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SALIM BACHI

TUEZ-LES TOUS
roman

11 SEPTEMBRE
j
SALIM BACHI

TUEZ-LES TOUS
roman

mf

GALLIMARD
6 Éditions Gallimard, 2006.
Je relevai la tête. L'horizon était barré par
un banc de nuages noirs et cette eau, qui
comme un chemin tranquille mène aux
confins de la terre, coulait sombre sous un
ciel chargé, semblait mener vers le cœur
même d'infinies ténèbres.
JOSEPH CONRAD
L'éternel retour
S'il n'avait pas été aussi radical, l'Organisation ne
l'aurait jamais compté parmi les siens. Ils sentaient
bien qu'il n'était pas un croyant orthodoxe. Mais ils
aimaient ça. Ils répétaient souvent que les plus scep-
tiques étaient sur la voie de la vérité.
La chambre ressemblait à un appartement C'était
pourtant un lieu sans vie. Du carton-pâte. Il prit sa
MasterCard, avec laquelle il avait réglé deux nuits, la
retourna puis passa les doigts sur les chiffres en relief.
Il se dirigea ensuite vers le bureau acajou, ouvrit un
tiroir et chercha. Il dénicha une paire de ciseaux. Et
s'il se coupait les veines, et s'il en finissait, dix années
sur les routes du monde, dix années perdues, fl com-
mença à découper sa carte. Il jeta les morceaux dans
la cuvette des toilettes et appuya sur le bouton de la
chasse. Laisser le moins de traces.
On frappa à la porte.
— Entrez ! fit-il.
Le garçon d'étage lui apporta son sac, et demanda
s'il avait besoin de quelque chose.
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—Du Champagne.
— Oui, monsieur.
Le garçon repartit.
n se dirigea vers la salle de bains et fit couler de
l'eau dans la baignoire. De l'eau chaude. Il se laissa
glisser dans la cuve bouillante.

