit mon départ pro-
longé me réconforte. Sauf que je comptais ne pas m’éter-
niser ici, et retaper la maison exigerait que je prolonge
davantage mon séjour.
Plongé dans mes pensées, je n’ai même pas remarqué
la présence d’une fillette plantée devant moi en statue,
elle me toise.
– Bonjour.
Elle ne répond pas et continue de m’observer en mâ-
chouillant un chewing-gum.
– Tu ne veux pas me parler ? demandé-je dans un ef-
fort titanesque pour être agréable.
Elle fait « non » de la tête.
– Alors que veux-tu ? Ma gentillesse est mise à rude
épreuve.
– Je veux que tu bouges tes fesses, fit-elle.
– Quoi ? Pardon j’ai pas bien saisi, dis-je surpris.
– Bouge tes fesses de la chaise, insiste-t-elle.
– T’es insolente pour ton âge, où sont tes parents ?
– Ma sœur est là-bas, elle indique une direction indis-
tincte derrière elle sans se retourner, et j’ai cinq ans, et
toi t’es assis sur Totaly Spies.
– Sur qui ? je regarde en dessous.
– Mon cahier Totaly Spies, t’es assis dessus.
Je me lève en sursaut, j’étais en effet assis sur un ca-
hier à l’effigie de ce qui semble être une version manga
des Drôles de dames. Je le prends.

41
Liberta

– Tiens le voilà ton cahier, fallait juste être polie.


– Tu l’as tout froissé.
– Un merci aurait suffi.
Elle sourit brièvement sans conviction.
– Ah te voilà, je t’avais dit de ne pas bouger de la
chambre.
La jeune femme du distributeur de boissons apparait.
– Je ne retrouvais plus mon cahier, je suis allé le cher-
cher.
– C’est ça aller oust !
Elle remarque ma présence.
– Encore vous ! J’espère que Yasmine ne vous a pas
trop dérangé.
– Non, non. Charmante,… adorable, c’est le moins
que je puisse dire, fais-je dans un sourire forcé.
- Vous mentez, elle a sûrement été grossière, elle l’est
souvent ces jours-ci.
Je ne l’écoute plus, immergé dans ma contemplation.
Si l’on fait fi de sa maigreur rachitique, elle est plutôt
jolie, ses cheveux sont coiffés négligemment mais la na-
ture l’a doté de yeux couleur miel, la douceur et la dureté
s’unissent.
– A bientôt alors. Désolée encore une fois.
– Ce n’est rien.
Elles pénètrent dans une chambre dans le couloir de
droite, je me demande ce que deux jeunes sœurs font dans
ce lieu morbide. Je quitte le service à mon tour mais je
ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil sur la cham-
bre où elles sont entrées.

42
Liberta

Un vieux est allongé sur un lit avec plein de tuyaux


qui lui sortent de tous les orifices du visage, des aiguilles
plantées aux bras, une odeur d’urine empeste l’air, je sens
le petit-déjeuner remonter.
– Je peux vous aider ? me demande la jeune fille.
– Pardon ?
– Vous êtes là debout, je peux vous aider ? fait-elle en
souriant
– Non … C’est votre père ? fais-je en tentant de rava-
ler le goût de gerbe dans ma bouche et le dégout derrière
mon indifférence
– Brahim ?! Non, c’est mon patient.
– Vous êtes infirmière ?
– Non plus, disons qu’on me paye pour injecter des
bouillons de légume par un tuyau et veiller sur la toilette
du patient, je dois lui changer de position chaque deux
heures aussi.
Elle s’arrête, je dois tirer une sale tronche.
– Vous pouvez entrer. Restez pas dans le couloir, je vous
offre un truc à boire vous êtes pâle, est-ce que ça va?
Je fais un pas en avant je sens mes jambes molles. Elle
sort une bouteille de jus d’orange d’un sac isotherme, la
gamine est assise en tailleur dans un coin de la pièce. La
jeune femme revient et me tend un verre en plastique
Mickey.
– Pardon mais c’est tout ce que j’ai de propre.
– Elle n’est pas choquée la gamine ? dis-je en saisis-
sant le verre.

43
Liberta

– Yasmine ? Non, elle a l’habitude, et il faut bien que


quelqu’un s’occupe de Brahim.
– Il n’a pas de famille ?
– Si, mais ses enfants travaillent ; ils n’ont pas le
temps de s’occuper de lui.
– Je vois.
Entre mon haut-le-cœur et la perspective du discours
édifiant sur l’ingratitude de la progéniture, je ne sais pas
quoi fuir.
– Vous ne buvez pas votre jus ?
– Si, si
Je lutte de toutes mes forces pour ne pas flancher.
– Osman.
–…
– Je m’appelle Osman Bentahar.
– Ah oui ! Chambre 48, un chic type je m’en souviens,
un parent ?
– C’était mon père
– Oh, toutes mes condoléances, je suis navrée, c’est
que je ne vous ai jamais vu auparavant
– J’étais… disons, absent.
– Je comprends.
Elle ne comprenait pas.
– Moi c’est Fanny, Leila Fanny, mais tout le monde
m’appelle Fanny.
Mes lèvres effleurent le jus d’orange, la gerbe entame
son ascension ; je la remercie brièvement, je sors rendre
le petit-déj sur le bitume du parking.

44
Fanny…

45
46
Les gens sont tout de même bizarres, Brahim, vous ne
trouvez pas ? Des mois, que son père est hospitalisé ici,
entre la vie et la mort, et je ne l’ai pas vu une seule fois. Je
comprends qu’on puisse avoir des jobs prenants mais être
« absent » pendant qu’on expédie son paternel dans un ti-
roir, je pense que ça mérite un petit chamboulement dans
l’agenda. Ce n’est pas vous qui allait me contredire !
Brahim est inerte, je ne sais même pas s’il m’entend,
il doit sûrement être mort depuis des jours, et les méde-
cins n’ont pas encore eu le temps de trouver la parade
pour convaincre ses enfants de le débrancher, pauvre de
lui !
– Yasmine remets ta veste, on va rater le train, grouille
toi.
Alors voici à quoi se résume ma vie, à chaque jour sa
routine, son lot d’ordinaire, sa part de lassitude, et sa pa-
lette de déceptions. À chaque semaine ses jours, à chaque
mois ses semaines et à chaque vie son extinction.
Chaque matin, on se lève, on se lave, je pars bosser,
Yasmine me suit comme une ombre, on déjeune ou l’on
ne déjeune pas, on se rend à la gare, je m’assois sur un
banc au quai, Yasmine s’invente des jeux, et là je

47
Liberta

m’adonne sans scrupule aucun à l’unique plaisir de ma


journée : j’observe les gens, je ne les épie pas, non, je les
regarde, et j’imagine leurs vies, quels secrets ils essayent
de taire, ou comment ils prennent leur café le matin,
j’échafaude des scénarios à l’image des romans que je
lis, et parfois quand les quais sont vides, c’est justement
mes livres qui me sauvent de mon quotidien.
On nous annonce que le train aura du retard, rien d’ex-
ceptionnel, la ponctualité aurait été blasphématoire. Yas-
mine lance des cailloux sur les rails, le quai est désert
aujourd’hui, mon imagination est mise au repos forcé. Il
commence à pleuvoir, une pluie mêlée de neige, je ferme
les yeux, je hume l’hiver et espère les rouvrir et me re-
trouver ailleurs, n’importe où mais ailleurs.
- Fanny, le train est là.
Durant le trajet, je repense à cet inconnu, qui porte un
nom d’ailleurs, Osman, pour un premier contact avec un
être en dehors de mon cercle relationnel qui se résume à
une gamine de cinq ans, j’aurais pu parler d’autre chose
que du gavage alimentaire ! Si ce n’est pas pitoyable.
Le train passe par un bois, le reflet de mon visage ap-
parait sur la vitre, quelle tête ! Je ressemble à la vieille,
chambre 13, des poils sur le crâne en plus, à ce stade de
dessèchement capillaire ce ne sont plus des cheveux.
– Dis Fanny, est-ce que Kamel va venir aujourd’hui ?
me demande Yasmine.
– Non Yasmine, tu m’as posé la question hier, et avant-
hier, et je t’ai répondu que non, pas avant août, et nous
sommes en… ?
– Décembre ?

48
Liberta

– Voilà.
Yasmine se remet à mâchouiller ses cheveux, les tres-
sant, faisant rouler ses mèches autour de ses petits doigts.
– Et pourquoi il reste pas chez eux ? lance-t-elle.
– Chez qui ?
– Chez ses amis, c’est toi qui as dit que parfois Kamel
devait rendre visite à ses amis en cellule, c’est loin la cel-
lule ?
– J’ai dit ça moi ?...bah oui, c’est loin, très loin, mais
quand il finit de rendre visite, il rentre ici, c’est sa mai-
son.
– Et c’est aussi notre maison ?
– Oui ; soupiré-je exaspérée.
– Alors, moi quand je serai grande comme ça (elle
lève la main aussi haut qu’elle peut) je veux avoir une
maison rien que pour moi, et tu pourras venir toi aussi si
tu veux.
– C’est généreux merci.
– Mais, je veux pas la partager avec Kamel.
Personne ne veut partager quoi que ce soit avec
Kamel, pensé-je.
– Tu l’aimes pas hein ? dis-je ?
Elle fait « non » de la tête, le train arrive à Didouche-
Mourad, nous descendons, et marchons jusqu’à la maison
du couple de médecins chez qui je travaille, je garde leurs
jumeaux.
Je les aime bien ces petits, même si parfois ils me
prennent pour leur esclave. Mais étant donné que ce job
me permet de garder Yasmine avec moi, j’accepte de me

49
Liberta

faire malmener par deux crottes de nez. Leur mère par


contre est très gentille, douce et réservée, toujours bien
habillée, bien coiffée, polie et élégante, le genre de
femme qui porte des perles pour faire la cuisine.
Son mari, je ne le vois presque jamais, j’ai dû le croi-
ser une ou deux fois, grand brun aux cheveux dégoulinant
de gel à coiffer, tout droit sorti d’un feuilleton égyptien
en noir et blanc.
La dame me fait de la peine parfois, elle doit avoir
beaucoup de chagrin, car je l’ai surprise plusieurs fois en
train de pleurer, seule, dans la cuisine ou la salle de bain,
elle semble triste.
Arrivée devant chez eux je sonne, c’est Madame
Nadia qui m’ouvre, elle est en robe de chambre, et n’est
pas maquillée, c’est nouveau.
– Bonjour Nadia, je me suis trompée de jour ? Je ne
garde pas les enfants aujourd’hui ?
– Non Fanny, tu ne t’es pas trompée, entre je t’en prie.
Sans son maquillage, elle est tout aussi jolie, on ne lui
donnerait pas son âge. Je la suis dans la cuisine.
– Café ou thé ? me demande-t-elle.
– Ne vous donnez pas cette peine j’ai pris mon petit-
déj avant de venir, fais-je gênée.
– Reprends du café avec moi, je n’ai encore rien
mangé.
Elle est fatiguée, sa voix semble venir de très loin. Elle
me sert du café, et des biscuits au beurre.
– Je ne travaille pas Fanny aujourd’hui, je t’ai laissé
venir parce que je ne souhaitais pas rester seule… j’es-
père que ça ne te dérange pas.

50
Liberta

– Non, pas du tout.


Un silence alourdit l’air, je ne sais si je dois le briser
ou plier l’échine sous son poids.
– Es-tu heureuse Fanny ?
Je manque de m’étouffer avec le petit-beurre. Je vous
ferai un cours magistral sur ma conception du bonheur,
mais il faudrait d’abord le rencontrer, flirter avec, qui sait
? Et pourquoi pas s’en éprendre, mais là…
– Je ne sais pas, dis-je bêtement
Elle baisse les yeux et fixe son café refroidi.
Pitié pas de larmes, pitié.
Elle pleure… merde
J’hésite à me lever et aller vers elle, nous avons tou-
jours gardé une distance entre nous (mon salaire !) je me
risque quand même à lui tapoter l’épaule.
– Est-ce que ça va Nadia ?
– Ça va aller, oui.
Elle sort un mouchoir en tissu, se mouche et tente de
faire bonne figure.
– Navrée, Fanny
– Pourquoi ?
– Navrée de vous paraitre ainsi, c’est que…
Je regagne ma place.
– Ce n’est rien, on a le droit d’avoir de mauvais jours,
et pleurer c’est naturel c’est comme quand on enlève la
soupape de la cocotte, faut évacuer la pression.
– Fanny, pourrais-tu me rendre un service ?
– Bien sûr.

51
Liberta

– J’aimerai que tu gardes les enfants jusqu’à 19 heures


demain.
– Je ne sais pas Nadia, je devrais rentrer tard.
– S’il te plait, c’est important, tu seras payée en consé-
quence, et peut-être si tout se passe bien je vous raccom-
pagnerai.
– Si tout se passe bien ?
– S’il te plaît
Je finis par céder, elle était mal au point, et ce sera ma
Bonne Action de la semaine, de l’année même.

***

Le soir venu, je m’allonge enfin sur mon lit, que je


partage avec Yasmine. C’est l’instant le plus exquis de
ma journée, lorsque mon corps cède, muscle par muscle
sur le matelas, en douceur tant la douleur laboure ma
chair, mon souffle reste en suspens jusqu’à ce que l’at-
terrissage se fasse sans encombre.
Je contemple Yasmine qui dort paisiblement, je l’en-
vierai presque. Puis, comme chaque soir je m’enfonce
dans l’abîme de mes angoisses, je repense aux paroles de
Yasmine de ne plus vouloir partager le même toit que ce
connard, on en serait plus heureuses, même logées dans
une baraque en carton, sous le pont. C’est vrai qu’il n’est
pas gentil avec elle, il n’est pas méchant non plus, il se
contente de l’ignorer. Ce qui dérange le plus Yasmine, ce
sont les scènes qu’il me fait. Elle n’en parle pas, mais je
suis certaine que c’est ça, parce qu’à chaque fois je la re-
trouve campée sous notre lit serrant son lapin en peluche

52
Liberta

tout crade. C’est toujours comme ça quand Kamel revient


de ses séjours en prison. La promiscuité de la chambre
que je loue au rabais car la maison est vieille, elle est
squattée par des marginaux, et destinée à être démolie,
elle ne permet pas de soustraire Yasmine au spectacle des
coups et des obscénités. J’ai pensé souvent à changer
d’adresse, mon revenu ne me permet que de louer dans
de vieilles bâtisses en ruines, côtoyant les rats et les
ivrognes, et pour aller où ? Kamel n’aurait aucun mal à
nous retrouver.
Le lendemain je me réveille avec un torticolis, j’ai très
mal dormi. Je sors de la chambre pour aller pisser, tant
que les voisins dorment, une seule cuvette pour trente
personnes. Il fait très froid, je me presse, ma vessie me-
nace le déluge. Je ressors et réchauffe de l’eau pour la
toilette matinale, et le café, m’accroupis près du réchaud,
le froid glace mes os, comme chaque matin j’ai envie de
tout envoyer balader, et de foutre le camp. Comme
chaque matin, je chasse mes idées sombres en même
temps que le chat borgne qui lorgne d’un seul œil la cas-
serole de lait.
Yasmine est réveillée et regarde les dessins animés. Et
comme chaque matin, le voisin du dessus cogne sa canne
contre le plancher pour qu’on baisse le son.
– Yasmine bois ton lait, on doit sortir plus tôt à cause
de la neige.
- Il a neigé ? fait-elle excitée
– Oui.
Elle se précipite vers la porte (pas de fenêtre !).
– Waw, je peux aller jouer ?

53
Liberta

– Rentre te changer d’abord, tu joueras en cours de


route.
Elle enfile ses vêtements, je me rends compte qu’ils
sont soit trop petits soit déchirés.

***

– Fanny, je te félicite, tu es la seule à être venue, deux


flocons de neige et le service est désert ! me lance Hi-
chem, mon responsable.
– Il le faut bien, sinon qui donnerait sa soupe à l’oi-
gnon à tonton Brahim ?
– Ah, dorénavant tu en es dispensée ; tu peux rentrer
chez toi.
Je le regarde, tentant de comprendre ; il fait un signe
de tête envers Yasmine, souhaitant lui épargner le tra-
gique de la discussion, il articule :
– Brahim est mort.
Je rétorque de la même manière :
– il est mort ?
Il se contente de hocher la tête et de fermer les yeux,
compatissant.
Brahim s’est éteint à l’aube dans le noir, seul, dans son
sommeil ; ou coma devrais-je dire. À mon arrivée, la
chambre est vide, on aurait cru qu’elle a été toujours
comme ça ; aucune trace de lui. Encore un qui disparait,
un autre que la mort rappelle à elle, et où il sera sûrement
mieux que dans cette chambre.

54
Liberta

C’est donc ça la mort ? Disparaitre en silence, sur la


pointe des pieds, fuir la vie tant que personne ne nous ob-
serve, ne rien laisser derrière soi qui puisse tenter ceux
qui restent de nous invoquer par leurs gémissements ?
Je referme la porte de la chambre derrière moi, et pars
en prospection. Hichem m’annonce qu’aucune famille
n’a demandé à avoir un garde-malade.
Mauvaise nouvelle pour le portefeuille, mon moral en
berne. J’autorise Yasmine à s’amuser dans la cour jusqu’à
l’heure du départ pour Didouche-Mourad.
Au bout d’une heure, mes pieds gèlent, mon nez
coule.
– Hey Fanny j’ai faim.
– Mais il est même pas onze heures, Yasmine.
– Oui mais j’ai faim.
– Bah ! y a que ton sandwich, et tu ne mangeras plus
rien jusqu’au dîner.
Elle ouvre pour voir la composition de son sandwich,
son visage se décompose.
– Encore des œufs durs et de la tomate ? fait-elle
écœurée.
– Oui encore, c’est ça ou rien.
– Madame Nadia, elle leur donne de la viande et des
frites pour le dîner avec une pomme et un yaourt.
– T’inquiète pas, tu me remercieras quand tu ne feras
pas la queue devant un nutritionniste pour soigner ton
obésité.
– Quoi ?
– Rien, mange et arrête de râler.

55
Liberta

– Regardez qui est là ; la princesse des neiges.


