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Table des matières

Avant-propos 6
I - Vingt ans après 7
Fin de régime 7
Le « pacte » Carignon 10
« L’acte le plus grave pour un élu » 12
Tel le Phénix 14
En bande organisée 16
Toutes ces affaires... 17
L’île de Bontés 20
Au royaume des aveugles... 24
« La République des mallettes » 26
II - Dans les écuries d’Augias 29
À l’ombre du « secret défense » 29
Le courage de la vérité 32
Prophètes 36
« Une coupe d’or, pleine d’abominations » 39
Cahuzac, vu de Genève 40
Cahuzac, dans les radars des « services spéciaux » 44
Une justice toujours sous contrôle 46
Un verrou en or massif 48
De quoi François Hollande est-il le nom ? 50
On prend les Mnef et on recommence ? 51
On a gagné des milliards ! 54
« Son amie, c’est la finance ! » 55
III - Penser la corruption 57
Des rencontres remarquables 58
Physiologie du dégoût 61
Pour en finir avec la « gouvernance » 63
La vérité éthique du porte-voix 65
IV - Politique du crime organisé 66
La « coterie trafiquante » 66
Les oligarques 70
La nausée 72
V - La République en danger 74
Une démocratie à la dérive 76
Prédateurs 78
VI - Les « triple A », corrupteurs universels - Anthropologie 79
La corruption, une constante anthropologique 80
Au-dessus du plafond de verre 82
En passant par l’Afrique, l’Inde, l’Asie, le Brésil... 84
La paille et la poutre 86
VII - Banalité de la corruption - Sociologie 88
En zone grise 88
« L’esprit de corruption » 90
VIII - Destruction d’une civilisation 93
Le temps des assassins 93
Crise de l’Esprit 95
La corruption des SS 95
Amour de l’or, culte du sang 98
IX - Métaphysique 103
Dans la « ruche prospère » 104
L’anti-péché originel 105
Métaphysique des mœurs 106
Anomie 107
Nihilisme 110
Intérêt 113
« L’argent fou » 113
X - L’esprit de résistance 117
Servitude volontaire 117
Petit-bourgeois 119
La Loi 122
Résistants 125
République 127
XI - Pour une révolte civique 129
La chute de Rome 130
Machiavélisme 132
Républicanisme 134
« Ami, entends-tu ? » 137
In memoriam Jean-Pierre Vemant
Avant-propos
Jamais, depuis la Libération, notre République n’a été à ce point
corrompue. Faire l’inventaire de la progression du mal au cours des vingt
dernières années, en prendre toute la mesure, est absolument nécessaire et
relève, étant donné l’omertà qui étouffe la presse et interdit le vrai débat
public, du « courage de la vérité ». Mais les révélations journalistiques,
fussent-elles les plus significatives, ne sont plus suffisantes.

Alors qu’à l’unisson policiers, magistrats, journalistes d’investigation,


criminologues, sociologues, économistes, anthropologues et philosophes
constatent la généralisation d’un phénomène qui met, disent-ils, l’État de
droit en péril, tous expliquent aussi que cette gangrène se nourrit de la
banalité des conflits d’intérêts et des petits arrangements de chacun avec la
morale civique. Et s’ils dénoncent de plus en plus vivement la faiblesse des
moyens de lutte contre cette pathologie de la démocratie, ils prennent aussi
conscience que la corruption traverse — au-delà des hautes sphères
dirigeantes — chaque conscience, nous plaçant devant le choix, à chaque
instant, entre le bien et le mal, la vie et la mort, l’humanité ou la barbarie.

Depuis quelque trois mille ans, sagesses, philosophies et religions ont édifié
un trésor de réflexions métaphysiques et de suggestions pratiques propres à
nous apprendre à lutter contre la corruption, ainsi qu’une éthique quasi
universelle. En reprendre, à nouveaux frais, la grande leçon aidera à éclairer
et mieux motiver celles et ceux qui luttent contre le pourrissement de notre
monde. Et, peut-être, à susciter chez chacun de nous le renouveau du désir —
civique, démocratique et républicain — d’une Cité vertueuse, et donc plus
heureuse.
I - Vingt ans après
Mais le problème de la justice est qu’elle vient après le
mal. Or, la course du mal se fait aussi dans le temps. Le
mal se sert du temps pour agir : se perpétrer et se perpétuer.
Quand la justice attend trop longtemps, le mal, qui a déjà
accompli sa course, efface ses traces.

Éliette Abécassis, Petite Métaphysique du meurtre, PUF,


coll. « Perspectives et critiques », 1998, p. 92.

La rumeur monte, dans notre pays, d’une crise de régime imminente, de


l’épuisement de la Ve République, de l’exaspération populaire, de la révolte.
Le spectre de la guerre civile ou de la « chienlit » rabelaisienne et gaullienne,
de la catharsis ou de l’apocalypse rédemptrice, hante à nouveau l’imaginaire
social et politique de la France, pays des révolutions et des restaurations
sanglantes.
Ami, entends-tu... ? En 1994, je participais, en amitié et admiration
confraternelle avec Éric Decouty (HLM de Paris, MNEF, Elf...), Guy
Benhamou (Corse), Denis Robert (Clearstream...), à la révélation des
« affaires » qui saturaient alors la vie politique de ce que tous pensaient être
la fin du règne de Jacques Chirac. Mais, vanité des vanités, tout étant vanité
et poursuite du vent, et les affaires ayant continué de plus belle après les
1
« affaires », vingt ans après, il faut bien constater que jamais depuis la
Libération notre République n’a senti autant le soufre — cette odeur que
dégage aussi l’œuf pourri. Alexandre Dumas, dans Vingt Ans après (1845), a
peint en clair-obscur cette atmosphère de décadence d’un régime, quand
l’État est livré au chaos des puissances antagonistes : « La France affaiblie,
l’autorité du roi méconnue, les grands redevenus forts et turbulents, l’ennemi
rentré en deçà des frontières, tout témoignant que Richelieu n’était plus là.
Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la simarre rouge n’était
point celle du vieux cardinal, c’était cet isolement qui semblait, comme nous
l’avons dit, plutôt celui d’un fantôme que celui d’un vivant ; c’était ces
corridors vides de courtisans, ces cours pleines de gardes ; c’était le sentiment
railleur qui montait de la rue et qui pénétrait à travers les vitres de cette
chambre ébranlée par le souffle de toute une ville liguée contre le ministre ;
c’étaient enfin des bruits lointains... »
Ami, entends-tu ? Les « bruits lointains » sont désormais si proches...
Fin de régime
De bons esprits le disent désormais ouvertement. Par exemple Jacques
Attali, dans sa tribune donnée à L’Express le 21 avril 2014 : « La crise de
régime, avant la fin du mandat de l’actuel président, est une hypothèse très
réaliste, dans un pays où le suicide politique semble devenu un sport
national. » Le 27 mai suivant, sous le coup de l’affaire Bygmalion, relative au
financement illégal de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en
2012, le secrétaire national du Parti de gauche, Éric Coquerel, faisait le lien
entre généralisation de la corruption et menace d’implosion politique : « Ces
mêmes responsables [politiques] aux intérêts toujours plus liés à ceux du
monde des affaires et de l’oligarchie financière ne sont-ils pas les mêmes qui
demandent depuis des années des efforts aux Français ? L’affaire Bygmalion,
qui dissimulerait a minima une fraude au financement de la campagne
présidentielle [de Nicolas Sarkozy, en 2012], est du coup encore plus
dévastatrice pour le monde politique. À la crise sociale s’ajoute ainsi une
crise rampante — de régime dont le rythme des pics éruptifs, qu’ils se
nomment Cahuzac ou Copé, s’accélère. Après les résultats des Européennes
[mai 2014], voilà une autre confirmation que les abîmes ne sont pas loin. »
En avril 2013 déjà, Eva Joly, ex-magistrate ayant entre autres instruit
l’affaire Elf, députée européenne écologiste (EELV), pointait le rapport de
cause à effet entre corruption et « crise de régime » : « Nous sommes au bord
de la crise de régime. Le gouvernement doit saisir l’ampleur de la situation et
agir en conséquence. [...] Quant à la droite, qu’elle ne se croie pas en meilleur
état : elle-même a fort à faire avec l’affaire Bettencourt, qui est autrement
2
plus grave que l’affaire Cahuzac . » Quatorze mois plus tard, François
Bayrou, président centriste du MoDem, confirmait l’inquiétant diagnostic :
« Moi, je sens venir l’orage dans la période où nous sommes. Je pense qu’il y
a une telle déconnexion, un tel délabrement de notre système politique, de
nos institutions, une telle fragilité de notre économie, un tel chahut dans la
société française, et personne pour donner des repères, [que nous allons vers
une période] qui ressemblera à ce qui s’est passé dans notre pays en 1958 [à
la fin de la IVe République, lorsque], en quelques semaines, tout d’un coup
dans l’opinion naît la certitude que ça ne peut pas continuer comme ça. […]
On va vers quelque chose de dangereux, je ne sais pas exactement quelle
3
forme ça va prendre et personne ne le sait . »
De leur côté, trois journalistes ont, à mon sens, élevé la pratique rigoureuse
et courageuse de l’information jusqu’à la hauteur d’une éthique prophétique,
4
à la façon de Michée et d’Osée , et en adéquation avec le « courage de la
vérité » (parrêsia/Παρρησία) auquel exhortaient les philosophes grecs et
l’Évangile de Jean : Denis Robert, l’éclaireur du puits sans fond de
Clearstream, qui transmet désormais la vérité la plus nue sur la folie de notre
5
monde par une œuvre artistique multiple et radicale ; Jean-Claude
Guillebaud, grand reporter et éditorialiste dont la « force de conviction » est
inaltérable, observateur critique du « deuxième déluge » et du
6
« cannibalisme » mortifère, corrupteur et corrompu des « médias » ; Edwy
Plenel, dont le journal en ligne, Mediapart, qu’il a cofondé en 2008, et les
livres démontrent in vivo, inlassablement et sans jamais faillir, ce qu’est « un
journaliste qui fait ce métier en citoyen ». Il n’est pas indifférent, donc, que le
directeur de Mediapart nous ait lancé, le 31 décembre 2014, cette alerte
solennelle : « La France ressemble ces temps-ci à un Titanic dont l’équipage
irait droit vers l’iceberg, le sachant et le voyant... mais ne trouvant rien pour
l’empêcher. [...] Aussi la crise française est-elle d’abord une crise politique,
7
crise de représentation, essoufflement des institutions, fin de régime . »
Ce jugement sur une « fin de régime » (ressemblera-t-elle au 4
septembre 476, date de la chute de Rome, au 14 juillet 1789, au 18 brumaire
an VIII/9 novembre 1799, au 2 décembre 1851 ou au 10 juillet 1940 ?) fait
écho à ce passage de Vue imprenable sur la folie du monde, publié en
septembre 2013 par Denis Robert : « Je regarde la route et les paysages à
travers mes phares. Peu de signes d’espoir dans ces rues aux façades
fissurées, aux maisons qui rentrent dans le sol. Des cafés fermés. Des usines
rouillées. Des adolescents emmitouflés buvant de la Valstar. Je me demande
si Jean-François Copé, Laurent Wauquiez ou François Hollande pensent à la
mort, au temps qui leur reste pour arrêter de mentir. L’aveu de Cahuzac a
provoqué un basculement politique en France et en Europe. »
Le 3 juin 2014, l’éditorialiste Gérard Comtois développait, lui aussi, dans
les colonnes du Monde, une analyse éclairée, sous le titre significatif : « Crise
politique ou crise de régime ? », pointant la puissance de la corruption
comme facteur de décomposition démocratique : « Chaque jour qui passe
ajoute son lot de révélations sur la valse des millions, des fausses factures et
des entorses aux lois sur le financement politique qui ont accompagné la
campagne de Nicolas Sarkozy, en 2012. Ce n’est pas seulement la droite qui
en subit l’opprobre, mais l’ensemble des responsables politiques (jugés
corrompus par deux Français sur trois) et des partis (qui n’inspirent plus
confiance qu’à 15 % d’entre eux). Autant que l’impuissance à sortir le pays
de l’ornière où il s’enfonce depuis dix ans, cette folle irresponsabilité nourrit
donc la crise politique. [...] Nous en sommes là. L’on peut se rassurer en
rappelant que les crises et les changements de régime, nombreux, ont toujours
résulté, en France, de guerres extérieures, civiles ou coloniales. Mais rien ne
garantit que la crise économique — sans précédent depuis un siècle — où le
pays est englué n’est pas une forme de guerre tout aussi corrosive pour les
institutions. »
Le vendredi 6 juin 2014, dans son discours de commémoration du Jour J, le
président de la République, François Hollande, affirmait de son côté :
« Aujourd’hui les fléaux s’appellent le terrorisme, les crimes contre
l’humanité, mais aussi le dérèglement climatique, le chômage de masse. Ce
n’est pas comparable, mais c’est aussi ce qui peut provoquer des conflits. À
nous, représentants des peuples unis ici, de tenir la promesse écrite avec le
sang des combattants. À nous d’être fidèles à leurs sacrifices en construisant
un monde plus juste et plus humain. » Mais était-il encore crédible, voire
audible ? Le même jour, un sondage TNS-Sofres donnait François Hollande à
16 % de bonnes opinions seulement, soit le pire score d’un président de la
République depuis 1958. Petite consolation : selon les reporters d’Europe 1,
les commémorations, en Normandie, se sont déroulées « sous une météo
estivale ».
Le « pacte » Carignon
Le lundi 6 juin 1994, vingt ans plus tôt exactement, le quotidien InfoMatin
titrait à la une : « Les mauvais comptes de Grenoble font les bonnes affaires
de la Générale des eaux. » Et renvoyait, en page 10, au premier volet d’une
de mes enquêtes journalistiques qui révélera, en feuilleton, les pactes de
corruption liant le ministre de la Communication de l’époque, Alain
Carignon, par ailleurs maire de Grenoble, aux groupes Lyonnaise des eaux,
Merlin, Compagnie générale des eaux — entre autres. Dès le 6 juin, en effet,
j’entreprenais de décrire par le menu le fonctionnement des marchés publics
grenoblois (traitement des déchets, tramway, presse locale, golf
intercommunal, cimetières...), dont un très récent rapport confidentiel de la
Chambre régionale des comptes (daté du 5 mai 1994) révélait qu’ils avaient
été conquis par des filiales de la Compagnie générale des eaux à des
conditions financières ruineuses pour les contribuables de l’agglomération.
Le 16 juin 1994, dans une double page centrale d’InfoMatin, je divulguais
de nouveaux faits de corruption, portant cette fois sur la distribution de l’eau
potable à Grenoble, un marché public privatisé au profit, entre autres, de la
Lyonnaise des eaux. Sous le titre de une « Enquête : la justice plonge dans les
eaux troubles de Grenoble », je dévoilais du même coup la première et
discrète mise en examen, par le juge d’instruction lyonnais Philippe
Courroye, d’un des acteurs principaux de ce qui allait dès lors devenir
« l’affaire Carignon ». Le sort politique et judiciaire du ministre de la
Communication (gouvernement Balladur) s’en trouvera scellé.
Le 17 juillet, Alain Carignon annonçait sa démission. Six jours plus tard, il
était une première fois mis en examen pour recel d’abus de biens sociaux. Le
jeudi 13 octobre, sous le titre de une « Les mains sales », InfoMatin annonçait
que le toujours maire de Grenoble venait de passer sa première nuit en prison,
après avoir été conduit de force chez Philippe Courroye qui venait de
découvrir les « cadeaux » offerts par la Lyonnaise des eaux et certaines de ses
filiales à l’ancien ministre de la Communication, faits qui « pourraient être de
nature à démontrer l’existence d’une opération concertée réunissant Alain
Carignon, Jean-Louis Dutaret et Marc-Michel Merlin, susceptible de revêtir
la qualification de corruption », selon les termes d’une ordonnance du juge
d’instruction transmise au procureur de la République de Lyon, en date du 6
octobre. De fait, le 13 octobre, Alain Carignon était à nouveau mis en
examen pour recel d’abus de biens sociaux et... corruption.
« Corruption » ! Le grand mot était lâché. Et l’affaire Carignon devint
aussitôt, et pour longtemps, un cas emblématique. Le lundi 24 octobre 1994,
un témoin capital, ancien secrétaire général de la mairie de Grenoble et
ancien directeur de cabinet, détaillait le « pacte de corruption » scellé,
affirmait-il, le 3 octobre 1987, lors d’un déjeuner au conseil général de
l’Isère, entre Jérôme Monod, PDG de la Lyonnaise des eaux, Marc-Michel
Merlin, patron des filiales de la Lyonnaise, bénéficiaires de la privatisation du
service de l’eau de Grenoble en 1989, Jean-Jacques Prompsy, directeur
8
général de la Lyonnaise, et Alain Carignon . Les propos de l’avocat général,
tenus en audience publique de la chambre d’accusation de la cour d’appel de
Lyon, furent alors sans ambiguïté : « Le procureur a expressément requis la
détention. Croyez bien que ces réquisitions n’ont pas été prises à la légère.
Croyez bien qu’il fallait une raison impérieuse pour placer en détention un
homme bénéficiant d’une présomption d’innocence et d’une véritable
présomption d’honnêteté pour son engagement de service public. Le
ministère public n’a pas d’autre considération que l’étude minutieuse du
dossier. Le problème pour Alain Carignon est que ce dossier est
véritablement accablant. Une corruption de grande ampleur, des avantages
substantiels, des avantages toujours dissimulés, marqués par le signe de la
clandestinité... » Et, dans leur sillage, InfoMatin, dans son édition du 26
octobre 1994, recueillait informations et témoignages mettant en cause la
corruption politique pratiquée à grande échelle par les groupes Générale des
eaux, Lyonnaise des eaux, Bouygues, etc.
Le 16 janvier 1995, je continuais d’arpenter, en passant par Annecy
(Haute-Savoie), la France des marchés publics excessivement coûteux pour
les contribuables et présentant surtout « de nombreuses et troublantes
irrégularités » quant à leurs attributions (en l’occurrence, en faveur, ici
encore, de la Lyonnaise des eaux et de son satellite, le cabinet Merlin, comme
9
à Grenoble) . Dans le même temps, le Premier ministre Édouard Balladur,
soutenu par le ban et l’arrière-ban des élus RPR au Parlement, au premier
rang desquels l’expert Alain Marsaud (un ex-juge antiterroriste), sabotait une
proposition de loi anticorruption portée haut et fort par le président d’alors de
l’Assemblée nationale, Philippe Séguin. Pourtant, le 18 avril 1995,
conformément aux réquisitions du parquet, Philippe Courroye rendait une
ordonnance historique, renvoyant tous les prévenus de l’affaire Carignon
devant le tribunal correctionnel de Lyon. Dans ce texte d’une centaine de
pages, le magistrat soulignait « l’extrême gravité du trouble causé à l’ordre
public par le processus de corruption impliquant un élu. En monnayant un
acte de la fonction qui lui a été confiée par le suffrage, la personne investie
d’une parcelle de l’autorité publique contourne les règles de transparence et
de concurrence, [...] discrédite sa légitimité, sacrifie l’intérêt général au profit
d’intérêts particuliers et trahit les devoirs de sa charge ». Devant les
arguments de la défense de l’ancien édile, le juge ajoutait « qu’en
contradiction avec les démentis sommaires et systématiques opposés par
Alain Carignon à l’intégralité des faits qui lui étaient reprochés, les multiples
charges résultant du dossier viennent administrer la preuve de la mauvaise foi
et de la prévarication du maire de Grenoble ».
Je me souviens très précisément de l’atmosphère politique et judiciaire
orageuse qui régnait à cette époque de préparation de l’élection présidentielle
d’avril et mai 1995, où l’affrontement principal opposait en fait le président
de la République, Jacques Chirac, et son Premier ministre « félon », Édouard
Balladur, soutenu, entre autres, par Nicolas Sarkozy (alors ministre du
Budget), Charles Pasqua (ministre de l’Intérieur), François Léotard (ministre
de la Défense). Je me souviens des coups de téléphone donnés par Alain
Carignon à moi-même, à la rédaction en chef et à la direction d’InfoMatin,
alors qu’il était encore ministre de la Communication, alternant menaces de
suppression de toutes les aides publiques au journal et supplications
pleurnichardes au nom de la compassion que l’on se doit d’avoir pour un père
de famille. Je me souviens du courage inébranlable de la plupart de mes
confrères, qui rejetaient chaque fois et sans l’ombre d’une hésitation ces
lourdes pressions, mais aussi des moments de faiblesse d’autres collègues qui
me faisaient passer les mises en garde — toujours bien intentionnées — des
services de communication de la Lyonnaise des eaux. Je me souviens enfin
10
que le commentateur chétif Éric Zemmour dénonçait déjà la « République
11
des juges ». On lisait alors ses imprécations dans des tribunes confettis
publiées par InfoMatin, où André Rousselet, nouveau propriétaire du journal
et « exécuteur » testamentaire de François Mitterrand, l’avait embauché. Le
ver était entré dans le fruit.
« L’acte le plus grave pour un élu »
Alain Carignon, cas emblématique de la corruption française, donc. Vingt
ans après, il est toujours présent sur la scène. J’y viens. Mais, auparavant, le
16 novembre 1995, l’ancien maire de Grenoble et ex-ministre du
gouvernement Balladur aura été condamné par le tribunal correctionnel de
Lyon à cinq ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis, à 400 000 francs
d’amende (80 630 euros d’aujourd’hui) et à cinq ans d’inéligibilité.
Les juges du tribunal correctionnel de Lyon avaient, le 16 novembre 1995,
explicité les motifs de leur jugement historique. Un extrait de leur
« distinction entre le corrupteur actif et le corrompu » mérite d’être
amplement cité. C’est un morceau de bravoure : « Sur le délit de corruption,
il y a lieu de distinguer le rôle du corrupteur actif de celui du corrompu. Si la
peine prévue par les articles 432-11 et 433-1 du code pénal est la même, leur
niveau de responsabilité dans le processus de corruption n’est pas le même.
Les corrupteurs actifs [...] sont en recherche permanente de tout nouveau
marché d’importance pour leurs sociétés, ils livrent une bataille économique
continuelle pour faire prospérer leurs entreprises. Compte tenu des enjeux, ils
ont dépassé le cadre « classique » de l’abus de biens sociaux en déclenchant
par la spirale folle de l’argent le processus de corruption. Ils ont l’argent pour
corrompre. Ils ont beaucoup d’argent. Ils participent à une dérive
considérable qui touche et gangrène petit à petit le monde économique et le
monde politique : payer pour obtenir un marché.
« En face, il y a l’élu, le corrompu, M. Alain Carignon qui a le pouvoir, en
tant que maire, de concéder un marché. Il exerce ce pouvoir seul, les
garanties éventuelles (vote et contrôle par le conseil municipal, recours
administratifs) n’existent pas compte tenu de la toute-puissance politique de
M. Alain Carignon, de sa majorité politique au conseil municipal de Grenoble
et des recours administratifs postérieurs. Il est en situation de résister aux
sollicitations continuelles des entreprises ou de se laisser corrompre pour
devenir un acteur du processus de corruption, celui qui concède un marché en
échange de contreparties. Sa responsabilité est bien plus grande que celle des
corrupteurs actifs. Il est l’élu.
« Il est élu par les citoyens grenoblois à l’une des tâches la plus noble [sic]
dans une démocratie, la fonction de maire. Il est au surplus conseiller général,
ministre. Il a la confiance de ses concitoyens grenoblois et dauphinois qui,
par ailleurs, le décrivent comme un bon maire. Il n’a pas le droit de trahir leur
confiance, issue de leur bulletin de vote. Une fonction tirée du suffrage du
peuple est sacrée et ne peut être monnayée. Se maintenir au pouvoir à tout
prix, en acceptant de violer cette confiance, n’est pas digne de ce pouvoir que
M. Alain Carignon tient du peuple.
« M. Alain Carignon a commis l’acte le plus grave pour un élu, vendre une
parcelle de son pouvoir à des groupes privés et en accepter des avantages
considérables. [...] Le délit de corruption qu’il a commis attente
profondément aux valeurs de la République et mine la confiance des citoyens
dans ce noble métier qu’est l’administration de la cité, et par là, la politique. »
Le 9 juillet 1996, les condamnations étaient confirmées par un arrêt
définitif de la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Lyon à cinq ans
de prison (dont un an avec sursis), cinq ans d’inéligibilité et 400 000 francs
d’amende pour corruption, abus de biens sociaux et subornation de témoins.
L’arrêt du tribunal est cinglant, soulignant qu’Alain Carignon, « élu du
peuple depuis vingt ans, a bénéficié de la confiance d’une part de ses
concitoyens et d’autre part des plus hautes autorités de l’État qui l’ont appelé,
à deux reprises, à occuper des fonctions ministérielles ; que les éminentes
tâches, qui lui ont ainsi été dévolues, auraient dû le conduire à avoir un
comportement au-dessus de tout soupçon ; qu’au lieu de cela il n’a pas hésité
à trahir la confiance que ses électeurs lui manifestaient, en monnayant le
pouvoir de maire qu’il tenait du suffrage universel, afin de bénéficier
d’avantages matériels qui se sont élevés à 19 073 150 francs (3 844 625 euros
aujourd’hui) et de satisfaire ses ambitions personnelles ; qu’il a ainsi commis
l’acte le plus grave qui puisse être reproché à un élu ; qu’un tel comportement
est de nature à fragiliser les institutions démocratiques et à faire perdre aux
citoyens la confiance qu’ils doivent avoir en des hommes qu’ils ont choisis
pour exercer le pouvoir politique ».
Un des axes de défense d’Alain Carignon fut d’affirmer qu’il était lui-
même victime d’un système de corruption aux fins du financement
12
politique . Les juges de la cour d’appel ne l’ont pas suivi sur cette piste,
martelant dans leur arrêt que pendant « l’information [judiciaire], Alain
Carignon a tenté, abusant des fonctions ministérielles qu’il exerçait alors,
d’égarer la justice, en usant de pressions sur un témoin afin qu’il modifie sa
déclaration dans un sens qui lui était favorable », mais aussi qu’un « tel
comportement venant d’un représentant de l’État est d’une particulière
gravité », mais encore que l’attitude « d’Alain Carignon au cours de
l’information [judiciaire] et lors des débats devant la cour, qui a consisté à
mettre en cause d’autres hommes politiques, élus ou anciens ministres, et à
leur imputer des faits similaires à ceux dont il s’est rendu coupable, ne peut
que contribuer à fragiliser dans l’opinion l’image des hommes chargés de
conduire la politique de la nation et à déstabiliser les institutions de l’État ».
La piste du financement politique n’était pourtant pas complètement
improbable, selon des informations que j’avais recueillies à l’époque, en
région Rhône-Alpes.
Tel le Phénix
Comme si cela ne suffisait pas, le 13 juillet 1999, Alain Carignon fut
condamné par le tribunal correctionnel de Grenoble à dix-huit mois
d’emprisonnement avec sursis et à 80 000 francs d’amende (15 444 euros)
pour abus de biens sociaux et usage de faux. Enfin, en 2004, la Chambre
régionale des comptes Rhône-Alpes condamnait Alain Carignon et Xavier
Péneau (ex-directeur de cabinet de l’homme politique au conseil général de
13
l’Isère et à la mairie de Grenoble) à rembourser au conseil général de l’Isère
la somme de 253 126,36 euros, à payer plus de 51 000 euros d’intérêts et
encore 25 000 euros d’amende (pour Alain Carignon seulement). Le 29
janvier 2009, la Cour des comptes confirmait la décision et, en février 2011,
le ministre du Budget, François Baroin, rejetait la demande de remise
gracieuse déposée par l’homme politique...
Car, « homme politique », Alain Carignon l’est de nouveau. Ayant purgé
sa peine, réduite à vingt-neuf mois de détention — un record, cependant, pour
un élu de la Ve République ! —, et dépassant tout juste ses cinq années
d’inéligibilité, le voici président de la fédération UMP de l’Isère. Dès 2003. Il
s’y maintiendra jusqu’en 2009, devenant aussi, dans la foulée, « conseiller
spécial » des ministres de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux, puis
encore « conseiller spécial » de Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci deviendra
président de la République, et ce jusqu’en 2012. Mais, très vite, les rôles
« spéciaux » ne lui suffisent plus. En novembre 2006, Alain Carignon se fait
désigner candidat aux élections législatives de 2007 par certains militants
UMP de l’Isère. Sa désignation, fortement contestée dans sa région, fut
pourtant validée par la commission nationale du parti de Nicolas Sarkozy. La
campagne électorale fut riche de nombreuses réunions publiques, soutenues
par des personnalités remarquables, parmi lesquelles Brice Hortefeux, Patrick
14
Devedjian, Gérard Longuet , Christian Estrosi, Renaud Donnedieu de
Vabres, Philippe Douste-Blazy, François Fillon, Valérie Pécresse, Line
Renaud, Marek Halter, Bemard-Henri Lévy et... Nicolas Sarkozy (par
courrier). Pour autant, le 17 juin 2007, Alain Carignon fut battu par son
opposante socialiste, laquelle obtint 63,03 % des suffrages, dans une
circonscription pourtant traditionnellement favorable aux partis de droite.
Peu importe ! Vivant à Marrakech (Maroc), où il gère une société de
cosmétiques, l’ancien maire de Grenoble intervient régulièrement dans la
15
politique iséroise. Secrétaire général adjoint — légèrement idolâtre — de
l’association Les Amis de Nicolas Sarkozy, Alain Carignon est toujours très
présent dans les instances nationales de l’UMP. « Il a un sens politique intact
et conseille beaucoup Brice Hortefeux et des jeunes au sein du parti, en
particulier ceux de la droite forte », dont il est membre, précisait Geoffroy
16
Didier, l’un des animateurs de ce courant, au printemps 2013 . Pour les
élections municipales de mars 2014, si la commission d’investiture de l’UMP
a choisi Matthieu Chamussy comme tête de liste à Grenoble, Alain Carignon
figurait à la troisième, puis finalement à la neuvième place, en position
théoriquement éligible. En échange de cette modestie contrainte, l’ancien
maire obtenait tout de même d’être désigné comme chef de file départemental
de l’UMP iséroise pour les élections régionales de novembre 2015 en Rhône-
Alpes. Pourtant, la défaite de la liste UMP grenobloise, le 30 mars 2014, a été
si lourde qu’Alain Carignon n’a pas été élu conseiller municipal.
Il n’empêche, Alain Carignon semble renaître indéfiniment de ses cendres
politico-judiciaires. De mars à mai 2014, l’UMP vacille sous le coup des
révélations d’une énième affaire, le financement présumé illégal de la
campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2012, en vertu d’un système de
surfacturation et de fausses factures, pour des montants astronomiques (au
moins 17 millions d’euros de prestations fictives), émises par la société de
communication Bygmalion et sa filiale Events & Cie. Le lundi 9 juin 2014,
Alain Carignon annonce urbi et orbi (AFP), en tant que secrétaire général
adjoint de l’association Les Amis de Nicolas Sarkozy, qu’il entend « élargir à
un sarkozyste le triumvirat » formé par trois anciens Premiers ministres
(Alain Juppé, François Fillon et Jean-Pierre Raffarin) pour pallier la récente
démission du président de l’UMP, Jean-François Copé. Il avance même le
nom de Brice Hortefeux. Sans rire.
En bande organisée
Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, sans oublier les autres supporters
politiques d’Alain Carignon au cours des élections législatives de 2007,
constituent une solide et signifiante équipe, composée de Patrick Devedjian,
Gérard Longuet, Christian Estrosi, Renaud Donnedieu de Vabres, Philippe
Douste-Blazy, François Fillon, etc. Petite revue d’effectifs.
— Patrick Devedjian, membre du groupe activiste d’extrême droite
Occident, de 1964 à 1967, condamné, en 1965, par le tribunal correctionnel
de Draguignan à un an de prison avec sursis et trois ans de mise à l’épreuve
pour vol et détention d’armes (le 19 juillet 1965, vol d’un moteur de bateau ;
le 23 juillet, vol de pièces d’identité ; le 2 août, vol d’une Simca 1000 ; le 6
août, usage de fausses plaques d’immatriculation et détention illégale d’un
pistolet 6.35), à nouveau condamné, le 12 juillet 1967, avec douze autres
militants d’extrême droite, pour « violence et voies de fait avec armes et
préméditation ».
— Gérard Longuet, autoproclamé « inoxydable », lui aussi ancien militant
des mouvements activistes d’extrême droite Occident et Groupe union
défense (GUD), lui aussi condamné en juillet 1967 pour « complicité de
violence et voie de fait avec armes » en compagnie de douze autres militants
d’extrême droite, dont Patrick Devedjian, empêtré depuis vingt ans dans les
instructions judiciaires : financement du Parti républicain par corruption ;
soupçons de recel d’abus de crédit dans le cadre de la construction de sa villa
à Saint-Tropez ; poursuite et garde à vue pour soupçon de recel de corruption,
dans le cadre des marchés publics truqués sur la rénovation des lycées d’Île-
de-France ; soupçons de conseils fictifs pour les groupes Cogedim et GDF-
Suez ; mise en cause dans le volet financier de l’affaire Karachi...
— Christian Estrosi, visé par une enquête préliminaire pour détournement
de fonds publics, du fait d’un envoi massif, en juillet 2012, de bulletins de
promotion et d’appel à souscription à l’association Les Amis de Nicolas
Sarkozy, dont il est le secrétaire général, courriers affranchis aux frais de
l’Assemblée nationale.
— Renaud Donnedieu de Vabres, doublement mis en examen pour abus de
biens sociaux (15 décembre 2013) et pour recel d’abus de biens sociaux (14
17
avril 2013) dans le volet financier de l’affaire Karachi .
— Philippe Douste-Blazy, « accompagné » par le laboratoire
pharmaceutique Servier (producteur du Mediator) depuis les années 1990,
alors qu’il était député-maire de Lourdes, puis lorsqu’il était ministre de la
18
Santé (2004-2005) .
— François Fillon, visé, depuis le 11 octobre 2012, par une enquête
préliminaire pour « favoritisme » et « détournement de fonds publics »,
confiée par le parquet de Paris à la brigade de répression de la délinquance
économique. L’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy et plusieurs des
ministres de son gouvernement sont suspectés d’avoir recouru abusivement à
des instituts de sondages et de conseils en communication, sans respecter les
règles des marchés publics et aux frais des contribuables.
— Brice Hortefeux, 1’« ami de toujours » de Nicolas Sarkozy », le fidèle
parmi les fidèles de l’ancien président de la République, depuis mis en cause
dans les affaires Karachi (financement de la campagne présidentielle
d’Édouard Balladur, en 1995) et du financement de la campagne électorale de
Nicolas Sarkozy, en 2007, par Kadhafi.
— Nicolas Sarkozy, l’idole et le patron politique de tous ceux-là, et de bien
d’autres encore, lesquels constituent ce que Fabrice Arfi, enquêteur à
Mediapart, désigne comme « garde rapprochée », précisant que « toute la
garde rapprochée de Nicolas Sarkozy a eu affaire à la justice et à la
19
police »...
Dans son analyse magistrale, le jeune journaliste synthétisait ainsi
l’atmosphère politico-judiciaire qui régnait au printemps 2014 : « Jamais sous
la Ve République, ni par l’ampleur et la diversité des faits mis au jour ni par
le nombre des personnes inquiétées, un système présidentiel n’aura été cerné
de si près par des juges indépendants. La liste des affaires du sarkozysme
s’étalant sur deux décennies (1993-2013) paraît aujourd’hui interminable :
Karachi, Bettencourt, Tapie, Takieddine, Kadhafi, affaires des sondages, de
la BPCE, espionnage des journalistes... Ce n’est pas seulement l’histoire d’un
homme, c’est aussi celle d’une petite bande soudée par amitié, intérêts ou
idéologie, parfois les trois, autour de lui. [...] Conseillers, collaborateurs,
ministres, amis, magistrats, grands flics, hommes d’affaires... : toute la garde
rapprochée de Nicolas Sarkozy, quand ce n’est pas l’ancien président lui-
même — voir par exemple sa mise en examen, suivie d’un non-lieu, dans le
dossier Bettencourt —, a eu affaire au cours des deux années écoulées à la
police (pour des gardes à vue ou des perquisitions) et à des juges (pour des
auditions ou, pire, des mises en examen). »
Avant d’en venir à l’évaluation du niveau de corruption sous la présidence
de François Hollande, il importe donc de décrire à quel point celle-ci a
progressivement gangrené la France, jusqu’à atteindre un niveau
exceptionnel, menaçant la République et minant la démocratie, lorsque
Nicolas Sarkozy, maire de Neuilly-sur-Seine (1983-2002), ministre du
Budget (1993-1995), ministre de l’Intérieur (2002-2004, 2005-2007),
président de la République (2007-2012), était à la conquête de tous les
pouvoirs. Plus aucune commune mesure avec la France de 1995.
Toutes ces affaires...
Au début de l’été 2014, alors qu’il ne cesse de faire savoir qu’il prépare
son retour sur la scène politique, Nicolas Sarkozy est de plus en plus cerné
par la justice, mis en cause dans une avalanche d’affaires de financements
illégaux de ses campagnes électorales ou de celle d’Édouard Balladur en
1995, d’abus de biens publics, de trafic d’influence, de corruption...
Un très rapide tour des principales procédures en cours, ou avortées, donne
le tournis.
— Dans le cadre de l’affaire Bygmalion, du nom de l’agence de
communication qui a organisé les meetings de la campagne présidentielle de
Nicolas Sarkozy en 2012, Mediapart a publié, le mardi 17 juin 2014, le détail
de la comptabilité de la société et de sa filiale Event & Cie, qui avait émis de
fausses factures et surfacturé des prestations afin de dissimuler, si l’on en
croit l’organe de presse, 17 millions de dépassements de frais de campagne.
Or le nom et la signature du directeur général de l’UMP (de 2008 au 16 juin
2014, date de sa « suspension »), Éric Cesari, apparaissent sur les devis
envoyés par la société Event & Cie à l’UMP à propos d’une cinquantaine de
conventions suspectes. Particulièrement proche de Nicolas Sarkozy, celui que
certains cadres de l’UMP surnomment « le nettoyeur » ou « l’œil de
Moscou » signait les engagements de dépenses transmis au trésorier au
moment de la campagne présidentielle de 2012. Ce Corse discret a réalisé
l’essentiel de sa carrière dans les Hauts-de-Seine, où il fut un collaborateur
zélé de Charles Pasqua, après l’avoir servi au ministère de l’Intérieur de 1993
à 1995, puis directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy à la présidence du
conseil général.
— Le 12 juin 2014, les juges d’instruction du pôle financier du tribunal de
grande instance de Paris Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire ont
décidé de renvoyer en correctionnelle six personnes dans l’affaire Karachi et
du financement de la campagne présidentielle d’Édouard Balladur en 1995.
Nicolas Sarkozy, ministre du Budget en 1994, n’est pas concerné par ce
renvoi, mais il peut toujours être entendu comme témoin assisté par la Cour
de justice de la République (CJR), seule habilitée à entendre les anciens
ministres, laquelle pourrait même lui signifier une mise en examen. Car les
juges se demandent pourquoi Nicolas Sarkozy a donné, en tant que ministre
du Budget du gouvernement Balladur, son feu vert à la conclusion des
20
contrats controversés, contre l’avis de sa propre administration . En effet,
des accusations très graves, portées par un rapport de la police
luxembourgeoise (10 janvier 2010), mettent en cause l’ex-président de la
République dans l’organisation des circuits financiers occultes par lesquels
21
ont transité les rétrocommissions visées par les juges . Le 2 juin 2010,
l’avocat de six familles de victimes de l’attentat de Karachi, Me Olivier
Morice, affirmait d’ailleurs sur France Info : « Ce rapport montre que Nicolas
Sarkozy est au cœur de la corruption et qu’il a menti aux familles. [...] Nous
ne sommes pas en présence d’une fable mais d’un mensonge d’État. »
— Parmi les six enquêtes judiciaires visant actuellement (juin 2014)
l’ancien président de la République ou son entourage, l’instruction
concernant un financement libyen de la campagne électorale 2007 de Nicolas
Sarkozy, menée depuis le 19 avril 2013 par les juges Serge Toumaire et René
Grouman, est l’une des plus sensibles. Si l’on en croit diverses sources,
documents et témoignages, le colonel Kadhafi aurait financé de manière
occulte la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, pour un
montant de quelque 50 millions d’euros. Un excellent livre d’enquête de
22
Catherine Graciet étaye cette hypothèse et apporte de nombreuses
précisions sur les relations franco-libyennes d’alors, et ce jusqu’au 20 octobre
2011, date de la mort de Kadhafi. Mes propres sources d’information au sein
du renseignement intérieur (DCRI, devenue DGSI en mai 2014) vont dans le
même sens et me permettent de révéler ici une piste complémentaire à
explorer pour valider l’hypothèse : la banque commerciale du Chari,
possédée alors à 50 % par la Libyan Foreign Bank et à 50 % par l’État
tchadien.
— Trois juges du pôle financier du tribunal de grande instance de Paris
enquêtent sur un « arbitrage » qui a accordé 403 millions d’euros à Bernard
Tapie en juillet 2008, dans le cadre du « règlement » d’un litige avec le Crédit
lyonnais à propos de la vente d’Adidas. Les magistrats soupçonnent une
entente illicite visant à favoriser l’homme d’affaires, avec l’appui de
l’exécutif de l’époque. L’enquête montre que Bernard Tapie s’est rendu
plusieurs fois à l’Élysée avant la sentence litigieuse, et les juges pensent que
Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée, pourrait avoir servi
23
d’intermédiaire pour organiser l’arbitrage .
— Le juge d’instruction parisien Serge Toumaire enquête, depuis
début 2013, sur la régularité des contrats conclus, sans appel d’offres, entre
l’Élysée et neuf instituts de sondage sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy,
notamment avec la société Publifact de son conseiller Patrick Buisson.
Publifact avait ainsi signé une convention, le 1er juin 2007, avec la présidence
de la République, sans appel d’offres, pour un montant total de près de 1,5
million d’euros. Dans son rapport de contrôle des comptes et de la gestion
des services de l’Élysée en 2008, la Cour des comptes relevait par ailleurs
une série de quinze études d’opinion publiées dans la presse, qui avaient été
facturées également à l’Élysée par le cabinet de conseil de Patrick Buisson.
— L’affaire Bettencourt s’est soldée par un non-lieu pour Nicolas Sarkozy
en octobre 2013. Elle portait sur des versements d’argent à Éric Woerth, alors
trésorier de l’UMP, par Patrice de Maistre, gestionnaire de la fortune de
Bettencourt, pour financer la campagne du candidat Sarkozy en 2007. Le 21
mars 2013, l’ex-chef de l’État avait été mis en examen pour abus de faiblesse.
C’est ainsi que Nicolas Sarkozy était apparu, dans un procès-verbal d’analyse
des juges d’instruction, en date du 27 mars suivant, « comme le véritable
cerveau d’un système bien huilé, ayant permis de ponctionner les liquidités
24
de la milliardaire Liliane Bettencourt, avant la présidentielle de 2007 ».
Dans la nuit du mardi 1er au mercredi 2 juillet 2014, après une quinzaine
d’heures de garde à vue au siège de l’Office central de lutte contre la
corruption, les infractions financières et fiscales de la direction centrale de la
police judiciaire (une première pour un ancien président de la République !),
Nicolas Sarkozy s’est vu notifier sa mise en examen pour corruption active,
trafic d’influence actif et recel de violation du secret professionnel. Les juges
soupçonnent l’ancien chef de l’État d’avoir essayé d’obtenir des
informations, couvertes par le secret de l’instruction, auprès d’au moins un
haut magistrat, sur une décision de justice le concernant, en échange de la
promesse d’une intervention pour un poste de prestige.
Enfin, dans le même contexte judiciaire, l’existence d’un véritable réseau
d’informateurs dévoués à Nicolas Sarkozy s’est révélée au sein de l’État,
notamment dans les administrations policières et judiciaires, de même qu’ont
été dévoilées des interventions personnelles de l’ancien président ou de ses
proches pour obtenir des informations sur les procédures judiciaires
susceptibles de le mettre en cause. Ainsi, au mois de mars 2014, le directeur
du renseignement intérieur (DCRI), Patrick Calvar, avait confirmé aux juges
que Nicolas Sarkozy lui avait personnellement téléphoné, en juin 2013, pour
se renseigner sur les avancées de l’enquête liée à l’éventuel financement
25
libyen de sa campagne présidentielle de 2007 .
À ces « affaires » sérieusement traitées du point de vue judiciaire,
s’ajoutent tant d’autres restées dans l’ombre ! Ainsi, qu’en est-il des pratiques
26
financières douteuses détaillées par moi-même en mars 2012 , ces
manipulations qui ont entaché l’achat, la location et la revente successifs de
27
la salle Pleyel, entre 2004 et 2009 ? Qu’en est-il de l’affaire Wildenstein , du
nom du marchand d’art Guy Wildenstein, mis en examen le 24 janvier 2013
pour fraude fiscale et blanchiment de fraude fiscale, fils du célèbre marchand
d’art Daniel Wildenstein décédé en 2001, confronté à plusieurs enquêtes
pénales, ami de Nicolas Sarkozy qui lui avait remis personnellement la
cravate de commandeur de la Légion d’honneur le 5 mars 2009, membre du
« premier cercle » des donateurs de l’UMP ?
L’île de Bontés
Pis encore, une plongée dans les eaux troubles et profondes des affaires
28
corses de la « France à fric », « Françafrique » comprise , conduit
rapidement jusqu’aux bas-fonds où affairisme débridé, crime organisé,
barbouzerie et politique se sont enchevêtrés de façon inextricable et
croissante depuis la Libération. Il n’y a pas un avocat, un magistrat, un
officier de police judiciaire ou du renseignement qui, lorsqu’il est en
confiance, ne me fasse pas partager, depuis trois ans, son angoisse face à
cette dissémination de la corruption dans les secteurs lourds de notre
économie, mais aussi au saint des saints des administrations les plus sensibles
de la vie politique nationale et locale. Comme si l’affaire Elf avait marqué les
trois coups de la mise au jour des complicités croisées, à Paris et dans toute la
Françafrique, de la droite (RPR) et de la gauche (PS), de hauts fonctionnaires
et de voyous, de ministres et de « putains de la République », dans certaines
affaires, sur fond de surfacturations, de commissions frauduleuses, de
détournements de fonds et d’emplois fictifs que les « intouchables »
recyclaient en demeures luxueuses, appartements dans le monde entier,
bijoux, comptes non déclarés en Suisse et autres villas en Corse.
Jusqu’à son décès, en janvier 1995, le nom d’Étienne Leandri, ange
gardien de Charles Pasqua, fut au cœur de toutes les grandes affaires en tant
qu’intermédiaire incontournable pour les plus gros contrats et chantiers
internationaux d’Elf, de Thomson-CSF, de la GMF, de Dumez, de la
Lyonnaise et de la Générale des eaux. Il fut aussi lourdement impliqué dans
les affaires du siège de GEC-Alsthom Transport et de la Sofremi (Société
française d’exportation de matériels, systèmes et services relevant du
ministère de l’Intérieur), ayant entre autres reçu, dans les années 1993-1995,
d’énormes commissions pour la vente d’équipements « policiers » en
29
Amérique du Sud . L’ex-président de la Sofremi avait d’ailleurs reconnu :
« Étienne Leandri était commissionné à la demande du cabinet de l’Intérieur
[dont Charles Pasqua était le ministre]. J’ai compris dès les premiers jours
que, par des retours de commissions, il finançait ce que Charles Pasqua et son
entourage allaient lui demander de financer. »
« Le terrible monsieur Pasqua », comme disait François Mitterrand, a été
condamné une seule fois, de façon définitive, dans une affaire
particulièrement significative de corruption politique par le crime organisé
d’origine corse, l’affaire du casino d’Annemasse en Haute-Savoie. Le 26
novembre 2007, l’ancien ministre de l’Intérieur était condamné par le tribunal
correctionnel de Paris à dix-huit mois de prison avec sursis, peine confirmée
en appel en mars 2008. Le pourvoi en cassation de Charles Pasqua ayant été
rejeté le 8 avril 2010, il fut définitivement condamné à dix-huit mois de
prison avec sursis pour « faux, financement illégal de campagne et abus de
confiance ». Sur les bancs des financiers illégaux de la campagne du patron
du Rassemblement pour la France (RPF) aux élections européennes de 1999
se retrouvent, par ordre d’importance : Robert Feliciaggi (assassiné le 10
mars 2006, à Ajaccio, les tueurs ne sont toujours pas identifiés), Michel Tomi
(mis alors en examen par le juge d’instruction Philippe Courroye, pour
« corruption active » et « financement illégal de campagne électorale »),
Marthe Mondolini, fille de Michel Tomi, présidente du PMU du Gabon (mise
en examen pour « recel de corruption active » et « complicité de financement
illégal de campagne électorale »). Lors du procès en première instance
(novembre 2007) de cette affaire, le réquisitoire du procureur Philippe
Combettes affirma que le financement illégal du RPF de Charles Pasqua était
bien fondé sur un « pacte de corruption ».
On retrouve aussi, dans la chronique judiciaire la plus funeste des
années 1990, les noms de Jean-Charles Marchiani (services de
renseignement), Pierre Falcone (Angolagate), André Tarallo (Elf), et presque
toujours ceux de véritables « parrains », les frères Feliciaggi, les frères Tomi
et Jean-Baptiste Jérôme Colonna, dit « Jean-Jé »... Ces hommes tissent ce que
30
les magistrats appellent alors « les réseaux Pasqua », lesquels auront
marqué de leur empreinte l’histoire politique française jusqu’à aujourd’hui.
Or ce clan, très structuré à l’origine autour du Service d’action civique
31
(SAC) , dirigé par Charles Pasqua de 1964 à 1969, a ses héritiers, toujours
d’active, même si, depuis mai 2012, règlements de comptes, embarras
32
judiciaires , perte des protections politiques et policières au plus haut niveau
ont contenu — et même progressivement déstructuré — les activités opaques
et croisées de Michel Tomi, de la puissante et particulièrement discrète
33 34 35
famille Francisci et de Bernard Squarcini , par exemple .
Depuis plus de trois ans, certains officiers du renseignement intérieur, mais
aussi des avocats et des magistrats, ainsi que des confrères ès investigations,
me font part de l’omertà qui entoure le nom de Michel Tomi. Terreur
mafieuse... À Propiano, à Porto-Vecchio et sur les quais d’Ajaccio, alors que
je venais d’assister aux obsèques de l’avocat Antoine Sollacaro, assassiné le
16 octobre 2012, j’ai écouté une dizaine de personnalités corses aux esprits
particulièrement élevés. Toutes m’ont parlé, le plus discrètement possible, de
Michel Tomi, mais aussi de Bernard Squarcini, « juge de paix » dans les
36
affaires politico-mafieuses de l’île de Beauté .
Quelques officiers du renseignement m’ont aussi parlé des anciennes
« Corse connections » — très ancrées dans les Hauts-de-Seine — de Nicolas
Sarkozy. C’est ainsi Achille Peretti, maire de Neuilly de 1947 à 1983 (!), qui
lui a offert, en 1977, son premier mandat de conseiller municipal. Peretti est
cofondateur du SAC, avec Charles Pasqua, lequel cornaque aussi les débuts
du futur président de la République en politique, avec le soutien de Charles
Ceccaldi-Raynaud, maire de Puteaux (1969-2004), André Santini, maire
d’Issy-les-Moulineaux (depuis 1980), ou encore de Paul Graziani, député
(1973-1978), sénateur (1986-1995) et maire de Boulogne-Billancourt (1991-
1995). Puis Nicolas Sarkozy épouse Marie-Dominique Culioli, dont le père
est pharmacien à Vico, près de Sagone, le 23 septembre 1982. Charles Pasqua
est l’un des témoins de ce mariage. Le député de Corse-du-Sud Camille de
37
Rocca Serra affirme avoir présenté Marie-Dominique Culioli, nièce
d’Achille Peretti, à Nicolas Sarkozy, lors d’un dîner à Neuilly-sur-Seine...
En 2008, ces parrainages politiques et intimes ont failli coûter cher,
judiciairement parlant, à l’ex-président de la République.
L’histoire concerne, une nouvelle fois, les liens suspects tissés entre les
univers politique et criminel. En 1987, le ministère de l’Intérieur fermait le
Cercle Concorde, établissement de jeux soupçonné de blanchir l’argent de la
pègre, sous le contrôle du clan Francisci. Selon un ancien policier : « Dans
les années 1980, le Concorde était très fréquenté par les gens du SAC. » En
2004, deux associés, Paul Lantiéri et François Rouge, montent un projet de
réouverture du Cercle Concorde avec les héritiers du clan Francisci : Edmond
Raffali et son fils, Jean-François. Les premiers apportent les fonds, les
seconds leur savoir-faire en matière de jeux. Edmond Raffali, 75 ans alors,
avait travaillé avec les Francisci. Lantiéri est un homme d’affaires corse,
François Rouge un banquier français installé à Genève. Après enquête, la
Commission supérieure des jeux (CSJ) du ministère de l’Intérieur donne un
avis négatif qui motive le refus de Dominique de Villepin, alors ministre de
l’Intérieur. Huit mois plus tard, Nicolas Sarkozy, nouveau ministre de
l’Intérieur, donne son feu vert à la réouverture du Cercle.
Lors d’une information judiciaire menée à Marseille depuis novembre
2007, dans laquelle François Rouge était poursuivi pour blanchiment d’argent
et association de malfaiteurs, le banquier genevois « aurait été extrait de sa
cellule pour s’entendre proposer un deal par l’un des juges : l’éclaircissement
sur le rôle d’un proche du président français, Patrick Devedjian, et de Nicolas
Sarkozy lui-même, en échange d’un statut de témoin repenti, comme en
Italie. L’enquête a en effet conduit les policiers à s’interroger sur l’étrange
bienveillance des pouvoirs publics à l’égard d’un Cercle Concorde autour
duquel gravitent tous les caïds corses et marseillais. Sa demande de
réouverture a été plusieurs fois refusée jusqu’à l’arrivée de Nicolas Sarkozy
38
au ministère de l’Intérieur en 2005 ».
D’excellents articles et livres d’enquête ont courageusement sondé cette
« généalogie Pasqua », cruciale dans la vie politique et les « affaires »
françaises, depuis plus de cinquante ans. Mais leurs lecteurs peuvent parfois
en retirer le sentiment que ces travaux d’information relèvent du folklore ou
du roman policier. Pourtant, depuis les bastions politico-mafieux, centraux et
articulés des Hauts-de-Seine, de Marseille et de la Corse, comme à travers
leurs excroissances au Gabon, au Cameroun, au Bénin, au Niger, au Sénégal,
au Tchad, au Togo, et désormais au Mali, mais encore en Serbie, dans le
39
golfe Persique (Dubaï), en Asie..., la « République des mallettes » et la
« République des réseaux » submergent la République tout court, exacerbant
la peur de ceux qui savent et solidifiant l’indifférence de ceux qui ne veulent
40
rien voir .
Au royaume des aveugles...
Le journaliste Ian Hamel, qui travaille à Genève, s’est interrogé, en
41
conclusion de son remarquable Sarko et Cie , sur 1’« effacement » de notre
République, laquelle « souffre gravement des conflits d’intérêts » qui
prolifèrent au point de représenter « une véritable pandémie, que ce soit au
niveau politique, économique, boursier, judiciaire ou sanitaire ». Il s’attriste
aussi en constatant que « les malversations ne dérangent apparemment pas les
électeurs », puisque « sanctionnés pour prise illégale d’intérêts, trafic
d’influence ou corruption, les hommes politiques savent qu’ils parviendront
toujours à se faire réélire, souvent triomphalement ».
Comment le rassurer, au vu de certains résultats électoraux spectaculaires
issus des dernières élections municipales de mars 2014 ? À Issy-les-
Moulineaux (Hauts-de-Seine), l’UDI André Santini, condamné en janvier
2013 à deux ans de prison avec sursis et à une peine d’inéligibilité de cinq
42
ans pour détournement de fonds, a été réélu au premier tour avec 67 % des
voix ; de même, le sarkozyste Patrick Balkany, plusieurs fois condamné
depuis dix-huit ans, a été réélu — dès le premier tour ! — à Levallois-Perret
(Hauts-de-Seine) ; ainsi que Manuel Aeschlimann, autre sarkozyste et ancien
maire d’Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), qui avait été condamné à dix-
huit mois de prison avec sursis, en 2011, 20 000 euros d’amende et un an
d’inéligibilité, pour favoritisme dans l’attribution de marchés publics ; de
même Pierre Bédier, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), qui avait été condamné à
dix-huit mois de prison avec sursis, 25 000 euros d’amende, trois ans de
privation des droits civiques et six ans d’inéligibilité pour corruption passive
et recel d’abus de biens sociaux... Ce sont ainsi « des dizaines de maires de
villages ou de grandes villes réélus en 2014 » qui figurent dans l’ouvrage
Délits d’élus, qui recense pêle-mêle quelque quatre cents hommes et femmes
43
politiques qui sont aux prises avec la justice ou ont été condamnés .
Signalons enfin le cas de Gaston Flosse, réélu président de la Polynésie
française, le 17 mai 2013, alors qu’il avait déjà été condamné à quatre ans de
prison avec sursis, 125 000 euros d’amende et trois ans d’inéligibilité, pour
prise illégale d’intérêts et détournement de fonds publics, dans une affaire
d’emplois fictifs, et qu’il avait aussi été condamné à cinq ans de prison ferme,
83 800 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité, pour trafic d’influence
passif et corruption. Un Gaston Flosse sur lequel pèse, depuis longtemps, un
soupçon : son nom serait lié, de près ou de loin, à la disparition (un meurtre,
très certainement) du journaliste Jean-Pascal Couraud, le 15 décembre 1997,
alors que le jeune homme enquêtait sur des transferts de fonds suspects entre
Robert Wan, homme d’affaires tahitien proche de Gaston Flosse, et le
44
président de la République Jacques Chirac .
Car au moment de sa disparition, Jean-Pascal Couraud, dit « JPK »,
détenait certaines notes évoquant un voyage de Chirac au Japon en
compagnie de Gaston Flosse. Selon plusieurs sources, JPK aurait été
assassiné parce qu’il avait eu connaissance d’un compte japonais personnel
non déclaré du président de la République, un compte sur lequel auraient été
versées des sommes d’origine suspecte. De fait, une note de la Direction
générale de la sécurité extérieure (DGSE) fait état de l’existence d’un compte
bancaire de Jacques Chirac au Japon, crédité de 300 millions de francs en
1996. La source ? Un message secret classé « urgent réservé » et envoyé par
le chef de poste à Tokyo au siège parisien du service de renseignement, le 11
novembre 1996. Une enquête interne menée en 2001 par le général Philippe
Rondot, à la demande de Jacques Chirac, sur une éventuelle manipulation
menée par certains cadres de la DGSE a confirmé les informations recueillies
par les services secrets sur l’existence de ce compte japonais. Manipulation ?
En 2012, deux anciens dirigeants de la DGSE m’ont personnellement
confirmé, l’un indépendamment de l’autre, l’existence du compte bancaire
clandestin. Mais l’affaire reste à ce jour officiellement non élucidée.
« La République des mallettes »
En France, la corruption atteint parfois le plus haut niveau de l’État, et le
phénomène peut même être démontré ou dénoncé avec la plus grande rigueur
judiciaire ou journalistique, sans que l’opinion publique s’en émeuve plus
que cela : « tous pourris », dit-on alors volontiers.
Dans son beau livre sur la corruption, Brigitte Henry, alors commissaire
divisionnaire aux Renseignements généraux, relevait déjà, en 2000, que le
« dépérissement » de la République, « qui procédait inévitablement de la
corruption, [...] tend [ait] à être banalisé à travers un discours “tous pourris”
fataliste ». En policière lectrice des philosophes, elle tentait d’expliquer le
pourquoi et le comment de cette banalisation : « L’analyse morale ou éthique
que l’opinion pouvait attendre de ces affaires [de corruption] a été
pratiquement absente des débats politiques ou médiatiques jusqu’à une
époque récente. Le discours moral a disparu des écoles primaires où
l’instruction civique permettait de maintenir un certain degré d’éthique et de
sens critique au sein de la société. Tout cela fait que la société globalise la
corruption sans réellement en connaître les fondements, l’évolution et les
mécanismes ; elle l’accepte de façon tacite, la jugeant inéluctable et parfois
45
même salvatrice, faute d’avoir trouvé une meilleure solution . »
L’ex-commissaire de police des RG était particulièrement bien placée pour
prendre la mesure de la gangrène, dans les années 1990, elle qui avait enquêté
sur les affaires des HLM de Paris, des lycées d’Île-de-France, de la nouvelle
ligne du TGV-Nord (qui avait donné lieu à bien des dérives financières), de
la GMF, de la vente de la tour BP sur le site de la Défense et même sur le
dossier monstre d’Elf... Au fil de ses enquêtes, elle avait croisé les chemins
d’ombre des « grands de ce monde qui se protèg [ent] en prenant appui sur
des réseaux intouchables », les dévoiements de Jean-Pierre Destrade, alors
conseiller général des Pyrénées-Atlantiques, de Michel Noir, maire de Lyon,
de Michel Mouillot, maire de Cannes, et... d’Alain Carignon, maire de
Grenoble. Elle avait aussi constaté combien la corruption « s’est érigée en
système de plus en plus perfectionné », au point que « désormais, elle touche
à peu près toutes les couches de la société, chacun tentant, à son propre
niveau, de profiter de cette manne ». Et, bien sûr, tous les camps politiques.
Hélas, quinze ans plus tard, la situation s’est clairement aggravée. Car la
46
corruption politique, dont l’outil magique est devenu la rétrocommission ,
n’a cessé de se porter sur des « marchés » internationaux de plus en plus
dangereux pour la sûreté de notre pays. Les révélations sidérantes publiées
par la dernière enquête de Pierre Péan, sous le titre parfait de La République
des mallettes, en font la démonstration la plus probante.
Au cœur de ce livre, les lecteurs font la connaissance de l’invraisemblable
Alexandre Djouhri, un intermédiaire protégé par Bernard Squarcini, le patron
de la DCRI jusqu’au 30 mai 2012, qui est à tu et à toi avec Claude Guéant,
Dominique de Villepin, Nicolas Sarkozy et nombre de PDG du CAC 40 :
Serge Dassault, Antoine Frérot (Veolia), Patrick Kron (Alstom) et, surtout,
Henri Proglio (EDF). Très présent en Libye et en Algérie, entremetteur dans
nombre de contrats d’armement, « M. Alexandre » vit alors en Suisse, ou
dans des palaces parisiens (Ritz, Crillon...), mais ne possède aucune société
ni adresse déclarées en France. L’ex-balladurien Didier Schuller, qui l’a
rencontré en 1994, affirme : « On me l’avait présenté comme le chef de
l’antenne de la DGSE au Gabon. »
Quoi qu’il en soit, il est avéré que les débuts d’Alexandre Djouhri ont
prospéré à l’ombre des « réseaux Pasqua ». Piloté par François Antona, un
policier corse inféodé à Charles Pasqua, le jeune homme « a noué d’étroites
relations avec la place Beauvau, alors dirigée par Charles Pasqua (1986-
1988), quand, dans le même temps, il se rapprochait grandement d’Elf, plus
précisément d’André Tarallo (M. Afrique du groupe pétrolier) », raconte
Pierre Péan. Avant de préciser que c’est « sur les conseils de François Antona
et de ses nouveaux amis qu’il [Alexandre Djouhri] crée, en 1987, sa première
société en Suisse, pays dont il deviendra le résident fiscal ».
Plus profondément, l’enquête de Pierre Péan montre comment toutes les
affaires politico-financières des quinze dernières années n’ont eu qu’un seul
enjeu : constituer un trésor de guerre en vue de la campagne présidentielle
suivante, en exploitant les opportunités corruptives des grands contrats civils
ou militaires négociés par l’État ou les grands groupes industriels français à
l’étranger. Car, désormais, comme dans l’emblématique affaire Karachi, la
pratique des rétrocommissions est devenue la règle. Au prix de nombreuses
vies humaines — et même de la sûreté du pays.
C’est ainsi qu’à partir de juin 2009, « un petit groupe de personnes a
décidé, seul, de placer sous sa coupe la filière nucléaire française », affirme
Pierre Péan. Ce « petit groupe » réunit Henri Proglio (EDF), Alexandre
Djouhri, Claude Guéant, François Roussely (ex-PDG d’EDF et alors PDG de
Crédit suisse en France), assistés de l’agence de stratégie et communication
Euro-RSCG, laquelle s’appuie sur Ramzy Khiroun, conseiller spécial
d’Arnaud Lagardère et ami de Dominique Strauss-Kahn. Jean-Louis Borloo,
alors numéro deux du gouvernement, ministre de l’Écologie et de l’Énergie,
soutient politiquement cette mainmise sur le nucléaire français. Les relations
du ministre avec Henri Proglio « sont intimes », dénonce Pierre Péan, le
dirigeant industriel ayant embauché la fille de Borloo à Veolia, à Hong Kong.
L’objectif de ce « petit groupe », qualifié de « lobby affairo-nucléaire » par
le journaliste, opportunément dopé par le rapport Roussely (juin 2010)
intitulé « Avenir de la filière française du nucléaire civil » (classé « secret
défense »), est d’obtenir l’abaissement drastique des exigences de la sûreté
nucléaire française concernant ses nouveaux réacteurs, afin d’en abaisser le
coût pour les rendre « compétitifs face aux réacteurs produits par les
Chinois ». L’enjeu ? « Avec 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel,
dont 75 % à l’exportation, assurément Areva pourrait se muer en l’un des
plus gros producteurs de commissions potentielles au cours des prochaines
années », analyse Pierre Péan. Les promesses de rétrocommissions toujours
plus astronomiques méritent sans doute qu’on prenne le risque de jouer avec
le feu atomique.
Pis encore, si c’est possible, la même oligarchie politico-affairiste écume
aussi les marchés internationaux d’armement, y compris ceux qui portent sur
les armes les plus sensibles. En toute fin de son livre, qui brosse un tableau
effrayant de « la principauté française de non-droit », citant à l’appui le non
47
moins terrible Armes de corruption massive de Jean Guisnel , Pierre Péan
revient sur les rétrocommissions versées à la faveur des contrats de vente
48 49
d’armements lourds et ultramodemes : frégates de Taïwan , Sawari II ,
50 51 52
Agosta , Miksa , Mistral ...
Et l’inventaire est loin d’être complet.
Le philosophe visionnaire Alain Badiou écrivait déjà il y a sept ans : « Cet
usage constant des “affaires”, des diplomaties secrètes et des coups tordus,
cette ostentation, aussi, des pouvoirs de la fortune, de l’univers
potentiellement illimité qu’ouvre la richesse, tout cela compose un des traits
les plus frappants de Sarkozy : il pense, visiblement, que tout le monde est
corruptible. Le moment est venu, et il s’en attribue la gloire, de montrer que
la corruption n’est pas un vice marginal, mais qu’elle est au cœur de notre
univers. Acheter, être acheté, prébendes, postes, yachts, cadeaux
somptuaires ? Qu’avez-vous là contre, bonnes gens ? Avec Sarkozy s’ouvre
53
une nouvelle page des liens entre politique et corruption . » Cette page est-
elle désormais refermée ? Telle est la question.
II - Dans les écuries d’Augias
Il ne faut pas s’attendre à ce que des rois philosophent ou
à ce que des philosophes deviennent rois, mais il ne faut
pas non plus le souhaiter, parce que détenir le pouvoir
corrompt inévitablement le jugement libre de la raison.

Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, deuxième


54
édition, 1796, annexe II (« Article secret ») .

Depuis plus de trois ans que j’enquête sur l’évasion fiscale et sur les
corruptions qui lui sont organiquement liées, j’ai souvent fait les mêmes
constats que certains de mes confrères. Les informations, témoignages et
documents que j’ai réunis en abondance, vérifiés et mis en sûreté, dessinent
un paysage de prévarication généralisée dont l’horizon déborde
outrageusement les « affaires », pourtant gravissimes, liées à la « garde
rapprochée » de Nicolas Sarkozy et à l’ex-président de la République lui-
même.
À l’ombre du « secret défense »
Du coup, j’ai bien du mal à comprendre pourquoi certaines opérations
d’évasion fiscale et de blanchiment, parmi les plus importantes de celles que
j’avais moi-même dévoilées en mars 2012 dans Ces 600 milliards qui
manquent à la France, n’ont pas été explorées judiciairement, alors qu’il est
évident que l’instruction menée à Bordeaux, quant au financement
éventuellement illégal de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007,
s’en serait trouvée confortée. C’est ainsi qu’au jour où j’écris ces lignes, je
m’étonne que le financier et un certain officier de police qui pourraient
produire tel document confidentiel (que je possède) et une analyse détaillée
sur telle opération de blanchiment portant sur quelque 20 millions d’euros
entre la Suisse et la France, de 2007 et 2010, n’aient jamais été entendus par
la police ni par la justice pour éclairer ces faits. En page 183 du livre,
j’écrivais pourtant explicitement : « Les juges d’instruction du tribunal de
grande instance de Bordeaux n’arrêteront plus leurs considérables
investigations. Au-delà du “trésorier” Éric Woerth, ils remonteront
inexorablement jusqu’à la tête du système de corruption nationale qui, sous
les chefs de trafic d’influence et de complicité à l’évasion fiscale, a couvert,
depuis plus de quinze ans, une fraude phénoménale aux frais des
contribuables français. »
Coupable optimisme ! Car en conclusion de leur instruction judiciaire sur
l’affaire Bettencourt, en juillet et octobre 2013, les juges de Bordeaux n’ont
envoyé que des seconds couteaux, parmi lesquels figuraient tout de même
Éric Woerth et Patrice de Maistre, au tribunal correctionnel...
Afin de protéger une source trop exposée, j’ai enregistré, le 28 mai 2014, le
témoignage détaillé du financier en question. C’est lui qui a relevé et
conservé tous les mouvements de fonds en cascade qui ont masqué une
opération « d’évasion fiscale, de blanchiment et de recel de blanchiment
provenant de l’évasion fiscale » de Liliane Bettencourt. Cet enregistrement
contient tous les noms des fonctionnaires, et même des hauts fonctionnaires
du renseignement intérieur (Tracfin, DST, RG, puis DCRI), du
renseignement militaire et du ministère de la Défense qui, de 2003 à 2011,
ont systématiquement recueilli les informations les plus complètes et les plus
sensibles sur les activités illégales de la banque UBS. Cet homme m’a
affirmé alors que tous s’intéressaient particulièrement aux mouvements des
comptes Bettencourt. L’enregistrement a été confié à un tiers de confiance,
lequel saurait, en cas de besoin, comment lui donner le plus grand
retentissement.
Le 5 juin suivant, ce financier a été longuement entendu par les juges
d’instruction du pôle financier du tribunal de grande instance de Paris, qui
mènent, depuis le 12 avril 2012, une information judiciaire sur l’évasion
fiscale organisée par la banque suisse UBS. Déjà, en avril 2013, les mêmes
juges avaient entendu, comme témoin, un officier du renseignement intérieur
(DCRI) qui avait eu connaissance, et dans le détail, de la protection organisée
— sous couvert du « secret défense » — par certains dirigeants et au moins
un autre officier de la DCRI, de l’organisation de l’évasion fiscale à grande
échelle, du nom des grands fraudeurs et clients VIP de la banque suisse,
parmi lesquels Liliane Bettencourt...
Cette audition très importante avait suivi de peu la saisie, par les mêmes
juges d’instruction, d’une note confidentielle remise par un collectif
d’officiers de renseignement et de police à un député socialiste intrépide qui
travaillait sur l’évasion fiscale et la grande délinquance économique et
financière. J’avais moi-même publié la substance de ce document, dans La
Croix du 5 avril 2013, ce qui a déclenché, je le note en passant, d’étranges
réactions de la part de certains de mes soi-disant « confrères », notamment
une délation calomnieuse d’une de mes sources, sur la base d’insinuations —
non recoupées ni vérifiées — distillées par la direction de la DCRI et par des
responsables du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, Bruno Le Roux et
55
Jean-Jacques Urvoas . Dans un beau livre consacré à l’exercice de notre
métier, Edwy Plenel a très judicieusement brocardé « notre époque un peu
basse » et ce « désastre devenu trop fréquent », quand « des journalistes se
livrent eux-mêmes à la chasse aux sources d’autres journalistes, concurrents
56
ou dérangeants, afin de les discréditer ou de les contredire ».
Voici ce que l’on pouvait lire dans mon article à propos du rapport des
officiers de renseignement et de police insurgés : « Cette note très précise,
que La Croix a pu consulter, encourage les élus à interroger, si possible dans
le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, les anciens et actuels
patrons ou responsables de la DCRI (dont Bernard Squarcini, Gilles Gray,
Éric Bellemin-Comte...), notamment celles et ceux qui étaient et sont encore
chargés du renseignement économique et financier, ainsi que ses chefs du
“département sécurité” ou du “groupe action” de la sous-direction chargée du
renseignement économique. Car les auteurs de la note se livrent à un véritable
réquisitoire, révélant d’une part la surveillance étroite opérée par le
renseignement intérieur sur l’organisation de la fraude fiscale internationale,
notamment celle qui fut organisée en France par la banque suisse UBS, et
dénonçant d’autre part la non-transmission à la justice des informations
considérables recueillies lors de cette surveillance. “Pourquoi, après avoir
découvert cette infraction pénale [NDLR : celle commise par UBS], la sous-
direction K [renseignement économique et financier] de la DCRI ne l’a-t-elle
pas dénoncée au procureur de la République [...] ? Pourquoi la sous-direction
K a-t-elle axé son travail de surveillance sur les cadres de l’UBS qui
dénonçaient le système de fraude plutôt que sur ceux [qui étaient] à l’origine
du système ?”, peut-on lire dans ce document confidentiel. Plus grave encore,
les rédacteurs de la note pointent du doigt “les services extérieurs à la DCRI
qui ont travaillé sur le dossier Tracfin [Traitement du renseignement et action
contre les circuits financiers clandestins]” concernant l’organisation de
l’évasion fiscale massive de la France vers la Suisse, notamment le service
interministériel d’intelligence économique. Selon l’un de ces officiers, “la
presque totalité des cadres de la DCRI et de ces autres services de police ou
de renseignement, toujours en responsabilité, sont ceux qui ont servi avec
zèle le président de la République précédent”. »
Le message était clair : des dirigeants et des officiers des services de
renseignement auraient protégé l’organisation de la grande évasion fiscale,
les fraudeurs les plus importants et auraient ainsi « servi avec zèle » Nicolas
Sarkozy et son clan. Et au printemps 2013, presque tous étaient encore en
fonction, aux mêmes postes qu’avant mai 2012, tandis qu’aucune
reconnaissance n’était manifestée (jusqu’à aujourd’hui !) par l’administration
ou le gouvernement à celles et à ceux grâce auxquels la France récupérera
sans doute des centaines de millions d’euros qui lui avaient été volés
impunément pendant au moins dix ans. Les principaux lanceurs d’alerte
d’UBS, Nicolas Forissier et Stéphanie Gibaud, laquelle a publié un
57
remarquable livre de témoignage en février 2014 , vivent au contraire dans
l’angoisse quotidienne du lendemain.
« Secret défense » ! Invocation si simple ! La note confidentielle dont j’ai
publié, le 5 avril 2013, des extraits en signalait les usages abusifs, insistant
sur le fait que le fonctionnement des services de renseignement représente
une entrave majeure à la justice : « Il conviendrait de ne plus abusivement
protéger le recueil de renseignements économiques et financiers par le “secret
défense”, car ce type de renseignements ne menace [concerne] pas la défense
ni la sécurité nationale », écrivaient les fonctionnaires. Avant de conclure :
« Généraliser la classification des activités et des informations recueillies par
la DCRI empêche la justice d’avoir à connaître des informations dont elle a
rapidement besoin pour ses enquêtes. »
« Secret défense » ! À l’ombre d’une telle mise en garde, les pires
arrangements, corruptions et viols de la loi, ont été commis depuis plus de
vingt ans, offrant en outre une protection parfaite vis-à-vis de la justice, ainsi
qu’en témoignent les trafics nucléaires (Cogema et CEA), les affaires Elf,
Karachi, Thalès et même Clearstream : Hervé Cosquer, un grand
58
professionnel de la sûreté, l’a montré .
Alors : « Secret défense » ou omertà ? La question n’est pas anecdotique.
Car l’enjeu, c’est l’assujettissement de l’État à l’argent. Edwy Plenel l’a
magistralement expliqué : « Dans leurs précédents parcours professionnels,
[...] les fondateurs de Mediapart s’étaient souvent heurtés à la raison d’État et
à ses secrets les plus souvent indus, dissimulant les manquements éthiques ou
les transgressions illégales des gouvernants. Mais ils avaient fini par
s’apercevoir qu’il est, dans nos sociétés marchandes, cachant des réalités plus
alarmantes parce que plus banalisées et, surtout, plus corruptrices : les secrets
d’argent. Tel fut notre défi : briser cette omerta qui, au prétexte d’une
économie de marché ouverte et concurrentielle, recouvre des pratiques
illicites, des arrangements complaisants, des conflits d’intérêts, des
affairismes sans scrupules, des corruptions bien réelles, des enrichissements
sans causes, des mélanges des genres entre haute administration et milieux
économiques, bref tout un monde d’intérêt et d’avidité qui échappe au
commun des citoyens, hors de sa vue et hors de son contrôle. » En trois
phrases, c’est dit — et bien dit !
Le courage de la vérité
Le cofondateur et directeur de Mediapart ne s’arrête pas en si bon chemin.
Aussitôt après cet appel démocratique, il se tourne vers ce « commun des
citoyens » déjà vivement interpellé, en leurs temps, par les immenses
59 60
Tocqueville et John Dewey , auxquels le journaliste se réfère : « Voici
pourquoi, citoyens, la liberté de la presse, quels que soient les reproches,
insatisfactions et mécontentements envers l’espèce journalistique, vous
concerne au premier chef : parce que s’y joue l’intensité de votre désir de
démocratie, de votre volonté d’en être acteur et de votre souhait que personne
n’en soit exclu. »
Sophie Coignard, grand reporter au Point, s’en est, elle aussi, prise
efficacement et plusieurs années de suite à l’omerta, dans quatre livres aux
61
motifs républicains et démocratiques manifestes . Dans le premier d’entre
eux, L’Omerta française (1999), la responsabilité de chacun de nous — et
des journalistes en particulier — quant au règne de « la loi du silence » dictée
par les « étouffeurs » (politiciens, patrons, magistrats, hauts fonctionnaires,
éditeurs et rédacteurs en chef, etc.) était clairement mentionnée : « L’omerta
n’est pas une chape de plomb qui descend des hautes sphères et afflige des
citoyens désespérés. C’est une tentation qui traverse toute la société. Il n’y a
pas une administration, une entreprise, un tribunal, une maison d’édition, un
parti, un corps de contrôle, un journal qui ne soit coupé en deux. Certains, les
plus nombreux en général, ont fait le pari de l’ombre. D’autres voudraient en
finir avec ces comportements infantiles et archaïques. La lâcheté des
62
institutions — et des hommes — les exaspère de plus en plus . »
En épilogue de ce brûlot bourré de vérités qui étaient toutes bonnes à dire,
la journaliste et son coauteur insistaient sur la question civique : « Car les
vrais responsables de la loi du silence ne se recrutent pas seulement dans le
cercle en vue des happy few : comment le système pourrait-il continuer à
fonctionner sans l’accord, au moins tacite, de la majorité des Français ? Ils
ont entre leurs mains, mais semblent l’ignorer, le pouvoir de briser les
derniers tabous. C’est une tâche immense et si simple en même temps. Elle
consiste juste à transformer, à l’aube du troisième millénaire, la France en
une démocratie digne de ce nom. » On pense à La Boétie, protestant ainsi,
vers 1548, contre l’absurdité de la tyrannie : « Soyez résolus à ne plus servir,
63
et vous voilà libres » J’y reviendrai.
La démocratie repose aussi sur la volonté de s’informer, l’exercice civique
de son « droit de savoir », selon la formule d’Edwy Plenel. En ces temps
politiquement troublés, la philosophe Cynthia Fleury affirme de son côté
qu’« être démocrate — entendez faire prévaloir l’État social et de droit sur
l’économie et la finance — va demander une implication citoyenne
journalière dont nous n’avons pas encore réellement idée, ni surtout la
compétence », mais qui suppose que l’on fasse l’effort de s’informer et
d’agir. Voici, tel qu’elle le décrit, le devoir initial du démocrate véritable :
« Ne jamais plus laisser l’avancement de nos compréhensions économiques
ne rien donner du point de vue civique. La démocratie meurt de ne plus rien
faire des informations qui sont données aux citoyens. » Et, en responsabilité
réciproque, le devoir du citoyen exige un journalisme véritable, lui aussi.
« Cela passera d’abord par une révolution de l’information publique, au
64
service de l’amélioration de la démocratie », espère l’auteur de La Fin du
65
courage .
Sur ce point, je risque d’attrister la philosophe, car si quelques valeureux
confrères s’échinent encore, souvent dans une grande solitude, à enquêter et à
publier épisodiquement quelques révélations exclusives, force est de
constater qu’il n’est plus guère qu’un seul journal national qui soit digne des
idéaux professionnels d’Albert Londres, d’Albert Camus ou de George
Orwell, pour citer les maîtres du genre : Mediapart.
Albert Londres écrivait, en 1902, dans ses Visions orientales : « Je
demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son
rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une
corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus
de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie. » Albert Camus
ajoutait, dans un manifeste de 1939, destiné au Soir républicain (Alger) : « Il
est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé
d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le
neveu de Staline. Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages
de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si
l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la
guerre. [...] Un journal indépendant [...] sert la vérité dans la mesure humaine
de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de
refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le
mensonge. » De son côté, George Orwell aurait, dit-on, déclaré : « Le
journalisme, c’est imprimer quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait
pas voir imprimé. Tout le reste n’est que relations publiques. »
Dans un monde où l’omerta s’impose, où la voix des pouvoirs et des
puissants dicte la voie à suivre, il faut un courage certain pour ne pas
renoncer à publier « quelque chose que quelqu’un d’autre ne voudrait pas
voir imprimé », surtout lorsque ce « quelqu’un » détient le pouvoir d’acheter
de l’espace publicitaire ou celui de distribuer les aides publiques à la presse.
Et pourtant, je pense, comme Sophie Coignard, qu’il en va de la mission
essentielle de l’information dans une démocratie digne de ce nom.
Une information dérangeante qu’une presse dévitalisée, appartenant à des
industriels influents et sous perfusion des aides de l’État, jette dans les
oubliettes du prétendu « déballage », sans animer pour autant l’authentique
« débat » démocratique. Pour ce qui me concerne, depuis quelque trois ans,
lorsque j’ai jugé qu’il était de mon devoir de porter la plume dans la plaie
afin de servir la vérité dans la modeste mesure humaine de mes forces, c’est
parfois dans un blog hébergé par Mediapart que j’ai publié les informations
que j’avais recueillies. Car d’importantes enquêtes, pourtant fort bien
nourries d’informations, de témoignages et de documents exclusifs, n’avaient
pas été retenues par mon journal : l’affaire UBS, avant de déboucher sur un
66
livre que j’ai publié en mars 2012 , mais aussi tel trafic de bois tropicaux,
avec fraude aux certifications, blanchiment, évasion fiscale, corruption et
financement politique illégal ; ou encore tel nouveau volet frauduleux de
l’affaire Wildenstein, impliquant quatre ministres du Budget successifs ; les
dysfonctionnements de Tracfin à propos du cas Cahuzac ; une enquête sur la
nature et la fonction exactes du « verrou de Bercy » ; le recueil des souvenirs
d’un ex-officier de la DGSE sur le système de corruption dans le secteur
pharmaceutique ; le financement illégal de l’islamisme radical, en France, par
le Qatar ; le repérage d’un canal africain qui pourrait avoir servi au
financement (illégal) de la campagne électorale 2007 de Nicolas Sarkozy par
Kadhafi ; la corruption du marché national du chauffage urbain, impliquant
des personnalités politiques de première importance ; un conflit d’intérêts
majeur concernant la Caisse des dépôts et consignations ; la mise en évidence
de la complicité de certaines administrations dans l’organisation de la fraude
fiscale par UBS, en France ; les témoignages inédits de quatre lanceurs
d’alerte sous les feux de l’actualité... Cela faisait beaucoup. Heureusement,
certains de ces dossiers ont été publiés par des confrères solidaires.
Il s’agit, en notre époque de corruption généralisée et de dérèglement
démocratique profond, d’oser le courage de la vérité. Car « c’est le boulot du
journaliste que de comprendre puis de rendre compte de cette réalité ». C’est
« sa fonction première dans un monde torturé et indéchiffrable ». Car, « plus
le monde est indécis, obscur, confus, plus le travail du journaliste devient
67
nécessaire ». Telles sont les interpellations de Denis Robert . Je les fais
miennes.
Le courage de la vérité, ce n’est pas une plaisanterie romantique.
Je dois à Cynthia Fleury, auteur de La Fin du courage, de m’avoir incité à
lire les pages incandescentes de Michel Foucault sur la parrêsia, autrement
68
dit sur le « courage de la vérité », issues de son dernier cours au Collège de
France (1984) : « La parrêsia a pour fonction justement de pouvoir limiter le
pouvoir des maîtres. Quand il y a de la parrêsia, et que le maître est là — le
maître qui est fou et qui veut imposer sa folie —, que fait le parrèsiaste, que
fait celui qui pratique la parrêsia ? Eh bien justement, il se lève, il se dresse,
il prend la parole, il dit la vérité. Et contre la sottise, contre la folie, contre
l’aveuglement du maître, il va dire le vrai, et par conséquent limiter par là la
folie du maître. À partir du moment où il n’y a pas de parrêsia, alors les
hommes, les citoyens, tout le monde est voué à cette folie du maître. » Se
référant aux philosophes grecs de l’Antiquité (Socrate, les cyniques, Épictète,
etc.), Michel Foucault a abordé la notion de parrêsia dès 1982, en tant que
vertu politique et pour le rôle qu’elle joue dans la démocratie athénienne,
principalement. Ce dire-vrai, ou franc-parler, ou liberté de parole, ou encore
« courage de la vérité », comportait alors le risque — parfois vital — pris par
le citoyen qui prenait la parole dans l’assemblée de la Cité pour y nourrir le
débat contradictoire. Dans son cours de 1983-1984 au Collège de France,
Michel Foucault a orienté sa réflexion sur la dimension éthique, le « souci de
soi », liée à la parrêsia. Une éthique articulée au politique : « La tâche du
dire-vrai est un travail infini : la respecter dans sa complexité est une
obligation dont aucun pouvoir ne peut faire l’économie. Sauf à imposer le
69
silence de la servitude . » Cynthia Fleury a parfaitement pointé ce que peut
coûter le courage de la vérité, lequel s’oppose à la servitude de la
« communication ». « Preuve que la parrêsia n’est pas affaire de
communication, développe-t-elle, elle relève de l’adoxia. Autrement dit, elle
prend le risque majeur de déplaire. Par définition, l’adoxia décrit la mauvaise
70
réputation, la pauvreté, le dépouillement dont se réclament les cyniques . »
De même, Philippe Chevallier a récemment souligné que la parrêsia ne
concerne pas « l’opinion commune », mais qu’elle « privilégie les vérités
71
irritantes » et les dit « dans une forme libre et prophétique » .
Prophètes
Car le « courage de la vérité » — l’éthique parrèsiastique (Cynthia Fleury)
— a partie liée avec le prophétisme, avec la colère de Moïse brisant les tables
de la Loi face au Veau d’or et avec la hardiesse de Jésus chassant les
marchands du Temple, par exemple, ou encore lorsque celui-ci affronte, en
parole de vérité et au risque de sa propre vie, le doute des habitants de
Jérusalem (Jean 7), et lorsqu’il parle pour la dernière fois à ses disciples
(Jean 16,25-29).
Le terme parrêsia et le verbe parrêsiazomai (« se conduire avec
assurance ») se rencontrent une quarantaine de fois dans le Second
Testament, principalement dans l’Évangile selon Jean, les Actes et les
Épîtres. Mais d’abord dans le Premier Testament, le Livre des prophètes.
L’exégète Jacques Nieuviarts a défini les caractères essentiels des « nabi » de
l’Israël ancien : hommes inquiets de l’avenir, mais hommes du présent, car
« le lieu de la parole prophétique est toujours l’aujourd’hui » ; hommes de la
72
« parole en acte » aussi, parole qui s’efface ou se transmute en apocalypses
73
lorsque vient « le temps des deux fermés ».
Temps de fermeture, temps actuels... Temps de prophètes, comme on dit
qu’il fait « un temps de chien » ? Car les prophètes se sont toujours levés
quand le monde sombrait.
Ainsi se sont dressés les « prédicants » des Cévennes, très vite après la
révocation de l’édit de Nantes (octobre 1685), dans des assemblées
clandestines au Désert, face à « Pharaon », c’est-à-dire à Louis XIV qui se
prenait pour le soleil et martyrisait les protestants du royaume. Et de
« prédicants » en « prophètes » (1688-1702), la révolte des camisards s’est
transformée en guerre ouverte contre l’absolutisme, contre le clergé
catholique bénissant les balles en plomb des dragons du roi avec ses
74
goupillons en or, contre la corruption de la « Babylone » de leur temps .
Ainsi, Victor Hugo, en 1852, lorsqu’il lance, depuis son exil bruxellois,
75
son imprécation contre « Napoléon le Petit ». Le poète républicain, qui avait
résisté au coup d’État du 2 décembre 1851 au péril de sa vie, sonde alors le
fond de l’esprit du tyran et de ses (nombreux) affidés. Et qu’y trouve-t-il ? La
corruption, l’achat des consciences et des actes ! Mais il dénonce aussi la
complaisance, voire la « complicité », de tout un peuple. Racontant la
pathétique tentative de soulèvement organisée par Bonaparte à Boulogne-sur-
Mer, Hugo relève : « Il jette de l’argent au passant dans les rues de Boulogne,
met son chapeau à la pointe de son épée et crie lui-même “vive
l’empereur”... » (p. 43). De même, passé le coup d’État de 1851, Napoléon le
Petit sait comment acheter son administration : « Dans ses entreprises, il a
besoin d’aides et de collaborateurs ; il lui faut ce qu’il appelle lui-même “des
hommes”. Diogène [le prophète cynique] les cherchait tenant une lanterne,
lui, il les trouve un billet de banque à la main » (p. 50). Car, mis à part la
violence, « l’argent : c’est là l’autre force de M. Bonaparte », analyse Hugo
(p. 55).
Le brûlot de l’écrivain de combat sonde aussi les ventres du tyran et de ses
collaborateurs. « Ces hommes ont un pouvoir immense, incomparable,
absolu, illimité, constate-t-il [...]. Ils s’en servent pour jouir. S’amuser et
s’enrichir, tel est leur “socialisme”. [...] Millions, millions ! Ce régime
76
s’appelle Million » (p. 85) . Il dénonce l’orgie nihiliste du Veau d’or qui
corrompt la France du second Empire : « Jouir et bien vivre, répétons-le, et
manger le budget ; ne rien croire, tout exploiter ; compromettre à la fois deux
choses saintes, l’honneur militaire et la foi religieuse... » (p. 89). Mais Hugo
lance aussi un bel avertissement aux bourgeois complaisants et soumis, aux
lâches et aux intéressés, aux collaborateurs de la tyrannie, à « tous ceux qui,
propriétaires, serrent la main d’un magistrat ; banquiers, fêtent un général ;
paysans, saluent un gendarme ; tous ceux qui ne s’éloignent pas de l’hôtel où
est le ministre, de la maison où est le préfet, comme d’un lazaret ; tous ceux
qui, simples citoyens, non fonctionnaires, vont aux bals et aux banquets de
Louis Bonaparte et ne voient pas que le drapeau noir est sur l’Élysée ». Je
parle d’avertissement prophétique, car Hugo va jusqu’à interpeller ces
« simples citoyens » — peuple adorateur du Veau d’or impérial — qui, « s’ils
échappent à la complicité matérielle, n’échappent pas à la complicité
morale ». Le jugement tombe alors, infamant : « Le crime du 2 décembre les
éclabousse » (p. 36).
Les mêmes « simples citoyens » n’ont-ils pas été éclaboussés par le crime
du 10 juillet 1940, jour où les parlementaires français des deux Chambres
réunies ont voté (569 pour, 80 contre) les pleins pouvoirs constituants au
maréchal Pétain ? Quatre jours plus tard, le dimanche 14 juillet 1940, le
77
pasteur, théologien et résistant Roland de Pury lançait, depuis son temple
de la rue Lanterne (Lyon), une prédiction inspirée, un appel profond à
78
résister . Une prédication « de justice » qui, choisissant d’interpréter le
commandement « Tu ne déroberas point ! » (Exode 20,15), développait une
méditation sur la corruption humaine, dont le marqueur essentiel est « le
grand vol originel », cette façon de nous emparer de ce qui ne nous revient
pas et de ne pas le rendre — et d’être ainsi acheté, ou vendu.
Et ce dimanche 14 juillet 1940, à Lyon, donc, Roland de Pury poussait
l’audace jusqu’à l’oracle historique : « Mieux vaudrait la France morte que
vendue, défaite que voleuse. La France morte, on pourrait pleurer sur elle,
mais la France qui trahirait l’espoir que les opprimés mettent en elle, mais la
France qui aurait vendu son âme et renoncé à sa mission, nous aurait dérobé
jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la France. » Vendre son âme... Belle
définition métaphysique de la corruption ! Belle apostrophe prophétique, en
79
« patois de Canaan », mobilisant « la vivacité, la vigueur, parfois la verdeur,
d’une langue et d’une pensée qui puisent dans l’Ancien Testament autant que
dans le Nouveau, et se souviennent de la liberté avec laquelle les prophètes,
un Jésus, un Paul ont su interpeller les puissants et fustiger, avertir ou
consoler leur peuple ».
La nécessité de refonder la société passe par le courage de la vérité
prophétique, certes, mais surtout, comme le journaliste Edwy Plenel l’a
parfaitement compris, par « ce “pacte parrésiastique” où la qualité de la
démocratie se juge aussi bien à l’expression de la vérité qu’à sa réception, au
risque pris par celui qui l’énonce et à la capacité d’écoute de ceux qui
l’entendent, en somme à son interactivité ».
Vaincre la corruption exige enfin la révolte, celle du « révolté
métaphysique » de Camus, de celui qui « se dresse sur un monde brisé pour
en réclamer l’unité », de celui qui « oppose le principe de justice qui est en
lui au principe d’injustice qu’il voit à l’œuvre dans le monde ». Le « révolté
métaphysique » n’est pas un athée, aux yeux de l’auteur de La Peste (1947),
car il « défie plus qu’il ne nie », parlant « d’égal à égal » avec Dieu. Camus
précise ici : « Mais il ne s’agit pas d’un dialogue courtois. Il s’agit d’une
80
polémique qu’anime le désir de vaincre . »
Prophétiser étant sans doute plus à la portée du commun des mortels que de
réaliser le cinquième des douze travaux héroïques d’Héraclès, le nettoyage
des écuries d’Augias, je m’efforcerai, dans ce livre, de dire quelques vérités
irritantes avant de lancer, finalement, un appel à vaincre le règne de la
corruption. Et je le ferai en tant que « révolté métaphysique ».
81
« Une coupe d’or, pleine d’abominations »
Relisant l’avant-propos que j’avais donné lors de la réédition de poche des
600 milliards..., parue en novembre 2012 (Points Seuil), j’y trouve l’ultime
trace d’un naïf espoir dans le « changement », espoir de redressement,
d’engagement gouvernemental et « patriotique » à lutter « d’abord contre
82
l’évasion fiscale ».
Deux ans plus tard, force est de constater que cet espoir a été trahi. La
protection étatique des plus grands fraudeurs, sans cesse perfectionnée sous
les présidences successives de François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas
Sarkozy, est intacte, voire plus intense que jamais. Car, depuis l’élection de
François Hollande à la présidence de la République, en mai 2012, les
gouvernements Ayrault puis Valls ont agi de telle façon que l’État limite les
marges de manœuvre de la justice. Et ils n’ont pas hésité, eux non plus, à
invoquer le « secret défense », avec pour effet de couvrir certaines activités
civiles, économiques et financières dont la divulgation ne menace pourtant en
rien la sûreté nationale, accroissant d’autant les pouvoirs déjà exorbitants (et
hors contrôle démocratique) de la Direction centrale du renseignement
intérieur (DCRI), créée par Nicolas Sarkozy en 2008, rebaptisée Direction
générale de la sécurité intérieure (DGSI) par Manuel Valls, en mai 2014.
Ils ont également imposé à des parlementaires intimidés le respect du
pouvoir exclusif de l’administration centrale — la commission des infractions
fiscales (CIF), dite « verrou de Bercy », dont je connais, depuis mars 2014, la
composition particulièrement confidentielle — dans le déclenchement (ou
non) d’une poursuite judiciaire à l’encontre des fraudeurs fiscaux, par
autorisation donnée (ou non) à l’administration de porter plainte. Ils ont pesé
sur le déroulement de certaines informations judiciaires portant sur
l’organisation d’une évasion fiscale qui coûte des dizaines de milliards
d’euros à la France, favorisant des négociations bien peu recommandables
entre au moins une grande banque internationale et le parquet de Paris, afin
d’imposer une réparation qui éviterait aux contrevenants une inculpation
complète, un jugement infamant au tribunal correctionnel, et, surtout, d’éviter
la mise en cause publique de certains services de l’État.
Heureusement, les juges d’instruction ont résisté à toutes les pressions. Le
23 juillet 2014, Guillaume Daïeff et Serge Toumaire ont mis UBS en examen
pour « blanchiment aggravé de fraude fiscale », inculpation gravissime pour
une banque.
Ne pas le dire clairement serait mentir par omission.
Le démontrer, par des informations vérifiées et précises, est évidemment
nécessaire. Bien sûr, tout ce que j’écris est issu de témoignages enregistrés et
de documents probants.
Alors, voici, ce que j’ai constaté lors de ces deux dernières années de
poursuite de l’information sur l’univers financier, administratif et politique
français.
Cahuzac, vu de Genève
Parce que j’ai eu la conviction, dès l’automne 2012, que Fabrice Arfi avait
mené une enquête impeccable sur certains avoirs financiers non déclarés de
Jérôme Cahuzac, dissimulés en Suisse et à Singapour, notamment sur des
comptes bancaires d’UBS, j’ai souhaité apporter à mon confrère de
Mediapart quelques compléments d’information, que j’avais récoltés de mon
côté. Je tiens à exprimer ici mon admiration pour le travail de Fabrice Arfï et
ma reconnaissance pour la confiance dont il a fait preuve à mon égard.
Le 4 décembre 2012, Mediapart publie le premier volet d’une série
d’articles affirmant que Jérôme Cahuzac, alors ministre du Budget au
gouvernement nommé par François Hollande en mai 2012, possédait au
moins un compte bancaire non déclaré en Suisse, à la banque UBS, jusqu’en
2010, date à laquelle l’argent dissimulé au fisc avait été transféré à
Singapour. Aussitôt, Jérôme Cahuzac dément de façon virulente et menaçante
ces informations sur son blog et par voie de presse, mais également dans
l’hémicycle de l’Assemblée nationale : « Je n’ai pas, messieurs les députés, je
n’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant ni avant » (5 décembre
2012).
La suite est connue. Le 19 mars 2013, le parquet de Paris ouvre très
83
tardivement une information judiciaire contre X pour qu’une enquête soit
menée sur les soupçons de « blanchiment de fraude fiscale », mais Jérôme
Cahuzac continue d’affirmer son innocence et explique sa démission du
gouvernement par la nécessité de pouvoir se consacrer à sa défense. Ce n’est
que le 2 avril 2013, et après avoir été mis en examen pour « blanchiment de
fraude fiscale », que l’ex-ministre du Budget reconnaît, sur son site Internet,
détenir un compte à l’étranger.
84
Fabrice Arfi a écrit combien la rédaction de Mediapart s’est sentie « un
peu seule » lors de ces longs mois d’enquête, mais aussi le combat qu’il a
fallu mener contre tous ces étouffeurs patentés du scandale : présidence de la
République, ministre de l’Économie et des Finances, parquet de Paris,
parlementaires du groupe socialiste à l’Assemblée nationale comme au
Sénat... Presse aussi ! Sans même parler de l’attitude systématiquement
hostile d’un Jean-Michel Aphatie (RTL et Canal +)... C’est ainsi qu’à cette
occasion presque toute la presse française a joué au chien de garde, soit en
s’abstenant, soit en critiquant ouvertement le travail de Mediapart, de toute
façon en évitant soigneusement d’aller y voir de trop près.
Fabrice Arfi a pu ainsi écrire : « En ce début d’année 2013, il faut bien le
dire, la rédaction de Mediapart se sent un peu seule dans son enquête sur
Jérôme Cahuzac. Est-ce par manque de temps, de motivation, de moyens,
voire de feu vert de leur hiérarchie ? Toujours est-il que les journalistes des
autres rédactions qui enquêtent sérieusement sur cette affaire sont rares. Et
certains confrères préfèrent sommer Mediapart de publier ses “preuves”,
quand ils ne se contentent pas de dénigrer notre travail. Misère du
journalisme... »
J’ai alors été heureux, dans ce contexte, d’apporter ma modeste pierre à la
« manifestation de la vérité » invoquée par Edwy Plenel auprès du procureur
de la République de Paris en décembre 2013. Fabrice Arfi a rapporté lui-
même l’épisode : « Le 1er février [2013], pourtant, un nouveau front
médiatique va s’ouvrir, avec un billet de blog du journaliste Antoine Peillon.
85
[...] Il [moi] y poste [sur mon blog hébergé par Mediapart ] donc un billet
sous le titre “Affaire Cahuzac : les révélations d’un financier suisse”. À peine
mis en ligne, il va contribuer à relancer l’affaire. [...] Aussi précis qu’informé,
ce texte est lu de très près par les spécialistes du dossier Cahuzac ainsi que
par les enquêteurs. Son apport va s’avérer déterminant. Il n’est désormais
plus possible de balayer l’enquête de Mediapart d’un revers de la main. » J’ai
aussi été amusé par ce tweet matinal d’Edwy Plenel, en date du 2 février
2013 : « Journalisme solidaire : @antoinepeillon renforce avec ses
révélations suisses l’enquête de @fabricearfi sur Cahuzac. » Je lui répondis
alors, ironisant sur les conditions un peu particulières de cette publication :
« @edwyplenel @fabricearfi “Journalisme solidaire”, très juste formule. Une
sorte d’innovation, aussi, de l’ordre du multimédia... »...
Au-delà du travail solidaire et de la confraternité, le témoignage publié le
1er février 2013 sur mon blog apportait, en effet, quelques éclairages inédits
sur la corruption et l’évasion fiscale engageant de nombreuses personnalités
françaises. On y lisait :
« Question : Dans toute cette organisation d’une éventuelle évasion fiscale
de Jérôme Cahuzac, quel aurait été précisément le rôle d’Hervé Dreyfus
[gestionnaire de fortune de Jérôme Cahuzac] ?
Réponse : Hervé Dreyfus a amené un certain nombre de personnalités
politiques et de grands capitaines d’industrie français dans les livres de Reyl,
de façon discrète et subtile. Comme chez UBS, certains des gestionnaires de
Reyl se déplaçaient en France pour organiser la venue à Genève de clients
aux actifs non déclarés. Cela ne se faisait jamais par l’intermédiaire du
bureau parisien de Reyl, mais par l’intermédiaire de gestionnaires qui étaient
basés à Genève et qui voyageaient régulièrement en France et dans d’autres
pays.
Ceci étant dit, le fait que Jérôme Cahuzac ait un compte auprès de Reyl ou,
via Reyl, auprès d’un autre établissement bancaire me semble être une
certitude à 95 % du fait de l’implication d’Hervé Dreyfus. L’autre élément
qui, pour moi, crée un faisceau de présomptions relativement fort, c’est qu’il
y a une proximité très importante entre Hervé Dreyfus et son amie d’enfance
Cécilia Ciganer (ex-Sarkozy). De ce fait, Hervé Dreyfus est d’ailleurs un des
conseillers patrimoniaux de Nicolas Sarkozy, pour des investissements
immobiliers ou autres et pour sa fiscalité.
De ce fait aussi, tout un réseau politique a bénéficié des services financiers
de Reyl. L’avantage d’Hervé Dreyfus, c’est qu’il fait partie de ces très rares
personnes à avoir à la fois de hautes relations, notamment politiques, et à
avoir la technicité financière. Hervé Dreyfus connaît parfaitement les
problématiques particulières des fameuses personnalités politiquement
exposées (PEP).
Q. : Ce que vous décrivez dévoile, au-delà du cas éventuel de Jérôme
Cahuzac, un système d’évasion fiscale presque généralisé. Concerne-t-il
d’autres personnalités politiques ?
R. : Je connais très clairement des dossiers impliquant des gens qui ont des
profils similaires à celui de Jérôme Cahuzac de par leur séniorité politique,
ainsi que ceux touchant aux actifs non déclarés de grands entrepreneurs
français proches des différents pouvoirs politiques de gauche et de droite. Je
peux en témoigner parce que je l’ai vu, entendu et vécu. Hervé Dreyfus a
organisé un système de compensation pour certains clients français du groupe
Reyl.
Quand des clients bénéficiaires de comptes non déclarés à Genève avaient
besoin de liquidités, Hervé Dreyfus transférait les liquidités d’autres clients
qui avaient des excès de liquidités sur leurs comptes gérés en France vers les
comptes français de ceux qui avaient des besoins de liquidités, et puis il
compensait ces mouvements dans l’autre sens sur les comptes suisses non
déclarés des uns et des autres, de façon à ce que ça se rééquilibre.
C’était une façon ingénieuse de mettre à disposition des liquidités auprès
de clients sans avoir à leur faire traverser la frontière, simplement par des
compensations miroirs entre des comptes non déclarés ouverts en Suisse et
des comptes français. Hervé Dreyfus a été en quelque sorte un porte-valises,
et je peux en témoigner. »
Ce témoin ayant été très rapidement entendu — avec son accord express —
par les enquêteurs de la Division nationale des investigations financières
(DNIF) de la police judiciaire française, je publiais le 20 mars suivant —
lendemain de la démission de Jérôme Cahuzac de son poste de ministre du
86
Budget — un deuxième entretien réalisé avec la même source genevoise .
Sous le titre « Un banquier suisse se dit prêt à aider à nouveau la justice », de
nouvelles perspectives étaient ouvertes par ma source genevoise qui
affirmait : « Une enquête judiciaire qui entraînerait une investigation poussée
chez le groupe Reyl représenterait un grand coup de pied dans la fourmilière,
car il y a d’autres personnalités que Jérôme Cahuzac, et tout aussi sensibles,
qui sont gérées chez eux.
On découvrirait alors un vrai secret d’État et un vrai scandale républicain,
c’est-à-dire l’utilisation des places financières offshore par des hommes
politiques français, de gauche et de droite, depuis de nombreuses années. Et
pas seulement dans le cadre d’opérations de financement politique qui ont fait
la une des médias, mais vraiment à des fins personnelles. »
Enfin, le 23 mai 2013, un ultime enregistrement du témoignage-fleuve de
cette source, qui a malheureusement connu, ensuite, les pires ennuis
87
judiciaires en Suisse , fut réalisé à Genève par Fabrice Arfi, Edwy Plenel et
moi-même, solidairement. Une fois encore, son témoignage fut d’une grande
précision. Il a été publié, pour l’essentiel, par Mediapart, les 2 et 3 juillet
88
2013 . Ainsi, à propos de l’organisation de l’évasion fiscale par la banque
UBS en France, un dossier que je connais particulièrement bien, Pierre
Condamin-Gerbier nous a expliqué, détails à la clé : « Et puis il y a la
clientèle politique, qui est très minoritaire, peut-être 2 %. Mais à l’UBS, la
volonté affichée derrière les politically exposed person (PEP) n’est pas
d’acheter des relations qui vont être financièrement rentables, mais d’acheter
de l’influence. C’est clairement cela qui est recherché. Plus indirectement, un
soutien politique peut être intéressant pour ses propres activités sur le
territoire, le jour où on a besoin d’y faire appel. Il n’y a aucune motivation
d’affaires derrière la stratégie PEP. C’est au mieux de l’influence, au pire de
la corruption. »
Lors de mon enquête sur UBS, j’avais effectivement découvert que la
façon dont cette banque travaillait à l’organisation de l’évasion fiscale au
profit des « personnalités célèbres du sport, du spectacle et de l’industrie »
relevait autant d’une stratégie d’influence que de la recherche du profit
immédiat. Comment ne pas faire le parallèle avec le crime organisé, qui
investit (blanchit) beaucoup dans les industries culturelles et de
divertissement, le cinéma en particulier, afin d’y propager l’esprit de
89
transgression, d’« illégalisme », pour reprendre un mot d’Edwy Plenel .
Cahuzac, dans les radars des « services spéciaux »
« Au pire de la corruption... », nous disait Pierre Condamin-Gerbier, lors
de notre dernier entretien à Genève, en mai 2013. Corruption, encore et
toujours... Edwy Plenel, de son côté, a parfaitement établi le lien entre
évasion fiscale, « délinquance d’en haut », et corruption. Il y est revenu à
plusieurs occasions, et toujours de façon saisissante. « Toutes nos enquêtes
ont dévoilé le recours massif à des paradis fiscaux, une pratique généralisée
de fraude et d’évasion fiscales, en somme l’habitude, dans les milieux
privilégiés, de la violation de la loi commune et, plus encore, une acceptation
culturelle de cet illégalisme comme allant de soi », analyse-t-il, en 2013,
90
faisant référence à l’un des livres du grand juge italien Roberto Scarpinato ,
pour « comprendre de quoi le mot mafia est devenu le nom commun », celui
« d’un monde, le nôtre, où le conflit d’intérêts, cette prolifération des intérêts
privés à l’abri de l’intérêt général, est de fait institutionnalisé ; où l’abus de
pouvoir est ainsi légitimé, par accoutumance et résignation ; où la corruption
devient “un code culturel qui façonne la forme même de l’exercice du
pouvoir”... »
Un an plus tard, dans Dire non, Edwy Plenel enfonçait le clou : « Fil rouge
de la plupart des révélations de Mediapart depuis sa création, sous la
présidence de Nicolas Sarkozy comme sous celle de François Hollande, la
question de la fraude fiscale et des paradis fiscaux qui l’abritent illustre la
coupable tolérance de nos élites dirigeantes pour cette délinquance d’en haut
où, dans l’alibi de la fortune, l’on viole la loi la plus commune. Fraude et
paradis à l’abri desquels se trafiquent les financements illicites, doublés
d’enrichissements personnels, dans une proportion qu’on ne mesure sans
doute pas encore. »
Depuis quelques années, je m’attache à suivre ce « fil rouge » de l’évasion
fiscale, qui traverse toutes les corruptions. À ce titre, le fruit des enquêtes
journalistiques et judiciaires menées en 2012 et 2013 sur les affaires Cahuzac
91
(le pluriel s’impose) est révélateur de la prolifération des conflits d’intérêts
qui minent en profondeur la démocratie. Au-delà de l’anecdotique « aveu »
du 2 avril 2013 quant à un compte recelant « environ 600 000 euros », c’est
en effet tout un marigot politique et affairiste qui a été révélé. Ainsi, le
compte UBS-Reyl-Julius Baer (Genève-Singapour) sur lequel porte l’aveu
aurait été ouvert dès 1992 par l’avocat Philippe Péninque, un ancien militant
d’extrême droite (GUD) déjà mêlé à l’affaire des comptes de campagne
d’Édouard Balladur (1995), actuellement proche de Marine Le Pen. En outre,
le 3 avril 2013, Le Canard enchaîné affirma que Jérôme Cahuzac était l’ayant
droit d’au moins un deuxième compte bancaire non déclaré en Suisse, sur
lequel auraient été déposées des commissions versées par l’industrie
pharmaceutique.
En avril 2013 encore, certaines de mes sources ainsi que la Radio
télévision suisse (RTS) ont évalué le montant des avoirs non déclarés de l’ex-
ministre du Budget à environ 15 millions d’euros.
Au cabinet de Claude Évin, ministre de la santé (1988-1991) du
gouvernement Rocard, Jérôme Cahuzac avait la main sur les autorisations de
mise sur le marché des médicaments et des équipements lourds. Selon
92
Mediapart , l’attribution de scanners et d’appareils à imagerie par résonance
magnétique (IRM) à des établissements de santé était conditionnée par le
versement de pots-de-vin à Jérôme Cahuzac par les fabricants de ces
appareils. En effet, « à l’époque, les hôpitaux, les cliniques et les cabinets de
radiologie qui souhaitent s’équiper d’un scanner ou d’une IRM doivent
obtenir l’autorisation du ministre de la Santé. Seulement, une carte sanitaire
limite l’installation de ces machines, que tous rêvent d’acquérir. Pas plus de
50 à 100 autorisations sont délivrées chaque année pour bien plus de
demandes... », rappelle le site d’information. Et un ancien fonctionnaire de
préciser à Mediapart : « Les pots-de-vin à verser étaient de l’ordre de 200 000
francs [environ 45 000 euros] pour un scanner, de 500 000 francs (environ
112 000 euros) pour une IRM. Que voulez-vous ? Des gens ont eu du pouvoir
et ils ont profité du système. Ils ont extorqué, prévariqué. » Dès lors, le
montant potentiel des commissions occultes versées pendant trois ans de
ministère Évin peut être évalué à quelque 10 millions d’euros.
Mais la prévarication n’a pas cessé le 15 mai 1991, dernier jour du second
gouvernement de Michel Rocard — et donc du ministère Evin. C’est que les
liens tissés entre le cabinet de l’ancien ministre de la Santé et l’industrie
pharmaceutique ne sont pas tranchés pour autant. Dès septembre 1991,
Jérôme Cahuzac devient ainsi consultant de Daniel Vial, lobbyiste majeur des
laboratoires. En 1993, la campagne législative de Claude Évin est financée
par les laboratoires Pierre Fabre et par le Syndicat national de l’industrie
pharmaceutique (SNIP)...
En avril 2013, un ancien officier des « services spéciaux » français, ayant
servi pendant une quinzaine d’années à la DGSE, puis ayant travaillé à très
93
haut niveau pour la protection du groupe Sanofi , me faisait part de ses
réflexions sur l’affaire Cahuzac. Il commença par m’affirmer que le
renseignement français, notamment le renseignement intérieur, connaissait
dans le détail tout ce qui concernait les affaires des laboratoires : « La
pharmacie a toujours été considérée comme une activité stratégique en
France. À ce titre, elle a légitimement bénéficié de la protection des services
94
officiels de l’État, dont la DST en la personne [sic] de sa sous-direction de
la protection du patrimoine (économie française). [...] Les archives de ce
service sur la “pharma” sont considérables et portent sur plusieurs dizaines
d’années. [...] La DCRI a donc toute la matière pour faire des points précis
sur différents sujets [concernant le secteur pharmaceutique], dont les
questions de corruption. »
En ce qui concerne le cas de Jérôme Cahuzac en particulier, se souvenant
des années 1990, l’ancien officier de renseignement me précisait : « Dans un
tel contexte, la trajectoire de Cahuzac avait laissé perplexe, à l’époque, et le
conflit d’intérêts était évident. [...] Il est évidemment faux de prétendre que
son circuit acrobatique n’était pas connu [des services de l’État]. » Plus
gravement encore, l’homme considérait comme « plus que probable » la
« piste de financements de partis politiques », évoquant à plusieurs reprises le
nom d’un certain laboratoire, avant de se lancer dans de longs et précis
développements sur la corruption généralisée des partis politiques par les
industries médicales, pétrolières et militaires...
Pour finir, ce spécialiste de la sécurité nationale ironisait sur « un [certain]
trésorier de campagne possédant des sociétés-écrans en offshore », à propos
de « l’élection du Magistrat suprême ». Il n’était pas difficile de comprendre
qu’il faisait en l’occurrence allusion à Jean-Jacques Augier, trésorier de la
campagne présidentielle de François Hollande en 2012, ami de plus de trente
ans du président de la République (promotion Voltaire de l’ENA), actionnaire
de sociétés offshore dans les îles Caïmans, un territoire britannique des
95
Caraïbes connu pour être un paradis fiscal particulièrement opaque .
Une justice toujours sous contrôle
Le candidat François Hollande à la présidence de la République pensait-il à
Jean-Jacques Augier, son ami et trésorier de campagne, lorsqu’il publia son
manifeste, Changer de destin, en février 2012 ? Ou bien à Nicolas Sarkozy,
lorsqu’il en écrivit les pages les plus vibrantes, à propos de « l’empire de
l’argent » ? Ou, déjà, à Jérôme Cahuzac ? Relisons : « François Mitterrand,
dans un célèbre discours prononcé il y a quarante ans à Épinay, avait dénoncé
l’emprise de l’argent. Aujourd’hui, c’est son empire qui est en cause. Il s’est
emparé de tout. Il était instrument, il est devenu maître. L’argent, si
nécessaire à tout un chacun, mais si nuisible quand il se change en force
sociale, en raison abstraite, en pouvoir dominateur. L’argent qui devrait servir
l’économie, mais qui devient la mesure de toute chose, l’étalon de la vie
humaine. Vous en avez ? Vous avez tout ! Vous n’en avez pas ? Vous ne
valez rien ! L’argent, c’est la loi et les prophètes. Je n’ai pas l’illusoire
prétention de mettre fin à son pouvoir. Mais d’installer de solides contre-
feux : faire prévaloir [...] la dignité sur la cupidité, la justice sur les inégalités,
96
la République sur les intérêts de toutes sortes . » La référence à la loi et aux
prophètes est particulièrement touchante.
À propos de loi, le cinquante-troisième engagement « pour la France » du
97
candidat socialiste ne peut qu’être applaudi des deux mains : « Je garantirai
l’indépendance de la justice et de tous les magistrats : les règles de
nomination et de déroulement de carrière seront revues à cet effet. [...]
J’interdirai les interventions du gouvernement dans les dossiers individuels. »
Hélas, le projet de loi sur le parquet, présenté fin mai 2013 par la garde des
Sceaux Christiane Taubira, n’a pratiquement rien changé à la dépendance des
procureurs vis-à-vis du pouvoir exécutif. Certes, désormais, le Conseil
supérieur de la magistrature (CSM) devra donner son avis au moment du
choix, mais ce sera toujours le gouvernement qui proposera leurs noms. À
l’occasion de la présentation du projet de loi à la commission des lois de
l’Assemblée nationale, Christiane Taubira a même rappelé que les procureurs
généraux sont tenus à des « remontées d’information » [au ministère de la
Justice], qui ont « pour but de nous [le gouvernement] informer, notamment
sur les procédures très médiatisées ». C’est pourquoi, le 27 juin 2013, un
nouvel arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rappelait,
une fois de plus, que le parquet français ne pouvait être considéré comme une
autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3 de la Convention, du fait du lien
hiérarchique entre celui-ci et le pouvoir exécutif, lui-même fixé par les
conditions de nomination des procureurs.
De même, la loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance
économique et financière, votée définitivement le 6 décembre 2013, et dont
j’ai suivi pendant des mois, presque quotidiennement l’élaboration, s’avère
excessivement insuffisante, à en croire la plupart des magistrats, avocats,
douaniers et officiers de police judiciaire engagés dans cette lutte. Deux traits
fondamentaux du dossier permettent, à mon sens, de prendre la mesure d’un
fiasco parfaitement organisé par le gouvernement Ayrault et avalisé par le
président de la République.
Premièrement, le texte législatif institue « un procureur de la République
financier à compétence nationale, qui exercera sa compétence
concurremment à celle des autres parquets ». Et la nouvelle loi de préciser
que ce « procureur sera compétent, d’une part, pour l’ensemble des
