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Meriem SKANDER
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cédé que ce soit, du texte et/ou de la nomenclature contenus dans le présent
ouvrage, et qui sont la propriété de l’éditeur, est strictement interdite.
Couverture :
© ANEP éditions,
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Dépôt légal :
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« On peut faire n’importe quoi d’un être humain
avec un peu d’espoir »
Anouar Benmalek
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Osman....
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A travers la fenêtre de ma chambre, perchée au neu-
vième étage d’un immeuble cossu de la banlieue chic de
Rio de Janeiro, je considère cette foule, en bas, jaillis-
sante de toute part, allant vers on ne sait où et venant de
nulle part. Une mère à cran, visiblement en retard pour
emmener son rejeton à l’école.
Derrière, un cadre de société, en costume trois-pièces,
hésite probablement entre se rendre au bureau d’abord,
ou aller récupérer chez le concessionnaire sa Porsche,
honteusement onéreuse.
Une vieille dame, pour qui le temps semble s’être ar-
rêté, attend de trouver le bras providentiel qui lui fera tra-
verser la chaussée, tenter l’expérience seule risquerait de
lui faire traverser la vie pour de bon.
Il doit être 9 heures je crois, j’ignore depuis combien
de temps je suis posté en sentinelle à ne rien guetter. Les
rayons du soleil ont inondé l’appartement, sombre
jusque-là. Le silence règne, je n’ai pas dormi de la nuit,
je demeure éveillé à ne rien faire, mise à part fixer la rue
en bas.
Le vide et le désir de ne plus bouger pour saisir cette
émotion qui me ronge. Je veux rester là, entre la solitude
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Le dernier alcool du minibar fini, je m’allonge enfin
espérant que l’ivresse me fasse sombrer dans un sommeil
amnésique, bienfaisant.
Le téléphone sonne.
Je croyais m’être assoupi et en regardant ma montre,
je me rends compte que j’ai dormi au moins pendant deux
heures. Je réponds. C’est la réception de l’hôtel, on m’an-
nonce qu’une personne me demande.
– Je n’attends personne, dites que je ne suis pas là
– Mais il insiste, Monsieur.
Quel bordel !
– Dites à cette « personne » de monter, je suis trop fa-
tigué pour descendre.
Quelques instants plus tard j’ouvre la porte, c’est
Yanis.
– Tu viens terminer ton ouvrage ?
– Je suis venu m’excuser, C’est ma mère qui m’en-
voie, je peux entrer ?
J’acquiesce d’un geste de la main et pars m’affaler sur
le fauteuil.
– C’est ta mère qui t’envoie ? Donc tes excuses ne va-
lent rien… Et as-tu idée de l’heure qu’il est ?
Il ne répond pas, il fait des va-et-vient dans la cham-
bre, il observe le décor : mes affaires encore rangées dans
ma valise ouverte, les flacons d’alcool vides.
– Je t’aurais offert une bière, mais comme tu le vois,
il n’en reste plus. Ou tu es trop petit pour boire, ta maman
te gronderait ?
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10 heures…
Je suis attablé dans un café crasseux en face du Centre
hospitalo-universitaire. Mon père parti, je réalise que je
n’ai plus d’attaches, plus d’ancrage. Bien que j’aie re-
noncé il y a longtemps à retourner vivre ici, le simple fait
de savoir que j’y avais un pied, un doigt, une empreinte
même me rassurait. Désormais je sais que je n’ai plus ma
place en ce monde ou si le monde entier est pour moi un
refuge ? Je m’égare.
Un homme et deux garçons sont assis à la table en
face. Il prend son café tandis que ses gosses s’amusent à
souffler avec des pailles dans des bouteilles de soda, pour
savoir qui sera le plus rapide à faire déborder le nuage
gazeux par le goulot. La scène me fait sourire.
Mon père aurait adoré avoir de petits-enfants, je me
rappelle qu’il avait les poches toujours pleines de bon-
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Je soulève ma main.
– Je n’ai rien dit, fais-je
– Je voulais prendre un café, le temps d’appuyer sur
le bouton, hop !
Une odeur de brûlé se dégage.
- Il y a eu peut-être un court-circuit, il vaut mieux re-
noncer à votre café,
Le bruit qu’a provoqué le distributeur n’a semblé dé-
ranger personne, le service est toujours aussi vide, je pro-
fite d’avoir quelqu’un sous la main pour me renseigner.
