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TUEZ-LES TOUS
roman
11 SEPTEMBRE
j
SALIM BACHI
TUEZ-LES TOUS
roman
mf
GALLIMARD
6 Éditions Gallimard, 2006.
Je relevai la tête. L'horizon était barré par
un banc de nuages noirs et cette eau, qui
comme un chemin tranquille mène aux
confins de la terre, coulait sombre sous un
ciel chargé, semblait mener vers le cœur
même d'infinies ténèbres.
JOSEPH CONRAD
L'éternel retour
S'il n'avait pas été aussi radical, l'Organisation ne
l'aurait jamais compté parmi les siens. Ils sentaient
bien qu'il n'était pas un croyant orthodoxe. Mais ils
aimaient ça. Ils répétaient souvent que les plus scep-
tiques étaient sur la voie de la vérité.
La chambre ressemblait à un appartement C'était
pourtant un lieu sans vie. Du carton-pâte. Il prit sa
MasterCard, avec laquelle il avait réglé deux nuits, la
retourna puis passa les doigts sur les chiffres en relief.
Il se dirigea ensuite vers le bureau acajou, ouvrit un
tiroir et chercha. Il dénicha une paire de ciseaux. Et
s'il se coupait les veines, et s'il en finissait, dix années
sur les routes du monde, dix années perdues, fl com-
mença à découper sa carte. Il jeta les morceaux dans
la cuvette des toilettes et appuya sur le bouton de la
chasse. Laisser le moins de traces.
On frappa à la porte.
— Entrez ! fit-il.
Le garçon d'étage lui apporta son sac, et demanda
s'il avait besoin de quelque chose.
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—Du Champagne.
— Oui, monsieur.
Le garçon repartit.
n se dirigea vers la salle de bains et fit couler de
l'eau dans la baignoire. De l'eau chaude. Il se laissa
glisser dans la cuve bouillante.
L
Peut-être pas.
Mais c'était de n'y plus croire du tout que de se
complaire dans le rôle de la victime sacrificielle. La
terreur devait changer de camp. Elle changerait de
camp avec ou sans l'aide de Dieu !
Certes au début, ils subiraient la colère de l'Élé-
phant agacé par une abeille mais celle-ci conforterait
leur combat, tant elle exacerberait la violence du puis-
sant animal, mettant fin à la fausse amitié des peuples,
délimitant les nations en civilisées et barbares ; et
chacun, en conscience, allait devoir choisir son camp
au sein des empires ; lui avait choisi le sien, de force et
non de gré, mais combien d'entre eux se leurraient et
pensaient être reconnus pour leur humanité, pour
leur travail, pour leur vertu, combien encore se ber-
çaient d'illusions ?
La sauvagerie ne reconnaissait que la sauvagerie, vie
pour vie, œil pour œil, dent pour dent, c'était la règle
des nations sous le voile de la civilisation, le bon vieux
code sumérien en exercice fascinant.
L'eau était chaude comme les rivières de l'enfer ; il
y pénétra avec joie, ses yeux brillaient. Une idée sau-
grenue le traversa. Et s'il se trompait ? Et si sa colère
l'aveuglait ?
H reprit de nouvelles pilules, il vida la boîte. Une
ordalie, voilà ce qu'il désirait. Et pendant qu'il som-
brait dans le sommeil, bercé par les eaux, il eut la
vision d'un homme dont il entendit les paroles : « Est-
il plus noble pour l'esprit de souffrir les coups et les
flèches d'une injurieuse fortune, ou de prendre les
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armes contre une mère de tourments, et, en les
affrontant, y mettre fin ? Mourir, dormir, rien de plus,
et par un sommeil dire : nous mettons fin aux souf-
frances du cœur et aux mille chocs naturels dont
hérite la chair; c'est une dissolution ardemment
désirable. »
L'ascenseur s'élevait avec lenteur puisqu'il vivait au
ralenti, il vivait le temps figé de la damnation et de
l'orgueil, et la pellicule comme en un rêve se dérou-
lait lentement, mais n'était-il pas en train de rêver ?
Dormir, rêver, mourir. Les bourdons ne sécrètent rien, de
fausses richesses, un appauvrissement de l'âme et encore
d'autres pensées, décousues, l'ascenseur, la marche
dans les rues de Portiand, et son bras retombait dans
le vide, entre l'émail brûlant de la baignoire et le mur
blanc strié de fines rigoles liquides : l'humidité, la
condensation ; il faisait chaud comme en enfer et ses
yeux brillaient, il dormait ou ne dormait pas, il ne
savait pas, il allait bientôt mourir dans son bain, sus-
pendu entre les eaux chaudes, comme dans le ventre
d'une mère, il détestait la sienne, elle l'avait puis il
oublia et retomba dans le sommeil, pendant de
longues minutes ou de longues heures, il ne savait, il
tomba pendant que l'ascenseur s'élevait, s'élevait,
comme dans un film muet, la pellicule de sa vie se
déroulant image par image
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et elle grimaçait, sordide, pendant que les portes se
refermaient, les unes après les autres, se refermaient
et l'abandonnaient dans son bain, si près de mourir, si
las qu'il ne demandait plus rien d'autre, espérant que
le passage se ferait sans douleur, sa peine était déjà si
grande, il repensa à l'Organisation, ils l'attendraient
demain, et il ne viendrait pas, ils prendraient l'avion
sans lui, ils se débrouilleraient, il commençait à avaler
l'eau chaude de son bain, à étouffer, il cherchait sa
ventoline et étouffait quand une sonnerie stridente
aiguë le réveilla et le fit bondir, ou crut-il qu'il bondis-
sait, hors de l'eau tant il était empêtré dans ses rêves et
en proie à la panique d'un homme qui étouffe et il se
mit à vomir dans l'eau chaude le Champagne et les
pilules pendant que retentissait la sonnerie du télé-
phone.
Il s'essuya et se précipita vers le lit, ou plutôt crut se
précipiter vers le lit, puisque ses jambes allaient avec
lenteur, engourdies, prises dans une épaisse mélasse.
Le téléphone sonnait toujours quand il décrocha et
entendit à l'autre bout de la nuit une voix de femme
qui lui demandait s'il allait bien, Oui, marmonna-t-il,
Oui, il allait bien et il se souvint de son corps noir
d'oiseau frêle et de ses seins et du fœtus enfant qu'il
ne parvenait pas à toucher, et de son sexe sang qu'il
n'était pas parvenu à sentir sous ses doigts morts, et il
lui dit Je suis fatigué, je vais dormir, et elle lui dit Au
revoir, À bientôt, Je t'ai laissé mon numéro de télé-
phone sur le bureau, il regarda la table acajou en face
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du lit et vit l'enveloppe et lui dit d'accord, il l'appelle-
rait demain, la remercia et raccrocha.