– Yanis !
Yasmine se jette à son cou,
– Comment va la princesse ?
– Fanny veut m’empoisonner.
– D’où tu tiens ça toi ?
– La télé, comment tu vas Yanis ? lui demandé-je.
– Ça va, super, j’ai un peu galéré pour trouver le
moyen de venir ici, mais ça va, et toi ?
– Ça va.
– Tu ne travailles pas aujourd’hui ?
– Brahim est mort.
– Oh, c’est triste, mais c’est mieux qu’il soit mort.
– Pourquoi ?
– Pourquoi il est mort ? On meurt tous.
– Pourquoi est-ce mieux ?
– Dans son cas c’était préférable, il souffrait beaucoup,
la mort est une délivrance.
– La mort est une délivrance !
Il s’adresse à Yasmine,
– Tiens, Yasmine prends mon déjeuner, j’aurais pas le
temps de le manger.
– Arrête ça, Yanis.
Il sourit et lui tend son sandwich au thon.
– Tu chômes alors ?
– Ouais.
– Mais tu fais toujours la baby-sitter ?

56
Liberta

– Ouais, je dois y aller d’ailleurs, avec toute cette


neige, les trains sont sûrement à l’arrêt.
– T’es sûre d’aller bien Leila ?
- Ouais
Évidemment, la gare est vide, pas de trains, je me vois
contrainte de prendre le bus !
Arrivée chez eux, je retrouve les enfants seuls, et un
mot sur la table de la cuisine « le dîner est dans le four,
je rentrerai à 19 heures comme convenu». Je jette un
coup d’œil dans le four, elle a préparé un gratin dauphi-
nois.
Après avoir été pirate, cowboy puis indien, et même
git comme un cadavre, on a tous fini par s’endormir.
Lorsqu’un bruit de clé dans la serrure me réveille, je re-
garde ma montre, il est 17h 30, Nadia a dû finir plus tôt.
Erreur, c’était le père, il est essoufflé, décoiffé et en
sueur.
– Bonsoir, dis-je
– Vous pouvez rentrer mademoiselle, je reste avec les
enfants ;
– C’est que, monsieur j’ai promis à madame Nadia
de…
– J’ai dit que j’allais rester avec eux – Il est pâle et
nerveux. Voici votre argent pour la journée et voici pour
le taxi.
Il dépose le tout sur le meuble du couloir, et part ré-
veiller les gosses qui lui sautent au cou en le voyant.
Le jour suivant, je prends mon café en repensant à
Brahim, lui partit, avec un seul revenu, je n’arriverai ja-
mais à joindre les deux bouts. Je sors acheter le journal,

57
Liberta

et parcourir les petites annonces. Il fait beau ce matin, le


soleil a refait surface il tiédit la terre qui se laisse fondre.
– Bonjour Fethi.
– Bonjour Fanny, je t’attendais ce matin.
– Ah bon ! pourquoi ?
– Dis, c’est toi qui travailles chez le couple de méde-
cins à Didouche.
– Ouais et alors ?
– Prends le journal régional, page six.
Je tourne les pages, page six, infos régionales
« Une femme répondant aux initiales S. B, a été vic-
time d’une agression à l’aide d’un objet contendant. Hier
soir aux environs de 16h30 au cabinet du docteur A. H.
sis à Didouche-Mourad, il s’agirait selon nos premières
informations d’un crime passionnel ; l’enquête est en
cours pour déterminer les circonstances exactes »
– C’est bien chez ce médecin que tu bosses ?
Je ne comprends pas bien ce qui se passe, je nage en
pleine confusion. Je tente de recoller l’article avec la jour-
née d’hier, l’émotion de Nadia, son mari nerveux, crime
passionnel… Je cherche à y mettre de l’ordre. Je me di-
rige vers la gare, récupère Yasmine sur mon chemin.
– Encore ? Je veux plus aller à la gare, je veux aller
au jardin de la Brèche, râle Yasmine,
– C’est pareil, ici c’est près de la maison, et c’est plus
calme. J’ai besoin de réfléchir.
Yasmine « s’amuse » avec des cailloux, et moi je re-
trouve mon banc, même lui, il en a marre de mes fesses.
Cette histoire de crime n’augure rien de bon, pensé-je, je

58
Liberta

relis l’article, S. B. ne sont pas les initiales de Nadia, qui


est cette femme ? Une patiente ?, sa maîtresse ? J’espère
que je ne vais pas être mêlée à cette histoire, mais chose
est sûre : ça sent le renvoi.
– Fanny regarde c’est le vieux de l’autre jour, fit Yas-
mine.
– Où ça ?
J’espérais que ce n’était pas le SDF alcoolique qui me
rackettait ma monnaie.
– Là-bas, il vient ici, on part ?
– Pourquoi on partirait, ce n’est qu’Osman le type de
l’hôpital, et il n’est pas si vieux.
Osman s’assoit sur le premier banc qui se présente à
lui, à ma gauche. J’ignore s’il nous a vus ou pas, et si je
dois le saluer ou faire comme si je ne l’avais pas reconnu
;
Et puis zut ! :
– Bonjour ! crié-je.
Il se retourne mais ne bronche pas, je me mets debout.
– Vous ne vous souvenez pas de moi, je suppose ?
Il ne réagit toujours pas ; je regrette déjà mon offen-
sive.
– Elle. Vous, vous en souvenez sûrement.
Il suit la direction de mon doigt.
– Ah oui, la petite p… petite fille ! à l’hôpital oui.
Je souris, il quitte sa place et se rapproche.
– Bonjour, Fanny c’est ça ?
– Oui, vous, vous avez un train à prendre ? fais-je
troublée soudainement

59
Liberta

– Non, je me promenais seulement, je souhaitais voir


à quoi ressemblait la forêt en face, j’y jouais souvent
quand j’étais petit.
– Et ?
– Et, elle n’est plus ce qu’elle était avec tous ces tra-
vaux pour le soi-disant viaduc, je ne m’y retrouve plus.
– Cela fait si longtemps que ça que vous n’êtes pas
venu ?
– Vingt-cinq ans, lance-t-il.
– Ah, quand même.
Il s’enfonce dans ses souvenirs et je m’évapore avec
l’odeur de son parfum, ou son après rasage je ne sais pas
trop, ses cheveux, ses vêtements, ses chaussures tout est
bien ; il prend soin de lui, il doit sûrement être médecin
ou homme d’affaires, il a les mains dans les poches mais
je suis sûre qu’il porte une alliance, ce genre d’hommes
font l’objet de convoitises, sa femme doit être tout aussi
élégante et raffinée. Un couple sorti d’un magazine peo-
ple.
– Venez, je vous offre un café chaud, vous devez avoir
froid.
– Je vous remercie, mais je dois rentrer (pitié insistez)
– Votre petite sœur joue à l’équilibriste sur le rebord.
Je me retourne et manque de m’étouffer.
– Putain Yasmine ! braillé-je.
– T’as dit un gros mot, lance-t-elle sans cesser son nu-
méro de cirque.
– Et t’en entendra d’autres avec supplément de claques
si tu ne t’éloignes pas.

60
Liberta

Elle s’arrête et part bouder dans son coin, Osman a


l’air horrifié.
– Les enfants ! dis-je.
Il soulève les sourcils.
– Vous n’aimez pas les enfants ? demandé-je.
– Pas trop en effet.
Je ris
– Et les vôtres alors ?
– Les miens ? Il sort ses mains de ses poches pour les
frictionner, il n’a pas d’alliance.
– Vos enfants oui, c’est indiscret de ma part
– Je n’en ai pas, c’est simple, rétorque-t-il.
D’où je tiens ça moi ? L’âge sûrement ; dans mon
monde, même les homos ont des enfants. Si pas de stéri-
lité, rien n’empêchera « mâle » de transformer ses petits
soldats en progéniture qui portera son nom, l’honorera…
bla, bla, bla ; une logique qui n’en est pas une finalement.
– Je suis, je m’excuse ça ne me regarde pas.
– Ce n’est rien, de toute manière la vie de famille n’a
jamais été ma tasse de thé.
– Oh ! (voilà un extraterrestre dans ce pays, et j’ai un
plaisir coupable de le savoir… libre)
Il se rassoit et croise les jambes.
– Et vous ?
– Moi ?
– Oui, vous, êtes-vous mariée ? dit-il un sourire au
coin des lèvres.
Merde, merde, et remerde !

61
Liberta

– C’est personnel.
– Alors, vous êtes mariée.
Le sang me brûle les joues, je me contente de hausser
les épaules, quelle idiote !
– Je dois vous laisser, ravie de vous avoir revu Osman.
– Également Fanny, à très bientôt j’espère.
– Oui qui sait.
Mes jambes pèsent des tonnes, je suis fixée au sol, je
ne veux pas partir.
– Au revoir alors.
Il me nargue
Je me précipite hors de la gare direction l’hôpital, à
mon grand désespoir il n’y a toujours rien pour moi, je
croise Yanis.
– Salut Leila.
– Salut.
– T’as pas l’air en forme.
– Si, si… non ça ne va pas, j’ai perdu mes deux jobs
en 24 heures, et demain c’est la visite à la prison.
– Tu as besoin d’argent ?
– J’ai besoin d’un travail, manquerait plus que tu me
fasses la charité.
– Et comment tu as perdu le babysitting ?
– Je ne sais pas
–…
– Je ne retourne pas, y a une drôle d’histoire rapportée
par les journaux, et je ne veux pas qu’on me cite comme
témoin, ou je sais pas quoi. Déjà que le voisinage ne porte
pas dans son estime.

62
Liberta

– Je comprends, en tous les cas, si j’entends parler


d’un boulot, même à mi-temps je te le ferai savoir.
– Merci

***

On y est, c’est le jour des visites à la prison de Bir el


Atter à Tebessa, j’ai confié Yasmine à la voisine, puis di-
rection la station de taxis interwilayas. Comme à chaque
fois, j’ai l’estomac noué, j’appréhende sa réaction car je
ne sais jamais à l’avance comment elle sera. Des fois en-
thousiaste, d’autres fois j’ai droit à sa gueule de chiottes,
des insultes et des crachats parce que je ne lui aurais pas
ramené de l’argent pour payer sa drogue.
Kamel n’a que deux raisons de vivre, me faire honte,
ou me faire chier. Entre me piquer mes économies pour
se saouler ou me battre à mort à cause des piles de la té-
lécommande qui ne marchent plus, je ne sais pas ce qui
blesse le plus mon amour-propre. Quand il est en prison,
ça me va, je respire un peu.
Pendant le trajet je compte et recompte mon argent,
ce voyage va me faire un trou énorme dans le budget,
mais si je n’y vais pas, je le paierai cher à sa sortie.
Après quatre heures et demie, non cinq heures et
demie en notant les pauses pipi/vomi, et le changement
de véhicule, j’arrive enfin à Bir el Atter ; le paysage est
rude, des cailloux à perte de vue, peu de végétations, ça
n’apaise en rien mon angoisse.
À la prison, on me demande de patienter après
m’avoir fouillée. Dans la salle d’attente, il n’y a qu’une

63
Liberta

vieille dame accompagnée d’une jeune fille, elle me ra-


conte qu’elle vient rendre visite à son fils avant qu’il ne
soit transféré à Batna, je ne résiste pas à l’envie de lui de-
mander le motif de son emprisonnement, la réponse suffit
à me la boucler le reste de la période d’attente : viol et
tentative d’homicide volontaire sur mineur, le garçon
avait 6 ans ; Kamel à coté avec ses deals c’est un enfant
de chœur.
C’est à mon tour. Je pénètre dans la petite salle fermée.
Je retrouve Kamel assis les mains sur la table, les traits
du visage tiré, le verdict tombe : ce sera une journée hu-
miliation. Je m’assois face à lui, une vitre blindée nous
sépare et pourtant ma crainte est grandissante.
– Bonjour,
Il ne répond pas, se contente de fixer ses mains trem-
blantes, je réfléchis à ce que je pourrais lui dire.
– Tu es malade ?
– Pourquoi ? vocifère-t-il.
– Tu as l’air fatigué.
– Non (il baisse la voix), tu m’as ramené l’argent ?
– Pas cette fois-ci.
Il frappe du poing contre la table, je sursaute manquant
de me pisser dessus ; le gardien l’avise, Kamel est ner-
veux, certainement en manque.
– Pourquoi t’es venue alors ?
– L’argent que j’avais je l’ai dépensé pour venir.
– Je n’ai rien à faire de ta tronche, sale garce, si t’as
pas l’argent ne viens pas, attends que je sorte d’ici, si je
n’ai pas ce qu’il faut, ce sera ta fête, je suis certain que
t’en planques quelque part.

64
Liberta

Je suis à bout, les larmes me serrent la gorge.


– J’ai perdu mon travail, d’où veux-tu que je te ra-
mène du fric ?
– C’est ton problème pas le mien.
– Tu m’en demandes trop, je n’y arrive plus.
Mes nerfs lâchent, je sanglote, et m’en veux de m’écra-
ser comme une merde devant lui. Il se lève, demande à
quitter la pièce. Une rage me cisaille, j’ai envie de briser
la vitre et de cracher sur sa face de rat. Mais ou cela me
mènera-t-il ? Aux côtes cassées et lèvres fendues ?
Je rentre à Constantine, pensive. Le vieux tacot qui
nous ramène avance péniblement, le trajet est long, inter-
minable, et c’est tant mieux, je ne veux pas arriver à des-
tination, je veux qu’il continue de rouler sans fin, je veux
fuir, laisser ce tas de ferrailles me conduire jusqu’aux
frontières de ma vie de merde, je veux les transgresser
vers une meilleure existence, ou je serais peut-être heu-
reuse d’exister, me débarrasser de ce quotidien, de ce
corps. Et Yasmine qui m’amarre à la vie, elle m’empêche
de trouver le courage pour me délivrer, car lui aussi me
fait défaut « le courage », j’en voudrais presque à Yasmine
d’exister, et de me forcer à l’être moi aussi.
Il est 19 heures quand je rentre chez moi, foudroyée
par le spectacle qui s’offre à moi, des gendarmes sont
éparpillés dans la courette de la maison, les voisins du
dessus sont à leurs balcons et épient la scène. Aicha, la
vieille veuve échange des propos avec l’un des gen-
darmes, l’un d’entre eux, le plus imposant, ça doit être le
chef de l’équipe, les enfants de Aicha l’entourent, elle a
quatre garçon, j’imagine que c’est l’un d’eux qu’ils sont
venus chercher pour une énième agression.

65
Liberta

Soudain, elle hurle vers ma direction, je m’étais ren-


due chez el hadja récupérer Yasmine,
– La voici, c’est elle. Je vous disais bien qu’elle ren-
trait toujours la nuit.
Je la toise, incrédule. L’officier s’avance vers moi.
– Bonsoir mademoiselle, nous vous attendions.
– Moi ? Que se passe-t-il ?
– Rentrons s’il vous plaît, j’ai quelques questions à
vous poser.
Ils pénètrent dans ma chambre exiguë.
– Désolée, je n’ai pas assez de place.
– C’est votre fille ?
Yasmine est blottie contre moi.
–… non
– Qui est-ce ? Votre sœur ?
– Oui
– Où sont vos parents ? Vous vivez seules ?
– Ma mère est morte et mon père ne s’occupe plus de
nous, il s’est remarié, et vit avec son épouse et, et ses au-
tres enfants.
– Les noms de vos parents s’il vous plaît.
Je les cite, un subordonné prend note.
– Nous sommes ici mademoiselle pour l’affaire
concernant le docteur H. H.
– Ah !
– Nous aimerions que vous passiez au siège de la bri-
gade, pour peaufiner l’enquête.
– D’accord j’y serais.

66
Liberta

– Vous travaillez chez eux depuis combien de temps?


– Une année environ.
– Quelle était votre tâche ?
– Garder les enfants.
– C’est tout ?
– Oui, c’est tout.
– Vous étiez proches d’eux ?
– Pas vraiment, ils étaient mes employeurs, pas mes
amis.
– Très bien, nous ne vous dérangerons pas plus, bonne
soirée mademoiselle.

67
68
Osman…

69
70
– Qu’est-ce que je vous sers ?
– Un verre d’eau avec un zeste de citron pour moi, de-
manda Christelle.
– Un mojito !
Le serveur s’effaça.
– Christelle ! Depuis quand tu prends de l’eau avec du
citron ? la taquinai-je
– Depuis que je travaille dix-huit heures par jour, je
me dois d’être fraiche et disposée.
– Dix-huit heures ?
– Dix-huit heures six jours sur sept, c’est ça le travail.
– Oui mais tout de même !!
– D’ailleurs, je prends l’avion dans quatre heures pour
New York, je vole au secours de nos contrats, depuis que
tu as quitté l’entreprise rien ne va plus.
– J’ai quitté l’entreprise ? Ah bon ? fis-je surpris.
– Oui évidemment, c’est Peter Vincepark le nouveau
DG.
– Peter Vincepark ?

71
Liberta

– Le petit jeune à lunettes du troisième. Tu le connais


voyons, lança-t-elle.
– Un peu oui ! c’est lui qui me sert le café le matin et
me rapporte mon courrier.
– Absolument, tu as vu ! il en a fait du chemin.
– C’est hallucinant. Christelle, il faut que l’on organise
une réunion d’urgence, je dois reprendre les choses en
main.
Elle s’esclaffa :
– Reprendre quoi Osman ? Tu as perdu toutes tes ac-
tions, tu n’as plus rien à avoir avec Genetech
– Quoi ? je ne te suis pas…. Et c’est quoi ce putain de
bruit ?
– Je n’entends rien.
– Qu’est-ce que tu fais Christelle ?
– Je creuse un trou, tu le vois bien, dit-elle en souriant
– En robe du soir, talons aiguilles et au beau milieu du
bar ?
– Oui, sexy, tu ne trouves pas ?
Sa voix est celle d’un homme.
– Et d’où tu sors ce marteau piqueur ? fis-je ébahi.
– Hey Ali, lance-moi le harnais. dit-elle toujours avec
une voix masculine.
– Christelle !!
– Fais attention chéri, tu vas tomber dans le trou.
Je suffoque, je me réveille dans mon lit, baignant dans
la sueur ; encore un cauchemar. Je vais vers la fenêtre,
des ouvriers défoncent la chaussée dehors, je reviens à
mon lit, et appelle le standard de l’hôtel pour qu’il me

72
Liberta

passe mon bureau. Au bout de plusieurs minutes j’en-


tends enfin la magnifique voix de Christelle :
– Allô ?
– Christelle ? C’est bien toi ?
– Osman ? OUI c’est moi, quand rentré tou chérrriii
– Je ne sais pas, je ne sais pas encore, est-ce que tout
va bien ?
– Jé vais bien merrrci
– Pas toi la boite ? enfin toi et la boite, tout va bien ?
– Ouiii tou va trrés bien, mé que se passe-t-il ?
– Rien, rien, C’est juste que, enfin bref ; ……qui est
le DG de Genetech ?
– Ha ha ha ha, cé oune blague ? cé toi chérrri voyons
– Dernière chose, c’est quoi ta boisson préférée Chris-
telle ?
– Bloody Mary, évidemment !