- S’il vous plaît, mademoiselle, vous ne savez pas où
se trouve le bureau du responsable de ce service.
Elle continue de fixer la machine, regrettant son café.
– Chambre 12, fait-elle sans lever les yeux du distri-
buteur ; le chef de service est avec les infirmiers, ils pré-
parent un gars qui est mort ce matin pour le descendre à
la morgue.
– Sympa tout ça, dis-je tout bas, elle me sourit, ses
yeux sont splendides.
– Peff ! Je renonce, adieu mon fric ; puis me faisant
face elle me dit : Allez-y chambre 12 demandez Hichem.
– Je ne sais pas si je pourrai, je suis étranger au ser-
vice.
Elle part d’un rire cristallin, amusée par mes paroles.
– Attendez ici, je vais l’appeler.
Elle revient accompagnée d’un homme aux cheveux
gris, il porte une tenue blanche et des gants.
– Que puis-je faire pour vous monsieur ? s’enqué-t-il
en me tendant son bras au lieu de sa main que je ne peux
serrer à cause du gant.
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Fanny…
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Les gens sont tout de même bizarres, Brahim, vous ne
trouvez pas ? Des mois, que son père est hospitalisé ici,
entre la vie et la mort, et je ne l’ai pas vu une seule fois. Je
comprends qu’on puisse avoir des jobs prenants mais être
« absent » pendant qu’on expédie son paternel dans un ti-
roir, je pense que ça mérite un petit chamboulement dans
l’agenda. Ce n’est pas vous qui allait me contredire !
Brahim est inerte, je ne sais même pas s’il m’entend,
il doit sûrement être mort depuis des jours, et les méde-
cins n’ont pas encore eu le temps de trouver la parade
pour convaincre ses enfants de le débrancher, pauvre de
lui !
– Yasmine remets ta veste, on va rater le train, grouille
toi.
Alors voici à quoi se résume ma vie, à chaque jour sa
routine, son lot d’ordinaire, sa part de lassitude, et sa pa-
lette de déceptions. À chaque semaine ses jours, à chaque
mois ses semaines et à chaque vie son extinction.
Chaque matin, on se lève, on se lave, je pars bosser,
Yasmine me suit comme une ombre, on déjeune ou l’on
ne déjeune pas, on se rend à la gare, je m’assois sur un
banc au quai, Yasmine s’invente des jeux, et là je
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– Voilà.
Yasmine se remet à mâchouiller ses cheveux, les tres-
sant, faisant rouler ses mèches autour de ses petits doigts.
– Et pourquoi il reste pas chez eux ? lance-t-elle.
– Chez qui ?
– Chez ses amis, c’est toi qui as dit que parfois Kamel
devait rendre visite à ses amis en cellule, c’est loin la cel-
lule ?
– J’ai dit ça moi ?...bah oui, c’est loin, très loin, mais
quand il finit de rendre visite, il rentre ici, c’est sa mai-
son.
– Et c’est aussi notre maison ?
– Oui ; soupiré-je exaspérée.
– Alors, moi quand je serai grande comme ça (elle
lève la main aussi haut qu’elle peut) je veux avoir une
maison rien que pour moi, et tu pourras venir toi aussi si
tu veux.
– C’est généreux merci.
– Mais, je veux pas la partager avec Kamel.
Personne ne veut partager quoi que ce soit avec
Kamel, pensé-je.
– Tu l’aimes pas hein ? dis-je ?
Elle fait « non » de la tête, le train arrive à Didouche-
Mourad, nous descendons, et marchons jusqu’à la maison
du couple de médecins chez qui je travaille, je garde leurs
jumeaux.
Je les aime bien ces petits, même si parfois ils me
prennent pour leur esclave. Mais étant donné que ce job
me permet de garder Yasmine avec moi, j’accepte de me
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– C’est personnel.
– Alors, vous êtes mariée.
Le sang me brûle les joues, je me contente de hausser
les épaules, quelle idiote !
– Je dois vous laisser, ravie de vous avoir revu Osman.
– Également Fanny, à très bientôt j’espère.
– Oui qui sait.
Mes jambes pèsent des tonnes, je suis fixée au sol, je
ne veux pas partir.
– Au revoir alors.