Quelques minutes plus tard, le garçon revint et


déposa la bouteille sur le bureau.
— Attendez, s'il vous plaît !
H parlait en anglais. Il avait eu raison d'apprendre
leur langue. Pour ses études d'abord — les sciences
physiques—, pour le reste ensuite. Mais le reste,
c'était quoi ? Sa vie en Floride ? Les cours de
pilotage ?
H sortit de l'eau, enfila un peignoir et donna de
l'argent au gamin. Un jeune Américain en bonne
santé, au visage lumineux. Quel âge ? Dix-huit, vingt
ans ? Se doutait-il de tous les malheurs que les siens
provoquaient dans le monde ? Hiroshima mon amour,
un sale titre de film vu dans une salle obscure à Paris
quand il se civilisait et s'apprêtait à devenir un des
leurs, un sale type sans histoires et sans Histoire, un
intégré en voie de désintégration, mais il avait pré-
féré l'intégrisme ; des deux mots, il avait choisi le
pire.
— Ils se trompent, on ne revient pas aux origines.
Ces idées de pureté sont aussi dangereuses que celles
des nazis. Il faut faire avec ce que l'on a.
— On n'a rien !
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— Il faut faire avec, mon fils. Tu vas partir, étudier
et revenir.
— Mais je ne reviendrai pas, père, j'ai choisi, je suis
perdu, je ne reviendrai jamais, mais je deviendrai
grand, très grand.
Et je n'ai plus rien contre eux.
Tu crois que je l'ai tué ?
Qui?
Mon père.
Us sont déjà morts. Leur génération est une généra-
tion d'impuissants. Nous sommes les enfants de la
puissance, nous, disait-il pendant que nous grimpions
dévalions les monts et les cols enneigés, pendant que
le jour entrait dans la nuit et la nuit dans le jour, le
vivant dans le mort et le mort dans le vivant.
H alluma la télé, et commença à boire son cham-
pagne. Demain, ils parleraient de son acte, sur toutes
les télévisions du monde. Les lucarnes du malheur et
de l'insensibilité. Ils seraient célèbres. Célèbres et ano-
nymes. D savait aussi que jamais les malheurs des siens
n'avaient accaparé leur attention. Quelques minutes en
fin de journal pour dire qu'un attentat avait secoué sa
ville, Cyrtha, que la bande de Gaza avait été envahie
par les chars juifs, n haïssait les Juifs. Il ne distinguait
plus entre un fil blanc et un fil noir. Il entrait dans le
jeûne la tête en ébullition. Ils les avaient accueillis
pendant des siècles, les protégeant pendant qu'en
Europe on les massacrait par villages entiers. On les
avait même gazés, brûlés vifs. Et contre qui se retour- I
naient-ils ?
Pendant le stage, ils leur avaient montré des cas-
settes vidéo d'enfants palestiniens démembrés par
leurs soldats. La mort courait dans le monde comme
une nouvelle à la mode. L'Afrique. Le Rwanda. Le
Vietnam, le Cambodge. Le Liban, l'Algérie, le Chili,
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l'Argentine, la Tchétchénie. Responsabilité de l'Occi-
dent. « Coupable ! » avaient décrété les docteurs de la
Loi. En quelques minutes, ils leur offriraient un spec-
tacle grandiose. Et tous verraient que leurs victimes
avaient plus de poids que celles du monde entier.
Il remplit une nouvelle flûte. C'était un musulman.
Il n'aurait pas dû boire. « Ils t'interrogent au sujet du
vin et du jeu de hasard. Ils comportent tous deux,
pour les hommes, un grand péché et un avantage,
mais le péché qui s'y trouve est plus grand que leur
utilité. » Mais ils lui avaient répété qu'à présent, quoi
qu'ils fassent, ils seraient accueillis au paradis, ils
entoureraient tous les prophètes et boiraient tout leur
saoul en baisant des vierges ; alors autant prendre de
l'avance : régime d'exception pour les martyrs.
Certains pensaient à Cyrtha, par exemple, que l'on
pouvait tuer femmes et enfants, et violer femmes et
enfants, et ne rien perdre de son âme. n avait de la
peine, lui. Une peine immense. Ils égorgeaient leurs
frères et leurs sœurs. On lui répétait que ce n'étaient
plus leurs frères, ni leurs sœurs, ils étaient sortis de la
communauté, c'étaient des hypocrites, ils croyaient le
jour et oubliaient la nuit. On pouvait les réduire en
miettes. Ceux qui affirmaient cela étaient de pauvres
bougres sans éducation, des bandits habillés de
croyance. H n'était pas comme ça, lui. D leur était supé-
rieur. MasterCard. Il riait intérieurement. Que connais-
saient-ils de leur histoire ? Rien. Ils avaient pourtant
bâti un empire, planté les germes du développement
de leurs ennemis. Et c'était au nom de cette grande his-
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toire, pour que personne ne l'oublie, qu'ils accompli-
raient leur mission.
Une nouvelle flûte de Champagne. Ça rassurait les
Chrétiens, un Arabe qui boit. Il se mit à rire à nouveau. Il
ouvrit son sac et en sortit une boîte bleue. À l'intérieur,
des pilules de toutes les couleurs. H en prendrait une
maintenant et une autre demain, avant de partir. De
l'ecstasy ? Un euphorisant quelconque, n était normal
qu'ils ressentent de la peur. Dieu aimait leur peur. Cela
faisait parti de la foi. Mais pour ce qu'ils avaient à accom-
plir, il exigeait une main sûre, un esprit acéré. C'était ce
qu'ils avaient trouvé de mieux à leur offrir. Avaient-ils
prévu qu'il les avalerait avec du Champagne ?
La chambre commençait à l'angoisser. Il sortit.
Dans la rue, il héla un taxi, n ne connaissait pas Por-
tland. Il demanda au chauffeur un endroit où s'amuser.
— Quel style de divertissement ?
Il ne savait quoi répondre.
— Des femmes, des hommes ?
— Des femmes.
—Je connais un endroit. Il faut beaucoup d'argent.
Au début, il avait cru que la vénalité était réservée
à son pays. Un pays pauvre où pour survivre on se
vendait. Et leurs femmes devenaient des putes, dans
tout le monde arabe, chez tous les damnés de la
terre. Le pétrole des pauvres : des chattes et des culs.
— C'est pas un problème.
— Vous direz que vous venez de ma part.
n lui tendit sa carte de visite. Ils en avaient tous une, ici.
Le taxi s'arrêta devant une porte obscure.
La boîte se trouvait dans une zone industrielle. Des
usines et des immeubles désaffectés où habitaient des
Nègres et des Latinos : des errants brûlant dans la nuit
noire. Une guerre avait eu lieu ici. Presque aussi sor-
dide qu'à Kandahar. Manquaitjuste l'odeur de la mort
L'odeur de la putréfaction des chairs. Il se souvenait
des cercueils de Ferdinand et d'Isabelle, à Grenade.
Enclos dans du plomb. S'étaient-ils décomposés? Ils
étaient prêts pour le Jour, le Jour où chaque homme
trouverait présent devant lui ce qu'il aurait fait de bien
et ce qu'il aurait fait de mal. El souhaiterait alors qu'un
long intervalle le sépare de ce Jour.
C'était encore pire que chez lui. À Cyrtha ? Chez
lui ? n n'avait plus de chez lui, c'était fini, terminé. Il
était parti, avait abandonné sa jeunesse, ses amis, ses
parents. Il était sorti de la Communauté, et il avait
quitté le royaume de Dieu, Son royaume, Sa Commu-
nauté, et El ne le lui pardonnerait jamais.
La nuit tout paraissait beau pourtant. Esthétique.
Les gosses de riches s'amenaient en taxi. Ils ne pre-
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naient jamais leur voiture. Peur de se faire agresser,
peur de se faire piquer la bagnole à papa, peur de se
faire trouer la peau. Ils étaient là pour s'amuser, pas
pour mourir. Ils traversaient la zone industrielle en se
donnant des frissons. Ils regardaient les Nègres crever
avec des lueurs de crime dans les yeux, bourrés de
crack ou de n'importe quelle autre saloperie fournie
par la CIA pour lutter contre les cartels. La CIA écou-
lait la dope dans les ghettos pour justifier des budgets
colossaux, mener des guerres et exterminer les
Nègres et les Pauvres, les deux plaies de l'Amérique,
mais l'Amérique c'était le monde, non, le monde.
On est tous des Américains, pas vrai ?
Et on allait danser, draguer, lever des putes quand
le monde autour de soi n'était que chaos et apoca-
lypse. Ils comprendraient demain. Demain ils joui-
raient de l'Apocalypse. Belle, esthétique, tout le
monde la contemplerait ; une œuvre d'art, passée en
boucle sur toutes les télévisions du monde, un grand
spectacle organisé par MC San Juan, c'était son nom à
présent, San Juan de Public Ennemi : un nom à parti-
cule.
L'Organisation leur avait demandé de tout oublier.
Famille, origine, identité. Elle leur avait octroyé des
noms de guerre : Seyf el Islam, Abou Antar el Nacer,
Ibn Taghout. El riait. Ibn Taghout bondissait dans les
ténèbres, écartait les croyants du chemin étroit de la
vérité, fl se moquait des foules que l'on avait fanati-
sées avec des projections laser sur des nuages lorsqu'il
était jeune à Cyrtha. Des faisceaux inscrivaient le nom
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d'Allah le bien-nommé et de Muhammad « Non tu
n'es pas fou », le rassurait Khadîdja en le tenant dans
ses bras tremblant de fièvre, « Non, II t'a parlé, tu es
Sa bouche, et maintenant Sa main ».
On les avait regroupés, on leur avait donné de nou-
veaux noms. Pourtant il était fier de celui de son père,
l'Avocat des pauvres :
— Nos ancêtres ont bâti les Pyramides, Carthage.
— Mais Carthage brûle, père.
Carthage n'a jamais brûlé. Comme les Pyramides,
jamais, tu m'entends ?
Je n'entends que toi.
Ce sont des hauts lieux de notre mémoire, mon fils.
Plus de mémoire : Amnésie. Plus de mémoire. Un
gouffre. Un abîme. Ouvert sous les pieds des adora-
teurs du veau d'or noir.
La mémoire appartient aux vainqueurs, la mémoire
appartient aux Romains, père.
Nos ancêtres ont construit FAlhambra.
La boîte comptait plusieurs étages et autant de bars
illuminés ; et de la musique, furieuse, comme en
enfer. Il aimait ça, la musique de la démence. Elle con-
cordait. Elle épousait les vagues des danseurs, elle brû-
lait les putes et les macs qui se tordaient dans les
feux. Elle les découpait au laser comme son âme pen-
dant toutes ces années. Dieu était inscrit en lettres
brûlantes sur les nuages. Et elles dansaient, se déhan-
chaient vêtues dévêtues comme des salopes. Elles
l'excitaient, mais c'était peut-être la saleté qu'il avait
prise avant de venir qui provoquait cette immense
vague qui le submergeait avec la fureur des décibels.
Les pilules et le Champagne explosaient sous son
crâne. Il se sentait bien. C'était comme un avant-goût
de ce qui l'attendait demain, cette tempête sous un
crâne de mort. Il était mort. Complètement crevé. Il
avait trop travaillé pour la haine de Dieu et de ses
hommes.
« Ne dites pas de ceux qui sont tués dans le chemin
de Dieu : "Ils sont morts !" Non !... Ils sont vivants,
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mais vous n'en avez pas conscience », lui avait cons-
cience d'être mort et de ne plus être sur le chemin de
Dieu. L'avait-il jamais été ?
Il se dirigea vers un des bars. Elles étaient aggluti-
nées comme des abeilles. Elles suçaient du regard les
serveurs qui aspergeaient leurs verres. Il pénétra dans
la masse. Il commanda à boire et sortit un paquet de
fric de sa poche. Il le fit miroiter à tout le monde. L'air
de rien, il épluchait les billets, des centaines de dollars
sous le regard avide des clients et des clientes qui
buvaient cash le fruit de sa masturbation. C'était un
gosse de riche à présent. Un gosse adopté par l'Orga-
nisation. Il vivait à son aise. Il parlait à qui il voulait. H
pouvait choisir et consommer.
La musique lui tapait sur le système. Il ne boirait pas
plus d'un verre. La main devait être sûre, implacable.
Et la tête froide, un crâne Hamlet, un crâne, excellem-
ment, ma foi, comme le caméléon, il mangeait de l'air
et était gavé de promesses. Ce n'était pas comme ça
que vous engraissiez des chapons ?
Malade, ashtmatique, il étouffait. Il avait oublié sa
ventoline à l'hôtel. Il étouffait. Il fallait qu'il sorte. D
capta le regard d'une jeune fille. Plutôt le type qui ne
l'intéressait pas. Malingre et brune, des yeux ouverts
et sombres. Il l'invita à prendre un verre. Il étouffait
toujours. Elle accepta. Ils burent. C'était un avantage
plus grand que le péché. Elle se laissait aller pendant
qu'il parlait, étouffait, parlait de tout et n'importe
quoi, inventait des histoires sur sa vie, des histoires
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fausses, il venait d'Espagne, ce qui était vrai, était
anglais par son père, ce qui était faux.
Elle se laissait conquérir, avalant les verres qu'il lui
offrait ; voilà, elles étaient comme ça, il suffisait
d'ouvrir le tiroir-caisse, d'arroser, et elles écartaient les
jambes, mais il n'en était pas encore là, il étouffait,
voulait sortir, il étouffait comme dans les montagnes
afghanes, puis à Kandahar, où tout n'était plus que
ruines, Sodome ou Gomorrhe, ou Gonorrhée, et lui
riait, et Khalid lui racontait qu'ici la grande bataille
contre Satan-Ibliss avait été menée par des hommes
guidés par les anges comme à Ohod lorsque le Pro-
phète avait échangé deux dents et quelques blessures
à la face contre une éclatante victoire au ciel.
Ils étaient prêts. Ils avaient détruit l'État soviétique,
l'État athée. Bis avaient creusé leur tombe en Afgha-
nistan, ils creuseraient leur tombe, ici ; et plus il y
aurait de morts, mieux ils se porteraient: seuls le
sabre et le sang fondent les nations.
Inspiré, ou s'en donnant l'air, Khalid regardait le
ciel pendant qu'ils grimpaient un dernier col enneigé
et s'apprêtaient à descendre, descendre lentement
vers la ville.
— Notre nation se disloque, entre en putréfaction,
il faut la régénérer, avec l'aide de Dieu, et si Dieu ne
nous aide pas, on l'aidera.
— Mais que feras-tu des victimes innocentes?
demanda-t-il à Khalid, qui ne le regardait jamais en
face, le visage levé vers Dieu, ou le Diable. (Et il
ajouta :) Car celui qui a tué un homme qui lui-même
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n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur
la terre, est considéré comme s'il avait tué tous les
hommes. Et je vais tuer des innocents, sortir de la com-
munauté des hommes, un exterminateur à ma façon.
Il dit cela pour le convaincre de leur folie, pour se
convaincre de la sienne, mais la décision avait été
prise des mois auparavant, bien avant son départ pour
les États-Unis.
Khalid lui répondit, l'enfant de salaud, qu'il fallait
des hommes tels que lui et ses compagnons et que
Dieu comprendrait.
Il répliqua, cherchant à retenir son regard :
— Et ton Saoudien s'en lavera les mains comme le
Prophète après l'expédition de Khalid chez les Djo-
zaïma.
Khalid qui massacra les Juifs les uns après les autres,
innocents et coupables, n'épargnant personne pour
une parole de travers, une salutation dans la mauvaise
langue-croyance. Et quand Muhammad l'apprit, il
leva les bras au ciel et dit : « Ô mon Dieu, je suis inno-
cent devant toi des actes de Khalid. »
— Mais cette fois Dieu ne comprendra pas. Pire
encore, vous annoncerez à la face du monde que c'est
Sa volonté.
— Qui sait ? répondit Khalid. Il se peut que vous
ayez de l'aversion pour une chose, et elle est un bien
pour vous. Il se peut que vous aimiez une chose, et elle
est un mal pour vous. Dieu sait et tu ne sais pas.
Orphelin, il avait erré à Paris, la ville lumières
éteintes. Puis il avait été adopté par l'Organisation. Il
suivit leur enseignement dans la mosquée où on le
laissait dormir, lui qui n'avait plus ni feu ni lieu. Ils
l'avaient nourri, protégé et il avait grandi, devenant
immense par son incroyance et sa détermination.
Ils l'avaient formé puis envoyé à Kandahar pour
rencontrer le Saoudien et ses lieutenants, d'anciens
agents de la CIA, d'anciennes taupes qui s'étaient
brouillées avec les Américains pour d'officielles rai-
sons — occupation de l'Arabie Saoudite — et d'obs-
cures et officieuses histoires de fric. Lui savait tout
cela. Pourquoi, alors, les suivit-il ? Il l'invita à danser et
elle accepta.
Il étouffait mais se forçait à danser dans la furie de
la musique et le feu des lumières qui lui découpaient
la cervelle, accéléraient son rythme cardiaque, mais
peut-être, l'alcool et la drogue, en plus du manque de
ventoline. Il sentait ses poumons se rétracter, ses pou-
mons plus petits que ceux d'un nourrisson, et pour-
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tant il dansait dans le Feu parce que le Seigneur
accordait une brève jouissance à l'incrédule : il le pré-
cipiterait ensuite dans le châtiment du Feu.
Et c'était bien ce qu'il allait faire demain, se jeter
dans le brasier pour que le monde entier, horrifié par
son acte, contemple son incrédulité. Il deviendrait
ainsi l'instrument damné de Dieu. Il briserait l'orgueil
de l'Amérique pour quelques siècles. Et pousserait le
sien aux limites de l'intolérable, accusant Dieu lui-
même pendant que la musique explosait dans ses tym-
pans et qu'il dansait en contemplant le corps de la
femme oiseau qui ne lui plaisait pas mais l'attirait plus
qu'il ne l'imaginait
II commençait à oublier.
Il n'étouffait plus. Il savait, la maladie pouvait être
vaincue par une jouissance infinie. De cela Dieu ne
voulait pas entendre parler, sauf pour les aveugles. Et
lui, demain matin, garderait les yeux ouverts quand il
lancerait le Boeing 767 de la compagnie American
Airlines sur les deux tours les plus orgueilleuses de
l'humanité. Les yeux grands ouverts.
Il marchait dans la nuit. Et elle marchait avec lui,
entre les immeubles en ruine. Elle l'avait suivi comme
une chienne son maître. Et elle se tenait contre lui
comme un oiseau effrayé. Il ne l'aimait pas, non. Il
n'aimerait plus jamais. Cela aussi était mort. San Juan
n'existait pas. Et un spectre ne pouvait aimer. « Le sei-
gneur Hamlet est hors de ta sphère. Et lui, repoussé,
est tombé dans une mélancolie, puis dans une
insomnie, puis dans une apathie, puis, déclinant tou-
jours, dans cette folie. » II marchait et se souvenait de
Paris, ville lumières éteintes, où il était étudiant;
jeune, pauvre, débarqué de Cyrtha avec ce conseil de
son père : « Tiens ma bénédiction, et les quelques pré-
ceptes que voici, prends soin de les graver dans ta
mémoire. Ne donne pas de langue à tes pensées. Les
amis que tu as, une fois éprouvés, agrippe-les à ton
âme avec des crampons d'acier. Que ton habit soit
aussi coûteux que ta bourse le permet, mais sans
extravagance, riche, pas voyant ; car la mise, souvent,
proclame l'homme, et en France les gens du meilleur
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rang et du meilleur état sont sur ce chapitre d'un raf-
finement exquis. »
« Que Dieu t'entende père-polonius exquis pen-
dant que mon âme est dans mes talons à l'heure où je
marche. Parce qu'en France les gens ne sont pas tou-
jours du meilleur rang. » Et ceux qui l'étaient ne vou-
laient pas de lui. Il fut pourtant un bon garçon,
réservé, gentil comme une jeune fille. Un puceau. Et
il travaillait comme un âne la mise en accord avec ses
finances. Il n'avait pas encore de MasterCard. Il
n'était qu'un esclave, un Étranger. Des amis ? Quand
tout devint obscur et lamentable, ils se détournèrent
de lui.
Elle avait froid. Elle le regardait avec ses grands
yeux sombres de morte. Elle était fatiguée, elle voulait
prendre un taxi. Personne dans les rues de Pordand à
cette heure de la nuit noire, personne petit oiseau
vorace. Elle exigeait un taxi. Il la planta là, et courut,
courut de plus en plus vite. Ces villes étaient sales,
comme toutes les villes du monde. Pire, elles n'avaient
pas d'Histoire. Il s'arrêta, essoufflé, et pénétra dans
une cabine téléphonique. El glissa une pièce.
— Seyf el Islam, dit-il.
— Bienvenue à Pordand, mon frère.
—Je ne suis pas ton frère.
L'autre se mit à rire. Comme prévu. Des hypocrites,
des mounafiqoûns, chaque fois qu'ils rencontraient
des croyants, ils lançaient : « Nous croyons ! » Mais
lorsqu'ils se retrouvaient seuls avec leurs démons, Us
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disaient : « Nous sommes avec vous, nous ne faisions
que plaisanter. »
— Tu as reçu les billets ?
— Non.
L'autre, au bout du fil, s'embrouillait. Ça l'amusait
beaucoup de provoquer la confusion, la crainte. Il se
souvenait qu'à Paris, avec sa gueule de métèque, il
jouait à effrayer les vieilles salopes dans les beaux
quartiers.
— Tu n'as rien reçu, mon Dieu.
— Tu l'as dit.
—Je vais me faire assassiner par l'Organisation.
— Elle aura servi à quelque chose.
D raccrocha. Dehors, la nuit était sale. Le monde
était sale. Il entendit le clopinement de talons
aiguilles. Elle s'approcha de la cabine.
— Tu l'as trouvé, ton taxi ?
Elle lui dit non. Elle s'excusait. Elle s'était com-
portée comme une gamine, une enfant gâtée. Elle ver-
sait des larmes. Il détestait ça. Il avait envie de la tuer.
Et s'il l'étripait ? Il assouvirait sa vengeance et sa
volonté de puissance. Il tuerait l'Amérique à travers
elle. Il la découperait en morceaux. Il la violerait. H
arracherait ses vêtements, déchirerait ses bas, elle ne
portait pas de culotte, la chienne, il enfoncerait sa
main dans sa chatte, remonterait jusqu'au coude, elles
aimaient ça, il l'avait vu quand il traînait dans les sex-
shops, il lui ferait mal et elle aimerait ça. Dieu n'avait
rien créé. « Rien qu'il n'aime mieux que l'émancipa-
tion des esclaves, et rien qu'il ne haïsse plus que le
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divorce. Elles sont un vêtement pour vous, vous êtes,
pour elles, un vêtement. »
II n'avait rien vu de tel dans le monde, il n'avait rien
vu de tel dans le monde. Si, des femmes dénudées
offertes à l'assouvissement des bêtes. Et lui était une
bête et non un vêtement pour quiconque, une bête. Il
sortit de la cabine, marcha vers elle. Il la prit dans ses
bras. Elle se blottit comme un oiseau de malheur, un
oiseau, et il se mit à pleurer, à pleurer comme un
gosse perdu désespéré un gosse « Mon Dieu. Pour-
quoi m'as-tu abandonné ? Pourquoi ? Et que sont mes
larmes pour toi, Seigneur, qui en ta grandeur mansué-
tude clémence inclémence et pardon, ne nous vois
plus, nous te supplions, mais tu nous as oubliés » et il
le haïssait pour cela, il le haïssait, et il pleurait dans les
bras de cette inconnue, lui, le grand homme dont la
puissance éclaterait demain et serait l'affirmation la
plus haute du néant.
H se savait séparé d'elle, séparé de l'humanité, un
gouffre, un abîme ouvert sous ses pieds « nous avons
englouti sous vos yeux les gens de Pharaon » et il pensait
à l'abîme qui demain dès l'aube s'ouvrirait l'engloutirait,
lui et le monde, l'arbre de la connaissance fendu par
l'éclair « Ô Adam habite avec ton épouse dans le Jardin,
mangez de ses fruits comme vous le voudrez, mais ne
vous approchez pas de ces arbres » — les deux tours
jumelles figuraient dans son esprit les deux arbres, dans
son esprit les deux tours figuraient les deux arbres —
« sinon vous serez au nombre des injustes » et il se sépara
d'elle puisqu'il était au nombre des injustes.
Elle avait pitié de lui, le sentant en proie au tour-
ment de l'enfer ; il le sentait, elle le sentait, mais ils
marchaient ensemble dans la nuit où aucun bruit ne
régnait plus comme si le silence se fût posé en linceul
sur les rues noires.
n s'arrêta et lui dit de l'attendre. Il devait télé-
phoner. Il allait tout envoyer balader.
— Seyfel Islam.
32
— Mon frère, j'ai cru...
—Je ne suis pas ton frère !
-Je-
—J'ai les billets d'avion.
— Hahahahaha, tu m'as bien eu, hahahahaha.
Un rire d'idiot ou d'impuissant. Il raccrocha.
n marchait dans la nuit noire. Elle marchait avec
lui, entre les immeubles en ruine. Elle le suivait
comme une chienne son maître mais il ne pensait plus
qu'elle était mauvaise, sans doute moins que lui. Et
elle se tenait contre lui comme un oiseau effrayé. Il ne
l'aimait pas, non. El n'aimerait plus jamais. Cela était
hors de sa sphère. El divaguait en marchant à ses côtés,
elle, son oiseau de malheur, corps noir dans la nuit, il
divaguait en avançant dans les rues de Pordand, larges
comme des pistes d'atterrissage et droites comme les
chemins qui mènent à Dieu. Il marchait et se souve-
nait de sa vie parisienne quand personne ne le
connaissait. Personne, son nom était Personne, et il
apprenait comme le lui avait enseigné son père, il
apprenait et travaillait. Et il réussissait. Sa réussite ?
Personne n'en avait cure, cela l'avait rendu malade.
C'était alors un jeune homme impatient et le paradis
appartenait à ceux qui savaient attendre. Mais ils
étaient dans le monde vivant, ni au paradis, ni en enfer,
ni Maures ni Juifs, comme l'avait si bien dit un de leurs
plus grands poètes chansonnier portant canotier et
boucles d'or. Pour son malheur, il était bel et bien
maure, à défaut d'être juif. À cette époque, il ne haïs-
sait pas les Juifs, il allait sans haine. D'ailleurs, il n'en
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avait connu aucun pendant son enfance et sajeunesse à
Cyrtha, où les gens du Livre se comptaient sur les doigts
d'une main. D'ailleurs pourquoi leur vouaient-ils une
telle haine ? demandait-il à Khalid pendant qu'ils esca-
ladaient cette saloperie de montagne afghane. Pour-
quoi ? À eux aussi fut révélée la parole de Dieu.
« Quant aux incrédules qui meurent dans leur incré-
dulité, voilà ceux sur lesquels tombe la malédiction de
Dieu », et les Juifs faisaient partie des incrédules, affir-
mait Khalid en retenant la mule qui menaçait de som-
brer dans le précipice. Alors lui aussi était juif, puisque
incrédule, lui aussi, et de tous les hommes, les incrédules
demeuraient immortels, c'était son rêve : l'immortalité,
la puissance et la gloire, mais leur châtiment ne serait
pas allégé, personne ne les regarderait quand ils devien-
draient les hôtes du Feu. « Faux. Complètement faux,
Seigneur. Tout le monde regardera nos avions. »
Tout le monde les regarderait briser les deux tours ;
et Khalid lui demandait encore si elles allaient bien
s'écrouler sous le poids et le choc. Il pensait, lui, que
la structure métallique fondrait, la proie des flammes
de l'enfer où ils allaient demeurer éternels et puis-
,
sants, et glorieux.
Et il exultait à cette seule idée en marchant dans la
rue, en pensant à la tour de Babel dont la chute dis-
persa les nations, les langues et éleva les hommes
contre les hommes, il exultait en pensant à sa vie à Paris
ville lumières éteintes quand il n'était pas reconnu
pour son travail et qu'il commençait à caresser des
rêves de gloire et de puissance pour s'extraire de sa
34
chrysalide. Mais peut-être tout cela avait-il commencé
après la séparation, après le divorce ?
Un silence sépulcral s'était abattu sur la nuit. Port-
land les écrasait, elle et lui. Elle niait toute mémoire
avec ces rues sales et vides. Pourtant elle ne l'empê-
chait pas de penser, de se souvenir. Il l'avait rencon-
trée à l'université et l'avait aimée. Il s'était trouvé une
patrie dans cette femme de hasard qui ne savait pas
voir son amour pour elle, qui n'écoutait que les siens
comme Ophélie un peu trop Polonius, car si le soleil
engendrait des asticots dans un chien mort, charogne
digne d'être embrassée... « Vous avez une fille ? Oui,
mon seigneur... ne la laissez pas se promener au
soleil. Concevoir est une bénédiction, mais la façon
dont votre fille peut concevoir, ami, veillez-y. »
Et ils y veillèrent et elle ne voulut pas de sa conception ;
elle refusa et l'assassina. Il l'aimait pourtant D l'adorait.
Ils vivaient ensemble dans un minuscule studio et il
croyait avoir trouvé une patrie, lui l'Émigré, un lieu et un
feu, mais elle l'éteignit et il accepta. D l'accompagna et
assista au crime, à la mort de son espoir et de son avenir.
Elle ne voulait pas, elle était trop jeune, elle avait des
études à poursuivre, lui aussi, ils n'avaient rien, pas de tra-
vail bien qu'il accomplît celui de deux hommes, elle ne
voulait pas l'épouser; et il l'accompagna comme un
chien son maître parce qu'il l'aimait, cela Seigneur était
encore vrai, il l'aimait mais elle pas assez ou ne reconnais-
sait pas dans son œil l'amour sous la folie.
On lui avait dit ensuite, lorsqu'il était tombé entre
leurs mains, dans leur Mosquée, afin qu'il ne meure et
35
pour qu'il se fortifie : « Les démons apprennent
auprès d'eux — il s'agissait de Harout et Marout, deux
guignols, deux mauvais djinns, l'un était calligraphe et
ne dessinait rien, l'autre était musicien et ne soufflait
rien — les moyens de séparer le mari de son épouse
mais ils ne peuvent nuire à personne, sans la permis-
sion de Dieu. » Dieu avait donc permis que son amour
meure. Mais de quel Dieu s'agissait-il, de quel Dieu ?
Un Dieu de miséricorde î
Et maintenant il marchait dans les rues de Pordand,
séparé à jamais de cette femme qui n'était pas son
épouse, mais y ressemblait remarquablement C'était
pour cela qu'il l'avait repérée dans la boîte. Son incons-
cient Encore une invention de Juif, n lui plaisait, pen-
dant les séminaires de l'Organisation, non loin de
Kandahar, d'énumérer les trouvailles de génie de leurs
ennemis, les Juifs. Ils lui répondaient immanquable-
ment, sans rire, Dieu n'aimait pas les plaisantins : « Et la
bombe atomique, la bombe atomique », et ils leur pas-
saient des films sur Hiroshima mon amour, l'œuvre des
Juifs, un sale titre de film vu dans une salle obscure à
Paris quand il se syphilisait et s'apprêtait à devenir l'un
des leurs, un sale type sans histoires, un jeune homme
dérangé, un intégré en voie de désintégration, alors, au
final, puisqu'on avait désintégré son espoir dans l'œuf
matrice de sa femme, Dieu, face au ciel et aux ténèbres, il
l'aimait comme Hamlet Ophélie plein de folie et de
fureur, il l'aimait et l'ayant perdue avec son âme, il
avait choisi le pire des maux, l'intégrisme intégral sans
croyance sans espoir sans futur le néant le néant le néant
Ils s'arrêtèrent au milieu de la rue et les spectres les
entourèrent peu à peu. Quatre hommes que le peu de
lumière ne permettait pas de distinguer. Elle se serra
contre lui, oiseau effrayé tremblant de peur et de
froid. Il ne comprenait pas pourquoi. Il ne faisait
pourtant pas froid dans cette région de l'Amérique en
septembre. Été indien. Une saison dans la mémoire
collective. Ils n'étaient plus qu'une saison de l'année.
Ils les avaient exterminés et en avaient fait une saison.
L'automne, c'était plus romantique, l'automne, les
feuilles tombaient, les âmes tombaient dans l'oubli,
ou la Géhenne, ou le Shéol, enfin elles tombaient
dans le noir de la nuit comme dans la cuvette des
chiottes où il avait vu les débris de sa carte Master
tournoyer puis disparaître, tournoyer comme les
feuilles et les âmes des Indiens puis passer par le
siphon, engloutis dans le tourbillon de l'histoire.
Les spectres les cernaient. Quatre hommes entre les
ruines, mais sa vision se brouillait et il exagérait. Les
immeubles, grands, écrasants, rien de commun avec
37
les constructions des autres villes du monde, étaient
plongés dans le noir parce que leurs habitants dor-
maient. Quelle heure ? Il n'aurait su le dire avec préci-
sion. Il avait laissé sa montre dans la chambre d'hôtel.
Deux heures, deux heures et demie. Il allait le lui
demander, à elle, mais était-ce bien le moment, il
décida que non, ce n'était pas le moment de parler.
Les spectres les menaçaient. Ils n'allaient tout de
même pas lui voler son rôle ! Il avait passé des mois à
se mettre dans la peau du personnage. Étrangement,
il ne ressentait aucune peur. Parce que tout paraissait
beau la nuit. Esthétique. Les gosses de riches s'ame-
naient en taxi. Il aurait dû les imiter, piquer la
bagnole à papa, mais il n'avait plus de père, juste un
spectre, par Dieu, un spectre, condamné pour un
temps à arpenter la nuit et le jour, à jeûner dans son
cachot de flammes jusqu'à ce que les noires fautes
commises de son vivant soient brûlées et purgées.
Et son père, le spectre, était mort seul, à Cyrtha,
alors qu'il aurait eu besoin de lui pour savoir quelle
conduite tenir. H avait perdu sa femme et son père
dans un même temps, et son travail : ses études finies,
terminées, ils allaient le renvoyer chez lui, nulle part.
Il avait vécu pendant huit années dans une ville
étrangère, Paris ville lumières éteintes, huit années
avec la perspective atroce d'un retour parmi les siens
s'il n'avait pas de travail, s'il échouait, s'il réussissait
ses études.
Il avait quitté son laboratoire parce qu'on le traitait
comme un rat un travailleur au noir et les flics chaque
38
année le regardaient de travers parce qu'il ne venait
pas du bon endroit du monde, c'était un sous-déve-
loppé, et un sale enfant de putain de flic inculte se
croyait supérieur à lui, un sale enfant de putain
d'alcoolique qui battait ses enfants se permettait de le
juger, lui, d'éplucher son compte en banque, de
demander d'où provenait l'argent.
Je travaille.
Combien d'heures par semaine ?
Je travaille dans mon labo.
Tu ne comprends pas, il faut te le dire en quelle
langue ? Y a des lois, ici, en France.
Il se retourna vers sa collègue, une blonde grasse
et décolorée, et lui dit : « Ils ne savent même pas
répondre à une question simple et ils font des
études. »
Je ne travaille pas je...
Quoi?
J'étudie et je suis payé par mon directeur de
recherches.
C'est légal, ça ?
Tout ce qu'il y a de plus légal, monsieur.
Alors revenez avec une autorisation de votre direc-
teur et alors on étudiera votre dossier.
Il avait passé des heures, des heures à attendre avec
les autres. Habillé pour la circonstance, il s'était levé
tôt, il n'avait pas dormi. Il avait attendu des heures,
des heures, la peur au ventre, mais son directeur de
recherches était un homme bon qui remplissait tous
les formulaires qu'il lui présentait, il l'en remerciait et
39
lui en voulait aussi de ne pas prendre plus d'initiative
alors qu'il travaillait plus que les autres ; il trimait
comme un rat, du soir au matin, il lui en voulait, il n'y
avait pas de bon Dieu pour les étrangers, Dieu n'était
plus, hors de lui comme un chien de sa niche, hors de
lui comme un exorcisme et ça durait encore, cette
extraction, comme si on lui arrachait les dents.
Je travaille.
Combien d'heures par semaine ?
Je travaille dans mon laboratoire.
Tu travailles ou tu étudies ?
J'étudie et je travaille. Physique nucléaire.
Pour faire quoi, des bombes ?
Et là, riant, il se tourna vers sa collègue, une blonde
grasse et décolorée et lui dit :
Tu sais, ils fabriquent des bombes H pour améliorer
leurs gourbis quand ils seront rentrés chez eux.
H avait peut-être inventé ces paroles ou on les lui avait
rapportées, un autre de ses amis peut-être, il ne se souve-
nait plus, c'était en d'autres temps, en d'autres lieux.
Ils ne savent même pas répondre à une simple ques-
tion et ils font des études nucléaires.
Je ne travaille pas, je...
Vous vivez comment alors ?
Je suis payé par mon directeur de recherches.
Revenez avec une autorisation et la copie de vos
résultats d'examen.
41
Il s'étiolait, ne sachant à quel saint se vouer, ni à
quel Dieu, ni à quelle femme. Il était perdu. Son père
était mort, son unique famille. Huit années de galère
sous l'œil insensible de sa compagne. Elle avait peut-
être cherché à le garder ainsi sous sa domination, lui
refusant et lui promettant dans un même temps
l'accession à la liberté, lui étant d'abord tout espoir,
puis lui en abandonnant quelques-uns pendant qu'il
travaillait à rester dans la ville lumières éteintes pour
préserver sa vie, leur amour, sa vie.
Elle refusa de porter son enfant et l'assassina dans
son ventre. Il l'accompagna à la clinique et assista au
crime, la mort de son avenir pendant que résonnaient
les rires des employés de la préfecture de la ville
lumières éteintes. Elle ne voulait pas entendre parler
de sa chair en elle, elle était trop jeune, comprends-tu,
elle avait des études à poursuivre, ce qui était vrai, lui
aussi d'ailleurs, mais il l'avait vécu comme une tra-
hison, c'était un romantique, une âme sensible, il rica-
nait, il ricanait.
Des années plus tard, ils s'étaient enfin mariés, elle
par amour, lui disait-elle, lui pour échapper aux flics.
Il l'avait épousée alors qu'il ne désirait plus rien, sinon
ne plus jamais se faire humilier par un employé
inculte et ivrogne. Il s'était épuisé, son âme était
morte de fatigue et il s'était enfui de chez lui, il avait
erré, sans ressources, était devenu un sans-papiers, un
sans-rien, un esclave, refusant tout recours et tout
secours, abandonnant, si près de vaincre, la possibilité
42
de devenir l'un des leurs après avoir épousé l'une des
leurs.
Elle avait porté plainte pour abandon et fraude.
Mariage blanc. Ou noir, selon l'angle de vision, le
prisme regardant. En ce temps-là c'était possible, ça
l'est toujours d'ailleurs. Il avait fui pour ne pas se
retrouver dans un sinistre cachot de la ville lumières
éteintes avant son renvoi définitif dans le néant. Il
s'était alors dirigé vers la Mosquée. Ils l'accueillirent
comme un de leurs membres, un fils ou un frère. Il
n'était pas seul, non ; ils étaient même nombreux,
sans terre et sans loi. C'étaient des hommes supérieurs
puisqu'ils croyaient. Il devint ainsi l'un des leurs, un
visage ricanant, un homme sans visage, personne.
Ironie suprême, sa puissance d'homme supérieur
allait se briser contre l'impuissance incamée par ces
pauvres esclaves les encerclant. H n'avait pas peur. H
ricanait en attendant de mourir dans cette rue
sombre, devenue étroite comme le chemin de la
vérité. Dieu ne voulait pas de son œuvre à venir.
C'étaient des signes évidents, annoncés en une langue
claire : quatre spectres les menaçaient de leurs armes.
— Bienvenue à Portland, dit l'un d'eux.
— Tu as de l'argent ? demanda l'autre.
— De la chair ?
— Une once d'âme ?
Bis ricanaient. Mais ce qui les frappa, les figea
comme statues de sel, c'est que lui aussi riait, et son
rire emplissait la nuit. Il n'en pouvait plus de rire pen-
dant qu'ils reculaient, reculaient, réintégrant l'ombre
qui les avait vus naître.
Alors, elle se mit à avoir peur, oiseau de nuit effrayé,
et le bouscula en cherchant à s'enfuir. Son rire se
figea. Il la retint. Mais ce bref instant de confusion
44
suffit à les rappeler à la vie. Ils flairaient la peur et ils
aimaient ça. Et lui se souvenait qu'il avait été pareil à
ces spectres et que la crainte l'attirait comme un
papillon la lumière quand il n'avait plus personne et
qu'il dormait dans les rues éteintes de Paris la ville
lumière, la peur et le sang le fascinaient. Il s'apprêtait
maintenant à mourir parce qu'il savait qu'ils ne lui
pardonneraient jamais son rire : elle avait dilapidé son
seul bien car ce que les hommes dépensaient pour la
vie en ce monde était semblable à un vent chargé de
grêle « celui-ci a frappé et détruit la récolte de ceux
qui se sont fait tort à eux-mêmes ». Elle n'aurait pas
dû avoir peur et dilapider ainsi leur seul bien en ce
monde : l'absence totale d'espoir et de croyance, leur
grêle, l'absence totale et glacée. Dieu ne les avait pas
lésés ; ils s'étaient fait tort à eux-mêmes.
Les spectres se rapprochèrent un peu plus d'eux et
il put voir les masques grimaçants de ces pauvres
esclaves à qui il voulait échapper en affirmant sa
puissance. C'était cela la face de Dieu, pleine de
colère et d'inclémence, quand l'une de Ses créatures
se moquait de Sa création et cherchait à la surpasser
ou à la détruire.
« Puissiez-vous former une communauté dont les
membres appellent les hommes au bien, leur ordon-
nent ce qui est convenable et leur interdisent ce qui
est blâmable : voilà ceux qui seront heureux. »
Jamais il ne serait heureux. Il s'apprêtait à com-
mettre le mal quand son bras fut et ne fut pas arrêté
par le destin qui avait pris forme dans les quatre
45
hommes qui s'approchaient d'eux pour les tuer et
étouffer toute rébellion contre Sa création. Ainsi
interprétait-il les signes évidents. Il n'avait pas peur, il
savait que son acte, demain, s'il se réalisait, nierait
l'existence de Dieu ; il était donc normal que Dieu
cherchât à se défendre.
Une voiture de flics passa près d'eux ; et les spectres
s'évanouirent. Dieu ne lui enlèverait pas son œuvre. Il
accomplirait la mission pour laquelle il était venu aux
États-Unis, en passant par Grenade, en Espagne, où il
avait séjourné un mois aux frais de l'Organisation, se
baladant dans les rues de l'Albaicm, dont les maisons
blanches ressemblaient à celles de son enfance dans
les rues de Cyrtha, sa ville, et ses alentours, mais il pré-
férait le calme de l'Albaicm et la Sabika qui le toisait,
sur l'autre colline où se dressait l'Alhambra, palais
qu'il visitait encore en rêve, traversant les jardins du
Generalife, puis l'Alcazaba avec ses hautes murailles
ocre et jaune, où il lui semblait que les armées de
l'Emir s'apprêtaient à combattre à nouveau.
Combattre qui ? Les ennemis ont changé.
Nous avons changé.
L'ennemi est partout maintenant et nous nous
devons de lui ressembler.
Pourquoi s'entretenir avec Khalid ? Il n'avait plus
besoin d'être convaincu, ni distrait, il savait ce qu'il lui
47
restait à faire, mais il aimait discuter, confronter les
idées les plus étranges, les plus antagonistes. Au
début, ils avaient du mal à le suivre, mais Ehalid l'avait
pris en sympathie et l'avait protégé, étendant sa bay'a
sur sa personne car il se doutait qu'il ne fallait par tou-
cher à un seul de ses cheveux ; il était le plus sûr et le
plus fort de ses guerriers bien qu'il ne fût pas d'une
grande orthodoxie.
Ils allaient employer la ruse et les techniques les
plus avancées, des bombes volantes. Ils prouveraient
au monde qu'ils n'étaient pas des victimes, des Pales-
tiniens, des musulmans, ainsi appelait-on ceux qui
renonçaient dans les camps d'extermination, des
musulmans. El avait lu et regardé toutes ces images de
corps décharnés s'entassant sur des corps décharnés
comme des pantins obscènes.
— C'étaient des Juifs, lui dit Khalid, seulement des
Juifs. Et Hitler un grand homme.
— Ils n'étaient coupables en rien, c'étaient des
hommes.
— Ils se sont détournés de Dieu, et Dieu les a châ-
A