infractions dites d’atteintes à la probité, comme la corruption, le trafic
d’influence, la prise illégale d’intérêts, la violation de l’interdiction faite par
le Code pénal aux fonctionnaires de rejoindre à l’issue de leurs fonctions une
entreprise avec laquelle ils avaient été en relation du fait de ces fonctions, le
favoritisme, les détournements de fonds publics et, d’autre part, pour la
fraude fiscale ». Très bien ! Mais elle ajoute que « le procureur financier
dépendra hiérarchiquement du procureur général de Paris, [qu’] il sera
nommé par décret du président de la République, sur proposition du garde
des Sceaux, après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature ».
Sur ce fait, le commentaire du Syndicat de la magistrature, le 10 décembre
2013, est cinglant : « Après la déflagration de l’affaire Cahuzac et la volonté
affichée du gouvernement de lutter contre la grande délinquance financière,
nous attendions une réforme constitutionnelle garantissant l’indépendance
des magistrats du parquet, seul et unique moyen de rompre avec la confusion
des intérêts politiques et économiques rendue possible par la trop grande
influence du pouvoir exécutif sur le ministère public. Au lieu de cela, il nous
est proposé une farce politicienne ! » Déjà, le 5 novembre 2013, l’association
Transparency International France, très experte en matière de corruption,
avait relevé : « La loi instaure un procureur de la République, spécialiste des
affaires financières, qui pourra agir sur l’ensemble du territoire français.
Cependant, à l’instar de l’ensemble des magistrats du parquet, ce procureur
dépendra hiérarchiquement du ministère de la Justice. Cette absence
d’indépendance est problématique, comme l’a encore rappelé tout récemment
la Cour européenne des droits de l’homme. »
Deuxièmement, la loi ne prévoit ni la suppression ni même la moindre
réforme du « verrou de Bercy », c’est-à-dire de l’exclusivité extraordinaire
dont jouissent le ministère du Budget et son opaque Commission des
infractions fiscales (CIF) en matière de poursuite pénale des fraudeurs du
fisc. Pourtant, dans une tribune que j’ai cosignée, publiée par Libération le 19
septembre 2013 sous le titre « Fraude fiscale : faire sauter le “verrou de
Bercy” ! », huit experts (magistrats et juristes, principalement) expliquaient,
faisant référence à l’affaire Cahuzac et à la façon dont il a été longuement
« blanchi » par son ministère : « Faisons l’hypothèse qu’un nouveau ministre
soit passible de poursuites pour fraude fiscale. Pareille affaire parviendrait-
elle un jour devant le juge ? Si le fisc en est saisi, il faut, passé les validations
hiérarchiques, le feu vert du ministre du Budget pour transmission à la
Commission des infractions fiscales (CIF). [...] La CIF, sans motiver sa
décision, transmet [généralement] ou non les dossiers au procureur. Lequel,
sous la tutelle directe du garde des Sceaux, nomme ou non un juge
d’instruction pour mener une enquête indépendante. Le plus souvent, il ne le
fait pas. »
Un verrou en or massif
J’ai été le témoin documenté, durant toute la discussion parlementaire sur
le projet de loi contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique
et financière, de l’opposition acharnée du ministre du Budget de l’époque,
Bernard Cazeneuve, et des plus hauts fonctionnaires de son administration
(notamment Bruno Bézard, alors directeur général des finances publiques,
directeur général du Trésor depuis le 28 juin 2014) à la moindre mise en
question du « verrou de Bercy », alors qu’à l’évidence ce dispositif viole le
principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs entre l’administration et
la justice.
En avril 2013, le magistrat Charles Prats, fort de son expérience d’ancien
douanier, commentait : « Comment justifier qu’à l’heure de l’inéligibilité en
cas de condamnation pour fraude fiscale, le pouvoir de déclencher — ou non
— les poursuites reste entre les mains d’une autorité politique ? Celle-ci se
verra immanquablement accusée de protéger ses amis d’un procès, ou de
livrer ses adversaires. Le vrai marqueur d’une avancée sera le retour à
l’indépendance de la justice dans le déclenchement des enquêtes. » Son
espoir, étayé par un considérable travail d’expertise offert aux parlementaires
intéressés par le sujet, a été gravement déçu.
J’ai personnellement été informé, jour après jour, des pressions indécentes
exercées par certains membres du gouvernement, de la haute administration
et du groupe PS à l’Assemblée nationale sur certains parlementaires qui
militaient, au nom des meilleurs arguments recueillis auprès des experts, en
faveur de la suppression — ou, au minimum, de l’assouplissement — du
« verrou de Bercy ». Pourquoi ? De même, je peux révéler qu’une note
confidentielle émanant du service des affaires juridiques de l’Assemblée
nationale, datée du 4 juin 2013, à propos « des évolutions envisageables
concernant le monopole des poursuites pénales de l’administration fiscale
pour les faits de fraude fiscale » a été ignorée, méprisée par le gouvernement,
malgré la solidité de ses arguments juridiques et même politiques.
En effet, l’analyse juridique poussée de la loi française en la matière (Livre
des procédures fiscales, articles L. 228 et L. 101) permet de relever que
« l’application de ces deux dispositions [les articles cités ci-dessus] a pour
effet d’interdire à l’autorité judiciaire d’engager des poursuites pénales pour
des faits de fraude fiscale qui seraient portés à sa connaissance, sans une
plainte préalable de l’administration fiscale, elle-même subordonnée à un avis
conforme de la Commission des infractions fiscales (CIF) ». En conséquence,
toujours selon le mémo des juristes de l’Assemblée nationale, « pour de
nombreux magistrats et avocats, le monopole des poursuites de
l’administration fiscale pour les faits de fraude fiscale est l’une des causes de
la rareté et de la faiblesse des sanctions pénales prononcées pour fraude
fiscale ».
Dans ses paragraphes suivants, la note confidentielle destinée au législateur
se présente comme une véritable bombe politique, dans la mesure où elle
désigne les responsables du maintien intégral du « verrou de Bercy », alors
que « pour beaucoup de personnes intéressées à la question de la lutte contre
la fraude fiscale, le renforcement de l’exemplarité des sanctions en matière de
fraude fiscale passerait par la suppression du monopole des poursuites de
Bercy en matière de fraude fiscale ». Elle relève que « le ministère des
Finances y est totalement opposé, souhaitant pouvoir garder la main sur
l’orientation des affaires de fraude fiscale, [et qu’] il semble même opposé à
toute modification, même à la marge, de cette règle », soulignant que,
pourtant, « le ministère de la Justice a indiqué réfléchir à une position de
compromis, consistant à permettre au procureur de la République financier et
aux juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) en matière économique et
financière de demeurer saisis, sans qu’il soit besoin d’un aller-retour avec
l’administration fiscale et d’une plainte de celle-ci, des faits de fraude fiscale
découverts à l’occasion d’une enquête ou d’une instruction sur d’autres
faits ».
In fine, le document va jusqu’à affirmer : « Sur un plan politique, une telle
évolution serait un signal fort de la volonté de renforcer la répression pénale
de la fraude fiscale. Elle témoignerait d’un souci de transparence et de
sévérité accrue à l’encontre des fraudeurs, à l’opposé des suspicions souvent
exprimées à l’encontre des transactions effectuées par l’administration
fiscale, sans contrôle ni publicité. » Peine perdue !
Car dans le bras de fer secret engagé entre la justice et le fisc pendant
plusieurs semaines, en ce printemps 2013, le grand vainqueur fut le château
fort de Bercy, dont le « verrou » fut intégralement sauvegardé. Selon des
sources parfaitement sûres, l’arbitrage politique en sa faveur a été pris au
cours du week-end des 25 et 26 mai 2013, dans les bureaux mêmes de
l’Élysée. Étaient présents : François Hollande, président de la République,
Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, Pierre Moscovici, ministre de
l’Économie et des Finances, et Bernard Cazeneuve, ministre délégué au
Budget, successeur de Jérôme Cahuzac. Grande absente : Christiane Taubira,
garde des Sceaux, ministre de la Justice. Quelques semaines plus tard, Pierre
Moscovici a tenu à me faire savoir qu’il n’était pas, alors, sur la même
longueur d’onde conservatrice que son ministre délégué au Budget. Mais j’ai
eu du mal à le croire.
De quoi François Hollande est-il le nom ?
En cette fin mai 2013, pourquoi le président de la République a-t-il tranché
en faveur de la sauvegarde intégrale d’un des dispositifs administratifs
d’étouffement de la justice les plus scandaleux ? En faveur d’un « verrou »
qui, « selon les données communiquées par le ministère des Finances, [fait
qu’] environ 1 000 plaintes pour fraude fiscale ont été déposées en 2011, pour
environ 55 000 infractions constatées et redressements effectués » ? En
faveur d’un « verrou » qui a pour conséquence massive que « les demandes
de poursuites [judiciaires] ne seraient adressées que pour les dossiers
d’importance secondaire, les dossiers les plus importants, que ce soit en
termes de gravité des faits que de montants en jeu, étant traités par voie de
98
transaction par l’administration fiscale » ? Pourquoi François Hollande a-t-il
décidé de maintenir une opacité administrative totale en faveur de l’impunité
des plus grands fraudeurs fiscaux, un système d’arrangement qui a profité
pendant des décennies aux Bettencourt ou aux Wildenstein, par exemple, à
celles et ceux qui font que 600 milliards d’euros continuent de manquer à la
France ?
Cette question a partie liée avec « le mystère Hollande », selon la formule
lourde et implicite de l’éclairé Pierre-Yves Cossé, ancien commissaire au
Plan, en février 2014.
En mars 2014, j’ai réussi à me procurer la « Fiche de composition de la
Commission des infractions fiscales après l’arrêté de répartition du 13
septembre 2013 ».
Parmi les vingt-quatre membres de la CIF, douze sont issus du Conseil
d’État (dont deux retraités) et douze proviennent de la Cour des comptes
(dont six retraités). Une rapide analyse des parcours professionnels de la
99
plupart de ses membres (notices du dernier Who ’s Who in France) montre
que nombre d’entre eux sont passés par les cabinets ministériels de ministres
de droite (Raymond Barre, Jean-François Copé, Jean-Louis Borloo, Hervé
Gaymard, Thierry Breton, Francis Mer, Alain Lambert, Simone Veil,
Philippe Douste-Blazy, Renaud Donnedieu de Vabres, Xavier Darcos, Luc
Chatel) et de gauche (Pierre Joxe, Édith Cresson, Jean Le Garrec, Dominique
Perben).
Ce mélange des genres, avalisé pour ce qui concerne le « verrou de Bercy »
par François Hollande lui-même, est l’une des sources de la prolifération des
conflits d’intérêts dans notre vie politique et administrative. Et si elles ne
présentent pas, et de loin, la même gravité que celles qui engagent Nicolas
Sarkozy et son premier cercle politique, les affaires Cahuzac, Aquilino
100 101
Morelle , Faouzi Lamdaoui , etc., diffusent un parfum qui n’a pas grand-
chose à voir avec celui que devrait exhaler la « République exemplaire » en
faveur de laquelle le candidat François Hollande s’était engagé en février
2012.
On prend les Mnef et on recommence ?
Un peu plus de deux ans après l’élection présidentielle de mai 2012, après
les deux catastrophes électorales qu’a connues la gauche aux municipales et
aux européennes du printemps 2014, comment ne pas relever le retour de
proches notoires de Dominique Strauss-Kahn aux premiers rangs du pouvoir
socialiste ? En une semaine à peine, à la mi-avril 2014, Jean-Christophe
Cambadélis est intronisé — bien plus qu’élu — premier secrétaire du PS,
grâce au soutien décisif de Manuel Valls, nouveau Premier ministre, tandis
que Jean-Marie Le Guen est nommé au poste stratégique de secrétaire d’État
102
aux relations avec le Parlement , et que Christophe Borgel, député de
Haute-Garonne, est élu, le 15 avril 2014, secrétaire national aux élections et
animation des SN fonctionnels du PS. Tous trois « sont de nouveau en
grâce », car ils ont comme point commun d’avoir été, auparavant, « inquiétés
103
par la justice dans l’affaire de la Mnef ».
L’histoire de ce scandale doit être rapidement rappelée. Pendant une
vingtaine d’années (1982-1998), la gestion de la Mutuelle nationale des
étudiants de France (Mnef) fut marquée par de nombreuses malversations :
salaires astronomiques des dirigeants, embauche prioritaire de personnes
issues du syndicat étudiant Unef-ID, lequel était lié à des mouvements
trotskistes, certaines d’entre elles intègrent ensuite le parti socialiste (comme
Jean-Christophe Cambadélis, par exemple), dons financiers de
« complaisance » à des associations « amies », multiplication des filiales,
dans le but d’opacifier la gestion de la mutuelle nationale et de salarier des
personnalités politiques (telles que Jean-Marie Le Guen, Manuel Valls ou
Fodé Sylla, l’ex-président de SOS Racisme), émissions de fausses factures...
Bref, en 1998, il se révèle qu’un « entrelacs complexe et obscur d’une
cinquantaine de sociétés commerciales réalisant un chiffre d’affaires
104
d’environ 2,5 milliards de francs » gravite autour de la Mnef . En septembre
de cette année-là, une première information judiciaire contre X pour « faux,
usage de faux, abus de confiance, recel » et « prise et conservation illégale
d’intérêts » est ouverte. Une enquête préliminaire est confiée, par ailleurs, à
la brigade financière : elle porte sur le fonctionnement global de la mutuelle
et de ses filiales. Ces enquêtes mettront au jour un système de fausses
factures et aboutiront à des inculpations pour enrichissement personnel et
emplois fictifs.
Parmi les diverses personnalités mises en cause dans cette affaire se
trouvaient une ancienne conseillère de Lionel Jospin au ministère de
l’Éducation nationale, Marie-France Lavarini, le député Jean-Christophe
Cambadélis, son collègue Jean-Marie Le Guen (qui bénéficiera d’un non-
lieu), mais aussi Dominique Strauss-Kahn (finalement relaxé), alors avocat
d’affaires, mis en examen pour « faux et usage de faux », ainsi que Manuel
Valls, en tant que chargé de mission de Michel Rocard à Matignon, mais qui
105
ne fut pas inquiété . Quant à Christophe Borgel, alors conseiller du ministre
de l’Éducation nationale Claude Allègre, il a été mis en examen, en mars
2000, pour « recel de détournement de fonds publics », car soupçonné d’avoir
perçu, entre 1991 et 1993, 320 000 francs (environ 67 000 euros) de la Mnef
et de sa filiale marseillaise, la Mutuelle interprofessionnelle de France (MIF),
106
pour des travaux qu’il n’aurait pas effectués, ce qu’il contestera toujours .
Près de vingt ans plus tard, force est de constater que certaines (mauvaises)
habitudes n’ont sans doute pas complètement disparu. C’est ainsi que, depuis
107
le 31 décembre 2011, les enquêteurs de la brigade financière « disposent
d’un rapport d’expertise judiciaire décrivant les étranges manœuvres d’une
société de conseil auprès des bailleurs sociaux et collectivités locales »,
108
révèle Didier Hassoux, du Canard enchaîné . Cette entreprise, baptisée
109
Maât , en liquidation judiciaire depuis 2010, s’était auparavant attaché les
services de plusieurs cadres du PS, de l’UMP et du Medef, dont ceux de
Razzye Hammadi, ex-président des jeunes socialistes (2005-2007),
aujourd’hui secrétaire national du PS et député de Seine-Saint-Denis (salaire
annuel versé par Maât : 34 000 euros en 2008, puis près de 46 000 euros en
2009). Mais aussi ceux de Florence Rognard, ex-assistante parlementaire du
député PS de Paris Christophe Caresche, ainsi que ceux de Christophe
Borgel, compagnon de Florence Rognard, qui a perçu, en 2008, quelque
57 000 euros en honoraires versés par Maât, alors qu’il était, à la même
époque, inspecteur de l’académie de Paris.
Didier Hassoux apporte, en outre, des précisions intéressantes quant à la
dimension transpolitique de l’affaire Maât : « Soucieux d’assurer leur avenir,
les époux Naem [gérants de l’entreprise] ont aussi recruté à droite. En 2008,
ils ont fait appel au lobbyiste patenté Jean Simonetti, proche de Pasqua, pour
6 000 euros par an. Mais aussi à une attachée de presse liée au groupe
Lagardère, pour 37 000 euros. Cela ne suffisait pas. Ils ont aussi débauché
Olivia Thibault, l’ex-assistante parlementaire d’Alain Juppé et de Christian
Jacob, pour la modique somme annuelle de 147 000 euros. » La constitution
d’une telle communauté d’intérêts entre des personnalités issues de camps
politiques opposés, ce que cela suppose de complicités éventuelles en termes
de discrétion et de tolérance, tout cela jette un éclairage cru sur ce qu’il faut
bien regarder comme relevant de la constitution d’une véritable oligarchie en
France.
« Oligarchie », le mot et la chose ont obsédé Pierre Péan alors qu’il écrivait
110
sa République des mallettes . La lecture des pages 47 à 49 de son enquête
est, à ce propos, bien éclairante : « Une oligarchie politico-financière
affranchie des règles auxquelles se soumettent les citoyens “ordinaires” s’est
constituée. Les gens qui la composent — hommes politiques, patrons du
CAC 40, hauts fonctionnaires et certains intermédiaires — n’empruntent pas
les transports en commun, mais voyagent en jet privé ou en ABS (avions
utilisés par abus de biens sociaux). Une partie d’entre eux dispose de revenus
qui proviennent directement de l’économie clandestine, constitués de
rétrocommissions et/ou de financements occultes se traduisant en espèces
sorties de valises ou en comptes installés dans des paradis fiscaux. Cette zone
de non-droit — il faudrait plutôt parler d’une principauté de non-droit
commun — dans laquelle ils vivent est protégée par le secret défense. Le
secret défense constitue à la fois les douves, les remparts et les courtines de
cette zone de non-droit, aux fins de résister aux coups de boutoir que
cherchent à lui porter les juges, l’“ennemi”. Elle dispose d’une armée
d’archers et d’arquebusiers, souvent regroupés dans des sociétés privées de
renseignement — l’appellation officielle des officines — dirigées par
d’anciens grands flics, des militaires retraités, d’ex-magistrats ou d’ex-agents
secrets. » On voudrait que ces lignes fussent soumises, chaque année, aux
candidats au grand oral de l’ENA.
Pierre Péan a eu, au cours de sa dernière enquête, la mauvaise surprise de
tomber à nouveau sur Olivier Spithakis, ex-président de la Mnef, condamné à
plusieurs reprises comme pivot de l’affaire du même nom, alors (fin des
années 2000) « en affaires avec EDF Énergies nouvelles et se retrouvant ainsi
auprès de l’un de ses comparses de l’affaire Mnef, l’actuel PDG d’EDF,
111
Henri Proglio », ami d’Alexandre Djouri et de Nicolas Sarkozy . Le
journaliste Éric Conan a résumé l’affaire avec une netteté parfaite : « Péan est
ainsi particulièrement choqué de voir que cette oligarchie transcende le
clivage droite-gauche et que ses membres, qui ne sont mus que par les
ressorts de l’intérêt, ont acquis une influence majeure sur de grandes
décisions publiques concernant la diplomatie ou la restructuration des
groupes industriels sur lesquels repose l’avenir du pays. L’affaire de la Mnef
lui semble exemplaire de ce mélange qui avait vu des affairistes de gauche
s’allier avec des patrons balladuriens, en compagnie de flics et de voyous,
pour faire de l’argent noir et vivre la belle vie sur le dos d’une mutuelle
112
étudiante siphonnée au détriment de ses adhérents . »
La Mnef, une « affaire exemplaire » en effet, et qui dure, et qui éloigne tant
François Hollande de son bel engagement en faveur d’une « République
exemplaire ». Stéphane Fouks, vice-président du groupe Havas et coprésident
exécutif d’Havas Worldwide (ex -Euro RSCG), l’agence de communication
omniprésente dans les ministères, l’un des trois membres du « triumvirat »
qu’il constitue avec Manuel Valls et Alain Bauer, parviendra-t-il à redorer le
blason présidentiel ?
On a gagné des milliards !
Car la com’ va bon train, au printemps 2014, afin de faire croire au bon
peuple que le gouvernement Valls mène une lutte sans merci contre l’évasion
fiscale. Ainsi, au lendemain d’une réunion du Comité de lutte contre la
fraude, pouvait-on lire dans la presse du 23 mai le message triomphaliste de
Bercy : « Les comptes suisses vont rapporter des milliards d’euros à Bercy. »
Et aussi : « Le surplus des recettes permettra de financer la baisse de l’impôt
sur le revenu des plus modestes. » Ou encore : « Avec déjà plus de 20 000
dossiers en cours, la manne qu’encaissera l’État devrait donc atteindre au
minimum 5 milliards d’euros, probablement le double. Et peut-être même
113
davantage ... » Bref, le gros lot !
Seulement, il y avait un hic... Et de simples et rapides vérifications auraient
dû inciter à la prudence. Car, en réalité, 648 millions d’euros seulement ont
été collectés par le biais des régularisations de « soustractions fiscales » entre
début janvier et fin avril 2014, ce qui laissait espérer un maximum de 1,8
milliard d’euros récoltés sur toute l’année 2014, selon des communications
diverses issues du ministre des Finances, Michel Sapin, et du secrétaire d’État
au budget, Christian Eckert. Dès le 22 mai 2014 au soir, le site du Monde
commentait courageusement la situation, se distinguant ainsi de la plupart de
ses confrères : « Si Bercy fait un bilan élogieux de son action en la matière
[lutte contre l’évasion fiscale], les objectifs de recettes [...] sont sans cesse
revus à la baisse... avec des erreurs et des approximations. »
Peu importe, sans doute, les « approximations » en la matière. L’essentiel,
aux yeux des journalistes et des ministres trop pressés, c’est l’effet produit
114
dans les « cerveaux humains disponibles » par la formule magique : « des
milliards ».
« Son amie, c’est la finance ! »
Finalement, au terme de la première moitié du quinquennat de François
Hollande à l’Élysée, le jugement de ses meilleurs supporters, de celles et ceux
qui avaient cru dans la sincérité de son revigorant discours du Bourget, est
sans ambages. Souvenons-nous ; c’était le 22 janvier 2012 : « Mon véritable
adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera
jamais sa candidature, il ne sera jamais élu et pointant il gouverne. Cet
adversaire, c’est le monde de la finance... »
Sur ce ton ironique et prophétique qui lui est propre, et permet d’atteindre
aux rives incertaines de la vérité, Denis Robert se souvient de ce moment de
bravoure verbale du candidat socialiste. Il juge sur résultat : « Dix-huit mois
se sont écoulés. François Hollande n’en a pas grand-chose à faire de la lutte
contre la finance ou les paradis fiscaux. Sinon il s’y serait pris autrement. Il a
cédé sur ce terrain, comme il a cédé à Lakshmi Mittal à Florange. Son
discours du Bourget était une promesse de campagne. »
Dans un registre plus rationnel, presque scientifique, il y a le jugement des
journalistes experts en économie et en finances qui ont suivi l’élaboration,
pendant huit mois (de novembre à juillet 2013), de la loi de séparation et de
régulation des activités bancaires. Ceux-ci ont suivi pas à pas
l’impressionnant travail de sape du lobby bancaire à Bercy et à l’Élysée, et ils
ont pénétré « l’histoire secrète d’une vraie-fausse réforme ». De quoi nourrir
la sainte colère de Gaël Giraud, jésuite et directeur de recherche en économie
115
au CNRS, qui appelle « à entrer en résistance ».
Dans la veine sociologique, excellemment documentée, les époux Michel
Pinçon et Monique Pinçon-Chariot ont mis au jour, il y a longtemps déjà, les
racines idéologiques de « l’oligarchie » soutenue par François Hollande et
« ses acolytes ». Ayant retrouvé La gauche bouge, l’œuvre oubliée de
François Hollande et de ses quatre plus proches « camarades », publiée en
octobre 1985 chez Lattès, sous le pseudonyme de « Jean-François Trans »,
les deux chercheurs y décryptent une pure doctrine « néolibérale ». Ils
racontent aussi comment le futur président de la République et ses coauteurs,
116
Jean-Pierre Jouyet (un camarade de la promotion Voltaire de l’ENA) ,
Jean-Yves Le Drian (actuel ministre de la Défense), Jean-Pierre Mignard
(avocat) et Jean-Michel Gaillard (Cour des comptes, ENA), fondèrent alors le
mouvement « Transcourants » au sein du Parti socialiste, se réunissant « dans
une arrière-salle de la maison d’édition P.O.L, dont Jean-Jacques Augier
possédait alors 60 % des parts ». Un Jean-Jacques Augier lui aussi ancien de
la promotion Voltaire de l’ENA, qui dirigea les taxis G7 de 1987 à 1999,
sous l’aile protectrice et initiatrice d’André Rousselet, financier des
campagnes électorales, ancien directeur de cabinet et exécuteur testamentaire
de François Mitterrand...
Plus politique, mais rigoureusement expert aussi, le jugement de
l’économiste Pierre Larrouturou, cofondateur du collectif citoyen
« Roosevelt 2012 » et du parti Nouvelle Donne, s’exprime tout entier dans le
titre de son dernier livre : La Grande Trahison. La mise en cause personnelle
de François Hollande, vis-à-vis de l’aggravation continue des « crise sociale,
crise financière, crise environnementale, crise de l’Europe... », y est décrite
au vitriol. Impitoyablement, Pierre Larrouturou détaille, pour étayer sa
dénonciation, les nombreux échanges et rendez-vous qui eurent lieu, d’avril à
septembre 2013, entre Michel Rocard et lui-même, d’une part, les conseillers
du président de la République, le premier ministre Jean-Marc Ayrault et ses
conseillers, d’autre part. Au terme de ces discussions intensives, nourries
d’expertises économiques et d’espérance sociale, un commentaire sibyllin de
Michel Rocard paraît résumer le sentiment partagé face à l’échec final :
« C’est effrayant ! »
Effrayé, Edwy Plenel l’est aussi, lorsqu’il dit, lui qui a laissé loyalement
toutes ses chances à l’hôte de l’Élysée, notamment au moment le plus délicat
de l’affaire Cahuzac, que s’« il y a bien des raisons d’être déçu par la
présidence de François Hollande, il en est qui ne pardonnent pas : plus fatales
que d’autres, plus décisives pour bien des électeurs de gauche »... Avant
d’avertir, pensant surtout aux complaisances xénophobes : « Jamais leur
discipline électorale [celle des électeurs de gauche], serait-elle résignée,
n’outrepassera leur morale républicaine au point de la renier. » Oui,
certainement. Mais en va-t-il aujourd’hui de la seule « morale
républicaine » ?
III - Penser la corruption
Tout itinéraire de libération, personnelle et
collective, implique une déstructuration des
impostures culturelles qui imprègnent nos vies dès le
plus jeune âge. Voilà pourquoi le combat pour la
construction d’un pouvoir au service des hommes, et
non sur les hommes, passe forcément par le champ du
savoir : tant qu’on ne construit pas un savoir libéré
des chaînes du pouvoir, celui-ci se perpétue, égal à
lui-même, maintenant les individus dans cette illusion
qu’ils se déterminent de manière autonome.
Roberto Scarpinato, Le Dentier des juges, La
Contre-Allée, 2011.
On l’a compris, à gauche comme à droite, là où le pouvoir se concentre, les
conflits d’intérêts et la pure corruption, le jeu des services rendus, des
emplois fictifs, des fausses factures, des commissions et des
rétrocommissions, des très mauvaises fréquentations, du renseignement hors
la loi... sont devenus le modus vivendi des oligarchies qui régentent la
République, aussi bien que les grands groupes industriels, commerciaux et
financiers. Aux faits rapportés aux chapitres précédents, il serait possible
d’ajouter, par exemple, ce que je savais des négociations occultes entre la
banque UBS et l’État, via le parquet de Paris, afin de trouver une solution à
l’amiable, un deal de justice prétendument gagnant-gagnant, au détriment
d’une information judiciaire complète et d’un procès où justice et vérité
seraient réellement satisfaites. Ces négociations ont échoué et, le 23 juillet
2014, UBS a été mise en examen pour « blanchiment aggravé de fraude
fiscale ». Il serait intéressant aussi de questionner les embauches croisées qui
interviennent, entre la direction générale d’UBS France et la haute
117
administration , entre fin 2013 et début 2014. Il faudrait encore relever
combien l’entourage du président de la République, dans sa vie privée autant
118
qu’à l’Élysée, est saturé de banquiers ; s’étonner de la nomination par
décret présidentiel, le 18 septembre 2012, du sarkozyste Philippe Parini au
119
poste hypersensible de trésorier-payeur général (TPG) de Paris ;
s’inquiéter du traitement très particulier réservé au dossier Cahuzac par la
120
direction de Tracfïn, en avril et mai 2012 déjà, puis en avril 2013 .
Mais à quoi bon, puisque la coupe d’or est déjà pleine à ras bord
121
d’« abominations » ? Et que la « lettre volée » est partout sous nos yeux !
Des rencontres remarquables
Dans sa « grosse enquête » intitulée « Corruption : une spécialité
provençale ? », Le Ravi, excellent mensuel satirique de la région PACA,
donnait la parole, en septembre 2013, au sociologue Laurent Mucchielli,
directeur de recherche au CNRS et responsable de l’Observatoire régional de
la délinquance et des contextes sociaux. « Penser la corruption, un enjeu pour
les sciences sociales », affirmait-il en titre de sa tribune, constatant que « la
corruption est un phénomène encore assez largement impensé dans nos
sociétés démocratiques dites “avancées” » et faisant référence, tout de même,
aux travaux du sociologue et criminologue américain Edwin H. Sutherland
(1883-1950).
Oui, il nous faut donc « penser la corruption ». Et, au risque de contredire
un peu Laurent Mucchielli, il m’est apparu, depuis deux ans, que le
phénomène est en réalité étudié, mesuré, évalué, analysé par un grand
nombre de personnes, venues d’horizons divers. Avant même la parution de
mes 600 milliards qui manquent à la France, en mars 2012, j’ai eu le
bonheur de rencontrer régulièrement une trentaine de sociologues,
économistes, anthropologues, historiens, philosophes, théologiens, mais aussi
de nombreux criminologues, magistrats, avocats, policiers, officiers de
renseignement, journalistes qui pensent et luttent contre la corruption. Et ce
furent toujours, pour moi, des rencontres remarquables.
Remarquables par la qualité des réflexions confiées, le courage qu’elles
révélaient, mais aussi par l’inquiétude profonde dont elles témoignaient — et
le souci de mettre en commun connaissances et analyses.
Déjà, en décembre 2011, je publiais dans La Croix deux pages de tribune
sous le titre général : « La corruption ronge la démocratie ». J’y affirmais que
les spécialistes invités à s’y exprimer « expliqu [ai] ent que la corruption se
nourrit de la banalité des conflits d’intérêts et de petits arrangements avec la
morale civique ».
122
Ainsi, dans ces colonnes, la philosophe Cynthia Fleury pointait, certes,
que la corruption témoigne d’une « dégénérescence du pouvoir » et qu’elle
renforce « la désillusion considérable des citoyens à l’égard de la
démocratie », mais elle s’inquiétait aussi du « ressentiment qui monte du côté
citoyen » face au constat de la « dégénérescence du pouvoir ». Plus durement,
elle mettait en garde contre la tentation mimétique de tout un chacun
d’espérer accéder à « quinze minutes de pouvoir, de toute-puissance ou de
corruption — puisque les trois finissent par se superposer dans l’imaginaire et
les comportements communs ». Car, dans notre monde purement marchand,
dérégulé, où ceux qui sont censés « incarner le droit usent trop de la jungle »,
l’imaginaire social dégénère lui aussi : « Chacun rêve d’emporter la mise,
comme au poker, de faire sa place au soleil, et si cela doit passer par quelques
minutes de corruption, après tout, ce sera le prix à payer pour une vie
meilleure. » Par là, Cynthia Fleury dénonçait l’effet politique catastrophique
des « transgressions des puissants [qui] font croire aux individus ordinaires
qu’ils ont tout à gagner à se désolidariser des démocraties et de leur pseudo-
droit ».
Dans la même page, l’avocat parisien Yann Le Bihen, grand expert en
matière d’économie occulte, confirmait, sur la base d’expériences concrètes,
qu’« aujourd’hui, la corruption métastase l’ensemble du corps social », que
« la loi du silence règne » et qu’en conséquence « il est temps de décréter une
forte mobilisation face à un phénomène qui nous conduit à la destruction
certaine de l’État de droit » et à la « mise en péril de la République ».
Responsabilité première des « puissants », puis corruption mimétique des
« individus ordinaires », et donc mise en danger de la démocratie et de la
République : ces premières réflexions débouchaient, dans ces mêmes pages,
sur des développements affirmant la responsabilité fondamentale de tous et
de chacun, en son âme et conscience.
123
Le sociologue Pierre Lascoumes , fort de recherches personnelles et
collectives sur les pratiques et les perceptions différenciées de la corruption,
montrait de son côté combien la majorité des « citoyens » français pratique
une forte tolérance, et à géométrie variable, à propos des passe-droits, petits
arrangements, favoritismes, abus de fonction, conflits d’intérêts et autres
124
corruptions « de basse intensité », surtout lorsque ces « pratiques mal
régulées » sont le fait de proches — voire de soi-même. Sur ce point, les
résultats obtenus par certains « travaux d’enquête sociologique » menés
depuis les années 1990 sont franchement inquiétants : « En France,
notamment, il est frappant d’observer le caractère minoritaire de la “culture
civique” censée faire de la probité publique une norme centrale de la “vertu
républicaine”. Elle n’est partagée que par un petit quart de la population.
Pourtant, a priori, “tout le monde” dit condamner les pratiques corrompues.
Les sondages sur la perception de l’honnêteté des politiques entretiennent ce
mythe : depuis les années 2000, à la question : “Les dirigeants politiques
sont-ils plutôt honnêtes ou plutôt corrompus ?”, la seconde opinion prévaut et
se situe, selon les périodes, entre 65 et 75 %. Mais il ne s’agit que d’un
jugement de surface. Il suffit de poser d’autres questions et de confronter les
personnes à un ensemble de situations concrètes pour mettre en valeur des
attitudes plus laxistes. Ainsi, le groupe le plus important (un tiers des
enquêtés !), dit des “tolérants optimistes”, est celui qui à la fois minimise le
plus l’importance des faits de corruption et se montre le plus tolérant pour le
favoritisme et les passe-droits. Le deuxième groupe en importance (un gros
quart des sondés), celui des “pragmatiques inquiets”, est plus paradoxal. Il
estime que la corruption est répandue chez les dirigeants, mais se montre
125
aussi très tolérant à l’égard des petits arrangements ... »
Ainsi, la dénonciation rituelle de la corruption des élites et sa formulation
populiste, « tous pourris », nous reviennent en plein visage, comme dans un
miroir, plaçant chacun face à sa conscience. À partir de ce constat, issu de la
sociologie, Paul H. Dembinski, directeur de l’Observatoire de la finance, à
126
Genève , économiste politique, éthicien, professeur à l’université de
Fribourg (Suisse), conteste la « prééminence du juridique dans l’étude de la
corruption ». Et d’affirmer que « l’ordre de la conscience, ou celui des
loyautés, à l’instar d’une clé de voûte, coiffe les trois autres ordres (juridique,
culturel et économique) de la société, en ramenant leurs prescriptions, rôles et
devoirs à la conscience de l’acteur qui en reste le point de référence ultime ».
Dans cette perspective, il est urgent de délaisser le « tous pourris »
déculpabilisant au profit de la seule question éthique qui vaille : « Et moi, que
fais-je ? »
Mais Paul H. Dembinski ne s’en tient pas à cette inversion de la mise en
cause. Il analyse aussi comment nos consciences individuelles sont tributaires
d’un certain contexte économique, social et culturel contemporain, où
« l’intérêt devient l’unique mobile et justification de tout acte ». L’intérêt,
telle est la notion centrale, au point qu’« on en vient à se demander si les
situations typiques de corruption ne constituent pas seulement une catégorie
particulière d’un phénomène nettement plus répandu et peu stigmatisé », le
conflit d’intérêts.
En septembre 2011, grâce à Cynthia Fleury, Yann Le Bihen, Pierre
Lascoumes et Paul H. Dembinski, voici donc, en résumé, comment j’abordais
la question générale de la corruption :
— celle-ci menace gravement l’État de droit, la République et la
démocratie ; elle est la cause et l’effet de la dégénérescence du pouvoir, tel
que l’exercent les dirigeants et autres puissants de notre monde ;
— elle se propage par mimétisme jusqu’aux individus ordinaires, lesquels,
en France en particulier, se déclarent très massivement tolérants et s’avèrent
même laxistes, en pratique, vis-à-vis des arrangements, passe-droits et autres
transgressions, surtout quand leurs intérêts sont mieux servis ;
— le conflit d’intérêts est le phénomène dominant de la corruption ; or
celui-ci relève, en première instance, de l’ordre de la conscience, clé de voûte
des ordres culturel, social, économique et politique.
Le 17 janvier 2014, à la faveur de la tenue d’un séminaire de philosophie
du droit organisé par l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ) et
l’École nationale de la magistrature (ENM), du 14 octobre 2013 au 9
127
avril 2014 , je publiai à nouveau une série de tribunes sur la corruption. À
cette occasion, de nouvelles rencontres remarquables eurent lieu, confirmant
que l’heure était désormais à la « mobilisation ».
Une mobilisation qui ne néglige pas la nécessité d’approfondir nos
connaissances en la matière. En témoigne d’ailleurs que l’un des principaux
motifs du séminaire organisé par l’IHEJ était que « le problème de la
corruption est récurrent dans nos sociétés, mais qu’il est peu pensé ». Un des
éminents participants à cette rencontre, et auteur d’une tribune dans La Croix,
Thierry Ménissier, professeur de philosophie à l’université de Grenoble,
constatait dans ce même esprit : « Ce qui manque aujourd’hui, c’est une
connaissance anthropologique du phénomène. »
Physiologie du dégoût
C’est précisément à cette tâche que j’ai décidé de m’atteler, en vue de
donner une meilleure assise intellectuelle, morale et — pourquoi pas ? —
spirituelle à la lutte, plus que jamais nécessaire, contre la corruption.
Dans cette perspective, il faut en passer par une rapide « physiologie » du
phénomène. Dans sa tribune intitulée « Criminalité organisée, corruption et
paradis fiscaux », publiée le 17 janvier 2014 dans La Croix, la juriste Chantal
128
Cutajar montrait combien « les organisations criminelles » ont aujourd’hui
infiltré l’économie légale. Plus grave encore, le blanchiment à travers les
paradis fiscaux et une ingénierie juridique et financière favorisée par Internet
ont « permis aux organisations criminelles de se doter d’une capacité
financière telle qu’il leur est possible d’acheter la décision publique ». Elle
établissait ainsi le lien organique entre paradis fiscaux et corruption
criminelle.
Trois jours plus tard, au séminaire de philosophie du droit organisé par
l’IHEJ, Chantal Cutajar développait la description de ce lien organique : « Le
passage de la sphère de l’illégal vers celle du légal se réalise par
l’intermédiaire de techniques juridiques garantissant l’anonymat pour celles
et ceux qui souhaitent contourner les règles. Cet anonymat leur permettra
d’échapper à la répression et mettra leurs biens à l’abri des poursuites, de la
saisie et de la confiscation. Ce contournement des règles se réalise au moyen
de constructions juridiques opaques, trusts ou fiducies et autres sociétés-
écrans, que des spécialistes de l’ingénierie juridique organisent au sein de
montages pour empêcher toute traçabilité des flux financiers. L’opacité ainsi
créée va empêcher non seulement de relier les flux financiers aux trafics
illicites ou aux opérations de corruption et à leurs auteurs, mais elle va
également faire obstacle à l’appréhension des actifs criminels et les tenir ainsi
à l’abri des poursuites et de la confiscation. Réinvestis dans l’économie
légale, ils augmenteront la puissance financière des organisations criminelles
et renforceront leur capacité à étendre les trafics criminels en recourant à la
corruption. Ainsi, c’est l’opacité, consubstantielle à la structure et à la
définition même des paradis fiscaux, qui en fait un moyen de commettre en
toute impunité la corruption transnationale. »
Elle insistait encore sur l’ampleur du phénomène dialectique blanchiment-
corruption et sur son ancrage principal dans les pays les plus puissants au
monde : « Une étude internationale conduite par des chercheurs de
l’université du Texas, Brigham et Griffith, publiée en septembre 2012, a mis
en lumière de manière scientifique le caractère criminogène de ces structures
juridiques et le peu de cas qu’il était fait du respect des règles visant à
prévenir l’utilisation du système financier à des fins de blanchiment, de
corruption, de terrorisme. Les chercheurs ont envoyé 7 400 demandes par e-
mail à des fournisseurs de sociétés offshore, dans 182 pays. Ils se sont fait
passer pour des blanchisseurs, des officiels corrompus, des terroristes
potentiels. Ainsi seuls 10, sur les 1722 fournisseurs de sociétés, ont respecté
les règles d’identification du bénéficiaire réel exigées par les standards du
129
GAFI . Les chercheurs relatent que les prestataires étaient insensibles au
risque d’avoir affaire à des criminels, des terroristes ou des corrupteurs ou
corrompus. Mais l’apport sans doute le plus marquant de l’étude est d’avoir
révélé que les petits paradis fiscaux, ceux sur qui est focalisée l’attention
internationale, étaient plus rigoureux que les États-Unis et la Grande-
Bretagne dans le respect des règles internationales en matière de lutte contre
le blanchiment et le financement du terrorisme. »
Ce 20 janvier 2014, la conclusion de Chantal Cutajar n’était pas
particulièrement optimiste : « D’un côté la corruption fait l’objet d’une
condamnation unanime par la communauté internationale. Rappelons-nous le
discours de Thorbjørn Jagland, secrétaire général du Conseil de l’Europe, le
22 janvier 2013, dans lequel il voit dans la corruption “la plus grande menace
qui pèse sur la démocratie en Europe aujourd’hui”. De l’autre, toutes les
tentatives pour ériger la transparence des structures offshore échouent et sont
sacrifiées sur l’hôtel de la rentabilité de l’industrie financière. L’économiste
Daniel Cohen a raison de dire : “Quand l’économie chasse les valeurs qui
soudent la société au nom de l’efficacité, le système s’effondre” et avec lui la
démocratie. »
Et cet effondrement aurait les États-Unis et la Grande-Bretagne comme
épicentres ès blanchiments corruptifs, si l’on entend bien Chantal Cutajar.
Comment est-ce possible ? La réponse de l’éminente juriste est claire et
nette : « La compréhension du néolibéralisme est fondamentale pour
comprendre les liens entre la corruption et les paradis fiscaux. Elle est aussi
incontournable lorsque l’on s’interroge sur la définition et le contenu d’une
politique cohérente et efficace de lutte contre la corruption. Pourquoi ? La
finalité du néolibéralisme, magnifiquement décryptée dans l’ouvrage de
Pierre Dardot et Christian Laval, La Nouvelle Raison du monde est de
construire le marché et d’ériger l’entreprise comme modèle de gouvernement
des hommes. Cette conception a eu naturellement pour conséquence de faire
prévaloir le règne de l’économique sur le politique. Mais l’économie a été
réduite à la science de l’intérêt. Sa méthode, qui combine un raisonnement
assis sur le formalisme mathématique et une vérification expérimentale née
de l’étude statistique du comportement des individus ou des groupes sociaux,
ne laisse aucune place au jugement de valeur. Que la recherche économique
porte sur le mariage, le profit ou le crime, il n’y a aucune place pour le
jugement de valeur. Il n’y a ni bien ni mal, et ce n’est pas parce qu’un
phénomène est moralement condamnable qu’il a un impact économique
négatif. Si la finalité est d’ériger une société sur le mode de l’entreprise dont
la rationalité est de maximiser les profits, alors, c’est aussi le renoncement à
toute quête du bien commun. Il n’y a, dans un tel système, aucune place pour
la recherche du bien commun, cette quête qui postule, à l’inverse, un
jugement de valeur, qui postule la reconnaissance et la protection de valeurs
non marchandes universelles en contrepoids des valeurs marchandes qui ont
130
d’ores et déjà acquis le statut d’universalité . »
Pour en finir avec la « gouvernance »
Ce jour-là, l’analyse politique au lance-flammes de la directrice du Groupe
de recherches approfondies sur la criminalité organisée (GRASCO) n’a été
contestée par aucun des participants — tous très experts — au séminaire de
l’IHEJ organisé par le magistrat Antoine Garapon sur le thème de la
corruption. Bien au contraire. Antoine Garapon a lui-même porté, dans le
même contexte, un point de vue profond sur la corruption comme un « mal
décuplé par la mondialisation ». Dans un article majeur, publié par la revue
Esprit en février 2014, le magistrat, secrétaire général de l’IHEJ, relevait :
« Tout se passe comme si la mondialisation radicalisait la corruption qui était
en germe dans les démocraties libérales. [...] La mondialisation, pourrait-on
dire en schématisant, décuple la puissance des entités non étatiques comme
les entreprises, les banques ou les organisations criminelles, en même temps
qu’elle affaiblit les États. [...] La professionnalisation de la corruption
s’explique également par le sentiment d’impunité que génère l’espace global,
qui n’est pas sans rappeler celui dont jouissaient les pirates autrefois. Ce
monde “liquide” opère certainement une désensibilisation au mal. » En
conclusion de sa réflexion, lui aussi s’en prenait au libéralisme, lorsqu’il
dégénère au seul service de l’économie : « La justification de la corruption
est résumée par cette réplique de Don Calogero, l’intendant du prince Salina
dans Le Guépard : “Le profit est une loi naturelle.” Le libéralisme dit-il autre
131
chose ? » Grave question.
Mais les questions soulevées par Antoine Garapon vont plus loin encore.
Et pour ce qui me concerne, je dois admettre que ma participation au
séminaire de l’IHEJ, pendant l’hiver 2013-2014, et la lecture du dossier
publié par Esprit en février 2014 ont fait sauter bien des verrous, qui
entravaient encore ma compréhension du système, l’enfermaient dans une
approche exclusivement économique, financière et judiciaire. Antoine
Garapon, organisateur de ces rencontres remarquables avec Chantal Cutajar
(juriste), Charles-Henri de Choiseul Praslin (avocat et criminologue), Thierry
Ménissier et Céline Spector (philosophes), Olivier de Sardan et Marcel
Hénaff (anthropologues), Olivier Abel (philosophe et théologien), etc., a su, à
cette occasion, disqualifier définitivement, aux yeux des participants,
l’approche exclusivement économique du phénomène de la corruption, celle
que recommandent les grandes institutions publiques (ONU, Banque
mondiale, OCDE) ou associatives (grandes ONG internationales) : « Tous ces
dispositifs de lutte contre la corruption participent d’une même vision du
monde mécaniste, formaliste, néolibérale et, dans le fond, antipolitique. »
C’est dit !
Alors, comment devons-nous penser la corruption aujourd’hui ? Antoine
Garapon ouvre les premières pistes de travail :
— Non, la corruption n’est pas seulement « un simple problème de
gouvernance » économique, réglementaire et législative !
— Pour autant, la corruption est bien d’abord « une question politique »,
dans la mesure où elle est « un mal originaire, consubstantiel au pouvoir qui
affecte toutes les formes de gouvernement et qui, à ce titre, n’a cessé d’être
132
au cœur de la pensée politique, de Platon à Judith Shklar en passant par
Machiavel et Montesquieu ».
— Elle est aussi une « question morale », métaphysique en quelque sorte,
physiologiquement articulée à la question politique, surtout depuis qu’elle a
été conceptualisée en Grèce antique, notamment par Platon et Aristote, qui
concentrent leur attention sur le jeu dialectique entre la corruption-
décomposition-destruction (phtora) et la force vitale de génération-
régénération (genesis), question qui engage tout à la fois les corps, les mœurs
et la cité.
— Elle est encore, selon Antoine Garapon, un « crime contre la loi », car,
« à bien y regarder, le plus inquiétant dans la corruption n’est pas tant la
confusion entre le privé et le public que le fait que la règle est transgressée
par celui-là même qui doit la faire respecter ». C’est pourquoi « la corruption
recèle non pas une protestation contre la loi mais une négation sourde et
invisible de la règle », écrit-il. Si bien qu’« elle aboutit à aspirer l’universel
des institutions publiques dans le particulier de l’intérêt ». Il est difficile, à la
lecture de ces lignes, d’échapper aux images astrophysiques du trou noir et de
l’antimatière.
— Elle disqualifie, enfin, nos « fictions démocratiques » et nous livre
progressivement, en vertu d’une « dynamique mortifère », à la tyrannie, par
la destruction insensible du sens même des mots, par la systématisation du
mensonge dans les discours institutionnels, par l’inversion même de la
justice. Parvenues à ce point de dégénérescence où la démocratie a muté en
tyrannie, « les lois anticorruption ne servent pas à se débarrasser des
politiciens véreux mais des opposants politiques qui dénoncent la
corruption ».
Sommes-nous si éloignés de ce terme ? Depuis quelques mois, tous les
experts en la matière, et quel que soit leur domaine (renseignement, police,
douane, magistrature, droit, économie, sociologie, anthropologie,
philosophie...), toutes mes « rencontres remarquables » répondent
unanimement à la question, et souvent avec angoisse : « Non, nous y
sommes. » Elles répondent aussi qu’elles souhaitent travailler désormais
ensemble à la divulgation publique de ce mal, à l’appel aux consciences, à la
mobilisation civique qui, seuls, peuvent nous sauver, in extremis, de la
tyrannie millénaire.
La vérité éthique du porte-voix
Afin de contribuer à ce travail collectif, j’ai entrepris d’exposer, dans les
chapitres qui suivent, ce que l’anthropologie et la sociologie nous apprennent
sur la corruption, mais aussi les enjeux politiques et métaphysiques du
combat qu’il faut engager contre elle.
Pour ce faire, je citerai fidèlement ce que j’ai entendu et lu de meilleur,
sachant qu’il n’est de réflexion nouvelle qui ne soit tissée de toutes celles qui
l’ont précédée. Il n’est pas de création non plus qui ne soit issue de la
tradition. Bref, je ne serai pas seul sur le chemin de la connaissance. Et je
n’hésiterai pas à citer abondamment mes sources, me conformant ainsi au
bon usage talmudique du « Il est écrit » ou de ce « R. a dit » qui ouvre « la
133
lecture infinie ».
Qui connaît encore la définition scolastique de l’auctor (distingué des
scriptor, compilator et commentator), celui qui développe ses propres idées
en prenant appui sur d’autres autorités ? Cela fait un peu plus d’une trentaine
d’années que les analyses structuralistes du discours ont signé le déclin, si ce
n’est la mort, de l’idolâtrie littéraire pour l’auteur, telle qu’instituée par les
Lumières et hystérisée par le romantisme. Lisant ensemble Michel Foucault
et Primo Levi, le philosophe italien Giorgio Agamben a organisé le sauvetage
du sujet humain au-delà de cette mise en cause radicale de l’auteur. Et
pourtant la confusion perdure, aujourd’hui encore, entre la relativisation de
l’auteur et la mort du sujet : brouillage savamment entretenu, sans doute, par
quelques auteurs qui tentent de sauver leur statut, certes avantageux, par le
sacrifice de l’homme, pas moins ! Les deux notions sont, pourtant, clairement
distinctes, par leur histoire autant que par leur statut.
Parce que les voix de celles et de ceux qui luttent contre la corruption,
chuchotantes ou tonitruantes, anciennes ou nouvelles, fortes ou fragiles,
célèbres ou ignorées, confluent en une irrésistible volonté de comprendre,
mon propre travail sera d’abord celui du porte-voix, se nourrissant de
l’enseignement collectif, discuté, multiple, qui seul peut prétendre à
l’authenticité éthique.
Emmanuel Levinas l’a dit, une bonne fois pour toutes : « Le miracle de la
confluence est plus grand que le miracle de l’auteur unique. Or le pôle de
cette confluence est l’éthique... [...] Oui, la vérité éthique est commune. [...]
La condition subjective de la lecture est nécessaire à la lecture du
prophétique. Mais il faut y ajouter certainement la nécessité de la
confrontation et du dialogue et, dès lors, surgit tout le problème de l’appel à
134
la tradition, lequel n’est pas une obédience mais une herméneutique . »
IV - Politique du crime organisé
Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt
absolument.
Lord Acton (1834-1902).