Son bras retomba dans le vide, entre l'émail brûlant
de la baignoire et le mur blanc strié de fines rigoles
liquides, l'humidité, la condensation, il faisait chaud
comme en enfer et ses yeux brillaient, il dormait ou
ne dormait pas, il ne savait pas, il allait bientôt mourir,
dans son bain, suspendu entre les eaux chaudes,
comme dans le ventre d'une mère, il détestait la
sienne, elle l'avait, puis il oublia et retomba dans le
sommeil, pendant de longues minutes, ou de longues
heures, il ne savait, il tomba pendant que l'ascenseur
s'élevait, s'élevait, comme dans un film muet, la pelli-
cule de sa vie se déroulant image par image ;
il était empêtré dans ses rêves et en proie à la
panique d'un homme qui étouffait
et qui commençait à avoir des visions, dont celle
d'un jeune garçon, la proie des flammes, dans la
vapeur de l'eau brûlante qui s'élevait, s'élevait et les
entourait, lui avachi dans la baignoire et cet enfant de
six ans, encore recouvert de son placenta, c'était ainsi
qu'il le voyait, délirant, un gamin nu, les membres
frêles et longs, un crâne oblong et monstrueux, des
yeux sans paupières, comme les enfants d'Hiroshima
mon amour, un sale titre de film vu dans une salle obs-
cure de la ville éteinte et froide
un corps disproportionné, un fœtus de six ans qui
l'appelait Papa Papa, sauve-moi, et lui cherchait à ne
pas le voir, à le fuir, à oublier ces yeux noirs et globu-
leux qui ne voyaient rien, ouverts sur des ténèbres, qui
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l'appelaient, mon Dieu, l'appelaient par son vrai nom,
il l'avait oublié ce nom, enfoui au plus profond de son
être pendant que le gamin ignoble tentait de le ressus-
citer et avançait, avançait comme une larve suintante
pour le toucher, les doigts ensanglantés et palmés
comme ceux d'un canard, avançait lentement en
direction de la baignoire, abandonnant sur ses pas des
traces rouges et noires, et lui hurlait dans les brumes
de l'eau en suspension, hurlait pendant que la vision
noire du fœtus regagnait les limbes, le laissant au bord
de la folie.
Il décrocha et entendit à l'autre bout de la nuit une
voix de femme qui lui demandait s'il allait bien, Oui,
marmonna-t-il, Oui, il allait bien et il se souvint de son
corps d'oiseau et de ses seins et du fœtus qu'il ne par-
venait pas à toucher, et de son sexe noir qu'il n'était
pas parvenu à sentir sous ses doigts morts, et il lui dit
Je suis fatigué, je vais dormir, et elle lui dit Au revoir, À
bientôt, Je t'ai laissé mon numéro de téléphone sur le
bureau, il regarda la table acajou en face du lit et vît
l'enveloppe et lui dit d'accord, je t'appellerai demain,
la remercia et raccrocha.
Il s'écroula sur le lit défait qui gardait encore la
trace de leurs deux corps et se mit à pleurer, il n'était
pas mort, pourquoi, mon Dieu, pourquoi le mainte-
nait-il en vie malgré lui, en dépit de sa volonté, pour
l'exemple, pour l'exemple parce qu'ils ressemblaient
à ceux qui avaient allumé un feu. Lorsque le feu éclai-
rait ce qui était alentour, Dieu leur retirait la lumière.
Il les laissait dans les ténèbres. Eux ne voyaient rien.
Sourds, muets, aveugles. Ils ne reviendraient jamais
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vers Dieu et c'était bien ce qu'il s'apprêtait à faire,
entrant dans son dessein, allumer un grand feu, en
plein jour, et tous verraient la lumière pendant que lui 1
seul entrerait dans la nuit, aveugle sourd muet, inca- §
pable de revenir vers Dieu, incapable et mort, et il
pleurait et toussait et vomissait sur le lit.
Quand son corps s'apaisa, il se releva et se dirigea
vers le bureau. Il souleva l'enveloppe, la retourna et la
déchira. Il jeta les morceaux dans la corbeille en inox.
El ne pouvait plus rester dans la chambre, l'aube com-
mençait à poindre.
Le retour de l'Éternel
Les rues étaient rouges : un matin qu'il ressentait
sur sa peau mais ne voyait plus, comme si un voile était
tombé du ciel, un long voue rouge, et il marchait dans
les rues désertes de Portiand, il marchait, seul, et
maintenant tout lui semblait familier, il avait tou-
jours vécu ici, il se leurrait bien entendu, il préférait
l'Espagne, il avait visité l'Alhambra, les palais nasrides,
la cour des Myrtes et son vaste bassin rectangulaire où
se reflétaient le ciel rouge de Pordand comme dans
son souvenir, la tour ocre de Comares, et les murs
blancs dans l'eau plate et sereine
et il se demandait, tout en continuant à avancer, si
son linceul serait de la même couleur, bien entendu
c'était une réflexion absurde mais pendant de nom-
breuses années, il avait pensé au drap blanc où on les
enveloppait, drap posé à même la terre froide, s'il
avait dû mourir en hiver, mais il n'aurait rien ressenti
malgré les sermons des imams qui promettaient déjà
un avant-goût des tourments au sein de la terre, la
tombe enserrant le corps du damné pendant que son
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corps s'élargissait et se brisait contre les parois de la
pierre et de la glaise
il prit un peu de ventoline et respira
la terre cherchait à l'étouffer et le mort devait en
avoir conscience jusqu'au Jour dernier. D'où sortaient-
ils ces sornettes ? n avait lu et relu le Coran et n'avait
trouvé trace de ces tourments du tombeau, ou alors il
avait oublié les versets parce qu'ils étaient trop sor-
dides, les enfouissant dans l'obscur et dans cette même
nuit où il allait entrer, il se demandait en marchant si
ces premières visions de la mort n'avaient pas déter-
miné ses actes et s'il ne cherchait pas ainsi à fuir le tom-
beau dans l'explosion simultanée de son avion et de la
tour, il se volatiliserait, s'atomiserait en particules
microscopiques qui retomberaient sur toute la ville, et
peut-être ainsi, échapperait-il au Jugement de Dieu
certains hommes disaient
nous croyons en Dieu et au Jour dernier
mais ils ne croyaient pas
non il ne croyait pas qu'il se présenterait à lui en fines
particules atomisées comme un essaim de mouches
bien que Dieu ne répugne pas à proposer
un moucheron en parabole pour être jugé, non
qu'il ne crût pas en Dieu, là n'était pas la question,
mais il ne croyait pas que Dieu pût juger ses actes de
simple moucheron, parce qu'il n'était qu'un simple
instrument dans le vaste dessein, un motif dans la
tapisserie, et le tapissier ne pouvait juger d'un fil qu'il
avait sciemment placé à un endroit pour l'harmonie
du tout ni d'un fil mal placé
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et si l'harmonie pouvait être rompue par un fil mal
agencé, la faute en incomberait toujours au tapissier ;
dans les deux cas, la faute lui était enlevée, et il n'était
plus condamné, et si son raisonnement était juste, ce
dont il doutait, surtout après sa tentative de suicide,
(d'ailleurs n'avait-il pas commis là un acte encore
plus délicat à juger, puisqu'en cherchant à se donner
la mort, comme une conscience indépendante de son
créateur, n'avait-il pas désiré échapper à Dieu, une
autre raison de damnation)
donc si son raisonnement était juste, c'était à Dieu
seul qu'il fallait demander des comptes
mais que pouvait un moucheron ?