***

Hasna est dans tous ses états, elle bouillonne de joie à


l’idée que je rebâtisse notre maison,
– Ça te coûtera une fortune, il ne reste que les murs
fissurés ; le toit s’est effondré, se désole-t-elle
– je ferai ce qu’il faudrait, et je peux travailler à dis-
tance pendant un moment.
– Et j’espère que tu ne vas pas rester à l’hôtel, l’hôtel
c’est pour les étrangers, ramènes tes affaires et viens chez
moi, tu dormiras dans la chambre de Yanis, il te fera de
la place dans son placard pour tes vêtements.

73
Liberta

– Ne te donne pas cette peine, je vais louer un appar-


tement, j’y serais plus à l’aise. C’est généreux de ta part
merci.
Elle ajoute :
– Je suis heureuse que tu reviennes vivre ici.
– Je ne reviens pas Hasna, je pourrais plus vivre ici,
je retape la maison, et bonjour le Brésil.
– Pourquoi alors, je croyais que tu voulais t’y installer
avec ta petite famille, dit-elle déçue.
– Petite famille ? Oh non ! Merci, sûrement pas.
– Pourquoi ? Ça te fait rire ? Je te dénicherai une jolie
femme, intelligente, qui ne soit pas trop belle, les femmes
trop belles sont dangereuses ; elle sera bonne cuisinière,
te donneras de beaux enfants, t’es un homme, c’est
comme ça qu’il faut vivre.
Au secours j’avais la nausée, des siècles que je n’avais
entendu pareilles âneries, du temps ou Zahra s’occupait
de marier ses cousins et neveux à la chaîne ; emballé c’est
pesé, un rituel sans états d’âme. Tu te réveilles un matin,
ta tante t’invite à prendre un café chez elle ; tu te re-
trouves face à une inconnue acnéique, avec un appareil
dentaire, sans comprendre par quel enchantement tu te
retrouves sur un lit, elle, moins timide que le premier jour,
et toute la tribu qui frappe à la porte de la chambre, at-
tendant un drap signé, vu et approuvé, que c’est une fille
bien et que t’es pas un pédé. L’horreur !
– J’ai déjà une petite amie, fais-je.
– Mais on ne parle pas de ton amie, c’est pas de sa
faute si elle est petite, je te parle de mariage.
– Je veux te dire que j’ai une copine, je vis avec.

74
Liberta

– Tu vis avec une femme avec laquelle t’es pas marié?


suffoque-t-elle en mettant sa main devant sa bouche
édentée grande ouverte.
– Le mariage c’est passé de mode là où je vis, une
contrainte sans plus.
– Grand Dieu, que Dieu te pardonne tes paroles, tu ne
dis que des sottises à ton âge, évite de donner des idées à
Yanis,
Je m’esclaffe :
– Justement il n’est pas ici ?
– Non, il est à l’hôpital, il a cours.
Elle se prend la tête comme prise d’un malaise, Hasna
a toujours eu du talent pour jouer le mélodrame à la per-
fection.
– c’est un étudiant en médecine, fait-elle arborant sou-
dain sa fierté en étendard.
– Ne t’inquiète pas je ne vais pas le trainer en boîte de
nuit, quoi que je pense que quelques bières l’aiderai à se
détendre un peu, mais j’aimerais qu’il m’aide à trouver
des ouvriers pour le chantier, je m’y connais pas.
– Va à l’hôpital et demande-lui, dit-elle blasée.
Je ne porte certes pas ce garçon dans mon cœur, mais,
ne sachant comment faire, je n’ai que lui sous le bras,
mon père aurait voulu que je passe du temps avec lui,
alors qu’à cela ne tienne.
Le chauffeur me conduit au CHU. Il pleut à torrents,
un bouchon monstre bloque la circulation automobile, les
routes sont inondées, un safari en pleine jungle n’aurait
pas été aussi encombrant,

75
Liberta

Yanis m’a donné rendez-vous dans un café à proximité


du CHU, je le trouve attablé avec une jeune fille qui me
tourne le dos, je la reconnais sans peine, c’est Fanny, et
visiblement sans la mioche.
Yanis se lève lorsqu’il m’aperçoit, Fanny pivote sur
sa chaise pour me sourire, un rayon de chaleur jaillit de
cette petite.
– Fanny, je ne vous attendais pas ici, dis-je, décidé-
ment !
– Mon ami a eu la gentillesse de m’inviter à prendre
un café.
– Je ne savais pas que vous vous connaissiez, Fanny
et toi ? m’adressant à Yanis.
– J’allais te faire la même remarque.
– On étudiait ensemble, nous étions dans le même
lycée avant, dit-elle, et vous comment vous vous connais-
sez ?
– C’est le fils d’une cousine.
– C’est fou ce que le monde est petit, s’étonne-t-elle.
– De quoi tu voulais me parler ce matin au téléphone
? intervient Yanis.
– Je vous laisse alors, fait-elle en quittant la table.
Yanis la retient par le bras.
– Non, restez, ça n’a rien de personnel, dis-je, je
compte rebâtir notre maison à Trik Djdida, je voulais sa-
voir si tu connaissais des artisans ?
– Tu commences quand ?
– Le plus tôt possible, je ne peux pas déserter le boulot
trop longtemps.

76
Liberta

– Vous travaillez loin ? s’enquiert Fanny.


– A Rio
–…
– Rio de Janeiro, Brésil.
– ah cool,
– eh ! oui si on veut, c’est assez « cool ».
– Tu peux pas entamer les travaux maintenant, coupe
Yanis, personne ne prend de chantier en hiver, tu ne per-
dras que ton pognon.
– Alors j’attendrai.
Mais je continue de chercher, la réponse de Yanis sem-
ble être une tentative pour se débarrasser de moi.
Ils se lèvent, Yanis paie l’addition, je leur propose de
les déposer, Yanis décline l’offre en me foudroyant avec
deux pépites de charbons ardents, il tentait tant bien que
mal de garder son flegme en présence de Fanny, sinon il
m’aurait craché sa bile pour le coup du « Rio ». Il doit
sûrement avoir le béguin pour elle.
Je regagne la voiture, et je les observe s’éloigner. Je
demande au chauffeur de les suivre, je ne sais pas vrai-
ment ce qui motive cet acte des plus malsains, mais je
n’ai rien à foutre de la journée. À peine la voiture a-t-elle
traversé quelques mètres que nous sommes à nouveau
coincés dans les bouchons, je décide de continuer à pied.
Ils sont arrivés à l’arrêt de bus de Bab El Kantara,
Yanis sourit à Fanny, Yanis balbutie une ou deux phrases
à Fanny, Yanis monte dans le bus, Yanis est parti. Pour
l’ostentatoire faudra repasser.
Fanny empreinte des escaliers qui la mènent à la petite
passerelle au-dessus des rails, elle décoche un regard vers

77
Liberta

la gare à sa droite, où elle se rendra sans doute demain.


Elle redescend de l’autre côté. Ses pas s’accélèrent, fixant
le sol, et rentrant la tête entre les épaules pour se protéger
de la pluie, l’énorme pull qu’elle porte est déjà tout
trempé, c’est vrai qu’elle n’a pas de veste, je viens de le
réaliser. Je marche tout aussi vite pour la suivre sans pour
autant éveiller les soupçons. Je ne tiens pas à me faire
lyncher. Elle longe une ruelle, collée au mur, et disparait
par une porte imposante en bois, je m’arrête.
La maison est ancienne, les persiennes aux fenêtres
sont cassées, les murs sont lézardés par des fissures si
larges qu’on y passerait la main facilement.
Un homme m’aborde sans se fatiguer avec les mesures
de politesse pour me demander ce que je fais dans le
quartier, un inconnu est vite repéré dans cet endroit. J’ai
l’idée comme il m’arrive souvent de lui signifier que je
cherchais un maçon pour des travaux chez moi, et que je
m’étais trompé de rue apparemment, il semble soulagé,
et part d’un rire moqueur, il m’affirme que si je trouvais
un maçon en cette période , il ne travaillerait qu’un jour
sur quarante-huit jours, qu’il valait mieux attendre le
printemps.
Yanis ne mentait pas.

***

La traque finie, je regagne l’hôtel. Le réceptionniste


me tend la clé de ma chambre, il me désigne du doigt une
femme assise dans un fauteuil, à la réception, qui souhai-
tait s’entretenir avec moi. Le jeune homme me précise
qu’elle attend depuis deux heures déjà,

78
Liberta

Je me dirige vers elle, ne la reconnais pas, elle ne


prend pas la peine de se lever et se contente d’écraser sa
cigarette dans un cendrier, elle m’indique le fauteuil en
face d’un geste révérencieux.
– Bonsoir,
– Bonsoir Monsieur Bentahar, dit-elle sans émotion.
– On se connait ?
- Vous non, mais moi si.
Si je n’avais pas fait mes valises moi-même, j’aurais
juré l’avoir ramené dans mes bagages au sortir d’une cli-
nique de chirurgie esthétique qui pullulent à Rio. Che-
veux blonds peroxydés. Lèvres, visage, yeux botoxés.
Seins refaits. Maquillage en hommage à l’œuvre d’Andy
Warhol. Mais j’avoue que le tout est harmonieux. Une
Barbie qu’on aurait oublié de sortir de son emballage
plastique.
– Je suis madame Sandra Amrane, responsable de
communication chez Genetech, enchaine-t-elle.
– Genetech n’existe pas ici.
– Ici non, mais en Allemagne, si.
– Et vous avez fait tout ce chemin pour me remonter
les bretelles ?
– Non, je suis ici en visite familiale. Mais avant de
venir, j’étais en séminaire à Rio, votre direction m’a
chargé de vous remettre des documents à signer, ils ne
savent pas si vous comptez faire durer votre « séjour ».
- Vous avez dîné ? Je meurs de faim.

79
Liberta

1h15…
Je sursaute de mon lit, quelqu’un cogne à la porte. Les
responsables de ce bordel vont m’entendre. J’enfile mon
pantalon à la hâte, et pars ouvrir, c’est Yanis. Il pénètre
dans la chambre comme un taureau en furie, ne me donne
même pas le temps de l’arrêter. Il est au milieu de la
pièce, il est crispé, raide, ses yeux s’embrasent lorsqu’il
constate que je ne suis pas seul, Sandra est pétrifiée, elle
remonte les draps pour se couvrir.
– Écoute-moi bien, écoute bien ce que je vais te dire,
parce que je te le répèterai pas deux fois, tu vas foutre le
camp d’ici, je ne veux plus que tu croises le chemin de
Leila. Elle n’est pas comme les poufiasses que tu te tapes.
Il montre Sandra du doigt.
– C’est quoi ça Osman ? s’inquiète Sandra.
– Ta gueule toi, lui crie-t-il. Si tu touches un cheveu
de Leila, je te tue, tu m’entends ? Je te tue, t’as déjà assez
fait de dégâts comme ça.
– Qu’est-ce qui te fait croire que je vais toucher cette
Leila, je la connais à peine, et c’est pas mon genre, tu l’as
bien regardée ? Qui aurait envie de la sauter ?
– Tu sais quoi ? J’ai toujours cru qu’il y avait du bon
en chacun de nous, mais toi tu n’es qu’un dépravé, un
sale pervers.
Il disparait, je commence à en avoir plus qu’assez. De
quel droit ce con se permet-il de me dicter ma conduite,
je voulais rien d’elle à sa copine, trop con pour faire la
différence entre causer et baiser, quel frustré ! Impossible
de me rendormir, je sors prendre l’air, et laisse Barbie
faire ce que bon lui semble.

80
Fanny…

81
82
– Fanny, je ne vous attendais pas ici, dit-il, décidé-
ment!
Mon cœur a failli jaillir de ma poitrine.
– Mon ami a eu la gentillesse de m’inviter à prendre
un café, dis-je.
– Je ne savais pas que vous vous connaissiez Fanny
et toi ? s’adressant à Yanis.
– J’allais te faire la même remarque, lui répondit
Yanis, une tension s’installe entre eux.
– On étudiait ensemble, nous étions dans le même
lycée avant, dis-je tentant de dissiper un malaise. Et vous
comment vous vous connaissez ?
– C’est le fils d’une cousine, répond Osman, flegma-
tique.
– C’est fou ce que le monde est petit, m’étonné-je.
Ils sont si différents, et Yanis ne m’avait jamais parlé
de lui.
– De quoi tu voulais me parler ce matin au téléphone?
intervient Yanis.
– Je vous laisse alors.

83
Liberta

Je me lève, ne souhaitant pas m’immiscer. Yanis me


retient par le bras.
– Non, restez, ça n’a rien de personnel, dit Osman, je
compte rebâtir notre maison à Trik Djdida, je voulais sa-
voir si tu connaissais des artisans ?
– Tu commences quand ?
Yanis est glacial, n’empêche, j’écrase son pied sous la
table.
– Le plus tôt possible, je ne peux pas déserter le boulot
trop longtemps.
– Vous travaillez loin ? demandé-je curieuse, tout en
piétinant le pied de Yanis qui ne réagit pas.
Il porte une prothèse ma parole !!!
– A Rio
–…
– Rio de Janeiro, Brésil.
– Ah, cool.
Eh ben dis donc !
– Hhhh oui si on veut, c’est assez « cool ».
– Tu peux pas entamer les travaux maintenant, coupe
Yanis, personne ne prend de chantier en hiver, tu ne per-
dras que ton pognon.
Je passe son pied à tabac, et lui me fixe hagard.
Yanis paie l’addition, je ne comprends pas pourquoi il
est si furieux, il me traine par le bras.
– Lâche-moi, je sais marcher toute seule.
– Excuse-moi, désolé, dit-il en me relâchant le bras.
– T’es débile ou quoi ? dis-je en rugissant.

84
Liberta

– Pourquoi ?
– Je t’ai broyé le pied pour que tu lui proposes mes
services, j’ai besoin de travailler, il me tombe du ciel, en
plus il est gentil.
– C’est pas intéressant, et il est tout sauf gentil.
– C’est pas intéressant ? Il rebâtit une baraque, J’ai
fait des études d’architecture qui se transforment en
vagues souvenirs, à force de meubler mon arrière-cer-
veau, et je suis au chômage technique, qu’est-ce qu’il te
faut de plus ?
– Écoute Leila, je te trouverai un emploi, mais ne tra-
vaille pas avec lui, pas lui.
– Et pourquoi pas ? Ce job me valorisera, assister des
comateux en fin de vie pour leur passage vers l’au-delà,
je ne m’en plaignais pas, mais je veux autre chose.
– Leila ce type est dangereux, il ne fera que te nuire.
Tu ne sais rien, laisse-moi gérer.
- Wow, wow, doucement Zorro, descends de ton che-
val, je ne suis pas Bernardo ; je sais me débrouiller je te
signale, si tu refuses de m’aider sur ce coup alors c’est
que tu n’es pas vraiment mon ami.
– Ça n’a rien à voir Leila, arrête d’être aussi têtue, on
en reparlera; le bus va démarrer.
Il me fait la bise, je demeure impassible, et vais à la
brigade, qui sait tu leur seras peut être utile ?!
On en reparlera ! On en reparlera ! On voit bien que
c’est pas toi qui te feras arranger le portrait par Kamel,
Bon gré, mal gré, je décide de passer à la brigade, mais
avant je dois faire un détour par la maison pour me chan-
ger, mes fringues sont toutes mouillées. Je traverse la pas-

85
Liberta

serelle au-dessus des rails, m’assure que le mouvement


des trains a repris, apparemment oui. Je fais vite, la pluie
me glace le dos. J’entends un bruit de pas derrière moi,
arrivée à ma rue, je lève les yeux sur la devanture de la
pharmacie, je vois le reflet d’Osman, il me suit, je ne
veux pas me retourner, j’accélère et rentre chez moi.
Deux heures plus tard….
Je suis au siège de la gendarmerie, je demande après
l’officier qui est venu chez moi, je déballe mon sac, il
prend ma déposition, et me remercie.
– C’est tout ?
– Oui, on a pris votre déposition, si besoin est, on vous
fera appel ; l’affaire est quasiment résolue, la coupable
est passée aux aveux, ne reste qu’à attendre la date du
procès.
– La coupable ?
– Oui, c’est un crime passionnel, docteur H. H. trom-
pait sa femme avec la victime, sa femme s’en est aperçue,
elle s’est assuré du jour de leur rendez-vous, elle est allée
demander des comptes ça a dégénéré, vous connaissez la
suite.
– Quelle chiasse, la pauvre !
– Oui, très jeune à peine 25 ans et une cicatrice en
plein visage.
– Non je parlais de sa femme, c’est triste.
Il ne partage ma compassion.
– Vous pouvez rentrer chez vous, merci pour votre
contribution.
Pas de médailles, pas d’honneurs nationaux, pas d’ar-
ticles vantant ma bravoure, et moi qui croyais tenir
l’énigme du crime !

86
Liberta

Le jour suivant.
– Yasmine, prépare-toi, on va à la gare.
– Encore ? Mais on ne prend plus le train, râle-t-elle.
– Je sais, mais j’espère retrouver quelqu’un qui peut-
être nous sortira de ce calvaire.
– Je peux prendre un jouet ?
– Tout sauf un ballon.
10h10
Dieu a exaucé mes prières, Osman est là, assis près du
quai. Je souris intérieurement, la chance va probablement
enfin se souvenir de moi.
– Osman.
Mon enthousiasme retourne dans sa carapace, Osman
tire une de ces têtes !
– Est-ce que vous allez bien ?
J’allais demander du travail à ce mec, fallait y mettre
les formes.
– Bonjour Fanny, oui je vais bien, je manque de som-
meil mais je vais bien merci, et vous ?
– ça va oui,
– Fanny, je suis venu ici pour vous parler, je savais
que je vous y retrouverai, c’est à propos de Yanis.
– Le con je vais l’étriper.
– Pardon ?
– Non, non, rien, continuez, je vous écoute.
– Asseyez-vous d’abord.
Je m’exécute.