tiés, lui dit-il. O gens du Livre ! pourquoi détournez-


vous le croyant de la voie de Dieu et voudriez-vous la
rendre tortueuse, alors que vous êtes témoins.
fl regardait en témoin les images de ces cadavres
vivants comme au Jour du Jugement, debout sur des
tibias et des fémurs avec rien sur les os, hormis une
peau morte recouvrant à peine le cliquetis des os en
marche, quelle horreur, quelle horreur : ces images,
48
Us prenaient soin de ne pas les montrer dans les
camps d'entraînement en Afghanistan.
Il se souvenait aussi de la jeune fille qui courait,
courait, pour échapper aux flammes, et sa peau s'en
allait en lambeaux. Elle courait, courait pour
échapper au napalm déversé par les Américains.
Cela ils pouvaient le voir dans le camp d'entraîne-
ment
Elle était nue, elle aussi, comme au Jour du Juge-
ment, elle aussi, et sa chair se consumait, elle aussi, et
il se demandait comment la photo avait pu être prise
pendant qu'elle brûlait, comment le photographe,
comment le photographe avait pu ajuster l'appareil
photo, cadrer, et appuyer sur l'obturateur pendant
qu'elle criait et brûlait. O mon Dieu, c'était donc ça ta
créature : un photographe le doigt sur l'obturateur ou
la détente, prêt à lâcher ses bombes au phosphore sur
des innocents. Et il était ainsi, à son tour, un homme
parmi les hommes victimes de la bombe, Hiroshima
mon amour, un sale titre de film vu dans une salle obs-
cure à Paris quand il se syphilisait, et s'apprêtait à
devenir l'un des leurs en épousant l'une des leurs,
Hiroshima mon amour, Auschwitz mon amour, brûlés,
irradiés, immenses plaies vivantes dont il ne restait
plus rien, ni paupières, ni nez, ni lèvres et qui mou-
raient dans d'atroces souffrances pendant que des
équipes médicales américaines — mais ce ne sont pas des
nazis, eux, non, ce ne sont pas des nazis — étudiaient les
conséquences de l'invention qui mit fin à la guerre et
que le monde entier célébra comme une grande
49
avancée, une grande victoire de la science sur la bar-
barie — corps entassés comme de vulgaires sacs de
peau et d'os, pantelante pantins désarticulés que la
damnation conduisit en enfer sur la terre même que
Dieu offrit aux hommes comme le signe évident de
son existence : « N'usez pas de violence sur la terre en
la corrompant » et il lui parlait de cela pendant que
Khalid trouvait toutes les justifications nécessaires à la
folie du monde, l'intégrant au grand schéma divin,
comme un motif simple dans la grande tapisserie de
l'univers.
— Mais nous ne sommes pas des marchands de
tapis, et nous la corrompons tous les jours.
Khalid le regardait sans comprendre pendant que
les feux du jour s'éteignaient sur la montagne, face à
Kandahar.