pouvait-il juger son Créateur ?
oui, mais pour cela il fallait admettre son existence
et admettre son existence c'était à coup sûr tomber
sous sa législation
et c'était pour cette même raison que son suicide
avait été contrecarré ; certes il eût pu recommencer et
mettre un terme à sa vie, mais il avait préféré y voir un
Signe de Sa volonté, une preuve de Son existence,
s'abaissant cette fois plus par lâcheté que par croyance,
s'apprêtant ainsi à rejeter sa faute sur l'Éternel
mais l'Éternel allait se rebeller
et que peut un moucheron contre un éléphant ?
l'agacer un peu, le distraire, provoquer sa colère
ils cherchaient à provoquer sa colère pour hâter
son retour, divinisant jusqu'à l'Amérique, l'autre
patrie de Dieu, pour qu'ils entrent ensemble dans la
plus noire fureur,
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et s'il préparait depuis plus de trois années un sui-
cide encore plus éclatant, toujours enfermé dans le
paradoxe que sa foi avait instauré
elle jugeait tout à la fois de son libre arbitre et de
son absence
cela avait une raison qui le dépassait ;
il avait finalement balayé ces pensées en se disant que
c'était un charabia et qu'il n'était pas un docteur de la
Loi, moins encore le Grand Inquisiteur de la fable, il pré-
férait se souvenir de son escapade en Andalousie où pour
la première fois de sa vie il s'était senti libre car il avait
échappé au regard de Dieu sous le ciel bleu de Cadix,
ville battue par le vent de l'Atlantique, Cadix sur la route
des Amériques, les Indes occidentales et leurs habitants
disparus dans la cuvette des toilettes en un tourbillon
automnal ; et il se dirigeait en bateau vers le petit village
blanc de Puerto Santa Maria, dérivait sous le soleil pen-
dant que les trois caravelles s'apprêtaient à signer la fin
de leur civilisation : Grenade tombait aux mains des
mêmes rois qui avaient armé les navires du Génois et
permettait à l'Occident de s'étendre au-delà des mers,
de conquérir et d'inventer un nouveau monde.
Ils avaient perdu à ce moment précis de l'histoire,
irrémédiablement, il s'en rendait compte en mar-
chant dans les rues silencieuses et rouges de Portland.
S'il voulait échapper à la damnation de l'histoire et
contrecarrer les plans de l'Éternel, le mieux serait
encore de marcher sans jamais se retourner, l'Amé-
rique était une terre vaste, spacieuse, assez grande
pour engloutir un moucheron.
H pénétra dans une cabine téléphonique pour
annoncer sa décision et disparaître dans la nature
quand des lueurs multicolores, affadies par la lumière
rouge du levant, explosèrent sur les vitres. Des sirènes
retentirent et une voiture se gara à sa hauteur : il en
surgit quatre flics, quatre cavaliers, qui l'encerclèrent
et se rapprochèrent de lui.
H sortit de la cabine, s'arrêta à quelques mètres de
la voiture, n'osant plus esquisser le moindre geste ; et
il regarda autour de lui : les rues étaient rouges, matin
sur sa peau aveugle ; il se souvint de la cour des Lions,
de la fierté ressentie pendant qu'il se déplaçait dans
ce petit palais, rejetant la beauté qu'il avait niée
durant des mois : elle l'avait blessé, torturé alors que
sa vie n'avait plus de sens, il ne lui restait plus rien,
hormis les souvenirs sordides d'une existence de can-
crelat.
Il avait alors essayé de se convaincre de l'absurdité
de toute création, tout disparaîtrait un jour, l'huma-
nité anéantie, et personne n'admirerait plus les fines
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colonnes se dédoublant dans la lumière et les douze
lions, comme les heures du jour, les douze apôtres, les
douze mois de la lune, chiffre parfait, les douze cons-
tellations, non il ne savait rien des constellations et du
ciel, encore moins des mois lunaires tels que les avait
désirés son Prophète pour singulariser sa commu-
nauté
et ils adoreront le soleil, pendant que nous nous oriente-
rons vers la lune mobile comme la vie, hommage aux
femmes qu'il avait aimées, calquant sa prophétie sur
leurs cycles
non son domaine à lui était la mort
« Ne dites pas
de ceux qui sont tués dans les chemins de Dieu
"Ils sont morts !"
Non !...
Ils sont vivants, mais vous n'en avez pas conscience »,
lui était déjà mort au sein cancéreux de la vie, il était
un corps en proie à la corruption ; maintenant, il
comprenait les versets sur les vivants et les morts ; il
comprenait aussi qu'ils l'exilaient « tu fais pénétrer la
nuit dans le jour et tu fais pénétrer le jour dans la
nuit ; tu fais sortir le vivant du mort et tu fais sortir le
mort du vivant » ; il était mort, matière corrompue
infertile, matière vouée au néant ; il ne connaîtrait pas
la résurrection des corps, aucune étincelle pour ral-
lumer le flambeau, lumière éteinte qu'il portait en
plein jour, lueur inversée et sans projection, un trou
noir ; il était tout cela à la fois, et rien de cela, la mort
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avait œuvré sur tous les fronts, elle avait grignoté son
âme.
Pendant toutes ces années, elle avait entamé ses
forces, anéanti ses convictions, brûlé ses illusions,
épargnant une seule et unique chose, sa raison, étran-
gement, elle avait survécu au naufrage, non il n'était
pas fou, la folie était une maladie de l'âme et son
âme avait été détruite ; mais sa raison, elle, demeu-
rait intacte, comme au premier jour : il n'était plus
qu'une conscience agissant à l'ombre de la mort.
À présent, elle venait à lui sous la forme de quatre
flics descendus d'une voiture pendant que le jour se
levait rouge dans le ciel, elle s'approchait parce qu'il
avait contrevenu à une Loi : un étranger ne se balade
pas seul dans une rue étrangère, cossue et américaine
de surcroît.
Et ils s'approchèrent de lui pendant qu'il levait les
bras en l'air, soulagé d'en finir.
Ils le bousculèrent, le renversèrent : il ne ressentit
rien, ni vivant ni mort.