L’enjeu éthique de la lutte contre la corruption est bien d’ordre


apocalyptique : il s’agit de nous sauver d’une tyrannie millénaire. Toute
dénégation, à ce propos, relève aujourd’hui du refoulement ou de la
complicité, à différents degrés. Elle est injure au courage de Roberto
135
Scarpinato, dernier survivant parmi les grands juges italiens antimafia , et
aux vérités qu’il met à la portée de tous. « Ah, l’Italie », s’esquivera-t-on
peut-être encore. Non, « le dernier des juges » nous parle aussi de notre doux
pays : « La France possède une tradition ancienne du crime organisé, qui
remonte à l’après-guerre : le clan des Marseillais en est un exemple, comme
les investissements sur la Côte d’Azur. Mais à mon avis il règne avant tout
une méconnaissance des faits... » Et Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra
(Gallimard, 2007), ajoute, en préface de son livre Le combat continue.
Résister à la mafia et à la corruption (Robert Laffont, 2012) : « Voilà ce
qu’est la France, aujourd’hui : un carrefour, un lieu de négociations, de
réinvestissement et d’alliances entre cartels criminels. »
La « coterie trafiquante »
Quelques-uns, parmi les meilleurs criminologues français, m’ont éclairé
quant à l’importance fortement sous-évaluée de la « pénétration du crime
136
organisé dans la vie économique et sociale » de notre pays.
Chantal Cutajar, directrice du Groupe de recherches approfondies sur la
criminalité organisée (GRASCO), nous a déjà éclairés, plus haut, sur les liens
organiques entre crime organisé, corruption et paradis fiscaux. Dans une
« Analyse du droit positif en matière d’atteintes à la probité » datant de 2012,
la juriste rappelait l’étendue souvent méconnue de la notion de corruption :
« Au sens large, la corruption englobe l’ensemble des atteintes à la probité.
La convention des Nations unies contre la corruption, dite Convention de
137
Merida , appréhende ainsi la corruption d’agents publics nationaux (art.
15), d’agents publics étrangers et de fonctionnaires d’organisations
internationales publiques (art. 16), la soustraction, le détournement ou tout
autre usage illicite de biens par un agent public (art. 17), le trafic d’influence
(art. 18), l’abus de fonctions (art. 19), l’enrichissement illicite (art. 20), la
corruption dans le secteur privé (art. 21), la soustraction de biens dans le
secteur privé (art. 22) et le blanchiment du produit de ces infractions (art.
23). »
Ayant recentré la problématique juridique de la corruption sur le concept
d’« atteintes à la probité », Chantal Cutajar déploie les différents dispositifs
pénaux existants en la matière : « En droit français, le code pénal sanctionne
sous l’appellation des “manquements au devoir de probité”, figurant à la
section 3 du chapitre il relatif aux “atteintes à l’administration publique
commises par des personnes exerçant une fonction publique”, la concussion,
la corruption passive et le trafic d’influence commis par des personnes
exerçant une fonction publique, la prise illégale d’intérêts, les atteintes à la
liberté d’accès et à l’égalité des candidats dans les marchés publics et les
délégations de service public, la soustraction et le détournement de biens. La
corruption active et le trafic d’influence commis par les particuliers sont
réprimés par le chapitre III au titre des “atteintes à l’administration publique
commises par les particuliers”. La corruption commise dans le cadre du
fonctionnement de la justice est incriminée à l’article 434-9 du code pénal
dans le cadre des “entraves à l’exercice de la justice”. Le trafic d’influence à
l’occasion du fonctionnement de la justice est visé à l’article 434-9-1 du code
pénal. Quant au blanchiment du produit de la corruption, il est appréhendé
aux articles 324-1 et suivants du code pénal. »
Le cadre juridique étant désormais parfaitement campé, Chantal Cutajar
commentait, le jour même de sa publication (23 octobre 2012), le rapport de
l’OCDE sur le système français de prévention de la corruption, lequel
accusait la France de laxisme dans ce domaine, notamment à propos du
commerce international de l’armement : « C’est un verdict très sévère sur la
France que publie ce matin le groupe de travail de l’OCDE sur la corruption
dans les transactions commerciales internationales. Depuis l’adhésion de la
France à la Convention de l’OCDE, il y a douze ans, seules quatre
condamnations ont été prononcées dans l’Hexagone, contre plus de soixante-
dix en Allemagne. Un constat d’autant plus accablant que la France “détient
un nombre important de grands groupes actifs dans des industries à risque
élevé de corruption, telles que la défense, les transports, l’infrastructure ou les
télécommunications”, ajoute le rapport. Dans l’armement en particulier, la
France reste le quatrième pays exportateur au monde. Or le groupe de travail
de l’OCDE a observé, sur les cinq dernières années, une diminution du
nombre de cas de corruption d’agents publics étrangers transmis par
138
TRACFIN au parquet... »
Mes sources au sein du renseignement français ne cessent de m’informer
sur l’intensité de la corruption dans les rangs de certains corps de l’armée
française, parfois au niveau le plus élevé, par exemple autour de la vente très
lucrative et non contrôlée d’armes plus ou moins démilitarisées destinées au
maintien de l’ordre (antiémeutes) dans des pays non démocratiques.
En parlant avec Thierry Colombié, économiste et criminologue, l’un des
meilleurs connaisseurs de la criminalité organisée, j’ai vite précisé et
approfondi mon sentiment, déjà bien forgé, que la vie économique et
politique française a une face cachée d’une surface bien plus considérable
que ne l’admettent habituellement l’opinion, la presse, trop souvent abusées
par les propos lénifiants des responsables publics. Depuis une quinzaine
d’années, depuis la rédaction de sa thèse de doctorat sur le trafic de drogues
jusqu’à la publication de plusieurs livres consacrés au grand banditisme
français, la fameuse « French Connection », les recherches de Thierry
Colombié procèdent par le recueil minutieux de témoignages issus du milieu
des acteurs majeurs du crime organisé. Son dernier ouvrage, Les Héritiers du
Milieu2, couronnement de quinze ans d’investigation dans les cercles de jeu,
les trafics, rackets, escroqueries et assassinats qui font l’actualité du Milieu,
est le meilleur guide qui soit pour qui s’intéresse aux arcanes de cette
économie mafieuse qui irrigue si profondément nombre d’instances
politiques, administratives et financières françaises. Fourmillant
d’informations inédites et précises, il trace le contour d’une « triangulaire
historique du “pieu mensonge” entre banquiers, politiques et beaux voyous »,
détaillant les circuits bancaires du blanchiment autant que les voyages
transcontinentaux des trafics, dévoilant la corruption dont le crime organisé
est devenu un acteur dominant. Dans ce chaos, les chemins des criminels
croisent souvent ceux de grands groupes industriels de services publics, mais
aussi les sentiers tortueux de certains services de police.
De même, dans un autre ouvrage très documenté, charpenté par de
nombreuses années d’enquête de terrain, mais plus théorique aussi, consacré
aux « entreprises criminelles » en France, Thierry Colombié montre
comment, à partir des années 1930, mais surtout après la Libération, un grand
nombre d’élus, de hauts fonctionnaires, d’industriels et de banquiers ont noué
des relations d’affaires avec le Milieu, les « firmes trafiquantes », surtout
« dans les villes de Bordeaux, Paris, Lyon, Grenoble, Cannes ou Marseille et
à l’étranger ». À partir de ce constat, il révèle la façon dont s’est mise en
place cette infrastructure si particulière, issue du « rapprochement »
historique, dans les années 1990, entre le crime organisé, certaines hautes
administrations et des leaders politiques : « Les pratiques délictueuses autour
de diverses richesses africaines (pétrole, uranium, pierres précieuses, coton,
cacao), au sein d’entreprises d’État, alimentent en fonds occultes des partis
politiques français », ce qui suppose une sécurisation et une dissimulation des
filières de trafic que les criminels du Milieu sont particulièrement à même
d’offrir, à travers tout un réseau d’« officines » et la pratique de l’entrisme
dans les « services spéciaux ». Il en est allé de même dans les « affaires
politico-financières des années 1990 », qui relevaient de la pure et dure
corruption, à savoir que l’expérience des mafias (y compris italiennes, par
exemple à Grenoble, comme j’ai pu l’entendre lorsque je travaillais sur
l’affaire Carignon) s’est imposée en termes de « services ».
C’est ainsi que s’est instituée ce que Thierry Colombié désigne sous le
terme un peu désuet, mais très juste, de « coterie trafiquante », c’est-à-dire
« un ensemble d’individus du grand Milieu et de la sphère politico-
administrative réunis autour d’intérêts économiques et politiques, et
poursuivant des activités criminelles, criminalisées et légales à des fins de
consolidation d’un pouvoir mafieux ». Ce processus, qui s’est intensifié
durant les années 1990, correspond à « l’émergence de la coterie trafiquante
[qui] provient du transfert de savoir-faire des opérateurs du “grand” Milieu à
leurs associés de la sphère politico-administrative et de l’infiltration mafieuse
de l’économie légale ».
Outre son savoir-faire en matière de convoyage des marchandises illicites
et en blanchiment, les principaux services rendus par le crime organisé au
monde politique sont la sécurité, d’une part, la maîtrise des votes des
commensaux, d’autre part, mais surtout le financement illégal (et sans limite)
des campagnes électorales, ce qui relève alors de la corruption la plus
manifeste.
Dans sa préface au livre de Thierry Colombié, le magistrat Jean de
139
Maillard tire la leçon la plus claire qui soit des recherches de l’économiste
et criminologue de la « French Connection ». Une leçon qu’aucun
responsable politique, ou presque, ne veut entendre ni laisser entendre : « En
somme, et pour le dire en un mot, la criminalité organisée est d’abord là pour
rendre service. Évidemment, ces services sont inavouables. [...] Mais c’est
une activité économique, à l’instar de n’importe quelle autre. [...] À cette
différence près qu’elle fait de la loi non pas le cadre dans lequel elle s’insère,
mais l’enjeu dont la transgression fournit la valeur aux biens et aux services
dont elle régit le fructueux commerce. Que cela dérange, on peut le
comprendre, surtout quand on en vient à l’examen des conditions qui rendent
possible cette subversion des lois comme objet de prestation économique.
D’un côté, en effet, elle n’est possible que par la corruption des élites qui
neutralise l’efficacité de la répression ; de l’autre, par la collusion des
acheteurs de biens et de services criminels, qui préfèrent ne pas voir à quoi ils
concourent. » Une collusion qui traverse toute la société, « du haut en bas de
la hiérarchie sociale », insiste Jean de Maillard.
L’historien Jacques de Saint Victor, à partir d’autres sources que celles de
140
Thierry Colombié, décrit les mêmes « logiques mafieuses à la française ».
Lui aussi relève la sous-évaluation générale du phénomène mafieux dans
l’Hexagone, citant pour illustrer son propos le rapport parlementaire d’Aubert
(1993). Mais il dresse surtout la généalogie de la contamination progressive,
depuis l’Empire bonapartiste, de l’administration et des « sphères influentes
du pouvoir » par « le monde du crime ». Il dénonce cette « tradition » de
141
l’État français, dont Vidocq est en partie le symbole, qui est tissée de « ces
habitudes de secrets et de passe-droits », d’une « logique des polices
secrètes » et de « ce goût de l’exception », sans parler de « la tradition de
dépendance de la justice à l’égard de l’exécutif (en témoigne toujours le statut
du parquet) ». Il indique, fait « beaucoup plus grave », dit-il, que le crime
organisé a progressivement et discrètement contaminé certaines élites de la
IIIe République : « La question de la pénétration de certains milieux influents
par des individus issus de la pègre a toujours été entourée dans notre pays
d’un flou sémantique arrangeant (on utilise le terme de “barbouzes”, voire
“agents d’officines” pour éviter les mots qui fâchent) ; généralement reléguée
au traitement des faits divers, elle n’a pas droit de cité dans les grands débats
sur la démocratie, alors qu’elle constitue un pan ignoré de notre vie
politique. »
N’hésitant pas à entrer dans le détail, Jacques de Saint Victor raconte, en
historien, le développement du « milieu criminel particulier d’origine corso-
marseillaise » à partir des années 1920, les « pactes scélérats » entre élus et
voyous, qui ont instauré à Marseille, dans les années 1930, une situation
prémafieuse et un système clientéliste et criminel... Il passe ensuite en revue
les engagements croisés des gangsters corso-marseillais dans la Collaboration
(Gestapo française, à Paris et à Marseille) et dans la Résistance, leur
utilisation par l’État gaullien dans la lutte clandestine contre l’OAS au
moment de la décolonisation, service qui fut échangé contre de « hautes
protections » administratives (policières) et politiques (à travers le SAC),
lesquelles « facilitèrent leur insertion dans les arrière-cours politiques et
patronales ». C’est ainsi, donc, que « le milieu corse s’implanta dans les
régions lyonnaise, grenobloise ou lilloise, voire en Île-de-France (en
particulier dans les Hauts-de-Seine), et [qu’] il poursuivit ses actions sur le
continent africain par le truchement de la nébuleuse de la Françafrique pilotée
à l’Élysée par Jacques Foccart ».
Poursuivant le récit jusqu’à ces dernières années, où « les spécialistes
observent un net renforcement des liens politico-crapuleux » à Marseille, à
Nice et dans le Var, l’historien affirme que 1’« on retrouve [l] es clans
criminels à l’œuvre dans des domaines les plus divers du monde des
affaires ». Avant de pousser encore un peu plus loin le trait : « Certes, les
liens entre corruption et crime organisé ont toujours existé sur les grands
marchés internationaux où circulent de colossales sommes d’argent liquide »,
mais, aujourd’hui, « à l’occasion de contrats à l’export, des officines proches
du Milieu travaillent souvent pour des dirigeants politiques et patronaux afin
de sécuriser ces commissions occultes ».
Or, prophétise Saint Victor, la peste de la corruption n’en a pas fini de
s’étendre et jusqu’aux « simples marchés nationaux ou locaux », selon lui,
car « les enquêtes de police mettent en évidence depuis quelques années la
parenté entre les méthodes pour l’obtention de ces contrats et les pratiques de
la corruption internationale ». Ainsi, « dans certaines régions, le crime
organisé s’installe dans le domaine du traitement des ordures, des officines de
sécurité, des cliniques privées, etc. », et 1’« on assiste même, dans le sud-est
de la France, à l’émergence de véritables bourgeoisies mafieuses à
l’italienne ». Remarque incidente, mais lourde de sens : « Les scandales
révélant ces pactes scélérats [entre criminels et politiques] ont longtemps été
couverts en France par le secret défense, et on commence seulement à en
avoir connaissance. »
Les oligarques
« Bourgeoisies mafieuses », corruption massive de la vie économique et
politique à travers des « pactes scélérats » entre élus, hauts fonctionnaires,
dirigeants de groupes industriels ou commerciaux, financiers et criminels,
protections des activités illégales par le secret défense... Dans la Russie de
Poutine, l’usage du terme « oligarques », pour désigner la petite dizaine
d’hommes d’affaires richissimes et tout-puissants qui soutiennent par tous les
moyens le tsar et dépendent entièrement de lui, sous la protection de fer de la
142
« dynastie KGB », ne contrarie personne.
En France, le même mot fait injure à nos grands industriels et banquiers
nationaux, hauts fonctionnaires et responsables politiques, gourous de la
communication (les « spin doctors ») et stars des médias audiovisuels, alors
qu’il est patent que leur règne sans partage sur l’économie et l’administration
est garanti par des ententes, compromissions et autres pantouflages,
confusions d’intérêts et actes de corruption manifeste sans nombre. De
récents et denses ouvrages ont été publiés, ces derniers mois, à ce propos, qui
143
me dispensent de développer plus avant le phénomène politico-affairiste .
144
Cependant, aucun n’a saisi à quel point la structure oligopolistique du
crime organisé, du fait de son interpénétration avec les hautes sphères de
l’économie légale et de la politique françaises, cristallise et aggrave sans
cesse le régime oligarchique de notre République.
Cette relation organique et dialectique entre la « structure oligopolistique »
du crime organisé, surtout depuis les trafics de la « French Connection » sur
le marché de l’héroïne marseillaise (années 1950), avec l’oligarchie légale
(économie, finance, politique) française a également été très précisément
décryptée par l’économiste Thierry Colombié, déjà cité. Jean de Maillard a
proposé une excellente synthèse de ses recherches : « Le Milieu français s’est
certes nourri d’une identité régionale minoritaire forgée par l’insularité, mais
il s’est épanoui dans sa propre exportation. Les Corses, puisqu’il s’agit d’eux,
ont occupé la première place dans le paysage du crime organisé parce qu’ils
ont su investir à la fois le champ politique, le champ administratif et le champ
criminel, créant au sein de filiations étendues des solidarités claniques
inexpugnables qu’ils ont ensuite déployées vers d’autres sphères. La grande
Histoire, en particulier celle des migrations, des maquis et de la Résistance,
leur a donné le coup de pouce nécessaire, suscitant pendant toutes les années
du gaullisme triomphant, et sans doute au-delà, les immunités et les facilités
qui ont permis un amarrage solide et durable de la criminalité organisée aux
structures du pouvoir. » Malgré une exceptionnelle expérience en matière de
corruption, le vice-président près le tribunal de grande instance de Paris
achève sa lecture d’un extrait du livre de Thierry Colombié sur ce mot :
« Voilà qui jette sur la République insoupçonnable une lumière assez
glauque ! »
La nausée
Il est certain que le régime oligarchique saturé de corruption, tel qu’il
continue de se décomposer dans la lumière glauque de l’été 2014, alors que je
mets la dernière main à ce livre, a de quoi susciter la nausée en chaque
citoyen digne de ce nom et chez tous les fonctionnaires légalistes et
républicains, y compris les moins naïfs.
Ainsi, les enquêtes judiciaires concernant Michel Tomi, le « parrain des
parrains » du Milieu corse, n’ont accouché que de brèves gardes à vue, le 18
juin, de mises en examen et surtout de remises en liberté assorties de
cautions. Pourtant, au-delà des soupçons les plus récents pesant sur le géant
145
des affaires corses et françafricaines , l’homme d’affaires est au cœur des
réseaux Pasqua et de ses ramifications depuis le milieu des années 1980, ce
qui pourrait motiver des investigations plus fermes. Lors de perquisitions
réalisées le 18 juin 2014, plus d’un million d’euros en liquide ont été saisis.
Parmi les autres mis en examen, deux dirigeants d’entreprises de fourniture
de matériel militaire ont passé des contrats en Afrique, notamment au
Cameroun et au Mali, par l’entremise de Michel Tomi. En outre, un ex-patron
du Groupement d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), Frédéric
Gallois, a été mis en examen pour faux et usage de faux et recel d’abus de
confiance, à propos d’un contrat passé avec l’État malien, dans le cadre de
l’enquête visant Michel Tomi. L’ancien militaire est aujourd’hui dirigeant de
la société de sécurité Gallice Security. Tous sont en liberté.
À la fin juin 2014, j’apprenais aussi que les juges d’instruction Guillaume
Daïeff et Serge Toumaire s’apprêtaient à mettre en examen la banque UBS
pour « blanchiment de fraude fiscale », délit particulièrement grave en termes
146
judiciaires, mais qu’un « deal de justice » à la sauce américaine, sur la
147
base d’un plaider-coupable de l’établissement financier, était par ailleurs
en négociation (discrète) entre l’État français, via le parquet de Paris, et la
banque mise en cause.
Or il n’est pas vraiment très compliqué d’apprendre que l’UBS de Genève
a longtemps abrité les finances secrètes — et bien sûr non déclarées au fisc
français — des « réseaux Pasqua », et en amont de la famille Hémard, donc
des établissements Pernod (jusqu’en 1975), donc du groupe Pernod-Ricard,
148
donc de la Main rouge, de la « French Connection » et du SAC . Ces lourds
149
secrets — et tant d’autres — de notre République insoupçonnable, sans
doute réactualisés par la gestion du ou des comptes de Jérôme Cahuzac au
cours des années 1990 et 2000, ont-ils fait l’objet de tractations autour d’un
« deal de justice » ? La négociation, de moins en moins confidentielle, a
finalement capoté fin juillet 2014.
V - La République en danger
Si les empires, les grades, les places ne s’obtenaient pas
par la corruption, si les honneurs purs n’étaient achetés
qu’au prix du mérite, que de gens qui sont nus seraient
couverts, que de gens qui commandent seraient
commandés.
Shakespeare, Le Marchand de Venise.
Les Représentants du Peuple Français, constitués en
Assemblée Nationale, considérant que l’ignorance, l’oubli
ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes
des malheurs publics et de la corruption des
Gouvernements, ont résolu d’exposer, dans une Déclaration
solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de
l’Homme, afin que cette Déclaration, constamment
présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle
sans cesse leurs droits et leurs devoirs...
Préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen (1789).

Cette République irréprochable, sur laquelle ironisait le grand magistrat


anticorruption Jean de Maillard, est donc devenue la République du
marchandage avec les banques qui organisent la pire des évasions fiscales,
voire avec le Milieu, un marchandage qui s’effectue parfois « à l’amiable »
entre membres de l’oligarchie.
Avant de s’intéresser à la formule américaine des « deals de justice »,
laquelle a failli s’imposer en France à propos de l’affaire UBS, Antoine
Garapon, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice
(IHEJ), a rêvé d’un rééquilibrage, et même d’une harmonie nouvelle, entre
justice et démocratie. Dans Le Gardien des promesses, le magistrat et
philosophe s’inquiétait déjà de la pénalisation croissante de la vie publique et
de « la brutale accélération de l’expansion juridique ». Car, écrivait-il dans ce
livre, cette « judiciarisation » de la République, cette « promotion
contemporaine du juge » est une réaction de défense de la société
démocratique « face à un quadruple effondrement : politique, symbolique,
psychique et normatif ».
En clair, la justice menaçait de prendre dangereusement
— d’un point de vue démocratique — le relais de l’autorité de la
République déficiente, de la légitimité de la politique corrompue. « Face à la
décomposition du politique, constatait-il alors, c’est désormais au juge que
l’on demande le salut. Les juges sont les derniers occupants d’une fonction
d’autorité — cléricale, voire parentale — désertée par ses anciens titulaires. »
Le grand philosophe Paul Ricœur, dans sa préface au Gardien des promesses,
y a bien lu une « défense de la démocratie », soulignant que « l’activisme
juridique [est] tributaire d’un effacement du politique ». Car le magistrat, en
conclusion de sa profonde méditation sur cette époque où on lisait dans le
journal du jour « que deux responsables politiques vont comparaître en
correctionnelle pour complicité de trafic d’influence », proposait de
« rapprocher le lieu de justice des justiciables », ce qui supposait « que soit
dé-professionnalisée au maximum la représentation politique ».
Ce sont là les propres mots de Paul Ricœur, lequel précisait même
vigoureusement : « Un “nouvel acte de juger” requiert une contextualisation
de nature politique, à savoir l’avancée de la démocratie associative et
participative. » Beau programme ! Belle utopie, surtout...
Car, presque vingt ans plus tard, « l’avancée de la démocratie » souhaitée
par Antoine Garapon et Paul Ricœur ne s’est pas réalisée, loin de là. Bien au
contraire, le diagnostic sur la fracturation économique, sociale et politique de
la France est désormais unanime. Et la montée inexorable du populisme,
exprimée par l’abstention et les succès électoraux du FN, est le symptôme le
plus net d’un déni de démocratie devenu insupportable, même aux citoyens
les moins civiques.
En 2010, le géographe Christophe Guilly, ignoré des responsables
politiques, mettait en exergue les « fractures françaises » attisées par « les
pressions de la mondialisation qui risquent de faire exploser le modèle
150
républicain ». Il y a peu, Edwy Plenel tirait la leçon du glissement du
« système politique », aujourd’hui oligarchique, vers l’autoritarisme : « De
scrutin en scrutin, un système politique dont la lasse reproduction masque
l’intime épuisement met régulièrement en scène le fossé creusé entre le
peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les
politiques de métier, entre le pays et ses élites. Ce paysage est le décor favori
des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des
aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation,
de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions
politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec
le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité
démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre
présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop
souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois
bénéficiaire. »
L’idée très juste que le césarisme et ses répliques dans l’absolutisme louis-
quatorzien puis dans le bonapartisme hantent dangereusement l’imaginaire
politique de la France ne date pas en réalité de la Ve République. En 1857,
Edgar Quinet publiait, depuis son exil bruxellois, une Philosophie de
l’histoire de France inspirée, entre autres, par la leçon de La Boétie sur la
servitude volontaire, et dont l’avertissement est tout à fait d’actualité :
« Qu’est-ce que cette horreur dont la nation française fut saisie contre la
réforme ? Un reste de soumission à la conquête romaine. Dans l’impossibilité
de s’affranchir de Rome, je sens une nation rivée encore après seize siècles au
dur anneau de Jules César ; elle a pris goût à sa chaîne. L’obéissance, qui
n’était d’abord que matérielle, est désormais volontaire ; c’est maintenant le
fond de l’homme qui est vaincu ; ce ne sont plus seulement les mains, c’est
l’esprit qui est lié. Aussi, dominée par cette tradition de dépendance, la tête
courbée sous le Capitole, quand il fut question d’émanciper la France, il se
trouva qu’elle regardait le servage de l’âme comme son patrimoine sacré ;
151
elle agit comme une province romaine ... »
En mars 2014, Lionel Jospin, ancien Premier ministre (1997-2002), se
tournait à son tour vers l’histoire profonde de la France, « afin d’éclairer
152
certains aspects du présent ». Se présentant, en ouverture de son livre,
comme « homme politique, informé des ressorts du pouvoir et animé d’une
certaine idée de ce que sont, à travers le temps, les intérêts de son pays », il
menait l’instruction (ce n’est pas une enquête à charge) sur une époque qui,
de la Révolution à 1’« impasse des Cent Jours » (1815), vit se déployer,
notamment chez les paysans (alors, la majorité des Français) et les notables,
un goût pour le « retour à l’ordre » — et même pour un certain « césarisme »,
qui forme la trame de tous les régimes autoritaires qui ont scandé l’histoire de
France. Par le recours au mot « césarisme », Lionel Jospin inscrit
manifestement son travail dans la tradition philosophique, démocratique et
républicaine, dont Edgar Quinet et Jules Michelet sont, à la suite de La Boétie
et Tocqueville, les plus grands hérauts. Au-delà des événements, l’ancien
Premier ministre exprimait, dans son livre, un jugement moral et politique
sévère sur les deux Napoléons, mais aussi sur leurs avatars, le général
Boulanger et le maréchal Pétain, ainsi que sur 1’« empreinte du bonapartisme
aujourd’hui ». Il opposait, in fine, le civisme nécessaire d’un « peuple de
citoyens » au populisme actuel, et disait son aspiration à une nouvelle
« grandeur », celle de 1’« exemplarité ».
Une démocratie à la dérive
Hélas, de la « république exemplaire », il ne reste aujourd’hui qu’un slogan
absurde. Car la corruption a continué son œuvre annoncée, son travail de sape
de la démocratie, repéré très tôt par d’aussi grands esprits que Cornélius
Castoriadis, lequel parlait crûment, il y a près de trente ans déjà, de « nos
sociétés dites démocratiques, [c’est-à-dire] les sociétés libérales
153
d’oligarchie ». Et qui démontrait aussi, dès 1993, combien la « dérive » de
154
notre société est due à la double généralisation de la corruption et de la
servitude volontaire : « Cette évolution n’exprime pas seulement la victoire
de couches dominantes qui voudraient augmenter leur pouvoir. La population
dans sa presque totalité y participe. Frileusement repliée dans sa sphère
privée, elle se contente de pain et de spectacles. Les spectacles sont surtout
assurés par la télévision (et les “sports”) ; le pain, par tous les gadgets
disponibles à divers niveaux de revenus. [...] Dans cette atmosphère, les
garde-fous traditionnels de la république capitaliste tombent les uns après les
autres. Il n’y a plus de contrôle de la vie politique ; pas de sanctions, en
dehors du code pénal, lequel, comme l’ont montré les “affaires”, fonctionne
de moins en moins. De toute façon, dans une telle situation se pose, comme
toujours, la question : “Et pourquoi diable les juges eux-mêmes, ou leurs
contrôleurs, échapperaient-ils à la corruption générale, et pour combien de
temps ? Qui gardera les gardiens ?” L’absence de garde-fous fait que
l’irrationalité inhérente au système s’intensifie. »
Dès ces années 1980 et 1990, Cornélius Castoriadis fit preuve d’une
lucidité désenchantée à laquelle l’histoire a donné raison. Articulant ses
réflexions sur le régime oligarchique, la servitude volontaire, la vertu civique
et la corruption, le génial héritier contemporain de Platon et d’Aristote
s’exprimait sans ménagement. Ainsi, dans « Les enjeux actuels de la
démocratie », s’en prenait-il ironiquement au « peuple » : « Mais il ne
faudrait pas croire pour autant que les oligarchies dominantes, capitalistes ou
politiciennes, violent partout et toujours un peuple innocent, à son corps
défendant. Les citoyens se laissent mener par le bout du nez, se font berner
par des politiciens habiles ou corrompus, et manipuler par des médias avides
de scoop, mais n’ont-ils aucun moyen de les contrôler ? Pourquoi sont-ils
devenus tellement amnésiques ? [...] Ont-ils été zombifiés par des esprits
maléfiques ? [...] Mais je ne crois pas qu’ils soient zombifiés, je crois
simplement qu’on traverse une phase historique très critique dans laquelle le
problème de la participation politique est effectivement posé. »
Cinq ans plus tard, le philosophe d’origine grecque disséquait précisément
la nature de la « phase historique » à laquelle il faisait allusion à Montréal, en
dessinant les principaux traits politiques et moraux, parmi lesquels la
corruption tenait une place centrale : « En même temps, les États-Unis
subissent un affaissement, un délabrement interne dont je crois que l’on ne se
rend pas compte en France — à tort, car ils sont le miroir où les autres pays
riches peuvent regarder leur avenir. L’érosion du tissu social, les ghettos,
l’apathie et le cynisme sans précédent de la population, la corruption à tous
155
les niveaux, la crise fantastique de l’éducation ... »
Ce que Cornélius Castoriadis stigmatisait ainsi, sous le terme
« délabrement », est ce temps où la révélation quotidienne des corruptions et
de l’évasion fiscale des élites de nos sociétés conduit l’anthropologue Paul
Jorion, spécialiste de l’univers financier le plus spéculatif, à se poser cette
grave question : « Est-il de notre intérêt que les membres de la classe
politique ayant encore aujourd’hui des comptes en banque dans des paradis
fiscaux tombent l’un après l’autre, pareils à des dominos, et que, quand le
dernier aura chu, notre degré de confiance dans la démocratie aura atteint à la
156
baisse le niveau qu’on lui a connu, pour mentionner une date, en 1934 ? »
Ici sont visés tous les Cahuzac de la République, mais aussi ce « monde
sans loi », ce « capitalisme hors la loi », cette « société du hold-up », cette
« finance pousse-au-crime », cette « grande fraude » et même ce « nouveau
capitalisme criminel » qui sont le Milieu et la condition historique de « la
157
corruption des élites ».
Prédateurs
Parmi tous ceux qui ont ausculté la criminalisation accélérée du capitalisme
contemporain, Jean-François Gayraud est considéré comme l’un des
meilleurs observateurs. Docteur en droit, diplômé de l’Institut d’études
politiques de Paris, de l’Institut de criminologie de Paris et du Centre des
hautes études du ministère de l’Intérieur (CHEMI), ce commissaire
divisionnaire de l’ex-Direction de la surveillance du territoire (DST), où il a
travaillé pendant dix-sept ans, a exercé ensuite à l’Institut national des hautes
études de la sécurité et de la justice, puis au Conseil supérieur de la formation
et de la recherche stratégique. Ce qu’il dévoile, explique et clame depuis
2005 n’est toujours pas entendu. À l’exception de quelques experts ès
finances, qui témoignent — mais en privé — que la lecture de ses ouvrages a
bouleversé leur approche de la crise économique mondiale. Après La Grande
Fraude (2011), Jean-François Gayraud décrit dans son dernier ouvrage, Le
Nouveau Capitalisme criminel (2014), la pénétration profonde du crime
organisé dans le système financier mondialisé. Il dénonce aussi l’impunité
étonnante de cette « finance de l’ombre », s’interrogeant — pour la forme —
sur la « corrélation entre financiarisation, crises brutales, creusement des
inégalités et corruption » durant la période historique dont il situe le début
aux années 1980.
Au cœur de sa préface au Nouveau Capitalisme criminel, l’anthropologue
Paul Jorion confirme le diagnostic du commissaire Gayraud et en tire une
leçon éthique : « La prétention séculaire de la finance à l’extraterritorialité de
son domaine par rapport à la morale semble avoir triomphé. La “rationalité”
supposée de l’Homo œconomicus transcende les catégories éthiques.
Souvenons-nous tout de même qu’il ne s’agit nullement de rationalité au sens
où on l’entend généralement mais, comme l’écrit très bien Gayraud, d’un
simple “comportement carnassier”. »
Dans sa vision quelque peu hallucinée de notre présent et de notre avenir
imminent, ce « money time » qui fait le titre du dernier chapitre de sa Vue
imprenable sur la folie du monde, Denis Robert pointe, quant à lui, ces
oligarques absolus, « les banquiers d’affaires et leurs ingénieurs financiers »,
comme étant les premiers responsables du pillage de la société tout entière,
de la fragmentation de la démocratie. Il décrit avec brio la rapine à laquelle
ils se livrent, adoptant pour l’occasion un style « zoologique », avant de
mettre le point final sur ces mots : « Les prédateurs jouent sur du velours
depuis tant d’années. Vifs comme des léopards, ils nous entubent avec
maestria. Leurs valets nous endorment. [...] Un jour, nous nous rendrons
compte qu’ils sont allés trop loin. Ce sera trop tard. Ce sera la barbarie. »
VI - Les « triple A », corrupteurs universels —
Anthropologie
Ce qui met en danger la société, ce n’est pas la grande
corruption chez quelques-uns ; c’est le relâchement de tous.
[...] Cette vie tumultueuse et sans cesse tracassée, que
l’égalité donne aux hommes, ne les détourne pas seulement
de l’amour en leur ôtant le loisir de s’y livrer ; elle les en
écarte encore par un chemin plus secret, mais plus sûr.
Tous les hommes qui vivent dans les temps démocratiques
contractent plus ou moins les habitudes intellectuelles des
classes industrielles et commerçantes ; leur esprit prend un
tour sérieux, calculateur et positif ; il [leur esprit] se
détourne volontiers de l’idéal pour se diriger vers quelque
but visible et prochain qui se présente comme le naturel et
nécessaire objet des désirs. L’égalité ne détruit pas ainsi
l’imagination ; mais elle la limite et ne lui permet de voler
qu’en rasant la terre.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique,
partie III, chapitre XI.

Des « prédateurs », le commissaire divisionnaire Jean-François Gayraud en


a vu de très près, lorsqu’il était à la Direction de la surveillance du territoire
(DST), où il a travaillé pendant dix-sept ans et qu’il a quittée, en septembre
2007, peu de temps après l’arrivée de Bernard Squarcini au poste de
directeur, fin juin 2007. Un Bernard Squarcini surnommé « le Squale » par
158
ses collègues policiers, considéré comme un « Pasqua boy », numéro 2 des
Renseignements généraux (RG) en 2003, lors de l’arrestation d’Yvan
159
Colonna, l’assassin présumé du préfet Érignac (6 février 1998) , ancien
préfet délégué à la sécurité de Marseille en 2004, patron de la DCRI, née en
juillet 2008 de la fusion entre l’ex-DST et les RG, qui s’est illustré, entre
autres, dans une affaire dite « des fadettes », ce qui lui valut d’être condamné,
en avril 2014, pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen
frauduleux, déloyal ou illicite ».
Dans un substantiel article publié par la revue Études, en octobre 2013,
sous le titre « Dans les eaux glacées du crime organisé », le commissaire
Gayraud livre une analyse au vitriol de la « haute corruption » française :
« La France connaît depuis les années 1980 des phénomènes de “haute
corruption” aussi invisibles que profonds. Certaines affaires dites “politico-
financières” — impliquant des intermédiaires commerciaux douteux, des
politiciens de haut niveau, des hauts fonctionnaires et de véritables gangsters,
sous le masque de loges franc-maçonnes dévoyées — jettent une lumière crue
sur les coulisses de la démocratie française. [...] La France a ainsi subi un
phénomène dangereux ressemblant à une queue de comète du SAC dans sa
version la plus trouble [...]. Au point que les standards pénaux habituellement
appliqués au vulgaire banditisme — “bande organisée”, “association de
malfaiteurs” — peuvent parfaitement s’adapter à cette criminalité des élites
françaises. »
Ce n’est pas Noël Pons, ancien inspecteur des impôts, fonctionnaire au
Service central de la prévention de la corruption (SCPC), qui démentira
l’assertion que les « prédateurs » chassent désormais en « bandes
organisées ». Dans un livre nourri d’informations collectées sur le terrain, ce
spécialiste de la lutte contre la fraude et la corruption met en évidence « les
liens fusionnels entre les réseaux d’affaires et le politique ». Et tout y est, une
fois de plus, effrayant, l’auteur écrivant lui-même : « Chacune des parties de
cet ouvrage met en évidence la constitution d’une féodalité de l’argent, du
pouvoir politique et du savoir, directement liée à l’avènement d’une élite
mondialisée. [...] Un véritable système a été édifié. Il n’est pas caché, mais
discret, étonnamment efficace, mutant depuis la corruption simple vers une
corruption douce, une soft corruption à l’anglo-saxonne, bien plus perverse et
dangereuse car fondée sur la collusion. »
Dans une préface délibérément philosophique à ce livre, citant avec
pertinence Cicéron, la deuxième épître de Pierre et l’Évangile selon saint
Matthieu, Claude Mathon, avocat général à la Cour de cassation et ancien
directeur du SCPC, tire des travaux criminologiques de son ex-collègue une
puissante leçon anthropologique et sociologique : « Il résulte de ces brefs
rappels que la corruption est inscrite au plus profond de l’humanité, au plus
profond des “gènes” de l’homme, ce qui explique certainement
l’impossibilité de l’éradiquer, mais aussi la compréhension dont bénéficient,
dans l’opinion publique, corrupteurs et corrompus. Cela explique aussi
pourquoi la corruption est “douce”, pour reprendre l’expression de Noël
Pons. »
La corruption, une constante anthropologique
Brian Hayden, professeur à l’université Simon Fraser, en Colombie-
Britannique (Canada), est un ethnologue et anthropologue génial, une sorte
d’Einstein de sa discipline, dans le sens où il a découvert une « constante » de
l’espèce humaine, comme l’on parle plus habituellement, en sciences, des
« constantes » physiques et astrophysiques, c’est-à-dire des lois universelles
160
de la gravitation, de la vitesse de la lumière, de la densité d’entropie .
C’est au paléolithique supérieur, soit entre 35 000 et 10 000 ans av. J.-C.,
que Brian Hayden a observé, par l’analyse archéologique des sépultures
principalement, la naissance des relations de domination entre individus
principalement chasseurs-cueilleurs d’une même société préhistorique, et
donc les premiers facteurs économiques, culturels et comportementaux de
l’inégalité. L’anthropologue a conforté son travail de préhistorien par de
nombreuses données ethno-archéologiques recueillies « chez les Mayas (du
Mexique), les tribus des collines du Sud-Est asiatique, les groupes du Nord-
Ouest américain (Amérindiens de Colombie-Britannique) et les chefferies de
Polynésie ».
J’ai trouvé dans son œuvre une explication anthropologique radicale de la
corruption. Tout d’abord il a fallu qu’il y ait production et transformation des
premiers excédents de nourriture, de la toute première richesse (énergétique)
échangeable et cumulable, pour que se forment progressivement les
premières inégalités sociales et statutaires (chefferies). Il a fallu aussi,
deuxièmement, qu’une faible proportion d’hommes issus de ces « sociétés »
soit dotée d’un profil caractériel de « triple A » — pour « avide, agressif et
accumulateur ». Il a fallu, enfin, que ces chefs « triple A » mettent en œuvre
des « stratégies de développement qui fonctionnent » dans le but d’asservir
d’autres hommes, stratégies au rang desquelles l’achat (éventuellement
somptuaire) des esprits et des corps s’avère central.
À propos des « chefs », lointains ancêtres des « prédateurs » dénoncés par
les criminologues contemporains que j’ai déjà beaucoup cités, Brian Hayden
écrit : « Je désigne parfois ceux qui présentent les caractéristiques d’un intérêt
personnel supérieur à la normale comme des personnalités de type “triple A”
(chefs avides, agressifs et accumulateurs). Si on laisse libre cours à ce type de
personnalités, ils ruinent généralement la vie des autres, érodent les
institutions sociales et culturelles et dégradent leur environnement. Ils ont
toujours été une force avec laquelle il a fallu traiter (comme le montre le taux
élevé d’homicides même au sein des sociétés simples de chasseurs-
cueilleurs), et ils le sont encore aujourd’hui. Ainsi, il se pourrait bien que
90 % des problèmes de notre monde soient causés par 10 % de la
population... » Mais plus intéressante encore, de mon point de vue, est la
réponse de l’anthropologue à cette question cruciale : « Comment les chefs
avec des personnalités de type triple A ont-ils pu avoir autant d’influence,
exercer autant de contrôle et posséder autant de pouvoir au sein de
communautés qui étaient au départ égalitaires ? »
C’est ici que se trouve le cœur du livre de Brian Hayden, sous le titre de
l’un de ses paragraphes, « Pots-de-vin », tout simplement. Car, en prime des
« festins », des dons d’objets ou de nourriture « de prestige » qui établissent
tous « des hiérarchies fondées sur la dette », les « chefs » distribuent
universellement des « pots-de-vin » : « Pour obtenir l’acquiescement des
autres, même s’il s’agit de silence et de réticence, les chefs accordent souvent
des bénéfices mineurs aux membres les moins fortunés ou les moins
ambitieux de leur communauté. Ceci peut prendre différentes formes :
distribution gratuite de nourriture et de petits cadeaux lors de festins
promotionnels ouverts à l’ensemble de la communauté, soutien des formes
égalitaires de festins cultuels, tolérance du vol de nourriture dans leurs
champs. [...] Une fois que le stratagème de ces chefs est lancé et accepté, il
implique pratiquement toute la communauté par ses ramifications et ses effets
secondaires même si, au début, seules quelques personnes soutenaient
161
activement les activités du leader . »
Au-dessus du plafond de verre
Les mafias contemporaines n’ont donc rien inventé, ni les criminels en col
blanc qui dirigent la finance mondiale la plus puissante et la plus dangereuse
pour l’avenir économique, social et politique de notre planète. Une nouvelle
plongée anthropologique au cœur du système financier américain, aux pires
moments des crises des années 2000, nous permet de vérifier l’universalité,
dans le temps et dans l’espace, de la constante de Brian Hayden sur les
« prédateurs » et autres « chefs triple A » qui « ruinent généralement la vie
des autres, érodent les institutions sociales et culturelles et dégradent leur
environnement » par l’usage sans limites de la corruption.
162
Paul Jorion, « anthropologue de la crise , a travaillé, de 1998 à 2007, au
cœur du milieu bancaire américain en tant que spécialiste de la formation des
prix. Il avait préalablement été trader dans une banque française, étant « entré
en finance » en 1990. En avril 2010, il publie, dans la revue Le Débat, un
article iconoclaste sur son expérience personnelle dans les hautes sphères de
la finance américaine, en reprenant les modes d’observation qu’il avait
163
pratiqués en tant qu’anthropologue, dans les années 1970 : « Comment on
164
devient l’“anthropologue de la crise” . »
Au cours de ses dix-huit années de carrière d’ingénieur financier, et ayant
même atteint « le titre relativement élevé » de First Vice-President dans une
des grandes banques qui l’employaient, Paul Jorion a découvert ce que sont
les conditions véritables pour devenir un « décideur » dans l’univers de la
haute finance mondiale : « Les promotions peuvent cependant atteindre un
plafond, un glass ceiling comme on dit en anglais : un plafond de verre,
séparant précisément la classe des non-décideurs de celle des décideurs. Ce
plafond est constitué d’un jugement porté — explicitement ou implicitement
— sur la capacité du candidat à fonctionner au sein du monde plus secret des
décideurs. Les décideurs aiment caractériser le critère d’appartenance à leur
club en termes de compétence, mon expérience de dix-huit ans m’a cependant
convaincu que ce critère était en réalité d’un autre ordre : la tolérance
personnelle à la fraude. »
Le récit très précis du test de promotion éventuelle dans le club très fermé
des décideurs réels, livré par le financier anthropologue, montre combien il
s’agit d’un rituel initiatique : « Une fois parvenu immédiatement au-dessous
du seuil correspondant au “plafond de verre”, le candidat est testé : il est
invité à des réunions où sont évoquées des questions impliquant des décisions
d’ordre politique. Je me souviens ainsi d’une réunion à laquelle j’avais
participé et où la question posée était de savoir s’il fallait ou non rétrocéder
des commissions à une compagnie qui nous transférait une portion de son
chiffre d’affaires, j’imagine pour qu’elle puisse rester en dessous d’un certain
seuil fiscal, ou pour qu’elle puisse maintenir un certain statut, lui permettant
de continuer à bénéficier d’un régulateur coulant par exemple. La
rétrocession de commissions prendrait la forme classique de la commande
d’études que nul n’aurait l’intention d’effectuer ou de la sous-facturation de
services. [...] Je m’abstins de toute remarque, mais mon silence dut être
interprété en soi comme une marque de désapprobation, car on ne me réinvita
jamais à des réunions de ce type. »
Une autre situation, vécue un peu plus tard par le même Paul Jorion,
confirma que l’encadrement supérieur des établissements financiers peut être,
dans certaines circonstances, assimilé à un gang de malfaiteurs : « Le fait que
mon comportement général suggérait a priori une probité sans compromis
transparut à une autre occasion, dans le cadre d’une compagnie où je
découvris accidentellement que les cadres supérieurs recevaient des pots-de-
vin de nos clients en échange d’un traitement plus favorable que celui prévu
par les barèmes, pénalisant bien entendu la compagnie qui nous employait et
plus particulièrement son propriétaire. Comme dans le cas précédent, c’était
une certaine dextérité dans l’extraction et l’analyse de données appartenant à
la comptabilité de mon employeur qui m’avait fait découvrir ces faits. Je fus
convoqué dans les dix minutes qui suivirent ma découverte et on me dit sans
ambages : “Vous comprendrez aisément que le nouveau contexte nous oblige
à réclamer votre démission.” »
Plus grave encore, du fait de son parcours de consultant en gestion de
risque au sein d’une des plus grandes banques européennes, l’anthropologue
comprend très vite comment les dirigeants de la finance circonscrivent les
« régulateurs » (autorités publiques chargées de contrôler les banques), avec
la complicité passive de ceux-ci. Au terme d’un travail de contrôle interne
mené par Paul Jorion, la grande banque européenne concernée se trouva
embarrassée par sa découverte d’un dysfonctionnement comptable illégal.
Lors d’une soirée, il fut donc abordé par le numéro deux de ce groupe, qui
l’interpella ainsi : « Je sais qui vous êtes : vous êtes l’emmerdeur qui bloque
tout. Il y a une chose que vous n’avez pas l’air de comprendre, mon petit
monsieur : le régulateur, ce n’est pas lui qui me dira ce que je dois faire. Non,
ce n’est pas comme ça que les choses se passent : c’est moi qui lui dirai quels
sont les chiffres, il ne mouftera pas et les choses en resteront là. Un point,
c’est tout ! »
Pour conclure sur le monde financier actuel, tel qu’exploré par Paul Jorion,
insistons sur le fait que la corruption s’y pratique massivement en « équipe »,
c’est-à-dire « en bande organisée » : « De quel terme désigne-t-on parmi les
décideurs cet esprit de tolérance à la fraude que je viens d’évoquer ? “Esprit
d’équipe”. “L’individu en question ne fait pas preuve d’esprit d’équipe” est le
langage codé utilisé dans ce monde des établissements financiers pour
désigner celui qui fait preuve de probité et désapprouve les tentatives de
fraude. »
En passant par l’Afrique, l’Inde, l’Asie, le Brésil...
L’anthropologie de la corruption est malheureusement trop ignorée de
celles et ceux qui luttent contre elle, et qui demeurent souvent enfermés dans
des cadres juridiques tellement bafoués, en toute impunité, que le
découragement n’est jamais loin. Pourtant, quelques enquêtes de terrain et
réflexions théoriques permettent de mieux comprendre les raisons plus
profondes de ce phénomène pléthorique, et donc d’envisager des solutions
adéquates pour le contenir, voire le résorber.
Pendant près de deux ans (1999-2001), une équipe de socio-
165
anthropologues, dirigée par Giorgio Blundo et JeanPierre Olivier de
166
Sardan , a mené une enquête pionnière sur la corruption dans trois pays
d’Afrique de l’Ouest, le Bénin, le Niger et le Sénégal, dont les premiers
167
résultats ont été présentés dans Politique africaine, en mars 2001 . Le cadre
méthodologique, clairement défini, promettait des informations et des
analyses complémentaires à celles produites habituellement par les enquêtes
judiciaires ou journalistiques : « Notre acception de la corruption est large,
expliquaient les deux directeurs des recherches : le “complexe de la
corruption”, loin d’une définition juridique étroite, regroupe en effet toutes
les pratiques illégales, et pourtant répandues, des agents de l’État. Cependant,
c’est surtout la “petite corruption”, seule véritablement accessible à nos
méthodes de travail, car banalisée et généralisée, qui nous a intéressés — la
“grande corruption” relevant d’un autre type d’enquêtes, policières ou
journalistiques —, même si grande et petite corruption forment à l’évidence
un continuum. [...] C’est un des avantages de cette enquête sur la corruption
que de nous avoir obligés à aller dans les détails des procédures d’appel
d’offres, des contrôles douaniers ou des mises en liberté provisoire, comme
au cœur du langage populaire. »
La première grande leçon de cette enquête collective est décourageante :
« Il y a en Afrique aujourd’hui (au moins en tout cas dans les trois pays
considérés) un même système de corruption généralisé ; ce système de
corruption généralisé est enchâssé dans un même système de
dysfonctionnement généralisé des administrations ; et, enfin, les
fonctionnaires honnêtes et compétents, dont la pratique professionnelle
personnelle échappe à ces deux systèmes, ne sont pas en mesure actuellement
de les réformer. Ces trois éléments se renvoient l’un à l’autre. » Autre
conclusion essentielle : « On ne peut imputer la responsabilité des relations
corruptives aux seuls agents de l’État. Le plus souvent, en effet, ce sont tout
autant les usagers qui produisent ou reproduisent ces relations (corruptrices),
dans la mesure où ils en tirent avantage. Il y a ainsi accord mutuel sur le fait
que “voler l’État, c’est voler personne”, et que les différentes parties vont en
retirer des bénéfices mutuels. »
En effet, ce que l’enquête dirigée par Giorgio Blundo et Jean-Pierre Olivier
de Sardan révèle de tout à fait fondamental peut être désigné sous
l’expression de « mutualité de la corruption » : « Dans certains domaines, les
agents de l’État, et les agents supplétifs qui les épaulent quotidiennement
dans leurs tâches administratives, sont solidaires dans leurs pratiques
corruptrices, soit parce que l’existence d’une chaîne hiérarchique forte oblige
à redistribuer les bénéfices, soit parce que le fonctionnement en équipe crée
un partenariat “horizontal”, soit encore parce que l’accaparement individuel
expose le corrompu au risque d’être dénoncé par les collègues restés en
dehors de la transaction illicite. Ainsi, dans les trois pays, les douaniers se
partagent selon des barèmes officieux les recettes obtenues lors de
contentieux douteux, tout comme, au Sénégal, les membres des commissions
des marchés publics se répartissent minutieusement les pots-de-vin versés par
les entrepreneurs. »
Dès lors, le cercle vicieux de la corruption engendre un enfer social et
politique, le fléau qui ruine l’Afrique : « Le fait que tout un chacun pense
qu’il faut se protéger des dysfonctionnements des services publics par la
corruption conduit tout un chacun à la pratiquer au quotidien. Ainsi les
pratiques corruptives se généralisent-elles et se banalisent-elles, augmentant
encore les dysfonctionnements, les incertitudes quant à l’issue des démarches
administratives, et l’offre de corruption. Si la corruption est partout, il faut,
pour s’en protéger, la pratiquer à titre préventif. »
Interprétant des expériences menées à New Delhi (Inde), en Indonésie, au
Rajasthan et au Brésil, Esther Duflo, professeur au Collège de France, a
évalué quelles sont, malgré tout, les possibilités et les solutions de lutte réelle
168
contre la corruption qui gangrène les pays en développement . Qu’il
s’agisse d’actions par le haut (contrôles par les instances étatiques) ou par le
bas (contrôles par la population sujette aux problèmes posés par la
corruption), les résultats incitent partout à la plus grande modestie, car « la
corruption a tendance à apparaître naturellement lorsqu’une société tente de
corriger le marché en répartissant différemment les ressources ». Il reste que
la meilleure façon de limiter la corruption est de permettre aux administrés
d’influencer le choix des fonctionnaires — et surtout des élus — au travers de
décisions politiques informées. Car des succès vérifiés en matière de lutte
contre la pauvreté et de développement déterminent les votes bien plus que
les discours tenus dans le cadre des réunions de propagande électorale.
Les expérimentations menées dans les commissariats, en Inde, et sur les
chantiers de construction de routes, en Indonésie, montrent que la corruption
peut être mieux réduite par un contrôle « par le haut », à savoir des audits et
des contrôles administratifs, que par le contrôle « par le bas », c’est-à-dire par
une implication des usagers au niveau local. En revanche, la combinaison des
audits externes et de la sanction populaire, par diffusion auprès de la
population des résultats desdits audits sur la corruption avant des élections, a
une nette et positive influence sur les résultats électoraux, les hommes
politiques corrompus ayant alors plus de difficulté à être réélus. Comme quoi,
le contrôle indépendant, l’information et la démocratie sont les seuls
antidotes véritables à la corruption.
La paille et la poutre
Marcel HénafF, professeur à l’université de Californie (San Diego),
169
anthropologue et philosophe , s’est, de son côté, interrogé sur la frontière
mouvante et difficile à délimiter qui existe entre le don, le « geste qui
honore », le cadeau sans attente de contrepartie ou de retour, et l’acte de
170
corruption .
Du point de vue anthropologique, il est impossible de ne pas évaluer la
traditionnelle et universelle « logique du don/contredon », qui échappe à tout
« rapport de contrat ou de convention réglementaire », et de ne pas la
soumettre au questionnement sur la corruption. La réponse de Marcel Hénaff
à ce problème sensible permet, me semble-t-il, de sauvegarder la pratique
rituelle du don et du contre-don, de la distinguer fondamentalement de la
corruption et de lui conserver sa vertu de reconnaissance réciproque entre
individus ou même entre communautés.
Mais alors pourquoi les pays où sont relevées les plus mauvaises notations
171
quant à la corruption sont-ils aussi ceux « où l’on constate un fort maintien
des formes de vie traditionnelles », même si d’autres facteurs semblent aussi
importants, tels qu’« une organisation étatique insuffisamment stabilisée,
l’existence de conflits ethniques et un niveau de développement économique
peu élevé » ? La conviction de l’anthropologue est que la corruption advient
lorsque le don est « perverti » par son inscription dans une logique de contrat,
issue des sociétés marchandes modernes : « On l’aura compris, il y a un ordre
du don et un ordre du contrat ; il y a le gré et le dû. Chacun a sa logique,
toutes deux sont légitimes ; les choses deviennent problématiques, voire
immorales, si on commence à les croiser, les mêler et les confondre, ce qui
revient à vouloir vendre ce qui doit se donner ou donner ce qui doit se
vendre. »
À partir de là, Marcel Hénaff pousse plus loin la réflexion sur le rapport
entre l’intensité de la corruption, telle qu’elle est mesurée par les institutions
occidentales, et les « anciennes traditions » de générosité et de convivialité
(logique de don/contredon), qui « restent fortes dans l’Europe du Sud », par
exemple. Ainsi, il avance que si « la carte de la vertu publique est dominée
par l’Europe du Nord et le monde anglo-américain », c’est pourtant « dans
ces mêmes pays (d’abord et surtout les États-Unis) » que « le néocapitalisme
a inventé ses formes les plus agressives » et que « les marchés financiers ont
trouvé les techniques les plus sophistiquées pour générer des profits
colossaux en échappant à toute réglementation et taxation ».
Du coup, l’anthropologie nous invite à recevoir avec prudence les
comparaisons trop hâtivement menées. Du lobbying légal, aux États-Unis,
qui permet d’orienter lourdement certaines décisions législatives, ou de la
corruption généralisée des petits fonctionnaires africains, « quel système est
le plus corrompu des deux ? », s’interroge Marcel Hénaffr Avant de
décocher : « La mappemonde de la vertu pourrait bien être aussi, en partie du
moins, celle de l’hypocrisie. »
172
« Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton œil ! » À mon sens, le
commandement évangélique vaut deux fois. Il s’adresse bien sûr d’abord à
ceux qui continuent de penser que la corruption est un phénomène exotique,
un régime d’économie primitive qui n’a cours que dans les « républiques
bananières » bureaucratiques et qui épargne les pays développés et ultra-
libéralisés. Mais il vise aussi ceux (souvent les mêmes) qui entonnent
volontiers le refrain populiste du « tous pourris », pour concentrer le tir de la
critique sur les seuls dirigeants de nos sociétés.
VII - Banalité de la corruption — Sociologie
La corruption du siècle se fait par la contribution
particulière de chacun de nous : les uns y confèrent
[apportent] la trahison, les autres l’injustice, l’irréligion, la
tyrannie, l’avarice [rapacité], la cruauté, selon qu’ils sont
plus puissants ; les plus faibles y apportent la sottise, la
vanité, l’oisiveté, desquels je suis. Il semble que ce soit la
saison des choses vaines quand les dommageables nous
pressent [harcèlent]. En un temps où le méchamment faire
est si commun, de ne faire qu’inutilement il est comme
louable. Je me console que je serai des derniers sur qui il
faudra mettre la main. »

Montaigne, Essais, livre III, chapitre IX, « De la


173
vanité » .