Il me nargue
Je me précipite hors de la gare direction l’hôpital, à
mon grand désespoir il n’y a toujours rien pour moi, je
croise Yanis.
– Salut Leila.
– Salut.
– T’as pas l’air en forme.
– Si, si… non ça ne va pas, j’ai perdu mes deux jobs
en 24 heures, et demain c’est la visite à la prison.
– Tu as besoin d’argent ?
– J’ai besoin d’un travail, manquerait plus que tu me
fasses la charité.
– Et comment tu as perdu le babysitting ?
– Je ne sais pas
–…
– Je ne retourne pas, y a une drôle d’histoire rapportée
par les journaux, et je ne veux pas qu’on me cite comme
témoin, ou je sais pas quoi. Déjà que le voisinage ne porte
pas dans son estime.
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Osman…
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– Qu’est-ce que je vous sers ?
– Un verre d’eau avec un zeste de citron pour moi, de-
manda Christelle.
– Un mojito !
Le serveur s’effaça.
– Christelle ! Depuis quand tu prends de l’eau avec du
citron ? la taquinai-je
– Depuis que je travaille dix-huit heures par jour, je
me dois d’être fraiche et disposée.
– Dix-huit heures ?
– Dix-huit heures six jours sur sept, c’est ça le travail.
– Oui mais tout de même !!
– D’ailleurs, je prends l’avion dans quatre heures pour
New York, je vole au secours de nos contrats, depuis que
tu as quitté l’entreprise rien ne va plus.
– J’ai quitté l’entreprise ? Ah bon ? fis-je surpris.
– Oui évidemment, c’est Peter Vincepark le nouveau
DG.
– Peter Vincepark ?
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1h15…
Je sursaute de mon lit, quelqu’un cogne à la porte. Les
responsables de ce bordel vont m’entendre. J’enfile mon
pantalon à la hâte, et pars ouvrir, c’est Yanis. Il pénètre
dans la chambre comme un taureau en furie, ne me donne
même pas le temps de l’arrêter. Il est au milieu de la
pièce, il est crispé, raide, ses yeux s’embrasent lorsqu’il
constate que je ne suis pas seul, Sandra est pétrifiée, elle
remonte les draps pour se couvrir.
– Écoute-moi bien, écoute bien ce que je vais te dire,
parce que je te le répèterai pas deux fois, tu vas foutre le
camp d’ici, je ne veux plus que tu croises le chemin de
Leila. Elle n’est pas comme les poufiasses que tu te tapes.
Il montre Sandra du doigt.
– C’est quoi ça Osman ? s’inquiète Sandra.
– Ta gueule toi, lui crie-t-il. Si tu touches un cheveu
de Leila, je te tue, tu m’entends ? Je te tue, t’as déjà assez
fait de dégâts comme ça.
– Qu’est-ce qui te fait croire que je vais toucher cette
Leila, je la connais à peine, et c’est pas mon genre, tu l’as
bien regardée ? Qui aurait envie de la sauter ?
– Tu sais quoi ? J’ai toujours cru qu’il y avait du bon
en chacun de nous, mais toi tu n’es qu’un dépravé, un
sale pervers.
Il disparait, je commence à en avoir plus qu’assez. De
quel droit ce con se permet-il de me dicter ma conduite,
je voulais rien d’elle à sa copine, trop con pour faire la
différence entre causer et baiser, quel frustré ! Impossible
de me rendormir, je sors prendre l’air, et laisse Barbie
faire ce que bon lui semble.
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– Fanny, je ne vous attendais pas ici, dit-il, décidé-
ment!
Mon cœur a failli jaillir de ma poitrine.
– Mon ami a eu la gentillesse de m’inviter à prendre
un café, dis-je.
– Je ne savais pas que vous vous connaissiez Fanny
et toi ? s’adressant à Yanis.
– J’allais te faire la même remarque, lui répondit
Yanis, une tension s’installe entre eux.
– On étudiait ensemble, nous étions dans le même
lycée avant, dis-je tentant de dissiper un malaise. Et vous
comment vous vous connaissez ?
– C’est le fils d’une cousine, répond Osman, flegma-
tique.
– C’est fou ce que le monde est petit, m’étonné-je.
Ils sont si différents, et Yanis ne m’avait jamais parlé
de lui.
– De quoi tu voulais me parler ce matin au téléphone?
intervient Yanis.
– Je vous laisse alors.