Les Signes avaient été clairs, évidents, et même s'il
ne croyait plus en rien, sa raison lui ordonnait de lire
les signes présentés comme une vérité unique, la
Vérité, et si cela n'avait pas été, les flics ne se seraient
pas excusés de l'avoir malmené, ils l'avaient pris pour
un dealer de crack portoricain, renversé sur le trot-
toir, écrasé contre le bitume, il avait étouffé, était
mort, puis, en voyant qu'il ne manifestait aucun désir
de rébellion, n'esquissait plus le moindre geste, ils
s'étaient relevés et l'avaient relevé, avait examiné sa
carte d'identité, demandé à voir son passeport, heu-
reusement, il ne l'avait pas détruit. Bis ne lui avaient
rien demandé d'autre : comme c'était étrange, San
Juan, tiens, étrange, comme la capitale de Porto Rico,
San Juan ; il leur avait dit que c'était un nom courant,
il le leur avait dit en souriant, et ils l'avaient laissé
partir en lui tendant son passeport.
À Grenade les gens l'interpellaient en espagnol. Un
mois de vacances offertes par l'Organisation. H avait
loué une Hyundai et avait parcouru l'Andalousie.
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C'était en Espagne qu'ils lui avaient obtenu son visa
pour les Amériques
Puerto Santa Maria, les trois caravelles s'élançant
sur l'Océan des songes, comme lui parcourant le ciel
et la terre ténébreuse
un cauchemar, mon Dieu, un cauchemar
si tu voyais les injustes
lorsqu'ils seront dans les abîmes de la mort
et que les Anges, leurs mains tendues, diront
dépouillez-vous de vous-mêmes
vous serez rétribués aujourd'hui
par le Châtiment et l'Humiliation
et lui n'avait pas attendu d'être mort pour recevoir
rétribution, sa vie dans la mort, un cauchemar, mon
Dieu, un cauchemar
puis Cadix, la ville qu'il avait aimée, plus que Barce-
lone ou Tarragone, bien plus que Grenade, dix jours
merveilleux dans cette ville qui marchait sur la mer ;
et il regardait la mer, la mer haïe et aimée en se pro-
menant le long des remparts, le long de la vieille ville
pauvre, la ville enfoncée comme un sexe dans une
femme
et il se demandait depuis combien de temps, il
n'avait pas enfoncé le sien dans celui d'une femme
combien de temps
il se contentait de marcher, marcher, dormir et aller
à la plage, une plage sale où l'eau croupissait et il
n'ignorait pas qu'il mourrait bientôt, très bientôt, cela
aussi était écrit en signes clairs, évidents, et il plon-
geait dans l'eau trouble et sale
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les flics lui avaient tendu son passeport en s'excu-
sant presque, ils n'allaient tout de même pas s'age-
nouiller devant un moricaud, lui s'en foutait, qu'ils
aillent au Diable
ou à Dieu
ou au Néant
et il avait pris un taxi sous leurs yeux corrompus par
la mort, cela encore était un Signe ; il avait demandé
au chauffeur de le conduire à l'aéroport de Portland
qu'il traversait en ce moment, mécanique, guidé par
sa raison seule
son domaine à lui était la mort
« et ne dites pas
de ceux qui sont tués dans les chemins de Dieu
ils sont morts
ils sont vivants mais vous n'en avez pas conscience »,
non il n'en avait pas conscience, mais sa raison le
poussait à travers le grand hall illuminé rouge puis
jaune et bientôt bleu et il marchait, marchait à travers
la foule des voyageurs, un petit sac en cuir passé sur
l'épaule pour ne pas éveiller les soupçons, il ne l'enre-
gistrerait pas, le FBI fabriquerait assez de preuves
pour justifier des budgets colossaux, ils leur invente-
raient même des noms, des vies, qui ne ressemblaient
pas aux leurs
et lui, Seyf el Islam, Émir de la Mort, Protée san-
glant, prendrait le visage vital et biographique que ses
ennemis lui donneraient pour calmer leur popula-
tion, et il s'en satisfaisait, cela faisait partie du jeu, il
n'ignorait pas que certains compagnons abandonne-
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raient quelques traces pour signer leur crime, qui sait,
peut-être remonteraient-ils jusqu'à lui assigner une
identité remarquable
il se doutait bien que les caméras enregistraient son
visage, le masque de la raison y transparaissait sans
doute, le masque froid de la raison morte
« qui donc invoqueriez vous
humblement et secrètement
et qui serait capable de vous délivrer
des ténèbres de la terre et de la mer »
personne, personne, raisonnait-il en se dirigeant
vers le guichet. Il présenta ses billets d'avion à la char-
mante hôtesse sourire millimétré qui lui tendit sa
carte d'embarquement et lui rendit son passeport
qu'il n'avait pas détruit pour lui permettre de passer
les derniers contrôles, il le fit, il passa sous les por-
tiques, il ne portait pas de couteau, ni de cutter, il
n'en avait pas besoin, les autres peut-être, parce qu'ils
tenaient à ces armes-là, alors qu'il suffisait d'agir rai-
sonnablement avec tout ce que la raison lumière sous-
entendait de violence et de barbarie, c'était cela la
vérité, la seule
il traversa, mécanique, la longue passerelle, sorte de
tube gris, comme dans tous les aéroports du monde,
en raisonnant sous le masque de son visage noir, il se
força à sourire, à dire bonjour à l'hôtesse de l'air qui
lui indiqua sa place à l'avant de l'appareil, en pre-
mière classe, non loin du cockpit, non loin de la
lumière, et il s'assit sagement, air détaché, non cou-
pable non coupable.
Les Signes avaient été clairs, évidents, et même s'il
ne croyait plus en rien, sa raison lui ordonnait de bou-
cler sa ceinture et de lire les signes présentés comme
vérité unique pendant que l'avion s'élançait sur la
piste parce que si cela n'avait pas été la vérité, ni les
esclaves ni les flics ne l'auraient laissé accomplir son
apocalypse et ce depuis le début quand il avait pris la
décision de se convertir, de travailler et de mourir
pour la gloire de Dieu, mais de quel Dieu, il se le
demandait encore alors que l'avion quittait la piste et
qu'il ressentait une certaine oppression en cherchant
dans son sac la ventoline, la trouvant, inhalant sous le
regard inquiet de l'hôtesse de l'air et se souvenant
brusquement qu'il n'était pas encore temps, qu'il lui
fallait rejoindre Boston et prendre un autre avion
avant d'agir.