En janvier 2014, Charles-Henri de Choiseul-Praslin, président de


l’Observatoire géopolitique des criminalités (OGC), me confiait :
« Maintenant, on voit apparaître une corruption généralisée, que l’on pourrait
dire “de basse intensité”, qui se combine avec des fraudes. Pour obtenir des
avantages indus dans un régime de droit, la fraude, c’est tourner la loi par
astuce ; la corruption, c’est la violer en obtenant une complicité, une
connivence ou un silence des autorités légales. La corruption est devenue un
maillon dans une chaîne qui va de la fraude banale à l’économie
complètement criminelle. Pour les criminels, la corruption est devenue un
élément majeur de leur impunité. De plus, la corruption finit par atteindre
toutes les couches sociales. Ainsi, les gardiens et habitants d’immeubles de
cités dont les trafiquants de stupéfiants achètent le silence, ou les policiers qui
profitent de petits cadeaux les encourageant à laisser faire un certain nombre
de délits. Il faut donner plus de pouvoir aux organismes de contrôle, comme
le Service central de prévention de la corruption. Il est nécessaire de lancer
des évaluations indépendantes, ce dont on est peu friand en France. Il faut
aussi revenir peut-être sur la définition de la corruption dans le code pénal,
afin de pouvoir pénaliser des formes de corruption de plus en plus larvées.
Mais la solution ne sera pas seulement pénale. Il faut aussi repérer les
dysfonctionnements administratifs, économiques et sociaux qui génèrent
fraude et corruption. Pensons, par exemple, à l’explosion du travail au noir
qui est sans doute devenu un amortisseur social. » Choiseul-Praslin mettait
ainsi le doigt sur la banalité de la corruption, dite ici « de basse intensité », et
sur sa diffusion nouvelle dans « toutes les couches sociales ».
En zone grise
Nul mieux que Pierre Lascoumes, docteur en droit, diplômé en sociologie
et en criminologie, aujourd’hui directeur de recherche au Centre d’études
européennes (CEE) de Sciences-Po, à Paris, ne connaît les politiques de lutte
contre la délinquance financière, et l’esprit public français vis-à-vis de la
corruption. En 2006, il a coordonné au Centre d’études de la vie politique
française (CEVIPOF, Sciences-Po) un ensemble particulièrement massif
d’enquêtes sur les représentations sociales de la corruption. Il s’agissait, en
réalité, de la première grande enquête menée, en France, sur la « probité
174
publique ». Avec, comme méthode, pendant quatre ans de travail, le
croisement de différentes approches quantitatives et qualitatives de trois
villes de taille moyenne, un questionnaire mené en face à face auprès de 2
000 personnes et 12 « focus groups ». L’enquête sociologique a permis de
préciser le sens même du mot « corruption ». Et il est apparu que sa
définition juridique est bien trop réductrice pour prendre la pleine mesure du
phénomène.
Mais les résultats les plus importants du travail dirigé par Pierre
Lascoumes tiennent dans le dévoilement de ce qu’attendent vraiment les
citoyens de leurs élus et dirigeants en termes de « rôles politiques », et la
façon dont ils appréhendent les « débordements de rôle », par exemple,
lesquels relèvent du clanisme, du localisme, de l’autoritarisme et du
clientélisme. C’est en ce point que se fait jour l’ambiguïté profonde de
l’opinion publique sur la corruption des élus.
Les chercheurs ont en effet relevé plusieurs systèmes d’excuses et de
justifications mis en œuvre par les citoyens pour mitiger leur jugement sur la
gravité des « débordements » avérés de leurs élus municipaux : appréciation
positive de l’efficacité de la gestion municipale, bonne perception des
relations de proximité entretenues avec l’élu, invocation de la généralité des
pratiques illégales dans le champ politique, absence de compétences
personnelles pour juger des contraintes subies par les hommes politiques, etc.
En 2011, Pierre Lascoumes est revenu, dans un livre personnel, Une
175
démocratie corruptible sur cette ambivalence des jugements des citoyens
vis-à-vis des atteintes à la probité dont se rendent coupables certains de leurs
élus. Cette ambivalence, ou tolérance, s’enracine dans la tension entre l’idéal
très théorique du « devoir-être politique » et la demande d’efficacité formulée
par le citoyen à l’endroit de ses représentants. Elle s’explique aussi, plus
prosaïquement, par le conflit entre l’intérêt général proclamé (probité
républicaine) et l’intérêt particulier pratiqué (demande de service). Tout cela
définit une « zone grise », lieu d’acceptation d’une « corruption grise » dont
le « favoritisme » est le motif principal, « ambivalence collective à l’égard
des phénomènes de corruption », écart paradoxal entre « une forte
dénonciation symbolique des corruptions » et « son acceptation de fait »,
mais aussi pratique d’une « large tolérance à l’égard du favoritisme et de la
recherche d’avantages individuels.
Comment s’explique, fondamentalement, cet évident et peu glorieux
« paradoxe citoyen » ? Pierre Lascoumes tente de déterminer exactement ce
que le citoyen attend de son élu, et il relève, en se rapportant aux enquêtes
sociologiques déjà citées, que l’efficacité politique et le lien de proximité
entre les élus et les citoyens priment sur le respect de la loi et de la morale.
Très souvent, le choix d’un élu est pragmatique, le citoyen votant pour celui
qui représentera au mieux son intérêt personnel et celui des groupes auxquels
il appartient. Ainsi, la pratique électoraliste française relativise l’intérêt
général, au profit d’un puissant favoritisme. Par là, le citoyen s’inscrit dans la
relation de corruption banale et généralisée.
Ainsi se nourrit cette « vaste “zone grise” où prospèrent des
comportements jouant aux marges du civisme et de la légalité », mais aussi,
paradoxalement, « la défiance à l’égard des institutions et des activités
politiques ». Pierre Lascoumes en conclut que 1’« on est ici au cœur du
désenchantement citoyen ». Malheureusement, remarque-t-il, « aucune
recette (économique, morale ou répressive) n’a été trouvée pour y remédier ».
L’universitaire suggère, tout de même, une piste : « La seule façon de
restreindre les effets négatifs de l’appropriation, de l’abus de pouvoir et du
favoritisme est de les rendre explicites, de les mettre en visibilité. Dans quelle
mesure est-ce possible' ? » Des juges d’instruction et certains journalistes
tentent d’apporter une réponse à cette dernière question.
« L’esprit de corruption »
Le travail judiciaire et les révélations journalistiques étanchent-ils ou
nourrissent-ils plutôt le « désenchantement citoyen » évoqué par Pierre
Lascoumes ? Au cœur de celui-ci, n’est-ce pas 1’« esprit de corruption » dont
il faut pister la trace ? Un « esprit » qui s’exprime dans la corruption de basse
intensité, le favoritisme quotidien, l’avantage banal et le conflit d’intérêts si
difficilement sanctionné par la justice...
Les magistrats Éric Alt et Irène Luc ont eux aussi opéré une distinction
entre « zones grises », « zones noires » et même « zones nébuleuses » de la
176
corruption, dont ils ont répertorié les nombreuses manifestations . Le cœur
de leur livre porte surtout sur la « zone grise », dont ils énumèrent les
différentes formes : moyens mis en œuvre pour tourner la loi et assurer ainsi
le financement des partis politiques et autres campagnes électorales, conflits
d’intérêts, lobbying à la limite du trafic d’influence, capitalisme de
connivence dans les conseils d’administration des grandes entreprises...
Quant à la « zone noire », qui tombe sous le coup de la loi pénale (trafic
d’influence, abus de biens sociaux, blanchiment d’argent, favoritisme dans
les marchés publics), elle échappe trop souvent à la justice du fait que police
et parquet sont trop dépendants du pouvoir exécutif. La délinquance en col
blanc est donc peu réprimée, protégée qui plus est par le secret fiscal, et
même, dans certains cas, on l’a dit, par le « secret défense ».
« Aujourd’hui, l’esprit de corruption innerve les sphères politiques et
financières du local au global », soutiennent Éric Alt et Irène Luc, car
« toujours des décisions s’achètent, des responsables se vendent, la justice
tarde ». Comme Pierre Lascoumes, Noël Pons ou Paul Cassia, les deux
magistrats soulignent qu’« au-delà de cette corruption stricto sensu, des
pratiques se développent, où le conflit d’intérêts peut glisser vers la confusion
des intérêts, le lobbyisme vers le trafic d’influence ». Favorisant la banalité
de la corruption, « une oligarchie experte s’emploie à brouiller les frontières
entre le légal et l’illégal », analysent-ils aussi.
Comment ne pas reconnaître, dans toutes ces alertes expertes, l’expression
de l’angoisse de celles et ceux qui voient combien 1’« esprit de corruption »
mine celui de la démocratie, ce que la philosophe Cynthia Fleury nomme très
177
justement la « métaphysique de la démocratie ».
Car, de fait, il existe bien aussi une métaphysique de la corruption, c’est-à-
dire un principe ultime qui réunit l’être et l’esprit, le sens et l’essence, la
178
matérialité et l’au-delà de la physique (ou physiologie) du phénomène .
Dans l’absolu, la métaphysique de la corruption est incarnée et promue par
cette « oligarchie experte [qui] s’emploie à brouiller les frontières entre le
légal et l’illégal », entre le divin et l’argent, entre la vie et la mort. Elle est
celle de l’intérêt, de l’avidité et de l’argent idolâtré, comme l’affirme le
magistrat Claude Mathon, en préface du livre de Noël Pons, La Corruption
des élites. « Outre le fait que l’argent est placé au niveau de Dieu... »,
commente-t-il, avant de citer l’impérissable Cicéron (106-43 av. J.-C.) : « Il y
a des hommes à qui tout sens de la mesure est inconnu : argent, honneur,
pouvoirs, plaisirs sensuels, plaisir de gueule, plaisirs de toutes sortes enfin ;
ils n’ont jamais assez de rien. Leur malhonnête butin, loin de diminuer leur
avidité, l’excite plutôt : hommes irrécupérables à enfermer plutôt qu’à
former. » Elle est finalement la métaphysique du néolibéralisme, comme l’ont
montré les recherches, observations et analyses des criminologues,
anthropologues, sociologues, historiens et journalistes cités aux chapitres
précédents, Jean-François Gayraud, Noël Pons, Jacques de Saint Victor, Paul
Vacca, Emmanuel Todd, Marcel Hénaff, Monique Pinçon-Chariot, Michel
Pinçon, Paul Jorion, Susan George, Edwy Plenel, Pierre Péan et Denis
179
Robert, ainsi que d’excellents penseurs ...
Comment ne pas entendre que l’angoisse des « experts » actuels de la
corruption fait écho à celle des esprits les plus clairvoyants dans les grandes
périodes de crise ? L’angoisse morale et intellectuelle des années 1910, cette
prétendue « Belle Époque » qui porte le pressentiment de la fin de la
180
civilisation et de l’orage d’acier de la Première Guerre mondiale ; celle des
années 1930, qui assistent à un premier effondrement du capitalisme
financier, prennent acte d’une « crise de l’Esprit » et anticipent
l’Anéantissement nihiliste... Chaque fois, en pleine aggravation des fractures
sociales et politiques, lors de l’accroissement des violences, la même
métaphysique de corruption et de divinisation de l’argent s’est emparée des
esprits, a conforté jusqu’à l’intolérable les oligarchies, a préparé la
catastrophe : crash bancaire, guerre civile ou conflit international majeur.
Le philosophe Alain ne s’y est pas trompé, en 1911, lorsqu’il dessina le
chemin de la corruption de l’élite qui, d’embarras d’argent en ruses
antidémocratiques, conduit jusqu’à une royauté crépusculaire : « L’élite,
parce qu’elle est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être
corrompue par l’exercice du pouvoir. Je parle en gros ; il y a des exceptions.
[...] Seulement il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une
corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques
causes. D’abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimulation, est arrêté
tout de suite ; il n’a pas l’esprit administratif. Ensuite ceux qui franchissent la
première porte, en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On
leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans
les embarras d’argent ; on les fait participer aux affaires ; et en même temps
ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le Parlement et les
ministres [...] ; il y a une seconde porte, une troisième porte où l’on ne laisse
passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que la
diplomatie et l’esprit administratif ; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne
vertu, qu’une fidélité inébranlable aux traditions, à l’esprit de corps, à la
solidarité bureaucratique. L’âge use enfin ce qui leur reste de générosité et
181
d’invention. C’est alors qu’ils sont rois . »
Le 3 juin 1914, le même Alain s’en prenait à nouveau — et avec
insistance ! — à la consanguinité bancaire et militaire qui caractérise
l’oligarchie corrompue : « Ce n’est pas la première fois, c’est bien la
troisième que l’oligarchie se reforme chez nous et s’organise. Toujours les
pouvoirs se reconstituent, par leur fonction même. Un riche banquier a plus
d’importance dans la vie publique qu’un pauvre homme qui travaille de ses
mains ; aucune Constitution n’y peut rien. De même vous n’empêcherez pas
que le haut commandement de l’armée se recrute lui-même, et élimine ceux
qui sont restés plébéiens. Enfin, dans les bureaux, nous voyons que les
mêmes forces agissent. Cherchez parmi les puissants directeurs, vous n’en
trouverez guère qui ne soient parents ou alliés de la haute banque, ou de
l’aristocratie militaire, et vous n’en trouverez sans doute pas un qui n’ait
donné des gages à l’oligarchie. Enfin, si Ton veut participer au pouvoir, il
faut, de toute façon, vénérer les pouvoirs, c’est-à-dire rendre des services,
entrer dans le grand jeu, donner des gages. »
Vingt-cinq jours plus tard, le double assassinat de l’archiduc François-
Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, et de son épouse, la
duchesse de Hohenberg, à Sarajevo, allait précipiter l’Europe, puis le monde,
dans une guerre totale dont l’esprit occidental ne s’est peut-être jamais tout à
fait remis.
VIII - Destruction d’une civilisation
Je comprends mieux aujourd’hui l’obstacle majeur qui
s’oppose à l’attitude que constitue le catastrophisme
éclairé : il tient à ce que j’appelais en commençant l’orgueil
métaphysique de l’humanité moderne. Tout ce qui fait la
finitude de l’homme est rabattu au rang de problème que la
science, la technique, l’ingéniosité humaine permettront tôt
ou tard de résoudre.

Jean-Pierre Dupuy, Petite Métaphysique des tsunamis,


Seuil, 2005, p. 29.

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’André Lalande,


le dit nettement : « corruption » est une traduction latine, corruptio, du grec
ancien phtora (φθορά) : « Ce terme s’emploie en philosophie pour désigner le
concept grec de phtora, opposée à la genesis (génération, production) :
événement par lequel une chose cesse d’être telle qu’on puisse encore la
182
désigner par le même nom. » Et le Vocabulaire ajoute, dans sa note
183
critique : « Une traduction plus exacte serait destruction. »
La « destruction » fut bien le fait de la civilisation européenne, lors de la
« Grande Guerre » de 1914-1918. Les historiens l’ont définitivement établi.
Ainsi Jean-Jacques Becker, au terme d’une œuvre importante, qui fit cette
sombre synthèse sous forme d’un recueil d’articles, Comment meurent les
civilisations, où il est question, pour la France de 1918, d’« un pays de
veuves, d’orphelins et de mutilés », mais aussi d’« une paix de vengeance »
et du « suicide de l’Europe ». De même, Vincent Fauque, sondant, à travers
l’art principalement, « l’abîme et la crise morale européenne » issus de la
Grande Guerre, sous le titre explicite de La Dissolution d’un monde. Enfin et
surtout, Emilio Gentile parcourant « les ruines de la modernité triomphante »
et les charniers du 11 novembre 1918, pour y décrypter L’Apocalypse de la
modernité préparée, presque désirée, par une « Belle Époque » (années 1910)
qui « prophétisait [déjà !] la fin de la civilisation et appelait à la régénération
de l’homme par la guerre ».
Comment, en cette année de célébration du centenaire du commencement
de la Grande Guerre, ne pas entendre à nouveau les voix prophétiques de
Péguy, Bernanos et Claudel, puis de Gabriel Marcel, Léon Blum, Emmanuel
Mounier, Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, démasquant le culte idolâtre
de l’argent et la métaphysique de la corruption à l’œuvre dans l’Europe de
cette prétendue « Belle Époque », puis dans le monde en voie d’unification
des années 1920 et 1930 ?
Le temps des assassins
La référence aux années 1930 ne saurait seulement faire écho à l’idée de
crise financière. Car cette époque globalement catastrophique ressemble
furieusement à la nôtre. En 1929, Louis Guilloux, le sombre romancier du
Sang noir (1935) et du Pain des rêves (1942), consignait dans ses
impitoyables Carnets : « La surproduction, les excès de ventes à crédit, la
folie boursière aboutissent à un gigantesque krach déclenchant en chaîne les
faillites, les suicides et le chômage d’abord aux États-Unis puis dans le
monde entier... » Est-il besoin de commenter ?
Il est intéressant de relever aussi qu’un certain livre de Paul Claudel, La
Crise, Amérique 1927-1932, a été réédité il y a peu par les éditions
184
Métailié . Paul Claudel était alors ambassadeur de France aux États-Unis.
Ce livre ne comporte que très peu de jugements moraux, mais apporte surtout
des éléments techniques d’analyse financière, d’une clairvoyance
extraordinaire. En novembre 1929, Claudel confesse que la catastrophe a
dépassé par son étendue ce qu’aucun expert (profession comparée à celle des
astrologues...) n’avait prévu. « Toutes les barrières ont été emportées [par]
l’orgie de spéculation et de pari sur l’accroissement indéfini... », juge-t-il
alors. On ne peut s’empêcher de songer qu’à la même époque le même
Claudel commençait la rédaction de son premier livre sur l’Apocalypse de
Jean, qui est une méditation très profonde sur la crise du monde moderne.
D’ailleurs, à partir de 1927, l’œuvre de l’écrivain consiste essentiellement en
commentaires de l’Écriture, dont le premier en date est bien le magnifique Au
milieu des vitraux de l’Apocalypse, achevé en 1932, mais publié longtemps
après sa mort, en 1966.
Car la crise de 1929 est l’aboutissement d’un processus qui a été perçu au
moins dix ans plus tôt. Je tiens à citer ici, ne fut-ce que brièvement, ces
analyses qui se sont affirmées au cours de la Première Guerre mondiale. Tous
les penseurs dont elles émanent sont alors sous le coup — on le sait
aujourd’hui grâce à de nombreux travaux d’historiens — de la Grande
Guerre, des horreurs vécues comme absolument inédites, de par leur masse,
la quantité d’hommes tués, ainsi que les méthodes employées. Louis Guilloux
note ainsi, dans ses Carnets, en 1930, cette précipitation du siècle dans le
ravin de la décadence et de la barbarie : « L’année 1917 n’est pas rien que
l’année de la prise du pouvoir par les Bolcheviques en Russie, c’est aussi
l’année où, en France en tout cas, [...] la valeur de l’argent baisse, où la vie
devient plus chère, où des bagarres se produisent au marché, où les bourgeois
s’indignent que les ouvriers veuillent manger du poulet comme eux. Année
des mutineries, etc. La dernière année du XIXe siècle, la première du temps
des assassins. »
On sait combien la formule rimbaldienne du « temps des assassins » nous
185
renvoie à l’ivresse de la barbarie ... Un livre trop peu cité permet de
comprendre en quoi la Grande Guerre peut être regardée comme la matrice de
la crise européenne : Europe, une passion génocidaire. Son auteur, Georges
Bensoussan, rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et
responsable éditorial au Mémorial de la Shoah, à Paris, est l’un des historiens
les plus profonds de l’Anéantissement (Shoah) et, en même temps, un
philosophe. Son livre commence par une analyse inédite, étayée par des
textes datant de l’époque, de la Grande Guerre et de tout ce dont elle est
porteuse.
Déjà, dans une conférence donnée en mai 2000, l’historien expliquait :
« Annette Becker a très bien montré, dans un livre publié il y a deux ans, Les
Oubliés de la Grande Guerre, comment l’univers concentrationnaire mis en
place par les Allemands durant la Première Guerre mondiale pose les jalons
de ce qui sera l’univers concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale. Et
il est un sujet très intéressant, que j’espère avoir le temps d’aborder, c’est la
façon dont la Shoah et, plus largement, l’univers concentrationnaire
s’inscrivent dans l’Histoire, et en particulier dans l’histoire de la Première
Guerre mondiale. [...] Répétons-le, cette machinerie du meurtre de masse
qu’est le génocide juif ne sort pas tout armée du cerveau des nazis. Elle a été
mise en place, par mille jalons, dans l’histoire allemande et européenne, dès
les années 1900, et a fortiori entre 1914 et 1918. »
Crise de l’Esprit
Les intellectuels contemporains de la Grande Guerre ont eu, souvent, une
conscience aiguë de la rupture représentée par celle-ci dans l’histoire de
l’Humanité. « Déchirement existentiel », « tournant dans la conscience
métaphysique », « rupture culturelle majeure », « séisme à la fois humain,
politique et social » : Vincent Fauque ne manque pas de formules chocs pour
tenter de décrire le conflit et ses répercussions sur les principales nations
belligérantes occidentales — soit la France, l’Allemagne et la Grande-
Bretagne. « Cette crise, indique-t-il, a relativisé de façon profonde les valeurs
fondatrices de la modernité, lesquelles remontaient au XVIIIe siècle, en plus
de remettre en cause les valeurs de progrès indéfini portées par le XIXe
186
siècle . »
À cet égard, il est bon de relire aujourd’hui un ou deux textes publiés à la
sortie des carnages de 1914-1918. Et d’abord, « La déclaration
d’indépendance de l’Esprit », rédigée par Romain Rolland. Ce manifeste est
publié dans L’Humanité, le quotidien de la SFIO à l’époque, le 26 juin 1919.
Il est signé par beaucoup d’écrivains, français ou étrangers, notamment Henri
Barbusse, Jean-Richard Bloch, Georges Duhamel, Jules Romains, Léon
Werth, Benedetto Croce, Albert Einstein, Heinrich Mann, Stefan Zweig...
C’est une sorte d’internationale intellectuelle qui se manifeste alors. En voici
le cœur : « Debout ! Dégageons l’Esprit de ces compromissions, de ces
alliances humiliantes, de ces servitudes cachées ! L’Esprit n’est le serviteur
de rien. C’est nous qui sommes les serviteurs de l’Esprit. Nous n’avons pas
d’autres maîtres. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière,
pour rallier autour d’elle tous les hommes égarés... » Paul Valéry, également
en 1919, publie un texte devenu célèbre, et intitulé La Crise de l’Esprit. Il
s’ouvre sur cette phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant
que nous sommes mortelles. » La civilisation visée est celle de l’Europe.
« Nous », ce sont les modernes, et « maintenant », c’est ce qui vient après la
guerre de 1914-1918. Tel est le diagnostic !
La corruption des SS
Or le vol — pillage, racket, extorsion, captation — fut l’une des premières
187
marques du gangstérisme nazi . Les journalistes du Münchner Post l’ont
dénoncé, en vain, dès les années 1920, à Munich. Et l’on ne comprend rien au
188
nazisme si l’on occulte la spoliation et la corruption en tant que l’une et
189
l’autre sont consubstantielles à ce Béhémoth contemporain. L’incontesté
Raul Hilberg a démontré comment 1’« expropriation » a ouvert le processus
de La Destruction des Juifs d’Europe (Fayard, 1988) : « Pendant les quelques
années qui suivirent, l’appareil de destruction prit pour objectif la “richesse”
juive. [...] Les Juifs perdirent leurs métiers, leurs entreprises, leur épargne et
leurs fonds, leurs salaires, leurs droits à la nourriture et au logement, pour
finir leurs dernières possessions personnelles, leur linge de corps, leurs dents
en or, et, pour les femmes, leur chevelure. »
Tout juste sorti de Buchenwald, David Rousset dénonçait déjà avec rage :
« Les Seigneurs SS ont des désirs. Les détenus sont des excréments. Mais on
peut encore faire de l’argent avec la merde. Même de très grosses
190
sommes ... » Lui faisant écho, Germaine Tillion révèle, en 1946 également
(Ravensbrück, La Baconnière), à qui profitaient les « bénéfices » de
« l’entreprise Ravensbrück » : « Himmler n’était donc pas seulement, comme
chef de la police et des SS, le supérieur administratif des gardes-chiourme du
camp, il était en même temps ou propriétaire du terrain — qu’il aurait alors
loué à l’État ? — ou principal actionnaire d’une société qui aurait exploité
notre travail. Ce qui était sûr, c’est que l’entreprise rapportait beaucoup
d’argent et qu’une part considérable de cet argent avait pour destination le
Reichsführer Himmle. » Un demi-siècle plus tard, la grande ethnologue et
résistante tire à nouveau, dans un entretien avec Jean Lacouture, la leçon de
sa « traversée du mal ». À la question du journaliste : « Les SS se
définissaient-ils surtout par la perversité, ou par l’efficacité, l’aptitude à
obtenir de la chose humaine le plus fort rendement ? », elle répond
simplement : « Les deux. C’était à la fois obtenir le plus fort rendement et
191
créer un climat de férocité ... » Rendement et férocité !
Au-delà des préoccupations économiques, la nécessité de la spoliation et de
la corruption dans l’Anéantissement relève du social, du politique, et même
du culturel. Le nazisme, on ne l’écrira jamais assez, présente tous les signes
du gangstérisme. Eugen Kogon l’écrit très tôt, dans L’État SS : « La vie de la
SS formait un contraste absolu avec celle des détenus. Ces derniers étaient
entassés, soumis aux corvées, ils connaissaient la faim, les supplices, la
terreur et la mort — pour les SS, c’était le luxe, l’ivrognerie, la fainéantise,
l’amollissement et toutes sortes de vices », écrit-il en ouverture de son
extraordinaire chapitre sur « La vie de coq en pâte de la SS ». Suit la
description détaillée des « escroqueries, pillages, chantages », orgies et autres
trafics auxquels se livraient les « brigands » nazis. « Les énormes bénéfices
tirés de la corruption coulaient à flots dans ces maisons d’officiers », explique
le rescapé de Buchenwald. Le vocabulaire de Kogon est sans ambiguïté : les
SS ne sont finalement que des gangsters, mais des gangsters qui avaient
conquis les pleins pouvoirs de l’État.
En France, l’Occupation et la collaboration furent aussi des occasions
rêvées pour la pègre de se livrer, sans entraves et pour un profit multiplié, aux
trafics, mais aussi au renseignement sur les maquis, à la « chasse aux Juifs »,
à la spoliation, à la délation, à l’enlèvement et à l’assassinat rémunérés par la
Gestapo, comme le détaille l’incroyable enquête d’Isaac Lewendel et Bernard
192
Weisz sur la traque des Juifs en Provence . Vichy fut bien aussi le régime
des voleurs et des assassins, le règne de la corruption.
Dans son étude monumentale intitulée Hommes et femmes d’Auschwitz
(Menschen in Auschwitz, Vienne, Europa, 1972), l’ancien déporté politique
autrichien Hermann Langbein consacre, lui aussi, plusieurs pages à la
« corruption des SS ». Il souligne qu’« il faut se rappeler une fois encore la
corruption inhérente à tout camp d’extermination ». Avant de commenter :
193
« C’était un poison qu’il sécrétait ».
Cette idée fondamentale fut l’une des intuitions de Bertolt Brecht, dès
194
1941, comme en témoigne La Résistible Ascension d’Arturo Ui . Elle n’est
pas absente, loin de là, des investigations des historiens. Après Franz
Neumann, que Raul Hilberg reconnaît comme son « maître », Hans
Mommsen a ainsi relevé que « la corruption sans bornes des fonctionnaires
du régime, particulièrement en relation avec l’expropriation des Juifs, a
195
contribué à raréfier la critique de la déportation et de l’extermination ».
À propos de « la corruption du bien de la nature », Thomas d’Aquin
écrivait (Somme théologique, Prima Secundae, question 85, article 6) :
« Corruptible et incorruptible constituent, selon Aristote, deux genres d’êtres
différents. Or l’homme est du même genre que les autres animaux, qui sont
naturellement corruptibles. Donc, l’homme aussi est corruptible par nature. »
Oui, l’homme est corruptible par nature, et parfois plus qu’un chien.
Emmanuel Levinas a raconté sa propre expérience du camp, un stalag en
Allemagne, où seul un chien regardait — et saluait d’un aboiement — les
déportés comme des êtres humains. « Bobby », c’est le nom d’Amérique que
les compagnons du philosophe donnèrent à l’animal, était bien le « dernier
196
kantien de l’Allemagne nazie ».
Amour de l’or, culte du sang
La guerre totale et lourdement industrielle de 1914-1918 donna lieu, elle
aussi, à des opérations de pure corruption économique, peut-être même aux
premières complicités frauduleuses entre certains représentants de l’État et
ces « profiteurs », au premier rang desquels les industriels de la métallurgie et
197
de l’armement se distinguèrent particulièrement . Il est certain que le
montant des dépenses militaires, durant la Grande Guerre, avait de quoi
attiser les convoitises industrielles et commerciales. Estimé à 186 milliards de
dollars, dont 25 milliards pour la France, soit environ 125 milliards de francs-
or, donc environ 30 milliards par an, 1’« effort de guerre » représentait six
fois le budget annuel de l’État d’avant-guerre...
Dans une remarquable notice consacrée aux « profiteurs », le jeune
historien de la Grande Guerre André Loez résume tout cela : « Car la
dénonciation comme “profiteurs” des industriels de l’armement ou des
intermédiaires sur les marchés alimentaires repose sur des réalités vérifiables.
Utilisant la situation de guerre, l’urgence, le monopole où les place souvent la
commande publique, des entrepreneurs comme Hotchkiss ou Schneider
198
gonflent leurs marges, maquillent leurs comptes et trichent avec le fisc . »
Un autre historien, François Bouloc, auteur d’une thèse remarquée sur « les
199
“profiteurs” de la Grande Guerre », a donné, sur ce sujet toujours délicat,
la meilleure analyse aujourd’hui disponible. Ainsi, dans un article de
200
mars 2008 , citant Antoine Prost, il confirme : « Le premier conflit mondial
s’avère en effet être une conjoncture économique favorable doublée d’un
moment de mutations sociales et organisationnelles très favorables au capital
et, a contrario, défavorables au travail. Ainsi, d’un côté, “de grandes figures
comme Louis Renault, ou Ernest Mattem chez Peugeot, s’imposent dans
l’histoire de leurs entreprises, et ces industriels, parfois en accord avec l’État,
parfois sans son accord, contribuent aussi puissamment à l’effort de guerre
201
qu’à la croissance de leur propre empire industriel” . »
Se faisant ensuite plus précis encore, l’historien met au jour les relations
d’intérêts croisés (et familiaux) qui se sont tissées, lors du conflit, entre
responsables politiques, directeurs d’administrations et grands industriels
français : « La puissante organisation de la métallurgie (Comité des forges),
si vivement décriée pour son âpreté au gain et les liens troubles de certains de
202
ses membres avec l’Allemagne avant et après 1914 , est emblématique
d’une composante lourde du phénomène considéré ici : les imbrications entre
le politique et le capitalisme. La IIIe République accueille ainsi, parmi
d’autres catégories sociales, des patrons dans l’Hémicycle (François de
Wendel est dans cet ordre d’idées élu député de la Meurthe-et-Moselle en
203
1914) . Mais pendant la guerre, par une coïncidence qui n’en est bien sûr
pas une, un proche dudit parlementaire, Humbert de Wendel, se trouve
occuper la tête du Bureau du Comité des forges à Londres, chargé de
l’approvisionnement de la métallurgie française [...]. Bernard de Courville,
second d’Eugène Schneider au Creusot, prend lui l’habitude de souper
“presque chaque semaine” avec Albert Thomas (ministre de
l’Armement 1916-1917), “dans un repas nocturne où, vers minuit, nous
dînions du plat du jour et de fruits dans un cabinet particulier très retiré [...],
là, il [Thomas] apportait les vœux du GQG [grand quartier général] et nous
recherchions les moyens les plus efficaces d’y satisfaire soit par nous-mêmes,
204
soit avec le concours de toutes les industries” . Louis Loucheur, enfin, qui
prend la suite d’Albert Thomas à l’Armement avant de s’occuper de la
reconstruction après guerre, est un transfuge direct du conseil
d’administration de la société Hotchkiss, dont les mitrailleuses furent un des
205
“best-sellers” de la Grande Guerre . Ces trois petits faits vrais n’ont pas
prétention à démontrer en profondeur l’interpénétration entre les milieux
d’affaires et le pouvoir politique : c’est là le sujet d’un livre qui reste à écrire
206
pour la période . »
Lors de sa soutenance de thèse, en mars 2006, François Bouloc n’a pas
mâché ses mots pour souligner le favoritisme d’État, si lourd de
conséquences à cette époque de boue et de sang, au bénéfice d’un patronat
« frauduleux », notamment du point de vue fiscal — déjà : « Sur un plan
général, cela donne aussi à penser que la IIIe République, par-delà ses
fondements politiques humanistes, a mené la guerre en s’appuyant aussi sur
un autre versant de son identité profonde, celle de superstructure d’un
capitalisme français en phase avec son temps. Quelle écoute, quelle
compréhension, quelle mansuétude même ne peut-on pas noter envers des
contribuables frauduleux. Quelle sévérité, quelle intransigeance, par
comparaison, avec le sort réservé aux soldats. Or la lecture d’un ordre social
donné passe aussi par ce que ledit ordre social choisit de punir ou
d’encourager en priorité. À ce titre, ma thèse, du moins me semble-t-il,
participe d’une voie possible de compréhension de la France de la IIIe
République, le contexte de la guerre faisant apparaître de façon assez nette les
contours rigides et inégalitaires d’une démocratie ambiguë. »
C’est bien la même « démocratie ambiguë », cette IIIe République du
Comité des forges, qui continua de faire l’objet, dans les années 1920 et
1930, de financements politiques et électoraux occultes, de plus en plus
structurels, venus du patronat français. Ainsi, selon l’historienne Annie
Lacroix-Riz, « un instrument électoral essentiel des années 1920, encore très
précieux au-delà, fut l’Union des intérêts économiques de Paul-Emest Billiet,
auquel le Comité des forges et le groupe Wendel, “un des principaux de sa
207
force financière, fournissaient des subventions importantes” (archives) ».
La plongée profonde d’Annie Lacroix-Riz dans les fonds des Archives
nationales et des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris
révèle à quel point, entre les deux guerres mondiales, une part déterminante
de la représentation politique était vendue au « haut patronat » financier et
industriel (Comité des forges, Comité des houillères, Wendel, Banque de
France, banque Worms) du pays. Ce pacte de corruption d’or et d’acier
organisa, si l’on en croit l’historienne, la déconfiture du Front populaire et la
défaite nationale face à l’Allemagne de Hitler, la collaboration et la
corruption sans limites de certaines élites économiques et politiques
françaises contribuant à faire de l’administration française l’auxiliaire le plus
208
zélé de la politique nazie d’anéantissement des Juifs, entre autres crimes .
Pour connaître la suite de cette histoire française de la corruption des
instances politiques et sociales par le « patronat », de la Libération à la fin des
années 2000, je recommande la lecture de l’inépuisable Histoire secrète du
patronat de 1945 à nos jours, sous la direction de Benoît Collombat (France
Inter) et David Servenay (ex-Rue89), où l’on découvre comment « le
fonctionnement de l’économie, et singulièrement celui du capitalisme
moderne industriel hérité du XIXe siècle, repose le plus souvent sur la triche,
l’embrouille, l’escroquerie, l’arnaque ou le trafic d’influence », mais aussi
quelle est exactement « la proximité quasi permanente de ce capitalisme avec
le monde politique, y compris ses franges les plus interlopes ».
209
À propos de « franges interlopes », mes propres recherches sur Céline , le
toujours adulé antisémite exceptionnel des années d’Occupation, m’ont aidé à
comprendre ce que fut l’esprit de cette corruption à la française, structurée en
profondeur à partir de la Grande Guerre.
André Rossel-Kirschen a démontré de façon convaincante combien Céline
était avare et motivé par le gain, coûte que coûte, en épluchant l’œuvre et la
210
correspondance de l’écrivain . Après le succès retentissant du Voyage au
bout de la nuit (1932), qui lui rapporte 165 000 francs de l’époque en six
mois de vente (environ 100 600 euros d’aujourd’hui), l’argotique docteur a
connu deux échecs commerciaux et critiques cuisants avec L’Église (1933) et
surtout Mort à crédit (1936). Il veut alors se « refaire ». Or il a parfaitement
compris que l’air du temps, en ce Front populaire agonisant, est au défaitisme
211
et, comme jamais jusqu’alors, à l’antisémitisme . Bagatelles pour un
massacre, qui paraît le 28 décembre 1937, sera sa planche de salut.
De fait, le triomphe est au rendez-vous : « Cela fait un bruit du genre du
212
Voyage [au bout de la nuit] », écrit-il à son amie Karen Marie Jensen ,
danseuse danoise. Le 10 février 1938, Léon Daudet exprime son admiration
jalouse, et très matérialiste, dans L’Action française : « Il [Céline] a mis
comme on dit dans le mille, et même je crois dans le cent mille. »
De même, le pire de ses pamphlets antisémites, Les Beaux Draps (février
1941), est d’emblée une très bonne affaire pour lui. Au total, ce sont plus de
37 500 exemplaires du livre qui sont (très rapidement) vendus. Par contrat,
Céline bénéficie d’un premier tirage à 10 000 exemplaires, de droits d’auteur
à hauteur de 18 % du « prix fort » (24 francs) payables d’avance... Les
royalties sur les rééditions sont également payées d’avance. Tous les
paiements en espèces faits par Denoël sont convertis en or ! Et, dès juin 1941,
le pamphlétaire millionnaire est obsédé par l’urgence de mettre son trésor
(« les enfants », écrit-il à Karen Marie Jensen en avril 1942) à l’abri, au
213
Danemark, déjà .
L’argent, l’or en l’occurrence, l’a rendu totalement fou ! Au point que le
pamphlétaire, pour amplifier encore son succès, propose que l’on adopte la
corruption comme principe de rééducation des Français, par le biais de
l’achat des esprits avec les « biens juifs » spoliés : « L’élimination des juifs,
désirable, indispensable, n’est pas le tout. Il faut redresser la race française,
lui imposer une cure d’abstinence, une mise à l’eau, une rééducation
corporelle et physique. [...] En attendant qu’une nouvelle éducation ait eu le
214
temps de faire son œuvre, il faut attirer par le “communisme Labiche ” ces
veaux de Français qui ne pensent qu’à l’argent. Par exemple, en leur
distribuant les biens juifs, seul moyen d’éveiller une conscience raciste qui
215
fait désespérément défaut . »
Ainsi la passion corruptrice et mortifère d’un Céline, des nazis, des
« profiteurs » de 1914-1918, des « vendus » des années 1920-1930, et au-
216
delà, s’alimente au culte du Veau d’or, du dieu Argent (Mamon) , de
l’intérêt et de l’avoir. La haine (antisémite, dans ce cas) lui est collatérale.
217
Mais cette « métaphysique Labiche » n’est-elle pas celle de notre monde
globalisé, néolibéral, nihiliste et pseudo-democratique ?
IX - Métaphysique
Les symptômes de notre malaise spirituel ne sont que
trop familiers. Ils incluent : l’extension de la corruption au
sein des secteurs privé et public, où les positions de pouvoir
sont considérées comme des moyens de s’enrichir ; la
corruption qui a parfois cours dans notre système
judiciaire ; la violence dans les relations interpersonnelles
et dans les familles, en particulier notre record honteux en
matière de mauvais traitements infligés aux femmes et aux
enfants ; et l’augmentation de l’évasion fiscale et du refus
de payer pour les services utilisés.

Nelson Mandela, Pensées pour moi-même, Seuil, coll.


218
« Points », 2012, p. 128 .