Il avait appris la mort de son père pendant sa cavale


dans la ville lumières éteintes. Il tentait alors d'échap-
per aux flics qui voulaient le renvoyer chez lui, dans le
néant, suivre son père dans la tombe — « et vous mes
muscles ne vieillissez pas d'un coup mais soutenez-
moi promptement ! me souvenir de toi ? Oui, pauvre
spectre, aussi longtemps que la mémoire siégera dans
ce globe détraqué... » Oui, des tables de la mémoire
humaine, il effacerait toute réminiscence futile ou tri-
viale en marchant la mémoire saturée de crimes et
de violences ; et il se dit : on vit trop longtemps, un
homme vit trop longtemps, connaît trop de choses
qu'auparavant on n'épuisait pas en plusieurs vies,
50
quand le temps n'était pas encore à l'exploration de
toutes les contrées de l'âme humaine, ce cloaque nau-
séabond. Ils vivaient trop longtemps, non pas les privi-
légiés, les Occidentaux, eux ne connaissaient pas le
temps, ils étaient hors de toute atteinte de ses flèches,
de grands enfants qui se préoccupaient avant tout de
leur zizi et jouaient à touche pipi pendant qu'ils les
niaient ; et, grâce à eux, ils vivaient plongés dans l'his-
toire, ce chaos, ce cauchemar dont on ne s'éveillait
plus.
Quand ils se souvenaient d'eux, ils les bombar-
daient, les colonisaient, les occupaient et plaçaient à
la tête de leurs États des dictateurs qui étouffaient tout
essor, brûlaient des jeunesses entières sur l'autel du
veau d'or noir ; le pétrole des Saoudiens qu'il haïssait
et des Iraquiens pour lesquels il avait de la compassion
parce qu'ils étaient pris entre deux maux, le pire et le
pire, et les Iraniens dont il espérait qu'ils allaient
mettre au point la bombe, Hiroshima mon amour, et
qu'ils la balanceraient sur les Juifs, Jérusalem mon
amour, et sur les Américains, New York mon amour, et
alors, on verrait bien, on verrait bien, tout le monde se
retrouverait dans la cuvette de l'histoire comme les
Indiens, les Viets et les crouilles, dans la cuvette de
l'histoire avec la MasterCard en morceaux qui tour-
noyait tournoyait.
Et il entra dans la nuit noire. Et elle entra avec lui.
Elle le suivait comme une chienne son maître mais il
ne pensait plus qu'elle était mauvaise, bien moins que
lui, il en était certain. Elle trottinait après lui comme
une chèvre, le rejoignant quand il la distançait, le
rejoignant et se collant à lui comme un oiseau effrayé,
mais il ne l'aimait pas, non, il ne pouvait plus aimer, il
était hors de sa sphère, expulsé du ventre même de
l'humanité. Il divaguait, il divaguait et marchait à ses
côtés, elle, son oiseau de malheur, son signe noir,
corps obscur de la lettre évidente, il divaguait dans les
rues de Pordand, des rues larges comme la piste
d'atterrissage d'où s'élancerait son avion : un 767,
indiquaient les billets remis à la réception de l'hôtel.
— Monsieur San Juan.
El se dirigeait déjà vers les ascenseurs pour rejoindre
sa chambre.
— Monsieur San Juan.
— Oui?
— Un paquet pour vous.
52
Et il retourna sur ses pas, prit l'enveloppe des mains
du réceptionniste, l'ouvrit et sortit les billets d'avion :
Portland-Boston, Boston-Los Angeles. Ils agiront au
moment précis où la porte du cockpit s'ouvrira,
quinze minutes après le décollage ; ils prendront le
contrôle de l'avion et le dérouteront: Boston-New
York, la nouvelle Jérusalem, le temple de la finance et
du stupre, leur nouvelle destination finale.
Il ne pensa à rien en remettant les billets dans
l'enveloppe et en remerciant l'employé avant de
revenir sur ses pas et d'attendre l'ascenseur, un ascen-
seur qui mettait une éternité à venir, une éternité pen-
dant laquelle il commençait à se décomposer, à pani-
quer, à suer, à étouffer. Il sortit de son sac la ventoline
et inhala deux bouffées en prenant garde de n'être vu
de personne.
Il se souvint alors qu'il visita la cour des Myrtes, la
cour des Lions en se demandant s'il n'était pas temps
de détruire les arcs et les colonnes de marbre,
détruire les vasques murmurantes qui ressemblaient
au paradis à l'ombre des sabres ; et il marchait à ses
côtés, entrés tous deux dans la nuit noire pendant que
des éblouissements le submergeaient et qu'il contem-
plait la cour et son bassin rectangulaire où se reflé-
taient les murs blancs et la tour ocre de Comares et lui
marchait sur l'eau comme le Christ au même âge, il
traversa le miroir.
Rien à voir avec sa reptation présente dans les
ténèbres de cette ville où il vivait ses derniers moments
« car ceux qui troquent la vie présente contre la vie
53
future combattent dans le chemin de Dieu », et il
l'avait troquée, cette vie, contre le néant parce qu'il
ne croyait plus et d'ailleurs il demanderait pardon aux
victimes, aux hommes, à Dieu en n'ignorant pas qu'il
ne l'obtiendrait jamais.
« Nous accorderons une récompense sans limites à
celui qui combat dans le chemin de Dieu, qu'il soit
tué ou qu'il soit victorieux » et il allait être tué mais
sans pardon sans victoire parce que même le Dieu des
exilés, des pauvres et des orphelins, rejetterait sa vic-
toire, il le savait, il ne l'ignorait pas, il était damné
avant même son arrivée en Amérique. Damné alors
qu'il visitait le palais des splendeurs, traversait la cour
des Lions et se perdait dans la forêt de marbre : les
fines colonnes se dédoublaient dans la lumière et les
six lions et les six lionnes, comme les heures du jour,
les mois de l'année, les douze apôtres, chiffre parfait,
les douze constellations, non il ne savait rien des cons-
tellations, son domaine était la mort et la destruction,
il l'avait appris pendant sa longue errance, exilé des
hommes et de Dieu.
H marchait dans le palais et ses pas le conduisaient à
travers les cours et les jardins ; c'était cela la beauté,
en signes clairs, évidents ; et il aurait aimé la détruire
parce que les hommes n'en étaient pas dignes, inca-
pables de se contenter d'elle, l'asseyant sur leurs
genoux et lui crachant dessus.
N'en pouvant plus, il s'enfuit.
Il loua une voiture et traversa l'Andalousie, passa
par Séville et rejoignit Cadix où il séjourna pendant
54
dix jours, les derniers de son ancienne vie, dix jours
merveilleux dans cette ville qui avançait dans la mer et
d'où était parti Christophe Colomb pour découvrir le
nouveau monde, cette saloperie, cette nouvelle salo-
perie, extension de l'Europe des lumières éteintes et il
regardait la mer et se promenait le long de la vieille
ville enfoncée dans l'eau comme un navire ou un sexe
dans une femme.
Il se demandait depuis combien de temps il n'avait
pas enfoncé le sien dans celui d'une femme, combien
de temps, il en perdait le compte et marchait dormait
allait à la plage en fin d'après-midi, la Caleta, une
plage sale où l'eau croupissait mais qu'il aimait parce
que les habitants des vieux quartiers de Cadix s'y bai-
gnaient et il se sentait bien en leur compagnie même
s'il n'ignorait pas qu'il mourrait bientôt, cela était
arrêté, écrit en signes clairs, évidents, et cela ne lui
paraissait plus aussi clair et il plongeait dans l'eau
trouble et sale : des algues, des algues longs lassos le
recouvraient et il se demandait s'il ne valait pas mieux
en finir ici, se laisser aller au flot sale et chaud, puis se
reprenait et sortait de l'eau, traversait le port et s'atta-
blait à la terrasse d'un bistrot où il mangeait toutes
sortes de mets en se disant que si le Coran était né au
bord d'un océan, le paradis aurait ressemblé à un
océan et les houris à des sirènes, grandes comme des
poissons, élancées comme des algues, des algues
noires, sombres et pourrissantes, mais il reprenait des
calamars frits ou du riz à l'encre de seiche et ne
répondait plus au téléphone qu'on lui avait donné,
55
n'ignorant pas qu'ils s'inquiétaient sûrement de
savoir ce qu'il devenait ; où pouvait-il bien se trouver ?
ne s'était-il pas enfui ? n'avait-il pas renoncé à leur
plan au risque de les dénoncer, eux et toute
l'Organisation ? mais lui savait, bien qu'il en eût la
tentation, il savait qu'il ne renoncerait jamais à entrer
dans l'histoire des vainqueurs même si pour cela il
devait anéantir une partie de l'humanité, mais la nuit,
douce et fraîche de l'Atlantique, il poursuivait sa
quête sur les remparts et passait derrière la cathé-
drale où reposait Manuel de Falla, oui, il connaissait
Manuel de Falla, sa compagne aimait ce compositeur
et c'était avec elle qu'il avait une première fois visité
Cadix, y avait vécu vingt jours heureux, mais il était
encore jeune, insouciant, et ne croyait pas que la vie
présente valait moins que la vie future ; il avait
changé, il s'était égaré dans la voie de Dieu car
« celui qui tue volontairement un croyant, aura la
Géhenne pour rétribution ; il y demeurera éternel »,
et il savait pertinemment qu'il allait tuer des croyants
dans les tours, pas seulement des adorateurs du veau
d'or noir ou vert, mais des croyants sincères, plus sin-
cères que lui, et un seul, un seul suffirait à sa peine
étemelle car tous ne sont pas semblables, il existait
parmi les gens du Livre une communauté droite dont
les membres récitaient durant la nuit les versets de
Dieu, ils se prosternaient, ils croyaient en Dieu et au
Jour dernier, ils ordonnaient ce qui était convenable,
ils interdisaient ce qui était blâmable, ils s'empres-
saient de faire le bien ; voilà ceux qui étaient au
56
nombre des Justes, et lui s'apprêtait à les faire flamber
dans les flammes de l'enfer, se substituant à Dieu, en
pleine puissance, plus puissant que le Dieu auquel il
croyait et ne croyait pas.
— Quelle importance ?
— C'est important. Si tu crois que Dieu existe alors
ton crime sera un crime métaphysique qui plongera
Dieu lui-même, incréé et incorporel, dans une
immense contradiction, une crise d'où ni toi ni lui ne
sortirez grandis, ni vaincus ni victorieux. Si tu ne crois
pas alors tout sera réglé. Ce ne sera qu'un crime de
masse de plus, il y en a tous les jours, dans toutes les
parties du vaste monde. La différence avec le tien,
c'est qu'on en parlera, on ne cessera jamais d'en
parler, et puis un jour, la mémoire humaine est ainsi,
on oubliera.
Cadix sur la route des Amériques, Puerto Santa
Maria, petit village blanc et torride qu'il visita un
dimanche quand tous ses habitants faisaient la sieste ;
et il dériva sous le soleil blanc cassé, marchant lente-
ment pour ne pas perdre toute son eau, comme un
chamelier, un Bédouin, sur la route de l'exil, traversant
le désert en direction de Médine, mais il n'avait pas les
même intentions, loin de là, et il s'arrêta sur une plage
blanche et longue et regarda la mer en pensant aux
trois caravelles ornées de la croix, trois navires qui
signèrent, en découvrant les Indes occidentales, la fin
d'un monde, la chute de Grenade, et Féclosion d'un
autre, alors se dit-il, peut-être que son geste marquerait
à son tour l'entrée dans une nouvelle ère.
— Mais que feras-tu des victimes innocentes ?
« Car celui qui a tué un homme qui lui-même n'a
pas tué ou qui n'a pas commis de violence sur la terre
est considéré comme s'il avait tué tous les hommes. »
Et il lui répondit l'enfant de salaud qu'il fallait des
hommes de son espèce et que Dieu comprendrait.
58
— Dieu sait et tu ne sais pas, Pilote.
C'était ainsi qu'ils l'appelaient maintenant, il savait
piloter. Il s'était arrêté après de longues minutes de
marche en enfer, il lui avait dit de l'attendre, ne
sachant plus si cela était avant ou après leur rencontre
avec les spectres, et il avait téléphoné, reprenant
contact avec eux après des mois de sommeil, sommeil
trompeur qui avait vu son arrivée aux Indes occiden-
tales, non loin des Caraïbes, sommeil des déroutes
pendant lequel il prenait des leçons de pilotage dans
un aéro-club de Venice en Floride et survolait le
monde de Donald, l'affreux canard pédophile, et ses
copains la souris monstrueuse et le chien enragé.
— Seyf el Islam.
C'était son nouveau nom. Ainsi l'avaient-ils nommé,
en Afghanistan, quand ils étendaient sur lui leur bay'a
pendant qu'il leur jurait fidélité et qu'eux, en retour,
lui promettaient protection et assistance. Il était entré
dans l'Organisation, et ce, jusqu'au jour où il entrerait
dans la sphère de Dieu.
— Mon frère, j'ai cru...
—Je ne suis pas ton frère !
Il hurlait dans la cabine téléphonique, il hurlait
pour affirmer sa solitude éternelle, séparé des
hommes et de l'univers.
-Je...
—J'ai les billets d'avion.
Il dit cela et ne pensa à rien, vraiment, il ne pensa à
rien en palpant nerveusement les billets dans la poche
de sa veste, et il attendit, il attendit une éternité : il se
59
préparaît à annoncer sa défaite. El renonçait au
combat dans la voie de Dieu ou du Diable, il ne savait
trop à présent. Mais les mots, les paroles qui auraient
dû venir à ses lèvres avaient mis une éternité à jaillir,
une éternité pendant laquelle il se décomposa,
paniqua, étouffa.
— Hahahahah, tu m'as bien eu, hahahahahaha !
n raccrocha et il se mit à marcher dans la nuit
noire. Il était hors de sa sphère et ils étaient morts.
Leur génération était une génération d'impuissants.
Ils étaient les enfants de la puissance, eux, soliloquait-
il pendant qu'ils grimpaient dévalaient les monts et
les cols enneigés pendant que le jour entrait dans la
nuit et la nuit dans le jour, le vivant dans le mort et le
mort dans le vivant.
Il dévalait les collines en direction de Kandahar,
Sodome et Gomorrhe tout à la fois, ville où il défilerait
sans jamais voir le visage d'une femme, entouré sans
cesse ni repos d'hommes d'hommes d'hommes, un
monde sans femmes, une autre saloperie qui convenait
à la disposition même de son âme et ne répondait
pourtant à aucune exigence de la foi, puisque dans le
Coran, qu'il lisait, relisait toutes les nuits — les signes
étaient évidents, clairs, et tous prouvaient que ses actes
à venk allaient à l'encontre de Sa volonté —, il n'était
nulle part fait mention que les hommes devaient vivre
dans un monde d'hommes et de brebis ou de cha-
melles, mon Dieu il lisait croyait lisait les signes clairs
évidents et accomplirait bientôt l'œuvre d'un damné
mais il était hors de sa sphère, et elle se tenait si près de
lui, marchait avec lui, entre les immeubles en ruine,
elle le suivait comme une chienne son maître, mais cela
valait mieux qu'un monde sans femmes comme il avait
pu le connaître à Kandahar, où parfois des ombres, des
pyramides de voiles passaient tels des spectres.
61
Ils se trompaient, on ne revenait pas aux origines,
ce n'étaient plus que légendes que les siècles glori-
fient, et ces idées de pureté de la religion, de la race,
étaient aussi dangereuses que celles des nazis.
Alors, il ne nous reste rien, rien.
Tu te trompes, mon fils, je suis l'esprit de ton père,
condamné pour un temps à arpenter la nuit.
Et il ajouta :
Ils s'aveuglent, mon fils, on ne revient jamais à la
pureté originelle, elle n'a jamais existé. Et sur son
corps même, le corps saint du Prophète, ils se dispu-
taient déjà pour savoir qui prendrait sa succession. H
n'y eut jamais de pureté.
Mais il ne reste rien, père, rien.
Nos ancêtres ont bâti les Pyramides. Fondé Carthage.
Mais Carthage brûle.
Pas plus que les Pyramides, tu m'entends.
Je t'écoute, je n'écoute que toi.
Ce sont les hauts lieux de notre mémoire impure.
Nos ancêtres ont bâti leur civilisation, ils ont construit
l'Alhambra comme témoignage de leur excellence.
Alors pourquoi vouloir revenir au néant de la pureté
originelle ? Ils ont érigé des mosquées où l'on ensei-
gnait toutes les sciences connues : la philosophie, la
médecine, la chimie et l'algèbre. Et que te proposent-
ils en échange ? Le néant de la pureté originelle, le
néant qui éteignit la flamme qui brûlait. La lumière
dont parle le Coran. Et qu'ils ont éteinte. Ils veulent
l'étouffer mon fils dans la pureté impure de leurs
intentions comme ils l'ont toujours fait, ils veulent
62
l'éteindre avec leur pétrole, avec leurs compromis-
sions, ils l'ont éteinte en chassant les philosophes,
en brûlant leurs œuvres comme impies alors que
c'étaient eux les impies, les incrédules honnis de
Dieu. L'Orient et l'Occident appartiennent à Dieu,
mon fils. Quel que soit le côté vers lequel vous vous
tournez, la face de Dieu est là. Alors pourquoi vouloir
mener des guerres injustes contre la face de Dieu ?
Mais parce qu'ils les mènent contre nous.
Avec quelles armes, mon fils ? Les lumières de la
Science et non ce salmigondis de pureté mâtinée
d'angélisme et de prédication hypocrite car « il en est
parmi les hommes dont la parole concernant la vie de
ce monde et sa mort surtout sa mort te plaît. Ils pren-
nent Dieu à témoin du contenu de leur cœur, mais ce
sont des querelleurs acharnés ». Défie-toi d'eux, mon
fils, ils ne t'apporteront aucune grandeur.
Faux. Demain matin, il entrerait dans l'histoire la
plus sombre de l'humanité, délaissant son père dans
l'enfer et ses flammes, ainsi en était-il advenu de son
âme, lui avait-on répété pendant son instruction
afghane, mais bien entendu, il n'y croyait pas, son
père n'était pas en enfer, pas plus que ces hommes qui
traitaient leurs compagnes comme du bétail, s'écar-
tant de la sira, la perdant de vue, alors que leur Pro-
phète, dont dis glorifiaient le nom chaque minute,
était mort entre les bras d'une femme, sa préférée, qui
pourtant était libre autant que pouvait l'être une
femme en son temps et avait la langue bien pendue,
c'est pourquoi il l'aimait, elle était jeune, belle et
63
rebelle. Elle serait une icône de nos jours, une star, et
non un de ces spectres qui frôlaient les hommes, le
•visage masqué ; et il marchait à ses côtés pendant que
son père le tourmentait et que lui, son fils, s'apprêtait
à le tuer une seconde fois.
Sa mère ?
Il ne l'avait pas connue. Elle était morte en couches.
C'était donc un tueur de femmes, comme aimait à
appeler Nora son mari Jim. Vous ne connaissez pas
Nora, ni le tueur de femmes ? Eh bien votre civilisa-
tion est prête à disparaître, et il riait pendant qu'elle
se tenait tout contre lui et qu'ils marchaient.
—J'ai froid, lui dit-elle.
H ne la détestait plus d'avoir froid, il avait pris cons-
cience de sa présence, cela était facile, de son exis-
tence un peu moins. Il commençait pourtant à
l'appréhender comme un être singulier, bien que
séparée de lui comme le reste de l'humanité. C'est
alors qu'elle fit un geste, puis un pas vers lui et
l'enlaça et tourna son visage vers le sien et se rap-
procha de son visage et posa ses lèvres contre les
siennes et l'embrassa en écartant les lèvres qu'il tenait
closes depuis une éternité, se contentant de rire et de
parler avec des spectres, les écartant avec ses lèvres,
elle y glissa sa langue et son âme s'y transfusa, pénétra
dans sa bouche aspirée puis respirée et il se perdit, eut
peur, s'écarta d'elle quand commença à poindre une
amnésie redoutable parce qu'elle menaçait de
rompre l'équilibre de la nuit qu'il avait patiemment
instauré en lui.
Le roi des oiseaux
Us étaient nus comme Adam et son épouse, nus
comme les doigts majeurs d'une main vide, une main
sans lignes, ils étaient nus dans la chambre qui ressem-
blait à un appartement en carton-pâte, un décor de
cinéma, avec un lit, des tables et des tableaux sur les
murs.
La chambre d'hôtel n'était pas le Jardin du Livre,
sauf pour les tableaux : des paysages, des vergers sans
vie et sans relief ; et il n'avait pas envie d'y goûter, ni
d'approcher les arbres faux en reproduction glacée,
donc ils ne trébuchèrent pas, et le Démon ne put les
chasser de cette chambre anonyme et froide. Il le
regrettait un peu. Il aurait préféré passer la nuit dans
les rues de Pordand, puis prendre un taxi pour l'aéro-
port. Mais elle avait eu froid et il n'avait pas osé la ren-
voyer. Il s'était habitué à sa présence, à son pas fragile
et frêle d'oiseau.
Et puis, il y avait eu ce baiser transfusion qui lui
avait fait perdre un peu de noirceur, ce baiser de blan-
chisseuse et l'impression de se vider entre ses lèvres
67
bleuies par la nuit et le froid. Elle avait renversé la tête
comme dans les films des années quarante Casablanca
Faucon maltais la tête penchée et les yeux clos pen-
dant que ses lèvres s'ouvraient goulues et l'empor-
taient dans leur tourbillon comme quand il avait tiré
la chasse et que les débris de la carte Master s'étaient
mis à tournoyer avec les Indiens et leur saison pré-
férée, voilà l'impression qu'il eut, celle de tournoyer
dans sa bouche ouverte yeux clos pendant l'automne
de son âme ; et il avait eu peur, pour la première fois
depuis longtemps, il avait eu peur.
Oui, ils étaient nus comme Adam et son épouse
puisqu'elle n'avait pas de nom dans le grand Livre aux
signes clairs et évidents et elle se tenait contre lui sur
ce lit froid et anonyme, elle se tenait comme un petit
oiseau frêle et fragile et ils ne bougeaient pas, allongés
sur le lit, elle et lui, nus comme au premierjour et il se
contentait de la regarder, son corps d'oiseau noir, il la
regardait sans pouvoir la toucher.
Elle s'était déshabillée sans un mot, et il l'avait
imitée en tremblant, se demandant s'il agissait comme
il le devait, même si un homme était un vêtement
pour une femme, et lui qui n'aimait rien aimait par-
dessus tout ces versets, ces signes évidents « elles sont
un vêtement pour vous, vous êtes pour elles un
vêtement» mais il n'avait rien vu de cela dans le
monde, il n'avait rien vu hormis des femmes dénu-
dées offertes à l'assouvissement des bêtes, et lui aussi
était une bête.
68
Il avait vu des fauves s'entre-dévorant, des esclaves
s'entre-tuant, et les femmes dénudées offertes ou cou-
vertes voilées sans plus d'attraits les unes que les
autres et les ayates tournoyaient dans son esprit, si
belles qu'il ne parvenait pas à les chasser comme
les Indiens tout à l'heure, se demandant encore ce
qu'ils faisaient ensemble, elle si frêle avec des seins
d'oiseaux alors qu'il s'apprêtait à détourner un avion,
puis à l'encastrer dans l'acier et le verre, et il imaginait
l'effet que ça produirait, ou plutôt n'osait l'imaginer
et préférait se répéter les versets qu'il aimait par-
dessus tout, lui qui ne désirait rien, non rien, mis à
part le corps noir et frêle de cette inconnue qu'il ne
parvenait pas à toucher. D en approchait parfois la
main et, du bout des doigts, comme un aveugle, cher-
chait la peau palpitante, mais, au dernier moment,
retirait sa main palpitante et froide, vide et sans lignes
Ô Adam habite avec ton épouse dans le Jardin,
mangez de ses fruits comme vous le voudrez
mais ne vous approchez pas de ces arbres
(les tours jumelles figuraient dans son esprit les
deux arbres défendus)
et il ne parvenait pas à la circonvenir comme si un
abîme les séparait, un abîme qu'il avait lui-même
creusé, et il s'éloignait d'elle puisqu'il était au nombre
des injustes, mais cette fois, elle n'avait pas pitié de lui,
comme si elle comprenait, devinait qu'une force obs-
cure le retenait dans les ténèbres, comme si elle com-
prenait que la lampe s'était éteinte, l'abandonnant
comme un enfant dans les ténèbres, aveugle et empli
69