Au tout début, il avait voulu rejoindre le jihad en
Tchétchénie mais cela avait été contrecarré, un autre
Signe, et il avait pris le chemin de l'Afghanistan où
l'avait reçu le Saoudien, l'asseyant à ses côtés et l'écou-
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tant, le flattant. Il haïssait autant les Saoudiens, adora-
teurs du veau d'or noir, que les Juifs parce qu'ils
s'étaient vendus aux Américains devenant leurs
putes ; et il étouffait pendant que l'avion s'élevait à la
recherche de son altitude de croisière, trente mille
pieds, il l'avait appris en six mois, six mois, pendant
qu'il étouffait sous le regard goguenard de son ins-
tructeur comme lorsqu'il avait dévalé les montagnes
afghanes, se dirigeant vers Kaboul puis Kandahar, cir-
culant entre ces villes en ruine, Sodome et Gomorrhe,
et il avait ri et son guide, Khalid, lui avait raconté
qu'ici la grande bataille contre Satan avait été menée
par les hommes du Saoudien, guidés par les Anges
comme à Ohod quand Muhammad avait échangé
deux dents et quelques blessures à la face contre une
éclatante victoire au ciel qu'il apercevait à travers le
hublot, le soleil rouge se levant dans le bleu violet ; et
il avait mal aux yeux, s'apprêtant à devenir aveugle, se
rassurant ainsi, puisque les aveugles échappent au
Jugement de Dieu, et oui, lui avait-il dit :
—Je suis d'accord avec toi, mais qu'a fait le Saou-
dien, le nouveau prophète ? L'a-t-on jamais vu au
combat ?
Et Khalid avait sorti un couteau, le faisant reluire au
soleil pendant qu'ils escaladaient un dernier chemin
escarpé avant de pouvoir contempler Sodome-Kaboul
ou Kandahar, il ne se souvenait plus, tant ces semaines
s'étaient passées en marches forcées pour suivre la
grande émigration du Saoudien et de ses lieutenants,
traversant un pays en ruine, en plein chaos et apoca-
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lypse, entouré sans cesse ni repos d'hommes dont la
saleté ne répondait à aucune exigence de la foi
puisque dans le Coran, le Coran qu'il lisait, relisait
toutes les nuits — et les signes étaient évidents clairs
comme une eau pure —, il n'était nullement fait men-
tion entre les pages de la saleté et de l'ordure qu'il
accomplirait bientôt en damné ni d'un avion dont il
prendrait les commandes, pas celui-ci, pas encore, et
qu'il jetterait sur une des tours de la cité la plus
orgueilleuse de l'humanité.
Et il avait sorti un couteau, le faisant reluire au
soleil pendant qu'ils escaladaient un dernier chemin
escarpé avant de contempler Kandahar, comme si la
lumière en remontant de la terre, la lumière aperçue
à travers le hublot de l'avion qui s'élevait, s'élevait
avec lenteur sous les rayons rouge et jaune, eût tiré de
l'ombre les souvenirs qu'il avait effacés.
Et ils avaient donc traversé ce pays en ruine avant de
retrouver le Saoudien et ses lieutenants — le démon
et ses djinns — ; il aurait dû les combattre et non leur
prêter serment si Dieu n'avait voulu l'égarer « parce
qu'il égare qui il veut » et aussi parce que « les
croyants véritables » et lui ne se comptait plus parmi
eux « combattent dans le chemin de Dieu et les incré-
dules dans le chemin de Taghout » et il aurait dû com-
battre les suppôts de Satan si Dieu ne l'avait égaré, le
faisant entrer ainsi dans son grand dessein, un fil dans
la tapisserie : un moucheron ne comprend rien à
l'œuvre de son créateur ; et il regardait le ciel ocre et
jaune et l'avion continuait à grimper et lui se plaçait à
117
la droite du Saoudien et se sentait empli de fierté et
d'orgueil puis lui prêtait serment dans cette maison
de Kandahar, entouré de Khalid, Khalid dont l'idée
était de détourner plusieurs avions de ligne et de les
précipiter sur des cibles choisies pour tuer le plus de
Juifs et de Chrétiens.
— Mais que feras-tu des victimes innocentes,
Khalid ? Car celui qui a tué un homme qui lui-même
n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur la
terre, est considéré comme s'il avait tué tous les
hommes.
C'était à Kandahar en présence du Saoudien qui,
malin comme un Diable, au lieu de le contredire,
avait reposé la même question à Khalid, en souriant
avec sa gueule d'apôtre efféminé.
Khalid répondit, l'enfant de salaud, qu'il fallait des
hommes tels que lui et ses compagnons et que Dieu
comprendrait.
— « II se peut que vous ayez de l'aversion pour une
chose, ajouta-t-il, et elle est un bien pour vous. Il se
peut que vous aimiez une chose, et elle est un mal
pour vous. Dieu sait et tu ne sais pas. »
Et le Saoudien acquiesça et dit :
— Ô mon Dieu, je suis innocent devant toi des actes
et des paroles de Khalid.
Il lui prêta serment en riant et ils lui exposèrent le
plan de Khalid. Il était entré dans le dessein de Dieu,
dût-il être damné. Alors, il voyagea, en Espagne, à Gre-
nade, et visita les palais nasrides, la cour des Myrtes, la
cour des Lions et se demanda après ce qu'il avait vu et
118
entendu en Afghanistan, s'il n'était pas temps de
détruire ces splendeurs, détruire les arcs et les colonnes
de marbre, détruire les vasques murmurantes ; et il tra-
versait la cour des Myrtes et son bassin rectangulaire
où se reflétaient les murs blancs et la tour ocre de
Comares ; et il traversait l'eau, marchant sur le miroir,
en se sachant damné ; et il se perdait dans ce qui res-
semblait à une forêt de marbre, les fines colonnes se
dédoublant dans la lumière et les douze lions comme
les douze mois de l'année.
Mais il était hors de la sphère du temps et des
hommes, il était damné, le sceau apposé sur son cœur
bien avant sa naissance, le sceau qui rendait aveugle
sourd muet, incapable de déchiffrer les Signes, inca-
pable de les interpréter sans l'aide du Démon ; et il
louait une voiture et rejoignait Cadix pendant que
l'avion amorçait sa descente sur l'aéroport de Boston ;
et il traversait l'Andalousie, passait par Séville en se
disant bien qu'il ne visiterait jamais cette ville, il n'en
aurait plus le temps, il était hors de sa sphère, comme
Hamlet hors de celle des hommes, oui il avait beau-
coup lu, mais les livres ne ressemblent pas aux
hommes, il avait lu Hamlet en anglais quand son père,
l'Avocat des pauvres, tenait à parfaire son éducation.
Mais Khalid lui répétait que ce n'étaient que des
impuissants et qu'eux étaient les enfants de la puis-
sance, ils étaient prêts pour un monde à naître, ils lui
donneraient la vie dans la mort, voilà ce que lui répé-
tait Khalid en lui exposant son plan, détourner plu-
sieurs avions et s'en servir comme des missiles pour
119
anéantir les Juifs et les Chrétiens ; et il traversait
l'Andalousie, s'arrêtait à Cadix où jadis il avait été
heureux et marchait, marchait dans les rues de la ville,
mourait et dormait avant d'aller à la plage, une plage
sale où l'eau croupissait mais il l'aimait parce que ses
habitants s'y rendaient pour s'y baigner et lui se sen-
tait bien en leur compagnie et oubliait ainsi les mon-
tagnes afghanes et le Saoudien et Khalid et les avions
et se souvenait de son père, un spectre enfermé dans
une prison de flammes, dont les recommandations
étaient les meilleures que pût prodiguer un père à son
fils.