En décembre 1996, j’ai eu la chance d’entendre une leçon de l’écrivain et


philosophe George Steiner sur le thème de « L’homme, invité de la vie ».
Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, le public fut profondément
219
impressionné lorsque l’auteur de Dans le château de Barbe-bleue
prononça ces paroles : « Dans ce siècle de l’inhumain, peut-être du mal
absolu, un siècle de massacres qui n’en finissent pas, et de la diminution de
l’homme, de la diminution du statut de l’homme, en tant que victime et
bourreau, [...] dans un capitalisme de plus en plus brutal, la véritable
écologie, c’est le hurlement de triomphe de l’argent : la planète est à vendre
220
quasiment partout .»
221
« Tout est à vendre ! » pourrait être le slogan de notre époque, et par
222
tous les moyens, puisque notre monde est sans loi . Parmi tous les moyens
mobilisés au service de ce programme mercantile qui est devenu presque le
seul sens de tant de vies, la corruption fait figure de méthode principale, et
elle paraît si nécessaire que les théoriciens de l’efficacité libérale la justifient
philosophiquement.
Dans la « ruche prospère »
223
Ainsi Gaspard Koenig , normalien, agrégé de philosophie, s’appuyant
224
principalement sur La Fable des abeilles de Mandeville , comme tous les
225
utilitaristes et néolibéraux du monde (Hayek en premier lieu , mais aussi
Adam Smith), bien qu’il se défende d’en appeler à la corruption, revendique
« la défense d’un phénomène injustement décrié à qui nous devons peut-être
ce que nous avons de meilleur », cette corruption, tout de même, « que les
bien-pensants nous ont appris à ignorer, mais essentielle, sans laquelle les
économies stagneraient, les sociétés se déliteraient, et les hommes resteraient
des idéologues stériles », selon son éditeur.
Ses arguments méritent d’être connus : « Dans une économie où les biens
ne s’échangent pas librement, [...] la seule forme de compétition possible
consiste à soudoyer les fonctionnaires. [...] La vertu est plutôt un facteur de
décroissance. Il faut des libres-penseurs, des libres coucheurs, des libres
propos pour qu’un pays s’épanouisse et se régénère. [...] Au contraire, plus
est lourd le poids de la religion, de la morale ou du politiquement correct,
plus l’individu est surveillé, protégé, dorloté, plus la barbarie menace... » Les
cas des nazis Eichmann et Kurt Becher sont convoqués sans vergogne pour
faire la démonstration. Entre Eichmann, dans le rôle de l’incorruptible, qui
appliqua sans dévier les ordres reçus pour entreprendre la déportation de
quelque 400 000 Juifs hongrois, et Becher, qui laissa des Juifs s’échapper
contre de l’argent, quel est le pire des deux ? Réponse : « En inclinant à
choisir le compromis contre le fanatisme moral, [la corruption] est par nature
du côté du moindre mal. À la banalité du mal, qui écarte toute tentation,
répondons par la mesquinerie du bien, qui consiste souvent, loin de tout
héroïsme, à écouter ses propres intérêts. »
Tout cela est parfaitement en phase avec la fable « immoraliste » de
Mandeville sur la « ruche prospère » (Londres, 1714) :
Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent Rendre honnête une
grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustres à la guerre, mais vivre dans le confort Sans de grands vices,
c’est une vaine Utopie, installée dans la cervelle.
Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit. [...]
Oui, si un peuple veut être grand,
Le vice est aussi nécessaire à l’État,
Que la faim l’est pour le faire manger.
226
Cette approche libérale, voire libertarienne , est l’une des options
227
classiques de la sociologie fonctionnelle , qui affirme que « dans certains
cas, les phénomènes de corruption et l’établissement de circuits illégaux ou
parallèles de décision et de circulation des fonds peuvent être utiles ou
indispensables pour vaincre les rigidités bureaucratiques et des
réglementations arbitraires qui sont autant d’entraves au développement
économique », de même qu’« ils peuvent également permettre de vaincre la
pesanteur des traditions et des archaïsmes qui s’opposent à la modernisation
de la vie publique ». En conséquence, selon « l’analyse fonctionnelle » de la
corruption, « certaines illégalités et certaines pratiques occultes contournant
les règles officiellement en vigueur cessent donc d’être des maladies morales
228
lorsqu’elles contribuent ainsi au progrès économique et politique ».
L’anti-péché originel
D’inspiration bien plus métaphysique, L’Éloge de la corruption de Marie-
Laure Susini, psychiatre et psychanalyste de très grande expérience, attaque
l’idéalisme de l’incorruptible, dont elle dénonce les déviances potentielles
vers l’intégrisme, l’inquisition, le totalitarisme, la purification rituelle,
l’assassinat « par devoir ». Mais le plus grand intérêt de cette « défense du
diable », heureusement inspirée par George Orwell, est qu’elle vise, au-delà
des cas de Robespierre ou de Thomas More, saint Paul, le presque inventeur
229
de la théologie du péché originel et de la lutte contre la corruption : « Au
Ier siècle de l’ère chrétienne fut proclamé un bouleversant progrès. Victoire
sur la corruption ! Victoire sur la mort ! L’écho en retentit encore. Qui, avec
l’audace du génie, construisit l’ambitieuse théorie qui délivrait l’humanité de
sa nature humaine ? et de la mort ? Paul de Tarse, saint Paul. Il annonça au
monde la grande nouvelle : “L’incorruptibilité, c’est la vie éternelle.” » Le
monde en fut définitivement ébranlé. Le combat contre la corruption était
lancé. Il dure encore.
Ayant travaillé sur les cas les plus graves de maladies psychiques, entre
autres auprès de criminels dangereux, Marie-Laure Susini peut se permettre
de fouiller l’être humain jusqu’au plus profond de ses motivations. Elle y
découvre alors l’universelle dialectique de la matière et du symbolique, du
vivant et de la mort, de ce que Freud nomma « pulsion de vie » (éros) et
« pulsion de mort » (thanatos), de l’absurde et de la croyance, de la
génération et de la corruption. Pour parler comme Aristote : « L’homme, avec
douleur, se reconnaît imparfait et s’afflige de sa nature aussi méchante que
mortelle. Au constat implacable de la nature corruptible du vivant l’homme
oppose l’essence, l’idée, le principe abstrait de l’incorruptible. Quelle pente
suivons-nous là ? Nous disons fort simplement comment la pensée humaine,
le langage, sépare le réel de la corruption (du corps) et le symbolique de
l’incorruptible (le principe). Nous sommes parvenus d’un bond au sommet
d’une montagne. À ce point, nous avons l’heureuse surprise de découvrir une
nouvelle perspective et une prometteuse chaîne de questions. La corruption
s’oppose au principe d’Éternité. En d’autres termes, tout combat contre la
corruption se fera au nom de l’Éternité. Ou de Dieu, qui est un des noms du
principe de l’incorruptible, et un des noms de l’Éternité. »
Marie-Laure Susini théologise ainsi le « combat contre la corruption »,
mais fait le choix de « raison » d’intégrer comme seule vérité « la loi de la
corruption des corps, comme il y a une loi de la chute des corps, une loi de
l’attraction universelle, et une loi de la décomposition universelle ». In fine, il
n’est pas défendu de se demander si, emportée par son horreur légitime des
purificateurs historiques, elle ne diabolise pas excessivement toute option
morale, et même légale, au sacrifice de l’équilibre dialectique aristotélicien
ou freudien, qu’elle évoque elle-même, entre génération de l’être (genesis) et
corruption-destruction (phtora), pulsion de vie et pulsion de mort. Je
rappellerai à ce propos que Freud a pris pleinement la mesure, horrifié, face à
la montée du nazisme, de la domination possible de Thanatos sur Éros, ces
230
« puissances célestes »...
Cette question et quelques autres, bien plus graves, doivent être maintenant
traitées. Car les « éloges » de la corruption et de ses « discrètes vertus »,
produits par Gaspard Koenig ou Marie-Laure Susini, prennent le risque
(assumé de façon provocante par Gaspard Koenig) de légitimer une politique
et une métaphysique liées dans le projet d’affranchissement total des règles,
des lois et même de la Loi. Ils prennent aussi le risque de légitimer déviances,
délinquances et même crimes, au nom, d’une part, de la vertu collective des
vices privés (fable des abeilles), d’autre part, d’un réalisme anti-idéaliste,
anti-utopique et souvent athéiste.
Métaphysique des mœurs
Ces deux œuvres de justification de la corruption présentent en tout cas
l’intérêt de permettre à l’analyste de dresser la carte métaphysique du
phénomène. Je dis bien « métaphysique », parce qu’il s’agit ici de « pénétrer
le sens des choses », en mobilisant un « effort de compréhension », sans
renoncer à la « science » (épistémé), de pratiquer précisément cette
herméneutique (art d’interpréter) inspirée par Paul Ricœur et réanimée par
231
Jean Grondin dans son limpide Du sens des choses . Sans développer ici la
méthode de 1’« effort métaphysique » présentée par Jean Grondin, je
souhaite insister sur l’urgence qu’il y a à dévoiler la métaphysique de la
corruption, c’est-à-dire à « pénétrer son intériorité », entre autres procédures
herméneutiques.
De ce point de vue, quelle plus forte adresse que celle de Kant, qui assigne
à la métaphysique la mission de fonder ultimement la « moralité » ? Qu’on
lise et relise cet éclair philosophique : « Une Métaphysique des mœurs est
donc rigoureusement nécessaire, non pas seulement à cause d’un besoin de la
spéculation (réflexion abstraite), afin d’explorer la source des principes
pratiques qui sont a priori dans notre raison, mais parce que la moralité elle-
même reste exposée à toutes sortes de corruptions, aussi longtemps que
manquent ce fil conducteur et cette règle suprême qui permet de l’apprécier
exactement. Car, lorsqu’il s’agit de ce qui doit être moralement bon, ce n’est
pas assez qu’il y ait conformité à la loi morale, il faut encore que ce soit pour
la loi morale que la chose se fasse ; sinon, cette conformité n’est que très
accidentelle et très incertaine, parce que le principe qui est étranger à la
morale produira sans doute de temps à autre ces actions conformes, mais
souvent aussi des actions contraires à la loi. Or, la loi morale dans sa pureté et
dans sa vérité (ce qui précisément, en matière pratique, est le plus important)
ne doit pas être cherchée ailleurs que dans une Philosophie pure ; aussi faut-il
que celle-ci (la Métaphysique) vienne en premier lieu ; sans elle il ne peut y
232
avoir en aucune façon de philosophie morale . »
De ce point de vue, si l’on résume les arguments des avocats de la
corruption, voici sa « carte métaphysique » :
— La corruption est un contournement de règles ou de lois qui paralysent
les affaires, lois trop rigides ou contraignantes dont elle est d’ailleurs un effet
pervers.
— Elle est l’outil nécessaire de la modernisation et du progrès économique
des sociétés archaïques ou bureaucratiques.
— Elle est l’antidote paradoxal, mais le plus efficace, contre la barbarie
totalitaire, par sa seule capacité d’acheter les consciences et de dissoudre la
discipline.
— Elle est conforme à la nature réelle de l’homme, c’est-à-dire à sa réalité
biologique, et aux lois de la nature en général.
— Elle relève de cette providence de l’intérêt par laquelle les vices privés
font le bien public.
— Elle affranchit l’esprit des naïvetés et des superstitions idéalistes,
utopiques et religieuses, en lui rappelant qu’il est soumis à la loi de la
mortalité des corps.
— Elle proteste, enfin, contre la théologie culpabilisante du péché originel.
Sa devise — si les corrupteurs et les corrompus de toutes sortes devaient en
avoir une — serait donc : Liberté (individuelle et absolue), Avoir (ou profit
maximal), Néant (ou matérialisme désenchanté) !
Anomie
La vérité est que toutes ces pétitions de principes libéraux et libertariens
sont superficielles et, finalement, chimériques. Elles sont hors-sol, en quelque
sorte, elles qui arguent pourtant du réel contre l’idéal, du naturel contre le
symbolique.
Car toutes celles et tous ceux qui travaillent sur la réalité de la corruption,
et sur ses conséquences au quotidien, l’observant ou la traquant sur le terrain,
font le constat unanime qu’elle est désormais liée aux plus dangereuses
criminalités organisées, à la pauvreté et aux inégalités croissantes, ainsi qu’à
la dissolution de la démocratie. Telle est la physique de la corruption, dont on
a constaté plus haut les ravages.
Tel est l’esprit de la corruption, dont le premier trait constant est la
négation de la loi, de la règle commune, l’anomie. Oui, l’anomie, telle
233
qu’Émile Durkheim l’a pensée et telle qu’elle est dénoncée par le
commissaire divisionnaire Jean-François Gayraud, criminologue plus que
métaphysicien, mais qui s’y entend mieux en matière d’esprit de la corruption
que certains philosophes libertariens qui, de leur côté, n’ont pas toujours bien
234
compris l’anthropologie des dons et contredons . En juillet 2013, Jean-
François Gayraud s’exprime durement sur le sujet : « La criminologie est
l’une des clés les plus radicales pour penser les comportements déviants de
l’oligarchie financière et les dérives du capitalisme mondialisé. Il y a une
concomitance passionnante à étudier entre trois phénomènes : la dérégulation
et financiarisation de l’économie ; la brutale montée des inégalités socio-
économiques ; la criminalisation du comportement des élites. Et cette anomie
des élites fonctionne à la fois comme une cause et une conséquence de cette
dérégulation. Le crime n’est pas un fait marginal, dérisoire et anecdotique à
l’âge du chaos libéral, mais un phénomène symptomatique et massif. Les
crises financières, dans leur dimension criminelle, fonctionnent comme une
mise à nu d’un système prédateur et anomique. Lorsque l’on utilise une grille
de lecture criminologique pour réfléchir aux crises financières [...], cela
permet de remettre au centre la question de la délinquance des élites. Et ce
point de vue est d’autant plus important qu’il est généralement nié et méprisé.
[...] La dérégulation, c’est comme ouvrir la porte du poulailler et en confier la
garde au renard. Il faut alors questionner le fermier, celui qui fait les lois :
pourquoi de tels choix ? Qu’est-ce qui relève de l’idéologie, des intérêts
235
croisés avec le lobby de la finance, de la corruption et de la collusion ? »
Dès lors se dessine une autre topographie de la métaphysique de la
corruption. En voici les jalons :
— La « corruption » est le premier maillon d’une chaîne qui lie celui-ci à
une série d’autres : lois de dérégulation, délinquance des élites et déviances
de l’oligarchie financière, crises financières, montée des inégalités socio-
économiques.
— La « criminalisation du comportement des élites » est l’expression
d’une « anomie de l’oligarchie » du « capitalisme mondialisé ».
— Ce « chaos libéral » engendre un « système prédateur et anomique ».
Ainsi se révèle clairement que l’anomie est le premier principe de la
corruption.
236
Dans son essai sur la « destructivité humaine », qui consiste
principalement en un décryptage socio-psychanalytique et métaphysique du
nazisme « pour penser le contemporain », le sociologue et philosophe Gérard
Rabinovitch rappelle cette réflexion de Jean-François Lyotard (1924-1998),
237
le penseur de la « condition postmodeme » : « L’idéal moderne occidental
de l’émancipation confond tous les ordres. Sera émancipé celui ou celle qui
238
ne doit rien qu’à soi. Affranchi de toute dette à l’autre . » Gérard
Rabinovitch fait comprendre par cette citation, et par l’usage souligné du mot
« affranchi », qui désigne aussi tout nouveau membre (initié) au sein de la
mafia italienne, la double dimension — anomique et criminelle — de
1’« idéal » contemporain, quand il prolonge l’esprit de corruption qui domina
le régime hitlérien.
Quant à la corruption, le sociologue, dans une page décisive de son essai,
souligne combien elle était « ouvertement encouragée [par le nazisme], liée à
l’“aryanisation” des biens des Juifs et aux spoliations ». Cette corruption
traversait alors, en cascade, la quasi-totalité de la société, faisant « de ses
bénéficiaires compromis (depuis le chef d’entreprise ou le financier jusqu’à la
soldatesque et à l’ensemble des corps intermédiaires, fonctionnaires,
percepteurs, qui touchaient une part du butin redistribué) un agglomérat de
complices ». Et Gérard Rabinovitch d’enfoncer le clou : « La prébende a
toujours constitué la plus solide des ligatures. » Notons ici que la thèse de
1’« achat » des Allemands par Hitler a été définitivement validée par l’œuvre
239
monumentale de l’historien allemand Götz Aly , qui montre comment,
« bien loin de profiter à quelques dignitaires nazis seulement, le pillage de
l’Europe occupée et la spoliation, puis l’extermination des Juifs ont bénéficié
au petit contribuable »...
À propos de l’anomie, Gérard Rabinovitch convoque longuement la socio-
psychanalyse du Freud des années 1920-1930, telle qu’elle s’épanouit dans
Le Malaise dans la civilisation (1930), mais il convoque aussi la figure
mythologique (biblique), philosophique (Thomas Hobbes) et historique
(Franz Neumann) du Béhémoth.
Dès 1942, n’ayant pas encore connaissance du génocide des Juifs, mais
ayant tout compris du nazisme, bien qu’exilé aux États-Unis, Franz Neumann
écrit un livre incroyable, ayant pour titre Béhémoth. Ce livre fut publié aux
États-Unis, et rapidement réédité mais ne fut traduit et édité en France qu’en
1986. Neumann, qui appartient à l’École de Francfort, affirme que le
national-socialisme, est le règne de l’anarchie et de la corruption, des voyous
et des intérêts particuliers. Le nazisme, ce n’est pas le Léviathan,
contrairement à l’idée communément partagée, c’est-à-dire un État totalitaire
monolithique et tout-puissant. C’est, au contraire, la dissolution de la Loi,
l’anomie systématique, l’explosion des intérêts particuliers et la violence
déchaînée, à commencer par celle des plus forts et des plus malfaisants. C’est
240
cela, le Béhémoth, la figure mythique du Béhémoth , pluriel du mot qui
désigne, en hébreu biblique, la bête ou le bétail (béhémah), les animaux
domestiques (Genèse 1,24). Dans le livre de Job (15,15), Béhémoth est le
nom d’un pluriel intensif et mythique : il désigne la Bête par excellence, la
force animale que Dieu peut seul maîtriser, mais dont la domestication
241
échappe à l’homme, la force du chaos et de l’anéantissement .
On retrouve aussi le Béhémoth dans la littérature apocalyptique juive, au
seuil de l’ère chrétienne. Dans le Baruch syriaque (XXIX, 4), il est dit que
Béhémoth et Léviathan, apparus au cinquième jour de la Création, seront
servis en nourriture aux Justes, lors du grand banquet messianique. La même
idée se retrouve dans le Quatrième Livre d’Esdras (VI, 47). Quant à la
littérature rabbinique, elle voit en eux les « grands dragons » de la Genèse
(1,21). Ce sont eux qui seront consommés lors du banquet des Justes, dans le
monde à venir (Lévitique Rabba, XIII, 3 ; Babba batra, 74a-75a). On y
raconte en effet que, dans les temps messianiques, Dieu égorgera le
Léviathan et le Béhémoth (appelé aussi « bœuf sauvage » : chor ha-bar) et
qu’il donnera leur chair en nourriture au grand festin eschatologique.
Ainsi est signifié que l’anomie corrompt l’homme en bête et participe, de
ce fait même, à la nécessité de la Fin des temps rédemptrice. Bestialité de la
corruption. Mais aussi force d’anéantissement apocalyptique.
Nihilisme
La métaphysique de la corruption est donc tissée de bestialité et
d’anéantissement apocalyptiques.
Mehdi Belhaj Kacem, romancier et philosophe de L’Esprit du nihilisme, le
dit frontalement : « La démocratie actuelle, son simulacre et sa corruption en
attestent, et confirment la sentence de Feuerbach : dans le culte des
apparences, iconoclaste et “ironique”, du nihilisme démocratique, l’égalité
qui est la Loi de notre événement n’est plus que la dégénérescence
iconoclaste de règles minables, et pour-le-minable ; le devenir-égalitaire
générique de l’humanité post-Mort de Dieu n’est plus que le nivellement
“iconoclaste” des apparences ; l’égalité politique devient l’idéologie abstraite
du tout-se-vaut. »
Pour le dire autrement, notre démocratie, fondée sur l’idéal de l’égalité
politique, n’est plus qu’un spectacle et nous assistons en spectateurs à la
destruction de ses règles (ou lois civiles). Elle ne porte plus en elle que le
message nihiliste du « tout se vaut », travail salarié et fraude financière
spéculative, carrière dans la haute fonction publique et affairisme dans les
grands groupes industriels de l’énergie ou de l’armement, par exemple...
Mehdi Belhaj Kacem démasque aussi la profanation qui s’accomplit au
long de ce processus de corruption et à travers ce simulacre de la démocratie :
242
« C’est exactement cette illusion (le spectacle ) qui est l’illusion ultime et
terminale du nihilisme démocratique : le profane, c’est la vérité. Ou encore
— ce qui définit strictement notre théologie, celle du nihilisme
démocratique : le sacré, c’est l’absence de sacré. La consistance placide de
243
l’apparaître. » Marie-Laure Susini démentirait-elle ce diagnostic ?
244
Le philosophe Jean Vioulac confirme, en tout cas, que le nihilisme,
défini par Nietzsche dans les années 1880, à savoir une « dévalorisation de
toutes les valeurs », est comme la marque de notre époque qui a subi, pendant
tout le XXe siècle, « l’extension de la logique marchande [qui] imposait la
destruction méthodique et systématique de toute morale susceptible de
condamner l’égoïsme et la cupidité, et impliquait par exemple une inversion
de la valeur des adjectifs “intéressé” ou “calculateur” ». Dans un prophétique
article publié par la revue Esprit (mars-avril 2014), Jean Vioulac enfonce très
profond le clou de la critique de « l’avènement du marché mondial » : « Le
libéralisme, en tant qu’il se définit par l’exigence de la dérégulation et de la
désinstitutionnalisation de toutes les activités humaines, est le projet politique
de démantèlement complet de l’ordre de la loi, et en cela un des plus
puissants moteurs du nihilisme. Mais si le capitalisme condamne l’humanité à
sombrer dans les “eaux glacées du calcul égoïste” par l’abolition progressive
de toute morale, il est surtout un dispositif de production qui consomme — et
donc détruit — réellement la nature et ses ressources en même temps que les
peuples du monde... »
L’amoralisme et le nihilisme (Jean Vioulac préfère finalement parler
d’« anihilisme », en référence à Günther Anders) du libéralisme corrompu
sont donc au cœur de la métaphysique de la destruction naturelle, sociale,
culturelle et même psychique de l’humanité.
Albert Camus, dans un de ses articles pour Combat, l’écrivait très
violemment, en novembre 1948 : « Ce qui frappe le plus, en effet, dans le
monde où nous vivons, c’est d’abord, et en général, que la plupart des
hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d’avenir. Il n’y a
pas de vie valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement
et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens. Eh bien ! les
hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd’hui dans les ateliers et
245
les facultés ont vécu et vivent de plus en plus comme des chiens . »
Certains psychiatres et psychanalystes n’ont d’ailleurs aucun doute sur le
sujet. Une belle page de Cari Gustav Jung démonte les ressorts
métaphysiques de 1’« angoisse moderne » : « L’angoisse est la
reconnaissance implicite, inconsciemment consciente, du fait que la
décomposition de notre monde résulte de ses propres insuffisances, du fait
qu’il manque à notre monde “un quelque chose” d’essentiel qui le protégerait
des irruptions du chaos ; à l’aspect fragmentaire du passé qui l’a précédée,
l’angoisse veut opposer l’aspiration à une plénitude, à une totalité, à un bien-
être, à un salut. Or, comme le présent ne semble offrir aucun aliment à cette
aspiration, l’homme contemporain est privé de la possibilité même de se
représenter le facteur unificateur qui l’accorderait à sa propre totalité. Il est
devenu sceptique envers tout ce qui, dans le concert universel, lui conférerait
son autarcie d’être, et les idées plus ou moins chimériques qui visent à
246
améliorer le monde ont vu leur cours s’effondrer à la cote de la vie . »
Plus précisément, Viktor Frankl, psychiatre autrichien rescapé
d’Auschwitz, inventeur de l’analyse existentielle ou « logothérapie », dont la
thèse de philosophie sur Le Dieu inconscient (Der unbewußte Gott, Vienne,
247
1948 ) est symptomatiquement ignorée en France, avait constaté que ses
patients souffraient souvent de « vide existentiel », d’une « névrose
248
noogène » générée par le « refoulement spirituel », n’ayant plus que
l’intérêt égoïste pour donner sens à leur vie. Il affirmait donc, logiquement :
« N’avons-nous pas vu aussi, dans le domaine culturel, par conséquent à
l’échelle non seulement individuelle mais aussi sociale, que la foi refoulée
dégénère en superstition ? En ce sens, beaucoup de choses dans l’état actuel
de notre culture peuvent vraiment nous faire l’effet d’obsession humaine
universelle — pour parler avec Freud —, beaucoup de choses, une exceptée ;
la religion, justement. Mais de la névrose obsessionnelle non collective, de la
névrose obsessionnelle individuelle, bien plus : de la névrose pure et simple,
on peut dire pour beaucoup de cas que dans l’existence névrosée, la
déficience de la transcendance tire en quelque sorte vengeance d’elle-
même. »
« Vengeance de la transcendance »... La formule est fracassante et fait écho
au banquet eschatologique où seront dépecés et dévorés les monstres
Léviathan et Béhémoth. Dans son bel essai, La Crise du sens, le regretté
Jean-François Mattéi écrivait, au chapitre consacré à « la perte de la
transcendance » : « Ce qui distingue l’homme moderne des hommes qui l’ont
précédé, c’est qu’il se dérobe à la transcendance, ou bien la cache au fond de
l’immanence, dans la droite ligne d’un sujet qui ne fait appel qu’à lui-
249
même . » Solipsisme et mondialisation, le cocktail est explosif. Le
nihilisme contemporain révèle, par son culte de l’intérêt ou du « calcul
250
égoïste », qu’il est hanté par la « nostalgie de l’absolu ». Ce qui lui
confère, paradoxalement, sa toute-puissance.
Intérêt
La fable de Mandeville sur la « ruche prospère » (1714), référence
classique des thuriféraires de la nécessité de la corruption et du libéralisme
économique absolu, a servi de socle à une réflexion iconoclaste du
251
philosophe Dany-Robert Dufour sur « la révolution culturelle libérale »,
252
puis sur « libéralisme et pornographie ». Je rappelle que la Fable des
abeilles postule que « les vices privés tendent à l’avantage du public », et que
c’est de l’égoïsme de chacun qu’il faut espérer le bien public, car il existe une
harmonie providentielle des intérêts particuliers.
Dans Le Divin Marché, Dany-Robert Dufour affirme que, depuis le XVIIIe
siècle, l’humanité occidentale sacrifie auteurs de La Nouvelle Raison du
monde s’en prennent alors à « la droite française [qui] n’a pu s’empêcher ces
dernières années d’exposer sans complexe et au grand jour les avantages
qu’elle accorde aux “amis” et aux “parents”, les passe-droits de toute nature,
la corruption la plus vile, les multiples intérêts croisés qui dessinent les
frontières de plus en plus visibles d’une oligarchie ».
Et c’est ainsi que nous retombons sur l’équation : corruption = anomie +
intérêt + oligarchie + nihilisme.
Il reste à ajouter, en clé de voûte de cette pyramide métaphysique de la
corruption, le culte de 1’« argent fou ».
« L’argent fou »
Souvenons-nous du jugement du tribunal correctionnel de Lyon, en date du
16 novembre 1995, dans le cadre de l’affaire Carignon : « Les corrupteurs
actifs [...] sont en recherche permanente de tout nouveau marché
d’importance pour leurs sociétés, ils livrent une bataille économique
continuelle pour faire prospérer leurs entreprises. Compte tenu des enjeux, ils
ont dépassé le cadre “classique” de l’abus de biens sociaux en déclenchant
par la spirale folle de l’argent le processus de corruption. Ils ont l’argent pour
corrompre. Ils ont beaucoup d’argent. Ils participent à une dérive
considérable qui touche et gangrène petit à petit le monde économique et le
monde politique : payer pour obtenir un marché. »
Un siècle plus tôt, Zola publiait L’Argent (1891), y évoquant la spéculation
financière frauduleuse et la corruption à Paris, première Bourse au monde,
avec Londres, en volume d’affaires. L’écrivain s’était documenté sur les
scandales financiers de son temps : corruption liée au percement du canal de
Panamá ; spéculations de l’industriel du cuivre Eugène Secrétan, qui
entraînèrent le Comptoir national d’escompte de Paris dans la faillite et
poussèrent au suicide son président, Eugène Denfert-Rochereau ; krach de
l’Union générale, en conséquence duquel le banquier catholique et légitimiste
Eugène Bontoux fut condamné à cinq ans de prison après avoir été ruiné par
l’effondrement des actions de sa banque, qu’il avait rachetées en masse, en
infraction à la loi de 1856 sur les sociétés...
Pour Zola, spéculation et corruption révèlent la nature même de « l’argent
maudit, ramassé dans la boue et dans le sang du brigandage financier ». Le
jugement est moral, mais l’évocation de la malédiction liée à l’argent confère
au point de vue une dimension religieuse. Et en retour, ce sont les actes
mêmes de spéculation et de corruption qui relèvent métaphysiquement de la
malédiction. Ce point de vue est très largement partagé par les plus grands
esprits, tout au long de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe,
et ensuite beaucoup moins nettement, comme si l’exaltation matérialiste,
productiviste et consumériste liée aux Trente Glorieuses, entre la Libération
et le choc pétrolier de 1973, avait en quelque sorte décérébré la critique
philosophique de l’argent. Ainsi, les grands révoltés contre le culte de
1’« argent fou » ne font plus d’émules à partir des années 1950.
En revanche, depuis les premières grandes spéculations internationales
menées à la Bourse de Paris, à la fin du XIXe siècle, jusqu’au milieu des
années 1930, les meilleures plumes ont jeté leurs foudres sur l’argent, parce
que celui-ci est unanimement regardé comme un grand corrupteur de
l’humanité en l’homme. À ce titre, l’immense Péguy (1873-1914) est un
253
modèle. Étudié et cité par Jacques Julliard , voici comment le socialiste,
dreyfusard et mystique normalien, décrypte l’inversion spirituelle du monde
moderne : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances
spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances
matérielles, mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de
l’argent. [...] Et pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est
maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du
monde, l’argent est seul en face de l’esprit. [...] Pour la première fois dans
254
l’histoire du monde, l’argent est seul devant Dieu . »
Emmanuel Mounier, le philosophe personnaliste, cofondateur d’Esprit en
1932, consacre, dès 1933, un dossier entier de la nouvelle revue à l’argent et
aux atteintes intimes que celui-ci perpètre dans l’être humain. Pressentant
déjà le nouveau cataclysme qui guette l’Europe et le monde, la réplique des
boucheries de 1914-1918 dont il connaît les arrière-fonds corrompus, le jeune
intellectuel, qui sera un authentique résistant, brosse un terrible tableau des
manœuvres affairistes et corruptives des patrons d’industrie, mais aussi de la
servitude volontaire des citoyens lambda, manœuvres et servitude volontaire
qui laissent le champ libre à la gangrène par l’argent et à la propagande qui
lui est attachée... : « L’axe invisible de son pays [il s’agit ici de “l’homme de
la rue”] peut être la politique des charbons cokables, et par la cascade
d’influences qu’on verra plus loin, toutes ses actions être prises à son insu
dans des comportements à double sens qui font de lui, comme de tout
Français, un actionnaire inconscient de M. Schneider ; demain peut-être sa
vie lui sera demandée pour le Temple par les marchands du Temple : il
continue de marcher en aveugle, le Mensonge est sur lui, et toutes les forces
de la parole publique veillent à la perpétuation du Mensonge. Il y a cent
hommes qui mentent sciemment, en tête, et payent les fabricants de
Mensonge, faux docteurs et chiens de garde, qui bientôt sont pris au jeu et
aboient par habitude, comme de vieux chiens las. Cent hommes conscients :
les pécheurs contre le Saint-Esprit. Et partout ailleurs l’eau tiède, endormeuse
255
du Mensonge parmi les hommes sincères . »
Dans son chef-d’œuvre spirituel, Être et avoir, le philosophe Gabriel
Marcel, évoquant la vanité ontologique de la possession, affirmait à la même
époque : « Dans quelque domaine que ce soit, un être satisfait, un être qui
déclare lui-même qu’il a tout ce qu’il lui faut, est déjà en voie de
décomposition. » Pour « décomposition », les Grecs anciens disaient phtora
(φθορά), comme pour parler de la corruption ou de la destruction.
Observateur impitoyable de l’Europe des années 1930 et de la France tout
juste libérée de l’occupant nazi, Julien Benda, dreyfusard lui aussi, ami de
jeunesse de Péguy, pourfendeur de la « trahison des clercs » (1927), raconte,
par le biais d’une fiction angélique, les mœurs des Français de 1946, alors
256
que la corruption liée au marché noir est encore palpable : « Un autre
ressort de leur course à l’argent (ici tout un chacun est concerné) est la
puissance sociale qu’il confère, la faculté d’acheter les hommes, le crédit,
l’influence qu’il dispense. L’argent parvient presque à coup sûr à mettre en
échec la vérité, la justice, la vertu. » Ici aussi, comme chez Mounier, affleure
le thème de la servitude volontaire, qui passe bien entendu par la « faculté
d’acheter les hommes », mais aussi par celle de se laisser acheter. Et Mounier
de tirer ainsi le portrait du « brave homme » : « La facilité le ronge, lui, tout
doucement par-dedans. Il ne s’embarrasse même pas des troubles de la lutte
ou de la noce ; il s’épanouit dans un bienheureux confort. Il est la Morale du
Bonheur... »
Un économiste statisticien d’aujourd’hui, philosophe à ses heures, Bernard
257
Guibert , a lui aussi donné vie à un beau torrent critique sur 1’« argent
fou », la psychopathologie de l’oligarchie financière, le fétichisme de l’argent
et l’addiction morbide de notre société à la monnaie hyper-centralisée et
hyper-liquéfiée. Dans un article tonique titré « Comment nous guérir de
258
l’argent ? », il distille quelques réflexions encourageantes : « L’“argent
fou” est un puissant hallucinogène. Il suscite en particulier le délire de toute-
puissance de l’oligarchie financière mondialisée. [...] Mais le plus modeste
des salariés est également victime d’hallucinations semblables véhiculées par
la publicité lorsqu’il croit qu’en achetant un objet, la propriété de celui-ci le
dispensera de son appropriation réelle. Cette dernière lui demanderait de
perfectionner son être au lieu de se contenter de l’avoir. C’est un phénomène
que Marx appelle “fétichisme”. [...] La publicité exacerbe le désir mimétique
de chacun de rivaliser avec les autres. » Au-delà du diagnostic, l’économiste
explique les voies de la libération de l’addiction à 1’« argent fou » par le
moyen de la « démocratie participative radicale ».
Façon comme une autre d’honorer la mémoire d’Henry David Thoreau qui,
le 30 août 1837, dissertait sur « l’esprit commercial des temps modernes et
son influence sur le caractère politique, moral et littéraire d’une nation », et
259
dénonçait « l’aveugle et lâche amour de la possession », ainsi que celle du
Marx des « manuscrits de 1844 », qui, dans « Être et Avoir », découvrait déjà
les modes sociaux de « l’appropriation de la vie humaine » à travers la quête
260
fétichiste de la marchandise et de la propriété .
X - L’esprit de résistance
Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais
ce qu’elle exige.
Albert Camus, L’Homme révolté, 1951.

Car si le culte de l’argent relève bien de la métaphysique — dont celle de


la corruption —, l’émancipation matérielle, morale et spirituelle ne saurait
passer que par l’action politique.
À titre d’exemple, Jacques Généreux, dont on connaît par ailleurs les
interventions importantes dans le cadre du débat européen, a publié un livre
intitulé La Dissociété, qui vise le corps et l’esprit de notre société : « Ce livre
est motivé par la conviction qu’à l’époque des risques globaux, la plus
imminente et la plus déterminante des catastrophes qui nous menacent est
cette mutation anthropologique déjà bien avancée qui peut, en une ou deux
générations à peine, transformer l’être humain en être dissocié, faire basculer
les sociétés développées dans l’inhumanité de “dissociétés” peuplées
d’individus dressés (dans tous les sens du terme) les uns contre les autres.
Éradiquer ce risque commande notre capacité à faire face à tous les autres. »
Voilà qui invite à une résistance à la précipitation mondialisée — ce n’est
261
plus un mystère pour personne — vers la Catastrophe . Mais comment s’y
prendre pour refonder une République vraiment démocratique, normative et
vertueuse ?
On l’aura compris, cette refondation n’est envisageable qu’à la condition
que l’on procède auparavant à une bonne cure de désintoxication de ce tout-
puissant hallucinogène qu’est l’argent, aux fins de se libérer des liens de
dépendance tissés par l’oligarchie qui détient le pouvoir de produire, de faire
circuler, de thésauriser, d’investir, de cacher et de blanchir... l’argent. En
clair, cela suppose que l’on cesse d’être achetable — ou vendu.
Deux phares de la pensée nous éclairent définitivement sur les mécanismes
propres de la servitude volontaire et sur le rapport ontologique qu’elle
entretient avec la corruption par l’intérêt : Étienne de La Boétie (1530-1563)
et Alexis de Tocqueville (1805-1859).
Servitude volontaire
La lecture du Discours de la servitude volontaire (vers 1548) d’Étienne de
262
La Boétie n’est pas si simple qu’il y paraît au premier abord.
Dans l’article qu’il lui a consacré dans l’Encyclopœdia Universalis, Raoul
263
Vaneigem pointe la corruption, 1’« achat », comme l’arme par excellence
du tyran qui cherche à asservir sa Cour et, au-delà, tout un peuple : « Et ce
jeune homme [La Boétie], qui, au-delà de sa mort prématurée, continue de
raviver la jeunesse du monde, a ce mot que notre époque commence à peine à
entendre et à pratiquer : “Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres.”
Faut-il s’armer pour abattre le tyran ? Nullement. “Je ne veux pas que vous le
poussiez ou l’ébranliez, mais, seulement, ne le soutenez plus, et vous le
verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids
même fondre en bas et se rompre.” Supporter la férule ne sollicite rien que
résignation et passivité, créer des conditions propices aux libertés implique
conscience, détermination, effort. Là où les bêtes capturées regimbent,
préférant parfois la mort à l’esclavage, les citoyens ont abdiqué leurs droits
de nature. Leurs sociétés ont enchaîné à la “dénaturation des gouvernants” la
“dénaturation des gouvernés”. Une corruption générale du sens humain a
soudé dans un accouplement mortifère maîtres et esclaves, exploiteurs et
exploités. Qu’est-ce que l’homme de pouvoir ? Un être sans qualité, un
“homoncule” ne se souciant ni d’aimer ni d’être aimé mais seulement de
contraindre et d’acheter, d’obtenir par ruses et flatteries ce que la force
brutale échoue à arracher. »
De son côté, dans la présentation qu’elle a faite du Discours pour la
collection « Mille et Une Nuits » (1997), la philosophe Séverine Auffret
explique que « ce texte (ô combien actuel !) analyse les rapports maître-
esclave qui régissent le monde et reposent sur la peur, la complaisance, la
flagornerie et l’humiliation de soi-même. Leçon politique mais aussi leçon
éthique et morale, La Boétie nous invite à la révolte contre toute oppression,
toute exploitation, toute corruption, bref, contre l’armature même du
pouvoir ».
Très bien. Mais, à ce stade, le mystère demeure quant à la nature du
charme magique attaché au fait qu’un seul homme commande à « cinq ou six
[qui] ont eu l’oreille du tyran », puis que « ces six ont six cents qui profitent
sous eux, et qui font de leurs six cents ce que les six font au tyran », si bien
que « ces six cents en maintiennent sous eux six mille... » Et La Boétie
d’ajouter : « Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à
dévider ce fil, il verra que non pas les six mille, mais les cent mille, mais les
millions, par cette corde se tiennent au tyran... » Cascade de l’intérêt et du
service ! Fil d’Ariane de la servitude volontaire ! Mais le mystère perdure
encore.
C’est Claude Lefort qui, me semble-t-il, a complètement élucidé le
mécanisme par lequel presque tous « prennent part active à l’édification et au
maintien de la tyrannie », par lequel encore, « quêtant la faveur du maître
pour gagner des biens, [ils] se font chacun tyranneau devant plus faible que
soi ». D’emblée, Lefort pointe ainsi les deux principes qui animent la
collaboration avec le tyran, de tyranneau en serf, lui-même tyranneau d’un
serf plus serf que lui... : l’intérêt matériel et le pouvoir, qui forment un
véritable diptyque politique. Et Claude Lefort d’expliquer très clairement :
« L’hésitation n’est plus permise : le secret, le ressort de la domination tient
au désir, en chacun, quel que soit l’échelon de la hiérarchie qu’il occupe, de
s’identifier avec le tyran en se faisant le maître d’un autre. Telle est la chaîne
de l’identification que le dernier des esclaves se veut encore un dieu.
Impossible donc de sous-estimer ce jugement : la tyrannie traverse la société
264
de part en part . »
Il en ressort que toute émancipation de la servitude volontaire, imprégnée
qu’elle est de corruption et d’intérêt, passe nécessairement par le
renoncement pour chacun, en amont, à l’exercice de sa propre domination sur
d’autres hommes, fut-il légitimé par le « droit », mais aussi par le mépris et le
rejet des gratifications, cadeaux, salaires, primes, commissions et
rétrocommissions qui achètent, d’une façon ou d’une autre, la liberté de
conscience.
Mais cela ne suffit pas.
La lecture de Tocqueville nous conduit encore à envisager la mise en
œuvre d’une véritable prophylaxie face au phénomène de la servitude
volontaire et à la dégénérescence de la démocratie qu’elle ne tarde pas à
induire. L’auteur de De la démocratie en Amérique (1835) a lu lui aussi La
Boétie, on s’en doute. Il intègre sa leçon, mais il la prolonge au-delà de la
situation absolutiste qui était celle du XVIe siècle français en sondant la
démocratie américaine du XIXe siècle à l’aide du même microscope. À
propos de « la corruption et des vices des gouvernants dans la démocratie », il
s’inquiète ainsi de constater leur propagation par effet mimétique chez les
« gouvernés » : « Ce qu’il faut craindre d’ailleurs, ce n’est pas tant la vue de
l’immoralité des grands que celle de l’immoralité menant à la grandeur. Dans
la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs
et qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance ; ce spectacle
excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent comment celui qui était hier
leur égal est aujourd’hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation
à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c’est avouer qu’eux-mêmes
sont moins vertueux ou moins habiles que lui. Ils en placent donc la
principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de
le faire. Il s’opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de
bassesse et de pouvoir, d’indignité et de succès, d’utilité et de
265
déshonneur . »
Premier acquis nouveau : la corruption des gouvernants « excite l’envie »
des gouvernés, qui pratiqueront alors la corruption par désir mimétique. René
Girard donnera ses lettres de noblesse à cette thèse puissante.
Petit-bourgeois
Mais Tocqueville va plus loin dans l’exploration des modalités en vertu
desquelles la démocratie est toujours susceptible de dégénérer en doux
« despotisme ». Il découvre la cause de cette vulnérabilité du régime dans
l’incivisme généré par la poursuite, par chacun, de ses intérêts matériels
personnels, par la prévalence progressive de l’occupation égoïste sur l’action
266
citoyenne . Et Tocqueville de s’interroger sur « quelle espèce de
despotisme les nations démocratiques ont à craindre ». Ce chapitre mérite
d’être cité longuement : « Lorsque je songe aux petites passions des hommes
de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la
pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes
laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le
vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs
des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l’espèce d’oppression
dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui
Ta précédée dans le monde [...].
« Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se
produire dans le monde : je vois une foule innombrable d’hommes
semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer
de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux,
retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses
enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ;
quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit
pas ; il les touche et ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui
seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus
de patrie.
« Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se
charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu,
détaillé, régulier, prévoyant et doux. [...] Il aime que les citoyens se
réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. [...] Il pourvoit à leur
sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs
principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs
héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine
de vivre ?
« [...] Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque
individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société
tout entière ; [...] il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les
dirige ; [...] il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il
hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau
d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. »
Agnès Antoine, philosophe et psychanalyste, synthétise, dans un livre
consacré à L’Impensé de la démocratie, l’analyse de Tocqueville. « La
passion du bien-être et des richesses, que Tocqueville appelle aussi
“matérialisme”, en donnant à ce mot une acception différente de la doctrine
philosophique du même nom, constitue le troisième caractère spécifique de
l’Homo democraticus, en même temps qu’un puissant facteur de risque pour
267
sa liberté », écrit-elle. C’est fort bien dit.
Le psychiatre et psychanalyste Georges Zimra démasque brillamment, lui
aussi, au cœur de 1’« esprit du capitalisme », et dès la figuration symbolique
de l’économie libérale par La Fable des abeilles de Mandeville (1670-1733),
cette même « passion du bien-être et des richesses » comme métaphysique
matérialiste « d’une société organisée autour de l’opportunisme et du vice ».
Dès cet avènement du capitalisme libéral, à Londres, à la fin du XVIIe siècle,
« le vol n’est pas, de manière générale, condamnable si on s’accorde à penser
que le voleur remet en circulation le produit de son larcin et stimule de ce fait
l’activité économique tandis que l’épargnant la freine ». Lui aussi nous laisse
entrevoir la pertinence de l’anthropologie de René Girard et de son concept
central de « désir mimétique » dans l’analyse de l’esprit du capitalisme et du
vice qui lui est consubstantiel : « C’est donc un homme pécheur,
fondamentalement pécheur, qui est au fondement de l’économie. [...] Car ce
n’est pas satisfaire les désirs des riches qu’il importe, mais de les maintenir
dans un état d’insatisfaction permanent pour entretenir le désir dans sa
tension avec l’objet. C’est cette vanité qui est le moteur de l’activité
268
économique . » Vanité des vanités...
La passion du bien-être et des richesses est la cause première du
renoncement à l’exercice de la citoyenneté et, en conséquence, de la perte de
l’authentique liberté. C’est elle qui génère la forme de corruption la plus
« douce », la plus « amollissante », pour reprendre les mots de Tocqueville,
celle qui se structure sur les « petits et vulgaires plaisirs » qui nous sont
assurés par un « pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer
[notre] jouissance ».
Comment ne pas reconnaître ici le portrait sarcastique du « petit-
bourgeois » dessiné par Emmanuel Mounier, en 1933, dans un article cité
plus haut : « Le petit-bourgeois ne possède pas les signes extérieurs et les
facilités du riche, mais toute sa vie est tendue vers leur acquisition. Ses
valeurs sont celles du riche, rabougries, scoliosées par l’envie. N’est pas riche
seulement qui a beaucoup d’argent. Est riche le petit employé qui rougit de
son veston râpé, de sa rue, et qui conquerrait la Toison plutôt que de traverser
la place un panier à la main. Est riche la dactylo qui accepte le monde à cause
des faveurs du patron, la vendeuse qui prend le parti de ses objets de luxe, le
prolétaire que dévore l’idéal refoulé de l’employé de banque, le jeune
antimilitariste qui rêve en secret d’être sous-lieutenant de réserve. Toute la
vie privée du riche est dominée par une seule valeur : la considération. Toute
la vie privée du petit-bourgeois est dominée par une seule valeur :
269
l’avancement, et c’est encore la même chose . »
Accepter le monde à cause des faveurs... Formidable formule de notre
corruption ordinaire et « démocratique », ce germe de notre servitude
volontaire, de l’incivisme qui nous fait élire — ou renoncer à renverser de
leur trône — les Alain Carignon ou Jérôme Cahuzac de tous les temps...
Jacques Ellul, qui est passé comme Mounier par la révolte des non-
conformistes des années 1930, a porté le fer de sa philosophie résistante et
protestante dans les reins de la métaphysique du bourgeois : « Ainsi
l’idéologie du Néant accomplit le dessein inconscient, complète le dessin de
270
la bourgeoisie . » Son ami et complice Bernard Charbonneau (1910-1996),
271
cité dans une profonde recherche de Serge Audier , faisait le même constat
en dénonçant le « culte bourgeois du confort et de l’argent ».
La religion bourgeoise, c’est le nihilisme, fruit de la corruption de basse
intensité, autrement dit des faveurs et des petits plaisirs égoïstes.
La Loi
Fétichisme de l’argent, idolâtrie du Marché, individualisme virant à
l’égoïsme pur et dur, nihilisme : la chaîne métaphysique de nos temps
272
matérialistes, voire hypermatérialistes depuis les « petits-bourgeois » des
années 1930 jusqu’aux « prédateurs » néolibéraux actuels, est apparue
clairement aux yeux des juristes et des philosophes qui travaillaient depuis
une trentaine d’années sur la loi et les Constitutions.
Mais bien plus que la loi, c’est plutôt sa transgression qui est significative
des pratiques et de la mentalité profonde des élites, de l’oligarchie, de ceux
273
que Jean Ziegler appelle les « nouveaux maîtres du monde ». Je ne reviens
pas sur les travaux de Noël Pons, les ayant déjà cités plusieurs fois. Dans son
réquisitoire contre les « nouveaux maîtres du monde », Jean Ziegler, qui
consacre tout un chapitre de son livre à la corruption, souligne que « les
valeurs principales qui inspirent les stratégies de la privatisation du monde
sont la maximalisation du profit, l’expansion constante des marchés, la
mondialisation des circuits financiers, l’accélération du rythme
d’accumulation et la liquidation la plus complète possible de toute instance,
institution ou organisation susceptible de ralentir la libre circulation du
capital ». Il précise ensuite : « Au fondement de l’État républicain et
démocratique, en revanche, il y a la défense du bien public, la promotion de
l’intérêt général, la protection de la nation, la solidarité, la souveraineté
territoriale. Des années-lumière séparent donc les conceptions sociales des
oligarques de celles des démocrates. »
Quant au journaliste Hervé Kempf, dans Comment les riches détruisent la
planète, il montre que l’oligarchie est la pire ennemie de la démocratie et de
la loi. Ainsi, affirme-t-il, sachant qu’il sera difficile pour lui de se faire
entendre : « L’oligarchie mondiale veut se débarrasser de la démocratie et des
libertés publiques qui en constituent la substance. » Avant de poursuivre
ainsi : « L’assertion est brutale. Formulons-la autrement : face aux
turbulences qui naissent de la crise écologique et de la crise sociale mondiale,
et afin de préserver ses privilèges, l’oligarchie choisit d’affaiblir l’esprit et les
formes de la démocratie, c’est-à-dire la libre discussion des choix collectifs,
le respect de la loi et de ses représentants, la protection des libertés
individuelles vis-à-vis des empiétements de l’État ou d’autres groupes
274
constitués . »
Enfin, Thierry Pech, dans son remarquable Le Temps des riches. Anatomie
d’une sécession, relève à son tour « la psychologie de déliaison qui semble
s’être emparée des plus riches ». Il note aussi, à propos du nouveau
développement de l’individualisme contemporain, que « les individus sont de
plus en plus conduits à définir leurs propres normes plutôt qu’à se les voir
275
assigner ».
S’affranchir des normes, transgresser la loi, voilà bien l’apanage des élites,
de l’oligarchie. Le fait pourrait paraître et voulu l’imposer de force dans la
marche de la vie occidentale et sur ses marchés. Une haine profonde s’est
amassée dans le subconscient collectif, des rancœurs meurtrières. Le
mécanisme est simple mais fondamental. Nous haïssons plus que tout ceux
qui font miroiter à nos yeux un but, un idéal, une promesse enchantée que
276
nous ne pouvons atteindre même en tendant nos muscles à les rompre »...
George Steiner précisait encore, prophétique : « Le génocide auquel
assistèrent l’Europe et l’Union soviétique de 1936 à 1945 était plus qu’un
traquenard politique, une bouffée de malaise petit-bourgeois ou un résidu du
déclin capitaliste. Il dépassait le phénomène socio-économique, marque d’une
époque. En lui, la civilisation occidentale cédait à un instinct de mort. Il
fallait niveler le futur ou, plus exactement, ramener l’histoire aux dimensions
de la cruauté naturelle, de la torpeur intellectuelle, des appétits grossiers de
l’homme réduit. Ayant recours à une métaphore théologique — ce dont on
n’a pas à s’excuser dans un essai sur la culture : on peut dire que l’holocauste
est une réédition de la chute. »
Aussi est-il nécessaire aujourd’hui de revenir aux sources de la Loi. Et
c’est bien entendu dans l’épisode de la révélation de la Torah, qui formalise
l’Alliance entre Dieu et son peuple à travers le don des Dix Commandements,
que gît la référence la plus forte à ce que peut représenter la loi pour le
maintien de la communauté des hommes dans l’humanité. Les
commandements révélés par Dieu sur le Sinaï sont transcrits dans deux
passages de la Bible : tout d’abord dans le livre de l’Exode, au chapitre XX,
versets 2 à 14, puis dans le livre du Deutéronome, au chapitre V, versets 6 à
18. Depuis 3 500 ans environ, ce code éthique représente l’idéal de bonté, de
justice et de sainteté, non seulement pour les Hébreux, puis pour le peuple
juif, mais aussi pour les chrétiens qui, à travers les Évangiles et le message
des apôtres, ont accueilli le message porté premièrement par Moïse, message
dont un écho particulièrement puissant peut s’entendre aussi dans la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Il ne s’agit évidemment pas ici de faire l’exégèse — ou même le
commentaire philosophique — des Dix Commandements : les meilleurs
277 278
auteurs, comme Marc-Alain Ouaknin , André Chouraqui , André
279 280
Neher , Josy Eisenberg et Benjamin Gross , et encore et surtout Raphaël
281
Draï , l’ont déjà magnifiquement fait.
Pour autant il est particulièrement intéressant, pour nous, de nous attarder
sur le double épisode de la brisure des tables de la loi par Moïse et de
l’adoration du Veau d’or par le peuple hébreu.
Étant remonté au sommet du Sinaï, Moïse fait (Deutéronome 9) le récit de
ces quarante jours en tête à tête avec Dieu, quarante jours pendant lesquels il
s’est abstenu de manger du pain et même de boire de l’eau, on s’en souvient.
La mission particulière de Moïse, quand il s’en est retourné au sommet du
mont Sinaï, était de rapporter les Tables de la Loi, tables de pierre, de telle
façon qu’elles apportent une trace indiscutable et ineffaçable des Dix
Commandements.
Au terme des quarante jours, alors que Moïse redescend vers son peuple, il
entend Dieu lui révéler le drame du Veau d’or : « L’Étemel me dit : lève-toi,
descends vite d’ici, car il s’est corrompu, ton peuple que tu as fait sortir
d’Égypte. Il s’est vite éloigné de la voie que tu lui avais ordonnée : il s’est
fait une idole. » Alors Moïse redescend, les tables dans ses bras, mais
lorsqu’il découvre l’orgie dans laquelle se vautre son peuple autour du Veau
d’or, il s’emporte : « J’ai saisi les deux tables, je les ai jetées de mes deux
mains, et je les ai brisées à vos yeux » (Deutéronome 9,17).
André Neher, dans son Moïse et la vocation juive, a joliment relevé
comment Moïse devait être regardé comme le « premier apologiste de
l’impératif de la loi », et comment il en avait souligné 1’« universelle
grandeur ». Il cite : « Elle est votre sagesse et votre intelligence aux yeux des
peuples. Lorsque ceux-ci auront connaissance de toutes ces lois, ils diront :
Ah, qu’il est sage et intelligent, ce grand peuple. Où est, en effet, le peuple
assez grand pour posséder des lois et des règles aussi parfaites que cette
Torah que je vous présente aujourd’hui ? » (Deutéronome 4,6 à 8). Pourtant,
le Veau d’or a été adoré et les Tables de la Loi ont été brisées.
Ce mythe de l’opposition éternelle entre l’idolâtrie et la loi, entre l’amour
de l’or et la justice, entre la corruption et la sainteté, est une leçon
permanente. C’est ainsi que, loin de ne mettre en cause que les élites, la
morale et la politique judéo-chrétienne interpellent chacun, quel que soit son
rang. À ce sujet, et toujours dans le premier Testament, les chapitres m et vu
du livre du prophète Michée, sans doute écrit entre 740 et 687 av. J.-C., à
l’époque des prophéties d’Isaïe, permettent de prendre la mesure de la portée
dialectique (élites/peuple) du message biblique sur la corruption : « Écoutez
donc ceci, chef de la maison de Jacob, magistrats de la maison d’Israël, qui
avez le droit en horreur et rendez tortueuse toute droiture, en bâtissant Sion
dans le sang et Jérusalem dans le crime. Ces chefs jugent pour un pot-de-vin,
ces prêtres enseignent pour un profit, ces prophètes pratiquent la divination
pour de l’argent. [...] C’est pourquoi, à cause de vous, Sion sera labourée
comme un champ, Jérusalem deviendra un monceau de décombres, et la
montagne du Temple une hauteur broussailleuse. »
« [...] Malheur à moi ! Je suis comme les moissonneurs en été, comme au
grappillage de la vendange. Mais pas une grappe à manger, pas un de ces
fruits précoces que j’aimerais tant ! Le fidèle a disparu du pays, plus de juste
parmi les hommes. Tous sont à l’affût pour répandre le sang ; chacun traque
son frère au filet. Leurs mains s’emploient au mal. Pour faire du bien, le
prince pose ses exigences, le juge demande une gratification, le notable parle
pour satisfaire sa cupidité... Le meilleur d’entre eux est comme une ronce, le
juste pire qu’une haie d’épines. [...] Car le fils traite son père de fou, la fille
se dresse contre sa mère, la belle-fille contre sa belle-mère. Chacun a pour
ennemi des gens de sa propre maison. »
Ainsi chante aussi le Psaume 26 : « Sonde-moi, Seigneur, mets-moi à
l’épreuve, fais passer au creuset mes reins et mon cœur ; car Ta fidélité est
devant mes yeux, et je suis le chemin de Ta loyauté. Je ne m’assieds pas avec
les hommes faux, je ne vais pas avec les gens dissimulés ; je déteste
l’assemblée des mauvais, je ne m’assieds pas avec les méchants. [...] Ne
m’enlève pas avec les pécheurs, n’enlève pas ma vie avec les hommes
sanguinaires, qui ont de l’infamie dans les mains, et dont la main droite est
pleine de pots-de-vin ! »
Luc lui fait écho : « Aucun domestique ne peut être esclave de deux
maîtres. En effet, ou bien il détestera l’un et aimera l’autre, ou bien il
s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez être esclaves de Dieu
et de Mamon. Les pharisiens, amis de l’argent, écoutaient tout cela et
tournaient Jésus en dérision. Il leur dit : Vous, vous vous faites passer pour
justes devant les gens, mais Dieu connaît votre cœur ; car ce qui est élevé aux
282
yeux des gens est une abomination devant Dieu » Et Pierre se joint à lui :
« Comme sa divine puissance nous a donné tout ce qui contribue à la vie et à
la piété, au moyen de la connaissance de celui qui nous a appelés par sa
propre gloire et par sa vertu, lesquelles nous assurent de sa part les plus
grandes et les plus précieuses promesses, afin que par elles vous deveniez
participants de la nature divine, en fuyant la corruption qui existe dans le
283
monde par la convoitise ... »
On le comprend sans ambiguïté : la corruption des chefs, des prêtres et des
juges est à la fois cause et effet du dérèglement moral du peuple d’Israël qui
284
s’apprête à sombrer dans la haine et la bestialité sanguinaire .
Résistants
Le 17 juin 1940, Jean-Pierre Vemant (1914-2007) écoute le discours
radiodiffusé du maréchal Pétain dans lequel celui-ci annonce la capitulation
de la France : « Français, à l’appel de monsieur le Président de la République,
j’assume à partir d’aujourd’hui la direction de la France. [...] Sûr de la
confiance du peuple tout entier, je fais à la France le don de ma personne
pour atténuer son malheur. [...] C’est le cœur serré que je vous dis
aujourd’hui qu’il faut cesser le combat. » À l’instant même, le tout jeune
285
agrégé de philosophie , officier en déroute, démobilisé par surprise, décide
qu’il faut continuer le combat. Son engagement dans la Résistance date du
même jour : « On ne peut tout accepter. J’ai tout de suite remis à sa place ce
vieux maréchal de France, avec son képi et ses yeux bleus, comme
représentant de tout ce que je détestais : la xénophobie, l’antisémitisme, la
réaction. C’est mon pays, “ma” France, qui dégringole et vole en éclats avec
ce type, qui se met au service de l’Allemagne nazie en jouant les patriotes,
qui fait sonner des musiques militaires, va chercher la bénédiction de l’Église
catholique pour prendre des lois antisémites et supprime toute forme de vie
démocratique. »
En février 1942, Vemant rejoint le réseau Libération-Sud, fondé par
Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Il est nommé responsable départemental
de l’Armée secrète dès novembre 1942. En 1944, il est alors le « colonel
Berthier », commandant des Forces françaises de l’intérieur de Haute-
Garonne. Il organise la libération de Toulouse (19 août), sous les ordres de
286
Serge Ravanel , chef régional des FFI. Après l’accident de moto de celui-
ci, en septembre 1944, Jean-Pierre Vemant devient chef régional à sa place.
Les deux hommes, très différents par leurs opinions politiques, sont toujours
restés profondément amis.
À l’occasion d’un hommage rendu à sa mémoire, à la maison de
287
l’Amérique latine, à Paris, en janvier 2008 , il a été rapporté comment Jean-
Pierre Vemant avait rendu lui-même hommage à l’un de ses meilleurs
compagnons de Résistance : « En 1928, Ignace Meyerson écrivait : “Tristesse
aussi de ce qu’il y a de social, donc d’achevé, dans ce que je fais. Ce qu’il y a
d’anarchiste, de romantique, de révolutionnaire et de juif [en moi] résiste un
peu. Peur de devenir un bourgeois français.” Citant ce texte, Jean-Pierre
Vemant ajoutait, comme le plus bel hommage qu’il pouvait rendre à son
maître et ami : “Meyerson ne l’est pas devenu.” Jean-Pierre Vemant non
288
plus . »
Ne pas devenir un « bourgeois », acte premier de résistance, donc.
Résistance aux faveurs, à ce qui achète l’incivisme, à la corruption des
marchés noirs de la collaboration avec le tyran.
Le dimanche 14 juillet 1940, le pasteur Roland de Pury (1907-1978) entre
dans son temple lyonnais de la me Lanterne. Il a préparé et il lit une
prédication qui est un appel explicite à résister fermement au nazisme, à
289
Pétain et à la collaboration de l’État français . « Tu ne déroberas point » —
commentaire du huitième commandement des Tables de la Loi — est
considéré comme étant la première action de résistance chrétienne en France :
« Je sais bien qu’après un tel carnage, la France peut bien se reposer et dire :
j’ai fait ce que je pouvais. Oui, elle avait le droit de déposer les armes. Mais
non pas, non jamais de consentir intérieurement à l’injustice. Et il y en a
beaucoup qui, pour souffrir un peu moins, sont prêts à ce consentement. [...]
Mieux vaudrait la France morte que vendue, défaite que voleuse. La France
morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France qui trahirait l’espoir que les
opprimés mettent en elle, mais la France qui aurait vendu son âme et renoncé
à sa mission, nous aurait dérobé jusqu’à nos larmes. Elle ne serait plus la
France. [...] Si la France, parce qu’elle est défaite, se met à douter de la
justice de cette lutte qu’elle a menée, et si par conséquent elle étouffe sa
mission de justice, alors elle est pis que morte, elle est décomposée, elle est
prête pour toutes les infamies. »
Jusqu’au dimanche 30 mai 1943, jour de son arrestation, dans le temple,
par la Gestapo, Roland de Pury a continué à délivrer des prédications de
résistance. Mais, dès octobre 1940, il entra aussi dans l’action, organisant le
passage en Suisse de dizaines de Juifs, dont beaucoup d’enfants. De plus, le
pasteur et son épouse Jacqueline offrirent leur maison et le presbytère du
temple pour héberger des membres de la Résistance, des Juifs ou des passeurs
qui convoyaient des enfants du Chambon-sur-Lignon vers la Suisse. De Paris,
on envoyait aussi au pasteur et à son épouse des enfants pour tenter de les
faire passer en Suisse.
En mai 1943, donc, il est arrêté par la Gestapo, puis enfermé au fort de
Montluc (Lyon), pour avoir aidé le mouvement Combat. Avec des bouts de
crayon et de papier conservés au risque de se faire fusiller, le pasteur Roland
de Pury entreprit alors de tenir un Journal de cellule, dont une première
édition parut en Suisse avant la Libération. Autour du 20 juin 1943, il y
écrivait, s’adressant au Rédempteur : « Ah ! Tu me fais durement saisir que
c’est là justement tout le problème, l’unique problème de notre destinée :
290
esclavage ou liberté . »
« Vivre libre ou mourir ! », devise de la Résistance (maquis des Glières),
mais aussi de la première République (1792).
République
Jean-Pierre Vemant a été enterré au cimetière de Sèvres (Hauts-de-Seine),
en janvier 2007 un ruban bleu-blanc-rouge serré dans ses doigts. Serge
Ravanel (né Serge Asher, 1920-2009), avec d’autres anciens camarades de la
Résistance, était présent ce jour-là et a rendu hommage à son ami. Dans son
beau livre L’Esprit de Résistance, lui-même revendique certains principes
éthiques et politiques fondamentaux : « La Résistance avait développé des
réflexes unitaires, enseignant la coopération entre couches sociales,
confessions ou opinions différentes. Elle avait appris à mobiliser les hommes
autour de quelques grandes valeurs éthiques : le courage, l’esprit de
responsabilité, l’honneur, la liberté, la fraternité, les droits de l’homme,
l’humanisme et la tolérance. Le contraire de l’esprit de démission vichyste.
Elle avait découvert la possibilité d’accoutumer les individus à donner la
priorité à l’intérêt général par rapport à l’intérêt particulier. » Comme Jean-
Pierre Vemant et Roland de Pury, Serge Ravanel était particulièrement
attaché au modèle républicain tel qu’il avait été redéfini par le programme du
Conseil national de la Résistance (CNR), le 15 mars 1944, et aussi connu
sous le très beau titre Les Jours heureux.
Dans ce texte qui était appelé à inspirer tous les citoyens français, le rejet
de la corruption est clairement articulé à la vie républicaine et démocratique :
« Ainsi sera fondée une République nouvelle qui balaiera le régime de basse
réaction instauré par Vichy et qui rendra aux institutions démocratiques et
populaires l’efficacité que leur avaient fait perdre les entreprises de
corruption et de trahison qui ont précédé la capitulation. Ainsi sera rendue
possible une démocratie qui unisse au contrôle effectif exercé par les élus du
peuple la continuité de l’action gouvernementale. »
291
C’est ici, fondu au creuset de la Résistance , que l’alliage pur du projet
républicain jaillit à l’aube des jours heureux.
Mais Jean-Pierre Vemant, Roland de Pury, Serge Ravanel, Stéphane
Hessel et tous leurs anciens camarades, les époux Aubrac, Germaine Tillion,
etc., reposent désormais dans leurs tombes, et la République qu’ils ont voulue
démocratique est devenue totalement oligarchique. François de Bernard
l’avait parfaitement établi, philosophiquement, dès 1998, dans L’Emblème
démocratique, grâce à la relecture de Thucydide, Platon, Aristote, Machiavel,
La Boétie, Montesquieu, Rousseau, Tocqueville... Comme il avait aussi
prévenu que cette république oligarchique qui est la nôtre peut basculer
rapidement dans la tyrannie : « Génération et corruption, vie et mort des
régimes : il faut entendre au présent la leçon d’Aristote. [...] Afin d’assurer sa
survie, l’oligarchie nationale choisit de confondre son destin d’abord avec les
autres oligarchies nationales situées à proximité, puis avec l’oligarchie
internationale : cela s’appelle “Union européenne” et “mondialisation”. Mais
ce projet de l’“oligarchie sans frein” ne mène qu’à la tyrannie. [...] Les
pouvoirs exorbitants dévolus par l’autorité politique à certains conglomérats
sont également exemplaires de la collusion — assortie de corruption — des
292
oligarchies économiques et politiques . »
XI - Pour une révolte civique
Quand les hommes qui gouvernent sont insolents et
avides, on se soulève contre eux et contre la constitution
qui leur donne de si injustes privilèges...

Aristote, Politique, livre VIII, chapitre II.

Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme


soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne
soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la
tyrannie et l’oppression.

Déclaration universelle des droits de l’homme,


préambule, ONU, 1948.