de haine avec ces versets signes évidents de clarté
comme des lucioles.
Ou était-ce l'effet de la drogue, ces points lumineux
qui explosaient dans son crâne ?
C'étaient les dernières lueurs avant le néant et il se
répétait sans cesse « Dieu est la lumière des deux et
de la terre ! Sa lumière est comparable à une niche où
se trouve une lampe, la lampe est dans un verre, le
verre est semblable à une étoile brillante, cette lampe
est allumée à un arbre béni, l'olivier qui ne provient
ni de l'Orient ni de l'Occident et dont l'huile est près
d'éclairer sans que le feu la touche. Lumière sur
lumière ! Dieu guide vers sa lumière qui il veut » et II
l'avait oublié, II l'avait abandonné comme un gamin
dans un placard sombre et noir, derrière une porte
sous laquelle filtrait un peu de cette lumière qu'il ne
verrait plus, comme ces lucioles pâles copies de ce
qu'elle devait être à l'origine avant qu'il ne ferme les
yeux devienne aveugle son âme éteinte endolorie et
cela elle le sentait, elle, qui n'osait pas non plus faire
un geste vers lui, sans doute par crainte d'allumer
quelque chose en lui et de s'y brûler.
Je ne te plais pas, lui dit-elle.
Comment lui répondre oui, au plus haut point, oui,
lui répondre qu'il n'en était plus digne, cela serait
une autre profanation, oui, alors il lui dit :
Pas de cette façon.
Alors tu ne peux pas ?
Plus de cette manière.
Il n'y en a pas d'autre.
70
Je sais.
Tu veux que je parte ?
Non.
Et ils demeurèrent ainsi sans se toucher sans se
parler, lui recherchant la lumière et ne la trouvant
pas, cherchant son corps aveugle du bout des doigts,
la main vide suspendue dans les ténèbres.
H lui dit, je vais te raconter une histoire, elle lui dit,
je t'écoute, il lui dit, il était une fois un oiseau, le roi
des oiseaux, et tous les autres s'étaient rassemblés,
tous
oui, tous les oiseaux de la création
alors elle l'interrompit pour lui annoncer qu'elle
aimait les oiseaux, comme dans le film, ajouta-t-elle,
espiègle
il ne comprit pas puis il se souvint, oui, comme dans
le film, finit-il par répondre, mais ils n'étaient pas
effrayants, ils ne voulaient de mal à personne ces
oiseaux-là, ils étaient pacifiques
et lui ne l'était pas
mais cela il préféra le taire et poursuivit son histoire
d'oiseaux partis en quête du roi des oiseaux, rassem-
blés dans les deux, parcourant les deux à la
recherche de l'oiseau roi, qui finalement les reçut
dans son palais aérien, son palais vide
il reçut les derniers survivants, puisque la plupart
étaient morts en voyage
72
elle lui dit que c'était bien triste, il était d'accord
avec elle, mais tous les contes ne sont pas merveilleux
et il lui répéta qu'il avait bien ri quand il avait compris
qu'Ali Baba et les quarante voleurs n'était qu'un
compte en banque
je ne comprends pas, lui dit-elle
mais il s'en fichait, lui comprenait ce qu'il avait
voulu dire, et il poursuivait en lui racontant qu'ils
n'étaient plus que douze à l'arrivée dans le palais
lumineux du roi. Ils seraient dix-neuf eux, demain,
quand ils prendraient les avions, pas plus, il le savait
alors, lui demanda-t-elle, ils sont arrivés dans le
palais et ont demandé à être reçus par le roi en per-
sonne, le plus bel oiseau de la création
oui c'est exactement cela, et ils attendirent long-
temps le chambellan du roi, un oiseau au corps noir
comme le tien et elle se mit à rire
tu as remarqué lui dit-elle, je ne suis pas très grosse
non, c'est vrai, mais ça me plaît, mais pas de la
manière
oui, je sais, lui dit-elle, un peu agacée, mais
continue
ils attendirent, ils attendirent longtemps avant
d'être reçus par le plus bel oiseau de la création, ils
attendirent si longtemps qu'ils vieillirent et mouru-
rent, les uns après les autres
mais ton histoire est très triste
et quand il n'en resta plus qu'un, le plus vieux, le
plus patient, le chambellan l'appela et lui dit qu'il
pouvait enfin voir le roi des oiseaux. Le plus vieil
73
oiseau de la création eut un sourire amer, tous ses
compagnons étaient morts et lui-même n'en avait plus
pour longtemps
et il n'est pas parti, il a attendu, lui demanda-t-elle
en le regardant comme un enfant incrédule
oui il avait attendu ce moment toute sa vie, sans
jamais perdre patience, sans jamais renoncer, aban-
donnant amis, famille, enfants oiseaux, il avait
attendu le moment de pénétrer dans la salle du trône
et à présent le chambellan du roi l'invitait à entrer
mon Dieu, s'exclama-t-elle
oui, c'est ça, comme tu le dis si bien
quoi
Son nom, moi je ne le sais plus, il ne savait plus le
nom de Dieu, il l'avait oublié comme il risquait
d'oublier la fin de son histoire
non, tu ne peux pas me faire ça
je plaisantais, répondit-il et il se mit à rire et elle
aussi
enfin le plus vieil oiseau de la création, le plus
patient, pénétra dans la salle du trône où il ne vit que
des miroirs, des milliers de miroirs qui le reflétaient à
l'infini dans toutes les postures de la vieillesse et de la
fatigue, et comme il ne comprenait pas, le chambellan
lui dit, cérémonieusement, en lui présentant ses
reflets, voici le roi des oiseaux, et il s'inclina devant lui
pendant que dans les miroirs le plus vieil oiseau de la
création regardait peu à peu son image disparaître et
mourir
74
Ô mon Dieu, c'est une belle histoire, tu l'as
inventée ?
non, il ne l'avait pas inventée, ou alors, il y a très
longtemps, et elle se mit à pleurer
pourquoi, pourquoi pleures-tu ?
parce que c'est la plus belle histoire qu'on m'ait
jamais racontée
mais lui ne pleurait pas, il avait juste envie de
mourir, ici, dans cette chambre en carton-pâte.
Je ne comprends pas, répétait-elle, il s'en fichait, lui
comprenait ce qu'Û venait de lui raconter, elle ne
comprenait pas et pleurait, lui ne parvenait plus à le
faire, il avait cédé un instant dans la rue, tout à
l'heure, mais c'était fini, il avait repris une peau de
serpent, il était redevenu Prêtée et Personne, les deux
parures consanguines qui l'habillaient et ne le quit-
taient plus maintenant que Dieu l'avait oublié dans un
placard sombre et noir, derrière une porte close, sous
laquelle filtrait parfois un rai de lumière ; et les pas de
ses parents comme des ombres entrecoupant la
lumière, ses parents à l'image de Dieu, cruels, insen-
sibles et oublieux ;
ils l'avaient enfermé dans ce placard pendant qu'il
entendait à l'extérieur des bruits, des voix qu'il ne
parvenait pas à reconnaître.
C'était cela la vie, un gamin enfermé dans un réduit
obscur, condamné à entrapercevoir par instants un
peu de lumière et quelques sons inaudibles, un gamin
forcé d'imaginer pour meubler son existence, forcé
76
d'inventer des lucioles pâles copies de l'original et il
lui avait raconté cette histoire absurde d'oiseaux en
quête d'éternité pour ne pas avoir à lui dire qu'ils
étaient condamnés, qu'ils ne connaîtraient jamais
rien avant de mourir, malgré tout ce qu'ils ingurgi-
taient de force et qui n'aurait pas suffi à cinq vies au
siècle dernier ;
et une fois morts, plus rien, le néant, et elle se mit à
pleurer, touchée par son invention qui n'en était pas
une, comme si elle ressentait obscurément la part
de désespoir qui émanait de son récit et il se sentit
désarmé, impuissant, lui qui recherchait avant tout le
contraire de la faiblesse, la puissance et la gloire,
désarmé par la clairvoyance de cette femme.
n croyait en dépit du néant et de ce qui l'attendait si
le néant n'existait pas, il croyait parce qu'il n'était pas
seulement un de ces hypocrites, ceux-là Dieu connais-
sait le contenu de leurs cœurs « écarte-toi d'eux » il ne
l'avait pas fait, au contraire il les avait rejoints, avait
accepté de les suivre et d'écouter leurs sermons et il
allait mourir vaincu parce que le Dieu des musulmans,
des exilés et des pauvres, le Dieu des orphelins, était
devenu leur Dieu personnel et portatif.
Vous en avez fait une idole à votre image.
Tu blasphèmes, frère.
Je ne suis pas des vôtres. I
Si, maintenant tu es des nôtres, Pilote.
Une idole à sa convenance.
Il parlait du sage de la montagne qui les avait reçus
dans une belle maison dans les faubourgs de Kan-
dahar et ils lui avaient prêté serment « mais pour qui
se prenait-il, pour qui ? ».
Pour qui se prend-il ce n'est qu'un homme parmi
d'autres ?
78
Tu ne vois pas sur son visage serein les Signes.
Je ne vois rien.
Us s'étaient tus, lui regardant au loin la ville ter-
rassée anéantie par vingt ans de guerres incessantes et
se demandant si de tels endroits pouvaient donner
naissance à la vie, le chaos n'engendrant que le chaos.
Dieu renierait sa victoire, il ne l'ignorait pas il allait
faire des centaines d'orphelins et frapper des émigrés,
de pauvres travailleurs, des esclaves, il frapperait sans
distinction des pauvres et des malheureux. Il n'y pou-
vait rien, personne ne l'écarterait de sa révolte, une
révolte qui appartenait à Dieu en définitive « tu ne
peux rien faire contre Dieu pour protéger celui que
Dieu veut exciter à la révolte » et Dieu le laisserait agir
pour le donner en exemple aux croyants sincères, en
signes clairs évidents il était perdant sur tous les
tableaux quand elle lui demanda
Comment tu t'appelles
Mon nom est Personne
San Juan, ce n'est pas un nom, ça.
H riait de voir son nom accolé à l'Apocalypse pen-
dant qu'il regardait les tableaux sur les murs qui figu-
raient des jardins et des collines et des arbres sans vie
en reproduction glacée, comme le monde où il vivait,
mais il n'obéirait pas à l'injonction de son Ennemi, ou
plutôt si, il lui obéirait aveuglément.
C'est un faux nom, lui dit-il.
Comme dans les films alors, je me disais bien, et elle
montrait du doigt son sexe circoncis et il lui racontait
qu'il était un descendant des Juifs d'Espagne, se com-
79
plaisant dans le mensonge, un peu fou par instants,
un peu scandaleux puisqu'il était juif à présent, à la
fois victime et bourreau, et pourtant il haïssait les
Juifs, ne distinguant plus un fil blanc d'un fil noir, la
tête en ébullition, oui ils les avaient accueillis pendant
des siècles refluant avec eux quand les Catholiques les
chassaient d'Espagne et ils se retournaient contre eux
pour les détruire bien qu'ils n'aient jamais cherché à
les exterminer, eux.
H était des leurs même s'il les haïssait, il était des
leurs parce qu'il avait tenté d'épouser l'une des leurs,
de devenir l'un des leurs et de compter ainsi au
nombre des injustes en épousant l'une des leurs
« Ô vous qui croyez ! ne prenez pas pour amis les
Juifs et les Chrétiens, ils sont amis les uns des autres ;
celui qui, parmi vous, les prend pour amis est des
leurs »
et pourtant, en contradiction, son esprit ne parve-
nant plus à séparer un fil blanc d'un fil noir
« Ceux qui croient
Les Juifs, les Sabéens et les Chrétiens
Quiconque croit en Dieu
et au dernier Jour
et fait le bien
N'éprouveront plus aucune crainte
Et ils ne seront pas affligés »
comment s'y retrouver, se demandait-il en regar-
dant Kandahar au loin anéantie par la guerre, une
guerre éternelle
81
Dieu seul connaît la vérité, s'entendit-il répondre et
il se mit à rire cette fois au grand Jour, il se mit à rire si
fort que l'autre lui tourna le dos et disparut regagnant
les ténèbres qu'il n'aurait jamais dû quitter pendant
qu'elle jouait, entortillait entre ses doigts son sexe
maure, il se souvenait de sa mère, non elle n'était pas
morte en couches, elle ne l'avait pas épargné, il aurait
tant aimé qu'elle se taise éternellement, elle qui ne
prenait pas au sérieux ses crises d'asthme quand sous
ses yeux il étouffait et elle lui répétait sans cesse qu'il
n'y couperait pas, il irait à l'école ; elle avait déjà com-
mencé avec l'Avocat des pauvres, père-polonius, les lui
coupant, comme toutes les femmes de son pays en éle-
vant leurs fils dans le culte de la force et de la virilité
pendant qu'elles émasculaient leurs pères, écrasaient
leurs filles devant leurs frères, ces véritables pachas
élevés par ces salopes de mères dont les filles filaient
droit pendant que les fils grandissaient entre ces mères
puissantes et ces pères ne sachant quel rôle tenir entre
Œdipe et Jocaste, entre la maman et la putain
non ce n'était pas le paradis sous les pieds de sa
mère qu'il avait trouvé pendant qu'elle l'entortillait
plus maure que nouille ; il avait grandi avec la volonté
de la puissance et l'absence virile pour la concrétiser
et il y avait eu ce putain d'enfant de salaud de Saou-
dien avec sa gueule d'apôtre efféminé, tout à la fois
mère et père, pour leur redonner des couilles et des
poils au cul, alors ils s'étaient aveuglés pensant
rejoindre la lumière pendant qu'elle jouait comme
une enfant avec sa poupée morte.
je ne te plais pas
comment lui répondre oui au plus au haut point
mais qu'il détestait le contact de sa peau sur son
organe et que l'horreur avait pris le pas sur le plaisir
que cela lui procurait au début
alors tu ne peux pas
je ne peux plus, plus de cette manière
il n'y en a pas d'autre
et elle avait raison, il n'y en avait pas d'autre, mais
cela était ainsi, une sorte de fatalité, et il ne lui restait
plus qu'à se raconter des histoires d'oiseau ou se
prendre lui-même pour un oiseau et anéantir le palais
des miroirs et l'éternité glorieuse de l'argent sale de
tous ces hommes émasculés par leurs femmes et les
plus pauvres payaient pour ces gamins fabuleux castrés
avant même de grandir, ils payaient cash, maudite
expression qu'il entendait souvent dans la ville
lumières éteintes, paroles proférées par des gamins qui
n'avaient pas de quoi s'offrir une paire de chaussures et
qui matraquaient leurs sœurs pour plaire à leurs mères
83
elles les élevaient ainsi les enfants de putains
et ils ne pouvaient même pas en faire des soldats,
eux
l'Organisation n'en voulait plus, l'un des leurs avait
même failli les démasquer en refusant d'apprendre à
atterrir
voilà ce que ça faisait d'écouter sa mère une putain,
juste une putain soumise qui l'avait élevé dans la
haine de son propre sexe
lequel ?
le sien
et le sien
alors pourquoi eux, osaient-ils ?
parce que leur haine était encore plus violente,
parce qu'ils s'étaient retrouvés loin de leurs mères,
éloignés, apatrides et qu'ils avaient recouvré une viri-
lité, certes ternie pas la piètre estime en laquelle ils
tenaient leurs pères, subissant la déroute des sens et
des organes, incapables d'être un vêtement pour une
quelconque femme, mais prêts à piloter un Boeing
pour faire sauter la planète, une seconde putain dont
on ne débarrasse pas
son père
on ne revient pas aux sources, on n'en revient pas
on n'a plus rien
tu crois que je l'ai tué
qui
mon père
et ils étaient là, allongés et nus, comme Adam et son
épouse dans le Jardin en carton-pâte, nus comme les
84
doigts majeurs d'une main vide, et il n'avait pas envie
d'y goûter, ni de s'en approcher, regrettant de ne pas
passer le reste de la nuit dans les rues de Portland
avant de prendre son taxi pour l'aéroport.
Mais elle avait eu froid et il n'avait pas osé la ren-
voyer, il s'était sans doute habitué à son pas fragile
d'oiseau et son baiser transfusion lui avait fait perdre
la tête comme dans les films qu'elle aimait tant Casa-
blanca Faucon maltais Grand sommeil une litanie
qu'elle lui débitait pour lui montrer qu'elle savait s'y
prendre, penchant la tête pendant qu'elle s'introdui-
sait dans sa bouche et puisait, suçait, avalait goulû-
ment son âme et il avait peur qu'elle l'emporte dans
son tourbillon quand il avait tiré la chasse, alors il avait
préféré s'abstenir et rester nu mais couvert, innocent
en somme, son sexe mort et recroquevillé comme une
vieille chaussette « la cohabitation avec vos femmes
vous est permise, elles sont un vêtement pour vous »
une chaussette défraîchie par les mamans putains qui
les avaient élevés comme des princes sans princesses,
et c'était ainsi que le Démon les avait fait trébucher.
Tu me racontes une autre histoire ?
D'accord : la Maman et la Putain, ça te plaît comme
titre?
Dis toujours, on verra.
Et il se mit à rire en la raccompagnant à la porte,
demain il avait un avion à prendre, c'était sérieux, très
tôt, il ne pouvait pas le rater.
On se reverra ?
Tu as la télé ?
85
Non.
Tant mieux.
Et il lui promit de l'appeler, mais il omit de lui dire
que les cabines téléphoniques étaient prohibées en
enfer.
Il avait refermé la porte de la chambre en se deman-
dant pourquoi il avait tenu à ne pas être seul ce soir,
même s'il n'avait jamais réellement ressenti son exis-
tence, une ombre parmi les ombres qui l'entouraient
depuis des mois.
Le monde était devenu immatériel, opaque, vitre
martelée qui ne laissait passer que des éléments épars
du réel, prisme qui lui permettait d'atténuer la dou-
leur. Quelle douleur ? Il n'en savait rien, la douleur
d'être, la douleur d'exister, de respirer, n retrouva sa
ventoline sur la table de chevet et prit deux inspira-
tions en attendant l'ascenseur, l'ascenseur qui mit une
éternité à venir et une éternité à le porter au septième
étage, éternité pendant laquelle Û eut le temps de
penser à l'acte qu'il devait avoir la force de com-
mettre, force qui lui manquait pendant qu'il palpait
les billets d'avion, les retournait, vérifiait l'horaire, il
devait se présenter à l'enregistrement une demi-heure
avant le départ, ne pas se faire remarquer par un
retard, ne pas reconnaître ses autres compagnons, et
87
l'ascenseur s'élevait « gloire à celui qui a fait voyager
de nuit son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mos-
quée très éloignée dont nous avons béni l'enceinte
nous avons décrété dans le Livre,
à l'adresse des fils d'Israël :
vous sèmerez deux fois le scandale
et vous vous élèverez avec un grand orgueil
et ceci pour lui montrer certains de nos Signes »
l'ascenseur s'élevait avec lenteur puisqu'il vivait au
ralenti ce temps de l'élévation et de l'orgueil, comme
dans un film muet, mais cette fois au lieu d'aller très
vite, la pellicule se déroulait image après image et le
monde grimaçait, sordide, figé dans des poses ridi-
cules, rictus de la vie pendant que les portes s'ou-
vraient pour laisser entrer d'autres passagers ; ils ne
prendraient pas le même vol demain, il avait envie de
les avertir, mais en les regardant, l'air conquérant et
sûr, une apparence bien entendu, comme il l'avait
appris en les côtoyant, les étudiant comme un ento-
mologiste ses insectes, disséquant leur mode de vie,
connaissant par cœur les mécanismes qui les régis-
saient, les regardant vivre et mourir comme des bour-
dons et non des abeilles parce que les bourdons ne
sécrètent rien, de fausses richesses, un appauvrisse-
ment de l'âme, et ils l'avaient contaminé, il s'était
prêté à leur jeu, le monde entier s'était prêté à leurs
manigances et lui, eux, ne voulaient plus mourir et
vivre sans jamais s'apercevoir que tout cela était vain
sans croyance, sans Dieu, que leur soif de conquête,
leur ponctualité au travail, l'ardeur avec laquelle ils
88
s'abrutissaient à la tâche, cette ferveur à détruire
ceux qui ne leur ressemblaient pas, le conduisaient à
les haïr, et s'il avait pu faire sauter l'ascenseur à cet
instant il n'aurait pas hésité, mais l'idée que demain
il atomiserait des dizaines d'ascenseurs, les deux
tours démoniaques, cette idée le calmait, ou était-ce
l'effet de la ventoline, et il se remettait à respirer et
se souvenait
« lorsque nous voulons détruire une cité
nous ordonnons à ceux qui y vivent dans l'aisance
de se livrer à leurs iniquités
la Parole prononcée contre elle se réalise i
et nous la détruisons entièrement
New York était la ville des Iniquités
le World Trade Center le symbole
de l'orgueil démesuré de l'Amérique
et du saccage du monde
les tours, les démons Gog et Magog
Qu'il fallait abattre
certes
elle était paisible et tranquille
les richesses lui venaient en abondance de partout
puis elle a méconnu les bienfaits de Dieu
Dieu a alors fait goûter à ses habitants
la violence de la peur et de la faim
en punition de leurs méfaits »
la violence, la faim, ils la connaissaient, mais la peur,
ils allaient la goûter demain, demain ils entreraient
avec lui dans le royaume des damnés de la terre, ils
subiraient à leur tour la peur des bombardements, la
89
mort absurde dont ils pensaient se garantir dans des
clubs de gym en la regardant tomber sur les autres,
derrière les écrans de leurs télévisions, et les versets
succédaient aux versets, annonçant toutes les cala-
mités s'abattant sur les cités, les peuples iniques, et
cela le berçait, le raffermissait ; le néant qu'il allait déli-
vrer comme un message divin l'exhaussait, le rame-
nait à la puissance.
H était heureux de trouver ce réconfort négatif dans
le Livre qu'il avait lu et relu jusqu'à en faire dialoguer
les différentes parties, Dieu et Diable dansaient dans
sa tête, et lui riait de son pouvoir absolu sur les mots,
comme seul un poète pouvait en ressentir la joie, la
puissance, et la communiquer. Le Prophète haïssait
les poètes au point de dire que l'un d'eux, Imrou El
Qaïs, le Prince des ténèbres, avait planté sa poésie en
enfer.
Parfois le Prince des ténèbres surgissait aussi du
Livre, du grand Livre de la Vérité, c'était cela la force
et la gloire du message de Dieu, cette infinie capacité
de remettre le monde en gésine pour peu que l'on y
croie, pour peu que l'on comprenne les mots, les ver-
sets et les signes, autant de miracles sur le chemin de
la parole, en langue arabe, claire et évidente et cela
tant que les Arabes pratiqueraient leur langue, tant
qu'elle vivrait et résonnerait dans leurs cœurs, ils
seraient capables du meilleur et du pire à la fois.
fl était heureux de compter parmi leur peuple, heu-
91
reux et fier de détenir, parmi les derniers sur la terre,
la puissance orgiaque de la Parole.
Lui dont la haine était absolue regrettait que les
hypocrites — il comptait le Saoudien parmi eux —
n'aient pas encore pris la mesure exacte du Uvre et
délaissent les ouvertures vers la science qui les condui-
rait un jour à jeter leurs bombes sur leurs ennemis,
c'était cela le Feu, la Géhenne, il fallait encore
conquérir cette Science infime, et lui regrettait que
leurs pays, dirigés par des ignorants et des adorateurs
du veau d'or noir, demeurent dans la maison de
l'oubli et des ténèbres.
Pour se calmer, il reprit deux pilules qui diminuè-
rent sa capacité respiratoire. Puis il se fit couler un
bain pour reposer son esprit incandescent et ouvrir
ses poumons au souffle divin et démoniaque qui le
submergeait puissant rude rauque aride, le submer-
geait et le renversait, extatique, comme une tem-
pête incandescente qui brûlait ses nerfs, tétanisait ses
muscles.
fl espérait qu'un jour, de retour sur le chemin de la
Science, éloignés de l'humanisme falsifié des lumières
éteintes, ils érigeraient construiraient inventeraient
les armes qui détruiraient les cités démoniaques qui
les asservissaient ; et cela ils le feraient avec la Parole
contradictoire, en suivant l'exemple et la leçon qu'ils
allaient donner demain au monde, précipitant une
nouvelle course à l'armement, une nouvelle course à
l'effroi.
C'était cela croire en Dieu ?
92