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– Pourquoi ?
– Je t’ai broyé le pied pour que tu lui proposes mes
services, j’ai besoin de travailler, il me tombe du ciel, en
plus il est gentil.
– C’est pas intéressant, et il est tout sauf gentil.
– C’est pas intéressant ? Il rebâtit une baraque, J’ai
fait des études d’architecture qui se transforment en
vagues souvenirs, à force de meubler mon arrière-cer-
veau, et je suis au chômage technique, qu’est-ce qu’il te
faut de plus ?
– Écoute Leila, je te trouverai un emploi, mais ne tra-
vaille pas avec lui, pas lui.
– Et pourquoi pas ? Ce job me valorisera, assister des
comateux en fin de vie pour leur passage vers l’au-delà,
je ne m’en plaignais pas, mais je veux autre chose.
– Leila ce type est dangereux, il ne fera que te nuire.
Tu ne sais rien, laisse-moi gérer.
- Wow, wow, doucement Zorro, descends de ton che-
val, je ne suis pas Bernardo ; je sais me débrouiller je te
signale, si tu refuses de m’aider sur ce coup alors c’est
que tu n’es pas vraiment mon ami.
– Ça n’a rien à voir Leila, arrête d’être aussi têtue, on
en reparlera; le bus va démarrer.
Il me fait la bise, je demeure impassible, et vais à la
brigade, qui sait tu leur seras peut être utile ?!
On en reparlera ! On en reparlera ! On voit bien que
c’est pas toi qui te feras arranger le portrait par Kamel,
Bon gré, mal gré, je décide de passer à la brigade, mais
avant je dois faire un détour par la maison pour me chan-
ger, mes fringues sont toutes mouillées. Je traverse la pas-
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Le jour suivant.
– Yasmine, prépare-toi, on va à la gare.
– Encore ? Mais on ne prend plus le train, râle-t-elle.
– Je sais, mais j’espère retrouver quelqu’un qui peut-
être nous sortira de ce calvaire.
– Je peux prendre un jouet ?
– Tout sauf un ballon.
10h10
Dieu a exaucé mes prières, Osman est là, assis près du
quai. Je souris intérieurement, la chance va probablement
enfin se souvenir de moi.
– Osman.
Mon enthousiasme retourne dans sa carapace, Osman
tire une de ces têtes !
– Est-ce que vous allez bien ?
J’allais demander du travail à ce mec, fallait y mettre
les formes.
– Bonjour Fanny, oui je vais bien, je manque de som-
meil mais je vais bien merci, et vous ?
– ça va oui,
– Fanny, je suis venu ici pour vous parler, je savais
que je vous y retrouverai, c’est à propos de Yanis.
– Le con je vais l’étriper.
– Pardon ?
– Non, non, rien, continuez, je vous écoute.
– Asseyez-vous d’abord.
Je m’exécute.
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Je pleure (encore !)
– Attention, je ne parle pas de fringues ou d’une belle
maison, non, je veux que ma fille reçoive de l’amour,
beaucoup d’amour qu’elle en soit ivre, qu’elle ne veuille
pas un jour fuguer parce qu’elle se sent malaimée ou
ignorée.
Il me tend un mouchoir.
– Je veux qu’elle soit fière, enchainé-je, et peut-être
qu’à ce moment-là, elle me pardonnera.
– Vous pardonner ?
Je hausse les épaules.
– Fanny, votre fille vous aime, et vous aimera, quand
elle aura grandi elle vous admirera pour votre courage,
et pour tout ce que vous faites pour elle. Croyez-moi.
Vous n’avez pas choisi ce qui vous est arrivé, mais vous
avez pu gérer votre devenir et celui de votre fille.
– Bof.
– Et Yanis, il est au courant ?
– Oui, il sait tout, Yanis en a déjà trop fait, il est
l’unique personne qui ne m’ait pas tourné le dos ; il m’a
encouragée quand j’ai baissé les bras, c’est lui qui m’a
trouvé ce job de garde-malade, il aurait pu m’ignorer
comme l’a fait toute cette société de merde, mais non, il
voulait que je travaille, que je gagne ma vie, même si je
me sens seule parfois, j’évite de faire appel à lui, il n’est
pas obligé de supporter mon poids. Yanis et moi étions
ensemble au lycée, il est le trait d’union avec une époque,
une vie où j’avais un jour été heureuse.