87
Liberta

– Hier, tard dans la nuit j’ai eu une altercation avec


Yanis à votre sujet.
– Oh je suis vraiment désolée, je lui avais dit de ne pas
se précipiter, que vous deviez au moins voir mon CV (qui
n’existait pas !) mais je comprendrai si vous décidez de
ne pas m’engager.
– Quoi ? Mais de quoi parlez-vous ?
– Ce n’est pas du job dont vous vouliez discuter ?
– Non, quel job ?
Pitié, qu’une soucoupe volante vienne m’aspirer et me
balancer dans l’espace sidéral pour l’éternité.
– Euh, ce n’est rien, continuez, …s’il vous plait, allez y.
- Je disais donc que Yanis, jaloux semble-t-il, a cru que
je rodais autour de vous, et à ce propos, j’ai, dans un élan
de colère, tenu des propos assez déplacés, je tenais à m’en
excuser.
Comme il parle bien, mes pieds ne touchent plus le
sol. Redescends ma vieille, reviens !
– Fanny ?
– Oui ? oh, ….oui, au fait c’est moi qui suis désolée,
Yanis se prend pour mon justicier.
– Je lui ai clairement signifié que je ne comptai pas
m’immiscer dans son couple.
– Son couple ? Vous pensiez que Yanis et moi, non,
oh non, on n’est qu’amis.
Je ris aux éclats.
– A sa réaction j’avais pensé que vous étiez ensemble.
Toute cette histoire ne rime donc à rien
– Non, en effet.

88
Liberta

– Voudriez-vous prendre un café cette fois-ci ?


– Je ne peux pas. Je préfère rester ici à faire semblant
d’attendre le train
– Faire semblant d’attendre un train qui ne viendra
pas.
–…
– Quel âge avez-vous Fanny ?
– Moi ?
– Oui, je vous demande votre âge.
– J’ai 22 ans.
Mon cœur cogne de plus en plus dans ma poitrine,
mes mains deviennent moites.
– Vous n’étiez même pas encore née quand je suis
parti.
– Pour Rio ?
– Non Paris, ensuite Londres pendant quelques an-
nées, New-York, Seattle, je n’y suis pas resté longtemps,
et pour finir Rio De Janeiro.
– Waw !!
– Oui comme vous dites, waw !!
– Je ne me rappelle pas que Yanis m’ait parlé de vous
auparavant.
– Tout simplement parce que l’on se connait que de-
puis quelques jours, lui non plus n’était pas né à mon dé-
part.
– Je vois
– C’est lui qui s’est occupé de mon père en mon ab-
sence, ils étaient proches semble-t-il ; d’ailleurs je pense
même que ce Yanis a plus été proche de mon père en une
année, que je ne l’ai été moi en toute une vie.

89
Liberta

– Et pourquoi êtes-vous revenu ?


– A vrai dire je me pose la question chaque matin.
– Vous avez une maison à reconstruire.
– Oui c’est juste pour avoir un pied à terre.
–…
– Quand vous avez vécu comme moi, en exode per-
manent, d’hôtels en résidences.
Quand vous changez d’adresse comme on change de
chemise. Vous éprouvez par la suite un mal fou à vous
poser, vous préférez perdre le nord au lieu de vivre dans
des lieux qui ne vous seront jamais familiers, car leurs
murs, leurs sols et linges n’ont même pas eu le temps de
s’imprégner de votre odeur que vous devez déjà plier ba-
gages, vous n’êtes chez vous nulle part, aucune attache.
Cette maison par contre à Trik Djdida est justement ce
qui représente pour moi ma terre d’asile, même si je n’y
vis pas, savoir qu’elle existe me rassure,
– Vous savez, je pourrai vous y aider.
– A faire quoi ?
– Au fait, le job dont je vous parlais tout à l’heure et
pour lequel je viens à l’instant de vous relancer, je suis
architecte et si vous me le permettez, je pourrai refaire
les plans de votre maison pour les travaux.
– Vous êtes architecte ?
– Oui
– Cela me semble une bonne idée, je n’y avais pas
pensé. Considérez que vous êtes embauchée.
– Non, non, je vous ferez le plan, c’est un cadeau.

90
Liberta

– Si j’insiste, je vous embauche, vous serez rémunérée


comme il se doit, je ne vous demanderai qu’une seule
chose, parlez à Yanis, vous, il vous écoutera peut-être.
– Pas de souci
– C’est convenu. Mais je persiste à dire qu’il vous a
défendu un peu trop ardemment pour un ami, il doit beau-
coup tenir à vous.
– C’est dans sa nature, il est comme ça avec tout le
monde.
– Il est surement amoureux.
– Non, il ne peut pas,
– Bien sûr que si, ça crève les yeux.
– Et moi je vous dis que non, à la limite je lui fais pitié,
et qu’il cherche à me protéger, c’est un type bien.
– Oui un type bien. Coincé dans son froc, mais ça ne
peut pas l’empêcher d’avoir des sentiments pour vous.
– Il en a ; mais pas de l’amour, on n’aime pas une fille
comme moi !
– Comment êtes-vous ?
– Pourquoi m’avoir suivi hier après le café ?
– J’étais curieux.
– Curieux ?
– Oui, curieux de voir à quel point Yanis et vous
n’étiez pas un couple.
– Et ?
– Les preuves manquent certes.
Silence.
– Qui êtes-vous Fanny ?

91
Liberta

Je lève mes yeux vers lui sans vraiment parvenir à le


considérer en face, je croule sous le poids de son regard.
– Je vous ai suivie, j’ai vu votre maison sinistrée, vos
parents ? que font-ils ? Ils sont souffrants pour que vous
soyez obligée de travailler afin de subvenir aux besoins
de la famille ? Vous êtes intelligente, jeune, jolie pourquoi
vider les sacs d’urine de cancéreux ?
– Vous ne comprendriez pas.
Je me sens faiblir, mes bras relâchent les armes, c’est
un inconnu, ce serait une folie ! Je suis fatiguée, fatiguée
d’être fatiguée, mais doit-il le savoir ? Et qu’il le sache,
qu’en sera-t-il ?
– Fanny je vous suis étranger certes, mais parfois la
vie se montre si dure, si injuste, on est obligé de faire
avec ; mais on a le droit de s’accorder un moment de
répit, pour ne penser à rien, ou parler à quelqu’un, juste
ça, rien que ça.
Je perds mes repères, les idées se bousculent dans ma
tête et les sensations qui branlent mon corps ne facilitent
pas mon raisonnement.
– Je peux vous aider, je serai à l’écoute. Vous venez
souvent ici, alors moi, chaque jour je viendrai, vous me
montrerez vos croquis, et l’on discutera, on pourra même
prendre le train.
– Pour aller où ?
– Nous ne sommes pas obligés de nous déplacer pour
voyager.
Il sourit, je pleure.
– Parlez-moi Fanny.
– Je ne sais pas, donnez-moi un peu de temps.

92
Liberta

– Où sont vos parents ? Pourquoi Yanis ne peut pas


aimer une femme comme vous ?
– Je suis mariée.
Il soulève son sourcil droit pour toute réaction, puis
ajoute :
– A votre âge ?
– Oui, enfin je le suis entre deux descentes de flics,
mon mari baigne dans le trafic de drogue, bon marché.
– Il vit avec vous ?
– Pas en ce moment, il est en prison pour vol, et trafic
de stupéfiants
– Eh bien, c’est tragique.
L’absence d’expression de son visage tranche avec ses
mots.
– Pas tant que ça, il pourrait vivre constamment avec
nous, je pense même qu’il a oublié mon prénom, il me
crie toujours « eh l’autre ».
Je ris en y repensant.
– Il vous frappe ?
– Quand il est ivre, ça lui arrive, quand je refuse de…
vous savez… pas besoin que je vous fasse un dessin.
– Il abuse de vous ?
– Quand il est ivre, sinon il paie des pros pour ça, moi
je suis pas une fille bien parce que je me suis fait engros-
ser par un connard comme lui. Putain, j’étais bien dans
ma vie moi, j’étais jolie et intelligente, j’ai jamais eu de
petits copains, j’avais des copines, je voulais être une
grande architecte. Et voilà que j’assiste au mariage d’une
cousine, que je tombe sur ce fils de chienne, Kamel, mon

93
Liberta

cousin. Il m’a coincée dans une chambre à l’étage pen-


dant que je cherchais les toilettes. Il m’a pelotée, il me
touchait partout, je me suis débattue, j’ai essayé de le rai-
sonner mais il n’écoutait pas, il a fini par me plaquer au
sol, j’avais un mal fou au dos, et là … là il, il m’a violée,
frappée. J’ai crié, j’ai cogné, mais on n’entendait rien à
cause du boucan que la sono faisait. Il m’a laissée par-
terre, il a quitté la pièce sans le moindre regard vers moi,
pas le moindre mot, je ne sais pas jusqu’à présent à quelle
sorte absurdité je m’attendais. J’étais un animal blessé,
un objet cassé. J’avais du sang entre les jambes, mêlé à
son sperme, je me haïssais, je m’en voulais de ne pas
avoir pu mieux me défendre, je refaisais les scénarios qui
auraient pu se produire. Quelqu’un aurait pu entrer, ou
j’aurais eu un objet lourd à la main pour le lui balancer
en pleine figure, mais il ne s’est rien produit rien ne se
produisit. Je venais de perdre mon âme, ma vie. J’ai
pensé à cet instant-là mettre fin à mes jours, mais je n’en
avais pas les moyens. Je suis redescendue, perdue, dés-
emparée. C’était l’apogée de la fête, l’heure du henné, il
dansait, riait une cigarette à la main comme si de rien
n’était.
– Je suppose qu’évoquer ces souvenirs n’est pas fa-
cile, j’en suis navré.
– Ensuite ma mère, qui est morte à présent, a tout fait
pour me protéger après. Mais quand elle a su pour la
grossesse, il fallait qu’elle en parle à mon paternel. Il s’est
mis dans tous ses états, m’a battue jusqu’au sang. Je criais
que je n’avais rien fait, mais il n’entendait rien, il fallait
laver l’affront. Il voulait me marier à lui, je refusais, ma
mère non plus voulait pas, de guerre lasse elle finit par
mourir au bout de quelques semaines d’une crise car-

94
Liberta

diaque. J’étais seule, désarmée, dos au mur, on me maria


de force. Un matin, mon père avait mis mes affaires dans
un sac en plastique, et me demanda de décamper, il tra-
ficota un certificat de mariage, et je me retrouvais, dans
une chambre d’hôtel crasseuse, avec ma fille, je n’avais
nulle part où aller, liée à mon bourreau.
– Votre fille ?... Yasmine est votre fille ?
– Oui Yasmine est ma fille, mais elle ne le sait pas et
je ne veux pas qu’elle le sache, je lui raconte que je suis
sa sœur, que Kamel est mon mari. Je ne veux pas anéantir
l’adulte qu’elle sera, je veux qu’elle réussisse, qu’elle
fasse des études, qu’elle soit une belle femme accomplie,
qu’elle donne envie, pas qu’elle inspire la pitié comme
sa mère.
– Mais vous vivez tous les trois ensemble, pourquoi
lui mentir ? interroge-t-il.
– Je ne veux pas qu’elle ait Kamel pour père, même
si biologiquement c’est lui, je préfère qu’elle se croie or-
pheline plutôt que de détruire une partie d’elle en sachant
qui est son père,
– Je comprends.
– Si je m’écoutais, je me balancerai d’un pont, mais
je peux pas, que deviendrait Yasmine ? Je me contente
de vivre au jour le jour, je vis pour elle, je vis à cause
d’elle. Vous savez, parfois je me dis que Dieu aurait
mieux fait de me donner un garçon, un garçon même si
ça fait des bêtises on lui trouvera toujours une excuse.
Une fille est d’emblée coupable quoi qu’elle fasse, ou
même de ce qu’elle subit, elle doit s’excuser en perma-
nence d’exister. Puis je me dis, Yasmine est peut-être ma
revanche sur la vie, elle aura tout ce que je n’ai pas eu.

95
Liberta

Je pleure (encore !)
– Attention, je ne parle pas de fringues ou d’une belle
maison, non, je veux que ma fille reçoive de l’amour,
beaucoup d’amour qu’elle en soit ivre, qu’elle ne veuille
pas un jour fuguer parce qu’elle se sent malaimée ou
ignorée.
Il me tend un mouchoir.
– Je veux qu’elle soit fière, enchainé-je, et peut-être
qu’à ce moment-là, elle me pardonnera.
– Vous pardonner ?
Je hausse les épaules.
– Fanny, votre fille vous aime, et vous aimera, quand
elle aura grandi elle vous admirera pour votre courage,
et pour tout ce que vous faites pour elle. Croyez-moi.
Vous n’avez pas choisi ce qui vous est arrivé, mais vous
avez pu gérer votre devenir et celui de votre fille.
– Bof.
– Et Yanis, il est au courant ?
– Oui, il sait tout, Yanis en a déjà trop fait, il est
l’unique personne qui ne m’ait pas tourné le dos ; il m’a
encouragée quand j’ai baissé les bras, c’est lui qui m’a
trouvé ce job de garde-malade, il aurait pu m’ignorer
comme l’a fait toute cette société de merde, mais non, il
voulait que je travaille, que je gagne ma vie, même si je
me sens seule parfois, j’évite de faire appel à lui, il n’est
pas obligé de supporter mon poids. Yanis et moi étions
ensemble au lycée, il est le trait d’union avec une époque,
une vie où j’avais un jour été heureuse.
– Et à présent ?
– A présent, je suis là devant vous, laminée, fatiguée

96
Liberta

de répondre aux fausses politesses qui cherchent à savoir


si je vais bien par un « oui » alors que je chavire. Fatiguée
de céder aux contrariétés et hypocrisies qui me poussent
à passer outre à ma douleur pour faire bonne figure. Je
ne peux plus, je ne veux plus me retrancher pour flirter
avec mon seuil d’endurance. Je veux gueuler ma colère,
vomir la haine que j’ai envers moi, et envers le genre hu-
main, crier ma solitude, et m’arracher à cette peur qui
sommeille en moi et me ronge. Je fuis cette ombre que
je suis devenue rasant les murs de mon existence, m’ex-
cusant d’être, je veux me sentir bien, me sentir tout court.
– Quel gâchis !
– Non, ce n’est pas ça non, ce n’était tout simplement
pas écrit.

97
98
Osman…

99
Le cimetière non plus n’a pas résisté aux poids des an-
nées, il déborde ! Les tombes sont presque les unes sur
les autres, l’anarchie y règne, il me sera impossible de
trouver celle de mon père. Je me renseigne auprès du bu-
reau d’ « accueil ». Un employé que je viens de tirer de
son journal sportif ne se gêne pas pour me renvoyer ; l’air
narquois. Il prend ma requête pour une blague de mau-
vais gout. Je n’insiste pas.
Chez Hasna c’est évidemment Yanis qui m’ouvre ;
– Dis-moi où est la tombe de mon père, décris moi
l’emplacement exact, rétorqué-je.
– Enlève ta montre, laisse ton argent et tes papiers ici,
on les récupèrera à notre retour, j’enfile ma veste et je re-
viens, dit-il
Je ne pensais pas que ce serait si facile, ce petit n’a
aucune dignité.
Hasna me reçoit,
– Entre voyons ne reste pas dehors.
– Je ne tarde pas Hasna, je vais …je vais au cimetière
vite fait.
– Je sais, je sais,

101
Liberta

– Je dois te laisser mes affaires.


– Absolument, ils remarqueront vite que tu n’es pas
d’ici, et seront tentés de voir ce que tu possèdes, et au fait
tu dineras chez nous ce soir.
– Ne te dérange pas pour moi.
– Non, tu dines avec nous, on te préparera de bons pe-
tits plats, cela fait des lustres que tu n’y as pas gouté.
– Merci
– On y va ? Prêt ? demande Yanis
– Oui. (Sommes-nous jamais prêts pour ce genre de
visites ?)
Nous ne nous adressons pas la parole durant le trajet,
chacun observe le monde par sa vitre, quand Yanis brise
le silence.
– T’es allé à l’hôpital ? questionne-t-il en ma jetant un
regard furtif.
– Oui
Silence encore.
– Il me demande de rebâtir la maison… Pourquoi
avoir accepté de m’accompagner ? demandé-je.
–C’est pour lui… je tâcherai de te trouver des ouvriers.
Le sentier qui mène vers la tombe de mon père est si-
nueux et très étroit à peine quarante centimètres de large,
nous circulons entre les tombes, enjambant les flaques de
boue, on y arrive enfin ; Yanis me montre une motte de
terre avec une pierre tombale au bout, et reste à l’écart,
unissant les paumes, psalmodiant une prière.
Je me rapproche, j’y suis enfin, à ce rendez-vous, mes
jambes se vident de leur force, ma poitrine se ressert.

102
Liberta

« Boualem Bentahar fils de Belkacem


Né le 6 décembre 1925
Décédé le 2 novembre 2014
A Dieu nous appartenons et à Lui nous retournons »
A l’idée que mon père gît sous cette terre me glace le
dos, de toute mon existence et dans mes pires scénarios
je n’ai jamais imaginé que nos retrouvailles se feraient
ainsi, je m’accroupis plus près et ramasse de la terre hu-
mide. Que dire en pareilles circonstances ? Après tant
d’années de silence, que dire ? Désolé ? Salut ?
La solennité de l’instant me prend à la gorge, mes pen-
sées s’entremêlent et se perdent dans un chaos de souve-
nirs et de remords, à cet instant je porte en moi toute la
douleur de l’univers, je prie, je ne l’ai jamais fait de ma
vie, je ne sais même pas ce que j’invoque, mais je de-
mande à cette force divine à laquelle s’adressait mon père
de me pardonner, et d’apaiser ma conscience.
– Bonjour papa, balbutié-je.
Après quelques minutes, je m’aperçois qu’il com-
mence à faire sombre, le soleil s’est couché. Je me re-
dresse, Yanis est parti, je remonte tout seul et regagne
mon hôtel.
Vidé, anéanti, anxieux à la pensée de rester seul dans
ma chambre, un verre ou deux m’aideront à passer le cap
pour cette nuit. Je m’installe au bar, et commande un
verre. Autour de moi, des hommes jeunes et moins
jeunes. Des femmes aussi, certaines au boulot, d’autres
au plaisir illusoire. La barmaid me sert, à peine ai-je le
temps de ramener le verre à ma bouche qu’une jeune
femme se place à ma droite.