L
Peut-être pas.
Mais c'était de n'y plus croire du tout que de se
complaire dans le rôle de la victime sacrificielle. La
terreur devait changer de camp. Elle changerait de
camp avec ou sans l'aide de Dieu !
Certes au début, ils subiraient la colère de l'Élé-
phant agacé par une abeille mais celle-ci conforterait
leur combat, tant elle exacerberait la violence du puis-
sant animal, mettant fin à la fausse amitié des peuples,
délimitant les nations en civilisées et barbares ; et
chacun, en conscience, allait devoir choisir son camp
au sein des empires ; lui avait choisi le sien, de force et
non de gré, mais combien d'entre eux se leurraient et
pensaient être reconnus pour leur humanité, pour
leur travail, pour leur vertu, combien encore se ber-
çaient d'illusions ?
La sauvagerie ne reconnaissait que la sauvagerie, vie
pour vie, œil pour œil, dent pour dent, c'était la règle
des nations sous le voile de la civilisation, le bon vieux
code sumérien en exercice fascinant.
L'eau était chaude comme les rivières de l'enfer ; il
y pénétra avec joie, ses yeux brillaient. Une idée sau-
grenue le traversa. Et s'il se trompait ? Et si sa colère
l'aveuglait ?
H reprit de nouvelles pilules, il vida la boîte. Une
ordalie, voilà ce qu'il désirait. Et pendant qu'il som-
brait dans le sommeil, bercé par les eaux, il eut la
vision d'un homme dont il entendit les paroles : « Est-
il plus noble pour l'esprit de souffrir les coups et les
flèches d'une injurieuse fortune, ou de prendre les
93
armes contre une mère de tourments, et, en les
affrontant, y mettre fin ? Mourir, dormir, rien de plus,
et par un sommeil dire : nous mettons fin aux souf-
frances du cœur et aux mille chocs naturels dont
hérite la chair; c'est une dissolution ardemment
désirable. »
L'ascenseur s'élevait avec lenteur puisqu'il vivait au
ralenti, il vivait le temps figé de la damnation et de
l'orgueil, et la pellicule comme en un rêve se dérou-
lait lentement, mais n'était-il pas en train de rêver ?
Dormir, rêver, mourir. Les bourdons ne sécrètent rien, de
fausses richesses, un appauvrissement de l'âme et encore
d'autres pensées, décousues, l'ascenseur, la marche
dans les rues de Portiand, et son bras retombait dans
le vide, entre l'émail brûlant de la baignoire et le mur
blanc strié de fines rigoles liquides : l'humidité, la
condensation ; il faisait chaud comme en enfer et ses
yeux brillaient, il dormait ou ne dormait pas, il ne
savait pas, il allait bientôt mourir dans son bain, sus-
pendu entre les eaux chaudes, comme dans le ventre
d'une mère, il détestait la sienne, elle l'avait puis il
oublia et retomba dans le sommeil, pendant de
longues minutes ou de longues heures, il ne savait, il
tomba pendant que l'ascenseur s'élevait, s'élevait,
comme dans un film muet, la pellicule de sa vie se
déroulant image par image
95
et elle grimaçait, sordide, pendant que les portes se
refermaient, les unes après les autres, se refermaient
et l'abandonnaient dans son bain, si près de mourir, si
las qu'il ne demandait plus rien d'autre, espérant que
le passage se ferait sans douleur, sa peine était déjà si
grande, il repensa à l'Organisation, ils l'attendraient
demain, et il ne viendrait pas, ils prendraient l'avion
sans lui, ils se débrouilleraient, il commençait à avaler
l'eau chaude de son bain, à étouffer, il cherchait sa
ventoline et étouffait quand une sonnerie stridente
aiguë le réveilla et le fit bondir, ou crut-il qu'il bondis-
sait, hors de l'eau tant il était empêtré dans ses rêves et
en proie à la panique d'un homme qui étouffe et il se
mit à vomir dans l'eau chaude le Champagne et les
pilules pendant que retentissait la sonnerie du télé-
phone.
Il s'essuya et se précipita vers le lit, ou plutôt crut se
précipiter vers le lit, puisque ses jambes allaient avec
lenteur, engourdies, prises dans une épaisse mélasse.
Le téléphone sonnait toujours quand il décrocha et
entendit à l'autre bout de la nuit une voix de femme
qui lui demandait s'il allait bien, Oui, marmonna-t-il,
Oui, il allait bien et il se souvint de son corps noir
d'oiseau frêle et de ses seins et du fœtus enfant qu'il
ne parvenait pas à toucher, et de son sexe sang qu'il
n'était pas parvenu à sentir sous ses doigts morts, et il
lui dit Je suis fatigué, je vais dormir, et elle lui dit Au
revoir, À bientôt, Je t'ai laissé mon numéro de télé-
phone sur le bureau, il regarda la table acajou en face
96
du lit et vit l'enveloppe et lui dit d'accord, il l'appelle-
rait demain, la remercia et raccrocha.
Son bras retomba dans le vide, entre l'émail brûlant
de la baignoire et le mur blanc strié de fines rigoles
liquides, l'humidité, la condensation, il faisait chaud
comme en enfer et ses yeux brillaient, il dormait ou
ne dormait pas, il ne savait pas, il allait bientôt mourir,
dans son bain, suspendu entre les eaux chaudes,
comme dans le ventre d'une mère, il détestait la
sienne, elle l'avait, puis il oublia et retomba dans le
sommeil, pendant de longues minutes, ou de longues
heures, il ne savait, il tomba pendant que l'ascenseur
s'élevait, s'élevait, comme dans un film muet, la pelli-
cule de sa vie se déroulant image par image ;
il était empêtré dans ses rêves et en proie à la
panique d'un homme qui étouffait
et qui commençait à avoir des visions, dont celle
d'un jeune garçon, la proie des flammes, dans la
vapeur de l'eau brûlante qui s'élevait, s'élevait et les
entourait, lui avachi dans la baignoire et cet enfant de
six ans, encore recouvert de son placenta, c'était ainsi
qu'il le voyait, délirant, un gamin nu, les membres
frêles et longs, un crâne oblong et monstrueux, des
yeux sans paupières, comme les enfants d'Hiroshima
mon amour, un sale titre de film vu dans une salle obs-
cure de la ville éteinte et froide
un corps disproportionné, un fœtus de six ans qui
l'appelait Papa Papa, sauve-moi, et lui cherchait à ne
pas le voir, à le fuir, à oublier ces yeux noirs et globu-
leux qui ne voyaient rien, ouverts sur des ténèbres, qui
97
l'appelaient, mon Dieu, l'appelaient par son vrai nom,
il l'avait oublié ce nom, enfoui au plus profond de son
être pendant que le gamin ignoble tentait de le ressus-
citer et avançait, avançait comme une larve suintante
pour le toucher, les doigts ensanglantés et palmés
comme ceux d'un canard, avançait lentement en
direction de la baignoire, abandonnant sur ses pas des
traces rouges et noires, et lui hurlait dans les brumes
de l'eau en suspension, hurlait pendant que la vision
noire du fœtus regagnait les limbes, le laissant au bord
de la folie.
Il décrocha et entendit à l'autre bout de la nuit une
voix de femme qui lui demandait s'il allait bien, Oui,
marmonna-t-il, Oui, il allait bien et il se souvint de son
corps d'oiseau et de ses seins et du fœtus qu'il ne par-
venait pas à toucher, et de son sexe noir qu'il n'était
pas parvenu à sentir sous ses doigts morts, et il lui dit
Je suis fatigué, je vais dormir, et elle lui dit Au revoir, À
bientôt, Je t'ai laissé mon numéro de téléphone sur le
bureau, il regarda la table acajou en face du lit et vît
l'enveloppe et lui dit d'accord, je t'appellerai demain,
la remercia et raccrocha.
Il s'écroula sur le lit défait qui gardait encore la
trace de leurs deux corps et se mit à pleurer, il n'était
pas mort, pourquoi, mon Dieu, pourquoi le mainte-
nait-il en vie malgré lui, en dépit de sa volonté, pour
l'exemple, pour l'exemple parce qu'ils ressemblaient
à ceux qui avaient allumé un feu. Lorsque le feu éclai-
rait ce qui était alentour, Dieu leur retirait la lumière.
Il les laissait dans les ténèbres. Eux ne voyaient rien.
Sourds, muets, aveugles. Ils ne reviendraient jamais
99
vers Dieu et c'était bien ce qu'il s'apprêtait à faire,
entrant dans son dessein, allumer un grand feu, en
plein jour, et tous verraient la lumière pendant que lui 1
seul entrerait dans la nuit, aveugle sourd muet, inca- §
pable de revenir vers Dieu, incapable et mort, et il
pleurait et toussait et vomissait sur le lit.
Quand son corps s'apaisa, il se releva et se dirigea
vers le bureau. Il souleva l'enveloppe, la retourna et la
déchira. Il jeta les morceaux dans la corbeille en inox.
El ne pouvait plus rester dans la chambre, l'aube com-
mençait à poindre.
Le retour de l'Éternel
Les rues étaient rouges : un matin qu'il ressentait
sur sa peau mais ne voyait plus, comme si un voile était
tombé du ciel, un long voue rouge, et il marchait dans
les rues désertes de Portiand, il marchait, seul, et
maintenant tout lui semblait familier, il avait tou-
jours vécu ici, il se leurrait bien entendu, il préférait
l'Espagne, il avait visité l'Alhambra, les palais nasrides,
la cour des Myrtes et son vaste bassin rectangulaire où
se reflétaient le ciel rouge de Pordand comme dans
son souvenir, la tour ocre de Comares, et les murs
blancs dans l'eau plate et sereine
et il se demandait, tout en continuant à avancer, si
son linceul serait de la même couleur, bien entendu
c'était une réflexion absurde mais pendant de nom-
breuses années, il avait pensé au drap blanc où on les
enveloppait, drap posé à même la terre froide, s'il
avait dû mourir en hiver, mais il n'aurait rien ressenti
malgré les sermons des imams qui promettaient déjà
un avant-goût des tourments au sein de la terre, la
tombe enserrant le corps du damné pendant que son
103
corps s'élargissait et se brisait contre les parois de la
pierre et de la glaise
il prit un peu de ventoline et respira
la terre cherchait à l'étouffer et le mort devait en
avoir conscience jusqu'au Jour dernier. D'où sortaient-
ils ces sornettes ? n avait lu et relu le Coran et n'avait
trouvé trace de ces tourments du tombeau, ou alors il
avait oublié les versets parce qu'ils étaient trop sor-
dides, les enfouissant dans l'obscur et dans cette même
nuit où il allait entrer, il se demandait en marchant si
ces premières visions de la mort n'avaient pas déter-
miné ses actes et s'il ne cherchait pas ainsi à fuir le tom-
beau dans l'explosion simultanée de son avion et de la
tour, il se volatiliserait, s'atomiserait en particules
microscopiques qui retomberaient sur toute la ville, et
peut-être ainsi, échapperait-il au Jugement de Dieu
certains hommes disaient
nous croyons en Dieu et au Jour dernier
mais ils ne croyaient pas
non il ne croyait pas qu'il se présenterait à lui en fines
particules atomisées comme un essaim de mouches
bien que Dieu ne répugne pas à proposer
un moucheron en parabole pour être jugé, non
qu'il ne crût pas en Dieu, là n'était pas la question,
mais il ne croyait pas que Dieu pût juger ses actes de
simple moucheron, parce qu'il n'était qu'un simple
instrument dans le vaste dessein, un motif dans la
tapisserie, et le tapissier ne pouvait juger d'un fil qu'il
avait sciemment placé à un endroit pour l'harmonie
du tout ni d'un fil mal placé
104
et si l'harmonie pouvait être rompue par un fil mal
agencé, la faute en incomberait toujours au tapissier ;
dans les deux cas, la faute lui était enlevée, et il n'était
plus condamné, et si son raisonnement était juste, ce
dont il doutait, surtout après sa tentative de suicide,
(d'ailleurs n'avait-il pas commis là un acte encore
plus délicat à juger, puisqu'en cherchant à se donner
la mort, comme une conscience indépendante de son
créateur, n'avait-il pas désiré échapper à Dieu, une
autre raison de damnation)
donc si son raisonnement était juste, c'était à Dieu
seul qu'il fallait demander des comptes
mais que pouvait un moucheron ?
pouvait-il juger son Créateur ?
oui, mais pour cela il fallait admettre son existence
et admettre son existence c'était à coup sûr tomber
sous sa législation
et c'était pour cette même raison que son suicide
avait été contrecarré ; certes il eût pu recommencer et
mettre un terme à sa vie, mais il avait préféré y voir un
Signe de Sa volonté, une preuve de Son existence,
s'abaissant cette fois plus par lâcheté que par croyance,
s'apprêtant ainsi à rejeter sa faute sur l'Éternel
mais l'Éternel allait se rebeller
et que peut un moucheron contre un éléphant ?
l'agacer un peu, le distraire, provoquer sa colère
ils cherchaient à provoquer sa colère pour hâter
son retour, divinisant jusqu'à l'Amérique, l'autre
patrie de Dieu, pour qu'ils entrent ensemble dans la
plus noire fureur,
105
et s'il préparait depuis plus de trois années un sui-
cide encore plus éclatant, toujours enfermé dans le
paradoxe que sa foi avait instauré
elle jugeait tout à la fois de son libre arbitre et de
son absence
cela avait une raison qui le dépassait ;
il avait finalement balayé ces pensées en se disant que
c'était un charabia et qu'il n'était pas un docteur de la
Loi, moins encore le Grand Inquisiteur de la fable, il pré-
férait se souvenir de son escapade en Andalousie où pour
la première fois de sa vie il s'était senti libre car il avait
échappé au regard de Dieu sous le ciel bleu de Cadix,
ville battue par le vent de l'Atlantique, Cadix sur la route
des Amériques, les Indes occidentales et leurs habitants
disparus dans la cuvette des toilettes en un tourbillon
automnal ; et il se dirigeait en bateau vers le petit village
blanc de Puerto Santa Maria, dérivait sous le soleil pen-
dant que les trois caravelles s'apprêtaient à signer la fin
de leur civilisation : Grenade tombait aux mains des
mêmes rois qui avaient armé les navires du Génois et
permettait à l'Occident de s'étendre au-delà des mers,
de conquérir et d'inventer un nouveau monde.
Ils avaient perdu à ce moment précis de l'histoire,
irrémédiablement, il s'en rendait compte en mar-
chant dans les rues silencieuses et rouges de Portland.
S'il voulait échapper à la damnation de l'histoire et
contrecarrer les plans de l'Éternel, le mieux serait
encore de marcher sans jamais se retourner, l'Amé-
rique était une terre vaste, spacieuse, assez grande
pour engloutir un moucheron.
H pénétra dans une cabine téléphonique pour
annoncer sa décision et disparaître dans la nature
quand des lueurs multicolores, affadies par la lumière
rouge du levant, explosèrent sur les vitres. Des sirènes
retentirent et une voiture se gara à sa hauteur : il en
surgit quatre flics, quatre cavaliers, qui l'encerclèrent
et se rapprochèrent de lui.
H sortit de la cabine, s'arrêta à quelques mètres de
la voiture, n'osant plus esquisser le moindre geste ; et
il regarda autour de lui : les rues étaient rouges, matin
sur sa peau aveugle ; il se souvint de la cour des Lions,
de la fierté ressentie pendant qu'il se déplaçait dans
ce petit palais, rejetant la beauté qu'il avait niée
durant des mois : elle l'avait blessé, torturé alors que
sa vie n'avait plus de sens, il ne lui restait plus rien,
hormis les souvenirs sordides d'une existence de can-
crelat.
Il avait alors essayé de se convaincre de l'absurdité
de toute création, tout disparaîtrait un jour, l'huma-
nité anéantie, et personne n'admirerait plus les fines
107
colonnes se dédoublant dans la lumière et les douze
lions, comme les heures du jour, les douze apôtres, les
douze mois de la lune, chiffre parfait, les douze cons-
tellations, non il ne savait rien des constellations et du
ciel, encore moins des mois lunaires tels que les avait
désirés son Prophète pour singulariser sa commu-
nauté
et ils adoreront le soleil, pendant que nous nous oriente-
rons vers la lune mobile comme la vie, hommage aux
femmes qu'il avait aimées, calquant sa prophétie sur
leurs cycles
non son domaine à lui était la mort
« Ne dites pas
de ceux qui sont tués dans les chemins de Dieu
"Ils sont morts !"
Non !...
Ils sont vivants, mais vous n'en avez pas conscience »,
lui était déjà mort au sein cancéreux de la vie, il était
un corps en proie à la corruption ; maintenant, il
comprenait les versets sur les vivants et les morts ; il
comprenait aussi qu'ils l'exilaient « tu fais pénétrer la
nuit dans le jour et tu fais pénétrer le jour dans la
nuit ; tu fais sortir le vivant du mort et tu fais sortir le
mort du vivant » ; il était mort, matière corrompue
infertile, matière vouée au néant ; il ne connaîtrait pas
la résurrection des corps, aucune étincelle pour ral-
lumer le flambeau, lumière éteinte qu'il portait en
plein jour, lueur inversée et sans projection, un trou
noir ; il était tout cela à la fois, et rien de cela, la mort
108
avait œuvré sur tous les fronts, elle avait grignoté son
âme.
Pendant toutes ces années, elle avait entamé ses
forces, anéanti ses convictions, brûlé ses illusions,
épargnant une seule et unique chose, sa raison, étran-
gement, elle avait survécu au naufrage, non il n'était
pas fou, la folie était une maladie de l'âme et son
âme avait été détruite ; mais sa raison, elle, demeu-
rait intacte, comme au premier jour : il n'était plus
qu'une conscience agissant à l'ombre de la mort.
À présent, elle venait à lui sous la forme de quatre
flics descendus d'une voiture pendant que le jour se
levait rouge dans le ciel, elle s'approchait parce qu'il
avait contrevenu à une Loi : un étranger ne se balade
pas seul dans une rue étrangère, cossue et américaine
de surcroît.
Et ils s'approchèrent de lui pendant qu'il levait les
bras en l'air, soulagé d'en finir.
Ils le bousculèrent, le renversèrent : il ne ressentit
rien, ni vivant ni mort.
Les Signes avaient été clairs, évidents, et même s'il
ne croyait plus en rien, sa raison lui ordonnait de lire
les signes présentés comme une vérité unique, la
Vérité, et si cela n'avait pas été, les flics ne se seraient
pas excusés de l'avoir malmené, ils l'avaient pris pour
un dealer de crack portoricain, renversé sur le trot-
toir, écrasé contre le bitume, il avait étouffé, était
mort, puis, en voyant qu'il ne manifestait aucun désir
de rébellion, n'esquissait plus le moindre geste, ils
s'étaient relevés et l'avaient relevé, avait examiné sa
carte d'identité, demandé à voir son passeport, heu-
reusement, il ne l'avait pas détruit. Bis ne lui avaient
rien demandé d'autre : comme c'était étrange, San
Juan, tiens, étrange, comme la capitale de Porto Rico,
San Juan ; il leur avait dit que c'était un nom courant,
il le leur avait dit en souriant, et ils l'avaient laissé
partir en lui tendant son passeport.
À Grenade les gens l'interpellaient en espagnol. Un
mois de vacances offertes par l'Organisation. H avait
loué une Hyundai et avait parcouru l'Andalousie.
110
C'était en Espagne qu'ils lui avaient obtenu son visa
pour les Amériques
Puerto Santa Maria, les trois caravelles s'élançant
sur l'Océan des songes, comme lui parcourant le ciel
et la terre ténébreuse
un cauchemar, mon Dieu, un cauchemar
si tu voyais les injustes
lorsqu'ils seront dans les abîmes de la mort
et que les Anges, leurs mains tendues, diront
dépouillez-vous de vous-mêmes
vous serez rétribués aujourd'hui
par le Châtiment et l'Humiliation
et lui n'avait pas attendu d'être mort pour recevoir
rétribution, sa vie dans la mort, un cauchemar, mon
Dieu, un cauchemar
puis Cadix, la ville qu'il avait aimée, plus que Barce-
lone ou Tarragone, bien plus que Grenade, dix jours
merveilleux dans cette ville qui marchait sur la mer ;
et il regardait la mer, la mer haïe et aimée en se pro-
menant le long des remparts, le long de la vieille ville
pauvre, la ville enfoncée comme un sexe dans une
femme
et il se demandait depuis combien de temps, il
n'avait pas enfoncé le sien dans celui d'une femme
combien de temps
il se contentait de marcher, marcher, dormir et aller
à la plage, une plage sale où l'eau croupissait et il
n'ignorait pas qu'il mourrait bientôt, très bientôt, cela
aussi était écrit en signes clairs, évidents, et il plon-
geait dans l'eau trouble et sale
111
les flics lui avaient tendu son passeport en s'excu-
sant presque, ils n'allaient tout de même pas s'age-
nouiller devant un moricaud, lui s'en foutait, qu'ils
aillent au Diable
ou à Dieu
ou au Néant
et il avait pris un taxi sous leurs yeux corrompus par
la mort, cela encore était un Signe ; il avait demandé
au chauffeur de le conduire à l'aéroport de Portland
qu'il traversait en ce moment, mécanique, guidé par
sa raison seule
son domaine à lui était la mort
« et ne dites pas
de ceux qui sont tués dans les chemins de Dieu
ils sont morts
ils sont vivants mais vous n'en avez pas conscience »,
non il n'en avait pas conscience, mais sa raison le
poussait à travers le grand hall illuminé rouge puis
jaune et bientôt bleu et il marchait, marchait à travers
la foule des voyageurs, un petit sac en cuir passé sur
l'épaule pour ne pas éveiller les soupçons, il ne l'enre-
gistrerait pas, le FBI fabriquerait assez de preuves
pour justifier des budgets colossaux, ils leur invente-
raient même des noms, des vies, qui ne ressemblaient
pas aux leurs
et lui, Seyf el Islam, Émir de la Mort, Protée san-
glant, prendrait le visage vital et biographique que ses
ennemis lui donneraient pour calmer leur popula-
tion, et il s'en satisfaisait, cela faisait partie du jeu, il
n'ignorait pas que certains compagnons abandonne-
112
raient quelques traces pour signer leur crime, qui sait,
peut-être remonteraient-ils jusqu'à lui assigner une
identité remarquable
il se doutait bien que les caméras enregistraient son
visage, le masque de la raison y transparaissait sans
doute, le masque froid de la raison morte
« qui donc invoqueriez vous
humblement et secrètement
et qui serait capable de vous délivrer
des ténèbres de la terre et de la mer »
personne, personne, raisonnait-il en se dirigeant
vers le guichet. Il présenta ses billets d'avion à la char-
mante hôtesse sourire millimétré qui lui tendit sa
carte d'embarquement et lui rendit son passeport
qu'il n'avait pas détruit pour lui permettre de passer
les derniers contrôles, il le fit, il passa sous les por-
tiques, il ne portait pas de couteau, ni de cutter, il
n'en avait pas besoin, les autres peut-être, parce qu'ils
tenaient à ces armes-là, alors qu'il suffisait d'agir rai-
sonnablement avec tout ce que la raison lumière sous-
entendait de violence et de barbarie, c'était cela la
vérité, la seule
il traversa, mécanique, la longue passerelle, sorte de
tube gris, comme dans tous les aéroports du monde,
en raisonnant sous le masque de son visage noir, il se
força à sourire, à dire bonjour à l'hôtesse de l'air qui
lui indiqua sa place à l'avant de l'appareil, en pre-
mière classe, non loin du cockpit, non loin de la
lumière, et il s'assit sagement, air détaché, non cou-
pable non coupable.
Les Signes avaient été clairs, évidents, et même s'il
ne croyait plus en rien, sa raison lui ordonnait de bou-
cler sa ceinture et de lire les signes présentés comme
vérité unique pendant que l'avion s'élançait sur la
piste parce que si cela n'avait pas été la vérité, ni les
esclaves ni les flics ne l'auraient laissé accomplir son
apocalypse et ce depuis le début quand il avait pris la
décision de se convertir, de travailler et de mourir
pour la gloire de Dieu, mais de quel Dieu, il se le
demandait encore alors que l'avion quittait la piste et
qu'il ressentait une certaine oppression en cherchant
dans son sac la ventoline, la trouvant, inhalant sous le
regard inquiet de l'hôtesse de l'air et se souvenant
brusquement qu'il n'était pas encore temps, qu'il lui
fallait rejoindre Boston et prendre un autre avion
avant d'agir.
Au tout début, il avait voulu rejoindre le jihad en
Tchétchénie mais cela avait été contrecarré, un autre
Signe, et il avait pris le chemin de l'Afghanistan où
l'avait reçu le Saoudien, l'asseyant à ses côtés et l'écou-
114
tant, le flattant. Il haïssait autant les Saoudiens, adora-
teurs du veau d'or noir, que les Juifs parce qu'ils
s'étaient vendus aux Américains devenant leurs
putes ; et il étouffait pendant que l'avion s'élevait à la
recherche de son altitude de croisière, trente mille
pieds, il l'avait appris en six mois, six mois, pendant
qu'il étouffait sous le regard goguenard de son ins-
tructeur comme lorsqu'il avait dévalé les montagnes
afghanes, se dirigeant vers Kaboul puis Kandahar, cir-
culant entre ces villes en ruine, Sodome et Gomorrhe,
et il avait ri et son guide, Khalid, lui avait raconté
qu'ici la grande bataille contre Satan avait été menée
par les hommes du Saoudien, guidés par les Anges
comme à Ohod quand Muhammad avait échangé