Il ne lui restait plus qu'une heure à vivre, une heure
pour dresser les hommes les uns contre les autres
« vous serez ennemis les uns des autres, vous trouverez
sur la terre un séjour et une puissance pour un temps
limité » et affirmer sa toute-puissance pendant que
l'avion descendait, descendait avec lenteur puisqu'il
vivait le présent figé de la damnation, comme en un
rêve, et les passagers le regardaient à travers des
brumes, mais encore une fois, ne rêvait-il pas pendant
que l'appareil tournait et s'alignait pour atterrir sous
le regard ahuri de l'hôtesse — elle l'observait pendant
qu'il psalmodiait ces versets de la chute — qui rega-
gnait son siège, non loin du sien, et continuait à le
fixer, elle ne comprenait rien, ils ne comprenaient
rien, il les haïssait et pour cela il avait accepté en riant
le plan du Saoudien et de Khalid, et il répétait le nom
de son Seigneur « Dieu se place toujours entre
l'homme et son cœur et tous seront rassemblés devant
lui quand le Jour arrivera » mais quel cœur et pour
quel homme ?
121
Dieu aurait-il voulu se placer entre un homme en
feu et un cœur absent ?
Il n'avait plus rien dans la poitrine, plus rien, et les
anges ne lui avaient pas ôté son organe pour le puri-
fier ainsi qu'ils l'avaient fait pour le Messager de Dieu,
non, les hommes l'avaient arraché et brûlé puis en
avaient dispersé les cendres et lui, maintenant,
s'apprêtait à brûler tous les hommes puisque les
Signes l'avaient désigné pour cette mission, bien avant
sa naissance, aussi avait-il ri quand Khalid avait sorti
son couteau, le faisant reluire au soleil rouge sang
alors qu'ils escaladaient un dernier chemin escarpé
avant de contempler Kandahar après avoir traversé
des pays en ruine et que Khalid devant son rire,
comme les spectres dans les rues de Portland, avait
tranquillement remis son couteau dans sa poche et
l'avait pris dans ses bras en l'embrassant et en le nom-
mant, Pilote, Pilote, tu es notre Pilote, et lui conti-
nuait à rire et à marcher en direction de la demeure
du Saoudien alors qu'au début, il avait voulu parti-
ciper au petit jihad en Tchétchénie mais cela avait été
contrecarré, un autre Signe en lettres de feu, et le
Saoudien l'avait fait asseoir à ses côtés en hôte de
marque et de distinction, ce qu'il n'avait jamais été
auparavant, et lui avait parlé comme à un égal en
dépit de sa fortune et de sa renommée et l'avait consi-
déré comme un frère en dépit de ses millions de
billets verts et de sa naissance parmi les adorateurs du
veau d'or noir.
122
Il étouffait à la recherche de sa ventoline et l'avion
descendait, descendait comme le serpent dans le
Jardin du Seigneur glissant vers les arbres de la
connaissance puisque les tours Gog et Magog figu-
raient dans son esprit les deux arbres défendus par le
Seigneur des mondes et lui s'en approcherait bientôt
répétant les actes d'Adam et son Seigneur ne le lui
pardonnerait jamais, il avait divorcé de son épouse —
ses autres auxiliaires ne connaissaient même pas la
valeur d'une femme —, et il ne laisserait pas de des-
cendance et il n'y avait rien sur cette terre que le Sei-
gneur des mondes et des deux n'aime moins qu'un
homme sans enfants ; il était hors de sa sphère, damné,
le sceau apposé sur un cœur incandescent et le Saou-
dien le serrait contre sa poitrine vide comme le Mes-
sager avec ses auxiliaires aux portes de Médine, mais il
ne confondait pas les deux et il riait, il ne confondait
pas le vrai et le faux prophète.
Il n'était pas innocent de ses actes, bien moins inno-
cent que Khalid, et une fois les bras et les visages
dénoués, il avait eu l'impression d'avoir assisté dans
cette maison à une comédie tout en se souvenant de
ces versets et en riant « ils jurent par Dieu qu'ils sont
des vôtres, alors qu'ils n'en sont pas, mais ce sont des
gens qui ont peur, s'ils trouvaient un asile, des
cavernes ou des souterrains, ils s'y précipiteraient en
toute hâte » et cela était bien ce qu'avait fait le Saou-
dien s'enfouissant sous la terre comme le serpent et il
le prenait dans ses bras répétant le même geste à plus
d'un millénaire et demi de distance comme s'ils eus-
123
sent tous rejoué un mauvais film Casablanca Faucon
Maltais Grand Sommeil ou pire encore Hiroshima mon
amour et il s'apprêtait à devenir l'un des leurs dans
cette grotte et l'avion descendait, descendait vers
l'aéroport de Logan.
Tout avait commencé pour lui quand il avait désiré
devenir l'un des leurs en épousant l'une des leurs oui
cela était clair comme le soleil qui pénétrait à flots par
le hublot ; et il se perdait à présent dans une salle
obscure condamné à jouer, dans un mauvais film, une
scène d'horreur : précipiter un avion sur une des
tours les plus orgueilleuses du cinéma américain ; ils
avaient aussi souhaité lancer leurs bombes volantes
sur Hollywood, mais avaient écarté la possibilité de
mettre en scène un plus mauvais film encore, mais
Dieu, qui n'était pas Shakespeare, n'aimait pas les
mises en abîme bien que parfois il en doutât, se souve-
nant de son père : le spectre dans une geôle en enfer
l'avait mis en garde et l'avait damné dans le même
temps — oui, il était à présent hors de sa sphère, un
crâne, excellemment, un crâne pauvre Yorick — et il
riait dans la caverne et Khalid lui parlait de sa super-
production hollywoodienne et le Saoudien, un
homme fin qui avait vu beaucoup de films américains,
se mit à rire et écarta cette dernière partie du plan de
Khalid puis abandonna entre ses mains vides et ses
poumons d'asthmatique la préparation finale et har-
monieuse de la solution.
Il traversait les halls illuminés et les foules se pres-
saient aux guichets, ces hommes et ces femmes sans
existence, sans âme ; il traversait les flots devant les
gens de Pharaon « car le Jour où chaque homme trou-
vera présent devant lui ce qu'il aura fait de bien et ce
qu'il aura fait de mal, il souhaitera qu'un long inter-
valle le sépare de ce Jour » et lui souhaitait seulement
qu'un long espace le sépare de ces hommes et de ces
femmes qui allaient inconscients : leur domaine était
la mort, et rien n'en surgirait ; pendant des années
elle avait entamé leurs forces, anéanti leurs convic-
tions.