103
Liberta

– Vous avez du feu monsieur ? minaude-t-elle.


Elle doit avoir vingt-cinq, vingt-six ans tout au plus,
trop fardée à mon goût, elle porte une robe en rouge et
noir qui dévoile ses écarts de régime plus qu’elle ne les
cache, je vide mon verre et en commande un autre.
– Je ne fume pas désolé.
– Dommage, je chercherai du feu ailleurs, dit-elle dans
un murmure.
Ses yeux, sous leurs faux cils et strates de poudre mul-
ticolores laissent entrevoir une plus ambitieuse volonté
que du feu.
Je vide mon verre à cul-sec ?
– Je pense me souvenir en avoir dans ma chambre.
– Excellent !
Je règle l’addition et quitte le bar « Nina » à mon bras,
quand soudainement j’aperçois Yanis à la réception qui
gesticule, j’avais complétement oublié le diner. Il vient
en ma direction, son visage se contorsionne au gré de ses
pas, je lâche le bras de « Nina ».
– Qu’est-ce que tu fous, on t’attend depuis une heure,
tiens tes affaires. Il tend un petit sac contenant ma montre
et mes papiers et dévisage Nina.
– J’avais oublié, allons-y, je suis prêt.
– Et moi alors ? rétorque Nina sur le ton d’un enfant
auquel on aurait arraché le jouet.
– On en reparlera un autre jour, dis-je.
– Connards va !!! lance-t-elle en retournant au bar.
– Oui, oui c’est ça. Une vieille connaissance, tenté-je
– C’est ça tu crois que je vais gober ça, pervers !

104
Liberta

Je balaie l’air de la main pour qu’il change de sujet.


– On y va ou pas ? dis-je
– Pas encore, ma mère va faire une attaque si elle te
voit dans cet état, on monte dans ta chambre, prends une
douche et brosse-toi les dents d’abord.
– Je n’ai pris que deux verres, tu me prends pour toi,
il m’en faut plus pour me défoncer.
– Tu sens l’alcool, va te laver.
– Pff !
On monte à ma chambre, je vide le sac, prends soin
de ranger mes papier puis me dirige vers la salle de bain,
j’en ressors au bout d’un quart d’heure, Yanis tripote ma
montre.
– Elle te plait ?
– Ouais, sympa, dit-il sans enthousiasme.
– C’est une V.C
–…
– Une Vacheron Constantin, l’overseas …le bracelet
c’est de l’alligator.
– Ça reste une montre !!
– Tu me fais rire. Vois-tu, quand toi tu te contentes de
tracer ta vie en gribouillis, moi la mienne je la dessine au
fusain, c’est ça l’élégance
– C’est ça la frime, tu comptes impressionner qui avec
des fringues griffées, tes babioles et Copacabana ?
- Fanny !
J’enfile mon pantalon
– Je t’ai dit de ne pas t’approcher d’elle.

105
Liberta

– Elle est majeure, elle a besoin de bosser, et elle m’a


dit que vous n’étiez qu’amis,
– Elle t’a aussi dit qu’elle était mariée ? lança-t-il
croyant me surprendre.
– Désolé de gâcher ton occasion de briller, mais, oui
elle m’a tout dit.
– Elle t’a parlé ? demande-t-il furieux et surpris à la
fois.
– Oui hier. Elle m’a proposé ses services
Son visage s’enflamme.
– … d’architecte, m’esclaffé-je. Alors on y va ou pas
?
– Écoute, ne lui tourne pas autour, tu veux l’aider, ok.
Mais ne la touche pas.
– Moi ? hhh, on voit bien que tu n’as pas connu mes
conquêtes ; elles sont tout ce que Fanny n’est pas.
– Pourquoi alors ?
– Parce que fragile, vulnérable et brisée.
– Raison de plus pour ne pas en rajouter,
Il s’approche, saisit brutalement mon visage.
– Ouvre la bouche, ordonne-t-il.
– Haaaaaa.
– C’est bon on y va.
– Tu exagère là.
-…
– Ça t’arrive de faire de l’humour.
–…
– Ok, on a compris

106
Liberta

***

11 heures. Gare de Constantine.


– Fanny !
– Osman !
– Pile à l’heure à ce que je vois ; j’aime la ponctualité,
quand on occupe une responsabilité comme la mienne,
on s’habitue à s’entourer de gens sérieux.
– Je comprends.
Elle sourit, une lueur nouvelle fait scintiller ses yeux.

– Je tenais à m’excuser pour l’autre jour, après coup


je m’en suis voulu d’étaler mon linge sale de la sorte.
– Il n’est pas sale, voyons ; et même s’il l’était, ce
n’est pas de votre faute, c’est écrit. Et je suis votre ami,
ne l’oubliez pas.
Elle demeure immobile perdue dans sa rêverie.
– Fanny ?
– Oui, euh, je vous ai ramené un croquis vous voulez
le voir ?
– Absolument, nous sommes ici pour ça aussi, Yas-
mine n’est pas avec vous ?
– Non, la voisine s’en occupe.
Elle sort une feuille de papier quadrillée, avec un plan
dessiné. Ça ne ressemble en rien à ma maison, des cham-
bres qui se succèdent, un minuscule jardin et pas de fon-
taine, elle me le tend.
– C’est fou !!

107
Liberta

– Ça ne vous plaît pas ? fait-elle affolée.


– Si, si c’est fou ce que ça y ressemble.
Elle est ravie
– Sauf que nous avions une fontaine au centre d’un
patio, pas de jardin.
- Je vois.
Elle me retire le dessin des mains, fait jaillir un crayon
et une gomme de son sac, et commence à rectifier. Une
mèche de cheveux lui barre le visage, je la lui rajuste der-
rière l’oreille, ne manquant pas d’effleurer sa joue. Elle
sursaute, la gomme ravage la cuisine, le jardin les murs…
– Est-ce que ça va ?
– Pourquoi ce geste ? expire-t-elle.
- Vous avez de si beaux yeux, je n’ai fait qu’ôter une
mèche qui les gênait.
– Ok – elle cherche du sang-froid égaré dans ses
veines. Faites-moi quelques descriptions pour que je
puisse modifier.
– Eh bien, nous n’avions que deux pièces, une grande
et une petite, les deux donnaient sur un patio où trônait
une fontaine, dans un coin se trouvait l’espace cuisine,
espace ouvert là, ma mère avait placé un vaisselier et une
cuisinière, il y avait un bac en ciment qui servait d’évier.
– Salle de bain ? sanitaires ?
– Mon père en a fait installer, à la base il n’y en avait
pas, elles étaient à l’extérieur.
– D’accord, je redessinerai le plan ce soir et vous le
rapporterai demain.

108
Liberta

– Excellent, j’ai déjà engagé de la main-d’œuvre pour


déblayer le terrain.
Elle se lève, range ses affaires.
– Contente pour vous, à demain alors.
– Vous ne déjeunez pas avec moi.
– Je ne peux pas, c’est très gentil mais, je ne peux pas.
– Je comprends
– A demain Osman,
– Fanny.

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Fanny…

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Ce matin je me suis réveillée à l’aube, la nuit a été
courte, mon cerveau bouillonnait de questionnements, à
un moment j’ai cru choper la nausée, je ne comprends
pas vraiment bien ce qu’attend Osman de moi. Bon, OK
les plans et machin bidule oui, mais pourquoi s’intéres-
serait-il à ma vie de merde ? Sa vie est bien trop tran-
quille ailleurs qu’il est en manque d’humanitaire ici ?
C’est toujours comme ça avec moi, je n’inspire aux
hommes que pitié et compassion. Et pourquoi me poser
des questions après tout ? C’est vrai, moi je me sens bien,
je me sens (aller soyons fou) un chouia mieux ; pourquoi
s’en priver ?
Du coup je décide de ranger mon casier, histoire de
trouver de vrais vêtements, je ne peux pas me rendre
chaque jour à la gare avec le même jean ou sportswear.
– Fanny ! Fanny !
Pourquoi ce mioche gueule comme ça, il est à peine
huit heures du mat.
– Yasmine ne peut pas venir, Ramzi, il est encore trop
tôt, rentre chez toi !
– Ya quelqu’un qui te cherche Fanny !
Osman ?

113
Liberta

J’ouvre la porte, un jeune homme vient vers moi, une


enveloppe à la main.
– Mademoiselle Fanny ?
– Oui c’est moi, qu’est-ce que c’est ?
Il me remet l’enveloppe.
– C’est de la part de Monsieur Bentaher.
– Merci, fis-je médusée.
- Bonne journée mademoiselle.
Je referme la porte, et déchire l’enveloppe, je tombe
sur 25 000 DA et un bout de papier : « Rendez-vous à
11h30 pour prendre le train… Pour de vrai cette fois ! »
Dans quoi t’es tombée pauvre fille, c’est quoi cet ar-
gent ? Faut que je le lui rende et il va m’entendre ; non
mais pour qui il se prend ? Et j’y vais ou pas finalement
? « Prendre le train » pour aller où ? Obligée, sinon com-
ment lui rendre son fric ? Impossible d’y aller comme ça,
et vu l’heure il est trop tard pour la douche, l’espace toi-
lette / douches/urinoir/litière est hors service la journée,
trop de lorgneurs !!! Un gant de toilette fera l’affaire.
Faut que je m’épile les jambes aussi, on ne sait jamais
; c’est vrai quoi ! Le train pourrait déraper je pourrai me
casser la jambe et être évacuée à l’hosto et avec le bol
que j’ai, Yanis serait de garde. La honte ! Et mes cheveux,
comment je fais pour mes cheveux ? Putain, je ne sais
même pas me préparer pour un rendez-vous galant, c’est
peut-être pas un rendez-vous ? Il veut peut-être juste par-
ler, il est si bizarre je m’attends à tout, et si il se passait
quelque chose ?
Non, non, non, arrête de t’affoler, restons zen, va pour
la queue de cheval, y a plus qu’à défricher mes sourcils

114
Liberta

et risquer une conjonctivite avec mon mascara périmé et


je serai prête, ah oui le rouge à lèvres aussi, qui servira à
moindre dose de fard à joues. Putain, qu’est-ce qu’on ne
ferait pas pour une flatterie salvatrice !

– Fanny j’ai failli ne pas vous reconnaître vous êtes


sublime.
– Pas tant que ça, mais merci. Où va-t-on ?
– A Skikda, j’espère que ça ne vous gêne pas, ce n’est
qu’à environ une heure, et depuis mon retour je n’ai pas
eu le temps de la visiter.
– Je suis obligée d’y aller avec vous ?
– Votre compagnie me ferait plaisir, je me suis habitué
à votre présence.
– Ok, mais on ne tarde pas.
– Justement le train est là.
A l’instant où il s’est posté devant moi, mon cerveau
a cessé de fonctionner, je suis cet homme ne sachant ni
pourquoi ni vers où il m’entraine,
Je regarde par la fenêtre le paysage qui défile, nos ge-
noux se frôlent, je suis la seule à m’en émouvoir, cette
rencontre est différente et il ne tarde pas à me le confir-
mer :
– Pourquoi restez-vous avec votre époux ?
– Je n’ai pas le choix.
– On a toujours le choix.
– Où irai-je ?
– Vous n’êtes pas obligée de partir, juste améliorer
votre condition.

115
Liberta

– Ah oui ? Comment ?
– Exigez le divorce.
– Hhh, c’est impossible, on n’est pas à « Rio ».
– Pourquoi ?!
– De un, Kamel m’étriperait, de deux, je ne veux pas
ajouter le divorce à ma liste de tares, viol, mère à 17 ans,
pas de diplôme, pas de maison, pas de travail stable….
– Vouloir échapper à l’emprise d’un drogué, violent et
sans scrupule je n’appelle pas ça une tare moi, si vous le
quittez, il ne perdra qu’une rentrée d’argent, et quel ar-
gent ! Une bouchée de pain qu’il ne tardera pas à retrou-
ver ailleurs par un autre moyen. Vous avez le droit d’être
heureuse.
– Heureuse ? Je n’y pense même pas, et je ne suis
même pas sûre que c’est bien à cause de Kamel que je ne
le suis pas.
– Il n’en reste pas moins que c’est un point sombre de
votre vie qui vous empêche d’avancer, il empoisonne
votre être, alors sortez de cette mélasse.
– Je ne sais pas, pas pour le moment.
– Avez-vous gardé contact avec votre père ? lui pour-
rait vous aider peut-être.
– Vous êtes sérieux ? C’est à cause de lui tout ça.
– Il pourrait changer.
– Trop tard, il s’est remarié et je ne connais même pas
son adresse, depuis qu’il m’a fourgué à ce salaud je ne
l’ai plus revu, il n’a pas cherché à me revoir, et moi non
plus, de toute façon nous n’étions pas proches lui et moi,
bien avant « l’incident ».

116
Liberta

– Vous n’aviez ni frère ni sœur ?


– Non.
– Et votre mère ?
– Ma mère comme toutes les mères, je suppose, était
merveilleuse, tendre et affectueuse. Elle était le fruit d’un
métissage entre une Bretonne et un Jijli.
– Une Bretonne ?! s’étonne-t-il.
– Oui, ma grand-mère était bretonne, de Ploubazlanec,
dans les Côtes d’Armor, elle a connu mon grand-père
quand ce dernier avait fait escale avec les membres de
l’équipage en Bretagne, il était matelot à bord d’un ba-
teau de transport de marchandises, ils tombèrent amou-
reux, ils se marièrent, dans les six mois, mon grand-père
était tombé gravement malade, une pneumonie, il décida
de ne pas rejoindre son poste, le bateau parti sans lui,
quand l’été fut de retour, ils décidèrent de rentrer vivre
en Algérie, dans son village, à Texenna à flanc de mon-
tagne, ma grand-mère portait son premier enfant, lui avait
24 ans, elle, 18.
– Votre mère ?
– Non ma tante, que je n’ai pas connue, elle est morte
de la diphtérie à 5 ans. Dans son village, mon grand-père
cultivait son verger, ils essayaient tant bien que mal de
survivre, les conditions étaient rudes, surtout pour ma
grand-mère qui a été exclue par sa belle-famille. De
guerre lasse, ils finirent par tout abandonner et de refaire
leur vie ailleurs, à Constantine où naissait leur seconde
fille, Louisa, ma mère.
– Quelle histoire ! Comment s’appelaient vos grands-
parents ?

117
Liberta

– Mohamed et Maude, c’est à Maude que je dois mon


prénom, mon père n’étant pas d’accord, il me rajouta
Leila, mais ne put tenir tête à Maude, et ôter Fanny, c’est
qu’elle avait son petit caractère, la Bretonne. Ma mère
me manque si vous saviez !! Qu’est-ce que je ne donnerai
pas pour la revoir quelques secondes, fourrer mon nez
dans le creux de sa gorge et respirer son odeur à pleins
poumons, sentir son pouls, sa chaleur si douce, son
étreinte. Je lui dirais combien je l’aime chaque jour da-
vantage, combien elle me manque et combien je m’en
veux à crever de lui avoir causé tant de peines, que je sou-
haitais toujours son bonheur et sa fierté mais que j’ai
failli, mais qu’elle peut reposer en paix désormais, qu’elle
n’a plus à s’en faire, car je n’existe qu’en attendant l’ins-
tant de la rejoindre, à quoi bon essayer de vivre ?
– Yasmine ?
– Oui, Yasmine. Ma mère était si douce, si simple et
d’égale humeur, elle n’élevait jamais le ton, n’était jamais
en colère, elle n’existait presque pas, elle vivait pour et à
travers nous, elle n’avait pas hérité du caractère de
Maude, elle n’avait pas son courage, sa folie et sa déter-
mination, ma mère se complaisait dans son état voué à
l’asservissement.
– N’est-ce pas votre cas Fanny ?
– Moi, je vous l’ai dit, je n’ai pas le choix.
– Elle ne l’avait pas non plus, puisqu’elle l’a décidée
d’elle-même, cette vie, c’était son choix à elle, elle ne
s’en plaignait pas. Même si vous ne partagiez pas son
opinion, que vous ne compreniez même pas, c’était son
choix.

118
Liberta

Je me laisse porter par le paysage qui défile, sans rien


retenir, mes pensées voguent ailleurs,
– Avez-vous visité les Côtes d’Armor, Ploubazlanec ?
– En ce moment avec vous je transgresse mes fron-
tières, je n’ai jamais quitté
Constantine, sauf pour me rendre dans une prison per-
due dans la steppe.
– Vous aimeriez y aller ?
– Oui, peut-être, je ne me suis pas posé la question.
– Un endroit qui vous fasse rêver ?
– Hé ho, regardez-moi, je ne presse pas un bouton
pour avoir mon café le matin, je n’ai pas de siège chauf-
fant pour mes chiottes, moi je fais la queue à 5 h du mat
avec tout le voisinage pour pouvoir pisser, je n’ai pas le
temps de me poser ce genre de questions qui, au final, ne
feront que me rappeler à quel point ma vie c’est de la
chiasse.
– Vous devriez…
– Et puis tiens, c’est quoi cet argent que vous m’avez
envoyé ce matin ?
– Une avance sur salaire.
– Je n’ai fait qu’un dessin.
– Oui mais ça, ce n’est que le début, vous aurez d’au-
tres tâches après le déblayage.
– OK, mais on discute la somme dorénavant, ne re-
faites plus ça.
Il roule des yeux.
– Je vous emmène à la mer, dit-il sur un ton léger.
– Pourquoi faire ?