deux dents et quelques blessures à la face contre une
éclatante victoire au ciel qu'il apercevait à travers le
hublot, le soleil rouge se levant dans le bleu violet ; et
il avait mal aux yeux, s'apprêtant à devenir aveugle, se
rassurant ainsi, puisque les aveugles échappent au
Jugement de Dieu, et oui, lui avait-il dit :
—Je suis d'accord avec toi, mais qu'a fait le Saou-
dien, le nouveau prophète ? L'a-t-on jamais vu au
combat ?
Et Khalid avait sorti un couteau, le faisant reluire au
soleil pendant qu'ils escaladaient un dernier chemin
escarpé avant de pouvoir contempler Sodome-Kaboul
ou Kandahar, il ne se souvenait plus, tant ces semaines
s'étaient passées en marches forcées pour suivre la
grande émigration du Saoudien et de ses lieutenants,
traversant un pays en ruine, en plein chaos et apoca-
115
lypse, entouré sans cesse ni repos d'hommes dont la
saleté ne répondait à aucune exigence de la foi
puisque dans le Coran, le Coran qu'il lisait, relisait
toutes les nuits — et les signes étaient évidents clairs
comme une eau pure —, il n'était nullement fait men-
tion entre les pages de la saleté et de l'ordure qu'il
accomplirait bientôt en damné ni d'un avion dont il
prendrait les commandes, pas celui-ci, pas encore, et
qu'il jetterait sur une des tours de la cité la plus
orgueilleuse de l'humanité.
Et il avait sorti un couteau, le faisant reluire au
soleil pendant qu'ils escaladaient un dernier chemin
escarpé avant de contempler Kandahar, comme si la
lumière en remontant de la terre, la lumière aperçue
à travers le hublot de l'avion qui s'élevait, s'élevait
avec lenteur sous les rayons rouge et jaune, eût tiré de
l'ombre les souvenirs qu'il avait effacés.
Et ils avaient donc traversé ce pays en ruine avant de
retrouver le Saoudien et ses lieutenants — le démon
et ses djinns — ; il aurait dû les combattre et non leur
prêter serment si Dieu n'avait voulu l'égarer « parce
qu'il égare qui il veut » et aussi parce que « les
croyants véritables » et lui ne se comptait plus parmi
eux « combattent dans le chemin de Dieu et les incré-
dules dans le chemin de Taghout » et il aurait dû com-
battre les suppôts de Satan si Dieu ne l'avait égaré, le
faisant entrer ainsi dans son grand dessein, un fil dans
la tapisserie : un moucheron ne comprend rien à
l'œuvre de son créateur ; et il regardait le ciel ocre et
jaune et l'avion continuait à grimper et lui se plaçait à
117
la droite du Saoudien et se sentait empli de fierté et
d'orgueil puis lui prêtait serment dans cette maison
de Kandahar, entouré de Khalid, Khalid dont l'idée
était de détourner plusieurs avions de ligne et de les
précipiter sur des cibles choisies pour tuer le plus de
Juifs et de Chrétiens.
— Mais que feras-tu des victimes innocentes,
Khalid ? Car celui qui a tué un homme qui lui-même
n'a pas tué, ou qui n'a pas commis de violence sur la
terre, est considéré comme s'il avait tué tous les
hommes.
C'était à Kandahar en présence du Saoudien qui,
malin comme un Diable, au lieu de le contredire,
avait reposé la même question à Khalid, en souriant
avec sa gueule d'apôtre efféminé.
Khalid répondit, l'enfant de salaud, qu'il fallait des
hommes tels que lui et ses compagnons et que Dieu
comprendrait.
— « II se peut que vous ayez de l'aversion pour une
chose, ajouta-t-il, et elle est un bien pour vous. Il se
peut que vous aimiez une chose, et elle est un mal
pour vous. Dieu sait et tu ne sais pas. »
Et le Saoudien acquiesça et dit :
— Ô mon Dieu, je suis innocent devant toi des actes
et des paroles de Khalid.
Il lui prêta serment en riant et ils lui exposèrent le
plan de Khalid. Il était entré dans le dessein de Dieu,
dût-il être damné. Alors, il voyagea, en Espagne, à Gre-
nade, et visita les palais nasrides, la cour des Myrtes, la
cour des Lions et se demanda après ce qu'il avait vu et
118
entendu en Afghanistan, s'il n'était pas temps de
détruire ces splendeurs, détruire les arcs et les colonnes
de marbre, détruire les vasques murmurantes ; et il tra-
versait la cour des Myrtes et son bassin rectangulaire
où se reflétaient les murs blancs et la tour ocre de
Comares ; et il traversait l'eau, marchant sur le miroir,
en se sachant damné ; et il se perdait dans ce qui res-
semblait à une forêt de marbre, les fines colonnes se
dédoublant dans la lumière et les douze lions comme
les douze mois de l'année.
Mais il était hors de la sphère du temps et des
hommes, il était damné, le sceau apposé sur son cœur
bien avant sa naissance, le sceau qui rendait aveugle
sourd muet, incapable de déchiffrer les Signes, inca-
pable de les interpréter sans l'aide du Démon ; et il
louait une voiture et rejoignait Cadix pendant que
l'avion amorçait sa descente sur l'aéroport de Boston ;
et il traversait l'Andalousie, passait par Séville en se
disant bien qu'il ne visiterait jamais cette ville, il n'en
aurait plus le temps, il était hors de sa sphère, comme
Hamlet hors de celle des hommes, oui il avait beau-
coup lu, mais les livres ne ressemblent pas aux
hommes, il avait lu Hamlet en anglais quand son père,
l'Avocat des pauvres, tenait à parfaire son éducation.
Mais Khalid lui répétait que ce n'étaient que des
impuissants et qu'eux étaient les enfants de la puis-
sance, ils étaient prêts pour un monde à naître, ils lui
donneraient la vie dans la mort, voilà ce que lui répé-
tait Khalid en lui exposant son plan, détourner plu-
sieurs avions et s'en servir comme des missiles pour
119
anéantir les Juifs et les Chrétiens ; et il traversait
l'Andalousie, s'arrêtait à Cadix où jadis il avait été
heureux et marchait, marchait dans les rues de la ville,
mourait et dormait avant d'aller à la plage, une plage
sale où l'eau croupissait mais il l'aimait parce que ses
habitants s'y rendaient pour s'y baigner et lui se sen-
tait bien en leur compagnie et oubliait ainsi les mon-
tagnes afghanes et le Saoudien et Khalid et les avions
et se souvenait de son père, un spectre enfermé dans
une prison de flammes, dont les recommandations
étaient les meilleures que pût prodiguer un père à son
fils.
Il ne lui restait plus qu'une heure à vivre, une heure
pour dresser les hommes les uns contre les autres
« vous serez ennemis les uns des autres, vous trouverez
sur la terre un séjour et une puissance pour un temps
limité » et affirmer sa toute-puissance pendant que
l'avion descendait, descendait avec lenteur puisqu'il
vivait le présent figé de la damnation, comme en un
rêve, et les passagers le regardaient à travers des
brumes, mais encore une fois, ne rêvait-il pas pendant
que l'appareil tournait et s'alignait pour atterrir sous
le regard ahuri de l'hôtesse — elle l'observait pendant
qu'il psalmodiait ces versets de la chute — qui rega-
gnait son siège, non loin du sien, et continuait à le
fixer, elle ne comprenait rien, ils ne comprenaient
rien, il les haïssait et pour cela il avait accepté en riant
le plan du Saoudien et de Khalid, et il répétait le nom
de son Seigneur « Dieu se place toujours entre
l'homme et son cœur et tous seront rassemblés devant
lui quand le Jour arrivera » mais quel cœur et pour
quel homme ?
121
Dieu aurait-il voulu se placer entre un homme en
feu et un cœur absent ?
Il n'avait plus rien dans la poitrine, plus rien, et les
anges ne lui avaient pas ôté son organe pour le puri-
fier ainsi qu'ils l'avaient fait pour le Messager de Dieu,
non, les hommes l'avaient arraché et brûlé puis en
avaient dispersé les cendres et lui, maintenant,
s'apprêtait à brûler tous les hommes puisque les
Signes l'avaient désigné pour cette mission, bien avant
sa naissance, aussi avait-il ri quand Khalid avait sorti
son couteau, le faisant reluire au soleil rouge sang
alors qu'ils escaladaient un dernier chemin escarpé
avant de contempler Kandahar après avoir traversé
des pays en ruine et que Khalid devant son rire,
comme les spectres dans les rues de Portland, avait
tranquillement remis son couteau dans sa poche et
l'avait pris dans ses bras en l'embrassant et en le nom-
mant, Pilote, Pilote, tu es notre Pilote, et lui conti-
nuait à rire et à marcher en direction de la demeure
du Saoudien alors qu'au début, il avait voulu parti-
ciper au petit jihad en Tchétchénie mais cela avait été
contrecarré, un autre Signe en lettres de feu, et le
Saoudien l'avait fait asseoir à ses côtés en hôte de
marque et de distinction, ce qu'il n'avait jamais été
auparavant, et lui avait parlé comme à un égal en
dépit de sa fortune et de sa renommée et l'avait consi-
déré comme un frère en dépit de ses millions de
billets verts et de sa naissance parmi les adorateurs du
veau d'or noir.
122
Il étouffait à la recherche de sa ventoline et l'avion
descendait, descendait comme le serpent dans le
Jardin du Seigneur glissant vers les arbres de la
connaissance puisque les tours Gog et Magog figu-
raient dans son esprit les deux arbres défendus par le
Seigneur des mondes et lui s'en approcherait bientôt
répétant les actes d'Adam et son Seigneur ne le lui
pardonnerait jamais, il avait divorcé de son épouse —
ses autres auxiliaires ne connaissaient même pas la
valeur d'une femme —, et il ne laisserait pas de des-
cendance et il n'y avait rien sur cette terre que le Sei-
gneur des mondes et des deux n'aime moins qu'un
homme sans enfants ; il était hors de sa sphère, damné,
le sceau apposé sur un cœur incandescent et le Saou-
dien le serrait contre sa poitrine vide comme le Mes-
sager avec ses auxiliaires aux portes de Médine, mais il
ne confondait pas les deux et il riait, il ne confondait
pas le vrai et le faux prophète.
Il n'était pas innocent de ses actes, bien moins inno-
cent que Khalid, et une fois les bras et les visages
dénoués, il avait eu l'impression d'avoir assisté dans
cette maison à une comédie tout en se souvenant de
ces versets et en riant « ils jurent par Dieu qu'ils sont
des vôtres, alors qu'ils n'en sont pas, mais ce sont des
gens qui ont peur, s'ils trouvaient un asile, des
cavernes ou des souterrains, ils s'y précipiteraient en
toute hâte » et cela était bien ce qu'avait fait le Saou-
dien s'enfouissant sous la terre comme le serpent et il
le prenait dans ses bras répétant le même geste à plus
d'un millénaire et demi de distance comme s'ils eus-
123
sent tous rejoué un mauvais film Casablanca Faucon
Maltais Grand Sommeil ou pire encore Hiroshima mon
amour et il s'apprêtait à devenir l'un des leurs dans
cette grotte et l'avion descendait, descendait vers
l'aéroport de Logan.
Tout avait commencé pour lui quand il avait désiré
devenir l'un des leurs en épousant l'une des leurs oui
cela était clair comme le soleil qui pénétrait à flots par
le hublot ; et il se perdait à présent dans une salle
obscure condamné à jouer, dans un mauvais film, une
scène d'horreur : précipiter un avion sur une des
tours les plus orgueilleuses du cinéma américain ; ils
avaient aussi souhaité lancer leurs bombes volantes
sur Hollywood, mais avaient écarté la possibilité de
mettre en scène un plus mauvais film encore, mais
Dieu, qui n'était pas Shakespeare, n'aimait pas les
mises en abîme bien que parfois il en doutât, se souve-
nant de son père : le spectre dans une geôle en enfer
l'avait mis en garde et l'avait damné dans le même
temps — oui, il était à présent hors de sa sphère, un
crâne, excellemment, un crâne pauvre Yorick — et il
riait dans la caverne et Khalid lui parlait de sa super-
production hollywoodienne et le Saoudien, un
homme fin qui avait vu beaucoup de films américains,
se mit à rire et écarta cette dernière partie du plan de
Khalid puis abandonna entre ses mains vides et ses
poumons d'asthmatique la préparation finale et har-
monieuse de la solution.
Il traversait les halls illuminés et les foules se pres-
saient aux guichets, ces hommes et ces femmes sans
existence, sans âme ; il traversait les flots devant les
gens de Pharaon « car le Jour où chaque homme trou-
vera présent devant lui ce qu'il aura fait de bien et ce
qu'il aura fait de mal, il souhaitera qu'un long inter-
valle le sépare de ce Jour » et lui souhaitait seulement
qu'un long espace le sépare de ces hommes et de ces
femmes qui allaient inconscients : leur domaine était
la mort, et rien n'en surgirait ; pendant des années
elle avait entamé leurs forces, anéanti leurs convic-
tions.
H traversait l'aéroport de Boston et évitait les foules
dans la lumière du premier matin, bien qu'il ne cher-
chât plus à échapper au Jour où il serait mis en pré-
sence de ses actes, les versets le hantaient et lui indi-
quaient en signes clairs que le Jour était advenu et
qu'il entrerait bientôt en un sommeil sans repos et il
le regretterait quand bien même il n'en aurait plus
conscience, son cœur brûlé, mais sa raison le guidait à
125
présent vers le guichet de la compagnie d'American
Airlines et il présenta ses billets d'avion à la char-
mante hôtesse qu'il ne voyait pas, psalmodiant les
mêmes versets, remarquant à peine son sourire milli-
métré et elle lui tendit sa carte d'embarquement en
lui demandant s'il ne souhaitait pas enregistrer un
bagage, non il ne le désirait pas, il n'avait rien
emporté, ses auxiliaires avaient pris des valises, pen-
sant ainsi n'éveiller aucun soupçon, mais lui savait que
l'éléphant orgueilleux dormait depuis longtemps du
sommeil de l'injuste et qu'une valise ou un mou-
cheron ne pesaient rien face à un éléphant endormi :
il prit la carte d'embarquement.
H se dirigea vers un téléphone et, machinal et rai-
sonnable, composa un numéro puis attendit quelques
secondes avant qu'une voix à l'autre bout du fil ne se
fasse reconnaître et l'appelle frère, mon frère, cette
fois-ci il ne se rebella pas, acceptant d'être des leurs,
ce que son destin avant même sa naissance lui avait
toujours prescrit en signes évidents sur le grand Livre
des mondes et des cieux.
Nous sommes prêts, Pilote. Nous partirons quinze
minutes après toi. Indique-nous la voie juste et droite.
Il n'y avait pas de voie droite, seulement des lignes
insensées que les hommes suivaient en dépit de leur
volonté. « Le Jour où chaque homme trouvera pré-
sent devant lui ce qu'il aura fait de bien et ce qu'il
aura fait de mal, il souhaitera qu'un long intervalle le
sépare de ce Jour. » II avait mis longtemps à com-
prendre la signification de ce verset vertigineux, et
126
maintenant il le comprenait et ne pouvait plus rien
contre lui.
Que la volonté de Dieu t'accompagne, Pilote.
Merci, Ziad, s'entendit-il dire au plus jeune des
auxiliaires, celui qui avait le plus d'humanité, son der-
nier ami et qui en raison de cette amitié, non par
croyance — Ziad aimait la vie plus que Dieu et conti-
nuait à voir son épouse, n'étant pas séparé, le serpent
tenu à l'écart des arbres Gog et Magog —, le suivait en
enfer, mais c'était encore un enfant, et il n'estimait
pas tout à fait la valeur écrasante de l'acte qu'ils se pré-
paraient à commettre.
Nous allons entrer dans l'histoire, fit la voix juvénile
de Ziad, et nous siégerons à côté de notre Prophète
bien-aimé.
Il n'osait lui dire que son Prophète lui cracherait à
la figure plutôt que de s'asseoir à ses côtés ; il ne vou-
lait pas détruire les illusions de Ziad, le plus humain
de ses compagnons, celui dont le cœur n'avait pas
encore brûlé : « Sache qu'en vérité, Dieu se place
entre l'homme et son cœur, et que vous serez tous ras-
semblés devant lui », dit-il à Ziad.
Je ne comprends pas, Pilote.
Il te pardonnera, voilà ce que cela veut dire, Ziad, il
te pardonnera toi qui m'as suivi par amitié, sans
croyance.
Mais je crois, Pilote, je crois.
C'est bien, Ziad, c'est bien.
Tu seras avec nous, Pilote.
Bien sûr, Ziad.
127
H raccrocha et se dirigea vers la porte d'embarque-
ment en reprenant ses psalmodies qui le calmaient
mieux que les pilules qui l'avaient rendu malade au
point de penser qu'il avait une âme et qu'il était déses-
péré, non il s'en rendait bien compte, il n'avait plus
rien, le néant absurde qui le plaçait au-delà du déses-
poir et de la morale, au-delà du bien et du mal, à la
hauteur de Dieu, s'apprêtant à le combattre avec ses
propres armes : les paroles et les versets signes qu'il
psalmodiait en traversant le dernier aéroport de sa vie
et en se souvenant qu'il avait pendant six mois appris
à piloter un avion, son plus grand exploit compte tenu
du fait qu'un mort ne peut plus rien dans la vie, un
mort ne peut plus, et pourtant, encore une fois, et
cela était aussi un Signe surprenant, il avait vaincu la
mort, il avait vaincu l'homme en lui, le terrassant,
l'exterminant, il l'avait vaincu pendant sa courte et
insignifiante vie.
Il l'avait vaincu en apprenant à décoller, à diriger
un avion, puis à atterrir, il avait appris cela dans la
mort, il avait organisé les quatre phalanges, sélec-
tionné les quatre équipes de l'apocalypse, il avait
voulu vingt hommes en vertu d'un autre verset « s'il se
trouve parmi vous vingt hommes endurants, ils en
vaincront deux cents » et il avait demandé au Saou-
dien dix-neuf croyants pour monter dans les avions,
lui étant le vingtième, le non-croyant, pour que cela
soit juste, parce que la perfection était réservée à Dieu
seul, et qu'il ne désirait pas le contredire sur ce point,
128
il voulait lui faire accepter son plan en niant sa puis-
sance et sa volonté.
Seuls dix-huit se présentèrent, le dix-neuvième avait
préféré rejoindre les siens, des Bédouins contre les-
quels Dieu mettait en garde, car c'étaient des hypo-
crites, cela il le savait aussi, c'étaient des hypocrites ; et
il tenait le Saoudien pour l'un d'eux.
Pendant qu'il organisait ses équipes, envoyait ses
auxiliaires à Newark pour qu'ils apprennent à piloter,
il s'était dit que de toutes les manières, si le plan réus-
sissait, ils ne tueraient pas deux cents hommes, mais
des milliers d'hommes et affirmeraient encore une
fois leur orgueil en déformant la parole divine.
D fut donc heureux en son cœur brûlé d'avoir un
homme de moins pour se damner encore plus,
contrevenant deux fois à la lettre du Seigneur des
mondes.
n reprit sa reptation en se doutant bien que des
caméras enregistraient son visage, le masque de la
raison folle y transparaissait sans doute, le masque de
la raison morte, « qui donc invoqueriez-vous, per-
sonne, humblement et secrètement, personne, et qui
serait capable de vous délivrer, personne, des ténèbres
de la terre et de la mer, personne », chantait-il en pas-
sant sous les portiques avec ses auxiliaires, les guer-
riers qui allaient ouvrir les dernières portes.
H tenait à ces armes-là et lui agirait raisonnable-
ment avec tout ce que cela sous-entendait de violence
e£ de barbarie froide.
129
Et il traversa la longue passerelle, un tube gris, et il
se força à sourire, à dire bonjour à l'hôtesse de l'air
qui lui indiqua sa place à l'avant de l'appareil, non
loin du cockpit, non loin de la lumière qui surgirait
des ténèbres quand la dernière porte s'ouvrirait.
« C'est au nom de la Vérité, c'est au nom de la
Vérité, unique et éternelle, que ton Seigneur t'a fait
sortir de ta demeure, ainsi l'a voulu ton Seigneur,
maître des mondes et des cieux », priait-il, et l'avion
roulait sur la piste, « c'est au nom de la Vérité que ton
Seigneur t'a fait sortir de ta demeure alors qu'une
partie des croyants éprouvaient de l'aversion pour
cette mesure » et l'avion s'élançait, se cabrait puis
quittait le sol, s'élevait dans les airs et il balançait la
tête en récitant sous le regard ahuri de l'hôtesse qui, si
elle n'avait pas été attachée à son siège, se serait préci-
pitée pour lui demander s'il allait bien, oui, lui aurait-
il répondu en hochant la tête et sans l'entendre : les
pires bêtes étant, selon le Seigneur des mondes, « les
sourds et les muets qui ne comprennent rien car si
Dieu avait reconnu quelque bien en eux, il aurait fait
en sorte qu'ils entendent » et lui, sourd, n'écoutait
plus depuis des mois, mais le contraire n'aurait servi à
rien ; quand bien même son Seigneur l'eût fait
entendre, il se serait détourné et éloigné.
H ressentait dans sa chair les vibrations de l'appareil
s'élevant dans les cieux en une éternité pendant
laquelle il eut à penser à l'acte qu'il devrait avoir la
force de commettre quand la porte s'ouvrirait enfin.
« Que de cités nous avons détruites ! Notre rigueur
s'est abattue sur elles durant le sommeil de la nuit ou
le repos de la journée et lorsque notre rigueur s'est
abattue sur elles, leur seul cri d'appel a été : "Oui !
Nous avons été injustes !" »
II continuait de prier pour calmer ses nerfs, les ver-
sets bousculant les versets, tout en faisant mine de ne
pas reconnaître ses auxiliaires, assis sur les autres
sièges, l'entourant comme des disciples et l'avion
s'élevait, « gloire à celui qui fait voyager de jour son
serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloi-
gnée dont nous avons béni l'enceinte et ceci pour lui
montrer certains de nos Signes ».
Et l'avion s'élevait avec une lenteur effroyable et
tous les passagers semblaient grimacer, masques dis-
tordus, rictus infernaux, et il fermait les yeux et soupi-
131
rait en priant « lorsque nous voulons détruire une
cité, nous ordonnons à ceux qui y vivent dans
l'aisance de se livrer à leurs iniquités, la Parole pro-
noncée contre elle se réalise et nous la détruisons
entièrement — et New York était la ville des iniquités,
le World Trade Center le symbole de cet orgueil sans
mesure, les tours, les démons Gog et Magog —, certes
elle était paisible et accueillante, les richesses et les
hommes lui venaient en abondance, de tous les lieux
du monde, puis elle a méconnu les bienfaits de Dieu,
Seigneur des mondes et des cieux, et Dieu fera goûter
à ses habitants la violence de la peur en punition de
leurs méfaits » et lui, lui qui suppliait Dieu, était son
instrument bien que son domaine fût déjà celui de la
mort, « mais ne dites pas de ceux qui sont tués dans
les chemins de Dieu qu'ils sont morts, non, ils sont
vivants ».
Mais il l'était, mort, et rien ne renaîtrait de cette
matière prête à la combustion infernale, matière
vouée au tourment éternel ; il ne connaîtrait pas la
résurrection des corps puisque le sien allait être pulvé-
risé, fines particules qu'aucune puissance ou volonté,
fût-elle celle de Dieu, ne pourrait rassembler pour le
juger.
La porte du cockpit s'ouvrit et laissa pénétrer la
lumière ; il se leva et ses auxiliaires se levèrent avec lui.
Mais ton histoire est très triste
Oui très triste
Et quand il n'en resta plus qu'un, le plus vieux, le
plus patient, le chambellan l'appela et lui dit qu'il
132
pouvait enfin voir le Dieu des hommes, et le plus vieil
homme de la création eut un sourire amer, toute
l'humanité avait disparu : sur la terre ne demeuraient
que les vestiges du temps et de l'histoire
Et il n'est pas parti, il a attendu, lui demanda-t-elle
en le regardant comme un enfant incrédule
Oui il avait attendu ce moment-là sans jamais
renoncer — regardant croître et mourir les généra-
tions, les unes après les autres—, et cela bien que
toute l'humanité eût été anéantie depuis des millé-
naires
À présent il l'invitait à entrer
Mon Dieu, s'exclama-t-elle
Oui, c'est ça, comme tu le dis si bien
Quoi
Son nom, il ne le savait plus, il l'avait oublié comme
il risquait d'oublier la fin de son histoire
Non, tu ne peux pas faire ça !
Si, il le pouvait, c'était un homme
Je plaisantais, répondit-il et il se mit à rire et elle
aussi
Et le dernier homme pénétra dans la salle du trône
où il vit des milliers de miroirs qui l'entouraient et
reflétaient à l'infini ses multiples et effrayants visages.
Et l'Éternel dit : « Contemple ma face ! »
Le cœur horrible, il précipita l'avion sur les miroirs
et entra dans la nuit noire et aveugle.
Les versets coraniques ont été traduits par Denise
Masson, traduction publiée aux éditions Gallimard ;
celle de Hamlet, non moins remarquable, par Jean-
Michel Déprats aux éditions Gallimard également.
Il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, et à
Shakespeare ce qui appartient à Shakespeare.
Achevé d'imprimer
surRoto-Page
par l'Imprimerie Fîoch
à Mayenne, le 14 décembre 2005.
Dépôt légal : décembre 2005.
Numéro d'imprimeur: 62984.
ISBN 2-07-077097-4 / Imprimé en Fiance.