– Et à présent ?
– A présent, je suis là devant vous, laminée, fatiguée
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Le cimetière non plus n’a pas résisté aux poids des an-
nées, il déborde ! Les tombes sont presque les unes sur
les autres, l’anarchie y règne, il me sera impossible de
trouver celle de mon père. Je me renseigne auprès du bu-
reau d’ « accueil ». Un employé que je viens de tirer de
son journal sportif ne se gêne pas pour me renvoyer ; l’air
narquois. Il prend ma requête pour une blague de mau-
vais gout. Je n’insiste pas.
Chez Hasna c’est évidemment Yanis qui m’ouvre ;
– Dis-moi où est la tombe de mon père, décris moi
l’emplacement exact, rétorqué-je.
– Enlève ta montre, laisse ton argent et tes papiers ici,
on les récupèrera à notre retour, j’enfile ma veste et je re-
viens, dit-il
Je ne pensais pas que ce serait si facile, ce petit n’a
aucune dignité.
Hasna me reçoit,
– Entre voyons ne reste pas dehors.
– Je ne tarde pas Hasna, je vais …je vais au cimetière
vite fait.
– Je sais, je sais,
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Fanny…
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Ce matin je me suis réveillée à l’aube, la nuit a été
courte, mon cerveau bouillonnait de questionnements, à
un moment j’ai cru choper la nausée, je ne comprends
pas vraiment bien ce qu’attend Osman de moi. Bon, OK
les plans et machin bidule oui, mais pourquoi s’intéres-
serait-il à ma vie de merde ? Sa vie est bien trop tran-
quille ailleurs qu’il est en manque d’humanitaire ici ?
C’est toujours comme ça avec moi, je n’inspire aux
hommes que pitié et compassion. Et pourquoi me poser
des questions après tout ? C’est vrai, moi je me sens bien,
je me sens (aller soyons fou) un chouia mieux ; pourquoi
s’en priver ?
Du coup je décide de ranger mon casier, histoire de
trouver de vrais vêtements, je ne peux pas me rendre
chaque jour à la gare avec le même jean ou sportswear.
– Fanny ! Fanny !
Pourquoi ce mioche gueule comme ça, il est à peine
huit heures du mat.
– Yasmine ne peut pas venir, Ramzi, il est encore trop
tôt, rentre chez toi !
– Ya quelqu’un qui te cherche Fanny !
Osman ?
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– Ah oui ? Comment ?
– Exigez le divorce.
– Hhh, c’est impossible, on n’est pas à « Rio ».
– Pourquoi ?!
– De un, Kamel m’étriperait, de deux, je ne veux pas
ajouter le divorce à ma liste de tares, viol, mère à 17 ans,
pas de diplôme, pas de maison, pas de travail stable….
– Vouloir échapper à l’emprise d’un drogué, violent et
sans scrupule je n’appelle pas ça une tare moi, si vous le
quittez, il ne perdra qu’une rentrée d’argent, et quel ar-
gent ! Une bouchée de pain qu’il ne tardera pas à retrou-
ver ailleurs par un autre moyen. Vous avez le droit d’être
heureuse.
– Heureuse ? Je n’y pense même pas, et je ne suis
même pas sûre que c’est bien à cause de Kamel que je ne
le suis pas.
– Il n’en reste pas moins que c’est un point sombre de
votre vie qui vous empêche d’avancer, il empoisonne
votre être, alors sortez de cette mélasse.
– Je ne sais pas, pas pour le moment.
– Avez-vous gardé contact avec votre père ? lui pour-
rait vous aider peut-être.
– Vous êtes sérieux ? C’est à cause de lui tout ça.
– Il pourrait changer.
– Trop tard, il s’est remarié et je ne connais même pas
son adresse, depuis qu’il m’a fourgué à ce salaud je ne
l’ai plus revu, il n’a pas cherché à me revoir, et moi non
plus, de toute façon nous n’étions pas proches lui et moi,
bien avant « l’incident ».
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– Discuter
– Encore ? Vous n’en avez pas marre ?
– Pas tout à fait.
Nous descendons du train et stupéfaction son chauf-
feur nous attend, c’est soit un conte de fée et il joue le ro-
mantique, soit c’est une mise en scène pour abuser de
moi, si c’est le cas il peut aller se brosser.