H traversait l'aéroport de Boston et évitait les foules
dans la lumière du premier matin, bien qu'il ne cher-
chât plus à échapper au Jour où il serait mis en pré-
sence de ses actes, les versets le hantaient et lui indi-
quaient en signes clairs que le Jour était advenu et
qu'il entrerait bientôt en un sommeil sans repos et il
le regretterait quand bien même il n'en aurait plus
conscience, son cœur brûlé, mais sa raison le guidait à
125
présent vers le guichet de la compagnie d'American
Airlines et il présenta ses billets d'avion à la char-
mante hôtesse qu'il ne voyait pas, psalmodiant les
mêmes versets, remarquant à peine son sourire milli-
métré et elle lui tendit sa carte d'embarquement en
lui demandant s'il ne souhaitait pas enregistrer un
bagage, non il ne le désirait pas, il n'avait rien
emporté, ses auxiliaires avaient pris des valises, pen-
sant ainsi n'éveiller aucun soupçon, mais lui savait que
l'éléphant orgueilleux dormait depuis longtemps du
sommeil de l'injuste et qu'une valise ou un mou-
cheron ne pesaient rien face à un éléphant endormi :
il prit la carte d'embarquement.
H se dirigea vers un téléphone et, machinal et rai-
sonnable, composa un numéro puis attendit quelques
secondes avant qu'une voix à l'autre bout du fil ne se
fasse reconnaître et l'appelle frère, mon frère, cette
fois-ci il ne se rebella pas, acceptant d'être des leurs,
ce que son destin avant même sa naissance lui avait
toujours prescrit en signes évidents sur le grand Livre
des mondes et des cieux.
Nous sommes prêts, Pilote. Nous partirons quinze
minutes après toi. Indique-nous la voie juste et droite.
Il n'y avait pas de voie droite, seulement des lignes
insensées que les hommes suivaient en dépit de leur
volonté. « Le Jour où chaque homme trouvera pré-
sent devant lui ce qu'il aura fait de bien et ce qu'il
aura fait de mal, il souhaitera qu'un long intervalle le
sépare de ce Jour. » II avait mis longtemps à com-
prendre la signification de ce verset vertigineux, et
126
maintenant il le comprenait et ne pouvait plus rien
contre lui.
Que la volonté de Dieu t'accompagne, Pilote.
Merci, Ziad, s'entendit-il dire au plus jeune des
auxiliaires, celui qui avait le plus d'humanité, son der-
nier ami et qui en raison de cette amitié, non par
croyance — Ziad aimait la vie plus que Dieu et conti-
nuait à voir son épouse, n'étant pas séparé, le serpent
tenu à l'écart des arbres Gog et Magog —, le suivait en
enfer, mais c'était encore un enfant, et il n'estimait
pas tout à fait la valeur écrasante de l'acte qu'ils se pré-
paraient à commettre.
Nous allons entrer dans l'histoire, fit la voix juvénile
de Ziad, et nous siégerons à côté de notre Prophète
bien-aimé.
Il n'osait lui dire que son Prophète lui cracherait à
la figure plutôt que de s'asseoir à ses côtés ; il ne vou-
lait pas détruire les illusions de Ziad, le plus humain
de ses compagnons, celui dont le cœur n'avait pas
encore brûlé : « Sache qu'en vérité, Dieu se place
entre l'homme et son cœur, et que vous serez tous ras-
semblés devant lui », dit-il à Ziad.
Je ne comprends pas, Pilote.
Il te pardonnera, voilà ce que cela veut dire, Ziad, il
te pardonnera toi qui m'as suivi par amitié, sans
croyance.
Mais je crois, Pilote, je crois.
C'est bien, Ziad, c'est bien.
Tu seras avec nous, Pilote.
Bien sûr, Ziad.
127
H raccrocha et se dirigea vers la porte d'embarque-
ment en reprenant ses psalmodies qui le calmaient
mieux que les pilules qui l'avaient rendu malade au
point de penser qu'il avait une âme et qu'il était déses-
péré, non il s'en rendait bien compte, il n'avait plus
rien, le néant absurde qui le plaçait au-delà du déses-
poir et de la morale, au-delà du bien et du mal, à la
hauteur de Dieu, s'apprêtant à le combattre avec ses
propres armes : les paroles et les versets signes qu'il
psalmodiait en traversant le dernier aéroport de sa vie
et en se souvenant qu'il avait pendant six mois appris
à piloter un avion, son plus grand exploit compte tenu
du fait qu'un mort ne peut plus rien dans la vie, un
mort ne peut plus, et pourtant, encore une fois, et
cela était aussi un Signe surprenant, il avait vaincu la
mort, il avait vaincu l'homme en lui, le terrassant,
l'exterminant, il l'avait vaincu pendant sa courte et
insignifiante vie.
Il l'avait vaincu en apprenant à décoller, à diriger
un avion, puis à atterrir, il avait appris cela dans la
mort, il avait organisé les quatre phalanges, sélec-
tionné les quatre équipes de l'apocalypse, il avait
voulu vingt hommes en vertu d'un autre verset « s'il se
trouve parmi vous vingt hommes endurants, ils en
vaincront deux cents » et il avait demandé au Saou-
dien dix-neuf croyants pour monter dans les avions,
lui étant le vingtième, le non-croyant, pour que cela
soit juste, parce que la perfection était réservée à Dieu
seul, et qu'il ne désirait pas le contredire sur ce point,
128
il voulait lui faire accepter son plan en niant sa puis-
sance et sa volonté.
Seuls dix-huit se présentèrent, le dix-neuvième avait
préféré rejoindre les siens, des Bédouins contre les-
quels Dieu mettait en garde, car c'étaient des hypo-
crites, cela il le savait aussi, c'étaient des hypocrites ; et
il tenait le Saoudien pour l'un d'eux.
Pendant qu'il organisait ses équipes, envoyait ses
auxiliaires à Newark pour qu'ils apprennent à piloter,
il s'était dit que de toutes les manières, si le plan réus-
sissait, ils ne tueraient pas deux cents hommes, mais
des milliers d'hommes et affirmeraient encore une
fois leur orgueil en déformant la parole divine.
D fut donc heureux en son cœur brûlé d'avoir un
homme de moins pour se damner encore plus,
contrevenant deux fois à la lettre du Seigneur des
mondes.
n reprit sa reptation en se doutant bien que des
caméras enregistraient son visage, le masque de la
raison folle y transparaissait sans doute, le masque de
la raison morte, « qui donc invoqueriez-vous, per-
sonne, humblement et secrètement, personne, et qui
serait capable de vous délivrer, personne, des ténèbres
de la terre et de la mer, personne », chantait-il en pas-
sant sous les portiques avec ses auxiliaires, les guer-
riers qui allaient ouvrir les dernières portes.
H tenait à ces armes-là et lui agirait raisonnable-
ment avec tout ce que cela sous-entendait de violence
e£ de barbarie froide.