En 1995, un an après son décès, c’est un véritable coup de tonnerre que


Christopher Lasch, professeur d’histoire à l’université de Rochester (New
York), a déclenché, à titre posthume, à travers le ciel des sciences humaines.
Dans un livre testamentaire intitulé La Révolte des élites, cet observateur
critique du capitalisme contemporain a révélé à quel point, « de nos jours, la
menace principale semble provenir de ceux qui sont au sommet de la
hiérarchie sociale et non pas des masses », alors que « naguère, c’était la
révolte des masses qui était considérée comme la menace contre l’ordre
293
social et la tradition civilisatrice de la culture occidentale ».
Convenant que « l’essentiel de [ses] travaux récents tourne autour de la
question de l’avenir possible de la démocratie », Christopher Lasch avoue
qu’il « pense que nous sommes beaucoup de gens à nous demander ainsi si la
démocratie a un avenir », car c’est bien une véritable sécession des élites vis-
à-vis de la chose publique, c’est-à-dire de la République, qu’il relève dans ses
travaux sociologiques portant sur l’Amérique des années 1990. Il note ainsi
que « parce qu’il n’est pas informé par une pratique citoyenne, le
cosmopolitisme du petit nombre des favorisés s’avère être une forme
supérieure de l’esprit de clocher », qu’« au lieu de financer les services
publics, les nouvelles élites investissent leur argent dans l’amélioration de
leur ghetto volontaire », que leurs membres « sont heureux de payer pour les
écoles privées dans leurs quartiers résidentiels, pour une police privée, et
pour des systèmes privés de ramassage des ordures », mais qu’« ils sont
parvenus, à un degré remarquable, à se décharger de l’obligation de
contribuer au Trésor public ». Il conclut : « La reconnaissance par eux de
leurs obligations civiques ne passe pas la limite de leur propre petit quartier.
“La sécession des analystes symbolique”, selon le mot de [Robert] Reich,
nous offre un exemple particulièrement frappant de la révolte des élites
contre les contraintes du temps et du lieu. »
Ce détachement des élites oligarchiques vis-à-vis de la République et de
leurs devoirs civiques, leur propension à la fraude et à l’indifférence ont été
étudiés par Christophe Nadaud, alors directeur scientifique de l’institut de
sondage Sofres, au cours des mêmes années 1994 et 1995. Les résultats de
deux enquêtes, qu’il commente dans un chapitre intitulé « Triche et
incivilités : un mauvais exemple français ? » d’un ouvrage collectif, placé
294
sous la direction d’Hélène Bélanger (Cour des comptes) , permettent de
noter :
— un taux assez considérable de tricherie chez la plupart des Français ;
— paradoxalement, une souffrance sociale produite par « la perte de
repères moraux structurants » qui « serait génératrice d’inquiétude et
d’anomie » ;
— des pratiques de triche et de fraude particulièrement nombreuses chez
les moins de 25 ans, d’une part, mais aussi chez « les cadres et professions
intellectuelles, chez les diplômés de l’enseignement supérieur ou chez ceux
dont le revenu mensuel est supérieur à plus de 20 000 francs [plus de 4 100
euros mensuels d’aujourd’hui] ».
Les sondages de Christophe Nadaud montrent, en outre, que si les plus
jeunes fraudeurs font part d’un sentiment dominant de peur, éprouvé à
l’occasion de leurs actes déviants ou délinquants, « les catégories supérieures
[...] expriment avant tout le détachement et le refus de la culpabilité », car ces
sentiments sont éprouvés chez près de la moitié de leurs membres lorsqu’ils
transgressent « des contraintes sociales [considérées comme] étouffantes par
295
les uns, superfétatoires par les autres ».
À l’occasion de nombreuses rencontres faites avec « ceux d’en haut »,
c’est-à-dire avec les grands patrons, les hommes politiques de haut niveau,
les « décideurs » du secteur public, du monde financier, des groupes cotés au
CAC 40, l’écrivain-joumaliste Hervé Hamon a constaté que beaucoup d’entre
eux « font fortune ». Il s’est alors interrogé sur l’ampleur de ces
rémunérations, qui se chiffrent annuellement en millions d’euros : « Quel
risque prennent-ils, comparé au risque que vivent les salariés précaires qui
vont de contrat à court terme en contrat à court terme ? Pourquoi cette
débauche, cette gabegie, cette impudeur, cet étalage, cette vulgarité ? Quel
signal veulent-ils envoyer à leurs concitoyens ? Et pourquoi viennent-ils, en
prime (si j’ose dire), se plaindre de n’être ni reconnus ni aimés ? Ce n’est pas
296
plus qu’ils demandent, c’est toujours plus . »
En conclusion de sa profonde enquête dans le monde à part des élites
oligarchiques de ce qui se présente encore comme étant notre République,
Hervé Hamon se permet de faire un commentaire personnel : « Au final, plus
encore que l’argent, ce qui m’a frappé, choqué, intéressé, au cours de ce
voyage, c’est l’endogamie. C’est la manière dont les décideurs, qu’ils soient
politiques ou économiques, sortent des mêmes écoles, avec le même bagage,
la même structure de pensée, les mêmes objectifs, les mêmes instruments. »
La chute de Rome
Sécession, incivisme, fraude, indifférences, débauche et endogamie des
élites... Nous en sommes donc là. Dans son blog, l’anthropologue Paul Jorion
continue de lancer chaque jour une alerte, lui qui avait anticipé la crise des
297
subprimes et tenté d’avertir (en vain) l’opinion , avec une poignée d’autres
298
experts (notamment le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz ), de la
299
gravité de la situation économique mondiale . À l’automne 2008, il
déclarait : « La crise d’aujourd’hui est plus grave que celle de 1929. Même en
comptant les quatre années de récession, de 1930 à 1933, qui ont suivi... La
finance étant devenue beaucoup plus centrale à l’économie, plus complexe et
plus mondialisée, quand elle va mal, c’est beaucoup plus grave qu’avant. [...]
300
La crise est en train de tout engloutir. Ce qui survivra ? Je n’en sais rien . »
Nous savons que Paul Jorion, entre autres mérites, a rigoureusement
analysé comment la corruption et la délinquance de l’oligarchie globalisée
sont les premières causes de l’engloutissement du monde.
Les trois derniers siècles de Rome témoignent d’une inexorable décadence,
dont la « privatisation du gouvernement » et la vente du « pouvoir à l’encan »
sont les principaux facteurs, précise l’historien Ramsay MacMullen
(université de Yale), qui a montré lui aussi « à quel point la corruption —
pots-de-vin, extorsions, concussion —, encouragée par la perversion du droit,
la multiplication des fonctionnaires et l’isolement de l’empereur, a miné la
301
notion même de pouvoir, préparant la voie inéluctable de sa destruction ».
L’historien de l’Antiquité Lucien Jerphagnon donne raison sur ce point à son
collègue américain — lui, si prudent ! —, l’approuvant pour avoir « examiné
sans complaisance le fonctionnement des institutions, la pratique du pouvoir,
y montrant à nos yeux pourtant blasés une corruption qui ne fut pas pour rien
302
dans la fin du monde romain ».
Lecteurs d’Aristote (384 à 322 av. J.-C.) et grands témoins de la décadence
inexorable et de la chute de Rome, Caton (234 à 149 av. J.-C.), Cicéron (106
303 304
à 43 av. J.-C.) , ou saint Augustin (354 à 430 apr. J.-C.) ont tous mis en
exergue l’effet morbide de la corruption sur la République et l’Empire, et
dénoncé sa propagation depuis les élites jusqu’au peuple, par mimétisme.
Exemplaire de ce point de vue, le Traité des lois de Cicéron (De legibus, livre
III, 54 av. J.-C.) dissèque la République de Catilina et du propréteur de Sicile,
Verres : « Si grave en effet que soit en lui-même le mal quand les grands
commettent des fautes, il l’est encore bien plus du fait qu’on les imite. [...]
Pour moi, je pense que ce sont les habitudes de vie des grands qui changent
les mœurs des cités. C’est par là que les vices des grands sont
particulièrement funestes à l’État ; non seulement ils s’adonnent eux-mêmes à
ces vices, mais ils les répandent dans la cité et, nuisibles par leur propre
corruption, ils le sont encore parce qu’ils corrompent les autres ; leur exemple
est plus funeste que leur faute. [...] Peu, très peu de citoyens, revêtus de
charges et de dignités, suffisent pour corrompre ou redresser les mœurs d’une
cité. »
Montesquieu (1689-1755) reprend ce point de vue dans son analyse de la
chute de Rome, les Considérations sur les causes de la grandeur des
Romains et de leur décadence (1734). Dans son chapitre X, intitulé « De la
305
corruption des Romains », et surtout dans le XIII, « Auguste », il s’en
prend, comme Caton, aux empereurs et observe, en citant Cicéron, que les
mœurs ont été corrompues par la trop grande richesse des élites et par les
inégalités sociales insupportables, la passion de l’argent, l’achat des soldats et
du peuple... : « Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux avaient
travaillé à mettre une espèce d’anarchie dans la République. Pompée, Crassus
et César y réussirent à merveille : ils établirent une impunité de tous les
crimes publics ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des mœurs, tout ce
qui pouvait faire une bonne police, ils l’abolirent ; et, comme les bons
législateurs cherchent à rendre leurs concitoyens meilleurs, ceux-ci
travaillaient à les rendre pires. Ils introduisirent donc la coutume de
corrompre le peuple à prix d’argent, et, quand on était accusé de brigues, on
corrompait aussi les juges. Ils firent troubler les élections par toutes sortes de
violences, et, quand on était mis en justice, on intimidait encore les juges ;
l’autorité même du peuple était anéantie... »
Pour l’auteur de De l’esprit des lois (Genève, 1748), le chemin qui conduit
Rome à sa chute est clairement tracé. Il mène la République à la tyrannie
impériale, puis à la corruption systémique de celle-ci : « Les Romains
parvinrent à commander à tous les peuples, non seulement par l’art de la
guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour
pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empereurs, toutes ces vertus
s’évanouirent, l’art militaire leur resta, avec lequel, malgré la faiblesse de la
tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce qu’ils avaient acquis. Mais,
lorsque la corruption se mit dans la milice même, ils devinrent la proie de
tous les peuples. »
Machiavélisme
« Hors la République, point de salut ! » nous disent donc les Antiques. Car
la tradition gréco-romaine porte bien une idée civique de la corruption. Celle-
ci, enracinée dans la philosophie politique d’Aristote, est le fil conducteur qui
traverse ce qu’il convient d’appeler le « républicanisme ». De Cicéron à
Jürgen Habermas, en passant par Machiavel, Montesquieu, Rousseau,
Hannah Arendt, entre autres cette tradition est tout à la fois une anthropologie
et une philosophie morale. Et c’est bien dans l’expérience de la fin de la
république romaine, telle qu’elle a été décrite par Caton puis par Cicéron, que
306
s’enracine la réflexion sur le civisme comme condition vitale de la
République et comme antidote radical à la corruption.
Selon cette tradition philosophique, la vie républicaine, c’est-à-dire l’action
civique, est conditionnée par l’éthique personnelle, c’est-à-dire par la vertu.
Cette articulation entre santé de la République et qualités morales des
citoyens est clairement énoncée par Aristote au chapitre m de son traité Les
Politiques : « Si les hommes s’assemblent pour vivre ensemble, ce n’est ni en
vue de former une alliance militaire pour ne subir de préjudice de la part de
personne, ni en vue d’échanges dans l’intérêt mutuel, mais plutôt en vue
307
d’une vie heureuse . »
Depuis Aristote, le républicanisme revendique la « vertu civique », un
« idéal type de la citoyenneté », susceptible d’« articule [r] un catalogue de
qualités morales et un programme de discipline du citoyen ». Cette vertu
civique s’oppose frontalement à l’intérêt personnel, à la recherche de la
richesse, au culte de l’argent et à la passion du pouvoir. Ainsi, le discours de
Caton sur La Conjuration de Catilina, rapporté par Salluste, vante « la
supériorité de la rusticité des mœurs anciennes » contre « la mollesse qui
résulte de l’esprit d’enrichissement et du désir de jouissance ». C’est par la
vertu civique que l’excellence personnelle se met d’abord au service de la
Cité !
Du point de vue du républicanisme antique, la corruption « traduit le
pouvoir d’une oligarchie se battant pied à pied pour défendre ses privilèges,
lesquels sont l’expression d’une maîtrise absolue des moyens matériels
d’existence ». Plus grave encore, le régime oligarchique ou tyrannique
impérial (antirépublicain) est une « domination sur les hommes » reposant sur
« la pure et simple corruption, érigée au niveau d’un système clientélaire
généralisé, puisque la relation de patronage personnel et direct semble avoir
308
sous-tendu l’ensemble des rapports sociaux du monde romain ».
Cette compréhension de la corruption civique a été reprise, dès la
Renaissance et durant l’âge classique, par les penseurs humanistes tels que
Machiavel et Montesquieu.
Au cœur de la philosophie politique occidentale, Machiavel (1469-1527)
est le grand penseur de la République à l’épreuve de la corruption. Dans le
livre magistral qu’il a consacré à l’auteur du Prince, Quentin Skinner
309
(université de Cambridge, Grande-Bretagne) a parfaitement relevé que
« les citoyens les plus forts et les groupes d’intérêts les plus puissants tendent
constamment à détruire l’équilibre constitutionnel au profit de leurs propres
intérêts et de leurs objectifs fractionnaires, et à introduire ainsi le germe de la
corruption dans le corps social ; ils font, par là même, courir le plus grand
risque à sa liberté ». Il affirme aussi que les propositions constitutionnelles de
310
Machiavel ont pour premier objectif de « prévenir la corruption ».
L’enquête exceptionnelle de l’historien chartiste Jean-Claude Waquet sur
311
« la morale et le pouvoir à Florence aux XVIIe et XVIIIe siècles » a, par
ailleurs, permis de comprendre que la corruption était au fondement même du
système politique dominant la Toscane à cette période, la tyrannie. En 1737,
la Toscane, gouvernée depuis 1532 par les Médicis, passa aux mains des
élites lorraines. Le comte de Richecourt, ministre du nouveau souverain,
procède à un rapide état des lieux à Florence : « L’on vole partout, dans le
militaire, dans le civil, dans les finances, l’on ne peut citer aucun tribunal,
aucune recette, où le prince ne soit trompé et le peuple vexé. L’officier
général, le gouverneur de place, le provéditeur, le ministre, tous mangent,
pour me servir des termes du pays, ils mangent sur tout, sur les choses les
plus viles, sur les gens les plus misérables, le mal est à cet égard si général, si
fort canonisé que, loin de le blâmer, on dit communément d’un tel l’homme
qu’il est entendu et sait ces affaires... »
Républicanisme
Avec Montesquieu, la réflexion sur la corruption revient au cœur de
l’analyse du déclin de Rome mais se déploie, au-delà de la dégénérescence de
la république en empire, sur ce qui peut advenir aussi dans une démocratie,
où « la vertu se perd d’abord par défaut d’égalité, lorsque le luxe s’introduit
et que la frugalité n’est plus jugée possible ni souhaitable : “À mesure que le
luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier.
À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la
gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a
bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent” (De
312
l’esprit des lois, VII, 2) . Et Céline Spector d’insister : « La corruption
intervient lorsque l’éducation ne suffit plus à contrer les tendances égoïstes
de l’homme, et à réorienter ses passions (cupidité, ambition) de l’intérêt
particulier vers l’intérêt public : les valeurs commîmes perdent leur sens au
regard de nouveaux critères, individualistes, du jugement moral (De l’esprit
des lois, III, 3) »
Cependant, si Montesquieu a parfaitement assimilé les leçons républicaines
de Cicéron et de Machiavel, y compris en faisant droit au « conflit » inhérent
à la vie démocratique, il les « libéralise » aussi, en valorisant bien sûr la
313
liberté, mais aussi pour une bonne part les passions des particuliers .
Il n’empêche, le républicanisme — revivifié par Rousseau (1712-1778),
Condorcet (1743-1794), Pierre Leroux (1797-1871), Léon Bourgeois (1851-
1925), Jean Jaurès (1859-1914), mais aussi, plus récemment, par Hannah
Arendt (1906-1975) et les néorépublicains américains et britanniques John
Pocock (1924), Quentin Skinner (1940), Philip Pettit (1945), mais encore par
le philosophe de l’éthique de la discussion et de la démocratie délibérative
Jürgen Habermas (1929) — rejette obstinément la philosophie libérale qui
édicté que le bien public se construit à partir des vices privés (cf. La Fable
des abeilles de Mandeville), qui traite déontologique-ment et non
civiquement la question de la corruption, et qui veut que l’être humain ne soit
314
qu’un Homo œconomicus .
Quoi qu’il en soit, il est évident que la prise en compte du clivage « vertu
civique héritée des républicains romains » versus « intérêt particulier selon la
tradition libérale » ne suffit plus à refonder le projet d’une société
démocratique libérée de la corruption. Et Serge Audier a sans doute raison
d’en appeler aussi à la leçon athénienne sur la démocratie, telle que
315
Castoriadis (1922-1997), notamment, l’a explicitée, ainsi qu’à l’écologie
ou encore au solidarisme des purs républicains de la IIIe République. Car,
oui, « l’idée républicaine, pour ne pas se dégrader en idéologie nostalgique,
316
devra connaître de nouvelles transformations ».
En cette aube transie du troisième millénaire, aube angoissée par
317
l’expansion d’un catastrophisme très peu éclairé , la révolte civique qui doit
se lever contre la corruption et sa métaphysique nihiliste trouvera sa source
dans un regain démocratique et le rejet conséquent de la servitude volontaire
organisée par la chaîne des intérêts particuliers. Mais aussi, sans doute, dans
un ré-enchantement de la république. Edwy Plenel a raison de se référer à
318
John Dewey (1859-1952) . Car le philosophe américain avait très tôt
compris — et dénoncé — l’impasse dans laquelle nous engageait le
libéralisme utilitariste et matérialiste, et lui opposait, dès 1934, « une foi
319
commune », véritable « religion civile » qui faisait écho à la « religion de
la République », à la « Révolution religieuse » ou à la « foi laïque » prônées
320
par les Quarante-huitards (Pierre Leroux, notamment ), puis par Edgar
321 322
Quinet (1803-1875) , Ferdinand Buisson (1841-1932) , Jean Jaurès
323 324
(1859-1914) , Vaclav Havel (1936-2011) .
Sans doute le XXe siècle et ses atrocités auraient-ils dû, déjà, nous
affranchir à jamais du désir de servir le prince et encourager enfin chaque
citoyen à « faire l’histoire », pour reprendre la belle formule de Christophe
325
Bouton , lequel dessine les lignes de fond d’une démocratie régénérée :
« Au lieu de s’accrocher au vieux modèle du “leadership vertical” (avec son
grand homme toujours un peu providentiel et finalement toujours décevant),
on devrait prendre en compte la montée en puissance, depuis environ deux
décennies, d’un autre paradigme, un “leadership horizontal”, où ce sont les
individus qui prennent et exercent collectivement le pouvoir, sans attendre
d’en haut, par le miracle d’un seul individu, les solutions à tous les
problèmes. [...] Dans les démocraties occidentales, on retrouve l’esprit de
cette démocratisation de l’histoire, par exemple dans les mouvements des
“Indignés” ou, outre-Atlantique, de “Occupy Wall Street”. Par-delà le
désaveu de la classe politique, ces modes d’action manifestent la soif d’une
démocratie plus radicale, moins hiérarchique, d’une démocratie qui part d’en
bas, où les citoyens ordinaires ont leur mot à dire sur les décisions des
gouvernants, et ce, pas seulement au moment des élections. [...] Sans doute ce
modèle de gouvernance est-il exigeant, car il en appelle à la responsabilité de
tous les citoyens, qui ne peuvent plus se contenter d’élire des dirigeants pour
mieux dénigrer ensuite leur inaction, sans rien faire de leur côté. Ce type de
démocratie reste encore largement à inventer, mais parions que c’est dans
cette voie qu’il faut désormais s’engager. »
Il faut prêter l’oreille à cette « révolte civique » qui vient, qui enfle, sous
différentes formes, ici et là. Le bruit de fond des propagandes totalitaires et
néolibérales ne parvient plus à recouvrir complètement le chant
326 327
démocratique , l’exigence de « démocratie forte ». Partout dans le
monde, la résistance à la corruption est un de ses premiers motifs, avec le
refus de la croissance des inégalités qu’elle génère mécaniquement.
En témoigne, dans les pays les plus développés, l’épopée des « lanceurs
328
d’alerte » dont le nombre croît chaque jour , mais que tant d’observants de
la servitude volontaire et tant de chiens de garde refusent encore d’entendre.
« Ami, entends-tu ? »
Ce que maîtres et esclaves contemporains, liés par le grand contrat
capitaliste de la subordination, refusent d’entendre, c’est l’appel à changer
329
nos vies , à ne plus confondre l’être et l’avoir à suivre les voies spirituelles
330
et politiques du « salut » .
331
Dans son commentaire éclatant du « Tu ne voleras pas ! », le rabbin et
philosophe Marc-Alain Ouaknin affirme que le huitième commandement « ne
concerne pas le vol des objets », mais qu’il se rapporte au « vol des âmes »,
que le vol de l’avoir des autres vise, souvent sans que l’on en ait conscience
et par désir mimétique, à l’accumulation infinie — mais vaine — de l’être. Il
développe : « Le voleur [...] confond l’être et l’avoir, ce qu’il est et ce qu’il
possède. En hébreu, “désir” se dit kessèf ; or c’est aussi le mot pour dire
“argent”. » Il prévient aussi : « On pourrait dire que l’homme à qui on vole sa
subjectivité est en droit de se mettre en colère ou de se révolter... » Révolte
civique.
Ami, entends-tu... ? Entends-tu la parole prophétique, toujours aussi
limpide et fraîche de Roland de Pury ? Entends-tu ce « Tu ne déroberas
point ! » lancé au visage masqué des prédateurs et des dominants corrompus
de tous les temps ?
« Tu ne déroberas point », parce que la corruption, l’indifférence à la
vérité, l’intérêt égoïste, la servitude volontaire, les cultes de l’argent et du
néant ne passeront plus à travers toi.
Notes
[←1]
1. Denis Robert, Pendant les « » affaires », les affaires continuent, Stock, 1996, et
Le Livre de Poche, 1998.
[←2]
2. MetroNews, 4 avril 2013.
[←3]
3. Questions d’info (LCP/Le Monde/AFP/France Info), 11 juin 2014.
[←4]
4. Avant d’y revenir plus longuement, je fais référence ici à ce que nous enseigne
André Neher, à propos du héséd, éthique fondamentale du prophétisme biblique, à son
apogée au VIIIe siècle av. J.-C., promotion et pratique d’une « alliance » tissée de
droiture, de justice et d’amour du bien tout à la fois. Voir L’Essence du prophétisme,
Calmann-Lévy, 1983, p. 238 à 242 (ou, sous le titre Prophètes et prophéties, Payot, coll.
« Petite bibliothèque », 1995, même pagination).
[←5]
5. Dernièrement : Vue imprenable sur la folie du monde, Les Arènes, 2013 : « Denis
Robert a payé sans doute un prix excessivement élevé pour ses révélations : dix ans d’une
lutte judiciaire solitaire pour survivre, sauver son honneur et ne pas désespérer totalement
du monde. Ce monde, il le parcourt depuis quinze ans, caméra sur l’épaule, réalisant de
beaux documentaires, pinceaux (il peint, dessine, colle des petits bouts de papiers, en
artiste authentique) et plume à la main (deux douzaines de romans et d’essais !). Ce
monde, cette fois-ci, c’est sa Lorraine, qu’il arpente de Metz à Florange, avec son fils
Woody dont les paroles d’enfant du XXIe siècle démasquent les leurres violents des
temps actuels. Et cela donne une épopée ironique, sans complaisance avec les roitelets,
charitable avec les faibles, pleine de coups de sonde dans les eaux noires de la “folie
financière” qui démolit le monde » (Antoine Peillon, La Croix, 24 décembre 2013).
[←6]
6. Cf., entre autres, son éditorial, dans Sud-Ouest du 25 mai 2014 : « Une corruption
réciproque s’opère de façon subreptice entre les médias et les champs successifs (la
politique, la justice, l’économie, etc.) qu’ils dévorent. Une connivence vaguement
sadomasochiste réunit désormais les médias et leurs différents partenaires, sans que l’on
puisse clairement discerner, au milieu des lamentations générales, qui est la victime et qui
est le bourreau. »
[←7]
7. Edwy Plenel, Dire non, Don Quichotte, 2014, p. 12 et 13.
[←8]
8. Seul Jérôme Monod échappera à la condamnation, aucune charge n’étant
finalement retenue contre lui par Philippe Courroye. Il sera convoqué au procès comme
simple témoin.
[←9]
9. « Annecy. La station d’épuration de l’eau met le feu au lac », InfoMatin, 16
janvier 1995, p. 1, et p. 10 et 11.
[←10]
10. Du latin populaire cactivus, croisement du latin captivus (« prisonnier ») et d’un
mot gaulois cactos (même sens).
[←11]
11. Lubie tenace. En 1997, Éric Zemmour publiera un livre inoubliable et haineux, Le
Coup d’État des juges, chez Grasset, dans lequel il décrit le « jeu » des « enveloppes »
comme le « coût » normal de la « vie démocratique ».
[←12]
12. En novembre 2000, Alain Carignon, qui continue de nier les faits qui lui sont
imputés, déclare dans Objectifs Rhône-Alpes (magazine économique lyonnais) : « Il y a un
concours de circonstances avec un juge qui avait décidé d’avoir ma tête avec la complicité
d’un journaliste et l’accord tacite du pouvoir politique. Et j’ai été la cible de cette alliance
d’intérêts. J’ai été condamné pour avoir fait ce que beaucoup d’autres hommes politiques
ont fait : organiser le financement de leur parti à une époque où il n’y avait pas d’autre
solution. Ce qu’ont fait avant moi ceux de gauche et tous ceux qui m’ont précédé. »
[←13]
13. Fin 2003, Xavier Péneau fut promu par Nicolas Sarkozy haut fonctionnaire au
ministère de l’Intérieur alors qu’Alain Carignon y était lui-même désigné comme
« conseil politique bénévole ». Xavier Péneau fut ensuite chargé par Brice Hortefeux,
ministre de l’Intérieur, d’une mission au bureau des élections. En décembre 2009, il reçut
la Légion d’honneur, puis fut nommé préfet de l’Indre le 10 novembre 2010. En août
2012, peu après l’élection de François Hollande à l’Élysée, il intégrait le Conseil supérieur
de l’administration territoriale, où il fut chargé, entre autres, de conseiller les jeunes
préfets.
[←14]
14. À propos d’un meeting qui s’était tenu le 3 mai 2007, à l’hôtel Mercure de
Grenoble, Alain Carignon souligne dans son blog : « Pendant la réunion comme à la
télévision locale, Gérard Longuet a tenu à m’apporter son appui personnel dans le cadre
de la campagne législative, rappelant que j’étais le seul candidat de l’UMP dans la
circonscription et que je serais le candidat de la majorité présidentielle si Nicolas Sarkozy
était élu. Il a cité cette anecdote pour terminer son intervention : “En partant ce matin,
j’étais rue d’Enghien, au siège de la permanence du candidat [Sarkozy]. Il est arrivé, on
s’est salués, et je lui ai dit : ‘Je descends dans l’Isère.’ Il m’a dit : ‘Tu verras Alain, et tu le
soutiendras.’” »
[←15]
15. Cf. Alain Carignon : « Les amis de Nicolas Sarkozy souhaitent sa candidature »,
entretien avec Olivier Galzi, sur i>TELE, le 28 janvier 2014
(http://www.itele.fr/chroniques/invite-galzi-jusqua-minuit/alain-carignon-les-amis-de-
nicolas-sarkozy-souhaitent-sa-candidature-70594).
[←16]
16. Samuel Laurent et Alexandre Lemarié, « Les nouveaux appétits d’Alain Carignon
sur la droite grenobloise », Le Monde, 6 mars 2013.
[←17]
17. Le 12 juin 2014, les juges d’instruction Roger Le Loire et Renaud Van
Ruymbeke, magistrats du pôle financier du TGI de Paris qui instruisent le volet financier
de l’affaire Karachi, ont signé l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel
pour les mis en examen. Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur et
proche de Nicolas Sarkozy ; Renaud Donnedieu de Vabres, ancien ministre, directeur de
cabinet de François Léotard au ministère de la Défense, à l’époque des faits ; Thierry
Gaubert, ancien conseiller de Nicolas Sarkoz ; Ziad Takieddine, intermédiaire sur les
marchés d’armement, entre autres, comparaîtront ainsi devant le tribunal, sans doute en
2015. Les cas d’Édouard Balladur et de François Léotard, Premier ministre et ministre de
la Défense en 1994, sont en cours d’instruction à la Cour de justice de la République.
[←18]
18. Entre autres, le très solide Noël Pons, La Corruption des élites. Expertise,
lobbying, conflits d’intérêts, Odile Jacob, 2012, p. 93, mais aussi Laurent Léger,
« Madame Douste-Blazy au labo, Monsieur au ministère », Charlie Hebdo, n° 970, 19
janvier 2011, et Le Canard enchaîné du 22 juin 2011.
[←19]
19. « Sarkozy, un homme en bande organisée », Mediapart, 7 mars 2014
(http://www.mediapart.fr/joumal/france/070314/sarkozy-un-homme-en-bande-organisee).
[←20]
20. Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, Le Contrat. Karachi, l’affaire que Sarkozy
voudrait oublier, Stock, coll. « Les documents », 2010.
[←21]
21. Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France. Enquête au cœur de
l’évasion fiscale, Seuil, 2012, p. 178 à 181.
[←22]
22. Sarkozy-Kadhafi. Histoire secrète d’une trahison, Seuil, 2013.
[←23]
23. Laurent Mauduit, Tapie, le scandale d’État, Stock, 2013.
[←24]
24. Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « Affaire Bettencourt : non-lieu pour
Sarkozy », Le Monde, 7 octobre 2013.
[←25]
25. Id., « Écoutes : quand Nicolas Sarkozy appelait le patron de la DCRI », Le
Monde, 3 avril 2014, et « Affaire des écoutes : pourquoi Nicolas Sarkozy a été mis en
examen », Le Monde, 2 juillet 2014.
[←26]
26. Antoine Peillon, Ces 600 milliards qui manquent à la France, op. cit., p. 106 à
113.
[←27]
27. Claude Dumont-Beghi, L’Affaire Wildenstein. Histoire d’une spoliation,
L’Archipel, 2012, notamment p. 15 à 17.
[←28]
28. Cf., entre autres, tous les travaux de François-Xavier Verschave.
[←29]
29. Julien Caumer, Les Requins. Un réseau au cœur des affaires. Elf, Thomson, TGV,
GMF, travaux publics, partis politiques..., Flammarion, 1999.
[←30]
30. Nicolas Beau, La Maison Pasqua, Plon, 2002.
[←31]
31. François Audigier, Histoire du SAC. La part d’ombre du gaullisme, Stock, 2003.
[←32]
32. Des interpellations ont eu lieu le mercredi 18 juin 2014 dans l’entourage de
Michel Tomi, lequel est alors soupçonné de « blanchiment aggravé ». Les policiers de
l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales et de l’Office central
de répression de la grande délinquance financière ont interrogé ce « parrain de parrain »,
lui-même placé en garde à vue, sur l’origine de ses revenus, son train de vie et ses
relations avec le chef de l’État malien, Ibrahim Boubacar Keita, dit « IBK », pour des faits
qualifiés de corruption. L’Express a consacré cinq pages à une enquête intitulée : « Corse-
Afrique. Les jeux dangereux de Monsieur Tomi » (n° 3283, 4 juin 2014). Lire aussi
Jacques Follorou, « Qui est Michel Tomi, le “parrain des parrains” poursuivi par la
justice ? », Le Monde, 28 mars 2014, et Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « La justice sur
la piste du “parrain des parrains” », Le Monde, 28 mars 2014.
[←33]
33. Marcel Francisci, né le 30 novembre 1919 et mort le 16 janvier 1982, était un
homme d’affaires et un gangster, conseiller général de la Corse-du-Sud (UDR) et membre
du SAC. Frère de Roland Francisci (proche de Jacques Chirac, puis de Nicolas Sarkozy)
et de Xavier Francisci. Son neveu Marcel Francisci (fils de Roland) est l’actuel président
de l’UMP en Corse-du-Sud, conseiller général, conseiller régional.
[←34]
34. Haut fonctionnaire de police, ancien commissaire et préfet, il est directeur de la
surveillance du territoire (DST), puis directeur central du renseignement intérieur (DCRI)
du 2 juillet 2008 au 30 mai 2012. En février 2013, il crée sa société de renseignement
privé, Kymos Conseil, et intègre, en juin 2013, le cabinet d’intelligence économique
américain Arcanum, leader mondial de l’espionnage industriel, qui a des bureaux à
Washington, Londres, Tel-Aviv, Dubaï, Zurich, New York et Hong Kong. Le 17 octobre
2011, alors qu’il est toujours patron de la DCRI, Bernard Squarcini est mis en examen par
la juge Sylvia Zimmermann pour « atteinte au secret des correspondances », « collecte
illicite de données » et « recel du secret professionnel » (surveillance électronique de
journalistes du quotidien Le Monde). En juin 2013, il est renvoyé en correctionnelle. Le 8
avril 2014, il est condamné à 8 000 euros d’amende pour « collecte de données à caractère
personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite » et ne fait pas appel du jugement.
[←35]
35. Le commissaire Paul-Antoine Tomi, demi-frère de Michel Tomi (le « parrain des
parrains », selon Le Monde du 28 mars 2014), a été recruté et employé à la toute-puissante
Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) par son directeur, Bernard Squarcini
(2008-2012). Cf. Olivia Recasens, Didier Hassoux, Christophe Labbé, L’Espion du
président. Au cœur de la police politique de Sarkozy, Robert Laffont, 2012, p. 239 et 240.
[←36]
36. Témoignages enregistrés et mis à l’abri.
[←37]
37. Camille de Rocca Serra a été épinglé par le journaliste Enrico Porsia à propos
d’« anomalies » dans l’attribution de permis de lotir, en1998, à Punta Oru (Porto-Vecchio,
Corse-du-Sud). En effet, en 2008, l’enquêteur du site Amnistia.net avait affirmé que le
président du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Corse, l’UMP Ange Santini,
ainsi que le président UMP de l’Assemblée de Corse, le député Camille de Rocca Serra,
tentaient, via le Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse
(PADDUC), de rendre constructibles des terrains leur appartenant et jusqu’alors protégés.
Dans Backchich.info, le journaliste Xavier Monnier résumait l’affaire ainsi : « Accusé de
préparer le terrain à une bétonnisation du littoral, le PADDUC présente la particularité de
rendre constructibles certains terrains d’élus corses. Notamment, Camille de Rocca Serra
(président de l’Assemblée), Ange Santini (président de l’exécutif) et Jérôme Polvérini. Ô
hasard, tous trois élus UMP... »
[←38]
38. Alain Jourdan, « Sarkozy a-t-il joué un rôle dans l’affaire du banquier genevois
détenu à Marseille ? », La Tribune de Genève, 19 janvier 2008.
[←39]
39. Pierre Péan, La République des mallettes. Enquête sur la principauté française de
non-droit, Fayard, 2011.
[←40]
40. Sur les Hauts-de-Seine, dans l’ombre de Charles Pasqua et de ses héritiers :
Hélène Constanty et Pierre-Yves Lautrou, 9-2. Le clan du président, Fayard, 2008 ; Noël
Pons et Jean-Paul Philippe, 92 Connection. Les Hauts-de-Seine, laboratoire de la
corruption ?, Nouveau Monde éditions, 2013 ; Gérard Davet et Fabrice Lhomme, French
Corruption, Stock, 2013. Sur le crime organisé d’origine corse, ses connexions avec
certains milieux policiers et politiques, ainsi que ses ramifications marseillaise, parisienne
et internationale : Jean-Michel Rossi et François Santoni, entretiens avec Guy Benhamou,
Pour solde de tout compte. Les nationalistes corses parlent, Denoël, 2000 ; François
Santoni, Contre-enquête sur trois assassinats. Érignac, Rossi, Fratacci, Denoël, 2001, et
Gallimard, coll. « Folio », 2002 ; Nicolas Beau, La Maison Pasqua, Pion, 2002 : Jacques
Follorou et Vincent Nouzille, Les Parrains corses, Fayard, 2009 ; Justin Florus
(pseudonyme), Guerre des polices et affaires corses, Nouveau Monde éditions, 2009 ;
Olivia Recasens, Didier Hassoux, Christophe Labbé, L’Espion du président. Au cœur de
la police politique de Sarkozy, Robert Laffont, 2012 (sur Bernard Squarcini) ; Thierry
Colombié, La French Connection. Les entreprises criminelles en France, Observatoire
géopolitique des criminalités (OGC) et Non-Lieu, 2012 ; Jacques Follorou et Vincent
Nouzille, La Guerre des parrains corses. Au cœur du système mafieux, Fayard, 2013 ;
Jean-Michel Verne, Main basse sur Marseille et... la Corse, Nouveau Monde éditions,
2013 ; Thierry Colombié, Les Héritiers du Milieu. Au cœur du grand banditisme, de la
Corse à Paris, La Martinière, 2013 ; Jacques Follorou, « Qui est Michel Tomi, le “parrain
des parrains” poursuivi par la justice ? », art. Cit. ; Gérard Davet et Fabrice Lhomme, « La
justice sur la piste du “parrain des parrains” », art. cit.
[←41]
41. Sarko et Cie. La République des copains et des réseaux, L’Archipel, 2011.
[←42]
42. André Santini a fait appel de ce jugement en première instance. Il a déclaré être
prêt à aller jusqu’en cassation, se donnant ainsi quelques années de répit.
[←43]
43. Graziella Riou Harchaoui et Philippe Pascot, Délits d’élus. 400 politiques aux
prises avec la justice, Max Milo, 2014 ; Éric Nunès, « Municipales : ces élus condamnés
et réélus », Le Monde, 7 avril 2014.
[←44]
44. Voir la terrible enquête de Benoît Collombat, Un homme disparaît. L’affaire JPK,
Nicolas Eybalin, 2013, parue deux mois avant la réélection de Gaston Flosse... Lire aussi
Gérard Davet et Fabrice Lhomme, L’homme qui voulut être roi, Stock, 2013.
[←45]
45. Brigitte Henry, Au cœur de la corruption, par une commissaire des RG, Éditions
1, 2000, p. 197.
[←46]
46. Pratique illégale, qui consiste, pour un vendeur, à verser une commission (ou
« pot-de-vin ») plus importante que demandée à un intermédiaire, afin de récupérer
ensuite, de façon occulte, la partie de la somme superflue après la transaction initiale.
Ainsi, dans l’affaire Karachi, la justice soupçonne que les commissions versées à deux
intermédiaires sur un marché d’armement pakistanais ont donné lieu à des
rétrocommissions, lesquelles auraient financé la campagne présidentielle d’Édouard
Balladur en 1995. L’arrêt du versement des sommes promises, par le président Chirac et
son ministre de la Défense Charles Millon, aurait conduit, par vengeance, à l’attentat
contre des Français à Karachi, en 2002.
[←47]
47. Armes de corruption massive. Secrets et combines des marchands de canons, La
Découverte, 2011.
[←48]
48. Contrat signé en août 1991, portant sur la vente par des industries françaises
(menée par Thomson-CSF) de six frégates à la marine taïwanaise. Environ 520 millions
de dollars furent versés sous la forme de commissions aux autorités chinoises et
taïwanaises. Une partie de ces commissions illégales est revenue en France sous la forme
de rétrocommissions.
[←49]
49. En novembre 1994, le contrat « Sawari II » portait sur la fourniture de trois
frégates de classe La Fayette à l’Arabie Saoudite, pour un prix de 19 milliards de francs
(environ 3 milliards d’euros). Plusieurs témoignages affirment que des commissions
versées à hauteur de près de 5 milliards de francs ont pu donner lieu au versement de
rétrocommissions, en vue de financer la campagne présidentielle d’Édouard Balladur.
[←50]
50. Le contrat Agosta, signé en septembre 1994 par le gouvernement Balladur,
prévoyait la vente de trois sous-marins d’attaque de type Agosta 90B au Pakistan.
Montant du contrat : 5,5 milliards de francs (826 millions d’euros). Les commissions
s’élevaient à 10 % du montant de la vente. Nous sommes ici, avec le contrat Sawari II, au
cœur de « l’affaire Karachi ».
[←51]
51. Projet de sécurisation des frontières de l’Arabie Saoudite par déploiement de
missiles.
[←52]
52. Contrats signés sous Nicolas Sarkozy en 2011 qui prévoient la construction de
deux bâtiments de type Mistral pour un montant de 1,2 milliard d’euros, le Vladivostok et
le Sébastopol, pour une livraison à la Russie.
[←53]
53. Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Lignes, 2007, p. 117 et 118.
[←54]
54. Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ?
Qu’est-ce que les Lumières ?, Gamier-Flammarion, coll. « G F », 1991, p. 109.
[←55]
55. « Une note prétendument attribuée à la DCRI sème le trouble dans le
renseignement », Le Monde, 7 avril 2013. Les mêmes parlementaires ont déposé, le 16
juillet 2014, une proposition de loi instaurant un délit de violation du secret des affaires,
qui constitue une menace supplémentaire sur le droit à l’information et sur les lanceurs
d’alerte (cf. Laurent Mauduit, Mediapart, 22 juillet 2014).
[←56]
56. Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 121.
[←57]
57. La femme qui en savait vraiment trop, Le Cherche-Midi, 2014.
[←58]
58. Abus et détournements du secret-défense, L’Harmattan, 2007. Hervé Cosquer est
commissaire divisionnaire honoraire de la police nationale, titulaire d’un DESS de
défense. Il a été notamment détaché auprès de la Direction de la protection et de la
sécurité de la défense (DPSD, ex-Sécurité militaire). Il a accompli les dix dernières années
de sa carrière policière à la tête de la section de traitement du renseignement de la sous-
direction de la recherche de la Direction centrale des renseignements généraux, avant
d’être recruté par la Cogema pour diriger son service de protection du secret des matières
nucléaires.
[←59]
59. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835.
[←60]
60. John Dewey, Une foi commune (1934), La Découverte, 2011.
[←61]
61. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L’Omerta française, Albin Michel,
1999, puis Sophie Coignard, Le Rapport Omerta, Albin Michel, 2002, 2003 et 2004.
[←62]
62. Sophie Coignard et Alexandre Wickham, L’Omerta française, op. cit., p. 15.
[←63]
63. La meilleure édition disponible : Discours de la servitude volontaire, Payot, coll.
« Petite bibliothèque », 2002, avec introduction et textes de Miguel Abensour, Pierre
Clastres et Claude Lefort, Marcel Gauchet, Lamennais, Pierre Leroux, Simone Weil. Dans
l ’article qu’il a consacré au Discours de La Boétie dans l’Encyclopœdia Universalis,
Raoul Vaneigem pointe la corruption, l’« achat », comme arme essentielle du tyran : « Et
ce jeune homme, qui, au-delà de sa mort prématurée, continue de raviver la jeunesse du
monde, a ce mot que notre époque commence à peine à entendre et à pratiquer : “Soyez
résolus à ne plus servir, et vous voilà libres.” Faut-il s’armer pour abattre le tyran ?
Nullement. “Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais, seulement, ne le
soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son
poids même fondre en bas et se rompre.” Supporter la férule ne sollicite rien que
résignation et passivité, créer des conditions propices aux libertés implique conscience,
détermination, effort. Là où les bêtes capturées regimbent, préférant parfois la mort à
l’esclavage, les citoyens ont abdiqué leurs droits de nature. Leurs sociétés ont enchaîné à
la “dénaturation des gouvernants” la “dénaturation des gouvernés”. Une corruption
générale du sens humain a soudé dans un accouplement mortifère maîtres et esclaves,
exploiteurs et exploités. Qu’est-ce que l’homme de pouvoir ? Un être sans qualité, un
“homoncule” ne se souciant ni d’aimer ni d’être aimé mais seulement de contraindre et
d’acheter, d’obtenir par ruses et flatteries ce que la force brutale échoue à arracher. »
Dans sa présentation de son édition du Discours en collection Mille et Une Nuits
(1997), la philosophe Séverine Aufffet explique que « ce texte (ô combien actuel !) analyse les
rapports maître-esclave qui régissent le monde et reposent sur la peur, la complaisance, la
flagornerie et l’humiliation de soi-même. Leçon politique mais aussi leçon éthique et morale, La
Boétie nous invite à la révolte contre toute oppression, toute exploitation, toute corruption, bref
contre l’armature même du pouvoir ».