Il a choisi une plage en ville « Stora » déserte à cette
période de l’année, mise à part des couples qui fricotent
çà et là, la mer est calme, l’horizon limpide.
Après quelques anecdotes sur un séjour en colonie qui
a mal tourné au cours de l’été 1978, le ton change brus-
quement :
– Fanny je souhaiterai vous entretenir d’un sujet qui
me tient à cœur.
Oh mon Dieu, on y est
– C’est au sujet de la maison.
Pff mais quelle poisse !!!
– Je vous écoute.
– Vous devinez aisément à quel point cette maison est
importante pour moi, c’est tout ce qu’il me reste de mon
passé, et c’est surtout la dernière requête de mon père,
j’ai entrepris de la rebâtir, mais malheureusement je ne
peux y habiter, l’Algérie c’est du passé pour moi, donc
je souhaiterais que vous preniez à cœur de gérer les tra-
vaux pour qu’ils soient terminés le plus tôt possible et
qu’ensuite vous aurez le choix.
– Quel choix ?
– Celui d’y vivre avec Yasmine ou de venir avec moi.
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Le temps…
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Durant les mois qui suivent, Fanny se consacre aux
travaux de la maison, qu’elle dirige seule. Elle choisit les
matériaux et décide la couleur des peintures, elle se dé-
voile comme une rose au printemps. Elle prépare son café
du matin toujours de la même manière, mais il a un nou-
veau goût désormais, celui de l’espoir. Elle se coupe les
cheveux, comme pour marquer le changement, prend
soin d’elle, elle qui avait perdu l’habitude qu’on la touche
avec douceur.
Elle se regarde aussi, avant elle n’aimait pas les mi-
roirs, à présent elle en porte un dans son sac. Grâce à ses
revenus actuels, elle inscrit Yasmine dans une classe pré-
scolaire, pour qu’elle apprenne à lire et à écrire au lieu
de chasser les rats de la maison. Il faut dire qu’Osman
est généreux.
Lui de son côté est rentré à Rio de Janeiro pour s’en-
quérir de ses affaires. Durant ces trois mois qui le retien-
nent à Rio, il envoie un chèque bimensuel de 3000 euros
à Fanny le premier et le dix-huit du mois. L’argent n’est
pas seulement le nerf de la guerre il est aussi celui de la
main-d’œuvre, plus l’argent coule, plus la maison prend
forme.
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Fanny…
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– Fanny ! tiens tes cartons, c’est tout ce que m’a donné
l’épicier.
– Merci Ramzi, t’es un gentil petit gars, dis-je en lui
tapotant l’épaule.
– Vous partez alors ?
– Bientôt oui.
– Yasmine aussi ?
– Oui, évidemment.
– Mais elle pourra venir jouer n’est-ce pas Fanny ?
– Mais oui Ramzi, on sera dans le quartier à côté, tu
pourras venir toi aussi si tu veux.
Je range les derniers vêtements dans les cartons, avant
de partir rejoindre Yanis ; aujourd’hui, nous choisissons
les meubles de la maison, Osman souhaite des produits
nobles, qu’importe le prix, et j’espère saisir l’occasion
d’annoncer à Yanis que je m’y installe.
– Regarde cette table de jardin, elle ira bien dans le
patio.
– Mouis...
– Mets de l’enthousiasme Yanis, t’es pénible à la fin…
; et cette console en teck elle est vraiment sublime.
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– Merci.
– Rends grâce à Dieu, moi je n’ai rien fait, tu as de la
famille que je pourrais contacter ?
Ma gorge est noyée de larmes, mais trêve de lamenta-
tions.
– Non personne,
– Très bien, Dieu est avec toi. Moi et Yasmine rentrons
te préparer à manger, on reviendra plus tard, repose-toi
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Osman…
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Je charge le chauffeur de raccompagner Fanny à la
maison. Je prétexte des papiers oubliés à l’hôtel pour
m’absenter, que je ne tarderai pas à la rejoindre. Je m’oc-
cupe donc de ma réservation ; puis envoie un mail à
Christelle, plus la peine de me faire parvenir mon cour-
rier.
Me rends ensuite au cimetière, l’heure est venue pour
faire mes adieux à mon père.