129
Et il traversa la longue passerelle, un tube gris, et il
se força à sourire, à dire bonjour à l'hôtesse de l'air
qui lui indiqua sa place à l'avant de l'appareil, non
loin du cockpit, non loin de la lumière qui surgirait
des ténèbres quand la dernière porte s'ouvrirait.
« C'est au nom de la Vérité, c'est au nom de la
Vérité, unique et éternelle, que ton Seigneur t'a fait
sortir de ta demeure, ainsi l'a voulu ton Seigneur,
maître des mondes et des cieux », priait-il, et l'avion
roulait sur la piste, « c'est au nom de la Vérité que ton
Seigneur t'a fait sortir de ta demeure alors qu'une
partie des croyants éprouvaient de l'aversion pour
cette mesure » et l'avion s'élançait, se cabrait puis
quittait le sol, s'élevait dans les airs et il balançait la
tête en récitant sous le regard ahuri de l'hôtesse qui, si
elle n'avait pas été attachée à son siège, se serait préci-
pitée pour lui demander s'il allait bien, oui, lui aurait-
il répondu en hochant la tête et sans l'entendre : les
pires bêtes étant, selon le Seigneur des mondes, « les
sourds et les muets qui ne comprennent rien car si
Dieu avait reconnu quelque bien en eux, il aurait fait
en sorte qu'ils entendent » et lui, sourd, n'écoutait
plus depuis des mois, mais le contraire n'aurait servi à
rien ; quand bien même son Seigneur l'eût fait
entendre, il se serait détourné et éloigné.
H ressentait dans sa chair les vibrations de l'appareil
s'élevant dans les cieux en une éternité pendant
laquelle il eut à penser à l'acte qu'il devrait avoir la
force de commettre quand la porte s'ouvrirait enfin.
« Que de cités nous avons détruites ! Notre rigueur
s'est abattue sur elles durant le sommeil de la nuit ou
le repos de la journée et lorsque notre rigueur s'est
abattue sur elles, leur seul cri d'appel a été : "Oui !
Nous avons été injustes !" »
II continuait de prier pour calmer ses nerfs, les ver-
sets bousculant les versets, tout en faisant mine de ne
pas reconnaître ses auxiliaires, assis sur les autres
sièges, l'entourant comme des disciples et l'avion
s'élevait, « gloire à celui qui fait voyager de jour son
serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloi-
gnée dont nous avons béni l'enceinte et ceci pour lui
montrer certains de nos Signes ».
Et l'avion s'élevait avec une lenteur effroyable et
tous les passagers semblaient grimacer, masques dis-
tordus, rictus infernaux, et il fermait les yeux et soupi-
131
rait en priant « lorsque nous voulons détruire une
cité, nous ordonnons à ceux qui y vivent dans
l'aisance de se livrer à leurs iniquités, la Parole pro-
noncée contre elle se réalise et nous la détruisons
entièrement — et New York était la ville des iniquités,
le World Trade Center le symbole de cet orgueil sans
mesure, les tours, les démons Gog et Magog —, certes
elle était paisible et accueillante, les richesses et les
hommes lui venaient en abondance, de tous les lieux
du monde, puis elle a méconnu les bienfaits de Dieu,
Seigneur des mondes et des cieux, et Dieu fera goûter
à ses habitants la violence de la peur en punition de
leurs méfaits » et lui, lui qui suppliait Dieu, était son
instrument bien que son domaine fût déjà celui de la
mort, « mais ne dites pas de ceux qui sont tués dans
les chemins de Dieu qu'ils sont morts, non, ils sont
vivants ».
Mais il l'était, mort, et rien ne renaîtrait de cette
matière prête à la combustion infernale, matière
vouée au tourment éternel ; il ne connaîtrait pas la
résurrection des corps puisque le sien allait être pulvé-
risé, fines particules qu'aucune puissance ou volonté,
fût-elle celle de Dieu, ne pourrait rassembler pour le
juger.
La porte du cockpit s'ouvrit et laissa pénétrer la
lumière ; il se leva et ses auxiliaires se levèrent avec lui.
Mais ton histoire est très triste
Oui très triste
Et quand il n'en resta plus qu'un, le plus vieux, le
plus patient, le chambellan l'appela et lui dit qu'il
132
pouvait enfin voir le Dieu des hommes, et le plus vieil
homme de la création eut un sourire amer, toute
l'humanité avait disparu : sur la terre ne demeuraient
que les vestiges du temps et de l'histoire
Et il n'est pas parti, il a attendu, lui demanda-t-elle
en le regardant comme un enfant incrédule
Oui il avait attendu ce moment-là sans jamais
renoncer — regardant croître et mourir les généra-
tions, les unes après les autres—, et cela bien que
toute l'humanité eût été anéantie depuis des millé-
naires
À présent il l'invitait à entrer
Mon Dieu, s'exclama-t-elle
Oui, c'est ça, comme tu le dis si bien
Quoi
Son nom, il ne le savait plus, il l'avait oublié comme
il risquait d'oublier la fin de son histoire
Non, tu ne peux pas faire ça !
Si, il le pouvait, c'était un homme
Je plaisantais, répondit-il et il se mit à rire et elle
aussi
Et le dernier homme pénétra dans la salle du trône
où il vit des milliers de miroirs qui l'entouraient et
reflétaient à l'infini ses multiples et effrayants visages.
Et l'Éternel dit : « Contemple ma face ! »
Le cœur horrible, il précipita l'avion sur les miroirs
et entra dans la nuit noire et aveugle.
Les versets coraniques ont été traduits par Denise
Masson, traduction publiée aux éditions Gallimard ;
celle de Hamlet, non moins remarquable, par Jean-
Michel Déprats aux éditions Gallimard également.
Il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à
Shakespeare ce qui appartient à Shakespeare.
Achevé d'imprimer
surRoto-Page
par l'Imprimerie Fîoch
à Mayenne, le 14 décembre 2005.
Dépôt légal : décembre 2005.
Numéro d'imprimeur: 62984.
ISBN 2-07-077097-4 / Imprimé en Fiance.
129483
SALIM BACHI
Tuez-les tous
«Es marchaient dans la nuit noire. Elle versait
des larmes. D détestait ça. Il avait envie de la tuer. Il
tuerait l'Amérique à travers elle. Et demain matin, û
garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing
767 de la compagnie American Airlines sur les deux
tours les plus orgueilleuses de l'humanité. Les yeux
grands ouverts. »
mf
9 a7B2Q70w77Q971
SALIM BACHI
Tuez-les tous
« Ils marchaient dans la nuit noire. Elle versait
des larmes. Il détestait ça. Il avait envie de la tuer. Il
tuerait l'Amérique à travers elle. Et demain matin, il
garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing
767 de la compagnie American Airlines sur les deux
tours les plus orgueilleuses de l'humanité. Les yeux
grands ouverts. »
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