64.
[←64]
65. Cynthia Fleury, « Si une nouvelle offre politique a du sens... », La Croix, 28
février 2014, p. 12.
[←65]
66. Id., La Fin du courage, Fayard, 2010, Le Livre de Poche, 2011.
[←66]
67. Ces 600 milliards qui manquent à la France, op. cit.
[←67]
68. Denis Robert, Vue imprenable sur la folie du monde, op. cit., p. 97.
[←68]
69. Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de
France 1982-1983, Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes Études », 2008, et Le
Courage de la vérité. Le Gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de
France 1983-1984, Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes Études », 2009. Pour une
vue d’ensemble : Thomas Berns, Laurence Blésin et Gaëlle Jeanmart, Du courage. Une
histoire philosophique, Encre marine, 2010. Pour une histoire plus précise de la
redécouverte de la parrêsia par Foucault : Carlos Lévy, « Parrêsia », dans Jean-François
Bert et Jérôme Lamy (sous la direction de), Michel Foucault. Un héritage critique, CNRS
Éditions, 2014, p. 143 à 152.
[←69]
70. « Le souci de la vérité », entretien avec François Ewald, dans Le Magazine
littéraire, n° 207, mai 1984, repris dans Dits et Écrits II. 1976-1988, Gallimard, coll.
« Quarto », 2001, p. 1497.
[←70]
71. Cynthia Fleury, La Fin du courage, op. cit., p. 138.
[←71]
72. Philippe Chevallier, Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille, PUF, 2e édition,
2014, p. 94.
[←72]
73. Du grec άποκαλυψις/apokálupsis qui signifie « dévoilement », « révélation », bien
plus que « catastrophe ». Le prophétisme du Jean de l’Apocalypse est parfaitement établi
par le travail exégétique monumental de Pierre Prigent : L’Apocalypse de saint Jean,
Labor et Fides, édition revue et augmentée, 2014.
[←73]
74. Guide de lecture des prophètes, Bayard, 2010, p. 14 à 20. Pour le contexte
historique : Adolphe Lods, Les prophètes d’Israël et les débuts du judaïsme, Albin
Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1969 et Armand Abécassis, La Pensée juive,
vol. 2, De l’état politique à l’éclat prophétique, Le Livre de Poche, 1987.
[←74]
75. Jean-Paul Chabrol, La Guerre des camisards en 40 questions, Alcide, 2010, p. 82
et p. 29 à 33 (« Qu’est-ce que le prophétisme ? »). Cf. aussi Daniel Vidal, Le Malheur et
son prophète. Inspirés et sectaires en Languedoc calviniste (1685-1725), Payot, 1983 ;
Philippe Joutard, Les Camisards, Gallimard, coll. « Folio », 1994, tout le chapitre « Les
prophètes protestants » ; les extraordinaires Mémoires d’un camisard, Jacques
Bonbonnoux, présentés par Jean-Paul Chabrol, notamment p. 28 et 29 sur « les activités
religieuses [intenses] des camisards », Alcide, 2011.
[←75]
76. Victor Hugo, Napoléon le Petit, Actes Sud, 2007. Mes citations sont extraites de
l’édition Jean-Jacques Pauvert, 1964.
[←76]
77. Et le texte prophétique continue ainsi, enflammé par la révolte : « M. Bonaparte a
trois cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes des châteaux nationaux, et des parcs
et jardins jadis royaux ; il regorge ; il disait l’autre jour : toutes mes voitures, comme
Charles-Quint disait : toutes mes Espagnes, et comme Pierre le Grand disait : toutes mes
Russies. Les noces de Gamache sont à l’Élysée ; les broches tournent nuit et jour devant
des feux de joie ; on y consomme — ces bulletins-là se publient, ce sont les bulletins du
nouvel empire — six cent cinquante livres de viande par jour ; l’Élysée aura bientôt cent
quarante-neuf cuisines comme le château de Schönbrunn ; on boit, on mange, on rit, on
banquette : banquet chez tous les ministres, banquet à l’École militaire, banquet à l’Hôtel
de Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai, fête encore plus monstre le 15
août, on nage dans toutes les abondances et dans toutes les ivresses. Et l’homme du
peuple, le pauvre journalier, auquel le travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus,
auquel l’été n’apporte pas de pain et auquel l’hiver n’apporte pas de bois, dont la vieille
mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se prostitue au coin des rues
pour vivre, dont les petits enfants grelottent de faim, de fièvre et de froid dans les bouges
du faubourg Saint-Marceau, dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y songe-t-
on ? Que devient-il ? Que fait-on pour lui ? Crève, chien ! » (op. cit., 1964, p. 85 et 86).
[←77]
78. Roland de Pury (1907-1979) est Juste parmi les nations (notice du Comité français
pour Yad Vashem : http://www.yadvashem-france. org/les-justes-parmi-les-nations/les-
justes-de-france/dossier-1066/). Dans sa belle biographie du prédicateur de Lyon, Daniel
Galland (Roland de Pury. Le souffle de la liberté, Les Bergers et les Mages, 1994) le dit
« pasteur, prophète, résistant ».
[←78]
79. Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012.
[←79]
80. Rhétorique utilisant expressions bibliques, tournures empruntées à l’hébreu ou au
grec et termes évangéliques. Fait référence au pays de Canaan, terre promise aux Hébreux
après leur sortie d’Égypte.
[←80]
81. Albert Camus, L’Homme révolté, Gallimard, 1951 et coll. « Folio », 1995, p. 42 et
43.
[←81]
82. Apocalypse de Jean 17, traduction Nouvelle Bible Segond : « 1. Alors l’un des
sept anges qui tenaient les sept coupes vint parler avec moi. Il me dit : Viens, je te
montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur de grandes eaux. 2. C’est
avec elle que les rois de la terre se sont prostitués, et les habitants de la terre sont ivres du
vin de sa prostitution. 3. Il me transporta, par l’Esprit, dans un désert. Je vis alors une
femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms blasphématoires, qui avait sept têtes et
dix cornes. 4. Cette femme était vêtue de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierres
précieuses et de perles. Elle tenait à la main une coupe d’or, pleine d’abominations et des
impuretés de sa prostitution. 5. Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la
Grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre. »
[←82]
83. Discours du nouveau Premier ministre Jean-Marc Ayrault, le 3 juillet 2012, à
l’Assemblée nationale (déclaration de politique générale du gouvernement) : « À tous les
niveaux, le gouvernement que je dirige se donnera les moyens de lutter contre la fraude, et
d’abord contre l’évasion fiscale ! Dans ce combat pour le redressement, nous avons besoin
de tous les acteurs. Il ne peut être l’affaire du gouvernement seul. Le changement ne se
décrète pas. Il ne se mesure pas au nombre de lois votées. Il est un mouvement qui inspire
toute la société, un mouvement porté par tous les corps intermédiaires : les collectivités
locales, les partenaires sociaux, les associations, les ONG. »
[←83]
84. Edwy Plenel écrit, le 27 décembre 2012, en tant que directeur de Mediapart, au
procureur de la République de Paris : « En l’état, aucune procédure judiciaire ne vise donc
à satisfaire la vérité. D’où la question que nous vous posons dans un souci de
manifestation de cette vérité, et sur laquelle nous aimerions connaître votre réponse :
pourquoi ne pas confier à un juge indépendant les investigations qu’appellent les
informations qui, aujourd’hui, font l’objet du débat public sur ce qui est devenu “l’affaire
Cahuzac” ? Pourquoi ne pas permettre au juge d’instruction déjà en charge des procédures
en cours visant la banque UBS pour des faits d’évasion et de fraude fiscales,
M. Guillaume Daïeff, d’enquêter sur ces faits nouveaux, sur la base d’un supplétif que
vous lui accorderiez et qui étendrait son champ d’investigation ? Les faits révélés par
Mediapart sont à l’évidence contigus à ceux sur lesquels enquête ce juge : il s’agit de la
même banque suisse, UBS, et d’évasion fiscale concernant un résident et ressortissant
français. » Peu après, le 8 janvier 2013, une enquête préliminaire était ouverte pour
« blanchiment de fraude fiscale » à l’encontre du ministre du Budget.
[←84]
85. Fabrice Arfi, L’Affaire Cahuzac. En bloc et en détail, Don Quichotte, 2013,
p. 163 sq.
[←85]
86. L’interview enregistrée le 24 janvier 2013, à Genève, était destinée à être publiée
dans les pages de La Croix. À noter que, mise en examen en octobre 2013 dans l’affaire
du compte non déclaré de Jérôme Cahuzac, la banque Reyl affirme qu’elle a agi « en
conformité avec les législations et réglementations qui lui sont applicables ».
[←86]
87. Cette fois-ci, ce fut sur le site Internet de La Croix : http://www. la-
croix.com/Actualite/France/Affaire-Cahuzac-un-banquier-suisse-se-dit-pret-a-aider-a-
nouveau-la-justice-_NG_-2013-03-20-923161.
[←87]
88. Il s’agit de Pierre Condamin-Gerbier, qui fut entendu par les policiers, les juges
d’instruction, les parlementaires et les journalistes français, jusqu’à son arrestation, en
Suisse, le 5 juillet 2013. Il a été emprisonné, dès lors, pendant deux mois et demi, à Berne,
sous le coup d’une accusation d’« espionnage économique ».
[←88]
89. Fabrice Arfi, « Pierre Condamin-Gerbier : dans le secret des banques suisses »
(Mediapart, 2 juillet 2013, http://www.mediapart.fr/joumal/ intemational/020713/pierre-
condamin-gerbier-dans-le-secret-des-banques-suisses). Et Fabrice Arfi, « Pierre
Condamin-Gerbier : “Je suis au milieu d’une énorme machine à blanchir” » (Mediapart, 3
juillet 2013 ; http:// www.mediapart.ff/joumal/intemational/030713/pierre-condamin-
gerbier-je-suis-au-milieu-d-une-enorme-machine-blanchir).
[←89]
90. Jean-François Gayraud, Showbiz, people et corruption, Odile Jacob, 2009, et
Thierry Colombié, Stars et truands, Fayard, 2013.
[←90]
91. Roberto Scarpinato et Saverio Lodato, Le Retour du prince, La Contre-Allée,
2012.
[←91]
92. L’enquête parlementaire, dont le rapporteur était Alain Claeys, député socialiste
de la Vienne et ancien trésorier du Parti socialiste entre 1994 et 2003, a été dénoncée
comme une « mascarade » par de nombreux élus de l’opposition, au premier rang
desquels le président de la commission, Charles de Courson.
[←92]
93. Michaël Hajdenberg et Mathilde Mathieu, « Affaire Cahuzac : la piste de la
corruption », Mediapart, 13 juin 2013.
[←93]
94. Première entreprise pharmaceutique française et numéro 5 mondial du secteur en
2011. En 2013, du point de vue des bénéfices, Sanofi est le numéro 2 mondial. C’est aussi
l’un des leaders mondiaux en matière de vaccins (filiale Sanofi Pasteur). Le lobbyiste
Daniel Vial, ami et employeur de Jérôme Cahuzac, fut par ailleurs conseiller spécial du
directeur général de Sanofi jusqu’au 25 avril 2013.
[←94]
95. Direction de surveillance du territoire, dite familièrement « service de contre-
espionnage », fondue avec les Renseignements généraux (RG), dans la Direction centrale
du renseignement intérieur (DCRI), en avril 2008.
[←95]
96. Anne Michel et Raphaëlle Bacqué, « Le trésorier de campagne de François
Hollande a investi aux Caïmans », et Raphaëlle Bacqué, « Jean-Jacques Augier, un ami de
trente ans du président de la République », Le Monde, 4 avril 2013. Le 4 avril 2013,
François Hollande assurait qu’il ne connaissait « rien » des « activités privées » de son ex-
trésorier de campagne.
[←96]
97. François Hollande, Changer de destin, Robert Laffont, 2012, p. 50.
[←97]
98. Id., Le Changement, c’est maintenant. Mes 60 engagements pour la France, 26
janvier 2012, p. 34.
[←98]
99. Extraits de la note du service des affaires juridiques de l’Assemblée nationale,
datée du 4 juin 2013.
[←99]
100. Je dois aux sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot ces premières
informations.
[←100]
101. Le 15 mai 2012, Aquilino Morelle, énarque et médecin, est nommé conseiller
politique auprès du président de la République François Hollande. Début février 2014, il
est également nommé chef du « pôle communication » de l’Élysée. Le 17 avril 2014, une
enquête de Mediapart révèle qu’il « avait travaillé en cachette pour des laboratoires »
pharmaceutiques pendant qu’il exerçait à l’Inspection générale des affaires sociales
(IGAS), où il était censé les contrôler. L’enquête de Mediapart souligne aussi l’utilisation
de moyens attachés à la République pour traiter des affaires privées. Le 18 avril 2014,
Aquilino Morelle démissionne de ses fonctions de conseiller à l’Élysée. Le même jour,
une enquête préliminaire visant l’ex-conseiller est ouverte par le parquet national
financier, en rapport avec ses liens passés avec des laboratoires pharmaceutiques. Cf.
Michaël Hadjenberg, « Élysée : les folies du conseiller de François Hollande «, Mediapart,
17 avril 2014.
[←101]
102. Faouzi Lamdaoui, présenté par Le Monde comme un « sherpa » de François
Hollande, a été chef de cabinet dans le dispositif de sa campagne lors de l’élection
présidentielle de 2012. En mai 2012, il est nommé conseiller chargé de « l’égalité et de la
diversité » auprès du président de la République. Le 11 juin, Faouzi Lamdaoui a été
entendu par les policiers de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions
financières et fiscales de Nanterre, qui le soupçonnent de « recel d’abus de biens sociaux »
et de « fraude fiscale ».
[←102]
103. Deux mois plus tard, le 27 juin 2014, il apparaît que Jean-Marie Le Guen a
initialement sous-déclaré son patrimoine d’environ 700 000 euros à la Haute Autorité pour
la transparence de la vie politique.
[←103]
104. Bastien Bonnefous, « Le retour des strauss-kahniens aux affaires », Le Monde, 16
avril 2014.
[←104]
105. Jean-Loup Reverier et al., « Le PS et la Sécu des étudiants », Le Point, 4 juillet
1998.
[←105]
106. Éric Decouty, « Mnef : la lettre qui accuse le PS », Le Parisien, 13 septembre
2000.
[←106]
107. Sur tout cela, lire Éric Decouty, Les Scandales de la Mnef. La véritable enquête,
Michel Lafon, 2000. Christophe Borgel obtiendra un non-lieu.
[←107]
108. Une enquête préliminaire a été ouverte, en août 2011, par le parquet de Paris.
[←108]
109. Didier Hassoux, « Une société bordée à gauche et à droite. Pour obtenir des
marchés auprès des collectivités, la société Maât avait embauché plusieurs cadres du PS,
de l’UMP et du Medef. Des emplois de complaisance », Le Canard enchaîné, 15 février
2012.
[←109]
110. L’ironie a-t-elle prévalu lors du choix de ce nom ? La déesse Maât, dans la
mythologie égyptienne, est la déesse de l’ordre, de l’équilibre du monde, de l’équité, de la
paix, de la vérité et de la justice.
[←110]
111. Op. cit. Lire aussi « L’oligarchie dans la France de François Hollande »,
troisième chapitre de La Violence des riches (Zones/La Découverte, 2013) des
sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Chariot, ainsi que les deux derniers livres
de Sophie Coignard et Romain Gubert : L’Oligarchie des incapables, Albin Michel, 2012,
et La Caste cannibale, Albin Michel, 2014.
[←111]
112. À propos d’Henri Proglio, voici quelques précisions intéressantes (mars 2012) :
« Lorsqu’en 1999, empêtré dans l’affaire de la Mnef, DSK a dû démissionner du ministère
des Finances, c’est l’ami Proglio qui a fourni aux juges le témoignage qui devait
contribuer à l’innocenter. Olivier Spithakis, l’ancien directeur général de la Mnef, est
d’ailleurs resté proche de DSK et de Proglio. Longtemps exilé à Barcelone, il a conseillé
une société bien connue des Corses qui exploite des machines à sous. Aujourd’hui, il
travaille pour... EDF Énergies nouvelles, dirigée depuis janvier par le banquier Antoine
Cahuzac, frère de Jérôme... » (Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « Les mauvais calculs
d’Henri Proglio », Le Monde, 1er mars 2012). Le 24 juin 2014, Libération s’interrogeait :
« Henri Proglio a-t-il mis les entreprises qu’il dirige au service de sa femme ? » Avant de
raconter : « La justice enquête déjà sur les 60 000 euros versés en 2012 par EDF pour
financer un spectacle de la comédienne Rachida Khalil, épouse du patron d’EDF à la ville.
Mais ce n’est pas le seul coup de pouce dont elle a bénéficié. Selon nos informations, son
précédent one-woman-show, L’Odyssée de ta race, a été subventionné à hauteur de
135 000 euros en 2009 par Veolia Environnement, dont Henri Proglio était alors le
PDG. »
[←112]
113. Marianne, 10 septembre 2011.
[←113]
114. La Croix, 23 mai 2014, p. 16.
[←114]
115. « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais, dans une perspective
“business”, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par
exemple, à vendre son produit [...]. Or, pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut
que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le
rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux
messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain
disponible [...] » (Patrick Le Lay, P-DG de TF1, le 9 juillet 2004).
[←115]
116. Adrien de Tricomot, Mathias Thépot, Franck Dedieu, avec une introduction de
Gaël Giraud, Mon amie, c’est la finance ! Comment François Hollande a plié devant les
banques, Bayard, 2014.
[←116]
117. Jean-Pierre Jouyet sera secrétaire d’État chargé des Affaires européennes dans le
gouvernement Fillon, en 2007, puis président de l’Autorité des marchés financiers (AMF)
de 2008 à 2012. Il deviendra directeur général de la Caisse des dépôts et consignations et
président de la Banque publique d’investissement (BPI) entre 2012 et 2014. Le 16 avril
2014, il a été nommé secrétaire général de la présidence de la République.
[←117]
118. Françoise Bonfante, « déontologue » d’UBS pendant toutes les années où cette
banque a organisé une évasion fiscale massive, fut nommée à la commission des sanctions
de l’Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la finance, le 20 décembre
2013, par le ministère de l’Économie et des Finances. Face au scandale déclenché par les
lanceurs d’alerte d’UBS (mes sources en France) et porté par le sénateur du Nord Éric
Bocquet, Françoise Bonfante fut obligée de démissionner le 27 février 2014. Le 15 janvier
2014, UBS France nommait Agnès de Clermont-Tonnerre (promotion Voltaire de l’ENA)
au poste de directrice des risques et de la conformité pour l’ensemble des entités de la
banque suisse dans l’Hexagone, c’est-à-dire au poste de Françoise Bonfante. Il y aurait
aussi beaucoup à dire sur des faits avérés et documentés de porosité entre UBS France et
le Conseil d’État.
[←118]
119. Cf. le livre de Martine Orange, Rothschild. Une banque au pouvoir, Albin Michel,
2012, notamment les p. 347 à 355.
[←119]
120. Carole Barjon, « Hollande impose un Sarko-boy à Bercy », Le Nouvel
Observateur, 26 septembre 2012.
[←120]
121. Cf. Antoine Peillon, « Lanceurs d’alerte — 2 — Olivier Thérondel/Tracfin » et
« Lanceurs d’alerte — 4 — Olivier Thérondel/Tracfin », dans mon blog personnel
hébergé par Mediapart, 6 février 2014.
[←121]
122. La Corruption en France. La République en danger de Gilles Gaetner (François
Bourin, 2012) permet, entre autres, de faire le tour des « abominations » dont est frappé
notre pays.
[←122]
123. Auteur, entre autres, des Pathologies de la démocratie (Le Livre de Poche, 2009)
et de La Fin du courage (Le Livre de Poche, 2011).
[←123]
124. Directeur de recherche au CNRS, auteur de Favoritisme et corruption à la
française. Petits arrangements avec la probité, Presses de Sciences-Po, 2010, et d’Une
démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et conflits d’intérêts, Seuil, coll. « La
République des idées », 2011.
[←124]
125. Je reprends ici une expression de Charles-Henri de Choiseul Praslin, avocat et
président de l’Observatoire géopolitique des criminalités (OGC), dans ses propos publiés
par La Croix, 17 janvier 2014, p. 15.
[←125]
126. Pierre Lascoumes, « Une déviance largement tolérée », La Croix, 2 décembre
2011, p. 13.
[←126]
127. Auteur de Finance servante ou finance trompeuse ?, Desclée de Brouwer, 2008,
éditeur de Pratiques financières, Regards chrétiens, Desclée de Brouwer, 2009, et
coauteur de Lutte contre la corruption internationale. The never ending story, Schulthes/
Éditions romandes, 2011. Depuis 1999, il codirige la revue Finance & Bien commun.
[←127]
128. « La corruption ou le nouvel âge de la transparence », sous la direction d’Antoine
Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, auteur
d’une trentaine de livres, dont Le Gardien des promesses. Justice et démocratie, avec une
préface de Paul Ricœur, Odile Jacob, 1996.
[←128]
129. Maître de conférences, habilitée à diriger les recherches à la faculté de droit, de
sciences politiques et de gestion de Strasbourg, directrice du Groupe de recherches
approfondies sur la criminalité organisée (GRASCO).
[←129]
130. Le Groupe d’action financière (GAFI) a été créé en juillet 1989, à l’occasion du
Sommet du G7 de Paris, afin d’examiner et d’élaborer des mesures de lutte contre le
blanchiment de capitaux. En octobre 2001, le GAFI a étendu son mandat, dans la
perspective de favoriser l’intégration des efforts de lutte contre le financement du
terrorisme et ceux qui sont dirigés contre le blanchiment de capitaux.
[←130]
131. Exposé de Chantal Cutajar au séminaire de philosophie du droit (IHEJ et ENM),
le lundi 20 janvier 2014 : « Paradis fiscaux et corruption » (inédit).
[←131]
132. « La peur de l’impuissance démocratique », dans le dossier « La corruption,
maladie de la démocratie », Esprit, n° 402, février 2014, p. 29 et 30.
[←132]
133. Paul Magnette, Judith Shklar. Le libéralisme des opprimés, Michalon, coll. « Le
bien commun », 2006. Présentation de l’éditeur : « Née dans une famille juive lituanienne
d’expression allemande, exilée aux États-Unis à l’aube de la Seconde Guerre mondiale,
Judith Shklar (1928-1992) fut au cœur des grands tourments du siècle. Marquée par le
désenchantement des années d’après-guerre, sa pensée politique s’inscrit dans la grande
tradition sceptique inspirée de Montaigne. Se situant au confluent de l’histoire et de
l’éthique, prêtant une attention étroite aux dimensions psychiques du politique, elle
débarrasse le libéralisme de son abstraction et de son penchant optimiste. Reconstruit
selon le point de vue des victimes, son libéralisme offre un nouvel éclairage aux grandes
questions du temps : la justice, la démocratie, la reconnaissance. »
[←133]
134. David Banon, La Lecture infinie. Les voies de l’interprétation midrachique, avec
une préface d’Emmanuel Levinas, Seuil, 1987, et Marc-Alain Ouaknin, Le Livre brûlé.
Philosophie du Talmud, nouvelle édition, Seuil, coll. « Points Sagesse », 1993.
[←134]
135. Emmanuel Levinas, Éthique et infini (dialogues avec Philippe Nemo), Fayard et
France Culture, 1982, p. 123 et 124 et Le Livre de Poche, 1984, p. 113 et 114.
[←135]
136. Roberto Scarpinato est né en Sicile en 1952. Il s’engage, en 1989, dans le pool
antimafia de Palerme et travaille avec Giovanni Falcone et Paolo Borsellino. Au parquet
de Palerme, il dirige les départements Mafia-économie, Mafia de Trapani et Criminalité
économique. Procureur au procès Andreotti, Scarpinato a instruit les plus importants
procès menés contre la mafia et ses liens au sein du monde politique et institutionnel. Il
est, depuis 2010, procureur général près la cour d’appel de Caltanissette, en charge des
enquêtes relatives aux assassinats politico-mafieux de 1992 et 1993. Roberto Scarpinato
vit sous protection policière depuis plus de vingt ans.
[←136]
137. Jean de Maillard, dans sa préface à Thierry Colombié, La French Connection, op.
cit., p. 14.
[←137]
138. Adoptée le 31 octobre 2003 et entrée en vigueur le 14 décembre 2005, ratifiée par
la France le 11 juillet 2005 et par l’Union européenne le 12 novembre 2008.
[←138]
139. Pour rappel, TRACFIN (Traitement du renseignement et action contre les circuits
financiers clandestins) est une structure entièrement dépendante du ministère des Finances
dédiée à la lutte antiblanchiment.
[←139]
140. Auteur de l’impérissable Un monde sans loi. La criminalité financière en images,
Stock, 1999, et d’un article qui fait méthode, « L’économie trafiquante, paradigme de la
mondialisation », Politique, revue de débats, n° 42, Bruxelles, décembre 2005.
[←140]
141. Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société
démocratique, XIXe-XXIe siècle, Gallimard, coll. « L’esprit de la Cité », 2012, p. 322 à
325.
[←141]
142. Eugène-François Vidocq (1775-1857), forçat évadé du bagne, fut indicateur, puis
chef de brigade de sûreté, un service de police dont les membres étaient d’anciens
condamnés. Il fut également le fondateur de la toute première agence de détectives privés
de l’histoire, le Bureau de renseignements pour le commerce, qui fournissait des services
de renseignement et de surveillance économiques.
[←142]
143. Certains des oligarques de l’ère Eltsine (1991-1999) se sont rapprochés du
nouveau tsar, Poutine, et ont obtenu des postes importants au sein de structures étatiques
russes, en contrepartie de la mise au service du pays de leurs fortunes (souvent acquises
dans des conditions douteuses). Ce fut notamment le cas de Roman Abramovitch,
d’Anatoli Tchoubaïs, de Mikhail Fridman ou de Vladimir Potanine. D’autres jouissent
d’une évidente protection, comme Pavel Fedoulev, qui, en septembre 2000, s’est emparé
du combinat métallurgique d’Ouralkhimmach, avec l’aide des forces spéciales du
ministère de l’Intérieur. Les privatisations dans l’industrie métallurgique russe,
commencées en 1991, se sont poursuivies sous les présidences de Vladimir Poutine. Lire :
Hélène Blanc et Renata Lesnik, Les Prédateurs du Kremlin (1917-2009), Seuil, 2009, et
Jacques de Saint Victor, Un pouvoir invisible, op. cit., p. 263 à 284.
[←143]
144. Sophie Coignard et Romain Gubert, L’Oligarchie des incapables, Albin Michel,
2012, et des mêmes journalistes, La Caste cannibale. Quand le capitalisme devient fou,
Albin Michel, 2014. Lire aussi : Jean — Louis Servan-Schreiber, Pourquoi les riches ont
gagné, Albin Michel, 2014 ; Hervé Kempf, L’Oligarchie ça suffit, vive la démocratie,
Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 2011, et Points, 2013 ; Yvan Stefanovitch, Aux frais
de la princesse. Enquête sur les privilégiés de la République, Jean-Claude Lattès, 2007...
[←144]
145. La situation d’oligopole, ou oligopolistique, se constitue sur les marchés où un
très petit nombre d’offreurs (vendeurs) se retrouve devant un très grand nombre de
demandeurs (clients). Cette situation aboutit souvent à des ententes illicites et à des abus
de position dominante organisée (logique des cartels).
[←145]
146. Michel Tomi a été mis en examen pour corruption d’agent public étranger, faux et
usage de faux, abus de confiance, recel d’abus de bien social, complicité d’obtention
indue d’un document administratif et travail dissimulé.
[←146]
147. Voir, sous la direction d’Antoine Garapon et de Pierre Servan-Schreiber (sous la
direction de), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, PUF,
2013. Et aussi : Antoine Garapon, « La piste des “deals de justice” américains », La Croix,
17 janvier 2014, p. 14 : « Une nouvelle politique de lutte contre la corruption a été mise en
place ces dernières années par les autorités américaines. Elle consiste à offrir, à une
entreprise suspectée, de coopérer avec le procureur américain, faute de quoi l’accès au
marché américain serait fermé à l’entreprise susdite, ce qui, dans la situation actuelle de
l’économie mondialisée, équivaudrait à un suicide économique. En échange de l’abandon
des poursuites, il lui est demandé de pratiquer à ses propres frais l’enquête sur la réalité
des accusations, par le moyen d’avocats et non plus de policiers, de s’acquitter d’une
amende négociée, de mettre en place des mécanismes de prévention au sein de l’entreprise
et d’accepter la nomination d’un contrôleur interne pour en vérifier l’efficacité, lequel
rendra compte directement aux autorités américaines, quelle que soit la nationalité de
l’entreprise concernée. [...] Cependant, ces nouvelles pratiques des “deals de justice” ont
aussi un coût : elles n’offrent pas toutes les garanties du procès équitable et le fruit des
amendes vertigineuses ainsi récolté ne va pas aux victimes de la corruption, mais au
Trésor américain. »
[←147]
148. Le « plaider-coupable » désigne un mode de traitement des infractions qui
consiste, au terme d’une procédure allégée, à proposer au prévenu une peine de
compromis en échange de la reconnaissance de sa culpabilité. D’origine anglo-saxonne,
cette procédure a été introduite en France sous le nom de « comparution sur
reconnaissance préalable de culpabilité » (CRPC) par la loi du 9 mars 2004. Initialement
réservée au jugement de petits délits, la CRPC peut concerner, depuis la loi du 13
décembre 2011, tous les délits (à l’exception des délits de presse et de certaines atteintes
graves aux personnes), dans le cas où le mis en cause majeur reconnaît les faits qui lui
sont reprochés.
[←148]
149. Témoignage d’un ancien financier d’UBS à Genève et documentation personnelle
corroborant les révélations d’Ali Auguste Bourequat et de Jacqueline Hémard, en 1995,
aux États-Unis, pays où ils obtinrent l’asile politique, ce qui est rarissime.
[←149]
150. Par exemple, cette question : les fabuleux avoirs de feu le président ivoirien Félix
Houphouët-Boigny chez UBS, décédé en 1993, au profit de quels intérêts ont-ils été
détournés ? Cf. Benoît Collombat, « Enquête sur la fortune cachée d’Houphouët-
Boigny », France Inter, 13 avril 2014.
[←150]
151. Christophe Guilly, Fractures françaises, François Bourin, 2010, et Flammarion,
coll. « Champs Essais », 2013.
[←151]
152. Edgar Quinet, Philosophie de l’histoire de France (1857), Payot et Rivages, 2009,
p. 65 et 66. Lire aussi Emmanuel Todd, Après la démocratie, Gallimard, 2008, et Susan
George, « Cette fois-ci, en finir avec la démocratie. » Le rapport Lugano II, Seuil, 2012.
[←152]
153. Lionel Jospin, Le Mal napoléonien, Seuil, 2014.
[←153]
154. Cornélius Castoriadis, « Les enjeux actuels de la démocratie », conférence donnée
à l’université de Montréal, le 9 avril 1986, publiée dans Une société à la dérive. Entretiens
et débats, 1974-1997, Seuil, coll. « Points Essais », 2011, p. 204.
[←154]
155. Id., « Une société à la dérive », entretien publié dans L’Autre Journal, n° 2, mars
1993, repris dans Une société à la dérive, op. cit., p. 317 à 331.
[←155]
156. Cornélius Castoriadis, « Le délabrement de l’Occident », entretien publié dans
Esprit, décembre 1991, repris dans La Montée de l’insignifiance, Seuil, coll. « Points
Essais », 2007, p. 68.
[←156]
157. Paul Jorion, Comprendre les temps qui sont les nôtres, 2007-2013, Odile
Jacob, 2014, p. 213.
[←157]
158. On lira à ce propos : Jean de Maillard et Pierre-Xavier Grèzaud, Un monde sans
loi, op. cit. ; Marc Roche, Le Capitalisme hors la loi. Enquête, Albin Michel, 2011 ; Paul
Vacca, La Société du hold-up. Le nouveau récit du capitalisme, Mille et Une Nuits, 2012 ;
Xavier Raufer, avec Jean-François Gayraud, Pascal Junghans, Noël Pons, Charles Prats,
La Finance pousse-au-crime, Choiseul, 2011 ; Jean-François Gayraud, La Grande
Fraude. Crime, subprimes et crises financières, Odile Jacob, 2011, et Le Nouveau
Capitalisme criminel, avec une préface de Paul Jorion, Odile Jacob, 2014 ; Noël Pons, La
Corruption des élites, op. cit.
[←158]
159. « “Vous avez un nom en i, ça plaira à Pasqua”, avait lancé Yves Bertrand à
Bernard Squarcini, en 1994, pour le convaincre de devenir son second aux RG. Le
patron du renseignement français a ceci de commun avec “Charles”, son compatriote
passé place Beauvau (ministère de l’Intérieur), d’aimer s’entourer d’insulaires. “Les
Corses, ils sont solides, ils ont fait l’administration coloniale”, explique Bernard
Squarcini [...]. Éternel clanisme ? “Les Corses sont fidèles”, élude celui qui, partie
civile au procès Clearstream, parce que son nom figurait sur le faux listing aux côtés de
la chanteuse ajaccienne Alizée ou de Laetitia Casta, évoque à la barre un “racisme
anticorse” au sommet de l’État. [...] » (« Bernard Squarcini, l’officier traitant de la
Sarkozie », Le Monde, 19 octobre 2011). Le 30 mai 2012, Bernard Squarcini devient
préfet hors cadre. Il quitte la fonction publique le 28 février 2013 et crée le cabinet
d’enquête privée Kymos Conseil, puis intégrera le groupe américain d’intelligence
économique Arcanum en juin 2013.
[←159]
160. Yvan Colonna, condamné en 2011 à la réclusion criminelle à perpétuité pour
l’assassinat du préfet Claude Érignac, a saisi la Cour européenne des droits de
l’homme à Strasbourg le 11 janvier 2013. Son avocat considère qu’il n’a pas eu droit à
un procès équitable. Yvan Colonna a toujours clamé son innocence. La Cour de
cassation avait rejeté, le 11 juillet 2012, le pourvoi formé par la défense du berger
corse, fermant la voie à tout recours en France.
[←160]
161. Brian Hayden, L’Homme et l’Inégalité. L’invention de la hiérarchie à la
préhistoire, CNRS Éditions, 2008. Il en a été publié une nouvelle édition, sous le titre
Naissance de l’inégalité. L’invention de la hiérarchie durant la préhistoire, CNRS
Éditions, coll. « Biblis », 2013. Je cite à partir de l’édition de 2008.
[←161]
162. Lire de Christophe Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités,
Agone, 2013, notamment les p. 103 à 107, où il est question de « clientélisme », même
si le mot paraît anachronique à l’auteur... qui l’utilise malgré tout.
[←162]
163. Chercheur en sciences sociales, Paul Jorion a enseigné dans les universités de
Bruxelles, de Cambridge, de Paris VIII et de Californie. Il a également été fonctionnaire
des Nations unies (FAO), participant à des projets de développement en Afrique. Il détient
depuis 2012 la chaire Stewardship of Finance (Finance au service de la communauté), à la
Vrije Universiteit Brussel. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages qui font autorité en
économie politique.
[←163]
164. Les Pêcheurs de l’île de Houat, Hermann, 1983.
[←164]
165. Le Débat, n° 161, avril 2010, p. 129 à 142.
[←165]
166. École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, à l’époque.
[←166]
167. Institut de recherche pour le développement (IRD), à Marseille, à l’époque.
[←167]
168. « La corruption au quotidien », Politique africaine, n° 83, mars 2001, Karthala.
Intégralement accessible en ligne : http://www.caim.info/revue-politique-africaine-2001-
3.htm.
[←168]
169. Esther Duflo, La Politique de l’autonomie. Lutter contre la pauvreté II, Seuil,
coll. « La République des idées », 2010.
[←169]
170. Marcel Hénaff, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie, Seuil, 2002 ;
Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Seuil, 2012.
[←170]
171. Id., « Le don perverti. Pour une anthropologie de la corruption », Esprit, n° 402,
février 2014, p. 45 à 56.
[←171]
172. Marcel Hénaff se réfère à l’indice annuel de perception de la corruption, établi par
l’ONG Tansparency International.
[←172]
173. Luc 6,41-42 (traduction NBS) : « Pourquoi regardes-tu la paille qui est dans
l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui est dans ton œil à toi ? Comment
peux-tu dire à ton frère : “Mon frère, laisse-moi ôter la paille qui est dans ton œil”, toi
qui ne vois pas la poutre qui est dans ton œil ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre de ton
œil ! Alors tu verras comment ôter la paille qui est dans l’œil de ton frère. » Et
Matthieu 7,2-5 : « Car c’est avec le jugement par lequel vous jugez qu’on vous jugera,
et c’est avec la mesure à laquelle vous mesurez qu’on mesurera pour vous. Pourquoi
regardes-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et ne remarques-tu pas la poutre qui
est dans ton œil ? Ou bien comment peux-tu dire à ton frère : “Laisse-moi ôter la paille
de ton œil”, alors que dans ton œil il y a une poutre ? Hypocrite, ôte d’abord la poutre
de ton œil ! Alors tu verras comment ôter la paille de l’œil de ton frère. »
[←173]
174. Dans Œuvres complètes (texte établi à partir des éditions de 1580, 1588 et
1595), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 923, et dans Les Essais
(à partir de l’édition de 1595), LGF-Le Livre de Poche, « La pochothèque », 2001,
p. 1478.
[←174]
175. Sous la direction de Pierre Lascoumes, Favoritisme et corruption à la française.
Petits arrangements avec la probité, Les Presses de Sciences-Po, 2010. En 1999, Pierre
Lascoumes avait déjà publié un très pédagogique Corruptions, aux Presses de Sciences-
Po, dans la « Bibliothèque du citoyen ».
[←175]
176. Pierre Lascoumes, Une démocratie corruptible. Arrangements, favoritisme et
conflits d’intérêts, Seuil, coll. « La République des idées », 2011.
[←176]
177. Éric Alt et Irène Luc, L’Esprit de corruption, Le Bord de l’eau, 2012.
[←177]
178. Cynthia Fleury, Les Pathologies de la démocratie, Fayard, 2005, et Le Livre de
Poche, coll. « Biblio Essais », 2010, p. 297 à 305.
[←178]
179. Un temps disqualifiée par la philosophie contemporaine à tendance nihiliste, la
métaphysique est de nouveau et heureusement à l’ordre du jour de la philosophie. Cf. Jean
Grondin, Du sens des choses. L’idée de la métaphysique, PUF, 2013 ; Catherine Tiercelin,
La Connaissance métaphysique, Collège de France et Fayard, 2011 ; Frédéric Nef, Qu
’est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004.
[←179]
180. Citons ici : L’Idolâtrie du marché (Jan Assmann, Franz Hinkelammert), Le Divin
Marché et La Cité perverse (Dany-Robert Dufour), L’Homme superflu (Patrick Vassort),
les réflexions sur l’homme économique (Serge Audier, Christian Laval, Marcel Gauchet),
les révoltes contre le « vivre comme des porcs » et la pulsion de mort du capitalisme
néolibéral (Gilles Châtelet, Peter Sloterdijk, Gilles Dostaler et Bernard Maris, Jean-Claude
Michéa, Jacques Généreux, Isabelle Stengers), les archéologies de l’individualisme
possessif et de l’égoïsme bourgeois (Christopher Lasch, Macpherson, Jacques Ellul, Louis
Dumont), les analyses de la cupidité et des « esprits animaux » de l’Homo œconomicus
(Joseph Stiglitz, Bernard Stiegler, Frédéric Lordon, George Akerlof, Tobert Shiller, etc.).
[←180]
181. Emilio Gentile, L’Apocalypse de la modernité. La Grande Guerre et l’homme
nouveau, Aubier, 2011.
[←181]
182. Alain, « Propos sur les pouvoirs », 10 février 1911, in Propos sur les pouvoirs.
Éléments d’éthique politique, Gallimard, coll. « Folio », 1985.
[←182]
183. La grande référence, à ce propos, est le traité d’Aristote, De la génération et de
la corruption. J’ai utilisé les traductions de Jules Tricot (Vrin, 2005) et de Marwan
Rashed (Les Belles Lettres, 2005).
[←183]
184. André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF,
1972, p. 193.
[←184]
185. Paul Claudel, La Crise, Amérique, 1927-1932. Correspondance diplomatique,
Métailié, 2009. Pour un récit, heure par heure, du krach de 1929, cf. Gordon Thomas et
Max Morgan-Witts, The Day the Bubble burst. A social History of the Wall Street Crash
of 1929, New York, Doubleday, 1979.
[←185]
186. « Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte [“Matinée d’ivresse”], les
Assassins ne seraient-ils pas, dans l’esprit de Rimbaud, les poètes qui ont la mission de
détruire notre civilisation en vue de la refaire ? » (Antoine Fongaro, De la lettre à l’esprit,
Champion, 2004, p. 166).
[←186]
187. Vincent Fauque, La Dissolution d’un monde. La Grande Guerre et l’instauration
de la modernité culturelle en Occident, Presses de l’Université Laval, 2002.
[←187]
188. Sur le nazisme comme gangstérisme, lire : Ron Rosenbaum, Pourquoi Hitler ?
Enquête sur l’origine du mal, Jean-Claude Lattès, 1998, et surtout Gérard Rabinovitch,
Questions sur la Shoah, Les Essentiels Milan, 2000, qui continue, entre autres, les travaux
pionniers de Franz Neumann (Béhémoth. Les structures et pratiques du national-
socialisme, 1933-1944, Payot, 1987, premières éditions : Behemoth. The Structure and
Practice of National Socialism, Londres, 1942, puis Oxford University Press, 1944) et
d’Eugen Kogon (L’État SS. Le système des camps de concentration allemands, édition
intégrale, Seuil, 1993 ; première édition : Der SS Staat, Francfort-sur-le-Main, 1946).
[←188]
189. C’est à partir de 1995 seulement que la question de la spoliation des biens juifs et
de sa réparation a été posée par des organisations juives aux États européens (Suisse,
France, Allemagne, Autriche, Suède...), à leurs musées, banques, compagnies
d’assurances, industriels... Cf. la description du processus de spoliation, dont la
déportation fut le prolongement fatal, dans la somme de Renée Poznanski, Être juif en
France pendant la Seconde Guerre mondiale, Hachette, 1994, p. 76 à 83.
[←189]
190. Franz Neumann, Béhémoth, op. cit., et Gérard Rabinovitch, « Carnets du jusant
(fragments) », in Barca, n° 13, novembre 1999. À Raul Hilberg aussi, la référence au
Béhémoth biblique paraît évidente, dans La Politique de la mémoire, Gallimard, 1996,
p. 181. L’invocation du monstre biblique est-elle si efficiente, notamment pour échapper à
l’idée trop globalisante du « totalitarisme », qu’elle est occultée par la philosophie
politique contemporaine ? La traduction du Behemoth or the Long Parliament de Thomas
Hobbes (Pion, 1991) est demeurée longtemps non disponible, avant d’être publiée par
Vrin (tome 10 des œuvres complètes, janvier 2000).
[←190]
191. David Rousset, L’Univers concentrationnaire, Éditions du Pavois, 1946, p. 145.
[←191]
192. La Traversée du mal. Entretiens avec Jean Lacouture, Arléa, 2000, p. 74. Lire
aussi, les chapitres « Le marché aux esclaves » et « L’exploitation jusqu’à la fin » du
Grand Livre des témoins, édité chez Ramsay par la Fédération nationale des déportés et
internés résistants et patriotes (FNDIRP) en 1995.
[←192]
193. Isaac Lewendel, avec Bernard Weisz, Vichy, la pègre et les nazis, avec une
préface de Serge Klarsfeld, Nouveau Monde éditions, 2013.
[←193]
194. Hermann Langbein, Hommes et femmes à Auschwitz, UGE, coll. « 10/18 », 1994,
p. 285. Lire aussi, en synthèse, Gérard Rabinovitch, De la destructivité humaine, PUF,
2009, p. 24.
[←194]
195. Chef minable d’une bande de gangsters du Bronx, Arturo Ui parvient à s’imposer
par la terreur comme « protecteur » du trust du chou-fleur à Chicago. Il réduit au silence
un politicien corrompu, Hindsborough (alias Hindenburg) ; fait éliminer par Gori (Göring)
et Gobbola (Goebbels), ses séides, un homme de main à lui, Roma (Roehm) ; assassine le
patron du trust des légumes de Cicero, la ville voisine (l’Autriche), et séduit la veuve de
celui-ci, quasiment sur le cercueil de la victime. Le résultat est que l’on vote partout pour
lui, tant à Cicero qu’à Chicago. D’autres crimes et d’autres conquêtes s’ensuivent. Rien
n’arrêtera Arturo Ui, hormis les peuples qui finiront par avoir raison de sa démesure.
« Mais il ne faut pas chanter victoire, il est toujours trop tôt, le ventre est encore fécond
d’où a surgi la bête immonde. »
[←195]
196. Hans Mommsen, Le National-Socialisme et la société allemande. Dix essais
d’histoire sociale et politique, Maison des sciences de l’homme, 1998. Cf. aussi Götz Aly,
Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005.
[←196]
197. Emmanuel Levinas, « Nom d’un chien ou le droit naturel », dans Difficile Liberté,
Albin Michel, 1995, p. 202.
[←197]
198. Joerg Baten, Rainer Schulz, « Making Profits in Wartime. Corporate Profits,
Inequality, and GDP in Germany during the First World War », The Economic History
Review, vol. 58, n° 1, février 2005, p. 34 à 56 ; François Bouloc, Les Profiteurs de guerre,
1914-1918, Complexe, 2008 ; Jean-Marie Moine, « Basil Zaharoff (1849-1936), le
“marchand de canons” », Ethnologie française, vol. 36, n° 1, 2006, p. 139 à 152.
[←198]
199. André Loez, Les 100 Mots de la Grande Guerre, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
2013, p. 99.
[←199]
200. François Bouloc, Les Profiteurs de la Grande Guerre. Histoire culturelle et socio-
économique, université Toulouse-Mirail sous la direction de M. le Professeur Rémy
Cazals, le 11 mars 2006. Thèse publiée sous le titre : Les Profiteurs de guerre, 1914-1918,
Complexe, 2008.
[←200]
201. François Bouloc, « Des temps heureux pour le patronat : la mobilisation
industrielle en France » (1914-1918), Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91,
mars 2008, p. 76 à 79.
[←201]
202. Antoine Prost, Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie,
Paris, Seuil, 2004, p. 163.
[←202]
203. Cf. Les Marchands de canons contre la nation, numéro spécial du Crapouillot,
octobre 1933.
[←203]
204. Voir, par exemple, Henri Guillemin, Nationalistes et nationaux (1870-1940),
Gallimard, 1974, ou Denis Wonoroff, François de Wendel, PFNSP, 2001.
[←204]
205. Louis Bergeron, « La maison Schneider dans l’avant-guerre et dans la Première
Guerre mondiale : un témoignage inédit », in Jean-François Belhoste et al. (sous la
direction de), Autour de l’industrie. Histoire et patrimoine. Mélanges offerts à Denis
Woronoff, Comité pour l’histoire économique et financière, 2004, p. 397 à 423,
citation : p. 418.
[←205]
206. Cf. François Bouloc, « “Marchands de canons” et “profiteurs de guerre” ou
entreprises “au service de la Défense nationale” ? Schneider, Hotchkiss et les ambiguïtés
de la mobilisation industrielle en France », in Rémy Cazals et al. (sous la direction de),
La Grande Guerre. Pratiques et expériences, Privat, 2005, p. 87 à 96.
[←206]
207. François Bouloc, « Des temps heureux pour le patronat : la mobilisation
industrielle en France (1914-1918) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, op. cit.
[←207]
208. Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite. Les élites françaises dans les
années 1930, deuxième édition, Armand Colin, 2012, p. 13.
[←208]
209. Industriels et banquiers français sous l’Occupation, préface d’Alexandre Jardin,
nouvelle édition entièrement refondue, Armand Colin, 2013.
[←209]
210. Antoine Peillon, Céline, un antisémite exceptionnel. Une histoire française, Le
Bord de l’eau, 2011.
[←210]
211. André Rossel-Kirschen, Céline et le grand mensonge, Mille et Une Nuits, 2004.
[←211]
212. Ralph Schor, L’Antisémitisme en France dans l’entre-deux-guerres, Complexe,
1992 et 2005 ; Michel Winock, Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil,
coll. « Points Histoire », 1990 ; Pierre Milza, Fascisme français. Passé et présent,
Flammarion, coll. « Champs », 1987.
[←212]
213. Cahiers Céline, n° 5, « Lettres à des amies », textes réunis et présentés par Colin
Nettelbeck, Gallimard, 1979, p. 249 ; cité par Philippe Alméras, Les Idées de Céline.
Mythe de la race, politique et pamphlets, Berg International, 1992, p. 138.
[←213]
214. Philippe Alméras, Les Idées de Céline, op. cit., p. 189 à 191, et, du même auteur,
l’article « L’or », dans son monumental Dictionnaire Céline, Pion, 2004, p. 638 à 642.
[←214]
215. Programme politique fantaisiste, développé dans Les Beaux Draps, qui se présente
comme inspiré par l’égalitarisme petit-bourgeois, une doctrine parfaitement adaptée au
Français moyen et à ses aspirations fondamentales, notamment à son besoin de sécurité.
Ainsi, dit Céline, tout le monde devrait être petit propriétaire d’un pavillon et d’un jardin
de 500 m2, transmissibles héréditairement...
[←215]
216. Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, 1940-1944, Seuil, 1995, p. 427.
[←216]
217. Matthieu 6,24 et Luc 16,13
[←217]
218. Eugène Labiche (1815-1888) est l’auteur de 176 pièces de théâtre (vaudevilles).
« Dans ce monde étriqué et risible, comme dans l’univers immense de Balzac, l’argent
joue un rôle prépondérant. Le discours des bourgeois de Labiche, qu’il exalte ou qu’il nie
la toute-puissance de l’argent, renvoie à un contexte historique précis : le règne de la haute
finance sous le Second Empire » (Musée de Seine-Port).
[←218]
219. Discours d’ouverture du Sommet sur la moralisation, à Johannesburg, Afrique du
Sud, le 22 octobre 1998.
[←219]
220. Dans le château de Barbe-bleue. Notes pour une redéfinition de la culture,
Gallimard, 1986. Première édition en français, parue sous le titre La Culture contre
l’homme, au Seuil, en 1973.
[←220]
221. « L’homme, invité de la vie », dans Gérard Rabinovitch (sous la direction de),
Éthique et environnement, La Documentation française, 1997, p. 19. À propos de
l’effet destructeur du néolibéralisme déchaîné sur la biosphère : voir Hervé Kempf,
Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007.
[←221]
222. Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Seuil, 2014.
[←222]
223. Jean de Maillard et Pierre-Xavier Grézaud, avec Bernard Bertossa, Antonio
Gialanella, Benoît Dejemeppe et Renaud Van Ruymbeke, Eva Joly et Laurence
Vichnievski, Un monde sans loi, Stock, 1998.
[←223]
224. Gaspard Koenig, Les Discrètes Vertus de la corruption, Grasset, 2009.
[←224]
225. The Fable of the Bees. Or, Private Vices, Publick Benefits, Londres, 1714 et
1729.
[←225]
226. Friedrich August von Hayek (1899-1992), considéré comme le plus grand
théoricien libéral de 1’« ordre spontané », se réfère une dizaine de fois à Mandeville
dans son œuvre majeure, Droit, législation et liberté, 1973, 1976 et 1979.
[←226]
227. Sébastien Caré, La Pensée libertarienne, PUF, 2009, et Les Libertariens aux
États-Unis. Sociologie d’un mouvement asocial, Presses universitaires de Rennes, 2010.
[←227]
228. La grande référence est Robert K. Merton, Éléments de théorie et de méthode
sociologique (1957), traduction chez Pion, 2e édition 1965, chapitre ni, « L’analyse
fonctionnelle en sociologie », p. 60 à 135.
[←228]
229. Jean-Fabien Spitz, article « Corruption », dans le Dictionnaire de philosophie
politique, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 142 et 143.
[←229]
230. Épître aux Romains 5,12 : « C’est pourquoi, de même que par un seul homme
(Adam) le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort est
passée à tous les humains, parce que tous ont péché... » En réalité, c’est saint Augustin,
lisant le chapitre III de la Genèse et l’épître aux Romains de Paul, qui thématisa
formellement le « péché originel ».
[←230]
231. Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Intemationaler
Psychoanalytischer Verlag, 1930 ; traduction : Le Malaise dans la civilisation, Seuil,
coll. « Points », 2010 : « La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser
ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les
perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et
d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être une attention
toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces
de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement
jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur
agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. Et maintenant, il y a lieu
d’attendre que l’autre des deux “puissances célestes”, l’Éros éternel, tente un effort
afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel. »
[←231]
232. Jean Grondin, Du sens des choses. L’idée de la métaphysique, PUF, 2013.
[←232]
233. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Vrin,
1992, p. 48 et 49.
[←233]
234. L’anomie (du grec νομία/anomia, du préfixe a — « absence de » et νόμος/nómos
« loi, ordre, structure ») est l’état d’une société caractérisée par une désintégration des
normes qui règlent la conduite des hommes et assurent l’ordre social. Après avoir
introduit une première fois le terme, dès 1893, dans De la division du travail social, Émile
Durkheim y recourt à nouveau, en 1897, dans Le Suicide, pour décrire une situation
sociale caractérisée par l’effacement des valeurs (morales, religieuses, civiques...) et par la
croissance associée du sentiment d’aliénation et d’irrésolution. Le recul des valeurs
conduit, selon le sociologue, à la destruction de l’ordre social, ce qui peut conduire les
individus, en masse, jusqu’au suicide.
[←234]
235. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés
archaïques, PUF, coll. « Quadrige », 2012. Outre l’article essentiel de Marcel Hénaff
(Esprit, février 2014) cité supra, lire Alain Caillé, Don, intérêt et désintéressement.
Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Le Bord de l’eau, 2014, et Alain Caillé et
Jean-Édouard Grésy, La Révolution du don, Seuil, 2014.
[←235]
236. In L’Humanité, le 16 juillet 2013. Autant préciser immédiatement que Jean-
François Gayraud est considéré comme étant plutôt « de droite » (si cette terminologie a
encore un sens) et surtout gaulliste.
[←236]
237. Gérard Rabinovitch, De la destructivité humaine, PUF, coll. « La condition
humaine », 2009.
[←237]
238. Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Minuit,
1979.
[←238]
239. Id., « La mainmise », in Un trait d’union, Presses universitaires de Grenoble,
1993.
[←239]
240. Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Flammarion, 2005.
[←240]
241. Franz Neumann, Béhémoth. Les structures et pratiques du national-socialisme,
Payot, 1987, et Gérard Rabinovitch, « Carnets du jusant (fragments) », in Barca, n° 13,
novembre 1999. Aux yeux de Raul Hilberg aussi, la référence au Béhémoth biblique va de
soi, in La Politique de la mémoire, Gallimard, 1996, p. 181. L’invocation du monstre
biblique est-elle si efficiente, notamment lorsque l’on cherche à échapper à l’idée trop
globalisante du « totalitarisme », qu’elle est occultée par la philosophie politique
contemporaine ? La traduction du Behemoth or the Long Parliament de Thomas Hobbes
(Pion, 1991) est demeurée longtemps non disponible, avant d’être publiée par Vrin
(tome 10 des œuvres complètes, janvier 2000)... Dans la Bible : Genèse 1,24 : « Dieu dit :
“Que la terre produise des êtres vivants selon leurs espèces : bestiaux (Béhémoth),
reptiles, et bêtes sauvages selon leurs espèces !” Cela s’accomplit. » ; Job XL, 15 : « Vois
donc le Bestial (Béhémoth) que j’ai créé comme je t’ai fait. »
[←241]
242. Le mot nazi pour nommer le génocide des Juifs d’Europe était Vemichtung,
littéralement « Anéantissement ».
[←242]
243. Mehdi Belhaj Kacem fait référence, dans ces pages, à La Société du spectacle
de Guy Debord (Buchet-Chastel, 1967).
[←243]
244. Mehdi Belhaj Kacem, L’Esprit du nihilisme, op. cit., p. 181.
[←244]
245. Jean Vouliac, La Logique totalitaire, PUF, coll. « Épiméthée », 2013.
[←245]
246. Albert Camus, « Le siècle de la peur », repris dans Actuelles. Écrits politiques,
Gallimard, 1950 ; nouvelle édition, coll. « Folio Essais », 1997, p. 117.
[←246]
247. Cari Gustav Jung, Un mythe moderne (1958), Gallimard, coll. « Idées », 1961 ;
nouvelle édition, 1974, p. 185.
[←247]
248. Viktor Frankl, Le Dieu inconscient, Éditions du Centurion, 1975, pour la
traduction française ; nouvelle édition chez InterÉditions, en novembre 2012. Lire aussi
du même auteur, Man’s Search for Meaning, et notamment sa première partie :
« Expériences in a Concentration Camp », 1946 (Découvrir un sens à sa vie).
[←248]
249. Michel Fromaget, « Des rapports de la psychothérapie et de l’éveil spirituel », in
Dix Essais sur la conception anthropologique « corps, âme, esprit », L’Harmattan, 2000,
p. 168.
[←249]
250. Jean-François Mattéi, La Crise du sens, Cécile Défaut, 2006. En 1951, déjà, le
grand psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969) publiait un « bilan
spirituel » très inquiet du monde contemporain : La Situation spirituelle de notre époque,
Foi vivante, 1951.
[←250]
251. George Steiner, Nostalgie de l’absolu, 10/18, 2003. Du même penseur, lire le
considérable Dans le château de Barbe-Bleue, Seuil, 1973, qui élucide la cause
métaphysique de l’antisémitisme exterminateur européen. De même : Léo Strauss,
Nihilisme et politique, Payot & Rivages, 2001, sur le nihilisme nazi et la modernité.
[←251]
252. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël,
2007.
[←252]
253. Id., La Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Denoël, 2009.
[←253]
254. Jacques Julliard, L’Argent, Dieu et le diable, Flammarion, 2008.
[←254]
255. Charles Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes » (posthume, juillet 1914),
in Œuvres en prose complètes, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, t.
III, p. 1455.
[←255]
256. Emmanuel Mounier, « Argent et vie privée », Esprit, n° 33, 1933, p. 56 à 67,
repris dans Révolution personnaliste et communautaire, Seuil, 1961 et, en coll. « Points
Essais », 2000, cité ici in Contre l’argent fou, op. cit., p. 177 à 188.
[←256]
257. Jacques Delarue, Trafics et crimes sous l’Occupation, nouvelle édition, Fayard,
coll. « Pluriel », 2013.
[←257]
258. Bernard Guibert, L’Ordre marchand. Réflexions sur les structures élémentaires
de la vénalité, Cerf, 1986 ; et (sous la direction de), Anti-productivisme,
altermondialisme, décroissance, Parangon, 2006. Bernard Guibert est économiste
statisticien (INSEE), ancien élève de l’École polytechnique, docteur d’État en
économie.
[←258]
259. Id., « Comment nous guérir de la folie de l’argent ? », Entropia, n° 7,
L’Effondrement, et après ?, Parangon, 2009, p. 88 à 98.
[←259]
260. Henry David Thoreau, L’Esprit commercial des temps modernes et son influence
sur le caractère politique, moral et littéraire d’une nation (1837), Le Grand Souffle,
2007, p. 29.
[←260]
261. Karl Marx, Écrits philosophiques, Flammarion, coll. « Champs classiques »,
2011, p. 148 à 151, et Le Caractère fétiche de la marchandise et son secret, extrait du
livre I du Capital (2e édition de 1872), Allia, 1999.
[←261]
262. Freud, Malaise dans la civilisation, 1929 : « La question du sort de l’espèce
humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle
mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions
d’agression et d’autodestruction ? À ce point de vue, l’époque actuelle mérite peut-être
une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise
des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer
mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part
de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse. »
[←262]
263. La meilleure édition disponible : Discours de la servitude volontaire, Payot, coll.
« Petite bibliothèque », 2002, avec une introduction et des textes de Miguel Abensour,
Pierre Clastres et Claude Lefort, Marc Gauchet, Lamennais, Pierre Leroux, Simone Weil.
[←263]
264. Auteur, entre autres, de Pour l’abolition de la société marchande, pour une
société vivante, Payot & Rivages, 2002.
[←264]
265. Claude Lefort, « Le nom d’un », dans Étienne de La Boétie, Le Discours de la
servitude volontaire, op. cit., p. 269 à 335, ici p. 328 et 329.
[←265]
266. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., vol. 1, p. 312 à
314.
[←266]
267. Cf. les pages lumineuses de Cynthia Fleury sur cette leçon de Tocqueville, dans
Les Pathologies de la démocratie, chapitre « Métaphysique de la démocratie », Fayard,
2005.
[←267]
268. Agnès Antoine, L’Impensé de la démocratie. Tocqueville, la citoyenneté et la
religion, Fayard, 2003, p. 33.
[←268]
269. Georges Zimra, Résister à la servitude, Berg International, 2009, p. 133. En appui,
lire aussi : Yves Charles Zarka et Les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes,
PUF, 2007, et Nicolas Chaignot, La Servitude volontaire aujourd’hui. Esclavages et
modernité, Le Monde et PUF, 2012.
[←269]
270. Emmanuel Mounier, « Argent et vie privée », art. cit., p. 182.
[←270]
271. Jacques Ellul, Métamorphose du bourgeois, La Table ronde, coll. « La petite
vermillon », 1998, p. 31
[←271]
272. Serge Audier, Tocqueville retrouvé. Genèse et enjeux du renouveau tocquevillien
français, Virin et HESS, 2004.
[←272]
273. Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et Psychopouvoir, Mille et Une
Nuits, 2008.
[←273]
274. Jean Ziegler, Les Nouveaux Maîtres du monde, Seuil, coll. « Points », 2013.
[←274]
275. Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, coll. « Points »,
2007, p. 93.
[←275]
276. Thierry Pech, Le Temps des riches. Anatomie d’une sécession, Seuil, 2011, p. 160
et 162.
[←276]
277. George Steiner, Dans le château de Barbe-bleue. Note pour une redéfinition de la
culture, Seuil, 1973, et Gallimard, coll. « Folio », 1991, p. 56.
[←277]
278. Marc-Alain Ouaknin, Les Dix Commandements, Seuil, 1999.
[←278]
279. André Chouraqui, Moïse, Éditions du Rocher, 1995.
[←279]
280. André Neher, Moïse et la vocation juive, Seuil, 1956.
[←280]
281. Josy Eisenberg et Benjamin Gross, Le Testament de Moïse. À Bible ouverte, VI,
Albin Michel, 1996.
[←281]
282. Raphaël Draï, La Traversée du désert. L’invention et la responsabilité, Fayard,
1988.
[←282]
283. Luc 16,13-15.
[←283]
284. II Pierre 1,3-7.
[←284]
285. Pour un commentaire exégétique particulièrement précis, lire : Ibiladé Nicomède
Alagbada, Le Prophète Michée face à la corruption des classes dirigeantes, thèse de
doctorat, Globethic.net, 2013. Par ailleurs, la Bible, en ses deux Testaments, revient à de
très nombreuses reprises sur la corruption ainsi que sur le culte de l’argent comme
idolâtrie : Proverbes 3,14-15 ; 8,10 et 16. Ecclésiaste 5,9 ; 7,12 ; 31,6. 1 Timothée 3,3 ;
6,10. Matthieu 6,24, et Luc 16,13 : « Nul ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l’un,
et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un, et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu
et Mamon. » Augustin, Luther et Calvin font également référence en ce domaine...
[←285]
286. Jean-Pierre Vemant entre au CNRS en 1948 et devient un des meilleurs
spécialistes de la Grèce antique, de sa religion et de ses mythes. De 1958 à 1975, il exerce
à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). De 1975 à 1984, il est
professeur au Collège de France. Compagnon de la Libération, grand officier de la Légion
d’honneur, grand-croix de l’ordre national du Mérite et titulaire de nombreuses autres
distinctions, il est l’auteur de nombreux ouvrages savants et de souvenirs.
[←286]
287. Serge Ravanel, L’Esprit de Résistance, avec Jean-Claude Raspiengeas, Seuil,
1995.
[←287]
288. Voir Maurice Olender et François Vitrani, Jean-Pierre Vemant, dedans dehors,
revue Le Genre humain, Seuil, 2013.
[←288]
289. Vincent Peillon, « Jean-Pierre Vemant philosophe », in Maurice Olender et
François Vitrani, Jean-Pierre Vemant, dedans dehors, op. cit., p. 141.
[←289]
290. Patrick Cabanel, Résister. Voix protestantes, Alcide, 2012, p. 56 à 66.
[←290]
291. Roland de Pury, Journal de cellule, La Guilde du livre, 1944, p. 90. Roland de
Pury (1907-1979), on l’a dit, est Juste parmi les nations. Cf. Daniel Galland, Roland de
Pury. Le souffle de la liberté, op. cit.
[←291]
292. On se reportera en particulier à : Georges-Marc Benamou, C’était un temps
déraisonnable. Les premiers résistants racontent, Robert Laffont, 1999 ; Julien Blanc, Au
commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme, 1940-1941, Seuil, 2010 ;
Alain Vincenot, La France résistante. Histoire de héros ordinaires, Syrtes, 2004.
[←292]
293. François de Bernard, L’Emblème démocratique, Mille et Une Nuits, 1998,
p. 43 à 47.
[←293]
294. Christopher Lasch, La Révolte des élites, Climats, 1996, p. 37.
[←294]
295. Le Civisme, Autrement, 2002, p. 86 à 92.
[←295]
296. À propos du lien entre l’indifférence et le mal, y compris dans ses manifestations
les plus monstrueuses, lire : Christian Delacampagne, De l’indifférence. Essai sur la
banalisation du mal, Odile Jacob, 1998.
[←296]
297. Hervé Hamon, Ceux d’en haut. Une saison chez les décideurs, Seuil, 2013, p. 260
et 261.
[←297]
298. En 2004, il avait écrit La Crise du capitalisme américain. Aucun éditeur français
n’avait voulu le publier à cette époque. En 2005, La Revue du MAUSS publiait
l’introduction de ce livre. Finalement, en 2007, Alain Caillé (La Revue du MAUSS)
l’éditait à La Découverte. Paul Jorion y annonçait la crise des subprimes...
[←298]
299. Joseph Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, 2002 ; Quand le capitalisme perd
la tête (titre original : The Roaring Nineties : « Les rugissantes années 1990 »), Fayard,
2003 ; Le Triomphe de la cupidité, Les liens qui libèrent, 2010.
[←299]
300. Paul Jorion, L’Implosion. La finance contre l’économie : ce qu’annonce et révèle
la crise des subprimes, Fayard, 2008 ; La Crise. Des subprimes au séisme financier
planétaire, Fayard, 2008.
[←300]
301. Télérama, 31 octobre 2008, interview de Paul Jorion : « Pire qu’une crise
économique, c’est une crise de civilisation. »
[←301]
302. Ramsay MacMullen, Le Déclin de Rome et la corruption du pouvoir, Les Belles
Lettres, 1991 ; Perrin, coll. « Tempus », 2012.
[←302]
303. Lucien Jerphagnon, Histoire de la Rome antique. Les armes et les mots, Fayard,
coll. « Pluriel », 2013, p. 574.
[←303]
304. Clara Auvray-Assayas, Cicéron, Les Belles Lettres, 2006.
[←304]
305. Saint Augustin, Sermons sur la chute de Rome, Introduction, traduction et notes
de Jean-Claude Fredouille, Nouvelle Bibliothèque augustinienne (NBA) 8, Institut
d’études augustiniennes (IEA), 2004. Du 24 au 27 août 410 apr. J.-C., Rome est pillée par
les troupes du roi wisigoth Alaric. C’est le fameux sac de Rome. Marcellin, haut
fonctionnaire de l’Empire romain, écrit alors à son ami Augustin pour lui rapporter
l’opinion qui court quant à la raison de cette catastrophe : « C’est sous des princes
chrétiens, pratiquant de leur mieux la religion chrétienne, que de si grands malheurs sont
arrivés à Rome » (Lettre 136). Saint Augustin va se consacrer durant treize ans, de 413 à
426, à l’écriture de La Cité de Dieu, qu’il dédiera à Marcellin, afin de réfuter cette
opinion.
[←305]
306. Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, Gamier-Flammarion, 1968,
p. 84 à 86, et p. 105 et 106.
[←306]
307. Mot attesté à la fin du XVIIIe siècle. Dérivé du latin civis, « citoyen ».
[←307]
308. Aristote, Les Politiques, 3, 9, Flammarion, coll. « GF », 1990, p. 234 et 235.
[←308]
309. Sur tout cela, le remarquable article de Thieny Ménissier, « L’usage civique de la
notion de corruption selon le républicanisme ancien et moderne », Anabases, n° 6,
université de Toulouse, Éditions de Boccard, octobre 2007.
[←309]
310. Quentin Skinner, Machiavel, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 105 à 113.
[←310]
311. Lire aussi, dans la perspective de mon enquête : John-Greville-Agard Pocock, Le
Moment machiavèlien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine
atlantique, PUF, 1998 ; Paul Valadier, Machiavel et la fragilité du politique, Seuil,
« Points », 1996 ; Michel Bergès, Machiavel, un penseur masqué, Complexe, 2000 ;
Bertrand Dujardin, Terreur et corruption. Essai sur l’incivilité chez Machiavel,
L’Harmattan, 2004 ; Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Vrin et EHESS, 2005.
[←311]
312. Jean-Claude Waquet, De la corruption, Fayard, 1984.
[←312]
313. Céline Spector, « Corruption », in le Dictionnaire Montesquieu :
http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376473889/fr/, et « Montesquieu
ou les infortunes de la vertu », Esprit, n° 402, février 2014, p. 31 à 44.
[←313]
314. Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, op. cit., et Les Théories de la
république, La Découverte, coll. « Repères », 2004, p. 25 à 30.
[←314]
315. Serge Audier, Les Théories de la république, op. cit., et Juliette Grange, L’Idée de
République, Pocket, 2008, p. 165 à 183.
[←315]
316. Comment ne pas penser aux « transcendantalistes » américains, Ralph W.
Emerson et David H. Thoreau ?
[←316]
317. Serge Audier, Les Théories de la république, op. cit., p. 108.
[←317]
318. La tradition théologique de 1’« eschatologie “au présent” » (Évangile de
Jean 4,23 ; 5,25 et 28 ; 16,32 ; Apocalypse de Jean 14,7) est la première source
spirituelle du « principe Responsabilité » de Hans Jonas et du catastrophisme éclairé de
Jean-Pierre Dupuy (Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain,
Seuil, 2002 ; coll. « Points », 2004, p. 161 à 174), lequel souscrit explicitement à la
métaphysique de Jonas. Cf. Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung. Versucheiner Ethik
für die technologische Zivilisation, Insel, 1979 (traduction française : Le Principe
Responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Éditions du Cerf, 1990
(Flammarion, coll. « Champs », 1998). L’influence de Hans Jonas sur l’écologie politique
fut et continue d’être considérable. Le fameux « rapport Bruntland », Our Common
Future (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Oxford
University Press, 1987 ; traduction française : Notre avenir à tous, Éditions du Fleuve/Les
Publications du Québec, 1988), initiateur du concept de « développement durable »
(sustainable development), lui doit presque tout sur le plan éthique (cf. Dominique Bourg,
Les Scénarios de l’écologie, Hachette, 1996, p. 61).
[←318]
319. Edwy Plenel, Le Droit de savoir, Don Quichotte, 2013, p. 50 à 52.
[←319]
320. John Dewey, Une foi commune, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en
rond, 2011 ; et Après le libéralisme. Ses impasses, son avenir, Climats, 2014.
[←320]
321. Vincent Peillon, Pierre Leroux et le socialisme républicain. Une tradition
philosophique, Le Bord de l’eau, 2003.
[←321]
322. Edgar Quinet, L’Enseignement du peuple, suivi de La Révolution religieuse au
XIXe siècle, Hachette, coll. « Pluriel », 2001 ; François Furet, La Gauche et la Révolution
au XIXe siècle, Hachette, coll. « Pluriel », 2001.
[←322]
323. Cf. Vincent Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand
Buisson, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010.
[←323]
324. Henri Guillemin, L’Arrière-Pensée de Jaurès, Gallimard, 1966 ; Vincent Peillon,
Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, 2000 ; Éric Vinson et Sophie Viguier-
Vinson, Jaurès le prophète, Albin Michel, 2014 ; Jaurès, Œuvres philosophiques III.
Écrits et discours théologico-politiques, Vent Terral, 2014.
[←324]
325. Vaclav Havel, Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, et Il est permis d’espérer,
Calmann-Lévy, 1997.
[←325]
326. Christophe Bouton, professeur à l’université de Bordeaux III, auteur de Faire
l’histoire. De la Révolution française au Printemps arabe, Éditions du Cerf, 2013.
[←326]
327. Jean Ziegler, Les Nouveaux Maîtres du monde et ceux qui leur résistent, Fayard,
2002 ; Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Stock, 2012 ; Laurent Muratet et
Étienne Godinot (sous la direction de), Un nouveau monde en marche, Yves Michel,
2012, avec, entre autres, Akhenaton, Christophe André, Stéphane Hessel (préface), Jean-
Marie Pelt, Pierre Rabhi, Matthieu Ricard ; Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme.
Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, coll.
« L’horizon des possibles », 2014.
[←327]
328. Benjamin R. Barber, Démocratie forte, Desclée de Brouwer, 1997.
[←328]
329. Florence Hartmann, Lanceurs d’alerte. Les mauvaises consciences de nos
démocraties, Don Quichotte, 2014, et William Bourdon, Petit Manuel de désobéissance
citoyenne, Jean-Claude Lattès, 2014.
[←329]
330. Voir notamment Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être
vécue, Flammarion, 2010, et surtout Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie !, Libelle
et Maren Sell, 2011.
[←330]
331. Denis Moreau, Les Voies du salut. Un essai philosophique, Bayard, 2010,
notamment les p. 328 à 336 qui proposent une « critique existentielle du capitalisme »
et de ses « structures de péchés ».
[←331]
332. Marc-Alain Ouaknin, Les Dix Commandements, Seuil, 1999 ; coll. « Points
Sagesses », 2008, p. 173 à 198.

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