119
Liberta

– Discuter
– Encore ? Vous n’en avez pas marre ?
– Pas tout à fait.
Nous descendons du train et stupéfaction son chauf-
feur nous attend, c’est soit un conte de fée et il joue le ro-
mantique, soit c’est une mise en scène pour abuser de
moi, si c’est le cas il peut aller se brosser.
Il a choisi une plage en ville « Stora » déserte à cette
période de l’année, mise à part des couples qui fricotent
çà et là, la mer est calme, l’horizon limpide.
Après quelques anecdotes sur un séjour en colonie qui
a mal tourné au cours de l’été 1978, le ton change brus-
quement :
– Fanny je souhaiterai vous entretenir d’un sujet qui
me tient à cœur.
Oh mon Dieu, on y est
– C’est au sujet de la maison.
Pff mais quelle poisse !!!
– Je vous écoute.
– Vous devinez aisément à quel point cette maison est
importante pour moi, c’est tout ce qu’il me reste de mon
passé, et c’est surtout la dernière requête de mon père,
j’ai entrepris de la rebâtir, mais malheureusement je ne
peux y habiter, l’Algérie c’est du passé pour moi, donc
je souhaiterais que vous preniez à cœur de gérer les tra-
vaux pour qu’ils soient terminés le plus tôt possible et
qu’ensuite vous aurez le choix.
– Quel choix ?
– Celui d’y vivre avec Yasmine ou de venir avec moi.

120
Liberta

– Comment ? Je ne vous suis pas.


– Quittez votre mari, je vous offrirai tout ce dont vous
rêvez, nous irons « ailleurs », je vous offre une autre vie,
et si vous refusez je vous offre ma maison, mon père au-
rait aimé y voir des enfants s’y amuser, même si ce n’est
pas sa descendance.
– Vous me prenez de court je ne sais quoi vous répon-
dre, je..., je ne pensais pas…
– Ne pensez pas, ne répondez pas tout de suite, prenez
le temps de réfléchir.
– Pourquoi moi ?
– C’est écrit.
– Vous avez pitié de moi ? C’est de la charité ?
– Un tas de gens me font pitié, mais je ne leur offre
pas ma maison, je n’aime pas quand vous parlez de la
sorte, vous valez mieux, vous êtes intelligente, soyez à
la hauteur de ce qui vous ait dû.
– Ce qui m’est dû doit forcément venir de vous ?
– Et pourquoi pas ? La vie est un chassé-croisé, Fanny,
nous ne nous serions jamais rencontrés, nous sommes si
différents et nos vies sont aux antipodes l’une de l’autre
mais c’était écrit que je devais être à l’hôpital ce jour-là,
à cette heure précise et que la machine à café explose,
nous ne sommes pas un hasard.
– Je ne sais pas Osman, je..., je suis d’accord avec tout
ce que vous dites, mais il me faut remettre mes idées en
place, je suis dans le brouillard.
– Cela ne fait rien, rentrons, vous aurez tout le temps
de réfléchir.

121
Liberta

Sur le chemin du retour, nous demeurons silencieux,


j’ai l’impression de vivre un rêve, ou un cauchemar et je
n’attends que la sonnerie du réveil, l’odeur du tabac à
l’intérieure de la voiture se mêle à son parfum, je suis
ivre de bouleversements. Osman avait ordonné à son
chauffeur de rentrer, c’est lui qui conduit à présent. Je
trouve que tout ce voyage en va-et-vient, un supplice
pour le chauffeur. La nuit commence à tomber, le silence
devient de plus en plus lourd, de plus en plus parlant. Il
raconte des choses innommables, des mots insensés, des
plaisirs vertigineux et une culpabilité sanglante. Osman
ralentit peu à peu, je ne pose aucune question, il pénètre
dans un bois sombre, je ne proteste pas, comme un
condamné à mort qui ne se fait plus aucune illusion sur
le déroulement des prochaines dernières minutes de sa
vie, je me résigne aveuglément au flot de sensations qui
me transperce, et cesse de respirer, de bouger. A l’instant
où il gare la voiture et se retourne vers moi, ma vision est
flouée par le désir que j’ai pour cet homme, je n’ai jamais
ressenti telle émotion, je meurs l’espace d’un baiser, crai-
gnant et désirant le pire, quand sa voix me ramène à la
vie.
– Êtes-vous choquée petite épouse infidèle à son
époux qui lui cause tant de mal ?
Nos lèvres se frôlent, il ne m’embrasse pas, je m’em-
brase.
– Penses-tu vraiment qu’il éprouve la même honte en
sautant ses putes ?
Il est grossier, odieux et c’est moi qui l’embrasse oui,
c’est moi !

122
Liberta

Je reprends mon séant, ou ce qu’il en reste, il se remet


au volant, un baiser, nous n’avons été qu’un flirt.
– Souviens-toi Fanny, nous avons toujours le choix.
C’était ses dernières paroles.

123
124
Le temps…

125
Durant les mois qui suivent, Fanny se consacre aux
travaux de la maison, qu’elle dirige seule. Elle choisit les
matériaux et décide la couleur des peintures, elle se dé-
voile comme une rose au printemps. Elle prépare son café
du matin toujours de la même manière, mais il a un nou-
veau goût désormais, celui de l’espoir. Elle se coupe les
cheveux, comme pour marquer le changement, prend
soin d’elle, elle qui avait perdu l’habitude qu’on la touche
avec douceur.
Elle se regarde aussi, avant elle n’aimait pas les mi-
roirs, à présent elle en porte un dans son sac. Grâce à ses
revenus actuels, elle inscrit Yasmine dans une classe pré-
scolaire, pour qu’elle apprenne à lire et à écrire au lieu
de chasser les rats de la maison. Il faut dire qu’Osman
est généreux.
Lui de son côté est rentré à Rio de Janeiro pour s’en-
quérir de ses affaires. Durant ces trois mois qui le retien-
nent à Rio, il envoie un chèque bimensuel de 3000 euros
à Fanny le premier et le dix-huit du mois. L’argent n’est
pas seulement le nerf de la guerre il est aussi celui de la
main-d’œuvre, plus l’argent coule, plus la maison prend
forme.

127
Liberta

Osman découvre que son appartement a changé,


Christelle a repeint les murs, du gris Manitoba au taupe,
et la cuisine a une nouvelle crédence chrome. Le dressing
aussi est modifié, des escarpins Louboutin et des robes
Elie Saab, l’habillent.
– Tu as emménagé ici ? dit-il avec un grand sourire.
– Oui, jé mé suis dit que céla m’éviterait les aller ve-
noue entre mon appartement et le tiens, j’espère que ça
ne té dérange pas ?
- Absolument pas je trouve ça génial.
Christelle se pend à son cou, minaude, trempe ses lè-
vres dans son scotch et se laisse choir sur l’immense lit
dévoilant le dernier déshabillé de chez Victoria’s secret.
Une splendeur de femme, pense-t-il, de celles qui n’ont
pas besoin d’un homme, en ont juste envie de temps à
autre. La vie avec Christelle est un défi permanent. Elle,
qui d’ordinaire est méticuleuse, à cheval sur le planning,
et pour qui la ponctualité est une religion, dans la vie in-
time, elle se consomme en toute liberté, elle ne dort que
lorsque le soleil pointe ses rayons et elle ne déjeune
qu’avec du bourbon et des chips, elle aime à perdre rai-
son, et lui tourne le dos quand il lui murmure son amour!

128
Fanny…

129
130
– Fanny ! tiens tes cartons, c’est tout ce que m’a donné
l’épicier.
– Merci Ramzi, t’es un gentil petit gars, dis-je en lui
tapotant l’épaule.
– Vous partez alors ?
– Bientôt oui.
– Yasmine aussi ?
– Oui, évidemment.
– Mais elle pourra venir jouer n’est-ce pas Fanny ?
– Mais oui Ramzi, on sera dans le quartier à côté, tu
pourras venir toi aussi si tu veux.
Je range les derniers vêtements dans les cartons, avant
de partir rejoindre Yanis ; aujourd’hui, nous choisissons
les meubles de la maison, Osman souhaite des produits
nobles, qu’importe le prix, et j’espère saisir l’occasion
d’annoncer à Yanis que je m’y installe.
– Regarde cette table de jardin, elle ira bien dans le
patio.
– Mouis...
– Mets de l’enthousiasme Yanis, t’es pénible à la fin…
; et cette console en teck elle est vraiment sublime.

131
Liberta

– Pourquoi il ne vient pas acheter son bazar tout seul,


t’es obligée de jouer au coursier.
– Il ne peut pas, il est occupé avec ses contrats à Rio.
– Hhhhhh, il est chez ma mère.
– Quoi ?
– Tu ne savais pas ? Il est venu y a deux jours, lance-
t-il moqueur.
– Non, je ne savais pas, il a sûrement dû oublier de me
prévenir.
– Oublier ! C’est ça ; mon œil.
– Ou il voulait me faire une surprise.
– Arrête d’être aussi potiche, t’es droguée ou quoi ?
Quelle surprise ?, il se fout de toi comme de la dernière
pluie.
– Tu ne sais pas, tu ne sais rien alors ferme-la; en plus
j’en ai assez, je veux rentrer.
– C’est toi qui ne sais rien, qui ne vois rien.
Il quitte le magasin il pleut des cordes dehors.
– Voir quoi Yanis ?
Je rugis de colère, Osman avait raison, il se la pète trop
avec sa moralité à deux sous.
– Tu ne comprendrais pas.
– Comprendre quoi merde, comprendre quoi ? T’es
chiant.
– Je suis chiant ? crie-t-il, mais réveille-toi, ma pauvre
réveille-toi, t’es pas son genre, il t’impressionne avec le
fric qu’il agite sous ton nez ? T’en es là Leila ? C’est quoi
ces conneries ? Je croyais que tu voulais t’en sortir ?

132
Liberta

– Je le veux encore et Osman m’y aide, il est différent,


il ne me juge pas lui, il me comprend, il est attentionné
et me tire vers le haut.
– Bravooo, bravo (il tape dans ses mains). À quand la
médaille d’honneur pour notre justicier ?
– J’ai confiance en lui, il y a un truc entre nous, je ne
sais pas ce que c’est, mais on est complice, et tu es ja-
loux.
– Tu es amoureuse.
– Et alors ? Tu tiens vraiment à entendre la réponse ?
Tu es jaloux parce que je passe plus de temps avec lui,
j’ai mieux évolué en quelques semaines avec lui qu’en
des années avec toi. Yasmine va à l’école, j’ai un métier
valorisant, j’ai une maison, parce que Osman, figure-toi,
m’offre de vivre dans sa maison… Je compte même de-
mander le divorce.
Il me fixe silencieux.
– Alors quel est le problème ?
– Aucun Leila, aucun.
– Parle ! hurlé-je
– Le jour où tu as accouché,….
– Oh pitié pas ça, arrête, fis-je exaspérée.
– Laisse-moi finir, le jour où tu as accouché de Yas-
mine, je suis venu t’apporter des vêtements propres pour
toi et la petite, tu étais en pleurs, seule et perdue. Je t’ob-
servais caressant le visage tout petit et rose de ta fille. A
ce moment-là, je n’ai pas eu la force, le courage, j’étais
accablé par la réalité, et je t’ai laissée vivre ton destin tel
qu’il se présentait, j’étais persuadé que tes démons al-
laient finir par te rattraper et qu’un drame, un autre allait

133
Liberta

surgir. Et les années sont passées, la tempête s’est calmée


les choses ont repris leur place, tu n’as pas abandonné
ton enfant, tu t’en es occupée du mieux que tu pouvais,
tu t’es acharnée au travail. Je voyais cette jeune lycéenne
devenir femme, une femme indépendante, courageuse et
vraie, la tête sur les épaules et le cœur sur la main, capa-
ble de sévir, et de caresser délicatement la joue d’un can-
céreux agonisant. Et moi dans tout ça, je ne voulais que
rester à tes côtés, malgré tous les remords qui me trans-
cendent je reste, je reste quitte à vivre sous cette emprise
pour toujours, parce que par ta seule présence, Leila, j’ai
le courage de vivre quand l’espoir de jours meilleurs
m’abandonne. Mais là, Leila, je ne te reconnais plus, tu
es devenue tout ce qui te révulsais auparavant, alors
ouvre les yeux, toute cette pseudo-évolution que tu crois
vivre était en toi, Osman n’a fait que te secouer, ne le sa-
cralise pas, il n’en vaut pas tant.
Je suis émue par ce qu’il vient de me dire, je regrette
ma brutalité envers lui, mais la vie est une décision, et
j’ai fait la mienne :
– Osman n’est pas si mauvais que ça, si tu apprenais
à le connaitre tu l’apprécierais tout autant que moi.
Il baisse la tête, serre les dents.
– Tu couches avec lui ?
Je le gifle.
Je pleure.
Je suis déçue.
Je me déteste.
– Fais ce que bon te semble, moi je pars, je quitte
Constantine, l’occasion s’est présentée alors je pars finir
mes études ailleurs, je n’ai plus rien à faire ici.

134
Liberta

Je me rends directement à l’hôtel où Osman a séjourné


auparavant, il n’est pas encore rentré, je décide de l’at-
tendre à la réception. Le temps passe, le stress cède la
place à l’ennui, je me lève regarde par la fenêtre, me ras-
sois, joue avec mon téléphone, appelle pour confirmer la
livraison du salon en cuir, je prends un magazine people
posé sur la table, je lis sans rien retenir, « perdez 4 kg en
une semaine avec une méthode révolutionnaire ». « 25
raisons de croire en l’humanité » rien que ça ! J’aurais
dit moins. « Témoignage : je ne suis ni femme ni
homme» quelle veine ! Je tourne les pages et tombe sur
une pub pour un parfum de marque, le slogan me fait sou-
rire, « Si alla libertà » il me donne presque envie de tenter
le coup. Pas d’acheter le parfum non, je n’en suis pas en-
core là, mais de profiter de la liberté de vivre, car son
avant-gout me fait un tel bien,
– Fanny. Ce que tu m’as manqué !
Putain ce qu’il est beau et élégant, il me prend dans
ses bras.
– Merci, je ne savais pas que tu étais rentré, c’est Yanis
qui m’en a informé.
– Oh, il gâche tout celui-là, je lui ai dit que je voulais
te faire une surprise, tu fais quoi ?
– Je t’attendais, en lisant ce magazine, d’ailleurs c’est
de l’espagnol ça ? Je lui montre le slogan
– Non, de l’italien, « oui à la liberté », dis oui, Fanny.
Je rougis, me contente d’un rictus.
– Montons dans ma chambre, je demanderai qu’on
nous serve quelque chose à manger j’ai très faim.

135
Liberta

– Attends non, je préfère qu’on reste ici, je voulais


juste te parler.
– Je suis fatigué Fanny, allons dans ma chambre, je ne
te mangerai pas, sois mature tu n’as plus 16 ans.
Je me laisse prendre par la main, nous prenons l’as-
censeur, je m’attends au pire, il me caresse les cheveux.
– Tu les as coupés ?
– Oui, fis-je gênée.
– C’est bien, ils te vont bien.
C’est tout ? Pensé-je, il se comporte en gentleman, et
moi j’ai des idées vicieuses
Sa chambre est sens dessus dessous, les draps sont dé-
faits les oreillers au sol, pour le prix de la nuitée le service
est négligeant.
– Désolé pour le désordre, j’ai passé une nuit mouve-
mentée… Le décalage horaire ! Alors comme ça tu vou-
drais apprendre l’italien !
– Oui, j’aimerai bien, italien ou espagnol oui,
– Tu parles anglais ?
– Non.
– Tu devrais commencer par l’anglais, c’est la porte à
l’international.
– L’international ! Je n’ai pas de telles ambitions
Il range la chambre sommairement.
– Tu devrais, assieds-toi, je nous commande à man-
ger.
Je prends place sur un fauteuil à côté de la fenêtre, le
rangement fini, il me rejoint.

136
Liberta

– Quand nous aurons fini de déjeuner, je souhaiterai


voir la maison si tu permets.
– Évidement voyons, c’est ta maison Osman après
tout.
– Non, c’est la tienne désormais, j’aurais préféré que
tu me suives, mais tu as pris ta décision, et je m’y
conforme. De quoi voulais-tu discuter ?
Il se lève à moitié en s’appuyant sur ses bras, et m’em-
brasse, je n’attendais que ça, la certitude de quelque
chose.
Il reprend place
– Vas-y, je t’écoute.
– Eh bien, euh, ce n’est pas très important en vérité,
c’est simplement que, j’ai parlé à Yanis, et qu’il est
parti… ce matin
– Pour aller où ?
– Je ne sais pas, il pense que j’ai changé.
– Il n’est pas assez intelligent pour comprendre que
ce changement c’est de la maturité, tu grandis Fanny, tu
n’es plus collée à lui, il n’apprécie pas ton indépendance.
– Je suppose oui,
– N’aie pas de doutes la dessus, tu décolles alors que
lui reste au sol, et s’il est comme il le prétend ton ami,
alors il reviendra. Et même s’il ne revenait pas, tu m’as
moi désormais.
– Oui... ce n’est pas la même chose.
– J’espère que ce n’est pas la même chose.
– Tu as compris ?
– Évidemment.