« Mis devant le fait accompli, mon cher père, ce pays
ne m’est pas destiné, ce n’est pas faute d’avoir essayé, tu
l’as dit toi-même, j’ai toujours aspiré à vivre ailleurs,
c’est que je ne devais pas coller au profil de la région. A
quoi bon me rattacher au passé, à ce que nous avons été
ou pas, aux mots prononcés et aux sentiments tus, tout
cela n’a plus aucune importance, je suis devenu ce que
je ne peux changer, bon ou mauvais il est trop tard pour
faire ma profession de foi, j’ai fait ce que je devais faire
au moment de le faire, mes décisions ont été peut-être
dures mais ce sont les miennes, personne ne me les a im-
posées, peux-tu en dire autant ? Ta vie aurait-elle été
autre, peut-être même meilleure si tu ne t’étais pas fait
dicter ta ligne de conduite par les tiens, aurions-nous été
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Osman est parti, je suis en sous-vêtements au centre
de cette pièce que je ne reconnais plus, je ne me reconnais
plus moi-même, je peine à retrouver mes esprit, tenaillés
entre un bien-être coupable, et la peur d’avoir mal agi,
ou pas assez, je n’ai peut-être pas été à la hauteur, j’aurais
dû me libérer davantage, répondre mieux à ses avances,
mais pour autant l’aurais-je fait ? Serais-je passé à l’acte
? Je me rhabille et reste seule dans le silence qui hante
cette demeure.
Ce n’est que tard dans l’après-midi, quand Yasmine
rentre de l’école que je quitte ma rêverie, je lui prépare à
diner et pars me coucher, demain est un autre jour, de-
main je serai une nouvelle femme.
Il est plus de midi, Osman n’a pas appelé, j’espère que
rien de grave n’est arrivé, son départ précipité d’hier doit
sûrement y être pour quelque chose. J’hésite puis décide
de l’appeler, son téléphone est éteint, ou le réseau est
mauvais là où il se trouve. Et quelle idiote, Osman n’a
pas que moi dans sa vie. Je prends mon sac et pars à la
gare. Il fait trop chaud, un soleil de plomb, le quai est
bondé par les voyageurs de retour de la mer, ils encom-
brent le quai avec leurs parasols et leurs glacières. Je re-
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– A Bab el Kantara ?
– Oui, où sinon ? Hein ? Où ? Nous n’avons nulle part
où aller.
– Mais Fanny la maison a été démolie il y a une se-
maine, je t’ai dit qu’ils ont cassé la maison et qu’ils ont
emmené Ma el hadja à la maison pour vieux
– Quoi ?
– Et c’est ici notre maison non ?
– Tu n’as plus de maison, tu n’as plus de lit, tu n’as
plus rien, nous allons vivre dans la rue avec les rats
jusqu’à crever, c’est comme ça, on est destinées à vivre
comme ça, c’est écrit, tu vois tu ne te feras plus d’illusion
c’est ça la vie, c’est tout ce que j’ai su t’offrir.
– Je veux aller chez Ma...
Elle pleure.
– Oui c’est ça, pleure, c’est tout ce qu’il nous reste,
les larmes.
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Une vieille dame. Chambre 47…
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Il faisait tellement chaud ce jour-là que la sueur me
sortait par des parcelles de peau que je ne sentais plus de-
puis des années. Avec l’âge, mon sang s’était refroidi tel
un reptile. Mon corps aussi subissait les aléas du temps,
je me tassais d’au moins un centimètre par an. Ma car-
casse était pressée de retrouver la terre et de s’y languir.
Le grand âge avait tout de même ses avantages ;
comme par ce matin-là, canicule obligeait ; je pouvais
me dandiner en fond de robe dans le centre sans que per-
sonne m’en tienne rigueur, me prenant pour une sénile
aliénée, le personnel se contentait de me jeter un regard
las et passait son chemin.
Des lors que l’on m’avait placé dans ce centre, le
temps semblait s’être figé, la lassitude prenait tout son
sens, la minute s’étirait péniblement en heure et l’heure
rampait vers sa semblable, le crépuscule nous délivrait
alors de cet engrenage. Nous regagnions toutes nos
chambres à dix-neuf heures, moment du couvre-feu.
Certaines prenaient leurs somnifères qui ne faisaient
plus leur effet depuis bien longtemps, d’autres se lais-
saient bercer par le silence des lieux, que rompait par in-
termittence le craquement rugueux de nos articulations
ou un râle de douleur perçant.
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