129483
SALIM BACHI
Tuez-les tous
«Es marchaient dans la nuit noire. Elle versait
des larmes. D détestait ça. Il avait envie de la tuer. Il
tuerait l'Amérique à travers elle. Et demain matin, û
garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing
767 de la compagnie American Airlines sur les deux
tours les plus orgueilleuses de l'humanité. Les yeux
grands ouverts. »

Le 11 septembre 2001, un terroriste, aidé de ses


complices, prend le contrôle d'un avion et le précipite
sur le World Trade Center. Salim Bachi retrace la vie
et les pensées de cet homme quelques heures avant la
tragédie.

Salim Bachi est né en 1971 en Algérie. Ses deux


précédents romans, Le chien d'Ulysse et La Kahéna,
ont obtenu plusieurs prix littéraires.

mf

06-1 A 77097 ISBN 2-07-077097-4 12,90€

9 a7B2Q70w77Q971
SALIM BACHI
Tuez-les tous
« Ils marchaient dans la nuit noire. Elle versait
des larmes. Il détestait ça. Il avait envie de la tuer. Il
tuerait l'Amérique à travers elle. Et demain matin, il
garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing
767 de la compagnie American Airlines sur les deux
tours les plus orgueilleuses de l'humanité. Les yeux
grands ouverts. »

Le 11 septembre 2001. un terroriste, aidé de ses


complices, prend le contrôle d'un avion et le précipite
sur le World Trade Ceiiter. Salim Bachi retrace la vie
et les pensées de cet homme quelques heures avant la
tragédie.

Salim Bachi est né en 1971 en Algérie. Ses deux


précédents romans, Le chien d'Ulysse et La Kahéna.
O7jf obtenu plusieurs prix littéraires.

nrf

A 77097 ISBN 2-07-077097-4 12.9G€

9 "7&2Q7Q"77Q977"

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