137
Liberta

– Fanny je ne sais quoi te dire, tu as fait un travail


splendide, la maison est magnifique.
Osman se promène, entre dans les chambres, touche
les murs, il semble ému.
– J’aurais presque honte de dire qu’elle est plus belle
que dans mes souvenirs, merci ma belle.
Il prend mon visage dans ses mains et dépose un baiser
sur mon front, je me liquéfie.
Le soir venu, je m’endors pour la dernière fois sans
doute dans la chambre qui me servait de foyer, toutes mes
affaires sont emballées dans des cartons, elles n’attendent
que le moment de rejoindre leur prochaine adresse, que
je le souhaite la dernière.
Je commence à peine à sombrer dans un sommeil co-
mateux que le téléphone sonne, le numéro ne me dit rien,
je n’y prête pas attention. Il sonne toujours, je décroche
énervée.
– Allô qui est-ce ?
– Pourquoi t’as mis tout ce temps, tu te fais désirer ?
– Kamel !
Mon sang se glace.
– Je viens de quitter la prison, plus tôt que prévu pour
« bonne conduite ».
Il rit.
–…
– Tu ne dis rien ? Je suis en route, et j’espère trouver
ce que j’attends à mon arrivée.
Il raccroche, je m’effondre, je cherche dans mon sac
quelques billets pour les lui donner, il disparaitra sure-

138
Liberta

ment après. Et s’il en exigeait plus ? Je ne peux pas lui


donner toutes mes économies, je décide d’appeler
Osman, il ne décroche qu’après la troisième tentative,
mes mains tremblent.
– Allô, qui est-ce ? dit-il d’une voix étouffée par les
rires et la musique.
– Osman c’est moi
– Qui vous ?
– Fanny
- Ah oui, je ne t’entends pas très bien, rappelle-moi
plus tard.
– Osman, Kamel est sorti de prison, je ne sais pas quoi
faire.
– Fanny c’est ton mari, il ne va rien se passer, écoute
je suis occupé, rappelle-moi tu veux bien.
– Désolée, désolée je ne voulais pa…
Il a raccroché. Je reste dans le noir guettant mon bour-
reau, quatre heures à attendre mon sort et défaire ma vie,
j’ai fait l’erreur de penser à changer l’impossible, on ne
change pas son destin, on n’y échappe pas, on apprend à
vivre avec, on apprivoise notre souffrance et l’on finit
par s’y habituer, tant est si bien que le changement même
vers le meilleur nous effraie, nos peurs naissent du mé-
connu, et on renonce à un bonheur insidieux.
Il prend l’argent, les économies, mes vêtements, ba-
lance les cartons à coups de pied, je reçois les crachats,
et laisse le sang couler, je pense que si je ne résiste pas il
abandonnera et Yasmine cessera de pleurer sous le lit. Il
déchire mes vêtements, je suis à moitié nue, je râle, le
suppliant de ne pas le faire devant Yasmine, pas devant

139
Liberta

Yasmine, pas devant elle, elle ne s’en remettrait pas. Elle


sort de son trou, son pyjama trempé d’urine et se précipite
vers la porte, sort dans la cour de la maison, il me fait
mal, déchire ma chair mais la douleur n’est rien comparée
à celle qui saigne mon âme, je veux mourir, disparaitre,
ne plus me relever. Il me vomit dessus, se retire, et dis-
parait dans l’aube. J’entends el hadja, ma voisine, ordon-
ner au voisin d’appeler une ambulance, je réclame
Yasmine, elle me rassure qu’elle est en sécurité chez elle,
je m’abandonne à mon vertige.
Lorsque je me réveille, je suis à l’hôpital, el hadja à
mes côtés, avec Yasmine sur ses genoux, j’ai mal en es-
sayant de parler.
– Ne dis rien ma fille, Dieu t’as sauvé, tu allais mourir,
mais grâce à Lui, tu t’en es sorti, les médecins disent que
dans trois jours tu pourras quitter l’hôpital.
– Yasmine ?
– Elle est là, ne t’inquiète pas.
Yasmine se rapproche, effleure mon bras, je lui caresse
le visage,
– Ça va ma belle ?
- Oui.
– Sûre ?
– Oui, n’aie pas peur Fanny, il est reparti chez cellule,
des policiers, mais pas comme ceux de la rue, les autres,
avec des habits verts, ils sont venu chez Ma el hadja et
ils ont dit qu’il retournait d’où il était venu.
Je souris.
– Fanny ma fille, les gendarmes vont passer te poser
des questions cet après-midi, raconte-leur, et prends une
bonne décision.

140
Liberta

– Merci.
– Rends grâce à Dieu, moi je n’ai rien fait, tu as de la
famille que je pourrais contacter ?
Ma gorge est noyée de larmes, mais trêve de lamenta-
tions.
– Non personne,
– Très bien, Dieu est avec toi. Moi et Yasmine rentrons
te préparer à manger, on reviendra plus tard, repose-toi

***

Suite à l’expertise du médecin légiste et la déposition


faite aux gendarmes, ce chien ne reverra pas l’extérieur
de sitôt, l’occasion pour moi de demander le divorce, que
je n’aurais aucun mal à obtenir vu les chefs d’accusation.
Osman me rend visite le troisième et dernier jour de
mon hospitalisation, se dit désolé, et ému de ce qui s’est
passé, mais que c’était un mal inévitable pour avoir ma
« liberté ».
Je ne retourne pas à ma chambrette. Pour se faire ex-
cuser sa défection, il nous emmène Yasmine et moi di-
rectement à la maison de Trik Djdida. Un nouveau départ
en perspective.
– Osman j’ai pensé reprendre mes études pour obtenir
enfin mon diplôme, toi tu as eu la gentillesse de m’em-
baucher mais la chance ne se reproduira pas, il me faut
un vrai diplôme pour travailler.
– C’est exactement ce que je voulais que tu com-
prennes, et que tu y arrive par toi-même. J’ai arrêté de
t’envoyer de l’argent non pas à cause de la fin du chan-

141
Liberta

tier, mais pour que tu sois libre et indépendante, je t’ai-


derai cela va de soi, mais tu dois savoir tes priorités, le
diplôme, j’ai eu le temps de le constater n’est plus vrai-
ment une nécessité, par contre j’ai pensé te mettre en
contact avec un ami d’enfance qui dirige désormais un
bureau d’études, il prendra soin de toi, fais-moi juste
confiance
Je demeure incrédule, mais il s’est si bien occupé de
moi, que je ne peux que lui faire confiance.
Il prend à cœur de refaire ma garde-robe.
– C’est beaucoup trop Osman voyons.
– Un nouveau look est nécessaire pour habiller la nou-
velle Fanny.
J’attends toujours que le bureau d’études me contacte,
je suis obligée de puiser sur mes sous pour payer l’école
de Yasmine et les courses, j’ai renoncé aux cours d’an-
glais sans en aviser Osman, j’avais honte de lui confier
mes soucis financiers, il en a déjà trop fait. Il m’emmène
diner chaque soir, et m’offre une rose chaque dimanche.
Pour mon anniversaire, nous sommes allés à Alger, je
n’avais jamais visité la capitale auparavant, si grande, si
peuplée, si libre, j’en avais le tournis. Osman nous a ré-
servé une suite dans un hôtel cinq étoiles, une première
pour moi, nous dinons, les lumières du restaurant s’étei-
gnent et un serveur nous amène un gâteau d’anniversaire
immense, je pleure d’émotions, je ne pensais pas en mé-
riter tant.
Minuit passé, nous regagnons la suite. Je ne veux pas
réfléchir au reste de la nuit et à ce qui va se passer. Je ne
me considère ni prête ni encore blessée, j’ai une
confiance aveugle en cet homme, il saurait bien me re-

142
Liberta

donner goût à la vie, il est plus intelligent et plus mature


que je ne le serai jamais.
– Merci pour cette soirée, je vis un rêve, et j’espère ne
plus m’en réveiller.
Il me prend le visage et m’embrasse délicatement, la
sensation est différente, j’ai du mal à m’y abandonner.
– Désolé, je ne…
– Non, non, ce n’est rien. Je suis si bien avec toi, ré-
torqué-je.
– Moi aussi.
Je ne veux pas le froisser.
– Comment pourrais-je te rendre la pareille, tu as tout!
– Tu viens de le dire, j’ai tout, il n’y a rien que tu
puisses m’apporter.
– Alors c’est de la charité !
– Non absolument pas, cela me fait plaisir.
– Tu es unique et exceptionnel.
– Je sais.
Il m’embrasse encore une fois, me caresse le dos, les
bras, passe sa main dans mes cheveux.
– Tu devrais les couper davantage, ils t’iraient à mer-
veille.
Il s’écarte, dit qu’il est fatigué, et part dans une autre
chambre pour se reposer, car demain nous rentrerons.

***

143
Liberta

Le divorce est prononcé le 14 juillet, ça ne me réjouit


pas plus que ça, j’ai coupé mes cheveux, je les ai raccour-
cis davantage, Osman m’invite à déjeuner pour fêter mon
« divorce », il est présent sans être vraiment là, me prie
de prendre ce qui me ferait plaisir, ne me parle presque
pas.
– Osman est-ce que ça va ? Tu sembles préoccupé.
– Je vais très bien.
– Tu ne remarques rien ?
– Remarquer quoi ?
– Mes cheveux !
– Qu’ont-ils ?
– Je les ai coupés comme tu m’avais demandé .
Quelle sotte, pensé-je.
– Ah oui, je vois, oui. Finis de manger, on doit retour-
ner à la maison.
– A la maison ? Pourquoi ?
– Quelques trucs à récupérer.
– D’accord

144
Osman…

145
Je charge le chauffeur de raccompagner Fanny à la
maison. Je prétexte des papiers oubliés à l’hôtel pour
m’absenter, que je ne tarderai pas à la rejoindre. Je m’oc-
cupe donc de ma réservation ; puis envoie un mail à
Christelle, plus la peine de me faire parvenir mon cour-
rier.
Me rends ensuite au cimetière, l’heure est venue pour
faire mes adieux à mon père.
« Mis devant le fait accompli, mon cher père, ce pays
ne m’est pas destiné, ce n’est pas faute d’avoir essayé, tu
l’as dit toi-même, j’ai toujours aspiré à vivre ailleurs,
c’est que je ne devais pas coller au profil de la région. A
quoi bon me rattacher au passé, à ce que nous avons été
ou pas, aux mots prononcés et aux sentiments tus, tout
cela n’a plus aucune importance, je suis devenu ce que
je ne peux changer, bon ou mauvais il est trop tard pour
faire ma profession de foi, j’ai fait ce que je devais faire
au moment de le faire, mes décisions ont été peut-être
dures mais ce sont les miennes, personne ne me les a im-
posées, peux-tu en dire autant ? Ta vie aurait-elle été
autre, peut-être même meilleure si tu ne t’étais pas fait
dicter ta ligne de conduite par les tiens, aurions-nous été

147
Liberta

séparés si tu avais tenu tête à Zahra ? Rien n’est moins


sûr. Moi, je vis libre, maitre de ma vie, je mourrai seul
probablement, mais à ce moment-là quelle aura été la dif-
férence entre toi et moi finalement ? »
Je rentre à Trik Djdida, la maison est silencieuse, un
calme absolu, je ne cherche pas Fanny, elle est dans la
grande chambre, assise faisant semblant de lire. Son vi-
sage, son cou sont rouges, elle est au plus fort de son
émotion. Je ne lui adresse pas la parole, je ne la compli-
mente même pas pour la nouvelle robe qu’elle vient de
mettre, ni pour le parfum dont elle s’est aspergée. Elle
me propose un café. Je décline. Elle rit bêtement, raconte
des histoires qui n’ont aucun sens, elle mêle et démêle
ses mains, signe d’angoisse de crainte à l’idée de céder
au désir pervers que je la prenne. Elle ne sait plus trop
quoi en penser, et renonce à réfléchir, le désir a meilleur
goût que la réflexion. Je m’assois, allume une cigarette,
et la regarde s’agiter comme une puce, au bout de deux
minutes qui lui paraissent interminables, son envie trans-
perce sa peau qui devient moite. Elle est à point, je me
lève, jette mon mégot au sol et la prend dans mes bras,
elle se tait, s’éteint comme un feu, elle est fluide et légère,
une fumée ! Je l’embrasse, d’abord derrière l’oreille
toutes les femmes adorent ça, je redescends son cou
jusqu’à la naissance des seins, je lui caresse le dos, les
hanches, doucement puis de plus en plus fort, je lève mon
bras derrière elle, regarde l’heure, lui caresse les cheveux,
elle s’agrippe à ma chemise fermant les yeux, sa respira-
tion s’accélère, je remonte la robe sur ses cuisses, les ca-
ressant ; encore plus haut, son ventre, frôle sa hanche.
J’enlève la robe, elle est gênée, se cache au creux de mon
bras, elle est maigre et froide, elle ne s’aime pas. Je l’em-

148
Liberta

brasse sur la bouche, le plus tendrement possible, elle


m’entoure de ses bras ; je l’embrasse et la soulève, elle
murmure qu’elle m’aime, je souris amusé, j’en rajoute
même en feignant de vouloir l’écouter encore ce « je
t’aime », « sois libre, Fanny, tu es avec moi », elle gémit,
elle se charge de me faire plaisir, et cela m’amuse davan-
tage, j’en aurais presque honte, presque. (Quatre minutes)
je caresse son visage son cou, son sein qui gonfle de plai-
sir, plonge la main dans sa culotte humide, elle frémit de
plaisir, elle a la chair de poule, je la caresse, doucement
tout en l’embrassant elle se vide de sa peur et s’aban-
donne au désir.
Le téléphone sonne, je la relâche.
– C’est mon chauffeur, je dois répondre.
Elle reste figée.
– Allô ? ah oui, oui d’accord j’arrive tout de suite…
non tu ne me déranges pas … ;
Fanny je dois y aller, une urgence, c’était bien ma
belle.
Je quitte la maison, mon chauffeur m’attend dehors,
je monte à l’arrière.
– Merci mon vieux, pile à l’heure. Rentrons mainte-
nant.
Je jette un dernier regard sur mon passé avant de lui
tourner le dos une dernière fois.

149
150
Osman est parti, je suis en sous-vêtements au centre
de cette pièce que je ne reconnais plus, je ne me reconnais
plus moi-même, je peine à retrouver mes esprit, tenaillés
entre un bien-être coupable, et la peur d’avoir mal agi,
ou pas assez, je n’ai peut-être pas été à la hauteur, j’aurais
dû me libérer davantage, répondre mieux à ses avances,
mais pour autant l’aurais-je fait ? Serais-je passé à l’acte
? Je me rhabille et reste seule dans le silence qui hante
cette demeure.
Ce n’est que tard dans l’après-midi, quand Yasmine
rentre de l’école que je quitte ma rêverie, je lui prépare à
diner et pars me coucher, demain est un autre jour, de-
main je serai une nouvelle femme.
Il est plus de midi, Osman n’a pas appelé, j’espère que
rien de grave n’est arrivé, son départ précipité d’hier doit
sûrement y être pour quelque chose. J’hésite puis décide
de l’appeler, son téléphone est éteint, ou le réseau est
mauvais là où il se trouve. Et quelle idiote, Osman n’a
pas que moi dans sa vie. Je prends mon sac et pars à la
gare. Il fait trop chaud, un soleil de plomb, le quai est
bondé par les voyageurs de retour de la mer, ils encom-
brent le quai avec leurs parasols et leurs glacières. Je re-

151
Liberta

tourne chez moi, et trouve une enveloppe glissée dans le


montant de la porte,
C’est une convocation du procureur, je lis sans vrai-
ment comprendre le sujet. Il est 15 heures, je sors cher-
cher un cabinet d’avocat qui ne soit pas encore fermé
pour que quelqu’un m’aide à saisir le contenu de ce pa-
pier. J’en trouve un a quelques mètres de chez moi, il
m’explique que c’est de la part d’un huissier de justice,
que l’on me prie de libérer la maison appartenant précé-
demment à Boualam Bentahar, dont l’unique fils et prin-
cipal héritier, Osman
Bentahar, est le propriétaire aux yeux de la loi, et que
je dispose de 48 heures pour libérer les lieux et restituer
les clés à l’huissier qui se charge de l’affaire, sans quoi,
je serai chassée de la maison par les moyens qu’autorise
la loi.
Je suis désarçonnée, je n’y crois pas, cela doit être une
erreur, un malentendu, pas Osman, il ne ferait jamais une
chose pareille. Il faut que je lui parle. Je quitte le cabinet
direction l’hôtel, je nage en plein délire. Le réception-
niste, un jeune homme fraîchement sorti de son école de
management, pas encore sorti de sous l’aile de son pa-
pounet qui fait jouer ses coucheries pour donner un job
décent à son vaurien de fiston (c’est fou comme les dé-
tails sautent aux yeux quand notre esprit est brouillé par
le chagrin, il commence à se chercher des subterfuges,
ou s’accrocher ? Car la réalité le maltraite). Il m’annonce
qu’il n’y a aucune chambre de réservée au nom de Osman
Bentahar. Il a dû changer d’hôtel, pensé-je, c’est vrai le
service n’était pas à la hauteur ici, il a surement loge à
côte. Je me précipite vers le second hôtel mitoyen du pré-

152
Liberta

cédent. Même affliction, Osman n’est pas ici. Je retourne


au premier, demande de vérifier dans le planning de la
semaine passée, le crapoussin de la réception montre des
signes d’exaspération mais finit par céder à mes suppli-
cations afin d’éviter tout scandale qui lui ferait sauter sa
prime de performance de ce mois-ci. Il me confirme bel
et bien sa présence, mais que Osman a libéré la chambre
hier, se désole-t-il.
– Un client généreux et aux goûts certains.
Je sors dans la rue, marche, me laissant entrainer par
ma folie, pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ? Pour-
quoi ces mots ? Pourquoi ces caresses ? Pourquoi ces pro-
messes ?
Les questions me martèlent et se heurtent à un mur,
elles cognent encore et encore espérant le démolir mais
elles rebondissent et ne font qu’attiser ma démence.
Je rentre dans cette maison, j’enrage, j’en veux au
monde entier, j’en veux à la vie, je sors mes affaires des
armoires, tiroirs et les éparpille au sol, je ne veux plus
rien de lui, je ne veux plus de cette vie qu’il promettait,
ce n’était que mensonge , comment ai-je pu être aussi
bête, Kamel en rirait s’il me voyait ; Yanis aussi, ils
avaient raisons ; je ne suis qu’une garce bonne à rien,
mon Dieu ! Mon Dieu ! Je m’écroule au milieu de mes
chiffons et crie ma douleur ma rage et ma déception.
– Fanny ?
Yasmine apparait dans l’encadrement de la porte, elle
est effrayée, je ne cherche pas à la rassurer.
– Prends tes affaires, on retourne à notre chambre.

153
Liberta

– A Bab el Kantara ?
– Oui, où sinon ? Hein ? Où ? Nous n’avons nulle part
où aller.
– Mais Fanny la maison a été démolie il y a une se-
maine, je t’ai dit qu’ils ont cassé la maison et qu’ils ont
emmené Ma el hadja à la maison pour vieux
– Quoi ?
– Et c’est ici notre maison non ?
– Tu n’as plus de maison, tu n’as plus de lit, tu n’as
plus rien, nous allons vivre dans la rue avec les rats
jusqu’à crever, c’est comme ça, on est destinées à vivre
comme ça, c’est écrit, tu vois tu ne te feras plus d’illusion
c’est ça la vie, c’est tout ce que j’ai su t’offrir.
– Je veux aller chez Ma...
Elle pleure.
– Oui c’est ça, pleure, c’est tout ce qu’il nous reste,
les larmes.

154
Une vieille dame. Chambre 47…

155
156
Il faisait tellement chaud ce jour-là que la sueur me
sortait par des parcelles de peau que je ne sentais plus de-
puis des années. Avec l’âge, mon sang s’était refroidi tel
un reptile. Mon corps aussi subissait les aléas du temps,
je me tassais d’au moins un centimètre par an. Ma car-
casse était pressée de retrouver la terre et de s’y languir.
Le grand âge avait tout de même ses avantages ;
comme par ce matin-là, canicule obligeait ; je pouvais
me dandiner en fond de robe dans le centre sans que per-
sonne m’en tienne rigueur, me prenant pour une sénile
aliénée, le personnel se contentait de me jeter un regard
las et passait son chemin.
Des lors que l’on m’avait placé dans ce centre, le
temps semblait s’être figé, la lassitude prenait tout son
sens, la minute s’étirait péniblement en heure et l’heure
rampait vers sa semblable, le crépuscule nous délivrait
alors de cet engrenage. Nous regagnions toutes nos
chambres à dix-neuf heures, moment du couvre-feu.
Certaines prenaient leurs somnifères qui ne faisaient
plus leur effet depuis bien longtemps, d’autres se lais-
saient bercer par le silence des lieux, que rompait par in-
termittence le craquement rugueux de nos articulations
ou un râle de douleur perçant.

157
Liberta

Le lendemain, nous étions sur pieds ou chaise à l’aube,


nous faisions la queue aux sanitaires pour les ablutions
puis allions invoquer Dieu afin qu’il nous efface nos
dettes, nous pardonne et fasse que la Faucheuse ne nous
rende pas visite pendant qu’on se soulageait la vessie !
J’avais cessé de prendre mon petit-déjeuner à mon ar-
rivée au centre. Le lait était plein de grumeaux et le café
un liquide brun mais qui ne sentait pas du tout le café. Je
me contentais de prendre place au réfectoire comme
toutes les autres et de jacasser avec Seghira, ma copine ;
on rigolait bien elle et moi ; jusqu’à ce qu’une violente
toux et des gouttes de pipi nous fassent rappeler que nous
n’avions plus le maintien nécessaire à nos joies.
C’était ce jour-là que je revoyais Fanny, elle s’avançait
vers la réception du centre en tenant Yasmine par la main,
et un petit sac de l’autre. Elle semblait fatiguée, marchait
machinalement en trainant le pied, le regard dans le vide.
Nous n’avions rien en commun elle et moi, sauf une cour-
toisie de voisinage et aussi, je gardais la petite de temps
en temps et de plus en plus souvent depuis que les habi-
tants jasaient sur cet homme venu de l’étranger avec qui
Fanny passait son temps. Moi je ne l’avais jamais ren-
contré ce gars, mais cette petite avait drôlement changé
depuis. Était-elle heureuse dans son nouveau foyer ? Elle
avait pris ses affaires sans me laisser le temps d’embras-
ser Yasmine, c’est que je m’étais attachée à cette espiègle.
Et le fait de la revoir au centre, je ne me suis pas posé
plus de question, comme si sa présence là-bas n’avait été
qu’une question de temps.
Après quelques mots échangés avec l’assistante so-
ciale, Fanny disparut dans l’obscurité d’un couloir.

158
Liberta

J’étais pour ma part remontée à ma chambre pour me


changer. Le centre organisait régulièrement des ateliers
de création. Pas pour nous ; nous n’avions plus rien à ap-
prendre et même si cela avait été le cas nous nous en fi-
chions grandement, ces ateliers de couture, broderie,
cuisine… étaient destinés à des jeunes filles en difficultés
pour les aider à se réinsérer. Personnellement, je ne com-
prenais pas en quoi la maitrise du point de croix allait
sortir une jeune fille de son mal être mais cela m’occu-
pait, c’était déjà ça de gagné.
Deux heures plus tard, habillée, et pimpante, je
m’étais rendu au réfectoire. Fanny était assise deux tables
plus loin, silencieuse, hagarde, elle ne touchait pas à son
assiette, Yasmine, par contre ! Je ne comprenais pas ce
qu’elle lui trouvait à cette soupe à la grimace. J’hésitais
à aller vers Fanny. Se souvenait-elle encore de moi ? Vou-
drait-elle me perler ? Finalement, au moment de quitter
la salle je me décidais à l’aborder :
– Bonsoir Fanny.
Elle leva les yeux vers moi, un regard perdu, vide de
vie et terne de tristesse ; comme si nous ne nous étions
jamais séparées. Elle ne répondit rien, elle n’était pas
étonnée de me voir. Yasmine m’avait prise dans ses bras
et tentait de joindre les mains, mais mon tour de taille l’a
contrainte à renoncer, elle était contente, la petite.
– A quelle chambre es-tu ? demandé-je.
– Je ne sais pas. À l’étage avec une vieille en chaise
roulante.
– Je vois…..tu peux venir avec moi, je suis seule, j’en
parlerais à la directrice si tu veux ?
Elle acquiesça, tout lui était égal.

159
Liberta

La directrice ne voyait aucun inconvénient pour que


Fanny s’installe avec moi ; j’avais tant de questions en
tête, mais je savais que je n’aurais pas de réponses ou du
moins pas à ce moment-là ; je me contentais de la faire
émerger de son abime pour savoir si elle aimerait que
j’allume la télé ou si elle avait pensé à se brosser les
dents, son esprit était ailleurs.
L’intimité de la nuit aidant je me risquais quelques fois
à lui parler, dans le noir je pensais que l’on se confiait
mieux lorsqu’aucun regard n’était porté sur nous pour
nous juger, nous blâmer, on ne se parlait à soi-même :
– Que vas-tu faire Fanny ?
– Rien,
– Ici ce n’est pas l’idéal, ça te décevra sans doute, mais
y a des gens biens, ils t’aideront.
– Je n’ai besoin de rien,
– Oh, nous avons tous besoin d’aide à un moment ou
à un autre, ce n’est pas une honte.
– J’en ai assez,
Voilà ce qu’était devenue la jeune femme dont j’en-
tendais le rire sonore dans la courette de notre ancienne
maison lorsque le chat borgne de la voisine se faisait
pourchassé par une souris, sa flamme s’était éteinte, elle
avait perdu l’essence même de cette vie, l’espoir !
Le temps était venu pour Yasmine de rentrer en classe,
l’assistante sociale se chargeait de l’inscrire dans l’école
du quartier, Fanny, quant à elle, refusait toujours de suivre
le programme de réinsertion sociale pour les jeunes mères
célibataires comme elles. Elle s’isolait chaque jour encore
plus, elle ne quittait la chambre que pour descendre au

160
Liberta

réfectoire, après, même les repas, elle avait cessé de les


prendre, elle maigrissait à vue d’œil, je m’inquiétais, et
elle refusait de sortir de son silence. Ne la forçant pas à
me perler, ma foi ; elle parlerait quand elle en aurait
envie.
Un matin, je retrouvais une touffe de cheveux sur son
oreiller, quand elle était revenue des sanitaires je la lui
montrais.
– C’est des cheveux !
– Je sais, ce sont les tiens, à ce rythme tu seras chauve à
la fin du mois, tu es faible Fanny, regarde comment tu es.
– C’est pas vos affaires, vous ne savez rien.
– J’en saurais plus si tu me parlais, je ne te serais d’au-
cune aide mais je peux t’écouter, vide-toi de cette mélan-
colie qui t’empoisonne, parle Fanny, ça te fera du bien.
Ses lèvres se tordirent en un rictus que la maigreur et
la pâleur de son visage rendaient effrayant ; elle s’allon-
gea sur son lit, se recroquevilla en chien de fusil et me
tourna le dos.
Je n’insistais pas. Je préférais m’occuper de la petite,
la coiffait pour l’école, j’arrangeais son tablier rose, et
l’embrassait sur le front, chaque matin. Yasmine n’atten-
dait qu’un geste tendre de Fanny, et elle, se contentait de
l’ignorer.
La petite partie, je descendais à la salle d’activités
commune papoter avec mes semblables, entre arthrite et
fuites urinaires, nous avions de quoi rédiger une thèse.
Et chacune allait de son remède miracle, au bout ça res-
semblait à une réunion de sorcières qui comparaient leurs
potions !

161
Liberta

– Dis el Hadja, ta copine, elle ne vient pas avec toi ?


On n’est pas assez bien pour elle ? me lança Akila.
Je me doutais que tôt ou tard le centre allait en faire
son feuilleton de Fanny.
– Laisse la tranquille, elle n’a pas ton âge, de quoi
veux-tu parler avec cette fille, une moitié de siècle vous
sépare ?
– Tu exagères, je ne suis pas si vieille que ça !
– Quel âge as-tu ?
– Je ne sais pas ! C’est ça l’avantage, j’ai une marge
d’erreur ; j’étais assez âgée pour aller apprendre le Coran
quand mon père m’a enregistrée à l’état civil.
Nous éclatâmes de rire ; mon bassin se disloquait à
chaque expiration, en riant je faisais plus de bruit qu’un
vieux lit grinçant.
– On ne nous sert pas de café cet après-midi ?
– Ils n’ont plus de café, me répondit Hassina.
– C’est que j’ai promis à la petite un pain au chocolat
dès son retour de l’école, me désolai-je.
– Si tu as de l’argent sur toi tu peux demander à Redha
le gardien, il me fait les courses parfois, me suggéra Has-
sina.
Je montais prendre l’argent dans mon armoire ; Fanny
avait quitté son lit, elle feuilletait un vieux journal ; je ne
souhaitais pas lui parler, quand au moment de redescen-
dre elle m’interpella :
– On vous a chassés de la maison ?
– Pardon ?
– La maison de Bab El Kantara, on vous a chassés
pour la démolir ?

162
Liberta

– Non, elle menaçait de s’écrouler, et l’on nous a prié


de sortir afin de la démolir, elle n’était plus assez sûre
pour être habitée.
– J’ai rebâti une maison comme ça, j’avais vraiment
fait du beau boulot, j’y croyais vous savez.
Et elle se mit à pleurer, ses larmes coulaient avec une
telle abondance qu’on aurait cru qu’elle les cumulait de-
puis des siècles ; je ne pouvais que la serrer dans mes
bras. Aussitôt après elle retourna à ses démons.
Les jours se succédaient, elle était muette comme une
tombe, et je m’y étais habituée, ma foi ! Avec le temps,
on se faisait à cette tristesse ambiante, elle nous as-
phyxiait moins, dès lors que l’on ne se posait plus de
questions. Et puis un matin, elle me parla :
– Vous croyez à l’enfer el hadja ?
– Oh, t’en as de ces questions toi ! fis-je surprise.
– Et toi tu y crois ?
– Peut-être, puis que je crains d’y atterrir.
– Personne ne pourra te répondre ma fille, et c’est
mauvais pour toi de te poser ces questions.
Elle était de meilleure humeur, son visage regagnait
un peu de son humanité ;
– Comment te sens-tu ?
– Je me hais.
– Et pourquoi ?
– Parce que je n’arrive pas à répondre à ça justement:
pourquoi ?
– Pourquoi quoi ?

163
Liberta

– Pourquoi suis-je ainsi, pourquoi ma vie a été un dé-


sastre du début à la fin ? Pourquoi moi ? Pourquoi n’ai-
je pas été assez forte pour lui résister ? Pourquoi ai-je été
si aveugle et si stupide ? Pourquoi le sort s’acharne sur
moi ? Répondez à ça seulement
– Je n’ai pas de réponses Fanny, mais tu te trompes si
tu penses être la seule à être si vulnérable et à avoir eu
une vie difficile, chacun de nous a eu sa part de drame.
Je crois que le plus important c’est d’essayer de ne pas
sombrer dans ces questions auxquelles tu risques de ne
pas avoir de réponses, regarde devant toi, tu as toute une
vie qui t’attend.
– Vous ne comprenez pas
– Sûrement, mais si tu cessais de te morfondre, et que
tu te secouais, les réponses viendraient d’elles-mêmes. Il
faut savoir renoncer.
– Je me sens sale, trahie, et à bout de forces, je n’en
peux plus de lutter pour juste vivre normalement.
Elle parlait d’une voix sans émotions monotone,
comme on récite une leçon longtemps ressassée.
– Je n’attendais pas de miracles. Au fait, je vivais en
essayant de me trouver des raisons, je voulais me sentir
libre, libre ! quelle connerie. Un esclave ne se libère pas
de son gré ; et il est venu, il m’est tombé de nulle part, et
là, j’y ai cru, j’ai eu du mal à céder, et puis flop ! C’était
si bon, et facile de lâcher prise, je vivais ce que je rêvais
il n’y avait pas si longtemps, je vivais l’instant, je vivais
sans raisons, je vivais pour des espoirs, sans pour autant
attendre le lendemain ; et à présent je m’en veux (Elle
pleurait). Je m’en veux tant ; comment peut-on avoir
mordu autant de fois la poussière et se faire berner aussi
facilement à la fin ?

164
Liberta

– Il t’a fait du mal ?


– Ce n’est pas tant le mal qu’il m’a infligé lui que
celui que je me suis fait à moi-même ; car vous allez rire
!!, je n’arrive pas à lui en vouloir. Je voudrais le haïr, le
maudire, mais je n’y arrive pas. Je m’attends à chaque
instant à ce qu’il pousse cette porte et me dise que tout
ceci n’était qu’un malentendu. Mais non, non, cela n’ar-
rivera jamais, ce n’est pas un conte, la magie n’a plus
d’effet en terre dépravée.
– Fanny tu n’es pas une exception, la vie apporte aussi
son lot de malheurs, comment l’apprécierais-tu si elle
n’était pas menacée par le malheur ?
– Quand le malheur frappe trop souvent, pendant trop
longtemps, on est en droit de se poser des questions el
hadja, pour quel crime suis-je en train de payer ?
Je commençais à perdre patience, aussi profonde
qu’ait été sa douleur, je décidais de la brusquer.
– La colère t’aveugle Fanny, tu en veux à tout le
monde, tu cherches un coupable à ton désarroi, alors qu’il
n’y en a pas, si tu étais moins égoïste et si tu ne passais
pas ta journée cloitrée à pleurnicher tu verrais le bon côté
des choses, car il y en a toujours un.
Elle pivota sur sa chaise pour m’offrir son profil.
– Tu te plains, mais il y a une personne qui est plus à
plaindre que toi.
Elle me regardait incrédule.
– Ta fille, tu penses qu’elle ne souffre pas cette petite
? Qu’elle ne se pose pas de questions elle ? Regarde com-
ment tu la traites, c’est un miracle qu’elle n’ait pas fuguée
; elle n’a rien demandé elle ; sa peine est plus grande que

165
Liberta

la tienne parce que de là où elle se trouve elle n’a pas


d’emprise sur ton chagrin, n’a pas les moyens de te
consoler, et ne comprend rien ; toi, tu violes son inno-
cence. Tu hais ton présent ? T’en as marre de vivre ? Eh
bien t’as pas le choix, t’es obligée de rester debout car si
tu arrêtais de fixer ton nombril tu verrais que l’avenir de
cette gamine ne sera pas une partie de plaisir ; car
condamnée à la naissance. Les gens sont tout aussi
égoïstes que toi, personne ne te plaindra, tu n’es ni la pre-
mière ni la dernière à t’être fait duper.
– Comment vous savez qu’elle est ma fille ?
– Je le sais, j’ai été mère. Ses yeux ne trahissent pas.
Après plusieurs minutes de silence :
– Et vos enfants ? Ils vous ont finalement laissé dans
ce centre, fit-elle ironique.
– C’est ce que je te disais, j’ai aussi ma part de mal-
heur, mais à quoi ça me servirait de ruminer sur des
choses qui ne sont plus, les saisons défilent avec ou sans
nos jérémiades.
Je quittai la chambre. Je pensais qu’elle aurait besoin
de rester seule pour noyer son chagrin et après qui sait,
éclaircir ses idées, ma présence ne lui aurait été d’aucune
aide. Nous décidions, Yasmine et moi, de passer la nuit
dans la chambre voisine qui était celle de Seghira, À mon
âge vieillissant, je m’étais trompée encore, rien n’est ac-
quis j’allais en faire la douloureuse expérience.
Jeudi 13 novembre 2014
La petite était rentrée plus tôt de l’école, moi j’étais à
l’atelier de couture. Je n’avais pas revu Fanny, je n’étais
pas allée lui dire bonjour, je pensais que la nuit avait été

166
Liberta

assez longue et éprouvante et qu’elle dormait sûrement.


Quand soudain des cris, des gémissements nous parve-
naient d’en haut. Je reconnus la voix de Yasmine. Mais
ma foutue carcasse m’empêchait de me presser pour voir
ce qui lui était arrivé. Les filles s’empressèrent de monter
à l’étage. Les cris s’amplifiaient. Le temps d’arriver je
devais encore me frayer un chemin parmi la foule que
formaient les occupantes de l’établissement, agglutinées
devant la porte de MA chambre.
– Dieu la maudisse qu’a-t-elle fait ? Qu’a-t-elle fait ?
Deux infirmières étaient penchées sur un corps étendu
par terre, je craignais le pire.
– Laissez-moi voir, laissez-moi passer, criai-je.
Mon Dieu, Fanny ! Je m’agrippais à une vieille qui
n’était pas plus solide que moi pour éviter de chavirer.
Elle était étendue par terre, inconsciente, livide, je priais
pour qu’il ne fût pas trop tard, les infirmières essayaient
tant bien que mal de la réveiller mais elle ne réagissait
pas, la petite pleurait, la suppliait de se lever, elle trem-
blait comme une feuille, je la serrais contre moi.
– Ce n’est rien ma petite ce n’est rien, ils vont la soi-
gner ne t’en fais pas.
Je percevais la sirène de l’ambulance qui se rappro-
chait
– Tu vois, l’ambulance est là, elle va l’emmener à
l’hôpital, elle a juste fait un malaise parce qu’elle n’a pas
bien mangé, tout ira bien, tout ira bien.
Pourquoi Fanny ? Pourquoi ?
Ils avaient retrouvé ma boite de barbituriques vide
posée sur la table. Ils me demandèrent combien il y avait

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Liberta

de comprimés, comme si je m’amusais à les compter. Ce


qui était sûr c’est qu’elle avait vidé la boite, elle ne cher-
chait pas à titiller la mort, elle allait à son devant.
Elle n’allait pas s’en sortir aussi facilement, la vie n’en
avait pas fini avec elle.

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